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Histoire de la Langue
et de la
Littérature française
des Origines à 1900
COULOMMIERS
Imprimerie Paul Bkodaud.
Droits do traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Hollande, la Suède et la Norvège.
Histoire de la Langue
et de la
Littérature française
des Origines à 1900
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE
Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris.
TOME VIII
Dix-neuvième siècle
Période contemporaine
(1850-1900)
V^
Armand Colill & C% Éditeurs
Paris, 5, rue de Mézières
1899
Tous droits réserves.
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loi
DIX-NEUVIEME SIECLE
PÉRIODE CONTEMPORAINE
(1850-1900)
CHAPITRE I
LE RÉALISME
Le romantisme domine la première parlie du xix" siècle.
Après 1850, c'est le réalisme qui tend à i)révaloir, dans la litté-
rature comme dans l'art; — le réalisme ou le naturalisme, car
les deux mots sont presque synonymes aujourd'hui -.
Si le réalisme avait trouvé dans l'œuvre de Courbet son
expression complète, il n'aurait plus qu'un intérêt rétrospectif.
Né d'une violente et passap-ère aventure, voué systémati(|ue-
ment à l'apologie du laid, il relèverait moins de la critique
sérieuse que de la raillerie aristophanesque, et dès 1852 le
vaudeville eût dit sur lui le dernier mot '\ Si le naturalisme
g-isait enclos dans le roman de la Fille Éllsa ou dans celui de
Pol-Bouille, s'il consistait seulement à confondre le rôle du
romancier avec celui du médecin, et à nous fournir comme
l'imagerie d'Epinal des sensualités, on n'aurait qu'a le reléguer
dans le musée secret de l'histoire littéraire.
Mais si déjà Courbet, commenté par Proudhon, en reçoit
plus de portée, si E. Zola, se commentant lui-même, se trouve
1. Par M. A. Daviil-Sanvageol, jirofesseur au collèire Stanislas.
2. Cf. È. Zola, Le naturalisme au théâtre, Paris, in-12, p. 177, etc.
3. Dans le Feuilleton cV Aristophane (comédie satirique i)ar Pli. Buyer et
Th. de Banville, Paris, 1852, in-12), un certain Réalista parle ainsi :
Fairo vrai ec n'est rien pour être réaliste :
C'est l'aire laid qu'il faut! Or, monsieur, s'il vous [ilait,
Tout ce que je dessine est iiorrililement laid.
Ma pointure est affreuse ot i)our (|u'cllc soit vraie
J'en arraclie le beau comme on t'ait tle l'ivraie.
Histoire de la langue. VUl. i
i LE REALIS.MK
émettre des théories qui concordent avec le jiositivisme de
Comte et de Taine, si de plus, en ces dernières années, le réa-
lisme a fait sentir son influence dans la poésie, dans la peinture,
et jusque dans les audaces de nos modes et les essais pitto-
resques de nos jardins; si enfin on le rencontre en plusieurs
temps, allié aux philosophies les idiis diverses, nous lui devons
ici un essai de définition.
/. — Les origines historiques.
' Avant le romantisme. — C'est en 1835, lors de VExhi-
Jnlion particulière des tableaux de Courbet, annoncée par un
manifeste fameux, que le réalisme s'est posé en système. Mais
si on le considère comme une simple tendance à reproduire
^a réalité telle quelle, on le rencontre même dans l'antiquité
grecque, par exemple dans les mimes d'Hérondas, publiés pour
la première fois eu 1891. On y voit transcrite, sans embellisse-
ment ni charge caricaturale, la vie médiocre des gens du
commun. Une mégère recommande son garnement de lîls aux
sévérités du maître d'école, une jeune femme fait séance dans
la boutique du cordonnier : et l'on croit voir des tableautins
de Van Ostade ou de Terburg; voici deux amies qui regardent
les merveilles (ki temple d'Asklèpios, et leurs réflexions ne
sont pas beaucoup plus relevées que celles de Coupeau et des
gens de la noce arrêtés devant le Radeau de la Méduse.
On trouverait ainsi chez les Grecs, chez les Latins, chez les
Français même, maint récit tirant sa saveur du réel. On dirait
qu'il se produit dans l'histoire des lettres et des arts des oscil-
lations et comme des mouvements compensatoires : car souvent
ndéalisme vainqueur subit les rejtrises de la réalité : ainsi
l'on voit en contraste avec les Romans de la Table ronde,
respectueux de l'amour, le roman du petit Jehan de Saintré,
!)ihle de la passion sensuelle et traîtresse. luAstrée est suivie
du Francion de Sorel. Le romanesque des précieuses, l'hé-
roïsme même de Corneille suscitent une opposition qui s'affiche
pai- les audaces grossières de Saint-Amant dans des pièces
comme la Crevaille, les Goinfres ou le Cantal, par les trivia-
LES ORIGINES HISTORIQUES 3
lités du Roman comique de Scarron, et surtout par les Aulga-
rités du Roman bourgeois de Furetière. Le mouvement se fait
sentir jusque dans les grandes œuvres de la période qui part
de 1660; et la critique actuelle parle couramment du réa-
lisme de Boileau, de Molière, de Racine, en donnant au mot sa
plus g-rande extension. A l'Académie royale de peinture et de
sculpture les partisans de Le Brun qui Aoulaient « corriger la
nature pour Tembellir, selon le grand goût, eurent à lutter
contre l'opinion de ceux qu'on appelait « naturalistes », les-
quels se refusaient à « réformer » les objets naturels par de
« prétendues charges d'agrément » , estimant « nécessaire l'imi-
tation exacte du naturel en toutes choses ' ».
Au temps du romantisme. — On a montré dans une
étude antérieure - comment dès le xvni® siècle le réalisme fit
cause commune avec le romantisme et parfois même se con-
fondit avec lui, lorsqu'il s'agit d'abolir les conventions clas-
siques et de revendiquer les droits de la liberté et de la vérité;
comment aussi il se sépara de lui après la victoire J)Ouj^ro-
tester contre ses jicences et son exaltation. Ses déclarations
nous sont connues déjà par les articles du Globe et de la
Revue encijcJopédique, et l'on en aurait la confirmation dans
les œuvres originales et dans leurs préfaces. Vitet dit à propos
de sa Ligue : « Je me suis résigné à exciter moins vivement
l'intérêt pour copier avec plus d'exactitude. » Volupté de Sainte-
Beuve veut être un livre vrai dont le héros, comme l'auteur
lui-même, s'est formé à l'analyse morale en maniant le scalpel :
« moi qui fouillais comme un médecin avide à travers les poi-
trines, pour saisir les formes des cœurs et la fonction des vais-
seaux cachés... » Bref, toute une série de romans ou de drames
pourraient, dans la période romantique, porter comme le Rouge
et le Noir cette simple épigraphe, empruntée par Stendhal à
Danton : « la A'érité, l'àpre vérité! »
Le réalisme triompha définitivement en 1843 du romantisme
subjectif. Sans doute le classicisme sembla vaincre à ce moment
avec Ponsard et sa Lucrèce, avec l'école du bon sens. Nisard
1. H. Jouin, Conférences di' L'Acad. roij. de peinture et de sculpture, p. 1 ilï-l iT,
lo2. Paris, 18S3, in-8". — Voir ci-ilessus, l. V, chap. xii.
•1. Voir ci-dessus, t. Vil. cliap. v.
4 LK RKALlSMh:
devait s'y méprendre encore en 1852, lors de la réception de
Musset à l'Académie. Il traita le poète en pécheur repentant, et
railla le romantisme, avec la condescendance d'un classique
remis en possession de toutes ses prérogatiA^es. Erreur grave :
ce çp.ii venait de vaincre^ sous le nom du bon sens, c'était le
vieil esprit français des Fabliaux, de la Satire Ménippée, de
Sorel, de Molière, de Boileau, de Furetière, toujours ami du
concret et de la réalité subslantioUe, et par suite assez proche
parent de l'esprit scientifique et positif. Ce fut ce dernier qui
finalement recueillit les fruits de la victoire de 1843. Son avè-
nement fut annoncé par Leconte de Lisle en 1852, dans la pré-
face des Poèmes antiques, et par la Revue de Paris dans une étude
de mars 1853, intitulée La liquidation littéraire. L'auteur, Louis
Ulbach ', disait en résumé : Nos grands lyriques se reposent
comme un spéculateur loyal qui se retire après fortune faite;
les chants ont cessé; l'heure est à la critique, à l'observation.
L'avenir appartient à Balzac, au romancier qui saisit la vérité
« à travers les déchirures du cœur », et dont les livres « sont
émouvants comme une dissection (le mot commence alors à
faire fortune) ; on les ouvre avec cette acre curiosité que donne
l'appétit des mystères de la mort et de la honte humaine; et si
l'étude y trouve son compte, si la raison est horriblement satis-
faite, l'imagination souffre, l'illusion saigne ». Ne sont-ce pas là
des paroles qui caractérisent bien par avance le ^enre d'intérêt,
trop souvent cruel, que le réalisme allait offrir durant près de
quarante ans à un public révolté d'abord, puis appréhendé de
force ou se laissant solliciter, jamais conquis tout à fait?
//. — Les causes et directions premières.
L'influence étrangère. — Si l'on veut s'expliquer l'évo-
lution réaliste, on voit bien que l'influence étrangère peut être
1. Un peu avant 1843, il s'était ImiiK' un pelit cénacle qui nons est connu par
les indications (rKnfxène Manuel. Tout en y rccoiinaissanl encore pour niailre
V. Iluf.'o, on i-èvaitd"un art plus exact et plus serré: on préludait à l'œuvre du
Parnasse. Dans celte réunion paraissaient Laurent Picliat, (pii fit en ses chro-
niques rimées un curieux essai dans le sens de la Légnide t/es sièclrs; L. Che-
vreau, Pilre-Chcvalier, Louis Ulhach. Ces •< jeunes » furent lancés dans des
voies diverses par la révolution de isiS.
LES CAUSES ET DIRECTIONS PREMIÈRES 5
invoquée encore. Mais il semble que le réalisme la reçoive
surtout par l'intermédiaire du romantisme, qui lui transmet
trois legs : le souci du détail historique, hérité de W. Scott
pour le roman, des Allemands pour le drame; le goût de la
réalité moyenne pris dans les romans anglais dès le xvni" siècle,
et destiné à s'aviver par la suite, grâce aux exemples de
Dickens et de G. Eliot; l'amour tout sensuel de la couleur et
de la forme plastiqjiie, venu de la Renaissance et rajeuni par des
contacts plus récents avec les poètes méridionaux. Plus tard
d'ailleurs, après que le réalisme français aura trouvé ses défi-
nitions et fourni ses œuvres de combat, d'autres influences
étrangères interviendront, mais pour le transformer. En défi-
nitive, le réalisme français de 1850 est une réaction contre le
romantisme d'impression personnelle, et par suite, il se rap-
proche du classicisme en reprenant la vieille tradition nationale
de l'observation ; il la ressaisit vigoureusement et l'exploite,
en l'abaissant toutefois et en la mettant dans l'esclavage de .
la matière : cela, à cause de la philosophie dont il émane.
Le sensualisme et le réalisme de l'art pour l'art.
— Considéré dans ses manifestations européennes, le réalisme
n'apparaît pas toujours lié à la même philosophie. Il plut aux
naturalistes païens de la Renaissance, aux promoteurs de la
révolution encyclopédique : mais le christianisme s'accommoda
aussi de lui au moyen âge et au temps de la Réforme. Chez
nous, en 1850, c'est du sensualisme qu'il procède, de ce sen-
sualisme que nous avons vu lofoidé si énergiquement lors de
l'apparition du Génie du christianisme , et qui va maintenant
réclamer sa revanche tout à la fois sur le spiritualisme de Cha-
teaubriand, sur celui de Cousin, sur l'idéalisme allemand, enfin
même sur cette religiosité vague qui subsista toujours chez
Hugo. Or le sensualisme présente deux formes dans notre
siècle, la forme simple et traditionnelle définie par Gondillac,
Helvétius; If) forme scientifique, établie par Comte sous le nom
de positivisme. L;i première sert de support au réalisme de
Vart pour l'art de Gautier et de Flaubert; la seconde est l'ins-
piratrice du réalisme utilitaire de Proudhon et d'É. Zola.
Considérons d'abord le réalisme de l'art pour l'art. Le sen-
sualisme de Gondillac donne une explication rudimentaire du
6 LE REALISME
monde et de riiomnie en ramenant le sentiment à la sensation,
et, pratiquement, il tend à éliminer Dieu de l'univers. Dénué de
toute visée savante, il regarde volontiers le progrès comme un
retour à la bonne loi naturelle , régissant l'homme comme
l'animal et la plante, et pour lui les règles les plus générales
de la morale humaine sont des conventions arbitraires de la
société : c'est la thèse que Sébastien Mercier porte à ses con-
séquences extrêmes dans le roman de l'Homme sauvage. Destutt
de Tracy transmet la doctrine sensualiste à Stendhal. Gautier
la fait sienne et l'expose en 1834, avec un cynisme cavalier, dans
la préface de Mademoiselle de Manpin : c'est le manifeste de
l'école de l'art pour l'art, représentée, sans compter Gautier,
par Flaubert, Bouilhet, Baudelaire, et sauf quelques dissidences,
par Leconte de Liste, Banville et les Goncourt. L'art, selon
eux, fixe dans ses formes supérieures et définitives tous les
plaisirs que la réalité donne à nos sens et à notre imagination.
C'est le culte de la sensation affinée, sublimée par ce qu'on
appellera plus tard l'esthétisme, et ce culte est exclusif. L'art
est autonome et « anarchique », il ne relève d'aucune doctrine
et n'en veut servir aucune, même indirectement; il renie tout
livre à tendances. « Je me borne, dit Flaubert dans ses Lettres
à G. Sand, à exposer les choses telles qu'elles m'apparaissent...
Tant pis pour les conséquences (p. 59). » Gautier professe à
l'égard des choses religieuses un scepticisme absolu. Il ne veut
plus délan vers l'infini, plus de larmes, plus de mélancolie :
« J'ai fait faire une bifurcation à l'école du romantisme, à
l'école de la pâleur et des crevés. » Son insouciance épicurienne
jette « aux épaules du doute un manteau de A'olours cramoisi «.
Son paganisme sensuel s'épanouit en chantant « le Carmen
seculare du beau matériel », et sans qu'on y prenne garde, il
porte un coup « au catholicisme comme à toute religion morti-
fiante' ». On ne s'étonnera pas s'il revendique le droit à l'im-
moralité. « Ce ne sont pas, dit-il, les petits pois qui font pousser
le printemps, ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres,
mais les arbres qui portent les fruits » ; de même « les livres
sont les fruits des manu's », et ne peuvent rien pour ou contre
1. Journal des Goncourt, Paris, IS&'T-lN".!',. i. m, p. ',3. — E.el J. de (ioncourl.
Pages retrouvées, Paris, I88tj, in-12, p. \\-2.
LES CAUSES ET UlRECTIdNS PllEMIÈRES 7
elles.— A l'égard de la politiqiio, indinV-roncc encore, on plutôt
aversion. On s'est mépris sur le t'ameux ^iiet lou^c <lu trucu-
lent Théophile : c'était un pourpoint, et il était rose; il symbo-
lisait, non des convictions politiques subversives, mais des
sympathies pour le tant pittoresque moyen âge. — Mais enfin,
se demande-t-on, le poète n'aura-t-il pas foi du moiiis^^à la
science, au progrès qu'elle prépare? Oui, s'il est Leconte de
Lisle, non s'il est ce même Gautier dont le joyeux pessimisme,
assisté d'une fantaisie énorme, bafoue ceux qui croient à une
humanité meilleure : Peut-on, dit-il, donner à l'homme un sens
nouveau, et par suite des jouissances inédites? C'est impossible;
alors l'homme n'est pas pertecliMe e( ( ( ■ st folie de rêver \e
progrès. Suit la satire des utilitaires, qui s'en viennent dire :
A quoi sert ce livré, à quoi ce tableau? Un mot suffit pour
leui' répondre : « Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut
servir à rien. » En dernière analyse, tout ce qui risque d'atteindre
la liberté de l'art est suspect. L'idée elle-même perdra deson
a utori té i mpiiocu se , et Gautier ne reculera pas devant ce para-
doxe, lancé par Flaubert et recueilli dans le Journal des Gon-
court : « De la forme naît l'idée (I, p. 164). » La rime, sensation
notée, délice de l'oreille, exercera sur l'esprit de véritables
suggestions, et la raison ne prévaudra plus contre elle. Il n'est
pas jusqu'au sujet qui ne devienne indiflerent, négligeable.
Mauvais, le taLTëau dont le motif nous intéresse; mauvais*', la
pièce dont l'intrigue nous passionne. Vous croyez que Flaubert
s'est laissé prendre à l'aflabulation do Salammbô, à celle, plus
poignante, de Madame Bovaryt non pas : il a voulu rendre une
teinte pourpre dans l'un de ces romans, et dans l'autre « cette
couleur de moisissure de l'existence des cloportes » {ibid.,
p. 366).
Le positivisme et le réalisme utilitaire. — « L'art
pour l'art, dit Proudhon, n'ayant pas en soi sa légitimité, ne
reposant sur rien, n'est rien. C'est débauche de cœur et disso-
lution d'esprit,... excitation de la fantaisie et des sens {Du
principe de'Vart, p. 46). » A la devise : l'art pour l'art, il veut
qu'on substitue celle-ci : l'art pour l'utilité; et quel sera le sou-
tien philosophique de la conce])tion nouvelle? Le positivisme,
enseigné dès 1830 par Auguste Comte. On connaît le système :
8 LK REALISME
la science fondée sur les seules données des sens et de l'expé-
rience, et reléguant dans le domaine des hypothèses non véri-
fiées l'existence de l'âme et de Dieu, serait appelée à être la
directrice souveraine de l'esprit humain; non seulement elle
régirait les facultés et les démarches des gens en quête de
vérité; mais elle gouvernerait aussi la religion et la morale; ou
plutôt elle deviendrait elle-même la nouvelle religion de l'hu-
manité. A plus forte raison aurait-elle mission de régenter
l'art et la littérature. — C'est précisément de ces idées que
sortit le réalisme utilitaire, représenté par Proudhon et par
E. Zola, l'un j)lus occupé d'ailleurs de socialisme humanitaire,
l'autre plus porté vers un certain socialisme à formule scien-
tifique, mais tous deux voués sans réserve au positivisme, ainsi
qu'ils le déclarent successivement. Proudhon dit : « Courhet,
peintre critique, analytique, synthétique, humanitaire, est une
expression de son temps. Son œuvre concorde avec la Philoso-
phie positive d'A. Comte..., le Droit liumain ou Justice itnmanente
de moi (p. 287). » De même E. Zola établira ses positions tout
près de Claude Bernard et de Taine : « Le roman expérimental
est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle; il
continue et complète la physiologfie... il est la littérature de
notre âge scientifique, comme la littérature classique et roman-
tique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie * . »
Ap})uyé sur la science positive, l'art pourra, selon Proudhon,
devenir « une représentation de la nature et de nous-mêmes en
vue du i)erfectionnement physique et moral de notre espèce »
(p. 43). Il ne visera qu'à l'utile et de là seulement lui viendra
^a_beauté : la prison de Mazas, géométriquement construite en
vue de sa fin pro}tre, sera le type du parfait monument. Partout
l'art se fera, selo>ji le mot de Balzac dans la préface de la
Comédie humaine, « l'instituteur des hommes ». Il enseignera
Jusque dans les gares par la peinture murale. Le dernier théo-
ricien de l'école, E. Zola, annonce le même dessein : « Nous
montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous déga-
geons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux,
pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes
I. V.. Zola, Le roman expérimental . Paris, KSSO, in-12, p. 22.
LES HAUSKS ET DIHECTlONS PHEMIEHES 9
(p. 20). » Sans doute nous ne flattons pas l'humanité, comme
font les idéalistes; mais quoi! « nous enseignons l'amère
science de la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel »
(p. 128).
Ce n'est pas seulement en France que le réalisme se montre
tantôt utilitaire, tantôt indiPPérent, et cette distinction n'est pas
accidentelle '. Des peintres comme la plupart des Flamands et
des Hollandais, les auteurs des Fabliaux et des Farces, Ant. de
la Salle, les naturalistes de la Renaissance, Sorel, Saint-Amant
sont indilTérents à la morale, comme le seront plus tard Sten-
dhal, Mérimée, Gautier. Mais Durer et Holbein en Allemagne,
Hogarth en Angleterre se piquent d'enseigner. De même les
auteurs des Mystères, les protestants allemands et anglais font
servir à l'utile la copie de la réalité. G. Eliot professe dans
Adam Bède (I, u) un grand amour pour l'humble réalité qui
enchante son cœur et y développe la chai'ité. Les préraphaé-
lites espèrent faire du bien aux âmes en copiant la nature avec
une exactitude absolue, en surprenant, jusque dans l'herbe ou
dans les ronces, l'opération incessante de la puissance divine
qui embellit et glorilie. Les grands romanciers russes demandent
aussi au réalisme des moyens d'édification morale et religieuse,
comme on le voit dans le traité de Tolstoï Qu est-ce que Vart':^
où l'on retrouve les idées de Proudhon tournées au profit du
socialisme chrétien : « L'art n'est point le plaisir. Il constitue
un moyen de communion entre les hommes s'unissant par les
mêmes sentiments...; il est nécessaire à l'existence et à la
marche progressive vers le bonheur, de chaque individu et de
toute l'humanité '. »
Quelles que soient d'ailleurs leurs divergences philosophi-
ques, le réalisme utilitaire et le réalisme de l'art pour l'art
s'accordent en général sur certains principes d'art.
1. Sur celle (lislinctiun dominante, voir A. David-Sauvageot, le liéalisme el le
naturalisme dans la littérature et dans l'art, étude historique et critique, Paris.
ISS'J, in-12. — Sur le réalisme, cf. F. Brunetière, le Roman naturaliste, ibid.,
1883, in-12. — M. Desprez, l'Évolution naturaliste, Paris, 188i in-12.
2. Traduction HalpérineKaminsky, Paris, 1898,in-16, p. 89. — Cf. E. M. deVogiié,
Le roman russe, avec une très suggestive préface. Paris, i886, in-8°. — E. Dupuy,
les Grands maîtres de la littérature russe nu xix° siècle, Paris, 1885, in-12.
10 LE REALISME
///. — Le:s principes d'art du réalisme,
L'impersonnalité. — Le réalisme aurnil-il donc un art,
lui aussi? Il le niait au temps des affirmations hâtives et som-
maires. Mais dans la pratique il a besoin d'un parti pris, ne
serait-ce que pour se défendre contre certaines influences litté-
raires; et pour saisir quelque chose dans l'univers, (jiii nous
dépasse, dans l'humanité, qui se meut sans cesse, il a besoin
d'un intermédiaire, d'un « outil « qui est justement l'art. Son
premier otTort est pour échapper à la contagion du romantisme
subjectif, à ce que Lcconte de Liste appelle un paroxysme de
divagation, et Zola un ilétraquement cérébral j»roduit par l'exal-
tation romantique. Le moyen, c'est de faire trêve enfin aux con-
fidences et de renoncer à la mise en scène perpétuelle du moi.
Car enfin n'y a-t-il pas, dit Leconte de Liste, « dans l'aveu
public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins
amères, une vanité et une profanation gratuites »? Du reste
nous n'avons que faire de toutes ces confidences, au dire de
Proudhon : « Les poètes et les artistes sont dans l'humanité
comme les chantres dans l'ég-lise et les tambours au régiment.
Ce que nous leur demandons, ce ne sont pas leurs impres-
sions personnelles, ce sont les nôtres. » Ils garderont pour
eux aussi leurs opinions sur les choses et sur les hommes;
jamais ils ne se prononceront. — Mais moi, lecteur, specta-
teur, j'aime qu'on me dise où je dois adresser mon estime :
Molière ne met-il pas dans ses comédies quelque Ariste charg'é
de nous dire : voilà oii est le vrai? — Molière a tort. Nous,
réalistes, nous ne voulons plus de ces personnages indicateurs :
que le public juge par lui-même. S'il ne le peut, c'est une
A'érité de plus : car dans la mêlée de la vie réelle, qui saurait
qualifier avec justice les actes individuels? — Soit, mais donnez-
nous du moins le personnage sympathique, notre faveur ira
naturellement vers lui. — C'est justement ce (jue nous ne vou-
lons pas. Nous laissons ce fantoche au romanesque Octave
Feuillet, comme nous abandonnons le traître parfait aux mélo-
drames. Chez nous le traître existe cependant, mais à l'état
LES PRINCIPES d'art !)[• RÉALISME H
ilifïus et dispersé. Il y a un peu du traître en chacun de nos
personnages, et de la vertu aussi, et de l'héroïsme, cherchez.
Nous ne dirons rien. Flauhert n'a-t-il pas écrit : « Le grand art
est scientifique et impersonnel », et « l'artiste ne doit pas plus
apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L'homme
n'est rien, l'œuvre tout. »
Les sujets : fiction, idéal, histoire, exotisme. — Si
l'on demande au réalisme ce qu'il met dans cette œuvre d'oii
la personnalité de l'auteur est exclue, voici sa réponse : Nous
répudions les fictions du romantisme; non pas sans doute
ces rêves, ces chimères, ces illusions, jeux dans l'irréel dont
toute imagination, même la nôtre, aime à s'enchanter par ins-
tants; mais ces personnages fictifs, de pure invention, qu'un
Hugo produit dans ses drames et dans ses romans, Han d'Is-
lande, Quasimodo, compositions hybrides, monstrueuses, que
la réalité dément, que la raison réprouve. La composition
classique est plus voisine de la terre, et partant plus près de
nous. Dans Harpagon il y a une part d'humanité vraie, fournie
par l'observation. Le faux vient de la conception idéaliste,
laquelle nous ofTre un type. Harpagon, au lieu d'un individu
vivant, le lieutenant criminel Tardieu. Il n'y a là que demi-
mensonge , tandis qu'en un Quasimodo tout est mensonger.
Les seules fictions qui nous agréent, ce sont ces visions que
se forge une imagination malade. Nous ne voyons pas le spectre
de Banquo : mais Macbeth le voit, il suffit. Cette hantise est
un fait que la pathologie constate et peut étudier; il fait partie
de la réalité interne dans cet esprit déséquilibré. A bon droit
donc Flaubert évoquera dans la Tentation de saint Antoine les
images qui peuvent traverser le cerveau d'un solitaire halluciné
par l'abstinence; le réalisme positiviste pourra, dans un roman
faubourien, décrire les cauchemars de l'alcoolique.
En ce qui concerne l'histoire et la légende, il y a dissidence
entre le réalisme utilitaire et le réalisme de l'art pour l'art.
Celui-ci n'ayant d'autre loi que le plaisir de sa curiosité, fouilla
tout le passé, mieux pénétré depuis Chateaubriand. On vit
apparaître les civilisations de l'Orient et de la Grèce, la farouche
énergie du haut moyen âge dans les Poèmes antiques et dans
les Poèmes barbares de Leconte de Liste; la corruption romaine
12 LE RKALISMK
ilans la Melœnis de Bouilhet ; Carthage, l'Egypte, le moyen
âge mystique, dans Salammbô, Hérodiade et Saint Julien VHos-
pltalier de Flaubert. Bouilhet remonta dans ses Fossiles jus-
qu'aux premiers âges de la terre. En même temps toutes les
contrées du monde s'ouvraient à la description exacte. Gautier
peignait les |)aysages d'Espagne et de Russie ; Leconte de Lisle,
Heredia ceux des pays tropicaux, des Antilles, de l'Amérique
du Sud. Les Concourt introduisaient le japonisme.
La réalité présente. — Le réalisme utilitaire et positi-
viste se soucie peu des hommes d'autrefois ou d'ailleurs, pour
lesquels il ne peut rien. S'il remonte })ar hasard dans l'histoire,
c'est pour mieux rendre raison du présent : car qui pourrait
expli([uer la Rome actuelle, sans connaître son passé? Mais
d'ordinaire il s'attache à représenter la réalité qu'il a sous la
main, elle seule, elle tout entière, et c'est, dit-il, plus qu'il ne
lui faut. L'objet n'est-il pas très complexe en etTet, du moment
(]ue l'homme n'est plus isolé dans sa vie morale, mais rendu
à ses sens, à son tempérament, à l'hérédité, au milieu? Ne
faut-il pas chercher longuement si sa complexion est « nervoso-
bilieuse » ou « sanguine modérée par la lymphe »; s'il n'a pas
en lui quelque tare, quelque lésion atavique, provoquant, comme
chez les Rougon-Macquart, « une lente succession d'accidents
nerveux et sanguins »? Ne faut-il pas connaître le sol et le ciel,
qui agissent sur lui comme sur^une sorte de « plante humaine » ;
étudier les objets qui portent sa marque et lui donnent la leur,
et non seulement la maison, et le mobilier chers à Balzac,
mais tous les entours, et surtout le milieu social, le plus grand
facteur du vice et de la vertu, selon Taine, et selon son disciple
E.Zola, qui, parlant des Sœurs Vatard de Huysmans, s'explique
ainsi : « Le sens moral n'a pas d'absolu. Il se déforme et se
transforme selon les conditions ambiantes. Ce qui est une
abomination dans la bourgeoisie, n'est plus qu'une nécessité
fâcheuse dans le peuple. » Tels sont les objets, telles sont
les influences déterminantes que le romancier naturaliste et
positiviste veut nous montrer. Aussi la description n'est plus
pour lui, il s'en vante, ce morceau de bravoure sans but, qui
peut suffire seulement à charmer un Delille ou un Théophile
Gautier. Ex|di(juant l'a'uvre, elle en fait partie intégrante. L'on
I
LES PRINCIPES 1) AHT DU REALISME 13
n'a plus, comme chez les classiques, la description d'un coté,
le portrait de l'autre : tous deux s'entretiennent et se confondent
comme la cause et l'effet, ou plutôt ils ne font plus qu'un.
Le réalisme de l'art pour l'art, sans mettre sa complaisance
dans la réalité présente, ne s'en désintéresse pas entièrement.
Les Goncourt nous offrent volontiers un coin de rue ou de ban-
lieue, des aperçus d'humanité décolorée et maussade. Flaubert
donne son œuvre maîtresse dans Madame Bovary, plutôt que
dans Salammbô. Il lui répugne cependant de peindre des bour-
geois laids et médiocres : il n'a pas dans son labeur le soutien
d'une hypothèse à véritier, tandis que le romancier positiviste
nous avoue qu'au fond toute décomposition l'intéresse, et qu'il
se plaît au milieu des chairs putréfiées de l'amphithéâtre, parce
qu'il espère faire sortir de ce charnier la loi, la découverte
bienfaisante, le rayon de lumière. Aussi Flaubert, Gautier s'éva-
dent, dès qu'ils le peuvent, de la réalité commune, pour chercher
le pittoresque, le costume, la couleur, la forme, la sonorité.
L'enquête et le document. — Passé, présen|, comment
l'art réaliste s'y prendra-t-il pour se tailler sa part dans cette
ample matière? Les classiques ont su tirer des livres et de la
vie des données précieuses par des moyens simples et com-
modes. Le réalisme change cette ancienne information en une
méthode laborieuse, Venqiiete; et puisque, selon Leconte de
Lisle, « l'art et la science, longtemps séparés par suite des
efforts diverorents de l'intelligence, doivent tendre à s'unir étroi-
tement, si ce n'est à se confondre », l'enquête artistique et litté-
raire emploiera les procédés scientifiques.
Quand le poète ou le romancier voudra traiter un sujet his-
torique, il se fera archéologue, épigraphiste, linguiste. Flaubert
n'écrira pas Salammbô sans avoir consulté quatre-vingt-dix-huit
volumes pour le moins. Rien que pour caractériser sciemment
le cyprès pyramidal qu'il veut mettre dans le temple d'Astarté,
il lit un in-quarto de iOO pag-es. Quand le naturaliste positiviste
voudra « étudier, comme dit E. Zola, l'homme naturel, soumis
aux lois physico-chimiques », il se réclamera de la physio-
log-ie. Son maître sera Claude Bernard. Il lui prendra son
Introduclio7i à Vétudc de la médecine expérimentale et en fera
son propre manuel par la simple substitution du mot romancier
14 LK IIKALIS.ME
;iii mot inrdecin. 11 lui empruntera les règles de Tobservation.
et, chose plus étrange, celles de l'expérimentation. Il notera
tout phénomène à l'aide des fameuses tables de présence,
d'absence, de degré. 11 fréquentera l'hôpital et la Morgue. Même
devant l'agonie d'iiii être cher, il se souviendra qu'il est un
savant : il notera, impassible, les progrès de la destruction,
ainsi que le firent les Goncourt au lit de leur servante.
Acceptant toutes les exigences de son inquisition, il des-
cendra dans la galerie souterraine avec le mineur, montera sur
la locomotive avec le mécanicien, fera des stations dans les
églises, des noviciats dans les monastères, pour y éprouver la
sensation vraie de la piété. Mais il \a dans le monde aussi, et
là son habit noir dissimule un reporter, un policier. Il « pompe
la vérité comme avec des tentacules ». Sa rétine est une « plaque
sensible ». Il a d'ailleurs ses carnets et ses fiches. On lui
reproche ses libertés indiscrètes : mais il n'y a pour lui ni indis-
crétion, ni pudeur, pas plus que pour ceux qui ont la mission
sociale de chercher le vrai. Un classique hésite au seuil de cer-
taines portes, par dégoût ou par respect : devant le réaliste,
comme devant le médecin ou le juge d'instruction, toutes les
portes s'ouvrent à tous les étages de la société. Il ne divise pas
les classes et les hommes en deux catégories : ceux qui sont
intéressants, ceux qui ne le sont pas. Tous ont droit à son atten-
tion. L'histoire naturelle n'ol)serve-t-elle pas les êtres à tous les
échelons de la vie, et sans se demander sils sont beaux ou laids?
Le peintre Courbet a montré quelque préférence pour la lai-
deur : c'était par réaction contre la tyrannie de la beauté acadé-
mique. Ses successeurs aflectent d'avoir l'esprit plus large.
E. de Goncourt dit bien, en 1864, dans la préface de Germink-
Lacerteux, qu'il n'est point pour lui « de malheurs trop bas; de
drames trop mal embouchés »; mais en 1879, dans la préface
des Frères Zemganno, il élargit son champ par cet aveu : « Le
jour où l'analyse cruelle que mon ami M. Zola, et peut-être
moi-même, avons apportée dans la peinture du bas de la société,
sera employée à la reproduction des hommes et des femmes du
monde, dans des milieux d'éducation et de distinction, ce jour-
là seulement le classicisme et sa queue seront tués... le succès
du réalisme est là, et non plus dans le canaille littéraire épuisé à
LES PRINCIPES I) AliT DT REALISME 1»
riicuro qu'il est. » Ainsi seulement le réalisme accomplira son
enquête universelle sur l'homme et sur la nature, parcourant
tout, allant jusqu'à l'infime détail, pour découvrir le document.
Car c'est au document que tout est suspendu, c'est à le trouA'er
que le peintre et l'écrivain aspirent, et il y a moins de joie au
camp réaliste pour une idée originale qu'on invente, que pour le
fait ignoré que l'on met au jour, même si ce n'est qu'un docu-
ment historique , mais surtout si c'est , selon l'expression
inventée par les Concourt, un document humain « pris sur le
vrai, sur le vif, sur le saignant ».
La structure de l'œuvre. — Dès là que l'art est conçu
comme une enquête, la composition se réduira peu à peu au
minimum. « Si l'on prétend, dit E. Zola, qu'une littérature est
« une charpente surajoutée au vrai », si l'on veut qu'un écrivain
se serve de l'observation pour se lancer dans l'invention et dans
l'arrangement, on est idéaliste », c'est-à-dire qu' « on proclame
la nécessité d'une convention ». Or, disent les réalistes, nous
ne voulons plus de la convention, abolie d'ailleurs dès les
temps romantiques. Plus n'est besoin de requérir une idée
dominante, d'inventer une fable, de lier une intrigue, d'établir
des groupements, des oppositions, des symétries, des arrière-
plans. Prenons seulement ceux que la nature nous présente. Si
la logique des faits no nous apparaît pas, qu'importe? La réalité
est incohérente, elle aussi, du moins à la surface. Si l'ensemble
d'un sujet est trop vaste pour notre angle visuel, ne cherchons
pas à réunir ni à compléter nos aperçus : imitons le Fabrice
de Stendhal, qui conte la i)ataille de Waterloo comme il l'a vue,
par échappées. Faisons mieux, découpons « une tranche de
vie », et donnons-la telle, sans commencement ni fin. Après
tout, la vie ne commence pas, ne finit pas tout à coup sous nos
yeux : elle passe, elle continue. C'est ainsi qu'elle traversera
nos œuvres, qui n'auront chacune ni début, ni terme, mais
formeront des suites : « On finira, déclare E. Zola, par donner
de simples études, sans péripéties ni dénoùment, l'analyse d'une
année d'existence, l'histoire d'une passion, la biographie d'un
personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées.
L'écriture artiste et l'objectivisme dans l'expres-
sion. — Les partisans de l'art pour l'art, fidèles à leur principe.
16 LE UKALISME
se résigneiil moins volontiers au désordre et au décousu. Mais
c'est surtout dans l'expression qu'ils se séparent des autres réa-
listes. Ils g-ardent leur droit au style. Chez Gautier, Flaubert,
Leçon te de Lisle, la forme a des caractères bien arrêtés : pré-
cision de la ligne, et fermeté du contour, richesse d'une poly-
chromie qui ne gâte que rarement la perfection de la forme
plastique, révérence ])Our la syntaxe, harmonie de cadence
ég'ale presque à celle du vers. Les Goncourt retiennent quelques-
unes de ces qualités; mais ils blâment le bariolage des couleurs
chez Gautier, la rigidité métallique chez Leconte de Lisle,
et chez Flaubert la régularité d'une grammaire et d'une rhéto-
rique sans souplesse. Ils brisent donc la période, la construction
grrammaticale, ils rouent en quelque sorte la phrase pour la
rendre sinueuse, invertébrée, flexible, })ropre enfin à traduire le
frisson de la vie par le frisson concordant du style. Et toutefois
cette langue par sa joliesse, sa subtilité aiguë, sa nervosité
vibrante comme celle des peintres impressionnistes, se distin-
guera du parler courant, et sera, selon le mot d'E. de Goncourl,
dans la préface des Frères Zemganno, « de l'écriture artiste ».
Le réalisme utilitaire et positiviste alîecte du mépris pour
l'élégance et l'harmonie. Quelques-uns de ses défenseurs vont
jusqu'à regarder comme un reste de barbarie, quoi? le vers. Ils
ne veulent pas plus d'arrangement dans les mots que dans les
faits et dans les idées. L'expression n'est plus que la transcrip-
tion directe et comme la « phonographie » du langage réel.
Ordre est donné à l'auteur d'user exclusivement du vocabulaire
et de la grammaire de ses personnages, de parler le jargon du
monde avec une mondaine, la langue technique de la science
avec un savant; avec l'ouvrier l'argot de la rue, jusqu'au juron
inclusivement. Ainsi se trouve renversée la doctrine de Bullon :
le style ne porte plus la marque vivante de l'écrivain, mais
l'empreinte toute mécanique des sujets qu'il traite. Effacement
complet de l'individualité créatrice, même dans l'expression, tel
devait êti-e logiquement le dernier terme <le l'évolution réalisle.
Conclusion : les inconséquences et les lacunes du
réalisme français. — Cette abnégation passe les forces de
la nature iunuaiue, ou j)lutot elle va à l'encontre de la saine
logi(|ue : car peut-on raisonnablement exclure d'une œuvre tout
LES PRINCIPES d'art UU RÉALISME 17
ce qui trahit la personnalité de Fauteur, son sentiment, son
imagination, sa libre initiative ? Il nous serait aisé — nous
l'avons fait ailleurs — de tirer des réalistes les plus convaincus
une série d'aveux qui montreraient combien dans l'effet ils
admettent d'accommodements. Flaubert entre autres ne renonce
point à concentrer une action autour d'un intérêt dominant, à
nous donner de vigoureux « raccourcis », à choisir le significatif,
à pratiquer certains tours de main, à donner aux faits quelque
petite entorse : de peur que le terme technique « gerre des lacs »
n'effraie le lecteur, il le remplace par la périphrase « insecte à
grandes pattes », et comme un aqueduc trancherait heureuse-
ment sur l'horizon de Carthage, il l'ajoute, sauf à confesser
humblement cette petite lâcheté. Tel Stendhal créait de toutes
pièces la tour de l'Esplanade dans la Chartreuse de Parme. Il
arrive même souvent que certains réalistes reprennent la langue
serrée de Racine et de Molière, Maupassant par exemple. D'au-
tres adoptent la composition classique et rétablissent subreptice-
ment l'unité de ton : à part la bassesse ou le scandale des sujets,
on a des drames et des études dans la manière du xvu" siècle,
cherchant la force dans la simplicité et la nuance dans l'abstrac-
tion. Et c'est bien en vain aussi que les uns et les autres interdi-
sent à la personnalité de paraître : il ne faut pas les prendre au
mot. Si l'on s'en rapportait aux manifestes d'E. Zola ou de
Proudhon, le génie littéraire pourrait se réduire à n'être que le
génie scientifique. Or celui-ci, quand il a trouvé le vrai par l'ob-
servation et qu'il l'a mis dans une formule générale et exacte,
disparaît. Sa tâche est terminée. Qui donc aurait l'idée de cher-
cher dans l'énoncé d'un théorème ou d'une loi la trace de l'au-
teur, de son humeur, de sa fantaisie? Mais quand le génie
artistique a trouvé la vérité, c'est alors que son œuvre propre
commence, puisqu'elle est création et non seulement observa-
tion, et que même dramatique, même épique, elle est faite à
l'image de son générateur et traduit sa conception individuelle
de la vie. Aussi les réalistes et les naturalistes ne pouvaient
s'y tromper longtemps. Les exigences invincibles de la vérité
ont arraché à Zola comme à bien d'autres cette concession :
« Le roman réaliste, c'est un coin de la nature vu à travers un
tempérament » [Le naturalisme au théâtre, p. 111). Cette défi-
HlSTOIRE DE LA LANGUE. VUI. ^
18 LK IIKALISMK
nition est-elle si loin tic la Fonniile classiiiiie d'Alfred Tonnelle :
« L'artiste voit la nature non comme elle est, mais comme il est »?
Elle en tlilTèro cependant par ce mot tenipérament, qui en
lui-même est d'une grande sij^nilicalion : car il appartient au
lexique de la physiolog-ie et du })ositivisme. Ce qui caractérise
en effet le réalisme ou le naturalisme français, c'est juslemenl
(jue par sa philosophie même et par sa méthode purement
expérimentale, il n'a étudié dans l'homme et dans la nature que
leurs éléments inférieurs et bruts. Se refusant à dépasser les
données des sens, tout occupe de sa physique, de sa chimie, de
sa physiologie, il a cru voir toute la vie en voyant son enve-
loppe matérielle; il n'a oublié qu'une chose, l'àme et Dieu. Il
n'v a pas un éclair de vie morale dans Salammbô, dit Sainte-
Beuve, (ioncourt se jdaint de l'impassibilité de Flaubert, de la
trop grosse matérialité de Gautier ; du même Gautier, Zola
déclare qu'il ne peut lire sans fatigue plus de deux cents pages,
parce qu'il ne s'y trouve presque rien d'humain. Mais Zola à
son tour ne peint guère que les appétits de l'homme inférieur.
Même dans la peinture île la haute société, ce sont encore les
pires instincts , aflinés mais non inoins bas , les désordres
phvsiologiques , les tares et les corruptions que la plupart
ont recherchés de préférence. Aussi, lorsqu'ils veulent peindre
la joie de vivre, « le gras, le plantureux » des marchés
publics et des ripailles, et toutes les jouissances dont l'être
humain est ca|)able, ils bornent le plaisir aux satisfactions d'un
é[iicurlen à la vue courte, à l'àme inconsciente du lendemain :
s'ils décrivent les maux et les douh^irs, il monte de leurs
œuvres v\n lourd [>essimisme, un morne désespoir. Le roman
naguère était un idéal qui venait un moment corriger la l'éalité
et nous reposer d'elle : aujourd'hui, en regaid de certains
romans, c'est la réalité qui semble être l'idéal, car elle est, à
tout prendre, meilleure et [dus consolante.
L'influence russe et le réveil du spiritualisme. —
Cette insuflisance du réalisme français nous est ap[tarue plus
grande encore lorsque nous avons mieux connu les œuvres des
réalistes étrangers, celles de G. Eliot, celh's des Russes, surtout
celles de Tolstoï : car on y voit la nature décrite en son entier,
avec une sincéi'ité large et chaste, non pas seulement en ses
LES i»uiN(:ii»i:s HAUT m: réalisme lo
faiblesses humiliantes, mais en ses énergies morales, et sinon
avec «les croyances fermes, du moins avec le sens obscur du
divin. En même temps le spiritualisme reprenait faveur en
France sous des formes diverses : néo-christianisme remontant
vers Chateaubriand, symbolisme s'agitant confusément pour
chercher l'esprit par delà les faits. Ce fut comme un souffle
nouveau qui changea Torientation de Fart. Les temps étaient
venus où la prédiction «FK. Zola devait s'accomplir : « Il n'est
|)as douteux qu'avec une nouvelle philosophie n'éclose une
nouvelle littérature, et que le naturalisme ne prenne rang ])armi
les vieilles lunes {Figaro du 22 mars 1888). » On sonda alors
l'inanité de l'art pour lart. Faire la quête des adjectifs rares,
des belles métaphores qui « parent » l'existence d'un Théophile,
combiner des sons et des nuances, se pâmer comme Flaubert
devant certain mur nu de l'Acropole, tourner des idées comme
on tourne du buis, selon le mot de Concourt, tout cela parut
grande misère de pensée et de cœur. On taxa d'inhumanité ces
indiiîérents, ces impassibles, ces épicuriens de lettres qui pro-
nonçaient le divorce entre l'art et la vie. D'autre part on reprocha
au naturalisme positiviste de prêcher l'intérêt, l'égoïsme, la
lutte animale pour l'existence. Paul Bourget lui fit son procès en
1889 dans la préface du Disciple : « La Science d'aujourd'hui,
disait-il, la sincère, la modeste, reconnaît qu'au terme de son
analyse s'étend le domaine de l'Inconnaissable. Le vieux Littré,
qui fut un saint, a magnifiquement parlé de cet océan de mys-
tère qui bat notre rivage, que nous voyons devant nous, réel, et
pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. » Puis s'ad ressaut
au jeune homme de 1889, Paul Bourget ajoutait : « A ceux qui
te diront que derrière cet océan il y a le vide, l'abîme du noir et
de la mort, aie le courage de répondre : Vous ne le savez pas...
Et puisque tu sais, puisque tu éprouves qu'une àme est en toi,
travaille à ce que cette àme ne meure pas en toi avant toi-
même. » Plus récemment un drame, V Évasion de Brieux, |iarut
une protestation contre les fatalités de l'atavisme ; et d'ailleurs
toute une jeune littérature de livres et de revues est éclose, qui
subordonne le besoin de savoir au désir de croire, qui, sans
nier les bienfaits de la science, lui signifie qu'elle ne peut rien
sans le secours de la foi au sens le plus large du mot, ou du
20 LH REALISME
iiioiiis (le ce qui en est le commencement, l;i sympathie. C'est
peut-être dans cette voie de l'apostolat moral et religieux que
s'eng-agera l'art réaliste de demain : les préoccupations sociales,
de plus en plus tyraimiques, semblent l'y appeler. Tous les
écrivains cependant ne se tournent pas de ce coté, car l'indivi-
dualisme triomphant permet à chacun de se faire sa loi. Certaines
œuvres bien accueillies en ces derniers temps, Pour la Couronne-
de François Coppée, Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand,,
semblent indiquer un retour vers la conception classique qui
délie l'art de toute servitude à l'égard de la morale, en lui
demandant toutefois de ne l'offenser point. C'est la doctrine de
Corneille et d'Aristote, la doctrine du juste équilibre et de l'indé-
pendance relative des diverses manifestations de notre activité :
la science va au vrai ; la morale au bien ; l'art a pour mission
propre de nous donner un plaisir supi'ême, une délectation sul
generis dont il a le secret. Mais si son intention première et
dominante n'est point de servir la morale, il fait beaucoup pour
elle par voie de conséquence, c'est-à-dire par l'impression natu-
relle d'une œuvre saine; ce qui le distingue de lart pour l'art,
délibérément immoral.
On se tromperait d'ailleurs si l'on espérait une restauration,
du classicisme pur et simple, après tant de revendications qui
ont al>outi. Nous acceptons de lui certaines règles éternelles
qui guident l'art vers le parfait et le définitif; nous admirons
et tachons de partager son noble souci des choses morales et
abstraites. Mais nous admettons aussi un art plus libre, dégagé
de tout exclusivisme, compréhensif, multiple comme les aspi-
rations de riiumanité elle-même, un art qui ne sacrifierait de
parti pris ni l'idéal, ni la fantaisie, ni la réalité commune. Cet
art saurait, avec le romantisme, rêver, chanter, méditer sur
l'àme et sur l'infini, évoquer le passé et la nature avec leurs
couleurs brillantes ou sombres; — il consentirait parfais aussi à
suivre le réalisme, relevé de son abjection systématique, pour
voir de plus près les choses extérieures et s'intéresser aux
petits, non j)ar la curiosité, mais parla pitié; il accepterait de
descendre avec lui k travers les sept cercles de l'enfer social,
pourvu qu'après il lui fût permis, comme à Dante, de remonter
vers le ciel et de revoir les étoiles.
CHAPITRE II
LES POÈTES
(1850-1900)
Sans avoir autant de richesse et d'éclat que la première, la
seconde moitié de notre xix^ siècle est encore fertile en ]»ons
.poètes. Les grands thèmes lyriques sont un peu épuisés, ou du
moins le meilleur en a été pris. Le grand orgue, religieux et
mélancolique, de Lamartine, la grande lyre — toute la lyre —
énorme et abondante, de Victor Hugo, les cris de passion de
Musset, les belles élévations de Vigny ont tout exprimé ou
presque tout de ce qu'il y a de plus général et de plus profond
dans les émotions, les inquiétudes et les rêveries de l'âme
humaine. Les Epigones qui sont venus après cet âge héroïque
de la poésie contemporaine n'ont pu que glaner derrière les
maîtres. Peut-être — qu'on nous permette cet aveu et cette pre-
mière excuse — sommes-nous encore trop près de ces poètes
de notre temps pour les classer, pour les juger, comme l'avenir
les jugera! Peut-être d'autre part sont-ils trop nombreux pour
que nous soyons sûrs absolument de faire un choix qui ne bles-
sera ni l'équité ni les amours-propres! Ceux qui se plaindraient
d'avoir été oubliés ou méconnus trouveront, d'ailleurs, une
compensation dans la bienveillance, présente ou future, de juges
moins rigoureux et dans la bonne opinion qu'ils ont d'eux-
mêmes.
1. Par M. Henri Chantavoine. professeur au lycée Henri IV.
22 LH^ l'IlKTKS
Eiilre les Romantiques, qui occu|»<Mit toujours la ciiuo la jdus
haute, et les Parnassiriif:, qui ont eux aussi leur colline dont on
ne les a pas dépossédés, quelques noms, justement célèbres,
quelques œuvres, brillantes ou distinguées, sinon impérissables,
se présentent à nous.
Leconte de Lisle '. — Et d'abord le nom et l'œuvre de
Leconte de Lisle. Leconte de Lisle, l'auteur des Poèmes bar-
bares, des Poèmes antiques et des Poèmes tragiques, a été long-
temps tenu, il l'est «Micore, ])0ur le maître souverain et incon-
testé, le plus impeccable et le plus parlait, depuis Victor Hugo
(au dessus de Victor Hugo lui-même, disent ses admirateurs
fervents), de notn» poésie contemporaine. L'auteur de (Jahi, de
la Vision de Bralima, de Niobc, d'Hypatie rt Cyrille, nous ne
• tonnons ces titres que comme des échantillons divers de sa
poésie, est un voyant, un évocateur et un philosophe '-. Son
imagination, éclose au soleil ardent de l'île Bourbon, voit et
devine les choses du passé lointain; sa science, nourrie de lec-
tures, les évoque et les restitue avec une fidélité saisissante que
l'éiaulition n'a pas trop le droit ni le courage de critiquer; sa
philosophie les interprète pour en tirer une espèce d'Histoire
ou de Légende de l'Humanité à travers les âges.
La poésie personnelle, celle qui chante les joies ou les souf-
frances de la créature aux prises avec la destinée, déplaisait,
répugnait à Leconte de Lisle. Son àme fîère, stoïque et un peu
fermée, dédaignait peut-être à l'excès ces effusions, pourtant si
naturelles, qui lui semblaient profanes et indiscrètes. Est-il bien
sur que celte indifférence, qui lui a valu le nom d'impassible.
1. Charlfs-Mai'ie-Uené Leconle de Lisle. né à Sainl-Paul (ilc de la IJéiinioni
en 1818, mort en 1894 : Poi'mes antiques (18-")2), Poèmes el poésies (1854), le C/iemin
de la Cfoi.T (1859), Poèmes barbares (1862), Poèmes trafiques (1884). — Nous n'in-
diquons dans ces notes ni les (ruvrcs en prose, ni les ouvrages draniati(|ues en
prose on en vers.
i. « Il lut l'histoire. 11 vit l'houinie en proie à deux falalilés : celle des pas-
sions et celle du monde extérieur. Elle lui apparut comme l'universelle tragédie
ilu mal. comme le ilrame de la force sombre et douloureuse. 11 lui sembla que
l'homme |)rcsque toujours avait aggravé l'horreur de son destin par les expli-
cations (|u'il (;n avait données, par les religions qui avaient hanté son espril
malade, [M'èlant à ses dieux les passions dont il était agité. 11 se dit alors que
la vie est mauvais(> et que l'action est inutile ou funeste. Mais, d'autre part, il
fut séduit par le pittoresque et la variété plastique de l'histoire humaine, par
les tableaux dont elle occupe l'imagination, an point de nous faire oublier nos
colères et nos douleurs. Il entra par l'éluile dans les mu'urs cl dans rcstiiéli(iue
des siècles morts... •• Jules Lr.M.\ÎTHK.
LES POÈTES 23
n'ait pas été plus apparente que réelle? Au fond, c'est toujours
l'être humain, qu'on le prenne dans le présent ou dans le passé,
qui fait la matière de toute poésie. Cet être humain, notre aïeul,
notre semblable, Leconte de Liste va le chercher, il le retrouve
et il le voit dans l'Humanité primitive, sous la tente des nomades
et des patriarches, sur les bords de l'énorme Gange, père des
religions et des rêveries obscures, près des flots bleus de la mer
Egée et dans l'air limpide qui ont vu naître Vénus (qu'il aime
mieux appeler Aphrodite). Il a le sens et la nostalgie de ces
épocjues reculées, barbares, grecques ou latines. La vie moderne
ne l'attire pas; elle l'irrite même parce qu'elle est importune à
reg-arder, monotone, incolore et industrielle, parce qu'elle
enlaidit ou déforme la nature, et n'a pas d'amour pour la
beauté : il la fuit au désert, dans l'Inde et dans la Grèce : peintre
d'histoire, il remplit ses yeux et les nôtres de ces visions d'au-
trefois.
Son imagfination qui les rend vivantes est aidée par sa science,
qui les rend exactes : il a le souci, la notion du détail visible,
précis et pittoresque, qui ajoute au relief ou à la couleur des
choses. Comparez, à ce point de vue, tel morceau de la Légende
des Siècles, enlevé, brillant, mais d'une exactitude un peu
néglig'ée, aux chefs-d'œuvre des Poèmes barbares : vous verrez
tout de suite la différence des deux manières, des deux poésies,
et, si vous Aoulez, la distance de l'épopée à l'histoire. Historien
scrupuleux et minutieux des races, des religfions, des existences
disparues, des dieux abolis, des cultes éteints, bref, du passage
effacé de l'homme sur la terre, Leconte de Liste donne à ses
restaurations laborieuses toutes les apparences, tous les signes
extérieurs de la vie. On lui a reproché, à tort, croyons-nous,
d'y mettre plus d'art que d'émotion. Cette émotion, pour être
contenue et même refoulée, n'en est pas moins profonde. On la
sentait bien lorsque le poète en personne, de sa belle voix, péné-
trante et grave, lisait ses poèmes à quelques amis; on la sent
encore, quand on les récite à voix haute, sans les déclamer :
... Dors, ô blanche victime, en notre àme profonde.
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos,
Dors! l'impure laideur est la reine du monde
Et nous avons perdu le chemin de Paros,
24 LES POETES
Les Dieux sont en poussière et la terre est muette;
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors! mais vivante en lui, chante au cœur du poète
L'hymne mélodieux de la sainte Beauté.
Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la Beauté flamboie et tout renait en elle.
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs!
{Poèmes antiques, Hypatie.)
La Leaulé divine, la forme pure, n'a jamais été aimée par
personne d'un culte plus fervent et plus fidèle.
L'àme restée païenne de Leconte de Lisle n'était donc pas,
ne daignait pas être une àme de notre temps. Sa philosophie
était celle d'un sage de l'Inde, d'un ascète tranquille et dédai-
gneux, d'un solitaire
Le cœur tremp('' sept fois dans le nt'ant divin.
Le spectacle du monde n'offrait à ses yeux que la suite des
jeux changeants de la matière éternelle et de l'éternelle illusion,
et il partait de là, il revenait là aussi, après avoir parcouru le
cycle de l'humanité toujours éprouvée, toujours inquiète, pour
maudire et pour plaindre la misère humaine, éternelle à son tour,
comme le mouvement, l'espace et la durée, liée à la condition de
l'homme, attachée au sort douloureux de la terre. Il la mau-
dissait, comme une injustice de la fatalité; il la plaignait, très
tendrement, comme une infortune irrémédiahle. C'est peut-être
cette philosophie, triste et tendre, ce pessimisme amer et com-
patissant, cette religion mélancolique du nirvana, du repos dans
la mort et dans l'oubli, qui nous font aimer le plus, aux heures
lasses, les beaux poèmes de Leconte de Lisle. Mais n'est-ce
point là encore un dernier aspect du romantisme, une nouvelle
et dernière forme de ce mal de vivre dont, avant lui, les grands
mélancoliques , Chateaubriand et Vigny , par exemple , sans
parler de Byron et de Gœthe, s'étaient déjà plaints? Ainsi, tout
en nous restituant la vie antique, le poète retrouve et <le nou-
veau exprime, comme ses aînés, la tristesse contemporaine.
Tant il est vrai qu'on n'échappe pas à son siècle et qu'on tient
toujours à son temps par quelque fibre plus ou moins cachée' !
1. " Hien n'est plus moderne, sous ses formes boii(l(llii(iiics, grecques on médié-
vales, que la poésie de Leconte de Lisle. L'homme comprend sur le lard que
HIST. DE LA LANGUE 3. DK LA LITT. FR,
T. Vin, CH. II
AiniMnii Colin & Ci-, F.ailc-uis, Paris
LECONTE DE LISLE
d'après un cliché pholographique de Xadar
LES POETES 25
Leconte de Lisle est un grand artiste en vers. Si l'inspiration
chez lui n'a pas l'expansion jaillissante et intarissable qu'elle a
par exemple chez Victor Hugo, si le développement poétique,
la virtuosité, n'ont pas le mouvement, la fraîcheur et la joie de
la poésie qui coule de source, abondante et involontaire, le
travail du poète est presque toujours irréprochable. Convaincu
de la beauté, de la supériorité de son art, jaloux d'en surprendre
et d'en posséder tous les secrets, Leconte de Lisle est un
« ouvrier » difficile, patient et consommé. Fermée peut-être ou
moins sensible aux mélodies légères, son oreille a surtout aimé
le son plein et grave, la noble eurythmie de l'alexandrin. Sta-
tuaire amoureux de la ligne, de la forme pure, il enferme l'idée
dans un contour sans défaut : rappelons-nous, sans qu'il soit
besoin de la citer ici, car elle est partout, la pièce classique de
Midi :
Midi, roi des Etés, épandu sur la plaine...
Ciseleur attentif et méticuleux, il ne souffre ni la négligence,
ni l'a peu près, ni les bavures. On retrouve chez lui, mais avec
autrement d'ampleur et de beauté, quelque chose de la bonne
conscience , de la poésie et de la prosodie rigoureuses de
Malherbe. Peintre, il s'acharne et il réussit à saisir, à mettre en
valeur le détail expressif et juste qui donne seul la couleur et la
note vraies. De tout cela il résulte bien — surtout quand on
aime un peu trop la poésie facile — une petite impression de
labeur et d'efîort, mais on comprend que les Parnassiens, qui
lui doivent beaucoup en réalité, aient acclamé Leconte de Lisle
comme un maître, comme leur maître. Il l'est en effet et il n'y
a guère, dans toute la poésie française, de poète qui ait mieux
su son métier, d'exécutant, sinon de créateur, plus sévère et
plus accompli.
contre VAnanhè, contre le mal universel, rien n'est plus fort que la protestation
(lu contemplateur qui ne veut pas pleurer. Peut-être aussi qu'à y regarder de
près, rien n'égale le tragique rentré, l'amertume intérieure que ce genre de
protestation fait deviner... L'état d'esprit oii nous met la poésie de Leconte
de Lisle, une fois qu'on y est installé, est le moins susceptible de trouble et de
douleur; et cette poésie est pour longtemps, je le crois, à l'abri de la banalité,
le domaine qu'elle e.\ploite étant beaucoup moins épuisé que celui des passions
et des affections humaines tant ressassées. De là, pour les initiés, l'attrait
puissant des Poèmes antiques et des Poèmes bai^bares... •• Jules Lemaitre.
26 LES POETES
Théodore de Banville '. — Son voisin dans le jardin du
Luxembouri?, Tliéodoi'e de lîanville, est un jongleur de mots
et de rimes plus prestigieux. Celui-là aussi a été païen, de toute
son àme. Il a ranimé, il a ramené chez nous la mythologie,
non pas celle de Boileau et de Delille bien entendu, trop sage
et trop artificielle pour notre goût, mais celle, souriante et
vivante, de la (îrère anti({ue. « Théodore de Banville, écrivait
Gautier, qui fut quelquefois son modèle, introduisant, comme
Gœthe, la blanche Tyndaride dans le sombre manoir féodal du
Moyen Age, ramena dans le bui'g romantique le cortèg'e des
anciens dieux. » Cela veut dire, en simple prose, que l'auteur
des Cariatides et des (Jdes funambulesques est à la fois un
petit-fils d'Homère et un disciple — capricieux — de Victor
Hugo.
Le caprice, la fantaisie, l'inspiration ailée, changeante et
vagabonde, la facture brillante, pour le plaisir de s'amuser soi-
même et d'étonner, de scandaliser au besoin, par les sauts
périlleux du vers, les derniers classiques : voilà, en effet, les
qualités, avec leur envers, de Théodore de Banville. Mention-
nons rapidement ses oeuvres principales, sans parler de ses
Contes eiàa son Théâtre : les Cariatides, les Stalactites, Odelettes,
Odes funambulesques, les Exilés, Idylles prussiennes, les Prin-
cesses. Très épris et très au courant de notre ancienne poésie,
il a heureusement restauré certains de nos vieux poèmes à
forme fixe, tombés en oubli, la ballade, de Villon, le rondel,
si gracieux, de Charles d'Orléans, le dixain, de Marot ; il a remis
en honneur de jolis rythmes, sottement abandonnés, de Ronsard
et de ses amis, celui-ci. entre autres :
0 cliamps, pleins de silence.
Où mon heureuse enfance
Avait des jours encor
Tout filés d'or!...
(Les Staldctiics : A i.A Font-Georces.)
1. Tliéodore Faullain de nanville, né à Moulins en 1823, mort en 1891 : les
Carialides (1842). les Slalacliles (1846), Odelettes (1836), Odes funambulesques
(18."j7), les Exilés (1866), Nouvelles odes fuiunn/ntlesques (1861)), Idijlles prussiennes
(1871). les Princesses (187i), Trente-six ballades Joi/euses (187."i). • — Il runvienl de
nuMilionncr ici le l'etit Traité de rersificalloa française (\s~-2).
LKS PIIKÏES 27
Mrti'icion heiircux, il a inventé lui-même des rythmes nou-
veanx, souvent agréables.
Prince, voilà tous mes secri'ts :
Je ne m'entends qu'à la métrique,
Fils du dieu qui lance des traits.
Je suis un poète lyrique *.
Faut-il aller jusqu'à dire que la métrique a tenu trop de place
dans sa poésie? Non, sans doute; mais peut-être que, comme
pour Gautier lui-même, son incomparable virtuosité Fa quel-
quefois mené trop loin ; il a un peu oublié pour les jeux du
mètre et de la rime, pour l'accessoire en somme, le fond véri-
table et l'étoile naturelle de la poésie. Il a voulu être et il a été,
comme l'indique [)récisément le titre d'une de ses œuvres, un
poète lyrique funambulesque. Il faut être tout à fait du métier,
pour g-oûter pleinement cette savante et légère acrobatie; mais,
outre que ceux qui aiment l'art pour l'art, a[>jn'écient et savou-
rent dans Théodore de Banville le culte un peu précieux, un
peu exagéré, si l'on veut, de la forme rare, il serait injuste de
refuser au poète des Cariatides des dons plus hauts. Il a écrit,
(hms plusieurs de ses poèmes, notamment dans les Stalactites
et les Exilés, quelques-uns des vers les plus souples, les plus
harmonieux et les plus plastiques de notre langue ; il rejoint
h> Parnasse à la Pléiade et il mérite de survivre, il survivra,
honoré de saison en saison par ces jeunes hommes dont il invo-
quait à l'avance le témoignage, comme Ronsard (pi'il appelait
« son maître divin ».
Eugène Manuel. — Tout dillerent est le poète des Pages
intimes et des Poèmes populaires, M. Eugène Manuel (né en 1823).
De race et de religion Israélites, fils d'un médecin des pauvres,
M. E. Manuel a pu trouver dans la Bible et dans le Talmud, ces
beaux livres de sa « tribu », il a trouvé aussi, dès son enfance
1. ■. Il est, en clTet, lyrique, invincitjlement lyrique... Il nage au milieu des
splendeurs et des sonorités et derrière ses stances flamboient comme fond
naturel, les lueurs roses et bleues des apothéoses. Quelquefois c'est le ciel, avec
ses blancheurs d'aurore ou ses rougeurs de couchant; quelquefois aussi la
gloire en feux de Bengale d'une Un d'opéra. Banville a le sentiment de la
beauté des mots. Il les aime riches, brillants et rares, et il les place, sertis
il'or, autour de son idée, comme un bracelet de pierreries autour d'un bras de
femme; c'est là un des charmes, et peut-être le plus grand, de ses vers... ■■
TniinpiuLK Gaiiuîh.
28 LES POETES
jusqu'à sa vieillesse, dansla douceur du foyer, paternel ou domes-
tique, la source d'une poésie plus grave, jdus méditative.
La source est puie : on y pcuL boire!...
Elle n'est pas seulement pure, elle est souvent profonde : elle
sort d'une âme humaine, ouverte à la sympathie et à la pitié.
Le premier chez nous, car sa manière ne ressemble ni à celle
de Sainte-Beuve, ni à celle non plus de Brizeux ou de M. Fran-
çois Coppée, M. E. Manuel a regardé, a interrogé la vie des
Humbles'. Il a raconté, il aurait voulu consoler et guérir,
comme son père le médecin, ces âmes obscures, qui souffrent
sans bruit de la deslinée; avec une sûreté, une finesse de touche
qu'on apprécie mieux (juand on y regarde de près, il a peint,
dans leur cadre familier, ces existences silencieuses. Oh ! il n'y
a rien d'éclatant, d'oratoire et, en apparence, de lyrique dans
cette poésie à mi-côte et à mi-voix, sérieuse, modeste, presque
timide, et volontairement effacée : elle se révèle par son parfum.
Ses propres souvenirs ou ses propres rêves, les joies ou les
peines de son existence, le poète nous les raconte volontiers : il
s'adresse au lecteur comme à un confident et à un ami. Et ce ne
sont pas de ces confidences de poète où l'auteur s'arrange pour
faire les honneurs de lui-même, pour se montrer, en belle attitude,
tel qu'il aimerait à être vu. Il y a dans ces Intimités, qui méritent
bien leur nom, une simplicité qui ne se farde pas, une sincérité
qui ne saurait pas, qui ne voudrait pas mentir, naïve et touchante.
Pénétrante aussi, lorsque non contents d'une lecture superfi-
cielle et littéraire, nous descendons, invités par lui, au fond
même des recueillements du doux poète. Cette page, noire ou
blanche, voilée de crêpe ou fleurie d'illusion, mouillée de larmes,
de larmes vraies, ou ensoleillée par un sourire, qu'il écrit tous
les jours, qu'il compose avec le miel ou les amertumes de sa
jiropre vie, pour y laisser, pour y retrouver plus tard la trace et
l'écho de sa destinée, nous y trouvons, à notre tour, une image
et un reflet de la nôtre. C'est le charme et la vertu de cette
i. ■' Les Poèmes populaires ont ii.ini Iniiiitoiuiis après leur eoniposilidii. Aussi
faut-il reconnaître à M. Manuel pour ce volume, comme ])our le précédent, un
mérite de priorité : c'est lui qui le premier a fait inaugurer, du moins fait
accepter ce genre nouveau de récits, pris dans l'existence de chacjue Jour où le
prosaïsme apparent du style est relevé par l'art de re.vécution... » E.mmanuel des
ESS.\RTS.
LES POÈTES 29
poésie familière. Si, au premier abord, elle semble s'être défendu
les grands horizons, elle ne se défend pas les échappées; si elle
paraît suivre la pente de son propre rêve, c'est bien souvent le
nôtre qu'elle devine, qu'elle traduit ou qu'elle raconte. Elle nous
aide à « forger notre àme », comme le poète a peu à peu forgé
la sienne; et cette poésie, qui est un bienfait puisqu'elle nous
fait du bien, exerce sur nous sa douce influence : elle joint la
leçon morale à l'attrait du vers, elle nous améliore en nous
agréant; si elle ne nous rend pas meilleurs et plus heureux,
parce que nous sommes trop difficiles à changer, elle nous aide
au moins à porter la A'ie.
Les tristesses de l'homme et du cœur humain ont été délica-
tement exprimées par M. E. Manuel. Pour dire et pour plaindre
les tristesses de la patrie {Pendant la guerre, A^wès la guerre) il
a su trouver, dans sa note toujours discrète et contenue, de
beaux accents. Son patriotisme sans phrases, sans plumet, sans
ambition d'aucun genre, mais d'autant plus profond et vibrant
qu'il cherchait moins à crier sur des ruines, s'est exhalé dans
des poèmes, très français, que l'Allemagne a interdits en Alsace.
M. E. Manuel peut être justement fier de cette interdiction
de nos vainqueurs, de cette mise à l'index de ses poésies, par
le ressentiment et la méfiance de nos voisins : c'est sa couronne
civique; il ne l'a jamais étalée, il a bien le droit de la porter.
Nourri, dès sa jeunesse, aux bonnes lettres, élève de l'Ecole
normale, professeur, devenu inspecteur général de l'Université,
M. E. Manuel est un classique, au meilleur sens du mot, dans sa
prosodie et dans sa langue. Ce n'est pas un classique étroit et
attardé, un rétrograde; mais les hardiesses, les innovations,
capricieuses ou téméraires, ne l'ont pas tenté, dans son ermitage
de rêveur, pas plus que le vain bruit de la fausse renommée. Il
s'est consolé des méprises de l'attention, qu'accaparent les gens
sonores, et des injustices de la fortune, qui suit plutôt les violents
ou les habiles, en demandant aux Lettres et aux Muses ce qu'elles
ont, du reste, de meilleur : le plaisir du Beau et la joie du Bien.
Charles Baudelaire '. ^11 faut essayer de tout com-
prendre en poésie, mais on n'est pas tenu de tout admirer. Les
I. Charles-Pierre Baudelaire, né à Paris en 1821, mort en 1867 : les Fleurs du
mal (1857).
30 LHS POKTKS
admirateurs, un jx-u oxccssifs, de ("Jiarlcs Baudelaire, le poète
des Fleurs du mal, nous excuseront de ne pas partager leur
admiration sans réserves. Il n'y a là aucun préjugé, aucune
hy|)Ocrisie : c'est affaire de goût.
Cliarles Baudelaire est un poète original, mais étrange, et
d'une étrangeté inquiétante. Elle est à la fois maladive et volon-
taire, naturelle et concertée : c'est, sans doute, une manière
dètre, de sentir et de souffrir qui lui est propre : c'est aussi,
par uiomonls, un rùlo, une altitude et un jeu bizarre, [)Our
ne pas dire, trop brutalement, une comédie '. Romantique tard
venu, il voyait les grandes places occupées; il se mit tout de
suite à l'écart des autres pour s'en distinguer; et il ne craignit
pas assez, il affecta au contraire de se singulariser, en s'isolant.
Yict(U' llugo lui avait écrit : « Vous dotez le ciel de l'Art d'un
rayon macabre ; vous créez un frisson nouveau ». Pour créer et
pour entretenir ce frisson nouveau, Cbarles Baudelaire })rojeta
et dirig-ea en effet un rayon macabre.
Ce « rayon maca])re » venait bien un ])cu des liai/oiis Jaunes
de Sainte-Beuve, de Josepb Delorme, dont il était peut-être le
prolongement, le dernier et le plus étrange. La singularité en
art est un bon moyen de succès, surtout (Ums un pays comme le
notre, où il ne déplaît pas à l'attention d'être eifarée. Sans dis-
cuter ici la tbèse générale de l'étrang-eté en poésie, de ses causes,
de ses caractères et de ses effets, bornons-nous à de courtes
réflexions sur la poésie satanique telle que Cbarles Baudelaire
l'a comprise. Des pièces comme la préface même des Fleurs du
mal. Au Lecteur :
La sottise, l'erreur, le péché, la li'sine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords.
Comme les mendiants nourrissent leur vermine...
qui se termine par ce vers agressif et peu engageant :
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon iVère...
1. " Uaudelairc, écrit Saiiite-Bciivc. a Iroiivi- moyen de se bâtir, à rcxlrcmilé
<l une, laniTuc de terre répiUée inhabitable, un kiosque bizarre, mais coquet et
mystérieux, où l'on récite des sonnets exquis, où l'on prend de l'opium et mille
«Irogues abominables dans des Uisses d'une porcelaine achevée. Ce singulier
l<ios(ine, fait en marqueterie, d'une originalité concertée et composite, (jui attire
les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romanti(iue, j'appelle cela la
Faite Uaudelairc. ••
LKS PIIKTES 31
«les ])oèmes comme f ne charogne, le Vampire, le Spleen, comme
d'autres sur le Vin, — le Vin des Chiffonniers, le Vin de C As-
sassin,— peuvent être curieux en nous révélant une àme hantée
par (les songes tristes ou des visions malsaines; ils peuvent être
intéressants par le détail et le souci de l'expression raffinée ; ils
sont contraires^e parti pris, à l'essence de la jpureej^ belle
jioésie, puisque nous passons du royaume de la beauté dans
oelui, volontairement préféré par le poète, de la bizarrerie et de
la laideur. L'auteur nous soumet, de gré ou de force, au régime
<le ses poisons, nous invite à respirer avec lui des odeurs mau-
vaises. Quoi d'étonnant que notre goût s'y refuse et que nous
cherchions ailleurs notre plaisir?
Et puis la singularité n'est pas plus la preuve du talent, du
grand talent, que le fantastique, ainsi entendu, n'est un coin,
agréable et habitable, de la fantaisie '. La fantaisie de Bau-
delaire, victime des influences pernicieuses d'Edgar Poë, de
l'opium, du haschich, et de ses propres hallucinations, est une
fantaisie noire et triste. Les feux follets qui dansent sur les
marécages ne sont point une lumière joyeuse : leur petite
flamme bleue, formée de vapeurs fangeuses, n'a pas la douce
clarté des étoiles. L'éclat des poèmes de Baudelaire a, pour
le goût superstitieux, quelque chose de ces lueurs des marais
et des cimetières, que les âmes simples croient maudites et
réprouvées -.
Deux contemporains de Baudelaire, Louis Bouilhet (1822-
1. Fantaisie, chez nous, chez nos vieux poètes, est synonyme iUt eaprice Joyeux :
Au logis il'iuie fille où j'ai ma fantaisio...
(RÉGNIER, Sat. ni.)
Et le gentil troupeau des fantastiques Fcos
» Autour do moi dansait à cottes dégrafées...
(ROXSARD.)
•2. •• Le ipoole des Fleurs da mal .-limait ce tju'on appelle inipro|iremenl le style
<le décadence et qui n"esl autre chose que l'art arrivé à ce point de maturité
extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent :
style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant
toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques,
prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s'elTor-
c^ant à rendre la pensée dans ce qu'elle a de plus ineffable et la forme en ses
contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire, les
oonlidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se
<léprave et les hallucinations bizarres de l'idée fixe tournant à la folie. Ce style
de décadence est le dernier mot ilu Verbe sommé île tout exprimer et poussé à
l'outrance... » Théophu.e Gai tieu (février 1SG8).
32 LES PUETKS
1869), l'auteur do Mélœnis, de Festons et Astragales, des Der-
nières chansons, poète patient et précis, et M. Edouard Grenier
(né en 1819), poète facile et charmant, trop méconnu de notre
génération \ mériteraient mieux qu'une mention rapide. Citons
encore, à titres divers, Auguste Vacquerie, l'admirateur, le dis-
ciple et l'ami de Victor Hugo, dont les œuvres de dramaturge et
les campagnes de journaliste ont rejeté dans l'ombre les poésies;
Auguste Lacaussade, dont le nom demeure attaché à une bonne
traduction de Leopardi; Jules Barbier, le librettiste célèbre;
Marc Monnier (1829-1885), improvisateur fécond, qui s'est peut-
être trop prodigué en se dispersant.
Deux chansonniers, Pierre Dupont (1821-1870) et Gustave
Nadaud (1821-1893), l'un plus populaire, l'autre plus spirituel
et plus délicat, reprennent et continuent, chacun dans son genre,
la tradition de Béranger. Ils ont été, depuis, remplacés par
d'autres, car rien ne passe comme la chanson, mais la plupart
de leurs héritiers neles valent pas. On chante toujours, de Pierre
Dupont, les Bœufs, les Pins, le Chant des ouvriers, Ma vigne;
de Gustave Nadaud, les Deux gendarmes, la Garonne, le Voyage
aérien, Carcassonne, l" Insomnie. Le premier a une veine plus
large et plus robuste, il a respiré de plus près la bonne odeur
de la terre; sa voix est plus mâle, plus chaude et plus étendue.
Le second a été un homme de beaucoup d'esprit, tantôt satirique
ingénieux, sans amertume, caricaturiste léger et amusant,
tantôt rêveur tendre et même mélancolique, dont la chanson
tourne sans effort, mais non sans grâce, à l'odelette ou à
l'élégie.
Nous allons entrer dans un temple plus grand. Nous voici à la
porte du Parnasse : arrêtons-nous un moment sur le seuil.
Les Parnassiens; les trois Pâmasses. ^ L'histoire
complète, exacte et détaillée du Parnasse est encore à faire :
1. « ... Il est le représcntîinl (listinsué d'une génération (Tcsprits meilleure et
plus saine que la nôtre. On ne sait si son œuvre nous intéresse plus par elle-
même ou par les souvenirs qu'elle suscite; mais le charme est réel. Toute la
grande poésie romantique se réfléchit dans ses vers, non effacée, mais adoucie,
comme dans une eau limpide... ■> Julks LemaIthe.
LHS POEÏKS 33
on la fera probablement au siècle prochain. Sans prétendre en
donner ici autre chose (ju'un aperçu, essayons de retrouver et
de saisir, dès son origine, dès son berceau, ce mouvement
poétique si intéressant. Les Petits Mémoires d'un Parnassien,
publiés récemment par un Parnassien de la première heure,
M. L. Xavier de Ricard, vont nous faciliter la tâche.
Au début, les deux fondateurs, qui voulaient créer une nou-
velle école, un nouveau cénacle, MM. L. Xavier de Ricard et
Catulle Mendès, s'adressèrent, comme il était naturel, aux jeunes
poètes, [)Our avoir des adhérents, et à la presse pour faire leur
annonce. Ils se donnèrent un tétrarchat de maîtres et de juges :
Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire et Banville.
Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, fut
publié par livraisons, imprimé par l'imprimeur Toinon, sous la
direction de M. A. Lemerre. La première livraison est du
2 mars 1866, la dix-huitième et dernière, de la fin du mois de
juin de la même année. Ces premiers Parnassiens étaient trente-
sept, à l'origine, ni plus, ni moins, dont voici les noms, par
ordre de publication dans le livre :
Théophile Gautier, Théodore de Banville, José-Maria de Here-
dia, Leconte de Lisle, Louis Ménard, François Coppée, Auguste
Vacquerie, Catulle Mendès, Ch. Baudelaire, Léon Dierx, Sully
Prudhomme, André Lemoyne, L. Xavier de Ricard, Antony Des-
champs, Paul Verlaine, Arsène Houssaye, Léon Valade, Sté-
phane Mallarmé, Henri Cazalis, Philoxène Boyer, Emmanuel des
Essarts, Emile Deschamps, Albert Mérat, Henry Winter, Armand
Renaud, Eug'ène Lefébure, Edmond Lepellefier, Auguste de
Chatillon, Jules Forni, Charles Coran, Eugène Villemin, Robert
Luzarche, Alexandre Piédagnel, A. Villiers de l'Isle-Adam,
P. Fertiault, Francis Tesson, Alexis Martin.
La plupart de ces jeunes gens avaient déjà publié un ou deux
volumes, vers ou prose. Les plus inédits étaient alors José-
Maria de Heredia, François Coppée, Paul Verlaine, Stéphane
Mallarmé, Edmond Lepelletier.
Le premier Parnasse fut suivi de deux autres : le second,
préparé dès 1869, ajourné, en raison de la g-uerre, à 1871; le
troisième, le dernier, qui date de 1876. Ce fut, cette fois, l'édi-
teur des poètes, M. A. Lemerre, qui se chargea de publier les
Histoire de la langue. Vllï. 3
34 LES POETES
deux séries. Les Parnassiens purs dominaient encore , mais,
dans une pensée d'éclectisme accueillant et de bonne confra-
ternité, on décida d'accepter — ou de subir — tous ceux qu'une
certaine notoriété, plus ou moins légitime et répandue, rendait
admissibles. Le Parnasse se clôtura par une Anthologie en
quatre volumes publiée chez A. Lemerre.
« Dès le premier Parnasse, écrit M. Xavier de Ricard, les
Romantiques étaient venus à nous , mais non tous. Certains
tout de même avaient des restrictions devant ces jeunes, qu'on
leur disait bien issus d'eux, mais chez quelques-uns desquels
l'air de famille se dilTérenciait du présage inquiétant de quel-
ques types aberrants. D'autres, ceux qui, après avoir combattu
l'immobilisme classique, enfermaient (par logique!) toute l'évo-
lution du siècle en Victor Hugo, avec défense d'en sortir —
éprouvaient de cruelles appréhensions — »
Il écrit encore, plus loin :
« .... Certes, toute la poésie contemporaine n'a pas été con-
tenue dans le Parnasse. Il est facile de citer des noms qu'il est
regrettable de ne pas y trouver. Il est également facile d'en
citer d'autres — et ce n'est pas une compensation — qu'il est
fâcheux d'v rencontrer. Mais il faut considérer avec indul-
gence les conditions et les difficultés de ce genre de recueils :
la perfection n'y est pas plus réalisable qu'en autre chose. Il
est utopique de ne pas compter avec les erreurs loyales d'ap-
préciation, d'abord; puis aussi avec les préventions, complai-
santes ou hostiles, où il entre plus ou moins de sincérité — »
Après ces préliminaires, qui nous ont semblé indispensables,
venons maintenant aux noms et aux œuvres. Ils n'est que juste
de commencer par les deux fondateurs du premier Parnasse :
MM. Catulle Mendès et L. Xavier rie Ricard.
Catulle Mendès et L. Xavier de Ricard. — Quel dom-
mage que le talent, si souple, si brillant et si riche, de M. Catulle
Mendès (né en 1843), le mieux doué peut-être de ces jeunes gens,
qui ont vieilli, et dont qufdcjurs-uns sont devenus académiciens
— ce à quoi, aux environs de 1866, ils ne songeaient guère, —
se soit flispersé sur tant de sujets! De Philoméla, son premier
recueil, à la drive des vigties, « du cliantre harmonieux de
l'amour et de la nuit », comme on disait autrefois, à la ven-
LES POÈTES 35
dangeuse gourmande, qui aime tant, qui aime trop à grappiller,
vous trouverez dans la A^olière poétique de M. Catulle Mendès
tous les ramages, et tous les plumages. Il est capable de tout
imiter, et, si l'envie lui en prend, de tout contrefaire. Gela ne
veut pas dire que son inspiration ne soit pas personnelle et ori-
ginale, bien à lui et rien qu'à lui; mais on croirait que sa facilité
merveilleuse s'est laissé tenter par le démon du pastiche. Aven-
turier et nomade, au lieu de se tailler un domaine et un
royaume, il a couru, dans tous les sens, d'un bout à l'autre du
vaste ciel de la poésie.
Poésie grave ou légère — Philoméla, Soirs moroses, Pantéleia,
— héroïque — Contes épiques, — erotique — Intermède, — il
s'est amusé, il a réussi dans tous les genres, sans en préférer,
sans en adopter aucun. Ce « Polyphile » a joué de tous les
instruments, à sa fantaisie. On lui en a peut-être voulu de ce
talent si rare et si agile d'amateur universel, que ])ersonne n'a
eu autant que lui. Peut-être aussi ce talent même, avec la diver-
sité séduisante de ses aptitudes, l'a-t-il empêché de se ramasser,
de se concentrer dans un chef-d'œuvre véritable où il eût donné
toute sa mesure.
Il a eu contre lui beaucoup de monde, sans parler des jaloux.
C'est pourtant dans cette œuvre très diverse et très nuancée,
qu'on pourrait trouver l'image la plus fidèle, l'abrégé le plus
complet de toutes les tentatives et de toutes les nouveautés du
Parnasse. Ajoutons, pour être équitable, que très peu de poètes,
depuis Théophile Gautier, ont mieux su et plus habilement
manié la langue française. Il ne nous paraît pas douteux que,
dans quelque vingt ou trente ans, l'avenir, en faisant un choix
dans son œuvre, dont il oubliera, dont il condamnera certaines
parties, n'admire ou n'excuse plus que nous cet enfant prodigue
qui a eu de si beaux dons!
L'auteur des Chants de faube, de Ciel, Rue et Foi/er,
M. L. Xavier de Ricard (né en 1843), est surtout un poète
philosophe, plein de pensées nobles et d'émotions généreuses,
un homme de son temps, de notre temps. Il n'a pas seulement
inscrit son nom à la base du Parnasse ; il a été un des précur-
seurs, un des promoteurs de ceux qui, montés sur la colline,
voulaient découvrir de là le monde moderne et faire entrer la
36 LKS 1>0HTES
poésie dans les voies nouvelles où il leur semblait qu'allait mar-
cher dorénavant l'humanité.
Sully Prudhomme '. — C'est plutôt la vie intérieure que le
doux [xx'le de l'analyse, M. Sully Fiudhomme, a interrogée.
Tous ses recueils de poésies, depuis les Stances et Poèmes (1866)
jusqu'aux Vnhtes tendresses (1875) et aux poèmes, trop rares,
qu'il écrit encore, ont ce même caractère, ce même accent, de
mélancolie pensive, d'nmour inquiet de la justice et de la beauté,
de méditation souv(Mit douloureuse devant l'énii^iue du monde
et la misère humaine, d'incertitude (d d'anfz'oisse devant l'infini,
d'élévation vers uji Dieu, celui de Pascal, que son cœur vou-
drait faire accepter à sa raison, de résignation, mèl('M> de révoltes,
à la vie.
J'ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j'ai de mes tourments multiplié les causes,
D'innombrables liens, frêles et douloureux,
Dans l'univers entier vont de mon âme aux choses...
Lue enfance orpheline et triste, timide et incrédule au lion-
h(^ur, bien que tendrement choyée; une vocation, une aspira-
lion vers la jioésie, contraricV par d(»s études positives, l'ont en
quelque sorte prédisj)Osé à sentir et àsoufïVir [)lusque les autres
hommes. Le chemin de la vie a effrayé cet enfant malheureux:
il s'en est détourné, dès ses |>remiers ])as, pour se réfugier,
|)Our se lihdtir en lui-même. Il y avait d'abord rencontré' le
deuil, et, de ce premier deuil entrevu, (\o ces premières larmes,
versées ou comprises, il lui restera toujours une vague
appréhension contre la destinée. Il y a ensuite rencontré l'étude
et la science, et, comme il en attendait la certitude et le repos
(ju'elles ne lui oui pas donnés, — Douter, Ciboire, Agir Oui,
mais comment? — il en a éprouvé une seconde et pénible désil-
lusion. Il a enfin rencontré l'amour : il a cherché dans des yeux
aimés une réponse que ces yeux charmants et ingrrals ne lui ont
pas faite; il s'est senti si malheureux, si déçu, (|u'il n'a [)as eu
le courag'e de tenter un(> seconde épreuve et s'esl enfoncé plus
I. Sully Prudlionimc. ne à Paris en 1839 : Stances et Poèmes (18G5). traduction
rii vers (iu I''' livre de Lucrèce (1866), les Épreuves (1860). les Soliludes [\W.\): les
Ecuries d'Aitr/ias, Croquis italiens, Impressions de la r/uerre (1 806-1 S":i), les Des-
tins (1812), In Révolte des fleurs (1871), la France (IS'i), les \'ai7ies tendresses (18*3),
la Justice (1878). le Prisme (1880). le lionlinn- (1888).
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. Ff
T. Vfll, CH. II
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SULLY PRUDHOMME
D'APRÈS UN DESSIN ORIGIN/^L DE LOUIS LELOIR
I.KS 1»0KTKS 37
avant dans ses solitudes, dans ses rêveries. Et désormais la
beauté, la grâce féminine , le feront soufTrir, comme une bles-
sure rouverte, comme le rappel cuisant et doux d'une espérance,
dune déception et d'un regret.
Ici-bas, tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts :
Je rêve aux étés qui demeuront
Toujours...
Cette fuite éternelle des ét(''s, ces brèves et cbangeantes sai-
sons de la vie bumaine, ces jours inquiets, perpétués par la
mémoire, un peu endormis par l'habitude, mais toujours
menacés par l'épreuve, M. Sullv Prudbomme en a noté toutes
les impressions, les plus ténues, les plus délicates, les plus fugi-
tives, depuis celles qui s'élèvent, encore confuses, dans un cœur
d'enfant, jus({u'à celles, plus réfléchies et plus mûres, plus
douloureuses aussi, que la jeunesse, la maturité, puis enfin
l'approche du soir de la vie font naître et renouvellent en nous.
11 a saisi au passage et il a fixé toutes les nuances de la pensée
ou du rêve, toutes les voix de cette mélancolie, inséparable de
l'homme, qui nous accompagne, comme notre ombre, du
berceau à la tombe, à travers la vallée de souci où nous traî-
nons nos journées, où « nous buvons l'eau triste et troublée de
jiotre vie. >> On sent ici le souvenir et l'écho du grand Lucrèce
que M. Sully Prudbomme a traduit admirablement et qu'il a
sans doute beaucoup lu, parlant de l'enfant qui vient au monde,
comme un pauvre petit naufragé, nu et vag'issant :
Yagituque locum lugubri complet, ut a?quum est
Cui lantum in vila restet transire malorum.
On sent aussi l'angoisse et la pitié de Pascal, un autre des
maîtres préférés de notre poète.
Et cependant M. Sully Prudbomme n'est ni un épicurien, ni
un janséniste. C'est plutôt un stoïcien très tendre, que la vie,
au lieu de le dessécher et de l'endurcir, a rendu de plus en plus
compatissant pour les épreuves des autres. S'il a renoncé aux
vaines tendresses, au doux rêve de
S'asseoir tous deux au bord d'un Ilot qui passe;
38 LES POETES
si le devoir d Tolistacle, si « la sainte horreur de la faute » lui
ont défendu les amours coupables, il s'est fait du bonheur une
i(b''e si haute, il a reporté sur les hommes, si fraternellement,
toute sa puissance d'airection, il a aimé si pieusement, avec ses
semblables, la justice, la vérité, la patrie, la paix sociale, tout
ce (jui enchante et ennoblit ici-bas la vie humaine, que son
«euvre excellente est un<> leçon de saiiesse, de mansuétude et de
charité.
II a tous les soucis de la fralLTiiiti'.
Il en acce}>te et il en conseille toutes les tâches.
TN SONGE
Le laboureur m'a dit eu songe : « Fais ton pain.
Je ne te nourris plus, gratte la terre, et sème. »
Le tisserand m'a dit : « Fais tes habits toi-même. »
Et le maçon m'a dit : « Prends la truelle en main. »
Et seul, abandonné de tout le genre humain
Dont je traînais partout l'implacable anathème.
Quand j'implorais du ciel une pitié suprême,
Je trouvais des lions debout sur mon chemin.
J'ouvris les yeux, doutant si l'aube était réelle...
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,
Les miniers bourdonnaient, les champs étaient semés.
Je connus mon bonheur et qu'au monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes,
Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.
Une œuvre comme celle-là, très personnelle à la fois et très
humaine, si elle n'atteint pas jusqu'à la foule, jusqu'au gros
public, est le charme et la nourriture, le miel et le pain des
délicats ^
François Coppée -. — M. François Coppée est le plus popu-
laire des Parnassiens. D'où vient cette popularité à laquelle son
1. « ... C'est par l'exclusion de toul seiilinicnt oratoire, c'est par la recherche, -
dans les mots et dans les lournures, de la simplicité la plus expressive, de
la nuance la ])lus délicate, (pie Sully Prudhonuue est arrivé à produire des
eJTets si poétiques. Pour réussir à empreindre ainsi dans son œuvre la forme
personnelle de sa sensibilité et de sa pensée, il lui a fallu la connaissance
exacte des secrets et des ressources de son art, la discipline imposée à une
verve d'abord trop épandue, l'habitude d'une exécution longuement médiléc
Ces qualités, innées en lui, se déveloi)pèrent sous l'influence du sévère Apollon
qui régnait sur le •< Parnasse conlcniporain... •• Gaston Paius, Penseurs el Poètes,
p. 265.
2. François Coppée, né à Paris eu ISii' : le Reliquaire (1800), les Inliinilés
LES POETKS 39
théâtre, ses romans et ses articles de journaux n'ont pas nui,
mais qu'il doit surtout, comme il devra le meilleur de sa
renommée, à ses poésies? De deux choses, croyons-nous, qui
allaient ensemble et se sont trouvées, pour ainsi dire, à
l'unisson : de son genre préféré, sinon ordinaire, et de la nature
hahiluelle de son talent.
Ce poète lyrique, d'un lyrisme moyen et intelligible, est un
enfant, nous n'oserions pas dire un gamin de Paris, d'abord
petit employé dans un ministère, un artiste qui tient au peuple
et à la petite bourgeoisie, aux humbles, par quelques-unes de
ses fibres ; qui leur ressemble et qui n'a pas honte de leur res-
sembler dans ses amours, dans ses flâneries, dans ses curio-
sités ou dans ses attendrissements. Il a exprimé sous une forme
sim[»le, assez choisie et ouvragée pour plaire aux artistes, assez
familière, sans être commune cependant, pour convenir à la
foule, des idées et des sentiments qui étaient en quelque sorte
du domaine public. Il a peint de petits tableaux de genre, pit-
toresques ou anecdotiques, des coins de rue et de banlieue, des
idylles de square, de jardin et de faubourg, toutes contempo-
raines ; des promenades, que tout le monde peut faire, des
intérieurs, que tout le monde peut regarder. Un réalisme senti-
mental, parfois attendri ou un peu moqueur, que l'accent de
pitié ou la légère ironie du poète sauvent habilement de la pla-
titude : voilà la note et le mérite de ce genre moins naïf qu'il ne
paraît, moins facile aussi qu'il n'en a l'air. La preuve c'est que
les imitateurs de M. François Coppée, et il en a eu de nombreux,
ont été presque tous des imitateurs maladroits : les uns sont
tombés, à dessein ou non, dans la vulgarité, les autres, dans
la mièvrerie. M. François Coppée a su presque toujours éviter
l'une et l'autre.
Comparez ce réalisme moderne, parisien et bourgeois, au
réalisme antique : vous verrez sans doute la différence. Les
idylles, les petits tableaux de l'art ancien, les mimes, ou
scènes de la vie réelle, les petits bas-reliefs délicieux de l'^ln-
thologie, ont une grâce inexprimable, inimitable. C'est que là-
(1868), Poèmes modernes (1869), les Humhles (1872), le Cahier rouge (1874), Olivier
(1875), l'Exilée (1877), Récils et Élégies (1878), Arrière-Saison (1887), Paroles sin-
cères (1890), etc.
40 LES POÈTES
bas, «lans la Grèce heureuse, en Sicile ou en Italie, le soleil, les
jeux (le lombre et de la lumière, le bleu du ciel et des eaux,
le voisinag-e de la mer retentissante, donnent tout de suite plus
de charme au décor des choses. Chez nous le prosaïsme et la
laideur sont à craindre. Le dimanche duii ouvrier, un jeu de
boules et une g^uiniiuette de banlieue, la causerie d'une nour-
rice et dun « pioupiou », un petit épicier qui casse du sucre,
même avec mélancolie, c'est assez pour égayer, pour occuper
un moment l'attention, ce n'est guère pour éveiller la poésie.
Comparez, d'autre part, ces humbles, ces petites gens, de
M. François Coppée, aux Malheureux des Contemplations, ou
aux Pauvres rjens de la Légende des Siècles : vous mesurerez,
d'un coup d'œil, toute la distance entre la grande poésie, large
<'t magnifique, qui embellit, qui agrandit ce qu'elle touche, et
ces instantanés, pris en passant, par un parnassien qui voulait
amuser sa flânerie. Le bout de la rue de Vaugirard, le talus pelé
des fortifications, un banc de boulevard extérieur, « un chemin
noir, semé d'écaillés d'huîtres... » la poésie a beau être partout,
aller partout; il semble qu'elle sorte un peu de son royaume en
allant par là.
C'est justement le mérite et l'art de M. François Coppée
(l'avoir su embellir ces petites gens et ces petites choses par un
rayon de grâce, de poésie — et de bonté — qui les effleure. Il
a su de même, quand il en venait à sa propre vie, nous ouvrir
son « reliquaire » intime, nous dire ses joies et ses peines de
rêveur, de poète, d'amoureux, et nous intéresser à elles, en se
contentant de noter pour nous, sans lyrisme éclatant ni éperdu,
les battements de son âme. Ce n'est pas assurément le Lac, la
Tristesse d'Oli/mpio, ni le Souvenir; ce sont des émotions plus
douces, plus ordinaires, qui ont ridé une vie moins orageuse
et une àme moins agitée. Mais les Parnassiens ne sont ])lus des
romantiques : les grands cris de passion et de désespoir ont été
poussés. Ne demandons pas au poète du Reliquaire, des Intimités,
d Olivier et du Cahier rouge un romantisme exalté : le deuil de
la petite élégie, de l'élégie moderne et bourgeoise, a les cheveux
moins épars, la plainte plus discrète, le « noir » plus modeste
et moins éclatant.
Ne lui demandons pas davantage, à ce réalisme [tarisien, sobre
HIST. DE LA LANGUE 3c DE LA LITT. FR.
T. VIII, CH. Il
Armand Colin & O", Étliteurs, Paris
FRANÇOIS COPPÉE
d"apiès une photographie appartenant à M"" A. Coppce
LKS l>()ETKS 41
et précis, le souftle religieux des Méditations ni le soufde épique
<le la Légende. Les petits poèmes de l'auteur des Récits et des
Elégies, de la Grève des forgerons, etc., sont des élégies, conte-
nues et réduites volontairement, des épopées en raccourci. La
forme en est presque toujours achevée, la composition simple
et harmonieuse, le détail juste et très bien choisi, l'expression
aisée et en même temps subtile et adroite, à la fois très natu-
relle et très surveillée '. ^L François Coppée laisse à d'autres
les grands sujets et les grandes toiles. De petits chefs-d'œuvn^
dans un petit cadre, un travail de main très attentif et très
habile : voilà où il excelle et ce qui vaut la peine d'être admiré.
José-Maria de Heredia -. — Eclatant, triomphant, avec
son nom de « Conquistador », (|ui sonne déjà comme une vic-
toire, ^L José-Maria de Ileredia est un faiseur de beaux son-
nets, réguliers et irréprochables. Son recueil, unique jusqu'à
présent et glorieux, les Tropltées, est comme une Légende
des siècles en médailles. A côté de M. Chaplain et de M. Roty,
]\L J.-^[. de Heredia, dompteur et sculpteur de mots, est, dans
son genre, un des artistes souverains de notre temps ^. Nourri
de fortes études classiques dont la trace est visible dans son
livre, puis élève de l'Ecole des Chartes et préparé par ses lec-
tures aux restitutions exactes du passé, doué entre tous du sens
<le la vie, de la forme et de la couleur, le poète des Trophées a
<lressé un véritable monument, ivre perennius. A force d'art et
•de patience, il a fait tenir tout un poème en quatorze vers, dans
le moule, étroit et plein, du sonnet.
Rappelons brièvement, pour donner, avant d'en venir au
<létail, l'idée de l'ensemble, les divisions de son livre, c'est-à-
1. ■• La poésie en détail, voilà ce que représente excellemment M. François
■(loppée. 11 est venu après Victor Hugo, comme Téniers après Rubens, comme
Gérard Dow après Rembrandt. Pareil à ces petits maîtres flamands et hollan-
<lais avec lesquels il a tant de ressemblance, il a rapproché l'art de la foule
sans l'éloigner des artistes. 11 plait aux simples par la simplicité vraie de ses
•conceptions, aux raffinés par les raffinements merveilleux de son faire... ■•
Auguste Dokciiaix.
■2. José-Maria de Heredia, né près de Santiago de Cuba, en 1!S42 (la famille
fie sa mère était originaire de Normandie) : les Trophées (1S93).
3. •• Chacun de ses sonnets suppose une longue préparation et que le poète a
vécu des mois dans le pays, dans le temps, dans le milieu particulier que ces
■<leux quatrains et ces deux tercets ressuscitent. Chacun d'eux résume à la fois
beaucoup de science et beaucoup de rêve. Tel sonnet renferme toute la l)eauté
d'un mythe, tout l'esprit d'une époque, toul le pittoresque d'une civilisali()n. ■
Jules Lemaître.
42 LES PdÈTES
(lire l;i suite de ses évocations. — I. La Grèce et la Sicile : Her-
cule et Ica Centaures \ Artémis et les Nymphes; Persée et Andro-
mède; Épi;irammes et Bucoliques. — II. Rome et les Barbares :
Hortorum deus; Antoine et Cléopâtre; Sonnets épigraphiques. —
III. Le Moi/en Age et la Renaissance : — de Vitrail à Rêves
d'émail; les Conquérants. — IV. 1j Orient et les tropiques : la
Vision de Khem; Pièces diverses. — V. La Nature et le Rêve :
Pièces diverses; la Merde Bretagne. — YI. Cette dernière partie
n'est plus en sonnets : le Romancero et les Conquérants de
Vor. Honorons d'abord une pareille poésie et commençons [tar
l'admirer, en la citant. Voici un morceau du premier groupe,
la Grèce et la Sicile :
LE TIIERMUDON
Vers Thémiscyre en feu qui tout le jour trembla
Des clameurs et du choc de la cavalerie,
Dans l'ombre, morne et lent, le Thermodon charrie
Cadavres, armes, chars, que la mort y roula.
Où sont Phœbé, Marpé, Philippin, Aella,
Qui suivant Hippolyte et l'ardente Astérie,
Menèrent l'escadron royal à la tuerie?
Leurs corps déchevelés et blêmes gisent là.
Telle une lloraison de lys géants fauchée,
La rive est aux deux bords de guerrières jonchée
Où parfois se débat et hennit un cheval.
Et l'Euxin vit, à l'aube, aux plus lointaines berges
Du fleuve ensanglanté d'amont jusqu'en aval
Fuir des étalons blancs, rouges du sang des Vierges.
En voici un autre, emprunté à la deuxième partie, Rome et
les Barbares :
ANTOINE ET CLÉOPATHE
Tous deux, ils regardaient, de la haute terrasse,
L'Egypte s'endormir sous un ciel étoutTant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu'il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.
Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d'un enfant.
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu'enivraient d'invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires;
LES POETES 4;?
Et sur elle courbé l'ardent Imperator
Vit clans ses larges yeux étoiles de points d'or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.
Personne chez nous, depuis André Gliénier, qui a dû être,
après Homère, Théocrite et Catulle, un de ses premiers initia-
teurs, n'a eu comme M. J.-M. de Heredia le sens de ce qu'on
pourrait appeler la sonorité poétique. Le son frappe et remplit
son oreille joyeuse ; il aime, il se rappelle et il sait employer
ces beaux noms, éclatants comme le sien même, retentissants
ou harmonieux, qui nous viennent de la Grèce, et qui sont déjà
de la poésie. Essayons, pour préciser un peu notre critique, un
commentaire, à la mode d'autrefois, de son beau sonnet le
Thermodon. Traitons -le déjà comme un classique rencontré
dans une Anthologie et interprété par un scoliaste.
Les guerrières amazones ont été vaincues. Le repos du soir
succède au tumulte de la mêlée; le flenve roule, impassible et
lent, oii roulaient les escadrons furieux. Le premier quatrain
peint largement le champ de bataille et fait ressortir l'antithèse
entre le feu du combat et l'ombre apaisée. Voici deux vers,
agités d'une sorte de trépidation :
Vers Théniiscyre en feu qui tout le jour trembla
Des clameurs et du choc de la cavalerie...
Les deux autres vers, plus étoufFés, ont un son plus sourd et
une note plus éteinte ; vous voyez, vous entendez rouler le
fleuve :
Dans V ombre, morne et lent, le Thermodon charrie
Cadavres, armes, chars, que la mort y roula...
Où sont les belles guerrières?... C'est le cri, naturel et jaillis-
sant, de l'évocation poétique :
Où sont-ils. Vierge souveraine'?...
... 0 ubi campi,
Sperchiusque et virginibus bacchataLaca>nis
Tayget a '-?....
Et ici le poète, dans une mélopée funèbre, dans un rappel
des vierges disparues, rassemble ces beaux noms antiques,
1. F. Villon, Ballade des dames du temps jadis.
2. Virgile, Géorgiques, II, i-85.
4t LKS l>(lKTKS
ijui, à eux seuls, éveilloiit on nous Tidéc de formes charmantes :
(lù sont Phœbé, .Akupé, Philippis, Aella...
Noms fluides et délicieux, caressant Toreille,
Qui suivant llippolyte et l'ardenle Astérie...
Ilippolyle, celle qui délie les chevaux, et Astérie, au nom
^l'étoile,
Mcaércnt l'escadron royal à \d.lueric...
C'est la chevauchée, la course à la mort; le premier mot :
A'Jenèrenl, jeté en avant, sonne, piaffe et galope. Mais la che-
vauchée a été sanglante et désastreuse, les Amazones sont
désarçonnées : elles gisent maintenant, formes inertes. Le vers,
lui aussi, dit l'accahlement et la mort.
Leurs corps déchevclcs et blancs gisent là...
Là répond à menèrent; plus de mouvement, plus de hataille,
plus rien.
Les deux tercets formcid la seconde partie du poème. Le
poète et son lecteur regardent tristement cette jonchée d'Amazo-
nes. Est-ce une réminiscence, naturelle et sans doute involon-
taire, chez le poète nourri des anciens, le souvenir d'une com-
paraison et d'un mouvement qui sont déjà dans Catulle, dans
Virgile et dans Lucain? — Dans Catulle :
Ut nos in seplis secreli nascilur Iiorti ;
ilans Virgile :
Purpureus veluli quuni llos succisus aratro
Languescit moriens, lassove papavera coïlo
Demisere capul...
<hins Lucain :
Ouaiis IVugifcro quercus sublimis in agro...
Les vers de M. J.-M. de Heredia peuvent soutenir loutes les
comparaisons.
Telle une floraison de li/s géants fauchée,
La rive est aux deux bords de guerrières j'onr/u'C
Où parfois se débat et hennit un cheval.
Et ce hennissement d'un cheval effaré, c'est comme la dernière
« clameur » d'un soir de tuerie, la voix du compagnon de gruerre
a|q»elant sa maîtresse qu'il ne voil plus.
LKS PIIETKS 4.>
Enfin \o dornier tercet achève et couronne la [»ièce. La Manche
Aurore s'est levée sur le carnage; l'Euxin, car il est vivant, a
ouvert les yeux :
Et l'Euxin vil à Vaube^ aux plus lointaines berges
Du lleuve ensanylanté d'amont jusqu'en aval.
Fuir des étalons blmira ronges du sang des Vierges.
11 esl, impossible de ne pas voir ces taches de sang- sur des
croupes blanches. L'impression de tuerie, de carnage, d'eaux
ensanglantées, de blancheur aussi, — les lys, les étalons blancs,,
les Vierges — nous poursuit jusqu'à la fin et nous demeure.
Ce qu'il faudrait dire, ce que cette courte et froide analyse
ne (ht pas assez, c'est combien la justesse du mouvement poé-
tique, le choix et la précision des mots, la coupe des vers, la
richesse des rimes assorties et alternées, donnent de beauté, de
vigueur et de charme à l'ensemble quand on relit la pièce, sans
s'arrêter, presque d'une haleine. Ce qu'il faudrait dire encore
c'est la souple variété de ces sonnets (pii nous mènent de la
Grèce au Japon et qui se succèdent sans se ressembler. Nous
renvoyons au livre, qu(^ tout le monde a lu et qu'on relira long-
temps après nous.
André Lemoyne. — Plus âgé que la plupart des Parnas-
siens, leur aîné, mais l'égal des plus grands, bien qu'il n'ait
pas obtenu toute la célébrité ni toutes les récompenses qu'il
méritait, M. André Lemoyne (né en 1822) est un poète délicieux.
On l'aime beaucoup, on le préfère même, à certaines heures,
quand on l'a bien lu. Celui-là aussi est un petit-fils de Virgile
et de Théocrite, un arrière-neveu de notre La Fontaine. Il a su
garder, dans le tumulte de Paris, dans l'inquiétude de la vie
littéraire contemporaine, une àme simple, rustique, songeuse,
et charmante. C'est le vieillard de ïarente : il a sa cabane et
son jardin ' où chante le roitelet.
Le petit roitelet olive à crête aurore,
et même le rossignol, sur les flancs, un peu envahis, du Par-
nasse. La solitude lui a été bonne si la vie ne lui a pas toujours
été clémente. Elle l'a préservé d'imiter les autres, et il ne res-
1. Il aimait les jardins, était protro de Flore.
Il l'était de Poraone encore.
Ces deux emplois sont beaux...
'La FoNT.\iNt;.l
46 LES l'OKTKS
semble à personne; elle lui a conserve une fraîcheur et une
candeur d'impressions, une pureté de voix et de style, que, seuls,
les profanes et les dédaigneux, ceux qui n'aiment pas assez la
poésie discrète et le bon travail, n'estiment pas à leur juste prix.
L'auteur des Charmeuses et des Roses (fantan (1855-1870), des
Légendes des bois et chansons marines; Pai/sayes de mer et Fleurs
(les prés; Soirs dliiver et de printemps (1871-1883), de Fleurs et
Jhiines, Oiseaux chanteurs (1881-1890), de Fleurs du soir, Chan-
sons des nids et des berceaux (1890-1896), est avant tout un
paysagiste. Il ressemble au « petit père Corot », qui fut si
longtemps un méconnu; il fait penser également à ces bons
maîtres hollandais, qui se souciaient peu d'être inconnus et qui
travaillaient, sans bruit, sans ambition et sans orgueil, à de petits
tableaux, très Unis, où ils mettaient le meilleur d'eux-mêmes.
Ils avaient travaillé simplement pour la gloire,
Mais la gloire pour eux venait longtemps après,
Leur nom, comme un éclair, illuminait l'histoire
Quand ils dormaient, depuis cent ans, sous les cyprès.
Qu'importe! — Ils avaient dit ce qu'ils avaient à dire.
En langage précis, pittoresque, et charmant.
Dans quelque page heureuse où chacun pouvait lire.
En prenant une part de leur enchantement.
La mer et les prés, les oiseaux, leurs chants et leurs nids, les
aspects, tranquilles et souriants, de la nature, les rêveries que
suggèrent les choses à ceux qui savent rêver : telle est la
source principale de M. André Lemoyne ; mais il en a d'autres.
Ce rêveur est aussi un p(Miseur, oh! sans ])rétention, dont l'àmc
recueillie est, à l'occasion, une âme méditative. L'amour du
Beau, du Simple et du Yrai est le fond de sa philosophie ingénue.
Il a fait des vers, de|>uis sa jeunesse; il en fait encore, qui ont
l'air jeune; il en fera jusqu'à ses derniers jours. N'est-ce pas une
bonne manière d'être sage?
Une traihiction en vers de la Dicine Comédie (1852-1857), et
sa qualité d'exécuteur testamentaire d'Alfred de Vigny, oui
associé M. Louis Ratisbonne (né en 1827) à deux grands noms.
Le sien mérite de ne pas être oublié pour la valeur même de
sa poésie. Sa traduction de Dante, œuvie magistrale, na point
LES POETP]S 47
trop affaibli, dans un calque fidèle, les Ijeautés fortes et hardies
de roriginal. Sa Comédie enfantine, œuvre gracieuse, est pleine
tour à toui' de finesse, de bonhomie et de sentiment. M. Louis
Ratisbonne est un des amis préférés, un des poètes populaires
de l'enfance, qui lui rend en sourires ce qu'il lui a donné en
sympathie. Cette admiration des « petits » n'est pas le moindre
signe d'élection ni la moindre récompense des bons poètes.
M. André Theuriet (né en 1833), l'auteur du Chemin des bois,
de petits poèmes pleins de grâce et de sentiment, Brunette,
Désir d'avril, Premier soleil et du Livre de la pai/se, se rattache
aussi au Parnasse \
L'auteur de VHerbier, M. Philippe Gille, poète intermittent,
que le théâtre et le journal ont enlevé à la poésie, aurait dû lui
être plus fidèle.
M. Léon Dierx dont les Lèvres closes datent de 18G8, est
aujourd'hui le « Prince des poètes », à l'élection : il a succédé dans
cette fonction à M. Stéphane Mallarmé. M. Catulle Mendès a eu
raison de dire de lui qu' « il est véritablement un des plus purs
et des plus nobles esprits de la lin du xix" siècle ». Lui non
plus n'a cherché ni le bruit ni la renommée; il a vécu à l'écart
des autres hommes, à l'écart même des Parnassiens, dans la
paix de son rêve et dans le culte de son art ^ Donnons au moins
un court échantillon de sa poésie.
La cloche lentement tinte sur la colline.
Ame crédule! Écoule en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,
Frémir depuis longtemps l'automne dans tes rêves,
1. '. Son Chemin des bois, dit Théophile Gautier, nous ramène à la camiiagne
et l'on fait bien de suivre Theuriet sous les verts ombrages où il se promène
comme Jacques le mélancolique dans la forêt de Comme il vous plaira, faisant
des réflexions sur les astres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, les daims qui
passent et le charbonnier assis sous sa hutte en brancliages. C'est un talent fin
et discret... Il a la fraîcheur, l'ombre et le silence des bois, et les figures qui
animent ses paysages glissent sans faire de bruit comme sur des tapis de
mousse. Mais elles vous laissent leur souvenir, et elles vous apparaissent sur
un fond de verdure, dorées par un oblique rayon de soleil... »
2. •■ La poésie est la fonction naturelle de son àme et les vers sont la seule
langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la Beauté
et de l'Amour. Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu'il
ne voit pas... Au contraire tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier...
l'impressionne incessamment, le remplit, devient comme l'atmosphère où res-
pire heureusement sa vie intérieure. ■■ Catulle Mendiis.
4S LES l'DKTKS
Dans tes rcves tombés dès leur premier essor.
Tandis que Thommc va, le front bas, toi. son ànie,
Ecoute le passé qui géniil dans les bois.
Écoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans llamnie,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois.
Avec le glas mourant de la cloche lointaine!
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Écoute à travers l'ombre, entends avec langueur,
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement, dans ton cœur.
Al|tlionse Daudet et M. Anatole France ont été bien autre
chose que des poètes; mais ils ont traversé la poésie et leur
jolie prose s'en ressent toujours. Mentionnons-les, pour faire
honneur au Parnasse, qui les a un uKunent accueillis. C'est
d'ailleurs un(^ chose digne de remarque que presque tous les
écrivains qui se sont fait un nom dans des genres divers, en
cette seconde moitié de notre siècle, ont commencé par être des
poètes. On écrivait autrefois sa tragédie en cinq actes, et en
vers, au sortir de la rhétorique, pour se prouver à soi-même
qu'on avait appris quelque chose au collège ; on débutait plus
volontiers, entre 1865 et 1880, avec un volume de vers, qui
n'était pas sur d'être lu ■ — nous avons eu, nous avons encore
tant de poètes! — comme on débute aujourd'hui avec un roman.
La mode de déltutcr par un recueil de poésies n'était pas mau-
vaise.
(Juand on ainii- les vers, c'est pour toute la vie,
et (juaiid on les a aimés, il eu reste toujours quelque chose. C'est
dephis un excellent apprentissage du métier d'écrivain. La main
s'y assouplit et s'y afTermit à la fois : l'oreille, bercée par les
mots harmonieux, garde le sens du nombre, de la mesure; un
autre sens, celui de la ligne et de la couleur, se perfectionne; le
goût prend <les habitudes de délicatesse et de choix qui le rendent
plus exigeant et [dus sni-. Ouoi qu'on fasse et quoi qu'on devienne
dans la suite, et même si l'on renonce pour jamais aux douces
Muses, cette première éducation par la poésie n'est pas inutile
et inféconde '.
I. •• La pin'sie est a la lois l'exercice cl la sauvegarde <le la jeunesse...
L'art d'écrire lient de plus près qu'on ne le pense à l'art de la poésie. Tous
ic's siècles vraiment littéraires ont eu leurs poêles et peut-être n'ont-ils eu de
grands prosateurs que pour avoir eu de grands |)oéles. La ]»oésie est \in art si
LKS POKTKS 49
Pourquoi faut-il que M. Armand Silvestre, le poète de la Chan-
son (Ie.<i Heures (1878), iXes Ailes (for (1880), du Pays des roses
(1882) et du Cfieaiin des étoiles (1885), ait oublié ses premiers
rêves et ses premiers essors, les ailes, les roses et les étoiles,
|»our dépenser son talent dans des genres trop sublunaires qui
ne demandent pas du tout de poésie! Le joyeux Rabelais l'a
détourné de la Vénus de Milo; ses contes de haute graisse ont
efTarouché « les neuf Sœurs » et les Grâces décentes. La Vénus-
meretrix et matérielle ne l'a jamais pris tout entier : il revenait,
il revient encore à la poésie dans l'intervalle de ses... absences.
Il les a excusées dans sa défense; il les répare ou les atténue en
nous rendant, de loin en loin, dans quelque beau sonnet, le poète
d'autrefois. On lui pardonnera beaucoup, comme à La Fontaine,
et ses joyeusetés ne doivent pas faire tort à ses poèmes.
M. Cazalis, Jean Lahor (né en 18i0) est l'Hindou du Parnasse
contemporain : médecin, non pas malgré lui, mais qui a aimé la
Beauté avant de se consacrer à la science, l'auteur de Melan-
cholia (1866), du Livre du Néant (1872), de f Illusion (187.5) est
un sag-e « revenu de tout après être allé dans bien des endroits «.
Il a vu partout l'Illusion éternelle. Déçu par les apparences de
Maïa, il s'est réfugié comme un bon brahmine ou comme un
stoïcien désabusé tantôt dans le tête-à-tète avec ses pensées,
tantôt dans la conteiuplation des formes changeantes.
Près de nous est le Iroa béant :
Avant de replonger au goiill'io.
Fais donc flamboyer ton néant,
Aime, rêve, désire et souffre...
M. Albert Mérat (né en 18i0) n'a jamais délaissé la poésie,
que l'air même de son bureau — il a été long-temps attaché à la
pi-ésidence du Sénat — n'a pas étoulTée. Après avoir brillam-
ment débuté à ving-t-trois ans [)ar un volume de Sonnets, il
publia successivement : les Chimères (1865) {le Livre de rAmie,
(liflicilo, le prix en est si haut placé, elle exige tant de génie pour briller au
premier rang, tant de délicatesse d'esjirit pour s'y faire le nom le plus modeste,
qu'elle condamne au travail tous ceux qui portent de ce côté leur ambition...
(;eux qui n'atteignent pas la cime ont du moins habile prés des sommets; ils
ont pris le goût des grandes choses; ils ont l'idée et le respect d'une certaine
perfection, et, s'ils ne sont pas devenus de vrais poètes, ils deviennent <les Juges
solides et lins de la beauté littéraire ■• i'.. Martiia, la Poésie du jour (lierKe des
Deui: Mondes, avril 1S66).
Histoire de la langue. Vtll. 4
50 LKS l>(»KTES
Tableaux de voyage, Fleurs de Bohême), fldolc (18G9) avec,
pour épigraphe, ces vers de Villon :
Corps féminin, qui tant es tendre.
Poli, souef, si précieux...
les Villes de marbre (Venise, Naples, Rome, Florence) (1873),
enfin, ^1» Fil de Veau (1879) et Poèmes de Paris (1880). On ne
rend justice aux lions poètes (ju'en les citant. Voici de M. Albert
Mérat un très joli sonnet, trop peu connu, qu'on nous saura
gré de reproduire.
ÉTOILES
Ses yeux, tout un printemps, éclairèrent ma vie.
Je marchais, ébloui, la tenant par la main.
Elle était le rayon, l'étoile du chemin,
Et tant qu'elle a brillé sur moi je l'ai suivie.
Ainsi mes jours passaient sans but et sans envie.
Puis vint l'été : ce fut un triste lendemain.
Je ne vis plus l'étoile au doux regard humain
Et la sérénité du ciel me fut ravie.
Et souvent, dans l'azur profond des soirs d'hiver,
Lorsque la lune au front du paysage clair
Pose comme un décor sa clarté métallique.
Seul, dans l'apaisement des soirs silencieux,
Suivant l'éclosion lente et mélancolique
Des (Hoiles, j'ai pu reconnaître ses yeux.
P1usi(Hn's des recueils de M. Albert Mérat ont été couronnés
jtar l'Académie française.
Clôttu'ons cett(^ liste», suffisante, siuon complète, des Parnas-
siens propi'emeiil dits, av(M' deux noms (runiv<'rsitaires-jioètes.
M- Emmanuel des Essarts, aujourd'hui doyen de la Faculté des
lettr(>s à l'Université de Glermont, a donné dans les Élévations,
poésies philoso|dii(jues (1874), et dans les Poèmes de la Révolu-
lion — t;il)leaux et portraits d'histoire, — deux notes dilTérentes.
V^pris de l'antiquité, fin connaiss(»ur en lettres anciennes, il s'est
plu d'abord à faire rcdlc^urii' l'ancienne mythologie. Homme des
temps nouveaux, Français d'aujourd'hui, |)atriote et citoyen, il
a cherché, il a trouvé, avec talent, dans b^s scènes et les souve-
nirs de la Révolution une inspiration plus moderne.
M. Frédéric Plessis (né en 18,")!), maîtn» de conférences de
littérature latine à l'Ecole normale, est l'interprète et le disciple
LES POETES 51
Jcs élégiaques latins. Sa Lampe d'argile aurait pu brûler dans
l'atrium de Properce ou de Tiijulle : il a un peu de leur rêverie
tendre et mélancolique. Il a prouvé dans un recueil plus récent,
Vesper, que si l'étoile du soir commençait à se lever sur sa vie,
il donnait encore quelques-unes de ses veilles à la poésie nohle
et grave. Il est, avec M. Léon Dierx et deux ou trois autres, du
[»etit groupe des silencieux que l'estime des lettrés est obligée
d'aller chercher dans leur solitude : elle y va d'autant plus volon-
tiers que la réclame, qui <mi ignore le chemin, ne les y conduit
pas '.
A côté du Parnasse. — Si les Parnassiens sont déjà nom-
breux, les poètes à cùté du Parnasse ne se comptent plus. On
peut dire de la fin du siècle ce que disait Pline le jeune d'une
année d'abondance poétique : magnum jwoventum poetarum hic
annus attulit. — Nous nous excusons ici une fois de plus des
oublis inévitables que nous allons commettre, avec la meilleure
volonté, h" Anthologie publiée par A. Lemerre, la liste des lau-
réats de l'Académie française, les tables des Revues et enfin les
catalogues de librairie, aideront le lecteur à compléter ce cha-
pitre, qui ne doit pas être une nomenclature -.
La province abonde en poètes dont la plupart du reste vivent
et meurent inconnus, sinon dédaignés, de leurs voisins. La mode
commence à se répandre des Revues rég-ionales. Espérons que
le xx" siècle verra une décentralisation littéraire plus rapide et
plus complète que celle du nôtre : les poètes, alors, pourront
percer davantage; on entendra chacun chanter sur son buisson.
M. Jules Breton (né en 1827) le maître peintre, a été aussi un
1. Seul l'auteur de ce chapitre pouvait oublier, dans cette revue de la poésie
française contemporaine, le nom de M. Henri Chantavoine : sa discrétion me
permettra du moins de réparer cettt- lacune. M. Henri Chantavoine (né à Mont-
pellier en 1830) a publié quatre recueils de vers : Poèmes sincères, Foyer, Patrie,
Évangile (ISIT); Satires contemporaines ^1880); Ad memoriam (1884), livre de
poésie intime et douloureuse, dédiée à une chère mémoire; Au fil des jours
(1889). Tous ceux qui aiment l'émotion sans fracas, l'élévation sans raideur, la
correction sans effort, ont goûté vi/cment cette poésie délicate et sincère, où la
nol)lesse du sentiment est heureusement soutenue par l'harmonie du rythme et
une rare pureté de la forme. (Petit de Julleville.)
2. Rapports des secrétaires perpétuels. Patin. Camille Doucet, M. Gaston
Boissier.
5-2 LKS l'dKTKS
poète à ses heures perdues. Dans sou premier livre les Champs et
kl Mer, il est allé des plaines de rArlois aux landes et aux grèves
de la Brelaiiue, faisant, comme ses iilaneuses, sa gerbe d'im-
pressions et de rêveries devant la nature. Son poème de Jeanne
vaut surtout par le détail descriptif; outre les grands aspects de
la campagne, les coins plus humbles, le jardin, Tenclos, le vieux
puits avec sa margelle moussue, le rayon de soleil qui glisse sur
les chaumes, sont pris et rendus, avec une justesse de couleur
(|ui n'étonne pas, par cette plume qui est encor<' un pinceau.
M. Achille Millien nous conduit en Nivernais,
Dans son beau Nivernais, pays dos vallons verts.
Poète complet, que la province, où il vit sur ses terres, a
un peu trop caché, M. Charles de Pomairols tien! à. Lamar-
tine, sur lequel il a écrit un beau livre, et surtout à Vigny, par
une certaine filiation de race, d'habitudes et de milieu, une
conformité de }>ensées, qui sont déjà un titre d'honneur. La
Vie meilleure (1879) Rêves et Pensées (1881), la Nature et F Ame
(1887), bien que différant de date et de caractère, ont un trait
commun : la noblesse et la gravité, le recueillement. Rêver,
penser, croire; agir ainsi sur soi-même et sur les autres en éle-
vant tous les jours son âme, en demandant à la poésie d'aider
les circonstances et la volonté dans ce développement intérieur,
puis dans ce rayonnement autour de lui de son proj>re « moi »,
qui est à vrai dire l'homme tout entiei- : voilà, croyons-nous, le
noble souci de M. Charles de Pomairols, gentilhomme et poète.
S'il regarde et s'il décrit la nature, ce n'est pas seulement en
paysagist»^ c'est en philosophe, préoccupé du destin de l'àme :
ce n'est pas uniquement pour voir et pour peindre dans ses plus
chers aspects le décor familier qui l'entoure; c'est pour chercher
dans les horizons trancjuilles, dans la leçon d'apaisement, de
sérénité, qui sort des choses, un nouveau motif de devenir meil-
leur et de tâcher d'être plus heureux. Après les impressions
qu'éveille <'t (jue laisse en lui la nature, celles plus douces et
encore plus profondes du foyer — cette autre leçon qui doit
sortir pour nous des choses de la vie, — se reflètent et se pro-
longent dans les beaux })oènu^s de M. Charles de Pomairols. Il
a eu, comme chacun, sa j»art d(> douleui's et sa |>nrl d<' joies. Il
LES POETES !i3
nous fait confidence des unes et des autres, non pas pour étaler
sa vie, mais parce qu'elle est une image de la vie humaine et
que cette ressemblance de toutes les destinées, source de sym-
pathie entre les créatures, est le meilleur des encourag-ements à
bien faire ici-bas notre devoir humain, à ne pas attendre de la
vie plus qu'elle n'apporte, à nous contenter de notre lot et à
continuer notr*^ tâche, virilement. Cette énerg'ie pensive et fra-
ternelle donne aux vers de M. Charles de Pomairols un accent
qui ne s'oublie pas, quand on l'a bien écouté. Ceux qui ont
l'honneur de connaître le poète lui-même savent qu'ici tout est
vrai et qu'il y a aussi peu ({ue possible de littérature. Voilà pour-
quoi ce solitaire, un peu sauvage, nous a paru mériter d'être mis
à part — comme il veut vivre.
Deux fils de l'Auverg-ne, la terre des durs châtaigniers, de
la race robuste et fidèle, M. Gabriel Marc, parisien d'Au-
verg-ne ou Auvergnat de Paris, et M. François Fabié sont
deux très bons poètes de clocher. Les Poèmes fV Auvergne
(1882), de M. Gabriel Marc, nous transportent là-bas, dans son
pays natal, que nous voyons revivre avec ses paysages et ses
habitudes, ses mœurs, ses costumes, ses traditions. Plus fidèle
encore et plus ému, phis étranger aux cités et à la grand'villc,
plus enraciné dans la terre maternelle vers laquelle s'en vont
toujours ses yeux, son cœur A son regret, M. François Fabié a
vraiment exprimé en lui l'àme de son Rouergue. Fils de paysans,
dont il a gardé la sève et la force, d'un brave père qui a eu la
joie de vivre assez longtemps poui- être fier de son fils et du
chemin qu'il avait fait depuis l'école primaire du village, ami,
grand ami, des choses et des bêtes de la campagne, M. François
Fabié est un poète rustique, dans toute la valeur, dans toute la
beauté du terme. Un bon juge — et un bon confrère, —
M. François Coppée, a pu écrire de lui : « Ce que fut Brizeux
pour la Bretagne, ce qu'est André Theuriet pour la Lorraine,
François Fabié \e sera pour son cher Rouergue. »
Cette tendresse pour la terre natale, qui remonte à Ulysse,
et que notre Du Bellay a chantée :
Quand reverrai-je, hélas! de mon petit village
Fumer la cheminée?....
54 LES POÈTES
est une bonne inspiratrice des poètes. Et, en effet, que de
motifs d'inspiration sincère et fi-anche, que d'heureux prétextes
à la descrii»tion vraie, à l'idylle, au petit ialdeau cliamjtôtre,
que de scènes de mœurs ou d'intérieur agréables à peindre,
depuis les souvenirs d'enfance, qui sont à peu près les mêmes
pour nous tous, (pii cliangent cependant avec l'Iiorizon et le
climat, jusqu'aux rêveries plus personnidles que la petite
patrie et le foyer domestique éveillent en nous! Les poètes ont
fort, le plus souvent, d'aller à Paris. Ce qu'ils gagnent à l'exci-
tation, intellectuelle ou cérébrale, que peuvent donner une
capitale, oii la vie est plus littéraire, et le stimulant de la con-
currence, ils le perdent en fraîcheur, en ingénuité. La province,
heureusement, est un large réservoir de poésie. Le terreau
des villes est renouvelé de saison en saison par la terre neuv(>
et riche qui vient des différentes contrées du sol français. Grâce
à quelques-uns de ceux que nous venons de nommer et à
d'autres encore, nous aurons eu, dans cette seconde moitié du
siècle, toute une école de poètes paysagistes qui font honneur
aux lettres françaises et bonne figure à côté de nos paysa-
gistes peintres. Un jeune critique, M. Charles Fuster, les a ras-
semblés presque tous dans un recueil des Poètes de clocher \
qui mériterait d'être illustré, pour la joie des yeux, par la
collaboration des maîtres du crayon et du pinceau.
En cherchant un peu le voisinage des provinces, mention-
nons, après M. François Fabié, un Franc-Comtois, M. Frédéric
Bataille, d'abord instituteur de village, aujourd'hui professeur
au lycée Michelet. Outre plusieurs volumes de vers, Premières
rimes (1875), Une Ji/re (1883), le Clavier d'or, sonnets (1884),
M. Frédéric Bataille s'est exercé avec succès dans un genre
modeste dont ne peuvent soui'ire que des esprits légers : la
poésie éducatrice et pédagogique. Il a osé écrire des Fables,
après La Fontaine (il n'est pas le seul : M. Babès, à Tulle,
M. Léon Biffard, à Mantes, et bien d'autres, sans doute, l'ont
lente); le Bonhomme eût aimé sa bonhomie.
Un autre Franc-Comtois, M. Charles Grandmougin, a chanté
aussi sa province dans un joli livre, les Siestes, plein d'une
1. Paris, Fischl)a(lier.
LES POETES 55
saveur agreste et locale. Il ne s'est pas enfermé dans sa
région, ni dans son premier genre; il est l'auteur de poèmes
dramatiques, Oiyhée, Caïn, Prométhée, où le drame contient un
symhole, et de poèmes religieux que la musique soutient et
accompagne, mais ({ui, chose rare, nont pas besoin d'elle pour
valoir quelque chose : la lectur<^ même leur est meilleure que
l'audition.
Le voisin de ces deux Francs-Comtois, M. Gabriel Vicaire,
est Bressan d'origine. Son premier volume, les Emaux bres-
sans (1884), a bien la couleur et la saveur de ce petit coin de
France qui a gardé entre tous, jusque dans le costume de ses
paysannes aux chapeaux }dats, garnis de (b'ntelles noires, et
aux grands colliers, les aspects elles usages d'autrefois. Et il n'y
a rien ici du j'olldorisme un peu artificiel de certains poètes qui
cultivent, qui exploitent les paysanneries. Les vieilles mœurs,
comme, d'autre part, les vieilles chansons et les vieux « miracles » ,
reliques d'un passé aboli, parlent réellement à l'àme de M. Gabriel
Vicaire. Sa naïveté n'est pas contrefaite, même quand il y
ajoute un ]ieu de toilette et un peu d'art, pour la rendre plus
pimpante, plus attifée; ses imitations de chansons populaires
ont gardé l'air d'autrefois, comme un ruisseau, détourné d'une
prairie dans un jardin, conserve sa fraîcheur et sa limjddité. II
met en bouquet des fleurs naturelles qui ne sont pas des fleurs
en papier peint : la couleur n'en tombe pas et elles sont encore
parfumées. Il est, avec cela, un joli trousseur de couplets, de
rimes agiles, où le refrain sautille de strophe en strophe, comme
de branche en branche un oiseau léger.
EN RÊVE
Vous me demandez qui je vois en rêve?
Et gai, c'est vraiment la fille du roi;
Elle ne veut pas d'autre ami que moi.
Partons, joli cœur, la lune se lève.
Sa robe qui traîne est en satin blanc,
Son peigne est d'argent et de pierreries;
La lune se lève au ras des prairies :
Partons, joli cœur, je suis ton galant.
Un grand manteau d'or couvre ses épaules :
Et moi dont la veste est de vieux coutil!
Partons, joli cœur, pour le Bois Gentil :
La lune se lève au-dessus des saules.
:i6 I^KS I>(IKTKS
Comme un enfant jonc avec un oiseau.
Elle lient ma vie entre ses mains blanches.
La lune se lève au milieu des branches :
Parlons, joli ctcur. et prends Ion l'uscau.
Dieu merci, la chose est assez prouvée :
Rien ne vaut Tamour pour être content.
Ma mie est si belle, et je l'aime tant!
Parlons, joli cœur, la lune esl levc'-e.
Koniontons un peu : nous voici en liourgogne, avec M. Lucien
Pâté. Un criti(|ue, M. P. Stapfer, Va appelé « un poète (jui voil
la nature avec les yeux de Tàme et (jui ne se contente pas de
la peindre, mais qui la sent profondément ». On ne peint,
en etîet, ou du moins c'est la seule peinture qui vaille la ])eine
d'être regardée, que ce que l'on sent, après l'avoir vu. Le
charme des vers de M. Lucien Pâté, qui n'en a pas fait que de
rustiques, vient de la franchise pénétrante de ses impressions.
L'auteur de Dans les hrandes (1877) et des Névroses (1883),
M. Maurice RoUinat, est un Berrichon, iils d'un i^rand ami de
George Sand. C'est un Berrichon romantique et un peu macahre,
qui tient à la fois de George Sand et de Ch. Baudelaire, si dif-
férents l'un de l'autre. La lande berrichonne, où passent, dans
les contes de nourrice et de pays, les fées, les fadettes, les dames
blanches; les superstitions et les histoires locales — dont George
Sand a conté qu(dques-unes dans ses Légendes nistiqnr'S, — ■ ont
dû, de bonne heure, parler à l'imag-ination et agir sur les nerfs
du poète encore enfant. Il a senti glisser sur lui le frisson des
choses : ses premiers émois, ses premières frayeurs, ont été ses
[iremières inspirations. Plus tard, le goût du rêve ou plutôt de
la « rêvasserie » un peu morose, la hantise de visions naturelles
ou }U'ovoquées, l'énervement de la musi(jue, un peu macabre,
elle aussi, dont il accompagnait ses vers, ont créé en lui une
surexcitation de la sensibilité, une inquiétude de l'imagination,
frémissante et fébrile, dont il a entretenu la lièvre, au lieu de
l'apaiser. Il habite volontiers le royaume vague de l'étrange
et de la peur, du cauchemar : la solitude, la nuil, la mort,
obsèdent et harcèlent sa pensée. Des song-es noirs, des clairs de
lune mélancoliques, le cri du hibou, la voix Cfullurale et triste
des craj)auds, sont les motifs, b^s « nocturnes », qu'il préfère. Il a
LKS PORTES ■.'.:
aussi le « goût des larmes «, co «oùt aiiKM", dont riM'taines-
ànies, désenchantées ou maladives, ne peuvent se passer.
L'(''nigme désormais n'a plus rien à me taire,
J'élrcins le vent qui passe et le reflet qui fuit.
Et j'entends chuchoter aux lèvres de la Nuit
I,a révi'lation du gouffre et du mystère.
Je promène partout où le sort me conduit
Le savoureux tourment de mon art volontaire ;
Mon âme d'autrefois qui rampait sur la terre
Convoite l'outre-lombe et s'envole aujourd'hui.
Mais en vain je suis murt à la tourbe des êtres :
Mon oreille et mes yeux sont encor des fenêtres
Ouvertes sur leur plainte et leur confusion;
Et dans l'affreux ravin des deuils et des alarmes,
Mon esprit résigné, plein de compassion.
Flotte au gré des malheurs, sur des ruisseaux de larmes.
L'heureuse Provence et le clair soleil vont nous égayer. L'au-
teur des Poèmes de Provence (1874), de la Chanson de V En-
fant (1873), de Miette et Noré (1880), M. Jean Aicard, a beau-
coup chanté, à toute heure et à tout venant, comme la cigale.
Son talent, merveilleusement facile, abondant et souple, s'est
essavé dans tous les irenres et n'a échoué dans aucun. Ceux où
il a le mieux réussi étaient nécessairement ceux qui conve-
naient le mieux à sa nature, dont la tendresse est le fond, dont
un lyrisme — qui ne paraît exalté qu'à la platitude et à la froi-
deur — est la forme ordinaire et ingénue. Jean Aicard aime
son pays, parce qu'il a b(>soin de chaleur et de lumière, comme
les oiseaux et les oliviers frileux de sa chère Provence. 11 aime
la mer, bleue et sonore, parce qu'il s'est promené sur ses rivages
et que « le ruisseau de la rue du Bac » n'a rien pour lui qui
rappelle la Méditerranée. 11 aime l'enfant, parce que l'enfant est
bon, naïf et simple, que son sourire, lorsqu'il est joyeux, est
encore un rayon de soleil, et que sa souffrance, lorsqu'il est
triste, est une des ombres de la terre.
Son beau poème de Miette et Noré, avec le tambourin et le
galoubet de ses prologues, ne doit rien à Mistral — car Miette
n'est pas Mireille — ni à Théocrite. Le poète a connu Miette et
Noré; il a raconté leur histoire dans une long-ue idylle, descrip-
tive et dramatique, dont tout, depuis le fond jusqu'au détail, lui
58 Ll-:^ IMIKTHS
a été foiii-iii par son ])ays même. L'imagination toujours prête,
riinenlion légère, la poésie ag-ile de Jean Aicard se prêtent à
tous les sujets, à tous les tons, et à tous les mètres; son vers,
chnolant et coloré, n'a pas peur de courir avec une négligence,
sans trop d'al)andon, qui est une grâce de plus. Il s'élève d'ail-
leurs, quand il le faut, il pi-end un son plus plein et })lus grave,
à mesuie que monte vers des sommets plus hauts — l'Evangile,
la prière, la méditation, la croyance en Dieu et en rilomme (il
nous serait facile de le prouver par des citations) — la rêverie
du lion poète.
Les œuvres très diverses de Jean Aicard, que nous n'avons
pas hesoin d'énumérer, montrent toutes une face nouvelle de
son talent |)oétiqu(', qui ne s'est pas épuisé en se ])rodiguant. Il
est de ceux dont on jieut dire que la poésie a été pour eux non
seulement l'emploi d'une faculté, mais un per|>étuel don d'eux-
mêmes, et comme une fonction généreuse do la vie. Il a cru —
il croit toujours — qu'on [)Ouvait, qu'on devait former et
ennoldir l'àme de l'enfant et celle du peuple par la poésie; que
le poète, tel qu'il le conçoit, devait compte à l'Art de son loisir
et compte de son art à ses contemporains; qu'il avait à faire
passer en eux, par le courant de ses poèmes, ce qu'il portait, ce
qu'il sentait de meilleur en lui. Ne fût-ce que pour cette manière
de comprendre et de cultiver la poésie, de définir et il'accepter
la mission sociale du poète, Jean Aicard peut être content de
l'œuvre jioétique qu'il laissera.
Rentrons à Paris. M. Jacques Normand, est un poète pari-
sien, très parisien. Ses fantaisies — on ne doit pas dire ses
monologues, — les Ecrevisses, le Chapeau, ont été tout de
suite populaires dans le monde où l'on s'ennuie quelquefois et
où l'on a besoin de distractions; dans tous les mondes où la
])oésie spirituelle est une des formes les |)lus fines de l'amu-
sement. Ses Moineaux francs (1887) sont des moineaux de
Paris, du parc Monceau, des Champs... Elysées et du bois... de
JJoulogne. Sa Muse qui trotte, sur le macadam, n'est pas tout
à fait un Irottin; c'est une Parisienne : on le voit à sa bottine —
et à son |iied. Et voyez comme les carrières, même poétiques,
déi)endent encore plus de la vocation el des circonstances que
du milieu! M. J.-M. de Heredia, l'auteur des Trophées, a passé
LES POETES o9
|ini" l'Ecole des chartes; le poète des fameuses Ëcrevisses a passé
par la même école. Quel abîme entre les Ëcrevisses et les Tro-
pJiéesl II ne faudrait pas juger M. Jacques Normand tout entier
sur ces pièces légères, bien que la dose et le grain de l'esprit
(|u"il y a semé ne soient pas à la portée du premier A'enu. Son
bagage, comme on dit, est pins lourd. Et puis la poésie ne se
pèse pas : de petits chefs-d'œuvre, dans un petit genre, peuvent
suffire à l'ambition d'an lettré de beaucoup d'esprit.
M. Emile Blémont a beau aller en Italie, et même en Chine :
son élégance et sa grâce sont toutes parisiennes.
M. Emile Bergerat est Parisien de naissance. Chroniqueur
brillant, dramaturge applaudi ou discuté, il n'a donné qu'une
part de son temps à la poésie. Ses Poèmes de la f/uerre, recueil
de pièces patriotiques, composées pendant le siège de Paris et
récitées à la Comédie-Française, ont eu leur moment de vogue
et méritent de ne pas être oubliés.
M. Paul Déroulède a été chez nous, pour ainsi dire, le
poète professionnel du patriotisme qui a soutîert de la défaite,
qui l'a vue et qui ne veut pas désespérer. Les Chants du
soldat (4872), les Nouveaux Chants du soldat (1875), les Marches
et Sonneries (4881) sont de la bonne musique de régiment,
comme les peuples vaincus ont peut-être le devoir d'en entendre.
Il faut l'entendre, il faut l'aimer, comme ces pas redoublés qui
entraînent la colonne et accélèrent la marche, comme la son-
nerie au drapeau, pour tout ce qu'elle a de patriotique et de
généreux. Nos voisins les Allemands admirent beaucoup leur
Kœrner, dont le lyrisme, un peu échauffé, ressemble à celui de
M. Paul Déroulède. L'auteur des Chants du soldat a ranimé
chez nous, au lendemain de la grande épreuve, cet esprit mili-
taire dont aucune nation ne peut encore se passer'. Le chicaner,
en puriste, sur quelques incorrections, sur quelques défaillances
de style, sur deux ou trois fauss('S notes de son clairon, serait
excessif et hors de propos : il vaut mieux regarder à la cocarde
qu'au détail de ses [toésies. Il serait, du reste, puéril de nier
leur vogue prodigieuse et leur influence. Depuis les Chansons de
1. Le patriotisme, militaire ou civiL l'amour pieux de la Frauce vaincue, la
foi dans son relèvement et dans son avenir ont inspiré des vers pleins d'émoliou
à deux autres poètes, lauréats de l'Académie française : MM. Stéphen Liégeard
et le vicomte de Borelli.
00 LKS IMIKTKS
B»''rain:('i'. il n'v a j»as eu chez nous de petits [loèines [dus popu-
laires que ceux-là. On peut raisonner sur le goût des masses; il
(^st inutile de discuter sur leui-s émotions, puisqu'elles sont irré-
sistibles.
Bien qu'il soit fils de soldat et qu'il ait servi à l'armée de l'Esf
pendant la guerre, M. Jean Richepin (né en 18i9) n'est pas un
cocardier; c'est un Touranien, un Touranien de Paris. Elève de
IKcole norjnale, dont il avait brillamment passé la porte, mais
dont il n'aimait j>as les murs — et la grille, — il s'en évada au
bout de (]vux ans pour se jeter à corps ]»erdu dans la mêlée
littéraire. 11 y débuta par un scandale — au })oint de vue de la
censure, de la bourgeoisie et de la magistrature, — la Chansoit
des Gueux (1876), et par une condamnation. Il avait trop de
talent pour être acquitté. Sa Chanson des Gueux, imagée,
sonore, franche et crue, est une exaltation lyricjue de la Bohême,
et non pas seulement de celle de Miirger, des « buveurs d'eau »,
mais de la Cour des Miracles presque tout entière, chemineaux
t'I truands, loqueteux, marmiteux, traîne-savates, des gueux
"les (diamps, des gueux des villes, des pauvres gens, des bonnes
gens, qui n'ont pas le moyen d'être riches.
Les Caresses, c'est le triomphe de la chair épanouie, le
plaisir d'aimer, d'un amour qui n'a rien de platonique, « avec
tout soi-même », disait déjà Molière, la joie et les cris de la
bête humaine. Nous voilà bien loin, aux antipodes, du pétrar-
quisnie, de l'élégie lamartinienne, de la galanterie ou même du
libertinage des Parnassiens, bref, des délicatesses du sentiment.
La fougue et le tempérament de M. Jean Richepin, ses ardeurs
d'amoureux et ses hardiesses de coloriste l'emportent quelque-
fois au delà même des limites oii la peinture cesse d'être franche
pour être brutale. Notons cependant (|ue cette brutalité qu'on
lui rei)roche a souvent des tendresses et des douceurs inatten-
dues.
Les JHasp/ièmes sont une autre explosion de son matérialisme
militant et passionné. Le déisme mitigé de Voltaire et des
Encyclopédistes ou même l'athéisme placide ne lui suffisent pas.
Il reprend contre les dieux, contre Dieu, en les exagérant
• ■ncore, les brûlantes invectives du grand Lucrèce; il s'insurge,
en ]»hilosoi)he irrité, en poète affranchi qui ne voit, qui ne veut
LES l>nKTH8 61
voir autour île lui que le jeu éternel des forces de la Nature el
<]e la Fatalité, contre l'idée de la Providence. Nouveau scandale,
et qui ne paraît pas déplair,' autrement à ce « blasphémateur »
que les vieilles croyances n'émeuvent plus, mais qui aurait pu
tout de même les respecter davantai^e ou les injurier un peu
moins! Nouveaux cris d'indignation, poussés cette fois par les
âmes religieuses, contre cette poésie truculente qui levait le
poing vers le ciel, si insolemment.
Son poème de la Mer ne prête plus aux mêmes critiques. La
vie de la mer, inquiète ou a|>aisée, ses sourires et ses orag'es;
la vie des matelots toujours charmés par la grande sirène, qui
les tente, (|ui les berce et qui les noie, leurs voyages, leurs
aventures, leurs chansons et leurs « bordées » : M. Jean
Richepin, historien exact, « mathurin » très renseigné, peintre
éclatant, veut tout dire et tout peindre. Le mouvement et la
couleur abondent, jusqu'à In profusion, dans ses poèmes. Joi-
gnons à cela que M. Jean Uicliepin, maître ouvrier en langue
française, ])Our (jui l'art et le métier des Aers n'ont plus de
secrets, normalien et lettré, qui a beaucoup lu, beaucoup
retenu, et qui, à la manière classique (de Ronsard à Ghénier),
prouve ses lectures par ses emjtrunts ou ses Irailuctions, est
un manieur de mots, un trouveur d'images et d'harmonies, un
créateur de rythmes, comme il y en a fort peu et au Parnasse
et dans toute notre littérature. Laissons de côté ses défauts,
une fois reconnus et, si l'on veut, condamnés, ses audaces, son
exubérance, son tapage, ses crudités, son cynisme.... tout ce
que l'on peut dire contre lui de sévère ou de désobligeant. C'est
un régal pour les yeux et pour l'oreille que cette langue drue,
copieuse, savoureuse et chantante. Si rhétorique il y a, comme
le veulent certains critiques, dont la délicatesse est peut-être
une infirmité ou la tempérance un régime, personne, depuis
Victor Hugo, n'a joué d'une rhétorique, c'est-à-dire d'une puis-
sance d'assembler les mots et les sons plus magistrale, n'a eu
plus de cordes à sa lyre et plus de notes dans la voix, n'a
montré une virtuosité plus souple et plus exercée, n'a eu à son
service (sans parler ici de son théâtre en vers) des ressources
d'invention et d'expression plus étendues.
Un de ses contemporains à l'Ecole normale, M. Ernest
G2 LES POKTKS
Du|»uv, aujounriiui inspecteur général Je l'Université, n'a
donné, jusqu'à présent, qu'un poème : les Parques, couronné
jtar l'Académio française, oii il y a de très beaux vers philoso-
phiques, pleins de [mreté, de couleur et d'harmonie. Ses amis
ne doutent pas qu'il n'ait en portefeuille bien d'autres vers, que
sa modestie hésite à publier; ils espèrent le décider à cette
|>ublication qui permettrait au grand puldic de le mieux con-
naître.
L'auteur d'un volume de sonnets : ^l f Amie perdue, où il v
en a plusieurs de beaux et de tristes, M. Auguste Angellier,
mériterait autre chose que cette trop courte indication. Ses
vers parlent pour lui, comme ceux d'un autre poète, M. Emile
Trolliet, l'auteur de la Vie silencieuse , les Tendresses et les
Cultes, — et c'est le meilleur de tous les éloges, parce que c'est
la ])lus sûre de toutes les garanties.
Après le Parnasse. — A mesure que nous approchons
davantage de l'époque tout à fait contemporaine, le nombre
des poètes ne diminue pas, au contraire; le choix entre les
œuvres devient plus embarrassant et le jugement, par suite,
plus incertain.
Avant d'être un essayist et un romancier célèbre, M. Paul
lîourget (né en 1852), encore très jeune, a noué des amitiés et a
l'ait ses débuts littéraires autour du Parnasse. Il appartenait alors
à un petit cénacle joyeux, formé par des jeunes gens comme
lui, MM. Jean Richepin, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, et
quelques autres, dont il devait se séparer un peu plus tard pour
aller du côté de l'Académie. Son premier volume (18"5) porte
ce titre expressif : la Vie inquiète. L'analyste des Essais de
/isi/i-liologie contemporaine, le romancier moraliste (pii a publié
depuis tant d'études intéressantes sur les âmes de notre temps,
s'annoncent et se révèlent déjà dans ces premiers vers.
Deux autres recueils, Edel (1878) et les Aveux (1882), achè-
vent l'ccuvre poétique de M. Paul Bourget. Cette poésie est
délicate, subtile et raffinée. L'amour y est moins une passion
du cœur envahi ou de la chair frémissante qu'une sorte de
LES POETES 63
mysticisme sentimental, une vague incjuiétude de Tàme trou-
blée, craintive, méfiante, qui voudrait et qui n'ose pas aimer.
Aux inquiétudes du sentiment viennent s'ajouter, pour rendre
cette àme plus triste, les soucis intellectuels, les inquiétudes de
la pensée ou du rêve. Ce jeune poète que l'action n'attire pas,
qu'elle effraie, au contraire, qu'elle décourage, et qui sait, sans
avoir déjà beaucoup vécu, combien l'Homme est frêle devant
les choses, est tourmenté par cette impuissance de l'Homme,
condamné à une destinée chétive, en face de la Nature et de
l'Infini. Aussi bien dans sa vie intérieure, qui ne lui donne ni
la joie, ni la paix, que dans ce qu'il entrevoit de la vie des
autres, il soutire du mal de l'analyse. C'est un petit-fils de
René; et de même que les derniers venus d'une lignée aristo-
cratique remplacent la vigueur des aïeux par une distinction
qui prouve encore la race, mais amincie et affinée, ce dernier
rejeton d'une vieille souche littéraire a quelque chose de la
mièvrerie, fragile et nerveuse, des héritiers de grande famille :
son charme élégant est la dernière grâce d'une génération, un
peu fatiguée, et qui va finir. Le poids du siècle, celui de ses
lectures et de ses réfiexions, pèsent sur lui. La critique et le
roman se prêteront mieux que la |ioésie, dont les émotions
veulent être plus naïves et plus fortes, à satisfaire et à exprimer
les inquiétudes de ce chercheur de problèmes douloureux, de
ce liseur d'àmes mélancoliques.
Si les premiers et les derniers vers de M. Paul Bourget sont
d'un psychologue, qui ouvre sa voie, les poésies de M. Jules
Lemaître (né en 1853), les Médaillons (1880), les Petites Orien-
tales (1882), sont des poésies de critique qui a trop d'esprit pour
se contenter d'être un })oète, trop de curiosité pour s'enfermer en
lui-même, trop de malice pour être ingénu, inhabile à d'autres
emplois que celui de [)rêtre caché des douces Muses et inattentif
à ses contemporains. xVinsi que Sainte-Beuve, Jules Lemaître
a commencé par la poésie; il lui a gardé un culte secret, mais,
comme il savait tout faire et qu'il a réussi en tout, la critique,
littéraire et dramatique, le conte, le théâtre , l'action même,
agressive au besoin et militante, l'ont distrait.
Le premier livre de vers de M. Maurice Bouclior (né en 1855),
les Chansons joyeuses, date de 1874; son dernier, traduction de /(/
(',4 LK^^ l>(lh:TKS
Chanson de Roland, de cette année même (1899). Dans cet inter-
valle occupé par les Symboles (1888), les Nouveaux Symboles
et les marionnettes ex(|uises du Théâtre de la rue Yivienne,
quel changement s'est produit, quelle conversion s'est opérée
<'hez le poète! Après les Chansons joyeuses et le Fans/ moderne.
|iremière expansion d'une jeunesse pleine de sève, le poète a
uiùri. Sa pensée devenue plus sérieuse, plus relij^ieuse aussi —
l'un ne va pas sans l'autre, — a senti, a compris, comme nous le
disions plus haut à propos de M. Ch. de Pomairols et de M. Jean
Aicard, que la poésie, si elle voulait être vraiment vivante,
digne d'être entendue et utile, avait d'abord à être autre chose
qu'un art brillant et un exercice de pure virtuosité; que le
poète, dans une société comme la notre oîi chacun a la tâche
d'aider autrui, devait compte à ses contemporains, à ses sem-
blables, des dons qu'il a reçus. Les Symboles sont une histoii'e
religieuse des croyances successives de l'humanité. La piété
instruite de M. Maurice Bouchor s'est plu à parcourir les tem-
ples déserts et à relever les dieux déchus. C'est là peut-être
<|u'il a trouvé, au fond d'une chapelle abandonnée, ce dieu sans
nom auquel les xVthéniens avaient dressé un autel et que l'apôtre
Paul annonçait à l'Aréopage. Le souvenir des religions mortes,
ces conductrices de l'ancienne Humanité, dans son pèlerinage
sur la terre, la voix douce et forte de l'Evangile écouté avec
recueillement, ont incliné de plus en plus M. Maurice Bouchor
vers une conception plus large et ]»lus humaine de l'art et de
la vie. 11 a demandé à la poésie ce qu'on demandait autrefois à
la religion, d'être secourablc, éducatrice, matern(dle, de donner
son pain blanc aux humbles, aux deshérités; d'aider le travail
des idées, des nnrurs et des lois qui s'accomplit ou qui se pré-
pare tous les jours autour de nous, en coopérant, elle aussi, à
l'œuvre sociale de rédemption, d'assistance, de dilTusion du
iiion et du beau que l'humanité [pensante et active d'aujour-
d'hui poursuit sans relâche.
M. Maurice Houchor occu|)e ainsi une |ilace à part, (]U(; notre
reconnaissance doit lui assigner, dans l'art contemporain. Il
veut être «4 il est un instituteur du peuple. Avec des amis
dévoués, il a organisé à Paris et en pr()vin<e des lectures poé-
tiques, des lectures du soir, très dilTérentes de c(dles qui ont
LES POETES 60
simplement i>oiir objet Je faire briller (b>s vaniteux ou de faire
bâiller des oisifs. Il est descendu du Parnasse pour se mêler,
«on pas en flâneur, mais en apôtre, à la multitude; il a ouvert
aux travailleurs, à l'enfant du pauvre qui sort de l'école pri-
maire, aux ouvriers, qui ont encore trop peu de bibliothèques,
les sources vives de la pure fontaine de Gastalie. Il est, à sa
manière, un bon ouvrier et sa campagne de poète est une des
œuvres, des bonnes œuvres de ce temps- ci.
M. Georg-es Leygues, l'auteur du Coffret brisé (1882) et de la
Lyre d'airain (1883), est devenu député comme M. Gustave
Rivet, M. Clovis Hugues, M. Couyba (Maurice lîouckay), et
■iiiême ministre. Gest dommage. Il lui reste une compensation :
il peut décorer ceux de ses anciens confrères qui tiennent à
l'être, et apprécier, <mi connaisseur, ceux qui le mérit(»nt. El
in Arcadia er/o.
M. Georges Gourdon, l'auteur des Pervenches, des Villageoises
et d'un beau drame en vers, Guillaume d'Orange, est connu de
tous ceux qui lisent. Il le serait plus du grand Paris, s'il ne lui
avait pas préféré sa province, son loisir et son repos.
Trois poètes, ses contemporains ou à peu près, et que nous
groupons, bien qu'ils ne se ressemblent [)as, sinon par leur
notoriété rajtide et méritée, MM. Auguste Dorchain, E<lmond
Haraucourt et Jean Rameau, sont dignes de retenir un instant
l'attention. M. Auguste Dorchain, le poète de la Jeunesse pen-
sive (1881) et de Conte d'avril, est lauréat de l'Académie fran-
çaise. Il le sera encore, en attendant mieux. Il se rattache au
Parnasse, à M. Sully Prudhomme surtout, par certaines affinités.
M. Edmond Haraucourt, depuis son premier volume : l'Ame
nue (1885), n'a pas cessé de publier, en recueils ou sous la
forme dramatique, de beaux vers, sonores et vigoureux. Son
maître Leconte de Liste a pu écrire de lui, sans complaisance,
que « entre tous les jeunes poètes, qui se sont révélés dans ces
dernières années, il était le plus remarquable et le mieux doué
€omme penseur et comme artiste ». Ge n'est pas un compliment,
c'est un suffrage. M. Jean Rameau est le poète de la Chanson
des Étoiles (1888). La verve, l'éclat, le mouvement, ce que
Théophile Gautier appelait « le frisson lyrique «, l'abondance
joyeuse des images, sont ses principales qualités.
Histoire de la langue. VIII. -J
G6 i>i'^s i>(ii-;ti-:s
Moins répandu, plus «liscret cl moins moderne, M. Pierre de
Nolhac, l'auteur des Pansages d'Auvergne {\'^^^),e?,i allé cher-
cher en Italie des souvenirs et des impressions d'art auxquels
il a donné l'attrait d'une forme toujours délicate, choisie et
rare. Érudit, lettré, artiste, on sent qu'il a vécu, qu'il aime à
vivre, en ami des h(unmes de la Renaissance, dans la compa-
linie des chefs-d'o'uvre, dans un commerce recueilli et intime
avec la beauté. Il fuit les chemins suivis }>ar la foule. Sa pro-
fession l'attache ^à nos musées nationaux, où il s'entretient avec
les maîtres, et, pour lui-même, pour son plaisir, il cisèle des
œuvres d'orfèvrerie poétique qui sont comme sa vitrine parti-
culière oîi les connaisseurs peuvent apprécier plus d'une jolie
chose.
Un autre ami, un autre pèlerin de l'Italie, c'est M. Pierre de
Bouchaud, poète lyonnais. La douceur des horizons accou-
tumés et du foyer domestique ne l'inspire pas moins heureu-
sement que « 1(» désir de voir » et les découvertes du voyage :
une àme tendre, ouverte, poétique, trouve partout à se satis-
faire et à s'exprimer.
Les femmes poètes. — Parmi les femmes distinsruées
qui se sont adonnées à la poésie , bien que le nombre des
femmes poètes soit, heureusement, moins considérable, moins
efîrayant, que c(dui des femmes peintres, il faut citer à part,
tout au premier rang. M'"'' Daniel Lesueur (Jeanne Loiseau),
plusieurs fois couronnée par l'Académie française. Un talent
viril et fort, avec des srrâces toutes féminines, la vigueur
de la pensée jointe à la délicatesse de l'expression, une forme
précise et robuste, que les femmes qui écrivent possèdent ou
acquièrent si rarement, la désignent et l'imposent à l'attention.
Après elle on peut nommer M""' Mesureur, M"" Noël Bazan,
M""' Jean Bertheroy, M""' Rosemonde Gérard {M"" Edmond Ros-
tand), d'autres encore, sans doute, mais dont les noms allong^e-
raient une liste déjà longue, qui aurait l'air de finir <'n guirlande
de compliments. Au vrai, à moins de dons exceptionnels, comme
ceux de M"* Daniel Lesueur, il n'est pas très désirable, à notre
avis, que les femmes aient l'ambition de gravir la côte, un peu
escarpée, du Parnasse. Pour une qui cueillerait, en passant, la
fleur de renommée, combien risqueraient de se déchirer aux
LES POETES
pierres et aux épines du chemin! Leur vrai royaume, leur fonc-
tion véritable est ailleurs. Les femmes sont plutôt faites pour
inspirer ou pour consoler les poètes que pour rivaliser avec
eux...
Les Jeunes, les Symbolistes, les Esthètes, les Déca-
dents. — Ces jeunes gens ont eu deux maîtres, deux princes :
Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé. Il convient de parler
d'abord des princes, avant d'en venir à leurs électeurs et à leurs
disciples.
Paul Verlaine (né en 1844), dont le premier recueil, suivi de
tant d'autres, les Poèmes Saturniens, date de 1866, fut à l'origine
un Parnassien, mais qui s'échappa du Parnasse dans la bohème.
11 ressemble au « povre escholier » François Villon, son ancêtre.
Gomme celle de Villon, la Aie du « pauvre Lélian » a des
parties assez vilaines ; malgré tout, malgré le cabaret, l'hôpital
et le ruisseau, il demeure un bon poète et quelquefois, à cer-
taines heures, les plus tristes, les plus noires, mais les mieux
inspirées de sa lamentable existence, un poète exquis. Com-
ment, à moins d'être insensible et sourd, fermer son oreille et
son cœur à cet air de mandoline plaintive dans la Bonne chan-
son :
La lune blanche L'étang reflète.
Luit dans les bois; Profond miroir,
De chaque branche La silhouette
Part une voix Du saule noir
Sous la ramée... Où le vent pleure...
0 bien-aimée! Rêvons : c'est l'heure.
Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du tîrmaïuent
Que l'astre irise...
C'est l'heure exquise.
Ce poète a eu sa poétique, qui n'est pas celle d'Horace ou de
Boileau, évidemment, qui n'est pas non plus celle du Parnasse,
contre laquelle Verlaine, irrégulier et aventureux, qui voulait
68 LES POÈTES
avoir la l>rid<' sur le cou, s'est insurgé. Comme cette poétique
nouvelle n'a pas été sans influence sur les jeunes gens et
que ce « mauvais enfant », cet enfant perdu, en a entraîné
d'autres, résumons-la ici brièvement. — - On la trouvera dans
un de ses volumes. Jadis et Naguère.
« De la musique avant toute chose »...,
c'est le premier vœu, le premier conseil, de ce chanteur ami
des vagues mélodies. Tandis que de brillants disciples, M. le
vicomte de Guerne, par exemple, l'auteur des Siècles morts, qui
mériteraient d'être étudiés plus longuement, s'inspireront encore
de Leconte de Liste, en continuant avec éclat la tradition et
l'œuvre du Parnasse, Verlaine, en son nom et au nom de son
école, regimbe contre la précision technique et sèche. La
« méprise » dans le choix des mots ne lui déplaît pas, car elle
ferme la porte au métier pour laisser entrer la poésie et la
nuance.
Car nous Voulons la Nuance encor,
Pas la couleur, rien que la Nuance,
Oh! la Nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor...
Plus de « pointe », de « pointe assassine », et cela veut dire,
pour lui, plus de travail, plus d'artifice, plus de « cuisine ».
Plus de « rire impur » ni « d'esprit cruel », plus d'éloquence :
Prends l'éloquonce el tords-lui son cou!
IMus de rimes sages, régulières, riches ou cossues, mais des
rimes folles, imprécises, de vagues et mélodieuses assonances,
au lieu de la consonance baborieuse et monotone.
Oh! qui dira les torts de la rime?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a l'orgé ce hijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime?
Il en )-evienl à la poésie toute de musi(|uo, de frisson, de
rêve, et ])lus sa définition est vague et libre, plus — on le
comprend — elle avait chance de jdaire à des jeunes gens.
LES POETES 69
comme ceux que nous allons voir, en réaction et en révolte
contre leurs aînés.
De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres deux à d'autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin,
Qui va fleurant la menthe et le thym '....
Et tout le reste est littérature...
Ces jeunes gens aimèrent tout dans Verlaine, même sa vie :
ses Fé/es galantes, qui leur rendaient un si joli coin de notre
xvni" siècle, trop dédaigné par les Parnassiens, rembarquement
pour Gythère, l'île heureuse, auprès de laquelle le Parnasse leur
semblait une colline un peu chauve; sa Bonne Chanson, ses fan-
taisies, car ils voulaient courir, eux aussi, la bonne aventure;
ses aveux oii l'impudeur même et une sorte de cynisme non-
chalant excluent la pose; ses repentirs, ses courtes sagesses,
au lendemain et à la veille de ses folies; son christianisme
vague, sa religiosité, qui les changeait du paganisme suranné
ou du bouddhisme érudit et artificiel des Parnassiens; ses joies
de bon Faune à toutes les odeurs de la nature; sa sensualité
sans hypocrisie; ses larmes, qui étaient de vraies larmes,
tombées des yeux d'un enfant, d'un vieil enfant...
Stéphane Mallarmé (né en 1842)% professeur d'anglais et
poète, imprégné d'Edgar Poë, comme Baudelaire, et réfractaire
à l'esprit gréco-latin, qui est, en somme, demeuré le nôtre, mena
ces jeunes gens que sa conversation charmait et qui com-
prenaient ses poèmes, dans la Grande-Bretagne. Il leur fit
aimer ce brouillard anglais, qui s'étend quelquefois, chez nos
voisins, jusque sur la poésie lyrique. Il croyait et il leur fit
croire que la poésie, réservée aux initiés, est interdite aux pro-
1 . Il était allé faire à l'Auroro sa cour
Parmi le thjm et la rosée...
(L\ Fontaine.)
.. Nos beaux esprits ont beau se trémousser, disait Molière en parlant de La
Fontaine, ils n'elTaceront pas le Bonhomme. >• Ne dira-t-on pas — bientôt — ne
dit-on pas déjà : le bon Verlaine ?
2. Lire sur Stéphane Mallarmé, outre VÈtude de M. Henri de Régnier, un Essai
paradoxal, croyons-nous, et parfois obscur, mais intéressant, de M. Albert Mockel,
Stéphane Mallarmé, f/« Héros, Paris, édition du Mercure de France, 1899.
70 LES POETES
fanes ; qu'elle n'a pas besoin d'être claire comme le grand jour;
qu'il lui est même permis et avantageux de ne pas se rendre
tout à fait intelligible, car on y peut mettre ainsi ce que l'on
veut.
Paul Verlaine avait recommandé la musique et la nuance.
La musique, dans ce qu'elle a de plus imprécis, de plus vague-
ment harmonieux, en se contentant de ces caresses de l'oreille,
qui reposent, qui dispensent même de penser; la nuance, dans
ce qu'elle a de plus ténu, île plus fugace, de plus im})alpable,
la brume elle-même, ce brouillard de rêve, où les idées et les
mots finissent par se confondre et où cette confusion a un
charme vaporeux qui est justement l'essence et l'arôme de la
poésie, furent conseillées et prèchées d'exemple par Stéphane
Mallarmé.
Cet abstracfeur de quintessence poétique plut aux raffinés,
aux alexandrins, en compliquant ou en vaporisant la poésie.
11 ne s'aperçut pas qu'en réduisant à l'excès la part du métier,
le rôle de la précision et celui de la pensée, en croyant pouvoir
se passer de la clarté du langage, en sortant du domaine de
l'intelligible, il mettait cette poésie amorphe, servie à souhait
par une prosodie invertébrée, à la portée du premier venu.
Alors toutes les fantaisies et tous les fantômes entrèrent dans
la poésie. Il y eut comme une éclipse de soleil et quelquefois
de sens commun. Tous ceux qui ne }»ouvaient pas se faire
entendre, soit qu'ils n'eussent en réalité rien à dire, soit qu'il
leur fût difficile de s'exprimer, ne souffrirent plus de leur
aphasie; ils s'en Aantèrent. Quand on ne veut pas se mettre à
l'école, on en fonde une. Celle-là était fondée : elle ne devait
pas, du reste, durer bien longtemps.
Il en reste cependant quelque chose. Grâce à Paul Verlaine,
grâce à Stéphane Mallarmé, qui n'ont vraiment gâté que leurs
plus mauvais élèves, la musique et la nuance devinrent très
chères à la jeune poésie. Des recueils intéressants, comme le
Mercure de France, l'Ermitage, la Plume, CArl et la Vie, etc.,
ont contribué à faire naître et à entretenir chez nous un mouve-
ment poétique, dont il serait injuste de ne pas tenir compte. Les
écoles, même outrées, aident l'artà vivre, jmisque les tentatives,
même malheureuses, sont des formes ou des essais de rajeunis-
LES POETES 71
sèment. Autre chose encore, qui n'est pas non plus à dédaigner.
La rime s'est en effet assagie, comme le voulait Verlaine. La
prosodie, plus souple et plus tolérante; la métrique, moins
intraitable; la rythmique, plus libre et plus capricieuse, ont
<lonné aux jeunes poètes des audaces et des licences, que leurs
^levanciers, trop timides ou trop respectueux, n'ont pas connues.
Il y a des règles, permanentes et nécessaires, qui ne peuvent
pas passer, qui ne passeront point; mais quelques règ^lements
vieillis, quelques prescriptions trop rigoureuses ou trop routi-
nières — de VArt Poétique de Boileau au Traité de versification
de Théodore de Banville — sont tombées en désuétude : la rime
riche, trop riche, et la consonne d'appui ne sont plus guère de
saison; l'hiatus harmonieux est toléré et semble agréable; les
stances, qui avaient appris à tomber avec grâce — et avec mono-
tonie, — sont devenues moins symétriques et ont espacé leurs
révérences. Bref, il est entré plus d'arbitraire et d'imprévu dans la
poésie, oîi il ne faut jamais que la technique et la raison regardent
le caprice, la fantaisie et l'invention personnelle de trop haut.
Plusieurs de ces jeunes poètes se sont déjà fait un nom. Il
semble bien que M. Henri de Régnier, le poète (ÏAréthuse et des
Flûtes d'avril et de septembre, et M. Albert Samain, l'auteur du
Jardin de f Infante et de Aux flancs du vase, soient les chefs du
chœur de ceux (pii touchent déjà ou vont toucher bientôt à la
maturit(*.
M. Henri de Régnier a peut-être, tout en restant très ori-
ginal, plus d'accointances avec l'antiquité classique, l'Anthologie,
André Ghénier, et le Parnasse. Quelques-unes de ses poésies,
Inscriptions pour les treize portes de la ville, par exemple, nous
font penser à des bas-reliefs de fronton ancien. Mais, et c'est
peut-être l'originalité propre de M. Henri de Regniei" et de ses
jeunes confrères, au Mercure ou hors du Mercure (MM. André
Bellessort, Eugène Hollande, Gabriel Trarieux, etc.), tandis que
la mythologie, romantique ou jtarnassienne, était surtout sculp-
turale ou colorée, celle de ces jeunes gens devient symbolique.
Ils renouent ainsi la chaîne entre l'art ancien et la vie moderne;
ils donnent tout son sens et toute sa force au vers d'André
Ghénier :
Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques.
72 LES POKTKS
Le mvtlic «juils roprcnnonl et (juils racontent, celui, par
exemple, des Sirènes, leur sert à interpréter la A'ie présente, ou,
pour mieux dire, la vie éternellement la même, Féternelle^
illusion de l'être humain, sous sa forme contemporaine.
On a troj) reproché à la poésie de ces jeunes gens d'être
presque toujours une poésie triste. Mais outre qu'on pourrait
adresser le même reproche au romantisme et au Parnasse, ce
n'est pas leur faute si le siècle finit sur des années somhres. Ils
sont presque tous venus au monde à l'approche ou au lende-
main de l'Année terrihle '. Ils ont assisté, depuis, au spectacle
d'une démocratie montante, au développement d'une société
industrielle et utilitaire, qui considèrent la poésie, comme un
art et un objet de luxe, comme une distraction de lettrés et de
mandarins. Ils se sont réfugiés dans leur tour de |)orcelaine,
dans leurs livres, dans leurs rêves, et ils ont regretté le temps
... où le ciel sur la terre
Maicliail et respirait dans un peuple de Dieux.
Les symboles sont les songes de l'humanité; ils se sont dis-
traits de leur temps à interpréter les songes.
Rêveur mélancolique, M. Albert Samain, qui est peut-être un
homme de bureau, se promène dans le jardin de ses pensées. Il
a le sens exquis de l'harmonie et de la nuance, de la demi-
teinte : de l'harmonie qui berce l'oreille, jusqu'à l'endormir;
de la demi-teinte qui adoucit les rayons violents, la lumière
crue, et repose les yeux jusqu'à les fermer. La vapeur du thé
qui monte de la tasse, le parfum d'une fleur qui sourit dans
un vase, la fumée légère d'une cigarette, le murmure de l'eau,
un air entendu ou retrouvé : il n'en faut pas plus pour lui
suggérer une petite pièce, une fantaisie musicale, courte et
charmante.
ACCOMI'AGNEMENT
Tremble argenté, tilleul, bouleau...
La lune s'effeuille sur l'eau...
Comme de longs cheveu.x peignés au vent du soir,
L'odeur des nuits d'été parfume le lac noir,
Le grand lac parfumé brille comme un miioir.
I. •• A man-f basse •. disait tristement l'uii d'eux.
LKS POETES 13
La rame tombe et se relève,
Ma barque glisse dans le rêve.
Ma barque glisse dans le ciel
Sur le lac immatériel....
Des deux rames que je balance
L'une est Langueur, l'autre est Silence.
Comme la lune sur les eaux,
Comme la rame sur les flots,
Mon âme s'elîeuille en sanglots.
Nous voudrions joindre à ces deux poètes ceux de leurs colla-
borateurs principaux au Mercvre de France, les auteurs, par
exemple, du Calendrier des Poètes, MM. Robert de Souza, Fer-
dinand Hérold, Francis Jammes, etc.; leurs aînés, comme
M. Laurent Tailhade, Fauteur du Jardin des rêves, et M. Jean
Moréas, le poète du Pèlerin passionné; ou leurs cadets, comme
les poètes de la Conque, recueil aujourd'hui disparu; puis ceux
du Quartier Latin ou du Chat noir et de « la Butte sacrée » ;
ceux entîn de la jeune Université, depuis MM. Pierre Gauthiez
et Hejiri Bernés jusqu'à MM. A. Le Braz, Ch. Le Goffîc,
P. Nebout, A. Tery, H. Bouger, etc., etc. Mais on ne peut faire
un petit chapitre d'histoire littéraire contemporaine sans laisser
à la mémoire ou aux rechen-hes du lecteur le soin et le plaisir
de le compléter.
Les derniers venus. Le printemps poétique. — C'est
Victor Hugo qui appelait les jeunes poètes « le printemps de
l'art ». Nous en avons un fleuri et abondant en promesses.
Combien de ces promesses seront tenues ou démenties?... Com-
bien de ces jeunes poètes, après leurs années d'apprentissage et
de noviciat, passeront de la notoriété à la gloire?... Il ne nous
appartient pas de prophétiser.
Si nous osions leur donner un conseil, ou plutôt exprimer un
souhait, à titre d'ami, nous leur souhaiterions de fuir les cénacles,
les petites chapelles, oii, même quand ce sont les autres qui
parlent, on entend surtout le son de sa propre A'oix; de n'être,
avec résignation ou avec vanité, ni des décadents, ni des esthètes;
de ne pas trop médire de leurs maîtres avant de les avoir sur-
74 LES PdÉTES
passés; d'aimer passionnément la clarté française, de chercher
par-dessus tout la nature, la vérité, la simplicité; de ne pas
avoir peur du hon sens; de se ra|»procher de l'âme poimlaire,
de l'attirer à eux; de faire deux parts de leur vie : l'une pour
l'action, qui réclame tous les concours et qui nous oldige à sortir
de nous; l'autre pour le rêve, qui nous invite à rentrer en nous-
mêmes et pour l'idéal, qui est la plus noble des rêveries...
Le poète de lu Maison de l'enfcmce, M. Fernand Gregh, a été
couronné par l'Académie française oii sa couronne a même
soulevé une petite émeute : on lui reprochait certaines libertés
de prosodie que le Parnasse — à l'Académie — n'admet pas
encore. M. Fernand Gregh n'en a pas moins été lauréat : c'est
un signe des temps.
M. Henry Barbusse a publié un joli volume : Pleureuses,
d'un sentiment délicat, d'une harmonie douce et pénétrante, qui
ne sera pas sans doute le dernier.
M. André Rivoire, l'auteur des Vierges, donne encore à la
Revue de Paris des poésies que l'on commence à remarquer. Il
est un de ceux sur lesquels on peut fonder les espérances les plus
certaines. De solides études classiques — ce sont toujours les
meilleures nourrices de l'esprit — l'aideront à tout exprimer, même
la vie moderne et les nuances compliquées de l'àme d'aujour-
d'hui, sous cette forme élégante, pure et châtiée, que les connais-
seurs préfèrent et dont le public s'aperçoit. L'essentiel pour les
jeunes poètes est de savoir échapper aux influences littéraires,
aux caprices, aux modes, et aux salons de leur temps. Les meil-
leurs, les plus originaux, comme M. André Rivoire et quelques
autres, concilient, par instinct, la tradition avec la modernité;
ils se préservent du modernisme aigu dont la vogue plus ou
moins tapageuse ne dure pas, ils ont le souci et le respect de la
langue française, sans être des puristes trop dégoûtés, ni des
novateurs intempérants : le néologisme, le barbarisme, la pro-
sodie polymorphe et déréglée, le vers détraqué, ne les tentent
point : ils ont bien raison.
M. Maurice Magre, (|ui a écrit ses premiers vers à Toulouse,
une ville de poètes, où il dirigeait avec quelques amis une
jx'lite revue, VEfforl, qui ne mentait }»as à son nom, vient de
j»ublier à Paris son premier i-ecueil : la Chanson des hommes.
LES POETES 75
11 a d'autres poèmes, inédits ou en préparation, ([ui seront
publiés prochainement. Remarquons une fois de [dus, à ce
propos, qu'il y a aujourd'hui dans nos provinces, dans le Midi
surtout, royaume hruyant et chantant des Félibres\ tout un
mouvement poétique dont l'écho n'arrive pas toujours à Paris,
mais qui est digne d'attention et de sympathie. Espérons qu'une
jeune Revue parisienne récemment fondée sous la direction de
M. René Daur, la Revue des Poètes, nous fera connaître de temps
en temps les plus distingués de ces poètes régionaux, en les
aidant à être poètes, sinon prophètes, ailleurs que dans leur
pays. A Paris même — soyons renseignés, sans être indiscrets,
— les maîtres du Parnasse réunissent autour d'eux des admira-
teurs et des disciples ({u'ils encouragent : la confraternité poé-
tique n'est pas un vain mot. M. J.-M de Heredia notamment a
des samedis où il rassemble autour de lui des jeunes gens qui
viennent lui soumettre des essais et lui demander des conseils;
ils ne peuvent que gagner à écouter un maître comme celui-là.
Le plus sûr et le plus rare, bien entendu, est encore de n'imiter
personne. Un jeune poète, M. Charles Guérin, l'auteur du Sang
des crépuscules et de Y Ame inquiète, n'a plus qu'à être tout à fait
lui-même !
Un dernier conseil à ces jeunes gens bien que notre chapitre
n'ait pas pour objet de les chapitrer. La présomption est natu-
relle, excusable, et peut-être nécessaire chez la jeunesse : elle
est assez souvent le signe de la force et une sorte d'insolence
juvénile du talent; mais il ne faut pas être trop présomptueux.
Si poète que l'on soit, il faut au contraire se méfier de l'admi-
ration complaisante de soi-même et de l'admiration mutuelle
qui flatte la vanité par l'échange, sincère ou intéressé, des com-
pliments.
Soyez-vous à vous-même un sévère critique,
disait Boileau. Il disait encore :
Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous loue.
Ces deux axiomes incommodes, mais si raisonnables, sont
toujours de saison. Ce n'est pas le talent qui manque à notre
1. S'adresser, pour des renseignements plus étendus, à M. Paul Mariétoii,
ilirecteur de la Revue fdibréenne et ■■ chancelier » du FéliltriRe.
76 I.HS l>(»KTI-:S
jeunesse |t()élique; c'est quelquefois la modestie el la patience.
Pressée d'an'iver, de se produire, de s(> taire (•(•riiiaître. elle
court au succès par des voies qui ne sont pas toujours les meil-
leures; (die cherche à forcer ralteiition; elle exag-ère et elle
élarfjit trop volontiers la distance qui sépare un poète d'un
hourgeois; elle a soif de |)uhlicité et ne recule pas devant la
réclame. Le poteau d'annonces de la réclame n'est pas un arhre
du Parnasse; c'est un bois stérile auquel s'accroche et finit par
se j)endre l'amour-propre exas|)éré. La poésie est œuvre sereine
de recueillement. Si vous voulez que les Muses viennent vous
visiter dans votre solitude, préparez-leur un asile de paix et de
travail où rien ne les dérangera. La chambre du poète et l'atelier
du peintre sont des demeures tranquilles avec, à l'entour, un
bois sacré. Puisque nos jeunes poètes aiment les symboles, que
la belle fresque de Puvis de ('havannes soit toujours présente
devant leurs veux!
La poésie française à l'étranger. — C'est un devoir
«l'hospitalité que de nommer et de croup(M' ici les poètes de
l'étranger (pii ont écrit en langue française.
On parle toujours français au Canada, où vivent tant de sou-
venirs de notre pays. M. Louis Fréchette, poète canadien, a
publié Mei< Loisirs (1863), la Voix d'un exilé (1867), Péle-
mèle (1877). Deux volumes de vers, les Fleurs boréales et les
Oiseaux de neige, ont été couronnés par l'Académie française.
Il a dit (ju(dque |»art :
... Sur ces bords inconnus pour le reste du monde,
Sur ces flots que jamais n'a pollués la sonde.
Sur ces parages pleins d'une vague terreur,
Sur celte terre vierge où plane en son horreur
Le mystère sacré des tt'nèbres premières,
J'ai vu surgir, foyers de toutes les lumières,
Dans un rayonnement de splendeur infini.
Le soleil de la France et son drapeau béni!
Aimons en lui cet écho harmonieux de notre belle langue;
saluons avec lui ce rayonnement du génie de notre race et des
couleurs de notre drajieau.
LKS POETKS 77
Nos deux bonnes voisines, la Belgique et la Suisse, ont pour
nous, pour nos écrivains, une amitié fraternelle : rechange des
relations littéraires est un lien doux et fort entre deux pays,
(ieorges Rodenhach, récemment enlevé aux lettres françaises,
a laissé les mêmes regrets dans ses deux patries. Son œuvre
poétique, depuis les Tristesses (1880) jusqu'aux Vies encloses,
est une œuvre nostalgique et pensive. Les voix étouffées du
silence, le tintement de la petite cloche des béguinages, la flo-
raison intérieure de l'àme où, comme dans un aquarium un
peu étrange, végètent toutes sortes de pensées, les demi-teintes,
les demi-tons, tout cela est perçu par l'acuité douloureuse,
presque maladive, de Georges Rodenbach. Avec son compa-
triote, M. Maurice Maeterlinck, il est un de ceux qui ont le
mieux saisi, le mieux noté, les bruits, les songes, les apparitions
que Tomltre et le mystère apportent à une âme inquiète, fris-
sonnante. Est-ce le climat de leur pays natal, avec ses nuages
et ses vapeurs, le murmure des eaux dans la campagne flamande,
le soupir des cloches lointaines, qui se retrouvent en eux pour
donner à leur rêverie une plainte et un voile que notre rêverie
française, j)lus traversée de soleil et de gaîté, ne connaît pas?...
Il faut aimer Georges Rodenbach encore moins [»our sa ressem-
blance avec nous que pour ses qualités natives et particulières.
Plus fougueux et plus éclatant, M. Emile Yerhaeren, Fau-
teur des Flamandes (1883), des Moines (1886), des Soirs (1888),
a les mérites vigoureux des j)eintres de son pays. Moins délicat
que robuste, il est avant tout un coloriste passionné pour la
vie, la lumière et le mouvement. C'est un des maîtres de la
jeune Belgique et cette jeune Belgique, qui ne cesse pas de pro-
duire des œuvres intéressantes ' dont nos revues et nos jour-
naux ne s'occupent peut-être pas assez, mériterait d'être étudiée
dans un livre ou au moins dans un article spécial plus précis que
cette brève indication.
La Suisse, romande ou non, depuis les amis de Sainte-Beuve,
Juste Olivier (18Û7-1876) et sa femme, poète aussi, H. Frédéric
1. Voir la Collection des poètes français de l'étranger, puliliée soiis la direction
(le M. Georges Barrai (Fisclibadier) : La Nuit, poésies par Iwan Gilkin. — Héros
et Pierrots, poésies par Albert Giraiid. — La Citliure. poésies par Valère Gilie
{livre couronné par l'Acailémie française). — Le Collier d'opale, poésies par
Valère Gille.
78 LKS POKTES
Amiel (1821-1881) et Eugène Rambert (1830-1886), nous envoie
tous les ans, non pas des poètes, car ceux qu'elle a lui demeu-
rent attachés — elle nous en prend même quelquefois :
M. Georges Renard, par exemple — mais des poésies '.
M. Philippe Godet, professeur de littérature à Neufchàtel et
collaborateur du Journal des Débats, auteur de plusieurs recueils
de poésie, dont les principaux sont les Yeux et le Cœur et les
Héalités, écrit dans notre langue, vers ou prose, avec toute la
pureté d'un indigène qui écrirait bien. Ce n'est }tas un mérite
si commun. La poésie française est encore plus diflicile que
notre prose pour un étranger, pour un Suisse même (jui vient
assez souvent à Paris. Un lecteur de chez nous surprend presque
toujours à quelque détail d'expression ou de tournure le signe
de l'importation, et nous sommes, par goût et par habitude, très
protecteurs, très jaloux de notre marque, très méfiants de la
marque d'autrui en matière de langag-e. M. Philippe Godet n'a
pas à craindre le poinçon du contrôle.
M. Henry Warnery est de Lausanne. 11 entremêle dans ses
travaux la poésie et le roman; il a réussi dans l'une et dans
l'autre. M. Jules Garrara est un Genevois dont le poème de
déi)ut, la Lyre, a été couronné par une de nos académies litté-
raires de province. Alice de Chambrier (1861-1882), Neufchâte-
loise, n'a pas assez vécu pour tenir toutes les promesses qu'elle
donnait justement à ses amis : le développement précoce d'une
sève trop forte peut-être pour son sexe et pour son âg:e l'a épuisée.
M. Charles Fuster, né dans le canton de Vaud, à Yverdon,
a un }ieu «lispersé sa jeunesse fertile et active sur un g^rand
nombre d'œuvres diverses. Paris l'a pris à la Suisse; le journal,
le roman, la critique ne l'empêchent pas de revenir assez sou-
vent, mais l'empêchent sans doute de se consacrer tout entier à
la poésie.
Une jeune Roumaine de Bucarest, M"" Hélène Vacaresco,
sans renier son pays ni tous les souvenirs qui l'y rattachent
et qui l'inspirent, est devenue Parisienne d'adoption. Gomme
1. Voir Histoire littéraire de la Suisse française, par Pliilippe fiodel. — Genève
et ses poètes, du XVI' siècle ii nos jours, par Marc Moniiicr. — Histoire Ulléraire
delà Suisse /•ow«m/e, par Virjiilc lîossel. — Histoire de la lillèratitre française,
hors de France, |)ar le mr-me (1. Suisse française. II. ii(>lgi(itie. III, Canada.
IV. Hollande. S\iè(le, Danemark. V. Allemagne. VI. Angleterre. VII. En Orient).
LES POÈTES 79
r
en Suisse, comme en Belgique, les lettres françaises sont
aimées et cultivées en Roumanie. Toute une colonie sympa-
thique de jeunes filles et de jeunes gens vient de là-bas, chaque
année, dans nos écoles. Ces jeunes gens, quand ils retournent
chez eux, y portent l'amour et la connaissance de notre langue,
le souvenir de notre accueil et l'influence de notre société, nos
idées, nos livres. M"° Hélène Vacaresco n'est pas la seule, dans
son pays, à écrire des vers français : les siens, qu'elle dit elle-
même devant des amis, sont, jusqu'à présent, ce que la Rou-
manie nous a donné de plus parfait.
Retournons, pour finir, en Amérique, avec M. Stuart-Merrill,
de l'Arkansas, collaborateur du Mercure de France, et M. Francis
Yiélé-Griffin, né en Virginie, peintre et poète, collaborateur,
lui aussi, du Mercure de France, ami et compagnon de route
de M. Henri de Régnier sur le libre chemin de la poésie. La
sienne est trè-s libre, en efl'et. Ce jeune Américain a fait chez nous
sa guerre de l'indépendance : il a voulu affranchir notre prosodie.
Peut-être ne s'est-il pas assez contenté de la débarrasser des
entraves gênantes; il l'a violemment émancipée; il lui a permis,
il lui a conseillé toutes les licences et toutes les hardiesses. Ceux
qui tiennent pour la tradition strictement maintenue ou plus
sagement améliorée lui en veulent un peu, sans nier son talent,
de cette prosodie à l'américaine.
Quels sont en poésie, les symptômes et les tendances de l'Art
nouveau? Nous n'avons pas la prétention de le savoir très
exactement, puisque cet art nouveau se transforme et se renou-
velle tous les jours; nous n'aurons pas le pédantisme de vouloir
le prédire. Tout ce qu'on peut dire simplement et brièvement,
c'est que la poésie n'est pas morte en France, bien loin de là,
et qu'elle a toujours sa part dans le rêve contemporain de la
société française.
Cette société devient chaque jour plus démocratique. Progrès
ou non, c'est la loi fatale des temps nouveaux. Par leur délicatesse
même, par celle de leur nature, qui les distingue un peu des
autres hommes, par celle de leur métier, qui n'est pas un
«0 LKS l'OÈTES
>
mélirr Naiial cl ordinaire, les poètes sont une «'lite. Ils <les-
i:en<len( toujours d'Orphée, qui civilisa nos aïeux lointains — et
qui fut déchiré par les Bacchantes.
Sylvestres homincs sacer interpresque deorum,
Ca>dibus et victu fœdo delerruit Orpheus.
Il importe aux destinées de la poésie (lu'elle l'este civilisatrice
et humaine; qu'elle dise encore aux hommes d'aujourd'hui,
dune autre lacon, ce que ses premiers interprètes ont appris,
ont annoncé aux hommes d'autrefois; qu'elle ait la nohle amhi-
tion, elle qui sait la légende des siècles morts et le travail de
THomme sur la terre, d'aider la terre à vivre et à penser. Les
souffrances et les joies de l'Homme, et même de l'individu, sont
le thème éternel de toute poésie; ses aspirations et ses songes
sont une autre partie^ du domaine lyrique où il lui est naturel de
se déployer. Conduire l'Humanité à une notion de i)lus en plus
claire et sûre d'(dle-même; lui expliquer, autant qu'il est pos-
sible, l'énigme du monde, et, dans tous les cas, lui donner,
devant cette énigme, la noble inquiétude des penseurs; peindre,
avec ses tableaux éternels, les aspects modernes de la Nature,
et, avec son fond permanent, la face moderne et changeante de
la Vie : tels sont, à notre avis, le lot et la tâche du poète.
Puisque la littérature digne de ce nom est l'expression de la
société, il convient que la poésie, si elle veut être écoutée, se
fasse comprendre des hommes qui prêtent l'oreille à sa chanson.
(]es hommes ne l'écouteroiit }tas si elle ne leur parle pas d'eux-
mêmes. Ils ne la suivront pas sur la cime d'un Parnasse loin-
tain et dédaigneux oi^i elle semblera se désintéresser de la vie
commune j)our s'adonner au plaisir solitaire de l'art pour l'art.
Ils ne la suivront pas non plus dans ces chapelles fermées où
l'on se contente de faire de la musique de chauibre entre ini-
tiés. Elle est le ])remier des arts libéraux, qui sont la joie et la
•dignité de notre es[)èce, de res])rit humain. Gomme la peinture,
la statuaire (^t la musique, avec des procédés analogues ou dif-
férents, elle doit, selou la Ixdle définition de Tolstoï, aider les
hommes d'à ]»résent « à communier entre eux, tous ensemble,
^lans l'amour du Beau. » Le bien en est inséparable, malgré les
■esthétiques et les philosophies nouvelles. Nos grands classiques
LES POETES 81
l'ont vu, l'ont dit et l'ont prouvé. Les poètes de l'avenir feront
bien de rester classiques, au moins en cela.
La mission et la puissance éducatrice de l'art en iiénéral, et, en
particulier, de la poésie ne sont plus, croyons-nous, à discuter.
El quasi cursores vitaï lampada tradunt...
Que la poésie allume son flambeau à cette lampe de vie !
Qu'elle éclaire et qu'elle guide tous ceux qui veulent mener les
Humbles vers plus de lumière! Les grands poètes, les plus
grands, sont la voix de leur siècle; que les petits, les plus
petits, fassent entendre au moins le son d'une âme. La lyre poé-
tique a, dès maintenant, assez de cordes : il ne s'agit plus d'en
inventer de nouvelles; il s'agit plutôt de savoir toucher celles
dont l'homme
Toujours le même,
Toujours divers, toujours nouveau,
a le plus besoin d'entendre la voix, selon les phases de sa vie
changeante et aux étapes successives de son chemin.
BIBLIOGRAPHIE
A consulter : Th. Gautier, Les progrès de la poésie française depuis 1830
(1808, à la suite de Vllistoire du romantisme). — Notice sur Baudelaire, 1868.
— Sainte-Beuve, Causeries du Lundi; t. V (La poésie en 18o2); t. IX
(Baudelaire); t. XIV (Banville); Nouveaux lundis, t. X (La poésie en tSGo,
4 art.). — Notices (par divers) dans le Recueil des Poètes français de Crépet,
t. IV (1863).
Notices ddins rAntholor/ie des poètes français du XIX" siècle (chez Lemerre,
4 vol. in-8). — Asselineau, Baudelaire, sa vie et son œuvre (1809). —
Jules Lemaître, Les Contemporains, t. I (Banville, Snlly-Prudhomme,
Coppée, Éd. Grenier); t. H (Leconte de Liste, Hérédia, Armand Silvestre,
Anatole France); l. 111 (Richepin); t. IV (Baudelaire, Verlaine, Jean Lnhor);
t. VI (Mallarmé). — Brunetière, Syjnbolistes et décadents (Histoire et litté-
rature, t. III). — Évolution de la poésie lyrique (t. II). — Essais de littérature
contemporaine, 2 vol. — Bourget (Paul), Essais de psychologie contempo-
raine (1883). — Spronck (Maurice), Les artistes littéraires (1889). —
Doumic (René), Etudes sur la littérature fr. (t. Il, Coppée; le vers libre). —
Catulle Mendès, La légende du Parnasse contemporain. — L. Xavier
de Ricard, Petits mémoires dhin Parnassien. — Gabriel Vicaire, Les déli-
quescences d'Adoré Floupette. — Vigié-Lecocq, La poésie contemporaine
de 1884 à 1896 (librairie du Mercure de Erance). — Coppée, Préface aux
œuvres choisies de Verlaine. — Paris (Gaston), Étude sur Sully -Priulhomme
(dans Penseurs et poètes). — Régnier (Henri de). Étude sur Mallarmé.
Discours académiques pour la réception de Leconte de Lisle, MM. Sully-
Prudhonime, Coppée, Hérédia, Paul Bourget, Lemailre, Theuriet. — Rapports
sur les Concours académiques par les secrétaires perpétuels. — Diverses
revues. Le Mercure de France, l'Ermitage, la Revue Blanche, la Plume, l'Art
et la Vie, ont publié les vers des nouvelles écoles poétiques.
Histoire de la langue. VI U. 6
CHAPITRE III
LE THÉÂTRE'
/. — La Comédie de îiiœurs.
LéGS origines. — Le système. — La période de notre
théâtre comprise entre les années 1850 et 1880 est une des plus
brillantes qu'il y ait dans notre littérature dramatique. Depuis
plus d'un siècle et demi on n'avait vu sur notre scène ni
pareille fécondité, ni pareille vigueur de production. Et parmi
les genres qui se sont développés pendant cette seconde moitié
du xix^ siècle, le théâtre est l'un de ceux qui font le plus d'hon-
neur à la littérature d'alors et qui en sont les plus caractéris-
tiques.
La tendance g'énér^.Le qui se manifeste en littérature aux
environs de 1850 était favorable au développement du théâtre.
En effet le théâtre est par cssmcc un genre impersonnel. C'est
presque une loi que dans une littérature où les éléments
lyriques sont développés, l'élément dramatique ne trouve
pas à s'épanouir. Le xvi® siècle, lyrique avec Ronsard, reste
lyrique môme au théâtre avec les Jodelle, les Garnier et les
Montchrestien. Au xvn" siècle, où le lyrisme cède devant l'uni-
versel avènement de la raison, nous assistons à la plus belle
éclosion de littérature dramatique qu'il y ait dans notre iiistoire.
Le xvni" siècle, particulièrement stérile, n'a pas de poésie
1. Par M. René Doumic, professeur au Collège Stanislas.
LA COMEDIE DE MŒURS 83
lyrique et presque pas de théâtre. Dans la période romantique
nous avons vu que le drame est encore tout imprég:né de lyrisme
et que la comédie n'arrive pas à s'élever au-dessus du vaude-
ville. Le mouvement de 1850 est un mouvement de réaction
contre le lyrisme romantique. Il se fait partout sentir et dans la
poésie lyrique elle-même, oii le Victor Hugo de la Légende des
siècles fait contraste à celui des Feuilles d" automne ^ oii le Gau-
tier à^s Émaux et Camées ne ressemble guère à celui iï Aller tus;
oh Leconte de Lisle proteste si énergiquement contre l'étalage
du moi. Le roman, la critique, l'histoire vont obéir aux mêmes
tendances, qui consistent pour l'écrivam à^ejïajier. sa jiersonne
et à la subordonner à l'objet. Le réalisme s'insinue dans tous
les genres. De ce mouvement le théâtre est sorti renouvelé.
Depuis près de deux siècles les exemples de Molière pesaient
sur notre comédie. Son génie s'était emparé de notre théâtre,
l'avait façonné à son gré, y avait marqué son empreinte, établi
sa maîtrise toute-puissante. 11 s'était imposé à l'imitation de
tous ses successeurs, qui n'avaient su que reprendre ses pro-
cédés, reproduire son système dramatique. Aussi les seules ten-
tatives intéressantes qui aient été faites pendant le xviu'' siècle
sont-elles celles qui ont eu pour objet de secouer en quelque
manière le joug de Molière. Ainsi avec Marivaux, avec Beau-
marchais. Mais la nouveauté essentielle devait être celle qui
consisterait à substituer à la comédie de caractère la comédie
de mœurs. Diderot et Mercier l'avaient bien compris. Ils avaient
par avance donné la formule de la comédie nouvelle. Néan-
moins on ne saurait trop redire que leurs théories n'ont eu sur
la réforme du théâtre à peu près aucune influence. Il y a de ce
fait une raison toute simple : c'est que ces théories n'étaient
pas connues des écrivains novateurs. Profondément ignorant
de notre histoire littéraire, le créateur de la comédie de mœurs
moderne ne se doutait guère aux heures fiévreuses où il écrivait
la Dame aux camélias qu'il réalisait un changement réclamé
depuis tantôt un siècle.
Ce n'est donc pas dans les théories de Diderot et dans le mou-
vement d'idées dont elles témoignent qu'il faut aller chercher
les origines du théâtre de 1850. L'évolution du genre, l'influence
des genres voisins, le mélange d'éléments qui s'étaient jusqu'alors
84 LE THEATRE
développés isolément, voilà ce qui explique la constitution du
genre nouveau.
Notons d'abord que le_drame romanjigue, en apparence si
différent et même si opposé, a été un_ acheminement vers la
comédie dejmœurs. En efl'et énumérons quelques-uns de ses
caractères. Il est d'abord hktonque. Il se propose de peindre le
décor d'une époque, d'établir un « milieu », puis de montrer
comment les sentiments et les idées dépendent de ce milieu.
Cette étude que le drame historique faisait sur des époques
disparues, la comédie de mœurs la fera directement sur l'époque
contemporaine. Le drame romantique est un drame de passion.
Or le théâtre moderne pourra bien apporter aux problèmes de
la passion des solutions directement opposées à celles qui avaient
cours au temps du romantisme; mais la passion est définiti-
vement installée dans la comédie, où l'on ne cessera plus d'en-
visager les questions qu'elle soulève. Enfin le mélange du
comique et du tragique avait été l'un des côtés essentiels de la
réforme. De même dans nos comédies de mœurs , des scènes
amusantes, spirituelles, satiriques, alterneront avec les scènes
émouvantes. Le théâtre romantique a donc été une étape néces-
saire. Ou pour mieux dire, le genre nouveau ne sera souvent
qu'une transposition de celui qui l'avait immédiatement pré-
cédé à la scène.
Le théâtre suit d'ordinaire le mouvement inauguré_pâJL_le
roman. Une fois de plus il va en être ainsi. Pendant vingt
années, de 1830 à 1850, Balzac avait exécuté par le roman
l'œuvre que le théâtre allait se proposer. Il avait mené sur la
société contemporaine une large et minutieuse enquête. Il avait
étudié successivement les différents milieux, parisien, provin-
cial, politique, militaire; il avait montré comment la vie se
modifie en passant par chacun d'eux, et comment les caractères
prennent l'empreinte de la condition. En se tenant aussi près
que possible de la réalité, il avait évoqué une image animée et
organique de la société de son temps, et composé le plus riche
répertoire de documents sur l'humanité d'un temps. Il s'agis-
sait, en quelque manière, de verser au théâtre le contenu de la
Comédie humaine.
Ces études morales, psychologiques, physiologiques, ces des-
LA COMEDIE DE MŒURS 80
criptions, cette collection de documents, il s'agissait de les pré-
senter au théâtre, de les relier, de les mettre en œuvre et en
action. Or une forme de comédie s'était imposée au public, celle
de Scribe. L'art d'agencer une intrigue, d'éveiller et de retenir
la curiosité par d'ingénieuses combinaisons, était devenu un
élément indispensable pour réussir au théâtre. Scribe avait pré-
paré lescadres qu'on pouvait seulement prétendre à mieux
remplir. Lui-même s'y essayait et ses dernières pièces témoi-
gnaient d'un efTort pour faire sortir de la comédie-vaudeville la
comédie de mœurs.
Combiner le roman de Balzac avec le vaudeville de Scribe,
voilà ce que vont faire les auteurs de la comédie de mœurs
moderne. Suivant leurs dispositions naturelles et leur valeur
d'esprit, ils y mettront plus de Balzac ou plus de Scribe. Mais le
système dramatique reste essentiellement le même. Il consiste
à donner à l'étude de moeurs le support d'une intrigue, à satis-
faire ainsi les diverses dispositions qu'apporte nécessairement
au théâtre un public varié, nombreux, mêlé, à instruire sans
ennuyer, à contenter les esprits réfléchis qui veulent de l'obser-
vation sans décourager ceux qui recherchent surtout l'invention
romanesque. On a adressé à ce système bien des objections, et à
mesure qu'il s'est épuisé on en a vu apparaître les inconvénients.
Son principal défaut consiste dans ce qu'il a d'artificiel, et, si
l'on veut, de bâtard. La pièce, ainsi construite, n'a pas d'unité
de conception; elle n'est pas d'une seule venue et d'une seule
tenue. Les deux éléments, celui de l'étude et celui de rintrigue,
ne sont jamais entièrement fondus; ils sont juxtaposés ou, tout
au plus, ils sont mêlés; et la recherche de l'aventure romanesque
détourne l'auteur de son véritable sujet. L'objection porte, et il
serait puéril d'en contester la valeur. Il est hors de doute que
dans ce système nous sommes loin de la forte unité classique.
Mais il faut faire la difTérence des temps. Le public d'aujour-
d'hui ne ressemble guère à celui du xvn" siècle; on écrivait jadis
pour une élite « d'hotinêtes gens » ; on écrit aujourd'hui pour
cent mille spectateurs. Était-il possible de les attirer, sans
piquer leur curiosité, sans remuer leur sensibilité? Il a fallu
faire des « concessions ». L'intrigue à la manière de Scribe est
une concession. Elle a eu cette utilité de rendre le genre viable;
86 LE THÉÂTRE
elle a eu ce résultat, le plus important, à tout prendre, de lui
permettre de vivre. Grâce à ce système de compromis, la comédie
de mœurs a pu s'emparer de la scène. Elle y a vécu pendant une
période assez longue ; elle y a provoqué non seulement un mou-
vement de littérature, mais un courant d'idées qui a influé sur
les mœurs ou tout au moins sur les lois; enfin elle a suscité
deux écrivains de théâtre qui sont parmi les plus considéra-
bles qui eussent paru depuis longtemps, et toute une abon-
dante production littéraire où l'on peut dès maintenant dis-
cerner quelques ouvrages qui portent les signes des œuvres
durables.
Alexandre Dumas. — Un écrivain a été l'initiateur de ce
mouvement : c'est Alexandre Dumas fils '. L'honneur lui revient
d'avoir renouvelé notre théâtre, d'y avoir de façon irréfléchie
d'abord et par sa soudaine intervention, de façon méditée ensuite,
par un patient et exclusif labeur, introduit des changements
nécessaires. Il a mis sur tout notre théâtre contemporain une
empreinte profonde. Il y tient une place à laquelle n'est compa-
rable celle d'aucun autre écrivain du même temps. Il le remplit
tout à la fois de son œuvre et de son influence.
Nous ne retenons de la biographie d'Alexandre Dumas que
les traits qui ont pu aAoir du retentissement dans son œuvre.
Il en est quelques-uns d'essentiels. Alexandre Dumas a une per-
sonnalité très accusée, et il l'a — autant que cela est possible
dans un genre qui par définition est impersonnel — transportée
au théâtre. D'abord, d'être le fils de l'auteur des Trois Mousque-
taires, cela n'est pas une filiation négligeable. Ajoutons que
Dumas fils a vécu dans la plus grande intimité morale avec
Dumas père, qu'il n'a cessé de professer pour celui-ci la plus
ardente admiration littéraire et de réclamer pour lui la gloire
d'avoir été le plus puissant initiateur comme le plus fécond
fournisseur du théâtre au xix* siècle. Or Dumas père a eu le
cerveau le plus bizarrement conformé par lequel soient passées
la littérature et l'histoire de France, l'image de la société et de
la vie. 11 a l'esprit follement romanesque, le goût du compliqué,
de l'extraordinaire et de l'imprévu. Son fils a hérité en partie
1. Né à Paris en 1821, mort en 1895.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIII, CH. III
Armand Colin & C^^ Éditeurs. Paris
ALEXANDRE DUMAS fils
d'après un cliché photogr-iphique de Pierre Petit
LA COMÉDIE DE MŒURS 87
de ce tour crimag-ination. De là vient que la plupart du temps
il choisisse les données de ses comédies en dehors des condi-
tions de la vie commune, quelques-unes supposant un concours
de circonstances, une combinaison d'événements tout à fait
invraisemblables. De même il étudiera de préférence des « cas »
rares, amusants, curieux. Il aimait à répéter qujLp'y a d'inté-
ressant que l'exception ■ Il procède par là, comme par plus d'un
côté, du romantisme. Cela explique encore qu'on trouve dans
son théâtre des personnages qui sont de véritables monstres,
qui ne sont ni d'aucun temps ni d'aucun pays, ne tiennent par
aucun lien à l'humanité, et ne sont que les produits d'une ima-
gination échauffée.
Dumas est enfant naturel. S'il faut en croire le témoignag-e
qu'il donne dans son roman autobiographique r Affaire Clemen-
ceau, il eut de bonne heure à souffrir de cette situation. Il fit
par de précoces humiliations l'apprentissag^e de la vie. Son
orgueil fut blessé, sa sensibilité s'aigrit. Je n'ig-nore pas qu'en
revoyant à distance ses impressions d'enfant, l'homme fait les
modifie, en altère les proportions, leur prête une intensité qu'elles
n'ont pas eue d'abord. Cela est vrai. Mais ces impressions conte-
naient en germe tout ce qui s'est plus tard développé. Elles
étaient le rameau premier autour duquel les apports de l'expé-
rience devaient cristalliser. Ainsi en est-il pour Dumas fils. Dès
l'origine se trouve déterminée l'attitude qu'il prendra plus tard
vis-à-vis de la société, lorsque le moment sera venu de prendre
une attitude. Il a eu par lui-même l'occasion de constater qu'il
y a dans l'organisation de notre société des injustices, que des
innocents souffrent pour des fautes dont ils ne sont pas respon-
sables; dans la lutte instituée entre la collectivité et l'individu,
il se rangera du côté des opprimés. Par là aussi se trouve cir-
conscrit d'avance le champ d'observation de l'écrivain. Son
attention est sollicitée par le cas de l'enfant naturel, et par suite
se porte sur tous les problèmes qui s'y rattachent. La défaveur
qui pèse sur l'enfant naturel n'est-elle pas un odieux préjug-é,
par où se traduit le pharisaïsme bourgeois? Ou ce préjugé ne
repose-t-il pas sur des fondements légitimes, et n'est-il pas une
expression du droit qu'a la famille de se défendre? Dans la faute
dont cet enfant porte la peine, quelle part de responsabilité
88 LE THEATRE
revient à la mère, et celle du père n'est-elle pas plus grande?
Mais d'ailleurs l'égoïsme masculin ne se déchaîne-t-il pas avec
une sorte de férocité et de barbarie à travers notre civilisation?
Et d'autre part combien de destinées masculines ont été gàcliées
par le caprice cruel de la femme ! Quelle puissance de salut, quelle
puissance de perdition est celle dont la femme dispose! Ces
questions se présentent à mesure à l'esprit du moraliste,
s'aniènent l'une l'autre par un encbaînement logique ; et les solu-
tions souvent contradictoires, ou à tout le moins un peu incohé-
rentes qu'en présente tour à tour le dramaturge, témoignent de
l'inquiétude de sa conscience et des variations de sa pensée, qui
tantôt revient sur des vues trop systématiques et les atténue,
tantôt au contraire pousse à bout ses conclusions, s'exagère et
s'exalte.
Enfin on peut assez bien se rendre compte, en lisant Un père
prodigue, de l'éducation que reçut Alexandre Dumas, et de la
société qu'il lui fut d'abord donné de fréquenter et de connaître.
Chez son père ou dans les milieux où on l'accueille, il ne se
trouve guère en rapports qu'avec des gens de plaisir. Les seules
femmes qu'il y rencontre s"onrcres femmes faciles. C'est de cet
observatoire fort spécial qu'il aperçoit son époque. On est tou-
jours disposé à prendre pour toute la vérité la petite part de
vérité qu'on a été à même de constater par son expérience per-
sonnelle. On a beau faire, on ne résiste pas à la tentation de
généraliser. C'est une tentation à laquelle Dumas ne s'est aucu-
nement efforcé de résister. De là lui vient l'opinion qu'il a de « la
Femme ». S'il a tant médit de la femme, s'il l'a tant de fois repré-
sentée comme un être inférieur, créé pour le tourment et le
malheur de l'homme, et à qui il ne faut demander qu'un peu
de plaisir, la faute en est à celles d'après qui il a pu se former
un type de « la Femme ». De là pareillememt les couleurs dont
il a peint ce qu'un siècle idéaliste appelait les passions de
l'amour. La folie des sens, abaissant la dignité du caractère,
semant les désastres parmi les familles, voilà la forme de l'amour
que Dumas a su le mieux mettre en scène : c'est la seule en
effet dont il eût sous les yeux d'abondants exemples. Il lui
apparaîtra quelque jour que la débauche est le grand fléau des
temps modernes, celui qui va mener notre monde aux abîmes.
LA COMÉDIE DE MŒURS 89
et que la courtisane est en train de faire à son profit une Révo-
lution plus complète que l'autre. On pourrait aisément lui
répondre que nous n'avons pas inventé la débauche et que le
premier soin de la courtisane, une fois qu'elle est admise
dans les rangs de la société, étant d'y affecter des airs de
matrone, le péril se trouve atténué d'autant. Mais le rôle de
chacun de nous n'est-il pas de signaler le péril spécial qui lui
a été révélé et d'éclairer ainsi une partie de la route? Ce qui est
plus fâcheux peut-être, et qu'on pourrait plus justement repro-
cher à Dumas, c'est d'avoir confondu avec une société très res-
treinte, la société elle-même, et d'avoir voulu peindre celle-ci
avec des traits empruntés à celle-là. C'est ce qui maintes fois a
faussé la vue de l'écrivain et qui diminue la portée et la valeur
de ses tableaux. En voyant ses hommes et ses femmes du
monde, ses riches bourgeois, ses bourgeoises élégantes, en les
entendant causer, nous nous demandons : oii l'auteur a-t-il ren-
contré ces gens-là, où a-t-il entendu ces propos? On le devine
sans peine. Pour bien peindre nos mœurs il a manqué à Dumas
de les avoir regardées sans parti pris. Pour donner une image
significative et fidèle de notre bonne société, il a manqué à
Dumas d'y avoir vécu.
Le tour d'esprit d'Alexandre Dumas. — Nous venons
de voir quelles influences se sont de bonne heure exercées sur
l'esprit de Dumas fils. Il nous reste, et ce n'est pas le moins
important, à rechercher ce qu'était en lui-même cet esprit, quels
sont les dons de nature que Dumas apporte avec lui et qui,
soit par leur propre développement, soit sous la pression des
circonstances, vont s'épanouir dans son œuvre.
Dumas est un observateur. Il est remarquablement doué pour
l'observation; si même on le rapproche de la plupart des
hommes de sa génération, écrivains de théâtre, romanciers,
penseurs, on s'apercevra que bien peu ont été pourvus au
même degré que lui des qualités qui servent à qui veut porter
un témoignage sur son temps. Il avait le coup d'œil qui pénètre.
On en avait la sensation quand on se trouvait auprès de Dumas.
Son regard se fixait, droit, indiscret; il se posait avec insis-
tance; il était, ce regard, tout à fait dépourvu de bienveillance,
mais bien plutôt froid, dur, ironique. C'était un regard par
90 LE THEATRE
lequel on se sentait deviné, déjoué, percé à jour. Parmi ceux
même dont c'est le métier d'assister en témoins avertis au
défilé humain, le nombre est considérable de ceux qui regar-
dent sans voir; d'autres sont dupes de la comédie que les plus
sincères d'entre nous jouent avec bonne foi. Il faut arriver jus-
qu'aux ressorts secrets qui agissent en nous pendant que nous
disons les paroles et que nous faisons les gestes ; c'est chez cer-
tains observateurs le résultat d'une extrême intelligence, d'une
aptitude à tout comprendre qui vient elle-même d'une large
faculté de sympathie. Il s'en faut que Dumas soit capable ou
même désireux de tout comprendre. C'est plutôt le contraire
qu'il faudrait dire. Il n'a ni indulgence ni charité. Il a l'humeur
méprisante : il ne veut pas être dupe. C'est cela qui le rend
clairvoyant.
Mais Dumas n'est pas de ceux qui se contentent de voir pour
savoir, d'observer et de noter les résultats de leur observation,
en laissant ensuite aux autres à conclure. Conter pour conter,
peindre pour peindre, ce n'est pas son alTaire. Après avoir tracé
un tableau de mœurs, décrit une classe de la société, fait défiler
des originaux, il ne croit pas sa tâche achevée, mais invincible-
ment il se pose les questions : « Et après? Qu'est-ce que cela
prouve? » Il est moraliste. Il l'est dans toute la force du terme,
dans tous les sens du mot, de toutes les façons dont on peut
être moraliste. D'abord il est curieux de démêler l'espèce des
sentiments, la qualité des intentions et par suite de juger de la
valeur des actes. Le point de vue où il se place volontiers est
celui de la distinction de ce qui est bien et de ce qui mal, très
différent en cela du collectionneur de faits, du « naturaliste » à
qui cette sorte de considération reste tout à fait étrangère. C'est
par là que Dumas se sépare nettement et de Balzac et de toute
l'école réaliste. Puis Dumas aime à débiter des maximes géné-
rales, aphorismes et sentences, sur le train du monde. Il rai-
sonne, il discute, il disserte, tranchons le mot, il dogmatise. Il
a des vues d'ensemble, il combine des systèmes. Il est en pos-
session de la vérité, il sait ce qui s'en va sauver le monde. Il
écrit pour annoncer cette vérité : l'œuvre du moraliste et du
réformateur des mœurs, tel est pour lui l'objet même, telle la
raison d'être de son activité d'artiste.
LA COMÉDIE DE MŒURS 91
Comment ce moraliste et cet observateur est-il devenu l'écri-
vain de théâtre qu'il a été, capable tout à la fois de passionner
le public et de l'amuser? C'est ici la question du tempérament
lui-même de Dumas. Grand, solide, large d'épaules, taillé en
hercule, il n'a l'habitude ni de s'effacer, ni de baisser la voix.
Il se met en avant, il pérore, il s'impose; c'est un combatif. Il
est admiré, adulé, aimé. Son orgueil s'enfle à mesure. Comme
beaucoup d'artistes de ce temps, mais à un degré éminent, il a
présenté en lui ce phénomène du grossissement de la person-
nalité, si caractéristique de l'homme de lettres de nos jours.
Il a en lui-même, en ses idées, en sa sagesse, une confiance
qui ne connaît pas le doute et n'admet pas la contradiction. Il
V est aidé par l'insuffisance même de sa culture intellectuelle
première. Il a peu lu; il ne s'est guère prêté aux méthodes
d'instruction qui, en affinant l'esprit, le rendent plus réservé et
prudent. Son ignorance, qui est très étendue, lui permet de
rapporter tout à lui seul, de croire qu'il découvre ce qu'il
apprend, et qu'il invente ce qu'il découvre. Aussitôt transporté
d'enthousiasme pour l'idée dont il vient de s'aviser, il lui prête
une importance considérable, souveraine. Il la recommande à
la manière d'une panacée. Il l'annonce au monde, comme un
évangile. De là cette assurance qui en impose à la foule, cette
chaleur de conviction qui se communique, cette ardeur de pro-
sélytisme qui entraîne, ces partis pris vigoureux et étroits qui
font l'homme de théâtre.
Enfin quelles que soient les qualités sérieuses et solides qu'il
serait absurde de lui contester, et quelle qu'ait été l'excellence
de ses intentions, Dumas, par ses attaches de famille, par les
exemples qu'il a sous les yeux, par le milieu oîi il vit, par toute
cette atmosphère de frivolité où il baigne, ne peut s'empêcher
de considérer que la littérature doit amuser. Il est homme d'es-
prit, comme on l'est entre artistes, boulevardiers, gens de
cercle, quand on a beaucoup d'esprit. C'est un causeur éblouis-
^ajlt- A la manière de tous les causeurs à succès il ne résiste
pas au plaisir d'étonner. Il a des boutades, des paradoxes, toutes
les ressources de la fantaisie. Il tire des feux d'artifice, il exécute
des tours de force. A coup sûr, cela diminue la valeur philoso-
phique de l'œuvre; mais le théâtre ne vit pas uniquement de
92 LE THÉÂTRE
philosophie. Il y faut de l'imprévu, de la gaieté. Il faut éviter
d'être pédantesque, ce qui est le hon moyen pour être ennuyeux.
Dumas n'ennuie jamais. Il estle contraire d'un homme ennuyeux.
Un observateur chez qui le don d'observation s'accompagne
du souci de moraliser, un moraliste dont la naturelle pénétra-
tion se fige et parfois se fausse par une raideur de théoricien
et de faiseur de système, un homme d'imagination qui s'amuse
aux complications de l'intrigue, un homme d'esprit, fertile en
boutades et en bons mots qui font passer au théâtre les idées et
les théories, tout en diminuant leur portée; tel est, dans les traits
constitutifs de sa nature, l'écrivain qui va façonner à nouveau
notre littérature dramatique.
Le théâtre d'Alexandre Dumas. « La Dame aux camé-
lias ». — Il est inutile de sattarder aux productions hâtives qui
dans l'œuvre de Dumas ont précédé plutôt que préparé son pre-
mier grand succès (h\imatique. Lui-même n'y attacha jamais
d'importance. Il peut être amusant de rappeler que Dumas avait
d'abord commis des vers; au surplus ces vers étaient sans pré-
tentions comme sans art; non seulement Dumas n'avait pas
l'imagination ni la sensibilité poétiques, mais il n'avait pas
davantage le sens du rythme et de la cadence. Il n'a jamais com-
pris ce que ce pouvait être qu'un vers ; il n'y aurait lieu ni de
s'en étonner, ni de le constater, si Dumas n'avait à plusieurs
reprises, dans des circonstances solennelles et avec la même
assurance que toujours, débité sur ce sujet des sottises énormes.
Les romans par lesquels il débuta sont aussi bien dénués de
toute valeur littéraire. Ecrits à la diable, sans aucun souci de
composition, sans ordre et sans soin, ils contiennent au milieu
de beaucoup d'inventions bizarres ou sans conséquence quel-
ques pages brillantes. Ils ne sont intéressants que pour l'érudit
qui y découvre déjà en germe les idées ou les sentiments, les
sujets ou les thèses qui s'épanouiront dans les œuvres futures.
Sans plus de méthode, sans avoir réfléchi sur les conditions de
son art, sans s'être défini à lui-même les nouveautés qu'il y
voulait tenter, Dumas écrivit en huit jours sur des chifl'ons de
papier réunis au hasard, les cinq actes d'une pièce qu'il devait
avoir plus de peine à faire représenter qu'il n'en avait eu à
l'écrire : c'est La Dame aux camélias. Écrite dès l'année 1849, la
LA COMEDIE UE MŒURS 93
pièce ne fut jouée que le 2 février 1852. Cette date peut être
considérée comme celle qui inaugure l'histoire de la comédie de
mœurs moderne.
Il faut songer à ce qu'était alors notre comédie à prétentions
littéraires, à la pauvreté des grandes comédies de la dernière
manière de Scribe, à la platitude de celles de Casimir Dela-
vigne, à la poncive honnêteté de celles de Ponsard. On com-
prend l'effet produit par cette œuvre nouvelle toute pleine d'élan,
de verve, de hardiesse, et qui aujourd'hui encore frappe par le'
mélange de sensiblerie et de brutalité. Ce qu'il y avait de tout à
fait nouveau dans la Dame aux camélias, c'était l'espèce de can-
deur avec laquelle le dramatiste mettait à la scène ce qu'il avait
vu de ses yeux, et transportait sur les planches des tableaux de
la vie réelle. Une fille, avec son cortège d'amants et de parasites,
un intérieur de femme entretenue, les propos qui s'échangent
dans ce milieu, tout cela, qui fait la substance des deux premiers
actes, était en complet contraste avec le théâtre tout artificiel
d'alors, avec les vagues, les pâles, les inconsistantes silhouettes
qu'on y voyait se profiler.
Aujourd'hui, en assistant à la Dame aux camélias nous
avons un peu de peine à comprendre qu'elle ait fait révolution.
Nous serions plus volontiers choqués de ce qu'elle contient de
démodé, de vieillot et de faux. Ne songeant guère à rompre en
visière avec les usages du théâtre de son temps, Dumas en a
conservé même le plus conventionnel : les couplets. N'ayant
guère pris le temps de réfléchir et de se faire aucune opinion
personnelle, il reprenait à son compte quelques-uns des thèmes
déjà exploités jusqu'à la satiété et jusrju'à l'épuisement par le
romantisme. Mais les contemporains ne s'y trompèrent pas.
L'accent était nouveau. Un auteur dramatique s'était révélé qui
allait s'emparer du théâtre et y régner en maître. Enfin les élé-
ments de vérité que Dumas introduisait au théâtre devaient éli-
miner, rien qu'en se développant, les parties mortes qui encom-
braient la scène et déterminer une transformation d'ensemble.
D'ailleurs au point de vue de la durée des œuvres d'art, les
procédés, étant tous pareillement destinés à passer, n'ont
qu'une importance secondaire. De toutes les pièces de Dumas,
La Dame aux camélias est celle où il y a le plus de déclamation,
94 LE THEATRE
de faux goût, de « romance » et de « mélodrame ». Et dans tout
le théâtre contemporain on n'en citerait aucune autre ni qui ait
mieux survécu au temps, ni qui semble avoir plus de chances de
subsister. C'est la seule qui soit « populaire » ; Dumas y a abordé
un sujet qui de tout temps a été en possession d'émouvoir les
cœurs et de faire couler les larmes : c'est le sujet de la courti-
sane amoureuse.* Marguerite Gautier, c'est Marion Delorme;
c'est encore et bien plutôt Manon Lescaut, une Manon placée
dans notre décor bourgeois, transportée de cette atmosphère
brillante et légère du xvni' siècle, dans notre société morose et
pédantesque. C'est une grande amoureuse; avec la fougue de
sa jeunesse passionnée, Dumas lui a soufflé la vie. Elle est
entrée dans la légende. La légende empêchera l'œuvre de périr.
« Le Demi-Monde ». Les pièces d'observation. — La
Dame aux camélias a été dans le théâtre de Dumas une œuvre sans
lendemain. Entre cette première pièce et celle qui suivit {car on
peut négliger Diane de Lys) , la difl'érence est complète ; c'est celle
d'une œuvre de création quasiment instinctive, à une œuvre de
réflexion, dans laquelle l'auteur prenant conscience de lui-même
sait ce njuil veut dire et comment il le dira. Marguerite Gau-
tier, pour qui Dumas se sentait une indulgence inépuisable et
qu'il parait de tant de poésie, est devenue la baronne d'Ange,
pour qui on peut trouver qu'il est sévère et même cruel. La
guerre est commencée contre les idées romantiques, au nom de
l'idéal bourgeois. Là d'ailleurs n'est pas ce qui fait l'intérêt du
Demi-Monde (1855); mais Dumas venait de donner le modèle
auquel on peut dire que le théâtre s'est conformé pendant trente
ans, le type dont on a par la suite tiré des répliques en nombre
infini. Le personnage central et indispensable qui se promène à
à travers la pièce, en dirige l'action, en règle les épisodes, pré-
sente au public ses partenaires, les loue, les blâme, les admo-
neste ou les absout, c'est le raisonneur : il s'appelle ici Olivier
de Jalin; il s'appellera de noms variés dans le théâtre de
Dumas, tout en restant essentiellement le même, c'est-à-dire le
porte-parole de l'auteur. A vrai dire Dumas l'a emprunté à la
médiocre pièce de Barrière, les Filles de marbre, oh il s'appelait
Desgenais. Mais Desgenais est un imbécile; Olivier de Jalin
a de l'esprit, ayant tout l'esprit de Dumas. Le raisonneur
LA COMEDIE DE MŒURS 95
expose (le façon didactique ce qui fait l'objet de la pièce : c'est
ici la description d'un coin de la société. « Les femmes qui vous
entourent ont toutes une faute dans leur passé, une tache
sur leur nom; elles se pressent les unes contre les autres pour
qu'on la voie le moins possible, et avec la même origine,
le même extérieur et les mêmes préjugés que les femmes de la
société, elles se trouvent ne plus en être et composent ce que
nous appelons le demi-monde, qui vogue comme une île flottante
sur l'océan parisien, et qui appelle, qui recueille, qui admet
tout ce qui tombe, tout ce qui émigré, tout ce qui se sauve de
la terre ferme, sans compter les naufragés de rencontre qui
viennent on ne sait d'oii... A l'heure qu'il est ce monde irrégu-
lier fonctionne régulièrement; cette société bâtarde est char-
mante pour les jeunes gens : l'amour y est plus facile qu'en
haut et moins cher qu'en bas... Seulement sous cette surface
chatoyante dorée par la jeunesse, la beauté, la fortune, rampent
des drames sinistres. » L'auteur cherche et parfois il trouve une
forme piquante, un symbole ingénieux, une comparaison neuve,
une métamorphose destinée à faire fortune et qui s'épanouit dans
le « couplet ». C'est ici le couplet des pêches à quinze sous. Les
différentes variétés de l'espèce sociale décrite dans la pièce en
fournissent les divers personnages. Reste à trouver le drame
qui peut le plus vraisemblablement résulter de la rencontre de
ces personnages, qui est le plus significatif du milieu oii ils se
trouvent, enfin à dénouer les choses de façon que le dernier
mot reste à l'ordre établi, à la famille, et à la société constituée.
Cette forme de théâtre est encore la plus large qu'on ait imaginée
de nos jours et celle oîi la comédie de mœurs a pu se développer
le plus librement. L'espace des cinq actes permet à l'action de
se dérouler dans toute son ampleur ; les personnages n'y ont
pas l'air de « travailler à l'heure » ; les scènes épisodiques y
peuvent, sans détourner l'attention du sujet principal, apporter
la variété; l'observation n'est pas faussée par la thèse.
Les pièces à thèse. — Dumas eut tôt fait d'abandonner
cette forme qu'il avait créée; sans doute il y reviendra, mais il
a hâte déjà d'en installer au théâtre une autre qui convient
mieux à la nature impérieuse de son esprit. Comme tous les
véritables créateurs, il a cherché sans cesse à se renouveler.
96 LE THEATRE
L'inquiétude, rimpatience, sont dos traits qu'on n'a pas assez
relevés chez lui. Le Fils naturel (1858) est déjà une pièce à
thèse, et, si l'on veut, le type de la pièce à thèse. Le théâtre,
tel que le conçoit maintenant Dumas, va devenir le « théâtre
utile », le théâtre social, le théâtre réformateur. En parlant de
théâtre utile, Dumas prétend réagir contre ceux qui veulent que
l'art soit son objet à lui-même, et qui aboutiraient à en faire le
plus vain amusement. Eh quoi! l'auteur dramatique disposerait
des moyens d'expression et de communication les plus puissants,
et il ne s'en servirait pas pour faire œuvre utile! Il se réduirait à
agiter des grelots, pouvant agiter des questions! « Nous nous
adressons aux hommes assemblés et l'on ne peut parler long-
temps et d'une manière efficace à la multitude qu'au nom de ses
intérêts supérieurs. Nous sommes donc perdus... ce grand art
de la scène va s'effiloquer en oripeaux, paillons et fanfreluches,
il va devenir la propriété des saltimbanques et le plaisir gros-
sier de la populace, si nous ne nous hâtons de le mettre au service
des grandes réformes sociales et des grandes espérances de
l'âme... Indiquons le but à cette masse flottante qui cherche
son chemin sur toutes les grandes routes, fournissons-lui de
nobles sujets d'émotion et de discussion... Le chef-d'œuvre pour
le chef-d'œuvre ne lui est plus suffisant, pas plus que la satire
sans le conseil, pas plus que le diagnostic sans le remède. Et
puis rire toujours de l'homme sans bénéfice pour lui, c'est cruel,
c'est lâche, c'est triste... Il nous faut peindre à larges traits
non plus l'homme individu, mais l'homme humanité, le retremper
dans ses sources, lui indiquer ses voies, lui découvrir ses fina-
lités, autrement dit nous faire plus que moralistes, nous faire
législateurs. Pourquoi pas, puisque nous avons charge d'âme *? »
Cette conception de l'art est très généreuse et très élevée. On
aperçoit tout de suite ce qu'elle a de séduisant pour un écrivain
soucieux de sa dignité. Seulement les objections se présentent
aussitôt, et quelques-unes tiennent à l'essence même du genre.
Le théâtre, à la façon du moins dont nous le comprenons dans
nos sociétés modernes, a pour objet, non pas l'instruction, mais
le divertissement. C'est pour passer agréablement la soirée qu'on
1 Préface du Fils naturel.
LA COMEDIE DE MŒURS 97
se réunit dans une salle de spectacle; c'est pour s'amuser, d'une
façon aussi honnête, aussi raffinée qu'il vous plaira de l'ima-
giner, mais ce n'est pas pour travailler à la solution des g-rands
problèmes. L'endroit est profane : les prédicateurs eccl siasti-
ques l'avaient bien vu : il est bon de le rappeler aux prédica-
teurs laïques. Les dispositions qu'on apporte au théâtre ne sont
pas celles qui conviennent pour entendre une leçon de morale.
Si encore c'était de morale qu'il s'agît ! Mais il s'agit de
réformer la législation. Le but que poursuit l'auteur de la pièce
à thèse, c'est de faire supprimer certains articles du code, d'y
introduire des mesures nouvelles. Peut-être la confection des lois
veut-elle une autre préparation que celle dont les gens de théâtre
sont habituellement pourvus. Et peut-être encore l'élan senti-
mental provoqué par un drame émouvant est-il une médiocre
garantie pour l'opportunité d'une mesure. Mais l'objection prin-
cipale est ici tout autre : le système repose tout entier sur cette
idée, à savoir que la moralité dépend de l'état de la législation, que
le pouvoir des lois est souverain et qu'en changeant un article
du code on modifie sensiblement la conduite des hommes et la
proportion du bien et du mal. L'erreur est grave en elle-même;
car ce n'est pas l'état de la législation, c'est l'état des mœurs
qui importe. Mais elle est plus fâcheuse encore quand il s'agit
de l'influence de la littérature. Les lois sont le résultat d'un
ensemble de causes et de conditions sociales, économiques,
politiques sur lesquelles la littérature ne saurait avoir d'action.
La littérature agit sur l'imagination, la sensibilité, la raison :
ce qu'elle peut avoir pour objet, avec quelque chance de succès,
c'est donc une action non pas sociale, mais morale, et non pas
la réforme du code, mais la réforme intérieure.
Ajoutons qu'un cas particulier, choisi par l'écrivain et dont
il a, à son gré, disposé les données et préparé la solution peut
être un exemple et servir à illustrer une idée; il ne saurait être
le point de départ d'un raisonnement. La pièce à thèse est la
continuelle application d'un sophisme, celui qui du particulier
conclut au général.
Au point de vue exclusif de l'art, la pièce à thèse n'otîre pas
de moins réels inconvénients. Soucieux d'arriver à une conclu-
sion connue d'avance, l'écrivain n'a plus la liberté de l'esprit,
Histoire de la langue. VUI. •
98 LE THÉÂTRE
la largeur du coup d'œil; son observation est rétrécie et faussée.
Les personnages qu'il met en scène ne sont pas des êtres qu'il a
vus agir, se mouvoir parmi les êtres de chair et de sang; ce sont
des abstractions qu'il a revêtues artificiellement d'une apparence
humaine. Ce sont des arguments qui marchent. De là cet air de
sécheresse et de raideur qu'on retrouve partout, dans la conduite
de l'œuvre comme dans le dialogue.
Toutes ces remarques s'appliquent au Fils naturel. L'auteur
s'est fait la j»artie trop belle : il est facile de gagner quand
on a tous les atouts dans la main. Il a réparti inégalement
les mérites et les torts, mettant par un procédé sommaire tous
les mérites d'un côté, tous les torts de l'autre. Il a mis du
côté de la famille illégitime l'honnêteté, le désintéressement,
la hauteur des vues, la noblesse de l'idéal; du côté de la famille
légitime, l'égoïsme et Ihypocrisie. Il a fait du fils naturel un
modèle de toutes les vertus; il ne lui a pas donné seulement les
beaux sentiments et la générosité du caractère, il lui a, peu s'en
faut, octroyé le génie. C'est à décourager des justes noces.
Telle est sur le « théâtre utile » notre conclusion. L'écrivain
de théâtre peut avoir un objet qui dépasse son œuvre même;
il peut, si même il ne le doit, se })roposer de répandre quelque
idée; mais cette idée doit être intérieure à l'œ'uvre, elle doit en
être l'âme, y circuler comme un principe de vie. Un auteur agit
sur le public moins par le dessein prémédité d'une œuvre parti-
culière, que par la qualité habituelle de sa pensée, par la tournure
de son esprit, par l'atmosphère dans laquelle il nous fait vivre.
Les Préfaces. Les pièces symboliques. — On empri-
sonne volontiers dans la forme de la pièce à thèse la conception
dramatique de Dumas; et on a coutume, dans chacune de ses
pièces, de chercher la thèse. Or c'est tout juste si trois ou quatre
pièces rentrent dans ce cadre, et il est curieux de voir combien
d'essais différents Dumas a tentés au théâtre. LAmi des femmes
(1864) est une tentative curieuse plutôt qu'heureuse de théâtre
psychologique. Obscure, décevante, la pièce n'a réussi ni dans
sa nouveauté, ni même à la reprise qui en a été faite récemment.
Outre ses défauts de construction elle en a un autre, celui de
mettre sous nos yeux un des types les plus déplaisants qui
soient : le type du monsieur qui connaît les femmes. La fatuité
LA COMEDIE DE MŒURvS 99
d'un M. de Ryons nous indisposé contre lui, et nous fait du même
coup entrer en défiance contre plusieurs des personnages du
théâtre de Dumas qui sont ses proches parents. Les Idées de
M""" Aubraij (1867) marquent le point culminant de cette période
de l'œuvre de Dumas : aucune autre de ses pièces n'a plus de
plénitude, de saveur et déjà d'étrangeté. S'il fallait choisir une
œuvre tout à fait caractéristique du talent de l'écrivain, c'est
celle-là qu'on devrait choisir. On y trouverait dans une propor-
tion qui n'est pas encore troublée, tous les éléments réunis :
mouvement de l'action et du dialogue, esprit, préoccupation
morale. Mais aussi est-ce le moment oii l'équilibre va se rompre.
L'auteur prépare une édition d'ensemble de son théâtre; il
jette un coup d'œil sur le chemin parcouru; il prend le public
pour confident de ses efforts et de ses projets. Il écrit ses Pré-
faces. Pour bien comprendre le caractère de ces préfaces et leur
portée, il est nécessaire de se souvenir de ce qu'étaient les aver-
tissements et les examens dont un Corneille ou un Racine
accompagnaient leurs pièces, quand ils ne trouvaient pas plus
simple de les laisser toutes seules faire leur chemin auprès du
public. Au lieu de ces brèves et discrètes préfaces, celles de
Dumas sont d'abondantes causeries sur toute sorte de sujets.
L'auteur y parle de lui-même d'abord, avec fréquence et com-
plaisance. Il y fait l'historique de la composition de ses pièces,
des difficultés qu'il a eues pour les faire représenter, de l'accueil
qu'elles ont reçu. Une fois il traite d'une question de métier,
une autre fois d'une question de morale. Le théoricien et le
moraliste qui étaient en lui se dégagent de l'auteur dramatique.
Il ne lui suffit plus que les « cas » mis par lui à la scène fassent
réfléchir le spectateur, éveillent un écho dans sa conscience. Il
veut développer à loisir et avec l'appareil d'une argumentation
en forme les idées qui se pressent dans son esprit. 11 prend Ihabi-
tude d'aborder de front les plus graves problèmes, de poser les
questions et de les résoudre, de dire son mot de la façon déci-
sionnaire et tranchante qui est la sienne. Il se passionne pour la
logique et aussi pour la physiologie, la science ou ce qui y
ressemble. Surviennent les terribles événements de 1870-71 . Aux
douleurs de la guerre contre l'étranger s'ajoutent les déchire-
ments et les hontes de la guerre civile. Dumas reçoit le contre-
100 LE THEATRE
coup de ces émotions. Son imagination s'exalte et se trouble.
Désormais il affecte des airs d'hiérophante. Il a des visions, il
rend des oracles. Il sait quelle est la cause de nos maux, il sait
quel en sera le remède; il l'annonce à grand renfort de méta-
phores apocalyptiques. Il a vu « une bête colossale qui avait
sept têtes et dix cornes, et sur ses cornes dix diadèmes. Et les
sept têtes de la bête dépassaient les plus hautes montagnes, et,
formant une immense couronne, plongeaient dans tous les hori-
zons. » Il est l'homme qui sait. Le monde entendra sa voix, ou
bien il sera perdu et ce sera la fin de tout.
L'écrivain qui revient au théâtre après ces excursions loin-
taines aux régions où s'assemblent les nuages, n'y peut revenir
sans être très modifié. Il a décidément perdu son sang-froid, et
ne pourra se tenir dans les limites exactes du réel. Entre ses yeux
et la réalité s'étend le brouillard lumineux de ses imaginations;
désormais son théâtre ne sera plus fait seulement avec les don-
nées de son expérience, mais aussi bien avec l'étoffe de ses rêves.
C'est ce qui est arrivé à Dumas et c'est ici la plus étrange mani-
festation de son talent. Comme tant d'autres écrivains de ce
siècle, Dumas aboutit au mysticisme. Il jette dans ses drames
des personnages dont il sait à merveille qu'ils ne sont pas viables,
qu'ils ne ressemblent pas aux êtres de chair et de sang, qu'ils ne
pourraient marcher parmi nous, qu'ils ne sont ni de notre taille,
ni de notre race. Ce sont des êtres abstraits, créés par l'imagina-
tion surchauffée de l'écrivain. Ce sont des entités ayant à peine
visage humain. Telle cette Femme de C lande (1873) en qui Dumas
a voulu personnifier la force de perdition qui réside dans la
femme. C'est la femme, c'est-à-dire la sensualité, le goût du luxe,
de la dissipation, qui a perdu la France et l'a livrée à l'étranger.
Claude représente la pensée, le labeur réfléchi et grave. Lorsque
Claude s'aperçoit que, pour son malheur et pour le malheur
de son pays, il a épousé la « guenon du pays de Nod », il a le
droit de la tuer au nom d'intérêts supérieurs, qui sont ceux de
la patrie et de l'humanité. V Etrangère (1876), la Princesse de
Bagdad (1882) sont conçues dans le même système. Et d'ail-
leurs le propre du drame symbolique étant que chacun peut
l'interpréter à sa manière, et l'obscurité étant ici de règle, on
serait un peu embarrassé pour dire ce que signifie la conception
LA COMÉDIE DE MŒURS 101
d'un personnage aussi fantastique que l'Etrangère, ou quel
drame se joue entre Lionnette de Hun et M. Nourvady.
Aussi bien il semble que sur la fin de sa vie, le batailleur
qu'était Dumas ait été pris par le découragement et qu'il se soit
laissé aller à douter de son art et de ses idées. A mesure qu'il
se passionnait davantage pour les questions morales et sociales,
il se rendait mieux compte à quel point la forme du théâtre est
insuffisante pour les traiter. Il avait eu l'ambition de relever le
théâtre en le faisant servir à la réforme des lois et des mœurs.
11 s'apercevait que l'influence du théâtre est illusoire. C'est le
sens de ces pages de la préface de VEtrangère empreintes d'une
si noble mélancolie. « L'auteur dramatique qui n'est pas seule-
ment un faiseur de tours d'esprit plus ou moins ingénieux, qui
a cru à son art, qui l'a honoré et aimé, qui aurait voulu en faire
non seulement un plaisir, mais un enseignement pour les
hommes, se sent pris entre son idéal et son impuissance. Il
comprend que ce n'est pas à la forme dont il s'est servi jusqu'à
présent que l'humanité demandera jamais la solution des grands
problèmes qui l'agitent, bien qu'il croie l'avoir trouvée pour lui-
même; que ce qu'il rêve maintenant est irréalisable sur le ter-
rain fleuri mais étroit et mouvant où il s'est tenu longtemps en
équilibre à force de souplesse et d'agilité, et il sent qu'il va y
avoir un irréparable malentendu dont il sera la victime, s'il veut
y bâtir le monument de ses dernières pensées. La seule chance
qu'il ait de faire accepter les vérités qu'il a dites, c'est de ne pas
essayer d'en ajouter de plus hautes à celles-là... » De même
qu'il doute de l'efficacité de son art pour avancer la solution des
problèmes sociaux, Dumas doute du bien fondé de certaines
des théories qu'il avait soutenues avec le plus de verve. Fran-
cillon (1887) est une sorte de dérision de la théorie d'après
laquelle il y a pour les deux sexes égalité dans la faute et la
femme a le droit d'appliquer à son mari la peine du talion. Enfin
Dumas se refusa à faire représenter sa dernière pièce {la Boute
de Thèbes), longtemps annoncée, et qui, paraît-il, était complè-
tement achevée.
Parti de la comédie d'observation, Dumas rencontre en route
le drame à thèse, il aboutit au drame symbolique. C'est la pro-
gression normale qui se produit chez beaucoup d'écrivains. Ils
102 LE THEATRE
commencent par jeter sur la réalité un regard curieux et amusé;
puis (les spectacles qu'ils ont eus sous les yeux se dégagent pour
eux des idées générales; ils n'aperçoivent plus qu'à travers ces
idées le train du monde et de la vie; et enfin ces idées elles-
mêmes prenant forme se substituent pour eux aux êtres vivants.
Ainsi, ce que leurs œuvres gagnent en valeur philosophique
elles le perdent en valeur d'art.
Les idées morales. — C'est l'honneur de Dumas que pour
étudier son théâtre il faille d'abord analyser les idées morales
qui en sont la substance. Le sentiment auquel il n'a cessé de
revenir, auquel se rapportent tous les problèmes qu'il a soulevés,
et qui est comme l'âme de son œuvre, c'est l'amour. Cela
explique le grand succès de ce théâtre. Dans un endroit en effet oii
sont réunis des hommes et des femmes, il faut nécessairement
que la conversation tombe sur l'amour. La femme est reine au
théâtre; elle permet qu'on médise d'elle et elle préfère qu'on en
dise du bien; mais ce qu'elle veut c'est qu'on parle d'elle.
Le point de vue auquel se place Dumas pour analyser les
problèmes de l'amour est directement opposé au point de vue
qui avait été celui des romantiques. On sait quelle étrange reli-
gion de l'amour les romantiques avaient célébrée. Ils divinisaient
la passion. Non seulement ils l'admiraient en elle-même après
en avoir fait une sorte de fureur sacrée, mais ils étaient prêts à
en accepter toutes les conséquences. Tous les actes commis
sous l'influence de cette ivresse en prenaient aussitôt un carac-
tère nouveau. Les pires erreurs en recevaient leur excuse.
Encore est-ce trop peu dire, et qui parle d'excuse? La passion
est un droit, et à tous les droits de l'homme il faut ajouter le
droit à la passion. Malheur à qui n'a pas éprouvé son délire; il
n'a pas connu ce qui donne du prix à la vie. Des droits de la
passion découle toute une morale, opposée à l'autre, une série
de devoirs en contradiction avec ce qu'on a coutume d'appeler
le devoir. Doctrine commode qui va dans le sens de notre
instinct et tlatte nos désirs; aussi ne pouvait-elle manquer de
faire son chemin et c'est elle qu'on retrouve jusqu'aujourd'hui
dans cette indulgence que les jurys n'ont pas encore cessé de
témoigner au crime passionnel.
C'est cet amour que M. de Cygneroi, dans la Visite de noces
LA COMEDIE DE MŒURS lOii
(1871), a soumis à une analyse physiolog-ico-philosophico-chi-
mique. « L'adultère est une de ces mixtures où les éléments
s'associent quelquefois, mais ne se combinent jamais. L'élément
que la femme apporte se compose d'un idéal renversé, d'une
dignité faible, d'une morale élastique, d'une imagination trou-
blée par les mauvaises conversations, les mauvaises lectures et
les mauvais exemples, de la curiosité de la sensation déguisée
sous le nom de sentiment, de la soif du danger, du plaisir de la
ruse, du besoin de la chute, du vertige d'en bas et de toutes les
duplicités que nécessitent les circonstances. L'homme apporte
son tailleur, son cheval, la manière dont il met sa cravate, des
regards de ténor de province, des serrements de mains méca-
niques, des phrases qui ont traîné partout et dont les mirlitons
ne veulent plus... Combine, triture, alambique, décompose,
précipite tous ces éléments, et si tu y trouves un atome d'estime,
un milligramme d'amour, une vapeur de dignité, je vais le dire
à Rome sur les mains. » Que la passion existe, que deux
êtres puissent se sentir attirés l'un vers l'autre par une force
irrésistible, Dumas ne songe guère à le nier. Mais les « cas » de
passion sont extrêmement rares. Ce sont des monstruosités et
dont on ne saurait donc tenir compte. La plupart du temps
l'amour est absent des aventures amoureuses. C'est encore un
personnage de la Visite de noces qui résume en un mot profond
le caractère de ces banales liaisons : « Je m'ennuyais, c'est ainsi
que cela a commencé. Il m'a ennuyée : c'est ainsi que cela a
fini. » Liaisons passagères qui laissent après elles, non pas ces
souvenirs égrillards oîi se complaît l'imagination des disciples
de Déranger, mais le mépris et parfois la haine. En vérité il n'y
a guère moyen de fonder une morale sur une base aussi déce-
vante. Loin de créer des droits, l'amour ne saurait être une
excuse aux fautes que l'on commet en son nom. Aux femmes
incomprises sur le sort desquelles la littérature de l'âge précé-
dent s'était si fort attendrie, Dumas répète qu'il n'y a aucun
rapport entre leurs aspirations généreuses , la noblesse d'âme
dont elles se vantent, les déceptions dont elles se plaignent, et
l'acte qui consiste à s'abandonner. Un seul amour est digne de
ce nom, celui qui consiste, non pas à demander à une femme
un peu de plaisir, mais à lui consacrer sa vie tout entière. En
104 LE THÉÂTRE
d'autres termes, il n'y a d'amour que dans le mariage. La famille
se fonde sur cet amour réciproque et honnête. C'est dire que la
morale de Dumas est au fond la morale bourgeoise, ou pour
l'appeler par son nom el sans épithète, la morale.
Mais une faute a été commise avantle mariage. Une jeune fille
a été séduite. Elle est devenue mère. En ce cas l'hésitation n'est
pas possible. Neuf fois sur dix la jeune fille n'était pas avertie;
elle a été surprise; elle s'est laissé entraîner, par ignorance,
par faiblesse, par pitié mal entendue peut-être et par bonté qui
s'égare, à commettre un acte dont elle a ensuite aperçu les con-
séquences avec épouvante. L'homme savait ce qu'il faisait. C'est
donc sur lui que retombe toute la responsabilité. Il doit, quelles
que soient les difîérences de condition sociale, et quels que
soient les obstacles auxquels il se heurte, épouser celle qui de
son fait est devenue mère. Mais d'ailleurs il ne faut pas croire
que chacun de nous ne soit responsable que de ses propres
fautes. Il y a une solidarité entre tous les êtres humains et nous
sommes tenus de réparer, dans la mesure oià les circonstances
nous le rendent possible, le mal qui a été fait autour de nous.
L'homme qui rencontre une jeune fille qui a commis une faute,
qui a été abandonnée, qui a expié par les larmes, par le repentir,
par la dignité de sa conduite l'erreur d'un moment, celui-là
peut et doit l'épouser, et faire ainsi œuvre de réparation sociale.
Accorder le pardon à la créature humaine qui a péché et qui se
repent, n'est-ce pas l'enseignement lui-même de la religion?
n'est-ce pas le conseil impérieux et doux de la charité chrétienne?
Ou la faute est commise pendant le mariage. Que cette faute
soit celle de la femme ou celle de l'homme, elle est égale. Car
dans les deux cas il y a de même déloyauté, félonie, manque-
ment à la foi jurée. C'est la coutume de prétendre que la faute
de la femme est plus grande, en raison du trouble plus grand
qu'elle apporte dans l'intégrité de la famille? Il y a sur le sujet
de beaux raisonnements tout faits. Ils sontfaits par des hommes.
C'est nous qui imposons à la femme les rigueurs d'une loi faite
par nous. Au regard de la loi idéale il y a égalité des deux sexes
dans la faute. Ici encore, si l'égarement n'a été que passager,
faisons donc effort, domptons les révoltes de notre nature, éle-
vons-nous au-dessus des suggestions de notre égoïsme et de
LA COMÉDIE DE MŒURS 105
notre orgueil. Pardonnons! Mais si au contraire l'un des con-
joints est indigne, si l'homme est un débauché ou si la femme
est une créature perdue, quelle est donc la barbarie de cette
institution qui enchaîne ces deux êtres l'un à l'autre par des liens
indissolubles? Le mariage sans porte de sortie est une atteinte
portée à la liberté humaine. Il est, sans aucun profit pour la
société, la cause des pires souffrances pour les individus. Il suffit
d'étaler devant le public assemblé dans une salle de théâtre les
tortures auxquelles le mariage indissoluble condamne ses vic-
times pour provoquer dans ce public un sentiment d'unanime
réprobation. C'est donc qu'en dépit des subtilités des juristes,
et malgré même les scrupules respectables des âmes religieuses,
il faut rétablir dans la loi le principe du divorce.
Dumas tient donc pour une sorte de mariage élargi, qui
admet la réparation d'une faute antérieure et qui s'ouvre pour
rendre la liberté à l'opprimé. C'est ce qu'on a appelé l'immora-
lité du théâtre de Dumas. Si on prend le terme dans son sens
absolu, il est clair qu'il ne s'applique pas; Dumas n'est pas un
auteur immoral. Néanmoins il s'en faut que tous les reproches
qu'on lui a adressés, avec un peu d'hypocrisie peut-être et en
tout cas avec trop de sévérité, soient dénués de fondement. Il
est facile en effet de se révolter contre les « préjugés » des pha-
risiens, et d'ameuter contre leur dureté la sentimentalité du
public. Encore y aurait-il lieu de rechercher si ces préjugés ne
sont pas souvent l'expression, peut-être déformée, de vérités
profondes. Une institution ne peut subsister qu'à condition de
se défendre. Ainsi en est-il de la famille. Fera-t-on dans la
famille la même place à l'épouse irréprochable, qui n'a vécu
que pour un amour unique, dont la vertu a été sans défaillance,
et à celle qui n'a pu y entrer qu'en se faisant pardonner une
faute, à celle qui a du s'humilier d'abord et rougir? Donnera-t-on
les mêmes droits à l'enfant naturel et à l'enfant légitime? Et la
loi qui est faite non pour les cas particuliers, mais pour l'en-
semble, ne subira-t-elle pas une diminution si elle se fait aussi
accueillante pour ceux qui ont été conçus en dehors d'elle?
Ce sont là des objections dont il ne semble pas que Dumas
ait soupçonné la gravité. De même, il n'aperçoit que les
arguments qu'on peut invoquer en faveur du divorce, et il
106 LE THÉÂTRE
n'admet pas qu'on en puisse allég^uer contre lui de redoutables.
Il croit que le mariage indissoluble est une tyrannie surtout
pour la femme; il ignore qu'au contraire c'est pour la femme
que le mariage est une protection et que tout ce qu'on fait pour
élargir, pour alléger le lien conjugal, on le fait contre la femme.
Il y a en outre une question singulièrement grave : c'est la
([uestion des enfants. Que deviennent-ils lorsque l'unité du foyer
s'est brisée? Quel drame se joue dans leur jeune conscience
lorsqu'ils sont obligés de partager leur tendresse entre un père
et une mère devenus ennemis ou tout au moins étrangers?
Veut-on (ju'ils prennent parti, qu'ils s'érigent en juges et en
justiciers? Et l'engagement que prennent des époux au moment
où ils s'unissent ne consiste-t-il pas à abdi(|uer une partie de
leurs droits en faveur de ceux qui naîtront de leur union, à
subordonner leur bonheur individuel aux intérêts de cette famille
qu'ils vont fonder? Ennemis et partisans du divorce ont conservé
aujourd'hui comme jadis leurs positions et il ne nous appartient
pas de prononcer entre eux. Nous voulons seulement indiquer
«|ue la question reste pendante. Et puisque nous ne l'envi-
sageons qu'au point de vue du théâtre, nous nous bornerons à
faire cette remarque : c'est que la littérature a pris dans ces
derniers temps précisément le contre-pied des théories de
Dumas. Dans les pièces de théâtre et dans les romans consacrés
depuis quinze ans à l'étude des problèmes que soulève le
mariage, on a surtout mis en lumière les dangers, les abus, les
conséquences fâcheuses du divorce, et on s'est appliqué à mon-
trer que presque toujours les enfants en sont les innocentes
victimes.
Une autre forme de ce reproche d'immoralité est plus
méritée : c'est celle qui consiste à signaler la hardiesse des
peintures de l'auteur dramatique. Le monde où nous transporte
M. Dumas n'est pas toujours, heureusement, le « demi-monde »
ou le vaste monde des femmes entretenues. Mais c'est presque
toujours un monde où l'oisiveté étant la règle, les divertisse-
ments coupables viennent ou l'occuper ou l'égaver. Ce monde ne
saurait avoir ni les principes, ni les scrupules qui ont cours
dans notre société moyenne et laborieuse. En tout cas on y parle
un langage d'une excessive liberté. Les propos sont de ceux
LA COMÉDIE DE MŒURS 107
([lie non seulement une jeune fille ne peut entendre, mais que
parfois une honnête femme n'écoute pas sans quelque gêne.
L'imagination n'y est pas chaste. On la ramène toujours sur les
mêmes spectacles. Or l'influence du théâtre s'exerce beaucoup
moins par les théories qu'on y développe et par les conclusions
auxquelles on aboutit que par les images avec lesquelles on
nous a familiarisés. Beaucoup des spectateurs de ces drames en
sont sortis moins sûrement convertis que troublés. Dumas est
souvent un assez étrange défenseur de la vertu; c'est un de ces
avocats dont l'éloquence est compromettante. Et quand on aurait
prouvé que ses thèses sont plus solides encore qu'elles ne sont,
il resterait que l'atmosphère qu'on respire dans son théâtre est
capiteuse et dangereuse.
Une morale généreuse et périlleuse, hardie en ses affirmations
sans nuances et plus encore en ses propos trop peu réservés, telle
est cette morale. Nous refusons, à l'occasion, d'en être dupes;
nous savons de plus solides et de plus saines doctrines; mais
aussi serions-nous embarrassés de désigner dans notre littéra-
ture dramatique une œuvre où la préoccupation morale soit
plus évidente et plus constamment apparente.
Les personnages. — Le mouvement d'idées et de sensi-
bilité provoqué par une j)ièce de théâtre ne saurait durer très
longtemps. Le temps passe. L'œuvre, en s'enfonçant dans le
lointain, y prend un caractère nouveau, plus apaisé et plus simple.
Quelles sont alors les figures qui émergent? Y a-t-il dans le
théâtre de Dumas quelques-uns de ces êtres ({ui vont maintenant
vivre dans nos imaginations, de la vie durable de l'art? Y a-t-il
des types, créés par l'auteur, et qui portent sa marque?
En premier lieu, et comme tout à fait significatifs de la ma-
nière de Dumas, il faut citer ses « raisonneurs ». Le raisonneur
n'est pas, il s'en faut, un rôle inventé par Dumas. Il y a eu en
tout temps des raisonneurs au théâtre, s'il est vrai que déjà le
chœur antique s'acquittait d'un rôle analogue. Molière a ses
raisonneurs, et il est juste d'avouer que ce ne sont pas les per-
sonnages les plus vivants de ses comédies : on sent trop qu'ils
ont été mis là uniquement pour prévenir une objection, pour
détourner une critique, et qu'ils ne tiennent que la place d'un
argument, non celle d'un être animé. Le raisonneur venait
108 LE TllKATUE
d'être remis au théâtre avec un très vif succès par Tiiéodore
Barrière dans les Filles de marbre , qui sont justement une
réponse à la Dame aux camélias. C'est là que se trouve ce Des-
genais, dont le nom même va servir à désigner l'emploi de
raisonneur ; on dira « le desgenais » comme on dit le « père
noble » ou le « financier ». Mais si Dumas a repris le type
il l'a transfornîé pour se l'approprier. Dans un théâtre où l'au-
teur a voulu si souvent faire œuvre de logicien, il est clair que
le raisonneur non seulement avait sa place, mais devait en
avoir une considérable. Dans le Demi-Munde, dans Une visite
de noces, c'est lui qui conduit la pièce; dans rAmi des femmes
il est toute la pièce. Mais l'art a consisté à lui donner figure
d'homme vivant. Nulle part il n'est un personnage effacé. Même
il est le contraire d'un homme effacé. Ce qui frappe en lui
c'est l'absolue confiance qu'il a en lui-même et son impertur-
bable assurance. Nulle question ne le prend au dépourvu;
ou peut-être les drames de Dumas roulent-ils justement sur les
questions dont il a fait sa spécialité. Il est admirablement ren-
seigné, il a réfléchi, pesé le pour et le contre, pris parti : il est
l'arbitre qui décide, qui tranche. Il a sa réponse toute prête,
sa solution hors de laquelle il n'y a pas de salut. Il ne doute
jamais de la valeur de ses idées. Il ne doute pas davantage
qu'il ne soit fort supérieur à tous les gens qui l'entourent et
à l'humanité en général. Son attitude, ses paroles, le son de sa
voix, tout proclame le dogme de son infaillibilité. Autant
d'ailleurs qu'il est un homme d'observation, de clairvoyance
et de pénétrante analyse morale, autant il est un homme
d'esprit. Et il le sait. Il ne le sait que trop. Aux idées qu'il
émet il tient à donner une forme ingénieuse, rare et frap-
pante. Il la cherche, il la trouve et se sait bon gré de l'avoir
trouvée. Sa sagesse est spirituelle, amusante, paradoxale. Ce
sage fait de l'esprit, des mots et des jeux de mots. Ce conten-
tement de soi, cet air satisfait et avantageux a quelque chose
de désobligeant. Nous ne résistons pas à l'envie de réclamer.
D'où vient à cet homme cette parfaite assurance? Croit-il qu'il
soit de bon goût d'avoir toujours raison, et d'avoir trop raison?
Croit-il que ce soit digne d'une très large intelligence et ne sait-
il pas qu'il faut avoir bien peu d'esprit pour ne jamais se troin-
LA COMEDIE DE MŒURS 109
pcr? Quelles preuves a-t-il données de Texcellence de ses prin-
cipes? A-t-il mieux vécu que la plupart de ceux qu'il morigène?
S'applique-t-il à lui-même les bienfaits de sa sagesse? Met-il en
pratique les aphorismes dont on voit qu'il a la tête farcie? C'est
donc que les raisonneurs de Dumas sont parfois irritants ;
mais d'ailleurs ils ont un corps, une âme, ils vivent. Ils vivent
parce qu'ils sont Dumas lui-même. Dans les différents raison-
neurs de Dumas on peut le reconnaître lui-même à différents
âges, et suivre les modifications de son esprit. De Jalin, de
Ryons, c'est Dumas jeune, mondain, sceptique et persuadé
qu'on peut avoir traversé toutes les expériences de ceux qu'on
appelle les « viveurs » et garder néanmoins une inaltérable
sûreté de jugement et droiture de caractère. Barantin, Lebon-
nard, c'est Dumas mûri par l'âge et par la réflexion et chez
qui l'expérience de la vie a mis son amertume. Le docteur
Rémonin, celui qui dans C Etrangère expose la théorie, non
plus des pêches à quinze sous, mais du » vibrion », c'est Dumas
épris de sciences naturelles, de physiologie, de médecine, et
volontiers dupe d'un mysticisme pseudoscientifîque.
Les raisonneurs sont des personnages de théâtre, non des
personnages de la société. Tout au plus peut-on dire que Dumas
leur a donné l'air et l'esprit des « hommes du monde » de son
temps. Parmi ses figures d'hommes, il en est deux surtout qui
paraissent bien prises sur le vif et frappent par leur air de res-
semblance. Toutes deux sont des incarnations de l'égoïsme
masculin. La femme est légère, fragile, trompeuse; mais
l'homme est égoïste; c'est ce qui le caractérise et ce qui dans
ses rapports avec la femme lui donne si souvent un rôle odieux.
Cette vue a singulièrement bien dirigé l'observation de Dumas.
Il lui doit ce type de « monsieur Alphonse » qui a, suivant
l'expression de l'auteur, déshonoré un nom de baptême. Celui
qui porte ce nom est un joli homme, trop gracieux, d'une grâce
efféminée qui a je ne sais quoi de douteux et d'inquiétant. Trop
gâté par les femmes, il est, comme beaucoup d'enfants gâtés,
incapable d'aimer. Il demande à la femme de lui donner du
plaisir et ne considère pas qu'en échange il lui doive quelques
égards. Il trouve tout simple que la femme souffre et qu'elle se
sacrifie pour lui. Cela lui est dû. Cela est dans l'ordre. A l'or-
r>
HO LE THÉÂTRE
gueil du inàle s'est substituée chez lui la fatuité du bellâtre.
Monsieur Alphonse est un pleutre de la petite espèce. Rien chez
lui que de vulgaire et de médiocre. Le duc de Septmonts est un
Monsieur Alphonse qui a de Tallure, et de la race. On a maintes
fois mis à la scène le gentilhomme qui ayant épousé une riche
héritière de la bourgeoisie et vendu son nom pour de bel
argent comptant, se croit dispensé d'observer les clauses du
contrat, j'allais dire du marché. Le duc de Septmonts est de
ceux-là; on ne pouvait mieux montrer ce qu'il y a d'odieux
dans l'impertinence du personnage, et dessiner en traits plus
vigoureux la silhouette d'un grand seigneur méchant homme.
Parmi les figures de femmes, se détachent d'abord les cour-
tisanes. Marguerite Gautier est une des incarnations les plus
réussies d'un type faussement poétique, dessiné en conformité
avec un poncif de romance : c'est la courtisane-reine, aperçue
dans un mirage par des yeux de vingt ans; cela explique le
prestige qu'elle ne cesse d'exercer sur ce grand enfant qu'est le
public. La baronne d'Ange, plus près de la réalité de la vie,
fait encore belle flgure et doit à l'àpreté de son ambition une
espèce de prestige. Avec le type d'Albertine Delaborde, du Père
prodigue, nous arrivons enfin à l'image directement observée de
la vie d'aujourd'hui; voici, telle qu'on la rencontre à des mil-
liers d'exemplaires, la « fille » économe, rangée, toute pétrie
des qualités qui font la bonne ménagère ; avec elle la galanterie
elle-même s'est embourgeoisée. — Signalons en passant la cour-
tisane du grand monde, Sylvanie de Terremonde, de la Prin-
cesse Georges, semblable, « avec son regard impassible, son sou-
rire fixe et ses éternels diamants, à une de ces divinités de glace
des régions polaires... Ces femmes-là sont sur la terre pour le
désespoir des femmes et le châtiment des hommes. » Voici enfin
la longue théorie des filles-mères. C'est Clara Vignot , c'est
Jeannine, c'est Denise. Elles se ressemblent toutes, et le signe
distinctif, celui qui les fait reconnaître tout de suite et du plus
loin qu'on les aperçoive, ce n'est [»as une mélancolie, assez com-
préhensible, mais c'est un trait plus imprévu : la fierté. Il semble
qu'une jeune fille qui n'a point de tache doive être en effet
modeste et timide et soit tenue à une grande réserve, mais
qu'une jeune fille qui a commis une faute, ait tout à coup acquis
LA COMEDIE DE MŒURS IH
des droits à se montrer particulièrement fière et justement hau-
taine. De même, il convient sans doute d'iionorer l'épouse irré-
prochable et la chaste gardienne du foyer ; mais celle qui était
déjà mère avant le mariage a droit à des raffinements de véné-
ration et devient l'objet d'un culte. Dumas, qui n'était pas naïf,
est pourtant ici dupe des mots. Car on parle de fille séduite,
et cela donne à supposer que l'homme a toujours eu un rôle de
Don Juan; les responsabilités ne sont pas toujours distribuées
de cette manière tranchée qui les fait toutes peser d'un seul
côté. Il arrive qu'elles soient partagées, et quand une jeune
fille s'est laissé séduire , ce n'est pas toujours qu'elle l'ait
souhaité, mais c'est qu'elle l'a bien voulu. M. Dumas déploie
toutes les ressources de son éloquence pour nous convaincre
que la chute n'est qu'une minute d'oubli à peine coupable. Nous
n'admettons pas l'oubli. La chute reste pour nous une mons-
truosité. Nous plaignons celle ([ui a failli et nous nous intéres-
sons à son relèvement. Mais elle reste à nos yeux une coupable.
Et puisqu'on s'adresse à nos sentiments de justice, de pitié,
d'humanité, nous réservons le trésor de notre sympathie et de
notre sensibilité émue pour l'honnête fille, qui souvent har-
celée par la misère, dénuée de tout secours moral, est restée
honnête, de la seule façon dont on reste honnête, attendu que
le sujet n'admet pas de compromis. Cette erreur sur une ques-
tion de fait est peut-être la plus grave que Dumas ait commise,
et celle qui fausse le plus profondément sa morale.
Il serait injuste d'ailleurs de dire que Dumas n'ait pas été
capable de représenter l'honnête femme. La Princesse Georges,
pour ne citer qu'elle, est une héroïne d'une admirable noblesse
et pureté d'àme. Elle aime, avec violence, même un ingrat,
même un indigne. Elle ne veut pas qu'on lui prenne ce qui est
son bien, quel que soit ce bien. Elle lutte. C'est par là que son
caractère devient dramatique. Le théâtre n'a guère de parti à
tirer des êtres de résignation. — Il faudrait enfin pour com-
pléter la liste des personnages intéressants, curieux à plus d'un
titre, de ce théâtre, énumérer nombre de rôles secondaires :
silhouettes de médiocres viveurs , les de Tournas , et les de
Naton, de courtisanes vulgaires, comme Olympe, d'imbéciles
solennels, comme M. de Chantrin, l'homme à la belle barbe,
112 LE THEATRE
(le jeunes filles qui seraient de si bonnes femmes et qu'on
n'épouse pas : M"" de Sancenaux, M"^ Hackendorff; et encore
le ménage Leverdet qu'on remettra ensuite si souvent à la
scène, d'autres figures qui dénotent le pinceau vigoureux d'un
maître. Alors même qu'il nous entraîne en pleine fantaisie,
ou qu'il suit la ligne inflexible de ses raisonnements logiques,
Dumas par de soudaines écliappées se révèle ce qu'il n'a cessé
d'être : un des hommes les plus renseignés sur certains aspects
de la vie de son temps.
L'art théâtral chez Dumas. L'intrigue. Le dialogue.
— Dumas a toujours été très persuadé (ju'une pièce de théâtre
est une œuvre d'art; il est par là en opposition formelle avec
ceux qui s'imaginent qu'il suffit de copier la vie et d'apporter à
la scène la reproduction fidèle des images sans lien qu'elle nous
présente. L'œuvre d'art s'inspire de la vie; elle lui emprunte
ses éléments; mais elle recompose ensuite ces éléments en un
tout nouveau et qui a sa vie propre. Il y a dans la vie du
décousu, de l'imprévu; au théâtre tout doit être ordonné et
logique : une pièce de théâtre est comme une opération d'algèbre
où il s'agit de dégager l'inconnue. « Un dénouement est un total
mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est
mauvaise. J'ajouterai même qu'il faut toujours commencer la
pièce par le dénouement, c'est-à-dire ne commencer l'œuvre
que lorsqu'on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. »
Faire accepter le dénouement, c'est l'objet que se propose
Dumas; et il y arrive peu à peu, en faisant accepter successive-
ment des situations qui sont depuis le début l'une sur l'autre en
progrès. C'est là ce fameux « art des préparations », auquel il
serait sans doute injuste de ramener tout l'art du théâtre, mais
qui en est une partie essentielle. De même ([u'il ne se travaille
pas à reproduire le décousu de la vie ordinaire, Dumas n'ima-
gine pas qu'il puisse y avoir aucune espèce de mérite de littéra-
ture à reproduire la banalité de la conversation journalière. Ses
personnages ne causent pas comme on cause, fût-ce dans un
salon. Ils causent pour qu'on les entende dans une salle où plus
de mille personnes sont assemblées, pour qu'on puisse, en pre-
nant ensuite le texte imprimé, goûter encore leurs propos. Une
pièce de théâtre n'est pas faite seulement pour le succès de la
LA COMEDIE DE MŒURS 113
représentation; elle doit supporter l'épreuve de la lecture. Les
mérites qui peuvent durer sont proprement ceux cjui donnent à
une pièce de théâtre un mérite de « littérature ». De là ce dia-
logue si travaillé, agrémenté de tirades, de couplets, de mots à
effet, de formules frappantes, où les éléments ne sont pas tous
de même valeur, mais où l'esprit est jeté à pleines mains.
Conclusion. — Il y a de graves réserves à faire sur le
théâtre de Dumas, et nous les avons indiquées au cours de notre
étude. En laissant de côté les pièces qui sont certainement
manquées, et qui ne nous intéressent que comme de curieuses
erreurs, en prenant ce théâtre dans ses parties les plus solides,
il reste qu'on y peut signaler d'importantes lacunes. On eût
souhaité que l'horizon de l'écrivain fût moins horné, qu'il
n'eût point porté son attention sur des cas si exceptionnels,
qu'il eût su reproduire des images plus souples, des tableaux
plus complexes et plus variés de la société et de la \'\e. Mais
Dutnas a une inquiétude morale qui donne à son œuvre une
réelle noblesse; il a eu le don essentiel de l'homme de théâtre,
à savoir celui de nous passionner pour l'issue d'une lutte dont
la pièce ne fait que nous exposer les phases. Le drame est
action, combat, eflbrt de la volonté tendue pour arriver à un
certain résultat; aucun écrivain dans ce siècle n'a eu j»lus que
Dumas fils le tempérament qui fait l'homme de théâtre. C'est
pourquoi il a eu sur le théâtre de son temps une influence si
considérable. Après lui les meilleurs écrivains de théâtre,
d'Emile Augier à Henry Becque, ont été ses disciples; ceux
qui par la suite se sont donnés pour des novateurs n'ont eu
garde de s'apercevoir ou d'avouer que leurs plus grandes har-
diesses étaient pour le moins en germe chez Dumas. Dans
ses défaillances comme dans ses succès, tout le théâtre con-
temporain procède de ce vigoureux et fécond initiateur qu'a
été Dumas. Quand même le temps ne respecterait qu'une
faible partie de son œuvre, cette œuvre resterait considérable
par son influence.
Emile Augier : l'iiomme; son tour d'esprit. — Emile
Augier ' est avec Alexandre Dumas le maître de la comédie de
1. Né à Valence en 1S20, mort en 1889.
Histoire de la langue. VIII. 8
114 LK THEATRE
mœurs contemporaine. Quoiqu'il ail commencé avant Dumas à
écrire pour le théâtre, il procède de celui-ci dans la partie la plus
forte de son œuvre. Il y a d'ailleurs apporté des qualités très
dilîérontes et une originalité fortement marquée.
Emile Augier est le petit-fils de Pigault-Lebrun ; il appartient
à une famille de bourgeoisie aisée ; il fait de bonnes études clas-
siques, passe ses examens de droit, entre chez un avoué, oiî il
ne fait rien, et commence vers les vingt-cinq ans à écrire pour
le théâtre. C'est toute l'histoire de sa jeunesse. L'histoire de sa
vie n'est pas beaucoup plus remplie d'incidents. Il disait volon-
tiers qu'il ne lui était jamais rien arrivé. Ce qui est vrai pour
les peuples l'est aussi bien pour les individus. Ceux qui n'ont
pas d'histoire, c'est qu'ils sont heureux. Emile Augier est un
homme heureux. Il n'a eu à se plaindre ni de la société, ni de
la vie. Cela même est une indication précieuse et qui aide à
comprendre le sens et la portée de ce théâtre, où on aurait bien
de la peine à voir un théâtre révolutionnaire.
C'est dans une atmosphère d'idées bourgeoises qu'a été élevé
Emile Augier : il est le jeune homme de famille aisée, qui trouve
au sortir du collège oii il a tenu un bon rang sa place toute
prête dans la société. Il y a un état d'esprit bourgeois assez facile
à définir. Le bourgeois français est par essence un homme
d'ordre, ami de la règle et de tout ce qui est établi. La famille
est pour lui la base même sur laquelle repose tout l'édifice
social. Aussi a-t-il pour la famille un culte jaloux; il flétrit tout
ce qui pourrait en compromettre le prestige, en altérer l'inté-
grité. C'est du point de vue de la famille qu'il envisage le devoir
et conçoit toute la morale. Fermement attaché aux principes
d'une morale solide et un peu étroite, il ne croit pas qu'on en
puisse impimément rejeter même ce qu'on appelle les préjugés.
Ceux-ci ne sont peut-être que des principes dont on n'aperçoit plus
aussi clairement la signification. Tel a été chez nous le bour-
geois de tous les temps, d'après une lointaine tradition. Mais
les époques mettent leur marque sur les caractères, et le bour-
geois de 1840 ne peut manquer d'avoir certains traits qui sont
le produit de circonstances récentes. Celui-ci a lu Voltaire et les
Encyclo])édistes; il se souvient de la Révolution et des guerres de
l'Empire; il acclame Déranger. Aussi est-il, comme on dit alors,
LA COMÉDIE DE MŒURS 115
Tin « libéral ». Entendez par là qu'il est en méfiance vis-à-vis de
l'Eglise, soupçonnant les prêtres d'être des fourbes, et hanté de
cette idée que les « jésuites » sont là, quelque part dans l'ombre,
en train de tramer contre le monde moderne on ne sait quel téné-
breux complot. Ajoutez qu'il aime à parler des sujets mili-
taires, et que très pacifique de sa nature et médiocrement guer-
rier, les seuls mots de gloire et de victoire provoquent chez lui
des accès d'enthousiasme. Emile Augier remplit complètement
la définition; il a du bourgeois toutes les fortes qualités; il en a
aussi les étroitesses et j'allais dire les manies.
Entre toutes les facultés, celle qui domine chez le bourgeois,
c'est le bon sens. L'homme de bon sens est celui qui a besoin
de se sentir fortement établi sur les données du réel, porté par
les faits, soutenu par l'expérience, guidé par l'observation. Jl
aime à voir les choses de ses yeux, nettement, directement, et
non pas à travers les mirages de l'imagination, les prestiges de la
fantaisie, les brumes ou grisâtres ou môme dorées du rêve. Il a
horreur de toutes les opinions violentes, des exagérations, des
excès; la vérité lui semble résider entre les extrêmes : il est
homme de mesure et de juste milieu. Mais ce qu'il croit vrai, il
le croit de toutes ses forces, et il a besoin de s'attacher avec
énergie à quelques points fixes. La certitude est pour lui une
nécessité : c'est l'atmosphère en dehors de laquelle l'exercice
de la pensée lui serait impossible. Le jeu subtil des nuances,
l'art des atténuations, les hésitations, les repentirs, tout ce qui
indique le doute et prépare les voies au dissolvant scepticisme,
lui est étranger. L'ironie surtout l'inquiète, le met mal à l'aise et
lui semble une forme de la mauvaise foi. Le bon sens est le sens
commun; c'est dire que notre bourgeois adhère aux idées habituel-
lement reçues, qu'il est en garde contre les nouveautés et tout de
suite irrité par l'impertinence du paradoxe ; c'est dire enfin qu'il
ne recherche pas les opinions particulières et qu'il se plaît au con-
traire à se sentir en accord avec le plus grand nombre. Exprimer
sous une forme personnelle les idées le plus généralement répan-
dues, celles qui ont pour elles à la fois l'épreuve du temps et le
consentement de la majorité; dire tout haut ce que la plupart
pensent tout bas, être le porte-parole de la foule, voilà le rôle qui
appartient à l'écrivain qui est surtout un homme de bon sens.
116 LI-: THÉÂTRE
Ajoutez qu'Emile Augier, avec son tempérament sanguin,
son regard franc et droit, son air de belle humeur, est un
iionnue de forte santé physique aussi bien que morale. Équi-
libre, vigueur, assurance, énergie inaccessible au décourage-
ment et réfractaire à la maladie, voilà Emile Augier. On voit
par là comment Augier se rattache à notre tradition classique.
Ce sont les Goncourt qui ont dit que la littérature française
avant eux avait été aux mains des gens bien portants; et ils lui
en faisaient reproche. Les maîtres de notre comédie, un Molière,
un lîegnard sont des bourgeois; leur sagesse est celle du bon
sens. Emile Augier est de la race; il a reçu même genre d'édu-
cation et d'instruction. Il a été élevé comme eux dans un
intérieur cossu; il a fait comme eux de fortes études classiques;
il a plié son esprit à la discipline des lettres grecques et
romaines; et on ne saurait trop redire combien la perpétuité de
ces études est indispensable au maintien de la tradition littéraire
française. Les réminiscences du théâtre classifjue qui abondent
dans les premières pièces d'Augier attesteraient sa piété à l'égard
de ses prédécesseurs; mais c'est par les mérites profonds de
son œuvre que s'atteste la filiation. Dans un autre système
dramatique, aux prises avec des travers différents, c'est la veine
de nos écrivains classiques, de Molière comme de Boileau, et
de Regnard comme de Régnier, de tous ces grands railleurs
bourgeois, qui se continue dans le théâtre admirablement tradi-
tionnel d'Augier.
Son théâtre. Les comédies en vers. — Augier n'a pas
du premier coup trouvé cette manière forte et large qui
deviendra la sienne, lorsqu'il sera dans la plénitude de son
talent, et qui a fait le meilleur de sa réputation. Il n'y est même
arrivé qu'après une expérience déjà longue du théâtre, et après
s'être longtemps contenté de la forme déjà un j)eu surannée de
la pièce en vers et de la comédie de demi-teinte.
Ponsard avait mis à la mode un genre timidement sensé et
une fantaisie arbitrairement qualifiée de néo-grecque. Augier
suivit la mode, et donna pour ses débuts une bluette fort agréable :
la Cùjiie (181-4). La pièce qui suit : in homme de bien (1845),
pièce de })lus de portée et de plus d'ambition, est surtout une
pièce man(|uée, dont l'idée reste confuse, dont l'intrigue ne se
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VIII, CH. III
Armand Colin & C'*, Éditeurs, Paris
EMILE AUGIER
d'après un cliché photographique de Nadar
LA COMEDIE DE MŒURS H7
débrouille pas et les personnages ne prennent pas vie. L" Aven-
turière (1848) est très supérieure; c'est à vrai dire la première
œuvre importante d'Augier. La pièce était, lors de son appa-
rition, fort différente de celle que nous lisons aujourd'hui, et je
crains (ju'elle ne fût meilleure. Elle avait l'unité de ton, de
couleur, de conception. C'était une comédie picaresque, d'un
tour vif, plaisant, pleine d'entrain, de verve ; les figures d'Annibal
et de dona Clorinde étaient en accor<l avec le cadre où elles
étaient placées. En remaniant sa comédie, Augier l'a assagie et il
l'a gâtée. Il s'est efforcé de rapprocher les mirurs de nos mœurs
contemporaines, et l'intrigue des situations de notre vie jour-
nalière; la pièce n'a ainsi rien gagné en vraisemblance, elle a
perdu en cohésion et l'impression d'art en est gâtée. C'est à ce
premier texte de f Aventurière f[u'il faut se référer pour apprécier
les qualités de verve primesautièreet d'exubérante belle humeur
qui étaient naturelles à Augier. Don Annibal est une figure très
heureusement dessinée, ou plutôt c'est une trogne enluminée à
souhait. C'est le « matamore » de l'ancienne comédie, vantard et
poltron, bavard, ivrogne, amusant et pittoresque avec son grand
nez, ses grandes jambes et sa longue rapière. Dona Clorinde est
la courtisane sur le retour, et qui, prévoyant que l'heure de la
retraite est imminente, voudrait prendre rang parmi les
matrones. Elle est très sincère dans son désir de considération;
mais elle va se heurter aux principes austères dont s'entoure la
famille bourgeoise et dont l'auteur a, très justement, mis dans
la bouche d'une jeune fille l'expression intransigeante.
CÉLIE
La vertu me parait comme un temple sacré :
Si la porte par où Ton sort n'a qu'un degré,
Celle par où l'on rentre en a cent, j'imagine,
Que l'on monte à genoux en frappant sa poitrine.
CLO!UNI)E
Comme ils se tiennent tous et comme les parents
Dressent les premiers-nés à n'ouvrir pas les rangs!
0 race des heureux, phalange impénétrable
Qui rendez le retour impossible au coupable,
Faisant au repentir un si rude chemin
Qu'on ne peut y marcher avec un pied humain,
Vous répondrez à Dieu des âmes fourvoyées
Que vos rigueurs auront au vice renvoyées.
118 -LE THEATRE
CELIE
Dieu, dites-vous? Sachez que les honnêtes gens
Trahiraient sa justice à vous être indulgents!
Car votre arrêt n'est pas seulement leur vengeance,
C'est l'encouragement et c'est la récompense
De ces fières vertus qui dans les galetas
Ont froid et faim, madame, et ne se rendent pas.
Aiigior })reiiait doiic dès le d(''l)ut position : il était pour la
famille fermée, pour le devoir pareil à une île « escarpée et
sans bords ». Mais c'est avec Gabrielle qu'il se déclare nette-
ment contre le romantisme (1849). La pièce a fait date, en mar-
quant, sinon l'avènement d'un idéal nouveau, du moins le
déclin d'un idéal décidément convaincu de fausseté. Gabrielle
est mariée à un bomme excellent, bonnète, laborieux, qui l'aime
et ne chercbe qu'à lui procurer le bien-être qui est à ses yeux
la condition du bonbeur. Mais il est très occupé; ses affaires, la
préparation de ses plaidoiries occupent tout son temps : il ne
lui reste pas beaucoup de loisir [)our sou[)iror, l'èver à la lune,
soignerl'àmeetle «vague à l'âme » de sa femme. Celle-ci s'ennuie.
Elle est déçue. Elle avait imaginé de trouver dans le mariage
quelque amour pareil à ceux dont elle avait trouvé dans les
livres la troublante analyse et l'expression délirante. Quel con-
traste avec l'affection calme qu'elle trouve auprès du bourgeois
affaire à qui elle est unie! Vivra-t-elle sans aimer? Mourra-t-elle
sans avoir connu ce qui fait le prix de la vie? Elle est sur le
point de devenir la maîtresse du secrétaire de son mari. Elle
s'arrête au bord de la faute, elle se reprend, convertie par la
générosité et la noblesse d'àme qu'elle découvre enfin cbez son
mari. Le romantisme avait maintes fois pris parti pour la femme
incomprise et pour l'amant; il s'était grisé de grands mots et payé
d'images creuses. Emile Augier montre quelles plates réalités se
cachent sous celte poésie de convention; à toute cette poésie de
pacotille il en préfère une autre, poésie du foyer et de la
paternité.
C'est le contentement du devoir accompli,
C'est le travail aride et la nuit studieuse,
Tandis que la maison s'endort silencieuse.
Et que pour rafraichir son labeur échaufTant
On a tout près de soi le sommeil d'un enfant.
LA COMÉDIE DE MŒURS i 10
Laissons aux cerveaux creux ou bien aux égoïstes
Ces désordres au fond si vides et si tristes,
Ces amours sans lien et dont l'impiété
A l'égal d'un malheur craint la fécondité.
Augier prend parti pour le père de famille, « ce poète ». C'est là
ce qui fait la nouveauté de la pièce. Pourquoi d'ailleurs n'a-
t-elle plus qu'un intérêt historique et n'est-elle pas au nombre
des œuvres solides qui restent au répertoire? C'est d'abord qu'il
y a de la maladresse dans la façon dont la thèse est présentée.
S'il y a une saine et noble poésie dans l'accomplissement du
devoir, et dans la tendresse dévouée du père de famille, il n'y
en a pas dans les calculs de l'homme de loi qui rêve avant tout
de « rouler sur le chemin de la fortune ». Ensuite la touche
manque encore de vigueur; il y a bien de l'inconsistance dans
le dessin des personnages, et ils sont totalement dépourvus de
vie.
En revanche, Philiberle (1853) est un des plus gracieux
ouvrages du théâtre contemporain; c'est un modèle de comédie
tempérée, de grande comédie de salon avec un charme de demi-
teinte et de jolies nuances d'aquarelle. Avec une délicatesse que
Marivaux n'eût pas désavouée, l'auteur a su saisir et noter ce
moment oii la jeune fille se révèle, apparaît transformée à ceux
même qui l'ont le mieux connue, découvrant une séduction
qu'on ne lui soupçonnait pas, faite de jeunesse, de fraîcheur, de
désir d'être aimée, et de ce que nos pères appelaient si juste-
ment : le je ne sais quoi.
Très sérieusement, je te trouve... jolie?
Non, ce n'est pas le mot, j'avais mieux dit d'abord,
Je te trouve charmante, et c'est bien plus encor.
II semble à travers toi que ton âme transpire :
Ton accent est plus doux que ta voix; ton sourire
Plus joli que ta bouche, et ton regard plus beau
Que tes yeux : la lumière efface le flambeau.
Et il a su analyser avec une finesse spirituelle et une émotion
souriante ce sentiment de délivrance (]ui ne peut manquer d'être
celui de la jeune fille échappant enfin à ce cauchemar, la peur
de passer pour laide. C'est cette fois qu'Augier a le mieux montré
dans quelle mesure il pouvait être poète et dégagé l'espèce de
poésie qui peut être celle du théâtre bourgeois.
120 LE TIIKATRE
Comme on le voit, dans les œuvres de cette première
manière, qui forment un ensemble, un tout, Augier est en pos-
session de ses idées générales. Ce qui le choque d'abord dans le
romantisme, c'est ce qu'il a de maladif, de débilitant et de dan-
gereux pour l'énergie et l'activité. Comme Musset, mais pour
d'autres raisons, il hait les pleurards. Lfs mélancolies distin-
guées qui mènent tout doucement au suicide irritent l'homme
de constitution vigoureuse, qui pense que la vie nous a été
donnée pour en tirer parti et aussi pour en jouir. Ensuite ce
qu'il ne peut admettre et ce qu'il va combattre, c'est ce renver-
sement des rôles que la littérature romantique s'est fait un jeu
d'accréditer.
On s'attendrit sur la courtisane, on flétrit l'égoïsme des
honnêtes gens ; on excuse la femme coupable, on est sévère au
mari trompé et on s'arrange pour faire ingénieusement peser
sur lui tous les torts. Il n'y a dans tout cela que vaine rhéto-
rique, paradoxes déclamatoires et d'ailleurs dangereux. Augier
montre très bien que la courtisane se repent justement à l'heure
où elle n'a rien de mieux à faire et oîi le repentir est pour elle
la dernière habileté, la carte sur laquelle elle joue sa « situa-
tion » pour les années difficiles. Dans l'amant, célébré comme
un héros et qu'on nous montrait poétiquement balancé sur
l'échelle de soie, il nous fait apercevoir le pleutre qu'il est dans
la réalité, forcé par son rôle même à se cacher, à mentir, à
trahir. Enfin la figure la mieux venue dans ces premières pièces
est une figure de jeune fille.
C'est par la forme que ces pièces laissent à désirer. Dominé
par cette idée traditionnelle que la grande comédie doit être
écrite en vers, Augier se réduit trop souvent à pasticher les
maîtres et donne à des comédies, même originales, un air
d'être de bons devoirs de classe. Il ne voit pas que, depuis le
XVII* siècle, le mouvement qui s'est fait au théâtre conduit à res-
treindre de plus en plus l'emploi du vers, pour le réserver au
drame héroïque et lyrique. D'autre part, la révolution qui s'est
faite dans l'esthétique du vers entre 1820 et 1830 nous a rendu
tout à fait insupportable la versification usitée dans la comédie.
Allez don(' faire accepter à des auditeurs qui ont dans l'oreille
les rythmes de Hugo, les platitudes rimées où se complaisent
LA COMEDIE DE MŒURS 121
les disciples de Ponsard! On a beaucoup raillé les vers de
Gabrielle :
Un ministre, et celui de la justice encor...
Fais-lui faire, tu sgiis, ce machin au fromage... etc.
Il est impossible d'exprimer dans le langage des dieux les
détails de la vie journalière qui ont nécessairement leur place
dans une comédie d'observation. C'est dire que la prose est le
langage même de la comédie moderne. Dès qu'il eut abandonné
le vers pour la prose, Augier montra le parti qu'il en pouvait
tirer, on écrivant h' Gtnulre dr M . Poirier (1854).
Les comédies de mœurs. — Il semble bien que ce soit
ici le cbef-d'(Puvro du tbéàtre contemporain. Ilàtons-nous de
dire qu'Augier a eu un collaborateur, Jules Sandeau, et de
rendre tout ce qui lui appartient à l'auteur de Sacs et Parche-
mins, qui a apporté l'idée première et la donnée générale. Mais
c'est bien Augier qui a donné à la conception toute son ampleur,
et imprimé à l'œuvre son caractère de solidité. Augier n'a pas les
qualités de l'inventeur. Il a besoin qu'on lui montre le cbemin.
C'est seulement après que Dumas lui a fravé la voie qu'il aborde
la véritable comédie de mœurs; c'est en collaboration qu'il a
fait ses meilleures pièces. Mais c'est bien en passant par son cer-
veau (|ue des idées, qui peut-être n'y fussent pas nées, ont acquis
toute leur valeur et se sont développées dans leur plénitude.
Ce qui fait le mérite du Gendre de M. Poirier, c'est la réunion
d'un ensemble de qualités moyennes qui se renforcent l'une
l'autre, se complètent et laissent l'impression d'un tout forte-
ment équilibré. D'abord la question abordée ici par Augier est
pour ainsi dire dans le sens du développement de la société
moderne. Elle résulte de ce mélange des classes qui est l'une
des conséquences de la société. L'aristocratie est déchue de ses
privilèges; c'est au profit de la bourgeoisie que s'est opéré le
changement; comment donc gentilshommes et bourgeois vont-
ils se comporter les uns vis-à-vis des autres? qu'adviendra-t-il
de leurs rancunes et de leurs méfiances réciproques? sur quelles
bases pourra se faire entre eux l'accord? quel sera entre les
deux classes le trait d'union?
Augier a su rester impartial. Comme Molière met en présence
122 LE THEATRE
deux types opposés et se borne à faire ressortir le contraste,
en sorte qu'on se demande par instants de quel eôté sont
ses [(références, de même Augier s'est ellbrcé de personnifier
nobles et bourgeois en deux types où pleine justice fût rendue
à l'un et à l'autre. Le marquis Gaston de Prestes a pour lui
l'illustration de son nom; et dans toute société, si démocra-
tique qu'on la puisse concevoir, la noblesse liéréditaire restera
un titre, puisqu'elle symbolise la perpétuité des générations qui
ont vécu sur le même sol et uni leurs efïbrts en vue d'un même
but qui est la grandeur du pays. Il a d'ailleurs d'incontestables
({ualités et qui sont, en effet, chez lui, signe de race. Il est brave,
étant d'une lignée d'hommes qui ont toujours fait bon marcbé
de leur vie; il a cette élégance ([ui ne s'apprend pas, et qui est
un résultat du continuel affînement des mœurs et du perfection-
nement de la politesse. Mais quoi! il est victime des conditions
même où il se trouve; élevé à ne rien faire, écarté des fonctions
publiques, habitué à considérer qu'un gentilbomme ne peut
sans déroger s'abaisser à gagner de l'argent dans un siècle qui
pourtant est le siècle de l'argent, il est oisif, inutile, et comme
il faut bien passer le temps, il joue, il fait des dettes, il prend
un beau-père qui les lui paiera. Léger, frivole, impertinent, il a
tous les défauts bien portés. Il ne se rend pas compte qu'en
épousant, pour son argent, la fille du bonhomme Poirier, il a
fait un marché, qui peut bien être admis dans le meilleur monde,
mais (jui est tout de même une vilenie. M. Poirier a pour lui ses
fortes vertus. Il a été par-dessus tout laborieux. Il n'a pas
épargné sa [)eine; il a amassé sou i)ar sou une belle fortune;
actif et économe il a été l'artisan de sa propre élévation. S'élever,
c'est le désir lui-même de la bourgeoisie; c'est ce qui fait sa
force. Seulement, par un reste d'antiques préventions, et parce
que l'idéal de jadis n'a pas perdu tout son prestige, M. Poirier
en vient à confondre les grandeurs de vanité avec les autres.
Pourquoi veut-il sortir de son milieu? C'est hors de ce cadre pour
lequel il était fait, qu'il devient ridicule et que ses travers appa-
raissent. Il est trivial, et ce n'est [)as seulement l'élégance des
manières qui lui fait défaut, c'est aussi la délicatesse des senti-
ments. Son âme est foncièrement vulgaire. En donnant sa fille
à un gentilhomme ruiné pour la gloriole d'être le beau-i)ère
LA COMEDIE DE MŒURS 123
d'un marquis, il ne s'est pas rendu compte qu'il commettait non
seulement une sottise, mais un acte coupable. Le couplet fameux
de Gaston de Prestes et la réplique si fortement assénée par
M. Poirier sont au centre même de la pièce. — Gaston. « Arrive
donc, Hector! Arrive donc! Sais-tu pourquoi Jean Gaston de
Prestes a reçu trois coups d'arquebuse à la bataille d'Ivry? Sais-
tu pounpioi François Gaston de Presles est monté le premier à
l'assaut de la Rochelle? Pourquoi Louis Gaston de Presles s'est
fait sauter à la Hogue? Pounjuoi Philippe Gaston de Presles a
pris deux drapeaux à Fontenoy? Pourcpoi mon grand-père est
mort à Quiberon? C'était pour que M. Poirier fût un jour pair
de France et baron. — .1/. Poirier. Savez-vous, monsieur le duc,
pourquoi j'ai travaillé quatorze heures par jour pendant trente
ans, pourquoi j'ai amassé sou par sou quatre millions en me
privant de tout? C'est afin que M. le marquis Gaston de Presles
qui n'est mort ni à Quiberon, ni à Fontenoy, ni à la llogue, ni
ailleurs, puisse mourir de vieillesse sur un lit de plume, après
avoir passé sa vie à ne rien faire. » — Et les deux interlocuteurs
ont raison. C'est ainsi que l'auteur fait se heurter les arguments,
présentant tour à tour le fort et le faible de chacun, et quoique
nous devinions ses secrètes sympathies, montrant en chacun des
adversaires le mélange des qualités et des défauts.
Pour amener le rapprochement des classes, c'est sur la
femme qu'il faut compter. Elle a plus de souplesse de caractère
et d'esprit que l'homme, et on a maintes fois remarqué chez
elle la finesse de tact qui lui permet d'être partout à sa place
et de s'accommoder à de nouveaux milieux. Elle a une élégance
naturelle et une distinction qui lui font tout de suite com-
prendre les sentiments raffinés. Et enfin tout le travail de la
politesse des mœurs ayant eu pour objet de faire passer dans la
réalité de la vie le dogme de la royauté de la femme, elle est
tout de suite à l'unisson des sentiments chevaleresques. C'est le
cas pour Antoinette Poirier. Elle seule n'a point de reproches à
se faire dans ce mariage, dont son bonheur était l'enjeu. Elle a
été sincèrement séduite par le beau nom, par les jolies manières
et par l'esprit du marquis de Presles. Il incarnait pour elle cet
idéal d'aristocratie qui flattait moins sa vanité de petite bour-
geoise que son idéalisme de femme. Elle a aimé, elle aime son
124 LE THÉÂTRE
mari. Elle est capable d'apporter dans cet amour une sorte d'hé-
roïsme, celui qui se traduit par le cri fameux : « Va le battre! »
Le dénouement de la comédie est optimiste. Le marquis de
Prestes se convertit : il n'y avait pas cliez lui de perversité fon-
cière. Le petit-maître est corrigé. Antoinelfe, «pii avait tant de
chances d'être sacrifiée, a conijuis son mari. Le dernier mot
reste à la hourgeoisie honnête et laborieuse. Cela fait le compte
du public, com})Osé en grande majorité de bourgeois. D'ailleurs,
de (|uelques éléments (ju'il se compose, le public n'aime guère
que les pièces finissent mal. Un dénouement i)énible eût été ici
une faute de ton; il aurait nui à la vérité générale; il n'aurait
pas laissé à l'observation assez de liberté; il aurait empêché de
peindre les tvpes avec une largeur désintéressée. Le Gendre de
M. Poirier est un chef-d'œuvre en ce sens qu'il réalise conqilè-
tement les qualités que comportait le genre de la comédie bour-
geoise.
Désormais en pleine possession de sa maîtrise, Emile Augier
va donner cette série de comédies qui sont la jtartie la plus
solide de notre théâtre contemporain. Dans Ceiidure dorée (1855)
il s'attaque à cette question «l'argent à laquelle il devait tant de
fois revenir. Le Mariage d'Olympe (1855) a été considéré comme
une réponse — un peu tardive — à la Daine aux camélias.
L'écrivain y expose une théorie spécieuse, dont une formule
retentissante fit le succès: « la nostalgie de la boue ». Olympe
est la courtisane mariée, qui s'ennuie de la vie régulière, et qui
reprend le goût de son infamie de jadis. Conception qui peut
sembler édifiante, mais qui est assez mal en accord avec ce que
nous voyons le plus ordinairement dans la vie. On imagine ee
({u'il a fallu d'efforts, de volonté, d'énergie et de patience à
Olympe pour arriver à entrer dans la famille de Puygiron, pour
s'en faire accepter. Il est peu vraisemblable qu'elle compro-
mette si vite le succès obtenu si laborieusement, (ju'elle se
démente d'une façon si grossière. C'est au contraire par un
excès de pruderie et par l'intransigeance de leur vertu que se
trahissent les « filles » rangées et qui prennent dans la vie de
famille leurs (|uartiers d'hiver. Elles jouent leur rôle avec trop
d'application. Manquant d'habitude, elles manquent de mesure,
La « nostalgie de la boue » n'était qu'une ex|)r<\ssion saisissante;
LA COMEDIE DE MŒURS 125
dans les Lionnes pauvres (1858)' Aiigier a trouvé un terme
juste, singulièrement approprié à nos mœurs modernes et qui
est resté comme le type qu'il désignait. Nombreuses, innom-
brables sont dans la société parisienne ces élégantes dont le
train de vie n'est pas en rapport avec les ressources que nous
leur connaissons. Elles ont auprès d'elles le voisinage du luxe.
Vont-elles, pour se mêler à une société avec laquelle leurs
maigres ressources ne leur permettraient pas de frayer, se
livrer à cet industrieux manèg'e d'économies (jui est le dessous
de tant d'existences parisiennes au brillant décor? Et elles ne
sont alors que pitoyables et un peu risibles. Ou céderont-elles
à la tentation, deviendront-elles coupables et entraîneront-elles
dans l'infamie l'bonnête et trop faible mari qui n'a pas su les
défendre contre elles-mêmes? C'est le second cas qu'Augier a
envisagé et dont il nous présente une saisissante étude. C'est là
du réalisme, au meilleur sens du terme. Mailre Guérin (1864)
contient sans aucun doute les parties les plus fortes du théâtre
d'Augier. Il est fâcheux <|ue Tintrig-ue romanesque soit trop
compliquée et peu intéressante ; mais que d'incontestables
beautés : c'est le drame de l'inventeur, mettant en présence
un vieux fou, possédé par sa manie, et sa courageuse fille
(ju'il a ruinée jusqu'au dernier sou et qu'il trouve moyen de
maudire pour son ingratitude; c'est le drame intime qui se
joue dans la famille de ce vieux fripon qu'est maître (luérin,
tyranneau domestique qui pendant trop longtemps a fait trem-
bler devant lui femme, enfants, terrorisés et d'ailleurs igno-
rants des affaires malpropres qui se brassent dans l'ombre
humide de cette étude de province. On songe à ces types
d'inventeurs, d'hommes d'afîaires, de provinciaux madrés que
l'auteur de la Comédie humaine a dessinés d'un trait si puissant.
L'influence est ici évidente. Mais aussi jamais Augier ne s'était-
il autant rapproché de son modèle.
Comédies sociales. Pièces à tlièse. — Il est un genre
de comédie (jue Dumas n'avait pas abordé. C'est la comédie
politique. Le bourgeois français aime fort à disserter des ques-
tions de politique, et le bourgeois qu'est Emile Augier va trans-
porter à la scène quelques-unes des idées qui défraient les
1. En collaboration avec Edouard Poussier.
-126 LE THEATRE
conversations journalières et les polémiques des journaux. La
comédie politique est peut-être celle oii il est le plus difficile de
réussir : le succès môme y est à redouter, attendu que ce succès
risque d'être un succès de scandale, étranger par suite au mérite
d'art. La comédie politique n'est à sa place que dans une démo-
cratie libre et où d'ailleurs les passions sont violemment déchaî-
nées : ainsi à Athènes au temps d'Aristophane. Que si elle
laisse de côté les personnalités, les allusions satiriques, tout ce
qui la rapproche du pamphlet, j)our s'attacher de préférence
aux idées dans ce qu'elles ont d'impersonnel et de profond, il est
à crainih'e qu'elle ne paraisse trop austère et n'ennuie, comme
aussi bien le font les questions abstraites. Cela explique que la
comédie politique existe à peine chez nous. Depuis Beaumar-
chais, Aug'ier est le seul qui ait su s'y faire applaudir. Encore
a-t-il répudié le mot de politique, et a-t-il prétendu faire des
comédies sociales. Les Effrontés (1861), le Fils de Giboyer
(1863), Lions et Renards (1869) forment une sorte de trilogie.
Augier y a flagellé avec une honnêteté indignée ces mœurs nou-
velles qui transforment la politique en une affaire et le plus sou-
vent une affaire véreuse, ces marchandages, ces trafics de con-
science, tout ce qui avec le temps nous est devenu si familier et
qui aujourd'hui ne provoquerait plus même d'étonnement. Car
on a repris en ces dernières années les Effrontés et le Fils de
Giboyer. L'impression a été attristante. On songeait dans la
salle : « Eh quoi! Voilà ce qui indignait nos pères, au temps de
la fameuse « corruption impériale »? Que penseraient-ils s'ils
pouvaient revenir et être témoins des spectacles qu'offre notre
époque de vertu! » On voudrait au surplus ne trouver dans ces
pièces d'autres accents que ceux d'une conscience d'honnête
homme en courroux. Par malheur les antipathies personnelles
de l'écrivain l'ont fait dévier et tomber dans la satire des indi-
vidus : hanté à son tour par la manie de la « persécution des
jésuites «, il a peidu son sang-froid et est descendu jusqu'à de
basses caricatures. 11 a d'ailleurs dans la suite reconnu lui-
même qu'il avait passé la mesure et s'est opposé à la reprise
d'une pièce qui était une onivrc d'injustice et de lutte. Augier
est mieux inspiré lors(jue dans la Contayion (1866) il stigma-
tise cette indifïerence railleuse qu'alTecte la jeunesse à l'égard
LA COMEDIE DE MŒURS 127
de tous les grands sentiments rendus suspects par les grands
mots dont on les décore : « Les grands mots représentent les
grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement
au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers
après la vertu, c'est l'enthousiasme, ou simplement une convic-
tion quelconque... Ce détestable esprit a plus de part qu'on ne
le croit dans l'abaissement du niveau moral à notre époque. La
dérision de tout ce qui élève l'àme, la blague, puisque c'est
son nom, n'est une école à former ni honnêtes gens, ni bons
citoyens. » Et plus loin : « Conscience, devoirs, famille, faites
litière de tout ce qu'on respecte ! Il vient un jour où les vérités
bafouées s'aftîrment par des coups de tonnerre. » Le tonnerre
avait éclaté lorsque l'auteur de Jean de Thommeray (1874)
recommandait à la piété des fils de France l'image de la patrie
mutilée et meurtrie.
Dans ses deux dernières pièces, Augier ne se contente plus
de profiter de l'impulsion donnée par Dumas pour écrire des
pièces où il reste lui-même. Il adopte la formule la plus étroite
du théâtre de Dumas et écrit, suivant des recettes qu'il applique
docilement, des pièces à thèse. Madame Caverlet (187G) est une
pièce en faveur du divorce, les Fourchambault (1879) en faveur
de la famille « naturelle ». Il y a ici sans doute de belles scènes,
d'heureux effets de théâtre, comme le mot de Bernard, dans les
Fourchambault : « Eflace! » mais nous avons peine à recon-
naître dans ces ouvrages, sinon la main, du moins la pensée
d'Emile Augier. Il se met lui-même en contradiction avec les
idées qu'il a constamment soutenues. Il a été, avec àpreté, par-
fois même avec dureté, l'avocat de la famille : il accepte main-
tenant, il réclame qu'elle se desagrège. Lui aussi il se pose en
réformateur; lui aussi il veut assouplir les prescriptions du
Gode et rapprocher autant que faire se peut la loi sociale de la
loi naturelle. L'intrigue va être agencée à la manière d'un rai-
sonnement. Les personnages vont tenir lieu d'arguments. Ils
seront non plus vivants, mais abstraits et conventionnels. Le
bâtard héroïque, la fille-mère sublime, voilà des types qui nous
sont abondamment connus. Nous les avons si souvent rencon-
trés dans un certain théâtre, qui est celui devant lequel Augier
vient d'abdiquer !
128 Ll' THKATRE
Apparemment Augier se rendait compte lui-même que son
imagination était faticuéc, et qu'il n'avait plus les ressources
nécessaires pour défendre son oi'iginalilé. Aussi bien il avait été
le porte-parole d'une génération, l'interprète des sentiments de
cette bourgeoisie avec laquelle il était en accord si intime. Les
temps avaient changé, la société s'était modifiée; la jeune géné-
ration se montrait peu respectueuse pour les maîtres de l'âge
précédent; elle apportait, en art comme en morale, des idées
assez particulières. Augier éprouva, j)Our <les motifs un peu
dilTérents, un découragement analogue à celui que Dumas avait
exprimé en termes si nobles. 11 se sentait devenu comme
étranger parmi nous. « Je me sens dégagé dans mon pays. Il
me semble que mes congénères ont changé de mœurs et de
langage... Parfois je me compare prétentieusement au cheval de
Bavard vis-à-vis de l'artillerie. » Il ne donna plus rien au
théàtn; pendant les dix années qu'il lui restait à vivre. Cette
retraite que certains ont trouvée prématurée, nous a-t-elle
privés de quelque œuvre intéressante? En tout cas nous ne pou-
vons que nous incliner devant les scrupules de ces artistes res-
pectueux de leur art et qui ne veulent pas nous attrister en
nous laissant une image diminuée d'eux-mêmes.
LiG mélange des classes et la question d'argent. —
Dumas était revenu sans cesse à une même question : celle de
l'amour, ou plutôt de la lutte des sexes. C'est pourquoi le succès
de son tliéàtre a été grand surtout parmi les femmes. Augier a
plutôt envisagé la société moderne du [loint de vue des intérêts
matériels, du combat pour la richesse. lia très nettement aperçu
que dans la société d'aujourd'hui telle que l'ont faite à la fois la
Révolution et le progrès économique, il y a une question qui
prime toutes les autres, ou plutôt à laquelle toutes les autres se
ramènent : c'est la question d'argent. La toute-puissance de
l'argent est le grand fait des temps modernes, et c'en est la
monstruosité. L'égalité absolue étant une chimère parfaitement
irréalisable, il s'agit seulement de savoir sur quel principe repo-
sera l'inégalité sociale et de (juel élément on se servira pour
établir la distinction entre les diverses catégories. L'aristocratie
de naissance reposait sur l'idée de la perpétuité des traditions;
l'intelligence peut bien créer une aristocratie ; mais ce qu'elle ne
LA COMÉDIE DE MŒURS 129
peut faire, c'est en imposer le respect à la masse. Rien ne fait
plus contrepoids à l'argent. C'est le phénomène que met très
justement en lumière le marquis d'Auberive dans les Effrontés.
« Le marquis. — ...J'adore l'argent partout où je le rencontre; les
souillures humaines n'atteignent pas sa divinité; il est, parce
qu'il est. Charrier. Mais, saprelotte, il a toujours été, de votre
temps comme du nôtre! Le marquis. Permettez! De mon temps
ce n'était qu'un demi-dieu. Ce qui m'amuse dans votre admi-
rable Révolution, c'est qu'elle ne s'est pas aperçue qu'en abat-
tant la noblesse elle abattait la seule chose qui pût primer la
richesse. Quatre-vingt-neuf s'est fait au profit de nos intendants
et de leurs petits; vous avez remplacé aristocratie par plouto-
cratie; quant à la démocratie, ce sera un mot vide de sens tant
que vous n'aurez pas établi comme ce brave Lycurgue une mon-
naie d'airain trop lourde pour qu'on puisse jouer avec. » — Ce
n'est pas une boutade, c'est l'expression même de la réalité. On
disait jadis : combien a-t-il de quartiers? On dit aujourd'hui :
combien dépense-t-il par an? S'il ne s'agissait que de la vanité
des situations mondaines, le mal ne serait pas bien grand et on
s'en consolerait. Mais il y a plus : chacun peut arriver à tout,
donc chacun y prétend : toutes les ambitions sont légitimes, par
conséquent toutes les convoitises sont allumées; nul ne veut
rester dans sa sphère ; on envie tout ce qu'on n'a pas su acquérir;
le talent ni les forces ne sont en proportion avec les désirs; un
intense ferment de haine se développe et menace la société de
la décomposer. Rien d'ailleurs de moins stable que la fortune;
elle se fait et se défait; tel qui se trouvait au bas de l'échelle
sociale, est subitement élevé par une spéculation heureuse au
premier rang; il apporte dans cette haute situation la grossiè-
reté de sa nature, la brutalité de ses appétits, tout ce qu'il y a
de vulgaire dans son esprit et d'indélicat dans sa conscience.
Tel autre qui roulait carrosse hier, est aujourd'hui réduit à la
misère. L'argent n'est point une base sur laquelle on puisse
rien édifier de solide; il n'apporte avec lui que le trouble et
la confusion. Brutalité, désordre, haine, voilà ce que signifie
l'avènement de l'argent.
Il serait facile de montrer la place que tient dans chacune
des pièces d'Augier cette question d'argent, et comment il en
Histoire de la langue. VIII. 9
130 LE THÉÂTRE
étudie successivement l'influence sur les relations sociales, sur
la vie lie famille, sur les sentiments personnels, sur le caractère.
C'est l'argent qui permet à la fille du bonhomme Poirier de
devenir la marquise de Presles; et de fait, la noblesse ne
correspondant plus à aucun privilège, et ne donnant aucune
autorité efi'ective, il est clair que ses parchemins n'ont plus
qu'une valeur commerciale. L'argent est pour l'honnêteté un
terrible écueil. Le désir de faire fortune endort les consciences
et obscurcit singulièrement les plus élémentaires notions du
bien et du mal, du tien et du mien. On a respecté la lettre du
code; on a mis la légalité de son côté. On est tout étonné si
quebju'un vient vous dire que, pour n'avoir pas encouru les
peines prévues par la loi, on est tout de même un fort malhon-
nête homme. C'est le cas de Roussel, dans Ceinture dorée :
« Les bras m'en tombent! C'est un échappé des petites mai-
sons; le mieux est d'en rire. Voilà que je ne suis pas honnête
homme, maintenant, moi qui ai trois millions! » Seulement
l'honnêteté n'est pas la même pour un millionnaire ou pour un
pauvre diable, et éclairé d'ailleurs par la mésestime dont il se
sent entouré, Roussel en arrive à comprendre qu'il s'est conduit
jadis comme un coquin. « C'est évident, j'ai spolié mes action-
naires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu ])Our cette misé-
rable somme? Je la trouverais aujourd'hui dans la rue que je
la ferais placarder sur tous les murs. Quand je pense qu'alors
je me suis cru dans mon droit! » L'argent est l'épreuve, la
pierre de touche des caractères. Celui-ci n'ouvrait son àme qu'à
toute sorte de généreux et délicats sentiments, quand il ne pos-
sédait d'ailleurs pas un sou vaillant; la fortune en venant le
trouver a révélé en lui ce que le xvu' siècle appelait une àme
de boue. L'âpreté des conditions de la vie d'aujourd'hui fait
qu'on n'a ])lus le temps d'être jeune. La jeunesse? demande le
triste héros de la pièce qui porte ce titre dérisoire :
PHILIPPE
La jeunesse? aujourd'hui, ma chère, où la prends-tu?
C'est un mot.
CYPRIENNE
Un beau mot qui veut dire vertu,
Désintéressement, courage, conscience...
t
LA COMEDIE DE MŒURS 131
PHILIPPE
Oui, tant qu'il signifie en outre insouciance,
Mais qui change de sens dès qu'on se donne un but,
Il signifie alors impuissance et début...
Des excès de l'argent voilà ce qu'il résulte :
Dès l'âge de raison on nous dresse à son culte,
Et dans le monde ainsi nous entrons convaincus
Qu'il n'est rien ici-bas de vrai que les écus...
On nous pousse au milieu de la mêlée humaine,
' Apres, seuls, impuissants, à percer résolus...
Et l'on s'étonne après que nous ne dansions plus !
Si c'était seulement en ne dansant plus que la jeunesse
prouvât qu'elle n'est plus jeune! Mais elle ne rêve plus; le
rêve a meurtri ses ailes aux étroites et dures parois de notre
monde. Elle cherche toujours le plaisir, (jui donne satisfaction
à un instinct, mais elle n'aime plus. Elle n'en a plus « les
moyens ». La confession que fait M'"*" Huguet à son fils est
une des pages les plus mornes, les plus platement désolantes
de la littérature réaliste. On s'était épousé, riche d'espérances;
les enfants sont venus, la gêne avec eux; le ménage a connu
ces médiocres tracas, ces mesquins ennuis, qui revenant à
chaque instant, se mêlant à tous les détails de la vie, aigrissent
les caractères, et mettent en fuite la confiance et l'intimité de
jadis. L'argent est l'un des mohiles les plus fréquents de l'adul-
tère, auquel il enlève jusqu'à l'apparence d'excuse qu'il pouvait
emprunter aux séductions de la passion ou même aux entraîne-
ments de l'instinct. Il attaque la famille dans ce qui faisait sa
force : l'autorité fondée sur le res})ect. Augier a remis jusqu'à
trois fois dans son théâtre cette situation d'un père ohligé par
ses enfants de restituer un argent mal acquis. On le voit, sans
négliger d'autres prohlèmes qui ne peuvent manquer de se poser
dans une société aussi complexe que la nôtre, Augier les a
subordonnés à la question d'argent. Les faits auxquels nous
assistons aujourd'hui et qui prouvent que la transformation du
monde moderne est surtout une transformation économique,
témoignent assez que le point de vue auquel il s'était placé était
le plus juste et celui d'où le regard peut pénétrer le plus loin.
Les types. — On voit donc en quel sens Augier est un
moraliste. Il n'est pas de ceux qui nous apportent des maximes
132 LE THEATRE
de conduite plus austères ou jdus délicates que celles (|ui ont
été jusqu'alors en usag^e. Il n'a pas de hardiesse, ni d'invention
en morale. Au surplus on sait le mot d'un homme d'esprit à qui
on demandait ce qu'il pensait de la morale de Dumas ; il ré-
pondit : « j'aime mieux l'autre ». L'autre est celle à laquelle
Augier se réfère. Plus encore qu'un moraliste, Augier est l'ob-
servateur qui, ayant pour se guider quelques idées très simples,
très nettes, et auxquelles il croit fermement, aperçoit en son
}»lein jour la comédie que jouent nos instincts, nos passions,
nos intérêts, et grave en traits profonds la ressemblance des
originaux qu'il a vus défiler devant lui.
Créer des types, c'est-à-dire des êtres imaginaires qui d'une
part soient représentatifs de toute une catégorie, et d'autre part
vivent de la vie individuelle, ce qui est la seule façon de vivre,
tel a toujours été pour un écrivain le but suprême. Ce but,
Emile Augier y a atteint plusieurs fois; aucun autre écrivain
de théâtre n'a eu plus souvent que lui en notre temps cette
bonne fortune de mettre sur pied des personnages qui sont eux-
mêmes et qui font en outre penser à une foule de personnages
similaires.
Le type qu'Augier a le plus souvent et le mieux reproduit est
celui du bourgeois. Il le connaissait bien, étant un bourgeois
lui-même. Il n'avait pas besoin de faire un effort pour le com-
prendre. Il l'avait vu de trop près pour pouvoir se faire sur
lui beaucoup d'illusions ; et d'autre part il avait pour lui trop
de sympathie pour être exposé jamais à dépasser la mesure
dans la satire qu'il ferait de ses défauts. Ce bourgeois, au temps
de Molière, s'appelait Gorgibus, Arnolphe, Chrysale, Monsieur
Jourdain. Il était honnête, laborieux, homme d'intérieur, prêt
à respecter en sa femme la mère de famille et la ménagère,
ennemi des prétentieuses, des pimbêches et des mijaurées, très
capable d'ailleurs de se faire duper, par candeur ou par vanité.
Il est resté le même chez Augier. Celui-ci a repris le portrait
maintes fois, y ajoutant chaque fois quelque nuance nouvelle.
Mais de tous ces portraits celui qui restera pour sa ressemblance
criante, c'est celui du bonhomme Poirier. Il est peint en pleine
pâte, avec une solidité, un relief, une couleur admirable. Il por-
tera témoignage pour une classe sociale et pour un temps.
LA COMEDIE DE MŒURS .133
Voici maître Guérin, le notaire de campagne, matois, retors,
qui connaît tous les détours de la loi, tous les halliers de la
procédure et excelle à vous étrangler un malheureux sans
défense, au coin d'un article du code, et dans les formes. Il
est lui-même de naissance paysanne ; il est rude de nature, tout
à fait dépourvu de sensiblerie, avec des callosités à la conscience
comme les gens de la campagne en ont aux mains. L'habitude
de la chicane a merveilleusement développé sa rouerie native.
A suivre dans leurs continuelles disputes les villageois qui
emplissent de leurs contestations son étude et s'efforcent de s'y
tendre des pièges mutuels, il est devenu plus madré qu'eux tous.
Rouler son adversaire, tout est là; et il pense que tous les
moyens y sont bons, pourvu qu'on ait pris ses sûretés et qu'on
ne risque pas de faire connaissance avec les gendarmes, qui
sont de mauvaises connaissances. Sa ruse campagnarde se dis-
simule sous des airs de bonhomie qui ne sont pas uniquement
des airs affectés; car il est d'humeur gaillarde, et bon vivant. Il
aime la plaisanterie et la préfère salée. Il est goguenard et égril-
lard. Maître absolu chez lui, il n'admet pas qu'il y ait d'autre
volonté que la sienne. Femmes, enfants, il les a fait plier sous
sa rude autorité. D'ailleurs nulle tendresse à leur égard et
presque nulle affection. A la fin, laissé seul par ceux-ci, (jue
révoltent dès qu'ils en prennent conscience sa dureté et sa
bassesse d'àme, il n'a pas un mouvement de regret; il n'a pas
de chagrin; il aurait bien plus aisément de la haine. Il se conso-
lera en glissant à d'ignobles plaisirs, à des intimités qui déclas-
sent et dégradent un homme.
Giboyer est le type du bohème. Celui-ci est un produit direct
de l'état de nos mœurs, et qui montre bien par son exemple quel
est l'envers des plus précieuses conquêtes et de quel prix se
paie le progrès. Combien de ruines n'a pas accumulées cette
duperie de l'instruction donnée sans distinction et sans
mesure! « Tous ont droit à la même instruction. Avec de Tins-
truction on arrive à tout... » C'est par ces sophismes qu'on
a perdu, dévoyé, condamné à la misère et à l'envie tant de pau-
vres diables qui auraient pu vivre paisibles et faire œuvre utile,
si on ne les eût violemment transportés hors de leur milieu.
Giboyer est le fils d'un portier; on en a fait par un habile en-
134 LE THEATI5K
traînement une « bête à concours » ; il a connu les enivrements
(les succès scolaires; après quoi, ses études terminées, on lui
offre une place de pion à six cents francs; c'était tomber de
haut, en pleine et humiliante réalité. « Je lâchai l'enseignement
et je me jetai dans les aventures, plein de confiance en ma force
et ne soupçonnant pas que ce g^rand chemin de l'éducation oîi
notre jolie société laisse s'eng-ouffrer tant de pauvres diables,
est un cul-de-sac... ïour à tour courtier d'assurances, sténo-
graphe, commis voyageur en librairie, secrétaire d'un député
du centre dont je faisais les discours, d'un duc écrivassier dont
je bâclais les ouvrages, préparateur au baccalauréat, rédacteur
en chef de la Bamboche, journal hebdomadaire, vivant d'exjié-
dients, empruntant l'aumône, laissant une illusion et un préjugé
à chaque pièce de cent sous, je suis arrivé à l'âge de quarante
ans, le g'ousset vide, et le corps usé jus(ju'à l'âme. Le mar-
quis. Je ne suis pas un ardent défenseur de notre société; per-
mettez-moi cependant de vous dire que si vous n'aviez pas quel-
ques vices... Giboyer. Oui, parbleu, j'en ai. Vous en avez bien,
vous autres!... Croyez-vous que les privations soient un frein
aux apj)étils? » — C'est le ton du monologue de Figaro. Il y
a parenté entre les deux personnages. L'un et l'autre ils repré-
sentent l'homme à expédients, l'homme à tout faire, à faire
tous les métiers et toutes les besognes. Ils sont des déclassés.
Et le déclassé est par essence l'ennemi d'une société où il
n'a pas trouvé sa place. On est sûr de le trouver, en temps de
révolution, parmi les plus acharnés destructeurs de l'ordre établi.
Fidèle à son procédé de ne pas pousser la peinture au tragique,
Augier a fait de Giboyer un assez bon homme, qui s'est sacrifié
à son père d'abord, puis à son fils, une sorte de philosophe d'un
cynisme résigné. Mais laissez passer quelques années et vous
trouverez Giboyer, avec d'autres bohèmes de lettres et bache-
liers réfractaires, en bon rang dans l'état-major de la Commune.
Voici toute la bande des financiers véreux : Vernouillet, exé-
cuté, taré, brûlé, mais qui s'avise à temps de la puissance de la
presse vénale; d'Estrigaud, le filou élégant, qui vit d'expédients,
fait figure d'élégant, mène grand train sur le chemin fleuri qui
mène au bagne; d'autres encore.
Chez les écrivains de la famille à laquelle appartient Augier,
LA COMÉDIE DE MŒURS 135
les rôles de femmes sont assez ordinairement sacrifiés. La
remanjue, présentée sous une forme absolue, ne s'appliquerait
pas à Augier. Mais elle subsiste dans son fond. Augier n'a pas
été, comme d'autres, intéressé, inquiété par la coquetterie de la
femme. Il ne s'est pas attaché à en étudier la perversité avec
cette sorte de curiosité effrayée qui est encore un effet d'on ne
sait quelle irrésistible séduction. La plupart de ses personnag-es
de femmes sont vraisemblables, présentés avec une intelligence
suffisante, dans une nuance juste, mais sans rien avoir ([ui les
disting-ue. Les jeunes filles , sauf l'exquise Philiberte , sont
tantôt des ingénues, tantôt des « rôles » sans individualité. Les
courtisanes, sauf l'économe et pratique Navarrette, sont con-
formes au poncif consacré. C'est encore son honnêteté bour-
geoise qui a inspiré à Augier ses meilleures créations féminines.
Madame Guérin parle et agit bien comme peut le faire une
mère dans les conditions où elle se trouve. Tant qu'il ne s'est
agi que d'elle-même elle a courbé la tête ; elle a subi le despo-
tisme de son mari, accepté les humiliantes infidélités de son bas
libertinage. On la tenait pour une bonne bête qui ne voyait
rien et qui d'ailleurs eut été bien incapable de se défendre. Du
jour où il s'agit de ses enfants, elle se redresse ; elle trouve
dans la révolte de son amour maternel une énergie insoup-
çonnée. La marquise d'Auberive est la maîtresse qui n'est plus
aimée, et qui éprouve une humiliation plus douloureuse encore
que celle de la rupture, celle des égards d'une fidélité ennuyée
qui se surveille et qui se contraint. On a rarement exprimé
d'une façon plus saisissante la mélancolie des lins de liaison.
Séraphine Pommeau, la lionne pauvre, est, elle aussi, d'une
vérité frappante et non point exceptionnelle; c'est la femme
qui n'a ni cœur, ni même de sens, tout égoïsme, toute vanité,
qui va devenir méchante et malfaisante si quelque chose fait
obstacle à la satisfaction de ses instincts.
L'intrigue. Le dialogue. Conclusion. — H y a dans le
théâtre d'Augier plus d'une pièce mal faite, ou plutôt trop bien
faite, j'entends : où l'auteur s'est plu à des complications inu-
tiles et dont la puérilité nous choque : ainsi dans Maître Guérin,
où trois intrigues entre-croisées mêlent et brouillent leurs fils.
Il y en a dont la donnée est tout de même trop invraisemblable :
136 LE THEATRE
« Ce qui m'étonne, dit un personnage de Madame Caverlel, c'est
que le roman compliqué dont nous vivons depuis ([uinze ans
ne se soit pas écroulé plus tôt. » Elles reposent toutes sur ce
roman d'amour, de duel, que l'esthétique d'alors rendait obli-
gatoire. Mais l'intrigue du théâtre d'Augier n'a pas ce caractère
violemment exceptionnel et conventionnel qu'elle a chez Dumas.
Il y a dans l'action une sorte de lenteur qui nous permet de
nous reconnaître. Enfln au lieu de partis pris qui mettent tout
le bien d'un côté, tout le mal d'un autre, Augier adopte ce mode
de composition équilibrée qui fait le spectateur juge, plutôt
qu'elle ne lui impose toute faite l'opinion de l'auteur.
Augier a dans le dialogue de l'esprit, de la force, parfois de
l'éloquence; il a même de la souplesse et de la variété. Il
est d'avis que le dialogue de théâtre doit être impersonnel et
qu'on n'y doit pas retrouver sans cesse les mêmes idées et le
même esprit qui sont les idées et l'esprit de l'auteur. Il a fait un
très louable effort pour donner à chacun de ses personnages le
genre d'esprit, la façon de parler qui convenait à sa situation.
Il est à craindre néanmoins que la forme, trop peu originale, de
ses comédies n'en soit le principal défaut, celui par lequel le
temps aura prise sur elles.
Avec sa largeur d'observation, sa belle santé morale, son
honnêteté foncière, le théâtre d'Emile Augier reste comme la
plus complète expression de la société bourgeoise dans notre
siècle et comme une des plus importantes manifestations de l'es-
prit bourgeois dans l'ensemble de notre littérature.
M. Victorien Sardou. — Ce qui fait la valeur du théâtre
d'un Dumas et d'un Emile Augier, c'est que l'un et l'autre ils
se sont elTorcés de dire par les moyens de la scène quelque
chose qui valût de durer. La pièce et son succès immédiat n'a
pas été leur unique objet. Ils avaient une conception person-
nelle de la vie, de la société de leur temps, de ses lacunes, de
ses défauts. Il ne faut pas demander au théâtre de M. Victorien
Sardou' ce genre de mérite. Il faut y chercher les (jualités qui
sont celles de l'auteur : une entente de la scène, une habileté,
une agilité, une souplesse sans égales. Si on veut à toute force
1. Né à Paris en ISIM.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VIII, CH. III
Armand Colin &. C'^, Éditeurs, Pan
VICTORIEN SARDOU
d'après un cliché photographique de Nadar
LA COMEDIE DE MŒURS 137
le comparer à un autre maître de la scène, celui qu'il faut citer,
c'est Scribe, dont aussi bien il a fait son modèle.
Il paraît, en effet, que M. Sardou aurait appris le théâtre dans
le théâtre de Scribe. Il lisait le premier acte d'une comédie de
Scribe; puis, avec cette exposition, il construisait une pièce; il
bâtissait un scénario sur une idée de Scribe; puis il comparait
son travail avec la pièce de Scribe. Un pareil aj)prentissage
nous paraît aujourd'hui bien extraordinaire. Travailler sur une
« idée » de Scribe! Etant donnée une situation, se demander,
non pas ce qui doit logiquement en sortir, mais ce que Scribe
en eût tiré! Cela est étrange. Peut-être n'est-ce là qu'une
légende; mais elle exprime bien la parenté qu'il y a entre l'art
de M. Sardou et celui de Scribe. Cette parenté se révèle dans la
première pièce deM. Sardou qui lui fait connaître le succès et qui
est son véritable début : les Pattes de mouche (1861). Cette pièce
est un chef-d'œuvre, nous le disons sans ironie; chef-d'œuvre
de l'art amusant et vain qui consiste à faire passer une mus-
cade par les gobelets du prestidigitateur. Une lettre compro-
mettante a séjourné trois ans sous une potiche; elle sort de sa
cachette; va-t-elle être lue par le mari entre les mains de qui
elle est sans cesse au moment de tomber? C'est là toute la
pièce. On va nous intéresser, trois actes durant, aux allées
et venues de cette lettre. Elle est déposée dans une coupe,
en est tirée par une jeune fille, sert à allumer une lampe, est
jetée par une fenêtre, est ramassée par un entomologiste qui en
fait un cornet pour y enfermer un coléoptère, est déroulée par
un collégien qui s'en sert pour écrire une déclaration, est brûlée
enfin par le mari. C'est tout, et c'est moins que rien. Une série
de tours de passe-passe, un jeu de cache-cache, le petit jeu du
furet : « Il a passé par ici... » Qui sont d'ailleurs les personnages
qui se livrent à ce divertissement? Où sont-ils? En quel temps,
en quel lieu cela se passe-t-il? Peu importe. Et il serait quasi-
ment absurde de le demander. Le succès de cette pièce prouvait
avec éclat qu'il y a un intérêt de curiosité qui peut suppléer à
toutes les autres sortes d'intérêt, qu'une fois sa curiosité mise en
éveil le public suit, et qu'il n'est pas besoin de très graves objets
pour éveiller sa curiosité. Réduit à l'élément qui lui est essen-
tiel, l'art du théâtre n'a besoin ni de la connaissance du cœur ni
138 LE THEATRE
de Tétuile de la société; il n'est par lui-même que l'entente de
la scène, une série de procédés amusants pour faire aller et
venir les personnages, pour emmêler les fils d'une intrigue
et les démêler adroitement. C'est dans cette entente de la scène
que M. Sardou est passé maître presque du premier coup, et
(|u'il est resté sans rival. Ce sont ces procédés qu'il va appliquer
à divers sujets et à n'importe (piels sujets.
Les comédies- de mœurs et les pièces à thèse. — A
cette entente de la scène il faut joindre une luihileté non moins
remarquable à discerner l'idée qui est, comme on dit, dans l'air,
et le courant de la mode. La mode est à la comédie d'observa-
tion. Nos Intimes (1861), les Ganaches (1862), les Vieux r/arrons,
la Famille Benoiton (1865), Maison-Neuve, Nos bons villa<jeois
(1866), forment une jolie série de comédies de l'observation la
plus lég'ère. Nous prendrons pour exemple celle de ces comé-
dies qui nous paraît la mieux réussie, et qui est pleine d'agréa-
bles détails : la Famille Benoiton. L'auteur veut nous présenter
une famille ultra-moderne à la mode du second Empire. Une
certaine Clotilde d'Évry, raisonneur en jupons, exposera l'idée
même de la pièce et nous donnera toutes les indications néces-
saires. Les progrès du luxe, voilà la plaie de la société moderne.
Femmes, jeunes filles ont renoncé à la simplicité de jadis et
renié le culte de sainte Mousseline. C'est pourquoi le mariage
se meurt, le mariage est mort. Avant d'épouser une femme qui,
rien que pour sa toilette, dépensera plus que le revenu de sa dot,
un homme hésite. Il hésite si bien que la plupart du temps il se
décide à ne pas se marier. La vie d'intérieur n'existe pas. Et qui
parle de vie d'intérieur? la maîtresse de maison est toujours
hors de chez elle. « Autrefois, une femme se mariait pour avoir
son chez elle, et gouverner ce petit royaume baptisé d'un nom
charmant, aujourd'hui presque ridicule, le ménage. Elle ne sor-
tait guère! D'abord, c'était moins facile; mais en l'an de grâce
1865 quelle est la fonction la plus ordinaire d'une maîtresse de
maison? c'est d'être sortie! « Madame est sortie. » Or chaque
sortie, bal, spectacle, concert, pnmienade, course et visite ayant
un but différent, représente une toilette nouvelle. Comptez à la
fin du mois! » Voici venir les membres de cette famille type :
M. Benoiton, commerçant enrichi dans la vente des sommiers
LA COMÉDIE DE MŒURS 139
élastiques en bois, ses filles élégantes, pimpantes, piaffantes,
brillantes et bruyantes, qu'on est sûr de voir partout où l'on va
pour être vue, au théâtre, aux fêtes, aux courses; Didier, le
mari de l'une d'elles, hypnotisé par la cote de la Bourse; les
deux fils, l'un colléj^ien précoce qui boit et fume de gros cigares;
l'autre, Fanfan, pas plus haut que cela, et (|ui déjà joue à la
Bourse aux timbres, comme ses ascendants jouent à la Bourse
aux valeurs; ajoutez un certain Prudent Formichel, garçon pra-
tique qui « roule » dans une négociation son propre père charmé
d'être pris pour dupe par son fils. Cependant le drame s'engage.
Didier soupçonne sa femme de le tromper. Que va-t-il se passer?
Rien de ce que vous pouviez craindre. Didier se rend compte que
ses soupçons étaient sans fondement. On en est quitte pour la
peur. Encore cette alerte n'aura-t-elle pas été inutile. L'ordre,
la confiance, le sérieux même renaissent dans cette famille un
instant troublée.
Un autre exemple nous mènerait à des conclusions analogues.
Empruntons-le à Rabagas, l'une des plus étincelantes comédies
de ce répertoire. On parle beaucoup, aux environs de 1872, de
l'avènement de la démocratie, de l'éloquence tribunitienne.
Aussitôt M. Sardou transporte à la scène ce type quasiment
aristophanesque de l'orateur politique, qui flatte le peuple par
ambition, et se pose en ennemi farouche et irréconciliable du
gouvernement qui refuse de l'employer. Le tableau de ces bas-
fonds où se préparent les Révolutions est vivement enlevé. La
situation devient très difficile pour le prince, lorsqu'une ruse
de femme va tout sauver. On fait appeler Rabagas au palais;
Rabagas accepte un portefeuille; un révolutionnaire ministre,
ce n'est pas du tout la même chose qu'un ministre révolu-
tionnaire. Rabagas est sans pitié pour ses amis de la veille;
il les connaît trop bien pour les estimer ou pour les craindre.
Il faut qu'on lui fusille tous ces gens-là. Hué par le peuple,
berné par la cour, Rabagas s'effondre sous le ridicule. Tout
est bien qui finit bien.
On peut juger par là du système qui est celui de M. Sardou,
et qui combine ingénieusement les genres en apparence les plus
différents. Ce système est fondé, non pas du tout sur aucune
considération d'art ou de logique, mais sur la connaissance du
140 LE THEATRE
public. Un public contient plusieurs sortes de publics; et il en
faut pour tous les goûts. Il faut du rire pour ceux qui viennent
au tbéàtre afin de s'y amuser; il faut des larmes pour ceux que
rien n'amuse plus que de pleurer; il faut du pathétique et de
l'imprévu, de la satire pour ceux qui ont l'esprit mal fait, et de
l'idylle pour ceux qui ont le cœur tendre. Les premiers actes de
M. Sardou sont presque toujours des actes dé comédie, consacrés
à peindre les mœurs et à décrire les travers du jour; l'étude n'est
pas très profonde, ni l'analyse n'est très poussée. La satire reste
superficielle; elle n'atteint guère plus loin que la manie présente,
elle ne dépasse guère le costume et le décor. On est renseigné
sur le moment dont il s'agit comme on pourrait l'être en feuille-
tant un album de gravures de modes. Gela est destiné à satis-
faire la partie lettrée du public, celle qui apporte au théâtre le
désir relevé de s'instruire. Ce n'est pas la majorité; plus nom-
breux sont ceux qui veulent être émus, remués, touchés dans
leur sensibilité, secoués dans leurs nerfs. D'ailleurs, à ce point
de vue, n'avons-nous pas tous le goût de la foule? Les plus déli-
cats d'entre nous laissent surprendre leur curiosité, et, quitte à
se ressaisir ensuite, cèdent à l'émotion. Pour la satire, pour
tout ce qui s'adresse à l'esprit, on peut observer des nuances,
constater un désaccord entre toutes les fractions du public. Ce
qui s'adresse au cœur réconcilie tout le monde dans une émotion
commune. Encore faut-il qu'on nous laisse sous une impression
consolante. On ne va pas au théâtre pour en sortir plus triste
qu'on n'était en y allant. Les broyeurs de noir ne sont pas du tout
notre affaire. Invinciblement optimiste, l'esprit humain n'accepte
pas qu'on le laisse aux prises avec le découragement : il veut
emporter du livre qu'il vient de lire ou de la pièce qu'il a vu
jouer des raisons nouvelles de croire et d'espérer. C'est pour-
quoi les pièces de M. Sardou finissent toujours bien. Mais on
voit assez l'incohérence et l'inconsistance du système. A deux
actes de comédie sont cousus deux actes de drame, et la plupart
du temps le drame n'a qu'assez peu de rapports avec la comédie.
Encore n'est-ce pas à vrai dire un drame, ce n'en est que l'ap-
parence. Tout repose sur un malentendu. Il n'est que de s'expli-
quer. On s'explique. On éclaircit le quiproquo, et tout finit par
une réconciliation de vaudeville. Hélas! les choses ne se passent
LA COMEDIE DE MŒURS 141
ni si aisément, ni si gaiement dans la vie; la vie est moins
romanesque, mais elle est aussi moins accommodante. Or c'est
sans doute une condition avantageuse que d'avoir pour soi le
public; encore ne faut-il pas lui avoir fait trop de concessions,
ni avoir obtenu de lui une approbation trop facile, et une adhé-
sion trop immédiate. Les œuvres fortes sont celles qui, d'abord,
ont fait quelque violence au goût du public et qui n'ont pas
triomphé sans résistance. Les pièces de M. Sardou ont réussi
tout de suite; on a essayé de les remettre à la scène, elles ont
paru sitôt démodées et fanées. Elles brillent dans leur nou-
veauté; elles ne supportent pas de vieillir.
Cependant le théâtre devient prêcheur avec Dumas, Augier,
leurs imitateurs et leurs comparses; la comédie s'est faite mora-
lisatrice; il semble que l'objet du théâtre soit de préparer la
réforme du Code et qu'avant d'arriver au Parlement les lois
aient dû passer par le Gymnase ou par le Vaudeville, ou que la
Comédie-Française ait hérité des attributions du Conseil d'État.
Lui aussi, M. Sardou mettra à la scène les problèmes sociaux.
Lui aussi il parlera de la fille mère, de l'enfant naturel et du
divorce. Et il traitera de ces questions par des procédés toujours
les mêmes et il atteindra par là toute sorte d'heureux résultats,
sauf un pourtant, qui est celui de nous donner l'impression
d'une sincérité émue et d'une conviction forte. Une coïncidence
est à ce sujet bien significative. La même année 1880 M. Sardou
fait représenter Daniel Rachat et Divorçons. La première de ces
deux pièces est du genre de la haute comédie : elle pose gra-
vement la question de l'union devant Dieu : le mariage qui n'a
pas reçu la consécration religieuse doit être considéré comme
non avenu; et dans l'intime et complète union du mariage
chrétien, il ne saurait y avoir désaccord sur un point aussi
important que celui des croyances religieuses. Voilà qui est pour
faire réfléchir, et voici qui est pour faire rire, et même rire aux
éclats : Divorçons est un vaudeville joyeux et risqué, d'une
éblouissante gaieté dans les deux premiers actes, et dans le troi-
sième d'une gauloiserie choquante. Rien ne prouve mieux la sou-
plesse de l'auteur; mais aussi rien ne nous fait davantage
douter de sa conviction.
142 LE THEATRE
Les drames et les vaudevilles historiques. — Curieux
du détail pittoresque, avide de provoquer rémotion, M. Sardou
devait être tenté par un genre : le drame historique. Les pièces
historiques occupent en effet dans son théâtre, depuis vingt ans,
une place de plus en plus considérable ; elles ont fini par
absorber toute l'activité d'esprit de l'écrivain. Mais le genre his-
torique admet bien des variétés. On peut d'abord s'efforcer de
reconstituer non seulement l'apparence extérieure, mais l'âme
d'une époque, d'en faire revivre les passions dans une large
évocation d'ensemble. C'est ce que M. Sardou a fait dans Patrie
(1869) et la Haine (1874). Il y a dans ces visions presque épi-
ques une véritable puissance de souffle. Mais tout au moins
pour la seconde de ces pièces, le caractère d'austérité de l'ins-
piration déconcerta le public et eut comme effet de rejeter
M. Sardou vers des formes inférieures du genre historique. Dans
Théodora (1884) et la Tosca (1887) la peinture du décor n'est
qu'une sorte de bariolage aux tons heurtés et d'enluminure aux
couleurs voyantes. Le drame est violent, brutal, forcené.
L'époque que M. Sardou connaît le mieux est celle de la Révo-
lution française. Elle lui a inspiré un fort beau drame, interdit
parla censure comme attentatoire au « culte » de la Révolution :
Thermidor. Il s'y trouve une des rares situations que M. Sardou
ait puisées au large courant humain. 11 s'agit de soustraire une
victime aux rigueurs du Tribunal révolutionnaire, et, pour y
parvenir, de substituer un autre dossier au dossier de Fa-
bienne Lecoulteux. A-t-on le droit de substituer ainsi une vic-
time à une autre? Et les droits de l'individu ne restent-ils pas
sacrés, inviolables, quelles que soient les circonstances? Voilà
un poignant « cas de conscience », et c'est l'honneur de M. Sardou
de s'en être avisé. Le dernier aboutissement du genre histo-
rique est le vaudeville historique, qui consiste à encadrer dans
un décor plus ou moins authentique une anecdote lestement
contée. M. Sardou lui doit le plus éclatant succès de la fin de
sa carrière : Madame Sans-Gène; succès mérité, car on ima-
ginerait difficilement une plus curieuse mise en scène, plus de
verve et d'ingéniosité dans la conduite de l'intrigue. Cette pièce
a fait son tour du monde. M. Sardou est de tous les dramatistes
contemporains celui dont les œuvres perdent le moins à être
LA COMEDIE DE MŒURS 143
traduites dans une langue étrangère, interprétées par des acteurs
et devant un public qui n'ont pas les traditions de notre goût.
Et par là encore il rejoint les exem[)les de Scribe, ce maître du
vaudeville historique, et dont l'œuvre a joui d'une réputation
non pas française seulement, mais européenne. Hier encore,
M. Sardou composait directement pour l'acteur anglais Irving
son drame de Robespierre.
Pour la variété, l'adresse, les effets de scène, le théâtre de
M. Sardou n'est inférieur à aucun autre. M. Sardou a même
une fertilité d'invention, une abondance de ressources, de
moyens scéniques, plus grande que celle de ses plus illustres
rivaux. La langue qu'il fait parler à ses personnages, ce style
haché, martelé, est très propre au théâtre. Comment se fait-il
donc qu'avec des dons si nombreux et si rares, M. Sardou ne
soit pas arrivé à marquer plus profondément son empreinte sur
le théâtre de son temps? C'est qu'il a eu, à un trop vif degré, le
souci du succès actuel. C'est qu'il a eu la superstition du
« métier » au théâtre et a pris pour une fin ce qui ne doit être
qu'un moyen. Aussi l'impression (|ue laissent ces comédies, ces
vaudevilles, ces drames, est-elle analogue à celle du feu d'arti-
fice dont les fusées disparaissent après avoir un instant brillé
d'un feu (|ui éclaire et ne réchaufle pas. Il semble que l'auteur
n'ait pas tiré tout le parti qu'il pouvait de facultés exception-
nelles, et (ju'il y eût à attendre de lui mieux que ce théâtre ingé-
nieux et fragile, et dont l'éclat n'a d'égal que l'inconsistance.
Edouard Pailleron. — C'est quelque chose encore d'avoir
de l'esprit, fût-ce de l'esprit facile, et de la sensibilité, fût-elle
tout à fait à fleur de peau. Il n'en a pas fallu davantage à Pail-
leron. Son mérite est mince à coup sûr. Mais, attendu qu'il a
su, en homme de goût, ne pas forcer son talent, il est arrivé
deux ou trois fois à donner des ouvrages qui valent par le fini
et le joli travail de l'exécution. On l'a comparé à Marivaux ;
ce serait assez bien un Marivaux sans originalité ni profondeur,
et qui aurait appris de son maître à disserter sur des pointes
d'aiguille et à filer une scène sentimentale. Il a dans tAge
ingrat spirituellement badiné autour de cette « crise » qui prend
à un certain âge les hommes les plus sérieux et les oblige à
démentir tout un passé de sagesse. U Étincelle est un proverbe
144 LE THEATRE
à la mode de jadis, qui commence par un éclat de rire et finit
par une pluie de larmes. Mais c'est pour avoir écrit Je Monde
où Con s'ennnie que Pailleron est devenu fameux. Quand môme
il n'en devrait pas rester autre chose, il restera toujours de
cette pièce le souvenir d'avoir été l'un des plus grands succès
du théâtre de notre temps. Les raisons en sont curieuses à exa-
miner et instructives.
Le Monde où Von s'ennuie, suivant la définition qu'on en
donne des le début de la pièce, « c'est un hôtel de Rambouillet
en 1881, un monde oi^i l'on cause et où l'on pose, où le pédan-
tisme tient lieu de science, la sentimentalité de sentiment et la
préciosité de délicatesse; où l'on ne dit jamais ce que l'on pense
et où l'on ne pense jamais ce que l'on dit; où l'assiduité est une
politique, l'amitié un calcul et la galanterie même un moyen;
le monde où l'on avale sa canne dans l'antichambre et sa langue
dans le salon {sic), le monde sérieux, enfin!... Le Français a
pour l'ennui une horreur poussée jusqu'à la vénération. Pour
lui, l'ennui est un dieu terrible qui a pour culte la tenue. Il ne
comprend le sérieux que sous cette forme... Ce peuple gai, au
fond, se méprise de l'être, il a perdu sa foi dans le bon sens de
son vieux rire; ce peuple sceptique et bavard croit aux silen-
cieux, ce peuple expansif et aimable s'en laisse imposer par la
morgue pédante et la nullité prétentieuse des pontifes de la cra-
vate blanche {sic) : en politique, comme en science, comme en
art, comme en littérature, comme en tout! Il les raille, il les
hait, il les fuit comme peste, mais ils ont seuls son admiration
secrète et sa confiance absolue! Quelle influence, l'ennui? Mais
c'est-à-dire qu'il n'y a que deux sortes de gens au monde : ceux
qui ne savent pas s'ennuyer et qui ne sont rien, et ceux qui
savent s'ennuyer et qui sont tout... après ceux qui savent
ennuyer les autres. » Et voici dans le salon académico-politique
de M""" de Céran, le Jeune économiste à qui sa gravité précoce
est une garantie du plus bel avenir, le poète qui a écrit un beau
vers, la dame qui cite Joubert, la jeune fille qui soutient des
discussions de métaphysique, et surtout le professeur à la mode,
le philosophe pour dames, dont le jargon amphigourique fait
se pâmer un troupeau de caillettes ravies dans la contemplation
de l'idéal, abîmées dans les délices de la théorie du pur amour.
LA COMEDIE DE MŒURS 145
Et cet intrigant au geste arrondi comme ses périodes est à raffut
d'un mariage riche.
Rien de plus mince qu'un pareil sujet, et, semble-t-il, rien
qui doive laisser plus indifférente la masse des spectateurs,
puisque toute la satire ne va ici qu'à railler le ton des conversa-
tions mondaines. Qu'importe à ceux qui ne vont pas dans les
salons académiques qu'on y cause de philosophie, et quoi de
surprenant si on s'y intéresse aux choses des Académies? Notez
que l'influence des salons est loin d'avoir l'importance que lui
prête l'auteur; elle a sombré dans les conditions de la vie
moderne, elle n'est qu'un murmure étouffé sous la g'rande voix
des journaux. Et c'est grand dommage; l'influence des salons
avait introduit la politesse dans notre littérature et y avait
maintenu des traditions de bon goût et de mesure qu'en effet
nous laissons se perdre chaque jour davantage. Enfin, d'où vient
qu'on interdise aux femmes le droit de s'entretenir de sujets
relevés, et qu'on les confine dans les discussions de chiffons, les
médisances et les coquetteries? Le rire dont on rit au Monde ou
ro;is'e?înM/e est celui de la méiliocrité, jaloux de rabaisser tout ce
qui est distingué, délicat, raffiné.
Et voilà bien ce qu'il est curieux de noter. En effet le succès
de la pièce de Pailleron ne peut pas s'expliquer uniquement par
le scandale qu'y a provoqué une attaque personnelle des plus
fâcheuses. L'attrait de l'actualité est vite passé; la pièce n'a pas
cessé de plaire. C'est qu'elle répond à un instinct qui chez nous
est profond : elle répond à certaines préventions durables de
l'esprit gaulois. On a comparé le Monde oie fou s'ennuie aux
Précieuses ridicules et aux Femmes savantes. Ce n'est pas au
point de vue du mérite littéraire et de la puissance comique,
cela va sans dire. Mais en effet c'est bien une même tradition
qui se continue. Aux yeux de la foule, chez nous, un homme
de savoir est tout de suite un pédant, et puisqu'il est un pédant,
c'est un coquin. Une femme qui, sans négliger les soins de son
ménage, n'y est tout de même pas entièrement absorbée, est
aussitôt traitée de bas-bleu. C'est la lutte continuée depuis des
siècles entre l'esprit gaulois et l'esprit précieux; le succès de
la pièce de Pailleron en marque une des phases : cela lui donne
une sorte d'importance historique.
Histoire de la langue. VUI. 10
146 LE THEATRE
Les dernières pièces de Pailleron ont été fort médiocres.
Dans Cabotins il avait touché à un admirable sujet, cette maladie
du cabotinage si caractéristique de l'époque moderne, mais il
n'a pas su le traiter.
Quelques pièces mémorables. — Jamais d'ailleurs le théâ-
tre n'a été chez nous, plus (|uc pendant ces trente années, fertile
en œuvres mémorables. Je me borne à en rappeler quelques-
unes dont les auteurs ne sont pas spécialement des écrivains
de théâtre et ont donc été étudiés en d'autres chapitres de cette
Histoire. On ne conteste ])lus g-uère aujourd'hui que \e Mercadet
de Balzac ne soit un chef-d'œuvre (1851). Il a d'abord ennuyé,
et je ne m'en étonne pas, les afîaires d'argent n'ayant pas
coutume de passionner un public qui ne se plaît guère qu'aux
histoires d'amour. De plus il est arrivé avant l'heure devant un
public qui n'était pas préparé à goûter une étude d'un genre
aussi austère et d'un réalisme déjà si brutal. Les change-
ments qui se sont faits dans les habitudes du théâtre en ces
dernières années ont singulièrement contribué à mettre la pièce
au point. Et ce que nous y admirons aujourd'hui, comme dans
les romans de Balzac, c'est l'extraordinaire puissance de la vie
que l'auteur a su souffler à son personnage. Il y a enfin un
genre pour lequel nous sommes aujourd'hui sévères et injus-
tement dédaigneux, mais qui peut défier nos dédains, car il
répond à un besoin de l'esprit : c'est la comédie romanesque.
jW" de la Seiglière (1851) de Jules Sandeau, le Roman d'un
jeune hoimne pauvre (1858) d'Octave Feuillet, le Marquis de
Villemer (1865) de George Sand, en sont de gracieux spé-
cimens.
//. — Le vaudeville.
Le vaudeville est par lui-même un genre en dehors de la litté-
rature. Il a pour objet unique de faire rire. Tous les moyens lui
sont bons pour parvenir à cette fin, d'ailleurs utile et même
hygiéni(|uo. Mais les moyens qu'il emploie particulièrement, ou
pour mieux dire ceux qui lui sont propres, sont ceux qu'on
pourrait appeler les moyens mécaniques, il y a pour faire rire
LE VAUDEVILLE 147
les gens des moyens d'un effet assuré et qui d'ailleurs n'emprun-
tent rien ni à la finesse de l'esprit ni à l'ingéniosité de la rail-
lerie : le quiproquo. Prendre une personne pour une autre,
un accordeur de piano pour un ministre plénipotentiaire, une
jeune fille pour le Grand Turc, ou tout bonnement se tromper
de chapeau, cela fait rire. Pourquoi? Je ne l'explique pas, je le
constate. Le jeu de cache-cache : aller, venir, courir, se pour-
suivre, entrer parla fenêtre, sortir de la cheminée, surgir à la
manière d'un diable hors de la boîte à surprises, cacher celui-ci
dans la chambre voisine, celui-là dans un cabinet, un troisième
dans une armoire et un autre dans un cofîre, cela fait rire.
Pourquoi? Je laisse aux philosophes le soin d'en déduire les
raisons. La caricature : mettre une grosse tête sur un petit
corps, ou simplement grossir démesurément les traits d'une
figure, cehi amuse. Pour quelles causes? Il suffit que le fait
soit incontestable. En utilisant ces divers éléments, en les
encadrant dans une action aussi folle qu'il est possible, on a de
grandes chances de plonger toute une salle dans l'hilarité. C'est
en quoi consiste l'art des vaudevillistes. Seulement il arrive que
ces caricatures ne soient que des portraits exécutés d'après un
parti pris, qu'il y ait un grain d'observation dans toute cette folie
et que l'auteur ait introduit dans le vaudeville des éléments qui
ne lui étaient pas essentiels et qui lui ajoutent une valeur d'em-
prunt, La farce en passant par les mains de Molière prend une
portée inattendue. Le vaudeville, qui avec Duvert et Lausanne
se contentait d'être très amusant, s'élève avec quelques-uns de
nos contemporains à un niveau tout proche de la comédie.
Théodore Barrière. — Théodore Barrière et Lambert Thi-
boust, eu intitulant leur pièce des Faux Bonshommes bouffon-
nerie satirique, en ont bien indiqué le double caractère. Dans
une intrigue de vaudeville, ils sont arrivés à faire tenir l'étude
d'un travers qui n'est pas seulement de notre temps. Péponet,
Bassecourt, Dufouré, sont trois types de l'égoïsme qui se cache
sous des apparences de rondeur et de belle humeur. Péponet
est le brave homme avec qui vous faites affaire, sans vous
méfier, quitte à vous apercevoir ensuite que vous avez été volé
comme par un professionnel. Dufouré, le faux bonhomme de la
douleur, en prévison de la mort prochaine de sa chère femme,
i48 LE THEATRE
fait des projets et s'arrange une petite vie délicieuse : « J'irai
vivre à la campagne, j'achèterai une petite propriété en Nor-
mandie, à quelques lieues de Rouen. La vie des champs, c'a tou-
jours été mon rêve. Mais avec cette pauvre chère femme, je
n'aurais point pu le réaliser. Ce n'était pas dans ses goûts. Mais
si un malheur arrivait... D'ahord voyez-vous, lors même que
j'aimerais Paris, je n'aurais plus la force d'y demeurer. — Les
souvenirs, n'est-ce pas? — Oui, et puis tout est si cher, tandis
qu'à la campagne!... Je vivrai là tranquille : Je recevrai seule-
ment quelques amis; nous ferons la petite partie... Il faudra
venir me voir au beau temps; l'air est très sain. Il y a des bois
magnifiques : j'achèterai une carriole avec un cheval. » Bien
sûr, c'est une consolation pour une femme, de se savoir regrettée.
Bassecourt est celui qui commence toujours par dire du bien
des gens, et qui, la conversation allant son train, finit par les
déchirer. C'est l'affaire de quelques-uns de ses terribles « seu-
lement ». Chez lui d'ailleurs le dénigrement est en grande
partie involontaire, et procède moins du désir de nuire que
d'une perfidie naturelle et inconsciente. Un mot qui se trouve
dans cette pièce, à la scène du contrat, a fait fortune : « On ne
parle que de ma mort là dedans. » Barrière a porté plus loin
encore l'âpreté de sa satire dans les Jocrisses de Camour. Il y a
montré avec une clairvoyance et une justesse impitoyables les
trésors de niaiserie, de sottise, de crédulité qui se découvrent
chez des hommes qui n'étaient pas les derniers des imbéciles,
sitôt qu'ils sont possédés par l'amour.
Le comique de Théodore Barrière est un comique féroce. Il y a
dans son observation une profonde amertume. Il prend plaisir,
en dépouillant l'animal humain, à mettre à nu ses dilîormités.
L'impression qu'on emporte est pénible : c'est le souvenir d'une
humanité ancrée dans ses ridicules, dans ses travers, dans ses
vices, et irrémédiablement méchante. Mais cette vue de pessi-
miste, en s'ajoutant aux bouffonneries de son théâtre, lui donne
toute sa portée.
Labiche. — Tout à fait dilïérente est l'inspiration générale
du théâtre de Labiche. Il n'y a dans sa gaieté pas une ombre,
pas un soupçon d'amertume. Ce qui donne, au contraire, sa
valeur à ce théâtre, c'est que pendant quarante années la joie y
LE VAUDEVILLE 149
a coulé à pleins bords, c'est que Fauteur a fait rire son public
d'un rire franc, large, sans arrière-pensée. Labiche a été un
abondant réservoir d'hilarité : il a sa place dans l'histoire du
rire.
On a d'ailleurs singulièrement exagéré son mérite, surfait et
faussé l'idée que nous devons nous faire de son œuvre. N'a-t-on
pas publié dix volumes de son théâtre? C'était un mauvais ser-
vice à lui rendre. Ce texte a besoin d'être illustré par le geste
et par la grimace des acteurs; lorsqu'il ne brille que par lui-
même et par ses grâces naturelles, la platitude nous en apparaît
avec une cruelle évidence. La lecture est l'écueil. Ne s'est-on
pas avisé de poser Labiche en moraliste? Il a été d'usage cou-
rant de parler do la « philosophie » de son théâtre. Cette philo-
sophie, comme on peut le penser, on nous la donnait pour être
très sombre. Labiche, qui avait de la finesse, et ne s'abusait pas
sur les qualités de « littérature » de son œuvre, s'est certaine-
ment beaucoup diverti aux dépens de ces exégètes et de leurs
stupéfiants commentaires.
Il faut faire deux parts dans l'œuvre de Labiche : l'une, de
beaucoup la plus considérable, comprend des pièces telles que
le Chapeau de paille cVItalie, ou la Car/notte, qui ne valent que
par l'imbroglio, par l'énormité de la bouffonnerie, par la
cocasserie de l'invention drolatique. Ce sont des farces devenues
classiques et qui redescendront quelque jour au jtatrimoine de
la drôlerie populaire et anonyme. Elles valent justement comme
de bonnes folies, par le perpétuel défi jeté à la réalité. Dans
l'autre partie nous trouvons des pièces d'un genre un peu
différent, et qui contiennent quelques traces d'observation
morale, quelques traits de satire qui s'appliquent à la société
contemporaine. Ainsi dans le Voyage de M. Perrichon, le
Misanthrope et V Auvergnat, Célimare le bien-ai^né. Le plus heu-
reux des trois, la Poudre aux yeux. Ici même il ne faut pas
forcer la note, attribuer à Labiche une profondeur ou une
subtilité d'intentions dont le pauvre homme ne se soucia jamais.
Ce qui est vrai, c'est que le contraste même est amusant entre
la bouffonnerie des moyens d'expression, et la finesse de cer-
taines remarques. Nous savons gré aux gens des services que
nous leur avons rendus, nous sommes gênés vis-à-vis de ceux
loO LE THEATRK
à qui nous devons de la reconnaissance ; voilà une vérité
d'observation. Labiche l'a traduite de façon très heureuse et
sous une forme d'ailleurs très grosse dans le Voi/iif/e de
M. Perrichon. Deux jeunes gens se disputent la main de
M"* Perrichon. L'un d'eux croit avoir avancé ses affaires en
sauvant la vie à son beau-père en espérance; l'autre qui sait
son La Rochefoucauld se fait tirer d'un précipice par M. Perri-
chon. Nous affirmons tous que nous voulons qu'on nous dise
toute la vérité ; hélas ! du jour où la vérité sans voiles se
mettrait à courir par les rues, ce serait fait de toute vie
sociale. Voilà une remarque bien juste; un petit rentier morose
et un porteur d'eau sont chargés de la développer dans le
Misanthrope et V Auvergnat. Ce contraste entre la nature de
l'idée, qui procède d'une observation malicieuse, et la valeur
des moyOTis qui sont ceux des tréteaux est curieux. D'ailleurs
Labiche apporte au développement de la situation une abon-
dance de ressources et une verdeur de comique du meilleur
aloi.
On pourrait surtout tirer du théâtre de Labiche une sorte de
vision caricaturale du bourgeois, proche parent de M. Prud-
homme. Il est riche ou aisé, afin que sa sottise puisse plus
librement s'épanouir. Il est sentencieux, farci de préjugés,
enfermant une épaisse morale dans des aphorismes d'une bana-
lité répugnante. Etroit et borné, il a de vilains défauts plutôt
que des vices. Jeune, il s'est livré à de petites débauches par
lesquelles « il faut que jeunesse se passe ». Marié, il est destiné
à subir le sort dont s'est toujours égayé l'esprit gaulois. Il y
trouve son compte d'ailleurs, et il est le plus heureux des trois :
choyé, dorloté, il trouve dans les prévenances dont on l'accable
les plus douces compensations, sinon les plus honorables. Une
sorte d'instinct lui fait tourner toutes choses en vue de son plus
grand bien. Ses défauts lui sont une condition de plus de
bonheur : son ingratitude lui est une garantie de l'indépendance
de son cœur. Tous les traits de son caractère reviennent ainsi
à un seul : un profond, incurable et salutaire égoïsme. Ce
bonhomme est celui à la peinture duquel Labiche est patiem-
ment revenu, et dont l'étude domine tout son théâtre. C'estpour
ainsi dire une transposition dans le genre de la bouffonnerie, de
LE VAUDEVILLE 151
ce type du bourgeois qu'Emile Augier a si solidement campé
dans son œuvre.
Avec moins de force, moins d'abondance, moins de verve
copieuse, Gondinet mériterait une place dans cette histoire du
vaudeville; d'autres encore y ont trouvé une célébrité éphé-
mère, qu'ils ont partagée avec des pitres dont la grimace est
déjà oubliée.
L'opérette. La parodie. Le genre « vie parisienne ».
Le théâtre de Meilhac et Halévy. — Vers la fin du second
Empire, le vaudeville prit une forme curieuse et vraiment
neuve : il reste pour l'intrigue follement invraisemblable, il a
toujours pour objet de faire rire, mais les moyens qu'il emploie
sont un peu dilTérents des moyens traditionnels et la gaieté
qu'il provoque n'est plus la gaieté large et saine de jadis; enfin
il se mêle de musique, et l'orchestre n'accompagne plus seule-
ment l'innocent « couplet » du vaudeville d'antan, mais il
rythme le mouvement de la pièce : ce vaudeville lyrique s'est
appelé l'opérette. Il a eu pour créateurs Meilhac et M. Halévy,
et tous deux ont trouvé dans le musicien Offenbach un collabo-
rateur dont on peut dire que le nom est inséparable de leurs
noms. Vulgaire, endiablée, emportée par une sorte de frénésie,
cette musique d'Offenbach était justement celle qui convenait
pour accompagner ce théâtre d'universelle dérision, où tout ce
qui avait été longtemps tenu pour sérieux, va danser une
furieuse sarabande. L'opérette est contemporaine de cette forme
de plaisanterie qu'on a appelée la « blague ». La blague est
un genre de plaisanterie très particulier. Elle ne s'adresse pas
comme la raillerie à ce qui est ridicule ; elle n'est pas la cri-
tique avisée et malicieuse de ce qui prête à la critique. Nulle-
ment. Disons même : au contraire. Elle s'attaque à ce qui est
honnête, noble, généreux, respectable. Elle rabaisse ce qui est
élevé, elle avilit ce qui est pur, elle bafoue ce qui est désinté-
ressé. Elle est la revanche de la vulgarité. Elle s'adresse à nos
plus médiocres penchants et même à nos plus bas instincts et les
ameute contre la partie supérieure de notre nature. Elle est
une sorte de continuelle parodie. Aussi devait-elle triompher dans
la ce parodie ». La Belle Hélène est un chef-d'œuvre du genre;
elle aura sa place à côté du Virgile travesti de Scarron : ou
152 LE THEATRE
plutôt elle a sur lui cette réelle supériorité d'être beaucoup plus
courte. Les procédés sont d'ailleurs toujours les mêmes : l'un
consiste à tout ramener aux proportions mes(|uines de la vie et
de l'àme bourgeoise, un autre, et le principal, est l'anachro-
nisme. Donner aux héros d'Homère nos idées, nos préoccupa-
tions, notre langage, et mettre dans leur bouche des allusions
aux choses d'aujourd'hui, c'est encore un de ces moyens méca-
niques du rire, dont l'effet est assuré. Ce qu'un tel genre a de
fâcheux s'aperçoit aisément. Gomme le « burlesque » du xvu'' siè-
cle, il fait grimacer des figures consacrées par l'art; il dérange
l'harmonie des lignes et l'harmonieuse beauté des proportions.
Il est une injure à la Beauté. Je le dis, parce qu'il faut le dire,
mais je me hâte d'atténuer ce que l'expression pourrait avoir ici
de forcé : il ne faut pas se mettre en frais d'indignation pour des
farces de bachelier en verve, et parce que de vieux écoliers font
la nique à cette antiquité qu'on n'a pas su toujours faire aimer
de leur jeunesse. La Belle Hélène (1865); Barbe Bleue (1866); la
Grande-Duchesse de Gérolslein (1867), sont les spécimens les
plus réussis d'un genre où une époque, avide de plaisir, spiri-
tuelle et insouciante, avait mis la gaieté trépidante qui lui était
propre, genre qui par la suite était destiné à finir dans la hideuse
grivoiserie.
Les auteurs de la Belle Hélène sont pareillement ceux de la
Petite Marquise, et ceux de la Grande-Duchesse, ceux des Brebis
de Panurge et de la Vie j^arisienne. 11 y a en effet des rapports
d'étroite parenté entre l'opérette et la comédie de « genre pari-
sien ». L'une et l'autre elles s'adressent à un même public et
procèdent d'un même état d'esprit. D'ailleurs la filiation de la
comédie de «genre parisien » est aisée à établir, puisqu'elle n'est
que la mise au théâtre des scènes et des dialogues dont un recueil
spécial, la Vie parisienne, récemment fondé, venait de répandre
la vogue, et que Gustave Droz avait transportés dans le roman.
Cette sorte de littérature a pour base une religion et même une
superstition : celle de la vie parisienne. Cette vie parisienne qui
a pour les étrangers et pour les gens de province un incontestable
prestige, nous-mêmes, qui pourtant en voyons de près les tares,
nous sommes dupes de la réputation que nous avons contribué
à lui faire. Il semble que ce soit la forme supérieure et la plus
LE VAUDEVILLE 153
délicate de la vie, une fleur d'extrême civilisation. Donc nous
en étudions le cérémonial avec une curiosité inquiète et nous
en décrivons les pratiques avec minutie. Tout ce qui est parisien
est par définition spirituel, élégant, distingué. Ceux qui mènent
cette vie parisienne forment un petit monde d'oisifs, venus de
tous les coins de la société, presque de tous les points du
globe, société exotique en grande partie et où les Parisiens bril-
lent surtout par leur absence. Sans aucune communauté de tra-
ditions, sans affinités sociales, gentilshommes authentiques,
barons de finance, bourgeois enrichis, parvenus, chevaliers
d'industrie, tous ces gens n'ont entre eux d'autre lien, ne sont
réunis par aucun autre sentiment commun, que leur commun
désir de s'amuser. Le plaisir est la seule divinité du lieu, l'atmo-
sphère qu'on y respire est parfaitement artificielle. Les senti-
ments s'y compliquent, s'y dénaturent, s'y faussent. Les idées
s'y déforment; et sous une apparence de liberté d'esprit et d'af-
franchissement de toutes les règles, d'étranges préjugés s'instal-
lent qui exercent une autorité d'autant plus tyrannique qu'elle
est indiscutée. Comme on le devine, le terrain est admirable-
ment préparé pour toute une floraison vicieuse. Parler de l'im-
moralité d'un pareil milieu serait d'ailleurs inexact : le sens
même de la moralité s'y est perdu. Un monde d'exception,
confiné dans quelques salons, quelques clubs, quelques lieux
de plaisir; une société qui n'est brillante qu'en apparence et
qui apparaît à qui l'observe sans parti pris d'indulgence singu-
lièrement brutale et grossière, dont les sentiments en dehors du
large courant de l'humanité sont à peu près inintelligibles à qui
n'a pas vécu dans ce milieu, où le langage même qu'on parle est
fait d'un jargon violemment torturé, d'expressions convenues,
d'une espèce de marivaudage forcené, voilà le « monde parisien »
qui fait son entrée dans la littérature avec la Vie parisienne et
ses fournisseurs attitrés, et voilà celui dont la peinture va devenir
au théâtre l'objet d'un genre dont Mcilhac et M. Halévy ont été
les créateurs, et où d'ailleurs ils ont apporté toute sorte de qua-
lités charmantes qu'on ne retrouvera pas dans l'abondante pléiade
de leurs imitateurs.
Une pièce de Meilhac et Halévy est une œuvre d'art, de l'art
le plus léger, le plus décevant, et qui semble donner un conti-
iU LE THÉÂTRE
nuel défi aux conditions essentielles du théâtre. Nulle vraisem-
blance, cela va sans dire, et pareillement aucune logique. Entre
les scènes qui se succèdent plutôt qu'elles ne se suivent, un lien
à peine saisissable et tout de fantaisie. Une action qui s'égare,
un fil qui se perd, des épisodes qui envahissent sur l'ensemble.
Sur cette trame lâche et toute pleine de trous courent des bro-
deries capricieuses, un dialogue où de fines remarques, des
pensées délicates et nuancées parfois de sensibilité se rencon-
trent avec toute sorte de boufi'onneries imprévues et de cocas-
series. Et sans cesse on a l'impression que les auteurs ont saisi
au passage et noté ce qui donne à une époque son plus insaisis-
sable cachet de modernité.
Ce qui caractérise la manière des deux auteurs et aussi bien
le genre qu'ils ont créé, c'est l'emploi d'un procédé qu'on avait
longtemps considéré comme en contradiction avec la nature
même de l'œuvre dramatique : je veux dire l'ironie. Il faut au
théâtre des partis nettement pris, en sorte qu'on ne puisse
jamais se méprendre sur les intentions de l'écrivain. L'ironie
consiste justement à envelopper la pensée, à en noyer les con-
tours, de sorte qu'on ne sait pas avec précision oîi elle com-
mence, où elle finit, et qu'il reste toujours dans l'esprit du
lecteur ou du spectateur une incertitude que quelques-uns
trouvent délicieuse et que le plus grand nombre trouve insup-
portable. C'est de cette façon que procèdent Meilhac et M. Halévy;
leur ironie se pose, sans insister, sans avoir « l'air d'y tou-
cher ». On leur a reproché de n'avoir pas suffisamment le sens
du respect. Ils en ont même été dépourvus aussi complètement
qu'il se puisse imaginer. Ils se moquent de tout et plus particu-
lièrement de ce qui passe pour être sérieux et même grave.
Ils se moquent de leurs spectateurs, comme on fait de gens à
qui on trouve qu'il est convenable de conter des histoires à
dormir debout. Ils se moquent de leur pièce qu'ils laissent aller
à la dérive, au hasard et au petit bonheur. Ils se moquent de
plusieurs conventions admises entre les auteurs dramatiques et
de celles aussi qui ont le [dus un air d'être des principes. Ils se
moquent de leurs personnages; car il est clair qu'ils ne les
prennent pas un instant au sérieux; ils les considèrent comme
des fantoches, comme des pantins; ils se placent en dehors et
LE VAUDEVILLE 155
à côté d'eux; ils les regardent agir, ils les écoutent parler, et
ils ne nous cachent pas qu'ils les trouvent infiniment ridicules.
Aussi bien, eux aussi, les personnages se moquent d'eux-
mêmes. Pour se reconnaître à travers ces jeux compliqués, il
faut être doué d'une extrême agilité d'esprit. Aussi le théâtre de
Meilhac et Halévy ne s'adresse-t-il vraiment qu'à un petit
nombre de délicats pour qui il est un régal, à quelques raffinés
qui en peuvent goûter le charme inquiétant et pervers.
Au milieu de tout ce monde de décadence que nous peignent
les deux auteurs, parmi ces mondains blasés, sceptiques,
ennuyés, à la fois candides et roués comme le sont les vieux
boulevardiers, le seul type qui puisse intéresser est à coup sûr
le type de la femme. Elle aussi, la Parisienne, est réputée et
enviée comme un oiseau rare pour l'élégance incomparable et
la variété de coloris de son plumage. A voir comme elle
s'habille, comme elle marche, à l'entendre babiller si genti-
ment, on est sous le charme. On voudrait déchiffrer l'énigme
de son sourire, pénétrer le mystère d'une âme si distinguée.
Adressons-nous donc à ses analystes les mieux informés. La
« Petite marquise » a un mari qui la connaît bien et lui exprime
l'opinion qu'il a d'elle en termes tout pleins de sens : « Je sais,
dit-il, que vous avez de vous-même une très haute idée et que
cette illusion est entretenue chez vous par une demi-douzaine
de freluquets qui se pâment à vos mines et mangent mes dîners.
Mais mon avis, à moi, je puis bien vous l'avouer puisque nous
sommes entre nous, mon avis à moi est que vous êtes la plus
impertinente petite pécore. » C'est la pécore, la poupée de
salon. Sa cervelle est vide, et son cœur sec. Son esprit, ou ce
qu'on prend en elle pour de l'esprit, n'est que la légèreté avec
laquelle elle parle de toutes choses à tort et à travers. Elle est
au demeurant peu intelligente et plutôt sotte. Incapable d'aimer,
ce qu'elle prend pour de l'amour c'est, avec un besoin d'émo-
tion, on ne sait quel relent d'idéal faussement romanesque :
c'est aussi le respect des usages qui veulent qu'une femme du
monde ait un amant. Dans sa faute tristement médiocre, déses-
pérément banale, il n'y a ni passion, ni tendresse, ni même de
sensualité, mais rien que vice de l'imagination et perversion de
l'esprit. Tout de même elle reste gracieuse, et peut-être malgré
156 LE THEATRE
tout vaut-elle mieux que rimbécile qui est son mari et le pleutre
qui est son amant. Au surplus Meilhac et M. Halévy nous ont
donné un jour un portrait plus indulgent, une image attendrie
de cette Parisienne qui est surtout victime de son milieu et de
l'éducation déjilorable qu'elle reçoit : c'est Froufrou, dans la
comédie qui porte son nom, l'une des plus agréables du réper-
toire contemporain.
Dans cette collaboration désormais fameuse de Meilhac et <le
M. Halévy on s'est parfois demandé quelle était la part de
chacun. La question est assez oiseuse et de celles qui, à vrai
dire, ne comportent }>as de réjtonse. Néanmoins la collaboration
s'étant un beau jour interrompue, et chacun des deux écrivains
ayant continué d'écrire pour son compte, on peut deviner
quelles qualités appartenaient plus spécialement à l'un ou à
l'autre. Meilhac a donné, seul, des comédies d'une verve inco-
hérente et bouffonne : Gotte, Décoré, etc. M. Halévy a écrit de
petits livres. Monsieur et Madame Cardinal, les Petites Car-
dinal, VAhbé Constantin, qui sont d'une ironie charmante et
délicate. H semble que Meilhac ait eu plus de verve, d'inven-
tion scénique, et que M. Halévy ait eu plus de finesse d'obser-
vation, plus de mesure et de goût. Pour être tout à fait juste
envers eux il faut se souvenir que s'ils sont les créateurs de la
comédie de mœurs parisiennes, le genre a eu entre leurs
mains une légèreté que n'ont pas su lui conserver ceux qui
après eux l'ont repris, alourdi et aggravé.
///. — La comédie nouvelle.
On peut dire qu'aux environs de 1880 le système dramatique
que nous venons d'étudier est à bout do sève. On est alors
frappé de ses défauts. Ce qui choque surtout, c'est coque le sys-
tème a d'artificiel. H consistait essentiellement dans l'invention
d'une architecture dramatique conçue pour clle-memo et <]ui, au
besoin, peut se suffire et être son propre objet. A l'intrigue
savamment agencée on ajoutait l'étude des mœurs, l'analyse des
sentiments, la peinture des caractères, l'examen des problèmes
moraux ou sociaux, la discussion des thèses. D'habiles transi-
LA COMEDIE NOUVELLE lo7
lions ménag-eaient le passage du plaisant au grave et du grave au
doux. Amusante au début, la Comédie inclinait à devenir pathé-
tique pour seterminer par être consolante, sans avoir un instant
cessé d'être spirituelle. C'était le triomphe du mélange des
genres. Le chef-d'œuvre de cet art compliqué consistait dans
l'introduction d'une intrigue parallèle qui se déploie en anti-
thèse avec l'intrigue principale, triste ou gaie suivant que
l'intrigue principale est gaie ou triste. Parfaitement distinctes
au début, ces deux intrigues tinissent par converger et coopérer
au dénouement. Le rôle le plus significatif était celui du Desge-
nais, véritable spectateur transporté sur la scène et distribuant
aux personnages les éloges ou les sarcasmes, les aphorismes et
les bons mots... Artifice, développement excessif de l'intrigue,
complication, mélange des genres, voilà l'ensemble de « con-
ventions » contre lequel commençaient à s'insurger auteurs et
critiques.
L'école nouvelle va déplacer le point de vue. L'intrigue sera
non pas seulement simplifiée, mais subordonnée aux autres élé-
ments; elle se réduira à n'être que le moyen qui sert à les
mettre en valeur. Psychologue, moraliste, théoricien, l'auteur
dramatique posera d'abord le sentiment qu'il veut analyser, les
cas qu'il veut débattre, la thèse qu'il veut prouver; il ne s'avi-
sera qu'ensuite des accidents qui vont lui permettre de traduire
sa pensée sous forme scénique. Peintre des mœurs, l'auteur dra-
matique ne se servira de l'intrigue que comme d'un lien pour
rattacher des scènes prises directement dans la vie. Peintre de
caractères, il ne s'en servira qu'afin de révéler le contenu des
caractères, de développer leur principe. Pas de nœuds, pas de
péripéties, rien que le développement de l'idée ou des caractères.
Voilà pour la construction de la pièce. L'œuvre sera d'ailleurs
ou sérieuse ou frivole; mais il est absurde d'égayer un sujet
grave ou d'assombrir une action gaie. Enfin l'auteur ne doit
d'aucune manière manifester son intervention. Non seulement
il est inadmissible qu'il se promène lui-même sur la scène dans
le rôle du raisonneur, mais il ne doit ni ouvrir sa pièce par une
« exposition » qui est nécessaire seulement lorsqu'on veut nous
mettre entre les mains les fils d'une intrigue compliquée, ni la
terminer par une « conclusion » qui ferme trop nettement
lo8 LE THEATRE
l'horizon. Les personnages se présentent eux-mêmes; ils se
peignent par leurs paroles et par leurs actes; cjuand nous les
connaissons suflisauinient, ils s'en vont. Tels sont les points
principaux sur lesquels a porté la réforme. Par là on peut dire
que l'effort des réformateurs a consisté à débarrasser notre
théâtre de toutes les surcharges que les Nivelle, les Diderot, les
Mercier, les Beaumarchais, les Scribe et les Dumas avaient
ajoutées à la comédie classique, et par conséquent à revenir à
cette comédie. La comédie nouvelle est un essai pour renouer
la chaîne interrompue de la tradition et restaurer, autant que
cela est possible, l'art de Molière.
Henry Becque. — Celui qui a été le principal ouvrier de
ce renouvellement du théâtre est Henry Becque. C'est lui qui a
été le chef de la jeune école. C'est de son œuvre qu'est parti
tout le mouvement. Curieuse figure que celle de cet écrivain
dont le nom était presque glorieux et qui dans un métier oii
tant d'autres se sont enrichis, dans une société où il comptait
des admirateurs, ne put s'assurer même le pain quotidien.
Aigri contre cette société, irrité contre des confrères plus heu-
reux, il allait, semant par les cénacles et par les salons ses
mots cruels. Il était admirablement doué pour l'observation
amère, il avait une force d'expression comique d'une intensité
rare; dépourvu d'autre part de toute imagination, il a donné un
exemple tout à fait curieux de vigueur de talent et de stérilité.
Son œuvre tient en deux pièces : les Corbeaux et la Pari-
sienne. Un industriel dont les affaires sont en pleine prospérité
est soudainement frappé par la mort. Il laisse une femme et
trois filles. Ces quatre malheureuses vont avoir à se débattre
au milieu des embarras d'une succession compliquée. Aussitôt
les « corbeaux » tombent sur elles. Les corbeaux ce sont : l'as-
socié (lu père, le notaire, l'architecte, les fournisseurs. Ils s'en-
tendent entre eux et ils rivalisent de coquinerie. Et pendant
trois actes nous assistons aux odieuses manœuvres par lesquelles
ces bandits acheminent grand train vers la ruine une famille
sans défense. Toute cette famille que nous avions vue au pre-
mier acte insouciante et cossue, serait réduite à l'extrême misère
si une des filles n'avait eu l'heur de plaire au vieux Teissier,
l'un des corbeaux. Elle l'épouse, afin de sauver mère, sœurs et
LA COMÉDIE NOUVELLE 159
elle-même. Elle fait avec décision, sans vains apitoiements sur
son sacrifice, cette affaire imposée par la situation. Les voilà
sauvées. « Ah ! ma pauvre enfant, dit Teissier à la fin de la
pièce, depuis la mort de votre père, vous n'avez été entourées
que de fripons! » La pauvre fille le sait bien, et que Teissier
était le plus fripon d'eux tous. Au premier acte de la Parisienne
se trouve une scène fameuse et qui est en effet une merveille
dans l'art de faire éclater une situation aux yeux du spectateur.
Lafont presse de questions et poursuit de ses reproches la pai-
sible Clotilde « D'où venez-vous?... Ouvrez ce secrétaire. »
Nous pensons que voilà un mari jaloux, soupçonneux, et qui
met bien de la violence dans cette scène conjugale, lorsque
soudain Clotilde l'apaise d'un mot : « Taisez-vous, voilà mon
mari! » Ce mot fait un brusque effet de surprise, détrompe tout
d'un coup le public qui s'était laissé prendre, et nous renseigne
sur l'espèce de l'adultère étudié ici. La liaison de Lafont et de
Clotilde est une de ces liaisons coupables mais régulières, où
l'habitude a pris la place de l'amour (^t qui par leur calme,
leur durée, j'allais dire leur respectabilité, ressemblent à un
mariage.
Clotilde mène la vie la plus rangée entre son économiste
de mari et Lafont, et s'attache à entretenir la plus cordiale
entente entre ces deux hommes qui sont l'un et l'autre néces-
saires à l'équilibre de son bonheur. Elle est d'ailleurs bour-
geoise dans l'àme et soucieuse avant tout des intérêts du ménage.
Pour servir à l'avancement de son mari, elle fait à son amant
une infidélité de quelques mois; après quoi tout rentre dans
l'ordre, dans le plus édifiant des ménages à trois. Ce qu'il y a
de frappant c'est l'aisance avec laquelle Clotilde se meut parmi
toutes ces malpropretés. C'est le dernier mot de l'immoralité
tranquille. Joignez aux sinistres grotesques des Corbeaux les
personnages de la Parisienne : Clotilde froidement calculatrice
et perverse, le mari solennellement niais, l'amant ancré à cette
idée d'avoir pour maîtresse une honnête femme, Simpson cyni-
quement égoïste; tels sont les types d'humanité que Becque a
aperçus et mis à la scène. Il a éprouvé une espèce de joie
féroce à nous les montrer si odieux : il a noirci la peinture à
loisir et à plaisir. Il a fait de chacun de ses mots un condensé de
160 LE THEATRK
fiel et d'ironie. On Reconnaît guère de théâtre qui soit davan-
tage à base de liai ne.
Cela explique que les pièces d'Henry Becque, si grand qu'en
soit le mérite, n'aient réussi qu'auprès d'un public fort restreint.
La foule n'aime pas ce qui l'attriste. Elle ne va pas au théâtre
pour en revenir mal disposée et mécontente d'elle-même. Toute
cette misanthropie l'éloigné. Cela explique pareillement l'im-
puissance de Becque à se renouveler. Cet art qui dédaigne les
nuances, qui ne nous montre partout qu'images nettement accu-
sées de la méchanceté et de la sottise est un art court. Henry
Becque avait dit dans ces deux pièces tout ce qu'il avait à dire. La
maîtrise de l'exécution donne d'ailleurs à ce théâtre si peu
abondant une valeur durable, en même temps qu'elle lui a assuré
une influence dont on a aussitôt senti les eflets. Il y avait dans
l'œuvre de Becque à distinguer la conception pessimiste de la
vie, personnelle à l'auteur, et la conception réaliste de l'art qui
pouvait autoriser des peintures très différentes. Les disciples de
Becque n'ont pas fait la distinction. Ils ont adopté l'une et l'autre;
et, comme il est naturel, ils les ont forcées, outrées, et promp-
tement discréditées par une imitation maladroite.
Le Théâtre libre. — Ça été l'œuvre du Théâtre libre.
L'histoire de ce théâtre est curieuse, et c'est un fait déjà curieux
par lui-même, que ce théâtre ait une place dans l'histoire. Un
employé au Gaz, M. Antoine, que possédait la passion du théâtre,
eut l'idée d'organiser avec quelques camarades aussi dénués de
lettres que lui-même des représentations de pièces inédites.
C'était au mois d'octobre 1887. Ce fut un événement. Le Tout-
Paris dilettante s'en vint en pèlerinage vers la pauvre et incom-
mode salle de l'impasse de l'Elysée des Beaux-Arts, où on lui
avait annoncé qu'un art nouveau allait naître. Le Théâtre libre
eut une carrière courte et orageuse. Ses fournisseurs se posaient
en révolutionnaires farouches venus pour enfoncer toutes les
barrières, bousculer toutes les conventions et aussi bien toutes
les convenances. Représentées devant un ])ublic restreint et
toujours le même, par des acteurs sans éducation artistique, et
composées par des auteurs attentifs à renchérir les uns sur les
autres, les pièces de chez Antoine se référèrent bientôt à une
esthétique spéciale. Il y eut une formule, et même un « poncif »
LA COMEDIE NOUVELLE 161
du Théâtre libre. Cette comédie d'un genre vilain s'appela d'un
vilain nom : la « comédie rosse ». Quelques traits la caractéri-
sent. Milieu, personnages, action, tout y est grossier : les termes
ignobles y sont non seulement admis, mais attendus, désirés et
recherchés. L'humanité y est aperçue avec des lunettes de
misanthrope : tous les hommes sont lâches, égoïstes, menteurs,
déterminés par les plus bas instincts; toutes les femmes sont
vicieuses. C'est surtout à notre bourgeoisie française qu'on
fait le procès; on s'acharne contre elle, on représente notre
moyenne société comme un égout, un cloaque, une sentine. Tout
cela en traits arrêtés, en couleurs crues, en touches violentes,
heurtées. Un point est particulièrement à noter comme carac-
téristique du genre. Il est assez ordinaire que nous nous abusions
sur la valeur de nos actes ou que nous essayions d'en imposer
aux autres. Nous croyons agir par des mobiles élevés alors (|ue
nous ne suivons que notre intérêt. Nous parons de nobles pré-
textes des actes médiocres. Nous agissons mal et nous parlons
bien. Dans la « comédie rosse » les personnages expriment tout
haut, et même ils crient très fort ce que dans la réalité de la vie
on a coutume de taire. Ils proclament leur coquinerie. Ils expo-
sent, ils étalent ce qu'ils feraient si bien de cacher. Ce procédé
de dialogue est ici la principale nouveauté. Pour ce qui est de
l'art de conduire la pièce, il consiste surtout dans la négation de
l'art. Les scènes se suivent et ne s'enchaînent pas. A vrai dire
il n'y a pas d'action. Une pièce du Théâtre libre ne commence,
ni ne finit, et doit d'ailleurs ne pas avoir de sujet. La création
de la « comédie rosse » a été l'avènement de la littérature bru-
talc au théâtre, l'invasion du naturalisme sur les planches.
Il s'en faut au surplus que l'œuvre du Théâtre libre ait été
inutile. D'abord Antoine a aidé un certain nombre de jeunes
auteurs à se faire connaître; plusieurs de ceux qui sont aujour-
d'hui le plus en réputation ont fait leurs débuts sous ses aus-
pices. Puis le Théâtre libre a porté les derniers coups à un
système dramatique usé, et il a achevé d'en dégoiiter ceux
des spectateurs qui ne sont pas indifférents aux questions de
technique. Mais le principal service que nous ont rendu ses
auteurs, a été de discréditer la formule même dont ils se recom-
mandaient. Grâce à eux les mêmes procédés, que M. Zola avait
Histoire de la langue. VIII. 1 1
162 I^E THEATRE
introduits dans le roman allaient prévaloir au théâtre. Mais il
se produisit un curieux phénomène. L'introduction du natura-
lisme dans le roman s'était faite par concession au goût de la
foule. Au contraire les fournisseurs du Théâtre libre se tinrent
à l'écart non seulement de la foule, mais môme du pu]>Iic ordi-
naire des théâtres. Ils travaillaient pour un puLlic qui ne se
renouvelait pas, et qui apportait avec lui un parti pris violent.
Dans cet isolement où ils s'étaient relégués, dans cette atmo-
sphère surchauffée et factice, leur art devait manquer de s'étioler
et de périr. Ce fut l'affaire de quelques soirées. Les natura-
listes ont tué sous eux le naturalisme théâtral. Ils nous en ont
promptement débarrassés. C'est le vrai service qu'ils ont rendu.
Le théâtre d'aujourd'hui. — La comédie de Dumas et
d'Augier étant bien décidément un genre mort, et la « comédie
rosse » n'ayant jamais vécu, le théâtre est redevenu vraiment
libre. Il a pu s'ouvrir aux influences venues de différents points
de la littérature, la mode au théâtre suivant d'ordinaire à quelque
distance les autres modes littéraires. Le roman d'analyse avait
été remis en honneur par M. Paul Bourget; M. de Vogiié nous
avait appris à goûter les romanciers russes; puis on s'était
engoué pour le drame norvégien et pour différentes importations
de l'étranger. Rejetant le joug pesant et morose du naturalisme,
la littérature se faisait plus large, plus accueillante, plus intelli-
gente, plus indulgente, toute pénétrée de pitié et d'humaine sym-
pathie. Les « jeunes » auteurs ont gagné à ce travail de trans-
formation d'avoir entre les mains une forme d'art assez souple
pour que chacun pût la plier au gré de son talent personnel.
Il faut citer tout d'abord M. Jules Lemaître, dont peut-être on
goûterait plus le talent comme écrivain de théâtre, si sa répu-
tation de critique eût été moins brillante. Mais nous aimons à
classer les esprits, à les enfermer dans d'étroites catégories et
il est convenu qu'on ne peut tout à la fois avoir l'esprit créateur
et l'esprit critique. La vérité est que M. Lemaître a porté au
théâtre les mêmes qualités dont il avait fait ])reuve ailleurs :
une remarquable souplesse d'intelligence , une rare finesse
d'analyse, un bon sens toujours relevé d'esprit, beaucoup de
grâce et de charme. Sa pièce de début. Révoltée, contenait des
scènes d'une justesse de ton et d'une vigueur tout à fait remar-
LA COMEDIE NOUVELLE 163
quables ; le Dépulé Leveau est une des plus spirituelles satires
qu'on ait faites de nos mœurs politiques. Peut-être est-ce encore
dans Mariage blanc et dans le Pardon que M. Lemaître a le
mieux donné sa mesure et mis le plus d'originalité. Son théâtre,
un peu frêle, où on regrette de ne pas trouver un accent plus
volontaire, est un régal pour les délicats.
M. Paul Hervieu, après s'être fait dans le roman une belle
place, s'est révélé au théâtre par sa comédie des Tenailles. Il
procède de Dumas fils, et, comme celui-ci, fait servir les moyens
du théâtre à la discussion d'une thèse. Il a de la force, de
l'âpreté, il s'impose; mais son art n'est pas exempt de raideur;
il a quelque chose de rectiligne, de sec, et de décharné.
M. Eugène Brieux fait songer à Emile Augier par la nature
des sujets qui le tentent et par les idées qu'il développe. Il est
lui aussi un écrivain bourgeois, conservateur, honnête au sens
courant du mot. Entre tous les écrivains qui se sont manifestés
au théâtre en ces derniers temps, il est, semble-t-il, un des
mieux doués. Il a de la fertilité d'invention, une entente de la
scène qui est proprement le « don «, un sens de l'actualité très
vif. Dans ses pièces déjà nombreuses : Blanchette, f Evasion, les
Trois filles de M. Dupont, le Berceau, il a transporté au théâtre
quelques sujets pris en pleine actualité. Il a le souci des grandes
questions. Il les aborde avec franchise. Il ne les traite pas avec
toute la largeur qu'on voudrait. C'est la forme qui chez lui
laisse à désirer, étant par tro]) dénuée des mérites qui sont par-
ticulièrement ceux de la littérature.
M. Henri Lavedan a donné une des pièces les plus réussies
de ces derniers temps, le Prince d'Aurec, satire très spirituelle
et très âpre d'une partie de notre aristocratie contemporaine,
de celle qui, frivole, inutile, oisive, perd jusqu'à l'honneur dans
de fâcheuses compromissions financières. C'est le Gendre de
M. Poirier mis à la mode d'aujourd'hui et traduit en langage
ultra-moderne. 31. Lavedan a montré dans cette pièce ce dont
il était capable et il nous fait d'autant plus regretter que dans le
reste de son théâtre il se soit borné à nous donner dss « scènes
de la vie parisienne » de ])lus en plus décousues, d'un art de
plus en plus conventionnel et de moins en moins délicat.
M. Maurice Donnay partage avec lui l'honneur, si c'en est
104 LE THEATRE
mélaiiiTo d'esprit un, d'être le représentant du « genre parisien »
au llu'àlre. Un boulevardier et d'imagination sensuelle a fait le
succès de sa pièce intitulée Amants. Citons encore Amoureuse
de M. de Porto-Riche.
Enfin M. François de Curel a donné des pièces étranges,
déconcertantes, qui séduisent, qui étonnent et qui avec toute
sorte de qualités ont un défaut, c'est de n'avoir jamais pu
s'imposer à l'ensemble du public. M. de Curel a un souci très
noble des problèmes les plus inquiétants qui peuvent se poser
à la conscience moderne; et quand il n'aurait pas d'autre mérite
c'en serait un suffisant déjà que d'avoir tâché de détourner le
théâtre de la continuelle préoccupation de l'adultère et de ses
conséquences. 11 a une imagination brillante, avec des échappées
(](» lyrisme. 11 a de la fougue, de l'emportement. Toutes ses
pièces, CEnvers cVnne sainte, les Fossiles, VInvitée, la Nouvelle
yc?o/e, contiennent des parties de premier ordre. Aucune ne laisse
l'impression d'une œuvre achevée, mise au point, comme si
l'auteur n'arrivait pas à débrouiller une pensée magnifique et
confuse.
On comprendra que sur ces œuvres, qui sont si près de nous,
nous nous en tenions à des indications très sommaires. 11 n'y a
pas d'histoire de la littérature d'aujourd'hui. Tout ce que nous
pouvons dire c'est qu'il se fait actuellement au théâtre un mou-
vement curieux et qu'il s'y dépense beaucoup de talent.
IV. — Le Drame en vers.
La prose étant devenue l'unique forme de la comédie, la tra-
g'édie classique étant morte, le drame romantique n'ayant pu
fournir qu'une courte carrière, la place faite par le théâtre aux
poètes s'est sing-ulièrement restreinte. Cela est si vrai que l'art
même de dire les vers s'est peu à peu perdu au théâtre. Néan-
moins la forme versifiée s'impose pour l'expression de certains
sentiments; et même dans notre époque de prose, le drame
lyrique a donné lieu à quelques œuvres méritoires.
M. Henri de Bornier : <( la Fille de Roland » . — Au
premier rang il faut citer un drame tout pénétré d'un suuflle
LE DRAME EN VERS 105
héroïque, c'est la Fille de Roland de M. de Bornier. En reculant
l'action dans le passé légendaire, en prenant ses personnages
dans le vieux poème qui reste le plus beau monument de notre
génie épique, l'auteur a donné à son œuvre un caractère d'incon-
testable grandeur. Charlemagne, Roland, Ganelon, Ogier et le
duc Naimes, tous les souvenirs qu'ils évoquent nous reviennent
avec le prestige de poésie qui s'est accumulé pendant des siècles.
Le fils de Ganelon, le traître aime la fille du preux Roland. La
faute inexpiée du père retombe sur le fils avec ce caractère
inexorable qui rappelle les arrêts de l'antique fatalité. Une
torture intime, celle du fils, celle du père, met dans l'ouvrage
l'élément dramatique, et nous fait assister à de douloureux
drames de conscience. Une figure plane par-dessus toutes les
autres, un personnage est au premier plan, reléguant dans
l'ombre tous les autres et Charlemagne lui-même : c'est l'image
grandiose et attristée de la « douce France », de la Patrie. Celte
œuvre est de celles qui n'inspirent que de pures émotions, que
de nobles sentiments; et serait donc faite de main d'ouvrier, si
l'ouvrier eût été davantage en possession de son métier de
faiseur de vers.
Le théâtre de M. François Coppée. — Au contraire,
c'est par l'habileté de la facture poétique, par la souplesse de la
versification que vaut le théâtre de M. François Coppée. On se
souvient que c'est au théâtre, par la délicate fantaisie du Passant,
que M. François Coppée avait commencé à se faire connaître. Il
ne tarda pas à élargir sa manière. Chez ce Parisien d'aujour-
d'hui, chez ce rêveur dont la sentimentalité un peu mièvre s'aigui-
sait de spirituelle malice, il y avait un vieux romantique. C'est lui
qui s'est espacé dans toute une série de drames (|uine manquent
ni d'ampleur, ni de souffle. Sevcro Torelli nous reporte dans le
milieu des mœurs corrompues et brillantes de l'Italie de la
Renaissance. Les Jacobites symbolisent le loyalisme de l'Ecosse
fidèle à la cause du prétendant qui s'abandonne lui-même. Pour
la couronne pose un cas de conscience d'une poignante intensité.
Le devoir du citoyen prime-t-il le devoir filial? Un fils peut-il
tuer son père surpris en flagrant délit de trahison? Dans ces
drames les procédés, les personnages et presque les sentiments
portent la date d'hier. Mais l'éclat du style, la chaude éloquence,
166 LE THKATRE
la souplesse de la versification font qu'on ne saurait sans injus-
tice les négliger.
M. Edmond Rostand. — Enfin le succès retentissant de
Cijrano de Bergerac (1897), le plus grand succès de théâtre qu'on
eût vu depuis le temps des drames de Victor Hugo, mérite
encore de nous arrêter. On a acclamé, avec joie, avec recon-
naissance la rentrée en scène des qualités les plus précieuses de
notre esprit national. On nous avait pendant vingt années tenus
penchés sur toutes sortes de vilenies, de bassesses et de laideurs;
au naturalisme avait succédé le cosmopolitisme. Enfin appa-
raissait un écrivain vraiment jeune et vraiment poète. On fit
fête, comme c'était justice, à son enthousiasme, à sa sensibilité
délicate, à sa verve, à son esprit de fin Méridional. On sut gré
encore à M. Edmond Rostand d'avoir pour ainsi dire retrempé à
ses sources la poésie dramati(jiue et de nous apporter une œuvre
qui résumait la tradition de trois siècles de culture latine.
M. Rostand est un poète et un auteur dramatique; il a trente
ans. On lui doit déjà beaucoup et on attend de lui plus encore.
Elle aussi d'ailleurs, cette heureuse pièce de Cyrano n'appor-
tait au théâtre aucune nouveauté; et son mérite était au con-
traire d'être comme la fleur charmante de tout un passé qui
nous est cher. En sorte que cet éclatant succès lui-même n'a fait
que prouver que le drame lyrique a pu en traversant notre époque
se continuer, mais non se renouveler.
BIBLIOGRAPHIE
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sur le théâtre, 3 vol. — Léopold Lacour, Trois théâtres. — H. Parigot,
le Théâtre d'hier, 1 vol. — l'juile Aubier. — Larroumet, Études de litté-
rature dramatique. — Doumic, De Scribe à Ibsen, 1 vol. Essais sur le théâtre
contemporain, 1 vol. — Aug. Filon, De Dumas à liostand, i vol.
CHAPITRE IV
LE ROMAN '
Le roman avait déjà tenu une grande place dans la première
moitié de notre siècle. Dans la seconde, il est, entre tous les
genres, le plus important. D'abord, par la qualité des œuvres
produites, puisque la quantité ne saurait entrer en ligne de
compte; ensuite, par leur signification historique, la souplesse
de son cadre le rendant tout particulièrement propre à exprimer
les diverses tendances des écoles qui se sont opposé ou suc-
cédé depuis cinquante ans. Si d'ailleurs le naturalisme a, sous
différents noms, exercé de notre temps une influence prépon-
dérante, il faut voir là sans doute la principale raison pour
laquelle le genre romanesque a pris de tels développements; car
aucun autre genre ne se prête mieux à la peinture fidèle de la
réalité, de cette réalité contemporaine qui est la matière même
du naturalisme.
/. — Gustave Flaubert.
C'est par Gustave Flaubert - que commence l'histoire de la
littérature romanesque dans la seconde moitié de notre siècle.
1. Par M. Georges Pellissier, docteur es lettres, professeur au lycée Janson-
de-Sailly.
2. Né à Rouen, en 1821. morl en 18S0. — Madame Bovary (ISoT), Salammb<>
(1862), VÈducation sentimentale ({'^'à'è).
168 LE ROMAN
El il mérite tout d'abord une place à part, comme n'ayant été
ni voulu être d'aucune école, comme s'étant tiuiu en dehors et
au-dessus des formules scolastiques.
Pourtant, si nous trouvons en lui deux hommes distincts,
ou, comme il disait, deux bonshommes, — l'un, celui « qui est
épris de guculades, de lyrisme, de grands vols d'aigle, de toutes
les sonorités de la phrase et des sommets de l'idée » [Corr.,
II, 69), nous l'appellerons le romantique, et l'autre, celui qui
« creuse et fouille le vrai tant qu'il peut, qui aime à accuser le
petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait faire
sentir pres([ue matcrieUement les choses qu'il reproduit » (Ibid.),
nous l'appellerons le naturaliste. Mais que ces deux noms, pour
lui convenir, doivent être pris en un sens très large, c'est ce
qui s'entend de soi-même, puisqu'ils lui conviennent également.
Le romantique et le naturaliste. — Le fond originel
chez Flaubert se rapporte au romantique. Ce qu'il y a en lui de
naturalisme n'est pas inné, mais acquis, et procède soit de son
éducation scientifique, soit de la discipline qu'il exerça sur soi-
même. Né en 1821, il s'exalta de toutes les passions qui, aux
temps héroïques du romantisme, enfiévraient les cœurs et les
cerveaux. Sa vocation naturelle, c'était la poésie, c'était le
lyrisme et l'épopée. Il fit d'abord des vers. Mais de tous les
ouvrages qui nous restent de lui, le jiremier dont il eut l'idée,
auquel il mit la main, fut sa Tentation de saint Antoine, conçue,
<lcs l'année 1845, devant un tableau de Breughel [Corr., II, 107).
Ce livre, dont le sujet s'accordait avec son tempérament, il
l'écrivit sans aucune peine. « Je n'avais, dit-il, qu'à aller » ; ou,
mieux encore, il n'avait qu'à « s'en donner ». Flaubert était là
« dans sa nature », il pouvait étaler les magnificences de sa
phrase, se livrer à tous ses « éperdùments » de style. Un peu
plus tard, quand il faisait Madame Bovary, écrire lui devint un
véritable supjdice. Ici, le milieu et les personnage sont antipa-
thiques à ses goûts, à ses instincts les plus profonds. Il se sent
« comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de
plomb sur chaque phalange » (Corr., Il, 128). « La Bovary »,
c'est pour lui une espèce d'exercice que sa difficulté même rend
très utile, auquel il a voulu, pour cette raison, se condamner et
se contraindre, mais qui le dégoûte, qui, bien souvent, lui
GUSTAVE FLAUBERT
d'après un cliché photographique de Nada
His-t. de la Langue et de la Liu. Fr., T. VIII CIi. IV Armand CnUn & C<^ Éditeurs, Pari:
GUSTAVE FLAUBERT 169
donne de véritables nausées. « On me croit épris du réel, écrit-
il en I80G, tandis que je l'exècre. » Après chacun de ses romans
modernes, et, parfois, sans l'avoir encore fini, il cède à sa
vraie nature en cherchant dans la mythologie ou l'histoire un
thème cjui lui fournisse des scènes éclatantes et fastueuses.
Aussi les ouvrages de Flaubert se divisent-ils en deux catégo-
ries bien distinctes. Il y a ceux du romantique et ceux du natu-
raliste. D'une part, la Tentation, Salammbô, Hérodias, Saint
Julien; de l'autre, Madame Bovary, V Éducation sentimentale,
Bouvard et Pécuchet. Vers la fin de sa vie, s'il préparait un
roman contemporain, dont lui-même indique le titre provisoire
{Un Ménage parisien, Corr., IV, 292), nous savons qu'il avait
en vue un récit des Thermopyles, sorte de poème héroïque et
symbolique, qui, d'avance, ravissait son imagination.
Le romantique. — Romantique, Flaubert l'est 1° par son
aversion du moderne, par son dégoût des mesquineries et des
vulgarités bourgeoises, 2° par son culte de l'art littéraire, et,
pour mieux dire, de la for^iie, du style, de l'écriture. Notons-le
tout de suite, il a beaucoup moins d'affinités avec la première
génération du romantisme qu'avec la seconde, celle de Théo-
phile Gautier, son aîné de dix ans, qu'il connut de bonne heure
et qui semble avoir' exercé une grande influence sur son
esprit.
Le moderne lui était odieux. Il fulminait contre la platitude
de nos mœurs. Il avait en aversion tout le côté utilitaire de la
vie contemporaine. Les chemins de fer, l'industrie, la politique,
le mettaient en rage. Il ne pardonnait pas à notre civilisation
sa banalité; en la comparant aux civilisations d'autrefois, il lui
reprochait de manquer de « caractère ». Il aurait voulu vivre
dans un siècle antique, à l'époque de Périclès ou des Césars,
comme si tout siècle n'était pas banal pour ses contemporains,
comme si les contemporains des Césars ou de Périclès avaient
eux-mêmes éprouvé l'impression de pittoresque que font sur
nous à distance leurs mœurs et leurs costumes. Et, de même,
l'éloignement des pays réparant, ainsi que dit Racine, la proxi-
mité du temps, un instinctif besoin d'exotisme répond à cette
prédilection pour les âges passés. L'Orient surtout tente Flau-
bert, l'attire, le fascine; il y rêve, il en a comme la nostalgie.
170 LK ROMAN
Certains jours, nous dit-on, l'odeur du «afé provoque chez lui
« des hallucinations de caravane en marche ».
Sa haine du moderne, que décèle le choix de certains sujets,
exotiques et lég^endaires, nous la retrouvons, non moins appa-
rente, dans ses romans de mœurs contemporaines, où elle se
manifeste par Tinexorahle fidélité avec laquelle il montre ce
que la vie amhiante a de terne et de mesquin. Flaubert hait le
« bourgeois » : c'est là chez lui un trait essentiel. Non pas, bien
entendu, telle classe sociale. Les bourgeois sont tous ceux, à
quelque classe ({u'ils appartiennent, dont la vulgarité ou la bas-
sesse l'écœurent. Il consacra une grande partie de son exis-
tence à recueillir les inepties que lui fournissaient les lectures,
les conversations de chaque jour. Ce n'est pas, à vrai dire, la
bêtise que hait Flaubert, du moins une certaine bêtise, qui peut
avoir son relief et ses accidents; ce qui l'irrite, c'est avant tout
la banalité. Dans la vie elle-même comme dans l'art, il l'a en
horreur. « La vie pratique m'est odieuse; la nécessité de venir
seulement s'asseoir à heures fixes dans une salle à manger me
remplit l'âme d'un sentiment de misère » (6'orr., I, 161). Et
ailleurs : « Jamais je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me
paraît bête » {Corr., I, 132). De telles confidences nous éclai-
rent sur le fond de sa nature. Pour le dire d'un mot, il trouve
ridicule tout ce qui n'est pas lyrique.
Il trouve, d'autre part, insignifiant tout ce qui n'intéresse pas
la littérature. Lui-même a vécu uniquement pour elle, et l'on
peut dire que sa vie est dans ses livres. Il n'aime le beau que
sous une seule forme, la forme littéraire. A ses yeux tous les
arts, hors la littérature, sont des arts subalternes. Pas une toile
dans son cabinet, pas le moindre bibelot. Des livres, rien que
des livres. La nature, dont il nous a laissé de si admirables
tableaux, Flaubert sait merveilleusement la voir et la rendre,
mais elle le laisse indilTérent dès qu'il n'y trouve pas un thème
à description. L'amour lui-même tient dans sa vie un rôle secon-
daire. Il n'eut jamais que des habitudes. De M""* Louise Collet,
il fit un temps sa « Muse » ; tout ce qu'elle lui inspira, ce
sont, au fort de leur liaison, quelques lettres amphigouriques,
où l'on sent non [»as la passion, mais un échauffement super-
ficiel et factice; et nous savons d'ailleurs qu'il ne tarda guère à
(USTAVE FLAUBERT 171
se débarrasser d'elle, dès que la paix de son travail lui sembla
menacée. Quant à la politique, il ne s'y intéresse aucunement.
En comparaison de l'art, qui est éternel, qu'est-ce que peut lui faire
« ce qui est important aujourd'hui et ne le sera pas demain » ?
Avant que l'Année terrible ait secoué son indifférence, il tient
le patriotisme pour un sentiment vulgaire. Il prétend n'être pas
plus français que turc, et « l'idée de la patrie » lui semble
étroite, bornée, et, pour tout dire, du dernier bourgeois. D'autres
écrivains se préoccupent du public, visent au succès : Flaubert
a aussi peu cure du succès que de l'argent. Il faut lire la lettre
qu'il répond à son ami Maxime du Camp, le pressant d'imjtrimer
quelque chose qui le fasse connaître. « Ces mots se dépêcher,
cest le mo7nen(, il est temps, place prise, se poser, sont pour moi
des vocables vides de sens » {Corr., II, 117). Tout ce qui n'est
|)as son œuvre en elle-même, il le regarde comme néant. Que
lui importe le public? Il écrit pour une douzaine de juges. Ou
plutôt, c'est lui seul qu'il veut satisfaire. Pendant longtemps,
il a cru ne jamais publier une ligne.
Flaubert pensait très sincèrement qu'un artiste n'a pas le droit
de vivre comme les autres. Avant d'être homme, il était artiste.
« Une lecture, a-t-il dit, me touche plus qu'un malheur réel »
{Corr., I, 112). Ce qui émeut Flaubert jusqu'aux larmes, c'est
la beauté des choses écrites. Rien ne l'intéresse qu'en vue de
l'art. Il dédaigne tout ce qui ne sert pas à sa « consommation
personnelle », tout ce dont ne peut tirer parti son œuvre. Le
monde lui apparaît comme une « matière », comme un thème
de littérature.
Il est de tous nos écrivains celui qui a eu au plus haut degré
le souci de la perfection artistique. Le temps, pour Flaubert,
n'est rien, ni la peine. Ne lui parlez pas de l'inspiration : une
longue patience, voilà le secret du génie. Lui-même a travaillé
plus de trente ans avec un acharnement féroce, et son œuvre
tient en quatre ou cinq Aolumes. C'est un « métier de galérien »
qu'il a fait toute sa vie. Représentons-nous Flaubert au travail,
tantôt immobile, silencieux, l'œil fixe, poursuivant des heures
entières un adjectif qui le fuit, tantôt pris d'un accès d'exaspé-
ration frénétique, haletant, sacrant, frappant du poing. Le
voilà qui, brusquement, saute de son fauteuil, parcourt à grands
172 LE ROMAN
pas la salle, scande tout haut la phrase qu'il vient de finir, en
module amoureusement les syllahes. Il lui arrive un jour de
sentir des larmes de joie couler sur son visage. « J'ai été obligé
de me lever pour aller chercher mon mouchoir de poche. » Ce
sont là d'incomparables délices. Au prix de quels tourments!
Il passe souvent la journée à « se vautrer à toutes les places de
son cabinet », sans pouvoir non seulement écrire, mais trouver
une pensée, un « mouvement ». D'autres fois, après avoir plu-
sieurs heures de suite courbé sur sa table ce corps de géant,
sur lequel, faute d'exercice, l'apoplexie doit tôt ou tard s'abattre,
il s'aperçoit que, de tout ce qu'il a si péniblement écrit, pas un
mot ne peut rester; alors, ce sont des éclats de rage, ou bien
c'est un désespoir silencieux et morne. Mais, le lendemain, il
recommencera sa tâche; il refera la môme page, la môme ligne,
jusqu'à ce que sa conscience d'artiste soit enfin satisfaite. 11 crè-
verait comme un chien, le mot est de lui, plutôt que de hûter
une phrase qui n'est pas mûre.
La phrase, voilà sa préoccupation essentielle et suprême.
Aussi bien Flaubert ne veut pas que l'on sépare l'expression
de ce qu'elle exprime. Il n'y a pour lui ni belles pensées sans
beau style, ni beau style sans belles pensées. Les qualités de la
forme traduisent les qualités du fond. Ceux qui veulent faire
du fond et de la forme deux entités distinctes reprochent à
Flaubert son culte superstitieux de la beauté extérieure. Mais,
ne concevant pas qu'on les distingue, il trouve dans ses scru-
pules mêmes d'écrivain une sorte de critérium qui lui permet
d'apprécier ce que vaut le fond par ce que vaut la forme. Lors-
qu'une mauvaise assonance, une répétition désagréable l'arrête,
il en conclut que le terme propre lui a échappé; il le cherche,
il le trouve, et ce terme, qui exprime son idée avec le plus de
justesse, est aussi celui qu'exigeait l'harmonie de la phrase. Au
reste, s'il tâche de bien penser pour bien écrire, il fait de bien
écrire son olq'et unique. Ce que Flaubert rêve comme le dernier
eflbrt de l'art, c'est je ne sais quel livre sans sujet qui réalise
l'idéale perfection par la vertu de la forme, indépendamment
de ce qu'il pourrait dire {Corr., II, 71 ; IV, 227).
Son style est imjieccable. Nul écrivain, même chez nos clas-
siques, n'exerça sur lui-même une aussi rigoureuse censure. Il
GUSTAVE FLAUBERT 173
ne se fait jamais grâce d'une négligence. Non que son purisme
ait rien d'étroit ou de mesquin : il lui arrive parfois d'admetlre
une irrégularité, si elle rend mieux son intention, ou même si
elle sonne mieux. Mais, pour tout ce qui concerne la beauté
plastique du style, il pousse le scrupule jusqu'à des minuties.
Nous disions tout à l'heure que le style de Flaubert est impec-
cable. Il serait le plus parfait de notre langue, si sa perfection
même ne décelait constamment Yauteur. Il a quelque chose de
dur. On y sent le travail. Il mancjue au plus haut point
d'abandon, de souplesse, de variété. « L'art, déclarait Flaubert
lui-même, doit être bonhomme. » Aucun art n'est moins bon-
homme que le sien. Et voilà pourquoi cet admirable styliste
reste inférieur à deux ou trois écrivains d'un génie plus libre
et plus aisé, qui n'ont pas connu ses inquiets scrupules. Par
l'harmonie, par l'éclat, par la propriété lumineuse, par la préci-
sion caractéristique et pittoresque, son style n'en fait pas moins
honneur à la langue française. C'est le style d'un poète, et c'est
aussi, j'ose le dire, celui d'un savant.
Le naturaliste. — On pourrait déjà, chez Flaubert, recon-
naître le naturaliste au souci de rigoureuse justesse qu'il porte
dans sa diction. Mais signalons tout de suite certains points
autrement significatifs. Ce qui fait de lui un naturaliste, c'est
1° sa préoccupation de la « physiologie », 2" son exactitude
documentaire, 3° son impersonnalité, 4° son « pessimisme ».
Comme Balzac, Flaubert subordonne la psychologie à la
physiologie. Ce qu'il excelle à observer et à j>eindre, c'est le
milieu physique où se développent ses personnages, ce sont
leurs instincts et leurs appétits. Il ne considère pas les hommes
comme des entités abstraites; il cherche dans leur tempérament
l'explication de leur caractère. Fils et frère de médecin, ayant
subi de bonne heure la sévère discipline des sciences, il fait de
la psychologie une province de l'histoire naturelle et ramène
à leurs causes physiologiques tous les phénomènes de l'activité
intellectuelle et sentimentale. Ce n'est pas une raison pour lui
refuser le nom de psychologue. Mais son analyse psychologique
suppose toujours le physiologiste et le déterministe, pour lequel
la vie morale est conditionnée par les influences des humeurs.
«Je crois, écrit-il à George Sand, que le grand art doit être
174 LE ilOMAX
scientifique. » Ce qu'il dit là s'applique tout spécialement au
style, à l'expression unique, détînitive, qui, d'après lui, est la
.plus belle. Mais il l'entendait aussi de l'exactitude documen-
taire dans la représentation des personnag'es et des milieux.
Presque tous ses personnages, ceux de ses romans modernes
en particulier, sont, à vrai dire, des types. « Ma pauvre Bovary,
écrit-il, soutire et pleure dans ving^t villages de France à la fois
en cette heure même » (Corr., II, 284). Et, quant à Frédéric
Moreau, il ne saurait y avoir de tîg^ure plus « représentative ».
« Je me suis eiîorcé, déclare Flaubert lui-même, de m'arrêter
aux g-énéralités les plus grandes, et je me suis détourné exprès
de l'accidentel. » Rien sans doute de plus exact. Pourtant ces
tvpes ont bien leur figure individuellement caractéristique. Les
personnages de Flaubert vivent. Son art est de ramener plu-
sieurs figures de même espèce à une seule, qui les résume
toutes; mais, sous l'artiste, nous sentons l'observateur, et, si
l'artiste fait une sorte de synthèse, l'observateur, par l'étude
directe de la réalité ambiante, en a d'abord recueilli tous les
éléments.
Ce que Flaubert recherche avant tout, c'est le beau. Par là
il se sépare des réalistes. Il s'en séparerait du moins, si le beau,
pour lui, était autre chose que le vrai. Ne le croyons pas quand
il prétend regarder comme secondaires « le détail technique, le
renseignement local, le côté exact des choses » {Corr., IV, 220).
Ou plutôt, ne nous trompons pas sur ce qu'il veut dire. Secon-
daires, oui, pour cette raison que l'objet propre de l'art, c'est
la beauté, non la vérité. IMais indispensables, (|uoique secon-
daires, pour cette raison que, sans vérité, il n'y a pas de beauté.
Ses romans historiques témoignent de l'érudition la plus solide,
aussi bien que ses modernes de la plus diligente observation.
On se rappelle sa lettre au savant allemand Frœhner, qui, dans
Salammbô, avait contesté l'exactitude de certains points. Mis
en demeure, il indiqua ses auteurs, allégua ses notes, justifia
par des citations tout ce qu'on l'accusait d'avoir imaginé à
plaisir, oreilles des éléphants peintes en blanc, lions crucifiés,
escarboucles formées })ar l'urine des lynx, etc. Si son roman car-
thaginois était l'œuvre de dix années de travail, on vit que ces
dix années, Flaubert ne les avait pas unicjuement employées à
GUSTAVE FLAUBERT 175
polir des phrases. Dans Salaînmbô il faisait d'ailleurs pour Car-
thage ce que, dans Madame Bovarij, il venait de faire pour
Yonville. Romans historiques ou romans modernes, c'est tou-
jours le même procédé : d'une part, Flaubert étudie les docu-
ments et les monuments, de l'autre, la vie elle-même dans sa
réalité actuelle. Mais les scrupules de l'observateur égalent ceux
de l'érudit. Pour Salammbô, il demande des renseignements à
Tunis sur certaines maladies des serpents {Curr., III, 144);
pour Madame Bovary, il passe toute une après-midi à regarder
la campagne à travers des verres de couleur {Coi-r., Il, 102), et,
pour fil cœur simple il conserve trois semaines sur sa table un
perroquet empaillé-, afin de « peindre » d'après nature {Corr.,
IV, 241). Quant à C Education senti^nentale, ce livre est un modèle
du roman histori(jue par la vérité des moindres détails comme
par celle de l'ensemble. Mais sait-on ce que lui coûtèrent de
recherches Bouvard et Pécuchef^ Il dut lire plus de quinze cents
volumes, et son dossier de notes avait huit pouces de hauteur
{Corr., IV, 359).
Pour être exact, il faut être impersonnel. Flaubert s'astrei-
gnit donc à l'impersonnalité. Je dis qu'il s'v astreignit, car la
nature ne l'avait pas fait aussi peu sensible qu'on pourrait le
croire d'après ses œuvres. « Mes personnages, dit-il, m'affec-
tent, me poursuivent, ou plutôt c'est moi qui suis en eux »
[Corr., III, 349). Quand M'"" Bovary s'empoisonne, il sent le
goût d'arsenic dans la bouche, il est comme empoisonné lui-
même, et cet empoisonnement imaginaire a des effets très réels,
« deux indigestions coup sur coup » {Corr., III, 349. Cf. aussi
II, 97, II, 358, IV, 241, etc.). Il s'en veut de sa sensibilité. Il
se reprocherait tout au moins de la trahir dans ses œuvres.
L'homme est sensible; l'artiste « éprouve une répulsion invin-
cible à mettre sur le papier quelque chose de son cœur » {Corr.,
III, 306). Ne croyons pourtant pas que Flaubert préconisât je
ne sais quelle inhumanité de l'art. Lui-même se reprend. « Je
me suis mal exprimé, écrit-il à George Sand, en disant qu'il ne
fallait pas écrire avec son cœur; j'ai voulu dire : ne pas mettre
sa personnalité en scène. » Ce que Flaubert n'admet pas, c'est
que le romancier intervienne lui-même dans le récit pour
exprimer ses propres émotions, prétende toucher ses lecteurs
176 LE ROMAN
par <les appels directs à leur sensibilité. Dans Madame Bovary,
nous sentons, nous devinons plutôt la sympathie de l'auteur
pour Charles, sa commisération pour la misérable Emma. Dans
Un cœur simple, Théroïne, quelle qu'en soit la niaiserie, nous
touche par sa bonté et par sa candeur. « Cela n'est nullement
ironique. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en
étant une moi-même » {Co7n\, IV, 2.34). Mais quand Flaubert
nous apitoie, ce n'est point en sollicitant notre pitié. Il s'in-
terdit toute marque d'émotion. A ses yeux, l'art vrai, c'est
l'art impassible, qui représente les choses telles qu'elles sont,
qui ne nous montre de l'auteur que la vérité de son observa-
tion et la beauté de son style.
Flaubert ne cache pas moins ses idées que ses sentiments.
Il se contente de mettre sous nos yeux, sans commentaires et
sans réflexions, le tableau fidèle de la vie. C'est pour lui un
principe absolu, que l'art, sous peine de déchoir, ne peut servir
aucune doctrine, qu'il doit non seulement répudier les thèses,
mais encore écarter autant que possible toute tendance préju-
dicielle. L'objet de l'art ne consiste pas à prouver ni à conclure,
mais à représenter. Il voulait que l'auteur, absent de son œuvre,
fît croire à la postérité qu'il n'avait pas A'écu. Réprimer, en
écrivant, des choses « qu'il voudrait cracher et qu'il ravale »
{Corr., III, 300), des « convictions qui l'étoufTent » (lY, 220),
c'est un sacrifice continuel qu'il fait à sa discipline.
On pourrait lui reprocher son ironie, qui ne laisse pas de
trahir l'homme dans l'artiste. Et sans doute, l'ironie suppose
que nous nous dominons, que nous restons jusqu'à un certain
point maîtres de nous. « Quand est-ce, dit-il, qu'on écrira les faits
au point de vue d'une blague supérieure, comme le bon Dieu les
voit, d'en haut? » Mais justement la « blague » de Flaubert
n'est pas toujours assez « supérieure ». Si, même en face de
ces bourgeois qui l'exaspèrent, il retient sa colère et son indi-
gnation toujours grondantes, son ironie suffit à le découvrir.
Elle gâte parfois Madame Bovary, souvent VEducation senti-
mentale, d'un bout à l'autre Bouvard et Pécuchet.
Le pessimisme de Gustave Flaubert a rapport à son aversion,
à son mépris de tout ce qu'il qualifiait par le mot de bourgeois.
On ne saurait dire que Flaubert fût pessimiste, ni dans le sens
(GUSTAVE FLAl'BERT 177
philosophique (ki terme, ni même par son caractère ou son
humeur. Ce qui lui en a valu le nom, c'est que, presque tou-
jours, il s'astreint, en vertu de ses théories esthétiques et pour
être plus sur de rester impersonnel, à peindre une médiocrité
qui lui faisait horreur. Les romantiques la haïssaient aussi,
cette médiocrité, mais ils ne la peignaient pas, ils s'en détour-
naient au contraire pour imaginer je ne sais quelle vie idéale.
Romantique par sa haine du bourgeois, Flaubert est naturaliste
par son acharnement à le décrire. Et son pessimisme aussi pro-
cède de là. Les personnag-es de Flaubert sont des tvpes, si l'on
veut, mais des types de la réalité la plus commune, figures
insignifiantes, ternes, vulgaires, qui n'ont aucun caractère par
elles-mêmes, que rien ne distingue de la veulerie ambiante.
Tandis que les romantiques créaient des héros ou des monstres,
il bannit jalousement tout idéalisme, celui du bien, mais aussi
celui du mal. Il prend pour personnages les premiers venus de
ses contemporains et les représente dans la fade uniformité de
leur vie ordinaire. Une fois, (juand il écrit la Tentalion, son
pessimisme s'exalte; c'est, en certains chapitres, une moquerie
toute lyrique du genre humain avec ses abominations, ses
folies, ses cruautés. Mais, partout ailleurs, il ne fait guère que
décrire la coutumière platitude. Et le triomphe de son art, c'est
justement d'avoir donné à cette ])latitude un tel relief.
Entre les ouvrages de Flaubert, le plus romanti([ue est
Salammbô, le plus naturaliste est V Éducation senllmeiilale.
Sans parler du style, continûment admirable par la droiture,
par la fermeté, par une concision splendide, et qui n'a d'autre
défaut qu'une certaine raideur, sans apprécier ce que vaut une
restitution archéologique dont l'exactitude minutieuse égale la
beauté pittoresque, Salammbô renferme quelques chapitres qui
ne le cèdent pas en intérêt véritablement humain aux plus
belles scènes de Madame Bovari/. Il faut avouer pourtant que,
dans son ensemble, le livre sent la rhétorique, qu'il a quelque
chose de pompeux à la fois et de dur. Surtout il est, oserai-je le
dire? il est ennuyeux. Flaubert s'en aperçut lui-même au
moment de l'achever. « Si un roman, écrivait-il en commençant
le siège de Carthage, est aussi embêtant qu'un bouquin scienti-
fique, bonsoir, il n'y a plus d'art. » Il y a dans Salammbô de
Histoire de la langue. VUl. 12
I7S LE ROMAN
l'aii sans doute et beaucoup, mais il y a aussi trop d'archéo-
lo^ào, et il n'y a pas assez d' « humanité ». Quant à C Education
senlimentale, aucun roman peut-être ne ressemble plus à la vie.
Et c'est tout justement par là que pèche ce chef-d'œuvre unique
(le vérité. On reproche à l'auteur de n'avoir pas « composé » son
livre. 11 le comj)Osa avec de si subtiles adresses, que la compo-
sition en reste inaperçue. Tout cela paraît non seulement épars,
mais incohérent, parfois oiseux. Flaubert n'a rien fait d'aussi
profond, rien non ])lus (jui risque davantage de passer pour
insigniliant. Ce qui manque à fEducation, c'est la fausseté de
la perspective. L'auteur s'est si complètement dissimulé, il a si
bien réussi à imiter la nature, que son ouvrage, fait de scènes
en apparence fortuites, semble n'avoir aucun sens.
Le roman le plus parfait de Flaubert est Madame Bovary. On
peut donner la préférence à Salammbô pour sa grandeur épique
et ])our l'éclat de ses peintures, à f Education pour la fidélité
minutieuse avec laquelle il y reproduit le réel. Mais Madame
Bovarjf échappe à toutes les critiques que peuvent mériter
r Éducalion et Salammbô. Ici la composition est d'une fermeté
magistrale; l'intérêt porte uniquement sur le caractère et les
passions de personnages semblables à ceux que nous rencon-
trons chaque jour, et, quoique l'auteur ne se montre nulle part,
la signification morale de son œuvre ressort avec une pleine
netteté. Quant au style, il a moins que partout ailleurs les
défauts de la perfection, de cette perfection impérieuse et stricte
qui finit par nous accabler. Flaubert se plaignit souvent de
rester, après ses autres livres, comme s'ils ne comptaient pour
rien, l'auteur de Madame Bovari/ [Corr., IV, 319, 331).
Quelque admiration que méritent l Education et Salammbô,
Madame Bovanj n'en demeure pas moins unique entre ses
œuvres. Elle est d'abord la |)lus belle en soi, la plus classique
au sens large du mot; mais ensuite elle est la j)lus significative,
la plus complète, celle où le romantisme et le naturalisme se
sont le mieux combinés et fondus pour unir l'idéal au réel, la
sympathie humaine au respect de l'art, l'intérêt dramatique à
la valeur documentaire, la beauté de la forme à la solidité du
fond.
L ECOLE IDEALISTE 179
//. — L'Ecole idéaliste.
Dans la seconde moitié de notre siècle, l'école idéaliste n'est
plus guère représentée que par ceux des romantiques qui pour-
suivent encore leur carrière, George Sand par exemple; et
George Sand elle-même, nous l'avons vu, subit dès lors l'influence
du réalisme : elle écrit des histoires plus simples, plus vraies,
prend ses personnages dans l'humanité moyenne et ses sujets
dans la vie de tous les jours. Parmi les romanciers nouveaux,
deux pourtant s'y rattachent encore, Octave Feuillet et Cher-
buliez : très dissemblables au surplus l'un de l'autre, ils ont
tous deux conçu le roman, non comme une étude de la réalité,
mais plutôt comme une œuvre d'invention.
Octave Feuillet'. — Si l'on pourrait marquer chez Feuillet
plusieurs manières successives, son trait essentiellement dis-
tinctif est partout le même. Tandis qu'une école nouvelle substi-
tuait l'analyse à la fiction et transformait en instrument
d'enquête un genre créé tout d'abord pour le divertissement des
lecteurs oisifs, il se préoccupe non pas tant de peindre avec
exactitude les choses de l'existence réelle que d'inventer des his-
toires plus ou moins extraordinaires et des héros plus ou moins
exceptionnels. Le romanesque, voilà son domaine. Ce n'est pas
uniquement préférence de goût, c'est une véritable tln'orie; et
cette théorie de l'art, qu'il a souvent indiquée dans ses romans
mêmes en protestant contre le réalisme, s'accordait avec une
certaine conception de la. vie, conception aristocratique_e.t fac-
tice^ dans laquelle le romanesque avait une grande part, non
seulement pour détourner de certains vices, mais aussi pour
élever l'àme et la rendre capable des plus hautes vertus.
Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait chez Feuillet rien de vrai.
Le Roman d'un jeune homme pauvre, quoique la grâce n'y exclue
pas toujours la vigueur, est le chef-d'œuvre d'un art conven-
tionné], qui se délecte visiblement à embellir la réalité, ou
plutôt à lui substituer je ne sais quel monde imaginaire, tout
1. Né à Saint-Lô en 1821, mort en 1890. — Le Roman d'un jeune homme pauvre
^18o8), Monsieur de Cainors (1867).
:180 LE ROMAN
fleuri d'élégances supérieurement distinguées. Mais, à partir de
Monsieur de Camors (dSGT), Feuillet, sans perdre les qualités de
sa première manière, y en ajoute d'autres, des qualités plus vives
et plus fortes, et, subissant la contagion du réalisme, que
venaient d'inaugurer les Dumas et les Flaubert, Pidmet dans ses
nouvelles œuvres autant de vérité qu'en comportent soit ses
idées sur l'art, soit les convenances particulières du public choisi
auquel il s'adresse. Et même, malgré beaucoup d'adresse et un
tact très fin, il n'a pas toujours réussi, notamment dans ses der-
nières œuvres, à concilier avec son idéalisme superficiel ce que
son réalisme, sous les formes les plus élégantes, dénote parfois
de foncière crudité.
Les romans les plus réalistes de Feuillet n'en sont pas moins
des romans romanesques. Et nous lui ferions tort, si, pour les
apprécier, nous n'entrions pas autant que possible dans la concep-
tion qu'il s'était faite du genre. Son Jeune homme jjauvre, après
tout, peut sembler quelque chose de délicieux. Le roman d'analyse
et d'enquête documentaire présente sans doute un intérêt d'ordre
supérieur; mais le roman romanesque a j^our lui cet avantage
de nous dérober aux banalités ou aux petitesses de la vie ordi-
naire. Encore ne faut-il pas que les fictions en soient trop com-
plaisantes, que nous y sentions Ijirtifice et le conv^jiu. Par là
pèchent en général les histoires que Feuillet raconte avec tant
de charme. D'abord, il les arrange à plaisir, et l'on admire-
rait davantage son habileté de comp^osition, si elle était moins
visible. Ensuite, nous y trouvons souvent un peu^de fadeiir,
le romancier inventant, au gré de son imagination, des person-
nages qui n'exercent pas toujours assez discrètement le droit
qu'a tout honnête homme d'être généreux, magnanime, voire
d'être beau, élégant, de bien s'habiller, de monter à cheval et
de valser avec une distinction exquise. Parfois même, ces^héros
ont, dans leur sublimité morale, quelque chpse d'artificiel, je
dirais presque de faux; ils compliquent leur devoir par des
raffinements qui ne sont pas toujours du meilleur aloi. Aux
romans d'Octave Feuillet manque, osons le dire, la sincérité de
l'observation. Et, si l'auteur de la Petite Comtesse et àe Monsieur
de Camors réussit mieux que tout autre à peindre le grand
monde, dont beaucoup d'écrivains, avant ou après lui, nous ont
HI3T. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. Vlir, CH. IV
Armand C.iliii & O^, Édileuis, Pji
OCTAVE FEUILLET
d'après un cliché phologiaphiqiie de Pierre Peut
L ECOLE IDEALISTE 181
rendu une image faussée par leur indélicatesse native ou parleur
snobisme roturier, reconnaissons aussi que ce monde est un
bien petit coin de l'humanité, et le coin le moins humain, je
veux dire le plus factice.
Enfin ce qui nous gâte surtout les romans d'Octave Feuillet,
c'est Ja^lhàse, Ou plutôt, car il n'est pas interdit au romancier
de donner des leçons, c'est la candeur impudente avec laquelle
il met l'invention romanesque au service de certaines doctrines.
Défenseur d'une moi;aje_et_crune„religion toutes mondaines,.
Feuillet combine à plaisir ses histoires en vue de glorifier l'or-
thodoxie des salons. Dans beaucoup de ses livres, la nécessité
de la thèse détermine manifestement l'observation. Il subor-
donne au parti pris de moraliser la conduite de sa fable, il y
sacrifie la vérité des personnages et celle des milieux.
Octave Feuillet est le romancier par excellence de la société
élégante. Il a fait des œuvres aimables, comme le Roman d'un
jeune homme pauvre; il en a fait de fortes, comme Monsieur de
Camors, ou de finement étudiées, en certaines parties du moins,
comme Un Mariage dans le monde, V Histoire d'une Parisienne,
la Morte. Même en celles où son « aristocratisme » complaisant,
oîi son idéalisme spécieux donnent le plus à la convention, û
reste toujours un écrivain très délicat, très pur, il a le sens de
l'harmonie, de la mesure, de cet art achevé tout ensemble et
facile, qui est dans la meilleure tradition de notre race.
Victor Cherbuliez. — Cherbuliez ' s'est tenu, plus que
Feuillet lui-même, en dehors des théories qui renouvelaient
sous ses yeux le roman. Il n'a pas cessé de le considérer comme
un genre dont l'objet essentiel est de récréer l'imagination et
d'amuser l'esprit. Aussi ses œuvres abondent-elles en fictions
ingénieuses, mais arbitraires, et qui ne font que piquer la curio-
sité du lecteur. Les personnages eux-mêmes y ont quelque
chose d'ambigu et d'un peu déconcertant. Ils manquent de sim-
plicité, ce qui peut être conforme à la nature humaine; seule-
ment leur complexité paraît factice. Cherbuliez remplace trop
souvent l'observation par des procédés qui, dénotant un esprit
très délié, trahissent l'inexpérience de la vie. On sent chez
1. Né à Genève en 1829, mort en 1899.
182 LK HUM AN
l'auteur un homme de cabinet qui voit peu le monde, qui médite,
raisonne et moralise beaucoup plus qu'il n'observe, un humo-
riste avisé, subtil, un peu pointu, qui invente des « psychologies »
compliquées pour se donner le plaisir d'épiloguer à son aise.
Cherbuliez se montre toujours derrière ses personnages. Nous
l'apercevons qui tire des ficelles. Il n'a nullement le don de
la vie. Il manque tout à fait de naïveté. Cela ne l'empêche pas
au surplus d'être intéressant. Je ne dis pas de nous émouvoir,
car lui-même s'émeut rarement : son goût pour l'analyse ne lui
en laisse pas le loisir. Mais il nous intéresse par des qualités qui
ne sont guère à vrai dire celles d'un romancier. On se demande
pourquoi Cherbuliez ne s'est pas contenté d'être un moraliste,
de renouveler au besoin le genre du conte philosophique, pour-
quoi il a voulu faire des romans. Et certes il a fait des romans
agréables, disons mieux, supérieurs en certaines parties. Seule-
ment ces parties-là excèdent le cadre du genre : ce sont des cau-
series en marge du livre, et qui, dans un roman, ont tort d'inter-
rompre l'action. Ses meilleurs ouvrages s'intitulent le Cheval
de Phidias, le Prince Vitale, Grand Œuvre; il y déploie à l'aise
toutes les ressources d'un esprit merveilleusement agile, d'une
érudition non moins variée que solide. Si, dans ses romans,
Cherbuliez prend la place des personnages, nous le recon-
naissons à la grâce (un peu apprêtée) de son style, à la saveur
de ses propos, à une foule de boutades piquantes, de réflexions
narquoises, à tout ce qui fait de lui un moraliste des plus avisés
et des plus pénétrants.
Eugène Fromentin. — Après Octave Feuillet et Cher-
buliez, il faut nommer encore, parmi les romanciers qui peuvent
être plus ou moins directement rattachés à la même école,
Eugène Fromentin ', peintre et critique d'art, l'auteur de Domi-
nique, qu'il dédia à George Sand. Dominique suffit pour lui
assurer sa place dans l'histoire de notre littérature romanesque.
On a dit que tout homme, si peu qu'il eût vécu, avait en soi la
matière d'un roman. C'est ce roman qu'a écrit Fromentin, un
roman d'expérience personnelle où il s'est peint et raconté lui-
même. Par là, Dominique nous fait penser à Adolphe. Sans
1. Né à La Rochelle en 1820. mort en 1876. — Dominique {{^^Tj.
L IMPRESSIONNISME 183
<loute, Adolphe est quelque chose de plus fort et de plus solide,
de plus profond dans Fobservation morale, de plus serré dans
la composition, de plus sobre encore et de plus intense dans le
pathétique. Mais Dominique, sans compter deux ou trois scènes
d'une poignante émotion, a plus de charme et de douceur, une
mélancolie subtile, un tour de rêverie poétique, une grâce sen-
timentale que nous ne trouvons point chez Constant. Quant à la
situation, le roman de Fromentin rappelle la Princesse de
Clèves; et, si la Princesse de Clèves est supérieure à Dominique
par son élégante simplicité, par sa précision lumineuse, Domi-
nique l'emporte par ce que la psychologie y a de plus détaillé,
de plus nuancé, de plus complexe. Et, très fin psychologue,
Fromentin est aussi un peintre. D'al)ord ses personnages ne sont
pas des « sujets » d'analyse plus ou moins abstraite; ils vivent,
ils ont chacun leur fig-ure individuelle, marquée de traits qui
nous la rendent visible. Ensuite ses paysages sont achnirables
de vérité sentie, de justesse significative. Ce n'est plus ici le des-
cripteur du Sahara ou du Sahel avec ses teintes ardentes. Chan-
geant de pays, il a changé aussi de manière. Les paysages de
Dominique ont une fraîcheur, une finesse exquise, ils allient à
la netteté vive et pittoresque je ne sais quoi d'adouci, de voilé,
die mystérieux, qui convient soit au caractère de la contrée où se
passe l'histoire, soit aux sentiments des personnages eux-mêmes.
Il y a dans le roman beaucoup de morceaux descriptifs qu'on
pourrait citer comme des chefs-d'œuvre. Mais ils y perdraient,
car c'est un des plus excellents mérites de Dominique, que les
descriptions se fondent trop bien avec le récit et l'analyse pour
en être détachées sans dommage.
///. — L'Impressionnisme.
Presque tous les romanciers dont nous avons à parler sont
des naturalistes. Mais il faut d'abord faire entre eux une distinc-
tion essentielle, car certains, qu'on appelle de ce nom, méritent •
plutôt celui d'impressionnistes. Or, sur bien des points, l'im-
pressionnisme s'oppose au naturalisme. Tandis que le natura-
lisme poursuit une vérité objective, absolue, indépendante du
184 LK IIUMAX
« moi », riinpressioniiisine prétend interpréter la nature et non
la reproduire. Prenons le terme au sens le plus simple et n'y
cherchons pas autre chose que ce qu'il laisse tout d'abord
entendre : un impressionniste est celui qui traduit ses impres-
sions. Il s'agit sans doute des impressions que la réalité fait
naître; mais cette réalité, l'impressionniste ne la considère que
comme un moyen; il a pour véritable objet de s'exprimer soi-
même. C'est ce qui nous apparaîtra clairement chez les princi-
paux représentants du genre, qui sont les Concourt et Daudet.
Les Goncourt. — Les Concourt ' se sont fait honneur d'avoir
inventé non seulement le « japonisme », dont ce n'est pas ici
le lieu de parler, et F « écriture artiste », dont nous parlerons
tout à l'heure, mais encore la vérité littéraire. Une telle assertion
ne laisse pas de nous surprendre. On peut dire néanmoins que,
même après Madame Bovarij, pour ne pas remonter au delà,
leurs premiers romans apportaient quelque chose de nouveau,
sinon la vérité dans l'art, beaucoup plus ancienne qu'ils ne
croyaient, du moins une certaine vérité spéciale et technique.
Les deux frères se donnaient volontiers comme des historio-
graphes, des psychologues et des physiologistes. Ce ne sont pas
des romans qu'ils prétendaient faire, mais des études. Germinie
Lacerleuxt La clinique de l'amour. Madame Gervaisais'^ Une
monographie de la religiosité chez la femme. Ils se sont imposé,
si nous les en croyons, tous les « devoirs de la science ». Ils
ont les premiers conçu la littérature comme une forme de
l'enquête sociale, et en ont fixé la matière dans ce qu'eux-
mêmes appelèrent les « documents humains ». Ils ont réduit
au minimum la « fable » et subordonné l'ordonnance géné-
rale et la distribution des parties, non pas au « drame », qui
pour eux est négligeable, mais à l'intérêt proprement documen-
taire. Du roman, ils ont retranché autant que possible l'élé-
ment romanesque.
Germinie Lacerleux peut bien être « le livre-type qui a servi
de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis sous le nom de
• réalisme, naturalisme, etc. » (Préface de Chérie). D'abord,
d. Kdmonil de Gonc.uurl. né à Nancy en 1822, mort ^n IS'.iB; Jnh^s de Goncourl,
né à Paris en 1830, morl en 1870. — Sœuv PliUomène (I8G1). Renée Mauperin {\%U),
Germinie Lacerleux (18Ga), Madame Gervaisais, etc.
L IMPRESSIONNISME 185
comme étude de clinique (mais Sœur Philomène, à vrai dire,
nétait pas autre chose); et ensuite parce que nous y trouvons
pour la première fois, sinon le roman du peuple de Paris, ce
roman que sera, dix ans plus tard, V Assommoir, du moins la
représentation fidèle de personnages empruntés aux « basses
classes ». Gela aussi est caractéristique. L'auteur de Madame
Bovary s'était arrêté à la petite bourgeoisie de province : les
Concourt introduisirent vraiment dans notre littérature roma-
nesque ce que M. Zola nomme « le héros en casquette et
l'héroïne en bonnet de linge ». On sait que ce « livre-type » fit
scandale; il mérite aussi de faire date.
Pourtant, quelques sujets qu'ils traitent et quelques person-
nages qu'ils mettent en scène, les Concourt n'ont rien de popu-
laire. Aristocrates par leur origine, parleurs goûts, par la finesse
de leurs sens, cela suffirait déjà pour que le nom de naturalistes,
dans son acception ordinaire, ne pût leur convenir. D'ailleurs
ils peignent plus souvent les mœurs des classes riches ou culti-
vées. Dans la préface des Frères Zemgamno, Edmond explique
pourquoi tant de romanciers s'attachent au laid et au bas. Pour-
quoi? tout simplement parce que l'observation en est plus facile.
A ce moment-là, il prépare une étude de la haute société pari-
sienne, étude pour laquelle son frère et lui-même ont mis des
années à recueillir leurs documents. Après les Frères Zem-
gamno, « tentative dans la réalité poétique », il nous donnera
cette étude, qui est Chérie. Mais Taristocratisme natif des Con-
court apparaît en des livres comme Germinie Lacerteux ou la
Fille Elisa par le contraste entre le fond de ces livres, milieux
ou figures, et les subtils raffinements de leur forme.
Si même les Concourt, comme ils le déclarent, ont peint la
vie vraie, cela sans doute est bien quelque chose de naturaliste,
ou même c'est le naturalisme tout entier. Mais qu'entendaient-
ils par « la vie »? et en quoi consiste cette « vérité » (ju'ils se
glorifient d'avoir introduite dans le roman? Nous remarquerons
d'abord que presque tous leurs personnages sont des person-
nages exceptionnels. Or, rien de plus opposé au naturalisme,
qui a pour domaine, non point le rare et le singulier, mais ce
que la nature otTre de plus commun. Ensuite la vérité qu'ils
nous montrent, c'est en général — sans méconnaître, dans cer-
186 LK HOMAN
tains de leurs livres, des analyses très fines (dans Sœur Philo-
mène par exemple et dans Madame Gervaisais) — une vérité
superficielle, toute en décors et en costumes. Leur naturalisme,
si naturalisme il y a, s'en tient le plus souvent à la peinture des
accessoires : nous y retrouvons les collectionneurs de bibelots
et les amateurs de bric-à-brac. On sait qu'ils avaient commencé
par des travaux historiques : ces études mêmes nous les mon-
trent préoccupés de tapisseries, de faïences, s'intéressant à un
menu de dîner ou à un échantillon de robe, ce qu'il ne faut pas
d'ailleurs leur reprocher, mais y bornant leur curiosité frivole, '.m\
et peu capables de saisir, dans une époque, autre chose que des
reflets. Ainsi pour la réalité contemporaine : ils la reproduisent
surtout par ce qu'elle a de pittoresque, et, d'ordinaire, n'en ren-
dent que la figure extérieure.
Des <( modernistes », voilà ce que sont surtout les Concourt.
Et certes, le naturalisme implique de soi l'étude et la représen-
tation de la vie contemporaine. Seulement ni les naturalistes du
xvu" siècle ni les nôtres n'ont réduit leur art à la modernité.
Par delà ce qui, dans leurs œuvres, est surtout moderne, je
parle de la mise en scène, du mouvement, de la couleur, il y a
ce qui est de tous les temps, ce dont la vérité, plus intime et
plus profonde, ne passe pas. « On ne fait bien, disent les Con-
court, que ce qu'on a vu. » La maxime semble contestable, car
les grands peintres de la vie et de la nature humaine possèdent
un sens intuitif en vertu duquel ils suppléent aux lacunes iné-
vitables de l'observation. Mais du reste ce qu'ont vu les Con-
court, ce qu'ils se sont attachés à peindre, ce n'est guère qu'une
« actualité » essentiellement transitoire. Eux-mêmes remarquent
que la littérature moderne diffère surtout de l'ancienne par la
substitution du particulier au g'énéral. La vérité particulière,
voilà leur objet propre, une vérité momentanée, celle de la sté-
nographie et de la photographie. Et elle n'est si bien, n'est si
complètement la vérité toute vive et toute flagrante d'aujour-
d'hui que par la notation minutieuse des détails qui, demain,
auront péri. Reconnaissons-leur du moins le mérite d'avoir
attrapé au vol, avec une précision extraordinairement aiguë, ce
« moderne » dont ils disaient que « tout est là ». Aucun écri-
vain ne donne comme eux la sensation de la vie, la fiévreuse
L IMPRESSIONNISME 187
sensation d'une vie mobile, inquiète, formée d'éléments qui se
dissocient avant même d'avoir été fixés par l'écriture.
Un tel art suppose l'excitation perpétuelle des nerfs. C'est leur
propre sentiment que les Concourt expriment par la bouche
d'un de leur héros, Charles Demailly, quand ils lui font dire :
« Je regarde la littérature comme un état violent où l'on ne se
maintient que par des moyens excessifs ». Il y a des écrivains
dont le génie consiste dans le tempérament harmonieux des
facultés. En quelque siècle qu'ils aient vécu, à quelque race
qu'ils appartiennent, ces écrivains sont les classiques. « J'appelle
classique le sain », disait un des plus grands. Mais le sain, pour
employer ce mot de Gœthe, répugne aux Concourt. Un beau égal,
sobre, calme, leur semble une sorte de pensum. Ils ne trouvent
de délicatesse que dans le raffinement, d'énergie que dans la
crudité, de couleur que dans le papillotage, de vie que dans la
trépidation. Ce qui est uni leur paraît monotone, ce (jui est
simple leur paraît plat, et terne ce qui n'a pas de miroitement.
Voyons là l'elTet d'une hyperesthésie morbide. Ils se félicitent
moins « d'avoir du talent » que d'être « des vibrants d'une
manière supérieure ». Leur talent est tout entier dans la maladie
nerveuse qui les affine.
Eux-mêmes ne l'ignoraient pas. Aussi cultivèrent-ils avec soin
leur nervosité native et ne négligèrent-ils aucun moyen de s'en-
tretenir dans cet état d'exacerbation saignante qu'ils considéraient
comme l'état normal de l'artiste. On sait que le plus jeune ne
put supporter longtemps un tel régime. Mais, en sentant l'ap-
proche du mal qui le menace, il ne s'arrête ni ne se donne
relâche, il tend au contraire tous les ressorts de sa machine,
il pressure avec rage, ne voulant })as en perdre une minute, les
dernières heures d'une intelligence qui s'éteint. Et quand Jules,
vaincu par le mal, agonise, Edmond est là, son carnet à la main,
notant, pour l'utilité de la littérature, les dernières convulsions
de son frère chéri.
La littérature! C'est elle seule qu'ont aimée les Concourt.
Ils réalisèrent mieux que nul autre écrivain le type de l'homme
de lettres. Mieux que Flaubert lui-même, ou, du moins, autre-
ment, et d'une manière plus professionnelle encore, si je puis
dire, avec ce que le mot laisse entendre non pas seulement de
188 LE ROMAN
travail assidu et tenace, de rigoureuse discipline et de dures
pratiques, mais aussi de préjug^és, de jalousies, de susceptibilités
ombrageuses, et surtout de parfaite indifférence pour les senti-
ments ou les idées qui n'ont pas de rapport avec l'art, avec un
art considéré comme étant sa propre fin, réduit à n'avoir d'autre
matière qu'une modernité spécieuse et fugace. Les Concourt
ont retranché de leur vie toutes les choses étrangères à leur
métier. Aux dîners Magny, tandis que le bon Flaubert s'aban-
donne et se déboutonne, ils prennent des notes. Partout et
toujours les Concourt sont hommes de lettres. Chez eux, le
temps que leur laisse l'écriture, ils l'emploient à s'observer et
à s'analyser. Il n'est pas jusqu'au sommeil dont ces « forçats
du livre » ne tirent profit en épiant leurs rêves. Mieux vaut
encore ne pas dormir : ils recherchent l'insommie, ils l'entre-
tiennent au moyen d'excitants pour avoir, comme eux-mêmes
disent, la bonne fortune des fièvres de la nuit, pour se ménager
un délire lucide qui leur paraît éminemment propice à la fixa-
tion rapide et vibrante de la réalité passagère. Ce culte unique
de la littérature, très méritoire en soi ou même admirable,
se mêle de rites maniaques, de puériles superstitions qui en
dénoncent le fanatisme étroit et mesquin. Là encore il y a de
la maladie.
Ne demandons pas à des malades comme les Concourt une
forme d'art régulière et méthodiquement ordonnée. Leurs livres
ont, pour la plupart, quelque chose de fragmentaire et d'incohé-
rent. L'unité en est dans le rapport (U^s divers chapitres avec un
thème commun, la représentation des mœurs ])ropres à tel ou
tel milieu. Mais ce qui serait unité s'il s'agissait d'une étude,
d'une monographie purement descriptive et scientifique, ne
mérite plus ce nom quand il s'agit d'une œuvre d'art. A l'unité
de l'œuvre d'art se substitue un assemblage de parties indépen-
dantes et détachées qui n'ont entre elles aucune suite. N'osant
supprimer la « fabulation », comme ils disent dédaigneusement,
les Concourt ne veulent pas du moins qu'elle les asservisse à
une continuité monotone. Quand ils n'attendent pas, pour com-
mencer leur récit, d'en être à la moitié du roman, ils ne se
font aucun scrupule de suspendre l'action, de l'interrompre par
des tableaux épisodiques et des scènes adventices ([ui la laissent
L IMPRESSIONNISME 189
au même point. Leur impatience répugne à toute teneur; ils
procèdent par soubresauts et par zigzags sans se soucier des
lacunes, sans se demander seulement si le lecteur les suit. Dans
leurs romans les moins désordonnés, dans Germinie Lacerleiix,
par exemple, et Sœur Philomène, la composition admet encore
bien des hors-d'œuvre, subit bien des beurts. Cela n'est pas
ennuyeux, et même cela sans doute a quelque chose de vif,
d'imprévu, d'approprié, si l'on veut, aux hasards et aux incohé-
rences de la nature. Mais, si nous ne devons pas exiger du
romancier, quand il peint les mœurs et non pas les caractères,
une métbode trop rigoureuse, si nous ne demandons pas à son
œuvre une rectitude, une cohésion qui la rendraient plus ou
moins contrainte et factice, des notes et des croquis tant bien
que mal juxtaposés, comme c'est le cas de Charles Dernailly et
de Manette Salomon, pourront bien faire un livre plus vivant,
plus pittoresque, plus suggestif que la narration suivie et régu-
lière de telle ou telle « bistoire » : ils ne feront jamais ce qu'on
nomme un roman.
Dans r « écriture .uiiste » des Goncoui't, nous retrouvons
encore cette nervosité qui leur est propre. La structure de leurs
phrases ressemble à celle de leurs livres. Même aversion pour
la régularité, même dédain de l'ordre logique, môme goût de
l'accident, du discontinu, de l'inattendu. Leur unique objet, c'est
de peindre l'impression. On dirait comme une mimique. Ils
assujettissent, ils sacrifient, si besoin est, toutes les autres qua-
lités du style à cette qualité par excellence : la vie. Ils se font un
jeu de violer la grammaire, de bousculer le vocabulaire, d'in-
sulter aux traditions et aux convenances de notre langue. Que
leur importe l'harmonie, la netteté, la correction elle-même? ils
veulent que leur écriture rende le mouvement et la couleur des
choses. Non moins stylistes que Gustave Flaubert, ils le sont
tout difTéremment. Ce rhétoricien façonne ses phrases sur des
types convenus, en raccourcit ou en allonge les divers membres
sans autre souci que celui de l'équilibre, d'une cadence agréable
à l'oreille. Il observe religieusement les règles. Il n'ose hasarder
un vocable nouveau, risquer une syntaxe insolite. Ce qu'il
appelle ses affres, ce n'est pour lui que l'inquiète préoccupation
de ne pas répéter un mot ou d'éviter un hiatus. Pour les Gon-
190 LE ROMAN
court, au contraire, toutes les fautes de style auxquelles l'auteur
de Madame Dovarif faisait la chasse devic^nnent des qualités si
elles les aident à traduire leurs sensations avec plus de relief, à
en donner une image plus précise et plus \i\e. Et il faut bien
reconnaître que la prose française n'est chez nul autre écrivain
aussi souple, aussi nuancée, aussi pittoresque, dans le sens propre
du terme, aussi riche en effets. Le frisson même des choses vues
et senties court à travers ces phrases cahotantes. Lanirue admi-
rable par sa force expressive, mais instable, biscornue et con-
tournée; merveilleusement vivante, mais dont la vie s'accuse
troj) souvent par des g'rimaces.
Alphonse Daudet. Son art. — Nous pourrions caracté-
riser Alphonse Daudet ' presque tout entier par des traits qui
se rapportent à sa personne la plus intime. Ce que Daudet met
dans ses livres, ce n'est pas seulement une merveilleuse sensibi-
lité (l'artiste, c'est encore son émotion, c'est sa tendresse, son
ironie, sa pitié. Entre tous les romanciers qui s'inspirent de la
réalité ambiante, nul n'en a donné une expression plus indivi-
duelle en môme tem[)S que plus directe.
Voyez d'abord son procédé d'élaboration. Lui-même l'a sou-
vent indiqué. En quelque lieu qu'il se trouve, dans la rue ou
dans un salon, il note les détails, les particularités qui le frap-
pent. Toujours à l'affût, il ne laisse passer devant lui sans le
retenir aucun air de visage caractéristique, aucun mot sig^nifi-
catif, aucune intonation qui révèle l'àme. C'est là un instinct
et comme un besoin de sa nature. De même qu'un peintre a ses
albums d'esquisses, il avait son calepin, véritable répertoire de
ligures croquées sur le vif. Veut-on quelques lignes tirées d'un
de ces petits cahiers? Voici Marseille, un fouillis bruyant et
pittoresque : « Des cris dans toutes les langues sonores, Grecs,
Maltais, Italiens, Provençaux. Des cloches, tambours, clairons
des ports, cris des marchands de coquillages. Au bas de l'hôtel,
un oiselier. Oiseaux des îles, kakatoès dans des cages sur la
porte, des mouettes, miaulements, et, de temps en temps, le
rauque mugissement d'un transatlantique, pressant la mer bleue
1. Né à Nimes en 1840, mort en 1898. — Contes du lundi (1873), Fromont jeune
et liisler aine' (1874), le Nabab (1877), les Rois en exil (1879) l'Évanf/éliste (1883),
Sapho (1884).
L IMPKESSIONNISMK 19i
comme une eau de teinture, rebroussée de vagues. Des forêts de
mâts en paquet, en écheveau. La rade, les îles, rochers gris,
brume soufrée des ports de mer, navires (pii partent, voiles,
fumées qui s'envolent, les phares qui s'allument, et, dans la
nuit, on entend un rauque mugissement, la voix des voyages. »
En noircissant, comme il dit, ses calepins, Daudet ne songe
point à la préparation de tel travail. Le livre dans lequel trou-
veront place les notes prises, il ne sait pas encore quel en sera
le sujet. Ces notes sont moins des documents que des impressions.
Il les a recueillies sans méthode et sans suite. Aucune préoccu-
pation antérieure pas plus qu'aucune théorie ou qu'aucun sys-
tème n'en altère la sincérité toute primesautière. Ses romans ne
dérivent pas d'une conception abstraite. Quand une figure a par-
ticulièrement attiré son attention, cette figure, autour de laquelle
les notes s'amassent, éveille dans son esprit l'idée de quelque
livre où elle jouera le principal rôle. Parfois même, un livre
commencé, voilà l'idée d'un autre qui se met à la traverse. Il
quitte le Nabab pour Jack, et je ne sais plus quel travail en
train pour VEvangéliste. Il pari sur la nouvelle piste avec impa-
tience, avec fièvre. Il a, en écrivant, des frémissements au bout
des doigts. Il « grossoie » tout d'abord une sorte de brouillon
hàtif, cahotant, hérissé d'anacoluthes, incorrect, à peine ponctué,
presque illisible pour un autre que lui. Là, ce trouvère, comme
il se nomme, lâche la bride à l'improvisation sans aucun souci
de la grammaire. Plus tard viendra « la partie douloureuse du
travail », celle de la mise au point. Conservait-il son premier
manuscrit? Rien ne serait plus intéressant que d'y saisir, d'y
surprendre l'inspiration toute vive. Mais, jusque dans le texte
définitif, on devine encore ce jaillissement de la verve.
Avant de faire des romans, Daudet fit des contes. Quelques-
uns sont tout fictifs ; ce qui nous y charme, c'est la fantaisie du
trouvère. Le plus grand nombre unissent la réalité à la poésie,
ou plutôt ne sont que la réalité même vue et sentie par un
poète. Bientôt son talent devait se donner plus libre carrière, se
déployer avec plus de vigueur et d'ampleur; il ne fut jamais
plus fin, plus gracieux, plus exquis.
En élargissant son cadre, en passant du conte au roman, il
ne changera point de méthode. Les contes, pour la plupart,
192 LE ROMAN
mettent en œuvre une scène dont lui-môme cavait été témoin,
tlxent une impression pittoresque ou sentimentale. Lorsqu'il
compose un roman, il ne fait souvent que juxtaposer des sujets
de conte, en leur doimant un centre commun. De là ce (pie ses
livres ont d(* peu rii^oureusement composé. Deux au moins
font exception, V Evangéliste et Saplio, dont l'unité, au con-
traire, est très forte. Mais presque tous les autres manquent de
liaison et de teneur. Voyez seulement la table des matières du
Nabab : Un Début dans le monde, la Famille Joyeuse, Jansoulet
cbez lui, les Fêtes du bey, Une élection corse, l'Exposition, etc.
Certains s'épar{)illent autour de la donnée principale. L'auteur
a voulu mettre à profit trop de notes; ce qui est accessoire
empiète parfois sur c(^ qui est essentiel. Nous trouvons dans
les Rois en exil, dans Nu)ua Roumeslan, même dans llmmortel,
une multitude de personnai^es, quelques-uns si peu nécessaires
qu'on pourrait raconter l'histoire sans les nommer, une foule
d'épisodes, qui sans doute prêtent à ces livres beaucoup de
mouvement et de variété, mais qui ont le tort soit de rompre
la suite, soit, tout au moins, de disséminer l'attention. C'est le
défaut de l'impressionnisme. Lisez le pi'emier chapitre du
Nabab : Jcnkins chez lui, Jenkins à l'hôtel de Mora, Jenkins
chez Félicia Ruys, Jenkins dans l'atelier d'André Maraime, au-
dessus des Joyeuse. Le l)on docteur fait une tournée de visites.
Eh bien, c'est à peu près ainsi que le Nabab nous promènera
tout le temps d'un endroit à l'autre. Si l'Evanr/éiiste et Sapho
sont d'une contexture plus serrée, c'est que le premier de ces
deux livres, fait d'ailleurs très vite et sous l'empire d'une vive
émotion, a pour objet une étude d'âme, et que le second procède
d'une idée générale qui en régit tout le dévelopj)ement. Les
autres livres de Daudet ne se proposent que la peinture de la
société contemporaine. Il n'importe guère que les épisodes s'y
multiplient, fût-ce aux déi)ens d'une certaine cohésion. L'unité
ne fait pas défaut : elle a siniplement des interstices; et d'ail-
leurs les épisodes eux-nuMnes concourent à l'efTct d'ensemble, à
la signification morale du tableau.
Toute œuvre d'art a sa logique : chez Daudet, cette logique
sait s'accommoder aux complications, aux incidents, aux
caprices de la réalité ; elle n'afiecte pas une sèche rectitude, elle
ALPHONSE DAUDET
d'après un cliché photographique de Nadar
Hist. de la Langue et de la Litt. Fr., T. VIIJ, Ch. IV Armand Colin & Ci^ Éditeurs, Paris
L IMPRESSIONNISME 193
admet des relâchements et comme qui dirait des inflexions.
D'autres éliminent les détails qui ne sont pas indispensables au
développement d'un sujet fixé d'avance avec une certitude pré-
cise et circonscrite avec une jalouse rigueur. Louons chez eux
la force d'abstraction, la puissance de concentration. Mais si
leurs œuvres ont je ne sais quoi de raide et de mécanique, où se
marque trop visiblement le travail de l'auteur, gardons-nous
d'exclure une forme d'unité moins étroite qui ne prend pas à
tâche de contraindre la nature, qui lui laisse quelque aisance
dans ses démarches ou môme quelque liberté dans ses jeux.
L'imagination de Daudet ne consiste point à inventer des
faits ou des ])ersonnages : il se figure avec une vivacité extraor-
dinaire ce qui a passé sous ses yeux. Merveilleux de réalité
tout actuelle, les tableaux, chez lui, n'ont pas la perfection
arrêtée et stricte que Flaubert donnait aux siens. Il attrape au
vol les moindres détails et les fixe dans leur mol)ilité même.
Cela vibre encore; on sent l'air frémir et chatoyer la lumière.
Quant aux figures humaines, je ne sais si Daudet a jamais
eu son égal pour la vérité pittoresque des portraits, pour le
talent de rendre la physionomie, l'attitude, le costume. Et ce
n'est pas à dire que, comme certains « psychologues » l'ont
insinué, il manque de « psychologie ». Nous ne trouvons pas
chez lui cette psychologie froide et pédantesque qui consiste
dans les réflexions de l'auteur; et si, pour être un psycho-
logue, il faut nous expliquer avec minutie chaque pas, chaque
geste d'un fantoche, substituer à l'action de fastidieux com-
mentaires, Daudet ne mérite pas ce nom. Mais peut-être y
a-t il une différence à faire entre un roman et un traité anato-
mique. La psychologie de Daudet, comme ses descriptions, est
vivante. Elle fait corps avec les personnages, elle se tiaduit par
leurs actes et par leurs paroles. Tel mot vaut mieux qu'une
longue dissertation. Rappelez-vous celui de Delobelle à l'enter-
rement de sa fille : « Il y a deux voitures de maître. » Quelle
planche d'anatomie illustrerait mieux l'àme du cabotin?
Beaucoup des figures innombrables que Daudet a mises en
scène sont passées à l'état de types. « La vraie joie du roman-
cier, a-t-il dit lui-même, restera de camper, à force de vraisem-
blance, des types d'humanité qui circulent désormais dans le
Histoire de la langue. VllI. 1«>
194 LE ROMAN
monde. » La vraie joie du romancier, et aussi son titre supé-
rieur. Il y a là une véritable création. Après Balzac, Daudet est
certainement celui qui aura créé le plus de ces personnages
représentatifs et génériques. C'est Tartarin, avec sa bonne
face et ses terribles roulements d'yeux, Tartarin, mélange de
candeur et de rouerie, de jovialité familière et de théâtrale
vantardise, à la fois aventureux et couard, farouche et débon-
naire, grotesque et sympathique; c'est Monpavon, c'est Sidonie
Chèbe, c'est Delobelle, Sapho, d'Argenton, et combien encore,
dont le nom seul évoque tout un portrait.
Le don de la vie, voilà la supériorité de Daudet. Son style
môme ne se soucie que de la rendre. Ce style, créé d'instant en
instant, subordonne la forme de notre langue au besoin
d'exprimer la sensation tout immédiate dans son originelle
vivacité. Comme celui des Concourt, il multiplie les ellipses, les
anastrophes, les suspensions, les alliances de mots imprévues, il
demande à tous les vocabulaires leurs termes les plus signifi-
catifs, il se modèle sur la figure môme des choses, il n'a d'autre
rythme que celui des impressions successives. Il est toujours en
mouvement. Son agilité semble parfois un peu fébrile. Nous
éprouvons quelque inquiétude, nous avons peur que la phrase ne
trouve pas son équilibre. Mais, si moderne que soit Daudet par
sa nervosité frémissante, il n'y en a pas moins chez lui un latin,
presque un classique, qui concilie, jusque dans ses licences, le
souci de l'expression vivante avec le goût de la mesure et le
sens d'une juste discipline. Quelques lignes de lui se recon-
naissent à l'instant, car il n'a eu que des imitateurs maladroits,
son style étant du reste, comme parlait Montaigne, consub-
stantiel à l'auteur, étant l'auteur même. Et ce|)endant on ne
pourrait dire que ce style rompe avec la tradition. Il ne se
déhanche ni ne grimace. Il s'arrête juste au point oii les qualités
dégénéreraient en défauts.
Sa sensibilité. — Qui dit impressionniste, dit par là môme
impressionnable. Cette impressionnabilité, si vive chez Daudet,
n'airecte pas seulement ses nerfs. Chez lui le sentiment ne le
cède en rien à la sensation. Il ne prétend pas d'ailleurs rester
absent de son œuvre. Comment pourrait-il s'y contraindre? Le
premier récit qu'il lit paraître est une sorte d'autobiographie,
L IMPRESSIONNISME 195
et, (lej)Liis le Petit Chose, il a pris plus d'une fois le public pour
confident de ses souvenirs ou de ses rêves. Mais, quand il ne se
raconte pas lui-même, ceux dont il raconte Thistoire émeuvent
toujours sa sympathie. C'est en les aimant qu'il nous les fait
aimer. Nous le sentons derrière eux qui se réjouit de leurs joies
et s'attriste de leurs tristesses. Souvent même il lui arrive
d'intervenir, d'exprimer son émotion directement. Il prend
volontiers le lecteur à témoin. Parfois, c'est un mot en aparté,
une interjection qui lui échappe. Ailleurs, il interpelle un per-
sonnag^e : « Ah! pauvre lille, tu croyais que c'était facile de s'en
aller de la vie... » Ou bien encore, il répète deux ou trois fois
une sorte de refrain tout lyrique : « Monsieur le marquis de
Monpavon marche à la mort. »
Sans doute il y a plus de force dans l'impersonnalité. Un
roman tel que Madame Bovari/, où l'auteur ne laisse rien
paraître de soi, est d'une beauté plus sévère et jdus imposante.
Pourtant ce roman même, chef-d'œuvre de l'art impassible, ne
sommes-nous pas, dans certaines scènes, tentés de lui reprocher
sa froideur contrainte et presque sa cruauté? Rien d'agaçant
comme le romancier qui commente à chaque pas les faits et
gestes do ses personnag"es, approuve celui-ci, gourmande celui-
là, et dont la sensibilité jette sans cesse de petits cris. Mais
faut-il se retrancher dans une indifférence farouche? Un auteur
cesse-t-il d'être un homme? Pourquoi lui en vouloir, si son
« humanité » se trahit, çà et là, par une marque involontaire
d'affection, par un g'este de style, par un tremblement de la
voix? Le danger, c'est de témoigner pour ses héros plus d'inté-
rêt qu'on n'en n'excite chez le lecteur. Avec Daudet, ce danger
n'est pas à craindre. Nous lui savons gré de s'attendrir parce que
nous sommes nous-mêmes émus, et nous l'accuserions de séche-
resse s'il restait impassible.
Ce n'est pas seulement par la pitié que Daudet décèle son
« moi », c'est encore par l'ironie. L'ironie de Daudet se fait
acerbe contre les cuistres, les charlatans, les cagots. Le plus
souvent elle est indulgente. Nous sentons chez lui une com-
plaisance secrète pour les Tartarin et les Roumestan ; il leur
pardonne bien des travers en faveur de leur bonhomie et de
leur cordialité plantureuse. Enfin cette ironie peut aussi n'être
196 LE ROMAN
qu'une forme détournée de la compassion. Daudet a l'àme
tendre. De bonne heure le Petit Chose a. connu la souffrance.
Un précoce apprentissage de misère et d'humiliation aurait pu
aigrir son àme; il ne fit que le rendre plus sensible aux maux
des autres.
En un temps de misanthropie chagrine ou brutale, Alphonse
Daudet est foncièrement optimiste. On lui a fait même un criine
d'embellir certaines de ses figures avec trop de prédilection.
Rappelez-vous par exemple le docteur Ilivals, ou, dans un autre
genre, Elysée Méraut. De tels personnages ont-ils quelque chose
de convenu? C'est possible. Mais, notons-le bien, le moindre
trait de réalité vulgaire ou mesquine en altérerait tout de suite,
en dénaturerait la physionomie. 11 n'est pas défendu au roman-
cier de mettre en scène de braves gens ou même des héros, tant
que l'humanité en fournit encore quelques spécimens. Si le doc-
teur Rivais démentait, ne fût-ce qu'un instant, sa bonté d'âme,
ou Elysée Méraut son chevaleresque dévouement, qui ne sent
qu'il y aurait là une discordance, et, sous prétexte de vérité, un
ton faux? Dans tous ses livres, Daudet réserve une place au
bien. Ce n'est pas un effet d'opposition qu'il recherche. Il ne
veut pas seulement reposer ses lecteurs. Si, comme dans Fro-
monl jeune et Risler aîné, comme dans le Nabab ou les Rois en
exil, il peint l'intrigue, la corruption, la luxure, lui-même
éprouve le besoin de respirer par moments une autre atmo-
sphère; c'est pour sa propre satisfaction qu'il se ménage dans un
petit coin du tableau, le spectacle rafraîchissant de mœurs pures
et dames douces ou nobles. 11 fait là, peut-être, preuve de
quelque faiblesse. Les autres parties de ses livres, celles où se
décliaînent l'avarice et la convoitise, sont, comme on dit, plus '
fortes. Mais sont-elles plus vraies? Tout réaliste ne fait [)as
nécessairement profession de pessimisme. Nous avons un pen-
chant instinctif à tenir le vice pour réel, à taxer aussitôt toute
vertu de convention et de poncif. Et cependant, ne peindre que
le mal, c'est donner de la vie une idée incomplète, et, par suite,
mensongère. Daudet fait au bien sa juste place. Souvent il a
démasqué l'hypocrisie; ne lui reprochons pas d'avoir parfois
montré ce que pouvaient masquer de tendresse les dehors de la
méchanceté, de l'envie et de la haine. (On se souvient peut-être
L IMPRESSIONNISME 197
(lu caricaturiste lîixiou, clans le portefeuille duquel se décou-
vrent, au lieu de charges féroces, les lettres de sa petite fille et
une mèche de fins cheveux.) Ses œuvres nous font connaître
des personnages aussi vicieux, aussi dépravés qu'il y en a dans
celles des pessimistes; mais si elles n'excluent pas de parti pris
tout élément de bonté, de vertu, de noblesse morale, nous l'en
trouverons à la fois plus humain et plus vrai.
Alphonse Daudet unit dans une mesure exquise la poésie à
l'observation. Il a le don des larmes, et rien n'égale la grâce
de son sourire. Tendresse et ironie, émotion et gaîté, force et
grâce, la fantaisie ailée et l'exactitude scrupuleuse, la virtuo-
sité d'un styliste et la spontanéité d'un improvisateur, on ne
voit pas, entre tant de traits également propres à le définir,
celui qui caractériserait le mieux son talent. Aussi bien il y
aurait manque de goûta emprisonner ce génie si libre, si souple,
dans une étroite formule. Disons que Daudet est justement, de
nos romanciers modernes, le plus riche et le plus complet. Lui
seul a trouvé le secret de plaire à tous les publics; lui seul inté-
resse, émeut les âmes simples, sans qu'y perdent rien ni la pré-
cision rigoureuse de son analyse, ni l'exquise distinction de sa
facture. Non moins artiste que Flaubert, populaire comme un
Dumas. Ses œuvres sont aussi bien celles de son cœur que de
son génie. Il y a des écrivains qu'on admire et d'autres que l'on
aime; il y en fort peu qui se fassent à la fois aimer et admirer.
Alphonse Daudet est de ceux-là. Tous les admirateurs que son
génie lui a valus, son cœur les lui a faits amis.
M. Pierre Loti. — « Je me déclare incapable de vous ranger
dans une classe d'écrivains quelconque, se fait dire Loti * par
son ami Plumkett {Fleurs d'ennui) ; vous êtes très personnelle-
ment vous, et nul ne pourra jamais vous donner un nom, et on
se trompera toujours en vous appliquant une appellation con-
nue. » Peut-être, à ce moment-là, le mot d'impressionniste
ne s'employait-il pas encore. Si Loti est très personnellement
lui-même, c'est justement la raison pour laquelle aucune autre
appellation ne saurait mieux lui convenir.
Voici, d'abord, quelque chose de rare ou même quelque chose
1. Pseudonyme de M. Julien Viaud, né à Rochefort en 1850. — Le Mariage
de Loti (1880), Mon frère Yves (1883), Pécheur d'Islande (18d6), Ramuntcho (1897).
198 LE ROMAN
d'unique cliez un écrivain de cette valeur : chez Loti, l'on pour-
rait dire qu'il n'y a pas d'invention, pas d'idées, pas de psycho-
logie, pas d'art.
Pas d'invention. Dans la plupart de ses livres, le thème se
réduit à presque rien, et, dans quelques-uns, à rien du tout. Il
ne fait guère que décrire. L'action ne lui sert que d'un prétexte
à décors. Aussi bien nul autre ne s'est plus répété. 11 débute par
la série des « mariages » : si l'héroïne change de couleur et la
scène de cadre, le sujet reste toujours le même. Puis, après
Mo7i frère Yves et Pécheur d'' Islande, c'est Fantôme d'Orient, qui
recommence Aziyadé, c'est Matelot, où nous retrouvons un peu
de tous les livres antérieurs. Avec le Désert, Jérusalem, la Gali-
lée, ce sont enfin de simples itinéraires : incapable de trouver
en soi rien de nouveau, l'auteur est parti cette fois, professionnel
de lettres, pour chercher au loin des « motifs » encore inédits.
Pas d'idées. Un dandysme suranné, tout d'abord, une affecta-
tion d'ennui, de désenchantement, une fanfaronnerie enfantine
d'incrédulité et de perversion. Ensuite, les lieux communs, vieux
comme le monde, sur l'amour et la mort, sur la fuite irrépa-
rable du temps, sur l'indifTérence de la nature devant nos joies
et nos tristesses. Loti sent et ne pense pas. Nul écrivain n'est
moins capable de réfléchir, moins apte à l'analyse et à la critique.
Nous ne trouvons dans ses livres la trace d'aucune préoccupation
intellectuelle et morale. Des sentiments et des images, en voilà
toute la matière. Il n'a jamais fait que traduire l'impression du
monde extérieur, réfracté pour ainsi dire à travers son âme.
Pas de psychologie. Loti nous parle continuellement de lui-
même : mais quelle peut être la psychologie d'un « moi » tout
sensilif? Quant à ses personnages, ce sont, presque toujours,
des êtres rudinientaires. Pour héroïnes, les petites sauvagesses
qu'il épousa sous divers ciels, créatures frivoles, légères, qui ne
vivent que par l'instinct. Pour héros, des simples, de grands
enfants sans volonté, complètement abandonnés au hasard des
circonstances et au caprice de leurs impulsions. Tel le spahi
Jean Peyral, tels encore Yves Kermadec et Yann. Il n'y a pas
jusqu'à Ramuntcho qui, malgré ses délicatesses sentimentales
et son admiration d'artiste pour les beautés de la nature, ne soit
un primitif, lui aussi, une âme inconsciente, faite d'aspirations
L IMPRESSIONNISME 199
vag-ues , de fiirtives réminiscences, de mélancolies obscures.
Pas d'art enfin. D'abord, la composition. Je ne parle même
pas des premiers livres, oii le récit s'entremêle au hasard de
scènes adventices. Dans ses romans les mieux composés, Mon
frère Yves, Pêcheur d'Islande, la manière de Loti a toujours
quelque chose de discontinu. Mais, le plus souvent, ce n'est
qu'une succession de tableaux qui laissent entre eux de longs
intervalles. Voyez, par exemple. Matelot. 11 n'y raconte pas tout
du long une histoire suivie; il note certains moments dans la
vie de son héros sans se mettre en peine îles vides; et ces
moments n'ont entre eux de liaison que par l'identité du per-
sonnage à l'existence duquel tout se rapporte. Et Ramuutcho
même? Plusieurs chapitres commencent par : « Huit jours après »,
« Deux mois plus tard », etc. Une demi-ligne : « trois ans ont
passé », suffît pour joindre la seconde partie à la première. On
ne nous montre de l'action que quelques phases, isolées les unes
des autres. Quant au style, les procédés de Loti, car il en a, ne
sont que les formes naturelles et comme les gestes instinctifs de
la sensibilité. Il avoue de bonne grâce son inhabileté au métier
d'écrire. Rien, chez lui, de ce qui s'appelle proprement un artiste.
Il ne sait parler que de ce qu'il a vu, il ne sait rendre que ce
qu'il a senti. Et ce qu'il a senti, ce qu'il a vu, il l'exprime en une
écriture toute spontanée, tout élémentaire, avec des phrases mal
équilibrées qui ne produisent jamais l'elTet de quelque chose
de fini, qui ne font que noter à l'instant même les impressions
successives par des traits détachés.
Qu'est-ce qui reste donc à Loti? D'être un peintre et un poète.
Un des plus grands peintres et surtout un des plus grands
poètes de notre littérature.
Loti excelle à nous montrer les objets visibles. Nul écrivain
ne lui est supérieur pour l'intensité du rendu, pour la précision
colorée et pittoresque. D'autres, Chateaubriand par exemple,
ont fait des tableaux plus amples et plus grandioses ; mais, s'il
n'a ni la vaste imagination de Chateaubriand, ni le fastueux
éclat de son style, ni la magnifique harmonie de son rythme,
il donne bien mieux que lui la sensation même des choses, une
sensation vive jusqu'à l'acuité. Officier de marine, Loti a par-
couru le globe entier ; et de tous les pays où le portait son navire,
200 LE ROMAN
il nous a laissé d'inoubliables peintures : Tahiti, avec son
indolence alanguie et lascive ; le Sénégal, avec sa morne splen-
deur; le Tonkin, avec son atmosphère immobile, sa végétation
luxuriante et inerte; le désert arabique, avec ses horizons qui
tremblent de chaleur; la mer surtout, ou plutôt les mers, celle-ci,
brillante et miroitante sous le soleil éternel, celle-là grise et
terne, à la surface de laquelle traîne continuellement comme
un reflet de pâle crépuscule. Et pourquoi même le suivre aussi
loin? Voici la Bretagne, dont il a merveilleusement rendu la
figure à la fois âpre et douce, le charme mélancolique qui s'in-
sinue au cœur; voici le Pays basque, où les choses antiques
gardent toujours le même aspect, où l'esprit des ancêtres, dans
le silence de minuit, plane sur les forêts et les montagnes, prê-
tant aux formes je ne sais quoi de farouche et de primitif...
Mais, déjà, ce n'est plus de la peinture, c'est de la poésie.
D'autres ne mettent dans leurs tableaux que le relief et la cou-
leur des choses; Loti en traduit l'âme. Et surtout il allie ce
que la réalité a de plus sensible avec ce que le songe a de
plus vague. Il sait suggérer des choses imprécises et presque
illusoires, évoquer, dans une lumière indécise, les images qui
dorment au fond de la mémoire. Aussi bien je n'oserais répondre
que, dans ses descriptions, tout soit d'une fidélité parfaite. 11
nous force à voir les objets tels qu'il les a vus, et lui-même les
voit colorés par ses rêves. Là est justement l'originalité parti-
culière de Loti. Ce qu'il nous rend, ce ne sont pas, à propre-
ment parler, les choses, c'est leur mirage. Avant de connaître
les divers aspects de la nature, il en avait, tout enfant, je
ne sais quelle intuition mystérieuse. La mer même, quand il
la vit pour la première fois, ne le surprit point. « J'étais né,
dit-il, portant déjà dans la tête un reflet confus de son immen-
sité. » Quoi que la réalité extérieure lui montre, il l'a deviné
et pressenti. Aussi, dès qu'une image sensible apparaît à ses
yeux, cette image suscite immédiatement des rcssouvenirs loin-
tains, tout un monde d'impressions latentes et fugaces, qui,
jusque-là, demeuraient ensevelies dans les ténèbres de l'in-
conscience.
Ne le prenons même pas pour un descripteur. Le descripteur
ne fait que repiuduire des apparences nettes et brèves; toute
L IMPRESSIONNISME 20t
vision, chez Loti, se répercute et se prolonge, émeut les tré-
fonds de l'être, liée, par delà les âges, à des préexistences loin-
taines, à d'obscures hérédités. Bien souvent il se plaint d'être
impuissant à traduire avec des'mots les subtiles vibrations de
son moi. Ce que les mots ne peuvent noter, étant troj» fixes
et trop secs, il en réfléchit l'impression, une impression à la
fois trouble et pénétrante comme celle que nous laissent les
lucidités du rêve. Aucun écrivain n'est moins compliqué, n'em-
ploie un vocabulaire moins rare; et pourtant aucun ne sait
aussi bien que lui traduire « l'indicible ». Ce n'est pas là un art.
C'est le secret du poète. L'àme de Loti, cette àme songeuse et
« nostalgique », tremble tout entière dans une courte phrase.
Tandis que les purs descriptifs expriment les reliefs et les
contours, autrement dit les limites précises, il a toujours devant
soi la fuyante perspective des choses que rien ne borne. Sur
l'océan même et dans l'immensité du désert, son imagination
l'emporte par delà les étendues que l'œil peut encore saisir. A
travers ses moindres paysages circule je ne sais quel frisson
d'infini. Non seulement l'infini de l'espace, mais aussi, mais
surtout TinOni du temps. Il nous donne en quelques mots
l'hallucination d'un vertigineux recul au fond des siècles.
Si Loti n'a rien d'un })enseur et d'un philosophe, certaines
idées universellement humaines affectent à un tel point sa sen-
sibilité qu'il les exprime avec une sorte de profondeur. Une,
notamment, qui domine toutes les autres, l'idée de la mort. Ce
voluptueux est aussi un triste; et sa tristesse a pour cause le
sentiment toujours présent de « la poussière finale ». Et pour-
quoi même écrit-il? il n'écrit que pour dérober à l'oubli un peu
de son être, un peu de ce qu'il a connu et aimé. Vain espoir 1
Rien ne dure ici-bas, voilà sa plainte éternelle. Une feuille qui
verdit, un soleil qui brille, le fait penser à la brièveté lamen-
table de toute chose. Il se sent mourir jour par jour, heure par
heure, sans pouvoir rien reprendre au temps de ce qu'il a
dévoré, rien lui soustraire de ce qu'il dévore déjà. Ce n'est pas
seulement la mort suprême qui l'épouvante, ce sont les morts
successives dont la vie est faite. L'angoisse de Loti, sans cesse
réveillée par chaque instant qui passe, qui périt, ne lui laisse
savourer aucun plaisir, corrompt toute joie, mêle à l'amour
202 LE ROMAN
même comme un g-oût du néant. Et, sans doute, son extraor-
dinaire faculté d'évocation s'explique par l'âpre désir qu'il a de
revivre en ressuscitant les objets et les êtres unis dans le passé
noir à sa propre existence. Il n'est un si merveilleux peintre de
la vie que parce qu'il est le poète de la mort.
IV. — L'Ecole naturaliste.
M. Emile Zola. La théorie du naturalisme. — M.Emile
Zola' est le théoricien du naturalisme. Il n'a point inventé le
terme, qui existait fort avant lui, que lui-même signale dans
Montaigne. Il n'a pas davantage inventé la chose. Ce qu'il pré-
conise sous le nom de naturalisme, employé déjà par Taine en
un sens analogue, nous en avons trouvé tous les éléments chez
ses devanciers, chez Dalzac d'abord, puis chez Flaubert et les Con-
court. Aussi bien M. Zola ne se donna jamais pour un novateur,
et répudia toujours le titre de chef d'école. Il présentait le natu-
ralisme comme une méthode et non point comme un système.
En soi, le naturalisme n'a rien de scolastique. La seule obliga-
tion qu'il impose consiste dans le respect de la nature. Il est le
contraire d'une école; car toute école se constitue beaucoup
moins par la vérité dont elle fait profession que par les limites
dont elle la borne, et le naturalisme ne fixe aucune limite,
n'exclut de l'art que le convenu et le faux. Mais d'ailleurs son
objet n'est point de copier la nature. A la nature s'ajoute l'homme.
Chaque écrivain la modifie, consciemment ou non, d'après sa
vision personnelle. L'art, dit M. Zola, c'est « la nature vue à
travers un tempérament ». Il n'y a pas de formule plus libérale.
Par là même, il n'y en a pas de moins précise. Si M. Zola
peut justement passer, fût-ce malgré soi, pour un fondateur
<l'école, il le doit à la forme décisive et systématique que revêtit
sa conception de l'art. On comprend que ni Flaubert ni les
Concourt n'aient, avant lui, institué le naturalisme. Pour être
chef d'école, il faut des qualités qui leur manquaient. Plus de
\. Né à Paris en IStO. — TliPrèse Iiaqiiin{iSùl); les liougon-Marquarl (1871-1 893) :
l'Assommoir (IS"1), Germiaul (1883), la Débâcle (18^2); les Trois villes : Lourdes
<i894), Rome (iSJti), Paris (18'J8).
L ECOLE NATURALISTE 203
suite que n'en avaient des névropathes comme les Goncourt,
plus de goût pour l'action publique et plus d'ardeur militante
que n'en avait ce méditatif et ce misanthrope de Flaubert, une
volonté tenace, un besoin instinctif de discipline. Peut-être aussi
quelques défauts, mais qui, dans un chef d'école, sont eux-
mêmes des qualités : certaine étroitesse de logique et certaine
candeur d'orgueil propre à tous les doctrinaires.
Les théories de M. Zola n'avaient rien de nouveau, que d'être
des théories, de coordonner en système quelques idées répandues
dans l'atmosphère contemporaine, et qui avaient déjà trouvé,
pour la plupart, leur expression définitive. Aussi bien toutes
ces idées se ramènent à une seule formule : il s'agit d'appliquer
dans la littérature, et, en particulier, dans le roman, les pro-
cédés de la science. C'est ce que Balzac avait déjà voulu faire,
ce que Flaubert et les Goncourt eussent fait peut-être, s'ils
n'avaient pas été surtout des stylistes et des virtuoses. A l'époque
oîi M. Zola commença d'écrire, la science, dans toutes les choses
de l'esprit, imposait une méthode stricte, fondée sur la seule
étude des phénomènes, qui, en nous comme autour de nous, se
déterminent les uns les autres. Avec Taine, cette méthode venait
de renouveler la critique et l'histoire littéraire. Ne pouvait-elle
renouveler l'art lui-même? Selon M. Zola, le naturalisme se lie
étroitement à l'évolution scientifique de notre temps, ou plutôt
il en est une forme particulière. La science, écartant les hypo-
thèses d'agents occultes, de forces abstraites, d'entités auto-
nomes, ne voit dans la nature que des phénomènes de mouve-
ment et dans l'homme que des phénomènes de conscience,
soumis, comme tous les autres, au déterminisme universel. Si
donc notre activité intellectuelle et sentimentale est régie par
des lois fixes aussi bien que notre activité corporelle, l'écrivain,
le romancier notamment, doit « opérer sur les caractères, sur
les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le physio-
logiste sur les corps ». Le roman naturaliste n'étudie plus
un homme abstrait, un homme métaphysique, mais l'homme
naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par
les influences du milieu. Il emprunte à la science sa méthode.
De même que le romantisme et le classicisme ont correspondu
à un âge de « scolastique » et de « théologie », de même le
204 LE ROMAN
naturalisme est la littérature de notre âge scientifique. Pour le
définir, JM. Zola ne trouve rien de mieux que de s'approprier
un livre qui fait autorité parmi les savants, V Introduction à
r étude de la médecine expérimentale : il lui suffit, le plus sou-
vent, de citer Claude Bernard, en remplaçant le mot « médecin »
par le mot « romancier ».
M. Zola use d'un mot peu juste en qualifiant le roman natu-
raliste de roman expérimental. Mais qu'importe? Le nom ne
fait rien à la chose. Ce qui est significatif, c'est que, sous le
nom d'expérience, il revendique pour le romancier le droit de
modifier la nature. Lui même en a largement usé sans se con-
tredire. Le naturalisme ne consiste pas dans une copie de la
réalité. On ne saurait sans impertinence remontrer à M. Zola
que cette copie-là ne serait plus de l'art. M. Zola le sait aussi
bien que personne. La méthode qu'il préconise comporte une
intervention personnelle du romancier. Avec la part de l'obser-
vateur, qui sans doute est la plus grande, elle fait aussi la part,
non de l'expérimentateur, car le terme est impropre, mais de
l'inventeur, — part nécessaire, puisque l'art ne se réduit pas à
un pur et simple décalque, part légitime, si l'invention, ne
modifiant que des contingences, observe fidèlement ces rapports
qui sont les lois de la nature.
Ce qu'il y a de plus naturaliste chez M. Zola, au sens parti-
culier où s'emploie le terme, c'est sa conception philosophique
du monde et de la vie humaine, c'est son matérialisme et son
pessimisme.
Dès la préface de Thérèse Raquin, il déclare étudier, non
des caractères, mais des tempéraments. En faisant le plan
général des Rougon-Macquart, il donne une névrose pour point
de départ à son œuvre, et, de la sorte, il diminue autant que
possible les forces de l'intelligence et de la volonté qui pour-
raient faire échec aux influences fatales de la chair et du sang.
« Les naturalistes, a-t-il écrit, remplacent l'homme métaphy-
sique par l'homme j)hysiologique. » Accordons-lui que l'homme
n'est pas une sorte de mécanisme purement spirituel, et qu'il y
a entre les sentiments et les humeurs, entre les idées et la com-
plexion physique, des relations trop étroites pour qu'on puisse,
sans en tenir compte, nous donner une image véritable de la
L ECOLE NATURALISTE 205
vie. « Qui dit psychologue, déclare-t-il, dit traître à la vérité. »
Rien de plus juste si, par psychologue, nous entendons le
romancier qui, se contentant d'étudier les fonctions intellec-
tuelles et morales, nous re})résente, au lieu de personnages
vivants, je ne sais quelles entités scolastiques. Mais on s'ex-
plique pourtant qu'un poète comme Racine ou qu'un romancier
comme Stendhal néglige ce que l'auteur des Roufjon-Macquart
nomme la bête humaine. Les fonctions du cœur ou du cerveau
sont d'un ordre plus élevé que celles du ventre. Rien d'étonnant
qu'elles intéressent -davantage l'écrivain. Il y trouve une
matière où peut mieux s'exercer la délicatesse de son analyse.
Si la psychologie ne doit pas évincer la physiologie, s'il n'y a
pas, sans physiologie, de psychologie vraiment solide, nous
préférons néanmoins au romancier purement }ihysiologiste ce
psychokigue même que M. Zola, non sans raison, accuse de
trahir la vérité. L'auteur des Rou g on- Mac quart a mis en scène
des figures saisissantes, dans la peinture desquelles se mani-
festent la vigueur et l'ampleur de son génie. Ces figures sont
presque toujours celles d'êtres qui se développent, sous l'in-
fluence de la même passion, avec une rectitude fatale, avec une
continuité imposante et morne.
Le matérialisme de M. Zola nous explique déjà son pessi-
misme : réduisant l'homme à des appétits, M. Zola devait for-
cément mettre au jour les côtés les plus vils et les plus abjects
de la nature humaine. Ce pessimisme dérive d'un besoin de
vérité auquel nous rendrons tout d'abord hommage. Pour l'au-
teur des Roiigon-Macqxart comme pour Taine, qui fut son
maître, la nature humaine est celle d'un animal féroce et
lubrique. Il faut, si l'on a le souci de faire vrai, pénétrer au delà
d'apparences mensongères, et, sous le vernis d'une civilisation
plus ou moins raffinée, découvrir, soit chez l'homme du peuple,
soit chez l'homme de salon, ce « gorille » primitif que chacun
de nous a dans le sang. Je ne dis pas que M. Zola ait raison.
L'homme vrai, même si nous le supposons foncièrement lubri(|ue
et féroce, ne se réduit pas à ce fonds héréditaire; en l'y rédui-
sant, on nous peint le vrai gorille. Mais, si M. Zola se trompe,
c'est de bonne foi. On l'a accusé tantôt de se plaire, par déver-
gondage d'imagination, dans la crapule et dans l'immondice.
206 LE ROMAN
tantôt <le spéculer sur lo scandale pour vendre ses livres à un
grand nombre d'éditions. Hien de plus injuste. M. Zola peut bien
être cynique, mais il est chaste. Une conception pessimiste de
la nature humaine lui en fait surtout apparaître ce qu'elle a de
bas et d'ignominieux; une idée plus ou moins fausse de la vérité
artistique l'induit à croire que l'écrivain doit étaler ces ignomi-
nies et ces bassesses. En les mettant sous nos yeux, M. Zola
s'acquitte d'un devoir. Elles lui répugnent aussi bien qu'à nous;
et, du reste, la brutale candeur avec laquelle il les peint ne
pourrait que les rendre odieuses. Si nous trouvons des ordures
dans certains volumes de ses Rougon-Macquart, nous n'y trou-
vons en tout cas rien de pervers ou de corrupteur. C'est bien à
tort qu'on le taxerait d'immoralité. Un livre comme V Assom-
moir, avec tout ce qu'il contient de grossier et de cru, est certes
plus moral que tant de romans où nos soi-disant moralistes,
dans un langage fleuri des grâces les plus élégantes, décrivent
avec complaisance les vices raffinés de ce qu'on appelle le
monde.
M. Zola artiste. Le peintre et le poète. — Par son art,
par ses procédés d'élaboration ot de composition, M. Zola n'a
rien du véritable naturaliste. Dans la manière même dont il
conçut les Roii gon- M acquarl , histoire sociale et naturelle d'une
famille sous le second Empire, nous reconnaissons l'esprit
systématique du logicien. Ce fameux arbre généalogique, qui
parut pour la première fois dans Une page d'amour, M. Zola le
dressa en 1868, avant d'avoir écrit une seule ligne de l'œuvre
immense à laquelle il devait travailler pendant vingt-cinq ans.
Dès lors, non content de s'être fait un devis général, il avait fixé
le nombre des volumes et tracé pour chacun son cadre particu-
lier. Yoilà bien le triomphe de la méthode déductive, qui est
tout ce qu'il y a de plus contraire à l'esprit du naturalisme. Et,
d'autre part, tandis que le naturalisme incline de soi-même au
relâchement de la composition, M. Zola procède toujours d'une
façon méthodique, en géomètre, et ses romans les plus touiïus
ont une étroite unité. Nul ne sait mieux que lui, en se mettant
à la tâche, et ce qu'il fera et comment il le fera. On l'a vu, plus
d'une année avant la publication d'un volume, annoncer que ce
volume aurait tant de chapitres, et chacun de ces chapitres tant
L ECOLE NATURALISTE 207
(ie pages. Sa manière môme de travailler, la suite toujours
égale de son labeur, manifestent une discipline ferme et vigou-
reuse qui n'abandonne rien au hasard. Il a réglé par avance les
moindres détails. Telle de ses œuvres peut nous présenter d'in-
nombrables personnages cjui se meuvent et se croisent à travers
une multitude d'incidents : elle ne laisse pas moins une impres-
sion nette et distincte, [»arce que tout s'y tient, parce qu'il n'est
aucun de ces personnages qui ne concoure pour sa part à l'action,
aucun de ces incidents qui n'y soit directement rattaché. Quand
M. Zola, appréciant quelque ouvrage de Concourt, déclare que
le roman fmira par devenir une simple étude sans péripéties et
sans dénouement, l'analyse d'une passion, la biographie d'un
personnage ordinaire racontée au jour le jour, il en prend aisé-
ment son parti : là, c'est le critique qui parle, et le critique est
naturaliste. Mais, comme romancier, lui-même travaille autre-
ment. En composant ses livres, M. Zola soumet la « nature »
aux exigences d'un art impérieux; il discij)line, il corrige, il
rectifie et simplifie, par besoin d'unité, celte nature indocile,
tumulleuse, désordonnée, pleine de hasards et d'accidents, que le
naturalisme, s'il est conséquent avec ses principes, doit repro-
duire en sa complexité dissolue.
L'observation elle-même, chez M. Zola, n'est pas celle d'un
vrai naturaliste. En décrivant la cour impériale d'après les Sou-
venirs cCun valet de chambre, et les mœurs des ouvriers d'après
le SuOlitne (ouvrage de Denis Poulot), il ne méritait pas sans
doute l'accusation de plagiat. Ces livres ne lui fournissaient que
des renseignements, simples constatations, matériaux vraiment
anonymes, qu'il avait tout droit de mettre en œuvre, comme
l'auteur d'un drame historique cherche dans les historiens ses
traits de couleur locale. Pourtant, si la valeur d'une production
littéraire se mesurait à celle des documents qu'elle contient? Là
sans doute aboutit nécessairement la théorie du naturalisme
scientifique. Mais nous ne confondons pas l'art avec la science,
et M. Zola lui-même, dans ses manifestes les plus naturalistes,
ne préten lit jamais le réduire à une sorte de statistique. Ce que
je remarque, c'est que le fond de son œuvre n'est pas toujours
emprunté à l'observation directe de la vie et du monde.
Sans doute les Rougon-Macquart renferment aussi bien des
■208 LE ROMAN
choses que Tauteur a pu voir de ses yeux. Et, pour voir les
choses mêmes, pour en prendre une connaissance directe, il ne
plaiprnit jamais ni son temps ni sa peine. Voyages aux endroits
oii devait se passer Taclion, séjours dans les « milieux » à
décrire, et, plus d'une fois, apprentissage personnel et actif de
tel ou tel métier, il ne négligeait rien pour donner à ses livres
une exactitude vraiment documentaire. Mais ce n'est peut-être
pas assez; en tout cas, le naturalisme exige davantage. M. Zola,
quand il observait la réalité vivante, avait dressé le plan de son
ouvrage, et, plus ou moins hâtive, l'observation ne lui servait
guère qu'à en remplir les cadres déjà préparés. Or le natura-
liste procède d'une tout autre façon. Il ne se dit point à tel
moment : Je vais traiter tel ou tel sujet, que je ne connais pas,
mais sur lequel je prendrai des notes, beaucoup de notes. C'est
là ce que se disait M. Zola en dressant le plan de ses Rongon-
Macquart. Un volume sur la bourgeoisie provinciale, un sur la
bourgeoisie parisienne, un sur les grands magasins, un sur l'art,
un sur les paysans, un sur les chemins de fer, un sur l'armée, etc.
Le naturaliste, bien au contraire, laisse les sujets lui venir. Et il
rie s'isole pas, il ne se retire pas du monde, comme M. Zola. En
incessant commerce avec la réalité contemporaine, il fait moins
ses livres qu'il ne les emprunte tout faits à la vie.
On retrouve jusque dans le style de M. Zola cette rectitude
robuste, cette solidité de carrure qui font de lui le plus clas-
sique, à certains égards, entre les écrivains de notre temps. Je
ne parle pas des détails de son élocution. ïro[) facile serait d'y
relever un grand nombre de « fautes », comme disait l'ancienne
critique. Les premiers volumes des Roiirjon- Macquart dénotent
un souci de la forme plus attentif et plus curieux. Il ne tarda
guère à se reMcher, non seulement à faire fi du « ragoût », mais
à négliger ce poli et ce fini d'exécution qui tourmentaient un
styliste tel que Flaubert. Ses surcharges, ses rudesses, ses dis-
parates, tout ce que sa facture a parfois de lourd, de rocail-
leux, de dilTus et de confus, ne l'empêchent pourtant pas d'être
un admirable écrivain. Il a réagi contre les raffinements et les
contournements de l'écriture artiste. C'est par là qu'on pour-
rail le rapprocher des classiques, sur lesquels lui-même a sou-
vent conseillé aux jeunes auteurs de prendre modèle, « en main-
L ECOLE NATURALISTE 209
tenant la grandeur de notre génie national ». Autant les Con-
court se complaisaient dans les fioritures et dans les mièvreries
de l'expression, autant M. Zola va droit à la simplicité, à la
netteté, à une plénitude égale et tranquille. « Tous nos mari-
vaudages, dit-il, ne valent pas un mot juste mis en sa place;
voilà ce que je sens, ce que je voudrais, si je le pouvais. » On
regrette qu'une préoccupation si méritoire de la justesse se
concilie chez M. Zola avec trop d'impropriétés dans l'écriture.
M. Zola est persuadé que, pour bien écrire, il suffit d'avoir
l'impression forte de ce qu'on veut exprimer. Les classiques,
dont lui-même oppose l'exemple aux stylistes de son temps,
avaient au plus haut point le souci du style. Pascal, par exemple,
refit treize fois la dix-huitième proviiiciale. Entre Pascal et les
virtuoses du xvii" siècle, Balzac ou Voiture, il y a cette différence
que l'auteur des Provinciales avait pour objet, non pas de faire
admirer son talent, mais d'exprimer sa pensée avec le plus de
netteté possible et le plus de force. Au reste ni lui, ni aucun
autre parmi les grands auteurs classiques, ne croyaient qu'on
put sans beaucoup de travail écrire simplement et naturellement.
La simplicité et le naturel ne s'atteignent que par un art patient.
C'est ce que M. Zola ne voit pas assez. Il fait vite; et de là bien
des défauts. Mais que les imperfections du détail ne nous rendent
pas injuste à la beauté de l'ensemble. Aucun écrivain de ce temps
ne l'égale en vigueur et en éclat; aucun n'a sa puissance de rhé-
torique, sa teneur de mouvement, sa prodigieuse aptitude à
exprimer en de grandioses tableaux la vie des êtres et des choses.
M. Zola se donne comme un savant, préoccupé avant tout
d'exactitude. Mais oii se révèle la grandeur de son œuvre? Dans
ce qu'il ajoute à la nature beaucoup plus que dans ce qu'il en
tire. Rappelons-nous comment lui-même définit l'art. Si l'art
n'est autre chose que la nature vue à travers un tempérament,
des deux termes que rapproche cette définition, le premier est
commun à tous les écrivains; c'est par son tempérament propre
qu'un écrivain se classe dans telle ou telle école, ou même, en
dehors de toute école, manifeste une originalité qui le met à
part. Or le tempérament de M. Zola, ou, si l'on préfère, son
génie, a pour faculté caractéristique l'imagination, d'abord l'ima-
gination qui saisit fortement le réel, et ensuite, et surtout, celle
Histoire de la langue. VIIl. 14
210 LK ROMAN
qui le déforme, qui l'amplifie, lui prête des formes démesurées.
L'auteur des Rougon-Macquart se plaint d'avoir trop « trempé
dans la mixture romantique » ; et nous, c'est justement pour
son romantisme que nous le trouvons grand.
Peu délicat psychologue, il excelle à peindre. Ses personnag'es
sont toujours marqués de traits significatifs qui nous les rendent
visibles, même ceux du second plan, même ceux qui ne font que
paraître. Ils ont la vie, une vie plutôt extérieure et pittoresque,
mais la vie enfin, cette vie que les analystes les plus sagaces
ne donnent point à leurs figures. Et, s'il fait vivre les individus,
il a au plus haut degré le don de mettre en mouvement les
masses. Voyez, par exemple, les mineurs de Germinal. On n'a
jamais exprimé aussi puissamment la tumultueuse unité des
foules avec leurs vastes ondulations de colères sourdes et leurs
effervescences subites, leurs brusques déchaînements. Et l'armée
de la Débâclel Elle ne vit pas seulement dans les divers acteurs
qui s'en détachent; elle revêt une personnalité collective, si l'on
peut dire, une existence de monstre énorme, où ne se distin-
guent plus à certains moments les milliers et les milliers d'indi-
vidus qu'elle absorbe en soi et qui n'ont plus qu'une même
âme et qu'un même souffle.
Pour les choses de même que pour les êtres. En vertu de ses
propres théories, M. Zola ne devrait nous en donner qu'une
notation exacte et caractéristique. Quand on lui reprochait de
trop décrire, il se comparait au zoologiste, qui, parlant d'un
insecte, est bien obligé d'étudier longuement la plante dont cet
insecte tire sa substance; il prétendait bannir, pour lui-même,
toute description qui ne fût pas un « état » du milieu. Ces
termes techniques jurent singulièrement avec les procédés de
M. Zola. Il exagère tous les objets, en fait saillir les contours et
rutiler les couleurs. Ce ne sont pas des notations, ce sont d'écla-
tantes peintures, où l'on aurait parfois à reprendre de la lour-
deur, de l'empâtement, une opulence criarde, mais dont il faut
admirer l'étonnant relief. Ceux qui préfèrent une manière sobre,
fine, discrète, doivent pourtant reconnaître que les descriptions
de M. Zola, par leur densité même, par ce qu'elles ont de copieux
ensemble et de cru, atteignent à de merveilleux effets. Nous
n'avons rien peut-être dans notre littérature de comparable au
L ECOLE NATURALISTE 211
fameux Paradou pour la luxuriante richesse. Et que d'autres
morceaux non moins admirables d'ampleur et de puissance!
Rappelez-vous, entre autres, dans un de ses derniers volumes,
soit la magnifique évocation de l'ancienne Rome, soit le tableau
saisissant de la Rome moderne, et, en particulier, ces pages sur
la campagne romaine, dont Chateaubriand lui-même n'a pas
mieux rendu la grandeur désolée, la majesté solitaire et morne.
M. Zola n'est pas seulement un peintre, il est encore un poète.
Au poète qu'est M. Zola rapportons notamment ce besoin d'idéa-
lisation et de synthèse, manifeste dès le début, mais qui a été
croissant jusqu'à la fin des Roîigon-Macquart, et que sa der-
nière œuvre, /es Trois Villes, a plus que jamais fait paraître
comme un des traits essentiels de son génie. On a souvent
remarqué que la matière inerte fournit à presque tous ses
livres une sorte d'emblème qui en figure aux yeux la significa-
tion. C'est le cabaret dans V Assommoir, la mine dans Germinal,
le magasin dans Au Bonheur des Dames, la Bourse dans l" Ar-
gent. Et, si l'arbre généalogique des Rougon-Macquart est bien
dans les dix-neuf premiers volumes de la série ce que M. Zola
nomme le régulateur, cet arbre, dans le dernier, ne commande
pas seulement l'action, mais y joue le principal rôle. Voyez
encore les descriptions symboliques que renferment la plupart
de ses ouvrages, surtout les plus récents, Rome et Paris. Quant à
ses personnages, M. Zola leur donne presque toujours une signi-
fication générale, et chacun d'eux, tout en ayant sa physionomie
propre, résume en lui soit une classe de la société, soit une
famille de tempéraments. Et ce n'est pas assez de dire qu'ils
sont des types; beaucoup, du moins, sont de véritables sym-
boles. Dans la Débâcle, par exemple, Maurice et Jean, les deux
héros du livre. Leur symbolisme se marque dès les premières
pages, et pas un instant l'auteur ne le perd de vue. Mais la
dernière partie le met en pleine lumière. Quand Jean et Maurice
se retrouvent dans Paris, au début de la Commune, ce ne sont
pas seulement les deux amis que M. Zola nous montre en face
l'un de l'autre, ce sont les deux Frances qu'il oppose, celle d'hier,
gâtée, pervertie, impuissante à se refaire, et celle de demain,
la France saine, simple et solide, qui déjà renaît à l'espérance, et
va reprendre, marchant vers l'avenir, sa grande et rude besogne.
212 LE ROMAX
La Débâcle est le jtremier roman de M. Zola où le symbole
prend une importance telle, où il d<jmine tout le sujet, pr«'sid<'
à la composition d'ensemble, s'empare des Heures maîtresses.
donne au livre son unité et sa valeur supérieure. Mais nous le
retrouvons, non moins significatif, dans le Docteur Pascal, qui
termine la série des Rov gon-Macquarl , et dans les Trois Villes.
Qu'est-ce qui fait l'intérêt du Docteur Pascal, sinon le conflit
de l'esprit scientifique et du mysticisme, représentés l'un par
le docteur lui-même, et l'autre par Clotilde? Et la trilogie des
Trois Villes''! Jamais l'imagination symbolique de l'auteur ne
s'était donné plus ample carrière que dans cette œuvre puissante
où il résume à grands traits toute sa philosophie morale et
sociale.
Bon gré mal gré, M. Zola est non pas l'analyste (pie lui-même
prétend être, mais un lyrique et surtout un épique. Pourquoi
emprunte-t-il la donnée première des Rour/o)î-Macquart à l'obs-
cure question de l'hérédité, si bien que les vingt volumes peu-
vent tenir dans une page de l'arbre généalogique? C'est que les
sciences commençantes, où l'imagination a le champ libre,
relèvent des poètes plus encore que des savants. Entre la vérité
déjà conquise et la vérité à conquérir, il est un vaste domaine
dans lequel se déploie leur faculté divinatrice. Mais ce poète,
(jui se manifestait tout d'abord chez M. Zola, ne fût-ce que par
la conception générale de son œuvre, a de plus en plus pris le
pas sur l'analyste. Rappelons-nous, dans le Docteur Pascal,
dans Paris, les savants que l'auteur met en scène. C'est, dans
Paris, le grand chimiste Bertheroy, car je ne parle même pas
de Guillaume Froment, un véritable illuminé. Bertheroy doit
ici symboliser la science, cette science qui, se préservant des
songeries et des chimères, poursuit son chemin pas à pas avec
une imperturbable tranquillité. Tel que M. Zola nous le repré-
sente, il y a en lui de l'utopiste presque autant que du savant.
Et, dans le Docteur Pascal, c'est Pascal lui-même, un prétendu
positiviste. On nous dit bien qu'il s'en tient au fait, qu'il observe
rigoureusement la discipline scientifique; on nous le dit, et 1 ou
nous montre un homme que son imagination égare, qui n'a
banni le merveilleux de la religion que pour s'éprendre d'occul-
tisme, qui non seulement compromet sa théorie de l'hérédité
L ÉCOLE NATURALISTE 213
en d'étranges aventures, mais qui, pilant de la substance ner-
veuse de mouton dans de l'eau distillée, prétend que sa liqueur
guérisse n'importe quelle maladie et n'importe quel malade,
refasse une humanité toute neuve, rég"énère et sauve le monde.
Ce positiviste est le plus candide des thaumaturg-es.
L'évolution finale de M. Zola. — Nous avons marqué
tout d'abord ce qu'on a|»pelle le matérialisme et le pessimisme
de M. Zola. Après les derniers volumes des Rougon-Macquart ,
après les Trois Villes, il faut revenir sur un jugement que cor-
rige ou même contredit la suite de son œuvre. Déjà t Argent
accusait, surtout xors la fin, une tendance visible à moins de
morosité dans la conception de l'existence, à moins de misan-
thro})ie dans la conception de la nature humaine. Vint ensuite
la Débâcle, d'où se dégag-e, après tant de malheurs et de ruines,
une impression de robuste espoir et de courage vivace. Il faut
sans doute faire des réserves sur la conclusion du Docteur Pascal ;
mais au pessimisme antérieur des Rougon-Macquarl succède
une foi invincible dans le triom}dîe de la vie. Et si M. Zola
paraît se tro|> re[>oser sur la nature en lui laissant faire d'elle-
même son œuvre, c'est justement parce qu'il juge cette œuvre
bonne. Nous aurions quelque velléité de lui reprocher ici une
confiance excessive. Aussi bien le Docteur Pascal n'est pas la
fanatique apologie d'un positivisme sec et jaloux qui ferme
l'horizon aux instincts les plus élevés de Tàme humaine. Le souci
de l'idéal s'y concilie avec le respect de la réalité, et la sympa-
thie humaine y fait contraste avec cet amer plaisir que M. Zola
prenait ailleurs à ravaler l'homme. Enfin les Trois Villes, et
notamment le dernier volume de la trilogie, expriment avec la
plus chaleureuse éloquence une fervente passion de la justice et
de la fraternité. M. Zola y reste conséquent avec lui-même en
glorifiant la science; mais l'œuvre tout entière est animée par
un souffle d'idéalisme généreux et de vaillant optimisme. Cette
science qu'il glorifie, elle travaille à l'amélioration de la vie
humaine. Plus de guerres, plus de violences. La poudre explo-
sive de Guillaume, qui devait anéantir Paris, sert à actionner
un nouveau moteur. C'est le travail rendu moins pénible, ce
sont les distances rapprochées, les peui)les fraternisant, c'est un
peu plus de bien-être et un peu plus d'amour. Ainsi l'humanité
214 LE ROMATs'
avance, sans heurts et sans secousses, dans la voie du progrès,
du progrès moral comme du progrès matériel.
Les œuvres les plus cyniques de M. Zola dénotaient un grave
souci de moralité sociale. Ses derniers livres, purgés des vilenies
et des turpitudes qui souillaient la plupart des autres, mettent
le moraliste en pleine lumière. Même si Ton ne partageait pas
ses idées, on devrait encore lui rendre cet hommage, que,
parmi les romanciers modernes, il est le seul qui tire le roman
des frivolités mondaines, des intrigues de l'adultère, des cas de
psychologie amhiguë et subtile, pour l'intéresser aux plus
hautes questions de notre temps.
Guy de Maupassant. — Ni Flaubert, ni les Concourt, ni
Daudet, ni Zola lui-même ne méritent vraiment le nom de
naturalistes, et nous avons assez dit pourquoi. Aussi bien le
naturalisme absolu n'est pas possible. Des deux termes néces-
saires à la production de l'œuvre d'art, il en supprimerait un.
L'œuvre d'art suppose l'homme et la nature, la nature moditiée
par l'homme, et le naturalisme absolu serait tout simplement
une représentation intégrale des choses, une sorte de fac-similé
tout mécanique, qui, n'ayant rien d'humain, n'aurait donc rien
d'artiste. Mais si, par manière de parler, il est permis de dire
d'un écrivain que l'art chez lui se confond avec la nature, cet
écrivain est bien Guy de Maupassant'. Tout, en Maupassant, son
éducation, son caractère et la forme de son esprit, le rendait
éminemment propre à être le naturaliste que ne fut aucun de
ses devanciers et maîtres, à réfléchir avec lîdélité cette « nature »
que les autres avaient si profondément modifiée en y « ajou-
tant » {homo additus natiirœ), Flaubert ses soucis de styliste,
les Concourt leur inquiétude nerveuse, Daudet sa sensibilité
fébrile, M. Zola sa débordante imagination.
Maupassant peut être considéré, à ses débuts, comme le
disciple de Flaubert et de M. Zola. Et, du premier, son par-
rain, il fut plus proprement l'élève. Excellent maître de rhéto-
rique, Flaubert dut pourtant lui inculquer, avec le culte méri-
toire de la forme, des préoccupations et des scrupules excessifs
i. No au château de Miromesnil (Seiiie-lnlerieiire) eu I80O, mort en 1893. —
Boule lie iiuif(lHiid), la Maison Tellier (1881), Une Vie (1883), Contes de la Bécasse
(1883), rierre et Jean (1888).
L ECOLE NATURALISTE 215
que le jeune homme eut plus tard à répudier. Mais ses leçons
visaient surtout à l'exactitude. « Va faire un tour, lui disait-il
souvent, et raconte-moi en cent lig-nes ce que tu auras vu. »
Toute l'éducation de Maupassant fut d'apprendre à voir et à
exprimer clairement ce qui avait passé sous ses yeux.
Bien des choses peuvent troubler notre vision. Premièrement,
des idées philosophiques ou encore certaines sollicitations de
l'esprit, de la conscience. C'est par là que l'on est homme, et
par là, en conséquence, que l'on altère la nature. Mais il n'y a
chez Maupassant aucun travail intellectuel, aucune inquiétude
morale. Toute sa philosophie est faite de brutales affirmations
qui se bornent à constater ce qu'il voit. Il ne met pas l'homme
en face de la nature, mais l'absorbe en elle. Je ne sais quelle
ivresse lascive lui inspire parfois une sorte de ferveur. Mais,
là encore, il n'y a rien que de bestial. Les désirs confus de
la brute font frémir son corps sans que son esprit éprouve
le moindre trouble. L'amour même , pour lui, n'est qu'un
besoin. Il ôte à l'amour tout idéal, il le dépouille de ses rayons
et de ses prestiges. La divinité qu'il sert, c'est la Vénus de
Syracuse, une « femelle de marbre », saine, robuste, tranquille,
que ne gâte nulle chimère mystique, nulle velléité d'au-delà. Et
s'il n'y a pas chez lui la moindre inquiétude, il n'y a pas non
plus le moindre souci de moralité. La morale, c'est une sage
hygiène (|ui maintient nos organes en bon état pour que nous
puissions goûter dans leur plénitude les jouissances de la vie.
Cette philosophie purement naturelle explique sa tranquillité
d'esprit, et, par suite, sa lucidité de vision.
Maupassant n'a pas davantage de théorie esthétique; car une
théorie esthétique suppose toujours une conception spéciale du
monde et de la vie, ou plutôt n'est, à vrai dire, que cette con-
ception même appliquée à l'art. On sait qu'il fuyait les conver-
sations littéraires, qu'il ne parlait jamais de livres et d'écri-
vains, qu'il méprisait la critique. N'éprouvant soi-même aucune
difficulté, aucune incertitude, Maupassant croyait parfaitement
simple tout ce qui faisait autour de lui le sujet d'interminables
controverses entre les diverses écoles. Il ne se mêla jamais à
ces disputes, ni par écrit, ni même en paroles. Une seule fois
il se départit de son silence, et ce fut pour mettre en tête d'un
216 LE ROMAN
(le ses cleriiiers livres, Pierre et Jean, quelques pages de préface
où toute son esthétique revient à déclarer que l'écrivain doit
simplement mirer la nature sans se mettre en peine d'aucune
doctrine. C'est ce que Maupassant lui-même a toujours fait, et,
l'ayant fait, c'est par là qu'il est le plus naturaliste de nos
romanciers, ou plutôt le seul vraiment naturaliste. Rien, dans
son naturalisme, qui sente l'école comme dans celui de
M. Zola, qui trahisse l'application d'une théorie préconçue. Il
ne s'est même pas dit : « Soyons naturaliste », ce qui suppose
déjà certaines intentions systématiques, tout au moins des idées
peu compatibles avec une entière soumission à l'objet. Il l'a été
sans le vouloir, je dirais presque sans le savoir. Il s'est borné,
comme lui-même nous le dit d'un de ses héros, à cueillir les
images que lui présentait le monde, pour n(jus les rendre telles
quelles avec la précision d'un appareil photograjjhique.
Nul écrivain ne fut aussi naturellement impersonnel. Et, chez
Maupassant, l'impersonnalité n'a rien de voulu. Elle ne coûte
aucun etîort. Elle n'est pas due à l'observation réfléchie d'une
doctrine littéraire qui lui défendît, comme à Flaubert, de rien
trahir de soi que la netteté de son regard et la sûreté de sa
main. Il reste impersonnel non par système, mais par nature.
Ceux qui l'ont connu dans le monde nous disent qu'il y était
toujours des plus réservés. Il ne parlait pas de lui-même, il
évitait tout sujet de conversation qui aurait provoqué des con-
fidences. Ses livres, à plus forte raison, nous le laissent ignorer.
Mais je ne veux pas dire seulement qu'il ne s'y met pas en
scène. Son art est entièrement objectif. Aucune réflexion ne lui
échappe sur les personnages qu'il fait défiler sous nos yeux.
On ne sait ce que lui-même en pense, et peut-être n'en pense-t-il
rien, ne s'est-il préoccupé que de nous montrer leur figure
avec le plus de vérité possible. Sa philosophie, toute nihiliste,
n'admettait aucun principe qui pût lui permettre de les juger.
Mais, d'autre part, il n'éprouve pour eux que de rindifférence.
Pas un mot de pitié ou de mépris; sa sensibilité est tout entière
absorbée dans le j)laisir de peindre. Pas même cette ironie que
les artistes les plus impersonnels nous laissent parfois surpren-
dre. Sa seule affaire consiste à reproduire la réalité.
Maujiassant est encore le plus naturaliste de nos écrivains en
L ECOLE NATURALISTE 217
ce sens que, ne méfiant rien de lui-même dans ses peintures,
il ne peint cependant que des choses vues. D'autres romanciers
contemporains ont fait de môme. La différence, c'est, d'abord,
que, dans le cadre restreint du conte, Maupassant pouvait se
borner, sans arrangement factice et même sans aucune inven-
tion, aux seules données de la réalité; mais surtout, c'est que
l'observation, chez lui, est toute désintéressée. Les romanciers
naturalistes posent tous en principe que la matière d'un roman
doit être directement empruntée à une expérience personnelle
de la vie. Aussi se donnent-ils pour tâche d'observer préalable-
ment ce qui doit faire le sujet de leurs livres. La méthode est
sans doute excellente. Mais, s'il paraît bien que Maupassant ne
se soit imposé aucune méthode, proposé aucune tâche, cela
vaut encore mieux pour l'observation. Cela la dégage des
partis pris, même involontaires, qui risquent de l'altérer, cela
lui laisse tout son naturel. Les objets viennent d'eux-mêmes
faire impression sur l'esprit. Quand c'est l'esprit qui les pré-
vient, qui les sollicite, sa contraction même, si je puis dire, ne
lui permet pas d'en être le simple miroir. Et, puisque l'écri-
vain, après tout, ne saurait reproduire la réalité tout entière,
on peut craindre, s'il choisit volontairement, en vertu d'une
opération réfléchie, les traits les plus significatifs, que son
choix ne se rapporte à une manière de voir particulière, à un
système préconçu. Mais si, comme Maupassant, il se laisse
pénétrer par les choses, s'il laisse les choses agir sur lui au
lieu d'agir sur elles, il nous en rendra, grâce à cette incon-
science même, une plus fidèle image.
On a souvent dit que Maupassant calomnie la nature humaine,
qu'il ne voit chez les hommes que leurs ridicules et leurs bas-
sesses. On lui prête une misanthropie amère, qu'on veut expli-
quer par son pessimisme. Mais ce pessimisme, dont nous parle-
rons tout à l'heure, ne se manifesta que dans la seconde partie
de sa carrière, et c'est justement alors que Fàme de Maupas-
sant s'attendrit. A vrai dire, le reproche ne semble pas juste.
Maupassant, dans son observation de l'humanité, reste absolu-
ment impartial. 11 n'y apporte ni colère, ni haine, il la montre
telle qu'il la voit, et, comme sa vision n'est troublée par aucun
préjugé de système philosophique, de morale ou d'école litté-
218 LE ROMAN
raire, on peut dire qu'il la montre telle qu'elle est. Aussi bien,
ce n'est pas l'homme qu'il peint, ce sont des hommes, des indi-
vidus, qu'il n'a même pas choisis, ceux que les hasards de son
existence lui ont rendus familiers. Quelques-uns sont abomi-
nables, beaucoup sont fj;rotesques, la plupart ne sont que vul-
g-aires. Sonj^eons que ses personnages appartiennent générale-
ment aux classes sociales oîi il y a le moins de politesse, où,
par conséquent, apparaît de prime abord ce fond de la nature
humaine que tous les moralistes nous représentent comme féro-
cement égoïste, Maupassant ne se complaît point à la peinture
du mal ou du laid; s'il les peint, c'est parce qu'il les a trouvés
devant lui, sans les chercher. Du reste il peint aussi le bien et le
beau ; mais, n'y ayant à vrai dire que par exception des « bons »
et des « méchants », il peint, chez le même homme, le mal comme
le bien. Et si le plus grand nombre de ses personnages sont
médiocres, je reconnais là encore ce naturalisme (jui a pour
domaine propre non pas l'exceptionnel en bien ou en mal, mais
le commun. Je disais plus haut que Maupassant ne peint pas de
types; seulement ses personnages étant pres(jue tous « ordi-
naires », chacun d'eux en représente un grand nombre d'autres,
qui, dans le même groupe ou dans la même classe, en diffèrent
à peine. Et ainsi ce sont bien des types, si l'on veut; mais,
tandis que chez les romanciers idéalistes, voire chez la plupart
des naturalistes, le type a quelque chose d'irréel et d'abstrait,
sa valeur, chez Maupassant, provient de la ressemblance avec
tel individu moyen qui a servi de modèle.
Maupassant semble être moins naturaliste que d'autres
romanciers contemporains par le souci qu'il manifeste de la
composition. Mais ne serait-ce pas encore là prendre le mot de
naturalisme en un sens scolastique? Quel roman nous donne
mieux l'illusion du réel, celui qui retrace les hasards et les
détours de la vie, (|ui reproduit ce (ju'elle a par elle-même d'on-
doyant, d'aventureux, de touiîu, ou bien celui qui ne s'attache
qu'aux faits significatifs, liés entre eux par leur commun rap-
port avec le sujet? Maupassant porte dans l'exposition un besoin
instinctif de suite et d'unilé. Remarquons pourtant que ses
romans ont en général une allure assez libre, et, d'autre part,
que la « nouvelle » n'admet guère de développements oiseux.
L ECOLE NATURALISTE 219
Quoi qu'il en soit, ses nouvelles sont admirablement compo-
sées. D'abord parce qu'il excelle à saisir les traits caractéristi-
ques des êtres et des choses, mais aussi parce que, choisissant
parmi les faits, il exclut ceux qui, dépassant son cadre,
pourraient interrompre le récit et divertir notre attention.
Et ainsi, « au lieu de nous montrer la photographie banale
de la vie », il nous en donne, pour citer ses propres paroles,
« une vision plus complète, plus saisissante que la réalité elle-
même ».
Quant au style de Maupassant, il est essentiellement natura-
liste, si, là comme ailleurs, le caractère essentiel du natura-
lisme doit être, comme ce semble, le naturel. Aucun procédé,
aucune manière. Rien qui sente l'auteur, et rien non plus qui
trahisse l'homme. Les qualités de ce style sont toujours imper-
sonnelles. Maupassant nous fait voir les choses mêmes avec
une lucidité telle que nous ne songeons pas à admirer son art;
entre les choses et nous, nous ne nous apercevons pas qu'il y
ait un intermédiaire, tant la transparence est parfaite. Or, dans
un genre qui a pour objet l'imitation de la vie, n'est-ce pas là
le suprême éloge que l'on puisse faire d'un écrivain? En un
temps où notre langue se compliquait et se contournait, oij de
prétendus naturalistes, recherchant le rare, le subtil, l'aigu,
façonnaient à plaisir leur style et traduisaient une sensibilité
maladive par de bizarres raffinements, Maupassant ne voulut
être que précis et net. Tandis que d'autres inventaient des locu-
tions nouvelles ou recherchaient au fond de vieux livres inconnus
celles dont nous avions perdu l'usage, il ne s'est servi que des
tours et des mots communs à tous, et en a fait l'emploi le plus
juste, le plus propre, le plus expressif. Son style vaut, non par
des prouesses de virtuose, mais parla simplicité, par la rectitude,
la droiture, par une franchise robuste et vaillante. Et nous n'y
trouvons pas la moindre trace d'effort. Le naturel, qui en est la
qualité distinctive entre toutes, ne produit jamais sur nous l'im-
pression d'être dû à l'art. Maupassant écrit aA^ec une assurance
tranquille et puissante. Dès ses premières nouvelles, on reconnut
en lui un maître de la langue; il se rangea aussitôt dans la lignée
des grands classiques, des génies clairs et sains qui nous appa-
raissent, par cette clarté même et par cette santé de l'esprit,
220 LK ROMAN
€omme les plus caractéristiques du génie national, comme
français par-dessus tous les autres.
On sait que Maupassant fut, en pleine activité littéraire,
atteint d'une maladie mentale. Déjà, ses récents livres sem-
blaient dénoter certain trouble. Quelques années avant la crise
finale, le gai conteur laissait paraître çà et là une mélancolie
noire. Sur Veau parut en 1885 : ce livre est, presque d'un
bout à l'autre, désespérément triste. Dans les nouvelles les
plus drolatiques qu'il écrivit à la suite, on trouve quelquefois
des pages d'une morosité sombre. Sans nier que son pessi-
misme ne doive se rapporter au mal qui le menaçait, on peut
y voir aussi comme un effet du sensualisme qui fut toute la
philosophie de Maupassant et toute sa morale. Le sensualiste
trouve tôt ou tard ce « je ne sais quoi d'amer » qui empoi-
sonne la source des jouissances. Notre chair est faible : trop vif
ou trop prolongé, le plaisir tourne à la souffrance, et la capa-
cité même de jouir est étroitement bornée. Bien plus, la lassi-
tude nous vient sans que nous ayons jamais été assouvis. Et, de
là, l'ennui de vivre, de là « l'horreur de ce qui est », horreur que
Maupassant a éprouvée plus d'une fois jusqu'à désirer la mort.
Il désire la mort, et pourtant il en a peur, et cette peur est un
des sentiments qu'il exprime sur la fin avec le plus d'intensité.
Ennui profond de la vie et peur de la mort, c'est assez pour
expliquer son pessimisme.
Le pessimisme de Maupassant, qui apparaît dans la seconde
moitié de sa carrière, est quelquefois amer et cruel. Plus sou-
vent, il se marque par un attendrissement dont nous ne l'au-
rions pas jusqu'alors pensé capable. Ses dernières nouvelles et
surtout ses derniers romans sont sur ce point bien significatifs.
Et, en même temps qu'il s'attendrit, il s'épure, il devient moins
brutal, moins cynique, il est attiré par la peinture de sentiments
plus délicats. Après des romans comme Bel Ami et Mont-Oriol,
dont les personnages n'ont pour la plupart rien que de grossier,
de sensuel et presque d'animal, Pierre et Jean dénote chez l'écri-
vain, avec sa vigueur coutumière, une singulière finesse d'ana-
lyse et une sensibilité qu'on ne lui connaissait pas encore; Fort
comme la mort et Notre cœur nous transportent dans les milieux
que ne fréquentait guère l'auteur de la Maison Tellier, et témoi-
L ECOLE NATURALISTE 221
gnent d'une conception de l'amour qui ne ressemble en rien à
celle dont procédaient les Contes de la Bécasse.
Quelque valeur qu'aient ses romans, et même si deux au
moins, Une vie et Pierre et Jean, méritent une place éminente
entre les productions de notre littérature romanesque pendant
la dernière moitié du siècle, il n'en est pas moins vrai que
Maupassant restera, non comme romancier, mais comme nou-
velliste. Ses qualités les plus originales trouvent dans la nou-
velle leur cadre le mieux approprié. Ce genre, après avoir pro-
duit chez nous tant de petits chefs-d'œuvre, était tombé dans le
discrédit : il le fit revivre et, tout en y conservant ces grivoi-
series et même ces grossièretés qui toujours en furent la matière
depuis les auteurs de fabliaux jusqu'à La Fontaine, il le modifia
soit par un goût d'exacte vérité que n'avaient pas connu la
plupart de ses devanciers, soit par une ferveur sensuelle qui
n'est point gauloise, et d'oii provient ce qu'il y a chez lui de
poésie, surtout dans l'expression de la volupté ou dans la des-
cription de la nature, et aussi ce qu'il y a parfois de tristesse.
On peut remonter jusqu'à Mérimée sans trouver un conteur
qui soit comparable à Maupassant. Mais, si Maupassant ne le
cède en rien à l'auteur de Mateo Falcone et de f Enlèvement de
la redoute par la netteté, la vigueur, la précision sobre et pitto-
resque, nous trouvons encore chez lui une aisance, une ampleur,
j'oserais })resque dire une bonhomie que n'avait point Mérimée.
Et sans doute le conte, la nouvelle, est un genre assez exigu.
Mais quelle qu'en soit l'exiguïté, ce genre lui a suffi pour se
rendre l'égal des grands maîtres de notre langue. Nous ne savons
trop quel sort fera l'avenir à tant de romans qu'a produits le
xix" siècle, j'entends ceux-là même d'un Balzac ou d'une George
Sand, d'un Zola ou d'un Alphonse Daudet. Mais nous pouvons
être dès maintenant assurés que, parmi les contes de Maupas-
sant, il y en a bien jusqu'à vingt ou trente qui ne périront pas.
M. J.-K. Huysmans. — Faut-il classer M. Huysmans'
parmi les naturalistes? Un vrai naturaliste doit être un homme
bien portant. Or, M. Huysmans ne jouit pas d'un bon estomac.
i. Né à Paris en I8i8. — Mart/ie, histoire cVune jeune fille (1S78); les Sœur;
Valard (ISIVt); A rchours (ISSU: Lù-has (1H90); la Vaihédralc (1808).
222 LE ROMAN
et la gastralgie, qui dévia aussitôt son naturalisme, a fini par en
faire une sorte de mystique. Ses premiers livres racontent ou
décrivent des choses abjectes et dégoûtantes, dont lui-même a
la nausée. Puis, c'est A rebours, où il prend le contre-pied de la
nature. Type du « décadent » maniaque, DesEsseintes se délecte
amèrement dans une parodie baroque et furieuse, jusqu'à ce
que, fourbu et pourri par les plus délirantes perversions, il
s'affaisse enfin sur ses genoux et implore la grâce divine. Et, dès
lors, on prévoit que M. Huysmans va se convertir. Mais Là-bas,
qui suit A rebours, nous le montre d'abord en proie au Diable.
Là-bas, c'est le monde occulte de la magie noire ; sacrilèges
turpitudes, mysticisme orgiaque, fièvres obscènes et meurtrières,
auxquelles se prend, en dernier recours, un chercheur de sensa-
tions rares. Enfin, dégoûté de ce que lui-même appelle ses
« porcheries », le héros de Là-bas prend le parti de faire une
retraite dans un couvent de trappistes. Et nous avons alors En
route. Sans parler de la Cathédrale, qui n'a plus rien de roma-
nesque, En route est l'œuvre capitale de M. Huysmans. Une
foule de dissertations y encombrent le récit, dans lesquelles il
étale hors de propos un pédantesque et indigeste savoir. M. Huys-
mans avait bourré Là-bas de toutes ses notes sur la démono-
pathie, sur les travaux spagiriques, sur les incubes et les suc-
cubes; ici, nous le voudrions un peu moins copieux, lorsqu'il
nous révèle les secrets du plain-chant ou les arcanes de la mys-
tique. Il porte d'ailleurs en ces matières elles-mêmes une trucu-
lence de style, une virtuosité criarde, où nous reconnaissons la
rhétorique de l'ancien naturaliste. Mais tout ce qui a rapport
au sujet même, à la crise morale, est d'un intérêt poignant.
Nous y sentons parfois un accent d'angoisse et de détresse qui
serait quelque chose de chrétien si l'érotisme ne se mêlait aux
ravissements mêmes de l'extase. Plusieurs scènes, celle par
exemple où Durtal se confesse, sont vraiment belles. Et là, le
style de M. Huysmans, ce style tourmenté, empâté, surchargé,
charlatanesque, répudie comme par miracle son goût pour les
grossières enluminures.
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 223
V. — Psychologues et moralistes.
Vers raiinée 1880, le naturalisme était en plein triomphe, et
la physiologie évinçait complètement la psychologie. M. Zola
avait mené une vigoureuse campagne non seulement contre les
romanciers qui altéraient la nature soit en y mêlant des inven-
tions gratuites, soit en lui imposant de factices conventions,
mais encore contre ceux qui isolaient Tâme de son milieu phy-
sique, c'est-à-dire du corps lui-même et de tout le monde exté-
rieur. La nouvelle école substitua l'observation de la réalité aux
procédés intuitifs ou divinatoires du lyrisme romantique; à
l'idéologie classique, celle de Stendhal, et, plus haut, celle de
Racine, à l'analyse abstraite des idées et des sentiments, elle
aurait dû substituer une représentation totale de 1 homme, qui
en expliquât physiologiquement le mécanisme mental. Mais,
bornant la vie dans l'activité fatale des instincts, elle exclut de
la nature, et, par suite, de l'art, tous les éléments que son
matérialisme cru laissait hors de prise. Une réaction était
devenue inévitable. M. Paul Bourget en donna le signal. Son
plus glorieux titre est d'avoir réintégré dans le roman ce que
nos ancêtres appelaient l'observation morale, ce que nous nom-
mons de nos jours la psychologie.
M. Paul Bourget. — M. Bourget' publia tout d'abord deux
ou trois volumes de vers, qui marquent déjà sa curiosité de
psychologue. Viennent ensuite des essais de critique oii, faisant
un choix parmi les écrivains dont la génération contemporaine
subissait particulièrement l'influence, il tente de définir et
d'expliquer les sentiments que chacun d'eux propose à l'imita-
tion de leurs jeunes lecteurs. Ce n'est pas de la critique litté-
raire, c'est une enquête sur la « vie morale ». La même préoc-
cupation se retrouve, dès le début, dans ses romans. Elève de
Taine et non moins déterministe que M. Zola, il n'en écarte pas
moins de parti pris cette physiologie grossière à laquelle le natu-
ralisme avait trop souvent sacrifié l'étude de l'àme. L'âme seule
i. Né à Amiens en 1852. — Crime «/'amowr (1886), le Disciple (1889), Cos7nopolis
(1893).
224 LE ROMAN
l'intéresse. Il prétend appliquer sa faculté d'analyse à la décom-
position des phénomènes mentaux et passionnels considérés en
eux-mêmes et détachés, pour ainsi dire, de leurs rapports avec
la vie animale. Et il ne faut pas sans doute oublier combien
M. Bourg-et lui-même doit au naturalisme. Si le roman psycho-
lojiique mérite son nom, ce ne peut être que par l'emploi d'unr
méthode exacte. Aussi bien que les naturalistes, les psycho-
logues se réclament de la science, à laquelle ils prétendent
emprunter eux aussi leurs matériaux et leurs procédés. Mais,
tandis que ceux-là ne voient dans l'homme qu'un tempérament,
ceux-ci ne se préoccupent que de son existence morale. Le
roman psychologique, tel que le renouvela M. Bourget, peut
d'une part être rattaché au naturalisme, car il se donne pour
une œuvre d'investigation précise et documentaire, conforme à
l'esprit scientifique d'où le naturalisme lui-même procède;
d'autre part, il s'y oppose directement, son investigation ayant
pour domaine cette vie de l'àme que les naturalistes avaient
subordonnée à la vie physique, ou même qu'ils y avaient
réduite.
Du moment où M. Bourget faisait du roman une œuvre d'ana-
lyse psychologique, il devait en transporter la scène dans ce
qui s'appelle « le monde ». En général les naturalistes emprun-
taient plus volontiers leurs personnages aux classes populaires,
et rien là d'étonnant s'il est vrai que, dans les classes inférieures
de la société, le manque de culture et de [>olilessse, voire les
conditions de l'existence même, font nécessairement prévaloir
l'activité des instincts sur celle de l'esprit et de la conscience.
Les héros de M. Bourget, au contraire, sont presque toujours
des mondains, ou bien encore des intellectuels, comme nous
disons aujourd'hui, mais des intellectuels qu'il mêle au plus
brillant commerce et ne nous montre guère que dans les salons.
Et cela se comprend ; la psychologie des gens du n)onde ofl're
une matière beaucoup plus riche; et même il y a maints senti-
ments, très complexes, très subtils, qui ne peuvent se développer
que chez des personnages afiinés j)ar l'éducation et soustraits
d'ailleurs aux soucis et aux labeurs de la vie matérielle.
Homancier psychologue, M. liourgct fut donc un romancier
mondain. C'est comme tel qu'il se lit d'abord connaître. Et si la
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 225
prédilection qu'il manifestait pour la vie élégante contribua
beaucoup à son succès, disons aussi qu'elle justifia certaines cri-
tiques. Il parut suspect de quelque snobisme. Ce pénétrant
analyste détaillait avec complaisance les plus futiles bagatelles
des boudoirs, et trahissait parfois son admiration des luxueuses
superfluités qui, dans le monde, passent inaperçues. Il n'a
jamais cessé, juscju'en ses derniers romans, de montrer un goût
assez puéril pour les colifichets et les fanfreluches, et nous
l'avons vu traiter avec indulgence ses marquises les moins
recommandables, attendri qu'il était par la finesse de leurs
« dessous ». Au reste, dans cette notation minutieuse des petits
détails qui font le décor de la vie élégante, on pourrait voir le
souci de décrire exactement le « milieu », et nous ne serions
alors "pas plus en droit de la lui reprocher que nous ne repro-
chons à M. Zola celle d'une mansarde ou d'une boutique, si nous
n'y sentions quelquefois un enfantillage indigne de son talent.
Le titre de romancier mondain suppose des qualités et des
défauts qui ne sont pas ceux de M. Bourget. L'esprit lui manque
totalement; on s'en aperçoit quand il met en scène des person-
nages qui devraient en avoir, et qui s'évertuent péniblement à
en faire. Il faudrait de l'aisance, de la légèreté, de la grâce, un cer-
tain détachement; quelque ironie ne messied pas. Mais M. Bourget
est plutôt un esprit appliqué, consciencieux, et même un peu
lourd. Il ignore l'art de glisser, d'effleurer, de se jouer autour
des choses. Il n'a pas la moindre désinvolture. Plutôt que d'être
superficiel, il sera laborieux et pédantesque. Sa gravité mérite les
plus grands éloges; elle le rend particulièrement impropre à un
genre qui plaît au contraire par le badinage. Et, si sa ferveur lui
prête souvent une éloquence passionnée, elle nous fait parfois
sourire. Aucune rouerie chez M. Bourget. Nous nous demandons
en vérité comment l'expérience du monde peut se concilier avec
la candeur dont témoignent souvent ses exclamations pathéti-
ques ou ses lamentations angoissées.
Admirablement appropriée au caractère de son talent, la
forme du roman d'analyse est aussi, disons-le tout de suite,
exposée à de certains défauts qu'il n'évita point. On peut lui
reprocher en premier lieu d'avoir, dans plusieurs de ses livres,
étudié des exceptions. La différence essentielle entre le roman
Histoire de la langue. VUI. 15
226 LE ROMAN
de mœurs et le roman psychologique, c'est que l'un poursuit le
type à travers les individus, les vastes lois d'ensemble à travers
les faits particuliers, et que l'autre s'attache à des situations et à
des caractères qui sortent de l'ordre commun. Et il ne s'agit pas
sans doute de condamner un genre qu'ont illustré chez nous
maints chefs-d'œuvre. Mais les personnages et les cas que
M. Bourget nous présente le plus souvent (André Cornélis par
exemple. Une IdijUe trarjique, r Irréparable, d'autres encore),
sont trop exceptionnels pour que nous puissions nous y inté-
resser beaucoup, ou même en apprécier l'analyse. Du reste,
quand le sujet de son étude nous paraît, en somme, assez
simple, il lui arrive aussi de l'embrouiller gratuitement, comme
s'il ne cherchait qu'un prétexte à nous montrer sa dextérité.
Virtuose de la psychologie, M. Bourget se met souvent en frais
pour le plaisir ou pour la gloire. On voudrait qu'il s'épargnât
la peine d'obscurcir par un tas de commentaires ce que nous
autres, profanes, nous trouvions dabord très net.
Ses prétentions scientifiques à titre de psychologue ne sont
pas plus valables que celles des naturalistes dans le domaine de
la physiologie. Et même, si la vie morale a ses lois comme la
vie matérielle, nous les connaissons beaucoup moins; et, quand
un écrivain nous propose des personnages d'exception, son ana-
lyse a vraiment trop beau jeu. Mais notons que la psychologie de
M. Bourget se fonde sur une théorie dont l'application laisse au
romancier toute latitude. D'après nos modernes psychologues, le
« moi » n'a rien de fixe; il varie sans cesse, et perd à chaque
nouvelle évolution sa récente identité; il se compose d'une foule
d'êtres divers qui se succèdent, qui surgissent tour à tour des
abîmes de l'inconscience. Tandis que nos écrivains avaient jus-
qu'alors maintenu avec soin lunité des caractères, M. Bourget
justifierait par cette théorie les plus bizarres incohérences. Aussi
devons-nous lui savoir gré de sa discrétion, puisqu'il a d'ordi-
naire réduit la multiplicité du « moi » à une modeste dualité,
à l'antithèse classique du cor])s et de l'âme. Mais, quand nous
ne lui reprociions pas de compliquer arbitrairement ses person-
nages, nous lui reprochons alors d'apjdiquer à la description
d'états d'àme qui n'ont en eux-mêmes rien de si malin, comme
on dit, une phraséologie trop souvent rébarbative.
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 227
Car M. Bourget épilogue tout le long- de ses livres, et, plutôt
que de nous faire connaître ses héros par leurs actes et leurs
paroles, il s'ingénie à nous les expliquer en son propre nom,
comme si un roman devait être un traité d'anatomie morale.
Voilà sans doute la plus grave critique que l'on puisse lui
adresser. Retranchons, dans Une IdijUe tragique, dans la Duchesse
bleue, dans André Cornélis, ce qui consiste en remarques de
l'auteur, en raisonnements, en dissertations de tout g-enre, et il
ne reste plus g-uère que des romans-feuilletons à la fois banals
et violents. La supériorité de M. Bourg^et éclate en ces dissec-
tions d'âme. Mais il y a chez lui divorce entre le romancier et le
psychologue. Sa psychologie s'interpose dans l'action ou s'y
superpose. Un commentaire perpétuel empiète sur le texte et le
noie dans le déluge des gloses. M. Bourget, qui avait débuté par
la critique, changea de genre sans changer assez de méthode. Il
lui manque cette qualité essentielle du romancier, le don de la
vie. Ses personnages ne vivent pas. J'en vois deux ou trois à
peine dont l'image se fixe dans notre esprit. Le baron Desforges
peut-être et le marquis de Montfanon, des figures secondaires.
Les plus belles œuvres de M. Bourget sont celles dont le sujet
même consiste en la description des états de conscience. Il n'y
a dans notre littérature rien de supérieur au Disciple pour la
sagacité pénétrante et la vigueur de l'analyse. Et nous ne sau-
rions ici nous plaindre (|ue l'analyste se substitue au romancier,
car un livre de ce genre est moins un roman qu'une étude
morale. Quand la psychologie, extérieure aux personnages, ne
fait pas corps avec l'action, nous n'en devons pas moins louer
chez M. Bourget sa rare aptitude à découvrir ce que le « moi »
révèle de plus secret, à démêler ce qu'il a de plus complexe, à
suivre le développement d'une àme, à étudier, comme lui-même
dit, « la genèse, l'éclosion et la décadence de certains senti-
ments », surtout de ceux qui dérivent de l'amour. Aucun de ses
ouvrages où nous ne trouvions d'admirables planches d'ana-
tomie. Et, même si ces planches sont hors texte, elles ont pour-
tant leur valeur pro[>re et leur intérêt d'ordre supérieur.
Outre le psychologue, il y a chez M. Bourget le moraliste. Dès
le début, M. Bourget s'intéressa aux choses de la conscience.
Ses préoccupations de moraliste font d'ailleurs un contraste
228 LE ROMAN
étrange, sinon avec sa curiosité de psychologue, du moins avec
ses mièvreries de romancier mondain et surtout avec sa com-
plaisance pour les troubles du cœur et les faiblesses de la chair,
qu'il prit toujours plaisir à retracer. Sceptique d'abord, il était
un sceptique tendre, un sceptique qui eût voulu croire et auquel
les énigmes de la vie semblaient cruelles. Ce décadent tout
imprégné de « beylisme » trahissait des angoisses où nous ne
retrouvions plus un disciple de Stendhal. Bientôt, on parla de son
évolution morale ou même de sa conversion. Il jetait déjà, dans
la préface du Disciple, des cris d'alarme et de repentir. Mais
cela ne l'empêchait pas de publier en même temjts une Physio-
logie de l'amour qui n'a rien d'évangélique. Et, depuis, il n'a
fait qu'osciller entre « l'attrait criminel de la négation » et « la
splendeur de la croyance ». Plus d'une fois il met en scène un
mécréant qui finit par être touché de la gâce : le même person-
nage, converti aux dernières pages d'un livre, reparaît sous un
autre nom, dans le livre suivant, et aussi incrédule que jamais.
Il y a eu de tout temps chez M. Bourget un mystique de senti-
ment; il y a encore un dilettante, il y a un voluptueux. Quelques
nobles soucis dont témoignent parfois ses romans, je n'en sais
guère de moins « moraux ». lu" Imitation de Jésus-Christ ne le
dégoûte point des Liaisons dangereuses, et sa religiosité dolente
fait bon ménage avec sa sensualité libertine.
La dernière œuvre de M. Bourget, la Duchesse blette, semble
témoigner d'une certaine fatigue. Au lieu d'une étude de vie
intellectuelle que nous promettait le premier titre {Trois âmes
d'artistes), il nous y donne une sorte de fait divers. Mais d'ail-
leurs ce sont les mêmes figures que dans ses précédents livres.
Toujours cette « grande coquette » ([ui lui avait déjà servi tant
de fois, toujours ce raté supérieur, chez lequel l'analyse a dis-
sous toute énergie et qui passe son existence à s'ausculter en
gémissant. L'analyse de M. Bourget s'exerce dans un domaine
(les plus restreints. Aussi ses personnages peuvent être ramenés
à quelques types; il nous en donne successivement plusieurs
exemplaires, que nous distinguons à peine l'un de l'autre. C'est
miracle que M. Bourget ait pu soutenir si longtemps sa répu-
tation, même quand il ne faisait que se répéter. La Duchesse
bleue doit lui servir d'avertissement. « Passé quarante ans, y
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 229
fait-il dire lui-même à son héros, on se répète, quelque génie
qu'on ait; mieux vaut se taire. » Que M. Bourget se tût, ce
serait dommage; qu'il nous donnât d'autres Duchesses bleues, ce
serait plus dommage encore. Même s'il se taisait, son œuvre,
telle quelle, n'en resterait pas moins comme celle d'un rare
psychologue : Cî^ime (Tamovr, le Disciple, Cosmopolis, sont des
livres qui comptent dans l'histoire du roman contemporain. Mais
pourquoi ne se renouvellerait-il pas? Souhaitons-lui seulement
d'appliquer à d'autres thèmes et à d'autres personnages cette
perspicacité, cette puissance d'analyse que dénotent encore
maintes pages de son dernier roman.
M. Edouard Rod. — M. Edouard Rod ' se fit tout d'ahord
connaître comme un disciple de M. Zola; mais il abandonna de
bonne heure le naturalisme, où ne l'avait engagé, tout jeune
encore, (ju'une sorte de méprise. Lui-même a indiqué les
influences (|ui déterminèrent son évolution : ce sont des
influences élrangèrcs — poésie anglaise, roman russe, peinture
des préraphaélites, musique allemande — ; sa qualité de Genevois
l'y exposait davantage, mais surtout elles s'accordaient avec son
caractère propre, avec le tour de son esprit méditatif, naturelle-
ment enclin à étudier les choses de la conscience.
Devenu soi-même, il prit aussitôt le contre-pied du natura-
lisme. La Course à la mort, le premier de ses livres qui compte,
est moins un roman qu'une confession d'âme, et les deux sui-
vants [le Sens de la vie, les Trois cœurs) se passent d'un bout
à l'autre en analyses. A peine si quelques traits marquent le
cadre des scènes, la figure extérieure des personnages; mais, s'il
faut nécessairement une « fable », l'auteur ne nous en fait con-
naître les rares incidents que par leur répercussion morale. La
Course à la mort, œuvre inquiète et passionnée, a pour héros
un jeune pessimiste qui croit gémir, comme il dit, du mal
universel, et qui souffre beaucoup plus de son propre mal :
révolté d'abord, puis résigné, il finit, tel qu'Oberman, par une
sorte de suicide moral et se réduit à l'inconscience végéta-
tive. Dans le Sens de la vie, nous le retrouvons marié. Dès
lors, n'ayant plus le droit de mourir, il veut savoir quelle est
1. Né à Nyon (Suisse) en 1857.
230 LE ROMAN
la signification de l'existence. Il essaie de vivre, et gâte sa vie
comme par plaisir, jusqu'à ce que, fatigué, découragé, honteux
de soi-même, il demande à la religion de l'endormir dans une
incuriosité béate. Mais sa conscience ne tarde pas à se réveiller.
Il cherche encore; il croit que l'amour lui donnera le bonheur :
il se reconnaît {les Trois aeio's) incapable d'aimer.
Le voici maintenant en quête de ce que les autres pourront
lui apprendre. 11 interroge tour à tour [Idées morales du temps
présent) les maîtres de la pensée contemporaine : aucun ne lui
fait une réponse qui éclaire son intelligence ou apaise son àme.
C'est alors qu'il prend la résolution de regarder comment les
hommes vivent. Et, renonçant à trouver le mot de l'énigme, il
ne se désintéresse pourtant pas des questions qui l'avaient jus-
qu'alors préoccupé. Les romans qu'il va faire seront ceux d'un
moraliste que sollicitent les problèmes de la vie intérieure.
D'abord la Sacrifiée, ensuite Michel Teissier, les Roches blan-
ches, Dernier refuge, qui forment une sorte de trilogie. La
Sacrifée, œuvre sobre et forte, discute un cas de conscience tout
particulier. Quant aux trois autres, ils ont plus de portée et sont
d'une application plus générale. Michel Teissier nous montre
qu'on ne saurait être heureux en violant les lois du devoir, et
les Roches blanches, qu'on ne Test pas davantage en y obéissant.
Mais, si ce qui empêche notre bonheur, c'est la morale, il n'y a
donc qu'à se libérer de cette morale incommode : tel est le thème
de Dernier refuge, oii M. Rod divinise l'amour et fait du suicide
une sorte d'apothéose.
Quel que soit son désir d'extirper en lui la notion du bien et
du mal, M. Rod n'y arrive point, et ses préoccupations de mora-
liste ne sont jamais plus visibles que lorsqu'il veut s'étourdir en
exaltant la passion. Du reste, tout en donnant parfois à ses
livres quelque chose d'indécis ou même d'équivoque, cette
inquiétude même en fait surtout le prix et l'intérêt supérieur.
Depuis sa trilogie, M. Rod a publié deux romans : Ijà-haul
et le Ménage du pasteur iXaudié. Dans le premier, il décrit les
mœurs populaires de la Suisse. Tandis que Dernier refuge glo-
rifiait le suicide, I^à-haut ouvre aux âmes lassées un asile où
elles reprendront force et courage. L'auteur lui-même, après
avoir retracé les agitations du cœur et les troubles de la con-
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 231
science, raffermit sa vertu tantôt dévoyée par une dialectique
subtile, tantôt éblouie par le mirage des passions. Dans le
Mênaije du pasteur Naudié, il revient à la peinture de la vie
domestique. Là encore , nous avons , comme dans Michel
Teissier, un cas di? morale, mais qu'il traite avec simplicité,
avec mesure, en évitant toute apparence de thèse. Et, de ses
romans, celui-là est le plus net et le mieux conduit.
M. Rod s'est essayé tour à tour en maints genres divers. Il unit
en lui des qualités qui semblent s'exclure. Ce moraliste ingénieux
a fait voir dans Dernier refuge qu'il était capable de peindre la
passion, dans les Roches blanches et dans le Ménage du pasleur
Naudié, qu'il savait donner la vie à ses personnages, rendre un
tableau fidèle et caractéristique de la réalité sensible. Ce n'est
pas une raison, s'il vient de Genève, pour qu'on le trouve lourd
et terne. Nous avons sans doute des romanciers plus vifs et
plus brillants. Tels qu'ils sont, ses romans méritent de grands
éloges pour la forte sobriété, pour la délicate justesse, pour
l'harmonie intime du fond et de la forme. Si M. Rod ne nous
a pas donné des « scènes de uKeurs parisiennes », il y en a bien
assez d'autres qui se font en ce genre une réputation facile. Et
même, ne soyons pas fâchés que son meilleur ouvrage, le der-
nier, soit une étude sévère dans laquelle il ne s'est certainement
pas soucié d'affrioler la curiosité mondaine.
M. Paul Margueritte. — Comme M. Rod, M. Paul Mar-
gueritte ' fut d'abord naturaliste. Parmi les maîtres de l'école,
c'est aux Concourt qu'il parait se rattacher. Il signa, lui cin-
quième, en 1887, un manifeste contre ï auteur des, lîou g on- iMac-
quart, qui publiait alors la Terre. Cette protestation, d'ailleurs,
ne visait pas les théories littéraires de M. Zola, mais le cynisme
de ses peintures. On lui reprochait de « descendre au fond de
l'immondice ». Ne croyons pas que M. Margueritte eût fait preuve
jusque-là d'une si louable pruderie. Dans ses ouvrages antérieurs
s étale au contraire le naturalisme le plus cru ( Tous quatre,
l Impasse, etc.). Faut-il, sous ce prétexte, en faire un disciple
de M. Zola? Son impressionnabilité nerveuse le rapprochait
plutôt des Concourt. Les premiers livres de M. Margueritte
1. Né à Lnghoual (Algérie), en 1860. — La Force des choses (1891), la Tourmente
(1893), le Désaslre (1898).
232 LE ROMAN
dénotaient même, par leur allure fébrile, je ne sais quoi de
maladif.
Devenu bientôt plus mûr et mieux portant, il garda toujours
quelque chose d'inquiet, de discontinu, et comme une brièveté
lancinante. Ses meilleures pages elles-mêmes nous donnent
rarement l'impression de la plénitude. En revanche, aucun écri-
vain de sa génération n'a le trait plus net et plus pénétrant.
Tel nous le montrent trois volumes de contes, qui valent sur-
tout par la vivacité de la composition, par l'exactitude des
détails et la sobriété incisive du style. Aussi bien il y en a de
tous les g-enres et de tous les tons. Etudes et anecdotes, fantai-
sies et scènes de la vie réelle , esquisses attrapées au vol et
véritables « méditations »; de la gaîté par endroits, et, plus
souvent, du sérieux, de la tristesse; des choses qui ont amusé
l'œil de l'écrivain et des choses qui ont mis en branle son ima-
gination ou qui ont fait réfléchir son esprit. Mais partout,
jusque dans le rêve, une précision aiguë.
Trois ou quatre de ses romans méritent d'être spécialement
mentionnés. Dès Jours d^ épreuve (1880), M. Margueritte a
rompu définitivement avec les préjugés et les conventions du
naturalisme. Il nous y montre l'affection de deux époux gran-
dissant et s'épurant à travers les mesquineries, les trivialités,
les tracas de la vie domestique. Son réalisme, non point afTadi,
mais s'ouvrant à la tendresse, à une tendresse grave et vaillante,
glorifie les modestes vertus, les humbles devoirs d'une existence
étroitement bornée; si bien que le livre, qui a pour sous-titre
Mœurs bourgeoises, prend sur la fin je ne sais (juel ton épique.
— La Force des choses (1891) mit tout de suite M. Margueritte au
premier rang de nos jeunes romanciers. Rien de plus simple
que cette histoire. A trente ans, le héros perd sa femme. Abîmé
dans son désespoir, il lui semble désormais impossible de vivre.
Mais le voici (|ui peu à peu se laisse reprendre par les nécessités,
par les devoirs de la vie, et bientôt par ses joies. Chaque jour
afiaiblit le souvenir, efface l'image de la morte. Il finit par
épouser une jeune veuve dont la sympathie délicate avait con-
solé son deuil. Ce sujet même imposait à l'auteur une ordon-
nance en contradiction avec les habituels i)rocédés du roman.
Il fallait que son récit atteignît d'abord le plus haut degré de
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 233
pathétique, puis que l'émotion, à son comble dans la pre-
mière partie, s'amortît ensuite jour après jour en vue du
dénouement nécessaire. En effet M. Margueritte a peint avec
une vérité si poignante l'ag-onie de son héros que la seconde
partie risquerait de nous paraître fade. Mais au lent déclin de
la douleur s'oppose l'empire toujours croissant de ce qu'il
appelle la force des choses. Là est à vrai dire le sujet du livre,
dans le travail insensible et irrésistible grâce auquel, sur la
tombe même de ce qui n'est plus, germe et fleurit l'espoir de
ce qui veut être. En tout cas, les cent cinquante premières
pages font bien la moitié d'un chef-d'œuvre. — Ma Grande
(1893), qui suivit, commence par une idylle douce et grave, se
termine par un drame navrant dans sa simplicité même. C'est
une œuvre sincère, vraie, humaine, un livre aussi peu livresque
que possible.
Les autres ouvrag'es que JVl. Marg-ueritte a faits depuis ont
peut-être moins de valeur; la Tourmente même, qui renferme
des scènes supérieures, mais où l'on ne retrouve pas la lucidité
de composition et la rectitude ordinaire de l'auteur. Cette année-
ci, en collaboration avec son frère, M. Victor Margueritte, il a
publié le Désastre, premier volume d'une trilogie à laquelle
feront suite les Tronçons du glaive (la Défense nationale) et la
Commune. Le Désastre est moins un roman qu'une étude d'his-
toire, et peut-être même les deux auteurs eussent-ils mieux fait
d'en exclure tout élément « romanesijue ». Si leur livre rappelle
la Débâcle, il n'y a d'analogie que dans le sujet. La Débâcle
était une œuvre patriotique et humaine, le Désastre est surtout
une œuvre militaire. Quant à la forme, ces cin({ cents pag^es ne
font guère d'un bout à l'autre que juxtaposer de menus détails,
des « notations » précises et vibrantes, qui produisent je ne sais
quel effet de miroitement. Dans les plus beaux épisodes, le
souffle reste court. Mais, outre son exactitude historique, le
livre nous donne une impression de réalité prise sur le fait. Il y
a là maints tableaux admirables (jui rendent la vie même avec
une extraordinaire netteté d'analyse.
M. J.-H. Rosny. — L'éducation de M. Rosny ' fut toute
1. 11 y a en réalité deux frères Rosny. — Daniel Valgraive (1891), Vamireli (1891).
234 LE ROMAN
scientifique, ou, })our mieux dire, encyclopédique. De là sa
théorie de Fart, fondée sur « la compréhension de l'univers
entier », sur une science universelle qui est pour l'artiste
comme « un appareil amplificateur de ses facultés esthétiques ».
De bonne heure lui-même s'initia « au monde élargi, à la genèse
des forces infiniment puissantes et subtiles, aux merveilles de
la préhistoire, à la physiologie, à l'ontologie, à toute cette épo-
pée de la recherche et du travail ». Aucun de nos romanciers
n'est aussi « savant ». La « science » de M. Rosny paraît souvent
indigeste et rébarbative; il en abuse, il en fait parade hors de
propos avec un pédantisme ingénu. Mais aussi M. Rosny lui
doit sa forte originalité. D'abord c'est par elle qu'il a renouvelé
la description de la nature : ses tableaux, même s'ils se héris-
sent de physique, de chimie, d'histoire naturelle, empruntent
soit à l'intelligence scientifique des jthénomènes maints traits
significatifs dont un « littérateur » ne s'avise point, soit à « la
compréhension de l'univers entier » une ampleur, une majesté
singulières. Ensuite et surtout, c'est d'elle que dérive sa philoso-
phie ; car la science lui apparaît comme l'éducatrice et la bien-
faitrice de l'homme, qui doit en tirer et la discipline de la vie
sociale et la règle de la vie morale. Tous ses romans ont une
portée largement humaine. Cet esprit essentiellement généralisa-
teur éprouve toujours le besoin de ramener les individus au type,
les cas spéciaux à la thèse. Sa psychologie se soucie peu des
nuances particulières qui caractérisent telle ou telle sensibilité;
elle est une « psychologie d'Espèce. »
M. Rosny commença par des peintures de mœurs : mœurs
londoniennes [Nell Horn), mœurs du Paris socialiste {le Bilatéral,
Marc Fane), mœurs des gens de lettres {le Termite). Mais, là
même, il ne se contente pas d'observer et de décrire. Nell Horn
respire une pitié, une tendresse ferventes pour les déshérités de
la vie. Le Bilatéral et Marc Fane, romans humanitaires, ont
pour idée essentielle une évolution pacifique qui, par les progrès
de la science, améliorera le sort des classes populaires. Et le
Termite lui-même, quel en est le sens? A cette littérature stérile
qui, sous le nom de naturalisme, se consume en une sorte de
cataloguement tout mécanique, M. Rosny oppose sa propre
conception de l'art, essentiellement, profondément humaine.
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 235
Ce qui fait l'intérêt supérieur de romans tels que Daniel Vnl-
graive, t Impérieuse boulé, V Indomptée, l'Autre femine, c'est le
noble souci de moralité individuelle ou sociale dont ils témoi-
gnent. Dans Daniel V'algraive, l'auteur ne vise à rien de moins
que l'instauration d'une morale toute scientifique. Conciliant
l'égotisme avec l'altruisme, il exalte ce que l'un peut avoir de
vaillant et de fier, et défend l'autre contre ce que certains mora-
listes y font entrer d'abaissement volontaire et de lâche humi-
lité. Parmi ses livres, celui-là se disting^ue entre tous les autres,
au point de vue du style et de l'ordonnance, comme une œuvre
sobre, forte, d'une gravité concise et hautaine. Mais il n'en est
aucun dans lequel nous ne retrouvions le moraliste viril, le
généreux optimiste qui se plaît à magnifier la vertu et la puis-
sance de l'homme. M. Rosny a fait aussi deux ou trois romans
préhistoriques. Ces romans eux-mêmes ne procèdent pas d'une
autre inspiration. Si le Bilatéral et Marc Fane célébraient par
avance les « futuritions » idéales, si Daniel Valgraive exaltait la
conscience humaine dans sa lutte contre les fatalités du mal,
Yamireh, ce sauvage magnanime, figure épique, figure symbo-
lique, résume le génie de notre race en ce qu'il a de plus hardi,
de plus vaillant et de plus tendre.
M. Rosny a plus de génie que de talent. Ses meilleurs livres
sont souvent déparés, soit, dans l'ensemble, par le désordre de
la composition, soit, dans le détail, par des gaucheries, des
incohérences, des touches criardes, par l'abus de constructions
insolites et de termes baroques, surtout par une phraséologie
scientifique qui horripile le lecteur honnête homme. Mais que
ces défauts ne nous fassent pas méconnaître sa haute valeur. Il
y a chez M. Rosny une noblesse d'àme, une candeur et une fer-
veur sentimentale, une généreuse humanité qui le rendent élo-
quent. Dans le style même, à travers les bizarreries, les rudesses
ou même les incorrections, que de belles trouvailles! Son ori-
ginalité, qui heurte trop souvent notre goût, se marque aussi
par des mérites supérieurs ; c'est le relief, l'éclat, la précision
resplendissante , c'est une fraîcheur vigoureuse , une grâce
saine et robuste, une simplicité grandiose , c'est enfin je ne
sais quelle saveur de primitive nature et comme de poésie
vierge.
230 LE ROMAN
M. Marcel Prévost. — Le proinier roman de M. Marcel
Prévost ', le Scorpion, est surtout une élude, une analyse à la
fois psycholoiiique et physiolog-ique, voire patlioloj^ique. D'émi-
nentes qualités d'observation et do style valurent à ce livre un
vif succès, assaisonné de (|uelque scandale. Chonchelle, qui
suivit le Scorpion, a, tout au début, quelque agrément; mais
l'bistoire ne tarde pas à se compliquer d'incidents extraor-
dinaires, et c'était peut-être afin d'en sauver les invraisem-
blances que le jeune écrivain faisait dans sa préface l'apologie
du roman romanesque. Nous revenons aussitôt, malgré cette
préface, à la psychologie et à la physiologie. On trouve dans
Mademoiselle Jaiifre des caractères fortement tracés et de vigou-
reux tableaux. M. Prévost n'a rien écrit de plus charmant que
l'idylle du début, mais rien d'aussi solide que l'étude morale qui
donne au livre sa signification. Après Cousine Laura, œuvre
médiocre et sans portée, la Confession cVun amant pose, du jour
au lendemain, son auteur en apôtre, en pasteur des âmes; il y
prêche la régénération de ses contemporains par la pitié active,
par l'effort utile. Ce roman, très distingué pour la simplicité
délicate du style, pour la rare élégance du sentiment, est des
plus suspects au point de vue moral, et des plus superficiels en ses
quintessences au point de vue psychologique. Mais M. Prévost
y payait tribut à l'esprit du jour; et la Confession fit |»our sa
gloire ce que n'avait pu faire Mademoiselle Janfre. Dans l Au-
tomne d\ine femme, il y a des analyses extrêmement fines :
toute la portion du livre, par exemple, où l'auteur nous montre
son héroïne s'acheminant peu à peu vers la chute, dénote un
moraliste délié, un écrivain (jui sait les }dus subtiles nuances.
Enfin les Demi-Merrjes, son dernier roman, est l'étude d'un
milieu tout particulier, d'un monde équivoque, gracieux à la
fois et corrompu, que M. Prévost retrace avec beaucoup d'esprit,
de vivacité, de relief. Aucun sujet ne lui convenait comme la
peinture de ces jeunes filles déjà presque femmes, auxquelles
leur ambiguïté môme prête je ne sais quel charme pervers.
M. Prévost est un romancier « féministe». Reconnaissons-lui
toutes les qualités de cet emploi, l'aisance, le tact, l'aménité, la
I. Né à Paris en 18C2. — Le Scorpion (188"), Mademoiselle Jaufre (1889], les
Demi-Vierqes (1893).
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 237
douceur voluptueuse, la tendresse insinuante. Il ne s'empêtre
pas, comme tel autre, de lourdes dissertations. Aucun pédantisme
dans son anatomie. Très expert aux choses du cœur, il les
déduit, il les distille avec une dextérité supérieure. Ses défauts
même le rendent aimable : il a de la grâce dans la mollesse et
de la suavité dans la langueur.
M. Prévost n'en est pas moins un moraliste excessivement
austère. Il n'a écrit que des histoires amoureuses, et toutes
ces histoires tendent à l'abomination de l'amour. Il dépouille
l'amour de ses rayons et de ses prestiges, il en fait voir la maté-
rialité grossière, l'égoïsme, la vaine et factice exaltation. Il le
représente comme une faiblesse honteuse, comme un instru-
ment de servitude; il le montre avilissant ceux qui se laissent
prendre à ses maléfices, ruinant chez eux toute force et toute vertu.
Par là, M. Prévost continue la tradition des ascétiques. « Va-
t'en, bête! » criait saint Jérôme à la femme. Dépourvue de toute
moralité, dominée par ses humeurs, inconsciente et irrespon-
sable, la femme, pour M. Prévost, est vraiment une sorte de
bête, une bête de ruse et de proie, sans cesse à l'affût de l'homme
pour le captiver, pour le séduire, ou, si ses artifices ne réussis-
sent pas, pour lui faire violence.
Saint Jérôme, fuyant les femmes, se retira au désert; et là
encore, malgré ses jeûnes et ses mortifications, il retrouvait
devant lui leur image tentatrice. C'est ainsi que les anathèmes
de M. Prévost contre « l'être aux caresses dissolvantes » ne
l'empêchent pas d'en être fort préoccupé. Il mêle beaucoup de
sensualité à son ascétisme. Contempteur de l'amour, il en peint
les douceurs et les ivresses avec la plus tendre sympathie ; et
même, si quelques mots, çà et là, ne manifestaient le blâme du
moraliste, nous pourrions le croire peu sévère aux élégantes
perversités qu'il se donne la délectation de décrire. Misogyne et
féministe à la fois, ses héroïnes ne diffèrent les unes des autres
que par la façon dont il les conduit vers la chute.
M. Paul Hervieu. — M. Paul Hervieu', qui, depuis deux
ou trois années, s'est exclusivement consacré au théâtre, a écrit
quelques romans très divers soit par le sujet, soit par le ton, et
1. Né à Neuillv-sur-Seine en 185".
238 LE ROMAN
(le valeur inég'ale : il faut au moins signaler ceux dans lesquels
il décrit la vie du « monde », deux surtout, Peints par eux-mr mes
(1893) et [Armature (1895). Le premier est un recueil de lettres.
Comme le titre l'indique, les personnages y font leur propre
portrait, nous montrant leurs ridicules et leurs vices, dont ils
n'ont pas conscience, avec une vérité tout ingénue. De soi,
M. Hervieu n'a rien mis dans Peints par eux-mêmes que son
ironie tranquille et perçante, d'autant plus féroce qu'elle sait
mieux se dissimuler. L Armature consiste en une suite d'épi-
sodes liés entre eux par l'idée générale du roman. Ce qui étaye
la société moderne, ce qui en fait la partie résistante, c'est
l'argent : tout le reste, principes, vertus, affections, n'a rien de
solide; pur décor, garniture plus ou moins brillante que le
moindre accident crève. L'auteur, d'un bout à l'autre du livre,
soutient très fortement son tbème, mais non pas sans quelque
contrainte. Il y a peut-être dans V Armature moins d'observation
que de logique; il y a de la raideur, et l'art en est laborieux et
tendu. Par là ce livre me paraît inférieur au précédent. Dans
l'un comme dans l'autre, M. Hervieu se montre un analyste
perspicace, qui, ne se faisant point illusion sur des élégances
superficielles, éprouve un âpre plaisir à montrer ce qu'elles recou-
vrent de vilenies ou même de criminelles perversités. Joignez
de rares mérites d'écrivain, lentre lesquels je mettrais une pré-
cision vigoureuse et lucide, s'il n'affectait souvent des entortil-
lages bien pénibles et s'il ne se singularisait parfois aux dépens
de la grammaire.
M. Maurice Barres. — C'est la psychologie de sa propre
individualité qui tout d'abord intéressa M. Barrés ^ Le jeune
écrivain cherchait surtout à se connaître soi-même, à défen(hT
son « moi » contre les « barbares », à maintenir l'unité origi-
nale de ce « moi » délicat et fuyant qui était pour lui l'objet
d'un véritable culte. Ses deux premiers livres {Sous Vœil des
barbares. Un homme libre) sont d'ailleurs fort enchevêtrés. Il
s'y montre, çà et là, un ingénieux analyste, et, dans certains
passages, un rare écrivain, très pur, très net, d'une vénusté
souple et gracile. Mais on a peine à suivre sa pensée; et, d'ail-
1. Né à Cliarmcs (Vosges) en 1862.
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 239
leurs, il affecte une désinvolture artincielle, des recherches et
des contournements qui fatiguent vite. Le Jardin de Bérénice
indique une phase nouvelle dans l'évolution de M. Barrés. Cette
Bérénice symbolise l'àme du peuple, avec lequel il a senti le
besoin de se mettre en communion, afin de chercher maintenant
dans le « moi » des autres ce qui pourrait élarjj:ir son propre
« moi », desséché par une « individuation » jalouse. Prétentieux
et de fantaisie souvent pénil)le, le Jardin de Bérénice n'en ren-
ferme pas moins des analyses déliées, et surtout quelques
paysages dans lesquels M. Barrés rend avec une singulière
finesse les impressions de sa sensibilité ]>récieuse et mièvre.
L'Ennemi des lois, qui est une glorification de l'anarchie, se
compose de deux éléments, l'un à peu près sérieux, l'autre humo-
ristique. Et ce qu'il a de sérieux est parfois joli, mais ce qu'il a
d'humoristique est entortillé et laborieux.
La dernière œuvre de M. Barrés, les Déracinés^ (1898),
marque une complète transformation. L'objet essentiel en est
de dénoncer les périls de l'individualisme, en protestant contre
une forme de société qui, au lieu de grouper les énergies par-
ticulières suivant leurs affinités respectives, les laisse ou bien
se consumer en efforts que l'isolement stérilise, ou bien, par
cet isolement même, s'exaspérer jusqu'à la révolte. Le livre,
très curieux, très intéressant par les théories sociales qu'il
discute, manque de cohésion dans son ordonnance et de
logique dans le développement de sa thèse. L'écriture même
en est souvent impropre et lourde. Il renferme pourtant de fort
belles scènes et des chapitres d'une analyse très pénétrante.
Sachons gré à l'auteur, même si son art y perd en élégance, de
répudier l'insidieuse et sèche ironie où il s'était jusqu'ici
complu, pour écrire une œuvre sincère et humaine.
M. Anatole France. — Les livres de M. Anatole France^
ne rentrent en aucun genre bien défini. Peut-être devrions-nous
lui donner une place à part. Il est moins un romancier propre-
ment dit qu'un moraliste.
Soit dans la boutique de son père, soit sur ces quais fami-
1. Premier volume d'ime trilo^iie intitulée : le Roman de Vénergic nationale.
■2. Né à Paris en 1844. — Le Crime de Sijloexlre Bo«/i«rf/ (1881), Thaïs (1890), la
Mtisserie de la reine Pédauc/iie (1893), l'Orme du mail, le Mannequin d'osier,
V Anneau d'améltnyste (1897-1899).
240 LE ROMAN
liers où se lit son éducation intellectuelle, M. Anatole France
fut tout d'abord en commerce journalier avec les livres. Enfant,
par leur aspect même, les bouquins rongés des vers lui inspi-
rèrent « un profond sentiment de l'écoulement des choses ».
Puis, en lisant à tort et à travers, il s'apergut assez vite que la
pensée de l'homme est pleine d'incertitudes et de contrariétés.
« Que de livres! » dit M"" Préfère, lorsqu'elle entre dans la
bibliothèque de M. Bonnard. « Et vous les avez tous lus? » —
« Hélas! oui », répond le vieux savant, « et c'est pour cela que
je ne sais rien du tout, car il n'y a pas un de ces livres que n'en
démente un autre, en sorte que, quand on les connaît tous, on
ne sait que penser. » Bien avant d'atteindre l'àg-e de Sylvestre
Bonnard, M. France avait été amené par ses lectures aventu-
rières à ne savoir que penser du monde et de la vie, ou, pour
mieux dire, à penser que la vie et le monde n'ont aucun sens.
Elevé par une mère pieuse, la Légende dorée et Y Imitation
(le Jésus-Christ l'entretinrent du néant des choses humaines
sans lui inspirer la foi dans les choses divines. C'est surtout
du xvm" siècle, rencontré sur les quais à chaque pas, qu'il
nourrit sa jeune intelligence. Venu trop tard pour en partager
les ardeurs, il s'assimila le travail critique des « philosophes »,
et, en particulier, cette notion de « relativité » universelle par
laquelle ils ruinèrent le dogmatisme du siècle précédent. Et,
tandis que l'histoire et l'archéologie lui montraient les diver-
sités de la figure humaine et les perpétuels changements des
cultes, des systèmes et des mœurs, quelques aperçus des
sciences jihysiques, de l'astronomie notamment, laissèrent dans
son esprit la profonde impression du peu qu'est l'homme.
Nous ne pouvons rien saisir qui ait une réalité objective. La
nature se joue de nous en faisant paraître à nos yeux des phé-
nomènes illusoires. Il n'y a de vrai (jue le sourire de la Maïa
éternelle. Telle est la philosophie de M. France, et ses premiers
vers l'expriment déjà. C'était aussi celle de Leconte de Lisie
auquel il dédia les Poèmes dorés. Mais, tandis que Leconte de
Liste la sculpte en vers éclatants et durs, elle se répand, chez
M. France, avec une fluidité subtile. A vrai dire, c'est de Renan
qu'il procède. Il est lui-même comme un Renan de la dernière
manière, plus mêlé au monde et qui ne connut jamais la foi.
PSYCHOLOUUES ET MORALISTES 241
Même dans son Jardin fVÉpicnre, M. France n'a nulle part
essayé de coordonner sa philosophie en système. In système
quelconque dénote chez son auleur ce dogmatisme incurable
dont beaucoup de sceptiques ont eux-mêmes été dupes. Aussi
bien la philosophie de M. France tient tout entière dans une
seule vérité, c'est que rien n'existe en soi. Cette vérité-là, elle
lui est toujours présente. Même dans ses plus lég-ères fictions,
elle se montre, par do rapides ouvertures. Des simulacres,
voilà tout ce qui s'offre à nous. Il n'y a point de métaphysique :
les traités des métaphysiciens sont des romans, plus amusants
que les autres, aussi peu véritables. Il n'y a point de morale :
il y a seulement des mœurs, qui changent de siècle en siècle et
de pays à pays. 11 n'y a point de science : notre science, puisque
nous l'appelons ainsi, ne va pas au delà des phénomènes. Un
(pil armé dun microscope est toujours un œil humain, et le
microscope ne lui sert qu'à multiplier et à compliquer ses illu-
sions. Les mathématiques elles-mêmes ne sont vraies que [lar
rapport à nous, car le temps, d'où tlépemlent les nombres, et
l'espace, d'où dépendent les lig-nes, n'ont hors de nous rien de
réel. Nous ne voyons jamais que le reflet de notre àme.
Une telle philosophie ne mène pas forcément au pessimisme.
L'angoisse du pessimiste suppose une énigme dont le mot nous
échap])e. Or, pour M. France, il n'est point d'énigme. Son nihi-
lisme même le préserve du désespoir. Comment se désespérer
de ne connaître rien, quand on croit qu'il n'y a rien à connaître?
Et le croire, c'est justement en cela que consiste la sagesse
du vrai philosophe. Mais, trop sceptique pour être anxieux,
M. France est surtout trop artiste pour ne pas se complaire
dans le spectacle de l'univers. Qu'importe, si la nature nous
trompe par une vaine fantasmagorie? On peut touj(»urs en
récréer ses yeux. Rien n'est vrai pour le philosophe, qui sait
ne voir que des formes vides. Mais l'artiste jouit de ces formes.
Tout, chez M. France, se subordonne à l'art. D'abord, la reli-
gion. Car son christianisme ne fut jamais qu'imaginatif et sen-
timental. Ensuite, la philosophie. Elle lui apparaît comme le
plus ingénieux des exercices, si du moins on en écarte le pédan-
tisme et l'esprit de svstème, si l on maintient, au-dessus des
spéculations où s'empêtrent les barbacoles, une sagesse facile
lllSTOIKE DK LA LANGUE YIII. IP
242 LK ROMAN
et désabusée. 11 voit les idées comme de pures formes que
modèlent les caprices du poète. Il ne se fait aucun sci'upule de
se contredire, et ses contradictions elles-mêmes sont le jeu d'un
philosophe qu'aucun système n'emprisonne, mais aussi d'un
artiste qui varie les points de vue sans autre objet que de mul-
tiplier Mulour de soi les belles images. Enfin, la science. Il sait
l'histoire aussi bien qu'un chartiste, et même on a pu le prendre
pour tel. Certaines époques lui sont particulièrement familières.
Mieux que personne il connaît rantiquilé chrétienne, l'Italie du
moyen âg-e, ou encore notre xvni" siècle. Mais l'érudit, chez lui,
a travaillé pour Tartiste. Dans les anciens textes, M. France
cherche la forme vivante du passé. Et son érudition ne s'étale
point. A peine si de rares échappées nous la laissent entrevoir.
Bien plus discret que Flaubert, il n'en garde que ce qui tient à
l'essence même des personnes ou des choses.
Pour être un romancier, bien des qualités lui manquent.
L'invention d'abord, et puis la logique, et encore une certaine
candeur. L'invention n'est pas une faculté qui se développe au
milieu des livres. Une àme imprégnée de littérature doit avoir
peu d'aptitude à inventer. Si nous prenons le mot dans son
sens étroit, nul romancier n'a été moins inventif. Jocaste, les
Désirs de Jean Servieii, sont des récits incohérents et pénibles.
Plus tard, M. France va demander ses sujets aux fabliaux du
moven âge, à la vie des saints, ou bien encore se contente de
feuilleter son âme et d'en raconter les aventures. Dans la Bôlh-
serie de la reine Pédauque, toute la partie romanesque consiste
en incidents bizarres, laborieusement compliqués. Dans F Orme
du mail et le Mannequin d'osier, (''est à peine si nous trouvons
çà et là quel(|ue trace d'une fable. L'action paraît sans doute à
M. France chose assez grossière. Ses personnages, surtout les
plus importants, n'agissent point. Méditatifs comme lui-même,
ils laissent la vie se réfléchir dans leur « moi » : au lieu d'agir,
ils raisonnent, ils moralisent; ils se font connaître par des con-
versations.
Quant à la logique, avouons que M. France n'en prend guère
souci. L'esprit de suite lui fait défaut. Au collège, il fut un
élève distrait et inégal, ennemi de la discipline, impatient de
toute régularité, un « amateur », constamment occupé de choses
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 243
étrangères à la classe, suivant en soi-même les détours de sa
rêverie. Et, depuis, c'est toujours l'école buissonnière. Il
semble n'écrire que par plaisir. Il ne s'interdit aucune digres-
sion qui le tente; il se laisse aller aux saillies de son humeur
aventureuse. La rectitude lui répugne comme inélégante et
sèche. Il aime la g'râce des sinuosités. Aussi presque tous ses
livres ont-ils ([uelque chose de capricieux en leur ordonnance.
C'est l'action qui fait l'unité d'un roman; mais l'action est si peu
importante dans les romans de M. France, qu'elle ne saurait en
faire l'unité. Et l'auteur, que rien ne presse, que ne gêne aucun
cadre fixé d'avance, promène au hasard sa fantaisie, nous inté-
ressant moins au dévelo|»pement d'une fable, insignitiante ou
baroque, et d'ailleurs sans cesse interrompue, qu'aux diversions
dont, chemin faisant, elle s'égaie.
Ne disions-nous pas encore que la candeur lui manque? Cer-
tains romanciers en ont trop, et, dupes de leurs inventions, les
prennent au trag;ique sans se demander si nous les prenons au
sérieux. Peut-être M. France n'en a-t-il pas assez. Il considère
ses propres personnages avec une curiosité nonchalante. Il
garde son àme tranquille et désintéressée. Tout n'étant pour le
sage qu'apparence, illusion, duperie de la raison ou des sens,
tout ne doit aussi lui servir que d'amusement à son esprit. El
cela sans doute est fort bien quand M. France met en scène les
Coignard ou les Bergeret, créés l'un et l'autre à sa ressem-
blance. Mais voyez le Lys rouge. 11 y a dans le Lys rouge des
scènes pathétiques; elles ne nous émeuvent guère, parce que,
derrière Thérèse et Dechartre, nous sentons l'auteur, qui se
donne à soi-même le spectacle de leurs passions.
Le vrai domaine du roman, c'est, semble-t-il, la réalité con-
temporaine. M. France a souvent demandé aux anciens temps
le sujet de ses contes. Il se disait que le recul des temps idéalise,
et que les plus belles histoires sont aussi les plus vieilles. Si ses
derniers ouvrages sont des romans modernes, sa conception
esthétique n'a pas changé. Même appliquée au tableau de la vie
ambiante, elle reste celle d'un artiste qui, en prenant la réalité
pour matière, a le beau pour objet.
Après le Lys rouge déjà, mais surtout après les deux volumes
de Y Histoire contemporaine, on nous a parlé d'un Anatole France
244- LK UOiMAX
naturaliste. Quel contresens! Naturaliste, M. France ne Test à
aucun (leeré. Le naturalisme lui répugne comme ne représen-
tant, sous prétexte de faire vrai, que des laideurs et des ignomi-
nies, comme outrageant la majesté de la nature et la pudeur
des âmes. En art, il n'y a de vrai que ce qui est beau. La vérité
artistique s'appelle poésie. Et même, est-ce que le naturalisme
est plus réel que l'idéalisme? Vaine prétention et sotte duperie!
Quelque jaloux qu'il se montre d'être un observateur impartial,
un traducteur fidèle, le naturaliste ne peut nous transmettre
(jue sa propre vision; il nous dit sim])lement de quelle manière
son âme déforme le monde. Or si, naturalistes aussi bien
qu'idéalistes, nous sommes tous également les jouets des appa-
rences, si les témoignag'es que nous portons de la nature cor-
respondent non point aux choses elles-mêmes, mais aux états
de notre àme, alors ce n'est pas la vérité que nous devons
demander à l'art, c'est la beauté. Il ne s'agit que de songes;
|)référons les plus aimables. Pourquoi opposer la réalité à
l'idéal? L'idéal es! la seule réalité que nous puissions atteindre.
Pour décrire la Sicile dans le Crime de Sylvestre Bonnard^ ou,
dans Thaïs, les bords du Nil, M. France ne crut pas qu'il lui
fallût d'abord faire le voyage. Et ses descriptions sont pour-
tant admii-ables. En peignant d'après nature et sur le moment
même, le réaliste, asservi à l'objet, nous en donne une image
directe et grossière. Il ne cboisit ])as. Il ne fait que juxtaposer,
sans ordre et sans mesure, tous les détails que saisit son œil.
Mais lisez, dans Thaïs, cette page : « Au matin, il vit des ibis
immobiles sur uiu^ patte, au bord de l'eau, qui réfléchissait leur
cou |)àb' ef rose. Les saules étendaient au loin sur la berge leur
doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans le ciel
clair, et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons invi-
sibles. Le fleuve, roulant à perte de vue ses larges eaux vertes,
011 les voiles glissaient comme des ailes d'oiseau », etc. Quel
harmonieux paysage! (^omme Ions les traits sont justes, nets,
caractérisli(|ues! Comme lenscuihle nous laisse une impression
de beaulé lumineuse en même temps que de vérité significative!
Comme nous sentons (jue le tableau s'est ordonné et composé
flans l'imagination du pcinire «pii en a conçu le modèle idéal!
Ce n'est point à dire que M. France j)eigne moins bien des
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES i't.i
choses vues. Qu'on se rappelle seulement les Champs-Elysées
dans Jocaste, et, dans la Rôtisserie, les alentours du mont Valé-
rien, ou encore les quais de la Seine dans le Livre de mon ami. Il
ne recule même pas devant le laid ou le trivial. Giterai-je, par
exemple, la description d'une boucherie? « Elle était grillée
comme une cage de lions. Au fond, contre la planche à débiter
la viande, le boucher, sous des quartiers de mouton pendus à
des crocs, sommeillait... Les bras nus et croisés, son fusil
encore pendant à son coté, les jambes écartées sous le tablier
blanc, taché de sang rose, il balançait lentement la tête », etc.
Rien, dans cette description, que de précis et d'expressif; et,
malgré l'exactitude presque technique des détails, elle est d'une
élégance toute classique. Pas de serpent, disait Boileau, qui ne
puisse plaire aux yeux. L'objet le plus commun, « imité par
l'art », peut évoquer encore l'image de la beauté, car la beauté
réside, non dans les choses, mais en nous.
Ainsi M. France, même quand il retrace la vie contempo-
raine, difTère des naturalistes. Disons mieux, sa conception de
l'art s'oppose à la leur. Et je ne parle pas seulement du peintre.
Je considère maintenant, non plus la représentation des choses,
non plus même la figure et les attitudes des personnages, mais
les propos par lesquels chaque personnage exprime son « moi ».
C'est là sans conteste ce qu'il y a de plus admirable dans les
livres de M. France. Quoique la partie dramatique du Lys
roHf/e, sinon de la Reine Pédauque, ait par elle-même beaucoup
de prix, on peut croire, sans faire tort à l'auteur, que les conver-
sations dont ces deux romans s'agrémentent en font le mérite
principal. Les personnages de M. France, avons-nous dit, agis-
sent peu et parlent beaucoup. Qu'ils parlent bien! A plusieurs il
communique la profondeur de son génie, à tous la finesse de son
art. Il lui est impossible, quand il fait parler les plus médiocres,
de ne pas leur prêter un tour élégant et délicat.
Dans presque tous ses livres, il s'est mis en scène sous des
noms divers. Trois personnages principaux le représentent, plus
ou moins « transposé », toujours facile à reconnaître, M. Syl-
vestre Bonnard, l'abbé Jérôme Coignard et M. Bergeret. Et ces
trois personnages difîèrent sensiblement l'un de l'autre. Pas
seulement d'aspect, de costume et de profession, mais aussi de
246 LH^ RdMAX
physiononiio morale. Sylvestre Bonnard est un vieil archéo-
logue, que son savoir rébarbatif n'empêche pas d'avoir le cœur
seifsible et l'imagination pleine de rôves ; M. Jérôme Coignard,
lin homme d'église, solidement retranché dans son orthodoxie
jalouse; M. Bergeret, un abominable voltairien, qui scandalise
ses élèves eux-mêmes par le libertinage de son esprit. Pourtant
nous leur trouvons un air de famille. Ils ressemblent tous trois
à M. France. D'abord par la forme de leur langage. Chez tous
trois, c'est, dans la façon de parler, un délicieu-x mélange de
gravité et de bonhomie, une politesse exquise, une succulente
plénitude, c'est cette grâce ingénue et captieuse, cette simpli-
cité fleurie et cette savante candeur qui n'appartiennent qu'à
M. France, qui font de son style quelque chose d'inimitable. Et
tous trois aussi expriment, chacun à sa manière, la même phi-
losophie, M. Bonnard avec plus de réserve et de douceur, l'abbé
Jérôme avec une tranquille hardiesse, M. Bergeret avec une
àpreté chagrine. A vrai dire, elle ne se traduit guère, chez
M. Bonnard, que par brèves échappées; il n'en dénonce pas
moins, à l'occasion, les incertitudes de l'esprit humain, et la
vanité de la science, et même le néant de l'univers. M. Coignard
et M. Bergeret l'appliquent, eux, à la morale privée et publique,
et leur analyse mine les fondements de la société humaine.
M. France partage-t-il toutes leurs opinions? Nous devons
sans doute faire une part au jeu de sa fantaisie. Mais c'est déjcà
quelque chose d'assez significatif qu'il invente de tels person-
nages, qu'il se fasse un malin plaisir de livrer le monde à leurs
sophismes. (Deux volumes pour Coignard, trois pour Bergeret,
sans compter le Choulette du Lijs rour/e.) Ces opinions, au
reste, il les exprime en son propre nom dans le Jardin d'Epi-
nire. Elles sont en accord avec sa philosophie. Et pourtant ne
le faisons pas aussi pervers qu'il veut parfois s'en donner la
mine. Ce sceptique a du moins le cœur tendre, et, si le Jardin
d'Epicure est un bréviaire de scepticisme, nous y sentons par-
tout la tendresse de son cœur.
Deux mots résument la morale de M. France : ironie et pitié.
Sans doute son ironie se fait parfois bien méprisante, et sa pitié,
souvent, prend le ton du dédain. En nous humiliant, il nous
décourage. Si l'on en croyait l'abbé Coignard et M. Bergeret,
PSYCHOLOGUES ET MORALISTES 247
qui s'évertuent Tun et l'autre à dégrader l'humanité, il faudrait
s'abstenir de toute action, de toute recherche, se laisser vivre
le plus doucement possible en considérant le monde comme un
curieux spectacle, fait pour le plaisir du dilettante. C'était
déjà la sagesse de M. Bonnard, qui répétait avec Horace : Sapias,
vina liques. Quant à Coignard et à Bergeret, tous leurs raison-
nements procèdent de ce principe que l'homme est un être incu-
rabiement mauvais, et tendent vers cette conclusion que la
charité du vrai philosophe lui fait un devoir de raA^aler la science
et la vertu de ses semblables, afin qu'ils ajustent à leur igno-
minie naturelle la conception de leur bonheur.
Appelons-en de M. Bergeret et de M. Coignard à M. France
lui-même. M. France aime sincèrement les hommes. Pourquoi
veut-il leur donner pour témoins et pour juges l'ironie et la pitié?
« L'une, en souriant, nous rend la vie aimable; l'autre, qui
pleure, nous la rend sacrée. » Aussi bien il y a toujours dans le
monde troj) de violents, trop de sectaires, et des livres tels que
les siens sont des plus propres à nous guérir de tout fanatisme.
En rabaissant les idées sur lesijuelles l'homme fonde une vaine
gloire, ils le délivrent de la colère, de la haine, et, s'ils ne le
tirent pas au sublime, lui enseignent du moins la modestie et
la tolérance, qui ont bien leur prix.
M. France ne se piqua jamais d'être conséquent avec lui-
même. Les âmes exemptes de tout illogisme lui font peur.
« Gomme une vaste contrée possède les climats les plus divers,
il n'y a guère d'esprit étendu qui ne renferme de nombreuses
contradictions. » Son scepticisme consiste à ne rien nier, à tout
croire. N'ayant pas de religion qui lui soit propre, les plus
diverses formes de religion lui sont également sympathiques.
Non seulement il n'excommunie personne, mais il va dans chaque
temple communier avec les fidèles. Ce nihiliste chante l'espé-
rance. Ce dilettante glorifie l'amour. Ce raffiné loue la simpli-
cité du cœur. Ce voluptueux proclame que la véritable joie est
dans la souffrance. Ce philosophe enfin, quittant une divine
ataraxie, se jette dans la mêlée des passions humaines. M. Coi-
gnard finit par renier d'un seul mot son insidieuse sophistique
en déclarant que, pour bien mériter des hommes, il faut revêtir
les ailes de l'enthousiasme. Et M. Bergeret? Après aA^oir bafoué
■248 LK UOMAN
toute morale, toule idée d'honneur et de vertu, le voici main-
tenant qui s'exalte pour la vérité, (|ui se fait le serviteur de la
justice, qui laisse apparaître ce que sa raillerie dissolvante nous
cachait jusqu'ici de piété humaine.
Les derniers livres de M. France avaient une saveur acerbe.
Certains lui reprochèrent la violence de ses satires. Mais elle
démentait le sceptique. M. France n'était pas ce sage que l'on
imaginait, égoïste avec douceur, bienveillant par incuriosité,
tolérant par indifférence, dépris de tout idéal, libéré de toute
passion, délectant son esprit à brouiller le bien et le mal, la
vérité et l'erreur, et s'évadant hors de la vie, dans une contem-
plation ironique et dédaigneuse. Ce sage-là, du moins, a ses
heures de folie. Nous le savions déjà. Nous l'avions vu défendre
avec une conviction jalouse l'indépendance de l'esprit humain
et la dignité de la pensée.
VI. — Romanciers rustiques.
11 nous reste à parler de quelques écrivains qui ont peint de
préférence la vie et les mœurs campagnardes. Nous eussions dû
peut-être les ranger, chacun d'après ses affinités, sous les déno-
minations, plus ou moins précises, dont nous nous sommes
déjà servis. Cladel, par exemple, serait, sur bien des points,
un romantique, et Fabre un naturaliste, voire un des plus
naturalistes parmi nos romanciers. Mais, à considérer leurs
sujets et leurs personnages, ces trois ou quatre écrivains se
distinguent trop des autres et se ressemblent trop entre eux
pour qu'il ne soit pas permis d'en former un groupe particulier.
Excusons-nous seulement si ce dernier groupe se rapporte à la
matière des œuvres et non à la conception philosophique ou
esthétique des auteurs.
Ferdinand Fabre. — Les romans de Ferdinand Fabre'
ont pour matière ses impressions et ses souvenirs de jeunesse,
le collège de Bédarieux, le séminaire de la Montagne-Noire, et
I. Né à lîédarieux en 18;i0, mort en 189S. — Les Courbezon, le Chevrler (1868>-
VAbié Tigrnne (187;i), Barnaié (1875), Mon onde CélesUn (1881), Lucifer (lS8ii.
Ma Vocation (1889).
IIOMANCIEIIS RUSTIQUES U9
surtout le séjour de quelques années qu'il fit chez « l'oncle Fui-
cran », curé (le Camplong, dans la familiarité des choses et des
i^ens d'église, dans celle aussi des mœurs villageoises et des
sites cévenols. On j)eut dire qu'il est là tout entier. Pas un de
ses livres où nous ne trouvions l'enfant de chœur et le petit
paysan. Ce sont toujours des scènes de la vie cléricale ou des
scènes de la vie rustique; et, dans les unes comme dans les
autres, il ne fait guère que se remémorer le passé. 11 peint de
mémoire, avec le tour d'idéalisation que prennent d'ordinaire
les figures lointaines; mais il peint aussi d'après nature, sans
artifice, sans système, ce qui fait de lui un réaliste au sens le
plus simple et le plus vrai du mot.
Maint romancier avait déjà mis en scène les gens de la cam-
pagne. Ce qui fait l'originalité de Fabre, c'est qu'il vécut avec
eux, ou, mieux encore, de leur vie. Aussi ses romans champêtres
nous donnent-ils une image de la vérité même, en un genre si
souvent faussé par la convention. (Juant à ses romans cléri-
caux, il est le premier qui fasse une peinture exacte des mœurs
ecclésiastiques. Il nous montre ses prêtres dans leur milieu
propre, dans l'exercice de leur ministère. Au type factice du bon
curé — ou du mauvais — qui d'ailleurs n'avait guère eu jusque-
là qu'un rôle épisodique, il substitua des figures d'une réalité
caractérisque, des figures précises, individuelles, qui, nous le
sentons, ont été directement et longuement observées.
Peintre de la vie cléricale, M. Ferdinand Fabre ne dissimule
pas les faiblesses de certains prêtres. Ni la sincérité de son
esprit, ni la franchise de son art ne devaient le lui permettre.
Le clergé régulier lui inspire d'ailleurs peu de sympathie
{Madame Fuster, Tir/rane, Lucifer). Même dans le clergé sécu-
lier, qu'il met le plus souvent en scène, bien des défaillances,
bien des vices sont apparus à cet observateur attentif et qui a
tout vu de si près. C'est chez les uns l'épaisseur d'esprit, chez
d'autres la vulgarité morale, attachement aux choses de la
terre, mesquinerie de sentiments, bavardage, gourmandise,
humeur médisante et cachottière, chez le plus grand nombre
une platitude servile, chez certains une basse jalousie et une
perfide méchanceté.
Sur le fond se détachent quelques figures : le curé-doyen
2b0 LE ROMAN
Clochard, qui poursuit de sa haine ce pauvre Célestin ; rarclii-
prêtre Clamouse, type d'imhécillité pusillanime; Tabhé Mical,
politique artilîcieux et retors; Tabbé de Luzernat, que sa nais-
sance destine aux plus hautes charges et dont la triomphante
vanité fait ressortir sa sottise expansive et joviale. Au-dessus
de ces figures encore subalternes, il y en a quelques-unes que
Fauteur a mises en pleine lumière. Il y a surtout Tigrane et
Lucifer, celui-là qui symbolise l'ambitieux tantôt violent, tantôt
hypocrite, celui-ci, — la plus vigoureuse création du roman-
cier, la plus expressive et la plus puissante, — prêtre de grand
talent, de noble caractère, pieux, simple, chaste, mais laïque
fourvoyé dans l'Eglise, qui, ne voulant ni se révolter ni se sou-
mettre, est réduit finalement à chercher un refuge dans la mort.
Fabre a tracé maints autres personnages d'ecclésiastiques
avec une sympathie manifeste. Parmi ceux du second plan,
citons les Ferrand, les Garpezat, et, dans fAbbé Tigrane, cet
admirable Ternisien, âme douce, humble, vraiment évangé-
lique, qui sait au besoin montrer de la fermeté, mais dont la
patience, la mansuétude, la tendresse, font contraste avec les
furieux emportements de Capdepont. Et, au premier plan, voici
les Courbezon, les Célestin ou les Fulcran, auxquels Fabre
témoigne toute sa prédilection. Ils ne sont pas, eux, des « intel-
lectuels ». Ils ne roulent ni desseins ambitieux, comme Tigrane,
ni plans de réforme comme Lucifer. Aucun talent ne les élève
au-dessus de leurs modestes fonctions. Simples curés de cam-
pagne, ils n'ont reçu du ciel que les dons du cœur. Mais, dans
l'obscur village qu'ils desservent, Icui- zèle charitable trouve
moyen de s'exercer. Ils connaissent familièrement tous leurs
paroissiens; ils vivent avec eux, entourés d'affection et de res-
pect, ayant toujours un sage conseil à donner, heureux de récom-
penser par un éloge celui qui a assisté quelque voisin de son
pain ou de son argent, et ne craignant pas de réprimander,
voire du haut de la chaire, celui qui s'est montré dur au pauvre
monde. Courbezon a sa physionomie particulière. Le saint
homme, l'apôtre, est en même temps un visionnaire, et son
incoercible charité lui fait oublier toute prudence humaine.
Quant à Célestin et à Fulcran, Fabre ne peint en eux que le
desservant de campagne. Nous les retrouvons dans plusieurs
HOMANCIERS HUSTIOUES 2bl
de ses livres. Il y revient toujours avec une complaisance
intime. Sous le nom de Fulcran ou sous celui de Célestin, c'est
un des personnages les plus exquis de notre littérature roma-
nesque. Aussi simple qu'un enfant, il a dans sa simplesse même
quelque chose de vénérable. Timide par nature, humble de
cœur, il n'en sait pas moins imposer le respect, dès que la
dignité du ministère pourrait subir la moindre atteinte. Son
éloquence môle à je ne sais quelle emphase naïve une douce
bonhomie, une aménité copieuse. Rien n'est plus charmant que
les discours où se répand la sagesse ingénue du vieillard, sa
sagesse en même temps cordiale et solennelle, auguste et
bénigne. Fabre, dont le talent est d'ordinaire plus robuste que
délicat, a mis dans cette figure une grâce, une suavité déli-
cieuses.
Après les prêtres, voici les paysans. Mais c'étaient eux-mêmes
des pavsans que presque tous les prêtres de Fabre, Célestin et
Fulcran, Gourbezon, et même Tigrane. Aussi sincère et fidèle
romancier des mœurs rustiques que des mœurs cléricales, on
peut dire que Fabre a le premier représenté les paysans dans
toute la vérité de leur caractère. Nous sentons chez ceux de
George Sand la secrète prédilection de la « bonne dame », et
encore le tour de son génie naturellement idyllique. Du reste,
les Cévenols ne ressemblent guère aux Berrichons; iils d'une
terre âpre et rocailleuse, ils sont plus rudes, et, chez eux, la
tendresse même a comme un fond d'austérité native. Nous trou-
vons, dans les romans de Fabre, des personnages vigoureuse-
ment esquissés qui repésentent ce que l'àme paysanne recèle
de plus grossier, de plus féroce : voyez, par exemple, dans Bar-
nabe, la Combale, dans Xavière, Benoîte Oradou, dans Mon
oncle Célestin, la Galtière, dans les Courbezon, Pancol et Fumât,
et surtout la Pancole, cette abominable mégère, type d'une sai-
sissante réalité, à la peinture de laquelle on ne pourrait reprocher
que quelques touches un peu crues. Mais ceux-là même que leur
oppose l'auteur n'ont jamais rien de fade, ni la Courbezonne,
ni Félice, ni même Séveraguette, exquise figure de sainte, ni
enfin le chevrier Éran, chez lequel l'élévation morale, la délica-
tesse du cœur, la grâce poétique du sentiment, ne nous laissent
jamais perdre de vue sa rusticité native. Et Fabre n'excelle pas
252 LE ROMAN
moins à faire parler ses paysans que ses prêtres. On noterait
sans doute au passage certaines expressions ou certaines tour-
nures qu'il répète volontiers, parce qu'elles ont un goût de ter-
roir. Mais nous ne sentons nulle part le procédé. Dans le Che-
vrier, Eran lui-même a la ])arole. C'est d'un bout à l'autre une
merveille que ce langag-e dru, savoureux, imagé, qui, pas un
instant, ne décèle l'auteur. Je ne vois de comparable au Che-
vrier qu'un ou deux ouvrag-es de Georg^e Sand, la Petite Fadette,
par exemple, ou les Maîtres sonneurs. Et si George Sand reste
supérieure par la plénitude et la moelleuse douceur de son
style, celui de Fabre, quelquefois un peu âpre, a aussi, par là
même, plus de relief et plus de trempe.
Comme scène, le pays cévenol, dont Fabre nous a donné
d'admirables tableaux. Ces plaines graveleuses, ces rocs escarpés
et sauvages trouvaient eu lui un peintre tout particulièrement
apte à reproduire leur abrupte sévérité, tempérée, çà et là, d'une
grâce fruste, soit parce qu'il les connaissait et les aimait dès
l'enfance, soit parce que son génie avait je ne sais quelle affinité
secrète avec le sol natal. Il met dans la description des mœurs
villageoises une vérité significative. Il s'attache à nous retracer
les plus humbles détails, et ces détails nous montrent eux-mêmes,
outre le rustique, un poète, amoureux de sa montagne, qui en a
respiré avec ivresse l'air salubre et vivifiant. Maintes pages de
Fabre expriment le sentiment de la nature en ce qu'il a de pri-
mitif, non pas avec je ne sais quelle tendresse alanguie de cita-
din, mais avec une gravité robuste et fervente.
Parmi les romanciers contemporains, l'auteur du Chevrier et
de Lucifer nous apparaît comme un isolé. Cela tient principale-
ment à la matière même de son œuvre. Pour personnages, des
prêtres et des paysans; pour cadre, un pays lointain, un coin de
terre revèche. Mais s'il n'a pas eu ce que lui-même appelle
la grande réputation, on doit se l'expliquer aussi par sa modestie
naturelle, par son aversion du bruit et de la réclame, par son
goût sincère pour l'obscurité |»aisible et laborieuse dans hujuelle
il composait à loisir et sans impatience^ des œuvres solides,
franches, copieuses, d'une allure tranquille et forte.
11 y a chez Fabre une certaine naïveté qui rappelle celle d'un
Fulcran et d'un Célestin. L'exposition, dans ses livres, dénote
ROMANCIERS RUSTIQUES 253
souvent quelque g-aucherie. Le voici par exemple qui, inter-
rompant le récit, adresse directement la parole au lecteur : c'est
pour nous rendre attentifs à une réflexion, pour s'assurer que
nous avons compris, pour nous avertir que tel mot échappé à
tel personnage jette sur lui un nouveau trait de lumière. Ail-
leurs il nous demande la permission de « s'arrêter sur une phy-
sionomie très caractérisée et très singulière ». Ou bien encore
il exprime avec ingénuité les sentiments que lui inspirent ses
héros, tantôt l'admiration, la sympathie, la pitié, tantôt une
véritable horieur. Et cette gaucherie même a son charme; elle
marque non seulement la candeur de l'homme, mais aussi la
bonne foi de l'écrivain qui croit à ses propres inventions.
11 est des romanciers plus divers que Fabrc : il n'en est pas
de plus original et de plus vigoureux. Aussi bien le genre que
créa Fabre a sa variété. En premier lieu par le grand nombre
des figures, qui ont chacune leur caractère propre. Ce sont tou-
jours des ecclésiastiques ou des villageois, mais c'est tout le
monde des ecclésiastiques, depuis le pape lui-même jusqu'aux
humbles desservants, et tout le monde des villageois, les fer-
miers, les pâtres, les ermites, les bûcherons, les vendangeurs
ou batteurs de châtaignes, sans oublier le médecin de campagne
et l'usurier du bourg voisin. Et lorsque deux de ses person-
nages nous paraissent d'abord offrir entre eux quelque simili-
tude, regardons-les plus attentivement : il n'y a rien de commun
entre Jourfier et Capdepont, et l'abbé Courbezon est tout autre
que l'abbé Célestin. Et si, d'autre part, on reproche au roman-
cier la monotonie de sa manière et non plus de sa matière, il
faut reconnaître sans doute que, pour la composition et la mise
en œuvre, Mon oncle Célestin ressemble aux Courbezon, ou même
Lucifer à V Abbé Tigrane. Mais ce sont déjà là deux manières
tout à fait distinctes. L'une, celle de Lucifer, sobre, courte,
d'une teneur serrée et forte, l'autre, celle de Mon oncle Célestin,
familière, minutieuse, toufîue, abondante en détours et en
retours. Et je ne sais laquelle je préfère. Il y a plus de vigueur
dans Lucifer, une intensité singulière de rendu, une cohésion
puissante. Dans Mon oncle Célestin ou dans les Courbezon, les
détails, qu'il multiplie à profusion, nous donnent une image
fidèle et complète de la vie. C'est comme si le cours des choses
234 LE UllMAX
se déroulait sous nos yeux. Je no vois pas chez nous un seul
autre romancier qui nie fasse vivre ainsi moi-même avec ses
personnages, qui me les rende à ce point connus et familiers,
qui les décrive et les raconte tout uniment, eux et ce qui les
entoure, choses et gens, dans leur habitude ordinaire et quoti-
dienne. Là est l'originalité la plus caractéristique de Fabre, et
c'est par là qu'il mérite excellemment le nom de réaliste.
Laissons marcher le temps, qui met chacun à sa place. Fer-
dinand Fabre n'a pas eu la sienne. Maints romanciers pour le
moment font plus grand bruit, dont l'avenir ne conservera sans
doute aucune mémoire. On doit s'attendre à un énorme déchet.
Mais nous ne nous aventurerions pas trop, je crois, en disant
que, parmi les vingt volumes de Fabre, trois ou quatre sont
assurés de rester. C'est quelque chose. Et même je ne vois pas
beaucoup de nos romanciers qui puissent s'en promettre autant.
Léon Cladel*. — Né de souche paysanne, Léon Gladel vint
de bonne heure à Paris et s'y lia avec les Parnassiens. Après
avoir publié quelques recueils de nouvelles fantasques et
pénibles, un retour qu'il fit dans le Quercy natal le révéla à lui-
même. En revoyant le pays où s'étaient écoulés ses premiers
ans, Cladel retrouva son àme d'enfant semblable à celle des
petits pâtres avec lesquels il prenait ses ébats. Dès lors le raffiné
redevient un rustique. Il n'écrit plus que des romans campa-
gnards. Ce ([ui lui reste de son commerce avec le Parnasse, ce
n'est qu'un culte superstitieux de la forme. « Du style en tout
et pour tout! » Ses scrupules ne laissent pas de lui faire tort; il
manque souvent de naturel, et l'on sent dans sa phrase un écri-
vain trop ingénieux à se créer des difficultés gratuites. Comme
les paysans que Cladel a mis en scène sont des créatures frustes,
ces recherches du styliste paraissent d'autant plus inopportunes.
Ce n'est pas du moins à l'élégance qu'il vise; et même il méprise
la politesse, la régularité facile et unie. Son style a beaucoup
de vigueur, beaucoup d'éclat. Mais, âpre et tourmenté, il est par
là même en accord avec les milieux et les personnages qu'il
exprime. Cladel se complaisait à peindre chez ses paysajis
l'égoïsme, la stupidité, l'avarice, la luxure bestiale. La plupart
1. Né à MontaiilKin en 183"..
ROMANCIERS RUSTIQUES 25o
des histoires (ju'il nous raconte sont terrifiantes. C'est un roninn-
tique attardé qui se laisse emporter par sa fougue, mais qui
clierche aussi dans l'étrange et dans l'atroce une originalité
suspecte. Il n'a pas été en vain, à ses débuts, le familier de Bau-
delaire. Mais du reste son tragique ne manque pas de puissance.
Et des œuvres comme le Boiiscassié, la FiHe votive de Saint-Bar-
tliolomée Porte-Glaive, V Homme de la Croix-aux-Bœufs , méritent
assurément de survivre à leur auteur.
M. Emile Pouvillon. — M. Emile Pouvillon ' est toujours
resté dans sa province natale. Par là s'explique sans doute qu'il
n'ait pas, sinon parmi les lettrés, une renommée égale à sa
valeur. Il publia d'abord un livre de nouvelles, que recom-
mandent le souci du détail exact et une précision lumineuse. Ce
fut ensuite Césette, pastorale vraiment exquise, puis jeaii de
Jeanne et Vlunocent, où il allie à la finesse du sentiment la
couleur de l'imagination et la netteté significative du style.
Citons encore les Ant/bel, drame rustique, d'une simplicité qui
n'exclut ni la force, ni môme la grandeur. Le livre qui peut
faire le mieux connaître M. Pouvillon dans la diversité très
nuancée de son talent est ])eut-ètre ce recueil de contes qu'il
intitule Petites âmes. On y trouve tous les tons et tous les genres,
(laîté ingénue, discrète émotion, ironie légère, çà et là une
pointe de mélancolie. Et partout, quels que soient le ton et le
genre, c'est la même justesse de touche, la même sobriété vive
etcaractéristi(|ue. Ses paysans ne ressemblent point aux rustres
lubriques et féroces de Cladel. Il les idéalise, très délicatement :
quelque mièvrerie parfois, mais nulle fadeur. Toutes les his-
toires de M. Pouvillon ont pour scène des sites du Rouergue ou
du Quercy. C/est un admirable peintre de paysages. Sentiers
qui bondissent sur les pentes, tout blancs au midi, comme des
ruisseaux de pierres, combes pareilles à d'immenses cuves rem-
plies de soleil, villages noirs aiguisant leurs pignons sur le ciel
d'un bleu cru, il a merveilleusement rendu le caractère de sa
contrée natale, non pas avec l'abrupte vigueur de Cladel, mais
avec une lucidité pittoresque qui est sa marque propre.
M. André Theuriet. — M. André Theuriet- a depuis
1. Né à Montauban en 18i0.
i. Né à Marly-le-Roi en 183:i.
-2;; 6 LE HOMAN
quelque temps modifie sa manière et ses sujets. Les histoires
qu'il nous raconte maintenant sont encore dune lecture agréable,
et l'on y retrouve parfois sa ^ràce et sa délicatesse, mais non
plus ce charme particulier de vérité sentie qu'avaient des livres
tels que Sauvageonne on la Maison des deux Barbeaux. C'est à
ses romans champêtres et iirovinciaux que M. Theuriet doit le
meilleur de sa réputation. Les Ardennes ont en lui leur poète
familier. Nous no le trouvons jamais mieux inspiré que par ses
souvenirs d'enfant et de jeune homme, par son amour pour
le « ]tays », dont les hois et les prés servent de cadre à ses
fraîches idylles. Il est surtout le peintre, non des mœurs pro-
prement rustiques, mais <le cette vie provinciale qui, dans les
j)etites villes, conline à la vie campagnarde; il en exprime avec
un charme pénétrant l'intimité domestique, humbles vertus,
joies modestes, sentiments profonds et recueillis. Il y a chez
M. Pouvillon un art plus savant; chez M. Theuriet, il y a peut-
être plus de douceur et de tendresse.
Conclusion. — En suivant l'évolution de la littérature roma-
nesque pendant ces cinquante dernières années, nous avons
caractérisé les écoles qui prévalurent tour à tour. Mais, parmi
tous les genres littéraires, celui du roman est le plus libre el
le plus souple. Aussi ne s'enferma-t-il jamais <lans une formule
exclusive; le naturalisme bien entendu n'a en soi rien de
scolastique, son (d)jet étant une représentation fidèle et com-
plète des choses vues. Au |)oint où nous en sommes sur la lin
de notre siècle, chaque écrivain suit sa propre voie, et, si l'on
peut dire, s'ajoute directement à la nature. Loin d'avoir fait
banqueroute, h^ natuialisme a décidément triomphé; il n'a
triomphé qu'en s'élargissant, en lépudiant des préjugés et des
conventions qui l'obligeaient à mutiler la vie, en cessant d'être
une école. Toutes les écoles tombent les unes sur les autres, et
les œuvres qui restent de chacune sont justement celles qui
dépassaient son cadre. Notre littérature, quoi que certains en
pensent, n'a pas besoin d'écoles nouvelles. Il ne lui faut que
des talents sincères et originaux. Et ce sera la plus heureuse
condition pour le |)rochain siècle, de n'être gêné par aucune
de ces formules qui restreignent nécessairement le domaine de
l'art ot o|»priineiit le génie individuel.
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romanciers naturalistes; Le roman expérimental.
Sur Daudet : Brunetière, Le roman naturaliste. — Doumic. Portraits
d'écrivains; Études sur la littérature française, III. — J. Lemaître, Les
contemporains, U, IV. — G. Pellissier, Le mouvement littéraire au XIX'" siècle.
— R. Rod, Nouvelles études sur le XIX*^ siècle. — Zola. Les romanciers
naturalistes.
Sur Loti : Brunetière, Histoire et littérature, IL — Doumic, Éludes sur
la littérature française, III. — A. France, La vie littéraire. I. — G. Pellis-
sier, Nouveaux essais de littérature contemporaine. — Scherer, Études sur
la littérature contemporaine, IX.
Sur Zola : Brunetière, Le roman naturaliste. — Doumic, Études sur
la littérature française. II; Portraits d'écrivains. — A. France. La vie litté-
raire, I, IL — J. Lemaitre, Les contemporains, I, IV. — G. Pellissier,
Essais et Nouveaux essais de littérature contemporaine. — Scherer, Etudes
sur la littérature contemporaine, VIL
Sur Maupassant : Brunetière. Le roman naturaliste. — A. France, La
vie littéraire, I, II, IV. — J. Lemaître, Les contemporains, I, V, VI.
Sur Bourget : Brunetière, Nouveaux essais sur la littérature contempo-
raine. — Doumic, Écrivains d'aujourd'hui. — A. France. La vie littéraire,
I, III. — J. Lemaître, Les contemporains, IV. — G. Pellissier. Essais et
Nouveaux essais de liltértture contemporaine; Éluda de littérature contem-
poraine. — Scherer, Études sur la littérature contemporaine , X.
Sur Fabre : J. Lemaître, Les contemporains, IL — G. Pellissier, Ètudis
de littérature contemporaine.
Sur a. France : Doumic, Études sur la littérature frança'ise, IL —
J. Lemaître, Contemporains, II, VI. — G. Pellissier, Nouveaux essais de
littérature conte n\por aine; Études de littérature contempora'ine. — E. Rod,
Nouvelles études sur le A'/A'" siècle.
Sur Cherbuliez, IIuysmans, Rod, Margueritte, Rosny, Prévost, IIervieu,
Barrés, Cladel, Pouvillon, Tiieuriet, cf., outre les ouvraiies cités plus
haut, Doumic, Les Jeunes. — G. Deschamps. La vie et les livres, etc.
Histoire de la langue. VllI. • •
CHAPITRE V
L'HISTOIRE '
La plupart des historiens français avaient fait leur réputa-
tion au temps de la Renaissance historique, dans la première
moitié du siècle. Guizot, Thiers, Mignet, Tocqueville, Louis
Blanc, Michelet, n'ont achevé leur œuvre que sous le second
Empire; mais par leurs conceptions et leur méthode ils appar-
tiennent si complètement à la période de la monarchie consti-
tutionnelle et du romantisrne qu'il n'y a plus lieu à parler
d'eux dans ce chapitre.
Pendant que ces survivants de la génération précédente con-
tinuaient à retenir l'attention du puhlic, une nouvelle génération
apportait une manière nouvelle de comprendre l'histoire et de la
présenter. La transformation s'annonce dans la seconde moitié
de l'Empire par les premières œuvres de Renan (la Vie de
JésuK), de Taine (les Essais de critique, Y Histoire de la littéra-
ture anglaise), de Fustel de Goulanges [la Cité antique). Elle se
manifeste avec éclat dans les œuvres monumentales de ces trois
historiens, toutes trois parues depuis 1870, les Origines du
cJtrislianisme et V Histoire du peuple d' Israël de Renan, les Ori-
gines de la France contemporaine de Taine, Y Histoire des insti-
tutions de l'ancienne France de Fnstel de Goulana'es.
\. l'ar M. V.\\. Seignobos, niaitre do (OiilV'rcrifes à la faciillé îles leltres de
Tniversiti' de Paris.
RENAN ET TAINE COMME HISTORIENS 239
/. — Renan et Taine comme historiens.
Renan et Taine ont fondé leur réputation littéraire comme cri-
tiques avant cVabonler l'histoire; ce sont surtout leurs « essais »
littéraires, artistiques, philosophiques, politiques qui ont établi
leur influence et répandu leurs idées ; il était donc juste de les
ranger parmi les critiques'. Et pourtant leur œuvre maîtresse à
tous deux, celle à laquelle eux-mêmes tenaient le plus, est une
œuvre d'histoire. Voilà })Ourquoi il a paru nécessaire de consa-
crer ici une étude spéciale à leurs grands ouvrages historiques.
L'œuvre historique de Renan. — Renan est venu à l'his-
toire par l'érudition, — et par une des spécialités les plus étroites
de l'érudition, par l'orientalisme sémitique. Ses études de sémi-
naire l'avaient engagé dans l'étude de l'hébreu; il entrait dans
la vie laïque déjà spécialisé. Son premier g-rand ouvrag-e fut
Y Histoire des langues sétnititjues; puis vint la mission archéolo-
gique en Phénicie et le voyage en Palestine doù il rapporta les
matériaux de sa Mission de Pliénicle et les impressions d'oi^i
sortit la Vie de Jésus. Devenu à la suite de cette mission pro-
fesseur de langues sémitiques au Collège de France, il s'enferma
strictement dans l'érudition pure. Pour écarter le public que son
nom désormais célèbre amenait naturellement à lui, il fit son
cours dans une petite salle et lui conserva le caractère d'un
enseignement technique. En même temps il organisait la
publication du Corpus des inscriptions sémitiques qu'il a dirigée
jusqu'à la fin de sa vie, ne se bornant pas à une surveillance
générale, mais prenant sur lui les démarches pratiques et par-
fois même le soin des détails. Linguiste, archéologue, épigra-
phiste, il avait pratiqué tous les métiers techniques qui préparent
les matériaux de l'histoire. Mommsen pouvait dire « qu'en dépit
"le son beau style Renan était un vrai savant ».
Mais à la différence des érudits ordinaires, Renan avait une
philosophie complète de l'humanité, fondée sur une psychologie
très fine et sur une confiance très ferme dans la force de la
vérité et de la vertu, il l'avait déjà au moment où il entra dans
1. Voir ci-ilessoiis, chaiiilrc vu : La ciiliqiie.
260 L HISTOIRE
le monde laïque; et il Ta formulée dans f Avenir de la science,
ce livre si ])lein d'idées publié seulement en 1890, mais écrit
en 1848. On y voit combien les idées fondamentales de Renan
sont restées fermes et comme, malgré les apparences, sa con-
ception générale de l'bistoire a peu varié.
Toute son œuvre historique sort d'une même pensée : il a
voulu montrer l'évolution d'où est sortie la religion chrétienne,
la plus puissante de toutes les religions du monde, la plus inté-
ressante pour nous puisqu'elle est liée à toute la civilisation
occidentale. Mais au lieu de remonter aux origines lointaines en
étudiant le judaïsme, il est allé d'abord au problème qui le
passionnait le plus, au fait décisif de toute cette évolution, la
Vie de Jésus (1863). Et par ce premier ouvrage il a déchaîné
une polémique si violente qu'en moins de deux ans elle a rendu
son nom célèbre dans tout le monde chrétien. Cette violence
que nous avons peine à comprendre aujourd'hui, s'explique par
la nouveauté du sujet : c'était la première fois en France que la
vie du fondateur du christianisme était présentée sous la forme
d'une biographie historique.
La Vie de Jésus fut le premier d'une série de sept volumes réunis
plus tard sous le titre commun Histoire des origines du chris-
tianisme, qui parurent sous des titres particuliers, à des inter-
valles irréguliers pendant vingt ans (1862-82). C'est toute l'his-
toire de l'Eglise chrétienne racontée })ar ordr(^ chronologique.
La Vie de Jésus (1863) s'arrête à la Passion.
Les Apôtres (1866) conduisent l'histoire des disciples directs
du Christ et des premiers convertis jusqu'à la prédication de
saint Paul.
Saint Paul et sa mission (1867) raconte « l'odyssée chré-
tienne » de ra|)otre, jusqu'au voyage à Rome.
V Antéchrist (1873) c'est la crise de la persécution des chré-
tiens à Rome et de la destruction de Jérusalem, qui jette les
communautés chrétiennes dans les conditions nouvelles où va
se former le christianisme définitif.
Les Evangiles, et la deuxième génération chrétien>ie (1877),
c'est l'histoire de cette formation, la rédaction des Evangiles et
la naissance des premières sectes; ce volume s'étend sur un
demi-siècle jusqu'à la fin du règne de ïrajan.
RENAN ET TAINE GOMME HISTORIENS 261
L'Église chrétienne (1879) expose l'organisation de l'Église
et les progrès de la religion sous Hadrien et Antonin.
Le dernier volume de la série, Marc Aurèle et la fin du monde
antique (1881), présente au premier plan le gouvernement et la
philosophie de l'empereur et raconte les conflits entre les
sectes et les persécutions contre les chrétiens sous son règne.
Il se termine par un tahleau général du dogme, des rites et des
mœurs du monde chrétien, à ce moment oh la religion du Christ
et des Apôtres est constituée avec ses traits essentiels.
Après avoir descendu le cours de l'évolution du christianisme
jusqu'au point où il lui semhlait définitivement fondé, Renan a
voulu remonter aux origines les plus lointaines, et a entrepris
de raconter l'évolution de la religion juive depuis la période
légendaire des patriarches héhreux jusqu'à la venue du Christ,
C'est le sujet de V Histoire du peuple d'Israël, divisée en cinq
volumes. Le tome premier parut en 188". Renan prévoyait
déjà que le reste de sa vie ne suffirait plus à son entreprise,
mais il ajoutait : « La joie de voir avancer l'œuvre me soutient
tellement que j'espère la terminer. » 11 eut juste le temps de
l'achever; les deux derniers volumes parurent après sa mort.
Cet ensemble de douze volumes forme une histoire complète
des origines de la civilisation religieuse de l'Occident, depuis la
naissance du culte primitif des Beni-Israël, jusqu'à l'avènement
du christianisme catholique. L'étude des religions, jusque-là
réservée aux théologiens, Renan d'un seul coup l'a fait entrer
dans le domaine commun. L'histoire religieuse, sortant du
cabinet des érudits, apparaissait brusquement devant le public,
et prenait place dans l'histoire générale de l'esprit humain. Le
scandale fut inouï, mais il ne fît pas dévier Renan de la ligne
qu'il s'était tracée.
Il avait choisi la formation de la religion judéo-chrétienne
parce qu'il y voyait l'un des trois grands faits de l'histoire de
l'humanité. « Pour un esprit philosophique, disait-il, c'est-à-dire
pour un esprit préoccupé des origines, il n'y a vraiment que
trois histoires de premier intérêt : l'histoire grecque, l'histoire
d'Israël, l'histoire romaine. » Malgré sa tendresse pour la civili-
sation grecque, qu'il appelait « le miracle de la Grèce », il ne
regrettait pas « le vœu de naziréen qui l'attacha de bonne heure
262 LHISTdIRE
au problème juif et chrétien. » Car c'était l'origine des croyances
qui avaient rempli son esprit, de ces croyances auxquelles il
avait cessé de croire, mais qu'il ne cessa jamais d'aimer. Le
public, comme l'auteur, trouvait à la fois dans ces études le
charme romantique des siècles lointains, et l'attrait passionnant
des questions religieuses contemporaines.
Renan concevait cette histoire comme un tableau complet
de l'évolution religieuse pendant cette longue série de siècles.
Il ne lui suffisait pas do montrer abstraitement la formation des
dogmes, des pratiques, ou des institutions religieuses; il ne lui
suffisait même pas de décrire dans le détail concret la vie reli-
gieuse des fondateurs du christianisme ou du judaïsme.
Il savait que la religion d'un peuple, plus encore peut-être
que ses autres formes d'activité, est liée à l'ensemble de sa
vie, que si on est obligé de l'isoler pour en étudier les mani-
festations, on n'en fait comprendre les causes et les transforma-
tions qu'en la replaçant dans le milieu général.
Il a tenu à décrire la société oii ses personnages avaient
vécu, de façon à montrer le lien entre les phénomènes religieux
et les conditions oii ils se sont produits. Il a été amené ainsi à
faire une histoire générale des deux premiers siècles, où l'orga-
nisation politique et sociale de l'Empire romain et la vie intel-
lectuelle de la société païenne forment le fond du tableau sur
lequel se détachent les aventures des chrétiens ; c'est même
parfois un empereur, Néron ou Marc Aurèle, qui devient le per-
sonnage principal. Quant à VHisloire du peuple d'Israël, c'est
presque autant une histoire politique et sociale qu'une his-
toire religieuse ; aussi la variété des tableaux est-elle chez Renan
presque aussi grande que dans V Histoire de France de Michelet.
La critique et la métliode. — Les documents de l'histoire
religieuse, chrétienne, juive, presque tous postérieurs aux faits
qu'ils racontent, rédigés par des auteurs inconnus, remaniés
dans des conditions inconnues, souvent même manifestement
légendaires, ne pouvaient être utilisés qu'après de minutieuses
opérations de critique de textes et de sources. Ce travail, auquel
un homme n'eût pu suffire, Renan n'a pas eu à le faire : il le
trouvait fait par plusieurs générations de tbéologiens. Cette
longue élaboration critique, œuvre de deux siècles d'exégèse,
RKNAN ET TAINE COMME HISTORIENS 263
réduisait la tâche à un simple inventaire des résultats acquis.
Renan n'a eu qu'à choisir entre les nombreuses solutions pro-
posées par les commentateurs des livres sacrés. Mais, s'il n'a
pas eu l'occasion de faire œuvre originale de critique, il a du
moins toujours fait œuvre personnelle d'examen, ne prenant à
son compte aucune conclusion d'un devancier sans l'avoir étu-
diée; les notes au bas des pages en sont la preuve, et dans le
texte même les discussions sur l'origine et l'authenticité des textes
tiennent assez de place pour rappeler sans cesse la solide éru-
dition de l'auteur.
Les documents sur le monde juif et sur les chrétiens des pre-
miers siècles sont en quantité si petite et de qualité si médiocre
qu'on n'en peut tirer que bien peu de conclusions certaines.
Tout ce qu'on sait de Moïse, des Juges d'Israël, de David ou
du Christ et des Apôtres, en combien de pages cela tiendrait-il?
Si l'on exigeait de ces vieilles histoires la même mesure de cer-
titude que nous réclamons de l'histoire du xix* siècle, le récit des
faits établis remplirait à peine quelques pages. Renan avait assez
de critique et d'érudition pour reconnaître le caractère légen-
daire de la plupart des traditions sur lesquelles il était réduit à
opérer. Et comme il ne voulait pas paraître dupe, il a pris soin
d'avertir qu'il ne fallait pas croire trop complètement ce qu'il
racontait, qu'après tout il n'y croyait pas lui-même. « Il ne
s'agit pas en de pareilles histoires de savoir comment les choses
se sont passées, il s'agit de se figurer les diverses manières dont
elles ont pu se passer. » Et il ajoute avec une bonhomie nar-
quoise : « Toute phrase doit être accompagnée à' un peut-être. Je
crois faire un usage suffisant de cette particule . Si on n'en
trouve pas assez, qu'on en suppose les marges semées à profu-
sion, on aura alors la mesure exacte de ma pensée. »
Souvent quand les documents lui suggéraient plusieurs « peut-
être » différents, il ne prenait pas la responsabilité de choisir
entre les solutions contradictoires. Il raconte d'abord comment
saint Paul eut peut-être la tête tranchée à Rome, et ensuite
comment il périt peut-être dans un naufrage. Parfois il étendait
par une interprétation ingénieuse le sens d'un document, de
façon à couvrir une lacune trop douloureuse pour l'imagination ;
c'est ce qu'il a appelé « solliciter doucement les textes. »
264 L HISTOIRE
Se faisait-il illusion sur la valeur scientifique de ce procédé?
Il s'est défendu avec une vivacité contraire à ses habitudes,
comme s'il s'était senti touché à un point faihle, contre « les
dédains d'une jeune école présomptueuse aux yeux de laquelle
toute thèse est prouvée dès qu'elle est négative ». Il cherchait,
disait-il, « à tenir le milieu entre la critique qui eni}doie toutes
ses ressources à défendre des textes depuis longtemps frappés
de discrédit et le scepticisme exagéré qui rejette en bloc, a
priori, tout ce que le christianisme raconte de ses premières
origines. » Il se plaisait dans ce juste milieu qu'il qualifiait
de « méthode intermédiaire » entre la créflulité et l'excès de
critique.
Même les traditions légendaires, il voulait les maintenir dans
l'histoire; il s'irritait contre « les esprits étroits à la française qui
n'admettent pas qu'on fasse l'histoire de temps sur lesquels on
n'a pas à raconter une série de faits matériels certains », leur
reprochant, « pour ne pas admettre de fables », de « rejeter de
précieuses vérités. » Il n'indiquait pas le procédé pour distin-
guer des fables ces précieuses vérités, car ce procédé n'existe
pas. Mais il se rassurait par la théorie romantique de la couleur
locale. « L'historien criticjue, disait-il, a la conscience en repos
quand il s'est étudié à bien discerner les degrés divers du cer-
tain, du probable, du plausible, du possible. S'il a quelque
habileté il saura être vrai quant à la couleur générale, tout en
prodiguant aux allégations particulières les signes de doute et
les peut-être. » Ce qui, en langage brutal, revient à dire qu'un
homme habile peut avec des faits de détail tous faux ou douteux
composer un ensemble vrai et certain.
Renan conservait pour la légende la tendresse des romanti-
ques ; peut-être parce qu'elle fournissait à son génie d'écrivain
une matière qu'une critique exacte eût trop appauvrie. « La
légende, a-t-il dit, naît d'ordinaire d'un mot juste, d'un senti-
ment vrai transformé en réalité au moyen de violences faites
au temps et à l'espace. » Il déclarait la légende des saints
« merveilleusement instructive, pour ce qui tient à la couleur
des temps, et aux mœurs, » et même, parlant de la « période
obscure » antérieure à l'histoire certaine, il « l'appelait la partie
la plus vraie et la plus importante de l'histoire. » « Un roman,
RENAN ET TAINE COMME HISTORIENS 265
disait-il, est à sa manière un document quand on sait dans quelle
relation il est avec le siècle oîi il fut écrit. » Mais il ne disait
pas qu'on ne sait jamais dans quelle relation est la légende avec
le siècle qu'elle est censée faire connaître.
L'ignorait-il lui-même? C'est bien peu probable. « Quand la
tradition populaire ne sait rien, elle continue de parler tou-
jours », a-t-il (Ht. Il était dans sa nature de douter bien plus que
d'affirmer , et il savait discerner les cas oîi l'on n'a « pour
décider que des raisons de sentiment qui no s'imposent pas. »
S'il fut dupe de la légende, il ne fut sans doute qu'une dupe
volontaire; il aimait le parfum du vase, mais il se doutait bien
que le vase était vide.
En jouant ainsi avec les légendes et en mélangeant les conjec-
tures aux faits certains, Renan évitait de donner à la vérité
historique des contours tranchés, pénibles à l'œil d'un artiste.
Son récit baigne dans une atmosphère vaporeuse qui lui donne
le charme des grandes œuvres romantiques. Il a su tirer parti
même de la criti(|ue pour produire des effets littéraires; chez
lui la discussion technique des textes se transforme en un jeu
varié d'opinions ou d'images; et l'aride problème d'érudition
disparaît derrière le spectacle attrayant du travail d'esprit d'un
grand artiste.
L'œuvre d'érudition se fond ainsi avec l'œuvre d'imagination
en un ensemble harmonieux oij l'on ne peut plus démêler l'art
et la science. Le récit chez Renan n'est d'ordinaire que l'analyse
des documents cités au bout de la page, l'interprétation est
fidèle, et pourtant les traits en sortent transfigurés ; du texte
insignifiant ou fragmentaire, l'imagination de l'auteur a tiré
un tableau pittoresque de mœurs ou une délicate description
de sentiments.
Renan ne procède pas, comme les érudits, par propositions
abstraites et générales; il raconte et il décrit; les détails con-
crets abondent pour peindre les actes, les habitudes, et même
les motifs. Il s'est représenté le dehors et le dedans de ses per-
sonnages. Cette reconstruction n'est possible que par un effort
de l'imagination qui étend au passé par analogie les observa-
tions faites sur le présent. Toute « résurrection » historique
reproduit ainsi le tempérament personnel de l'auteur. Renan
266 l'histoire
était avant tout un fin psychologue (ce qu'on appelait jadis en
lang-ue classique un moraliste). Ce qu'il se plaît surtout à
évoquer, ce sont les états intérieurs, il excelle dans le « por-
trait » individuel ou collectif. Mais tout, descriptions, récits,
portraits, réflexions et critique, est si parfaitement fondu qu'on
échappe à cette impression de mosaïque que produit presque
toujours un livre d'histoire.
L'exposition de Renan conserve toujours le caractère artis-
tique. « Je prie le lecteur sérieux do croire que je le respecte
assez pour ne rien négliger de ce qui peut servir à trouver la
vérité... Mais j'ai pour princi})e que l'histoire et la dissertation
doivent être distinctes l'une de l'autre. L'histoire ne peut être
bien faite (ju'après que l'érudition a entassé des bibliothèques
entières d'essais critiques et de mémoires; mais quand l'histoire
arrive à se dégager, elle ne doit au lecteur que l'indication de
la source originale sur laquelle chaque assertion s'appuie. »
Une fois en règle avec son devoir d'érudit, Renan s'efTorce de
donner à son public l'impression non de la science, mais de la
vie réelle. Ainsi s'explique l'emploi, si fréquent dans VHistoire
du peuple d'Israël, de ces rapprochements contemporains qui
ont choqué comme des anachronismes de langue. Quand il
appelle Néron « un personnage de mardi-gras, un mélange de
fou, de jocrisse et d'acteur, un bourgeois qui se croirait obligé
d'imiter dans sa conduite Han d'Islande et les Burgraves »,
quand il compare David à Abd-el-Kader, ou les prophètes juifs
aux anarchistes, c'est qu'il veut, en éveillant des souvenirs
familiers, rapprocher du lecteur ces personnages lointains et
donner l'impression qu'eux aussi ont été des hommes sembla-
bles à ceux que nous connaissons. C'est une façon familière
d'affirmer l'unité de l'espèce humaine.
Quant au style historique de Renan, on ne saurait le définir
plus exactement que par cette apju'éciation de M. Monod : « une
langue simple et pourtant originale, expressive sans étrangeté,
souple sans mollesse, qui avec le vocabulaire un peu restreint
du xvu" et du xvni- siècle sait rendre toutes les subtilités de la
pensée moderne, une langue d'une ampleur, d'une suavité el
d'un éclat sans pareil. »
L'œuvre historique de Renan est plutôt la création person-
RENAN ET TAINE GOMME HISTORIENS 267
nelle dun artiste de génie que le travail d'un grand érudit. Mais
dans toute la littérature historique du monde on ne trouverait
pas une œuvre où une pensée aussi intelligente se soit exprimée
avec autant de grâce et d'élégance.
L'œuvre historique de Taine. — Taine avait derrière lui
toute une cari'ière de critique littéraire et artistique, il avait
déjà un nom célèbre quand il a commencé son œuvre histo-
rique. Il y apjiortait l'ignorance complète des procédés techni-
ques et de la méthode critique propres à l'histoire et la préoccu-
pation de faire acte de bon citoyen en contribuant à l'éducation
de son pays. La puissance littéraire du style, la pénétration
critique, l'inexpérience professionnelle, l'intention politique, se
sont combinées pour produire une œuvre unique dans notre
littérature, les Origines de la France contemporaine.
C'est une construction colossale, bâtie sur un plan d'ensemble
que l'auteur a d'avance dessiné et publié. Il s'agit de trouver la
constitution politique qui convient le mieux à la France; ce
n'est pas aux Français (ju'il faut la demander, comme on essaie
de le faire depuis un siècle et sans succès; il faut la chercher
dans leur histoire. « La forme sociale et politique dans laquelle
un peuple }»eut entrer et rester n'est pas livrée à son arbitraire,
mais déterminée par son caractère et son passé... C'est pour-
quoi si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu'en nous
étudiant nous-mêmes... Qu'est-ce que la France contemporaine?
Pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette
France s'est faite... A la fin du siècle dernier... elle subit une
métamorphose. Son ancienne organisation se dissout, elle
en déchire elle-même les plus précieux tissus. Puis elle se
redresse. Mais son organisation n'est plus la même... Dans l'or-
ganisation que la France s'est faite au commencement du siècle,
toutes les lignes générales de son histoire contemporaine
étaient tracées... C'est pourquoi, lorsque nous voulons com-
prendre notre situation présente, nos regards sont toujours
ramenés vers la crise terrible et féconde par laquelle l'ancien
régime a produit la Révolution ; et la Révolution, le régime nou-
veau. Ancien régime, révolution, régime nouveau, je vais tâcher
de décrire ces trois états avec exactitude. »
268 L HISTOIRE
Taine est mort avant d'avoir pu achever cette trilogie; de la
troisième partie il n'a pu terminer qu'un morceau, Napoléon, il
a laissé la fin à l'état de fragment. Mais tout le reste est con-
forme au plan qu'il s'était tracé. L'ensemble est divisé en trois
séries, consacrées chacune à l'une des trois phases dont elle
porte le nom dans son titre, avec des subdivisions en livres qui
marquent les divers aspects de la société ou les actes successifs
du drame.
U Ancien régime décrit (en un volume) la société française à
la veille de la Révolution. C'est une analyse des conditions qui
ont préparé la destruction de l'ancien régime, divisée en cinq
livres : I. La structure de la société (les classes dominantes et
leurs privilèges). — II. Les Mœurs et les cdraclères (la cour, les
salons, la vie mondaine). — III. L'esjJrit et la doctrine (forma-
tion des idées de réforme politique). — IV. La propagation de la
doctrine (causes du succès des idées de révolution dans l'aristo-
cratie et la bourgeoisie). — \. Le peuple (misère, ignorance,
brutalité des paysans, des aAenturiers et des soldats). La con-
clusion montre la révolution prête.
La Révolution forme trois volumes qui ont chacun reçu plus
tard un sous-titre. Le tome I, L'anarchie, raconte la révolution
faite par la Constituante de 1789 à 1791; il se divise en trois
livres : I. Uanarchie spontanée (émeutes de Paris et jacqueries
de 1789); IL V Assemblée constituante et son œuvre (conditions
de travail et décisions de l'Assemblée); IIL La Constitution
appliquée (administration des municipalités, désordres et vio-
lences).
Le tome II, La conquête jacobine (divisé en douze chapitres),
décrit la formation et les progrès du parti vulgairement appelé
jacobin * depuis 1791 jusqu'à l'élection de la Convention.
Le tome III, Le (jouvernement révolutionnaire, est presque tout
rempli par une description du régime établi pendant la guerre
€n 1793 et 1794; il se divise en cinq livres. I, L établissement
du gouvernement révolutionnaire (organisation du gouverne-
ment); II, Le programme jacobin {exposé et réfutation des doc-
trines attribuées aux hommes de 1793); III, Les gouvernants
1. Le vocabulaire politique de Taine manque de précision; il emploie confu-
sément le mol jacobin pour désigner les révolutionnaires.
RENAN ET TAINE COMME HISTORIENS 269
(psychologie de quelques hommes marquants, Marat, Danton,
Hobespierre, description du personnel de gouvernement) ; IV, Les
ijouvernés (description et éloge des victimes de 1793, résultats
matériels de ce régime). Le livre V, Fin du gouverne^nent révo-
lutionnaire, résume sommairement les luttes intérieures du
9 thermidor au 18 brumaire.
Le régime moderne, qui devait décrire la réorganisation de la
société française au xix" siècle, est resté inachevé. Le tome I est
une étude du caractère, des idées et des créations politiques et
administratives de Napoléon I". Le tome II ' consiste en deux
études, l'une sur l'Eglise catholique, l'autre sur l'enseignement,
fragments d'un tableau de la France contemporaine que Taine
n'a pas eu le temps de terminer.
Ses idées directrices en histoire. — Longtemps avant
de faire œuvre d'historien, Taine, dans ses préfaces % a formulé
en système ses idées sur le rôle, l'objet et la méthode de l'his-
toire. Sa théorie n'est pas le résumé d'expériences historiques;
il n'avait pratiqué encore que la critique littéraire ; c'est une
conception philosophique qu'il a essayé d'appliquer à l'histoire.
Aussi doit-on examiner d'abord les idées ifénérales de Taine,
puisqu'elles ont dirigé ses travaux et qu'il les a imposées à toute
une génération de littérateurs.
Taine déclare que l'histoire est une science. Comme toute
science elle cherche par l'expérience des « faits complexes » et
par l'ab-straction des « éléments simples », des « causes » ou
« lois ». Son objet propre, ce sont les hommes et les groupes
d'hommes, elle est une application de la psychologie. « Pour
comprendre les transformations que subit telle molécule hu-
maine ou tel groupe de molécules humaines, il faut en faire la
psychologie... Tout historien perspicace et philosophe travaille
à celle d'un individu, d'un groupe, d'un siècle, d'un peuple ou
d'une race. » Cette psychologie descriptive des individus et des
groupes c'est encore l'histoire à la façon de Voltaire et de
Macaulay, modifiée seulement dans la forme par l'ornement de
la « couleur locale » emprunté aux romantiques.
1. Paru après la mort de l'auleiir.
•2. H a semé dans ses éludes littéraires à propos de plusieurs historiens (Tite
Live. Miehelet, Guizot, Aug. Thierry. Carlyle, Macaulay) beaucoup de remarques
générales sur la nature de l'histoire, mais elles ne forment pas un système.
270 L HISTOIRE
Mais Taine ne veut pas en rester à la pure description, il lui
faut des causes et des lois; il les cherche dans « l'analogie entre
l'histoire naturelle et l'histoire humaine ». « Les facultés
humaines, dit-il dans la préface des Essais, ont la vie du cer-
veau pour racine. Par cette ])rise les lois organiques étendent
leur empire jusque dans le domaine « des sciences morales »...
L'histoire, la dernière venue, peut découvrir des lois. » Mais au
lieu de partir de l'expérience historique, Taine transplante dans
l'histoire les lois de la l)iologie : « connexion des caractères,
halancement organique, subordination des caractères, unité de
composition, sélection naturelle ». Il est vrai qu'il n'en a fait
aucun usage pratique.
C'est l'Introduction à Y Histoire de la l/tlé rature anglaise qui
donne la formule définitive des idées directrices de Taine, la
célèbre théorie des « trois facteurs » de l'histoire, le milieu, la
race, le moment. Il ne sagit pas ici d'en discuter la valeur;
mais on peut indiquer comment elle a entravé le travail de l'his-
torien. Aucun des trois facteurs nest défini avec précision.
Le milieu est-il l'ensemble des conditions matérielles et
morales, — ou l'ensemble des conditions matérielles, naturelles
et artificielles, — ou même seulement le sol et le climat tels
que les a faits la nature?
La race est-elle (au sens anthropologique) une variété
d'hommes descendus des mêmes ancêtres, marquée par des
caractères physiologiques communs? — Ou n'est-elle que l'en-
semble des hommes parlant des langues de même origine, ou
pratiquant des usages analogues (la race sémitique, la race
aryenne), — ou, moins encore, une communauté d'hommes
dirigée par un même gouvernement? (Taine se laisse aller à
parler de race anglaise, de race française et même, après la
révolte ([ui a détaché les Provinces-Unies de l'empire de Phi-
lippe II, il aperçoit une race hollandaise distincte de la race
belge.)
Qu'est-ce que le moment^ qu'il appelle ailleurs le sièclel Est-
ce l'accumulation des habitudes produites par des conditions
antérieures? — Ou l'action des autres peuples contemporains?
ou l'ancienneté du dévelo})pement ? — Et quelle est la durée
d'un moment'!
RENAN ET TAINE COMME HISTORIENS 271
De toutes ces formules vagues, Taine lui-même n'a tiré
aucun principe de classement; dans les Origines de la France
contemporaine il n'a rien pu expliquer par le milieu, il n'a osé
invoquer la race que pour rendre compte du caractère de Napo-
léon, le moment n'intervient que dans l'analyse de l'esprit révo-
lutionnaire. Mais ces trois fantômes lui ont parfois caché la vue
des faits réels et continuent à troubler la vision de ses disciples.
Plus encore que par des théories philosophiques Taine s'est
laissé guider dans l'étude des faits par sa doctrine politique.
« J'ai écrit, dit-il, comme si j'avais eu pour sujet les révolutions
de Florence ou d'Athènes » — et « Ceci est de l'histoire, rien de
plus, et j'estimais trop mon métier d'historien pour en faire un
autre à côté en me cachant. » Ses protestations étaient sincères,
il était d'avance si pénétré de ses conclusions qu'il les imposait
aux faits sans s'en apercevoir : il croyait aux conditions néces-
saires de toute société, et maniait sa théorie comme une propo-
sition scientifique universelle qu'il suffisait d'appliquer au cas
particulier de la France.
7 TJette théorie politique directrice reposait sur deux idés fon-
damentales que Taine a souvent exprimées. L'une, probable-
ment d'origine positiviste, c'est la croyance à la bassesse incu-
rable de la nature humaine : l'homme est un animal égoïste,
féroce et déraisonnable, il ne vit paisiblement en société qu'à
condition d'être contenu par des habitudes traditionnelles, une
hiérarchie sociale et un gouvernement fort. « Le gouvernement
c'est le gendarme armé contre le sauvage, le brigand et le fou
que chacun de nous recèle » ; si ces freins faiblissent, la société
se dissout dans l'anarchie, les fanatiques et les coquins tyranni-
sent et exploitent la masse désorganisée, jusqu'à ce qu'un tyran
unique rétablisse le gouvernement. — L'autre idée, certaine-
ment venue d'Angleterre, c'est la théorie aristocratique libé-
rale et conservatrice de Burke. La société civilisée, étant con-
traire à l'instinct naturel, est une chose compliquée et fragile,
formée lentement par une série d'expériences pratiques et de
compromis ; pour subsister elle a besoin d'être réglée par la
coutume, non par la raison, d'être gouvernée par une classe héré-
ditaire de notables habitués à être respectés, non par des man-
dataires élus. Si on l'expose aux aventures d'une constitution
-272 L HISTOIIIE
rationnelle et d'un gouvernement élu, <'lle se dissout et retombe
à l'état sauvag-e.
Sur les limites de l'autorité nécessaire à cette société, l'école
libérale anglaise fournissait aussi à Taine des règles univer-
selles. L'Etat est un instrument conijiliqué; « plus il est parfait,
plus il devient spécial ». Sa fonction propre est de «protéger»;
dans les autres fonctions il devient incapable, « mauvais cbef
de famille, mauvais (dief d'industrie, mauvais agriculteur,
mauvais commerçant, mauvais disIrilHitcur du travail et des
subsistances, mauvais régulateur de la j)roduction et de la con-
sommation médiocre administrateur de provinces et de
communes, médiocre philanthrope, médiocre directeur de
beaux-arts, de science, d'enseignement, de culte. » « Ces fonc-
tions sont mieux remplies par les indiviihis libres et les asso-
ciations »; et parmi les individus ceux qui les remplissent le
mieux sont les notables dans lesquels est « concentré presque
tout l'acquis de la civilisation séculaire ». — L'organisation
économique est de même soumise en tout pays aux conditions
formulées par les économistes libéraux, la propriété indivi-
duelle produit de l'épargne, l'héritage, l'impôt proportionnel.
Toutes ces règles empiriques, fondées sur la courte expérience
des Anglais de la fin du xvni° siècle, Taine les traite comme les
lois universelles des sociétés humaines; si un peuple refuse de
s'y conformer, s'il veut élire ses gouvernants, étal)lir l'égalité
sociale, augmenter l'action des pouvoirs publics, modiiier son
régime économique, il va à une désorganisation certaine. Donc
si dans le passé un peuple, ayant fait ces choses, a traversé
des crises violentes, on peut affirmer que ces tentatives sont
la cause de la catastrophe. Les Origines de la France contem-
poraine ne sont qu'une a}»plication de cette loi générale à la
nation française.
Taine opérait avec les notions abstraites de gouvernement,
d'État, de peuple, de notal)les, comme avec des grandeurs flxes,
pareilles en tout temps et en tout pays; il a admis une férocité
irréductible dans le peuple, une supériorité universelle de
raristocratie, une incapacité d'agir inhérente à tout gouverne-
ment, une organisation iuimuable de la propriété et de l'impôt.
11 n'a pas songé à vérilier si l'évolution des sociétés contempo
RENAN ET TAINE COMME HISTORIENS 273
raines confirmait ou démentait ses prétendues lois. Et il lui est
arrivé cette singulière aventure d'écrire six volumes pour
démontrer qu'une catastrophe anormale avait produit dans son
pays un régime politique exceptionnel, dans le temps où presque
tous les autres pays civilisés adoptaient le même régime.
La critique et la méthode. — Taine, avant d'aborder
l'étude de la Révolution, n'avait jamais travaillé que sur des
documents imprimés, — et même sur des documents littéraires.
Son entreprise l'a obligé à rassembler des matériaux de toute
nature. Il est venu aux Archives, il y a goûté l'ivresse du docu-
ment inédit (la préface de V Ancien régime en donne un témoi-
gnage d'une naïveté touchante), et il s'est transformé en uncon-
sciencieux travailleur d'archives. Mais il n'a jamais opéré avec
méthode.
Sauf des indications confuses et incomplètes en tête de quel-
ques volumes, il ne donne pas de bibliographie, pas même une
liste des documents inédits; il ne semble pas avoir compris
qu'en un objet si mal étudié un inventaire méthodique des
matériaux était indispensable.
Il n'a pas eu plus de méthode en matière de références. Il a
garni le bas de ses pages d'extraits de documents inédits et
d'indications de sources. Mais, sans parler de la fréquence des
citations inexactes (Taine est probablement le plus inexact des
historiens français du siècle), les renvois sont disposés si con-
fusément que souvent on n'aperçoit pas d'abord quel passage
du texte ils sont destinés à prouver. Au lieu d'attribuer à chaque
passage la note qui doit le confirmer, il se contente souvent de
faire des paquets de références qu'il dépose de temps en temps
au bas d'une page, à la fin d'un paragraphe. Parfois l'indica-
tion est si vague qu'elle en devient dérisoire. L Ancien régime
en fournit des exemples à peine croyables. Page 5 : « cf. passim
Grégoire de Tours et la collection des Bollandistes. » Passim^
une collection de plus de 60 volumes grand in-folio î — Page 369 :
« Galiani, Correspondance, passim. »
Les documents sur lesquels il travaillait, même les manuscrits,
n'étaient pas de nature à exiger une préparation technique, ils
n'avaient besoin ni de chronologie, ni de critique de textes. Res-
tait une seule opération préalable, indispensable à tout travail
Histoire de la langue. VIII. 18
274 LlllSTOlllK
historiquo, la critique de provenance; il devait se demander :
Quels sont les auteurs des documents et que Aalent leurs affir-
mations? Là encore l'éducation historique a fait défaut à Taine.
Il n'a jamais examiné inétliodi(|uement ni les témoiiinages parti-
culiers ni même la valeur générale de chaque témoin; il lui
arrive parfois d'indiquer les conditions où s'est trouvé l'auteur
d'un récit; mais ces renseignements, souvent insuffisants, sont
d'ordinaire empruntés à l'auteur lui-même et reproduits sans
critique. Les souvenirs, rédigés longtemps après les faits, si
pleins de faussetés volontaires ou d'erreurs de mémoire, si
suspects à tout historien expérimenté, Taine les distingue à
peine des récits contemporains. Sa confiance dans les soi-disant
Mémoires de Bourrienne en est un exemple frappant. Le
portrait de Napoléon, il l'a tracé en partie avec des traits
empruntés à des récits de fantaisie '. Il reproduit naïvement
les racontars, les anecdotes apocryphes, les inventions drama-
tiques des pamphlets contemporains ou des mémoires posté-
rieurs; aucune invraisemblance n'ébranle sa robuste crédulité.
La foule revenant de Versailles le 6 octobre s'est arrêtée,
dit-il, à Sèvres chez un perruquier pour faire friser et pou-
drer des têtes coupées; pas d'autre garant que Duval, Souvenirs
de la Terreur. Taine ajoute naïvement : « Douteux presque
partout ailleurs, ici témoin oculaire, il dînait en face du })erru-
quier. »
Non seulement Taine ne contrôlait pas la valeur de ses docu
ments, mais il n'en reproduisait pas exactement le contenu.
Il n'avait })as cette méthode sévère d'analyse qui consiste à
lire en cherchant seulement à savoir ce que l'auteur a voulu
dire, sans se demander encore ce qu'on en })ourra tirer. Il
lisait le texte à travers son imagination, avec la préoccupation
de trouver des traits pittoresques ou des faits caractéristiques ;
les mots les plus frappants, ceux qui lui fournissaient une
image ou un trait pour un tableau d'ensemble, faisaient sur lui
une impression si forte qu'ils lui cachaient parfois l'ensemble
de la phrase. Il lui est ainsi arrivé souvent d'opérer comme s'il
avait une opinion faite d'avance qu'il s'agissait seulement d'illus-
1. La critique en a iMé l'aile en parlie par le prince Napoléon. Napoléon el ses
historii>ns. ISIS.
RENAN ET TAINE COMME HISTORIENS 27»;
trer par des exemples — ce que certains critiques littéraires,
appellent « documenter ». — Aussi l'a-t-on accusé de parti pris,
et de passion , là où il n'y avait peut-être qu'une analyse
incorrecte.
A ces renseignements imparfaitement critiqués et mal
analysés Taine a appliqué une synthèse vigoureuse, conséquence
logique de sa conception de la science. « De tout petits faits
bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés
et minutieusement notés, voilà la matière de toute science;
chacun d'eux est un spécimen instructif, une tète de ligne, un
type net auquel se ramène toute une file de cas analogues. »
En histoire comme en critique littéraire, Taine a toujours
cherché le cas particulier qui pouvait servir de « spécimen »,
d' « exemplaire », de « type ». Trouver le détail caractéris-
tique, celui qui manifeste le caractère essentiel duquel dépen-
dent tous les autres caractères, faire cette opération sur un
ou deux individus choisis comme types d'une espèce, de façon à
généraliser les résultats obtenus sur ces cas spécimens, remonter
enfin de ces caractères essentiels des types aux conditions géné-
rales où vit l'espèce et par conséquent aux causes qui ont déter-
miné ces caractères, cette marche, qui est celle des sciences
naturelles, Taine a voulu la suivre en histoire, et cette analogie
imprudente a été la principale cause de ses mécomptes.
Les individus n'étaient pour lui que des représentants d'une
espèce, il eût donc fallu d'abord résoudre cette question :
« Qu'est-ce qu'une espèce? » Taine avait emprunté cette notion
à l'histoire naturelle et n'a jamais expliqué comment elle
s'appliquait aux hommes. Car il n'y a qu'une seule esjièce
humaine et si l'on veut la diviser en sous-espèces, il faut déter-
miner d'abord les caractères différentiels qui constitueront
chaque variété et permettront de classer les individus. Dans sa
critique littéraire, Taine avait essayé de se servir de la race, en.
enlevant d'ailleurs au mot toute signification précise. Dans
l'histoire de la Révolution il n'a plus même cette ressource,
puisqu'il admet une race française unique ; il en est donc réduit
à ériger en espèces les dilTérences de comlition sociale, d'éduca-
tion, d'opinion politique; ses espèces, ce sont le noble, le paysan,
le bourgeois, le girondin, le jacobin (ou le montagnard, car les
276 L'HISTOIRE
deux termes se confondent dans sa langue). Sur ces mots pris
au sens vague qu'ils ont dans l'usage il op«'re sans analyser,
sans préciser, sans distinguer. Il ne cherche les différences ni
entre les diverses régions de la France ni entre les divers
moments de la Révolution.
Ce type conventionnel fixé par une formule d'apparence scien-
tifique, Taine aime à l'incarner dans un personnage, qu'il décrit
en détail suivant la méthode des romanciers. C'était son pro-
cédé habituel pour l'histoire de la litérature et de l'art. Il l'a
appliqué aux « jacobins » et à Napoléon, dont il a tracé des
portraits à la façon des réalistes romantiques.
Mais d'ordinaire il se borne adonner des spécimens des actes;
il choisit un épisode caractéristique et conclut : « D'après celui-
là, jugez des autres ». L'anecdote est pour lui un procédé non
seulement d'exposition, mais de raisonnement. Il est inutile de
signaler le danger de cette méthode. Des anecdotes frappantes,
une bonne moitié est apocryphe et la plupai't des autres sont
des accidents ou des cas de fantaisie individuelle dont le sou-
venir s'est conservé justement parce qu'ils étaient exception-
nels. C'est sur une collection de faits-divers, en partie pris à des
sources suspectes, que ïaine fonde son impression générale;
d'un acte d'un individu il conclut à tout son caractère; de cet
individu, à tout un groupe; de quelques épisodes locaux il tire
le tableau de l'état général d'un pays. Un cas ou deux lui
suffisent, pourvu qu'ils soient frappants. La généralisation
est chez lui un procédé normal. Et comme aucun frein de
méthode ne le retient, il généralise, à son insu, dans le sens de
ses impressions et de ses doctrines. Mais l'illusion d'opérer en
naturaliste lui a fait croire qu'il disséquait des spécimens, classi-
fiait des caractères et déterminait des espèces.
Comme il croyait avoir déterminé le caractère dominant des
espèces d'hommes engagés dans la Révolution française, il a
cru h^nir les causes de la catastrophe : un peuple misérable,
affolé, une bande d'ambitieux pervertis par une fausse doctrine,
les défenseurs de l'ordre paralysés i»ar une éducation trop
raffinée. Or les phénomènes sociaux se prêtent mal à ce pro-
cédé de vigoureuse simplification. Pour comprendre, je ne dis
pas la cause, mais seulement la nature d'un événement aussi
RENAN ET TAINE GOMME HISTORIENS 277
complexe que la Révolution, on a besoin d'abord d'embrasser
l'ensemble des faits ; la règle doit donc être de commencer par
dresser un inventaire général des actes des différents groupes.
Taine, lui, a oublié les actes des adversaires de la Révolution,
De l'exposé des abus de l'ancien régime, il saute d'un coup
aux insurrections de juillet 1789, sans avoir dit un mol ni des
élections aux Etats généraux, ni du conflit entre les députés du
Tiers et les privilégiés, ni des tentatives du parti de la cour
contre l'assemblée, c'est-à-dire d'aucun des faits qui ont amené
les soulèvements. — La résistance du clergé réfractaire, la
fuite du roi, l'entente de la cour avec l'Autriche, l'invasion
prussienne, tous ces faits qui ont amené la naissance du parti
républicain sont de même laissés dans l'ombre, de façon à faire
paraître monstrueuse l'arrivée au pouvoir des « Jacobins ». —
Les mesures violentes du Directoire sont présentées sans tenir
compte des complots royalistes et des menaces d'invasion qui
les ont motivées. C'est la peinture d'un duel oii l'on aurait
effacé l'un des deux adversaires, ce qui donne à l'autre l'aspect
d'un fou.
Le titre qui eût répondu au contenu de cet ouvrage aurait
été : « Tableau des abus de l'ancien régime et des désordres de
la Révolution. » En croyant faire une histoire générale du mou-
vement, Taine a péché par dénombrement incomplet; n'ayant
aperçu qu'une seule espèce de faits, il n'a pas vu la nature de
la Révolution française, il a pris un combat pour un accès de
folie.
La même précipitation qui l'a fait se méprendre sur la
nature de l'évolution politique de la France l'a mis hors d'état
d'en rechercher méthodiquement les causes. La connaissance,
même complète, d'une série unique de faits ne permet pas de
déterminer sûrement l'enchaînement des causes; la comparaison
de plusieurs séries analogues est, en toute science empirique, le
seul procédé pour distinguer parmi les faits antécédents ceux
qui ont été nécessaires pour la production des faits conséquents.
Avant d'affirmer que la démocratie française était l'effet de
causes spéciales à la France, il eût fallu examiner l'évolution
parallèle des autres nations; or Taine a ignoré l'histoire con-
temporaine des États-Unis, de la Suisse, de l'Allemagne et même
278 L HISTOIRE
de l'Angleterre; les termes de comparaison lui faisaient donc
entièrement défaut pour disting^uer dans l'évolution française ce
qui provenait de causes communes à tous les peuples civilisés
contemporains.
Généralisations hâtives, dénombrements incomplets, igno-
rance des évolutions parallèles, tous ces vices de méthode lui
venaient d'un même défaut : il concluait trop vite, parce qu'il
se fiait trop à ses formules, et en cela il avait « l'esprit clas-
sique » qu'il attribue aux philosophes du xvnf siècle. Mais, en
supprimant systématiquement des séries entières de faits néces-
saires pour rendre l'ensemble intelligible, il obtenait un tronçon
monstrueux, frappant pour l'imagination, et en cela il restait
un romantique. Le désir scientifique de comprendre était moins
fort chez lui que le besoin artistique d'être étonné.
Le même besoin de frapper l'imagination a fait adopter à
Taine des formes de langage surprenantes dans un ouvrage
d'histoire. Souvent il prend un tour oratoire familier; il inter-
pelle le lecteur : « Rappelez-vous. — Suivons la foule des voitures.
— Yoyons-le à l'œuvre. — Considérez. — Regardez. » De ses
modèles romantiques il a gardé le goût enfantin de la couleur
locale représentée par des mots ou des détails d'aspect inusité.
« C'est sa manse, sa bourgade, sa comté. » - - « Le vicomte dans
la tour qui défend l'entrée de la ville ou le passage du gué..., le
marquis, jeté en enfant perdu sur la frontière brûlée, sommeille
la main sur son arme comme le lieutenant américain dans un
blockhaus du Far- West au milieu des Sioux. » — « Grâce à ces
braves, le paysan (en note Villanus) est â l'abri. » Mais surtout
il emploie la forme épique, sa figure favorite est la métaphore.
11 en développe une parfois pendant tout un chapitre; un tiers
de l'Ancien rc'ijùne décrit les étages de la maison (la société),
les effets du poison (la doctrine philosophique) et le monstre
(le peuple) qui va tout détruire. 11 s'agissait d'atteindre l'imagi-
nation du lecteur en lui présentant un spectacle matériel plus
saisissant que les abstractions de l'histoire des institutions.
Forcer l'attention du public était la pensée constante de
Taine, non par préoccupation de sa propre personne mais par
dévouement à ses idées. En voulant frapper fort, il a souvent
■frappé faux. Son œuvre historique est un monument puissant,
FUSTRL IIE CdULANdES 279
déjà à demi ruiné; l'architecte, ignorant le métier de maçon,
n'a pas su choisir des matériaux solides.
Mais ce n'est pas en vain qu'un génie sincère et vigoureux
applique pendant des années sa pensée à l'étude d'une question.
Les Oriiiines de la France contemporaine ne serviront pas de
manuel pour l'étude de la Révolution française, mais elles ont
définitivement détruit la légende républicaine et préparé le ter-
rain sur lequel commence à s'élever l'histoire scientifique <le la
Révolution.
//. — Fusîel de Coulanges.
La carrière de Fustel de Coulanges. — Fustel de
Coulanges, né en 1830, appartenait à la même génération que
Taine et Renan; mais sa réputation, établie plus tard et sur un
fondement plus étroit, a été — et restera sans doute — limitée
à un cercle beaucoup plus restreint d'admirateurs. Sa vie, unie
et sédentaire, a été celle d'un professeur et d'un érudit absorbé
par son enseignement et ses travaux. Elève de l'Ecole normale
(1850-53) au moment où la réaction politique y avait désorga-
nisé les études d'histoire, il ne dut rien à l'enseignement des
professeurs. Envoyé à l'École d'Athènes, il en revint avec un
excellent travail sur l'île de Chio, mais sans y avoir pris le
goût de l'archéologie. Il fit son instruction historique tout seul,
par la lecture des textes.
Après quelques années passées comme professeur de lettres
dans l'enseignement secondaire, il obtint une chaire d'histoire
à la faculté de Strasbourg on il resta jusqu'en 1870. C'est là
que dès 1863 il écrivit la Cité antique; ce livre, édité aux frais
de l'auteur, fit lentement son chemin dans le public cultivé.
Fustel devint pourtant alors assez connu pour être appelé en
1870 comme maître de conférences à l'École normale. Il n'y
resta que jusqu'en 1877, mais son enseignement y laissa une
empreinte profonde. Aucun des normaliens qu'il initia à l'in-
telligence de l'histoire n'a cessé de se considérer comme élève
de Fustel.
Il quitta l'Ecole normale pour la Sorbonne, où il fut suppléant
•280 l'histoire
d'histoire ancienne, puis titulaire de la chaire d'histoire du
moyen âge créée pour lui (1879). Il y trouva un auditoire
nombreux et respectueux, mais très peu d'élèves véritables, et
il regretta toujours ses normaliens. Il interrompit son ensei-
gnement pour revenir à l'Ecole normale comme directeur
(1880-83). Cette fonction ne convenait ni à ses goûts ni à ses
aptitudes; il avait hésité à l'accepter. Il s'en déchargea au bout
de trois ans, et reprit son enseignement à la Sorbonne jusqu'au
moment où l'épuisement et la maladie le forcèrent à prendre
un congé. Il continua d'ailleurs de travailler, emportant ses
notes dans le Midi, où les médecins l'avaient envoyé se reposer,
et ces dernières années furent celles de sa plus grande produc-
tion scientifique. Il s'était surmené par un travail continu et
mourut à bout de forces en septembre 1889.
Son œuvre historique '. — Dans cette carrière si uniforme
en apparence, une crise profonde, bien que toute intérieure, a
produit un changement de méthode, de procédés, d'attitude qui
permet de diviser les œuvres de Fustel en deux groupes et sa
vie scientifique en deux périodes.
La première période est celle des synthèses larges et rapides,
présentées dans une forme sereine, œuvres de haute vulgari-
sation scientifique d'un professeur qui veut mettre à la portée
du public cultivé les résultats de l'érudition. Tel est le caractère
de la Cité antique (1864) et du tome I de V Histoire des institu-
tions (1874). La Cité antique, rédigée en six mois, est un travail
de première main qui repose sur une connaissance personnelle
des textes antiques, mais ce n'est pas un travail d'érudition. Il
s'agissait de « montrer d'après quels principes et par quelles
règles la société grecque et la société romaine se sont gouver-
nées. » La préoccupation qui domine ce livre, c'est de faire
ressortir « les différences radicales... qui distinguent à tout
jamais ces peuples anciens des sociétés modernes. Notre système
d'éducation qui nous fait vivre dès l'enfance au milieu des Grecs
et des Romains nous habitue à les comparer sans cesse à nous...
De là beaucoup d'erreurs Pour connaître la vérité sur ces
1. Il ne sera ])as parlé ici des travaux secondaires de Fustel, mémoires spé-
ciaux, comptes rendus crilit|ues, articles rie revue réunis en volumes: on en
trouvera une bibliographie détaillée dans Guiraud, Fustel de Cuulanges.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VIII, CH. V
Armand Colin & C'^, Éditeurs, Paris
FUSTEL DE COULANGES
FUSTEL DE GOULANGES 281
peuples anciens, il est sage de les étudier sans song^er à nous. »
Les institutions antiques paraissent « obscures, bizarres, inex-
plicables » si on les étudie séparément. Elles deviennent
claires dès qu'on les rapproche des croyances anciennes. Fustel
part des croyances les plus anciennes des peuples classiques^
Grecs, Romains, Aryas de l'Inde, des croyances dont on trouve
la trace dans les rites, dans la langue, dans les croyances;
c'est le livre I. — De ces croyances primitives naît la famille avec
l'organisation de la propriété et des successions; c'est le livre II.
— Puis la religion des dieux de la nature g-roupe les familles
et crée la cité avec ses rites, ses magistrats, ses lois; c'est le
livre III. — Puis les croyances changent, et le changement
produit les révolutions, les quatre révolutions successives qui
bouleversent les cités antiques ; c'est le livre IV. — Enfin les
vieilles croyances meurent et avec elles le régime municipal
disparait; c'est le livre V. Toute l'évolution est résumée en
une formule : « Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle
s'établit, la société humaine se constitue. Elle se modifie, la
société humaine traverse une série de révolutions. Elle dispa-
rait, la société change de face. Telle a été la loi des temps
antiques. »
Après avoir expliqué les institutions du monde antique,
Fustel voulut exposer par la même méthode l'évolution géné-
rale des institutions de l'ancienne France. Le tome I, publié
en 1874, conduisait l'évolution jusqu'à la ruine de la royauté
mérovingienne, en quatre livres : la Gaule, l'Empire, l'Invasion, le
royaume des Francs. Il décrivait le régime des peuples gaulois,
les raisons et les effets de la conquête romaine, — le pouvoir
impérial, le régime municipal romain en Gaule, les institutions
politiques, justice, armée, impôts, la propriété, les classes
sociales, les mœurs et l'état moral, — puis les Germains au
i" siècle, leur genre de vie en société, leur gouAernement, les
Germains au moment de l'invasion, les causes et la nature des
invasions, l'établissement des Wisigoths, des Burgondes, et
des Francs, les effets de l'invasion sur la condition des diffé-
rentes populations et sur la propriété, — enfin le régime politique
et social du royaume mérovingien. C'était un tableau d'en-
semble d'une période de sept siècles.
282 L IlISTliIRE
Fustel comptait faire tenir en <|uatre volumes toute l'histoire
des institutions depuis les origines gauloises jusqu'à la Révolu-
tion de 1789; le tome II aurait exposé la féodalité, du vni'' au
xni" siècle; le tome III (xiv-xvi^ siècle), l'établissement de la
monarchie; le tome IV, la monarchie (xvn'' et xvui" siècles). Un
événement imprévu bouleversa son projet et donna à tous ses
travaux une direction nouvelle qui changea le caractère même
de ses œuvres, l^e premier volume de Y Histoire des insdtiilions
fut bien accueilli <hi ]»ublic (la 2*^ édition parut dès 1877); mais
dans le monde des érudits il souleva une opposition violente.
Fustel avait, comme dans la Cité antique, appliqué sa règle
d'exposition de ne citer jamais que des documents, et d'éviter
toute mention de travaux contemporains; môme les discussions
contre des opinions modernes }>renaient la forme d'allusions
anonymes. Or, sur des questions capitales, le régime politique
et la propriété chez les Germains, le caractère de l'invasion,
les origines germaniques des institutions mérovingiennes, il
apportait un système opposé aux théories de l'école germanique
qui dominait alors le monde des érudits. On lui reprocha d'ignorer
les travaux de ses devanciers et — ce qui le touchait plus vive-
ment — de dénaturer les faits par esprit de système. Il inter-
rompit alors son œuvre, et revenant sur les résultats de ses
recherches antérieures, se mit à les présenter avec un appareil
de preuves érudites et de discussions, pour montrer à ses cri-
tiques qu'il était capable de les suivre sur ce terrain.
De cette crise est sortie la seconde série des œuvres de
Fustel. La préface des Recherdtes sur quelques problèmes dltis-
toire (188S), qui inauguraient cette nouvelle manière, la définit
ainsi : « Ce sont des travaux préliminaires... Je demande qu'on
me permette de les donner sous la forme première qu'ont tous
mes travaux, c'est-à-dire sous la forme de questions que je me
pose et que je m'efforce d'éclaircir. Le lecteur à qui j'adresse ce
volume est surtout celui qui a une prédilection })Our les questions
difficiles de l'histoire. » L'ouvrage est en effet formé de quatre
monographies, sans aucun lien, sur des questions controversées
(le colonat, la propriété chez les Germains, la marche, les tri-
bunaux mérovingiens). Chacune est une longue dissertation où
tous les textes sont cités, critiqués et interprétés un à un, où les
FUSTEL DE COULANGES 283
systèmes modernes sont exposés et discutés minutieusement.
Fustel s'y présente en pur érudit, et, s'il y apparaît encore en
écrivain et en philosophe, c'est à son insu.
Au même système de composition appartiennent V Alleu et le
domaine rural (1889), le Bénéfice et le patronat, publié en 1890,
après la mort de l'auteur; ce sont des études sur les transfor-
mations du régime de la propriété et de la possession depuis
l'Empire romain jusqu'aux Carolingiens.
En même temps, le tome I de VHistoire des Institutions,
refondu dans cette nouvelle manière, renforcé par des discus-
sions de textes et des polémiques d'érudition, devenait une série
de trois volumes sous des titres distincts, publiés en commençant
par le dernier, la Monarchie franque, en 1888, par Fustel, la
Gaule romaine, et V Invasion, après sa mort, par un de ses élèves,
M. JuUian. Ainsi l'œuvre historique de Fustel, interrompue par
les attaques, puis reprise en sous-œuvre avec de nouveaux procé-
dés, est restée un monument inachevé et incohérent au premier
aspect. Cette merveilleuse unité qui avait donné à la Cité
antique la puissance d'une œuvre d'art, s'est brisée au choc de
la polémique; les nécessités de l'érudition ont réduit l'ouvrage
d'ensemble à l'état de fragment.
La méthode et la critique. — Fustel de Coulanges a été
le plus méthodique des historiens français, aucun n'a parlé
aussi souvent delà méthode historique et n'a fait autant d'efforts
pour s'y conformer. Cette préoccupation apparaît surtout dans
les œuvres de la fin de sa vie, mais il était certainement de
bonne foi quand il affirmait avoir toujours « travaillé suivant
la même méthode, par l'étude directe des documents et l'obser-
vation du détail. » Il regardait l'histoire comme une science,
qui « comme toutes les sciences procède par l'analyse » ; ce
n'est pas une « science facile », car elle étudie un « objet infini-
ment complexe », la « société humaine », qui exige une « longue
et scrupuleuse observation du détail » avant d'arriver à une vue
d'ensemble. « Pour un jour de synthèse, il faut des années
d'analyse. »
Pénétré d'horreur pour « les généralités vagues » et les for-
mules « déclamatoires » ', si fréquentes dans les ouvrages histo-
1. Celaient les expressions les plus habituelles de son vocaLulaire critique
284 L HISTOIRE
riques de son temps, il commençait toujours par poser les ques-
tions avec précision; il ne voulait opérer qu'avec des faits.
Très défiant à l'ég-ard des systèmes qui dans notre siècle ont
encombré Thistoire au point de cacher la vue du passé, il reje-
tait systématiquement toute étude de seconde main et s'astrei-
gnait à chercher toujours les faits dans l'analyse des documents.
« L'historien, dit-il, doit se borner aux textes attentivement
observés. » — « Lire les textes » ou « Cela n'est pas dans les
textes », ces formules revenaient comme un refrain dans ses
ouvrages et dans son enseignement.
Cependant Fustel n'a jamais fait lui-même aucune des opé-
rations techniques de l'érudition; il n'a ni déchiffré un manus-
crit, ni rétabli un texte, ni publié un document; il n'a môme
jamais produit un travail original de critique externe sur la
provenance d'une source et sur la comparaison de sources
parallèles. Ces textes qu'il opposait si rigoureusement aux con-
jectures des modernes, il les prenait élaborés dans les éditions
des érudits, comme un architecte reçoit les matériaux préparés
par les ouvriers. Il dépendait ainsi des modernes plus étroite-
ment qu'il ne se l'avouait; il a fait plus d'une construction rui-
neuse pour avoir employé des documents dont il n'avait pas
lui-même vérifié la provenance.
La Cité antique (même l'édition revisée) ne marque pas un
soin méthodique dans le choix des éditions, et quant à la pro-
venance des renseignements donnés par les écrivains anciens
elle fournit des exemples déconcertants d'absence de critique.
« Sur la manière dont Rome fut fondée, dit-il, l'antiquité abonde
en renseignements. Deux écrivains doivent surtout nous inspirer
une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius
Flaccus, tous les deux fort instruits des antiquités romaines, nul-
lement crédules et connaissant assez bien les règles de la critique
historique. Nous ne sommes pas en droit de rejeter un tel nombre
de témoignages. » — De cet exemple d'aveuglement on peut
rapprocher tout ce qui est dit sur « les vieilles annales de
Sparte » , les « annales et monuments des Messéniens » , et surtout
les prétendues « vieilles archives des villes » antiques avec leurs
« inappréciables documents » d'où serait dérivée toute la tradi-
tion antique.
PUSTEL DE COULANGES 285
Fustel était parfois d'une crédulité envers les anciens qui
contrastait singulièrement avec son scepticisme vis-à-vis des
modernes. On a peine à croire que dans l'édition revisée de la
Cité antique il ait conservé la phrase suivante : « L'historien
Denys (d'Halicarnasse), qui consultait les textes et les hymnes
anciens, assure que les Sabines furent mariées suivant les rites
les plus solennels, ce que conflrment Plutarque et Gicéron. »
On ne trouve pas beaucoup plus de précautions critiques
dans V Histoire des institutions, pas même dans les ouvrages de
la période de polémique oîi les textes sont discutés pourtant de
beaucoup plus près. Sur les diplômes mérovingiens, où il fallait
bien examiner la provenance, puisque la plupart sont apocryphes,
Fustel a suivi l'opinion des anciens éditeurs; en cas de doute,
il préfère admettre l'authenticité et ne se résigne qu'à regret à
rejeter un texte, même quand il est manifestement faux.
Sa critique interne n'était guère moins traditionaliste. Lui, si
indépendant des opinions modernes, il répétait docilement tout
ce qui avait été dit par un ancien. Non seulement il admet
comme certaine toute affirmation d'un contemporain, ne se
demandant guère si l'auteur n'a pas déguisé la vérité ou com-
mis une erreur que pour repousser cette supposition injurieuse,
mais sa confiance est si grande dans les textes qu'elle s'étend
même aux écrivains de seconde ou de troisième main, pourvu
qu'ils soient anciens. Un bon tiers de la Cité antit/ue est rempli
par des récits légendaires ou des fabrications de basse époque
sur les révolutions des cités grecques et les troubles intérieurs
de Rome. — De même la légende de Frédégaire sur les Francs et
la tradition orale recueillie par Grégoire de Tours sont traitées
presque comme des récits de témoin oculaire. Il lui est même
arrivé de décrire les sentiments des Romains du iv*" siècle d'après
les discours composés par Tite-Live et de chercher les pensées
de Glovis dans les paroles que lui prête Grégoire de Tours. Sa
foi dans la légende athénienne ou la légende romaine est si
entière qu'il va jusqu'à essayer de l'interpréter (il l'a fait, pour
Thésée, les rois de Rome, Camille). On dirait qu'il a^ait épuisé
toute sa force de doute à douter des systèmes modernes et qu'il
ne lui en restait plus pour repousser les affirmations des écrivains
antiques.
28(1 L HISTOIRE
Mais il y a un domaine où sa [)énétration critique a fait de
lui un maître de la science historique, c'est l'analyse et l'inter-
prétation des documents. Il a posé cette règle de méthode salu-
taire qu'avant de se faire aucune opinion sur un fait, il faut
avoir lu les textes sans autre préoccupation que d'en com-
prendre exactement le sens. L'art de l'historien, dit-il, « consiste
à tirer des documents tout ce qu'ils contiennent et à n'y rien
ajouter de ce (ju'ils ne contiennent })as. » Il commençait par
réunir tous les textes sur le sujet et les analyser exactement;
dans la seconde période de sa vie il prit même le parti de donner
en détail les résultats de ses analyses. Comme il travaillait sur
des documents anciens où le sens des mots est discutable, sur des
périodes très étendues au cours desquelles les mots changent de
sens, sur des institutions désignées par des termes dont le sens
varie avec le contexte, l'opération décisive dans ses analyses
consistait à déterminer le sens précis des mots aux difTé rentes
éj)oques. Il le faisait en groupant tous les passages où le mot
se rencontrait et en suivant scrupuleusement l'évolution du sens :
quelques-unes de ces études (sur les mots marca, commrniis,
alleu) sont des modèles de critique d'interprétation. Ce procédé,
appliqué méthodiquement à une centaine de mots, lui a suffi pour
renouveler la connaissance des institutions des temps méro-
vingiens.
Ses procédés de synthèse. — Fustel n'avait rien du
dilettantisme des érudits qui manient la critique pour le plaisir
d'opérer. L'analyse, même dans ses derniers ouvrages, où elle
occupe presque toute la place, n'a jamais été pour lui qu'un
moyen d'arriver à des conclusions. Et ses conclusions ont tou-
jours été générales. Ce qu'il cherchait, c'était le caractère géné-
ral d'une société et l'évolution générale des institutions à travers
les âges; la Cité antique porte en sous-titre « Etude sur le culte,
le droit, les institutions de la Grèce et de Kome » ; tous les autres
ouvrages sont des parties d'une « Histoire des institutions. »
Fustel ne s'intéressait pas aux individus, il n'a jamais fait aucun
portrait de personnage, il a seulement esquissé des portraits
collectifs (de l'Athénien, du Romain); il ne décrit ni les actes,
ni les motifs; il ne parle ni des grands hommes ni des grands
événements. Il ne veut montrer que des habitudes communes
FUSTEL DE COULANGES 287
à toute une société; même quand il raconte une anecdote, c'est
à titre de trait de mœurs, comme preuve d'un usage ou d'un
sentiment habituel; quand il reproduit la formule d'un docu-
ment, ce n'est point par recherche du pittoresque ou de la cou-
leur locale, c'est pour faire comprendre un état d'esprit.
Les faits particuliers tirés des documents n'étaient donc pour
Fustel que le point de départ de conclusions sur l'état général
d'une société ; l'analyse n'était qu'une préparation de matériaux
pour la synthèse. Tous ses ouvrages sont des constructions puis-
santes. La Cité antique est le tableau général de toutes les
institutions sociales et politiques de tous les peuples grecs et
italiens ramenées à un principe unique , les croyances, et de
toutes les révolutions expliquées par une cause unique, le chan-
gement des croyances. ^Histoire des institutions se compose
d'une succession de synthèses : la conquête romaine expliquée
parles conflits sociaux des peuples gaulois, le régime impérial
ramené aux principes fondamentaux île Viinperium et de
l'organisation aristocratique des classes , l'inA^asion réduite à
l'établissement sur le territoire gaulois de bandes guerrières
désorganisées , la monarchie franque expliquée comme une
tentative grossière de faire fonctionjier le mécanisme du gouver-
nement romain avec un personnel barbare. Même les travaux
spéciaux sur le colonat, la propriété germanique, l'alleu, le
[latronat, le bénéfice, sont tous construits de façon à faire res-
sortir un principe fondamental.
Quelle méthode dirigeait ces constructions? Fustel ne l'a
jamais (Ut; lui qui a si souvent formulé les règles de l'analyse,
n'a jamais parlé des règles de la synthèse. Peut-être les appli-
quait-il par un mouvement instinctif de son esprit spontané-
ment systématique, car il semble n'en avoir pas pris conscience :
« L'histoire, a-t-il dit, n'est pas une science de raisonnement,
elle est une science de faits » ; il a dit ailleurs qu'elle est une
science d'observation, et il l'a comparée à la chimie; en quoi
il se trompait, car l'historien n'observe rien que du papier noirci,
et c'est par une suite compliquée de raisonnements qu'il
remonte des signes tracés sur le papier à la connaissance des
pensées et des actes des hommes d'autrefois '.
I. Voir sur ce point Langlois et Seignolios, Introd. aux études Itisforiques, 1898*
288 L HISTOIRE
Fustel faisait un usage constant du raisonnement, et même
de l'espèce la plus dangereuse, le raisonnement par générali-
sation, dont il avait besoin pour arriver à ses conclusions.
D'ordinaire il raisonnait juste. Mais, comme il ne s'était pas
méthodiquement rendu compte du rôle des raisonnements dans
l'histoire, il opérait d'instinct sans prendre toutes les précautions
nécessaires, et il lui est arrivé parfois d'établir des conclusions
sur une base trop étroite. Il cherchait les habitudes générales de
toute une société, institutions, conceptions ou croyances, et le
plus souvent il n'avait pour se renseigner qu'un petit nombre
de documents clairsemés, dont l'analyse lui fournissait tout au
plus des règles officielles, peut-^être constamment violées dans la
pratique, ou quelques cas individuels isolés. Il lui fallait donc
généraliser. Mais dans quelle mesure? à quel groupe d'hommes,
à quelle étendue de pays, à quelle durée de temps attribuer le
phénomène social constaté dans un exemple particulier? Sur
cette question il n'a pas eu de théorie précise et sa pratique a
varié. Les généralisations sont beaucoup plus imprudentes dans
la Cité antique où, à partir de deux ou trois cas, parfois acciden-
tels, il induit les sentiments de tous les Grecs ou de tous les
Romains de toutes les époques. Les œuvres des dernières années,
plus réservées dans les conclusions, donnent à penser que l'ex-
périence avait amorti son ardeur à généraliser.
Mais jamais il n'a opéré avec une correction irréprochable :
il groupait en un seul tableau des masses d'hommes trop nom-
breuses et des périodes trop longues, chacune de ses synthèses
était trop large pour pouvoir être exacte. La Cité antique pré-
sente en un résumé unique la religion, le droit privé, le gouver-
nement de tous les Grecs et de tous les Romains, sans distinc-
tion d'époque, comme si tous, du viif au i" siècle, avaient eu
même religion, même droit, même gouvernement. Le travail
paraît divisé en périodes, mais ces périodes sont restreintes à
l'étude des révolutions. Le tableau des croyances, des rites, delà
vie privée est fait avec des traits pris dans toutes les époques, c'est
le vieux procédé du roman historique. La suite des temps s'est si
complètement confondue que des usages cités dans les deux pre-
miers livres pour prouver l'empire des croyances sur les âmes
se trouvent exactement contemporains (v^-iv" siècles) des guerres
PUSTEL DE COULAMIES 289
civiles atiribuées à la ruine de ces mêmes croyances. Dans
VHistoire des Institutions les cinq siècles de la Gaule romaine
sont ramassés en un seul exposé, et la monarchie franque appa-
raît presque immobile de Glovis à Da^obert. De même les
groupes d'hommes sont imparfaitement distingués; il est parlé
en général des Grecs, des Romains, des Germains; toute société
est traitée comme un bloc homogène, et même quand elle est
divisée en classes, il semble que tous les hommes de chaque
classe soient identiques. La pénurie des documents en matière
de sociétés antiques explique ces groupements trop larges aux-
quels les historiens de l'antiquité ne commencent à renoncer
que depuis quelques années.
L'absence complète de documents solides sur la vie sociale
et politique des Grecs avant le iv" siècle, des Romains avant le
1)1% avait entraîné Fustel à un procédé de raisonnement contraire
à sa propre théorie. « Ce n'est pas avec la logique, a-t-il écrit en
1885, qu'il faut faire l'histoire, c'est avec les seuls documents. »
Et pourtant, c'est sans documents qu'il a écrit une partie de la
Cité antique. S'il avait en 1863 appliqué ses principes, il n'aurait
rien pu dire des origines de la religion, de la famille, de la pro-
priété, du régime des successions, et presque rien de la formation
des cités. Car les documents ne nous apprennent rien de cela.
Mais, ayant entrepris de suivre l'évolution des sociétés antiques
depuis leurs origines, il n'a pu se résigner à laisser une pareille
lacune dans son exposition, et, faute de documents, il l'a com-
blée par des hypothèses justes souvent, toujours ingénieuses,
mais fondées seulement sur des raisonnements à partir de la
nature humaine. Il a employé, quoique largement, un procédé
analogue dans VHistoire des institutions, pour reconstituer l'opi-
nion publique en Gaule, les causes de la désorganisation de
l'empire et de l'invasion, et les origines de la composition pécu-
niaire chez les Francs. Seuls les derniers ouvrages sont exempts
de ce genre d'imprudences.
Les procédés d'exposition. — Fustel a eu deux méthodes
d'exposition comme il a eu deux méthodes de travail. Sa première
manière semble calculée sur un public confiant et docile. Il entre
en matière directement, sans indications de bibliographie, sans
introduction critique; il annonce brièvement le sujet qu'il va
Histoire de la langue. VIII. IJ
200 L'HISTOIRE
traitor et Texposition se déroule aussitôt d'une façon continue.
]jes documents, analysés ou traduits, sont fondus, d'ordinaire,
dans l'exposition, tout au plus s'en distinguent-ils par des guille-
mets; on passe sans secousse des citations de textes aux expli-
cations et aux réflexions; à peine de loin en loin une remarque
critique sur la valeur d'un texte ; jamais aucune discussion d'opi-
nions modernes ; l'appareil d'érudition se réduit à des renvois au
passage d'où le texte est tiré et à de rares et courtes citations. Il
s'agit plutôt de communiquer la connaissance que de la prouver.
L'ensemble des matières est distribué en livres d'après une
ordonnance logique. Ainsi sont composées la Cité antique et
V Histoire des institutions.
Les œuvres de la seconde manière semblent au contraire rédi-
gées pour un public défiant et malveillant qu'il s'agit de con-
vaincre. Elles sont munies de l'appareil de l'érudition contem-
poraine : en tête une bibliographie des sources et une introduction
critique; dans le texte ou dans les notes les citations complètes
des documents, et sur chaque question l'énumération des tra-
vaux modernes accompagnée de discussions et de polémiques
(sans compter les appendices à la fin du volume). Il ne reste
plus (ju'une division par chapitres. C'est une série de monogra-
phies. Et jiour marquer plus nettement ce caractère, la proposi-
tion qu'il s'agit de prouver est d'ordinaire annoncée en tête et
répétée en manière de conclusion.
Ces deux méthodes d'exposition correspondent à deux concep-
tions diflerentes du rôle de l'historien ; la seconde est jtrobable-
inent plus scientifique et Fustel Ta adoptée jioiir montrer à ses
contradicteurs que lui aussi pouvait faire figure d'éru<lit; mais
il semble bien que la première soit plus artistique. Aussi ne
faul-il pas s'étonner (pie (hms les œuvres de Fustel la valeur
scientifique soit en raison inverse du mérite littéraire. Les
Recherches, l'Alleu, la Monarchie franque ont bouh'versé l'his-
toire des institutions m<M'ovingiennes et forcé même les germa-
nistes à abandonner (|uelques-unes de leurs thèses, mais ce sont
des livres illisibles pour tout nutre cpiun s[iécialiste. La Cité
antique est un ehef-d'œuvre; mais elle est pleine d'erreui-s, de
«'onjectures hasardeuses et de fautes de critiipie; on ne peut j»as
plus la faire lire à un étudiant désireux de s'instruire (pi'on ne
FUSTEL DE COULANGES 291
lui donnerait l'histoire deMiclielet; les manuels allemands (Tanti-
quités n'en tiennent presque aucun compte, et plusieurs même
ne la nomment pas.
Ces <Ieux manières ont un trait commun : l'exposition est
limitée aux faits qu'il s'agit de faire comprendre; Fustel s'est
toujours défendu d'avoir, en écrivant l'histoire, aucune arrière-
pensée morah' ou |>(diti(jue. 11 avertit expressément qu'il n'a
« songé ni à louer ni à décrier les anciennes institutions de la
France », il a voulu seulement « les décrire et en marquer l'en-
chaînement». On ne rencontre chez lui que peu de ces réflexions
personnelles dont la [)lupart des histori(^ns jiarsèment l'exposé
des faits; encore la plupart sont-elles des remarques de criti(|ue
ou des ohsei'vations de jtsycholoiiie iiénérale nécessaires pour
apprécier la valeur d'un texte ou pour construire un raisonne-
ment. Cette œuvre si longue ne contient peut-être pas un hors-
d'œuvre;tout au [dus, dans l;i descri[»tion du régime impérial et
dans le tableau des usages barbares, (|U(d(pies remarques inci-
dentes laissent-elles entrevoir des préférences ou des antipathies
inconciliables avec une stricte neutralité.
Le style de Fustel est à l'imag'e de sa méthode de travail : il
est intelligent et honnête. Fustel était-il un écrivain? On peut le
contester, car il n'a pas eu de forme originale; il a rej)ris les
formules de Montesquieu et de Tocqueville, avec moins d'esprit
que Montesquieu et un tour moins sentencieux (pie Tocqueville.
Mais il écrivait bien, toujours correctement et souvent avec
vigueur. C'est qu'il avait <leux résolutions fermes, tournées en
habitude : se faire comprendre le plus complètement du lecteur
et avec le moins d'etTort possible, éviter tout ce qui ne servait
pas à se faire conijtrendre. (^es deux règles ont suftl à le défendre
contre les vices habituels de la langue historique, la solennité
oratoire des anciennes écoles, les métaphores ornementales et
les émotions simulées des romantiques, le jargon technique des
juristes, les ai)stractions vagues des philosophes. Comme il pre-
nait la peine de choisir chacun de ses m(ds, il échappait aux
formules conventionnelles et aux ex[)ressions toutes faites (|ui
rendent si banal le style de la jdujiart des historiens; il donnait
toujours l'impression d'avoir pensé lui-même, et d'avoir expiimé
précisément ce ([u'il pensait; de là la distinction et l'autorité de
21)2
L IIISTOIUE
sa langue. Gomme il n"('MTivait pas un uiot inutile et n.ijoutail
aucun ornement |>our se faire valoir, sa langue <''l.iit solire et
ferme. Gomme il tenait à être ('om|>ris sans edort, il euijtlovaif
un vocal)ulaire simjiic et familier, et des tournures do phrase
hahituelles, ce qui rendait son style clair et naturel. 11 avait
horreur des abstractions |tersonnifiées ; à peine en trouverait-on
([uelques cas écha|tpés par inadvertance dans la Cité antique* et
V Histoire des institutions -. Quand il voulait désigner un grroupe
d'honHiies, il ra|»pelait par son nom ])ro[»re collectif (les Athé-
niens, les Homains, les Germains, les Francs); ou hien, à l;i
fa(;on de Tocqueville, il disait « les hommes », « les hommes
(le ce temps ». 11 intitule un cha|»itre : « Gomment les hommes
étaient jugés sous Th^mpii'e romain. » Ses généralisations sont
parfois excessives, elles embrassent sous im seul nom collectif
des h(Hnmes ti'ès dissemblables et séparés par un long' intervalle
(comme les Grecs de tous les pays du ix® au i" siècle); mais ce
sont du moins de vraies généralisations, elles désig'nent toujours
des g-roupes d'hommes, non des entités imaginaires.
En se défendant contre ces formules abstraites qui (uit si vite
fait d'introduire dans la conception des événements tout un
Olvmpe d'êtres mvstiques, il s'assurait une vue claire des réalités
sociales, (*t tout en traitant des questions abstraites et g'énérales.
il ne cessait jamais de donner l'impression de la vie.
Ainsi, par une surveillance rigoureuse, Fustel s'était doniK''
toutes les qualités qui peuvent s'acquérir; son style est précis,
ferme, concis, élevé et vivant; il est si [tarfait qu'il semble un
don de la nature à ceux qui ne l'ont pas examiné de près.
La philosophie de Fustel. — Fustel ne |)arlait (ju'avec
impatience de la |)hilos(»phie de l'histoire et regardait comme une
injure qu'on le traitât de philosophe. Mais, comme tout historien
(jui pense, il nvait une philosophie. Les faits épars extraits un
à un des documents, il b^s reliait |»arune conception d'enseml)!*'
de la sociéti'' humaine <d de son évolution.
1. •• La loi qui peniict au père de vendre son fils... n'a pas t'té imaginée par la
cité. La cilé aurait i)lulôt dit au père, etc. » — « Le patricial s'était fait un gou-
vernement conforme à ses principes. » — « Les ditrérenls àpes de la vie du
genre humain. »
2. « L'Empire romain cherchait volontiers des soldats au dehors... 11 songea
à enrôler des Germains. »
FUSTEL DE COL'LANIiES 293
La Cité antique tout entirre repose sui'une idée j)liilosophiqiie.
« L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les
institutions, son véritable objet d'études est l'âme humaine; elle
iloit aspirer à conuaître ce (jue eette àme a cru, pensé, senti. » De
même Y Histoire des institutions eiii(\est'\née surtout à «chercher
les conditions foncbamentales des jieuples de la Gaule ». « Ces
institutions... étaient conformes à la nature humaine, car elles
étaient d'accord avec les mœurs, les lois civiles, les intérêts
matériels, la manière de penser et le tour d'esprit des généra-
tions d'hommes fpi'elles régissaient... Les institutions politiques
ne sont jamais l'œuvre de la volonté d'un homme. La volonté
même de tout un peuple ne suffit pas à les créer. Les peuples
ne sont pas gouvernés suivant qu'il leur plaît de l'être, mais
suivant que l'ensemble de leurs intérêts et le fond de leurs opi-
nions exigent qu'ils le soient. » Dans ces deux ouvrages revien-
nent plusieurs fois les expressions « l'esprit humain » ou « les
idées de l'esprit », ou « l'état d'àme », ou même « l'état psycho-
logique ». Tous deux sont des systèmes d'explication psycholo-
gique des institutions anciennes.
Les conclusions que Fustel croyait trouver dans les(b)cuments,
il les tirait de sa conception personnelle des sociétés. La Cité an-
tique est encore toute imprégnée de la doctrine de l'école « histo-
rique » allemande que les institutions sont le produit d'un « esprit
du peuple » et que chaque société a une organisation congénitale
indépendante de la volonté de ses membres. Toute la vie antique
est expliquée par des croyances communes à la « race aryenne, »
que « les Grecs, les Italiens, les Hindous » ont « transportées les
uns sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Médi-
terranée ». Fustel n'a jamais expliqué dans quel sens il enten-
<lait cette expression de r«ce, si elle désignait un véritable groupe
anthropologique issu d'ancêtres communs ou seulement une
vague communauté de langue et d'usages. Il est permis de croire
qu'il l'avait empruntée au vocabulaire de son temps sans l'avoir
analysée, cai- dans ses dernières œuvres il a cessé d'en faire
usage; il a même fait remarquer à propos des Germains que les
peuples diffèrent surtout entre eux par leur degré de développe-
ment. 1! insiste, non sans impatience, sur « le caractère abso-
lument inimitable » des sociétés antiques. « Rien dans les temps
204 LHISTOIUK
modernes ne leur ressemble. Rien dans ruveiiir ne poiiiia leur
ressembler. »
Sous ces formes empruntées au vocabulaire de son temps,
Fustel conservait la conception fondamentale des philosopbes
du xvni" siècle, de Voltaire, qu'il semble avoir peu connu, de
Rousseau contre lequel il a polémisé : il croyait à l'unité de
la nature bumaine. Quand il a eu à trouver les motifs des usages
et à se représenter les croyances, il a invoqué « la nature
humaine » ou les sentiments généraux de « l'àme humaine ».
Il a dit : « Il est naturel à l'homme », ou « Il n'est pas dans la
nature humaine », ou « Il n'est pas humainement possible ».
Pour reconstituer « l'état psychologique » des sociétés anciennes,
il s'est servi de raisonnements fondés sur la ressemblance des
hommes d'autrefois avec les hommes d'aujourd'hui.
Sa tournure d'esprit philosophique le portait à chercher un
principe général auquel il put ramener toute l'organisation de
la société. Il crut d'abord l'avoir trouvé dans les croyances. « Si
les lois de l'association humaine ne sont plus les mêmes que
dans l'antiquité, c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de
changé. Nous avons une autre partie de notre être qui se modifie
de siècle en siècle, c'est notre intelligence. Elle est toujours en
mouvement... et à cause d'elle nos institutions et nos lois sont
sujettes au changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce
qu'il pensait il y a vingt-cinq siècles et c'est pour cela qu'il ne se
gouverne plus comme il se gouvernait. » Dans la C Ité antique, c est
la religion qui est le phénomène dominant, le lien de toutes les
institutions; les faits économiques n'y apparaissent que vers la
fin, quand les textes précis d'Aristote et de Polyhe forcent à
parler des luttes entre riches et pauvres ; et encore n'y tiennent-ils
qu'un rôle subalterne. Mais à mesure que Fustel a avancé en
âge, il a fait à la vie économique une place plus large. Dans
VIfistoire des Inslitutions il insiste sur l'importance du régime
de la propriété et il finit par déclarer (dans la préface de V Alleu)
qu' « en tout temps et en tout pays la manière dont le sol était
possédé a été l'un des principaux éléments de l'organisme j)oli-
tique et social ». Cette évolution est-elle due à la différence
entre les documents narratifs sur lesquels repose la Cité antique
et les textes juridiques ou les chartes qui ont servi aux travaux
PUSTEL DE GOULANGES 295
sur les sociétés gallo-romaine et franque? Ou Fustel a-t-il subi à
son insu le mouvement général qui dans le dernier quart de
notre siècle a entraîné tous les esprits vers l'interprétation éco-
nomique de l'histoire?
Quel que fût ce principe général, croyance ou intérêts, Fustel
l'a toujours conçu comme le lien entre les phénomènes que les
documents ne nous montrent jamais qu'isolés; il a toujours été
préoccupé de découvrir et de montrer ce lien. Mais sa langue a
varié. Dans ses premiers ouvrages il ne parle encore que de
« l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intel-
ligence humaine et l'état social d'un peuple. » En 1885 apparaît
la métaphore tirée de l'organisme : « La propriété sociale... est
une sorte d'organe en rapport avec d'autres organes dont l'har-
monie constitue une société vivante », et dans la Monarchie fran-
que elle s'étale sous la forme devenue banale : « Après avoir
analysé tous les organes de ce gouvernement, nous pouvons
essayer la synthèse de cet organisme ». Dans la préface de V Alleu
où il déclare que l'histoire est la « science des sociétés humaines »,
la « science des faits sociaux, c'est-à-dire la sociologie même »,
il en vient à parler la langue des sociologues contemporains :
« Chacune de ces sociétés fut un être vivant. »
Le problème de l'évolution des sociétés humaines l'avait
occupé de tout temps. La Cité antique était un essai de découvrir
la cause de la création et de la destruction des cités. Il croyait
l'avoir trouvée dans le changement graduel des croyances, sans
peut-être se rendre compte que notre connaissance des sociétés
antiques est trop incomplète pour nous permettre d'assigner
exactement à une espèce de faits sa part d'action dans l'évolution
générale. Nous ne connaissons du monde antique que l'aristo-
cratie de quelques cités ; c'est trop peu pour affirmer que tout
le mouvement des sociétés antiques a dépendu de la religion
de ces aristocraties.
h'Histoire des institutions est aussi avant tout une étude
d'évolution; il s'agit de suivre des « institutions formées d'une
manière lente, graduelle, régulière », les « règles apportées en
Europe par les Romains, » et qui « s'y sont maintenues à travers
les âges ». U Alleu est consacré à étudier la « continuité des
faits et des usages » en matière de propriété. Mais dans la
290 L'HISTOIHE
seconde partie de sa carrière Fustel renonce à ramener tout
changement social à ime transformation des idées; il a entrevu
l'action des causes matérielles, il a perdu son assurance dans
la recherche des causes, il se borne à affirmer la succession des
faits. Son attitude est moins philosophique et plus critique ; ses
conclusions n'ont plus la hardiesse sereine des affirmations de
la Cité antique; la contradiction l'a forcé à rentrer dans les
limites étroites de l'histoire.
///. — Liste des historiens conicmporains.
Principe de ce catalogue. — Renan, Taine et Fustel de
Coulanges semblent être dans cette seconde moitié du xix" siècle
les seuls historiens qui se soient imposés à la fois au public et
aux connaisseurs assez fortement pour avoir un droit indiscu-
table à une place dans l'Histoire de la littérature française.
Cependant on donnerait une impression fausse si on laissait
ignorer l'existence du mouvement historique contemporain qui
s'est manifesté par tant d'œuvres estimées. Mais une étude cri-
tique ou même une simple description des ouvrages d'histoire,
soumise à l'obligation de s'enfermer dans les limites d'une
notice de quelques pages, aurait risqué de se heurter à des
obstacles insurmontables. Une appréciation sommaire, fût-elle
juste, semblera toujours arbitraire au lecteur dont elle cho-
quera les préférences; pour la justifier aux yeux de ceux qui
ne sont pas convaincus d'avance, il faudrait pouvoir consacrer
à chaque historien plusieurs pages d'analyse et de discussion ;
une revue rapide accompagnée de quelques épilhètes prendrait
trop facilement la tournure d'une corvée de compliments obliga-
toires ou d'une outrecuidante distribution de bonnes et de mau-
vaises notes. Comment parler d'hommes la plupart vivants sans
blesser ceux qu'on n'admire pas et sans paraître flatter ceux
qu'on admire? Et comment s'assurer contre l'action inconsciente
sur ses jugements de ses antipathies ou de ses préférences per-
sonnelles? On a donc pris ici le parti de renoncer à toute critique,
à toute discussion et de se borner à mentionner les noms des
historiens et de leurs principales œuvres.
LISTE DES HISTORIENS CONTEMPORAINS 297
Cette simple énumération de noms ne va même pas sans diffi-
cultés ; la production d'ouvrages historiques est énorme de
notre temps, dans cette foule il faut choisir. Si l'on fait le choix
iVaprès son jugement personnel, on n'évitera pas le reproche
de partialité et on sera soi-même certain de le mériter, car,
sinon les sentiments personnels, du moins les goûts littéraires et
les préférences intellectuelles sont pour une part indiscernable
dans l'impression qu'on a de l'importance d'un historien , et
c'est parfois une sympathie ou une antipathie inconsciente qui
nous fera trouver l'un considérable et l'autre insignifiant. On
a donc pris le parti, pour éviter toute appréciation subjective,
d'adopter pour principe de choix un critérium extérieur : on s'en
tiendra aux historiens qui ont été membres de llnstitut; cette
qualité leur donne une consécration officielle qui les désigne à
l'attention du public. Les purs érudits seront ainsi énumérés en
même temps que les historiens dans le sens littéraire; mais il
n'existe pas de procédé objectif pour les distinguer ' les uns des
autres.
Les historiens membres de l'Académie française.
— L'Académie française a maintenu sa tradition d'avoir tou-
jours parmi ses memJjres plusieurs représentants du genre histo-
rique. Deux générations d'historiens se sont ainsi succédé dans
la seconde moitié du siècle, sans compter ceux de la génération
antérieure que l'Académie a reçus après 1850 pour des ouvrages
antérieurs et qui pour cette raison ne figurent pas ici (Duver-
gier de Hauranne, de Carné, le duc de Noailles, Henri Martin).
La première génération, celle des hommes nés avant 1830,
comprend, outre Renan et Taine, plusieurs écrivains attachés à
la tradition de l'antiquité et de la renaissance; ils emploient les
formes classiques de la narration et du portrait, jugent les per-
sonnages et les actes au nom de la morale ou d'un idéal per-
sonnel, distribuent les éloges ou les flétrissures; leur style est
soutenu et oratoire, dans le goût des grands siècles littéraires.
1. J'avais d'abord essayé de m'en tenir aux deux classes de l'Institut qui
ont un caractère littéraire, l'Académie française et l'Académie des sciences
morales, en écartant l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qui est plutôt
un corps d'érudits. Mais la distinction ne se soutenait pas dans la pratique:
elle aboutissait à passer sous silence des œuvres exactement semblables à celles
qui auraient été mentionnées: jai dû y renoncer.
298 L'HISTOIRK
La génération nouvelle paraît partagée entre deux concep-
tions contradictoires de l'histoire. M. Thurcau-Dangin reste fidèle
à la tradition classique; M. Sorel est un disciple de Taine ;
M. Lavisse joint à une simplicité très moderne de style la
tendance toute contemporaine à écrire l'histoire dans un mode
purement scientifique. Les autres semblent chercher une tran-
saction entre ces formes extrêmes.
De Vieil-Castel, )8(>0-1887, Histoire delà Restauration, 20 vol., 18G0-78.
Victor Duruy, 1811-18',)i. — Principaux ouvrages : Histoire des Romains,
7 vol., 1813-74; Histoire des Grecs, 3 vol., dernière édition 1887-89.
Jurien de la Gravière (l'amiral), 1812-1892. Dans la série d'études historiques
qui forme une sorte d'histoire universelle de la marine les principales sont :
Marines d'autrefois, 18G5; Marines des XV° et XVI^ siècles, 2 vol., 1878;
Les campagnes d'Alexandre, 6 vol. 1883-84; Les derniers jours de la marine à
rames. 188o.
Duc de Broglie, né en 1821, VÈgllse et Vempire romain au IV° siècle;
Constantin, Valentinien et Théodose, 6 vol., 1856-66; Le secret du roi, 2 vol.,
1888; Frédéric H et Marie-Thérèse, 2 vol., 1882; Frédéric U et Louis XV,
2 vol., 1884; Marie-Thérèse impératrice, 2 vol., 1888.
Camille Rousset, 1821-1892, Histoire de Louvois, 4 vol., 1861-63; Les
volontaires de 1791, 1876; Histoire de lu guerre de Crimée, 2 vol., 1877; La
conquête d'Alger, 1879; L'Algérie de 1830 à 1840, 1887; La conquête de
V Algérie de I8il à 4857, 2 vol., 1889.
Duc d'Aumale, 1822-1897, Histoire des princes de Condé pendant les A' F/''
et XVI I'^ siècles, 7 vol., 1869-74.
Gaston Boissier, né en 1823, Cicéron et ses amis, 1860; La religion romaine
d'Auguste aux Antonins, 2 vol., 1874; La fin du paganisme, 2 vol., 1891.
Emile Ollivier, né en 1829, Le 19 janvier, 1869; Le ministère du 2 janvier,
1875 ; L'Église et l'État au concile du Vatican, 1879 ; L'Empire libéral, 1894.
Costa de Beauregard, né en 1835, Un homme d'autrefois, 1878; Les der-
nières années du roi Charles-Albert, 1890.
Thurcau-Dangin, né en 1837; son principal ouvrage est l'Histoire de la
monarchie de juillet, 7 vol., 1886-92.
Ernest Lavisse, né en 1842, Études sur l'histoire de Prusse, 1879; Vue géné-
rale de l'histoire politique de l'Europe, 1890; La jeunesse du grand Frédéric,
1891; Le grand Frédéric avant l'avènement, 1893.
Albert Sorel, né en 1842, Histoire diplonuit'ique de la guerre franco-alle-
mande, 1875, 2 vol. ; La question d'Orient au XVHi siècle, 1877; L'Europe et
la Révolution française, 4 vol., 1885-1892.
Henry Houssayc, né en 1848, Histoire d'Alcibiadc, 2 vol., 1873; 1814, his-
toire de la campagne de France, 1888; 1815, 2 vol., 1893; Waterloo, 1899.
Gabriel Hanotau.x, né en 1853, Histoire de Richelieu, 2 vol., 1893-1896.
Albert Vandal, né en 1853, L'alliance russe sous Napoléon Z®"" (1891-96),
3 vol. {Napoléon et Alexandre I"', 1896, t. III de la coll.).
i. Les dates jusqu'en I89i sont données d'après la grande publication commé-
moralive du comte de Franqueville, Le premier siècle de l'Institut de France, 1895.
LISTH DES HISTOIUENS CONTE.^IPORAINS 299
Les historiens à TAcadémie des sciences morales. —
L'Académie des sciences morales a une section de cinq membres
réservée à « l'histoire pliilosoi)hique » ; elle a en outre fait place
à quelques historiens dans les sections de morale, de législation
et d'économie politique. Il n'est pas toujours facile à vrai dire
de décider quels membres de ces sections on peut considérer
comme historiens; l'étude des législations se confond parfois
avec liiistoire des institutions contemporaines; on s'est résolu
ici à adopter l'interprétation la plus large.
Section d'histoire générale et philosophique ' :
Rosseuw Saint-IIilaire, 1802-1889, Histoire de l'Espagne depuis les premiers
temps jusqu'à la mort de Ferdinand VU, 14 vol., 1831-1879.
Chéruel, 1809-91, Histoire de f administration monarchique en France,
2 vol., 1855; Histoire de France pendant la minorité de Louis XV[, 4 vol.,
1879-80. — Histoire de France sous le ministère de Mazarin, 3 vol., 1883.
II. Doniol, né en 1818, Histoire des classes rurales en France, 1857; La
Révolution française et la féodalité, 1874; Histoire de la participation de la
France à la libération des États-Unis, 3 vol., 1876-1889.
Zeller, né en 1819, Entretiens sur liiistoire, 1869; Histoire d'Allemayne,
7 vol., 1872-1891 ; Histoire conlemporaine de l'Italie, 1879.
Himly, né en 1823, Histoire de la formation terr'itoriale des Étals de l'Eu-
rope centrale, 2 vol., 1876.
Gelîroy, 1826-1895, Gustave Uî et la cour de France, 2 vol., 1867; Rome et
les barbares, 1874.
Rocquain, né en 1833, L'esprit révolutionnaire avant la Révolution, 187S ;
La cour de Rome et l'esprit de réforme avant Luther, 2 vol., 1894.
R. Stourm, né en 1837, Les finances de l'ancien régime et de la Révolution,
2 vol., 1885.
G. Picot, né en 1838, Histoire des États généraux, 2 vol., 1872.
Alfred Rambaud, né en 1842, L'empire byzantin au X^ siècle, 1870 ; La Russie
épique, 1876; Histoire de Russie, 1878; Histoire de la civilisation française,
3 vol., 1885-88.
G. Monod, né en 184i-, Études critiques sur les sources de l'histoire mérovin-
gienne, 1872; Bibliographie de l'histoire de France, 1888. — Direction de la
Revue historique depuis 1876.
A. Luchaire, né en 1846, Histoire des institutions monarchiques sous les
prem'iers Capétiens, 2 vol., 1883; Les Communes françaises, 1888; Manuel des
institutions françaises, 1892.
1. Ont été membres à la fois de l'Académie française et de l'Académie des
.sciences morales : Duruy, le duc d'Aumale, le duc de Broglie, Sorel.
:?00 L HISTOIRE
Section] de politique, administration et finances (supprimée
en 1866), et économie politique, statisti(|ue et finances :
Vuitry, 1803-188o, Études sur le régime financier de la France, 2 vol., 1877-
83; Le désordre des finances à la fin du régne de Louis XIV, ISSo.
P. Clément, 1807-1870, Histoire, vie et administration de Colbert, 1846;
Jacques-Cœur et Charles Vil, 2 vol., 1853; La police sous Louis XIV, 1866.
Léonce de Lavergne, 1809-1887, Les Assemblées provinciales sous Louis XVI,
1863; Les Économistes français du AT///" siècle, 1870.
M. Block, né en 1816, Dictionnaire d'administration, 1'" édit., 18b6; Les
progrés de la science économique depuis Adam Smith, 2 vol., 18'.J0.
Baudrillart, 1821-1881, Histoire du luxe privé et public depuis Vantiquite,
4 vol., 1878-80.
Cuclieval-Clarigny, né en 1821, Histoire de la Presse en Angleterre et aux
États-Unis, iS'à9; Lord Beaconsftcld et son temps, 1880.
Levasseur, né en 1828, Histoire des classes ouvrières en France, 2 séries,
1859 et 1867; La population française, 2 vol., 1889-91.
Paul Leroy-Beaulieu, né en 1843, V administration locale en France et en
Angleterre, 1872; La colonisation chez les peuples modernes, 1874.
Section de législation, droit public et jurisprudence :
Daresle, né en 1821, La justice administrative en France, 1862; François
Holman, 1876; Études d'histoire du droit, 1889.
Aucoc, né en 1828, Conférences sur V administration et le droit adminis-
tratif, 3 vol., d869-76; Le Conseil d'État avant et depuis 1780, 1876.
Glasson, né en 1839, Histoire du droit et des institutions... de V Angleterre,
6 vol., 1882; Histoire du droit et des institutions de la France, 6 vol., 1887-93.
De Franqueville, né en 1840, Le gouvernement et le parlement britannique,
3 vol., 1887; Le système judiciaire de la Grande-Bretagne, 2 vol., 1895.
Section de morale :
L. Reybaud, 1809-1879, Éludes sur les réformateurs ou socialistes modernes.
2 vol., 1840-43; Économistes modernes, 1862.
Ernest Havet, 1813-1889, Le christianisme et ses origines, 4 vol., 1872-84.
De Pressensé, 1824-1891, Histoire des trois premiers siècles de féglise chré-
tienne, 4 vol., 1858-77; L'Église et la Révolution française, 1865-.
Bardoux, 1830-1897, Les légistes, 1877; Le comte de Montlosiir et le galli-
canisme, 1881 .
Les historiens à l'Académie des inscriptions et
belles-lettres. — L'usage s'est établi de réserver l'Académie
des inscriptions et belles-lettres aux hommes qui se recom-
mandent par des travaux de linguistique, de (diilologie, d'ar-
chéologie, d'épigraphie, de numismatique; c'est proprement
1 académie de l'érudition. Mais les spécialistes, en France, ne
s'enferment pas d'ordinaire si complètement dans la technique
LISTE DES IIISTOUIENS CONTEMPORAINS 301
qu'il ne leur arrive d'écrire parfois un livre d'histoire acces-
sible au public cultivé; on ne trouverait presque pas d'érudit
français qui n'ait jamais publié que des monographies spéciales.
Rien n'autoriserait donc à dresser un catalogue d'historiens
d'où seraient exclus les érudits; la plupart ont produit des
œuvres en tout point semblables à celles des autres historiens
et quelques-unes des histoires de notre temps les plus agréables
à lire ont été écrites par des spécialistes. Il ne serait même
guère possible de distinguer entre les différentes branches
d'histoire; les institutions publiques, le droit privé, la religion,
l'archéologie, l'épigraphie, se touchent de si près et s'enchevê-
trent si souvent dans la pratique que toute classification serait
arbitraire. On trouvera donc ici les noms de tous les érudits
dont les travaux ont un caractère historique, excepté ceux dont
l'œuvre a été purement linguistique ou philologique (tels que
Pavet de Courteille ou Burnouf), avec l'indication de leurs prin-
cipaux ouvrages historiques.
Natalis de Wailly, 1805-1880, Publication critique des Œuvres de Villehar-
douin et de Joinville.
Hauréau, 1812-1896, CJiarleinagne et sa cour, 185 i; Bernard Délicieux et
nnquisitio)i albigeoise, 1877.
E. Laboulaye, 1811-1883, Histoire des États-Unis d'Amérique, 3 vol , 1854.
Wallon, né en 1812, Histoire de l'esclavage, 3 vol., 1818; Jeanne d'A/c,
2 vol., 1860; La Terreur, 2 vol., 1873; Saint Louis et so7i temps, 2 vol., 1875;
Histoire du tribunal révolutionnaire, 6 vol., 1880-82; Les représentants du
'peuple en mission, 5 vol., 1888-90.
Huillard-BréhoUes, 1817-1870, Historia diplomatica Frederici sccundi, 5 v.,
18.'i2-59, V Introduction; Vie et ouvrages de Pierre de la Vigne, 1864.
Max. Deloche, né en 1817, La triistis et l'antrustion, 1873.
A. Maury, 1817-1892, Histoire de la religion de la Grèce antique, 3 vol.,
1857-59; La magie et l'astrologie dans Vantiquité et au moyen âge, 1860.
Le Blant, 1818-1897, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, 1856-92; Les per-
sécutions et les martyrs, 1893.
Mariette, 1821-1881, Le Serapeum de Memphis, 1857-66; Abydos, 1870;
Dendcrali, 1873-75; Les mastabas de l'ancien empire, 1882-86.
Siméon Luce, 1821-1892, Histoire de la Jacquerie, 1859; Histoire de Ber-
trand du Guesclin, 1876; Jeanne d'Arc éi Domrémy, 1886.
De Barthélémy, né en 1821, Nouveau manuel de num'ismatique , 1851-52;
Le temple d'Auguste et la nationalité gauloise, 1864.
E. Desjardins, 1823-1880, Géographie historique et administrative de la
Gaule, 4 vol., 1870-92.
Oppert, né en 1825, Expédition scientifique en Mésopotamie, 3 vol., 1857-64;
Histoire des empires de Chaldée et d'Assyrie, 1806; Le peuple et la langue
des Mèdes, 1879.
302 L'HISTOIRE
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1807; Tibère, 1800; Le sang de Germaniciis, 1809; Le procès des Césars, 1870.
l.éopold Delisle, né en 1826, Étude sur la condition des classes agricoles en
Normandie, 1851; Histoire du château de Saint-Sauveur, 1807. (Les œuvres
principales sont les publications de catalogues et d'inventaires.)
D'Arbois de Jubainville, né en 1827, Histoire des ducs et des comtes de
Cliantpagiic, 0 vol., 1859-09; Les premiers habitants de VEurope, 2 vol., 1877;
Résumé d'un cours de droit irlandais, 2 vol., 1888-90.
DeRozière, lS2H-\8':)~ , Recueil des formules usitées dans l'empire des Fi'ancs,
3 voL, 1861.
Boutaric, 1829-1877, La France sous Philippe le Bel, 1861 ; Inslitations mili-
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et administratives de la France (depuis 1889).
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sa vie, ses œuvres et S07i temps, 1883; La Renaissance en Italie et en France.
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M. Collignon, né en 1849, Mythologie figurée de la Grèce, 1883; Histoire de
la céramique grecque, 1888; Histoire de la sculpture grecque, 1892.
De Lasteyrie, né en 18 W, Étude sur les comtes et vicomtes de Limoges, 1875.
E. Babelon, né en 185^, Histoire ancienne de VOrient de Lenormant, t. V
et VI, 1886-1888.
Sans croire àrinfaillibilité des corps savants, on peut admettre
que cette liste des membres de l'Institut é(juivaut à peu près à
une liste des historiens français les plus notables. Il y manque
cependant au moins deux noms, ceux des deux hommes qui les
premiers ont fondé l'étude scientifique de la Révolution fran-
çaise sur un dépouillement méthodique et un examen critique
des documents strictement contemporains : M. Aulard, qui a
renouvelé l'histoire intérieure de la Révolution '; M. ('huquet,
qui a en créé l'histoire militaire -.
IV. — L'orientation de l'histoire.
L'histoire, depuis l'antiquité, est restée classée parmi les
genres littéraires et a toujours eu sa place dans l'histoire des
littératures. Les historiens étaient avant tout des écrivains qui
trouvaient dans les faits passés la matière première pour le
travail de leur imagination. Mais peu à peu dans l'œuvre d'art
l'érudition s'est infiltrée sous forme de notes, de citations, de
remarques critiques, de dissertations et de discussions; et ainsi,
depuis un demi-siècle, l'ouvrage d'histoire est devenu un mélange
disparate où la proportion des éléments techniques va toujours
1. Les Orateurs de la Constituante, 1882. — Les Oi-atciirs de la Lét/islatii:e et de
la Convention, 2 vol., 1883-86. — Études et leçons sur la Révolution française, deux
séries, 1893-98. — Le culte de la Raison, 1892. — La Société des Jacobins, 6 vol.,
1889-97. — Recueil des actes du Comité de salut public, 1 1 vol., 1889-99. Nombreux
articles dans la revue La Révolution frayiçaise dont M. Aulard est directeur.
2. Les guerres de la Révolution, 11 vol. sous didërents titres. — La guerre (iS70-
■1871). — La jeunesse de Xapoleon, 3 vol., 1896-99.
304 L lilSTOlUI']
en augmentant, et ({ui, de plus en plus, perd l'apparence artis-
tique.
Cette évolution va-t-elle continuer et achever d'expulser l'arl
de l'histoire? Une analogie s'impose ici avec tant de force qu'on
ne peut s'empêcher d'en être frappé. La zoologie, qu'on appelait
alors Yhistoire naturelle, fournissait encore il n'y a guère plus
d'un siècle matière à une œuvre du genre littéraire ; personne
ne s'étonne de voir figurer Buffon dans une histoire de la litté-
rature française au xvni" siècle. Qui penserait aujourd'hui à faire
une place à un livre de science naturelle, quelle qu'en fût la
valeur de forme? Ce serait presque une insulte à l'auteur. —
N'en sera-t-il pas de même un jour pour l'histoire? Et dans
l'histoire de la littérature française qu'on écrira à la fin du
xx^ siècle y aura-t-il encore un chapitre pour les historiens?
Il est toujours imprudent d'énoncer des prévisions cent ans
à l'avance; on s'expose trop à prêter à rire à la postérité. Mais
du moins on a le droit de réunir les faits déjà accomplis pour
chercher en quel sens se produit le mouvement contemporain.
Tout d'abord il est évident que les conditions du travail
historique se sont transformées profondément au cours du
xix" siècle. Nous ne sommes plus au temps oi!i tout homme
cultivé, ayant du loisir, croyait pouvoir s'improviser historien.
Écrire l'histoire commence à paraître un métier qui exige un
apprentissage. Ce changement se marque même par un signe
extérieur : depuis un siècle il s'est créé une profession d'histo-
rien. Presque tous les hommes qui, en Allemagne, se sont fait
un nom par leurs œuvres historiques', ont été des professeurs
d'Université. En France même, où pourtant la tradition litté-
raire est restée plus forte, les trois historiens les plus originaux
de la fin du siècle, Renan, Taine, Fustel de Goulanges, ont été
tous trois des professeurs et c'est dans les Universités ou au
Collège de France que se recrute la grande majorité des sec-
tions historiques de l'Institut. — L'honnête homme devenu
historien sur le tard tend de plus en plus à passer pour un
amateur.
Les spécialistes, devenus ainsi maîtres de l'histoire, tendent à
1. Savigny, Niebulir, Raiike. Monunsen, Droysen, Syljcl, Treitsclike.
L ORIENTATION DE L'HISTOIRE 303
lui imposer un caractère de plus en plus technique. Occupés
surtout de serrer la vérité le plus près possible et de trans-
mettre le plus exactement possible les résultats de leurs
recherches, ils deviennent indifférents à la valeur dramatique
ou pittoresque des choses. Ce qui les intéresse, c'est la méthode
pour atteindre les faits plutôt que la contemplation des faits
acquis. La même tournure d'esprit qui leur permet de résoudre
les problèmes de la technique historique les rend impropres
à l'effort d'imagination nécessaire pour fondre en un ensemble
harmonieux les résultats de leurs recherches. Ils le savent
d'ordinaire et, quand ils ne sont pas aveuglés par la vanité de
paraître écrivains, ils mettent leur ambition à être admis dans le
corps des savants plutôt qu'à se faire passer pour artistes. Dans
l'opinion même du public l'historien tend de plus en plus à être
classé avec le naturaliste, et de moins en moins avec le romancier.
Cette façon d'envisager l'histoire ne peut-elle se concilier
avec une forme littéraire? C'est ici la vieille question si l'his-
toire est un art ou une science. On s'en tirait autrefois en
décidant qu'elle participait des deux, science en tant qu'elle
recherchait la vérité, art en tant qu'elle faisait revivre les
choses passées. Mais dans notre siècle les exigences de la
science se sont si fort accrues qu'on peut se demander si elles
ne deviennent pas de plus en plus incompatibles avec les con-
ditions essentielles de l'art.
Toute science travaille à établir des propositions incontesta-
bles sur lesquelles l'accord puisse être complet entre tous les
hommes; l'idéal est d'arriver à une formule si impersonnelle
qu'elle ne puisse être rédigée autrement ; une proposition marquée
de l'empreinte personnelle d'un homme n'est pas encore une
vérité scientifique prête à entrer dans le domaine commun.
Aussi, tandis que l'artiste cherche à mettre sur son œuvre la
marque de sa personnalité, le savant doit-il s'etTorcer d'effacer
la sienne. Les historiens commencent à sentir confusément cette
nécessité, ils ont renoncé à la recherche romantique des formes
originales et s'efforcent d'adopter un ton impersonnel et abstrait.
L'histoire est ainsi de plus en plus une œuvre collective à
laquelle collaborent des milliers de travailleurs et oîi il
devient de plus en plus difficile de démêler la part de chacun;
lIlSTOinE DE LA LANGUE. VUI. ■>-^J
300 L illSTlIllih:
l'histoire de l'antiquité est mèine une œuvre internationale.
Ce caractère collectif se manifeste, en France comme en Alle-
macno, par le nombre croissant des œuvres d'exposition histo-
rique entreprises en collaboration. C'est encore là une comiition
défavorable au déploiement de la personnalité d'un artiste.
Impersonnelle et collective, l'histoire tend à le devenir de
plus en plus, à mesure qu'elle cherche à adopter des procédés
scientifiques; c'est le caractère de toute science, en opposition
à l'œuvre d'art toujours personnelle et individuelle. Mais elle
est en outre gênée plus qu'aucune autre science par les condi-
tions défectueuses de la connaissance historique. Au lieu de se
placer directement en face des objets à observer, comme le font
les sciences naturelles, l'histoire est réduite à chercher les faits
indirectement dans les documents; elle ne les voit donc qu'à
travers l'esprit de l'auteur du document et que dans la mesure
oij il a convenu à cet auteur de les faire connaître; la vérité ne
lui apparaît jamais que défigurée et par lambeaux.
L'historien, quand il a pris conscience du caractère dépen-
dant et incomplet de ses procédés d'investigation, se sent gêné
dans l'exposition. Il sait que la valeur de chacune de ses affir-
mations dépendra uniquement de la valeur de sa source. Or les
sources sont de valeur si inégale et il y a tant de degrés entre
la certitude complète d'un fait et le doute complet! L'historien
peut-il se dispenser d'avertir ses lecteurs? Un bon travail d'his-
toire n'est, après tout, que le résumé d'une analyse critique des
sources. En méthode rigoureuse tout récit devrait être accom-
pagné des textes qui lui servent de preuves; et bien que dans
la pratique pour des raisons de brièveté on se contente souvent
de simples références, chaque page ne se présente qu'avec un
rez-de-chaussée de notes; c'est une règle toujours observée dans
un livre d'érudition. Le public, il est vrai, préfère ne pas voir
cet appareil et c'est sans doute pour le salisfaire que dans ces
dernières années, en Allemagne comme en France, tant délivres
d'histoire ont paru sans notes'; on ne sert au lecteur que la
narration, on cache la discussion critique dans des appendices
à la fin des chapitres ou même à la fin (hi volume. Mais ce n'est
1. C'est le cas de la cnlleclion Onckeii el do la BibUotliek dexilscher Geichichle.
L'ORIENTATION DE L'HISTOIRE 307
là qu'un artiflce typographique. Qu'on le montre ou qu'on le
dissimule, l'appareil critique n'est pas, comme le ferait croire
une métaphore malencontreuse, un simple échafaudage qu'on
enlève après avoir achevé la construction ; il forme les fondations
mêmes de l'édifice. Tout ce que l'historien dira dépend étroite-
ment du travail qu'il aura fait sur les documents. Suivant les
conclusions de son enquête critique, son récit sera radicalement
différent. S'il a pleinement conscience de l'importance de sa
décision, il ne voudra pas la prendre sans en donner les raisons;
et pour peu que les renseignements fournis par les textes soient
de provenance indirecte, c'est une longue confidence qu'il lui
faudra faire à ses lecteurs. Il devra leur dire au moins sous
quelle forme se présente la tradition, par quels intermédiaires
elle a passé, par quels préjugés et quelles passions elle est
colorée et quelles lacunes elle laisse. Et tout cela n'est guère
matière à littérature.
La critique, si elle est maniée en conscience, imposera à
l'historien de bien autres sacrifices artistiques. Une bonne
moitié des traits dramatiques et pittoresques conservés par la
tradition sont parfaitement légendaires; la proportion est encore
plus forte pour les époques lointaines, qui sont précisément
les plus chères à l'imagination des artistes. Quant aux anec-
dotes, elles ont d'autant plus de chances d'être apocryphes
qu'elles paraissent plus caractéristiques. L'historien soucieux
de tracer un tableau exact du passé, devra renoncer à toutes
ces fausses couleurs. Mais combien le passé apparaîtra déco-
loré! Qu'on retranche de V Histoire de la conquête de fAngleteîTe
d'Augustin Thierry tous les épisodes tirés de Dudon de Saint-
Quentin dans lesquels il n'y a pas un mot de vérité certaine
et on verra ce qui restera de l'histoire des Normands avant
la conquête. Même les récits des narrateurs célèbres que nous
reproduisons docilement parce qu'étant seuls de leur époque
ils ne sont contredits par aucun autre, si on les soumet à un
examen critique, se résolvent en éléments légendaires pour la
plupart; ces charmants conteurs, Hérodote, Grégoire de Tours,
Joinville, sont même des guides d'autant plus dangereux qu'ils
donnent l'impression de la sincérité et de la vie; parce que leur
imagination, en accommodant les choses k la mesure de notre
308 L"HIST(I1RE
goût, a produit un récit « plus vrai que la vérité », comme on
(lit en critique littéraire. L'historien soucieux de yeW/e réelle
devra couper impitoyablement tous ces détails charmants.
Un tempérament d'écrivain ne se résignerait pas à de tels sacri-
fices. Pour les faire il faudra une conscience de savant. Et
alors que de matière artistique perdue !
Pour toutes les périodes de l'histoire où chaque fait est
connu d'ordinaire par un document unique, la critique ne laisse
subsister que des lambeaux de connaissanc(^ insuffisants pour
constituer un récit à la fois certain et intéressant, c'est-à-dire
à la fois scientifique et artistique; ce qui est certain se réduit
aux résultats abstraits ou généraux qui n'ont aucun caractère
esthétique, et ce qui est intéressant, ce sont les détails légen-
daires, apocryphes, ou douteux. Seules les époques récentes —
depuis le xvif siècle environ — peuvent être connues sûre-
ment dans le détail; mais elles sont dépourvues de ce mys-
térieux attrait du passé lointain qui fait une grande partie de
.la valeur poétique de l'histoire.
De même, les « portraits » de personnages, regardés jadis
comme une des formes de l'art historique, ne peuvent plus
guère prétendre à une place dans l'histoire scientifique ; il est
bien rare que les documents fournissent les éléments d'un por-
trait certain, et l'on sait trop ce qu'il y a de conjectures dans la
« psychologie » même d'un contemporain que nous pouvons
connaître directement, pour accueillir comme vérité établie la
reconstitution d'un caractère historique sur lequel on n'a que
des renseignements indirects.
Ainsi privé par la critique de presque tous les matériaux
dramatiques ou pittoresques, comment l'historien pourrait-il
encore faire œuvre d'artiste? Quels moyens lui reste-t-il de
manifester sa personnalité? Quelles qualités peut-il déployer?
L'ordre, la clarfé, la précision, la correction, la concision? Ce
sont les qualités d'un l)on traité de sciences naturelles ou de
chimie; elles ne suffisent pas pour faire un écrivain célèbre;
l'exemple de Fustel de Coulanges est là pour le prouver.
Enfin dans l'arrangement des matières l'historien scientifique
aura des préoccupations contradictoires avec les conditions
de l'art. Gomme il tiendra surtout à montrer les caractères
l'orientation UE l'histoire 309 .
g^énéraux des sociétés et le lien entre les faits, il renoncera à
exploiter l'impression poétique du mystère des temps passés,
et l'étonnement produit par les détails exceptionnels. Il sacri-
fiera l'intérêt dramatique et la couleur romanesque au désir de
montrer l'analogie entre le passé et le présent et de faire com-
prendre la marche générale de l'évolution.
L'histoire ainsi traitée n'aura plus grand attrait pour le
public; mais n'est-ce pas un des caractères de l'esprit scienti-
fique d'opérer pour l'amour de la vérité, sans souci de l'appro-
bation extérieure? C'est l'artiste qui se plie au goût de son
public, le savant n'obéit qu'à ses règles de méthode. Il est
vrai que les historiens français de la première moitié du siècle
ont du leur succès à la masse des lecteurs; ils ont séduit par
la couleur locale une génération dont l'idéal était le roman
historique de Walter Scott. L'histoire apparaissait en ce temps
comme le grand magasin du drame et de l'épopée; et l'historien
ne se distinguait pas bien nettement du romancier. Les peintres
du xv" siècle avaient pu costumer Alexandre en chevalier, les
classiques avaient pu faire parler Pyrrhus en homme de cour parce
que personne en leur temps ne réclamait l'exactitude historique
du costume ou du langage ; de môme le public romantique qui
se croyait très instruit en couleur locale a pu prendre pour le
tableau exact du passé les fantaisies d'Augustin Thierry, ou les
« résurrections » de Michelet et de Carlyle. Mais ces temps
sont passés, la couleur locale romantique a vécu de l'inexpé-
rience en critique, elle est morte aujourd'hui et ne peut pas
plus revenir à la vie que la peinture d'Alexandre en chevalier
et de Pyrrhus en courtisan. Une forme d'art naïve a besoin de
la naïveté de l'artiste et de la naïveté du public.
Une histoire faite sans critique pourra trouver encore des
lecteurs, et même en trouver beaucoup, et qui y prendront grand
plaisir. Mais, si elle est déclarée méprisable par les spécialistes,
le public osera-t-il se révolter contre ce jugement? Une réputa-
tion purement littéraire sera-t-elle encore respectée? Cela ne
semble plus guère probable. Pour qu'un homme soit sacré grand
historien il lui faut réunir la sympathie du public et l'estime
des gens du métier. Ces deux conditions se rencontraient encore
il y a. un demi-siècle, quand le métier n'était pas organisé;
310 L HISTOIRE
elles deviennent de plus en plus incompatibles. Le moment
semble venu oii il faudra choisir. Les historiens ne peuvent
plus guère hésiter, ils sacrifieront le succès artistique aux exi-
gences de la science et le public cessera de les compter parmi
les littérateurs.
BIBLIOGRAPHIE
Sur Taine et Renan comme historiens : G. Monod, Les maîtres de
r histoire, Renan, Taine, Michelet, 1894.
Sur Renan : DufiF (Mountsluart), Ernest Renan, 1893 (en anglais). —
— M. Vernes, article dans Revue de VHistoire des religions, 1893. —
Jean Réxùlle, article dans Revue de l'Histoire des religions, ia.nv. 1894.
Sur Taine : Margerie, H. Taine, 1894. — Aulard, article dans La
Révolution française.
Sur Fustel de Coulanges : P. Guiraud, Fustel de Coulanges, 1896.
Pour l'cnumération des historiens membres de l'Institut et de leurs œuvres,
de Franqueville, Le premier siècle de l'Institut de France, 2 vol., 1895, et
Jordell, Catalogne annuel de la librairie française.
Sur les conditions générales de l'histoire : Ch.-V. Langlois et Sei-
gnobos, Introduction aux études historiques, 2*^ éd., 1898.
CHAPITRE VI
LES MÉMOIRES AU XIX SIÈCLE'
Mémoires militaires : Marbot. — Des mémoires mili-
taires de l'Empire, les plus connus, quoique les ])lus récents,
sont assurément ceux de Marbot. Depuis sept ans qu'ils ont
paru, le goût du public pour les costumes et les choses de
l'époque impériale aidant, ils ont été dans chaque main. Leur
succès a provoqué toute une littérature d'œuvres analogues
qui n'a jamais été si abondante, depuis 1815, au temps oii
le succès du Mémorial (1823-1 82 i) déterminait les éditeurs
à publier les Mémoires de Berthier (1827), de Savary (1828),
de Bourienne (1829), de Fouché (1824) et le grand recueil ano-
nyme des Victoires et Conquêtes des Français (1826). Le plus
curieux, c'est qu'à soixante-dix ans d'intervalle, ces Mémoires
de Marbot ont été, comme le Mémorial, un dernier appel de
Napoléon à la postérité et aux Français.
Lorsqu'à Sainte-Hélène, le 15 avril 1821, l'Empereur rédigea
son testament, il y inscrivit le nom du colonel Marbot pour une
somme de 100 000 francs : « à charge de continuer à écrire pour
la gloire des armées françaises, à en confondre les calomnia-
teurs et les apostats ». Dans l'acte testamentaire ce legs précé-
dait celui (jui était fait à Bignon pour l'engager à écrire de
son côté l'histoire de la diplomatie impériale. Marbot était
chargé de l'histoire militaire.
1. Par M. Emile Bourgeois, docteur es lettres, maître de conférences à l'Ecole
normale supérieure.
312 LES MEMOIRES AU XIX" SIECLE
Jusqu'en 1815 rien ne l'avait désigné pour cette tàclie spé-
ciale. Il avait fait dans les armées de l'Empire une carrière
honoraMe, mais secondaire. Fils cadet du liénéral Marbot qui
avait commandé en chef les armées républicaines au pied des
Pyrénées, et protégé dans leurs débuts Aug-ereau et Lannes,
Marcelin Marbot, né en 1782, eng-agé tout jeune dans les hus-
sards, hardi et habile à la fois, avait gag^né ses épaulettes de
sous-lieutenant au siège de Gênes (1799). Les relations de son
père dont il renia la tradition républicaine lui facilitèrent de
très bonne heure l'accès de l'état-major. Bernadotte servit sa
carrière. Augereau le prit pour aide de camp jusqu'en 1807
et le recommanda à Murât qui l'emmena en Espagne. Quand
Murât devint roi des Deux-Siciles, Marbot passa au service de
Lannes, puis de Masséna et les suivit à Wagram. Ce fut seule-
ment dans la campagne de Russie où il devint commandant,
puis colonel de hussards, qu'il rentra dans le rang; d'ailleurs il
s'y conduisit bravement. Le fait de s'être déclaré le 20 mars 1815
pour Napoléon après avoir conservé son grade dans l'armée
royale lui valut, à la veille de Waterloo oij il fut encore blessé,
le titre de général. Mais le gouvernement de Louis XVIII
l'exila le 24 juillet 1815 et ne lui permit pas, quand il revint
d'Allemagne après trois ans d'exil, de reprendre du service.
Ce fut alors seulement, dans cette retraite forcée, qu'il se fit
écrivain. Ce Gascon se vantait d'être né heureux. Son début
dans les lettres fut un coup de maître. L'un des anciens officiers
de l'Empire, beaucoup plus célèbre que lui, le général Rogniat,
avait publié en 1816 des Considérations sur Fart de la guerre
qui avaient fait du bruit en Europe. On avait pris plaisir à lire
cet auteur français qui critiquait les armées, les opérations de
Napoléon, lui reprochait le défaut de méthode ou l'abus du
soldat. Et naturellement à Sainte-Hélène, l'Empereur en avait
ressenti une vive indignation. « De semblables assertions sont
déjdacées dans la bouche d'officiers français », disait-il à Ber-
trand auquel il dicta sous forme de notes une réfutation vio-
lente. Lorsqu'à son retour d'Allemagne, Marbot, en 1820, fit
paraître une réponse au général Rogniat, des Remarques criti-
ques sur son livre, Napoléon dans cet officier qui prenait la
plume )>our sa défense salua avec joie un vengeur et le pen-
LES MÉMOIRES AU XIX'= SIÈCLE 3i;i
sioiina par testament. Marbot, un an après, passait à la caisse
de M. Laffitte et y touchait d'un coup la somme de 62 143 francs,
sur laquelle il put fournir deux cents francs à son jeune cousin
Canrobert, si dépourvu alors qu'il ne pouvait aller embrasser
sa mère, à la mort de son père, en Gascogne.
Une note insérée dans ce premier ouvrage semblait indiquer
la connaissance des grandes opérations militaires auxquelles
Marbot avait assisté, peut-être le désir de les raconter. Dans le
récit de la bataille d'Essling, il s'essayait déjà. Le legs de l'Em-
pereur lui en faisait un devoir; le souvenir ému de ses compa-
gnons d'armes, son passé même, un droit : « Ils n'entendaient
pas le langage de la gloire, ripostait-il au général Rogniat qui
accusait les Français de ne pas le comprendre, les soldats d'Ar-
cole, de Rivoli, de Gastiglione, de Marengo, et ceux d'Auerstaedt,
d'Iéna, de Wagram, ces milliers de braves qui couraient à une
mort presque certaine dans le seul espoir d'obtenir la croix de
la Légion! » Le ton même, dans ce livre de technique plutôt
aride, s'annonçait vivant, plein de verve et d'accent. Et pour-
tant le narrateur, l'écrivain se tut ensuite pendant trente
années, moins exact à l'appel de son Empereur que ne l'avaient
été Bignon ou Las Cases. Peut-être était-ce défiance, hésitation
à tout raconter quand il était loin d'avoir tout vu ; peut-être
aussi désir d'action, assez naturel pour un officier que la chute
de l'Empire arrêtait en plein succès ; l'occasion aussi d'une for-
tune qui s'offrit quand l'avenir paraissait fermé. Marbot allait
volontiers d'une occasion à une autre. Réintégré en 1814 dans
l'armée, il s'était trouvé comme chef d'un régiment de hus-
sards sous le commandement du duc d'Orléans que Louis XVIII
venait de faire Colonel général de cette arme. Cette rencontre
le mit en relations durables avec la famille du futur roi qui, en
1828, le choisit pour instructeur militaire du duc de Chartres.
Dans le poste de confiance où ce choix le i»laça, les événements
de 1830 furent pour Marbot un coup de fortune. A peine ébau-
chée en 1815, sa carrière se détermina dans les campagnes
d'Anvers et d'Algérie où il suivit et guida son élève. Lieutenant
général (1838), pair de France (1845), Marbot aidait Louis-
Philippe à faire accepter à la France éprise de gloire, et fière
des souvenirs napoléoniens, son gouvernement [dus modeste.
314 LES MÉMOIRES AU XIX'' SIÈCLE
Dans celte pièce habilement ménagée par leNajmléonde la paix,
Marbot eut son rôle, à peu près identique à celui qu'il avait eu
sous l'Empire, d'officier d'état-major, brave à l'occasion, mais
aussi fort adroit. Un témoin peu suspect, son cousin Canrobert,
entendit un jour Marbot lui reprocher durement de passer à
d'autres les croix que sa haute influence lui procurait : « Je ne
veux pas de Romain dans ma famille. » Le reproche en dit long
sur les deux caractères. Pour juger Marbot, le trait mérite d'être
retenu.
Le fait est qu'en ces vingt années, au service de la famille
d'Orléans, Marbot, attentif à sa fortune, parut oublier tout à fait
la dette que lui avait créée le legs de Napoléon. Sans doute il
lui arrivait de raconter des épisodes des grandes guerres impé-
riales, « mais il n'aimait à raconter que ceux auxquels il avait
pris jtart ». Ce détail est pris dans l'oraison funèbre que lui
consacrait au Journal des Débats Cuvillier-Fleury, précepteur
comme lui du prince d'Orléans. Par ces récits Marbot se faisait
valoir au moins autant que Napoléon dont il négligeait d'écrire
l'histoire.
On peut en effet fixer la date à laquelle il se résolut à rédiger
les Mémoires qui ont fait de}»uis si grand bruit. Ce fut
celle de la retraite à laquelle la Révolution de Février 1848
l'obligea. Comme Marbot parle dans le tome l" du colonel Can-
robert servant en Algérie, que ce titre ne fut donné à son
cousin que le 10 novembre 1847, et celui de général en 1850,
voilà l'époque où l'auteur commença son œuvre certainement.
Elle était achevée quand il mourut : nous le savons par Cuvil-
lier-Fleury qui croyait en 1854 la publication prochaine. La
preuve, c'est qu'en 1855 la famille toucha du gouvernement
impérial une somme de 32 000 francs pour acquit du legs dont
Marbot n'avait pas touché en 1822 le montant intégral. Marbot
et Napoléon désormais étaient quittes.
Par quels motifs secrets les Mémoires du général demeurè-
rent-ils ensuite plus de trente ans dans les archives de la famille?
Napoléon III se déliait-il des jugements de Marbot sur le fonda-
teur de la dynastie. L'argent qu'il fit verser à ses héritiers fut-il
le prix du sil(>nce ou des corrections? Certains mots échappés à
Cuvillier-Fleury le laisseraient croire. « Nous n'anticiperons
LES MEMOIRES AU XIX' SIÈCLE 31îi
pas, Jisait-il, sur une publication qui ne saurait être, nous
l'espérons, ni éloignée, ni incomjAèle. » Incomplète, pourquoi?
A coup sûr, les héritiers de Marbot savaient le prix de ces
Mémoires : « rare et curieux travail », disait son ami des Z>eAa/s.
En faisant l'éloge du conteur qu'il avait connu, Cuvillier-Fleury
indiquait les mérites de l'écrivain : « Il faut faire remarquer tout
ce qu'il mettait d'esprit, de verve, d'originalité et de couleur
dans le récit des événements militaires auxquels il avait pris
part... Précision du langage, vigueur du trait, don de marquer
aux yeux par quelques touches les tableaux qu'il voulait peindre
rien ne manquait au général Marbot pour intéresser aux scènes
de la guerre les auditeurs les plus indifférents. »
De l'esprit, de la couleur et de la verve, voilà des qualités
qu'on ne saurait refuser à Marbot. Telles de ses anecdotes sont
de petits chefs-d'œuvre de bonne humeur, et môme de grâce :
son arrestation par les gendarmes au retour d'Espagne, en 1802,
parce qu'il s'est réveillé trop tard pour la diligence et qu'il
s'est donné faisant sa route à pied les apparences d'un déser-
teur; la revue de Toulouse un peu après, en présence de Berna-
dotte avec les officiers qui, pour le règlement, ont affublé leurs
chevaux de fausses (|ueues, et leurs propres jambes de faux
mollets; son séjour à Versailles, à l'Académie; l'histoire de
M"* Sans-Gène, du général Morland embaumé dans un tonneau
de rhum après Austerlitz et retrouvé parmi des bocaux au
Muséum : « Aimez donc la gloire et allez vous faire tuer pour
qu'un olibrius de naturaliste vous place dans sa bibliothèque
entre une corne de rhinocéros et un crocodile empaillé! »
Marbot, je l'ai dit, a toujours été un homme heureux. Il ne
dépendait pas de lui qu'un public, trente ans après sa mort, se
trouvât préparé au goût des bibelots Empire. Il en apportait de
charmants, d'inédits, et qu'on crut authentiques. Quelle jolie
scène, bien faite pour enrichir les collections et la légende que
M. de Narbonne invitant à sa table son valet de pied, un brave
chevronné, retour d'Egypte : « Il n'est pas convenable qu'un
chevalier de la Légion donne des assiettes » ; — ou bien Marbot
lui-même dans l'incendie d'Iéna sauvant l'honneur à deux jeunes
demoiselles, filles d'un professeur de l'Université, dont l'une
avec exaltation lui prédit le bonheur dans les combats prochains!
:H0 les MEMOIRES AU \\X' SIÈCLE
Dans ce cadre réduit d'ailleurs, Marbot, comme Meissonier,
fait tenir tant de choses. Ses tableaux no sont pas seulement de
la peinture anecdotique. Il s'en trouve de vastes qui valent par
l'ordonnance, par la vie surtout et la perspective des détails.
Le sens de la vie, Marbot l'a au plus haut point, sous toutes
ses formes : mouvement, pittoresque, émotion. Par là, il pro-
cède de Monluc, son compatriote. Il serait même le Monluc de
l'Empire, si la guerre eût été avec Napoléon ce qu'elle était
au XVI® siècle, si Marbot avait eu à la guerre un commerce
plus fréquent avec le soldat.
Lorsqu'il a été mêlé à une action décisive, à Eylau par exemple,
son récit égale, dépasse en intensité son propre effort. Par la
neige, aux avant-postes, sous le feu de l'artillerie russe, le
14* de ligne agonise sur le monticule où il s'est retranché. Déjà
deux aides de camp lui ont été expédiés par Augereau, et ne
sont pas revenus. Marbot part à son tour « prêt au sacrifice de
sa vie, avec toutes les précautions nécessaires à la sauver ».
« Lisette, plus légère qu'une hirondelle, et volant plus qu'elle ne
courait dévorait l'espace, franchissait les monceaux de cadavres
d'hommes et de chevaux, les fossés, les affûts brisés, les feux
mal éteints des bivouacs. Des milliers de Cosaques éparpillés
couvraient la plaine. Les premiers qui m'aperçurent tirent
comme des chasseurs dans une traque, lorsque voyant un lièvre
ils s'annoncent mutuellement sa présence par des cris. » Sain
et sauf, Marbot arrive au monticule trop tard pour arracher à la
mort la poignée de braves, assez tôt pour recueillir l'aigle du
régiment, et ses adieux héroïques scandés des cris de « vive
1 Empereur ». « C'était le Cessa?' morituri te salutanl de Tacite,
mais ce cri était poussé par des héros. » Dans cette affreuse
mêlée, dont il a rendu plus tard les effets tragiques, il a, jus-
qu'au moment où sa bête blessée l'a renversé dans sa chute,
échappé. Lisette l'a sauvé d'abord ; elle s'est battue pour elle
et pour lui : à un grenadier russe qui lui portait un coup de
baïonnette, « elle arracha avec ses dents le nez, les lèvres, les
paupières, toute la j)eau du visage et en fit une tête de mort
vivante et toute rouge ». Avec ce dernier trait, comme nous
voilà loin de l'esprK, de la mesure, dun art qui pourrait être
l'effet de la recherche! L'auteur s'efface presque derrière ses
LES MÉMOIRES AU XIX' SIECLE 317
souvenirs. La bataille est là, toute proche, dans son horreur,
hommes, êtres et choses sur le même plan, comme dans l'épopée.
Il y a plus d'un passage de ce genre dans Marbot : et ce sont
ceux-là qui resteront, quand la mode sera à d'autres goûts, à
d'autres époques. Un mot de Napoléon tel que celui-ci, du
23 décembre 1808, « j'ai passé la Guadarrama par un temps
assez désagréable », ne pourra plus être séparé du commentaire
spirituel, pittoresque, ému de son historien : « La neige aveuglait
hommes et chevaux; un vent des plus impétueux venait d'en
enlever plusieurs et de les jeter dans un précipice. Tout autre
que Napoléon se fût arrêté : mais voulant prendre les Anglais
à tout prix, il parla aux soldats et ordonna que ceux d'un même
peloton se tiendraient par les bras, afin de ne pas être emportés
par le vent. Pour donner l'exemple, l'Empereur forma l'état-
major, se plaça entre Lannes et Duroc auprès desquels nous nous
rangeâmes en entrelaçant nos bras. Puis, au commandement de
Napoléon lui-même, la colonne se porta en avant, gravit la
montagne, malgré lèvent impétueux qui nous refoulait, la neige
qui nous fouettait au visage et le verglas qui nous faisait trébu-
cher à chaque [»as. Arrivés à mi-côte, les généraux qui portaient
de grandes bottes à l'écuyère ne purent avancer. Napoléon se fit
alors hisser sur un canon où il se mit à califourchon. Les
maréchaux firent de même. Nous parvînmes au sommet de la
montagne. » Quelle silhouette de l'Empereur en campagne! Et
comme ce tableau justifie les conseils que Napoléon donnait à
son frère Jérôme six mois après. « Il faut être soldat, et puis
soldat et encore soldat. Il faut bivouaquer à son avant-garde,
être jour et nuit à cheval, marcher avec l'avant-garde pour avoir
des nouvelles ou bien rester dans son sérail. Vous faites la
guerre comme un satrape. Est-ce de moi, bon Dieu, que vous
avez appris cela? »
Quand Marbot raconte ce qu'il a vu, les souvenirs héroïques
et tragiques du siège de Saragosse, l'assaut de Ratisbonne,
Essling on Wagram, ses tableaux restituent la réalité tout
entière. Et l'on ne peut refuser à sa vigoureuse vieillesse, à son
talent demeuré, à cinquante ans d'intervalle, l'expression fidèle
des faits d'armes auxquels sa jeunesse fut associée, les éloges
que le public a faits de ses Mémoires.
;H8 les mémoires au XIX*^ SIÈCLE
Mais pourquoi a-t-il prétendu, outre cela, écrire une histoire,
l'histoire de Napoléon, de toutes ses armées, de tous ses maré-
chaux, juger leur œuvre, leurs mérites qu'il n'avait le plus sou-
vent pu apprécier lui-même! C'est malheureusement une très
notable partie de son œuvre que cette partie artificielle, fausse,
sujette à caution. Le jour oii le public sera éclairé par les
critiques, il pourrait bien, et ce serait un nouvel excès, ne
laisser au général Marbot que la réputation « d'un Gascon
craqueur comme un châtelain des bords de la Garonne ».
Je prendrai un exemple, l'un des plus frappants : la Grande
Armée s'ébranle vers les plaines de Souabe pour la campagne
d'Ulm et d'Austerlitz. Aide de camp d'Augereau, Marbot appar-
tient au seul corps que Napoléon n'amène pas à lui, de la
Forêt Noire à la Moravie. Et cela se comprend; le 1" corps, au
moment où l'Empereur veut surprendre Mack, est inutilisable,
étant à Brest; Marbot n'a pas quitté l'état-major d'Augereau.
Augereau ne passera le Rhin à Huningue que le jour de la capi-
tulation d'Ulm (19 octobre). Il arrêtera sur les bords du lac de
Constance les débris de l'armée autrichienne, le corps de Jella-
chich, le 16 novembre, une quinzaine à peine avant Austerlitz.
Depuis le début de la campagne jusqu'au 2i novembre 1805.
Napoléon se déclare sans aucune nouvelle d'Augereau. Et
Marbot, demeuré à deux cents lieues de la Grande Armée,
raconte les opérations de 1805 et les juge. Il reproche à l'Em-
pereur le combat de Diernstein, le sacrifice de la division
Gazan, sauvée par son seul héroïsme, et le silence du maître
sur cette affaire glorieuse « à peine mentionnée dans les Bulle-
tins », dit-il; « Combat à jamais mémorable dans les annales
militaires », dit le BuUelin officiel du 13 novembre.
Mais voici qui devient plus grave : Marbot a-t-il été du moins
témoin de la bataille d'Austerlitz? C'est une de ses grandes
pages. Il déclare être arrivé au (juartier général de la Grande
Armée le 22 novembre, chargé |)ar Augereau de porter à l'Em-
pereur la nouvelle de la ca})ilulation de Jellachich et les dra-
peaux autrichiens. C'est bien peu de six jours pour faire avec
des bagages la route de Bregenz à Brunn. En ce temps-là, c'est
vrai, on allait vite. Mais le doute s'accroît, lorsqu'on lit le Bul-
letin impérial du 4 décembre 1805, postérieur de deux Jours à
LES MEMOIRES AU X\X' SIECLE 319
Austerlitz : « En ce moment arrive au quartier général la capi-
tulation envoyée par le maréchal Aug'ereau du corps d'armée
autriciiien commandé par le général Jellachich. » Et le doute
se précise par la comparaison de ces cent pages, du récit d' Aus-
terlitz en particulier avec le récit que Thiers en avait publié en
1847, à temps pour permettre à Marbot d'établir un mensong'e.
J'en dirai autant de son rôle à léna. A l'en croire, il fut au
premier rang- sur ce plateau du Landgrafenberg où, dans la nuit
qui précéda la bataille, se massèrent avec leur artillerie les
corps de Soult et de Lannes. Or toujours Marbot était avec
Augereau qui n'arriva de Kahla qu'assez tard dans la nuit. Le
V corps ne reçut ses ordres qu'au matin, le 44 : il se divisa en
deux pour remplacer sur le plateau, après l'attaque, les troupes
qui s'y étaient massées, et pour les rejoindre d'autre part par
la vallée de la Miihl. Avant le 14 et le début de la bataille,
Marbot n'a pu rien voir de ce qu'il décrit si complaisamment
comme un témoin.
On devrait se défier de lui. toutes les fois qu'il fournit son
prétendu témoignage à l'histoire sur un des grands faits de
l'épopée impériale, ouvrier de légende, mais non pas historien.
A l'entendre, un hasard l'aurait merveilleusement servi pour lui
permettre, après le siège de Gênes, d'assister à la bataille de
Marengo. Aide de camp de Masséna, il aurait quitté Gênes aus-
sitôt après la capitulation pour l'annoncer h Bonaparte et le
rejoindre à Montebello avant la grande bataille. Rien de vrai :
c'est par une série de dépêches enlevées à Mêlas que le vain-
queur de Marengo, sans contact aucun avec le corps de Gênes
ni avec Masséna, connut ses opérations. Toute une série de
lettres du Premier Consul datées du 8 juin, établissent ce point et
donnent à Marbot un démenti absolu. Décidément, il y a chez lui
un procédé de narration inquiétant. Pour relier sa propre his-
toire, faite naturellement d'épisodes limités, à l'histoire générale
et se donner le droit de la raconter avec autorité, il se procure
le don d'ubiquité qui n'appartient à personne. Ses fonctions
d'aide de camp, toujours en route, forment ce qu'on pourrait
appeler son truc. C'est une pure invention dramatique que la
plupart de ses missions ordinairement inventées. Les distances
avec lui ne comptent pas, la vérité pas beaucoup plus.
.520 LES MÉMOIRES AU XIX*^ SIÈCLE
J'en signalerai une qui me paraît le modèle de sa manière :
cette course qu'il fît à travers l'Espagne vers Bayonne pour
apprendre, soi-disant, à l'Empereur, l'insurrection de Madrid du
2 mai 1808, course rapide autant que dangereuse. L'honneur eût
été grand pour Marbot de l'avoir entreprise, au milieu d'un pays
révolté déjà, quand on n'en voulait charger, si on l'en croit,
aucun aide de camp titulaire. Belle occasion de se faire valoir,
de voir à Bayonne les victimes de la politique napoléonienne,
le roi et la reine d'Espagne, de converser familièrement avec
l'Empereur, de lui donner même son avis sur tous ces graves
événements; Marbot entrait de plain-pied dans l'histoire : eh
bien! il faut l'en faire sortir. Un mot de Napoléon dans sa cor-
respondance y suffit : 5 mai, Bayonne : « Je reprends ma lettre.
D'Hannencourt (aide de camp de l'Empereur) est arrivé à
quatre heures avec votre lettre du 2, qui me donne la nouvelle
de l'insurrection de Madrid. »
Ainsi s'effondrent, quand on les compare à des documents
authentiques par leur texte et leurs dates, la plupart des récits
<le Marbot, la légende de ses prouesses. Son historique de la
campagne de Russie, oîi il n'a eu qu'une faible part, est parfois
emprunté textuellement, comme une copie, à l'ouvrage du
baron Fain, publié en 182" : Le manuscrit de 18l'2. Il est peu
probable que, sans l'aide précieuse et visible du livre de Thiers,
Marbot ait retrouvé dans ses seuls souvenirs les éléments de sa
narration. Sa situation d'officier d'état-major lui a permis de se
présenter à la postérité comme un témoin : son témoignage
tardif et suspect n'est pas de ceux qui doivent faire autorité.
S'il s'est mis, par ses qualités de narrateur, au premier rang
4e tous les écrivains militaires du premier Empire, comme auteur
<le Mémoires il perdra l'autorité qu'on lui a trop laissée. Une
histoire vivement écrite sur d'autres histoires, malgré les appa-
rences d'authenticité que lui donne un élégant semis d'anecdotes
personnelles, ne constitue pas des Mémoires proprement dits :
pas plus que des ornements habilement ajoutés à un meuble
moderne n'en feront jamais une })ièce originale et authentique.
Thiébault. — Il faut en somme nous défier de la mode et
<lcs bibelots. L'une passera; j)armi les autres, on en découvrira
de douteux. Les Mémoires du baron Thiébault, que cette mode
LKS MEMOIRES Al" XIX^' SIECLE 321
encore nous a valus, et qui plaisent au premier abord par l'abon-
dance et la fraîcheur des souvenirs, méritent aussi d'être exa-
minés de près. Gomme ceux de Marbot, ils ont été écrits long-
temps après les événements commencés en 1824, composés
surtout à partir de 1836, revus et corrigés en 4846; œuvre éga-
lement de vieillesse et de retraite.
Car Adrien-Henri-Dieudonné Thiébault, fils de l'écrivain que
D'Alembert avait placé auprès de Frédéric II et qui a raconté
ses vingt ans de séjour en Prusse, était né à Berlin en 1769. De
treize ans plus âgé que Marbot, il quitta le service de l'armée
treize ans plus tôt, et se mit comme lui à écrire au même âge.
Ce qu'il avait à raconter, c'était aussi une carrière d'officier
d'état-major. Il l'avait commencée dans la campagne de 1792-
1793 auprès du général Valence, ce qui faillit lui coûter cher.
Il la continua auprès de Masséna, ce qui lui fit tort, après le siège
de Gênes, auprès de Napoléon. Mais il voulait parvenir et il
parvint : à Austerlitz, il s'illustra et devint en Portugal, à la
suite de Junot, général de division eu 1808. Dans la guerre
d'Espagne où les auxiliaires de Napoléon furent souvent au-des-
sous de leur tâche, il y eut peu de généraux qui surent comme
Thiébault remplir leur double devoir d'administrateur et de
soldat. Avec cela, très fidèle à Napoléon aux heures difficiles de
1814 et de 1815, il s'imposa pourtant à la Restauration qui le
nomma en 1818 lieutenant général d'état-major, lui emprunta
en 1819 ses plans pour l'organisation du corps et de l'Ecole et
lui confia la présidence du Comité d'état-major au ministère
(1823). C'était le temps où Louis XVIII essayait de donner aux
Français les illusions des gloires impériales. Quand Charles X
commença en 1826 à redouter leur enthousiasme et le réveil du
bonapartisme, Thiébault fut écarté, condamné à la retraite.
La Révolution de 1830 le rappela dans une demi-activité, au
cadre de réserve, d'où il fut enfin rayé en 1834. Il avait alors
soixante-cinq ans. L'âge l'avertissait de se hâter, s'il voulait
écrire l'histoire de sa vie avant de l'avoir terminée.
Les cinq volumes qu'il a écrits en deux années à peine,
de 1836 au mois d'août 1837, peut-être même en une seule
année, ne lui ont guère coûté de peine. Il avait fait métier
d'écrire autant que de combattre. Il avait en 1789, à vingt ans,
Histoire de la langue. VUI. * '
:{22 LES MEMOIRES AU XIX'' SIECLE
publié un premier livre, le Souper du Jeudi; dix ans après, un
second, livre technique d'état-major; en dSOl, le journal du siège
de Gênes. Il aurait voulu qu'alors Bonaparte l'engageât comme
historiographe : « le Mémorial eût commencé avec le siècle ». Il
se consola par un discours à l'Académie de Tours en 1802, des
romances, une histoire de l'Université de Salamanque. Jamais
il ne cessa d'écrire des plans de campagne ou de trag-édies, des
vers, des récits de bataille, des manuels techniques, des dis-
cours. C'était un héritage de famille que cette disposition à faire
de tout, de ses campag'nes, de ses entretiens, de ses idées, œuvre
littéraire. Il avait été le collaborateur, puis l'éditeur de son père.
Sa vanité d'auteur s'était développée de bonne heure dans les
milieux oii il fut introduit.
Il ne faut pas oublier qu'il avait vingt ans quand la Révolution
se fit et près de vingt-quatre ans au début de sa carrière mili-
taire. Il n'est pas né, comme Marbot, pour la guerre. Les tem[)s
nouveaux lui ont créé des habitudes nouvelles : ils ne lui ont
pas fait perdre un pli que le xviu" siècle lui avait donné pour la
vie : le goût de la conversation, des anecdotes (jui passent de
salon en salon, des plaisanteries devenues classiques sans l'être,
des aventures d'amour, des bonnes fortunes vraies ou fausses.
Tout cela tient dans ses mémoires autant de place que les récits
de guerre, plus peut-être. Ce n'en est pas la meilleure partie
assurément. Mais cette partie explique l'œuvre et ses défauts.
« Ce n'est pas sur des papiers qu'on établira jamais la vérité
de l'histoire. » Thiébault a perdu ses notes, ses registres : il
l'avoue et n'en a cure. Sa mémoire est riche en souvenirs d'en-
tretiens entendus dans tous les salons de l'ancien régime, de la
Restauration et de l'Empire, dans les camps. Toute anecdote lui
est bonne : il en sait de Rivarol, de Gassicourt et de son })ère. Il
en retrouve chez ses vieux compagnons d'armes. Il y a notam-
ment un certain M. de la Roserie « qui hii dicte des pages
entières », Ils annotent ensemble les livres de Mignet et de
Tliiers. Et souvent les Mémoires de Thiébault ne sont que la
transcription de leurs conversations. Il n'est jamais désagréable
de recueillir ainsi de la bouche d'un vieillard les propos de sa
jeunesse, les menus faits de sa vie, ses impressions sur toutes
choses (juand il a tant vu : mais il faut se résigner au bavardage,
LES MEMOIRES AU XIX'- SIÈCLE 323
prendre son parti du radotage, des longueurs et de Tinvraisem-
blable. Il ne faut pas craindre môme le récit de ses bonnes for-
tunes. Thiébault, sur ce chapitre, est intarissable : nous savons
qu'il « n'aime pas les actrices, les juives et les négresses »,
qu'il ne comprend point « la volupté sans l'embonpoint ». C'est
une telle part de sa vie, ces confidences, qu'il ne nous fait grâce
de rien, qu'il s'arrête, ne trouvant plus rien à dire, quand sa
« Zozotte chérie », sa seconde femme, est morte en 1820. Et les
souvenirs d'enfance souvent puérils, les histoires de brigands!
A en croire Thiébault, toutes les femmes à la fin du xvm" siècle
faisaient assassiner leurs amants, Paris n'eût été qu'un coupe-
gorge. Et les récits de centenaires, les disputes de petites villes
entre le préfet, le général et le premier président à Orléans; et
les bons mots des gens d'esprit qui n'en ont pas, les procès
scandaleux, les atTaires de pots-ile-vin où se ruinent les inven-
teurs et les spéculateurs : voilà tout ce qu'il faut entendre. Peut-
être est-ce pénible, quoi(|ue parfois amusant, à lire. C'est un
pêle-mêle oi^i l'histoire a peu de place, où la vérité court des
risques, où la littérature se confond avec les futilités.
Il faut, dans les Mémoires de Thiébault, s'arrêter de plus près
aux souvenirs de sa carrière militaire. Quoiqu'il soit entré
comme par hasard dans les armées de la Révolution, garde
national de la section des Feuillants, parti pour la frontière avec
les grandes levées patriotiques, il s'est attaché à ces troupes
improvisées; il a pris leurs goûts, leur langage et leurs mœurs.
Lorsque Grouvel, ami de son père, voulut l'emmener comme
secrétaire de légation en Danemark, Thiébault refusa et s'en
alla servir à Wissembourg. S'il a aimé ces soldats, ces généraux
de la Révolution, devenus avec lui les vétérans de l'Empire, les
héros d'Austerlitz, il les a peints cependant au naturel. Et ses
croquis demeurent parmi les plus fidèles et les plus vrais. Sa
grande supériorité sur Marbot, c'est qu'il a consacré plus de
pages à ses compagnons d'armes qu'à lui-même. On ne songe
plus à lui reprocher la prolixité, l'abus des anecdotes et des
détails. On voudrait la galerie plus complète encore. Chaque cro-
quis est une page d'histoire. Voici La Fayette saisi au naturel, le
jour de la Fédération, à la tête des gardes nationaux « galopant
dans les siècles à venir ». Et maintenant, voici les officiers qui
:{24 F^KS MKMOIIJKS Al' XIX° SIECLE
|tarf('nt pour la frontière, en grands seigneurs, avec leur état-
major « (rofficiers et de femmes de troupes »; les soldats de la
g-arde nationale, bourg-eois feuillants, habitués à leurs aises, à
leur vaisselle d'étain, au service de leurs domestiques qu'ils
emmènent. Ils ont pour chefs des g'énéraux qui tremblent aux
ordres venus de la Convention, ou des hommes comme le
fameux Jouy, boau-frère de Thiébault, royaliste dans l'âme,
épris d'aventures, en cherchant dans la Révolution, parlant son
langage, organisant ses armées, avec une verve et un entrain
endiablés, cynique et suspect, hardi et rusé. Le portrait de
Thiébault est aussi instructif qu'excellent. La guerre dure : chez
tous ces hommes (|ue l'amalgame de Dubois-Crancé a fondus,
patriotes, bourgeois, intrigants et gens du peuple, l'ambition
s'éveille avec la passion de la g'ioire. Au camp de Marly, Murât
fait à la veille de brumaire ses confidences : « On ne parvient
que par les états-majors. Un régiment est un cul-de-sac. y> Et
alors des puissances nouvelles se lèvent, Masséna, Macdonald,
Murât, en rivalité dès 1799 les uns avec les autres, et toujours
en dispute d'ambitions, d'honneurs et de profits, sous le joug
commun du chef qu'ils acceptent et qu'un jour, las de la g-uerre,
inquiets des retours de la fortune, ils rejetteront. Thiébault les
a tous jugés de près en Espagne. Il connaît leur façon de par-
venir, de s'enrichir. Le général Poinsot, avant de se mettre en
campagne, achète des propriétés à crédit; à la première victoire,
sa femme se dépèche d'arriver au (juartier général et rapporte
les fonds. Nul n'a mieux décrit (|ue Thiébault les armées de
l'Empire, les prouesses de leurs officiers, leur vie aussi. Le
brave, le grand Lassalle a fondé la société des altérés. Et Dieu
sait que bi corporation mérite son titre! Vrais lurons en cam-
pagne, déchaînés sur les habitants, objets de leurs plaisanteries,
parfois fortes, aussi hardis à prench-e les co'urs (|ue les retran-
chements à l'ennemi, souvent en retard au service, jamais au
péril, voilà les collègues de Thiébault et Thiébault lui-même.
L'exemple a été donné aux soldats que nous voyons déjà autour
d'IJlm forcer les caves, piller les propriétés, ravir les femmes.
Chez tous ces hommes il y a cependant, officiers ou soldats,
d'autres mobiles, l'iionneur du bataillon, du régiment : « c'est
le clocher natal. » L'armée est une patrie : elle tient lieu de
LKS MÉMOIRES AU XIX'" SIECLK 32o
l'autre qu'on ne voit plus qu'à de rares intervalles. Des officiers,
Nansouty, Préval, refusent des grades pour rester à la tète de
leur régiment formé par eux, cité dans vingt Bulletins à l'ordre
du jour. « L'honneur est pour le corps, non pour l'homme. »
Voilà le secret de tant d'héroïsmes, de tant de conquêtes, mêlés
de heaucou[) d'ambition, de cupidité et de violence. « Voilà l'es-
prit militaire de cette époque », dit Thiébault. Nul ne l'a mieux
caractérisé. Il a été pour cette France du xix" siècle, groupée
tout entière dans les camps, ce que Saint-Simon a été pour les
courtisans de Louis XIV, un peintre et un juge.
Macdonald. — Pour s'en convaincre, il suffit de comparer
son œuvre aux Mémoires des hommes de guerre les plus illustres,
à ceux de Macdonald par exemple. Macdonald n'a pas comme
Marbot de prétentions à l'histoire. Il n'est pas comme Thiébault
un collectionneur d'anecdotes. Quoiqu'il ait reçu avant d'entrer
dans la Révolution et dans l'armée une instruction supérieure
à celle de ses collègues, il ne se pique pas de littérature et n'a
point voulu écrire des Mémoires. C est simplement l'image de
sa vie qu'il a essayé de fixer en 1825 à grands traits par quel-
ques souvenirs. Point de [)a])iers ni de journal qui aient pu
l'aider à reconstituer ses campagnes : il les a négligés dans des
caisses qui se sont perdues. Impossible donc de faire plus que
son portrait aux dilîérentes époques de sa vie. Le dessin est
sobre, parfois sec. Macdonald raconte ses campagnes comme il
les a faites, « au pas de course ». S'il parle du 18 fructidor,
c'est de cette manière brève : « un événement politique eut
lieu », qui ne constitue pas un jugement. La fin de la Répu-
blique, la dictature ne le sollicitent pas à plus de détails. « Le
18 brumaire arriva, j'y pris franchement part. Il faillit échouer.
Nous aurions alors été tous compromis et victimes du parti qui
aurait triomphé pour le malheur de la France. »
Beaucoup plus tard cependant, Macdonald causait avec le
comte d'Artois et s'excusait de n'avoir pas émigré : « Il faut que
je fasse un aveu à Votre Altesse royale. — Lequel? — - J'adore
la Révolution. » Je me hâtai d'ajouter : « J'en déteste les
hommes et les crimes. L'armée n'y a point participé ; jamais elle
n'a regardé derrière elle. Elle déplorait les excès de l'intérieur.
Comment n'adorerais-je pas cette Révolution? C'est elle qui m'a
320 LKS MEMOIRES AL' XIX'' SIECLE
élevé, iirandi. Sans elle aurais-je l'iionneur de déjeuner à la
table du roi, à côté de Votre Altesse royale? » L'aveu est pré-
cieux, en sa simple franchise qui ne déplut pas à Charles X. Le
culte de ces officiers pour la Révolution et pour l'Empire est un
culte intéressé : ce qu'ils aiment dans le nouveau régime, ce ne
sont pas ses idées, ses libertés. Ce sont les grades, les biens
qu'il leur a donnés, l'égalité avec les premiers personnages de
l'ancien régime. Dans les armées du Nord, de 1792 à 1795, la
faveur a procuré à Macdonald, simple cadet alors, plus qu'autre-
fois trente ans de bons services, un grade de général de division
à l'armée de Pichegru. Il le dut à Bournonville. En Italie, il a
fait d'autres profits, entre autres une superbe collection de
tableaux et d'antiques. Puis, sous le Consulat, le voilà pourvu
d'une ambassade, d'une autre en Russie, plus brillante encore
s'il l'eut acceptée, grand officier de la Légion d'honneur. A la
veille de l'Empire, son honnêteté que révolta le procès de Moreau
lui fit tort et l'écarta cinq ans des honneurs et des champs de
bataille. Mais Napoléon avait besoin de lui : lui, souffrait de
n'être pas maréchal. N'avaient-ils pas, comme le disait l'Empe-
reur « qui estimait son nerf et ses talents, commencé la guerre
ensemble ». Ils la firent de nouveau à Wagram : Macdonald
revint maréchal et duc de Tarente. Tous les régimes lui appor-
taient de nouveaux honneurs : la Restauration le combla. El
dans cette dernière transition entre l'Empire et le gouvernement
des Bourbons, il eut un premier rôle qui achève de le peindre
et qu'il a raconté sans détours. Comme Ney et Caulaincourt, il
a considéré alors que, Napoléon vaincu, les maréchaux repré-
sentaient l'armée, et que l'armée c'était la France. S'il n'eût
tenu qu'à lui, et si le duc de Raguse n'avait pas trahi et rEm|>e-
reur et l'armée, Napoléon eût été forcé d'abdi([uer, mais son
fils défendu, gouverné par les maréchaux, recommandé par eux
à Alexandre I", aurait gardé sa place. La France aurait été aux
prétoriens. « L'armée, disait Macdonald au czar, ne laissera pas
fouler aux pieds la gloire dont elle s'est couverte : malheureuse
par son chef, avec ou sans lui, elle renaîtra de ses cendres ])lus
forte. » Talleyrand fit échouer le plan de Macdonald. Les
Mémoires du maréchal gardent la trace de ses rancunes. Si le
récit de la crise de 1814 y est i)lus comjtlet que celui de toutes
LES MÉMOIRES AU XIX' SIÈCLE 327
les campagnes et victoires antérieures, ce n'est pas seulement
l'effet d'une impression plus fraîche d'événements plus récents.
Il achève vraiment la figure du maréchal qui, après tant d'hon-
neurs et de hiens si rapidement conquis, rêva avec tous ses
pareils un instant de couronner cette carrière par le grouverne-
ment de la France. Rêve aussi naturel à ses yeux que le récit
qu'il en a fait : la vraie France, c'était l'armée et « l'armée,
dit-il, était pour nous ».
Séruzier. — Quelqu'un qui ne l'aurait pas démenti, c'est le
colonel baron Séruzier, dont les Mémoires parus en 4823 ont
été récemment réédités. Il est bon d'avertir le lecteur que si dans
cet ouvrage le baron prend la parole pour raconter sa vie, ce
n'est pas lui qui écrit. Mis en réforme en 1815, dans la retraite,
le colonel d'artillerie que ses soldats avaient surnommé le père
aux Boulets, a noté en une quarantaine de pages sescampag-nes.
Ce brave, véritable type de soldat paysan que l'esprit d'aventure
avait poussé de son village aux armées révolutionnaires, eût été
fort en peine d'écrire un livre. Un de ses compagnons d'armes
plus lettré reçut le manuscrit, y ajouta beaucoup, le divisa en
chapitres, mit des notes et des dates. Ce rédacteur, Lemierre de
Corvey, d'une famille protestante de Rennes, a hésité toujours
dans sa vie mouvementée entre les lettres, l'armée et la musique.
Destiné par son père à devenir officier du g'^énie, il s'était, à la
veille de la Révolution, fait compositeur de musique à l'école de
Berton. Un instant sous-lieutenant en 4792, il revint écrire
quelques opéras-comiques en 1793 et décidément fît jusqu'à
ce que la Restauration le renvoyât à la musique, aux romans
et à la littérature, toutes les campag:nes comme Séruzier.
Ce musicien lettré a-t-il senti ce qu'il y avait de saveur dans
les quarante pages qu'il avait reçues pour les développer?
Soldat de l'Empire lui aussi y a-t-il ajouté le propre accent de
ses souvenirs personnels? Ce qui est certain, c'est que s'il a
voulu dans ce genre faire œuvre d'artiste, il y a réussi. Plus
discret queMarbot, plus vivant que Macdonald, il n'a pas mêlé à
ces souvenirs d'un héros l'histoire de l'Empire. Il a laissé à
Séruzier sa physionomie d'officier de fortune, prêt à toutes les
besognes commandées par l'Empereur, adoré de ses soldats
quoiqu'il leur demandât l'impossible. Qu'ils soient de Séruzier
3-28 LES iMEMOIRES AU XIX" SIECLE
OU de Lemierre, il est peu de Mémoires qui renseignent de plus
près sur la composition et l'esprit de la Grande Armée.
On sait le concours que Napoléon attendait de son artillerie.
A cette arme, il devait ses premières victoires. Elle lui devint
de plus en plus utile, à mesure que ses armées plus nombreuses
se heurtèrent à des masses plus grandes. A Auersticdt, l'artil-
lerie soutint la belle opération de Davout, laissé seul contre
toute une armée. A Eylau, elle lui donna le temps d'arriver sur
le champ de bataille. A Wagram, elle décida de la victoire. Aussi
entre l'Empereur et ses officiers d'artillerie s'établit une familia-
rité très étroite. La faveur était grande d'être ainsi distingué :
Séruzier la savoure. Une décoration bien gagnée lui fait moins
plaisir qu'un surnom qui vaut d'ailleurs tout un portrait. « Nous
pouvons dormir tranquilles, dit l'Empereur. Jupiter moustache
est aux avant-postes. » Napoléon donnera de l'avancement, des
dotations, le titre de baron à son « vieux Séruzier ». Le colonel
ny est pas insensible. Mais la joie, c'est de s'entendre ainsi
appelé sur le champ de bataille. Cela vaut mieux que de « l'avoir
connu » d'en être ainsi connu, et que l'armée répète cet éloge
de l'Empereur justifié par le rôle de l'artillerie à Friedland :
« Il n'y a que mon vieux Séruzier qui ne trouve rien d'impos-
sible à mes ordres. » Le brave homme a sans doute un peu exa-
géré son importance et son rôle. Il est fier, comme Macdonald,
plus encore, étant parti de plus bas, d'avoir appris à des princes
souverains « qu'un homme en vaut un autre », d'avoir fait
manœuvrer lartillerie à Erfurth devant le czar et instruit un
instant le grand-duc Constantin. Après tout, ce n'est pas un
comparse, c'est un acteur. Son récit, vivant, limité à la mesure
de son rôle, fait apercevoir dans leur réalité quelques scènes
décisives, et le chef principal du drame.
Et en même temps, comme Séruzier est sorti de la foule, qu'il
en demeure très rapproché, il a ressenti et traduit ses passions.
Il est à la fois tout près de l'Empereur, et très près du soldat
toujours. On regrette que son collaborateur Lemierre ait affaibli
quelques « peintures et quelques expressions un peu trop mâles ».
Elles ne lui eussent pas fait plus de tort qu'à Cambronne. A Auer-
stiedt, blessé, et voyant ses troupes ébranlées par l'accident, il
bandait sa plaie avec sa cravate, remontait bien vite à cheval
LES MEMOIRES AU XIX" SIÈCLE :529
pour lancer à ses hommes une plaisanterie salée, faire sonner la
charge et enlever les quarante bouches à feu des Prussiens. Ce
n'était qu'une de ses 65 blessures, et peut-être la moins verte
de ses apostrophes. Il ne commandait pas à des demoiselles. Ses
vieilles moustaches, comme il les appelle, n'en étaient pas plus
mal vues, dans les intervalles de repos qui séparaient leurs
campagnes, des populations, des jeunes filles même. Avant,
pendant, après la bataille, Séruzier décrit la vie de ces braves
gens qui se confondait avec la sienne, avec naïveté, avec
sûreté : chef et soldats faisaient corps. Le colonel disait au chi-
rurg-ien qui le menaçait d'une amputation et d'une jambe de
bois : « Sabrez, sabrez; mais surtout ne sciez pas. » Un tambour
du terrible 57% enfant de seize ans, criait à son colonel au
moment de la charge : « Commandant, chacun sa place, la
mienne devant vous. » Ce sont de ces mots qui, pendant cin-
quante ans, ont consolé les Français de leur défaite, inspiré
RafFet et nouri'i la légende impériale.
Mémoires de soldats. Fricasse, Pils, Goignet. — Les
Mémoires de Séruzier nous conduisent aux Cahiers du capitaine
Coignet, aux Mémoires des soldats dont ces détails, scènes,
portraits ou anecdotes font tout le prix et le charme. Ils sont
nombreux, aujourd'hui, ces commentaires des humbles qui sou-
tinrent dans les armées la gloire de la Révolution et de l'Em-
pire, ceux du ser;/('Ht Fricasse, ardent républicain, volontaire de
1792 qui n'aime de son métier que le devoir au service de la
République, sincère, mais inhabile à voir et à conter; — les sou-
venirs d'un jeune abbé échappé du séminaire dans l'armée de la
République, et revenu à l'Eglise après la paix d'Amiens, plus
soldat et moins patriote que le précédent, attaché « à sa chère
<lemi-brigade » ; — le journal du grenadier Pils, enfant d'Alsace,
<iue la joie d'entendre la musique militaire a fait soldat et qui
pendant huit ans ne verra, n'écoutera que le chef, objet unique
de ses admirations et de ses services, Oudinot. — Son cama-
rade Coignet est de tous le plus complet, le plus vivant. Non
pas qu'il s'embarrasse dans des considérations stratégiques et
donne sur les guerres une vue d'ensemble. Mais il est soldat
dans l'àme, et il représente bien tous les soldats de ce temps,
dont la conscription a fait la vocation. Détaché à vingt ans d'une
:V.]0 LES MEMOIRES AU XIX'^' SIECLE
famillo ])Ourguignonne qui n'avait point été tendre pour son
enfance, sur les routes d'Europe oii il a conquis le grade de
capitaine de la Garde, vaguemestre des équipages de l'Empe-
reur, Coignet a supporté pas mal d'épreuves, et reçu nombre
de blessures; il s'est fait du régiment, de l'armée, une famille :
les soldats de sa sorte n'ont pas d'autre borizon de sentiments
et de pensées. De ce culte, l'Empereur est le Dieu, un Dieu
qu'eux du moins ne trabiront pas en 1814. A défaut des con-
quêtes que Coignet aurait voulu reprendre avec lui, il fît la
conquête à Auxerre, oii il revint désemparé, d'une brave épicière
et par-dessus le marcbé d'une épicerie acbalandée qui lui donna
l'aisance dans sa vieillesse. Alors pendant quarante ans, le café
Milon, où l'on faisait cercle pour l'entendre raconter ses campa-
gnes, lui tint lieu de bivouac. Il garda et entretint pour la pos-
térité l'illusion du régiment. Il semblait que ce fût pour lui,
revenu vivant à sa petite patrie, comme la consolation nécessaire
d'un long exil, loin de la grande patrie militaire.
A beau mentir qui vient de loin, dit le proverbe. C'était un
peu le sentiment des auditeurs de Coignet au café Milon.
« Napoléon même n'en a pas tant vu. » Coignet faisait partie de
la Garde : en arrière par conséquent dans la plupart des com-
bats, il n'en voyait que l'action décisive. Il a eu sa part de
gloire et d'efîorts, c'est certain. A Montebello, il a pris et gardé
un canon sur l'ennemi. A Marengo, il était de ces braves qui, à
l'aile gauche, tinrent quatre beures pour donner à Desaix le
temps d'arriver et le virent venir avec sa division, « l'arme au
bras comme une forêt que le vent fait vaciller ». A Austerlitz,
il tenait bien sa place dans les vingt-cinq mille bonnets à poil,
rempart mouvant qui fît céder toute résistance. Ce n'est qu'un
coin du tableau, mais tout près du centre. A Essling, le régi-
ment de Coignet restait trois beures sous le feu de cinquante
canons sans pouvoir faire un pas, regardant la mèche qui s'al-
lumait aux pièces pour le décimer. Il était encore à la campagne
de Russie, marchant droit, ne quittant qu'avec la vie son sac et
son fusil malgré des soufTrances inouïes. Ces souvenirs et ces
titres valaient la peine que Coignet s'en contentât. Mais il lui
eût fallu changer de nature presque, « et à ses pareils aussi ».
On ne s'imagine pas, malgré la discipline, combien l'égalité est
LES MEMOIRES AL' XIX'' SIECLE 331
demeurée, dans cette armée, la passion dominante. C'est le péril
et la mort qui sont la toise commune. De là une tendance géné-
rale du soldat, (le l'officier et du maréchal à se croire, quand
ils sont braves, dignes de tout, aptes à tout, causes de tout. A
ce point de vue, Marbol et Coignetsont frères. AUlm, Napoléon
reçoit-il l'épée de Mack : Coignet l'a vu. Il était là montant sa
garde. En 1807 il a vu la reine de Prusse prendre à Kœnigsherg"
la main de son Empereur. Il a assisté, lui, simple officier, au
mariage de Marie-Louise dans la chapelle où les plus grands
personnages n'avaient pas trouvé place. Il a conduit le soir
« quarante dames de généraux » au buffet. Les dames pas plus
que les boulets ne lui faisaient peur. Il était entreprenant, et,
si on l'en croit, très heureux. On ne l'attendait pas : on venait
à lui. Comme Marbot il a le don d'ubiquité — et, de Dresde, en
1813, il a parfaitement entendu les propos qui s'échangeaient
dans le quartier général autrichien.
La réalité c'est qu'il n'a rien oublié des propos que ses cama-
rades tenaient au bivouac. Voilà le vrai prix de son livre,
recueil de traditions, d'entretiens de la foule qui d'ordinaire ne
trouve pas d'historien, sauf aux heures épiques. Ces heures-là
se font rares dans les civilisations modernes oîi la première
place est aux hommes d'État : quand la foule paraît par hasard
sur la scène, on retrouve, comme dans le lointain passé où se
sont formées les épopées, ses passions instinctives, son goût de
l'extraordinaire, ses légendes, ses cris d'admiration ou de souf-
france. Ici l'on est assuré du moins que son interprète, Coignet,
a existé. On s'en souvient encore à Auxerre où il mourut,
il y a quarante ans à peine. Est-il certain en revanche que
Coignet, eût écrit lui-même ces pages vivantes et pittoresques?
Le manuscrit publié, conservé par son éditeur, M. Loredan
Larchey, est de son écriture. Et l'authenticité a été formelle-
ment attestée par l'un des amis de l'auteur, son exécuteur tes-
tamentaire. Pourtant, il reste un point douteux : si le fond est
tiré des souvenirs de Coignet, la forme est-elle de lui qui, sans
instruction, eut toujours toutes les peines du monde à écrire
même une lettre? Ce fut, nous le savons, à la sollicitation d'un
journaliste et d'un avocat d'Auxerre qu'en 1849 Coignet associa
la postérité à son auditoire du café Milon. Ils lui apportèrent
,332 LES MEMOIRES AU XIX" SIECLE
<le Thiers les neuf volumes du Consulat et de l'Empire récem-
ment parus, le livre de Norvins, les Conquêles et Victoires des
Français : pour réveiller et grouper ses souvenirs, ils les lui
lurent. La collaboration alla-t-elle au delà? On ne le saura sans
doute jamais. Le plus curieux est (ju'il y a eu de l'œuvre deux
manuscrits différents : celui que Coignet publia de son vivant
en 1851, celui qui fut retrouvé après sa mort dans ses papiers
€t transmis à M. Larchey. Ce double effort étonne de la part
J'un vieux brave qui aimait plus causer qu'écrire. Sans doute
la suite de \ Histoire de Thiers, parue dans l'intervalle des deux
manuscrits, fut pour les deux lettrés et le capitaine une nou-
velle occasion de collaborer.
Quoi qu'il en soit, c'est un caractère commun à tous ces
Mémoires militaires, très important à noter, que leur origine.
Les plus récemment parus, ceux de Coignet et de Marbot, se
rattachent directement à l'œuvre de Thiers. Les plus anciens,
ceux de Macdonald, de Séruzier, de Berthier, de Savary sont
liés à la publication du Mémorial, au grand mouvement bonapar-
tiste qui, au temps de Déranger, son chef incontesté, entraîna
les Français vers la Révolution de 1830. Ceux de Thiébault
enfin appartiennent à une époque intermédiaire que Louis-Phi-
lippe consacra par l'inauguration à Versailles d'un vrai musée
impérial, par le retour des cendres de l'Empereur. Tous révèlent
la collaboration des lettrés, des historiens avec les survivants
de la grande épopée militaire, les services qu'ils se sont mutuel-
lement rendus dans un culte commun (|ui prépare la réputation
des uns, et fonde la gloire des autres. Nous avons donné à ces
Mémoires la place |»rincipale, parce que c'est celle-là aussi que
leur inspiration tient dans les préoccupations et les sentiments
d'une nation demeurée de 1815 à 1852 toute militaire, quoique
désarmée.
M'"" Jullien. — Cette inspiration, on la retrouve dans les
Mémoires des femmes de ce temps. Combien ils diffèrent de
ceux qui constituent la partie la plus riche, la plus vivante des
œuvres analogues du xvui" siècle! El cependant les femmes qui
nous ont laissé des souvenirs et leurs impressions sur le Pre-
mier Empire appartiennent par leurs origines, leur éducation au
temps où leurs pareilles, par les salons, régnaient encore. Les
LES MÉMOIRKS AU XIX'^ SIÈCLE 3:5:^
bruits, les émotions de la rue et du peuple ont commencé à
envahir leur domaine, déjà sous le règ-ne de Louis XVI : elles
abdiquaient à la veille de la Révolution, lorsque la fièvre les a
gag-nées. Rien de plus sing-ulier que les Mémoires de M'"" Jullien,
élève et admiratrice de Rousseau comme M"' de Staël, entraînée
par la g-énérosité de son cœur et son éducation vers la liberté,
bientôt mêlée par la curiosité et la passion au mouvement des
clubs, à la vie de l'Assemblée, aussi ardente que sa servante à
suivre les événements de la rue, emportée tout entière par le
courant de la Révolution.
M"" Cavaignac. — Pour d'autres, l'élan a été plus tardif,,
et c'est seulement la g-loire de la nation au temps de Napoléon
qui les a transformées, presque le regret de cette gloire après^
la chute. Pour saisir cette transition, les Mémoires d'une
inconnue sont fort précieux, mémoires écrits vers 1840 par
une vieille femme née dix ans avant la Révolution, dont le père
était fermif^r général et lettré, dont le mari fut un conven-
tionnel et un serviteur de l'Empire. Dans le salon de son père,
financier opulent, directeur du Journal de Paris, oh passèrent
toutes les célébrités du temps, Helvétius, La Harpe, Bernardin
de Saint-Pierre, Florian, Lagrange et Laplace, où l'on causait,
faisait des lectures et beaucoup de musique en l'honneur de
Gluck et sous la direction de Grétry, M"^ de Corancez, petite-
fille par sa mère d'un ami intime île Rousseau, Romilly, se
disposait avec grâce à tenir dans la société libérale de son temps
le rang que les mœurs de cette société lui destinaient. Quoique
sa mère. Genevoise, fut très républicaine, qu'elle-même eut été
initiée à la Révolution par le culte de Rousseau, la politique ne
l'atteignit pour ainsi dire qu'en passant. Elle déclare elle-même
qu'elle aurait pu, selon son mariage, devenir une rovaliste ultra :
« nos opinions à nous autres femmes n'étant guère que nos affec-
tions ». Elle épousa, en 1797, un compatriote de son père, Jean-
Baptiste Cavaignac, député à la Convention, alors membre des
Cinq-Cents, qui la mena dans le monde du Directoire. Mais
c'était un tout autre monde que celui où elle avait vécu : ni les
politiques comme Prieur, Cambon, ou Jean Bon Saint-André
« qui lai trouvait beaucoup d'esprit parce qu'elle l'écoutait sans
l'interrompre », ni les jeunes personnes nouvellement mariées
33 i LES MEMOIRES AU XIX" SIKCLE
à des députés ne lui rappelaient la société oîi elle avait grandi.
Celle-là lui fut si étrangère, qu'elle n'en garda plus tard aucun
souvenir. Elle jtrenait si |)eu d'intérêt à cette politicjue « que les
grandes ligures de Desaix et de Klébcr étaient pour elle vingt
ans après des ombres pres([ue effacées ».
La grandeur, l'éclat, la puissance que la France dut à
Bonaparte purent seules ramener les regards de M"" Cavaignac
du passé sur le présent. « Sans doute, disait-elle, la liberté eût
mieux valu que cette main de fer. » Mais elle doutait de cette
liberté à laquelle elle n'avait jamais cru beaucoup. Et le maître
que son mari allait servir à Naples, sous les ordres de Joseph
et de Joachim Murât pendant treize ans, était si grand, et sur-
tout la France avec lui dans une telle splendeur, que le tableau,
le cadre et l'homme la séduisirent pour toujours. Il faut entendre
de quel ton, obligée de solliciter le baron de Miilling, comman-
dant de Paris pour les Alliés en 1815, elle lui criait, singulier
langage pour une solliciteuse : « Depuis que je suis au monde,
j'ai vu les Français occuper toutes les capitales de l'Europe,
Vienne, Berlin, Madrid; je ne suis pas moins étonnée que
désespérée de vous voir à Paris : pour le comprendre, il faut
me rappeler que vous étiez vingt contre un. » Le retour de l'île
d'Elbe est demeuré pour elle une apothéose, « au-dessus de tout
ce qui a })aru, de tout ce qui a été célébré parmi les anciens
comme parmi les modernes ». Depuis lors elle n'a ])lus perdu
de vue « la triomphante ligure de Napoléon, de son bataillon
revenu avec lui de l'exil, de la France rendue à la gloire, à elle-
même ». C'est qu'en cette journée mémorable, la Française
qu'elle était, attachée aux formes d'une société polie, inacces-
sible aux passions populaires, s'est transfigurée. « Elle a cherché
la foule au lieu de la fuir, ivre, comme elle, d'attente et de
joie. » Dans la rue où elle est enfin descendue, elle a com-
munié avec cette foule, avec ces vétérans aux joues halées,
cuivrées par le soleil, mouillées de larmes. Désormais, elle a
les ardeurs des néophytes, elle gardera dévotement le culte d(^
la gloire et du héros grandi par son martyre à Sainte-Hélène,
aussi fidèle jusqu'à sa mort à l'Empereur que les vété-
rans de la Grande Armée. Pour un peu elle conspirerait avec
eux contre Louis-Philippe, « le nouveau maître improvisé par
LES MÉMOIRES AU XIX' SIÈCLE 33o
La Fayette, opprobre et perte de la France ». Ces violences
de langage, dictées par la colère, injuste, comme à l'ordinaire,
étonnent : c'est une conclusion singulière ]>our une telle vie.
En revanche, il n'y a pas de meilleure préface au livre qu'on
pourrait écrire sur le fils de cette bourgeoise, convertie comme
le peuple à la religion de l'Empire, sur le général Cavaignac,
victime quelques années plus tard de cette religion populaire
<|ue sa mère avait embrassée.
M""" de Rémusat. — Les souvenirs de M'"^ Cavaignac
n'ont pas fait le bruit, ni pris l'importance des Mémoires de
M'"" de Rémusat. Plus sincère peut-être, la femme du conven-
tionnel n'avait ni l'esprit pénétrant et fin, ni les dons d'observa-
tion, de grâce et de style que la femme du premier chambellan
de Napoléon a reçus et transmis. Les deux œuvres non plus ne
sauraient se comparer pour l'étendue. Et pourtant il faut les
rapprocher, parce qu'elles s'expliquent l'une l'autre. D'abord
M"- de Corancez et Claire de Vergennes étaient du même âge,
toutes deux nées en 1780; mais surtout elles étaient du même
monde : entre une fille de financier comme la première, ou une
fille d'intendant receveur des vingtièmes, comme la nièce du
célèbre Yergennes, nulle différence au point de vue du milieu, de
l'éducation. C'est grand dommage que M™' de Rémusat ait négligé
de raconter sa jeunesse : il eût été précieux de savoir comment,
élève de Rousseau, elle acquit la culture qui développa les
grâces et les qualités de son esprit naturellement curieux et
délicat. Quelques détails lui en sont revenus à la mémoire,
lorsqu'elle écrivit beaucoup plus tard ses souvenirs, vers 1820.
Sa mère était une intime amie de M"'' d'Houdetot, la Julie de
Jean-Jacques, l'amie fidèle surtout de Saint-Lambert qui mourut
chez elle, emportant les regrets de M'"" de Rémusat. C'est dans
le salon, dans les jardins d'Eaubonne, aux côtés de M""" d'Epinay,
auprès de Marmontel et de l'abbé Morellet, que s'est écoulée
l'enfance de Claire de Vergennes. « J'allais fort souvent, dit-
elle, dans cette société. » M'"" d'Epinay lui a laissé quelque
chose de sa droiture de sens fine et profonde; Saint-Lambert et
^orellet lui ont appris à « marcher nettement de conséquence
en conséquence »; Rousseau et Marmontel lui ont fait goûter
les premières joies d'une àme s'ouvrant à la vie de l'esprit et du
:{36 LES MKMOIHKS AL' XIX' SIKCLK
monde dans un cadre que les splendeurs des palais impériaux
ne lui ont fait jamais oublier. Que de regrets pour M™"" do Ré-
musat, lorsqu'elle vit, avec le siècle nouveau, s'échapper sans
retour ce temps oij on savait causer! Ses regrets expliquent ses
rêves : au milieu du présent, dans la cour qui s'est formée
auprès de son mari, préfet de l'Empire, sa pensée, ennuyée,
attristée, forme des projets de retraite pour un avenir dont le
dessin n'est qu'un mirage de son passé. « Une jolie lialiitation
à la campagne, où on élèverait bien ses enfants, là un bon et
aimable ami qu'on ne (juitterait guère, et la cara liberta. Quel
plaisir! » Elle a jugé plus tard et de bien des façons Napoléon.
Mais Napoléon aussi l'a jugée, et le piquant c'est que le juge-
ment nous est venu par elle : « Vous autres, vous avez vos sou-
venirs. C'est tout simple : vous avez vu d'autres temps. »
L'apostrophe de Napoléon s'appliquait à l'homme égale-
ment que M"" de Vergennes épousa en 1790, M. de Rémusat,
magistrat de l'ancien régime, privé par la Révolution de ses
emplois, mais surtout de la société où il avait jusque-là vécu et
pour laquelle il était fait : « une certaine finesse dans l'esprit,
disait de lui son fils, de la gaieté, des manières douces et polies,
une galanterie assez distinguée ». M. de Vergennes, qui avait
accepté à la suite de La Fayette le régime nouveau, avait été
envoyé par Robespierre à l'échafaud le 24 juillet 1794. Sa femme
était ruinée par la confiscation : elle s'était réfugiée à Saint-
Gratien; M. de Rémusat avait fui avec elle les orages de Paris. Il
semblait alors que la vraie consolation de ces émigrés à l'inté-
rieur fût l'amour de cette campagne que Rousseau leur avait
appris à aimer, avec un très vif désir d'y refaire leur groupe de
gens d'esprit, de mondains, dispersé i)ar la tempête. « La société
n'existait plus » : M. de Rémusat la fit revivre par son com-
merce, parles ressources de sa nature enjouée et instruite. On
voisinait comme avant 1789 avec les hôtes de Sannois, M"" d'Hou-
detot, les Beauharnais. Dans le malheur, le jeune magistrat
rendit à tout ce monde l'illusion du passé et se fit son avenir.
Ce fut l'occasion de sou mariage, un mariage d'ancien régime,
mais un mariage d'amour, où l'ami choisi fut le mari : « le
mari, suivant le j(di portrait de Talleyrand, sut qu'il avait à lui
un trésor. 11 eut le bon esprit d'en savoir jouir et le garda. »
LES MEMOIRES AU XI.V SIECLE :J37
Tel était le ménage, lorsque la fin Je la tourmente révolution-
naire, les victoires de Napoléon sur les partis et Tétrang-er, son
mariage avec Joséphine, l'intimité des Vergennes et des Beau-
harnais l'amenèrent au palais de Bonaparte, et sur la scène de
l'histoire. En 1802, M. de Rénuisat fut nommé préfet du Palais.
Dépourvu d'ambition, étranger à toute intrigue, il n'aurait, selon
sa femme, accepté cette charge que « pour assurer l'avenir de
ses enfants » à défaut de celui que la Révolution lui avait
enlevé. La vérité est qu'il fut séduit, et sa femme plus que lui
encore, par le prestige du Premier Consul, par l'intérêt incom-
parable du spectacle et de la gloire qu'il donnait aux Français :
« Les Français, dit-elle, sont un peu comme les femmes,
prompts à l'enthousiasme, exigeants et pressés. » Muette sur
ses premières années. M""' de ilémusat n'a pas conservé dans
ses Mémoires, on verra plus loin pourquoi, le souvenir de ces
élans qui la rattachèrent très vite et très sincèrement au régime
nouveau. Il faut le chercher dans ses lettres adressées depuis 1804
à son mari : l'enthousiasme qu'elle y exprime n'était pas, comme
on l'a dit, une efi'usion de commande, déterminée par la prévi-
sion que cette correspondance pourrait venir sous les yeux du
maître. Le ton est trop sincère et trop vrai : « Quel empire,
mon cher ami, (jue cette étendue de pays jusqu'à Anvers, et
quel état remarquable que celui de la France! Voilà bien de
quoi causer la surprise et l'admiration, voilà de quoi réchauffer
des imaginations généreuses, et je sens que je ne suis pas
encore vieille pour cette sorte d'exaltation. »
Une de ces lettres entre autres, par les confidences qu'elle
renferme, prouve bien que ces louanges étaient données par le
cœur, et non dictées par « l'esprit ou par l'esprit de conduite ».
« Quand je songe, écrit-elle en 1805, que toute cette prospérité,
cette gloire dont mon pays est couvert sont l'ouvrage d'un
seul homme, je me sens pénétrée d'admiration et de reconnais-
sance. Cher ami, ceci est bien entre nous, car il est des per-
sonnes qui, voudraient trouver à ces sentiments un autre motif
que celui qui les inspire. » Cette réserve, pas plus que l'éloge,
n'était faite pour être connue du maître ni du public.
Les contemporains se demandèrent en effet si l'enthousiasme
de M'"' de Rémusat n'avait pas sa source dans un sentiment
Histoire de la langue. VIII. »~
3:{8 LES MÉMOIRES AU XIX'^ SIÈCLE
plus tendre pour l'Empereur. S'ils avaient pénétré le cœur de
cette jeune femme uniquement attachée à son mari, ce soupçon
ne leur serait pas venu. Mais à la voir distinguée par Napoléon
et heureuse de l'être, il était naturel que le soupçon leur vînt. On
jasa de son séjour au camp de Boulogne, où plus d'une fois elle
dîna en tête à tète, pendant une maladie de son mari, avec Napo-
léon. La froideur de Joséphine, au retour, sembla confirmer les
doutes de son entourage. La correspondance et les Mémoires
de M°° de Rémusat les ont dissipés : mais les criti(jues qui ont
voulu depuis réfuter les jugements portés par elle sur Napo-
léon, le prince Napoléon, entre autres, ont repris ces insinua-
tions pour expliquer par une passion satisfaite ou froissée, ses
admirations et ses haines. Un mot malheureux, échappé à son
fils que Sainte-Beuve consultait un jour sur les sentiments de
M""" de Rémusat, a servi de thème et de prétexte :
« Va, je t'ai trop aimé pour ne point te iiaïr. »
En réalité, M'"" de Rémusat, romanesque et raisonnable, n'a
eu qu'un roman dans sa vie, dont son mari fut le héros. Mais
chez cette femme d'un autre siècle, qui fût demeurée comme ses
pareilles étrangère à la vie publique et à l'histoire, le siècle
nouveau, glorieux par FelTort de la France et le génie de Napo-
léon, a éveillé une grande passion. Son cœur a battu avec celui
de la nation. Si elle avait à ce moment écrit ses Mémoires, ils
eussent été comme ses lettres sur le ton du dithyrambe. Ecrits
plus lard, ils n'ont conservé de ces illusions passionnées que
le dépit de les avoir senties disparaître au contact d'une réalité
trop prochaine et trop brutale. C'est la nuance délicate qui en
fait principalement le prix.
Ils nous ont apporté en effet un portrait de Napoléon assez
cru, assez fouillé, que Taine a mis en valeur. Point de noblesse,
point de grandeur, de l'égoïsme et de l'ambition; l'exploitation
systématique des passions de la France, de son amour de l'égalité
et de la gloire, pour des fins secrètes et personnelles; le mépris
des sentiments généreux, de l'amour et de la vertu, un art infini
d'employer les mauvais au service de la tyrannie; la passion du
pouvoir que Bonaparte avait enfin « comme le sang dans les
veines ». Et pourtant cette réserve et cette nuance : « Peut-être
LES MEMOIRES AU XIX'= SIECLE 339
qu'il eût mieux valu, s'il eût été plus et surtout mieux aimé ».
L'illusion subsiste et perce encore sous les décombres de ce
culte passionné qui brûle ce qu'il avait adoré. Dans ces Mémoires,
h la fois précis comme une instruction, et indignés comme un
réquisitoire, l'état d'âme du juge est aussi intéressant à noter
que le procès de l'Empereur traité en accusé, presque en cri-
minel.
Ce procès. M"" de Rémusat ne l'eût sans doute pas instruit, ni
intenté, si, comme M"" de Cavaignac, avec son mari elle était
allée vivre loin de la cour et du maître dans une préfecture loin-
taine. Elle eût continué à jouir de cette gloire française, dont
les ministres et les généraux de l'Empire étaient fiers d'être au
loin, parmi les peuples qui se courbaient devant elle, les servi-
teurs et les soutiens. Mais il n'y a pas de grand homme (|ui
résiste à l'examen de son valet de chambre. Et malgré les litres
pompeux dont ils étaient revêtus, M. et M'"® de Rémusat avaient
des offices de ce genre : premier chambellan, dame du palais
auprès de Napoléon et de Joséphine. Napoléon a voulu une
cour composée, comme celle do Louis XIV, de Français et de
Françaises attachés à sa maison, à sa personne, à celles de
l'impératrice et des princesses de sa famille. Il a cru achever
par la docilité et les emplois, les conquêtes de son génie, la
séduction de sa gloire. Il s'est trompé : il n'était pas fait pour
être vu d'aussi près, incapable de soutenir l'efTort de la repré-
sentation, et de cacher les faiblesses de sa condition humaine.
Le Dieu a manqué à son culte ; il a lui-même désabusé ses fidèles.
Quelle désillusion pour ces courtisans d'un autre temps, comme
il disait, de le trouver à la cour, à la chasse, dans son salon, sa
chambre, au théâtre, brutal et familier comme un troupier, inha-
bile à se présenter, à marcher, à saluer, à causer, sans grâce et
sans abandon, ou rude d'approche quand il s'abandonnait! Dans
la conversation, il procède par interrogations qui sentent l'in-
terrogatoire, par réponses brusques qui ne souffrent pas la
contradiction. Comment l'aimer encore, quand il aflécte le
cynisme des termes, le mépris du sentiment? Il glace les cour-
tisans ou il les met en fuite. Et si les femmes surtout, qui en
souffrent, assistent à cette contrainte et à cette crainte, elles se
vengent en l'observant. L'examen dissipe peu à peu le prestige
340 LES MEMOIRES AU X1X'= SIÈCLE
de ses triomphes qui avait enflammé d'abord leur imagination
et leur cœur : soupçonneux, irascible, parfois cruel, le tyran se
découvre, et le héros s'efTace. M""^ de Rémusat a vu ainsi peu
à peu s'évanouir le charme qui l'avait conquise au génie de l'Em-
pereur. Et, comme elle était d'un monde oii depuis deux siècles
l'étude des caractères et des passions était une tradition, presque
un devoir, elle a eu vite fait de percer, en l'épiant avec un sou-
rire, ce regard de César qui faisait trembler son entourage. Elle
a pénétré, dans ces yeux mélancoliques ou irrités, les replis
de cette âme qui de près se laissait connaître, par des gestes
brusques ou calculés, par des scènes intimes habilement notées
au passage, celles qui précédèrent à la Mal maison le drame de
Vincennes, ou le réveil du maître après la nuit de ce crime
d'Etat, la partie d'échecs le soir du 19 mars 1804, les prélimi-
naires enfln du divorce. Sans doute, les commérages sont
comme la rançon de cette analyse d'un grand homme par sa
domesticité. Les histoires envahiraient l'histoire, si elle puisait
à cette source sans en connaître l'origine. Mais l'ensemble
est vivant comme un portrait d'après nature, quoique fait de
mémoire : et c'est un tableau précieux que cette œuvre dont
l'accent est sincère, la touche ferme et les détails fouillés et
rendus dans leur réalité intime. Chez M'"° de Rémusat l'art est
surtout dans la précision du souvenir, l'intérêt dans l'émotion,
presque dans la haine qui ont fait douter de son impartialité,
et qui laissent deviner l'étendue de son admiration désen-
chantée.
Il était tout naturel qu'on songeât à rapprocher cette esquisse
de l'Empereur et de l'Empire du tableau analogue que M°"^ de
Staël en a laissé. Publiées en 1818, les Considérations de
M^" de Staël sur les événements de la révolution française, ces
Mémoires d'une adversaire implacable de Napoléon ont sans
aucun doute porté M""" de Rémusat à joindre son témoignage à
celui du juge le plus sévère que Bonaparte ait rencontré. On
s'est trop hiUé d'en conclure qu'elle n'était (juun reflet, (pi'un
écho même. L'analogie de leur éducation, de leurs origines
explique l'analogie de leurs jugements sur l'Empire. M. Sorel
ajustement noté que pour Germaine Necker « un salon comme
celui de sa mère demeura la patrie idéale de son esprit; le
LES MÉMOIRES AU XIX" SIECLE 341
bonheur dans le mariage, l'utopie, et une royauté de salon,
ramhition de son existence «. Il y a eu entre elle et M"" de
Rémusat, et même M""" Cavaignac, un passé commun, et, dans
la diversité des génies et des fortunes, des points dé contact
nécessaires. Analogie cependant n'implique point identité : et
des rencontres ne sont pas un plan de campagne concerté. En
avril 1814, M"'" de Rémusat reprochait à son fils de s'indigner
contre le pamphlet de Chateaubriand : Bonaparte et les Bourbons.
« Ce n'est pas un pamphlet, disait-elle. Il ne renferme pas une
exagération par rapport à l'Empereur. Je mettrais mon nom à
chacune des pages de ce livre s'il en était besoin pour attester
qu'il est un tableau fidèle de tout ce dont j'ai été témoin. »
Le livre de M'"^ de Staël la trouva dans les mêmes disposi-
tions : mais, au lieu de signer ce nouveau tableau, pour en
attester la vérité, elle fit le sien à sa manière, et le fit supé-
rieur par certains côtés; inférieur, c'est certain, par beaucoup
d'autres; et assez difTérent. Le Napoléon de M""" de Staël,
quoique bien observé, demeure plutôt une création littéraire,
subjective, d'un grand écrivain. Celui de M"" de Rémusat est vu,
vécu; ce n'est pas l'étude d'un esprit et d'un caractère seule-
ment, c'est un être de chair, d'une réalité toute chaude, saisi
dans son milieu, dans son action aussi présente que si dix ans
déjà ne s'étaient pas écoulés depuis sa disparition.
Il faut dire cependant que M"" de Rémusat a eu des collabo-
rateurs. Elle ne les dissimule pas. « Ces différentes anecdotes,
dit-elle quelque part, que j'écris à mesure que je me les rappelle,,
je ne les ai sues que bien plus tard, lorsque mes relations plus
intimes avec M. de Talleyrand m'ont dévoilé les principaux
traits du caractère de Bonaparte. » Les Beauharnais, Joséphine,
sa protectrice, l'amie de sa famille, lui ont communiqué leurs
rancunes, leurs invectives contre le clan des Bonaparte, avides
et médiocres, conduits par Joseph et par Laetitia à l'assaut de
la fortune et des honneurs, implacables pour la femme de Napo-
léon et ses parents. Et M"'*" de Rémusat a inscrit les preuves
à l'appui, compté les coups, cité les épisodes de ce duel au
couteau. Nul doute que ses sympathies ne soient pour José-
phine contre Joseph, et même pour la reine Hortense contre
son mari, le roi Louis. Il est aussi certain que l'Impératrice, à
342 LES MÉMOIRES AU XIX" SIECLE
ses heures de jalousie et de colère, à la veille de l'abandon, a
pris la dame du Palais pour confidente. Quoique très partiale,
cette collaboration a son prix : elle concourt à rim{)ression
générale de l'œuvre, à cette peinture de l'Empire vu du dedans,
de l'Empereur étudié dans son intimité, qui peuvent expliquer
la fragilité de l'édifice élevé par Napoléon, les déceptions de
son génie impuissant contre son entourage.
Talleyrand. — La partie des Mémoires de Talleyrand con-
sacrée à l'Empire et à Napoléon est, on le sait, la plus pauvre,
fragmentée en épisodes comme l'entrevue d'Erfurlh, qui font
perdre de vue l'ensemble. M.""" de Rémusat a restitué le rôle et
les conversations du grand chambellan pendant cette période
de sa vie oii son action fut décisive : lorsqu'on compare les
entretiens qu'elle a consignés avec les propos recueillis de la
bouche de Talleyrand par les envoyés étrangers, Metternich,
Tolstoï, la valeur et le prix de ce témoignage se dégagent avec
certitude. Désabusée de ses illusions sur l'Empereur comme
son mari était las d'un maître exigeant, M™^ de Rémusat a prêté
depuis 1806 une oreille complaisante, attentive aux critiques de
Talleyrand. Peu à peu, elle et son mari sont entrés dans l'inti-
mité du grand-chambellan. Ils n'en sont pas encore au complot :
« J'ai besoin d'admirer et de me fier à la puissance qui traîne
après elle la destinée de ce qui m'est cher », écrit-elle le
12 décembre 1806. Mais bientôt les Rénmsat ont pris part à ces
intrigues de fonctionnaires lassés des exigences du parvenu,
inquiétés par son ambition, disposés à sauver leur mise, dont
Talleyrand est avec Fouché l'artisan. Quand on fera un livre
sur l'opposition sous le Premier Empire^ à défaut de Tacite, on
cherchera Suétone dans ces mémoires de fonctionnaires aigris
ou désabusés, échos fidèles et précieux des critiques par les-
quelles, dans le salon de M'"" de Rémusat, les serviteurs du
tyran préparaient et justifiaient leur abandon.
Ghaptal; Beugnot. — Ces Mémoires achèvent le taldeau
complet de l'époque impériale. Tandis que l'armée fait au loin
l'œuvre de gloire dont la foule est éprise, tandis que les Fran-
çais et les Françaises apportent à cette œuvre le concours de
leur admiration qui fait oublier les deuils dans l'ivresse du
triomphe, les fonctionnaires du nouveau régime, plus rappro-
LES MÉMOIRES AU XIX"^ SIÈCLE :u:î
chés (lu maître, courbés vers la réalité par leur besogne quo-
tidienne, calculant leurs fortunes et leur avenir, notent les fai-
blesses, comptent le prix de la gloire et en font le bilan. C'est
là le mérite d'oeuvres où la littérature a peu de part, comme
les souvenirs de Chaptal et de Beugnot, ou les fragments de
Mémoires de Mole, l'un des bommes à qui Napoléon s'est le
plus confié.
Pasquier. — Cette sorte de Mémoires compte une œuvre
pourtant, dont le fond encore est supérieur à la forme, dont la
forme ne laisse pas d'être agréable dans sa simplicité. Le chan-
celier Pasquier, maître des requêtes, conseiller d'Etat et préfet
de police sous l'Empire, a écrit « l'Histoire de son temps ». Par
le dernier poste que lui confia Napoléon il était en situation
d'en connaître les dessous et les détails. Et il faudrait se garder
de juger la valeur des détails par la sobriété et la mesure avec
lesquelles l'auteur les rapporte. Ils sont en général d'une pré-
cision et d'une sûreté remarquables. Ce qui intéresse surtout,
c'est l'étude de cette âme de fonctionnaire qui a gardé les
manières polies de l'ancien régime, qui admire l'œuvre impé-
riale, et servira et jugera avec la même politesse, qui n'exclut
pas le jugement intérieur, les régimes suivants. Ni violence, ni
indignation chez cet homme qui était pourtant un très honnête
homme, devant les actes du maître ou les trahisons de son
entourage, que la France a expiés. Il ne réclame point : il
enregistre. On doit tenir compte des remaniements très visibles,
des coupures que les éditeurs ont pratiquées sur son registre.
Mais cette façon de tenir registre, de noter est une forme de
mémoires qui n'a guère paru jusqu'au xix*" siècle dans notre
littérature. Elle caractérise une époque et juge tout un monde
nouveau, formé par les régimes anciens, constitué définitive-
ment par le premier Empire pour le servir ou le trahir.
Chateaubriand. Les « Mémoires d'outre-tombe ». —
Faut-il pour le titre que l'auteur a donné lui-même à ses sou-
venirs, les ranger dans la littérature de ce genre, à la première
place, comme le voudrait le plus récent éditeur, M. Edmond Biré,
tout près de Saint-Simon, très au-dessus de tous les mémoires
du xix'' siècle que nous venons de relire, de Marbot, de M"° de
Rémusat? C'est la première question qui se pose, quand on
344 LES MEMOIRES AU XIX° SIECLE
aborde cette œuvre à laquelle, avec prédilection, Chateaubriand
a donné trente ans de sa vie, œuvre précieuse à ce titre déjà.
En 1834, Sainte-Beuve eut chez M"^ Récamier, à TAbbaye-
au-Bois, les prémices des Mémoires encore inachevés dont
l'amie de Chateaubriand donnait le régal à ses invités : « Il a
fait, dit-il, et dû faire un poème. Quiconque est poète à ce
degré reste poète jusqu'à la fin. » Plus sévère môme pour le
poète, lorsqu'en 1850 il critiqua les Mémoires publiés dans
leur entier et défigurés par la publication, Sainte-Beuve disait
encore, citant l'opinion de Gray sur ce genre d'œuvres : « Si
on voulait se contenter d'écrire exactement ce qu'on a vu, sans
apprêt, sans ornement, sans chercher à briller, on aurait plus
de lecteurs que les meilleurs auteurs; mais il faudrait pour cela
se dépouiller de toute alTectation personnelle, et n'avoir pas
en partage une de ces imaginations impérieuses, toutes-puis-
santes qui, bon gré, mal gré, se substituent à la sensibilité, au
jugement et même à la mémoire. »
L'arrêt du célèbre critique, devenu bien vite un verdict pour
la majorité des lecteurs déconcertés par le caractère singulier
de l'œuvre, prose et poésie à la fois, souvenirs du passé et
impressions du présent mêlés, vie de l'auteur et peinture du
siècle groupés par une fantaisie de poète, a longtemps relégué
les Mémoires cf outre-tomhe parmi les ouvrages qu'on lisait le
moins, faute de les pouvoir comprendre. On revient aujour-
d'hui sur ce jugement auquel la haine ou la rancune des partis
politiques atteints par les reproches de Chateaubriand n'ont
pas été étrangères. M. Edmond Biré a repris avec des preuves
nombreuses curieusement réunies la revision du texte. Il invite
le lecteur à y chercher, sur l'histoire de notre siècle, des infor-
mations, des souvenirs, des opinions, à ne plus négliger ces
Mémoires, en tant que mémoires, à écouter comme un témoin
autorisé de son temps l'écrivain, le politique auquel on n'accor-
<lait que les mérites incontestables d'un grand artiste.
Avant d'accepter cet arrêt de revision, et de conclure comme
M. Edmond Biré, nous examinerons d'abord les origines et la
composition de l'œuvre. Son histoire est souvent celle de Cha-
teaubriand lui-même, que nous ne referons pas.
Si l'on s'en rapportait aux débuts des Mé7noires eux-mêmes,
LES MEMOIRES AU XIX^ SIECLE 345
c'est en octobre 1811, clans la propriété de l'écrivain, à Aunay,
que les premières lignes en auraient été tracées. Là n'est
cependant pas le point de départ véritahle. Il est plus loin dans
sa vie. « C'est à Rome, a-t-il dit ailleurs, que je conçus pour la
première fois les mémoires de ma vie. » Chateaubriand venait
de perdre M"** de Beau mont. Il restait « abandonné sur les
ruines de Rome » ; le deuil, la solitude poussaient l'auteur de
René aux accès morbides d'une mélancolie qu'il tenait de
l'hérédité et de sa première jeunesse. Atteint comme Rousseau,
et séduit en même temps par son g-énie qui l'a souvent inspiré^
il chercha comme lui dans le récit de ses passions, dans la
peinture de son tourment moral et peut-être physique, le moyen
d'échapper à la réalité qui exaspérait sa sensibilité, de la fuir
dans le rêve ou dans le passé, de « ramener ses pensées errantes
à un centre de repos ». Il conçut alors le poème de sa vie,
comme les Confessions qui sont un pur poème. Il s'en est
expliqué à ce moment avec Joubert dans des termes qui ne
laissent aucun doute sur la portée de l'œuvre : « Mon seul
bonheur est d'attraper quelques heures pendant lesquelles je
m'occupe d'un ouvrage qui seul peut apporter l'adoucissement
à mes peines, ce sont les Mémoires de ma vie. » Tout en jurant
de ne pas prendre pour modèle les Confessions, de ne pas-
écouter les faiblesses de sa vie, « de n'en pas étaler les plaies »,.
il évoque malgré lui le livre et l'écrivain qui demeurent à la
source de ces mémoires, autrement inexplicables.
Lorsqu'en 1809 il les reprit, au lendemain d'une nouvelle
disgrâce, pour les quitter en 1814, les reprendre encoreen 1817,
les quitter de nouveau et terminer en 1822 ce qui devait être
la première partie, il plaçait dans sa préface cet avertissement :
« J'écris principalement pour rendre compte de moi-même à
moi-même. » Il s'analysa pour se consoler : « Je n'ai jamais été
heureux; je n'ai jamais atteint le bonheur que j'ai poursuivi
avec une persévérance qui tient à l'ardeur naturelle de mon
âme. Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais,
personne n'a connu entièrement le fond de mon cœur. Aujour-
d'hui que je regrette encore les chimères sans les poursuivre,
que, parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je
veux, avant de mowrÏY , remonter vers mes belles années, expliquer
346 LES MÉMOIRES AU XIX" SIÈCLE
mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire lorsque
ma plume sans contrainte s'abandonnera à tous mes sou-
venirs. »
Cette préface du manuscrit de 4826 montre bien ce qu'était
l'œuvre quand elle se fut développée sur le plan et selon
le germe primitifs de 1803 à 1826 : une nouvelle forme de
Confessions conçue et achevée comme un poème et une épopée
dont Chateaubriand était le centre et le héros, une nouvelle
tentative d'art, très originale par la composition, l'expression
et le sentiment, une autobiograpliie qui ne ressemble à nulle
autre.
C'est un très grand service que M. Edmond Biré vient de
rendre à l'écrivain en publiant celte première partie, divisée par
Chateaubriand, comme les Mémoires tout entiers, en livres. Il
resterait à savoir comment le manuscrit livré à Emile de Girardin
ou aux éditeurs par la société d'amis qui l'avait acheté en
1836 à l'auteur réduit à la gêne la plus étroite, s'était trouvé,
quand les Mémoires parurent en 1848 dans la Presse en feuil-
letons, puis en volumes, à ce point tléfiguré qu'il n'y eût
plus trace des divisions indispensables à l'intelligence même de
l'œuvre. Le manuscrit des trois premiers livres, copié en 4826
])ar les soins de M"" Récamier, a pu ainsi, quand il parut en
1874 par les soins de M"* Lenormant sous le titre Souvenirs
cVenfance et dans sa vraie forme, sembler une œuvre indé-
pendante des Mémoires. C'était pourtant le point de départ
authentique, l'indice le plus sur du travail achevé en 1826.
Un artiste pouvait seul le concevoir, comme l'a fait Chateau-
briand. A l'heure et dans le lieu oii il invoque tel ou tel sou-
venir de son passé, il esquisse le tableau du présent, rattacbe
ou compare ses sensations à celles qu'il va rappeler. Il vit et il
revit au début de chaque livre dans ces merveilleux prologues
oîi se révèle l'effort de poésie et de synthèse qui marque le
génie du maître. Jules Janin, Ed. Quinet avaient dès 1834
signalé l'harmonie singulière de cette œuvre d'art, que Cha-
teaubriand avait lui-môme, dans une préface de 1833, ainsi
définie : « Les événements variés et les formes changeantes de
ma vie entrent ainsi les uns dans les autres ; il arrive que dans
les instants de ma prospérité, j'ai à parler du temps de mes
LES MEMOIRES AU XtX' SIECLE 347
misères, et que dans mes jours de tribulation je retrace mes
jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers,
ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes
années d'expérience attristant mes années légères, les rayons
de mon soleil, depuis son aurore jusqu'au couchant, se croi-
sant, se confondant comme les reflets épars de mon existenceN
donnent une sorte d'unité indéfinissable h mon travail. » Était-ce
l'unité qui convient à des mémoires? A l'impression directe et
juste des événements, des impressions plus récentes, contem-
poraines d'autres événements, peuvent se substituer qui font
tort à la vérité de l'ensemble, à l'autorité des souvenirs. Sainte-
Beuve a relevé ce défaut dans les Mémoires d' outre-tombe. Il y
a insisté, sans montrer d'ailleurs que c'était le revers sacrifié
d'une médaille dont la face, admirablement conçue et com-
posée, était une des plus belles qu'eût frappées Chateaubriand
dans la pleine puissance de son génie. Ce qu'il faut regretter,
ce n'est pas, malgré ses conséquences au point de vue de l'his-
toire, ce mode de composition, dramatique, vivant, personnel,
qui fait le prix et l'originalité des Mémoires d' outre-tombe : c'est
plutôt la décision prise par l'auteur en 1828 d'y renoncer.
Il venait d'être nommé, par le cabinet Martignac, ambassa-
deur à Rome, dans cette ville où il avait conçu le plan de ses
Mémoires. Le même séjour, à vingt-cinq ans d'intervalle, le
ramenait au môme objet. Il entreprit une seconde partie de son
autobiographie : « Mes deux voyages à Rome sont deux penden-
tifs, esquissés sous la voûte d'un même monument ». Mais il
n'était plus en 1828 le voyageur égaré sur les ruines de Rome,
l'amant désolé qui avait perdu M""" de Beaumont. Homme
d'Etat, ambassadeur de la Restauration dont il avait été le
ministre, confident du tsar Alexandre I" à Vérone, émule de
Canning, il avait pris ou repris sa part des affaires publiques.
Initié aux mouvements des assemblées, des cabinets, de l'Eu-
rope, « il faisait de l'histoire, et il pouvait l'écrire ». Nul souci
alors, comme en 1803, de se réfugier dans son passé. Ce fut
sa vie présente, son rôle historique dont il voulut conserver
le souvenir. Il ne faut plus chercher le modèle de cette seconde
partie dans les Confessions, mais dans les mémoires des
hommes d'État écrivains, Michel de L'Hôpital, d'Ossat. Il le
348 LES MEMOIRES AU XIX*" SIÈCLE
dit cl il le prouve en insérant clans ce « récit écrit an moment
actuel lie sa vie », ses lettres, ses mémoires, ses papiers diplo-
matiques. S'il eût continué son œuvre sur le plan primitif,
il eût repris son histoire au point où il l'avait laissée, vers
1800; il eût donné de sa vie sous le Consulat et l'Empire
des souvenirs comme ceux qu'il avait écrits à Londres en 4822
de sa vie d'émig^ré. Ici, en 1828, la manière change, et le ton.
Ce n'est pas, comme il l'a dit plus tard en reliant le tout, un
ornement qu'il ajoute au monument dont la première partie
était achevée. C'est une œuvre nouvelle où le passé n'a plus sa
place, où la poésie et le rêve reculent devant la prose diploma-
tique, où les prologues font place, en tête de chaque livre, à
l'indication des documents employés. C'est de l'histoire, ce
sont de vrais mémoires. M. de Marcellus, associé par ses fonc-
tions et son amitié à la vie de Chateaubriand tout entière, a
signalé dès 1859 cette difîérence de ton et de style. « Le dernier
de ses ouvrages, a-t-il dit, n'a point subi les combinaisons d'une
composition uniforme. » Ce n'est plus que par un artifice de
titre que l'auteur a pu se donner les apparences de parler du
présent autrement que s'il était le présent, en se présentant
comme un témoin dont la voix viendrait A' Outre-tombe. Point
d'autre recul possible, en efTet, pour conserver à la seconde
partie de son œuvre, poursuivie au jour le jour jusqu'à la mort
de Charles X, la forme extérieure de la première partie.
Si l'auteur était mort en même temps que le souverain dont
il partagea courageusement l'exil et la retraite, laissant derrière
lui ses Mémoires inachevés, et cette grande lacune dans le récit
de sa vie qu'il combla de 1836 à 1839, la différence profonde
entre ses souvenirs d'enfance, véritable poème de sa jeunesse, cf
ses récits de Rome et de la révolution de 1830, vrais Mémoires
contemporains de sa vieillesse, eût apparu, moins effacée qu'elle
ne le fut ensuite par un labeur et des retouches postérieurs.
Quand il reprit la plume, encouragé parle suffrage de ses amis,
pour recoudre et refondre en un seul ouvrage, les Mémoires
actuels, ces deux œuvres d'une inspiration et d'une facture si
différentes, il fut forcé d'employer les deux manières dont il
s'était servi en 1811 ou en 1828. De sa vieillesse, il revenait au
récit de son âge mûr, pour dire sa rentrée en France, ses occu-
LES MEMOIRES AU XIX" SIÈCLE 349
pations littéraires sous TEmpire, sous la Restauration, ses luttes
avec Napoléon, son rôle auprès delà monarchie légitime. C'était
comme une suite ajoutée à distance à cette épopée de sa jeu-
nesse interrompue pendant quatorze années. Mais enchaîné par
son dessein de la rejoindre aux mémoires des dernières années
de sa vie, il n'était plus libre de s'abandonner à son rêve. Il
craignait que sa mémoire charg-ée de lui verser ses souvenirs
ne lui faillît. « Mes années, ajoutait-il, sont mes secrétaires;
quand l'une d'elles vient à mourir, elle passe la plume à sa
puînée et je continue de dicter. » Il suivait l'ordre chronolo-
g'ique. « Je deviens maintenant historien », dit-il en abordant
simplement, presque sans préface, le récit de l'époque napoléo-
nienne pour lequel il s'était fait presque érudit en demeurant
grand écrivain et poète pour comprendre et traduire des actions
épiques encore. Et cette fois ce fut comme une troisième forme
de son talent créateur, intermédiaire entre le poème de sa jeu-
nesse et les mémoires de sa vieillesse, une histoire documentée
et poétique, dont le frag'ment qui en fut tiré à cette époque et
publié à part, le Congrès de Yérone, donne la mesure, la valeur
et le ton. « C'était un dernier effort heureux de son viril génie »
que Vinet a dig-nement célébré, et bien justement, lorsqu'il ren-
dait hommage à « l'historien poète ». De cette œuvre en douze
volumes, nous dirons ce que Vinet disait de l'auteur lui-même :
« On se trompe lorsqu'on croit qu'il n'a fait que se continuer. »
Elle n'est pas d'une seule tenue : poème, histoire et mémoires
s'y succèdent, et méritent chacun une étude à part. « Tout n'est
pas adressé aux mêmes lecteurs » , disait Chateaubriand lui-
même. Un jugement unique n'est pas celui qu'il eût souhaité;
soit élogieux comme celui de M. Edmond Biré, soit à plus forte
raison injuste comme celui de ses contemporains.
Qu'importent, si on jug-e ses souvenirs d'enfance comme
une œuvre d'art, les confusions de dates et d'impressions, les
contradictions, les défaillances de mémoire ou de jugement?
Peut-on dire, comme l'a fait Sainte-Beuve en concluant sur
l'ensemble des Mémoires que des portraits que Chateaubriand
a essayé de donner de lui, René soit la seule œuvre parfaite?
Moins complète assurément que cette œuvre lyrique, la seule
où il se soit mis tout entier « du berceau à la tombe, et de la
350 LES MEMOIRES AU XIX'= SIECLE
tombe à son berceau », celle qui donne lo mieux en raccourci sa
vie, et dévoile le plus secrètement les « mystères de son inexpli-
cable cœur », où soient plus largement représentées les variétés
du lyrisme, ode, hymne ou satire, familières à son génie. 11 ne
se trompait pas quand il marquait sa prédilection pour cette
partie de ses Mémoires, « celle à laquelle il s'était le plus
attaché ». Je ne crois pas qu'il y ait dans notre littérature, poésie
ou prose, de pages plus nobles, plus pittoresques, plus émues
que les prologues, que par exemple cet hymne juvénile des pre-
mières amours, chanté })ar le poète à l'amante idéale, ou le
souvenir religieusement évoqué de sa sœur Lucile qui fait
pensera la tendre intimité de Renan et d'Henriette. Les paysages,
les descriptions, la vie à Gombourg dans le vieux manoir
paternel, le passage dans l'émigration et le camp de Thionville,
la campagne romaine ou la lande bretonne ont là d'autant plus
de relief et de charmes qu'ils n'encadrent plus des fictions.
Ce sont des tranches de réalité, des impressions toutes vives et
toutes personnelles. Sans doute l'éternel ennui que Chateau-
briand promène dans tous ses chefs-d'œuvre est le fonds prin-
cipal de celui-ci. « Je navals vécu que quelques heures, dit-il dès
le début, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon
front. Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus
grand que de donner le jour à un être. Je n'ai jamais eu de
repos. » Mais ce mal de la vie, ce pessimisme morbide et qui
ailleurs a paru affecté, cet étalage du moi impuissant, orgueil-
leux et rêveur, se supportent ici, dans le récit de cette jeunesse
tristement isolée auprès d'un vieillard malade et de femmes
courbées sous ses manies. Ils s'expliquent par les bouleverse-
ments sociaux dont l'écrivain a été le témoin et la victime. La
sympathie qu'on éprouve pour ce seigneur déraciné, obligé,
disposé « à se faire des aïeux à lui », préférant son nom à son
titre, pour cet émigré qui, dans la cour de Versailles où il a fait
ses débuts, a senti passer et noté l'àme des foules révolution-
naires, donne au lecteur le désir et le moyen d'excuser des
angoisses, naturelles après tout, dans une telle crise, presque de
les aimer. Si l'on trouve trop de mauvais goût, dans la façon
dont l'auteur se pose en face de son siècle et des grands
hommes, de Napoléon « né la même année que lui, sous-lieute-
LES MÉMOIRES AU XIX" SIÈCLE 351
nant comme lui », de.Frédéric II « le scliismatique défroqué »,
dans son mépris pour ces gloires humaines, dans l'exagération
de son orgueil qui va jusqu'à la sottise, dans ces draperies, ces
poses, selon le mot de George Sand; enfin dans les boursou-
flures d'un style souvent déclamatoire, qui répond à l'afl'ectation
du caractère, on pardonne h Chateaubriand ces défauts, insup-
portables s'il eût fait des mémoires, comme on les pardonne à
Victor Hugo proscrit, écrivant dans l'exil les Châtiments, pour
l'épopée personnelle dont ils sont comme la rançon. Le mau-
vais goût du style s'efTace et disparaît presque devant les trou-
vailles de ce génie créateur de formes nouvelles, rajeunies du
latin ou de notre vieille langue, qui ont eu leur influence sur
les romantiques et même sur les « décadents » de notre temps.
L'efl'ort se juge aux résultats, et l'homme à sa puissance. « En
moi, a dit Chateaubriand, a commencé une révolution dans la
littérature française. » Où cette révolution se marque-t-elle
mieux que dans ces souvenirs de jeunesse, œuvre lyrique, unique
de son espèce, sans pi"écédent dans notre littérature, où tant de
grands écrivains de notre temps sont allés chercher depuis leur
inspiration, des règles pour sentir et pour écrire. « Ce sont des
pages du plus grand maître de notre siècle, disait George Sand,
qu'aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions
écrire en faisant de notre mieux. »
Et puis, voici que cette autobiographie, tout d'un coup, nous
révèle à partir de 1802 un autre côté de ce génie fécond et
souple. Pour écrire dans sa vieillesse le récit de son âge mûr.
Chateaubriand s'est fait historien. Comment le comparer à
Saint-Simon qui a voulu l'être et n'y a jamais réussi? C'est plutôt
Voltaire écrivant, pour l'opposer à la monarchie de Louis XV,
le Siècle de Louis XIV. En 18:18, contre la monarchie contrefaite
de Juillet, pâle reflet des gloires françaises, contre le « Napo-
léon de la paix », Chateaubriand évoque la grande figure de
Napoléon. Des faits qu'il a racontés, il a été le témoin; des
hommes qu'il met en scène, le contemporain. Ce sont des
mémoires qu'il écrit, mais il les écrit en historien, soucieux
d'autres témoignages que du sien. Il a discuté les généalogies
de Bonaparte ; il s'est procuré les pa|)iers de la famille impé-
riale, confiés au cardinal Fesch, conservés aujourd'hui à Flo-
:ro2 LES MÉMOIRES AU XIX'^ SIECLE
rence, dont M. Masson a réceinment tiré un Napoléon inconnu,
€onnu déjà par les Mémoires <ï Outre-tombe. Il a discuté avec
autorité les Mémoires de Jomini, du baron Fain, de Séiiur; il
est allé enfin à la source principale, la correspondance de Napo-
léon, qui n'était pas encore publiée. « On y voit, dit-il, courir la
navette à travers la chaîne des révolutions attachées à la nôtre. »
Voilà la trame de cette œuvre d'un nouveau genre qui gagne-
rait singulièrement à une édition particulière, comme ce Congrès
de Vérone, l'une de nos meilleures œuvres historiques.
Historien, Chateaubriand l'a été non seulement par le souci
de l'exactitude et la recherche de l'information; il l'a été par
l'intelligence de l'ensemble et du détail, par la clairvoyance.
M. Albert Sorel, au lendemain de ses belles études sur l'Europe
etlaRévolution, souscrirait à ce jugement que je trouve au début
lie cette histoire : « Lorsque la guerre de la Révolution éclata, les
rois ne la comprirent point. Ils virent une révolte où ils auraient
dû voir le cliangement des nations, la lin et le commencement
d'un monde : ils se flattèrent qu'il ne s'agissait pour eux que
d'agrandir leurs États de quelques provinces; ils croyaient aux
anciens traités, aux négociations diplomatiques. Cette vieille
Europe pensait ne combattre que la France. Elle ne s'apercevait
pas qu'un siècle nouveau marchait sur elle. » Quel historien
d'autre part ne voudrait avoir écrit ces lignes oii se dessinent,
avec une philosophie si sûre, les résultats de l'œuvre impé-
riale : « Bonaparte aurait été bien étonné si, du récit de ses
conquêtes, il eût pu voir qu'il s'emparait de Venise pour
l'Autriche, des Légations pour Rome, de Gènes pour le Pié-
mont, de l'Espagne pour l'Angleterre, de la Pologne pour la
Russie, de la Westphalie pour la Prusse, semblable à ces sol-
dats qui, dans le sac d'une ville, se gorgent d'un butin qu'ils
sont obligés de jeter, faute de le pouvoir emporter, tandis qu'au
même moment ils perdent leur patrie. » Cela est supérieur à
Voltaire et fait penser à Michelet. L'image vivante, juste, fixe la
vérité du jugement ou du portrait : « Napoléon a pris croissance
dans notre chair, il a brisé nos os; il s'est nourri de la moelle
des lions; une partie de sa puissance vient d'avoir trempé
dans la Terreur. » Poésie et images, vérité et documents, cette
partie des Mémoires contient dans le fond, dans la forme, tout
LES MEMOIRES AU XIX' SIÈCLE 353
ce qui constitue l'histoire, rafraîchie au souffle de Chateaubriand,
renouvelée aux sources originales dans les premières années de
ce siècle.
« Au temps d'Anquetil, écrivait récemment M. G. Lanson,
Chateaubriand a vu ce qu'il fallait chercher, ce qu'on pouvait
trouver dans les textes, les documents originaux, le détail carac-
téristique qui contient Fànie et la vie du passé. L'histoire qui
est à la fois évocation et résurrection est sijrtic de lui. » Non
seulement il a donné l'impulsion, mais le modèle peut-être.
Et l'on retrouve Michelet et son admirable résumé de l'Histoire
romaine, animée, informée, dans cette page consacrée par
Chateaubriand au récit de Brumaire, qui est un des chefs-
d'œuvre de notre langue et de notre histoire :
« Le 8 octobre, il rentre dans la rade de Fréjus, non loin
de ce golfe Jouan où il se devait manifester une terrible et
dernière fois. Il aborde à terre, part, arrive à Lyon, prend la
route du Bourbonnais, entre à Paris le 16 octobre. Tout paraît
disposé contre lui. Barras, Sieyès, Bernadolte, Moreau ; et tous
ces opposants le servent comme par miracle. La conspiration
s'ourdit; le gouvernement est transféré à Saint-Cloud. Bona-
parte veut haranguer le Conseil des Anciens : il se trouble, il
balbutie les mots de frères d'armes, de volcan, de victoire, de
César; on le traite de Cromwell, de tyran, d'hypocrite : il veut
accuser et on l'accuse; il se dit accompagné du Dieu de la
guerre et du Dieu de la fortune; il se retire en s'écriant : « Qui
m'aime me suive ! » On demande sa mise en accusation ; Lucien,
président du Conseil des Cinq-Cents, descend de son fauteuil
pour ne pas mettre Napoléon hors la loi. Il tire son épée et jure
de percer le sein de son frère, si jamais il essaie de porter
atteinte à la liberté. On parlait de faire fusiller le soldat déser-
teur, l'infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et
on le couronne. Murât fait sauter par les fenêtres les représen-
tants : le 18 brumaire s'accomplit; le gouvernement consulaire
naît, et la liberté meurt.
« Alors s'opère dans le monde un changement absolu : l'homme
du dernier siècle descend de la scène, l'homme du nouveau
siècle y monte; Washington, au bout de ses prodiges, cède la
place à Bonaparte qui recommence les siens. Le 9 novembre,
Histoire de la langue. VIII. 23
354 LES MEMOIRES AU XIX' SIÈCLE
le président des Etats-Unis ferme l'année 4791). Le premier
consul de la République française ouvre l'année 1800. »
Si Napoléon revenait à' ouire-tombe comme les Mémoires, je
ne sais si de « son œil admirable, irrand découvreur d'hommes »,
lui qui en 1802, à la fête donnée })ar Lucien, chercha et tout
droit rencontra Chateaubriand perdu parmi les courtisans épiant
son sourire, il n'irait pas droit encore à cette œuvre, sévère
parfois pour ses actes, indulgente et plus conforme à son génie
que beaucoup d'éloges postérieurs, parce qu'elle était à la
fois exacte et compréhensive. Il s'arrêterait à ce jugement qui
ne lui déplairait pas, et qui demeurera peut-être sur l'homme
et son succès le jugement définitif. « Une imagination prodi-
gieuse animait ce politique si froid : il n'eût pas été ce qu'il
était si la muse n'eût été là; la raison accomplissait les idées du
poète. Tous ces hommes à grande vie sont un composé de deux
natures, qui les fait capables d'inspiration et d'action : l'une
enfante le projet, l'autre l'accomplit. »
Il nous reste à parler des Mémoires proprement dits, c'est-à-
dire de la partie rédigée à Rome de 1828 à 1833 avant la précé-
dente. Je le répète, parce que l'œuvre m'apparaît ainsi composée
de trois parties très diflérentes, les deux premières, poème ou
histoire, quoique fragments d'autobiographie, sont à la fois
moins et plus que des Mémoires. Ce qui explique les critiques
des uns, les éloges des autres, la surprise première de tout le
public en 1830. Nous voici maintenant en présence de vrais
Mémoires, écrits par un acteur de la politique, le soir de ses
actes; par un témoin, au fur et à mesure que les événements se
déroulent sous ses yeux. Pour les dernières années de la Res-
tauration, les premières années de la monarchie de Juillet, c'est
un document de premier ordre, et comme le testament de la
monarchie légitime en France. La mort de Charles X, n'est-ce
point aussi la disparition d'un régime? S'il a été un serviteur
passionné, clairvoyant et dévoué de ce régime. Chateaubriand
a marqué avec une rare précision les étapes de sa décadence,
l'avènement et la poussée de la démocratie. Il a bien compris la
France et l'Europe de son temps : il les a expliquées par des
dépêches de Rome, auxquelles on attacherait plus de prix sans
doute, s'il avait laissé aux historiens le soin et le plaisir hono-
LES MEMOIRES AU XIX" SIÈCLE .-{bîJ
rables de les découvrir inédites encore dans les archives. On
citerait son mémoire de 1829 sur la Question d'Orient adressé
à M. de la Ferronays, son ami : on lui ferait bien l'honneur
qu'on fait à Guizot. Il a peut-être eu tort d'épargner la besogne
aux historiens qui l'ont trop nég-ligé, de juger avec pièces à
l'appui ses contemporains qui s'en sont cruellement vengés.
Les historiens à leur tour auraient tort de mépriser les clartés
qu'il leur fournit et de poursuivre ces rancunes.
Et comme d'autre part il ne s'est pas borné à décrire sa vie
publique, qu'il a dans ces mémoires livré ses lettres intimes à
M™" Récamier, vrai journal de ses dernières années, peint ses
contemporains, et son milieu, l'ceuvre d'art subsiste et domine
encore cette iruvre historique. Ce ne sont pas des mémoires
propres à faire connaître, comme ceux du xvu'' siècle, l'homme,
les mobiles, les ressorts, les modes d'action d'une société. S'ils
ressemblent à ceux de Saint-Simon, c'est par leur forme orgueil-
leuse. Mais c'est le seul point de contact entre les deux gentils-
hommes. Chateaubriand ne sent pas en autrui les passions
humaines, il ne les sent qu'en lui. Ce qu'il n'analyse pas, il le
voit du moins. S'il ne pénètre ni ne fouille, il dessine les con-
tours, les attitudes de ses semblaldes, de son milieu, portraits,
groupes et tableaux. Il est un grand peintre sinon du dedans,
du moins du dehors; un peintre spirituel parfois. Ses silhouettes
d'hommes d'Etat, dans le monde de la diplomatie et de la cour,
nous révèlent une autre forme de son génie, l'esprit vif et de bon
aloi. Et les silhouettes sont justes : La Fayette « qui hume le
parfum des Révolutions », M. de Polignac u qui aime trop la
Charte et de trop près », M. Thiers « perché sur la monarchie
contrefaite comme le singe de M. de Tallevrand sur le dos d'un
chameau ». Tandis que Chateaubriand esquisse ainsi et les
autres et son temps, il achève jusqu'à la lîn du livre de s'ana-
lyser et de se peindre. Commencée comme une confession,
l'œuvre s'achève de même. Le vieillard rajeunit sa pensée aux
rêveries de son adolescence. Il retrouve dans son passé des
consolations à la dure réalité des dernières heures. Il n'y a pas
dans les plaintes que la vie lui a arrachées, de sanglot plus triste
et plus vrai que celui qui s'exhale de sa dernière préface : « Par
un attachement peut-être pusillanime, je regardais ces mémoires
356 LES MÉMOIRES AU XIX« SIÈCLE
comme des confidents dont je n'aurais pas voulu me séparer.
Si j'en étais encore le maître, je les garderais en manuscrits,
j'en retarderais l'apparition de cinquante années. Il est naturel
que mes jours en se prolongeant deviennent sinon une impor-
tunité, du moins un dommage pour ceux à qui la triste nécessité
qui m'a toujours tenu le pied sur la gorge m'a forcé de les
vendre. Personne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir été
obligé d'hypothéquer ma tombe. »
L'hypothèque, nécessaire à sa misère, a été certainement
fatale à cette dernière œuvre qui, à elle seule, pouvait lui assurer
la gloire et la richesse. On n'y a vu, quand elle parut, que des
mémoires : on l'a jugée comme tels, sévèrement, injustement.
Ce qu'il laissait en réalité à ses créanciers, c'était comme
le double de toutes ses œuvres, un autre exemplaire de René
dans ses souvenirs de jeunesse, une histoire de son temps, qui
valait le récit du congrès de Vérone, et des mémoires au moins
égaux à ses écrits politiques, poème, épopée, histoire, dépêches
d'homme d'Etat, trente ans de labeur, de pensée, de rêves et
d'efforts qui expliquent sa prodigieuse et légitime influence sur
son siècle.
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Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, l'-- édition, 1849-1850, 12 vol.
in-8 ; 2*^ édit., 1861, 6 vol. in-8; 3^ édit. (par M. Edm. Biré, avec une intro-
duction et de notes, Paris, 4 vol. in-12 en cours depuis 1898); Souvenirs
d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand (M""*' Lenormant), Paris, 1874,
in-lè; Congrès de Vérone, 2 vol., Paris, 1838.
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sur lu littérature française, Paris, 185-9-1851, t. I, p. 352-432. — Sainte-
Beuve, Causeries du Lundi, t. I, p. 408. — Marcellus, Chateaubriand et
son temps, 1 vol., 1850. — Ch. Lenormant [Correspondant, 25 oct. et
10 nov. 1850). — E. M. De Vogiié, Chateaubriand {Rev. des Deux Mondes,
15 mars 1892). — Victor Giraud. Les mémoires d'Outre-Tombe (ibid.,
5 avril 1899).
CHAPITRE VII
LA CRITIQUE'
La critique en France, de 1850 à 1900, a un caractère assez
différent de la critique telle qu'elle avait été en ce pays de 1800
à 1850. La critique, en cette seconde moitié du siècle, d'abord
a cessé, sinon d'être militante, du moins de se partager en deux
camps nettement hostiles. D'autre part, elle a essayé de devenir
scientifique, de se constituer en science, de devenir à propre-
ment parler la science littéraire.
Elle a cessé d'être partagée en deux camps par la raison que
la littérature a cessé d'être partagée en deux camps elle-même.
A partir de 1850, il y a plus de deux écoles littéraires en France :
il y en a quatre ou cinq.
Le romantisme existe encore, soit en la personne de ses
représentants de la première heure, soit en la personne de disci-
ples de ceux-ci, notables eux-mêmes.
L'école parnassienne existe à part, issue, à la vérité, du
romantisme, mais s'en détachant par un plus grand souci de
la forme châtiée et surtout concise, aussi par un retour à l'anti-
quité et un néo-classicisme qui la rattache beaucoup plus à
André Chénier qu'à Lamartine ou Hugo.
L'école réaliste, enfin, directement opposée à l'école roman-
tique, encore que, comme il arrive toujours, ses initiateurs
soient encore très marqués des empreintes de l'école précédente
1. P;ir.M.KmileFaKLiel,i)r<)fessciir;i laFacullé des loUrcsdc l'UinvcrsUé de Paris.
LA CRITIQUE 3S9
(Balzac, Flaubert), cherche avec passion à se rapprocher de la
vérité et de la nature et donne naissance à deux sectes diffé-
rentes : le groupe qui s'est intitulé « naturaliste » et qui s'est
attaché à la peinture surtout matérielle des êtres et des objets
méprisables; — le groupe psychologique, qui a cherché la vérité
des caractères, des complexions et des tempéraments dans
toutes les classes et à tous les degrés de la société.
Si cela fait au moins quatre écoles diverses coexistant, on
comprend assez qu'il ne [»eut plus y avoir bataille rangée dans
la critique; mais (lis|,)ersion, dissémination, par suite plus
grande liberté d'allures et, jusqu'à un certain point, sinon plus
grand mérite, du moins plus grande originalité, au moins appa-
rente, de conceptions diverses.
D'un autre côté, la critique a cherché à devenir scientifique,
comme c'est le sort et comme ce sera toujours la prétention de
toutes les sciences conjecturales. Les sciences conjecturales
sont toujours partagées entre la passion honorable et légitime
de devenir sciences exactes et la crainte de se tuer en essayant
de devenir telles. L'histoire a horreur d'être légendaire, pitto-
resque et oratoire, et voudrait, pour qu'on la prît au sérieux,
être aussi précise que la géométrie. La morale a horreur d'être
un système d'impressions, d'intuitions et d'aspirations, et appelle
à son secours la statistique pour devenir la science exacte des
mœurs. Et en même temps l'histoire sent que si elle n'accep-
tait comme certain que ce qui serait aussi prouvé que l'égalité
des angles d'un triangle à deux angles droits, elle n'aurait plus
de matière du tout et devrait se déclarer n'existant pas. Et il en
est de même de la morale, comme de toutes les sciences philo-
sophiques du reste. Et ces sciences tendront toujours à l'exacti-
tude, avec pleine raison, sans y pouvoir jamais atteindre, heu-
reusement pour elles.
La critique a fait de même, jusqu'à rencontrer la ])orne oîi
toute science conjecturale éprouve qu'à vouloir faire un effort
de plus elle serait contrainte de se renoncer.
Tels sont les deux caractères les plus généraux de la critique
de 1850 à 1900.
Nous étudierons successivement ici, comme nous avons fait
pour la période de 1820 à 1850, d'abord les auteurs eux-mêmes,
360 LA ClUTIQl'K
les créateurs, en tant qu'ils ont fait acte de critiques dans leurs
préfaces, manifestes, etc. ; — ensuite les critiques proprement
dits; — ensuite, sommairement, les revues et journaux litté-
raires en tant qu'ils ont apporté une contribution jugée sérieuse
à la critique ou cà l'iiistoire littéraire.
/. — Les auteurs.
Victor Hugo. — Ilujio avait chan^'^é trois fois de manière
avant 1850. A cette date, et pendant une vingtaine d'années
après cette date, il rêvait surtout d'être un poète épique faisant
entrer l'humanité tout entière dans le cadre de plus en plus
élargi de ses poèmes. Cette mégalomanie littéraire qui a com-
mencé par nous valoir l'admirable première Légende des siècles,
et qui nous a infligé plus tard des poèmes moins heureux, l'a
poussé à étudier Shakespeare plus diligemment qu'il n'avait
fait jusque-là et à écrire le livre y)restigieux et un peu vide qui
est intitulé William Shakespeare.
Hugo y affirme surtout son admiration profonde pour le grand
poète anglais, et plus généralement pour tout ce qui est colossal
en littérature, ou qu'il juge tel. Il veut que le poète donne au
lecteur la sensation de l'océan, de la montagne ou du désert. Il
désire être accablé. Le beau est mis par lui au-dessous du grand,
ou plutôt le beau a pour condition essentielle d'être l'énorme.
Et c'est en reconnaissant ces caractères à certains auteurs, ou
en tiiant, pour ainsi parler, avec quelque violence, certains
auteurs du côté île cette définition, qu'il recommande à l'admi-
ration des hommes, Homère, Eschyle, Dante, Juvénal, Shake-
speare et quelques autres du même genre, si genre il y a, avec
un mépris })eu dissimulé pour tout le reste.
Cette critique un peu étroite, infiniment personnelle, peu
adroite, même au point de vue personnel, puisqu'elle eflacerait
ou ravalerait les trois quarts de Hugo lui-même, ne }»eut arrêh'r
très longtemps, quoique brillamment exprimée, l'attention de
l'histoire littéraire.
A cela se joint une théorie de la critique assez singulière,
beaucoup et Iro]» raillé<', qui resto, d'ailleurs, très fausse à notre
LES AUTEURS 361
avis, et qui est celle-ci : non seulement il n'y a de fécond que la
« critique des beautés », mais la critique consiste à admirer.
Ou un auteur est admirable, ou il ne l'est pas. S'il ne l'est pas,
il n'existe jtoint; ne nous en occupons nullement. S'il l'est,
admirons-le tout entier, sans restriction, sans choix, sans préfé-
rence, sans regretter qu'il ait tel défaut déparant telle qualité;
car ses défauts sont liés à ses qualités et en sont la condition, et
les unes n'existeraient pas sans les autres.
Ce n'est pas prouvé ; mais il y a un grain de vérité dans cette
doctrine radicale. Elle doit nous servir au moins à bien consi-
dérer un auteur comme un èlro vivant où beautés et laideurs
sont également les résultats de causes profondes et intimes
qu'il s'agit de découvrir. Reste que dans un auteur à admirer,
Hugo veut surtout qu'on estime ses défauts inévitables, pour
qu'on nen parle pas, et c'est précisément parce qu'ils sont ])eut-
étre inévitables, qu'il en faut parler, non dans le but de dépré-
cier l'auteur, mais dans le but de le définir. On n'aura pas
défini Homère si l'on n'a pas remar(|ué qu'il est bavard et long
quelquefois. On en aura donné une idée incomplète, donc
fausse. Une a})plication parfaite du système de Hugo, c'est,
chose peut-être piquante, le « portrait » d'Homère par Boileau
dans le chant HI de VArt poétique. Or ce portrait est faux mer-
veilleusement. H faut dire aussi que celui de Shakespeare dans
le William Shakespeare n'est pas très juste.
Lamartine. — Lamartine a écrit, depuis 1856 jusqu'en
18G2, un cours familier de l ittérature , à raison d'un « entretien »
par mois, qui est l'ouvrage le plus inégal du monde, tantôt
écrit de génie, tantôt se ressentant de la fatigue de l'auteur,
tantôt d'une justesse d'appréciation parfaite, soutenue d'une
étonnante imagination, tantôt d'une déconcertante faiblesse de
jugement, à travers quoi il n'est que trop facile de démêler une
presque complète ignorance du sujet traité.
Lamartine, dans ces nombreux volumes, a touché à tous les
sujets et à presque toutes les grandes oeuvres des littératures
anciennes et modernes. H a écrit de la littérature chinoise, de
David, de Goethe, d'Homère, de Job, d'Horace, de Pétrarque,
de Boileau, de Racine, de Jean-Jacques Rousseau, de Déranger,
de Musset, d'Alphonse Karr, et d'Alexandre, poète du xix'' siècle.
;502 LA CRITIQUE
Son caprice était son seul guide et sa sensibilité et son imagi-
nation ses seules méthodes.
Rien ne serait plus injuste pourtant, ni plus sot que de
mépriser ces dissertations, que Lamartine aurait pu intituler
« causeries poétiques ». Ce (jue Ton y trouve, ce n'est pas,
comme dans Hugo, des exaltations lyriques de tous les génies
qui paraissent à l'auteur avoir quelque analogie avec le sien ; ce
n'est ])as, comme dans Gautier, des peintures ou des bas-reliefs
suggérés à l'auteur par une lecture qu'il a faite ou une repré-
sentation à laquelle il a assisté; ce sont de brillantes rêveries
inspirées à Lamartine par l'impression qu'une rencontre (qui
était souvent la première) avec un auteur célèbre a laissée dans
l'àme de Lamartine. Et, à cause de cela, il y a souvent dans ces
pages une fraîcheur de sensation absolument ravissante. Je sais
peu de choses plus belles, plus touchantes, plus profondément
senties que les pages que ÏUdijssée a inspirées à Lamartine.
Elles sont comme le développement facile, abondant et fastueux
(les vers de la Vif/ne et la Maison :
Adieux, retours, départs pour de lointaines rives,
Soleil que l'on revoit, après des nuits plaintives,
A ce foyer des cœurs, univers des absents.
Et, après tout, rien ne donne une idée plus juste de ce que
l'on peut appeler Vâme de V Odyssée.
Ainsi souvent — « C'est une suite aux Confidences », disait-on
malignement des Entretiens. Ce n'était pas tout à fait cela.
Entrer comme dans le cœur d'un auteur, quand ce cœur était tel
que l^amartine y pût entrer; y retrouver des sensations accou-
tumées ou anciennes, les raviver et rajeunir par ce commerce,
en être ému profondément, les jeter sur le papier avec cette
prodigalité d'effusion, d'attendrissement et d'imagination qui est
le propre même de Lamartine, telle était la manière, toute per-
sonnelle, mais, aussi, que lui seul pouvait se permettre, de
Lamartine dans les Entretiens. C'était moins des entretiens
familiers que des entretiens intimes de littérature. Et, comme
forme, ils sont, à la rencontre, littéralement admirables.
Emile Zola. — M. Emile Zola qui a été le chel" de l'école
réaliste de 18"0 environ à 181Î0 et qui a ci'éé le mot « natura-
• LES AUTEURS 363
lisme » pour distinguer son école de l'école précédente, quoiqu'il
n'y eût aucun lieu d'inventer un terme nouveau, a, dans plu-
sieurs volumes de critique ou plutôt de polémique littéraire,
essayé de définir sa doctrine. Elle tient tout entière dans le mot
« vérité », qa'il évite, et dans le mot « expérimental », dont il a
tort d'abuser, puisqu'il est faux, le romancier comme le moraliste
ne pouvant faire « d'expériences », mais seulement des obser-
vations. M. Zola proscrit l'imagination, et ne veut que des faits
présentés dans un bon ordre. Le romancier doit être un savant.
Comme le savant, il doit observer, noter, puis grouper. Rien de
plus. Il doit être absolument impersonnel. Il ne doit nullement
intervenir dans ce qu'il raconte ou dans ce qu'il peint. Son
œuvre doit témoignernon de lui, mais de son absence. Il faudrait
qu'on criit qu'il n'existe pas. Et, sans doute, il existe; mais sa
soumission à son objet doit être telle qu'il soit comme passif
dans le travail de la réalité déposée en lui. Puisqu'elle est
déposée en lui et non en un autre, elle en sortira évidemment
différente de ce qu'elle eût été, déposée en un autre. Mais, au
moins, que ni l'imagination, ni la volonté n'intervienne, et
qu'un roman soit « la réalité vue à travers un tempérament. »
Et puisqu'il faut, encore, g-rouper les faits, pour les présenter
dans un certain ordre, comment donc faire? — Mais, comme chez
le savant. Il ne faut pas grouper les faits, il faut qu'ils se grou-
pent eux-mêmes. Comment? D'après leur loi, leur loi vraie, leur
loi naturelle. Et c'est ainsi que le romancier est un « natura-
liste ». Il doit demander au savant, ou, savant lui-même,
trouver, reconnaître quelles sont les grandes lois naturelles,
c'est-à-dire biologiques, physiologiques, sociales qui gouvernent
les êtres humains, les générations, les familles et races humaines.
Programme très beau et très décevant, selon toute apparence;
car l'homme doué des qualités que M. Zola exige du romancier,
et mutilé des facultés qu'il juge dangereuses, se feraphysiologue
et ne songera jamais à être ni romancier ni poète ; — assez
bon, cependant, comme tendances, n'y ayant rien de plus utile à
recommander aux romanciers que le souci de l'exactitude, la
passion de la vérité et même ce goût de la science qui n'a pas
été inutile à Balzac, qui élargit leur horizon et donne une cer-
taine profondeur, toujours trop rare, à leurs conceptions.
364 LA GRITIOUK '
Et que M. Zola ait lui-même été fidèle à son programme, c'est
ce qui ne doit pas être examiné dans le chapitre consacré à la
critique.
Quand M. Zola cesse d'être théoricien littéraire pour être
critique proprement dit et examiner les ouvrages des autres, il
est très conforme à ses tendances générales. Il a horreur des
hommes d'imagination et de rhétorique, déteste Hugo, déteste et
méprise peut-être un peu George Sand ; déteste Sainte-Beuve qui
aime la poésie sentimentale et a horreur de la trivialité; aime
Musset, ce qui prouve peut-être un peu que Musset ne paraît pas
à tout le monde un rhéteur, un déclamateur et un joueur de
guitare; chérit les Goncourt et Alphonse Daudet, qui son(,
comme lui, des observateurs minutieux et diligents, peut-être
môme un peu plus que lui.
Avec sa grande loyauté, critique de lui-même, il reconnaît que
« le virus romantique » l'a pénétré dans sa première jeunesse et
qu'il a fait des efforts surhumains pour l'éliminer; et cette cri-
tique-confession n'est pas ce qu'il y a de moins pénétrant dans
ses appréciations littéraires.
Paul Bourget. — M. Paul Bourget est de tous les
« auteurs », celui qui a fait le plus œuvre de critique. Son
esprit est même éminemment critique, et l'on peut dire qu'il
a été des livres à la vie, de la peinture de la vie à la vie elle-
même , procédé d'élargissement successif et de compréhen-
sion de plus en plus grande, qui n'est pas le seul légitime,
mais qui n'a rien d'irrationnel et qui a donné ici de très beaux
résultats.
Comme critique, M. Bourget, élève de Taine, élève de
Stendhal, s'est attaché à considérer les auteurs comme les
conséquences directes des grands courants de pensées, de senti-
ments et de mœurs qui sont les caractéristiques dominantes du
siècle où nous vivons, à ne considérer que les auteurs qui
peuvent être tenus pour représenter ces grands courants, et à
n'examiner guère en eux que l'influence de ces grandes forces.
C'est donc, avant tout, un critique historien et sociologue.
Les grandes forces principales qui ont comme pesé sur les
auteurs de notre siècle et dont à leur tour, en en dcAenant les
représentants, ils sont devenus les agents, sont la science, lo
LES AUTEURS 36S
philosophie pessimiste ou plutôt la conception pessimiste de
l'Univers, et le cosmopolitisme, c'est-à-dire l'effacement des
mœurs locales, et à la fois une pénétration entre elles et une
lutte entre elles des différentes races qui peuplent notre planète.
Ce point de vue, ou ces points de vue sont d'une singulière
élévation. Ils ont, à la vérité, quelque chose d'un peu préconçu;
ils étaient de nature à s'accommoder plutôt au travail d'un philo-
sophe sociolog-ue qu'à celui d'un critique proprement dit; ils
forçaient un peu M. Bourget à trouver dans les auteurs qu'il
examinait Tune des grandes influences qui, de l'avis de
M. Bourget, se partagent le monde, et à ne vouloir voir dans
tel auteur que les manifestations de cette influence. Mais le
parti pris ou le système n'est désastreux que chez les sots, étant
toujours, chez les hommes de goût, corrig-é par ce qu'il y a en
eux qui est resté instinctif et qui n'a pas été systématisé ; et,
même quand on n'était point de l'avis de M. Bourget sur le
fond des choses, on était singulièrement éclairé, souvent ravi
par les remarques de détail ou les aperçus latéraux, pour ainsi
dire, qui étaient toujours infiniment pénétrants, très originaux,
très neufs et qui avaient, très marqué, ce caractère de critique
mi-partie littéraire et philosophique, commun à toute la cri-
tique de la seconde moitié du xix° siècle.
Comme théoricien purement littéraire, M. Bourget se ratta-
chait à Stendhal et à Flaubert, et, avant même de prêcher
d'exemple, recommandait la noble et très difficile forme de
roman qui s'appelait autrefois le roman d'observation morale et
qu'on appelle depuis M. Bourget « le roman psychologique ».
La Princesse de Clèves, Adolphe, le Rouge et le Noir et les tra-
gédies de Racine sont les spécimens les plus illustres de ce
genre de roman, essentiellement français, et l'une des gloires de
la littérature française. Jamais il n'avait été abandonné en
France, et il serait ridicule de s'imaginer qu'il n'y a rien du
roman psychologique soit dans Balzac, soit dans Georges Sand,
pourtant si éloignés l'un de l'autre; mais encore, tout étant
affaire de mesure, il s'agissait de ramener le roman à être sur-
tout psychologique, à être essentiellement une étude d'âmes, à
être cela et un peu autre chose, puisque c'est nécessaire; mais à
être cela plus qu'autre chose. Il s'agissait surtout, au moment oîi
366 LA CRITIQUE
M. Bourg-et écrivait, de dresser, avec force et éneriiie de reven-
dication, le roman psycholog-iquo en face du roman purement
(et un peu bassement) réaliste, en face du roman qui s'appelait
lui-même « naturaliste » et qui se targuait de « n'avoir pas
besoin de psychologie ». C'est à quoi s'employait très vivement,
pour ne parler que de son œuvre de critique, M. Paul Bourget.
A ces différents titres, ce que M. Bourget a écrit en tant que
critique a eu une très grande influence sur la marche des idées
littéraires et occupe une très grande place dans l'histoire litté-
raire.
Puisqu'il s'agit ici des auteurs qui ont pris un moment la
parole comme critique, pour plaider soit pro domo sua, soit })ro
domo commnni, il faut luentionner M. Marcel Prévost, qui,
au début de sa carrière littéraire, après ses })remiers succès, a
fait une courte campagne de presse pour prouver l'opportunité
de restaurer, après le roman réaliste et le roman psychologique
et le roman naturaliste, tout simplement le « roman roma-
nesque »; et qui, en cette revendication, se réclamait du grand
nom de George Sand. Il y avait de l'esprit dans cette petite
escarmouche littéraire et aussi du bon sens, et ce (ju'on pourrait
appeler le sens du pul)lic, un roman qui n'aura rien de roma-
nesque étant destiné à ne jamais aller jusqu'à la foule. La con-
clusion des esprits équilibrés, un peu éclectique, fut que tous
les romans, à quelque genre qu'ils se rattachassent, et de quel-
ques })enchants secrets de l'auteur qu'ils portassent la marque,
devraient certainement avoir quelque chose de romanesque dans
l'arrangement et dans le tour pour être agréables et agréés.
Et tels sont, à notre connaissance, les seuls « auteurs » de
marque (|ui aient, à un moment donné, fait œuvre de critiquas
depuis 1850.
//. — Les critiques proprement dits.
Nous nous occuperons d'abord des derniers critiques qui ont
subi rinfluence romantique, ou qui ont encore été pénétrés, plus
ou moins, de l'esprit romantique. Théophile Gautier et Paul de
Saint-Victor sont les plus notables.
LKS CRITIQUES PROPREMENT DITS 307
Théophile Gautier. ■ — Gautier fit beaucoup de criti(jue,
plus même qu'il n'aurait voulu, depuis 1810 enA'iron jusqu'en
1870, critique d'art, critiijue littéraire, critique de littérature
dramatique surtout. Remarquons d'abord que même dans
ses œuvres de poète ou de romancier, il aimait à glisser ses
idées générales sur l'art. J'ai signalé, dans un précédent cha-
pitre de cet ouvrage, les idées sur Shakespeare (|ui font quelques
pages exquises de Mademoiselle de Maupin; tout le monde
connaît ces vers fameux (VEmanx et Camées intitulés Y Art :
Oui, l'œuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, email.
Lutle avec le Carrare,
Avec le Paros dur
Et rare,
(lardien du contour pur.
D'une main délicate
Poursuis dans un filon
D'agate
Le profil d'Apollon.
Sculpte, lime, cisèle:
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant.
Et c'était là (1850) le petit manifeste littéraire, la Défense et
illustration de « l'école du Parnasse », de cette école qui a mis
son principal soin dans le fini du travail et la perfection
« impeccable » de la forme.
Comme critique proprement dit, Gautier était un homme qui
aimant peu analvser, qui aimant peu démonter une œuvre pour
en montrer le mécanisme, ou la disséquer pour en montrer
l'organisme, la genèse et le développement, qui, en un mot,
aimant peu la critique, — a vraiment, en sa qualité de peintre à la
plume, inventé une critique nouvelle. Il a inventé ce qu'on peut
appeler la critique plastique. Il ne jugeait pas les œuvres, il les
peignait, il les sculptait. Elles étaient pour lui des modèles dont
368 LA CRITIQUE
il faisait des statues ou des tableaux. C'est précisément pour
cela que la qualité des œuvres lui importait infiniment peu,
puisque, de mauvais modèles, il pouvait faire et il faisait, quand
lui en venait le caprice, des peintures ou sculptures merveil-
leuses. Etait-il en présence d'un tableau? Oh! qu'il était loin de
cette critique d'art qui est de la critique littéraire et qu'on a tant
reprochée à Diderot! Ce tableau il ne l'appréciait point, il ne le
jugeait point; non pas même il rêvait devant lui. Il le peignait
par des mots; il le faisait voir à ceux qui ne le voyaient pas :
« Oui, ce sont bien là les intérieurs garnis, à hauteur d'homme,
de carreaux de faïence, les fines nattes de jonc, les tapis de
Kabylie, les piles de coussins et les belles femmes aux sourcils
rejoints par le fin nez, aux paupières bleuies de khiol, qui, non-
chalamment accoudées, fument le narguilhé, ou prennent le
café, que leur offre, dans une petite tasse à soucoupe de filigrane,
une négresse au large rire blanc. »
Yeut-il nous donner une idée de Lamartine? Il ne fera ni une
analyse psychologique de l'âme de Lamartine, ni une étude de
l'éducation de son esprit, ni une enquête sur ses procédés de
style, ni... ; il nous pehidra les vers de Lamartine; il nous en fera
un tableau : « Les vers se déroulent avec un harmonieux mur-
mure comme les lames d'une mer d'Italie ou de Grèce... Ce
sont des déroulements et des successions de formes ondoyantes,
insaisissables comme l'eau; mais qui vont à leur but; et, sur leur
fluidité, peuvent porter l'idée, comme la mer porte les navires. »
Telle est la critique de Théophile Gautier, Se laisser « impres-
sionner » par l'œuvre, démêler l'impression dominante qu'elle
lui laisse; puis de cette impression faire une nouvelle œuvre
d'art, lui donner une forme concrète, palpable, plastique, d'une
couleur ou d'un relief magistral, et placer ainsi le lecteur dans
la même situation d'esprit, dans le même état d'âme où il a été,
où il aurait été, où il aurait dû être, où il devait être devant
l'œuvre première elle-même. — Critique qui n'est donnée qu'aux
artistes, qui finit à la vérité par fatiguer, surtout le critique,
qui ?î(? va pas loin, j'entends qui ne peut pas avoir en elle des
ressources indéfinies, qui, une fois un peu lasse, tourne en pas-
tiche, ou qui, une fois lasse, se renonce elle-même et tourne
à la simple causerie brillante à propos et à côté du sujet; cri-
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 369
tique cependant, qui, tant qu'elle ne s'abandonne pas et reste
surveillée, est infiniment suggestive, entretient le lecteur dans
le commerce du beau et n'est rien autre chose qu'une généreuse
et magnifique collaboration avec les auteurs.
Paul de Saint- Victor. — Paul de Saint-Victor ' était un
élève de Gautier et avait exactement le même genre de cri-
tique avec moins de talent pittoresque et plus de talent oratoire.
Si le mot de critique extatique, qui a été risqué à propos de cer-
taines pages de Swinburne, fut jamais admissible, c'est à Paul
de Saint- Victor qu'il fut applicable. Si une page de critique
pour Lamartine est une méditation, une rêverie ou une confi-
dence, pour Théophile Gautier une peinture ou un bas-relief,
pour Paul de Saint-Yictor elle est une ode. Constamment ora-
toire et souvent lyrique, Paul de Saint- Victor, à peine a-t-il
reçu l'impression de l'œuvre d'art, s'enflamme à ce propos,
s'exalte, s'emporte soit en transports d'admiration, soit,
quoique moins souvent, en transports d'indignation et de
colère (par exemple à propos de Swift), et nous entraine dans
le mouvement violent de son imagination ardente et impétueuse.
Peu de goût dans tout cela, ou du moins un goût peu sur,
comme lorsque, frappé d'un rapprochement presque fortuit
qui n'est presque qu'un caprice d'imagination, il fait un long
parallèle entre Philoctète et Robinson Crusoé; peu de goût
mais beaucoup de verve, de mouvement, quelque chose de spa-
cieux, de grands horizons, des chevauchées en pays indéfinis,
et comme la sensation du plein air et du plein ciel.
On ne saurait croire ce que l'influence romantique a fait en
un demi-siècle de la critique, et la distance incalculable (et déci-
dément trop grande) qu'il y a entre Morellet et Paul de Saint-
Victor. Il ne faut point du tout mépriser ce genre, surtout quand
il est aux mains d'un homme d'un si grand talent. Il faut en
avoir une prudente et salutaire défiance; mais il ne faut pas le
mépriser. Il ne rend pas un compte exact des auteurs; mais il
pousse à les lire. Un homme, instruit, du reste, et amateur de
lettres, vous rencontre et vous dit : « Avez-vous lu l'Arioste?
C'est merveilleux! Une grâce, un esprit, un caprice, une fleur
1. Né à Paris en 1M27, mort en 1881.
Histoire de la langue. VUI. 24
370 LA CRITIQUE
de fantaisie riante. Et profond, avec cela! Plus philosophe que
Platon et aussi grand poète ! Toute la pensée moderne est dans
l'Arioste. Oh! l'homme divin, comme disait Voltaire. A toi,
Arioste, qui... » — Ou vous n'avez pas lu l'Arioste, et vous
éprouA'ez comme le besoin de le lire; ou vous l'avez lu, et il
vous semble, en quittant votre ami, que vous ne l'avez point lu
du tout; et dans les deux cas vous vous empressez de l'ouvrir
ou au moins vous vous promettez de l'ouvrir aussitôt que vous
pourrez. Voilà l'effet de la critique romantique quand elle est
pratiquée par un homme éloquent, du reste, et doué de style. Le
premier qui ait fait de la critique romantique, c'est La Fontaine
allant par la ville, et disant : « Avez-vous lu Baruch? Quel
homme que ce Baruch! Peut-on n'avoir pas lu Baruch! »
Alexandre Vinet. — A la même époque, c'est-à-dire un
peu plus tôt, mais son influence en France ne s'est fait sentir
qu'après 1830, lorsque Sainte-Beuve l'eut fait connaître, le Suisse
Alexandre Vinet ' donnait un enseignement critique aussi
différent que possible de celui de Paul de Saint- Victor.
Alexandre Vinet était pasteur protestant, comme tous les
Suisses, et la préoccupation morale dominait toute sa pensée
philosophique et toute sa pensée littéraire. Il professait à Lau-
sanne et partag'eait son temps entre la prédication et l'ensei-
gnement de la littérature française qui était pour lui une autre
forme de prédication. Plus moraliste que théologien, du reste,
et même presque exclusivement moraliste, il avait avec la lit-
térature française des affinités qui ne laissaient pas d'être des
sympathies, car il n'était pas homme à ne s'être point aperçu
que, si peu austère qu'elle soit quelquefois, la littérature fran-
çaise est à peu près tout entière une littérature de moralistes.
Nos Montaigne, nos Pascal, nos La Bruyère, nos La Roche-
foucauld, nos Vauvenargues, nos sermonnaires, tout notre
xvin" siècle, une g-rande partie de notre xix" siècle l'attiraient
très fortement. Sur Pascal surtout il a profondément rétléchi,
passionnément cherché et discuté; et, dit avec une parfaite jus-
tesse Sainte-Beuve, « la totalité de ses articles sur Pascal, si on
les réunissait en un volume, présenterait les conclusions les
1. Né prés (le Lausanne en ITÛT, niorl en 18 H.
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 371
plus exactes où l'on puisse atteindre sur cette grande nature
tant controversée. » (Le volume a été fait.)
Psychologue aussi délié que moraliste fervent, il excellait, à
travers les livres, à saisir l'homme et à pénétrer jusqu'au moi
d'un auteur. Il se définissait lui-même tout autant (ou presque
autant) que son illustre correspondant quand il écrivait à
Sainte-Beuve : « Je vous avoue que c'est votre pensée intime
qui m'attache à vous dans vos écrits... Vous semblez, monsieur,
confesser les auteurs que vous critiquez et vos conseils ont
quelque chose d'intime, comme ceux de la conscience. » Il
poursuivait ainsi cet examen de la conscience des autres avec
une lucidité calme et sûre où il y avait quelque chose, j'entends
le meilleur, de La Rochefoucauld et de La Bruyère; et l'on sen-
tait le directeur de conscience derrière le critique.
Quant à ses jugements, ils étaient toujours dominés par une
pensée morale aussi haute qu'elle était pure, et il ne faut pas
croire que c'était là quitter le domaine de la critique pour s'éta-
blir dans un autre ou dévier vers un autre. Bien au contraire,
ce qui manquait depuis assez longtemps à la critique était ainsi
réintégré dans cette science ou dans cet art, à savoir le souci
de l'importance sociale de la littérature, le souci des rapports
nécessaires, toujours existants, quoique parfois oubliés, entre la
littérature et l'état social, et en un mot le souci des relations de
la littérature avec la civilisation elle-même.
Ajoutons que la gravité, l'austérité d'Alexandre Vinet étaient
trop chrétiennes comme aussi elles étaient trop éclairées pour
n'être pas tempérées d'indulgence et de douceur. Vinet était un
critique sévère dominé par la charité; et c'était en lui une ori-
ginalité de plus. Son influence fut très grande et ne doit pas être
mesurée au canton circonscrit où se répandait sa parole, non
pas même au chiffre des éditions de ses livres. Car il eut suc-
cessivement deux disciples illustres en qui ont revécu des
parties difîérentes essentielles de son esprit, et le premier, qui
est Sainte-Beuve à partir de 1845 environ, a gardé de lui la
préoccupation constante du côté moral des choses de lettres; et
le second, qui est M. Ferdinand Brunetière, a gardé de lui la
pensée constante aussi du rôle social de la littérature.
Et à cet égard, si son humilité, si vraie et si sincère, ne s'op-
372 LA CRITIQUE
posait encore à ce que ses admirateurs le dissent sur sa
tombe, on pourrait affirmer que Vinet a continué jusqu'à la
fin du xix*" siècle à être presque l'àme même de la critique
française.
Sainte-Beuve. — H y a ici quelques mots à dire encore de
Sainte-Beuve lui-même. Nous avons, en rendant compte de la
période qui va de 1820 à 1850, suffisamment caractérisé ses
tendances, son tour d'esprit, l'évolution de sa pensée et le rôle
qu'il a joué. Il nous faut ici mentionner seulement que de 1849
à 18G9 il continua sa tâche de critique pour ses Causeries du lundi
et ses Nouveaux Lundis, qui, môme, sont restés ses livres les
plus populaires, tl est à remarquer qu'à mesure qu'il avançait,
sans devenir inférieur à lui-même, et (jusque vers 1865) au con-
traire, il tournait le dos, cependant, au mouvement général de
la critique; et ceci n'est pas contre lui, et peut-être est contre
elle; mais, en tout cas, c'est un fait.
La critique autour de lui devenait de plus en plus philoso-
phique, et tâchait de devenir scientifique. Lui, né à la vie litté-
raire au temps de la critique littéraire-historique, non seulement
restait historien, mais devenait déplus en plus historien, jugeait
moins, décidait moins, dogmatisait moins, si tant est qu'il eût
jamais dogmatisé, s'attachait de plus en plus aux faits, parti-
culièrement aux faits menus et significatifs, faisait plus que
jamais l'histoire des mœurs par l'histoire des esprits, n'était
que rejeté un peu plus du côté de l'histoire par l'esprit systé-
matique et les généralités précipitées de ses jeunes rivaux, pour
lesquels il ne semble point qu'il ait eu un très grand faible.
Du reste, plus que jamais psychologue sagace, « confesseur »
curieux et avisé, ancien directeur de consciences devenu exa-
minateur de consciences, juge d'instruction habitué au laby-
rinthe des âmes, moraliste en un mot de plus en plus expert,
et homme de goût un peu plus timoré, mais en somme plus sûr,
à notre avis, que dans la première moitié et surtout dans le pre-
mier tiers de sa carrière. On peut dire que son immense auto-
rité, de 1850 à 1869, a pour ainsi dire couvert et dérobé aux
yeux le mouvement de la critique générale qui s'opérait comme
derrière lui. Il était considéré un peu comme la critique même,
et ce que la critique devenait hors des voies qu'il continuait à
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 373
suivre apparaissait peu, tant qu'il vécut, et se déclara brus-
quement quand il disparut.
Du reste par ses qualités toutes personnelles, en dehors de
toute question de procédé ou de méthode, il était homme à offus-
quer bien des travaux, bien des efforts et bien des talents non
seulement pendant sa vie, mais encore après sa mort. Et c'est
ce qui est arrivé. A l'heure même où nous écrivons, nous ne
savons pas si Sainte-Beuve n'est pas le plus vivant de tous les
critiques.
Quand il mourut cependant, toute une nouvelle critique s'était
levée, très instruite, très armée, pleine de talent, qui valait,
Sainte-Beuve excepté, toute la critique française depuis la mort
de Voltaire jusqu'à 1860. Elle comptait, sans parler des moin-
dres, Emile Montég-ut, Edmond Schérer, Edme Caro, Fran-
cisque Sarcey, Taine, Renan; elle allait compter Ferdinand
Brunetière, Anatole France, Jules Lemaître. Ce sont ces deux
groupes qu'il nous reste à étudier successivement.
Emile Montégut. — Emile Montégut * débuta dans la Revue
des Deux Mondes, vers 1850, et ne s'occupa pendant long-
temps que de littérature étrangère et particulièrement de litté-
rature anglaise. Il était très expert en choses d'Angleterre et
en parlait avec assurance. Il avait le goût très fin, très difficile,
très rigoureux, très original et personnel aussi, ne reculant
point devant le paradoxe , quand il le jugeait une vérité ,
comme lorsqu'il déclarait qu'Hamlet était l'homme le plus
énergique et de la trempe la plus solide qui eût jamais été.
Mais la lecture assidue des littératures étrangères lui donnait
cette large intelligence de la littérature qui avait souvent
manqué à Gustave Planche, et empêchait qu'il ne fût un de
ces simples « impressionnistes » qui, tantôt se donnent pour
ce qu'ils sont, en quoi ils font bien, tantôt donnent à leurs
goûts personnels les fausses apparences d'un système, comme
il était bien un peu arrivé à Planche et à Nisard lui-même.
C'est ainsi que Montégut ne fut point déconcerté par l'avène-
ment, si j'ose dire, de la troisième manière de Hugo et déclara,
seul je crois, que des différents Hugo que Victor Hugo conte-
I. Né à Limoges en 1820, mort en 189o.
374 LA CRITIQUE
nait en lui, c'était, avec la Légende des Siècles, le plus grand qui
venait de naître. Montégut avait essentiellement le sens du
srand, sans le confondre le inoins du monde avec le grandiose
et encore moins avec l'emphatique. Plus artiste que moraliste,
c'était le beau qu'il cherchait dans les œuvres; c'était le beau
qui le transportait de ravissement, et sur quoi il ne se trompait
])as et ce qu'il savait, quelquefois, admirablement faire com-
prendre. Son style souple et brillant avait les qualités de ce que
nous avons appelé la « critique romantique » sans en avoir les
défauts; car nul [>lus que Montégut ne fut plein de choses et
d'idées. Il me semble avoir été un peu paresseux, et s'être un
peu prématurément retiré sous sa tente. De là vient que son
influence a été faible et que son nom même commence à baigner
à demi dans l'oubli. Un critique doit vivre longtemps, écrire
longtemps, se répéter souvent. Il doit prendre exemple sur cet
excellent critique des mœurs qui s'appela Bourdaloue. La
longévité est une des principales qualités du critique. Nous la
souhaitons à qui de droit. Elle ne fut pas pour rien dans le
succès de Sainte-Beuve, quand on songe que, s'il n'est pas mort
vieux, il commença à vingt ans. Montégut commença beaucoup
plus tard et s'arrêta beaucoup plus tôt. Non seulement les
curieux, mais ceux qui veulent s'instruire et faire provision
d'idées doivent rechercher ses trop rares volumes et même, et
peut-être surtout, les articles de lui restés enfouis dans la collec-
tion de la Bévue des Deux Mondes.
Edmond Schérer. — Comme Montégut, Schérer * était
versé dans les littératures étrangères, familier avec les auteurs
allemands, anglais et italiens, lisait dans le texte et avec autant
de plaisir que de zèle, Dante, Gœthe et Shakespeare. 11 avait,
de plus, une très forte éducation philosophique, ayant com-
mencé par la théologie protestante, ayant de celle-ci passé à la
philosophie allemande, très profondément pénétré fie Hegel,
et étant toujours resté d'une insatiable avidité intellectuelle.
Il commença par des études de philosophie religieuse et
d'exégèse qui furent extrêmement remarquées vers 1860; puis
ayant rompu avec la foi chrétienne par une de ces crises intellec-
1. Né à Paris en 181o, mort en 1889.
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 'M'i
tuelles et morales qui ont été fréquentes dans la première partie
et dans le milieu de ce siècle et qui n'ont éclaté que dans les
grands esprits et les grandes âmes, il devint un philosophe et
un critique philosophe, le plus philosophe, peut-être, de tous les
critiques du siècle, par son tour d'esprit et par ses procédés
d'exposition.
Son tour d'esprit était de considérer la pensée générale, l'idée
maîtresse d'un homme, sa conception plus ou moins consciente,
du monde, et de la vie humaine et des destinées humaines,
comme ce qui (levait le définir et donner l'explication de tout
son caractère et de tout son talent.
Et son tour d'esprit était encore, dans l'homme où il ne trou-
vait point de conception générale des choses, de penser et de
déclarer qu'il n'y avait rien, et que l'homme en vérité était nul.
Il était, par exemple, comme stupéfait devant Théophile Gau-
tier, comme devant le néant même, et je ne sais pas ce qu'il
aurait été devant Théodore de Banville, s'il s'était avisé de faire
attention à cet écrivain. C'est dire qu'il était limité du coté
des choses d'art et que pour comprendre un poète il fallait que
celui-ci fût Virgile, (lœthe, Byron, Shelley, Corneille, Racine,
Lamartine ou Vigny. On peut faire remarquer, du reste, que
quoique évidemment trop exclusif, ce critérium donne des
résultats encore satisfaisants, et que cette sorte de crihle ne
met point à part les moins grands d'entre les poètes. Schérer
était exclusif, mais sa manière d'exclure était encore une forme
de ce que Voltaire appelait le grand goût.
Quant aux auteurs qui avaient des idées, Schérer les com-
prenait admirablement et les expliquait jusqu'à les compléter.
Il était merveilleux à saisir une idée avec justesse et avec une
pleine maîtrise, et à la pousser jusqu'au dernier terme de l'évo-
lution qu'il était naturel qu'elle dût avoir; à saisir aussi l'idée
contraire et à la pousser de même jusqu'à son extrémité; et
ainsi, d'abord, à propos de quoi que ce fût, il traçait, quand il
le voulait, une sorte de tableau complet de l'intellect humain
et du domaine qu'il pouvait occuper ou parcourir, et ensuite,
avec une manière d'insistance chaffrine et d'amertume intellec-
tuelle, morale peut-être, il aboutissait à celte conclusion que
prises dans toute leur extension et menées jusqu'à leur dernier
.{70 LA CRITIQUE
tci-mo, toutes les idées générales se valent, sont également pro-
bables quoique contraires, et qu'en définitive il n'y a rien sur
quoi l'esprit humain puisse s'arrêter et s'asseoir.
Schérer a dressé ainsi vingt fois le bilan de la banqueroute
intellectuelle. Personne ne fut si riche pour aboutir à la faillite.
Personne n'eut tant de preuves et si fortes pour prouver que
rien n'est prouvé, et personne ne fut si capable de voir tout,
de comprendre tout et de se servir de tout pour se diriger vers
le nihilisme et pour conclure à rien.
Il en résulte une grande tristesse à le lire, qui était évidemment
la sienne et qu'il vous communique sans afTectation, sans char-
latanisme, en toute morne sincérité de cœur et d'esprit. Jamais
la joie ne fut plus absente de quelque part que de ses écrits ;
et tous semblent porter en titre courant : « J'ai dit touchant le
rire : il est insensé, et touchant la joie : de quoi sert-elle? »
Auprès de lui le grave Yinet, qui ne laissa pas d'être son maître,
comme de tant d'autres, semble souriant, et en elTet, Vinet,
d'une part avait conservé la foi que Schérer avait abandonnée,
la charité que Schérer n'a pas connue intimement, et une sorte
d'ingénuité enfantine qui se fait jour de temps en temps et qui
est exquise, tandis que Schérer fait l'efTet de n'avoir jamais été
enfant.
Nature noble et haute, toutefois, qui a rendu à la critique ce
grand service de l'habituer à certains mépris, de la tourner
obstinément du côté des hautes questions, et de lui donner un
esprit philosophique un peu inaccoutumé jusqu'à lui; critique
hautain <jui fut trop dur pour les frivoles, mais qui fut impla-
cable pour les orduriers, qui confondait trop facilement les
artistes aimables avec les baladins, et les réalistes un peu crus
avec les simples industriels en turpitudes; mais qui tenait ferme
au moins ce principe qu'on ne doit se servir de la plume que
pour l'idée et de l'idée que pour la vérité, fût-on convaincu,
comme il l'était, qu'il faut la chercher toujours et qu'on ne
la trouvera jamais.
Caro. — Garo \ fut surtout un philosophe, et c'est dans
l'histoire de la littérature philosophique qu'il tient la plus
1. Né à Poitiers on 1826, mort en 1887.
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 377
grande place qu'il doive occuper. Mais s'étant aperçu que de son
temps la critique empiétait sing-ulièrement sur le domaine de la
philosophie, il trouva assez naturel que la philosophie empiétât
fraternellement, socialiter, sur le domaine de la critique, et
de là vinrent ses belles études sur les auteurs de la fin du
xvui'' siècle et sur la pensée générale de Gœthe. Caro avait
des partis pris. Il croyait difficilement que ceux qui étaient
d'une autre école philosophique que la sienne eussent l'esprit
juste. Il était exclusif et, sinon batailleur, du moins combatif,
puisque la langue néologique nous fournit une atténuation.
Mais il était très intelligent. Ce qu'il comprenait, ce qu'il vou-
lait comprendre dans un auteur qu'il étudiait, il le comprenait
tout à fait à fond. Il avait une sorte de sagacité philosophique^
c'est-à-dire un peu subtile, qui lui servait à merveille à analyser,
à disséquer, à démêler une pensée générale et à la suivre
comme fibre à fibre jusqu'à sa racine profonde, jusqu'à son
germe lointain et obscur. Autrement dit, c'était un excellent
critique d'idées. Il n'a point pratiqué, du reste, d'autre critique
que cette critique-là; et ce qu'il a voulu faire c'est l'histoire
des idées en un certain temps sur les textes qui nous en res-
tent, ou l'histoire intellectuelle d'un grand poète qui fut un
grand penseur.
Il avait, de plus, ce qui manque quelquefois aux critiques-
proprement dits et ce que ses habitudes de professeur de phi-
losophie lui avaient donné, un admirable talent de disposition
et d'ordonnance. L'idée est distribuée dans un volume de lui
avec une exactitude harmonieuse qui lui donne toute sa valeur,,
toute sa portée et une véritable beauté artistique. Au milieu
de tant de volumes de critique, qui, malgré leur haut mérite et
le talent dont ils font foi, sont cependant encore des recueils-
d'articles, la postérité distinguera ces ouvrages de Caro et de
Taine qui sont des limbes dans la haute acception que Buffon^
comme aussi Montesquieu, donnait à ce mot. L'incursion de
Caro dans la critique a été une conquête et comme elle n'a pas
peu contribué à donner à la critique contemporaine ces habi-
tudes de préoccupations philosophiques qui la caractérisent,,
on peut ajouter que cette conquête s'est justifiée par la coloni-
sation.
378 LA CRITIQUE
Francisque Sarcey. — Le nom de Sarcey* nous ramène à
la critique pure, si ce mot a bien maintenant, un sens, à la cri-
tique technique, pour être plus clair. Pendant que les très illus-
tres et vénérables survivants de l'époque romantique, Jules
Janin et Théophile Gautier, considéraient le feuilleton drama-
tique comme une matière à fantaisies brillantes et conservaient
à cet humble genre littéraire le caractère de « littérature person-
nelle » qui avait été un trait commun à toute la littérature
romantique, un homme arrivait, simple de façons et de style,
bien nourri, du reste, de bonne littérature classique et parti-
culièrement de littérature du x\uf siècle, qui s'avisait que ce
qui était le plus utile, instinctivement désiré et humblement
cherché par le public, ce qui était le plus pertinent, et, en tout
cas, ce qui était le plus conforme à sa propre nature, était peut-
être d'analyser les pièces, de montrer comment elles étaient
construites, pourquoi à tel moment elles ennuyaient, pourquoi
à tel autre elles faisaient plaisir, et par conséquent, chose aussi
salutaire aux auteurs qu'au pul)lic, défaire voir ce que c'était que
le « métier » dramatique, ce que c'était que la « dramaturgie »,
ce que c'était que l'art de bien faire une pièce de théâtre.
Car « c'est un métier de faire un livre comme de faire une
pendule », et cette maxime de La Bruyère a dû être inscrite
en lettres d'or dans le cabinet de travail du jeune critique de
1860. C'était tout simplement revenir, un peu instinctivement,
à Aristote, que Sarcey n'avait pas précisément étudié, et à
Lessing-, que Sarcey a déclaré n'avoir lu que depuis. Pour
Sarcey comme pour Aristote et pour Lessing", le théâtre est un
art tout à fait à part des autres, qui perd plus qu'il ne gagne
à empiéter sur le ilomaine des autres arts ou à laisser les autres
arts pénétrer en lui, qui doit donc être considéré en son essence
et seulement en son essence et qui doit se garder lui-même de
sortir de ce qu'il est essentiellement.
Or qu'est-il bien essentiellement? Il n'est pas la représenta-
tion de la vie humaine, puisque la vie humaine est peinte éga-
lement par le poème é])ique, parle roman, sans compter qu'elle
l'est aussi par les tableaux et les sculptures. Le théâtre repré-
1. Né à Dourdan en 1828, mort en 1899.
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 379
sente donc la vie humaine, mais la représenter n'est pas de son
essence même.
Le théâtre n'est pas non plus une manière de mettre sous les
yeux d'une façon concrète des idées ou des thèses qui luttent
les unes contre les autres, puisque la discussion des idées est
l'affaire du livre, du journal, du' pamphlet, de l'assemblée déli-
bérante ; et sans doute encore, d'Aristophane à Molière et de
Molière à Dumas fils, le théâtre a discuté des idées et soutenu
des thèses ; mais il n'est pas de son essence même de discuter
et de soutenir.
Dira-t-on même que le théâtre est le domaine de la passion?
On n'aura pas tort, et il est naturel que là oià des hommes
marchent et parlent, pour les divertir, devant des hommes
vivants, la passion, sous ses différentes formes, soit à sa place
plus qu'ailleurs. Mais encore le roman, le poème épique, la
poésie lyrique sont animés de toutes les passions possibles et
les peignent. Cela est du ressort du théâtre; mais n'est pas
encore son essence même.
Qu'est donc essentiellement une pièce de théâtre?
C'est une action représentée par des hommes qui agissent
[acteurs), sur des planches, à dessein de retenir quinze cents
spectateurs entre quatre murs pendant trois heures sans qu'ils
aient envie de s'en aller.
Voilà bien « le théâtre » en soi, puisque c'est ce que ne peu-
vent être ni l'épopée, ni le roman, ni le lyrisme, ni l'élégie, ni
la poésie didactique, ni rien, sauf le théâtre.
Toutes les qualités nécessaires du théâtre dériveront de «îette
définition parce qu'elles y sont contenues. La pièce de théâtre
devra donc être avant tout une action, et là où il n'y aura pas
d'action il n'y aura pas de théâtre. Elle devra être une action
continue; car dès que l'action s'interromprait d'une façon sen-
sible, le spectateur ne se sentirait plus au théâtre et aurait envie
d'aller lire la pièce, et non de rester à l'entendre. — Pour être
une action continue, elle devra être combinée avec assez d'art
pour éveiller, surprendre, ranimer, satisfaire de toutes les ma-
nières possibles la curiosité; et Yintérét de curiosité sera le fond
même du plaisir dramatique.
La pièce de théâtre devra donc être avant tout une intrigue
380 LA CRITIQUE
bien faite. Cette intrigue devra être claire, quoique assez com-
pliquée pour que l'intérêt de curiosité ne tombe pas; elle devra
être précise et nettement marquée en ses phases principales et
en ses points culminants, on pourrait dire rythmée, afin que le
spectateur ait la sensation qu'il avance, qu'il approche de la
crise principale, enfin qu'il approche du dénouement ; car le
sentiment confus qu'il pourrait avoir que la pièce n'a pas de
raison pour ne point se prolonger indéfiniment le mettrait à la
gêne et lui donnerait envie de couper court.
Il est bon encore que passions, mœurs et idées ne soient pas
trop exceptionnelles, mais soient prises dans la moyenne de
l'humanité, dans cette moyenne que le public des théâtres pré-
cisément représente ; d'abord pour que mœurs , passions et
idées soient vraisemblables aux yeux de ce public, ensuite et
surtout parce que, quand mœurs, passions, idées sont trop rares
et exceptionnelles, le public a ce sentiment qu'elles seront trop
longues à expliquer , trop difficiles à analyser et que, vu le
temps qu'il faudra pour tout cela, Vaction ne commencera pas
ou sera souvent interrompue ; et cette crainte ou ce pressen-
timent sont mortels au théâtre.
Ainsi de suite. D'une définition très nette, très juste, un peu
étroite et exclusive, de l'essence du poème dramatique, Sarcey
avait fait sortir toute une théorie, très précise aussi et d'une
grande rigueur, de tout ce que le théâtre devrait être.
Armé ainsi d'un critérium très défini, Sarcey, pendant qua-
rante années, a jugé les pièces de théâtre avec une autorité
incontestable, et, du reste, une verve, une passion, un amour
de son métier et un amour du théâtre lui-même que jamais
aucun critique dramatique n'a eus à un pareil degré.
On comprend bien que, comme il arrive toujours, il a un
peu trop incliné dans le sens de ses opinions. 11 a un peu trop
cru que ce qui est l'essence du théâtre en est le tout, et il lui
est arrivé ainsi de préférer le noyau au fruit. Il n'a jamais dis-
simulé qu'un mélodrame « bien fait » ou un vaudeville « bien
fait » lui plaisait plus qu'une œuvre littéraire ou artistique oîi
l'intérêt de curiosité était faible. Il n'a jamais admis qu'on
donnât au théâtre « ce qui n'était pas du théâtre ». Au fond il
avait raison, on plutôt il aurait eu raison s'il n'y avait ([u'un
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS ;581
théâtre, c'est-à-dire s'il n'y avait qu'un public. C'est ce qui rend
la question un peu plus difficile qu'il n'a cru. Tel public ne
veut en elîet au théâtre que « du théâtre », c'est-à-dire une
action bien conduite et rapide. Tel autre, tout en voulant tou-
jours une action, souffre volontiers qu'elle soit réduite au mini-
mum et ne soit que l'armature mince et dissimulée qui soutient
et présente aux yeux une œuvre d'art; et le public antique et
le public du xvn" siècle et une partie du public actuel sont dans
ce sentiment. Dire « ceci est du théâtre; ceci n'est pas du théâtre »
est donc beaucoup moins décisif qu'on ne croit. Il ne le serait
que si l'on savait de quel public l'on parle. Au fond : « il s'agit
de retenir quinze cents spectateurs pendant trois heures entre
quatre murs sans qu'ils s'ennuient » revient à dire, puisqu'on
ne sait pas de quels spectateurs on parle : « Il s'agit de me
retenir pendant trois heures sans que je m'ennuie. » Les théo-
ries les plus générales sont toujours beaucoup plus personnelles
qu'elles n'en ont l'air et que ne le croit le théoricien.
Mais, précisément, Sarcey, par ses goûts et sa tournure
d'esprit, se trouvail être le représentant, intelligent et réfléchi,
mais le représentant très exact de la moyenne du public français
de la seconde moitié du xix'' siècle. En donnant du « théâtre »
la définition qui était conforme à ses goûts, juste, du reste,
en son fond, il en tirait donc bien les règles de dramaturgie
qu'il était très bon et très utile à leurs intérêts que les drama-
tistes de la seconde moitié du xix" siècle suivissent ; et il devait
être suivi lui-même par le public avec une singulière fidélité
pendant près d'un demi-siècle, ce qui est sans exemple dans les
annales du théâtre.
Sa conscience professionnelle, sa force extraordinaire d'atten-
tion, son incapacité d'être jamais fatigué ou distrait, sa bonne
humeur, la lucidité de ses expositions, son style franc, direct et
clair étaient du reste des qualités assez rares pour expliquer son
succès extraordinairement prolongé et son influence.
Taine. — Taine * fut un philosophe, un historien et un
critique.
Gomme philosophe, esprit amoureux du net, du précis, du
1. -Né à Vouziers en 1828, mort en 1893.
3 82 LA CRITIQUE
circonscrit et du définissable, il fut littéralement exaspéré, et au
delà de toute mesure, par la philosophie spiritualiste qui régnait
vers 4845; il déclara la guerre à toute métaphysique et revint
très nettement à la philosophie du xvni" siècle et plus particuliè-
rement à Condillac et à la théorie de la sensation transformée.
L'homme ne connaît rien que par la sensation et il n'a en lui
que des sensations. Ces sensations se transforment en lui par
l'effet d'une faculté qui est en l'homme et qui s'appelle l'abs-
traction. L'abstraction transforme les sensations en idées et tout
ce qui existe est ainsi représenté dans l'esprit de l'homme par
des idées abstraites. Ces idées abstraites se coordonnent dans
l'esprit de l'homme, se groupent, se subordonnent les unes aux
autres selon leur degré de généralité, la plus générale renfer-
mant les autres comme des subdivisions d'elle-même, et le
monde devient ainsi dans l'esprit de l'homme un système
d'idées générales. Autrement dit, les sensations groupées ont été
représentatives de phénomènes, les idées abstraites ont été
significatives de phénomènes et de groupes de phénomènes, les
idées abstraites sont significatives des rapports constants entre
les phénomènes, c'est-à-dire de ce que nous appelons des lois.
Et abstraire et généraliser étant tout ce que l'homme peut
faire, ce que nous venons de dire indique tout ce que
l'homme peut savoir. Il peut connaître des phénomènes et des
lois de phénomènes, et ces lois il peut les faire rentrer encore
les unes dans les autres, de manière à s'élever à la conception
d'une loi suprême qui les contienne toutes. Mais c'est tout ce
(|u'il pourra jamais faire. Jamais il ne pourra connaître une
cause, jamais il ne pourra savoir ni le par qui, ni le par quoi,
ni le pour quoi; et il ne connaîtra jamais, imparfaitement encore,
mais toujours de plus en plus, que le comment. Le par qui, le
par quoi, le pour quoi, causes efficientes ou causes finales, c'est
de la métaphysique; le comment c'est de la science. La métaphy-
sique n'existe pas, ou elle existe, si l'on veut, comme un poème
lyrique. La science existe, peut avoir et a une base solide, le
fait bien observé ; peut avoir et a une méthode, l'abstraction pré-
cise et la généralisation contrôlée. La philosophie doit être une
science. Elle le sera en s'arrêtant au seuil de la métaphysique
sans jamais le franchir.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FF
T. VIII, CH. VII
Armand Colin & C'«, Éditeurs, Pans
H. TAINE
d'après un cliché photo^^raphique de P. Sauvanaud
^
i;
I
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 383
Cette philosophie peut-elle être salutaire à l'humanité? A la
vérité Taine se fait très peu cette question. Le vrai est ce qu'il
peut. Il n'a pas besoin d'avoir de mérite. Il a toujours pour
lui d'être le vrai, à quoi il n'y a rien à répondre et à quoi
il est puéril de désirer ajouter quelque chose. Si l'on veut, et
Taine l'a indiqué, le vrai a cette utilité d'être sain par lui-même,
de mettre l'esprit dans un état qui peut n'être pas gai, mais qui
est calme. Avec le vrai et la résolution de ne rien chercher
au delà du vrai, on se sent sur un terrain solide et dans un
horizon circonscrit, à la A'érité, mais où l'on a conscience qu'on
n'erre point. Ce qui est malsain c'est non seulement le rêve, non
seulement la chimère, mais la probabilité. Le cerveau est fait
pour concevoir le vrai comme l'œil pour voir clair. Il com-
mence à être malg^de quand il conçoit l'incertain, comme l'œil
quand il voit trouble. L'évidence est la santé de l'esprit.
Remarquez de plus que l'homme doit vivre « conformément
à sa nature », comme l'ont très bien dit les stoïciens et que sa
nature ne peut pas être de connaître, lui, atome, le secret vrai
d'un univers qui le dépasse infiniment. Que le chrétien qui croit
que ce secret lui a été révélé vive moralement sur cette croyance,
il n'est point en contradiction avec sa nature, et au contraire à
proclamer que le grand secret n'a pu être connu que par révéla-
tion il déclare qu'il est dans la nature de l'homme de ne point
le découvrir. Mais le philosophe non chrétien, ou qui raisonne
en faisant abstraction de sa foi chrétienne, est en contradiction
avec sa nature même, et il est très malsain de contrarier sa
nature et d'exiger d'elle plus qu'elle ne peut soutenir. Entre
le christianisme et le positivisme il n'y a rien qui soit selon la
raison et selon la nature.
Cette philosophie n'était pas originale et n'était pas donnée
comme originale. Elle était la philosophie classique telle qu'elle
avait été enseignée en France depuis Condillac jusqu'à La
Romiguière, c'est-à-dire jusqu'en 1815. Mais Taine la présentait,
d'abord avec une vivacité incisive et vigoureuse de polémique
contre les professeurs de philosophie spiritualiste (Cousin, Jouf-
froy, etc.), ensuite avec une suite puissante de raisonnements et
un enchaînement dialectique que l'école précédente, trop ora-
toire, n'avait pas connus ; enfin dans un style concret, coloré.
.384 LA CRITIQUE
pittoresque, qui était d'un aussi ^rand efl'et sur les imaginations
•que sa logique sur les esprits. Il fut, pour les hommes de 1860,
le véritable maître positiviste, Auguste Comte étant, comme
très mauvais écrivain, beaucoup plus difficile à aborder, et
du reste soulevant trop de questions à la fois, et, enfin, ayant
voulu, sans sortir de la conception positiviste, constituer une
religion nouvelle, ce qui le faisait paraître contradictoire aux
•esprits superficiels.
Ce qu'il y a de curieux, c'est que Taine, débutant en maître
•et en chef d'école, n'insista point, ne creusa pas le sillon, et
après un livre de polémique et de position de la question [Les
philosophes fraierais du XIX'^ siècle) et un livre dogmatique
{L'Intelligence) ne s'occupa plus guère jusqu'à la fm de sa vie
que de critique, de morale et d'histoire, toujours, à la vérité, à un
point de vue philosophique, mais non pas de manière à exposer
entièrement le système dont il avait tracé les grandes lignes et
A remplir les cadres qu'il avait établis. Il reste qu'il a été une
<les pensées philosophiques les plus vigoureuses du siècle, et une
date essentielle dans l'histoire de la philosophie française.
Comme moraliste Taine est extrêmement intéressant, d'au-
tant plus que ses idées de moraliste donnent la clef d'une partie
de sa critique et de toute son œuvre d'histoire. Taine était pro-
fondément misanthrope. Il l'était de nature, non pas qu'il fût
amer et haineux, et il a été un ami exquis de courtoisie, d'ama-
bilité, de diligence et de délicatesse. Mais il était timide, un peu
renfermé, et il était un homme supérieur et il aimait à raisonner.
C'est autant de raisons, sinon pour détester les hommes, du
moins pour ne point les aimer et être comme inquiet à leur
endroit. Il était timide et les hommes sont bruyants, encom-
brants et incommodes. Il ne recherchait pas la société d'êtres
qui en général aiment mieux effacer un modeste que l'encou-
j:'ager, et parmi lesquels on ne se fait entendre qu'en forçant la
voix. Il se repliait volontiers sur lui-même et ne trouvait pas
•les hommes aimables, parce qu'il savait peu les rendre aimables
en se rendant sympathique à eux. Il était homme supérieur; et
il faut aux hommes supérieurs une souplesse infinie, qui lut
donnée à très peu d'entre eux, pour engrener, sauf un petit
nombre d'amis, avec les autres hommes. La distance est trop
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 385
grande qu'il faudrait à chaque pas, à chaque phrase et à chaque
mot, savoir faire oublier. L'extrême bonté de cœur, que Taine
avait parfaitement, n'y suffit pas, ni la modestie, qu'il avait
également; il y faut une faculté de prompte adaptation qui est
toute naturelle à l'homme médiocre, que possède quelquefois
l'homme supérieur, qui est plutôt une bonne fortune qu'un
mérite, qu'il ne faut nullement reprocher à l'homme supérieur
de n'avoir point et qui certainement manquait un peu à Hippo-
lyte Taine.
Pour ces raisons, sans compter celles que je ne vois pas, il
vivait en une perpétuelle défiance à l'égard de la race humaine.
L'homme était toujours pour lui, en son fond, « le gorille féroce
et lubrique » (|ui fut peut-être son ancêtre préhistorique. Il
était avide, toujours affamé et souvent cruel. 11 était mené par
des instincts puissants transformés en passions violentes. Il
était un animal sauvage, bridé par le harnais et l'attelage social,
mais resté sauvage, et, pour un rien, devenant terrible.
Pis encore, quoique déjà le portrait semble noir : pour Taine
l'homme est un fou. Ce qui distingue quelques hommes des
animaux, c'est la raison; mais ce qui distingue la généralité des
hommes des animaux, ce n'est pas la raison. L'homme est un
animal qui a de l'imagination. Doué de la faculté d'abstraction,
de la faculté de généralisation, de la faculté dangereuse de prêter
à ses idées abstraites et à ses idées générales les apparences de
la vie, une vie factice, et de les voir comme des êtres animés,
son cerveau se peuple d'hallucinations, s'encombre de chi-
mères, et projetant le tout au dehors, peuple et encombre le
monde de fantômes effrayants, d'êtres fantastiques dont il a
peur, de monstres dont il s'épouvante. Soit qu'il regarde en
lui, soit qu'il regarde dans ce monde extérieur qu'il a com-
pliqué à plaisir, il est en présence d'un peuple de figures étranges
qui le hantent, l'obsèdent et le déséquilibrent. C'est un halluciné
perpétuel et un perpétuel candidat à la démence. Cet homme
qui vous parle est gouverné par des légendes qu'il s'est faites ou
qu'il a héritées et qui dirigent sa vie intellectuelle, sa vie morale
et sa vie pratique. Comment ne le point considérer comme
extrêmement dangereux et effroyable?
De fait, Taine en était très épouvanté et n'éprouvait à son égard
Histoire de la langue. VII [. • 25
380 LA CRITIQUE
aucun sentiment de bienveillance spontanée, et toute sa philan-
thropie, d'autant plus méritoire, était volontaire. Depuis La
Rochefoucauld, je ne crois pas qu'il y ait eu un philosophe aussi
peu convaincu que Taine de la bonté de la nature humaine.
Remarquez même que La Rochefoucauld est beaucoup plus
bienveillant pour l'homme. Entre ceux qui croient l'homme bon
et ceux qui le croient méchant, il y a ceux qui ne le croient ni
méchant ni bon, et il faut bien savoir que La Rochefoucauld
est de ceux-ci. Il le croit uniquement guidé par son intérêt.
« Calomnie! disent les optimistes, l'homme a de bons senti-
ments. » — « Plût à Dieu que La Rochefoucauld dît vrai! répon-
dent les pessimistes, l'homme n'est pas guidé par ses intérêts;
il l'est par ses passions, qui sont mauvaises et cruelles. » La
Rochefoucauld est entre les deux. Il n'est pas si misanthrope
qu'il en a l'air; on pourrait l'habiller en philanthrope. Impos-
sible de donner cette couleur à Taine. Il est avec ceux qui
jugent La Rochefoucauld trop indulgent pour la nature humaine.
C'est dans ces dispositions que Taine aborda l'histoire; ou
plutôt, très systématique, il aborda telle période de l'histoire et
non telle autre, avec le dessein plus ou moins conscient de s'en
servir comme d'un exemple à ses théories sur l'homme; ou,
encore, ayant abordé telle période de l'histoire pour une raison
autre que celle-ci, il s'aperçut très vite que cette période pouvait
servir assez naturellement d'illustration à sa théorie morale et
il ne s'est pas refusé d'en user à cet effet.
Il entreprit l'histoire de la désorganisation de la France de
l'ancien régime, et de l'organisation de la France nouvelle.
C'était le grand sujet laissé inachevé par Tocqueville, et ni
Tocqueville ne pouvait avoir un plus grand successeur, ni Taine
un initiateur plus digne de lui. Dans cette désorganisation il
rencontra d'abord les convulsions de la rue, les fureurs, les
excès et les accès, les « anarchies spontanées » et les « anarchies
organisées » ; et ce fut toute une partie, non pas la plus impor-
tante, mais la plus en lumière, la partie narrative de son
ouvrage. Elle est systématique et elle est passionnée. Elle est
systématique, j'ai dit en quoi. Taine veut montrer le fond de
l'homme, l'être désordonné et cruel qu'est l'homme pour lui.
Il fait remarquer que dans les temps calmes cet homme ne
LES GRIÏKJUES PROPREMEiNT DITS 387
[laraît pas. L'homme social est un homme artificiel. Il est
monté comme une horloge, comme une machine bien faite ou
plutôt comme le rouage d'une grande machine. On ne dirait pas
qu'il est impulsif, et je le crois bien, l'impulsion lui vient du
dehors; et, par la réaction naturelle qui va des actes aux senti-
ments et aux états d'àme, de ce que les actes, qui sont com-
mandés, sont réguliers, les sentiments paraissent réguliers et
les états d'àme relativement calmes. Ils le sont même, la réac-
tion des actes sur l'être intime allant plus loin qu'à l'apparence.
Mais en leur fond ces sentiments et états d'àme sont désor-
donnés et violents. La preuve, c'est que, dès que la contrainte
extérieure n'existe plus, l'être violent se débride et se déchaîne.
Pourquoi, si ce n'est qu'il était tel? La preuve est faite. Regardez
l'homme pendant les révolutions pour savoir ce que c'est que
l'homme : il est horrible.
Et Taine a insisté de toutes ses forces sur ces descriptions et
narrations })arce qu'elles étaient pour lui des démonstrations.
La démonstration n'est pas très probante. De ce que l'homme
est sauvage en temps de révolutions il ne s'ensuit pas néces-
sairement que la sauvagerie soit le fond de sa nature. Qu'est-ce
que « le fond »? Est-ce l'état permanent ou l'état accidentel?
Parce qu'il m'arrive de me mettre en colère est-on fondé à
dire : « Au fond, il est irascible »? Pourquoi le fond de l'homme
ne serait-il pas ce qu'il se montre dans les temps calmes, qui
sont beaucoup plus prolongés que les temps orageux? — Parce
que dans les temjts calmes l'homme est un être artificiel modelé
par la société. — J'entends bien ; mais quelle est la part de l'action
de la société sur l'individu, et quelle est celle de l'individu sur
la société? Si cette société est régulière, est-ce que cela ne peut
pas être parce que les individus la font régulière par leur régu-
larité? Elle les régularise; ils la régularisent aussi sans doute;
et il est même à croire que, si c'est elle qui continue, ce sont eux
qui ont commencé. Il est à croire que l'ordre des sociétés vient
du besoin d'ordre chez les individus. Et s'il en était ainsi « le
fond » de l'homme serait son état ordinaire dans les sociétés
normales. La démonstration n'est pas faite.
Si elle est systématique, cette partie narrative de l'histoire de
la Révolution par Taine est aussi très passionnée. On l'en a
:J88 l\ CIUTKJUE
un peu raillé. Si Taiue était déterministe résolu et croyait que
rien n'arrive qui ne doive fatalement arriver, comment pouvait-
il se faire qu'il s'emportât? Quand on est déterministe, on ne
s'irrite pas plus contre les fureurs révolutionnaires que contre
le tonnerre (jui gronde, la pluie qui tombe ou la sécheresse qui
s'éternise.
La raillerie peut avoir sa justesse; mais ces infidélités à une
doctrine générale, qui empêchent une doctrine d'être un parti
pris, sont très naturelles et très excusables. Elles ont même leur
mérite littéraire. On n'est jamais fâché, quand on s'attendait,
non sans quelque crainte, à trouver un auteur, de trouver un
homme, et l'on n'en saurait vouloir à ïaine de n'avoir pas
atTecté un flegme philosophique que peut-être sa doctrine cher-
chait à lui imposer, mais qu'il n'éprouvait pas. De ce qu'une
œuvre qui pouvait être systématique est vivante, il ne faut
jamais se plaindre.
Mais la partie de beaucoup la plus importante de ce grand
ouvrage, la partie essentielle, est la partie déductive, celle où
Taine montre par quel enchaînement de faits et aussi par quel
enchaînement d'idées se convertissant en faits, la France
ancienne est devenue la France nouvelle. Les causes principales
de la Révolution française j)Our Taine sont les suivantes : abus
criants de l'ancien régime; gaspillage inouï de la fortune
publique et entassement de la fortune publique sur quelques
têtes sans profit pour le bien commun; inégalité honorifique ne
répondant plus à rien et insupportable à ceux qui étaient au
bas de la hiérarchie; enfin développement de l'esprit classique
français devenant idéologie abstraite et raison raisonnante.
Sur les premiers points, Taine n'étant pas original, nous ne
dirons rien ; sur le dernier nous insistons un moment.
Taine avait toujours cru que l'esprit littéraire français con-
sistait dans l'exposition des idées générales. On le lui avait
enseigné au collège; Nisard avait eu sur Taine i)lus d'influence
que Taine ne le croyait; Taine fut plus convaincu de cette idée,
plus systématiquement convaincu, que ne l'étaient ses maîtres.
Partant de cette doctrine, qui est fausse, (jue les hommes du
xvu^ siècle exerçaient surtout leur faculté d'abstraction et ne
procédaient dans leurs peintures que par types généraux et dans
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 389
leurs expositions que par idées générales, il vit ou crut voir
cette tendance devenir au xvni" siècle le goût de l'idée pure,
détachée et contemptrice de la réalité, dédaignant les faits, le
goût de raisonner indéfiniment avec beaucoup de logique sur
ces idées vidées de réalité et préconçues; et c'est tout cela qu'il
appela la raison raisonnante.
Et c'est la raison raisonnante qui a fait la révolution. Elle a,
sans tenir compte des faits, des traditions, de l'œuvre du temps,
dressé un programme conforme à un idéal tout mental, tout
psychique, et elle s'est efforcée de le réaliser.
Une chose pouvait s'opposer à son effort, avertir que cet
effort était vain et téméraire : la science; la science qui sait au
contraire que vieilles institutions sociales et vieux préjugés
sociaux sont des faits qui n'existent que parce qu'ils répondent
à un besoin, qu'ils n'ont donc pas à donner leurs raisons et à
prouver leur légitimité, qu'ils se détruisent lentement d'eux-
mêmes, car ils évoluent, mais qu'on ne les supprime pas brus-
quement au nom d^ne idée, et que, si on les supprime, ils
renaissent après une perturbation funeste et gratuite. Mais la
science n'était pas suffisamment constituée à cette époque.
L'esprit littéraire, devenu esprit « philosophique », avait de
l'avance sur elle et c'est lui qui a enivré les esprits, qui ne pou-
vaient ainsi que faire fausse route.
Un peu de vrai et beaucoup de faux, dans cette idée générale.
Comment l'esprit classique du xvn" siècle est-il devenu l'esprit
philosophique du xvm", ceci n'est clair que pour quelqu'un qui
croit que l'esprit littéraire du xvii^ siècle est un esprit d'abstrac-
tion, ce qui n'est point; et l'école de 1660 est bien plutôt une
école de réalisme. Ecartons donc d'abord cette origine. Quant
à l'esprit littéraire du xvnf siècle, à le considérer en lui-même,
tant s'en faut qu'il soit purement idéologique. Rousseau, Diderot,
Voltaire, sans parler de Montesquieu, sont extrêmement curieux
des faits, sont en grande partie des réalistes aussi, et sont très
loin de se perdre toujours dans le raisonnement se suffisant à
lui-même; et, au cours même des merveilleuses expositions que
Taine fait de leurs œuvres, il est forcé souvent, lui aussi, d'en
convenir. Il faut chercher dans les auteurs de second ordre
comme d'Holbach, Helvétius et Gondorcet, cet esprit idéolo-
MOU LA CRITIQl E
g^ique dont Taine a besoin })oiir expliquer le mouvement intel-
lectuel dont serait née la Révolution, et il est douteux que ces
hommes aient eu toute rinfluence qu'il aurait fallu pour faire
une révolution comme celle de 1789.
On risquera peu de se tromper beaucoup en diminuant rin-
fluence qu'auraient eue les « philosophes » sur le mouvement de
1789, inQuence à laquelle nos pères ont cru comme à un dogme.
Les Cahiers de 1789, qui sont sans doute des témoignages assez
considérables, le prouvent. Il est plus vraisemblable que la
Révolution française fut d'abord une révolution économique
produite par le malaise général (jui était l'eflét d'une adminis-
tration déplorable; puis, que, tout étant détruit par la violence
du déchaînement et des résistances, il a bien fallu, sans êîre
dominé par l'esprit idéologique, tout reconstruire comme sur
table rase, c'est-à-dire avec des idées.
Quelque objection qu'il y ait lieu de faire au système d'expli-
cation de Taine, il n'en est pas moins vrai que, comme œuvre
d'art, le demi-volume où Taine donne ce* explications est un
des chefs-d'œuvre de la littérature française.
De même les chapitres, dans le dernier volume et passhu, où
Taine donne sa philosophie de la Révolution française. Elle est
pour lui, comme pour Tocqueville, une aggravation de l'ancien
régime. Elle a redoublé la centralisation politique, administra-
tive, financière, scolaire, intellectuelle qui était déjà le vice fon-
damental de l'ancienne monarchie. Elle a renforcé l'Etat et
diminué l'individu. Elle a fait une nation de fonctionnaires, au
lieu de faire une nation d'hommes libres. Les assises de la
« caserne impériale » ont été fondées et construites par la
Révolution française et nous vivons encore dans cette caserne
qui ne fait que s'accroître, tout en rétrécissant ses issues.
Il est difficile, d'abord de ne pas admirer l'ampleur à la fois
et l'exactitude de cette peinture, de cette description magistrale
de la France moderne; ensuite de ne pas donner raison à Taine
sur la réalité du tableau. Qiuint aux conclusions qu'il semble en
tirer (car cet ouvrag-e est inachevé), quant aux tendances décen-
tralisatrices qui apparaissent à peu près à toutes les lignes de
cette grande œuvre, (|u'en pourra-t-on dire, si ce n'est que ce
n'est la faute ni de l'ancien régime ni de la Révolution, ni de
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 391
l'Empire, ni de ceux qui se sont successivement coucliés dans
le lit du grand empereur, si la centralisation croissante est une
nécessité des peuples modernes; si ce n'est que tous les grands
faits économiques tendent à la centralisation et forcent d'y
tendre chez toutes les nations sans exception ; si ce n'est, sur-
tout, que le fait même qu'il y ait dans l'étroite Europe plusieurs
peuples également forts, rivaux et tassés les uns contre les
autres, force chacun à se concentrer et à se contracter sur lui-
même; si ce n'est enfin qu'une décentralisation politique, qu'une
décentralisation financière, qu'une décentralisation militaire,
paraissent absolument impossibles et que seules semblent pou-
voir être essayées une demi-décentralisation administrative et
une large décentralisation intellectuelle?
Mais ces questions dépassent les bornes nécessaires de cette
étude et nous ne pouvons que les indiquer. Ce qui est à men-
tionner ici, c'est que les Origines de la Finance contemporanie
ont eu une immense influence et n'ont été rien de moins que le
point de départ d'un mouvement d'esprits qui dure encore et qui
se déclare par des ouvrages extrêmement sérieux, et, signe plus
frappant encore, par des ouvrages frivoles.
Gomme critique proprement dit, et ici nous insisterons davan-
tage, Taine a été véritablement un inventeur. D'abord, de cette
critique littéraire philosophique qui, dans cette seconde moitié
du xix" siècle, a succédé à la critique littéraire historique, il est
le représentant le plus autorisé et le plus éclatant; ensuite il est
véritablement le premier qui ait essayé de faire de la critique
littéraire une science exacte, ou, tout au moins, une science
précise; et la tentative, quoique, à notre avis, destinée à échouer
toujours, est singulièrement honorable et elle a été poursuivie
par lui avec une incomparable vigueur d'esprit.
Avisant deux ou trois lignes, cinq ou six fois répétées, de
Stendhal, vague réminiscence de Montesquieu, et que Stendhal
n'avait pas, je crois, bien comprises, et dont, en tout cas, il
n'avait tiré aucun parti, Taine posa en principe que l'homme de
génie est le produit direct du sol oîi il est né, comme un arbre,
et qu'il doit s'expliquer par ce sol et par la manière particulière
dont il y a été nourri. On pourra donc ramener les mille causes
qui ont contribué à former un homme de génie à trois causes
392 LA CRITIQUE
principales, qu'il s'agira seulement d'étudier bien, })Our bien
rendre compte de l'homme de génie lui-même.
Ces trois causes sont la race dont il fut, le milieu (alentours,
habitat, amis, société du temps) où il a vécu, le moment parti-
culier 011 il est né à la vie intellectuelle et où il a commencé de
penser, de parler et d'écrire. On ne comprendra un homme
supérieur que quand on connaîtra ces trois choses; elles seront
les trois clefs nécessaires et suffisantes qui l'ouvriront.
Toutes les études littéraires de Taine ont été conçues d'après
cette idée et menées d'après ce plan. Cette méthode est très
ingénieuse et elle est très intéressante. Elle autorise et elle
oblige le critique, ({uel que soit l'homme qu'il examine, à décrire
le peuple auquel il a appartenu, la province qui lui a donné le
jour, la ville où il fut enfant, la population de cette ville, et ce
sont autant de tableaux larges, brillants, curieux, et c'est tout
profit pour le lecteur, quand le critique, comme pour Taine
c'est le cas, est un historien, un peu élève de Michelet.
Mais précisément pour ce qu'elle prétendait être, mais
comme méthode scientifique, il n'y a rien de plus contestable
que cette méthode. D'abord elle est une application, une dériva-
tion plutôt de ce fameux axiome, dogme littéraire du commen-
cement (le ce siècle, que « la littérature est l'expression de la
société ». Or rien n'est moins prouvé. IJ faudrait s'entendre. Il
faudrait savoir de quelle littérature il s'agit et de quelle société.
Si l'on entend par « société » cette société restreinte qui existe
à tous les siècles des nations civilisées et qu'on pourrait appeler
la société mondaine, littéraire et artistique, il est très certain
que la littérature; la représente ; mais c'est trop vrai et ne mène
à rien. Que les voltairiens du xvnf siècle soient représentés par
Voltaire, ce n'est pas douteux ; mais n'a aucune portée. — Mais si
l'on entend par « société » la société nationale, la société fran-
çaise du xviu'' siècle, alors il faudra se demander de quelle litté-
rature nous parlons quand nous disons que la littérature
exprime cette société. Car la littérature n'est pas un bloc homo-
gène ; il y a à chaque époque trois ou quatre littératures super-
posées. Or la société française d'une époque est beaucoup mieux
« exprimée » par la littérature des mémoires, des correspon-
dances, des journaux et gazettes, c'est-à-dire par toute la litté-
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 393
rature inférieure que par la haute littérature, laquelle
« exprime » surtout ceux qui la produisent. Il faut donc écarter
d'abord toute la littérature supérieure pour appliquer avec
sûreté la méthode de Taine. Et précisément, c'est toujours aux
grands hommes de la littérature et particulièrement aux grands
poètes que Taine s'est attaché, appliquant ainsi sa méthode à
ceux à qui elle s'appliquait le moins. Car si les médiocres sont
très précisément et les produits et les représentants de leur race,
de leur milieu et de leur moment, et si ce qu'ils écrivent dans
leurs journaux, mémoires ou livres d'un jour est pensé autant
par leurs voisins que par eux et n'a rien de personnel, les
hommes supérieurs, précisément, ne sont supérieurs que par ce
qui les distingue de leurs contemporains, et la seule chose qui
soit intéressante en eux, c'est précisément cette différence, d'où
il suit que la méthode explique tout d'eux, excepté ce qui vau-
drait la peine d'être expliqué.
Il en résulte que la méthode de Taine indique toujours mieux
ce que n'a pas été un grand auteur que ce qu'il fut, et ce qu'ont
été ceux qui n'étaient pas lui, que ce qu'il a été lui-même. Son
La Fontaine sera très bien le portrait d'un Champenois du
xvn* siècle, son Racine le portrait d'un homme de cour du
xvn" siècle, et son Balzac le portrait d'un Parisien surchautîé
du xix" siècle; mais ce qu'ont été particulièrement La Fontaine
ou Racine ou Balzac est beaucoup moins net. Excellente méthode
pour peindre les voisins d'un grand homme et montrer en
quoi il leur ressemble, ce qui est intéressant ; faible pour le
peindre lui-même et montrer en quoi il se distingue des autres,
ce qui le serait davantage. « J'ai lu un Corneille de Taine, pour-
rait dire un mauvais plaisant, et le siècle de Louis XIII est un
siècle bien amusant. Je l'ai parcouru avec délices. Il a des
mœurs toutes particulières et un tour d'esprit tout à fait
curieux. L'architecture est d'un style très élégant et précieux.
Les modes d'habillement sont pleines d'une fantaisie très savou-
reuse. — Et Corneille dans tout cela? — Corneille? Il me semble
que j'en ai entendu parler. Je crois môme qu'il était le cicérone
qui me promenait à travers toutes ces curiosités. »
Ai-je besoin d'ajouter qu'on échappe toujours à son système
et que Taine ne laissait pas de s'en évader pour peindre comme
394 LA CRITIQUE
tout le monde un homme de génie d'après ses œuvres et pour
montrer les beautés de ces œuvres, comme tout le monde, selon
l'impression qu'il en avait reçue? Mais s'il rompait quelquefois
sa chaîne, il faut convenir que souvent il la reprenait volontiers.
Toutefois, ce qui précède n'est que la moitié de la méthode
critique de Taine. Quand il avait expliqué un auteur par ses
entours, qui l'expliquent d'autant moins qu'il est plus grand, il
l'analysait en essayant de se placer au centre de cet auteur
même, et c'était la seconde partie de sa méthode.
Ici intervenait cette faculté qui pour Taine est à peu près le
tout de l'homme, et qui chez lui était sinon le tout, du moins le
fond môme, la faculté d'abstraction. Taine croyait que l'homme,
mathématiquement « déterminé » par son caractère inné, et
fatalement poussé par les forces de ce caractère, « théorème qui
marche », peut être ramené tout entier à une force unique à
laquelle toutes les autres se subordonnent et qui est le grand
moteur de cette machine. Cette force centrale c'est la « faculté
maîtresse «.''Cette faculté maîtresse soumet à elle-même toutes
les facultés moins fortes qu'elle, les fait servir à son dessein ou
plutôt à sa tendance, et modèle sur elle-même l'être entier.
Découvrir la faculté maîtresse d'un homme, sera donc le saisir
lui-même, comme dans sa racine, et rien ne sera plus facile
ensuite que de suivre dans tous ses actes et dans toutes ses
œuvres le développement de cette force initiale.
Comme procédé, cette idée est excellente; carelle donne à un
portrait ou à une étude une unité, une netteté, une rectitude où
l'esprit du lecteur comme celui de l'auteur se complaît fort.
Comme méthode même ce n'est pas mauvais encore; car
c'est à peu près nécessaire. Dans la complexité d'une nature
humaine, surtout quand elle est riche, il faut bien, pour n'être
pas indéfini, et pour être clair, éloigner, écarter beaucoup d'élé-
ments secondaires, et, assez vite, on arrive, sans trop forcer les
choses, à une seule partie très importante, qui nous paraît, qui
est peut-être, à peu près, sinon le tout, du moins ordonnatrice
et régulatrice du tout.
Comme vérité, l'idée de Taine ne peut pas être acceptée sans
de fortes réserves. Aux yeux du bon sens, de l'observation
non systématique, il semble qu'il y a des hommes qui sont con-
LES (CRITIQUES PROPREMENT DITS 39!^
struits selon la conception de Taine et qu'il y en a qui sont
construits tout différemment. Il y a des hommes construits sys-
tématiquement et d'autres qui ne le sont pas ainsi. Taine lui-
même est construit systématiquement et on peut, pour faire son
portrait, lui appliquer sa méthode. D'autres ont un jeu plus
libre. Certains ont une faculté maîtresse, comme certains ont
une passion maîtresse. D'autres ont plusieurs facultés qui se
contre-balancent, et qui luttent entre elles ou concourent, comme
certains ont plusieurs passions qui sont en conllit ou qui finis-
sent par s'équilibrer. Faire tenir un homme dans une formule,
quelquefois est possible, satisfait l'esprit, quelquefois est impos-
sible, répugne à l'esprit qui tente de le faire et surtout à ceux
qui assistent à cette tentative. On voit assez bien la faculté
maîtresse d'un Hugo ou d'un Chateaubriand et le moyen de
faire rentrer dans cette faculté maîtresse ou d'y rattacher tout
ce qu'ils ont été. On voit moins bien la faculté maîtresse d'un
Lamartine, d'un La Fontaine, d'un Bossuet (quoique Nisard
ait dit (jue c'était le bon sons) ou même d'un Voltaire. On sent
que pour certains auteurs, comme pour certains hommes, le
procédé qui sert à les exposer peut être déductif, et que pour
certains autres c'est au procédé descriptif qu'il faut recourir.
On sent que la nature humaine est très diverse et que pour s'en
rendre compte il faut une méthode aussi diverse qu'elle, c'est-
à-dire, peut-être, qu'il faut plusieurs méthodes, et que les Mon-
taigne, les La Bruyère et les Sainte-Beuve ont, comme d'ins-
tinct saisi ici le véritable procédé, qui est d'en avoir plus d'un.
— Mais alors la critique n'est pas une science! Elle n'est qu'un
art! — Il est possible, il est probable môme qu'elle est, comme
toutes les sciences qui s'appliquent à l'humanité, une science
toujours en partie conjecturale , c'est-à-dire un savoir plutôt
qu'une science, une connaissance incomplète qui est mêlée
d'art et de science; qui sait jusqu'à un certain point; ensuite a
des intuitions; ensuite suppose; ensuite imagine; et enfin est
destinée à se rapprocher toujours de la science sans l'atteindre
jamais.
Les deux méthodes de Taine, la première d'approches et
d'investissement, la seconde de prise et de conquête, ont donc
et servi et desservi leur autour, tantôt l'égarant hors du sujet,
390 LA CRITIQUE
tant l'y établissant assez fortement. Mais ce qui est indépen-
dant (le ses méthodes c'est son talent, qui fut très grand; ce sont
ses facultés de moraliste })arfois pénétrant, d'historien informé
et passionnément diligent, quoi({ue trop prompt aux générali-
sations et trop enfoncé dans les idées fixes, de peintre enfin,
vigoureux, énergique, puissant, n'ayant d'autre défaut que de
ne pas dissimuler sa force et de n'avoir jamais connu les grâces
de la nonchalance.
Comme de tous les talents qui s'imposent au lieu de s'insi-
nuer, l'influence de Taine fut prompte, générale et décisive. Le
« milieu » était bon, du reste, et le « moment » aussi. Le
pessimisme, d'abord par réaction contre le double optimisme
révolutionnaire et romantique, un peu plus tard par influ(Mice
de l'Allemagne, était très répandu en France, et Taine était
pessimiste de nature, de système et de conclusions. Le maté-
rialisme, par l'effet de réactions analogues, gagnait du terrain,
et, sans être matérialiste à la façon du xvni'' siècle, Taine était
énergiquement anti-métaphysicien , sans compter qu'il était
« matérialiste » dans son style, comme on disait vers 1840.
Enfin (sans qu'il faille pousser trop cette considération) l'in-
dividualisme moderne s'accommode un peu d'une doctrine ou
d'une tendance qui est négative de l'individualité des grands
écrivains. Il n'y a pas contradiction, bien au contraire. L'indi-
vidualisme est jaloux et no déteste point qu'on enlève ou qu'on
paraisse enlever leur moi à des hommes supérieurs dont le moi
est extraordinaire et humiliant.
Pour ces raisons, en y ajoutant la principale qui est que
Taine avait du génie, il a exercé pendant vingt ans environ
chez nous l'empire que Spencer a eu dans les pays de langue
anglaise. Sa philosophie fut à la mode et presque populaire;
sa morale ne fut que trop répandue; sa critique fut classique,
scolaire et n'a été détrônée, encore incomplètement, que par
celle de M. Ferdinand Brunelière.
Son histoire seule fut très discutée. Elle était moins dans le
« moment ». La puérile adoration de la Révolution française
durait encore et, chose divertissante, comme les révolution-
naires étaient pour la plupart matérialistes, ce qui est une con-
tradiction, la révolution ayant été essentiellement idéaliste, ils
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 397
virent une contradiction dans Taine qui était log^ique, et lui
reprochèrent « étant matérialiste » d'être anti-révolutionnaire,
alors qu'il était tout naturel qu'il réprouvât dans la Révolution
l'œuvre de la « raison pure », de la chimère optimiste et du
spiritualisme effréné.
Mais, tout compte fait, son influence fut considérable, et elle
ne fut combattue guère que par celle de Renan, qui fut plus
lente, procédant par insinuations et captation caressante.
Et, surtout, ce fut un grand penseur, que la postérité mettra
au rang- des Auguste Comte et des Renan, un peu au-dessous
peut-être; au rang des Condorcet, des Tracy, des Condillac, et
sans doute un peu au-dessus; dont les intuitions furent pro-
fondes, dont les aperçus furent lointains, dont les erreurs mêmes
furent si fécondes en discussions qu'elles ont ensemencé pour
longtemps le champ des idées.
Ernest Renan. — Renan ' qui, comme Taine, du reste, a
sa place marquée dans cet ouvrage aussi bien au chapitre des
philosophes qu'au chapitre des historiens et aussi bien au cha-
pitre des historiens qu'au chapitre des critiques, peut être défini
d'un seul mot, qui, heureusement, n'est pas une formule : ce fut
l'homme le plus intelligent du xix' siècle. On peut considérer
sa vie comme l'histoire d'une intelligence qui conçoit d'abord
un certain ordre d'idées , puis un autre , sans abandonner le
premier, puis un autre sans abandonner les deux précédents;
qui à chaque élargissement de son cercle cherche à combiner
toutes les idées d'autrefois avec toutes les idées nouvelles, et y
réussit à force de souplesse et aussi de puissance; qui enfin, aux
approches du terme, joue un peu avec toutes les idées possibles,
se les étant toutes rendues familières, et dont c'est le signe de
fatigue de folâtrer avec les idées générales avec une aisance
merveilleuse.
Il commença par la vie chrétienne et par la conception chré-
tienne; et il en garda toujours non seulement la marque, mais
le fond même, si le fond en est l'attache aux choses spirituelles,
le mépris des choses d'intérêt, la croyance que l'homme ne vit
que par la pensée, la croyance qu'il ne vaut que par la pureté,
1. Né à Tréguier en 1823, mort en 1892.
398 LA CRITIQUE
le désintéressement, le culte de l'esprit et en un mot par l'idéal,
la croyance aussi que ce culte de l'idéal a pour représentants et
pour ministres ici-bas un certain nombre d'hommes marqués
d'un signe, et que ce clergé de l'humanité est un patriciat qui
devrait avoir des droits spéciaux et qui a toujours des devoirs
particuliers. Renan fut destiné en sa jeunesse à la prêtrise; il
cessa d'être clerc; il ne cessa jamais d'être lévite.
Quittant le séminaire aux approches de 18i8 par respect pour
sa conscience qui lui interdisait d'enseigner une foi qu'il n'avait
plus, il s'éprit de science, et transporta à la science toute la
passion qu'il avait eue pour la religion. Il fit de la science une
religion à proprement parler, la considérant comme la direc-
trice de l'humanité, lui demandant de résoudre « tout le pro-
blème », de dire le mot de l'énigme de l'univers, croyant qu'elle
le dirait sûrement, la dénonçant à l'avance comme une vanité
si elle devait ne pas le dire, en attendant lui conférant le carac-
tère sacré, voulant que ses représentants et ses ministres fus-
sent tenus pour pasteurs des peuples et respectés et obéis
comme tels, voulant aussi que, s'ils devaient avoir les droits
du sacerdoce ils en eussent aussi les obligations, concevant
pour guider l'humanité un savant qui serait un ascète et un
ascète qui serait un savant, s'enivrant de cette vision où il y
avait des souvenirs du séminaire, des réminiscences du saint-
simonisme et des influences d'Auguste Comte [Avenir de la
science, écrit en 1848).
Dès lors, sa philosophie, sa politique, sa critique et le rôle
scientifique qu'il se réserve se dessinent dans son esprit. Sa
philosophie sera celle d'un positiviste, au fond, mais d'un posi-
tiviste si plein d'imagination qu'il ne se résoudra jamais à
couper les ailes de sa poésie et de sa fantaisie même, qu'il ne
se résignera point à s'arrêter au seuil de l'inconnaissable, quitte
à donner pour des « probabilités » ou pour des « rêves » ce
qu'il saura qui n'est point prouvé et ne peut l'être.
I^ositiviste pourtant, il posera en principe cette vérité néga-
tive que Dieu « n'agit point en ce monde par des volontés
particulières » (Malebranche) et ([u'il n'y a aucune trace de
surnaturel dans le monde. Donc })oint de religions révélées;
point de « religions naturelles » non plus, à proprement parler,
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIII, CH. VIT
ERNEST RENAN
d'après un cliché photographique d'Adam Salomon
(Phot. Goupil et Ce)
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 399
la nature n'enseignant point de religion et ne révélant qu'un
système tle forces agissant d'une façon déterminée les unes sur
les autres.
Mais une philosophie générale peut exister par... par suppo-
sition; et la supposition peut être permise, et l'on va voir, du
reste, qu'elle peut être admirable. On peut supposer qu'au com-
mencement il y avait un effort du néant vers l'être, ou, si cela
paraissait inintelligible, quoiqu'il ne le soit point, un effort
de l'incoordonné vers le coordonne, de l'indéfini vers je défini,
de l'aveugle vers l'intelligent, de l'inconscient vers le conscient,
du chaos en un mot vers le monde. Cet effort, ce 7iisus, il est
primordial et il est éternel. Il s'est produit au commencement
uchronique des choses, il se continue depuis lors, il se conti-
nuera éternellement. L'effort vers l'être s'est réalisé dans les
étoiles et les planètes se dégageant du tourbillon cosmique,
puis dans le minéral, puis dans le végétal; la vie apparaît, elle
est une organisation ; elle est l'être véritable ; vie plus riche,
être plus complet dans l'animal; vie intelligente et consciente
d'elle-même, être plus complet, dans l'homme. De la chose à
l'homme progrès constant, effort de plus en plus réalisé, être
qui veut être, qui s'essaye à être, qui réussit à être, enfin qui est.
Ce n'est pas tout ; et même ce n'est rien. Cet être qui est
intelligent de lui-même et conscient de lui-même, ce qu'aucun
être avant lui ne fut, il n'est pas grand'chose, il a en lui une
quantité d'être bien faible, s'il n'est intelligent, en effet, que de
lui-même et s'il n'est conscient que de soi. La véritable supé-
riorité de l'homme, ce par quoi il est plus que ne so)it les autres
êtres, c'est qu'il a une certaine intelligence de l'univers et une
certaine conscience de l'univers. Il le comprend, il le ramasse
en lui et il le reflète. L'univers aboutit à l'homme et se com-
prend lui-même dans l'homme seul. Il devient intelligent par-
tiellement dans les animaux; mais il ne devient intelligent d'une
intelligence qui tend à être totale que dans l'homme.
Il y a plus : dans l'homme il devient moral. Il ne l'est qu'en
lui. Il n'y aurait pas un atome de moralité dans l'univers si
l'homme n'existait pas. La nature n'enseigne point la moralité
à l'homme; elle lui enseigne le contraire. Qu'est-ce à dire? Que
la morale est un préjugé? C'est comme si l'on disait que la vie
400 LA CRITIQUE
est un préjugé parce qu'elle n'existe pas dans le minéral et que
le minéral ne l'enseig^ne pas à la plante ; c'est comme si l'on
disait que la locomobilité est un })réjugé parce qu'elle n'existe
pas dans le végétal et que le végétal ne l'enseigne pas à la bête ;
c'est comme si l'on disait que la raison est un préjugé parce
qu'elle n'existe pas dans les animaux et que les animaux ne
l'enseignent pas à Tliomme.
Qu'est-ce à dire encore? Que la morale est une invention
humaine? Point du tout. L'homme n'invente rien. Il est le point
d'aboutissement du processus général. L'univers qui alioutit
dans la plante à la vie, qui aboutit dans l'animal à l'intelligence
partielle, aboutit dans l'homme à l'intelligence générale, à la
conscience générale et à la moralité.
Et dès lors? Dès lors, loin que ce soit fini, tout commence.
Le nisus universel a abouti à être, dans l'homme, un animal
capable seulement de nisus indéfini et de progrès sans terme.
L'homme, et c'est son sigiie, l'homme, seul de tous les animaux,
est capable de progrès. Cela est pour l'avertir que, loin qu'il
doive contempler en lui-même l'avènement de l'univers, il doit
considérer que l'univers, en vérité, commence en lui, n'est avant
lui qu'une ébauche, est en lui un germe capable de développe-
ment, et que l'œuvre de l'homme, en comprenant l'univers, en
intellectualisant l'univers, en moralisant l'univers, est de pousser
l'univers du côté de la perfection.
Et comme l'être véritable c'est l'être parfait; comme l'être à
quoi il manque quelque chose n'a qu'un semblant d'existence,
n'a qu'une existence qui n'est qu'un désir d'existence et une
image de l'existence qui sera un jour, en poussant l'univers du
côté de la perfection intellectuelle et morale, l'homme en vérité
a créé l'univers. L'univers est une création continue qui aboutit
à l'bomme, pour, par l'homme, aboutir plus haut; parlons
mieux, qui aboutit à l'homme, pour, par l'homme, réellement
aboutir.
Mais l'être parfait, qui est en éternelle formation pai' le nisus
aveugle de l'univers, par l'elTort intelligent de l'homme, qu'est-
ce enfin? Mais... c'est Dieu. Les hommes n'ont jamais donné à
l'être parfait d'autre nom que celui de Dieu. Ce à quoi l'univers
tend c'est à Dieu; ce à quoi l'homme tend s'il veut y tendre,
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 401
s'il est conscient, intelligent et moral, c'est à Dieu; ce que fait
l'univers en tendant à l'être et ce que fait l'homme en tendant
à la perfection de l'être, c'est Dieu. Dieu est au bout de l'effort
du monde et de l'efTort de l'homme. Il se fait, il devient, fil,
comme ont dit les philosophes allemands. Nous contribuons à le
faire. Nous disons fiat Deus, en disant ftat lux. La création n'est
pas au commencement des temps; elle est à la fin des temps;
le monde marche vers la création du monde. La création n'est
pas une dégradation de la divinité laissant tomber de ses mains
une œuvre imparfaite; elle est une ascension de l'œuvre impar-
faite vers une perfection qui sera Dieu réalisé.
Et que cette théorie n'étonne point ou ne scandalise pas, en
ce qu'elle semble atermoyer l'existence de Dieu et la faire
dépendre de nos tentatives et du succès de nos efforts. Ce qui
trompe ici c'est la notion de temps. Pour nous, qui distribuons
tout dans le temps et ne pouvons concevoir les choses que sous
l'espèce du temps, sub specie temporis, nous voyons, dans la
théorie précédente, l'univers s'acheminant vers un Dieu hypothé-
tique qui pourra exister si les circonstances le favorisent; mais
imaginez les choses, le temps étant supprimé, sub specie seterni-
tatis, le temps n'étant qu'un moment : l'univers est Dieu réalisé,
sans que Dieu attende. Dieu est réalisé dès le premier nisus du
monde vers Dieu, puisque ce nisus doit aboutir. Dieu est réalisé
au commencement (apparent) <le l'univers comme à la fin
(apparente) du monde. Il est au début et au dénouement et dans
l'intervalle. Il est dans son devenir. Il a été, et il est dans il
sera, puisque pour lui, passé, présent et futur n'ont pas de
sens, puisque pour lui et en lui foi été, je suis et Je serai sont
le même temps.
Mais nous, qui sommes dans le temps, nous ne pouvons le
concevoir que dans les conditions du temps, et nous ne pouvons
le voir que réalisé dans ce que nous appelons l'avenir, réalisé
par notre croyance en lui, notre espérance en lui, notre ardeur
vers lui, notre obstination à vouloir qu'il soit et à le faire.
C'est dans cette philosophie hardie, originale et singulière-
ment haute que se vérifie ce que j'ai dit de l'aptitude de Renan,
le grand intellectuel, à concevoir tout un nouveau monde d'idées,
sans abandonner les idées qu'il a eues précédemment et en les
Histoire de la langue. VIII. 26
402 LA CRITIQUE
faisant rentrer comme dans le cadre des nouvelles venues. Pour
lui, le christianisme en ses éléments essentiels trouve sa place
dans ce nouveau système, y est accueilli et n'y est point blessé.
Dieu existe en ce sens qu'il plane au-dessus du monde qui le crée.
11 est créateur en ce sens que le monde n'a de sens et n'existe
que par son aspiration vers l'être parfait qui est Dieu. Il est
rémunérateur et veng^eur en ce sens que le suprême châtiment
pour rhomme c'est de ne point participer à Dieu en ne contri-
buant pas à le réaliser, et sa suprême récompense est d'être
comme un moment du Dieu éternel. Les hommes sont les
« enfants de Dieu », puisqu'ils sont comme sa chair, puisqu'ils
sont ce dont il est fait. Ils auront la « vie éternelle » s'ils le
méritent, c'est-à-dire qu'ils auront en eux quelque chose qui ne
passe point, s'ils pensent les choses éternelles et les réalisent
en les pensant : « La partie éternelle de chacun, c'est le rapport
qu'il a avec l'infini ». L'àme est immortelle, en ce sens qu'elle
échappe au temps dès qu'elle est capable d'éternité, dès qu'elle
fait partie de l'éternel en sachant le concevoir.
Ainsi de suite. La philosophie un peu flottante de Renan
rallie les opinions en les subtilisant, en n'en prenant, en
quelque sorte, que l'essence pure et en montrant avec une
suprême habileté que cette essence ne se distingue point de
celle d'à côté ou de très loin, ou, tout au moins, qu'elle a comme
le même parfum. Ce fut le philosophe subtil, caressant et
charmeur. Gela tenait à ce qu'il ne songeait qu'à se satisfaire,
et qu'il était très bon. Il était hospitalier pour satisfaire son
besoin de tout concilier et de tout aimer, et il mettait les sou-
plesses et les adresses infinies de son intelligence au service de
l'hospitalité de son cœur. Sans compter que son intelligence
aimait à planer sur le vaste champ des contradictions et des
antinomies et trouvait un plaisir de force aisément et gracieu-
sement exercée à les résoudre en les conciliant. Sans compter
encore que son esprit doucement malin ne détestait pas montrer
à tout le monde que chacun avait un peu tort de tant tenir à son
opinion, puisque chacun pensait sans le savoir ce que pensait
son voisin, et celui-ci ce que pensait l'autre, sans être assez avisé
pour s'en apercevoir.
La politique de Renan fut la résultante la plus nette de l'état
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 4®3
d'esprit qu'avaient laissé en lui et son quasi-sacerdoce chrétien
et son quasi-sacerdoce scientifique. Toute sa vie il fut aristo-
crate impénitent. Soit qu'il se souvînt de l'idée qu'il avait eue
du rôle de prêtre, soit qu'il se souvînt de l'idée qu'il avait eue
du savant, il aboutissait toujours à cette idée, et s'y tenait, que
l'humanité doit être p^uidée par son élite. Pour lui la démocratie
n'était pas une organisation politique, c'était l'absence d'orgar
nisation. Il ne cherchait pas à s'expliquer pourquoi l'humanité
semble tendre vers la démocratie comme d'un progrès continu,
ce qui est cependant significatif et fait pour frapper un homme
pénétré de l'idée du progrès universel. Si le monde est en
progrès et tend comme nécessairement vers le mieux, c'est-à
dire vers une organisation de plus en plus savante, ou, si l'on
veut, de moins en moins rudimentaire, comment se peut-il faire
que les sociétés, après avoir connu les organisations aristocra-
tiques, inclinent et, pour parler selon les idées de Renan;
reviennent à l'organisation et à l'état comme élémentaire et
primitif de la démocratie? Pour ceux qui ne croient pas au
progrès, l'objection n'existe pas. Pour ceux qui ont remplacé le
mot progrès par celui d'évolution et qui croient au progrès
sans doute, mais non continu, et que les régressions sont con-
ditions et fonctions du progrès, l'objection n'existe pas. Mais
Renan semble avoir été un progressiste proprement dit. Peut-
être ne l'était-il qu'à moitié et admettait-il des moments, sinon
de recul, du moins de stagnation et de tâtonnement et croyait-il
que nous sommes, dans le cours de l'histoire, à un de ces mo-^
ments-là.
Toujours est-il qu'il estimait sans hésitation que le monde
moderne, en politi<|ue, tourne le dos à la vérité, même relative,
fait absolument fausse route, et devra, pour se remettre en
marche vers le bien, vers son propre bien, changer absolument
de direction. Le gouvernement du peuple par le peuple est un
leurre; le gouvernement du peuple par les mandataires du
peuple ne serait bon que s'il était, selon un mot célèbre, « le
gouvernement des meilleurs choisis par tous » ; mais il n'en est
rien, et ce gouvernement n'est pas autre chose que le gouveiv
nement du peuple par ceux qui lui ressemblent sans le valoir»;
Car Renan a médit de la démocratie; du peuple, non, Il estime
404 LA CRITIQUE
sa générosité, sa candeur, son esprit de fraternité et de charité,
sa facilité à s'éprendre d'une idée générale pour peu qu'elle ait
des apparences au moins de grandeur et de noblesse, son
absence complète du sentiment du ridicule, qui n'est pas une
lacune, mais une force, et une force saine. Seulement il croyait
■que la politique est une science et que le peuple n'est pas savant,
et il en reste toujours à sa conception de f Avenir de la science :
une nation dirigée et gouvernée par son académie des sciences
morales; et de plus il croit que le peuple est inhabile à se con-
naître en hommes, et son opinion là-dessus est exactement le
contre-pied de celle de Montesquieu : « Le peuple est admirable
pour choisir ses magistrats ». Renan n'a point varié en politique,
et, malgré certaines concessions apparentes qui pourraient bien
n'être que des redoublements d'ironie, et qui, en tout cas, ne
sont que des boutades, il est mort, ou en regrettant que le monde
devînt démocratique, ou en espérant que ce n'était là qu'un
passage.
La critique de Renan ne peut pas nous occuper longtemps puis-
qu'il s'est peu occupé de critique. Au fond, il méprisait ce genre
de divertissement. Il ne lisait les critiques que quand ils étaient
des penseurs, ce qui ne laisse pas d'être assez rare, et quand
ils abordaient les idées générales. Il estimait fort « M. Taine »,
tout en n'étant de son avis sur quoi que ce soit. C'est que Taine
était l'auteur de V Intelligence, des Philosophes français, des
Essais de critique et d'histoire, et peut-être de Thotnas Grain-
dorge. De tous les autres critiques du siècle et des siècles pré-
cédents, je crois être sûr qu'il n'a lu aucun. Il a fait œuvre
de critique cependant, assez souvent, au cours de ses études
générales, et l'on pourrait, en réunissant ces extraits, former
un petit volume qui ne serait point sans saveur. Renan, pour
tout dire — ou à peu près — d'un seul mot, n'aimait pas la litté-
rature. Poète, et grand poète, comme on peut s'en apercevoir
en lisant les Souvenirs d'enfance, il avait peu de goût pour les
poètes et l'on voit par ce qu'il a écrit sur Victor Hugo combien
son admiration est forcée, et gauche parce qu'elle se force. Des
prophètes hébreux il a compris l'éloquence, et ne s'est pas
donné la peine de comprendre la poésie. Il a peu de goût
pour le xvn" siècle, ne parle de Bossuet que pour déclarer à
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 405
son égard une manière de répulsion, et n'a évidemment que
peu de commerce avec Corneille, Racine et La Fontaine. Quant
aux romans, il a reçu un romancier à l'Académie française en
en déclarant qu'il regrettait le temps où des indications margi-
nales, des « manchettes », permettaient de voir rapidement ce
dont il s'agissait sans qu'on fût obligé de lire le texte. Pis
encore : il a dit un jour qu'il se souhaitait dix années d'extrême
vieillesse, de vieillesse impuissante à toute occupation intellec-
tuelle, pour lire des romans. On ne peut guère être plus négatif.
Il détestait même, non pas le style, c'est assez prouvé, mais
le souci du style et le travail pour l'apprendre et les méthodes
pour s'en faire un. L'éducation littéraire classique, originaire
des collèges de Jésuites et florissante dans les collèges de l'Uni-
versité moderne, lui était en horreur : « Les compositions de
pure rhétorique m'inspiraient [au petit séminaire] un profond
ennui. Je ne pus jamais faire un discours supportable. » —
« Ecrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnelle-
ment me paraissait le jeu d'esprit le plus fastidieux. » — Cet
enseignement est trop peu « rationnel », trop peu « scienti-
fique » ; « ne dirait-on pas que ces deux cents élèves sont tous
destinés à être poètes, écrivains, orateurs? » Il croit que l'artiste
n'a un style qu'à la condition de ne pas avoir appris à écrire, ce
qui est vrai en ce sens que l'on n'a un style original que si on a
un esprit original, lequel, ou n'a jamais appris à écrire, ou a
désappris ce qu'on lui a enseigné là-dessus; mais ce qui ne
prouve point que l'éducation littéraire soit inutile, laquelle n'a
pour but que d'apprendre aux esprits ordinaires à écrire pro-
prement comme tout le monde.
En un mot Renan, en littérature, n'estime absolument que
la pensée, et particulièrement que la pensée philosophique,
exprimée en une langue originale; et, s'il ne supprimerait pas,
du moins il dédaignerait tout le reste. Il n'y a point d'affectation^
quoiqu'il y ait quelque excès, dans cette manière de voir,
puisque Renan a un style que certainement il ne doit qu'à lui,
et puisque, s'il s'est fait à lui-même cette infidélité d'être plu-
sieurs fois un vrai poète, du moins aucune ligne de son œuvre
né sent la rhétorique.
Mais la grande tâche de Renan fut l'histoire. Un grand monu-
406 LA CRITIQUE
ment et quelques maisonnettes autour, c'était le programme
qu'il s'était tracé de bonne heure. Ses maisonnettes furent ses
Dialogues philosophiques, ses études diverses d'histoire reli-
gieuse, ses articles de sociologie et de politique, plus tard ses
drames ou romans dialogues, ou fantaisies philosophiques et
morales. Son monument fut l'histoire des origines, de la nais-
sance et du développement du Christianisme jusqu'au iv" siècle,
c'est-à-dire VHistoire d'Israël et VJIistoire des origines du
Christianisme.
Il avait choisi ce sujet pour montrer par un grand exemple
comment les idées morales évoluent dans l'humanité; comment
le monde est capable (ïun progrès et par conséquent comment
il est capable de progrès. Si l'office du monde est de réaliser un
Dieu, nulle histoire ne sera plus considérable que celle qui mon-
trera comment, à une époque précise, à un moment de l'histoire
qui a duré environ quinze siècles, mais s'est condensé à peu
près en cinq cents ans, l'humanité a réussi à créer un être
qu'elle a cru un Dieu, une religion qui contenait plus de divin
que toutes les religions précédentes, et a mis dans le monde,
pour ainsi dire, une plus grande source et un plus grand fleuve
de divinité.
Ce grand sujet, il l'a traité complètement, avec une fermeté
de dessein dont ne le détournaient nullement ses excursions dans
la politique, dans la science morale et dans la philosophie. Il
est certainement regrettable qu'il ait commencé à l'aborder par
le milieu ou par le centre, débutant (en 1863) par la fameuse
Vie de Jésus, continuant par l'histoire du christianisme jusqu'à
Marc Aurèle, achevant par V Histoire des Juifs ; et la méthode du
In médias res n'était nullement indiquée ici. Il en est résulté que
longtemps la grande personnalité de Jésus a paru au lecteur avoir
éclaté dans le monde sans antécédents qui l'expliquassent, ce
qui était conforme à la conception du christianisme qu'avaient
eue nos pères, mais précisément contraire à la conception de
Renan lui-même. Il en résultera, même pour la postérité qui
lira l'ouvrage en commençant par son commencement, une
manière ou une apparence de rupture, Aliiatus entre l'histoire
des Juifs et l'histoire des chrétiens; et ceci même n'est pas du
tout conforme à la pensée de Renan.
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 407
Il est à remarquer même, sans insister trop sur ce point,
auquel cas on sortirait de la mesure, que la figure même de
Jésus, assurément essentielle, n'aurait sans doute pas été la
même si Renan fût arrivé à elle après avoir non seulement
connu (il les connut, il les connaissait déjà fort bien) mais étudié
dans un commerce plus intime les prophètes antérieurs à Jésus.
Il est probable, dans cette hypothèse, que Renan se fût un peu
plus avisé que Jésus leur ressemblait, et que ce qu'il a mis d'un
peu trop féminin dans le personnage de Jésus, sans disparaître
complètement, ce qu'il ne faudrait point, eût été sensiblement
réduit; et que, par suite, le mot qui revient souvent, quoi qu'on
fasse, en lisant la Vie de Jésus, c'est à savoir le mot de roma-
nesque, n'eût pas eu prétexte à venir à l'esprit en la lisant.
Puisque nous en sommes aux critiques, il faut répéter celle
que tout le monde a faite, et avec plus de vivacité que d'autres
M. Brunetière, et qui vise une certaine tendance, plus forte à
mesure qu'on avance, à des rapprochements imprévus et trop
spirituels entre les choses d'un passé très ancien et les choses
contemporaines. Encore que ceci soit dans le dessein de « faire
comprendre », on soupçonne trop que c'est un peu aussi dans le
dessein de s'amuser ou d'amuser, de quoi ce n'est pas le lieu,
et d'ailleurs c'est moins propre à faire comprendre les choses
que ce n'est de nature à en donner une idée fausse.
Disons encore, pour épuiser les objections, que Renan n'a pas
eu le courage, très difficile, de rejeter absolument les légendes,
et là où l'on ne sait rien, de dire : on ne sait rien, ce qui est le
premier devoir en choses d'histoire. Rapporter, si l'on Aeut, les
légendes à titre de documents sur l'état d'esprit de ceux qui y
ont cru, et strictement à ce titre, cela est permis, peut-être même
utile. Chercher dans les légendes la part de vérité, le minimum
de vérité qu'elles peuvent contenir, là où les documents font
défaut, est œuvre vaine, puisqu'il est œuvre de pure et simple
imagination; et ceci s'applique à ï Histoire d'Israël et à une
partie de la Vie de Jésus; nullement au reste de l'ouvrage.
Ces réserves faites, il n'y a qu'à admirer comme il n'y a qu'à
profiter dans cet étonnant monument historique et littéraire. Le
grand livre de Renan c'est l'explication de la banqueroute du
monde antique. Comment et pourquoi l'antiquité avec sa philo-
408 LA CRITIQUE
Sophie, sa « sagesse », sa littérature morale si forte et si belle,
sa poésie « qu'on a crue divine », à un moment donné, a-t-elle
cessé de suffire au genre humain? Comment a-t-elle pu être rem-
placée dans l'estime et dans l'adoration des hommes par une
doctrine issue du mysticisme ardent de quelques obscurs pro-
phètes juifs? Comment cette révolution morale, qui touchait au
fond même de la nature humaine, a-t-elle été si rapide et comme
foudroyante, n'ayant guère mis que trois siècles à s'accomplir
entièrement, malgré l'obstacle immense de cette civilisation
vingt fois séculaire qu'il fallait, sinon détruire pour la rem-
placer, du moins attaquer tout entière avec l'air de la vouloir
détruire?
L'explication dernière de ce fait miraculeux a-t-elle été
donnée par Renan? On le peut contester. Tout au moins il a
bien mis en une vive lumière cette grande pensée que la révo-
lution chrétienne a été la conquête du monde par J'idée de jus-
tice. Le monde ancien connaissait le droit, il ne connaissait pas
l'idée de la justice universelle. Il connaissait le droit, c'est-à-
dire une convention, très élevée du reste et très intellectuelle,
pour maintenir un ordre non seulement matériel, mais un ordre
moral dans la cité. Ce qu'il ne connaissait point, c'était l'idée
d'un droit pour tous, d'une équité pour tous les hommes, d'une
justice considérée non comme un contrat social, mais comme
une âme du monde lui-même. Et c'est cette pensée qui était le
fond même de l'esprit des prophètes, le fond même aussi de
l'esprit de Jésus et qui a conquis l'univers à la suite de saint
Paul et de ses successeurs.
Quelque objection que je voie personnellement à cette consi-
dération générale, et si persuadé que je puisse être que l'idée
de justice est dans les prophètes, mais n'est point dans Jésus et
qu'il l'a franchie pour lui substituer l'idée beaucoup plus féconde
de charité; tout le monde conviendra et qu'il y a beaucoup de
vrai dans cette conception de Renan, la pensée des Prophètes
s'étant certainement mêlée à celle de Jésus dans la propagation
de la « bonne nouvelle », et surtout que Renan a été magis-
tral dans l'exposition de cette idée.
Mais il y a plus : à côté du principe de justice vraie, de justice
universelle, le christianisme apportait au monde un idéal de
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 400
pureté, de chasteté, de moralité profonde, de moralité pra-
tiquée non seulement par modération et respect d'autrui, mais
de moralité pratiquée pour elle-même, de sainteté en un mot,
qui était chose tout aussi nouvelle, plus nouvelle peut-être,
étonnante pour les hommes, singulière et bizarre aux yeux de
presque tous les anciens sages, capable aussi de ravir l'huma-
nité, de décupler ses forces, de lui en donner pour ainsi parler
de nouvelles, d'inattendues et surnaturelles, capable, en un mot,
de changer radicalement, pour un temps seulement peut-être,
mais enfin de changer radicalement la nature humaine elle-
même. — Et voilà encore ce que Renan a fait éclater merveilleu-
sement dans sa grande histoire.
Si nous entrions dans le détail, et au moins indiquons-le,
nous dirions que Renan avait, de par son sujet même, à se
montrer expert en ce qu'on appelle la psychologie des peuples,
et que c'est le plus grand attrait peut-être de sa grande œuvre
qu'il a été passé maître en cette affaire. Servi par son informa-
tion, qui était considérable et sûre, plus encore par son admi-
rable finesse de flair et ses instruments subtils de moraliste,
nul n'a mieux su, et nul su mieux faire voir au lecteur ce que
c'était qu'un Juif, un Arménien, un Athénien, un Corinthien, un
Africain, un Romain de Rome, au n% au ni^, au iv" siècle. Nul
n'a mieux su peindre moralement une province, un peuple, une
ville; nul n'a vécu d'une manière plus intime avec la population
de ces temps lointains et n'a su mieux se rendre compte de
ses pensées, de ses sentiments, de ses passions, de ses vœux,
de ce qu'elle était, de ce qu'elle regrettait, de ce qu'elle dési-
rait, de ce qu'elle attendait, de ce qu'elle exigeait, soit d'une
aspiration vague, soit d'une ardeur inquiète et fiévreuse.
Et enfin les portraits d'hommes, un David, un saint Paul, un
Néron, un Marc Aurèle, sont parmi les plus beaux, les plus en
relief, les plus minutieusement vivants, quoique parfois avec un
peu trop de je ne sais quelle coquetterie de la part du peintre,
qui aient jamais été tracés.
Avec quelques inégalités qui ne sont jamais telles qu'on
puisse songer à parler de défaillances, cet ouvrage est un des
plus imposants de ceux qui honorent la littérature universelle.
Vers la fin de sa vie, en achevant ce grand monument qui ne
410 LA CRITIQUE
fut terminé que l'année qui précéda celle de sa mort, Renan se
montra au monde sous un aspect un peu nouveau, auquel il se
complut peut-être un peu trop et que certaines admirations, non
exemptes de frivolité, l'encourag-èrent trop à accuser. Il avait
infiniment d'esprit; il avait fait le tour de toutes les idées; il
s'habitua un peu à jouer spirituellement avec elles pour le
plaisir, pour le divertissement, très élégant et à la portée de
très peu de gens, de l'intelligence la plus souple et la plus alerte
qui fut peut-être jamais depuis Platon. Il se permit des quarts
d'heure de pessimisme noir, comme dans le Prêtre de Némi;
d'optimisme ironique encore, énigmatique et inquiétant, comme
dans Caliban ; de lamentation mêlée de sourires sur la mort de
l'idéal, comme dans VEau de Jouvence; de considérations un
peu sarcastiques sur la vertu, comme dans fAbbesse dejouarre.
Il avait, parlant à la jeunesse dans un banquet ou autre réunion
familière, dos gaietés indulgentes et des appels à la joie de vivre,
où le ton demi-convaincu, demi-détaché, faisait qu'on se deman-
dait si M. Renan se moquait de son passé, de son présent ou de
ses auditeurs, ce qui était le plus probable.
Les contradictions entre les idées, après l'avoir inquiété si
fort, l'amusaient un peu plus que peut-être il ne sied, et il
prenait un malin plaisir soit à les accuser fortement pour les
mieux voir, soit à les concilier par un tour d'esprit et un tour
d'adresse où se déclarait bien un peu d'indilTérence à leur endroit.
11 aimait encore à donner à ses anciennes idées tout le tour
paradoxal qu'elles pouvaient avoir et qu'il mettait autrefois son
soin à ne leur point donner; et par exemple il est inutile de
traduire la création continue de Dieu et son progrès à travers
le monde par cette formule trop spirituelle: « Dieu n'existe pas;
mais il existera peut-être un jour » ; mais Renan ne se refusait
pas le plaisir de cette traduction déconcertante.
Dirai-je que Schopenhauer eut sur lui à cette époque une
grande influence? Personne n'eut, je crois, une grande influence
sur Renan, excepté ses premiers professeurs, les bons prêtres
de Tréguier, et plus tard sa sœur. Mais il prenait le plus
grand plaisir, et trop vif, à mettre Schopenhauer en formules
prestes, ingénieuses et inquiétantes, « à la française » ou plutôt
à la Chamfort, et à jouir un peu et de la confusion où ce jeu
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 4H
jetait les esprits sérieux et de l'applaudissement qu'y donnaient
les superficiels, sans du reste les comprendre, ce qui encore
était pour l'amuser davantage.
De fait, il se divertit beaucoup dans sa vieillesse, ce qui est du
reste, il l'a fait remarquer, le propre d'une àme pure et d'une
conscience tranquille, sans jamais, d'ailleurs, perdre de vue ni
de contact le fond solide qui était en lui. Mais il se divertit un
peu trop. Il donna l'idée d'un Montaigne moderne, d'un scep-
tique plus dangereux même que Montaigne, et d'un « dilettante »
qui ne voyait plus dans les idées que les jouets brillants d'une
intelligence supérieure. Sceptique, il ne l'était point, et les quatre
ou cinq pensées essentielles auxquelles il tenait, il ne les aban-
donna jamais. Mais il jouait avec le scepticisme comme un
armurier sûr de lui avec une arme dont il est certain qu'il ne
sera jamais blessé, sans songer assez qu'il en pourrait blesser
les autres.
Dernier trait d'esprit et de manœuvre déconcertante, c'est
après toutes ces espiègleries qu'il publia le livre le plus dogma-
tique qu'il eût jamais fait, son livre de jeunesse, t Avenir de la
science, en disant qu'il ne fallait pas s'y tromper et qu'il n'avait
au fond nullement changé depuis ce livre-là. Et c'est en effet sur
cette dernière pensée conforme à la première qu'il le faut juger
en définitive. Il fut en quelque manière un positiviste chrétien.
Positiviste, il avait posé en principe et affirma toujours que
dans le train du monde rien n'est surnaturel ; que tous les instru-
ments de connaissance de l'homme sont l'observation et le rai-
sonnement; que la science, ainsi nmnie, doit organiser scienti-
fiquement et rationnellement l'humanité; enfin que le progrès
était possible, et l'était dans ces conditions. Resté chrétien et
profondément pénétré de l'esprit chrétien, du christianisme il
avait gardé le goût de la vie intérieure, le culte de l'idéal, l'effort
pour « participer à l'infini », le mépris de la terre, le dégoût des
ambitions et des avidités matérielles, le souci et la pratique de
l'examen de conscience, une sorte d'impuissance enfin, dont
nous n'avons pas à nous plaindre, à éloigner la métaphysique
de ses préoccupations.
Cet assemblage a certainement quelque chose d'un peu sin-
gulier. Il ne faut que réfléchir un instant, cependant, pour se
412 LA CRITIQUE
rendre compte qu'il correspondait parfaitement à l'état d'âme
du monde cultivé, à l'époque où Ernest Renan a vécu. Ce ne
fut pas une habileté de sa part; mais son succès vint précisément
de ce qu'il exprimait avec plus de force, plus de largeur et plus
d'éclat les préoccupations diverses et contradictoires du public
à qui il s'adressait. Il disait aux hommes de la fin du xix" siècle
qu'ils n'avaient, eux, d'autres outils de connaissance et d'autres
instruments de travail que les procédés scientifiques et qu'il y
avait quelque chimère à chercher autre chose. Il leur disait
aussi que l'humanité avait vécu, puissamment vécu, de pensées
et de sentiments d'un tout autre ordre, qu'il était ridicule et
misérable de mépriser, et encore que ces pensées et sentiments
persistent en nous sous des formes nouvelles ou avec de nou-
veaux aspects et sont encore peut-être bien ce qu'il y a en nous
de meilleur. Ainsi il répondait et à nos exigences précises, et à
nos aspirations confuses, et à nos regrets; et il semble qu'il était
ainsi fait que rien de ce qu'il écrivait ne pouvait paraître sans
retentir au fond de nos âmes.
Qu'en est-il résulté? D'abord une grande admiration pour lui;
de plus un grand mouvement d'idées dans tous les sens, ce qui,
sans doute, est toujours une chose excellente; enfin quelque
souci d'imiter ce qu'il y avait de magnifiquement hospitalier
dans cette intelligence, et cela chez les esprits moyens se trans-
formait en esprit de tolérance intellectuelle. Renan a comme
interdit à l'humanité de dire d'une pensée considérable, d'une
doctrine, d'une croyance, qu'elle est méprisable. En cela, vol-
tairien à tant d'égards, il est non seulement antivoltairien; mais
comme l'Antivoltaire lui-môme. Il a appris au monde un genre
particulier de tolérance qui est une demi-adhésion à tout ce qui
fut et à tout ce qui est sincère. Gela vaut un système, et peut-
être vaut beaucoup mieux. Il était naturel que l'homme souve-
rainement intelligent fût comme le protecteur, ou indulgent ou
chaleureux, de tout ce qui est intellectuel.
Ferdinand Brunetière. — M. Brunetière commença à se
faire connaître comme critique aux environs de 1875. Unique-
ment critique, ne voulant être que critique, et persuadé, un peu
trop peut-être, que pour être bon critique il ne faut pas être
créateur, il ne faut pas être « auteur », il a mis ses efforts à
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 413
constituer la critique à l'état de science de la littérature, ayant
son objet nettement délimité, sa méthode précise, ses principes
et règles fixes, et enfin subordonnée à la morale comme à sa
dernière fin, ainsi que toute science devrait l'être.
Il avait pour remplir ce programme les qualités les plus
solides et précieuses : l'amour des lettres et des livres, une
mémoire magnifique, une érudition très étendue de très bonne
heure et qui devait devenir étonnante, une puissance de travail
extraordinaire, un goût sûr, quoique un peu rigoureux, un cou-
rage qui était si loin de craindre la lutte qu'on l'a quelquefois
soupçonné de la désirer.
Aussi s'affirma-t-il tout d'abord avec autorité comme critique
autoritaire. Il apportait avec lui des règles auxquelles il croyait,
ce qui est bien, et auxquelles il obéissait lui-même, ce qui est
mieux. Persuadé que la « littérature personnelle » est extrême-
ment dangereuse, tant au point de vue moral qu'au point de
vue même littéraire, il s'imposait à lui-même de n'être pas, non
plus, un critique personnel, de ne pas juger selon son « impres-
sion » et son humeur, mais selon les principes généraux qu'il
s'était tracés, et par une comparaison constante des ouvrages
qui se présentaient à lui avec les grandes œuvres qui restent,
sinon des modèles, et il ne faut pas qu'elles le soient, du moins
des exemples et comme des types de perfection ou d'excellence.
En face d'une œuvre il se demandait donc, non si elle lui plaisait,
ce qui n'a rien de scientifique, mais d'abord si elle était approuvée
par cette partie de lui-même qui était faite de réflexion et qui
avait été comme modelée par les grands artistes des temps
passés.
Il se demandait ensuite si elle avait un but, ou plutôt si elle
se dirigeait et dirigeait adroitement les hommes vers le but, car
il n'y en a qu'un, qui est le maintien et le progrès de la moralité.
Il combattait ainsi vivement la théorie de fart pour Vart, et
affirmait qu'il n'y avait point à estimer, qu'il n'y avait qu'à
traiter de frivolité ou de baladinage toute œuvre qui en ses
dernières suites n'était point capable d'élever les esprits et de
fortifier les cœurs tout en séduisant les imaginations. Une œuvre,
pour être une grande œuvre, doit aller plus loin qu'elle-même
par les impressions qu'elle laisse, et un art ne remplit pas ses
414 LA CRITIQUE
destinées s'il ne remplit que sa définition. Un artiste est un
homme qui, en même temps qu'il est artiste parfait, trouve le
moyen de pousser l'humanité plus loin et plus haut que l'art
par la séduction ou la puissance de l'art lui-même, et par
exemple il n'y a pas de plus grands artistes qu'un Bossuet ou
un Pascal.
Autre })rincipe aussi important et qui dérive, du reste, du
précédent : il y a une hiérarchie des arts ; il y a des arts inférieurs
et des arts supérieurs; il y a des arts (jui ne sont qu'un diver-
tissement et il y en a d'autres qui, tout en étant un divertisse-
ment encore, sont une occupation sérieuse et salutaire de
l'esprit. Et ici se retrouve la théorie de M. Brunetière sur la
« littérature personnelle » et la « littérature impersonnelle ».
La littérature personnelle est celle oii l'auteur nous occupe de
lui, et elle est vaine; la littérature impersonnelle est celle oîi
l'auteur nous occupe des pensées qui lui sont communes avec
l'humanité tout entière ou avec une grande partie de l'humanité,
et cette littérature-là est la vraie. Or les genres inférieurs sont
ceux où l'auteur peut, naturellement, légitimement en quelque
sorte, sans étonner le lecteur, mettre beaucoup de sa propre
personne, et les grands genres sont ceux où il paraît tout de
suite impertinent qu'il montre sa physionomie ou qu'il mette
ses « intimités ». Et voici un critérium, et pour mesurer l'impor-
tance qu'on doit attacher à un genre, et pour estimer aussi le
f]oût d'un auteur selon qu'il intervient de sa personne dans un
genre qui admet cette intrusion ou dans un genre qui l'exclut,
et pour estimer encore le goût d'une nation ou d'un siècle, selon
qu'il confond les genres ou les distingue, selon qu'il les hiérar-
chise ou les égale, selon qu'il permet ou ne permet pas l'inter-
vention de la personnalité des auteurs dans un genre qui la
repousse, etc.
Et encore M. Brunetière, malgré les tendances générales du
siècle, revenait vaillamment à la « critique des défauts », la pré-
férant à la « critique des beautés » sans exclure celle-ci, per-
suadé que les défauts sont de fausses beautés qu'il est très impor-
tant de démêler des véritables, si même tout le goût ne consiste
pas en cela même; que, par conséquent, la critique des beautés
n'a pour objet, en exaltant les beautés vraies, que de signaler
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 415
par prétention les beautés fausses; que, par suite encore, la
critique des défauts arrive exactement au même but en signalant
des beautés vraies par prétérition et les autres par dénonciation
formelle, avec cette difîérence seulement que la critique des
défauts est plus directe et plus courageuse.
Et telles étaient les principales tendances de M. Brunetière
comme critique proprement dit, et, soutenu par ces principes très
fermes, il combattait le combat de la critique avec une vigueur
de dialectique, une pénétration d'analyse et de dissection, un
mouvement de stylo qui sent le combattant et l'orateur, une
langue enfin puisée aux meilleures sources, pleine, solide et
essentielle, qui rappelle, quelquefois en se souciant trop de la
rappeler, la façon d'écrire des plus grands écrivains classiques.
Il fut historien littéraire autant que critique. Il avait, comme
historien littéraire, le don de voir les ensembles et les masses et
de localiser avec sûreté le moindre fait littéraire dans le groupe
de causes et d'effets auquel il était naturel et rationnel qu'il fût
attribué. Son Manuel de l" histoire de la littérature française, ana-
logue au Manuel de V histoire moderne de Michelet, donne une
idée exacte de cette manière qui consiste à ne jamais voir un
fait que relativement à ce qui l'a vraisemblablement amené et
à ce qui vraisemblablement en est sorti, ni un homme que par
rapport aux influences qu'il a subies et à celles qu'il a exercées.
C'est de cette habitude, non seulement excellente, mais néces-
saire, et sans laquelle le biographe littéraire peut exister, mais
non l'historien littéraire, ce qui revient à dire que sans elle
l'histoire littéraire n'existe point, qu'est peu à peu sortie l'in-
vention la plus originale, peut-être la plus féconde de M. Ferdi-
nand Brunetière, et à laquelle son nom restera attaché, à savoir
la théorie de V évolution des genres. M. Brunetière, pénétré des
doctrines de Darwin et d'Herbert Spencer, voit les genres litté-
raires comme des espèces du règne littéraire, tout ainsi qu'il y a
des espèces dans le règne végétal ou le règne animal, et il les
voit évoluer comme évoluent les espèces végétales et animales
dans la nature. Les genres littéraires naissent à l'état d'ébauche,
prennent peu à peu les organes qui leur sont nécessaires, arri-
vent à leur vie pleine et complète, s'arrêtent ou semblent s'ar-
rêter un instant dans cette plénitude, puis déclinent, puis se
416 LA CRITIQUE
transforment en d'autres genres, quelquefois très différents en
apparence, dans lesquels ils revivent et se développent à nouveau,
et ainsi indéfiniment. Suivre un genre littéraire dans toute son
évolution d'abord, puis, quand il semble se perdre, dans sa
transformation, puis dans tout le processus de cette végétation
ou plutôt de cette vie nouvelle, c'est l'office même que se doit
proposer l'historien littéraire qui croit que l'histoire littéraire
peut être une science.
C'est ainsi qu'il pourra expliquer peut-être certains phéno-
mènes considérables et qui étaient aussi inexplicables qu'ils
étaient grands, par exemple la naissance d'un genre à Vétal
adulte. Qu'une poésie lyrique naisse quelque part à l'état évi-
demment enfantin, cela n'a en vérité pas besoin d'explication;
mais que le genre lyrique, après deux siècles d'effacement et de
langueur voisine de la mort, éclate tout à coup en France au
commencement du xix'' siècle avec une vigueur dont on ne con-
testera pas les caractères virils, voilà sans doate ce qu'il faudrait
expliquer et voilà ce dont la théorie de l'évolution des genres
rend ou peut rendre compte.
Quelques objections que l'on puisse faire à cette grande
théorie littéraire, il faut bien convenir qu'elle est la production
d'un esprit singulièrement vigoureux et qu'elle peut donner des
résultats infiniment intéressants. A tout le moins elle a la valeur
d'une méthode d'investigation historique, morale et littéraire
tout ensemble; et cette méthode est toute nouvelle. Ce n'est pas
d'une médiocre intelligence de l'avoir inventée, et ce n'est pas
une médiocre gloire de lui avoir donné son nom.
Voilà le groupe d'idées générales qui a été comme le centre
intellectuel de M. Brunetière. S'y ramenant toujours, avec con-
stance et avec la ténacité qui est dans son caractère, il a enseigné
par la plume, par la parole, par ses articles, par ses livres, par
ses cours à l'Ecole normale et à la Sorbonne, par ses conférences
publiques en France et à l'étranger, et répandu, outre ses idées
maîtresses, une foule d'idées de détail, toujours neuves et origi-
nales, qui sont à l'heure où nous écrivons le fond même de l'ensei-
gnement littéraire en France et dans une partie de l'Europe.
Anatole France. — M. Anatole France était, comme cri-
tique, si différent de M. Brunetière qu'il formait avec lui comme
LES GKITlfjrES PROPREMENT 1)[TS 417
un contraste. Pondant les quelques années qu'il s'occupa de cri-
tique au journal le Temps, y publiant des chroniques littéraires
qui ont été réunies en partie en plusieurs volumes sous le titre
de la Vie littéraire, il s'attachait moins à juger les livres confor-
mément à certaines idées directrices, et moins, même, à en rendre
compte, qu'à analyser avec finesse et à décrire avec précision et
])onne grâce l'impression qu'il en ressentait. Le mot de « cri-
tique impressionniste » qui fut en vogue à cette époque (1885-
1890) est prohablement venu du titre que M. Jules Lemaître
avait donné à ses livres sur l'art dramatique, Impressions de
théâtre; mais il fut plus particulièrement appliqué à M. Anatole
France dans la polémique et dans les conversations courantes.
C'est qu'en effet, en disciple de Renan, et, puisqu'il y en a eu
plusieurs, surtout du Renan de la dernière manière, M. Anatole
France posait en principe que la critique « impersonnelle »
n'existait point, que, l'homme ne pouvant pas sortir de lui-même,
ce n'était jamais la pensée d'un autre qu'il pouvait atteindre,
mais la sienne seulement — modifiée, excitée plutôt par la
rencontre de celle d'un autre, — qu'il pouvait saisir, analyser,
développer et exprimer.
Et c'était en effet les mémoires d'une àme, ayant pour inci-
dents la rencontre, l'intervention, la visite de tel livre ou de tel
autre, que M. Anatole France racontait, de semaine en semaine
dans sa Vie Uttéraire, dont le titre vrai eût été « Vie intellec-
tuelle de M. Anatole France », ou « Voyage sentimental de
M. France à travers les livres ».
Absolument conforme en cela, et non pas peut-être en cela
seul, au grand Montaigne, c'est une suite de portraits de lui-
même, selon les jours, selon les humeurs différentes, selon les
reflets différents que les livres laissaient sur lui, selon les
différents aspects de sa « librairie », que M. Anatole France
traçait au jour le jour; et il ne faut point s'étonner que
M. France ressemblât à Montaigne, puisqu'il ressemblait au
Renan des dernières années, à celui qui, en ses discours aca-
démiques, faisait plutôt des confidences sur l'état d'esprit de
M. Renan que des études sur les auteurs qu'il avait à peindre.
Et M. France ne rappelait pas Renan et Montaigne seulement
par sa manière de transformer la critique en journal intime, il
HiSTOII'.E DE LA LANGUE. VI H. ■4'
418 LA CRITIOL'E
faisait songer à ces grands hommes, aussi par sa manière
d'écrire, par la grâce charmante, insinuante, et presque exempte
de coquetterie, d'un style excellemment personnel et original,
par beaucoup d'esprit, quelquefois appliqué à la louange, plus
souvent peut-être admettant quelque malice, par un sens exquis,
merveilleusement délicat, des modifications insensibles de l'âme
à travers les légères agitations de la vie. Un paysage entrevu,
un souvenir de jeunesse ou d'enfance, un mot réveillant de
lointaines pensées endormies, un vieil ami qui publie un petit
livre, Homère, à propos d'une traduction, ou de rien; et c'est
une rêverie, une méditation, une réflexion, un entretien de
l'esprit avec lui-même, et c'est une page de plus, fine et pro-
fonde, humoristique ou discrètement attendrie, que M. France
ajoute à son œuvre, apparemment légère, singulièrement impé
rative et « suggestive », féconde pour le lecteur en réflexions
aussi, en soliloques aussi, et pour ainsi dire en états d'âme.
M. Anatole France, qui, au fond, n'aimait pas la critique, si
peu, en vérité, qu'il daignât en faire, la quitta assez vite pour
trouver ailleurs une autre gloire. Il devait pourtant être men-
tionné par nous pour y avoir passé et pour y avoir laissé une
grande trace; car il a eu beaucoup d'imitateurs, comme tous les
écrivains éminemment personnels, les esprits nés imitateurs
étant merveilleux pour s'aviser toujours d'imiter ceux qui ne
sont pas susceptibles d'imitation.
Jules Lemaître. — M. Jules Lemaître était d'un genre
d'esprit assez seml)lable, et sur lui aussi l'influence de Renan fut
assez forte. Lui aussi était « impressionniste » et ne se piquait
que de se rendre compte des impressions qu'il recevait et d'en
rendre compte aux autres. « Ce ne sont, disait-il dans l'avant-
propos de son premier volume de critique, que des impressions
sincères notées aA'ec soin. L'esprit critique, comme l'a défini
Sainte-Beuve {Pensées de Joseph Delorme), est, de sa nature,
facile, insinuant, mobile et compréhensif. C'est une grande et
limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et
des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des
forteresses, des coteaux tapissés de vignobles et des vallées
touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun des objets du
paysage reste fixe en son lieu et s'inquiète peu des autres, que
LES CRITIQLES PROPREMENT DITS 419
la loLir féodale dédaigne le vallon et que le vallon ignore le
coteau, la rivière va de l'un à l'autre, les baigne sans les déchi-
rer, les embrasse d'une eau vive et courante, les (•onqorend, les
réfléchit, et lorsque le voyag-eur est curieux de connaître et de
visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque, elle le
porte sans secousse et lui développe successivement tout le spec-
tacle changeant de son cours. »
Il était donc « impressionniste » et ne songeait qu'à dire ce
(jui lui plaisait ou lui déplaisait dans une œuvre d'art et pour-
quoi elle le charmait ou lui répugnait. Et la critique ainsi con-
prise valant ce que vaut l'homme qui la pratique, elle avait
chez M. Lemaître, comme chez M. France, une immense et une
exquise valeur. Mais d'autre part M. Jules Lemaître était un
moraliste très aigu et très délié et qui avait le goût très vif des
études morales. Toute question littéraire revient pour M. Bru-
netière à une </uestlon de morale, tout examen d'un livre revient
pour M. Jules Lemaître à une enquête morale. Sans prétendre
résoudre les |)roblèmes, M. Jules Lemaître s'attache passionné-
ment aux états desprit et de cœur dont les livres ou les pièces
de théâtre sont révélateurs ; et il s'est trouA^é ainsi que des
livres donnés un j)eu nonchalamment comme de simples impres-
sions de lecteur, de spectateur ou de dilettante, ont pris, parce
qu'ils l'avaient en naissant, la valeur d'études morales philoso-
phiques et même religieuses sur le temps présent ou sur le
temps qui vient de finir.
Si vous ajoutez à tout cela que personne n'a plus de taletit
que M. Jules Lemaître, qu'il est un maître écrivain sous une
apparence abandonnée, (jue sa phrase souple, aisée, légère,
avec des mouvements de brusquerie qui restent des grâces ,
rappelle le mot de M. Bourget sur le style de Renan : « Une
phrase de Renan, on ne sait pas comment c'est fait », ce qui
veut dire que c'est le style le plus naturel du monde et tout
simplement le mouvement même, spontané et libre, d'un esprit
né pour plaire; on ne s'étonnera pas que l'influence de M. Jules
Lemaître ait été si grande. Ce fut une influence de séduction.
Tous les esprits distingués, ce qui fit qu'il eut pour lui l'élite,
le reconnurent et lui firent cortège, accompagnés de tous ceux
qui croyaient l'être, ce qui fit qu'il eut pour lui la foule. Mieux
420 LA CUITIUIK
encore : il en fut ^\m s'avisèrent que cette inquiétude des faits
moraux et des choses morales était chez M. Jules Lemaître le
signe d'une profonde bonté de cœur et d'un grand instinct de
pitié, et que sous le « dilettante » il y avait un homme infini-
ment tendre et inquiet de l'universelle souffrance humaine.
M. Jules Lemaître a gagné les cœurs après avoir ébloui les
esprits.
Il a abandonné partiellement la critique pour le théâtre et
pour l'action politique. Il n'est pas impossible qu'il y revienne.
Emile Faguet. — M. Faguet fut surtout et est encore un
critique universitaire. Très classique, et jugé par beaucoup d'un
goût un peu exclusif, sinon étroit, il a donné sur les quatre grands
siècles littéraires de la France quatre volumes très nourris,
très francs, très probes, qui sont évidemment destinés à prouver
«pie le xvi'' siècle a été surfait comme siècle littéraire et le
xvnr comme siècle philosophique, et qu'il n'y a de considérable
dans la littérature française que le xvn" siècle et les cinquante
premières années du xix". On lui reconnaît généralement une
faculté assez notable d'analyser les idées générales et les ten-
dances générales d'un auteur et de les systématiser ensuite avec
vigueur et avec clarté; et si ce ne sont ])as là des portraits, du
moins ce sont des squelettes bien « préparés «, bien ajustés et
qui se tiennent debout. Moins le pittoresque, il est ici évidem-
ment l'élève de Taine, qui, du reste, s'en aperçut. Ce qu'il se
refuse, probablement parce qu'il lui manque, c'est l'art de
combiner les ensembles, de dégager l'esprit général d'un siècle,
de suivre les lignes sinueuses des filiations et des influences,
en un mot c'est l'art des idées générales en littérature, et « l'es-
prit des lois » littéraires. Il affecte de n'y pas croire, et comme
presque toujours, le scepticisme n'est sans doute ici que l'aveu
un peu impertinent d'une impuissance.
Laborieux, du reste, assez méthodique, consciencieux, en
poussant la conscience jusqu'à être peu bienveillant, ou en ne
sachant pas pousser le scrupule consciencieux jusqu'à la bien-
veillance, il a pu rendre et il a rendu des services appréciables
aux étudiants en littérature, qui étaient le public qu'il a toujours
visé. Sans abandonner la critique, qu'il est à croire qu'il aimera
toujours, il s'est un j>eu tourné depuis quelques années du côté
LES CRITIQUES PROPREMENT DITS 421
(les études sociologiques, où c'est à (Vautres (ju'à nous qu'il
appartient d'aj)précier ses efTorts.
René Doumic. — M. Doumic, chroniqueur littéraire de la
Revue des Deux Mondes, est surtout un critique de combat. Beau-
coup d'esprit, une verve ironique qui part d'un esprit assez riche
pour qu'elle ne soit pas monotone, une dialectique légère, quoique
très serrée, un style vif, plein et dru, en font un adversaire
redoutable dans les batailles littéraires. Ce qui est dissimulé pour
les yeux inattentifs sous l'armure brillante du combattant, mais
ce qui apparaît pleinement quand on sait y regarder d'un peu
près, c'est une information très étendue, surtout en littérature
française, un sens très vif et très sur de ce qui est proprement
l'art français, la pensée française et l'esprit français, un goût
très exercé et très prompt qui sait démêler les beautés vraies
des vains et précieux prestiges ; c'est encore un souci de la
dignité des lettres et de la moralité qui doit toujours soutenir,
ou, au moins, accompag'ner les travaux et même les divertisse-
ments de l'esprit. M. Doumic, jeune encore, et qui a montré
sa mesure sans la remplir, a un avenir glorieux dans la critique
et est destiné à occuper brillamment une des places que quel-
ques-uns désertent un peu, dans une hâte peut-être excessive de
discrétion, avant d'être obligés de les quitter.
///. — Les revues et journaux.
Les principaux journaux et revues ayant un caractère litté-
rau'e et contenant des études critiques ont été en France depuis
1850 : la Revue des Deux Mondes, fondée en 1830, existant
encore; la Revue de Paris, fondée en 1893, existant encore; le
Correspondant, fondé en 1828, existant encore; la Revue bleue,
précédemment intitulée Revue des cours et Revue politique et
littéraire, fondée en 1863, existant encore; le Mercure de
France, dont le titre, qui date de 1672, a été relevé en 1890,
existant encore; la Revue blanche, fondée en 1889, existant
encore; VOpinion nationale, fondée en 185", où M. Francisque
Sarcey créa son feuilleton dramatique, disparue aujourd'hui;
le Moniteur universel, fondé en 1789, où Théophile Gautier et
422 LA CRITIQUE
Sainte-Boiive écrivaient, existant encore, mais sans caractère
littéraire très marqué; le Journal des Débats, fondé en 178.8,
où ont écrit Cuvillier-FIeury, Prévost-Paradoi, ïaine, Renan,
J.-J. Weiss, Jules Janin, M. Jules Lemaître, existant encore;
le Temps, Fondé en 1860, où M. Sarcey se transporta (juand il
eut quitté V Opinion nationale, où Sainte-Beuve se transporta
en 48()9 quand il eut quitté le Moniteur universel, où écrivirent
Edmond Schérer, Jules Glaretie, Gaston Deschamps, Adol}>lie
Brisson, Paul Souday, etc., existant encore.
La h'evue des Deux Mondes fut toujours assez éclectique,
tout en se souciant de rester en général attachée aux traditions;
la Revue de Paris de même, avec un peu plus d'inclination aux
nouveautés; le Correspondant, surtout politique, a en littérature
comme en toute matière un cai'actèrc moral et religieux très
accusé ; la Revue bleue représente assez hien les opinions litté-
raires de la majorité de l'Université de France.
Les journaux, laissant à leurs rédacteurs littéraires une grande
liberté, n'ont, aucun, une marque d'école ou de tendances très
nette, et tout au plus peut-on dire que VOjnnion nationale con-
servait un caractère d'esprit voltairien, que le Temps avait des
traces d'esprit protestant, que le Journal des Débats laissait
percer quelque chose du persiflage aristocratique de la haute
bourgeoisie. Entin, le MercJire de France et la Revne blanche
ont été et sont encore les organes les plus répandus des opi-
nions discutées et des tendances novatrices. Ils sont à la tète
de ce qu'on appelle les « Revues jeunes ».
On se propose ici d'indiquer surtout de quelle manière les
« mouvements littéraires », c'est-à-dire les nouveautés intellec-
tuelles (mouvement réaliste, mouvement parnassien, mouve-
ment symJioliste, mouvement exotique, mouvement dit « du
vers libre »), ont été successivement accueillis par les diflérents
organes de la critique.
La Critique et le « réalisme ». — Le mouvement réa-
liste a |iour dates prinçi|»ales les OHivres de ChampOeury (1848-
18G0 environ). Madame Bovary (1857) de Flaubert, Fanny de
Feydeau (1858), les œuvres de M. Zola (1870-1899), mais en
notant que l'influence de M. Zola est en baisse depuis 1890
environ.
LES REVUES ET JOURNAUX 423
C'est certainement à propos de Champfleury que le mot Je
« réalisme » se répandit dans les conversations littéraires et les
articles de critique, et prit un sens assez net, ce qui était raison-
nable du reste, le réalisme de Balzac étant mêlé, comme on sait,
de beaucoup d'imagination créatrice ou fantastique, et Champ-
fleury donnant beaucoup plus l'idée d'un genre précis et sans
mélange, étant Balzac moins l'imagination, moins la puissance
créatrice, moins les idées et moins le talent.
Il fut très discuté, lui, son genre et sa doctrine. On s'aperçut
bien que quelque chose s'en allait, ce qui était sûr, et que
quelque chose naissait, ce qui était moins évident, mais pos-
sible. Avec une certaine indécision, comme il arrive à propos
de tous ces commencements, un rédacteur de la Revue des
Deux Mondes écrivait en I80I : « Par l'étrangeté des sujets,
les contes de Champfleury appartiennent aussi à l'école de
Hugo (??); mais l'auteur s'en écarte par le soin sérieux qu'il
apporte à peindre les objets et les personnes... Il est le réaliste
de la fantaisie (?? conviendra plutôt aux Concourt, qui seront,
au moins, les réalistes de l'exceptionnel). L'école de l'image
et de la fantaisie pure succombe après avoir détrôné l'école
classique, et à son tour l'art réaliste s'apprête à recueillir l'hé-
ritage de l'art puérilement pittoresque... L'école réaliste sera
plus vite caduque encore que ses aînées. »
On voit à cette époque cette « école réaliste », représentée
alors par le seul Champfleury, préoccuper beaucoup la Revue
des Deux Mondes : « Qu'est-ce que le réalisme, demande en 1853
Charles de Mazade, sinon l'absence complète d'art? » Et jus-
qu'en 1859, quoique la Revue eût publié elle-même du Champ-
fleury, on voit de nouvelles charges exécutées avec entrain dans
le célèbre recueil contre l'auteur des Bourgeois de Molincharf.
Mais, dès 1851, Cuvillier-Fleury au Journal des Débals est
assez indulgent à Champfleury, tout en lui préférant Octave
Feuillet, ce qui est une opinion acceptable.
Ce fut en 1857 que le réalisme naquit vraiment avec l'œuvre
immédiatement célèbre d'un inconnu, avec Madame Bovary. Ce
roman fut accueilli avec défiance, tant à cause de certaines cru-
dités qui maintenant paraissent anodines, que par cette vulga-
rité continue, qui, remarquons-le bien, était chose nouvelle,
424 LA CRITIOIE
Balzac sachant être vulgaire, mais se résignant peu à l'être
sévèrement, en quelque sorte, à l'être d'une façon rigoureuse-
ment conforme au sujet, et donnant toujours quelque chose aux
g-oûts romanesques de son temps ou plutôt aux siens propres.
Aussi le premier mot prononcé fut celui-ci : « L'aventure est
peu poétique. Elle prouve qu'il y a quelque danger pour une
femme de province à faire des dettes et à poursuivre l'idéal par
la commodité de Y Hirondelle... L'auteur saisit les objets par
l'extérieur sans pénétrer jusqu'aux profondeurs de la vie
morale. » {Revue des Deux Mondes, ISol.)
Sainte-Beuve fut très favorable [Moniteur du 4 mai), comme
un homme qui avait écrit Volupté et qui retrouvait à très peu
près son ancien héros métamorphosé en femme et peut-être
plus vrai sous cette nouvelle forme. Cuvillier-Fleury fut assez
étrange. S'apercevant bien que Madame Bovary était l'œuvre
d'un écrivain, il fut désobligé précisément de ce que des aven-
tures du dernier bourgeois fussent présentés en un style diligent,
extrêmement artistique et original, et en arriva à préférer la
manière de Champfleury à celle de Flaubert : « Le style! dit-on.
Elle a le style! $.i elle Fa, acceptons-la; car ôtez le style de
-Phèdre, \ous avezMessaline(?). Otez le style de Manon Lescaut (1),
vous avez la première venue... Cependant j'aime mieux les pho-
tographies de Champfleury que les mannequins fardés de Flau-
bert, les Aventures de Mademoiselle Mariette que Madame
Bovary. Le réalisme n'est pas grand'chose; mais paré des ori-
peaux du romantisme, c'est moins que rien. Là est l'écueil pour
M. Flaubert. »
Et ce qu'il y a de curieux c'est que cette critique était plus
vraie pour ce que devait devenir Flaubert que pour ce qu'il était,
et qu'elle était indécise comme critique et juste comme pro-
phétie, et que « le réalisme paré des oripeaux du romantisme »
était bien « l'écueil » où n'avait pas donné Flaul)ert, mais où il
devait toucher plus tard.
A partir de cette date, on voit la critique, en même temjis sans
doute que le public, slmhituer peu à peu à Madame Bovary. En
4863, Saint-René Taillandier ne reproche plus à Madame Bovary
la vulgarité, ni une certaine préciosité de style mêlée à la vul-
garité et jurant avec elle; il lui reproche à la fois le ton d'indif-
LES REVUES ET JOURNAUX 42o
férence et d'impassibilité <le l'auteur et la partialité de l'auteur
en faveur de l'héroïne, ce qui est parfaitement contradictoire,
mais ce qui montre que le critique, un peu embarrassé, sent
surtout le besoin de reprocher quelque chose : « Le bien et le
mal, les entraînements et les résistances, le déverg-ondag^e et le
repentir, il décrit tout du même ton, avec une impartialité gla-
ciale. Il se tient systématiquement en dehors de son œuvre. Il
est dédaigneux, hautain, sans entrailles. On dirait par instants
qu'il s'intéresse à la malheureuse créature dont il raconte la vie
et la mort; qu'il la plaint et qu'il veut la faire excuser... »
Mais le temps marche; on s'aperçoit que Madame Bovanj a
clos l'ère du romantisme, non seulement en y substituant avec
l'autorité du talent un art nouveau, mais en en ridiculisant les
excès et en en dénonçant l'intluence; et, en 1876, Emile Mon-
tégut ne craint pas d'écrire ; « Livre qui fait date, non seule-
ment dans l'histoire de la littérature, mais dans l'histoire morale
de la nation... Madame Bovari/ a été en toute réalité pour le
faux idéal mis à la mode par la littérature romantique ce que le
Don Quichotte a été pour la manie chevaleresque, ce que les
Précieuses ridicules ont été pour l'intluence de l'hôtel de Ram-
bouillet. » — Et enfin, à la mort de Flaubert, M. Brunetière, en
faisant le départ du bon et du médiocre dans l'œuvre de Flau-
bert, mettait Madame Bovary au premier rang des grandes
œuvres qui font une révolution dans l'histoire littéraire.
La destinée d'une autre œuvre réaliste de la même époque est
aussi curieuse et même davantage. Fanm/ de Feydeau, parue
en 1858, eut précisément une histoire inverse de celle de
Madame Bovary. Beaucoup moins profonde que celle-ci, et
même assez superficielle, mais préparée par l'œuvre de Flau-
bert, Fanny, qui, du reste, n'était pas sans mérite, eut un succès
étourdissant. Sainte-Beuve, qui plus tard s'en repentit un peu,
la salua avec une vive, une profonde sympathie; la Revue des
Deux Mondes, sous la signature aujourd'hui inconnue de Lataye,
lui fut très favorable, et l'article est très médiocre, mais reste
significatif du grand effet produit sur le public du temps; et ce
qui l'est tout autant c'est que, quelques semaines après, Emile
Montégut revenait sur l'ouvrage à la mode pour détruire l'effet
du premier article, avec des arguments surprenants, du reste, et
426 LA CRITIQUE
cette affîniialioii singulière que la jalousie d'un amant à l'éganl
d'un mari était chose « exceptionnelle, particulière, bizarre,
irrationnelle et excentrique » ; tandis qu'IIippolyte Rigault, au
Journal des Débals, disait assez linemeut que Fannij, avec une
extraordinaire précision d'analyse, montrant une singulière affé-
terie du style, il fallait en conclure que c'était une histoire vraie
contée à l'auteur en style simple et rédigée par lui en style
laborieux : « Il faut avoir éprouvé ces tourments pour les si
bien connaître et n'en avoir |)as soutîert pour être si maniéré
en les racontant. »
Bref, Fannij fut un événement. Il s'en fallut de peu que Fey-
deau ne fût l'Améric Vespuce de Flaubert et ne passât pour
avoir découvert le réalisme entrevu confusément par son pré-
décesseur. Mais les ouvrages de Feydeau qui suivirent firent
tort au premier; Fatmij, par elle-même, à force d'être lue, parut
moins lisible, et à mesure que Fanmj somijrait. Madame Bovarij
sélevait dans l'estime des hommes, comme nous avons vu.
Puis parurent les Goncourt et enfin M. Emile Zola.
Avant d'en parler signalons un manifeste littéraire qui avait
précédé de très peu Madame Bovary et Faiinij. 11 est fort
curieux. Il est de Louis Ulbach et sert de préface à un roman,
Suzanne Duchemin, paru en 1855. L'auteur y attaque Mérimée,
Alfred de Musset et l'école réaliste de 1850 (c'est-à-dire Champ-
fleury); Mérimée considéré comme un « faux homme à idées »,
« Campistron de Stendhal », Musset considéré comme un « fan-
taisiste », et l'école réaliste comme une « filleule de Paul de
Kock qui se croit héritière de Balzac », Il n'y a de vrai que
la « littérature d'idées » et c'est Stendhal ', et « la littérature
d'images » et c'est le romantisme; et enfin il y a une littérature
« synthétique », combinant images et idées, et c'est celle de
Balzac, et c'est de celle-ci qu'il faut s'inspirer.
Ce manifeste est intéressant comme significatif de l'intluence
de Balzac et de Stendhal et comme le premier symptôme, à ma
connaissance, de cette double dévotion à Stendhal et à Balzac
qui allait croître pendant trente ans. Il ne passa point inaperçu,
du reste, et fut très commenté et discuté, à ce point que l'auteur
1. Une cdilion complète de StencUial avait paru en 1853.
LES REVUES ET JOURNAUX 427
put croire que c'était pour trop lire sa préface qu'on ne lisait
point son roman.
Quant aux Goncourt, très surveillés dès leur apparition,
signalés pour leur roman En 18... par Jules Janin dès 4851, et
assez justement incriminés d'avoir trop d'esprit et trop de
recherche, ils étonnent Pontmartin en 1861 {Sœur Philomène),
qui reconnaît qu'ils sont capables d'une étude morale assez for-
tement poussée, mais ne peut s'accommoder de cette fureur de
description minutieuse et de très mauvais goût; et en 1865, s'ils
dégoûtent M. de La Genevais par leur Germinie Lacerteux, ils
le désarment, chose assez naturelle, par leur Renée Mawperin et
le caractère fort neuf alors et très exact du petit struggler for
life, du jeune « arriviste » féroce, comme on a dit plus tard, qui
est contenu dans ce roman.
En général, les Goncourt, aussi peu réalistes (selon moi) que
possible, puisqu'ils peignent toujours des caractères exception-
nels et même excentriques, furent peu attaqués par la critique.
Ils étaient plutôt négligés par elle, autant qu'ils étaient encensés
par un petit cénacle de fervents, et ils ont. comme côtoyé, bril-
lamment du reste, le demi-siècle littéraire où ils ont vécu.
M. Emile Zola, au contraire, était tellement, par sa nature
même, celui qui dcA'ait porter le réalisme aux excès qui pour
ainsi dire l'attendaient, il était tellement l'homme prédit à
l'avance par J.-J. Weiss dans son article sur « la littérature
brutale » (1862), qu'il fut attaqué du premier coup par la critique,
comme il était adopté du premier coup, autant que Daudet,
plus peut-être, par le public.
Presque inconnu avant 1870, il était très vivement malmené
en 1873 par M. Paul Bourget dans la Revue des Deux Mondes.
Cet article de M. Bourget, qui est un de ses premiers écrits, peut
être considéré comme le manifeste du roman psychologique qui
allait naître. « Que sera le roman désormais? » se demande le
jeune auteur. Sera-t-il le roman à thèse, comme le Mmqjrat
de George Sand? Sera-t-il le roman « impersonnel », à la
manière de Mérimée et de Flaubert? Il devra surtout être une
réaction énergique contre le réalisme. Il faut en finir avec cette
manie « de peindre des fous et des malades » — voilà contre
M. Zola — et aussi « pour avoir trop étudié des caractères com-
428 LA CRITIQUE
pliqués et raffinés nous perdons le sens ex<{uis des belles
natures » — voilà contre les Goncourt. — Le roman à naître
sera donc une étude morale très attentive avec tendances idéa-
listes, et Tarticle se termine par une charge à fond contre M. Zola
et son école.
Très peu de temps ajtrès, par son })remier article (1813),
M. Brunetière dénonçait à son tour le vice essentiel de M. Zola
qui est, sous prétexte de réalisme, de n'être pas réel, puisqu'il
mutile la nature humaine, la vérité étant que « nous irap[»arte-
nons à la réalité que par les parties les plus basses de nous-
mêmes »; il sig^nalait le lien étroit qui existait selon lui entre
les théories de Taine et les pratiques de M. Zola, et enfin com-
mençait vigoureusement cette campagne contre le « natura-
lisme », qu'il poursuivit avec obstination pendant environ dix
années.
Il fut secondé dans cette guerre par Edmond Schérer, par
M. Anatole France, par M. Jules Lemaître (avec quelques atténua-
tions) et en un mot à peu près par toute la critique. M. Emile
Zola, très fidèlement aimé du public, n'a été défendu que par
quelques critiques étrangers, et en France que par quel(|ues écri-
vains de second éclat.
Les destinées du réalisme au théâtre furent assez curicHises
aussi. Il ne faut nullement croire que Dumas fils et Emile
Augier réussirent sans contestation ni protestation. Le public
les adopta tout de suite; mais la critique, comme pour le réa-
lisme dans le roman, fut assez longue à s'y accommoder. Il faut
songer que, sauf Sarcey et Emile Montégut, jeunes alors, les
critiques dramatiques appartenaient à la génération de 1830 ou
s'y rattachaient étroitement. Jules Janin vieillissait et attachait
peu d'importance à l'art nouveau qui se manifestait, cherchant
peu à en analyser les éléments et s'amusant à de capricieuses
arabesques à propos de chaque ouvrage, })lut(M (pi'à essayer de
le comprendre. Planche, par nature, n'était content de rien;
Théophile Gautier était content de tout; Paul de Saint-Victor,
qui lui succéda, ne songeait guère, en écoutant une pièce, qu'à
l'harmonie des phrases qu'il ferait pour se dispenser d'en rendre
compte. Et donc, tous, sauf Emile Montégut et Sarcey, étu-
diaient peu les j»ièces en elles-mêmes; et encore Sarcey, élève
LES REVUES ET JOURNAUX 429
de Scribe, pour ainsi parler, ne les étudiait guère qu'en leur
mécanisme et au point de vue de la technique, choses où, du
reste, il était passé maître; et Montégut, sans mépris préconçu,
et critique très consciencieux, avait à l'égard du théâtre de 1860
une répugnance dont je n'ai pas réussi à bien démêler les
motifs.
Pour ces raisons, les deux grands dramatistes du xix*^ siècle
furent accueillis froidement par la criti([ue et eurent très long-
temps à lutter contre ses rigueurs.
La Gabrielle d'Emile Augier fut [)roprement étranglée par
Gustave Planche, qui en vit très bien les défauts, mais qui ne
s'aperçut point que c'était la première attaque ^n peu vigou-
reuse dirigée contre le romantisme, le premier essai un peu
médité et réfléchi de réalisme bourgeois au théâtre, et par
conséquent quelque chose qui avait chance de devenir une date.
On se doutait bien cependant que le temps du romantisme
était fini, car Madame de Montarcif (1856) étonna fort. Très
applaudie, et avec raison, elle servit surtout à mesurer les dis-
tances parcourues et à faire qu'on s'aperçut que depuis bien des
années l'histoire avait abandonné le théâtre ou le théâtre
l'histoire. Planche le fit remarquer, et tout eu reconnaissant
que Louis Bouilhet était un « très bon élève de Hugo », signala
à quel point il semblait retardataire.
Quant à Montégut, depuis 1855 environ jusqu'en 1878, il
n'eut jamais qu'un refrain, assez singulier, c'est qu'à aucune
époque de l'histoire littéraire le théâtre n'avait été aussi indi-
gent que de 1855 à 1878. En 1860, il déplore la décadence du
théâtre, constate que le réalisme l'a envahi tout entier, fait
remarquer, du reste, que tous les théâtres jouent la même
pièce sous différents litres (Père prodir/ue. Duc Job, Testament
de César Girodol), et enfin (à propos de le Petit-fils de Masca-
rille, de Meilhac), hasarde que telles pièces mo<lernes trahissent
une étude trop attentive peut-être du théâtre de Molière, « lequel
préoccupe plus qu'il ne faudrait quelques-uns des auteurs dra-
matiques de ce temps. »
La même année, sous ce titre : « Décadence du théâtre », il
croit trouver une cause de ce déclin en ce que « la hiérarchie
des théâtres est détruite et il n'y a plus de scènes principales et
430 LA CRITIQUE
(le scènes secondaires ». La même année, ses répugnances pour
le genre Emile Augier et Dumas fils se tournent en bienveil-
lance à l'égard de M. Sardou, dont le Garai lui plaît beaucoup.
Il y a peut-être depuis quelques années « une tendance à trans-
former le vaudeville en comédie » {Pâlies de mouche, Garai), et
« si la comédie, depuiti si longtemps morle, doit renaître, elle
renaîtra du vaudeville... La comédie renaîtra de la farce pari-
sienne, comme jadis la farce italienne » contribua à la faire
naître.
En 18G1, il proteste contre les Effrontés, qu'il considère
comme une double injure, souverainement injuste, à la presse
parisienne et à la bourgeoisie parisienne. La même année, il
déplore que le « tliéàtre, (|ui a tenu une si grande place dans la
vie intellectuelle de la France, devienne de jour en jour davan-
tage un lieu dp plaisir banal ».
En 18G2, il gémit sur la décadence de plus en plus manifeste
au tliéàtre, sur la disette de talents, la multiplicité des pièces à
spectacle, etc., tout en reconnaissant avec satisfaction et justice,
du reste, à propos de A- os Inlhnes, que Sardou est décidément
Scribe ressuscité.
En 1863, à propos de la « Liberté des Théâtres » qui était
promise, il se demande si « ce monotone et stérile statu quo (]ui
pèse depuis plus de six ans (1857-1863) sur le théâtre, va enfin
finir ». En 1864, il démontre combien r Ami des femmes est vide
et invraisemblable; il s'étonne que M. de Montègre ait son
caractère et y soit fidèle, au lieu d'être un homme raisonnable
et capable de raisonner : « Il entre dans une colère sans pareille,^
comme s'il avait acquis des droits sur M™" de Sinierose, sans
qu'il lui vienne à la pensée de se dire qu'il manque à la pre-
mière des conditions (|ue lui a imposées M'"" de Simerose, c'est-
à-dire le respect de sa liberté, (jue l'amour platonique ne donne
aucun droit à l'amour véritable et qu'il est en ce moment aussi
absurde que mal appris. » 11 est irrité de cette « misanthropie
sèche qui règne d'un bout à l'autre de la pièce » ou plutôt de
cette « demi-misanthropie » (|ui y circule. « Or quand on est
misanthro})e, il ne faut pas l'être à demi. » Et il conclut en
disant que « cette pièce est la moins fortement conçue que
M. Dumas fils ait encore produite. »
LES REVUES ET JOURNAUX 431
En 1878, examinant le théâtre d'Auffier dans son ensemble,
il reproche surtout au célèbre dramatiste de n'avoir laissé aucun
« type ».
On voit qu'Augier et Dumas fils ont été peu soutenus par la
critique littéraire. Ils Font été par le public d'abord, ce qui
peut suffire, et ensuite à peu près par le seul Sarcey, (|ui eut
très vite une assez forte autorité. Il était assez naturel qu'élevé
dans le goût et l'admiration de Balzac, d'une part, et de Scribe
de l'autre, il reconnût du premier coup des talents ({ui étaient
faits d'abord de force originale, ensuite de Balzac pour ce qui
était observation morale et tendance d'esprit, et de Scribe pour
ce qui était procédés et technique. Sarcey fut donc le grand
défenseur et tenant d'Aug"ier et de Dumas (plus que de M. Sardou,
qu'il aimait moins, sans méconnaître sa dextérité dramatique),
et une partie de la g-rande influence qu'il acquit sur le public, il
la dut précisément à ce qu'il ne s'était ni trompé sur les grandes
destinées qui les attendaient ni opposé à elles. Encore, pour ce
qui est de Dumas fils, cette « misanthropie sèche », qu'elle fût
complète ou partielle, que Montégut lui reprochait, s'accom-
modait mal au tempérament jovial de Sarcey lui-même, et il se
détachait de Dumas fils ou ne pouvait le suivre quand celui-ci
inclinait au pessimisme, comme dans V Ami des femmes ou la
Visite de noces.
L'école réaliste au théâtre fut donc peu encouragée par la
critique littéraire en gfénéral et par la criti([ue dramatique en
particulier. Elle réussit surtout par elle-même, et c'est la posté-
rité qui est arrivée à cette conclusion, généralement acceptée
aujourd'hui, je crois, qu'il n'y a pas eu, au moins pour le
théâtre dit « comique », c'est-à-dire non tragique, car il faut
s'entendre, de plus grande époque, depuis Molière, que celle qui
va de 1850 environ {Gabrielle, 1849, Dame aux camélias, 1852)
à 1880.
Quant au réalisme en grénéral, ([uoique très atta(jué comme
on l'a vu, et visiblement en suspicion, il avait dans Balzac et
aussi dans Mérimée et dans Stendhal de tels précurseurs, il
avait dans Alphonse Daudet et dans Flaubert de si grands repré-
sentants, qu'il a fallu la façon extrêmement étroite dont M. Zola
le comprit et le parti pris de vulg'arité ([u'il y introduisit pour
432 r.V CHITIQUE
le compromettre auprès de la critique française et aussi pour
en précipiter l'évolution et aider à la réaction qui vient tou-
jours, mais qui est venue pour l'art réaliste plus tôt peut-être
qu'il n'eût été d'ordre naturel qu'elle arrivât.
Je m'étendrai moins sur le « mouvement parnassien », sur le
symbolisme, sur le vers libre, sur l'exotisme et sur la manière
dont la critique accueillit ces diverses manifestations de l'acti-
vité littéraire, parce que ces diverses tentatives furent beaucouj»
moins contestées et discutées.
La Critique et le « Parnasse ». — ^ Le « Parnasse »,
ainsi nommé d'une publication de la librairie Lemerre où les
jeunes poètes de 1850 participèrent, fut, comme on sait, l'béri-
tage de Théopbile Gautier agrandi par Leconte de Lisle, cultivé
par les Sully Prudhomme, les Coppée, les Catulle Mendès, les
Heredia, les Léon Yalade, les Dierx, les Anatole France, etc.
Il fut en général très bien accueilli. Il ne rompait, en somme,
aucune tradition. Il n'était pas une réaction. Il était une modi-
fication du romantisme. Il était le romantisme avec plus de
souci de la forme, de la versification châtiée et rigoureuse, avec
aussi (et cela seulement chez quelques-uns) un certain dédain de
la littérature personnelle, des épanchements, et une certaine
prétention à « l'impassibilité ».
Leconte de Lisle fut signalé au public dès 1853, à propos des
Poèmes antiques, comme un nouvel André Chénier, comme un
poète humaniste qui voulait faire revivre l'àme païenne et ne
vivre absolument lui-même que de cette àme-là. La Revue des
Deux Mondes parla « d'un souffle d'André Chénier mêlé au
souffle de M. de Laprade » (sans ironie). On discuta surtout la
fameuse préface des Poèmes antiques où il était affirmé (jue le
monde n'avait pas connu la poésie « depuis la Grèce, depuis
Sophocle, jusqu'à la Renaissance ». C'était l'opinion très arrêtée
de Leconte de Lisle, puisqu'on la retrouve trente ans plus tard
dans son discours de réception à l'Académie française; mais,
en 1853, c'était d'abord une réplique au Génie du christianisme ,
d'où Leconte de Lisle «royait, non sans quelque raison, que
tout le romantisme était sorti ; et c'était ainsi une réplique à
l'abbé Gaume, qui l'année précédente, dans son Ver ro7if/enr,
avait dénoncé avec violence l'influence persistante et selon lui
LES UKVUKS ET JOURNAUX V-VA
néfaste du paganisme à travers la civilisation moderne; de
sorte que les Poèmes antiques et leur préface étaient une manière
de développement des deux vers de Sainte-Beuve, exécrables,
du reste, mais beaucoup répétés, soit en riant, soit sérieuse-
ment, à cette époque :
Paiianisnic iiniiiortcl, es-lu morl? On le d'il.
Mais Pau tout bas s'en moque et la Sirène en rit.
Tant il y a que (îustave Plancbe, toujours antiromantique,
signala, avec une satisfaction incomplète (car il n'aimait pas
plus le pasticbe antique que le pasticbe étranger), mais assez
vive : 1° le retour à la tradition antique [Poèmes antiques de
Leconte de Liste, Homère de Ponsard); 2^ l'abandon du moyen
àg-e, par tous avec indifférence, par Leconte de Lisle avec
malédiction ; 3° la transformation (il ne disait pas l'abandon) de
la littérature personnelle, laquelle sans cesser d'être, au lieu de
rester solitaire et comme ég'oïste, devenait amicale et familiale
(Laurent Pichat, M. Eug. Manuel; il devait avoir raison plus
encore un peu plus tard avec M. Coppée), et il ne laissait pas
d'y avoir assez de pénétration dans ces quelques vues.
Quand parut, eii 183", le recueil des poésies de Théodore de
Banville, on en loua fort Tliabileté technique, l'invention ryth-
mique, etc. ; mais on en prit texte pour assurer que la nouvelle
école n'était qu'un romantisme décadent, un romantisme flam-
boyant; et il y avait un peu de cela dans toute l'école; mais
encore c'était vrai surtout de Théodore de Banville.
MM. Sully-Prudhomme et Coppée eurent au moins ce très
grand succès que leurs débuts furent pleinement aperçus; mais
ils furent très discutés, et avec une àpreté qui étonne un peu de
nos jours. L'article de Louis Etienne dans la Revue des Veux
Mondes (18G9) fut assez sévère pour M. Sully-Prudhomme. Il y
était parlé de « talent très sérieux » et de « peu de jeunesse »,
et, moitié éloge, moitié épigramme, on donnait comme épi-
graphe à son volume :
Pauca meo Gallo, sed qua' légat ipsa Lycoris.
M. Coppée était loué davantage, surtout pour la Bénédiction
et le Banc, avec un souvenir aimable pour 7e Passant, qui était
de l'année précédente.'
Histoire de la langue. VUI. ■«-"
434 LA CRITIQUE
Mais, en 1875, M. Brunetière fut plus sévère encore pour les
deux poètes qui se partageaient la faveur du public, dans son
article sur « la poésie intime ». II y montrait que le « person-
nalisme » finit par. aboutir à Fénigmatique et (|ue certains sonnets
de M. Sully-Prudhomme sont extrêmement difficiles à entendre;
de même que « l'intimité » finit par aboutir à la vulgarité,
comme dans le Petit épicier de Montronye, etc.
Tout compte fait, « le Parnasse » fut relativement respecté
par la critique, avec une nuance de froideur ou plutôt d'indiffé-
rence. Leconte de Liste seul lui imposait et ne fut jamais con-
testé comme grand poète, et il m'a toujours paru qu'il y avait là
deux injustices, l'une de trop grande admiration et l'autre de
trop grand détachement, et je n'ai pas besoin d'ajouter que je
pardonne plus aisément à la première qu'à la seconde.
La Critique et le « Symbolisme ». — Le « Symbo-
lisme » et le « Vers libre » occupèrent beaucoup les « petites
revues » et un peu les grandes. C'étaient les deux aspects d'une
réaction contre le Parnasse. Le Symbolisme voulait mettre plus
de pensée dans les vers que n'en mettaient généralement les
Parnassiens, et en cela il se rattachait, bon gré mal gré, à
M. Sully-Prudhomme; mais il y voulait mettre une pensée très
mystérieuse, volontairement flottante, suggestive d'idées, plutôt
qu'exprimant des idées nettes, et en cela il s'éloignait absolu-
ment de M. Sully-Prudhomme et se rattachait à Lamartine
plutôt qu'à tout autre; et enfin il voulait que ces pensées,
vagues et mystérieuses pour qu'elles restassent poétiques,
fussent toujours enveloppées d'images pour rester pittoresques,
et en cela c'était plutôt, comme le vit très bien M. Brunetière,
à tel poète volontairement obscur du xvi" siècle, comme Maurice
Scève, que se rattachaient décidément les symbolistes.
Quant au « vers libre » dont usaient presque tous les sym-
bolistes, ou pour lequel ils avaient tous quelque tendresse, il
consistait à briser la forme trop rigoureuse, le métal tro}) dense
du vers parnassien, à en amortir l'éclat jugé trop dur, à en
atténuer les rimes jugées trop riches, c'est-à-dire d'une sonorité
qui était estimée un amusement puéril. Il consistait à saisir le
rythme propre, non consacré, non traditionnel, non imposé par
les habitudes de l'oreille, le rythme intrinsèque et immanent
LES REVUES ET JOURNAUX 435
d'une ligne de prose courte ou longue, et, quand cette ligne
était jugée rythmique en etTet, à déclarer que c'était un vers. Et
enfin il consistait à soutenir la suite de ces lignes et à les unir
entre elles par le lien très léger d'assonances au lieu de rimes.
C'était la répudiation très nette de Hugo et surtout de Gautier,
et la répudiation plus nette encore et plus vive de tout le Par-
nasse. La petite presse railla très fort ces tentatives qu'il était
extrêmement facile, et un peu trop, de tourner en ridicule et que
certaines excentricités de polémique ou de propagande, de la
part des « symbolistes », des « décadents » et des « vers-libristes »,
ne laissaient pas, non plus, de compromettre gravement.
Au fond, il y avait dans ce double mouvement l'idée que ce
qui n'est pas mystérieux n'est pas poétique, ce qu'avaient sou-
tenu Chateaubriand, M"" de Staël et Alfred de Yigny, sans
compter Lamartine; et l'intention de mettre plus de musique, et
une musique plus spontanée, constamment créée, dans les vers.
Parmi les critiques sérieux, M. Brunetière fut le seul qui le
comprit bien. Son article Syinbolistes et Décadents {Revue des
Deux Mondes, 1888) eut l'importance d'un manifeste et alla
jusqu'au fond même de la question. Il eut peut-être le tort de
considérer surtout le Symbolisme comme une réaction contre le
Réalisme et le Naturalis)ne, ce qui vient de ce qu'on se plaît
toujours à voir les autres attaquer ce que l'on n'aime point. Le
symbolisme était un peu, sans doute, une réaction contre le
réalisme et à coup sur il n'avait pour celui-ci aucun faible;
mais il réagissait surtout contre le romantisme et contre le Par-
nasse, comme je l'indiquais tout à l'heure.
Mais, avec une pleine raison, M. Brunetière montra le Sym-
bolisme dérivant de Verlaine, qui avait dit : « De la musique
avant toute chose! » et qui avait dit encore, mettant ensemble
exemple et précepte :
Prends réloquence et tords-lui le cou.
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où?
Oh! qui dira les torts de la rime?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a formé ce bijou d"un sou,
Qui sonne creux et faux sous la lime?
436 LA CRITIQUE
Il mettait on lumière cette idée ({110 le Symbolisme ne son-
g-eait, somme toute, qu'à chercher l'àmc des choses, selon le
mot d'Amiel : « Un paysage est un état d'esprit », ou ne cher-
chait (|u'à mettre une àme dans les choses on la leur supposant,
et (|u'à ce titi'o, il était tout simplement la poésie même.
Il indiquait enfin, diiuc vue très profonde, que le vers libre
et les théories du vers libre avaient pour cause prochaine
l'influence de Wagner et pour cause plus générale l'inlluence de
la musique sur le xix^ siècle, la musique ayant sur les âmes au
xix" siècle le même empire qu'avait eu sur elles l'architecture
aux siècles classiques, et la pensée se réglant de nos jours,
inconsciemment et par une secrète affinité, sur le rythme,
comme autrefois elle se réglait, sans le savoir et par des ana-
logies intimes, sur les lignes architecturales. Il concluait en
disant que rien n'était plus légitime ni même plus profond que
le mouvement du symbolisme et les tentatives du vers libre;
mais qu'il restait aux symbolistes et aux décadents, comme à
toutes les écoles du monde, à prouver l'excellonce de leurs
doctrines par un chef-d'œuvre, seul genre de preuve admise en
littérature.
On sait que ces deux écoles, ou cette école à double aspect,
n'a pas administré cette preuve-là. Elle a eu du moins ce succès
assez notable que les moins aventureux de ses partisans, et non
les moins bien doués, M. Henri de Régnier et M. Fernand Gregh,
ont été, le premier admis à la Revue des Deux Mondes, le second
couronné par l'Académie française pour un recueil éclectique 011
beaucoup de vers conformes aux règles traditionnelles faisaient
bonne figure, et d'où les vers émancipés n'étaient pas exclus.
La Critique et le mouvement exotique. — Il nous reste
à dire quelques mots de ce qu'on jteut appeler le mouvement
exotique et de la façon dont il a été traité par la critique fran-
çaise. Je ne parle point de l'intluence de la littérature anglaise
et de la littérature allemande, qui s'est exercée sur nous dans
la première moitié de ce siècle et qui n'est pas de mon présent
sujet. Je parle de l'influence de la littérature russe, de la littéra-
ture Scandinave et de la littérature italienne.
La littérature russe avait été mise à la mode en France dans
une certaine mesure par Mérimée, qui est certainement le
LES REVUES ET JOURNAUX 437
premier qui s'en soit inquiété, et qui ait éveillé l'attention sur
ce sujet. Longtemps après lui, en 1881. dans plusieurs revues
et journaux et particulièrement dans la Hernie des Deux Mondes,
M. E. Melchior de Vogiïé révéla à la France Tolstoï etDostoïewski,
et grâce au talent du critique autant qu'au génie des auteurs,
grâce aussi au volume de M. Ernest Dupuy sur « les grands
maîtres de la littérature russe », paru exactement dans le même
temps, l'engouement s'attacha aux Russes pendant une dizaine
d'années.
On traduisit une foule d'ouvrages anciens et nouveaux
d'auteurs russes, jusqu'à descendre un peu trop bas peut-être
dans cette mine, excès indiscret et compromettant même pour
la cause qu'on voulait servir, et zèle imprudent que M. E. Mel-
chior de Yogïié, aussi au courant de la question que possible,
dénonça lui-même pour le modérer.
Ce qui a surnagé de cette inondation un peu tumultueuse,
c'est Gogol et Tourguenief, connus et aimés déjà avant 1884,
les deux grandes œuvres de Tolstoï, Guerre et Paix et Anna
Karénine, et la Maison des morts de Dostoïewski.
Mais ce qu'il faut remarquer aussi c'est que la profonde
impression qu'avait i)roduite Tolstoï sur les imaginations fran-
çaises s'est tournée en une certaine ferveur pour les idées qu'il
s'est mis à répandre de[)uis qu'il a cessé d'être romancier, et
qu'il y a eu, qu'il y a encore un tolstoïsme moral en France
qui a survécu au tolstoïsme littéraire. Il n'est jamais inutile,
pour faire un succès à un Contrat social, d'avoir écrit une A^ou-
velle Héloïse.
A la « russomanie », si l'on me permet ce terme, succéda la
vogue des « Scandinaves », c'est-à-dire des deux grands dra-
matistes norvégiens MM. Ibsen et Bjœrnson. Cette mode, par-
faitement justifiée du reste, à notre avis, nous vint d'Angleterre
et d'Allemagne, mais d'Angleterre surtout. Vers 1886, le grand
critique William Archer s'attacha à faire comprendre à ses
compatriotes le génie d'Henrik Ibsen, le fit traduire, le fit jouer,
l'expliqua, le commenta, créa enfin autour de ce nom une agi-
tation littéraire. Il réussit. Une partie du public anglais se prit
d'un très grand goût pour l'auteur des lievenants et de Maison
de Poupée. La France suivit, ou du moins Paris. Le Théâtre
438 LA CRITIQUE
Libre d'abord, le Théâtre de YŒuvre ensuite, jouèrent la plu-
part des pièces d'Ibsen, mises en français par différents traduc-
teurs et surtout par le comte Prozor, et quelques-unes des pièces
de Bjœrnson, notamment Au delà des forces.
La critique française fut très divisée. M. Jules Lemaître, avec
quelques réserves, dans le Journal des Débats; M. Henry Bauer
sans aucune réserve ni discrétion dans Y Echo de Paris, appuyè-
rent le nouveau venu en France (car ce fut sur le nom d'Ibsen
que la bataille se livra presque exclusivement) ; Francisque
Sarcey fut très nettement hostile au nouvel auteur, dont les
obscurités le rebutaient et dont le « symbolisme », vrai ou sup-
posé, l'irritait fort et lui semblait incompatible avec le théâtre.
Un livre de M. Auguste Ehrhard, Heurik Ibsen et le théâtre
contemporain (1892), jeta une grande lumière sur le débat et
est devenu comme classique en cette matière. Malheureuse-
ment, comme on le voit par sa date, il est incomplet, et, si l'on
compte quatre manières dans l'évolution du génie de M. Ibsen,
il s'arrête au moment où la quatrième commence.
M. Jules Lemaître, en 1895, dans un grand article de la Revue
des Deux Mondes résuma le débat, avec des conclusions très
sympathi([ues aux littératures étrangères, mais cette idée géné-
rale que ces littératures sur beaucoup de points s'inspirent de
la nôtre et ne font souvent que répéter ce que le romantisme
français a répandu par le monde.
M. Georges Brandès, dans un article de Cosmopolis (1897),
d'une part s'inscrivit en faux contre l'article de M. Jules
Lemaître et affirma que la littérature française avait eu peu
d'influence sur la littérature européenne et en particulier que
M. Ibsen n'avait jamais rien lu de George Sand; d'autre part
prétendit qu'il n'y avait aucun symbolisme dans M. Ibsen et
railla très durement les Français d'y en avoir trouvé.
M. Lemaître dans la Revue des Deux Mondes et M. Faguet
dans le Journal des Débats lui répliquèrent.
Au « mouvement Scandinave » peuvent se rattacher les quel-
ques représentations des drames des Allemands Gerhardt
Hauptmann et Hermann Sudermann qui ont été données en
France. Ces pièces n'ont pas eu un grand succès et n'ont pas été
très vivement discutées par la critique.
LES REVUES ET JOURNAUX 439
L'engouement pour « les Septentrionaux » a complètement
cessé en France, et, sans avoir été précisément remplacé par
un autre, a fait place à un commencement de curiosité pour
les littératures méridionales. M. de Vogué, toujours éveillé et
curieux de toute nouveauté artistique et de toute noble tentative
d'art, a appelé rattention des Français, en ces dernières années,
sur le romancier-poète Gabriele d'Annunzio,et il a été vivement
secondé dans le journal le Temps par M. Gaston Deschamps,
qui, de plus, a plaidé avec chaleur pour cet autre romancier
italien, plus réaliste, M. Fogazzaro.
Ces deux campagnes ont abouti, sans compter que le talent de
ces deux auteurs aurait suffi à leur assurer le succès; et non seu-
lement M. d'Annunzio et M. Fogazzaro ont été très lus et fort
ofoûtés en France ; mais encore ils ont été très recherchés et
très choyés dans le voyage en France qu'ils ont fait, successi-
vement, mais à très peu de distance, dans les premiers mois de
l'année 1898. Il faut noter toutefois, qu'au Théâtre de la Renais-
sance, la Ville Morte de M. d'Annunzio n'a eu aucun succès.
Enfin la curiosité des Français, qu'on accuse parfois d'être
faible et même de ne point exister à l'égard des littératures
étrangères, et qui est plus vive et plus prompte que celle des
étrangers à notre endroit, puisqu'enfin il est prouvé que nous
avons lu Ibsen presque aussitôt qu'il s'est manifesté et que
M. Ibsen n'a jamais lu George Sand, s'est aussi portée en ces
derniers temps du côté de l'Espagne, et M"'" Arvède Barine a
vivement mis en lumière le talent des auteurs dramatiques
espaghols Echegaray et Tamayo y Baus; et M. Alfred Gassier,
en son livre le Théâtre espagnol (1898), a poussé l'étude des
dramatistes espagnols depuis les origines jusqu'aux Echegaray,
Feliu y Godina, Galdos, Dicenta, etc.
Quelques représentations d'Echegaray et de Tamayo ont
même été données à Paris avec bon accueil du public, soit
par des acteurs réunis en société, soit par la troupe de l'acteur
Novelli, en 1898.
Telles ont été les principales questions qui ont occupé la cri-
tique courante et figuré dans les revues et journaux depuis
1850 jusqu'à l'heure où nous sommes.
La critique française en cette seconde moitié de siècle, sans
440 LA CUlTinri'
avoir un Sainte-Beuve (si Ton veut atlrihuer Sainte-Beuve à la
première moitié du mx*" siècle), sans j)Ouvoir se parer et se con-
sacrer d'un aussi grand nom, me semble, par son érudition,
par sa variété, par son goût tiès hospitalier, par sa conscience,
par ce fait aussi que des liommes qui en dépassent le cadre,
comme Renan et Taine, s'y sont exercés et ont ajouté à sa
gloire, avoir rendu les plus grands services à la cause des
bonnes lettres, avoir constamment tenu les esprits en éveil et
en haute curiosité, avoir soulevé sans les résoudre toutes les
questions importantes, avoir soutenu énergiquement les bons
auteurs sans maltraiter cruellement les mauvais, avoir le plus
souvent porté des jugements qui se sont trouvés ceux de la
postérité commençante; c'est-à-dire enfin avoir à peu près rem-
pli l'office que la critique doit s'attribuer et auquel elle a le
devoir de ne pas rester trop inégale.
BIBLIOGRAPHIE
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lier de littérature, 1S.")G-I862. — Emile Zola, Mes haines, 1873; Documents
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Salons de peinture au Moniteur universel de 18 iO à 1870. — Paul de Saint-
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Edmond Schérer, par O. Gréard. 1880.)
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1883, etc. — Francisque Ssrcey, Feuilleton dramatique de l'Opinion natio-
nale, puis du Temps de 1850 à 1800 (un choix de ces articles est en prépa-
ration par les soins de son successeur M. Gustave Larroumet). — Hippolyte
Taine, Les j^hilosophes français du XIX'^ siècle, 185.5; La Fontaine et ses falj les,
1H60; Essais de criticiue et d'histoire, 1857; Xoureaux essais de crithiue et
d'histoire, 1865; Histoire de la littérature anglaise, 1864; les origines de
la France contemporaine, 1875-1800, elc. — Ernest Renan, Vie de Jésus,
1860; Histoire générale et systèmes comparés d'S langues sémili<iues, 1845;
Averroès et l'Averroisme, 1852; Les Apôtres, [mù; Saint Paul, 1867; L'An-
téchrist, 1873; Les Évangiles et la seconde génération chrétienne, 1877; L'Église
chrétienne, 1870; Marc Aurèle, 18SI; Histoire du peuple d'Israël, 1887-1880;
Souvenirs d'enfance et de Jeunesse, 1883; Dialogues philosophiques, 1875; La
réforme intellectuelle et morale, \H~, 2: Drames philosophiques, 1888; L'Avenir
lilBLlOGllAPIIIE 441
de la scitncc, écrit en IStN, publié en 1890. (ÉtiiLle sur Ernest Rman, par
M. Gabriel Séailles.) — Ferdinand Brunetière, Études critiques
sur rhistoire de la littérature française, 1880; Nouvelles études critiques sur
Vhistoire de la littérature française, 1882; Histoire et littérature, 188;j-1886;
Éludes critiques sur l'Instoire de la littérature française, ^'^ si'rie, 1887; His-
toire et littérature, 3° série, 1887; Questions de critique, 1881); Nouvelles
cjiiestions de critique, 1890; Études critiques sur Vhistoire de la littérature
française, 4"^ série, 1891; Essais sur la littérature contemporaine, 1892; Le
Roman naturaliste (édition définitive), 1892; Études critiques sur rhistoire de
la littérature française, o'^ série, 1893; Nouveaux essais sur la Littérature
contemporaine, 1895; L'Évolution de la poésv'. lyrique en Erance, 189 i;
Manuel de rhistoire de la Littérature française, 1898, etc. — Anatole
France, La vie littéraire, recueil des articles publiés dans le Temps, 1887-
1893. — Jules Lemaître. Impressions de théâtre, 1888-1890; Les contem-
porains, 1880-1899. — Emile Faguet, XVI" siëcle, XVlt siècle, XVIIl" siècle,
XlX'^siècle, éludes littéraires, Iss.'i-lS'.t;); Politiques et moralistes du XIX° siècle,
2 vol., 1890-1893. — René Doumic, Portraits d'écrivains, 1896; articles
dans la Bévue des Dean Mondes, 1891-1899.
JoiiiMiaiix et Revues. — Collections de la Revue des Deux Mondes,
de la Bévue de Paris, du Correspondant, de la Revue bleue, du Temps, du
Journal des Débats, etc.
CHAPITRE VIII
PHILOSOPHES, MORALISTES,
ÉCRIVAINS ET ORATEURS RELIGIEUX'
/. — Philosophes.
Les dernières années de Victor Cousin. Son influence.
— Le milieu de ce siècle trouve la philosophie en France orga-
nisée et disciplinée comme un rég-iment, selon la comparaison
de l'un des plus brillants officiers de ce régiment, de Jules
Simon. Le colonel est Victor Cousin. Pour des raisons politi-
ques et pédagogiques, auxquelles il faut ajouter un naturel
instinct de domination, et grâce à une autorité personnelle
autant qu'officielle, Cousin institua une philosophie d'Etat dont
ce fut l'afTaire de la génération suivante de s'émanciper.
Pour cet objet, Cousin atténua sa propre doctrine par <les
retouches successives, et l'expurgea, autant que possible, de
toute trace d'influence allemande, et surtout de tout soupçon
de [lanthéisme. Il rattacha plus (m moins exactement cette doc-
trine à une origine glorieuse et française, à Descartes ; il Tap-
j)ela le spiritualisme, et en fît les contours dogmatiques assez
arrêtés pour rassurer les adversaires de la philosophie, assez
larges pour que de libres esprits pussent encore s'y mouvoir.
Tout n'est pas à reprendre et à regretter d'ailleurs dans cette
direction imprimée par Cousin à la philosophie de son temps.
\. Par ,M. Itaymond Tliaïuin, «Idch'ur es lettres, professeur an lycée (londorcel.
PHILOSOPHES 443
Cousin était parti de cette idée, idée de politique et d'historien
sans doute plutôt que de métaphysicien, qu'il fauten France une
philosophie française, et il s'était appliqué à tenir celle-ci aussi
loin de l'empirisme anglais que de la spéculation allemande; et
il avait vu assez juste pour que sa philosophie, si elle n'es
plus chez nous la philosophie des professionnels, soit restée
celle de l'immense majorité du public philosophique. De ce
public il fut en partie l'éducateur. Par lui un plus grand nombre
d'esprits fut initié et intéressé aux problèmes que la philoso-
phie soulève. Gela tint à l'éclat et au retentissement de sa parole
et de ses écrits. Mais cela tint surtout à ce que la philosophie
put devenir, sous sa tutelle, l'objet d'un enseignement plus
largement dispensé. Même affranchie de cette tutelle, elle a gardé
ses positions, ot par là la pédagogie contemporaine relève
encore de Cousin. Son œuvre fut en ce sens une œuvre libé-
rale, et la réaction impériale, en s'en prenant à l'enseignement
philos()})hiquo, tel qu'il l'avait organisé, acheva de lui donner
cette marque. En même temps qu'il étendait ainsi la clientèle
de la philosophie. Cousin enrôlant et inspirant toute une
équipe de professeurs lui assura des ouvriers nombreux et
d'abord disciplinés. Son influence dura même plus que son gou-
vernement effectif qui prenait fin avec la première moitié de
ce siècle.
Cousin sortit en effet de la vie publique et de l'enseignement
après le coup d'Etat. Toute son activité intellectuelle se réfugia
alors, comme on l'a déjà raconté, dans l'étude de ce xvu'^ siècle
où ses travaux sur Pascal l'avaient introduit. Pascal lui avait
fait connaître Jacqueline. Jacqueline le mena à M"" de Sablé, à
M""" de Longueville, à M'"' de Chevreuse, à M""" de Hautefort. Il
écrivit ainsi neuf Aolumes qui sont, dit un malicieux biographe,
« un agréable mais singulier appendice aux huit volumes
(Y Histoire de la philosop/iie, aux cinq volumes de Fragments
philosophii[ues, aux manuscrits de Proclus, au sic et non d'Abé-
lard ». Ce sont livres d'érudition, mais d'une érudition éprise
et passionnée; et on plaisanta pendant de longues années, à
la suite de Taine, sur l'amour posthume de Cousin pour
M"*" de Longueville. Il est certain en effet qu'un Kant ou un
Descartes eussent occupé autrement leurs loisirs. Mais les occu-
444 PHILOSOPHES, MORALISTES ET OllATELIlS RELIGIEUX
pations préférées do la vieillesse de Cousin servent justement à
éclairer la nature de son talent, et c'est pour cetto raison (jue nous
revenons sur un sujet déjà traité dans celte histoire. Cousin
rapproche la philosophie de la littérature, la philosophie qui,
pour son maître Descartes, et pour beaucoup de nos contempo-
rains, entretient plutôt avec la science ses relations essentielles.
De cet exemple aussi il faudra une génération entière pour
s'affranchir.
Cousin avait donné un autre exemple. Il avait traduit, édité;
il avait écrit lui-même une histoire de la philosophie. Beau-
coup de ses cours avaient été des expositions et dos discussions
de doctrines célèbres qu'en les réfutant il faisait connaître. Sa
propre doctrine, on le sait, sous le nom d'éclectisme, en évitant
de verser dans un des systèmes existants, leur faisait à tous
quelques emprunts. En un mot. Cousin fut un historien. Dans
un siècle qui accorda une telle place aux études historiques, il
fonda l'histoire de la philosophie. Par là il fut de son temps, à
la façon d'un devancier. Et par là aussi nous relevons de lui.
Que l'on compare aux anciens cahiers de philosophie l'ensei-
gnement contemporain qui nous apprend ce qu'ont pensé tel
ou tel, bien plutôt qu'il ne nous apprend ce qu'il convient de
penser. Cousin fut ainsi 1 inspirateur de nombreux travaux qui
se suivirent de près vers le milieu de ce siècle. Barthélémy
Saint-Hilaire, qui se voua ensuite à la traduction d'Aristote,
avait d'abord fait de la philosophie indienne et du bouddhisme
sa spécialité. Franck étudia la Kabbale juive, Yacherot avait
écrit trois beaux volumes sur l'école d'Alexandrie. Ilauréau
jmblia une consciencieuse histoire de la philosophie au moyen
âge. Le moyen âge, depuis retombé dans l'oubli, fut encore
l'objet des travaux de Jourdain, et d'un écrivain élégant, ({ui
était comme en marge de l'éclectisme, Rémusat. Le même
Hémusat donna de Bacon une monographie estimée. Les Pères
de l'Eglise, que les philosophes universitaires eurent ensuite le
tort de négliger, furent eux-mêmes explorés. Nous pourrions
citer d'autres noms propres et d'autres travaux. Parmi ceux
mêmes que nous avons cités, peu sont des œuvres délinitives;
quelques-uns même ont été refaits et mieux faits depuis. Mais
ceux-là sont les premiers, ce qui est quelque chose ; et en outre
PHILOSOPHES 445
ils font masse et témoignent d'une impulsion commune. Entre
tous, celui qui dut aller le plus au cœur de Cousin fut l'histoire
de la philosophie cartésienne de Francisque Bouillier. L'amhi-
tion de Cousin était en effet, nous l'avons dit, de renouer la tra-
dition jihilosophique du xyu*^ siècle, interrompue par l'empi-
risme du xvnf . Bouillier rappelait les titres de la philosophie
française, dans iin siècle oii on parle surtout en France des
philosophies élranirères; et son œuvre était en même temps
d'une larg-e et scrupuleuse information.
Les spiritualistes; M. Ravaisson. — Nous ne pouvons
nommer davantage tous les aides de camp de Cousin et tous
ses disciples dans l'ordre dogmatique. Garnier eut comme
département la psychologie; M. Lévèque l'esthétique, Saisset la
théologie naturelle. Trois penseurs surtout méritent de nous
retenir par l'importance de leur œuvre et l'autorité dont ils
ont joui : Janet, Caro et Simon, celui-ci tôt enlevé à la ])hiloso-
phie par la politique. Janet et Caro ont philosophé côte à côte
pendant de longues années et ils ont comhattu les mêmes adver-
saires (car leur œuvi'e se développe en partie par opposition
aux théories qui vinrent disputer le terrain au spiritualisme),
Caro [»lus intransigeant, plus dominateur, Janet plus insinuant,
plus conciliant, — tous deux dialecticiens consommés au point
que, pour l'un d'eux au moins, le polémiste, aux yeux du
puhlic, a fait tort au penseur.
De ce puhlic, Caro connut toutes les faveurs, puis toutes les
injustices. Il eut une notoriété plus étendue que n'en obtiennent
d'ordinaire les écrivains philosophiques. Grâce à elle, il con-
tribua, comme auparaA^ant Cousin, à répandre le goût<les hauts
problèmes. Comme Cousin aussi il vulgarisa les doctrines qu'il
réfuta, par des expositions préalables d'une loyauté lumineuse.
Ses adversaires lui doivent tous ainsi quelque chose. Entre tous,
l'honnête homme que fut Littré fut idéalisé par lui. Ajoutez
qu'il était à l'affût de toutes les nouveautés, avec une curiosité
d'esprit égale à la fermeté de sa doctrine. Comme Cousin
enfin, Caro fut un lettré en même temps qu'un philosophe. Tou-
tefois ses œuvres de critique littéraire à lui restent toutes
empreintes de philosophie. Et c'est là la forme particulière de son
esprit et de son talent. Dans la littérature, ce qu'il poursuit sur-
446 PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
tout, quoique aussi sensible que personne aux enchantements de
la forme, c'est la présence latente et comme la trace des idées;
car il croit qu'il y a des idées et de la philosophie partout. A
travers l'œuvre qu'il étudie il pénètre l'àme de l'écrivain, et,
toujours plus au fond, la pensée philosophique qui est l'âme
de cette àme. Il étudia son temps en particulier avec cette
méthode, interrogeant la conscience collective, comme il eût
interrogé une conscience individuelle. Il pratiqua ainsi un des
premiers ce qu'on a a})pelé depuis la psychologie sociale. Mais
sa curiosité ne fut jamais une curiosité de dilettante, ni même,
dirions-nous, une curiosité de savant désintéressé. Le mal
décrit, il va droit aux remèdes, aux remèdes que lui suggère sa
foi spiritualiste. Cette foi s'attache à un petit nombre d'articles,
qu'il tient pour solidaires les uns des autres. Le problème moral
et le problème métaphysique que l'on s'eflbrçait, sous ses yeux,
de dissocier, lui apparaissent à lui comme inséparablement liés;
et il fit de l'idée de Dieu (un ouvrage qui portait ce titre, fut son
plus grand succès) l'affaire personnelle de sa philosophie. Son
talent était de nature oratoire. Mais jus(pi'au dernier livre, il
alla jtrogressant, c'est-à-dire se sim[»litiantet se débarrassant des
ornements inutiles.
L'effort philosophique de Paul Janct porta sur un plus grand
nombre de questions, sur toutes les questions. L'œuvre est con-
sidérable, répartie sur cinquante années de labeur ininterrompu.
L'influence aussi fut grande. Pendant de longues années l'en-
seignement français, et partant cette philosophie que la plupart
reçoivent et à laquelle ils se gardent de rien changer, procédèrent
de Janet. Nous en faisions la remarque en lisant dans la
Bévue philosophique un récent exjjosé des idées de Janet.
Nous nous disions à nous-même : mais cela est partout! Cela
est partout depuis Janet. Lui aussi a beaucoup réfuté, et il
a contribué adonner à la dialectique dans la philosophie et dans
l'enseignement une place peut-être excessive. Mais la philo-
sophie de Janet, qui apparaît au premier abord comme une
philosophie de combat, est plutôt une philosophie de concilia-
tion; il établit une hiérarchie de systèmes et subordonne les
points de vue, sans en rejeter absolument aucun. Le point de
vue le plus exact sur les choses est, pour lui, celui de la con-
PHILOSOPHES 447
science s'approfontlissaiit de plus en plus elle-même. La philo-
sophie de Janet est une philosophie de la conscience. — Ses
deux principaux ouvrages dogmatiques sont le livre des Causes
finales et la Morale. Janet a traité en outre un grand nomhre
de questions de morale pratique, de littérature, de pédagogie,
de politique même. Il a écrit sur la Famille un livre char-
mant. Il a pu extraire lui-même de ses œuvres un recueil
de pages choisies, à la portée de tous les lecteurs, épreuve à
laquelle peu de philosophes pourraient se soumettre. « J'ai
aimé », dit-il d'une façon touchante dans la préface d'un dernier
ouvrage qu'il a})pelle son testament philosophique, «j'ai aimé la
philosophie dans toutes ses parties, dans tous ses aspects et dans
toutes ses applications. Philosophie populaire, philosophie
didactique, philosophie transcendante, morale, politique, appli-
cation à la littérature et aux sciences, histoire de la philosophie,
j'ai touché à tout, nihil philosophicum a me alienum putavi. »
Jules Simon appartient à l'histoire des idées politiques et à la
politique elle-même plutôt qu'à l'histoire de la philosophie. Il
fut toutefois un prédicateur de morale, grave et éloquent au
début de sa carrière, d'une bonhomie teintée de malice dans
sa verte et longue vieillesse. Ses livres sur la Religion naturelle
et le Devoir sont de la première époque. Nos contemporains
ont surtout connu et apprécié le Jules Simon de la seconde
époque dont l'éloquence connut plus de ressources, presque
trop de ressources. ^lais celui-ci cesse de plus en plus d'appar-
tenir à la i)hilosophie; et nous ne dirons donc rien de ce talent
qui sut se renouveler à un âge où chez d'autres il s'éteint, ni de
cette virtuosité telle qu'elle empêcha de voir une rare unité de
conduite et de pensée, ni enfin de cet apostolat de charité par
lequel il prit noblement sa revanche de l'impopulaiité encourue
et du pouvoir perdu. Car ce qui touche un philosophe ne touche
pas nécessairement la philosophie. Mais nous dirons, et c'est
ce qui explique la place déterminée que nous avons faite à Jules
Simon dans cette étude, que le libéralisme obstiné, qui fut la
note dominante de sa vie publique, avait son fondement dans
des convictions philosophiques. Il crut en politique aux idées
et aux principes. Et ces principes étaient ceux qui se dédui-
saient de la philosophie de Cousin. Toutes les libertés
448 PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
n'étaient pour lui que les traces et les conséquences dans la
vie sociale du libre arbitre humain, un des dogmes de l'éclec-
tisme. Un de ses livres est intitulé : La Liberté de conscience;
un autre : La Liberté civile; un aulrc : La Liberté politique. S'il
limite la liberté dans le domaine économique, c'est parce que
quelque chose de supérieur, la moralité elle-même, est en jeu.
C'est en moraliste en elTet qu'il aborde la question sociale. « Le
livre qu'on va lire est un livre de morale », telle est la première
ligne de la préface de L'Ouvrière. Ce même livre s'achève sur
une ])rofession de foi s|»iritualiste. Jules Simon n'oublia donc
jamais qu'il était philosophe, et, comme les philosophes du
xvni® siècle, il s'efforça de faire descendre les principes dans
les faits.
Avec M. Ravaisson nous revenons à la philosophie pure. A
la diflerence de Janet, M. Ravaisson a eu une production peu
abondante. Une thèse sur L' Habitude, un Essai sur la méta-
physique d'Aristote, un rapport sur La pliiluso/i/iie en L^rauce
au XLX'' siècle, joignez-y quelques articles en petit nombre,
voilàpour la [dîilosophie. Carnous n'oublions pasque M. Ravais-
son est aussi un archéologue, et, (ju'après Aristote, la Vénus de
Milo l'a le plus longtemps occupé. Le premier des livres cités,
la thèse sur L'Habitude, date de 1838. Ce contemporain est un
ancêtre. M. Ravaisson se refuse même aux secondes éditions, et
il a })u voir ses propres ouvrages atteindre de son vivant des
prix fabuleux. M. Ravaisson a donné lui-même, dans un bel
article sui' l'éducation, la théorie d'une vie où la pensée ne
serait pas une tâche; et il rappelle, en la prenant à la lettre,
cette phrase où Pascal dit que, (piand Platon et Aristote se
sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l'ont fait
en se jouant. Il a vécu sa propre vie intellectuelle conformément
à cet idéal « chevaleresque plutôt que scolastique », porté vers
tout ce qui est grand et beau par une sorte de don de nature,
allant droit aussi, dans toutes les questions qu'il traite, aux
principes les plus hauts, sans condescendre aux applications et
aux détails. C'est un grand seigneur de la pensée.
M. Ravaisson n'est pas un éclectique. 11 n'est en rien un dis-
ciple. Il oppose lui-même à ce qu'il ap[)elle le demi-spiritualisme
<le l'école éclectique « le spiritualisme véritable, celui qui
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIII, CH. VIII
Armand Colin & C'^ Éditeurs, Paris
JULES SIMON
d'après un cliché photographique de Nadar
PHILOSOPHES 449
retrouve jusque dans la matière l'immatériel, et qui explique
la nature même par l'esprit ». La matière, pour M. Ravaisson,
n'est en effet que le dernier degré et comme l'ombre de l'exis-
tence. Il n'y a d'existence véritable que celle de l'àme. Le
monde tout entier a pour origine une libéralité, une condescen-
dance de Dieu, qui tire de lui-même les créatures en anéantis-
sant quelque chose de la plénitude infinie de son être. Libéra-
lité plus haute encore, il les fait remonter de deg^ré en deg-ré par
la vertu qu'il a déposée en elles, et par l'amour qu'il leur inspire,
jusqu'à les faire semblables à lui.
Le style dans lequel M. Ravaisson enveloppe ces puissantes
et poétiques conceptions participe de leur majesté. M. Ravaisson
est un grand écrivain, mais d'une façon très différente de celle
de Voltaire, et qui est [leu commune en France. Il entr'ouvre
plus qu'il ne livre sa pensée; il sug-gère plus qu'il n'exprime. —
Aussi l'influence de M. Ravaisson a-t-elle été d'une autre
nature que celle des penseurs que nous avons, avant lui, passés
en revue. Il n'a pas atteint ce qu'on appelle le grand public; il
n'a pas non plus imprégné de sa pensée, par une action répétée,
cet autre public : celui des classes. Encore moins s'est-il mêlé
aux affaires de son temps. Il n'a eu que des fidèles. Il n'a été
entendu que d'un petit nombre, sans même l'avoir cherché, et
sans presque s'être aperçu du culte dont il était l'objet. Mais son
idéalisme hautain a exercé sur toute la pensée française de la
fin de ce siècle une sorte dattrait comparable à celui que le
dieu d'Aristote, si bien défini par lui, exerce sur les choses.
Les positivistes et l'influence anglaise; Taine. —
Nous allons assister maintenant à la manifestation de tendances
différentes de celles que nous venons d'étudier, au lent chemi-
nement d'une doctrine contemporaine de l'éclectisme, et dont
le succès moins rapide fut plus profond, le positivisme, enfin
à la pénétration de l'influence des grandes philosophies étran-
gères, anglaises et allemandes. L'œuvre essentielle de Comte
appartient à la première moitié de ce siècle. Mais Comte eut
des disciples, des apôtres. Littré fut l'un d'eux. La vie de
Littré fut, comme on l'a dit ', un acte de travail prolongé
1. Caro, M. Littré et la positivisme, p. 8.
Histoire de la langue. VIU. 29
4o0 PHILOSOPHES. :\10RALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
pendant plus de soixante ans. L'austère dignité de cette vie ne
fut pas sans profiter au bon renom de la doctrine que défendait
Littré, et dont les conséquences morales devinrent, de par
son exemple, moins suspectes. Littré a eu toutes les ambi-
tions et toutes les curiosités de resjtrit. Il sera rendu hommage
ailleurs à Fauteur du Dictionnaire. Rien ne saurait mieux
témoigner de l'étendue et de la variété de ses connaissances que
la table des matières d'un livre de lui intitulé : La acicnce au
point de vue philosophique. Dans ce livre il est question des
étoiles filantes, de l'électro-magnétisme, des fossiles, des peuples
sémitiques, de l'origine de l'idée de justice, et de bien d'autres
choses encore. Ce fut la philosophie de Comte qui a])porta à cet
esprit universel, avec la coordination de son savoir, la paix et
la sérénité. La hiérarchie des sciences, et la subordination à lu
science de l'ordre moral et social devinrent ses articles de foi.
Littré parle de Comte en des termes qui rappellent Lucrèce
parlant d'Epicure. Et dès lors il voue une partie de son temps
divisé entre tant de besognes à propager ce qu'il croit être la
bonne parole. — Cependant cet esprit critique et sincère
s'exerça de plus en plus sur la pensée même du maître. Il
avait commencé par mettre à part l'œuvre des dernières années
de Comte, la politique théocratique, la prédominance attribuée
au sentiment, tout ce qui tendait à faire du positivisme, selon
le mot de Huxley, « un catholicisme avec le christianisme en
moins ». Puis, entre ses mains, le positivisme se réduit gra-
duellement, jusqu'à finir par consister surtout dans la négation
de toute métaphysique et de toute religion. Fondée pour s'élever
au-dessus des idées purement négatives du xvni'' siècle, cette
grande philosophie ainsi interprétée allait contre son but et était
ramenée en-deçà de son point de départ. Littré a reconnu lui-
même la perte de beaucoup de ses illusions philosophiques et
sociologiques dans une seconde édition du recueil d'articles
intitulé : Conservation, Révolution et Positivisme, donnée plus
de vingt ans après la première, et où, avec une rare bonne
foi, il commente sévèrement et parfois réfute ses anciennes
affirmations.
La sincérité : voilà, d'un mot, la grande qualité de Littré. Il la
pousse jusqu'au point où elle tient lieu de talent, où elle devient
PII1L0S(IPHP]S 451
elle-même un mérite littéraire. Littré a, en efTet, le souci cons-
tant d'exprimer exactement ce qu'il pense, tout ce qu'il pense.
Il se reprend, se corrige, alourdit sa phrase ; mais cette grande
bonne foi fait impression, et double l'autorité de ce qu'il dit. Il
est un écrivain dans la mesure où on peut l'être, sans être, si peu
que ce soit, un artiste. Il a écrit de vraiment belles pages, sur-
tout celles oîi s'expriment son amour de l'humanité et le senti-
ment de la solidarité qui unit les diverses générations. Elles ont
un caractère d'enthousiasme et d'austérité religieuse. C'est bien
une religion nouvelle, d'ailleurs, que le positivisme, sur cette
base, a voulu édifier.
Nous rapprochons de Littré, faute de savoir oîi le mieux
placer (il pourrait, à certains égards, être rapproché aussi des
néokantiens), un penseur qui n'est pas un positiviste, penseur
isolé, dont le renom est grand auprès des connaisseurs, et qui
est, relativement à quelques contemporains, un précurseur,
Cournot. Un juge compétent, M. Liard, égale sa doctrine aux
plus grandes de ce siècle. Cournot arrive à la philosophie par
les sciences, et en cela il se rapproche de Comte, mais aussi de
Descartes, s'il s'oppose à ceux qu'il appelle avec quelque dédain
les néocartésiens, aux spiritualisles de l'école de Cousin. En
cela encore il rouvre une voie où beaucoup sont entrés après
lui. Comme Comte, il croit que l'objet de la philosophie est
« l'architectonique des sciences )>, et qu'elle n'a qu'un rôle de
régulatrice et d'ordonnatrice, rôle d'autant plus utile d'ailleurs
que chaque science, en se fortifiant, semble plus disposée à
faire parade de son autonomie. Mais il croit à un ordre des
choses que la philosophie ne peut atteindre, il est vrai, qu'avec
une probabilité croissante, jamais avec certitude. La raison
est le besoin et le pressentiment de cet ordre, une sorte de
sens du vrai, qu'aucune intuition ne lui révèle, mais dont
l'enchaînement de plus en plus grand de nos notions diverses
est comme le signe. Cournot accepte et adopte en quelque sorte
la pensée célèbre de Bossuet : « Le rapport de la raison et de
l'ordre est extrême ; l'ordre est ami de la raison et son prin-
cipal objet ». Nous sommes loin du positivisme. Cournot prend
même à partie cette école, etremarque que toute science digne
de ce nom ne saurait elle-même rester positive, puisque, aux
4o2 PHILOSOPHES, MOUALISTKS HT OltATHlUS UELIGIEIX
faits positifs qui la composent, il faut, pour les relier, certaines
idées dont la critique est justement l'objet de la philosophie. Le
départ entre l'idée et le fait est donc aussi un départ entre la
philosophie et les sciences, deux fonctions de l'esprit associées,
mais distinctes. Et Cournot poursuit cette philosophie incluse
non seulement dans les sciences morales et sociales, mais dans
les sciences les plus positives et jusque dans les mathéma-
tiques. Les deux grands ouvrages de Cournot sont le Traité de
Cenchainement des idées fondamentales dfins les sciences et dans
r/iistoire, et VEssai sur les fondements de nos connaissances.
Avec Taine nous avons affaire à un penseur qui ne fut ori-
ginal que dans le détail, mais (|ui lit la fortune de toutes les
idées auxquelles il s'attacha. Ce fut en philosophie un disciple,
mais de ces disci[des aussi g-rands que les maîtres. 11 est, d'ail-
leurs, le disciple de beaucoup de gens, — ce qui constitue une
(jrigiiialité, — et en lui se fait la synthèse d'inlluences qui aspi-
raient à se rencontrer. 11 est le disciple de Condillac et de la
philosophie du xvm'' siècle. 11 est le disciple de Spinosa et de
Hegel. Il est le disciple de Mill et de la |)hilos()phie anglaise.
Mais, au travers de Mill lui-même, c'est de Comte qu'il relève.
En histoire, en littérature, en critique dart son œuvre peut se
résumer ainsi : il s'est appli(|ué à transporter aux sciences
morales la méthode des sciences naturelles ; et cela est du pur
comtisme. 11 a donc contribué, mieux que personne, grâce à la
variété de son œuvre et à l'éclat de son talent, à répandre dans
la lin de ce siècle, et en tout ordre, les façons de penser positi-
vistes.
Mais ce sont ses ouvrages de philosophie proprement dite qui
seuls doivent être brièvement rappelés ici, quoiqu'il y ait de la
philosophie encore dans ses livres d'histoire et de critique. 11
débuta par un pamphlet surtout dirigé contre Cousin : Les Plii-
losojïhes français au dix-neuvième siècle. Mais ce |tamphlet était
plus qu'un pamphlet, et, sous la forme familière et vive, une
pensée profonde et systématique s'annonçait. Quelques années
après])ariit l'étude sur Mill, étude respectueusement enthousiaste.
« Dans le ga'and silence de la philosophie, voici, disait Taine,
un maître qui s'avance et qui i)arle. On n'a rien vu de semblable
depuis Hegel. » Enlin Taine donna son beau livre sur VJntelli-
PHILOSOPHES 433
gence. C'était rintroduction en France d'une psycholoizie nou-
velle. « De tout ])etits faits bien choisis, importants, sig^nifica-
tifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà
aujourd'hui la matière de toute science. » Voilà aussi, pour
Tainc, la matière de la psychologie. Ajoutons que cette psycho-
logie n'est pas descriptive, mais explicative. Elle dég^age les"
éléments de la connaissance et, de réduction en réduction, arrive
aux plus simples, puis, de là, aux changements physiologricjues,
qui en sont les conditions, sauf à vérifier enfin, par une sorte
de svnthèse, ces hardies analyses. La pensée de derrière la
tête de notre auteur est que les faits psycholog'iques ne sont,
comme tous les faits, qu'une manifestation de la loi mécanique
de la conservation de l'énerg^ie, elle-même dérivée peu distante
d'une loi suprême qui, « se développant en lois subordonnées,
aboutit, sur tous les points de l'étendue et de la durée, à l'éclo-
sion incessante des individus et au flux inépuisable des événe-
ments «. Toutefois la pure spéculation pliilosophique n'occupe
guère que cinq ou six pages dans son livre; « elle est une con-
templation de voyag'eur que l'on s'accorde pour quelques minutes,
lorsqu'on atteint un lieu élevé. Ce qui compose véritablement
une science, ce sont les travaux du pionnier. » Voilà pourquoi,
quoi qu'on pense du système d(^ Taine, son livre reste, livre
abondant en faits curieux et en explications ing-énieuses, au
nombre desquelles est la théorie célèbre de la perception exté-
rieure envisagée comme une hallucination véridique. — VA toutes
ces abstractions philosophiques sont revêtues du style de Taine,
c'est-à-dire le plus vivant, le plus imag^é qui fut jamais. On
n'avait pas vu depuis longtemps, en philosophie, ni une infor-
mation d'un caractère aussi scientifique ni une langue d'un
caractère aussi concret'.
L'école critique et l'influence allemande; Renan. —
Tout autre est la manière des penseurs qui ont subi et intro-
duit en France l'influence de la philosophie hégélienne. « Il a
besoin d'apercevoir beaucoup d'objets d'un seul coup; il en
ressent comme un ag-randissement subit; et il a goûté tant de
fois ce plaisir intense qu'il n'y en a plus d'autre pour lui. »
1. Les dernières pages que Taine ait écrites sont des Noies philosophiques sur
les éléments derniers des clinsesl
4o4 PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
Ainsi parle ïaiiie, à la fin do ses Philosophes Français, A'xm
personnage symijolique , M. Paul. M. Paul, c'est Yacherot.
Vacherot avait été le disciple, le protégé de Cousin. Mais il
resta fidèle à Cousin, au Cousin de la première manière, plus
que Cousin lui-même n'eut voulu. C'est Cousin qui avait appris
à Vacherot l'admiration de Hegel. Cousin en revint, mais non
Vacherot, A l'influence de Hegel il faut ajouter celle de Plotin,
cet Hegel des anciens temps. La première grande œuvre de
Vacherot fut, en effet, une histoire de la philosophie d'Alexan-
drie. C'est le troisième volume de cette histoire, où se posent
des questions relatives à l'origine de certains dogmes, qui fut
l'occasion d'un conflit célèbre entre Vacherot, directeur des
études à l'Ecole normale, et le P. Gratry, aumônier de la
même école. Vacherot fut suspendu de ses fonctions. Un
dédommagement lui était promis. Mais survint le coup d'Etat,
et il refusa le serment. « Il avait une grande place, et la quittait
pour garder ses opinions », dit Taine de M. Paul. Sa pensée
se partage dès lors entre deux directions : l'une spéculative,
l'autre sociale et politique. En 1858 paraît la Métaphysique et
la Science; en 4859, la Démocratie.
En métaphysique, Vacherot, qui se place au point de vue de
l'ensemble, se refuse à ne voir dans l'univers que les choses par-
ticulières qui sont comme les détails qui le composent, et il
reconnaît la nécessité de Dieu. Ce Dieu n'est pas une personne,
et cependant Vacherot n'est pas jjanthéiste. Il a écrit sur le
crime du panthéisme qui est, en divinisant tout, de tout
absoudre, une de ses pages les plus éloquentes. Il divise Dieu
en deux moitiés. La première moitié, c'est l'existence une et
absolue, c'est le réel, tout le réel. Mais le réel n'est pas le vrai,
et le vrai, l'idéal, la perfection, voilà l'autre moitié de Dieu.
Cette perfection joue le rôle de cause finale, et exerce son
attrait sur l'harmonie du monde, qui n'est pas le fait d'un
simple agencement mécanique, mais celui d'une perpétuelle
aspiration vers le mieux. Toutefois, (|uand on va au fond des
choses, cet idéal n'existe que dans la pensée humaine, et
l'on peut se demander dès lors comment il peut exercer une
telle action : « Si l'on supprime l'homme, avoue Vacherot,
Dieu n'existe j»lus «. La philosophie lie Vacherot n'en est pas
PHILOSOPHES 4dd
moins le premier exemple d'un effort plusieurs fois renouvelé
dans cette fin de siècle pour concilier avec certaines négations
le culte obstiné de l'idéal, et pour insérer l'idée de Dieu dans
un système d'où la réalité divine a disparu.
En politique, Vacherot est le type du libéral intransigeant et
impénitent. 11 lui semble que l'Empire abuse du mot démo-
cratie. Il explique ce qu'il convient d'entendre par ce mot et se
fait bravement condamner à la prison. Mais la République elle-
même trompe son attente. Le titre du livre de 1859 était La
Démocratie. 11 reprend ce titre et, le modifiant pour le préciser,
il publie, en 1892, La Démocratie libérale. En fait, ce démocrate
ne devait pas mourir républicain. 11 devint réactionnaire par
libéralisme dépité et découragé. Peut-être aussi cette distinc-
tion de l'idéal et de la réalité qui avait été le fond de sa pensée
philosophique ne fut-elle pas étrang^ère à l'évolution plus appa-
rente que réelle de sa pensée politique. Vacherot, homme poli-
tique, renonçant à réaliser son idéal, et mettant délibérément
la république rêvée hors de la réalité, comme Dieu lui-même,
donnait raison à Vacherot métaphysicien.
Renan, lui, ne fut pas un libéral; et il eut toutes les souplesses
de pensée que Vacherot ne connut jamais. 11 n'y en a pas
moins entre la philosophie de Vacherot et quelques aspects de
cette philosophie ondoyante qui fut la philosophie de Renan;
d'étroites analogies. Pour Renan, tantôt Dieu 'est le réel, tout le
réel, il est : « Celui (|ui est », et tantôt il est l'idéal, et même
un idéal qui n'est qu'une catég-orie. Les deux moitiés du Dieu
de Vacherot sont ici deux définitions contradictoires entre les-
quelles oscille la pensée mobile de Renan, sans daig'ner faire
effort pour les concilier. Cette absence de systématisation est
un des caractères de la pensée de Renan, avant même qu'il
s'y complaise et s'en fasse une attitude; et en un sens il
n'est pas un philosophe'. 11 ne l'est pas non plus, nous le ver-
rons, si par philosophe on entend un inventeur d'idées. Mais il
l'est en cent autres sens; car de tout il tire de la philosophie,
1. Aussi, pas plus que Taine, auquel ce ne fut cependant pas l'esprit de
système qui fil défaut, n'a-t-il pas sa vraie place dans ce chapitre; et il ne nous
est donné d'en i)arlcr que brièvement, et pour le situer entre les courants
d'idées qui aboutissent à lui ou qui en repartent.
4'J6 PHILOSOPHES, MORALISTES ET OIIATEUHS HELIGIEIX
et de rliaque sujet il se fait un centre d'oîi sa pensée rayonne.
Chaque grand siècle modèle sa philosophie et sa conception
du monde sur la science dans laquelle il excelle. T^es [diilosophes
du xvn"^ siècle sont des géomètres, et leur philosophie a (juelque
chose de géométrique. Il était fatal que la philosophie du
XIX* siècle s'inspirât des sciences expérimentales et des sciences
historiques, qui sont les sciences de ce siècle. La confiance de
Renan dans la science a quelque chose de religieux. Il parle
d' « organiser scientifiquement l'humanité », et, ce qui est moins
clair et plus prohlématique encore, d' « organiser Dieu ».
L'Avenir de la Science est ce livre de foi, de foi juvénile, dans
lequel Renan déverse des ardeurs de croyant devenues sans
emploi. Toutefois le fond des idées est commun ici à Renan et à
Auguste Comte, sans parler de Saint-Simon.
Mais, entre toutes les sciences, la science de Renan est l'his-
toire; et l'histoire va être pour lui la vraie philosophie. Jusqu'ici,
dit-il, on est arrivé à la philosophie par l'étude de la nature;
c'est aux sciences de l'humanité qu'on demandera maintenant
les éléments des plus hautes spéculations. N'est-ce pas une raison
philologique qui a décidé de la vie de Renan? Et ne sont-ce pas
d'ordinaire ces événements de l'àme individuelle que nous gros-
sissons pour en faire une méthode universelle? D'une certaine
façon toutes les sciences rentrent dans l'histoire : la chimie
nous raconte l'hi'stoire de la molécule, les sciences naturelles
l'histoire de la vie, et les difiérentes sciences échelonnées imi-
tent, par leur succession, le développement progressif des choses.
A l'infiuence de Comte s'ajoute ici celle de Hegel. Rien n'est,
tout devient. A la catégorie de l'être il faut suhstituer en tout
la catégorie du devenir. Renan a répandu dans notre pays, en
les accommodant au goût français, des façons germaniques de
penser. Il fut pour l'Allemagne, au xix*" siècle, ce que Voltaire
avait été, au xvni", [)Our l'Angleterre : un interprète.
Tout devient : Dieu, l'humanité, la société. Au Dieu personnel,
à l'homme-type de l'ancienne psychologie, à la société ahstraite
de la déclaration des droits de l'homme, Renan suhstitue un
Dieu qui se fait, un homme plus ou moins homme, une société
fondée sur le droit historique, et en perpétuelle transformation.
Cette méthode rend la pensée de Renan hospitalière pour toutes
PHILOSOPHES 4o7
les formes de croyance et d'existence qui ont eu leur heure ou
qui l'auront. Cela lui devient ainsi un système de n'en pas avoir.
En philosophie politique, selon qu'il regarde le passé ou l'avenir,
il fait l'eilet d'un réactionnaire ou d'un utojdste, quoique ses
utopies (mais cela tient à d'autres raisons) aient elles-mêmes
une teinte réactionnaire.
Aux influences de Comte et de Hegel, M. Faguel joint, et
avec raison, surtout si l'on pense au Renan des dernières années,
celle de Schopenhauer, mais d'un Schopenhauer dont la misan-
thropie se serait changée en indulgence bonne fille et en malice.
Mais Renan transforme toutes ces influences par sa nature
propre. Et dans cette nature est son orig'inalité véritable qui
n'est pas une orig-inalité de créateur. Son éducation de Breton
et de séminariste restèrent le fond permanent d'un esprit sur
lequel toutes les connaissances humaines déposèrent leurs allu-
vions. Nous avons déjà observé ce besoin théologique d'absolu
qui le fait se donner à la science comme à une religion nou-
velle. Le savant est pour lui le prêtre des temps nouveaux, si
bien qu'en quittant la soutane, il frouve le moyen de rester une
manière de prêtre et de garder le sentiment d'appartenir à une
partie privilég-iée de l'humanité. Puis, dans son àme apaisée,
une tendresse revint à la surface, et comme un culte posthume
pour tout ce qu'il avait renié. La vocation enfin était telle en
lui qu'il continua toute sa vie à traiter des choses de la foi, de
la vie intérieure avec un mélange tout ecclésiastique de respect
et de familiarité. Et ces apparentes contradictions de sa nature
se trouvaient justifiées par sa philosophie, qui permet d'adorer
d'une certaine façon, et comme rétrospectivement, ce à quoi l'on
ne croit plus.
Son àme fut ainsi une harmonie de notes discordantes. Il
eut, hélas! le tort de s'apercevoir du charme étrang-e des sons
qu'elle rendait, et il les lui fit rendre hors de propos pour le
plaisir de s'écouter et d'être écouté. C'est que cette musique,
comme il dit, était celle qui convenait à ses contemporains,
sans que ceux-ci avant lui s'en fussent doutés. 11 contenta leur
esprit scientifique et leur g-oùt romantique du passé. 11 est
l'inventeur de cette chose qui fut à la mode : la piété sans foi.
Il restaura l'idéal au sein du positivisme, et créa un état d'esprit
458 PHILOSOPHES, MORALISTES ET OHATEURS UELIGIEL'X
un peu trouble qui fut quelque temps celui de notre géné-
ration.
Les néokantiens. — En Allemagne, après le vif succès
des disciples de Kant les plus distants du maître, Hegel et Sclio-
penhauer, un mouvement de réaction vers Kant s'accomplit.
Quelque chose d'analogue eut lieu en France. Un contemporain
de Renan, dont le nom n'arrivaque tardivement jusqu'au public,
M. Renouvier, se remettait à l'école de Kant et ramenait ses lec-
teurs à des manières plus austères de philosopher. Ces lecteurs
étaient en petit nombre ; mais, par ses ouvrages nombreux, par la
Critique pJnloso2jlii.qiie, M. Renouvier exerçait sur eux une action
répétée. Puis ils étaient de ceux, professeurs, pasteurs, hommes
de pensée enfin, qui répandent une action reçue et la multi-
plient. M. Renouvier écrit si incorrectement, si lourdement, que
ses défauts finissent par constituer un style qui a son caractère.
Il a des elTets de masse et respire une vigoureuse probité. Mais
M. Renouvier est mieux qu'un écrivain : un penseur, un des plus
grands penseurs de la seconde moitié de ce siècle.
M. Renouvier est un polytechnicien. Comme Descartes, comme
Kant, ce furent les sciences qui le menèrent à la philosophie.
Un problème le préoccupait, qu'avait fait naître en lui l'emploi de
la méthode infinitésimale en géométrie. Il arrive aux géomètres
de s'exprimer comme s'ils admettaient la réalité d'un nombre
infini (pi'ils tiennent d'ailleurs pour impossible. M. Renou-
vier résolut d'exorciser ce fantôme, et d'exclure rigoureusement
de sa théorie de la connaissance et de l'être toute affirmation
qui impliquerait l'existence actuelle d'un infini de quantité. Il
se trouva que ce parti pris était singulièrement fécond, et que
toute une philosoj)hie se déduisait de cette seule négation de
l'infini actuel. Avec lui sombre, en eflet, non seulement la réalité
de l'espace et du temps, mais la réalité de la chose en soi, du
noumène kantien, cette survivance de l'antique substance,
toute doctrine substantialiste aboutissant nécessairement à
l'unité de substance, c'est-à-dire au panthéisme et au fatalisme,
c'est-à-dire encore à la réalisation de l'infini. M. Renouvier subis-
sant en partie, sans doute, l'influence d'Auguste Comte, remonte
ainsi au delà de Kant, jusqu'à David Hume, dont il accepte le
phénoménisme. Mais dans ce phénoménisme de David llume il
PHILOSOPHES 459
restitue avec Kaiit les lois de la raison. Il appelle sa philosophie
un criticisme. Disons qu'elle est un criticisme phénoméniste. —
Toujours parce qu'un nombre infini est impossible, il n'y a pour
M. Renouvier ni plein, ni nécessaire, ni continu. Les antino-
mies de Kant sont résolues ou plutôt supprimées. Pour la même
raison le monde a eu un commencement, un auteur, M. Renou-
vier a même dit un moment : plusieurs auteurs. La contingence
est placée au principe même des choses.
îl semble que nous soyons bien près de l'affirmation du libre
arbitre humain. Toutefois M. Renouvier fait intervenir ici, dans
l'évolution de sa propre pensée, l'influence d'un homme que
nous ne connaissons que par lui et à qui il reporte, dans son
amitié généreuse, l'honneur d'une partie de sa doctrine : Jules
Lequier. Lequier vécut le problème de la liberté dans sa vie
douloureuse et dans sa mort tragique et voulue. Il y a, dans ses
pag-es inachevées et mutilées, des accents qui rappellent Pascal.
Nul ne sent mieux que lui ce qu'a de paradoxal et d'effrayant ce
pouvoir humain de produire un phénomène qui ne sorte d'aucun
autre, qui soit un commencement. Et, d'autre part, il ne démontre
pas la liberté, il l'affirme par un [)remier acte de liberté. Mais son
ambition est de renouveler la philosophie en rattachant tous les
problèmes à celui-là, de telle sorte que la philosophie entière est
suspendue à un choix, à une démarche de la pensée qui est plutôt
un acte de la volonté. Voici un exemple de cette dépendance
des questions. Lequier, qui est, lui aussi, un polytechnicien,
est surtout frappé des objections adressées à la liberté au nom
de la science, qui semble postuler la nécessité. Et, par un ren-
versement audacieux de l'argument, il en vient à rendre la
science solidaire, non plus de la nécessité, mais de la contin-
gence. Le libre arbitre est, en effet, pour lui, la condition de la
certitude, parce qu'avec lui disparaîtrait — tout jugement étant
pareillement nécessité et partant équivalent — la distinction
du vrai et du faux, comme d'ailleurs celle du bien et du mal.
Cet argument subtil et hardi est inséré par M. Renouvier comme
au cœur de son propre système et y pousse des rejetons en tous
sens. De là la théorie des futurs imprévisibles, et la négation
de toute prescience à leur sujet; de là de nouvelles raisons de
rejeter les antinomies kantiennes; delà la possibilité de résister,
400 IMIILOSOPHKS, MOIJALISTKS HT ORATKUUS liELKHEUX
par la direction imprimée aux idées, à ce que M. Renouvier
appelle le vertige mental, et même à l'aliénation. De là, surtout,
cette théorie île la certitude, échapiiant à la nécessité de l'évidence
et devenant alTaire de conviction morale. Et le philosophe qui
exalte ainsi la liherté est celui qui a, d'ailleurs, mieux que tout
autre, montré son domaine borné de toutes parts par tous les
tienres de solidarité.
La prédominance des préoccupations morales dans la})hiloso-
pliie (le M. Renouvier se rattache à cette théorie de la liherté. La
morale est vraiment le centre de gravité de ce nouveau stoïcisme,
comme elle l'était de l'ancien stoïcisme. Et cette morale est,
pour la même raison, une morale individualiste, hostile à toute
doctrine de progrès fatal, comme à tout déterminisme histo-
iique. Pour la même raison encore, l'idéal de cette morale est
un idéal (h' justice. Elle prétend se rattacher à la fois au kan-
tisme et à la ])hilosophie française du xviif siècle, et exprimer la
pure doctrine de la Révolution.
M. Renouvier a eu des disciples enthousiastes, avec la collabo-
ration desquels il publie encore un recueil annuel de remai'qua-
bles essais, sous le titre (V Année philosophique. Aucun système de
notre tem|)s n'a offert cette cohésion et cette continuité. Entre
tous ces disciples, M. Pillon a été le type de la ildélité philoso-
phique, abdiquant toute recherche d'originalité personnelle pour
développer et défendre la doctrine de celui qu'il ne cesse d'ap-
peler son maître. Ces deux noms resteront associés dans l'his-
toire, comme ils l'ont été dans un labeur de près d'un demi-siècle,
exemple mémorable de l'accord parfait de deux penseurs. Il y a
une vingtaine d'années, MM. Liurd et Brochard servirent à
M. Renouvier d'interprètes auprès de l'Université, envers qui il
avait été injuste, et qui ne lui garda pas rancune. Détracteur de
la philosophie officielle, il lui arriva, ou |)eu s'en faut, d'être
j)endant quelque temps l'insjtirateur attitré de l'enseignement
public, sa mâle doctrine répondant, en même temps qu'aux
besoins intellectuels des penseui-s, aux instincts moraux des
éducateurs.
La philosophie de Secrétan est en étroite parenté avec celle de
M. Renouvier, quoiqu'elles se soient développées indépendam-
ment l'une de l'autre. Secrétan appartient à la Suisse proies-
4
IMIlLOSOmiES 461
tante, à laquelle la philosophie doit, dans cette même période,
Ernest Naville, réditcur de Maine de Biran, rauteur d'un grand
nombre d'ouvrages de morale, de théologie, de logique et de
politique. Naville a enseigné à Genève, Secrétan à Lausanne.
Le [)hilosophe de Lausanne, connu tardivement en France, sauf
de quelques-uns, y a apparu, il y aune dizaine d'années, comme
dans une légende, sous les traits d'un patriarche de la pensée.
La personne même de Secrétan a servi de modèle à un de nos
romanciers les plus épris de vie morale, M. Edouard Rod. Le père
du pasteur Naudié est un portrait posthume de Secrétan.
La philosophie de Secrétan est couramment désignée sous le
nom de philosophie de la liberté. Philoaoplne de la liberté est le
titre de son princi[)al ouvrag:e, dans lequel il montre toutes les
grandes doctrines cherchant, sans oser le prononcer déllnitive-
ment, ce dernier mot des choses. Liberté, cela signifie liberté
divine et liberté humaine; et ces deux libertés expliquent la
création, la chute et la rédemption. La jdiilosophie de la
liberté et la philosophie du christianisme sont en efîet, pour
Secrétan, choses équivalentes. Dans cette métaphysique chré-
tienne, les dogmes ne sont pas posés tout d'al>ord, mais déduits
et comme découverts. Le point de départ de cette déduction
est l'unité du principe de l'être, sorte d'axiome de la raison.
C'est par où la })hilosophie de Secrétan lient aux grandes philo-
sophies allemandes de la première moitié du siècle. Mais
Secrétan ne part du panthéisme que pour le dépasser et le
réfuter en le dépassant. L'être absolu est causa sui dans toute la
force du terme. 11 est donc absolue liberté, et même liberté d'être
libre. Toute perfection de nature serait imperfection, puisqu'elle
serait détermination. « Je suis ce que je veux » est la S(Hile for-
mule qui convienne à l'absolu. Cet absolu est en quelque sorte
antérieur à Dieu. Etre Dieu suppose un monde dont on est le
dieu. Si Dieu est Dieu, c'est qu'il l'a voulu; et il l'a voulu, en
elîct, puisque le monde existe. De cette liberté divine tout
dépend : Dieu, pour Secrétan comme pour Descartes, est l'auteur
des essences aussi bien que des existences, l'auteur des vérités
logiques, mathématiques et morales. La liberté absolue n'est pas
soumise à la raison. Elle est le principe de la raison.
Du point de vue de cette liberté absolue, toutes les difficultés
4G2 l'IIILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
s'évanouissent, notamment celles qui naissent de la prescience
et (le la prédestination, car c'est borner Dieu que l'oliliger d'être
sans bornes. Dieu est infini s'il le veut, et Uni s'il le veut. La
réalité et l'individualité de la créature deviennent dès lors pos-
sibles. Dieu a créé, non par besoin (car cette explication ferait
du monde un complément nécessaire de Dieu), mais par amour.
Il veut l'être qu'il crée pour cet être lui-même; création libre
suppose amour gratuit. Mais, créée pour elle-même, la créature
doit être libre. L'amour créateur, la liberté créée, tels sont,
conclut Secrétan, les deux acteurs du drame universel.
Cet amour du créateur attend et appelle l'amour de la
créature. Mais la créature n'a pas répondu à cet appel. La
chute est prouvée, non seulement par les souffrances sans
raison qui assaillent l'homme dès le berceau, mais par les invi-
tations au mal qui sont en nous, ou qui sortent pour ainsi dire
des conditions extérieures dans lesquelles nous nous trouvons
engagés. La conséquence logique de cette résistance de la
volonté de la créature à la volonté du créateur eût été son anéan-
tissement. Puisque la créature a subsisté, c'est qu'il s'est opéré,
dans la volonté de Dieu, un dédoublement. La deuxième per-
sonne apparaît, le Fils, ou Dieu se diminuant afin qu'une liberté
contraire à la sienne puisse durer et, en durant, se relever; car
une liberté ne peut être relevée que par elle-même. — Telle
est l'interprétation , d'une hardiesse toute protestante , que
Secrétan donne de la rédemption.
Est-il besoin d'ajouter que toute cette métaphysique religieuse
aboutit à une morale? Je trouve en moi le sentiment de l'obli-
gation. Mais l'obligation, pour Secrétan, ne se conçoit pas sans
un être qui oblige, et n'aurions-nous pas d'autre moyen de con-
naître Dieu que nous aurions celui-là. La recherche de la nature
du devoir nous fait constater un nouvel accord de la philosophie
et de l'Evangile. Je suis libre et je suis partie d'un tout auquel
la science me montre de plus en plus lié. Liberté et solidarité
constituent une antinomie que résoudra l'amour, la charité.
Nous devons aimer le prochain parce que le prochain c'est nous-
mêmes. Nous réalisons par l'amour l'unité substantielle et
remontons à nos origines. A la différence de Renouvier, Secrétan
ne se contente donc pas de la justice qui enferme chacun chez
PHILOSOPHES 463
soi et éternise les individualités. — La pensée de Secrétan resta
ouverte, jusqu'à ses dernières années, à toutes les découvertes
de la science, comme à tous les rêves d'amélioration morale et
sociale.
//. — Philosophes (suite).
Le mouvement contemporain.
Le mouvement idéaliste. — Il est difficile de démêler,
entre ceux qui sont exactement nos contemporains, quels sont
ceux (jue la postérité distinguera, et comment elle les répartira,
si complexe est, sous nos yeux, le réseau des influences échan-
gées. C'est cependant ce qu'il nous faut essayer de faire.
M. Lachelier relie notre génération, dont il a été le maître,
aux penseurs que nous avons déjà passés en revue. Il procède
de Ravaisson. Mais il a lu Kant, et a contribué, avec Renouvier,
à répandre en France la philosophie critique. C'est donc par un
détour qu'il reviendra à la philosophie de la finalité et de la
beauté. Il cherche le fondement de l'induction, et c'est de ce
problème ([ue va sortir toute sa doctrine. Ainsi Kant écrit la
Critique de la Raison pure pour fonder la science. M. Lachelier
admet, comme Kant, que les lois de l'univers ne sont que les
nécessités de la pensée, et que la loi des causes efficientes est
la première de ces nécessités. Mais, innovant en cela sur tous
ses prédécesseurs, il reconnaît une autre condition indispen-
sable à l'induction : le principe de finalité. Toute induction
implique la croyance à la stabilité au moins relative des espèces
et des genres. Or celle-ci ne résulte pas de la seule causalité, et
n'est concevable que si elle est pour la nature une fin. Le mou-
vement, en effet, est, par lui-même, indifférent à toute direc-
tion. Et « le monde d'Épicure, avant la rencontre des atomes,
ne nous offre qu'une faible idée de la dissolution où l'univers,
en vertu de son propre mécanisme, pourrait être réduit d'un
instant à l'autre ». Dépassant Kant alors, et s'engageant dans
une voie qui n'est pas sans analogie avec celle qu'ont suivie
ses premiers successeurs allemands, M. Lachelier fait de l'unité
46i PHILOSOPHAS. MOllALISTES ET OIIATEUIIS UELKUEUX
téléologique do chaque être une sorte de noumèiie, et qui n'est
point hors de notre atteinte. La loi des causes efficientes nous
conduisait à un mécanisme ; la loi des causes finales nous fait
aboutir à un dynamisme. De l'idée de moyens qui se rangent et
s'adaptent, nous nous élevons, en effet, à l'idée d'une spontanéité
qui se dirige vers une fin. Encore un pas, et la nature, dans son
ensemble, nous apparaîtra comme une œuvre de liberté. « Ainsi
l'empire des causes finales, en pénétrant, sans le détruire, dans
celui des causes efficientes, substitue partout la force à l'inertie,
la vie à la mort, la liberté à la fatalité La véritable philo-
sophie de la nature est un réalisme spiritualisle, aux yeux
duquel tout être est une force, et toute force une pensée qui
tend à une conscience de plus en plus complète d'elle-même. »
Le spiritualisme de M. Lachelier dilTère, d'ailleurs, de celui de
Cousin, en ce qu'il enveloppe le kantisme au lieu de l'ignorer
ou de le méconnaître. Il n'est pas, par rapport à lui, une philo-
sophie de réaction, mais de progrès.
M. Lachelier a peu écrit : sa thèse sur l'induction, dont nous
venons de donner une rapide esquisse, et un article intitulé
Psychologie et Métaphysique ont été réunis par lui en un petit
volume; et on peut presque dire qu'il est l'homme de ce seul
volume. Si M. Lachelier tient une telle place dans l'histoire de
la philosophie contemporaine, c'est que ce petit volume est de
la quintessence de pensée. Il est en même temps un modèle de
style philosophique, si l'on entend par là la stricte adaptation
de la forme à l'idée. Si la phrase de M. Lachelier paraît obscure,
c'est parce que la rigueur des déductions et la largeur des
aperçus, unies à l extrême sobriété de l'expression, exigent de
l'esprit du lecteur une tension dont peu sont capables. La
grande réputation de M. Lachelier tient en outre à son ensei-
gnement à l'Ecole normale, que tous ceux qui l'ont entendu ont
représenté comme le plus fécond et le plus suggestif.
Comme Lachelier procède de Ravaisson, Boutroux procède
de Lachelier. C'est au nom de la science (pion postule la
nécessité. Or, pour l'auteur de la Contingence des lois de la
nature et de CIdée de loi naturelle, à ne se placer qu'au point
de vue de la science, il reste de l'indétermination dans les
choses. La cause n'explique jamais tout son effet. Si l'effet est
PHILdSOPHES 463
identique à la cause, il ne fait (ju'uu avec elle et n'est pas un
elTet véritable. S'il s'en distingue, la cause ne contient pas ce en
quoi l'effet se distingue d'elle. Donc, à chaque pas, il y a du
nouveau dans le monde, et nouveauté c'est contingence. Con-
tingence, lorsque la conscience s'ajoute à la vie; contingence,
lorsque la vie s'ajoute à la matière; contingence, lorsque, dans
la matière, les propriétés physiques et chimiques s'ajoutent aux
propriétés mathématiques. Le mathématique ne se déduit pas
lui-même rigoureusement du logi(|ue, ni l'existence du pos-
sible. Les diverses lois qui régissent ces formes successives de
l'être constituent des types irréductibles, à la base de chacun
desquels est un fait expérimental imprévisible. Tant s'en faut
donc que l'idée de loi et l'idée de nécessité soient idées iden-
tiques.
En découvrant toutes ces fissures dans la construction géomé-
trique des choses, M. Boutroux ouvre à la liberté, dont la
contingence est comme le signe, — et par liberté il faut
entendre à la f(ns le libre arbitre humain et la Providence
divine, — toutes les possibilités dont elle a besoin. Sa doctrine
apparaît donc « comme propice aux croyances de la conscience
humaine » : doctrine toute scientifique, qui laisse entrevoir
des conclusions morales, qui détruit tout au moins l'antinomie
redoutable de la science et de la morale. — M. IJoutroux a
témoigné en outre de ses préoccupations de moraliste dans un
opuscule intitulé : Questions cV éducation, et qui contient autant
de petits chefs-d'œuvre que de questions traitées, chefs-d'œuvre
de sincérité et de profondeur. L'action de M. Boutroux est la
plus considérable, à l'heure présente, sur la philosophie univer-
sitaire. Son enseignement à la Sorbonne, oii aucune concession
n'est faite au public, attire cependant un public nombreux.
L'élégance de cet enseignement a un caractère à la fois mathé-
matique et moral, toute faite qu'elle est de limpidité et d'austérité.
Comme de Ravaisson procédait Lachelier, et de Lachelier
Boutroux, Bergson procède de Boutroux. M. Bergson est surtout
un psychologue; mais, à la ditTérence d'une école de psycholo-
gues dont nous parlerons tout à l'heure, la psychologie lui sert
à pénétrer dans la métaphysique, et, par là, sa méthode, quoique
d'un caractère très personnel, ressemblerait plutôt à celle des
HlSTOIRF. DE LA LANGUE. VIII. oO
4G6 I>1IIL()S01»HHS, MORALISTES ET OUATEURS RELIGIEUX
|)liilosoj)lies classiques. Ce sont les états profonds de la con-
science qui deviennent, pour lui, chacun quelque chose d'unique
en son genre, et il appelle liherté le rapport du moi concret à
l'acte qu'il accomplit, rapport indéfinissable, qui échappe à toute
analyse, et partant à toute détermination. La notion de durée
pure, c'est-à-dire de durée dépouillée de tout ce qui est espace,
nombre, homogénéité, notion dégagée par lui, renverse en
même temps toutes les explications mécanistes e( association-
nistes de l'espi'it. Les deux livres de M. Bergson, VEssai sur les
données immédiates de la conscience et Malière et mémoire, ont
fait date et ont marqué l'avènement d'une philosophie très
dilïérente de celle que Taine avait longtemps aidée à régner.
Très jeune encore, M. Bergson jouit d'une grande autorité. Il
fait école. Son style est merveilleux de souplesse et se prête à
toutes les hardies subtilités d'une pensée qui renouvelle toutes
les questions qu'elle touche.
Ce qui caractérise les philosophes que nous venons de nommer,
c'est, outre ce que nous avons dit de chacun d'eux, leur remar-
quable information scientifique. Le temps n'est plus oîi, pour
être philosophe, il suffisait d'être élo([uent et de vibrer sous
l'émotion des grands problèmes. Il faut aujourd'hui savoir
beaucoup, la spéculation consistant, sinon exclusivement dans
la synthèse des résultats acquis, du moins dans un accord des
exigences de la pratique avec l'état actuel des connaissances.
Quelques-uns même ont fait de la philosophie des sciences
leur objet propre. Durand de Gros a tiré de la science une méta-
physique idéaliste. MM. Evellin et Hannequin ont écrit, dans
le même ordre d'idées, des œuvres vigoureuses. La Revue de
métaphi/sique et de morale a contribué à renouer en particulier
l'union très ancienne, mais longtemps compromise, des mathé-
matiques et de la philosophie.
A l'école philosophique dont nous avons parlé est, en outre,
étroitement associée une école d'historiens de la philosophie.
(]e sont parfois les mêmes qui, selon les heures, dogmatisent ou
étudient les doctrines du passé, (pjoique la division du travail
tende de plus en plus à s'établir entre les difTérentes besognes
philosophiques. Le propre des récents historiens français de la
philosophie, et ce qui les distingue, par exemple, de leurs plus
PHILOSOPHES 467
grands confrères allemands, c'est de s'attacher moins à faire
manœuvrer une quantité imposante de textes isolés qu'à se
pénétrer d'un auteur et à essayer de le faire revivre, en expo-
sant ses doctrines « selon l'esprit et, jusqu'à un certain point,
dans le style même de cet auteur ». M. Boutroux a formulé
lui-même ces règles et a joint l'exemple au précepte \ M. Ollé-
Laprune avait auparavant appliqué la même méthode , avec
une sorte de divination de la pensée antique, à l'étude de
la morale d'Aristote. Parmi nos jeunes maîtres, chacun a son
département. M. Brochard s'est fait de la philosophie ancienne
un domaine incontesté. Un autre" étudie la philosophie alle-
mande: un autre ^ la philosophie anglaise. Les philosophes
français, voire les contemporains, ont aussi leur interprète \
Un grand souci d'ohjectivité est le trait commun de cette généra-
tion d'historiens.
Le mouvement positiviste : psychologues et socio-
logues. — L'école positiviste n'est plus qu'une petite chapelle
dont M. Laffitte est le desservant. Mais le positivisme s'est
répandu comme état d'esprit et comme discipline. Toute une
école de psycholog-ues peut lui être rattachée, qui d'ailleurs
pourrait faire remonter plus haut encore ses origines, jusqu'à
l'école de la sensation transformée, et même jusqu'à l'auteur
du Traité des Passions, jusqu'à Descartes, et se targuer ainsi
d'une tradition hien française. Jouffroy avait dit que la psycho-
logie et la physiologie sont complètement distinctes, et que,
pour constituer la science de l'esprit, l'observation intérieure
seule suffit. C'est la thèse contraire que soutiennent les psycho-
logues dont nous parlons. Beaucoup de physiologistes se sont
trouvés faire de la psychologie sans le savoir, ou en le sachant.
Tels Lélut, Charcot, et d'autres encore. M. Ri bot a servi d'in-
termédiaire entre ces physiologistes et les psychologues, et a
défini, avec un talent tout fait de netteté, la méthode nouvelle
en psychologie. La psychologie, pour lui, doit être une science
indépendante de toute attache métaphysique, aussi bien que
n'importe quelle autre science positive. C'est une science expé-
rimentale, qui se propose l'étude des phénomènes de l'esprit,
1. Éludes d'histoire de la philosophie. — 2. M. Lévy-Brùhl. — 3. M. Georges
Lyon. — 4. M. Séailles.
4G8
PlIILOSdPHES, M0I$AL1STI]S ET ORATEIHIS IlELKilEUX
suivant la méthode des sciences naturelles. Le psychologue est,
à vrai dire, un naturaliste d'une certaine espèce; il n'est plus
un philosophe. Ainsi toutes les sciences se sont peu à peu déta-
chées de la philosophie, et leurs progrès n'ont commencé qu'après
cette émancipation. En même temps qu'il définissait ainsi la
psychologie, telle qu'il l'entend, M. Ribot nous faisait connaître
les travaux accomplis dans la même voie par les psychologues
anglais et allemands. Pour sa part, il s'attachait de préférence
aux phénomènes j)sychologiques morbides, la pathologie étant
à ses veux une expérimentation de l'ordre le plus subtil, insti-
tuée par la nature, et avec des moyens dont l'art humain ne
dispose pas. Les petits livres de M. Ribot sur les Maladies de la
Mémoire et sur les Maladies de la Volonté sont classiques. Son
disciple, M. Pierre Janet, médecin et philosophe tout à la fois,
a poussé plus loin encore l'expérimentation en psychologie,
faisant de l'hypnotisme, comme on l'a dit, un procéilé de vivi-
section morale.
Auguste Comte est le fondateur de la sociologie. Mais, en
France, du moins, la science fondée resta longtemps sans adeptes.
Or voici que, de nos jours, la sociologie fait fureur. M. Espinas
en avait cherché jusque dans les sociétés animales les lois fon-
damentales. Sous nos yeux, — et ces discussions sont, pour une
science jeune, indice de vitalité, — deux écoles de sociologie se
disputent les esprits. Pour les uns, la société est quelque chose
de réel, on avait même dit pendant quelque temps : un être
réel et organisé. Pour les autres, elle est une abstraction de
l'esprit qui n'a de base que dans les relations des individus.
M. Durckheim est le l'éaliste, M. Tarde le nominaliste de la
sociologie. M. Durckheim ne peut admettre que ces grandes
choses sociales : une grammaire, un code, une religion, soient
l'œuvre d'esprits individuels. Ce sont œuvres impersonnelles,
et, comme il dit, ce sont les facteurs de l'individu, loin d'en
être les fonctions. M. Tarde dissout en des unités psychologiques
cette entité : la société, et ne laisse rien subsister non plus de
ces fantômes mis à la mode par Rerian et par Taine : le génie
d'un peuple, d'une race, d'une religion. Pour lui, il faut, au
terme de toute analyse, en arriver à l'initiative individuelle, à
l'individu, qui seul est une réalité. M. Durckheim soutient sa
PHILOSOPHES 409
thèse avec une logique serrée, M. Tarde soutient la sienne avec
une grande abondance de connaissances, avec l'esprit le plus
souple et le plus inventif.
La philosophie des idées-forces. — M. Fouillée est
d'instinct un conciliateur. Cela tient en partie à l'extrême ouver-
ture de son esprit. 11 a reçu dans cet esprit toutes les philoso-
phies du passé, toutes les influences du présent, tous les pro-
blèmes enfin. Il n'y a pas de philosophe plus complet que lui,
aujourd'hui surtout que, comme nous lavons dit, semble pré-
valoir, au sein de la philosophie même, la division des questions
et du travail. 11 a débuté par des travaux d'histoire dont Socrate
et Platon étaient l'objet. Il a abordé ensuite tous les chapitres
essentiels de la philosophie. Puis la sociologie l'a un des pre-
miers attiré. En ce moment, questions d'enseignement et ques-
tions sociales se dis|»utent celte extraordinaire activité d'esprit,
ou plutôt se la partagent sans l'épuiser. Au contact de cette
multiplicité de sujets et de difficultés, la philosophie personnelle
de M. Fouillée s'est éprouvée et précisée de plus en plus.
M. Fouillée ne conteste aucune des affirmations du positivisme
et de l'évolutionnisme. Mais il monire l'insuffisance de leurs
solutions. On a pu comparer son attitude philosophique à
l'égard de Spencer à celle de Leibniz à l'égard de Descartes.
Descartes prétend expliquer par le mouvement tous les phéno-
mènes sensibles : sa doctrine s'appelle le mécanisme. Leibniz
ne le contredit point, mais il ajoute que le mouvement lui-même
implique la force. Au mécanisme il ne substitue pas, il super-
pose le dynamisme. De même M. Fouillée demande qu'au nombre
des facteurs de l'évolution universelle on fasse une place àl'idée,
à l'état de conscience. Pour lui l'idée est une force, et sa philo-
sophie s'appelle la philoso[diie des idées-forces. Un état de con-
science, loin de n'être qu'un reflet, un épiphénomène, comme
on avait dit, est cause efficace. L'idéal est le principe du réel.
Il suffit que la liberté soit une idée pour qu'elle soit plus que
rien, et de même le droit, et de même le contrat social. Mais
on pourrait croire jusqu'ici que les idées sont intercalées, comme
à titre exceptionnel, dans une série de forces d'une autre nature,
et qui, elles, ne seraient pas du tout des idées. C'est sur ce point
que le système de M. Fouillée s'est, dans ces dernières années,
470 PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
plus nettement accusé. De même, écrit-il, (|u'on nous tout est
pensée et volonté, de même, en dehors de nous, rien ne doit
être étrangler à la pensée et à la volonté, et tout en doit enve-
lopper le germe. Le sujet pensant et voulant a un mode d'action
qui se confond avec le mode d'action fondamental de l'objet
pensé; ses idées ne sont que des réalités plus conscientes que
les autres réalités. Tout est donc pensée et volonté. M. Fouillée
semble même incliner de plus en plus à dire : tout est volonté.
Il rejoint Schopenhauer. De toute façon, sa philosophie rentre
dans un courant qui a entraîné tant de grandes philosophies
européennes de ce siècle vers les solutions à la fois monistes
et idéalistes. — M. Fouillée a un talent prestigieux. On pourrait
presque dire de lui qu'il a trop de talent pour un philosophe ;
il en vient à mettre le lecteur en défiance. Ce talent a des côtés
poétiques, imaginatifs. C'est sa vigueur et son agilité dialectique
qui se sont surtout accentuées dans ces dernières années. Les
discussions de MM. Renouvier et Fouillée ont eu une grandeur
épique. Jamais adversaires ne furent jdus difîérents, ni plus
égaux.
Il faut associer le nom de Guyau à celui de Fouillée, comme
leurs vies furent associées. Guyau est mort à trente-trois ans,
après avoir laissé une œuvre qui suffirait à illustrer une vie
plus longue. Son talent, d'une rare précocité, allait croissant
de livre en livre. Ses derniers ouvrages, la Morale sans obliga-
tion ni sanction et V Irréligion de V avenir, firent luire sur lui les
premiers rayons de la gloire. Son œuvre a résisté à la mort. Il
est lu aujourd'hui, non seulement par les spécialistes, mais par
les jeunes gens sur lesquels il exerce une rare séduction. Il a,
en effet, quelques défauts, mais aussi toutes les qualités de la
jeunesse. Il a écrit en vers et en prose. Ses vers, d'ailleurs élé-
gants, sont prosaïques ; en revanche sa prose est poétique, par-
fois trop poétique. Mais que de chaleur d'àme, et quel don de
ressentir et d'exciter la sympathie! Guyau est un idéaliste
emprisonné dans le positivisme de notre temps. Son àme
lutte contre sa doctrine, et, comme il dit quelque part, il s'obs-
tine à regarder le ciel, même vide. C'est cette lutte intérieure,
où tant de consciences contemporaines retrouvent leur propre
histoire, qui fait en partie l'attrait de la lecture de Guyau. Mais
PHILOSOPHES 471
Guyaii a laissé autre chose que le souvenir d'une àme doulou-
reuse. Ce malade a chanté la vie, et a trouvé dans une philo-
sophie de la vie la conciliation des tendances contradictoires de
son esprit. La vie, c'est l'expansion, c'est la fusion intime de
l'existence individuelle et de l'existence collective. De là une
esthétique et une morale. L'art, c'est la vie intense et d'indivi-
duelle devenant universelle. « L'art, c'est de la tendresse. »
Thèse qui s'oppose à la théorie du jeu et de l'art pour l'art.
La moralité, c'est également la dépense sans compter, le don
de soi, le rayonnement, la fécondité. Son contraire, l'égoïsme,
n'est que de la stérilité. Et, par là, la morale, comme l'art, a
un fondement physiolojïique. « Ce n'est pas sans raison qu'on
a comparé les œuvres du penseur à ses enfants. » On pourrait
dire la même chose des œuvres de l'artiste, et des actions de
l'homme de bien. Par cette voie enfin, l'homme atteint jusqu'à
l'immortalité, en laissant vraiment quelque chose de lui dans
autrui. La solidarité des hommes offre, en eflét, en cette fin de
siècle, un champ de découvertes encore mal formulées, « mais
aussi importantes peut-être dans le monde moral que celles de
Newton et de Laplace dans le monde sidéral ». Guvau est le
mystique de la sociologie.
Nous avons réservé Guyau et Fouillée pour les dernières pages
de ce chapitre, justement parce que nous trouvons chez eux
un essai de synthèse de tendances plus accusées, mais séparées
chez les penseurs précédents. Cette synthèse est provisoire,
comme tout est provisoire dans l'évolution de la pensée philoso-
phique, et nous ne voudrions pas du tout qu'on y vît une con-
clusion. Ces pages n'en comportent point. Nous avons parlé
avec respect, avec un égal respect, de toutes les manifestations
de la pensée contemporaine, cherchant à tout comprendre et à
tout faire comprendre. Et ce respect ne nous a pas coûté. Le
dédain des maîtres peut être une attitude élégante dans son
impertinence. Ce n'est pas la nôtre; et elle est au fond, croyons-
nous, moins philosophique que la déférence. Quand il s'agit, non
pas seulement d'écrivains, mais de penseurs, et de ceux qui
dominent notre temps, quel est celui d'entre nous dont l'esprit
n'est pas fait d'un peu de leur pensée à eux? Ne pourrions-nous
pas dire presque tous : à Taine je dois ceci, le respect du fait, par
472 l'lllLOSlH»ilES, MOHALISTES ET OlîATEriîS IlELlCIErX
exemple; et cela à Secrétan et à M. Renouvier, à savoir un plus
mâle sentiment de rohlisfation morale; et à M. Fouillée encore
la notion ]tlus claire de reffiracité des idées. Il faudrait ne rien
devoir aux gens pour les traiter sans égards; et même à ceux
dont nous ne [tarlageons pas toutes les doctrines, sommes-nous
sûrs de ne rien devoir? Un Descartes seul peut se croire libre
de toute dette de ce genre. Encore se trompait-il en le croyant.
///. — Moralistes et pédagogues.
Les questions morales dans la littérature contempo-
raine. — Le Français est né moraliste, et la littérature morale
a toujours occupé une place importante dans l'histoire générale
de la litlérature. Beaucoup d'écrivains de notre pays n'ont
cherché, comme Descartes dit l'avoir fait, d'autre science que
celle qui se peut trouvent en soi-même ou hicn dans le grand
livre du monde. La littérature française est une -littérature de
réflexion sur la vie et sur l'âme humaines. Toutefois le genre,
que l'on pourrait appeler le genre moraliste, a dans notre siècle
un département plus étendu et aussi des frontières plus iiulé-
cises. Cela tient à la confusion générale des genres. On moralise
aujourd'hui au théâtre, même en ce sens qu'on y dogmatise et
(ju'on y [irêche. On moralise dans les romans, dans les jour-
naux. De plus, tout est devenu problème, et enfin tel ordre de
questions, que le xyu*" siècle i-ései'vait aux sermons et aux lettres
de direction, est tombé dans le domaine [lublic. Les problèmes
se sont donc à la fois multipliés et laïcisés. Nous touchons à
tout. Binons y touchons à propos de tout; de telle sorte que
les moralistes de ce temps en sont les j)oètes, les auteurs dra-
niiiliques, les critiques, aussi bien que les philosophes, sans
parler des moralistes proprement dits. Cette étude, pour être
complète, devrait revenir sur beaucoup des auteurs et beaucoup
des questions qui ont déjà eu leur place dans cette histoire; et
il se trouvera même (jue ce sont les plus grands |ieut-être dont
nous ne parlerons pas.
Voici l'idée que Dumas s'est faite du théâtre : « Nous sommes
MORALISTES ET PEDAGOGUES 473
donc perdus, et, je le repète el laffirme, ce grand art de la
scène va s'effiloquer en oripeaux, paillons et fanfreluches, il va
devenir la propriété des saltimbanques et le plaisir grossier de
la populace, si nous ne nous hâtons de le mettre au service des
grandes réformes sociales et des grandes espérances de l'àme. »
Les titres seuls des pièces de Dumas : le Demi-Monde, la Qxes-
lion (V argent, le Fils nature/, etc., suffisent à montrer qu'il s'est
tenu parole, et qu'il a porté sur la scène tous les problèmes
moraux et sociaux de ce temps. Ses préfaces sont, par surcroît,
des manifestes moraux oij les plus délicates questions sont trai-
tées dans un style et avec une logique à l'emporte-pièce. — Mais
nous ne parlerons pas de Dumas. — Le roman de nos jours est
devenu un moyen d'investigation dans le domaine des phéno-
mènes sociaux, ou l»ien l'illustration de lois psycho-physiologi-
ques, comme celle de l'hérédité. 11 y a eu aussi le roman pure-
ment psychologique . — Mais nous ne parlerons pas des
romans. — L'histoire, en cherchant, derrière les événements,
les institutions et les croyances, a été surtout une histoire
morale. La poésie elle-même a plus que jamais tenté de conci-
lier avec les moyens d'expression qui lui sont propres la pensée
abstraite et philosophique. Il y a eu des poèmes intitulés Justice
et Bonheur. — Mais nous ne parlerons pas de M. Sully-Prud-
homme. — Nous rappellerons seulement que les plus grandes
philosophics de ce temps ont été orientées vers la vie morale.
La primauté de la raison praticjue est le dogme de ce siècle.
Nous rappellerons que la critique de notre temps est surtout
une critique d'idées, et que, partant, le départ entre critiques
et moralistes est difficile à faire. Caro était allé de la philosophie
cà la critique. Drunetière, Faguet vont de la critique à la philo-
sophie, philosopliie morale et sociale, ou même philosophie tout
court.
Parmi les anciens, Paradol et Scherer méritent, <à notre point
de vue, une mention spéciale. Paradol est, en effet, l'auteur d'un
livre sur les Moralistes français, où il passe en revue les grands
ancêtres de ceux dont nous allons avoir à nous occuper. Il parle
d'eux avec une gravité élégante, ajoutons avec une solennité un
peu démodée; puis, à la fin du livre, ose se mesurer avec eux,
et ajoute à des études sur Pascal et La Rochefoucauld des disser-
474 PIKLOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
tations sur l'ambition, sur la maladie et la mort, dont on peut
dire du moins qu'elles ne paraissent pas déplacées dans le voisi-
nage de ces terribles noms. — Scherer est un Renan protestant,
un Renan triste qui ne se console de la foi perdue ni par une
autre foi, la foi dans la science, ni par le dilettantisme, — qui
furent les consolations successives de Renan. « La révolution
la plus profonde qui puisse marquer notre vie, écrivait-il, est
celle qui s'accomplit lorsque l'absolu nous écbappe, et, avec
l'absolu, les contours arrêtés, le sanctuaire privilégié, et les
oracles de la vérité. » Il avait perdu l'absolu, il ne le retrouva
pas, et ne cessa de soufTrir de la constatation répétée de son
impuissance. Dans son article célèbre sur la Crise actuelle de la
morale, et dans beaucoup d'autres, il a l'air de retourner, avec
une âpre volupté, le fer des négations dans la plaie de son âme.
Il se compare lui-même, avec ses aspirations non satisfaites, à
un enfant qui demande la lune dont il a vu l'imag-e dans un
puits. Ce que ce noble pessimisme a communiqué à sa critique
de hauteur, et peut-être aussi d'étroitesse, quelle puissance de
mépris il a puisée en lui, on l'a dit excellemment, et nous n'y
reviendrons pas.
Historiens des idées morales. — Les moralistes d'au-
jourd'hui se divisent en deux groupes : ceux qui sont attentifs
au seul présent, ceux qui, au contraire, se plaisent à revivre la
vie morale du passé. Pendant longtemps un parti pris théolo-
gique en faveur de la morale moderne, c'est-à-dire de la morale
chrétienne, a nui à la connaissance sincère de la morale antique.
Notre temps a tiré de son scepticisme même une tolérance intel-
lectuelle plus grande et un élargissement de la sympathie, (|ui
s'imposèrent ensuite même aux écrivains chrétiens. L'auteur
d'une Histoire des idées morales dans fantiquité, J.-F. Denis,
mérite d'être cité ici comme un précurseur. Son nom est peu
connu, et son œuvre sans élégance. Mais sa pénétrante éru-
dition signala dans l'antiquité certaines formes de sentiment
que l'on croyait exclusivement chrétiennes. De très anciens
apologistes chrétiens avaient sans doute fait ces mêmes rap-
prochements, à une date où le christianisme, encore sur la
défensive, se cherchait avec la morale antique des ressem-
blances plutôt que des dilTérences. Pour notre temps ils étaient
MORALISTES ET PEDAGOGUES 475
redevenus une nouveauté. Ernest Havet s'attacha à eux, et les
multiplia au point de ne rien laisser subsister de l'orig-inalité de
la morale chrétienne. Son livre sur les Origines du Christianisme
emprunte à cette thèse une puissante unité, malgré la diversité
des objets d'étude, et aussi quelque chose de tendu et d'ardent.
C'est un livre de polémique, et la revanche de l'injustice dont
l'antiquité avait été longtemps victime. Le même Havet est
l'éditeur de Pascal; nous disons bien : l'éditeur de Pascal,
quoique les éditions rivales ne manquent pas, et qui toutes ont
ajouté quelque chose à l'établissement et à l'interprétation du
texte. Tel commentateur d'Aristote est ainsi appelé par excel-
lence le commentateur. Havet, par l'importance de son travail
d'exégèse, par sa richesse d'information, par je ne sais quel
accord de son âme janséniste, sinon clirétienne, avec celle de
son auteur, a fait de son édition une œuvre originale. C'est une
bonne fortune que d'avoir ainsi attaché son nom à celui de
Pascal.
Dans l'étude de la morale antique, d'autres ont su s'aiï'ranchir
de tout parti pris et de tout esprit de controverse. M. Jules
Girard a étudié le sentiment religieux en Grèce, et la nature de
son talent a contribué à établir cette opinion que la familiarité
avec la littérature grecque communiquait à certains esprits des
qualités vraiment attiques. Ce que M. Girard a fait pour la
Grèce, M. Boissier l'a fait pour Rome. L'ceuvre de M. Boissier
est considérable. M. Boissier a été pour nos contemporains le
critique littéraire attitré de l'antiquité. Quelques-uns de ses
ouvrages ont été presque populaires, notamment un des premiers,
livre vraiment jeune par l'allure du pinceau et la vivacité des
touches, Cicéron et ses amis. Et quel talent ne faut-il pas pour
faire lire par des milliers de lecteurs un livre sur Cicéron! Le
talent de M. Boissier est des plus souples, des plus vivants, ce qui
n'empêche pas son information d'être des plus sûres et des plus
riches. A des qualités légères et faciles M. Boissier a uni le
travail le plus méthodique, et son succès est d'un bon exemple.
Nous faisons voisiner M. Boissier avec les moralistes dans ce
chapitre, parce que, parties de l'histoire littéraire proprement
dite, ses études se sont orientées de plus en plus vers l'histoire
religieuse et morale. M. Boissier a obéi en cela à une sorte de
476 PHILOSOPHES, MOltÂLISTES ET OUATEUllS RELKilEUX
loi que suljissent tous les critiques coiit(Miiporairis. Comme les
malades ramènent tout à leur mal, dans notre état d'inquiétude
morale, nous voyons partout des problèmes moraux, qu'il
s'agisse du présent ou du passé. Ajoutez <pic, à cause même de
la crise de nos croyances, rien ne nous intéresse comme les
croyances d'autrefois. On aime chez autrui ce qu'on n'a pas chez
soi. — ^ Martlia a été encore plus exclusivement moraliste. Dans
l'antiquité latine, il est allé droit aux penseurs et aux phéno-
mènes moraux. De là son livre sur Lucrèce, ses Moralistes sous
Vemplre romain, ses Etudes morales S7ir lanthinilc. Il a ajouté à
la connaissance du stoïcisme, telle que nous la donnaient les his-
toriens de la philosophie. Après le bel article de M. Ravaisson
sur le stoïcisme, il faut lire les pénétrants chapitres de Martha
sur la direction de conscience chez Sénèque, ou sur l'examen de
conscience d'un empereur romain. Il nous a montré les stoï-
ciens comme les ministres d'une religion laïque, et il a parlé
avec piété de ces formes imprévues de la piété. Son style a les
grâces et l'onction de quelques-uns de nos moralistes classiques,
Duguet ou Nicole.
Après l'antiquité, l'époque que les historiens des idées morales
étudièrent avec prédilection fut le xvm" siècle. Les travaux de
Barni et de Bersot s'y rapportent. Cettte prédilection, pendant
quelque temps, fut à elle seule une manifestation de rationalisme.
C'est seulement depuis une vingtaine d'années que MM. Faguet
et Brunetière ont créé un mouvement d'opinion plus favorable
au xvu" siècle et défavorable au xvin', pour lequel Taine avait
également manqué d'indulgence. Ajoutons que certains symp-
tômes* donnent déjà à penser que ces préférences n'auront rien
de définitif. Il y a ainsi des modes même en histoire littéraire.
Écrivains moralistes : Bersot, Amiel, Doudan. —
Bersot, dont le nom vient d être prononcé, fui d'aboi'd profes-
seur de philosoj)hi(% puis j(»urnaliste; il mourut directeur de
l'Ecole normale, fonction dans laquelle il remplit vraiment sa
destinée. Il avait eu de bonne heure la vocation pédagogique,
et rêvait dès ses débuts d'un provisorat, ce (|ui n'est pas un
rêve banal chez un jeune homme. Peu avant de mourir, il écrivit
1. Voir k' livre de M. Ilcnrv Michel sur Vidée de VÉlul.
MORALISTES ET PEDAGOGUES 477
à son ami Schéier pour le prier d'extraire de ses œuvres deux
volumes; car « on n'arrive pas à la postérité avec un lourd
bagage », et indiquait lui-même le titre que porterait un de ces
volumes : Un moraliste. L'autre devait avoir trait aux questions
d'enseignement. Bersot pratiquait le journalisme d'une façon
peu commune, et qui le devient de moins en moins : l'article
était longuement préparé ; et sa simplicité savante, sa parfaite
mesure, le trait dégagé prestement, mais sans fracas, tout cela
était l'etTet d'un art qui n'improvisait guère, et qui réussissait
à mettre d'accord ce qu'il y avait, dans la nature de Bersot, de
malice et de bienveillance, d'ironie et d'émotion. Il a décrit lui-
même en quelques lignes cliarmantes, sa méthode de travail,
qui se confondait avec sa vie même. Il s'excuse de recueillir
d'éphémères articles : « Ces pages, nous les avons méditées, les
yeux sur notre feu, dans les longs hivers; nous les avons pro-
menées avec nous dans nos promi'nades solitaires; nous pour-
rions dire où elles sont nées, au milieu de quelles préoccupa-
tions et de quel événement, dont elles seules gardent la trace,
que seul nous reconnaissons à une certaine teinte gaie ou triste,
à un accent (jui nous émeut encore. Elles sont nous-mêmo, elles
sont nos années qui ne reviendront pas. » Dans les dernières
années de Bersot, une affreuse maladie, et qu'il supporta avec
une mâle et douce résignation, donna à son talent quelque chose
de plus frémissant et de plus profond. Il écrivit alors sur la
douleur, à propos d'un livre de M. Bouillier, des pages telles
que le lecteur, dit Schérer, en était [tresque troublé et demandait
« à quelle profondeur de funèbre expérience de pareilles leçons
avaient été puisées ». Sa mort, qu'il vit venir, fut d'un sage,
stoïque moins l'apprêt.
Bersot était d'origine suisse. Amiel est Genevois. Il fut pro-
fesseur à Genève; il occupa à l'Université la chaire d'esthétique,
puis celle de }»hilosophie. Il avait auparavant voyagé en Alle-
magne, et s'était nourri de science allemande. Il fut toute sa vie
une énigme pour ses amis, si grande était la disproportion entre
ses écrits, écrits en prose rares et seulement estimables, vers
seulement jolis, et la valeur qu'on s'accordait à lui reconnaître.
Le Journal intime, paru après sa mort, en 1882, donna le mot
de cette énigme. Et, du coup, Amiel se trouva avoir dépassé
478 PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEUIIS RELIGIEUX
les espérances mêmes les plus flatteuses (ju'on avait fondées sur
lui. Cette confidence journalière, oîi se lisait l'explication de
son apparente impuissance, était en cflct l'analyse psycholo-
gique la })lus profonde et la plus douloureuse. Elle révélait un
état d'âme, non pas absolument nouveau, mais éprouvé cette
fois et décrit avec une acuité qui permettait d'en mieux établir
le diagnostic. Amiel appartient à l'espèce littéraire des mélan-
coliques. Mais sa mélancolie est, plus qu'aucune autre, d'ordre
intellectuel et philosophique. C'est bien cette fois le vrai martyr
de la pensée. Il soulTre de trojt savoir et de se sentir perdu dans
l'immensité des choses, avec laquelle il a le singulier don de
s'identifier. Il s'est défini lui-même en disant que l'extrême
objectivité de la pensée s'unissait en lui à l'extrême subjectivité
du sentiment. Le sentiment sans doute est toujours subjectif.
Mais le sien a une subjectivité exagérée, des délicatesses mala-
dives, un art de souffrir bien à lui et auquel il tient. Et sa
pensée aussi est plus objective que de raison. Elle a une telle
plasticité qu'il se compare à un Protée. Il se dépersonnalise.
Il est autrui. « Mon ùme, dit-il, est la capacité de toutes formes ;
elle n'est pas àme, elle est l'àme. Tiraillé par mille possibilités,
je puis être plus facilement l'homme qu'un homme. » Ce n'est
pas seulement aux formes diverses de l'humanité que s'étend
cette extraordinaire sympathie intellectuelle. L'infini le teiUe, le
mystère le fascine. Il se sent devenir anonyme. Il lui semble,
comme il l'exprime lui-même admirablement, que sa conscience
se retire dans son éternité. « Il est la conscience de l'être, et la
conscience de l'omnipossibilité latente au fond de cet être. »
La contemplation, surtout allant jusqu'à l'absorption, n'a
jamais été une bonne hygiène de la volonté. De ce tète-à-tête
avec l'infini, Amiel revient trop exigeant pour ce que ses
facultés d'homme, pour ce que la vie terrestre peut donner. Il a
la nostalgie de l'absolu. Il est toute tendresse, et il ne se mariera
pas, il n'aimera pas. Il n'osera pas davantage réaliser son rêve
d'art, de peur de trouver la réalité trop inégale au rêve. « L'im-
mensité de l'ambition m'a guéri de l'ambition. Comment s'en-
thousiasmer de quelque chose de chétif, quand on a goûté de
la vie infinie?» — Rien du dilettante d'ailleurs. Car il souffre,
plus qu'il ne jouit, de cette vie en dehors de la vie commune que
MORALISTES ET PEDAGOGUES 479
sa pensée lui a faite. Il sait quelle impuissance est la rançon de
sa supériorité et de son ubiquité intellectuelles. Puis cet analyste,
et qui a fait sortir tant de tristesse des profondeurs où il pénètre,
a un tempérament enjoué. Il a écrit sur l'enfance sa page la plus
fraîche. Ce critique au courant de toutes les raisons de douter
a une àme religieuse. Enfin, quelque chose au moins, dans le
désarroi de ses certitudes, reste debout : le sentiment du devoir.
Il se demande quelle est sa foi, et si, au moment même où il
combattes sceptiques et triomphe d'eux, il n'est pas, au fond,
de leur avis. La tradition et les croyances populaires l'attirent et
le repoussent à la fois, offrant à sa pensée endolorie le repos
dans l'abdication. Que devenir dans cette angoisse? « La réponse
est toujours la même : s'attacher au devoir. » N'y eût-il point
de Dieu, le devoir serait encore « l'étoile polaire de l'humanité
en marche ».
Si nous réfléchissons à l'inextricable conflit de systèmes dans
lequel nous vivons, et d'où émergent les grandes philosophies
du devoir, il nous apparaîtra que l'àme troublée d'Amiel est
une image assez exacte de l'àme collective dans la seconde partie
de ce siècle. Cette nature d'exception est en même temps repré-
sentative.
Doudan, comme Amiel, ne fut connu du grand public qu'après
sa mort. L'œuvre posthume est ici tout simplement un recueil
de lettres. Comme Amiel, il fit toute sa vie l'impression d'un
homme supérieur, mais que paralysait un souci trop vif de la
perfection. Sainte-Beuve l'appelle un « suprême délicat », et le
compare à Joubert. Mais, à la différence d'Amiel, les dons de
son esprit ne nuisirent pas à son bonheur. Il leur dut, au con-
traire, toutes sortes de compensations à une stérilité littéraire
qui n'était même pas chez lui une souffrance. Il leur dut des
amitiés illustres et quelque chose comme une carrière. Doudan
était un humble répétiteur du collège Henri IV, remarqué seu-
lement de quelques amis, lorsque la recommandation de l'un
d'eux le fît entrer comme précepteur dans la famille de Broglie.
Il n'en devait plus sortir. Il y fut l'ami fidèle, l'oracle écouté en
toute question délicate, l'arbitre de tout ce qui relève du goût.
En relation avec tout ce qui fréquentait le salon du duc de
Broglie, il tenait tête dans la discussion aux plus brillants eau-
480 1>1IIL()S0PHES, M(I|{AL1STI-:S KT OiîATRlHS RELIGIEUX
seurs, même à (Cousin. Ses lettres révèlent quelques-unes des
qualités du causeur : elles témoig^nent d'une grande sûreté
d'esprit unie à une grande finesse, mais surtout d'un goût par-
fait dans la comluite comme dans le jugement. 11 conseille avec
discrétion ; il met un art aimahlo à se mêler à la vie d'autrui,
toujours réservé, d'une réserve doucement fière sur la sienne.
Le g'oùt est tellement sa règle ordinaire que les convictions
même morales semblent chez lui alTaire de goût. Son spiritua-
lisme très ardent a ce caractère. Doudan pense avec indépen-
dance, mais avec une indépendance qui craint de s'encanailler.
De l'observatoire confortable où il est [)lacé, il voit passer les
hommes et les événements, et juge les uns et les autres avec
cette supériorité ironique, un peu agaçante, de l'homme de goût.
De cette ironie, toutefois, il excepte ses amis, auxquels il est fort
attaché. A son amitié se joignent même des instincts d'éduca-
teur et de directeur qu'il exerce à l'égard de ses plus jeunes
correspondants. Il a, dans une situation comparable, quelques
côtés de talent qui rappellent La Bruyère. C'est un La Bruyère
plus familier, comme le comporte le g-enre épistolaire, et plus
bienveillant. Mais ce serait lui faire tort que de pousser trop
loin ce parallèle.
Les questions d'éducation. — Ce qui caractérise quel-
ques-uns des moralistes de ce temps, c'est qu'ils ne se sont pas
contentés de constater et de décrire; ils ont voulu agir, et,
comme les problèmes pédagog-iques sont étroitement liés aux
problèmes moraux et sociaux, dans ce temps de crise morale et
sociale, la jeunesse a eu plus de conseillers tjue jamais et l'édu-
cation plus de réformateurs. Comme de juste, on est allé cher-
cher des exemples à l'étranger. M. Bréal a pi-opagé dans notre
haut enseignement les méthodes allemandes, qui g^ag^naient à
passer par son lucide esprit. On a aussi étudié le passé, pour y
retrouver certaines traditions, ou pour se donner des raisons de
louer le présent. M. Liard a préludé à de profandes réformes
dans l'organisation de notre enseignement supérieur par l'étude
des universités d'autrefois. M. Compayré a donné une histoire,
qui s'est fort répandue, des théories de l'éducation. Les méthodes
essentielles de notre enseignement secondaire étaient frappées
de suspicion parFrary dans un pamphlet intitulé La Question du
MORALISTES ET PÉDAGOGUES 481
latin; et que de fois depuis ce pamphlet n'a-t-il pas été refait!
Le caractère de la pédagogie du xix'' siècle, c'est l'invasion des
sciences dans les programmes. M. Berthelot trouve que cette
conquête n'est pas encore assez définitive, et il ne manque pas
une occasion de proclamer que de la science seule relèvent
désormais la morale et réd,ucation. Au contraire, Bersot et,
plus récerriment, M. Fouillée défendent pied à pied l'ancien type
d'éducation. Enfin le baccalauréat, sans parler de l'internat, a,
à lui seul, toute une littérature.
Au-dessus des questions de programmes, quel que soit leur
sens caché et philosophique, nos pédagogues se sont heurtés
à une question plus haute que l'on appelait, dans une contro-
verse récente, la question de l'àme de l'école, la question de
l'âme de l'éducation. La religion ne fournissant plus de motif
d'action assez universellement admis, l'éducation se laïcisant
de plus en plus, il a fallu combler le vide, chercher ailleurs de
quoi soulever les égoïsmcs enfantins, et dessiner un idéal
humain qui, dérivant de la conception philosophique la plus
actuelle, fût pourtant à la portée de l'intelligence et de la con-
science moyennes. C'est à cela que se sont employés des
hommes venus d'études difîércntes et apportant chacun ses
préoccupations et ses préférences.
Les pédagogues : les historiens; Michelet. — Voici
le groupe des historiens. L'initiateur ici est Michelet. Michelet
est un éducateur dans toutes les parties de son œuvre, une des
plus riches et des plus variées de l'histoire de la littérature
française; il a été, dans son enseignement oral, un maître incom-
parable, et c'est lui qui a trouvé cette formule où il exprime
le don qu'il faisait de lui-môme, à savoir que « l'enseignement
est l'amitié ». Mais deux de ses livres sont plus proprement
des livres de pédagogie, si ce mot pédant peut leur convenir : Le
Peuple et Nos fils. Il a cru à l'éducation. « Quelle est la pre-
mière partie de la politique? L'éducation. La seconde? L'éduca-
tion. Et la troisième? L'éducation. » Ce n'est pas assez dire. Et,
quoiqu'il ait parlé, avec plus de lyrisme que personne, de l'édu-
cation familiale et du rôle de la mère, il a cru à l'école, l'école
nationale où se nouera « le nœud sacré de la cité », « l'école
vraiment commune, où les enfants de toute classe, de toute tra-
HlSTOIRE DE LA LANGUE. VIII. 31
482 PHILOSOPHKS, MOHALISTKS KT OHATELllS IIKLKHKUX
dition viendraient un an, deux ans, s'asseoir ensemble avant
l'éducation spéciale ». Michelet est l'interprète éloquent, au
milieu de notre siècle, de la pédagogie révolutionnaire. En cette
matière, la Révolution n'a fait que projihéliser. Et Michelet
trace à son tour un programme propiiétiquc , prophéties
que, cette fois , notre génération a en partie réalisées . La
Révolution avait posé ce principe, rappelle Michelet, que la
première dépense de l'Etat, c'était l'instruction. Ce principe est
entré aujourd'hui dans la loi. Mais ce n'est pas assez de donner
l'instruction. Michelet pense à l'enfant pauvre, et forme ce vœu
que l'Etat donne à cet enfant pauvre le pain du corps avec le
pain de l'esprit. Le vœu de Michelet est à moitié exaucé.
Si parfois, dans la pédagogie de Michelet, comme dans d'au-
tres parties de son œuvre, il y a plus de poésie que de préci-
sion, on peut toutefois dégager les deux dogmes essentiels sur
lesquels elle repose. Le premier est venu à Michelet de Rous-
seau. C'est le culte de la nature. 11 e&i peuple, et il a le sens du
peuple, plus près de la nature que les classes plus imprégnées
de civilisation. Il aime les humbles, les animaux même qu'il
appelle « des frères inférieurs ». « Les plantes, les ani-
maux... irré[)rochables enfants de ' Dieu, voilà nos précep-
teurs. )> Il se fait l'apôtre de l'instinct, du sentiment. Il croit à
la bonté humaine, et n'a pas assez de colère contre le dogme
du péché. C'est un blasphème, pour lui, que de nier l'innocence
de l'enfant; et c'est ce blasphème qu'il ne peut pardonner
au christianisme. Il en vient à résumer dans le dogme de
Rousseau, le dogme de la bonté naturelle, toute la philoso-
phie de la Révolution, et c'est l'évangile nouveau qu'il oppose à
l'ancien évangile. Du même principe il déduit la primauté de
l'action sur la réflexion, d'accord en cela avec quelques-uns des
plus grands parmi les penseurs de ce siècle. « L'action est
moralisatrice.... L'action, l'action, c'est le salut. » L'éducation
sera donc un appel constant aux énergies de l'enfant. L'enfant
répondra à cet appel, parce que l'enfant est voisin de l'instinct.
La pensée instinctive est en même temps idée et action. Elle
est cela chez l'homme de génie; elle l'est aussi dans le peuple
et chez l'enfant.
Le second dogme de Michelet, c'est le dogme de la patrie.
.Mdli.VLISTES ET PEDAGOGIES 483
Il faut à la jeune àme un substantiel aliment, une chose
vivante. Ce sera la Patrie. Il faut « fonder la Patrie au cœur
même de l'enfant ». Dans l'école éminemment nationale dont
nous parlions tout à l'heure « on n'apprendra rien autre que la
France ». Ce culte n'est pas exclusif; car, par ses origines, la
France remonte haut dans le passé; c'est elle qui continue le
grand mouvement humain commencé depuis longtemps. Son
histoire est l'histoire de l'humanité. Elle a donné son àme aux
nations, et c'est de quoi elles vivent. Voilà pourquoi elle a le
droit et le devoir de s'enseigner elle-même, pour qu'elle puisse
continuer son rôle d'institutrice et de rédemptrice. Voilà com-
ment aussi le culte de la Patrie et le culte de la Révolution se
confondent dans l'àme de Michelet. Et ce double culte a été, à
coup sur, une des sources les plus pures d'idéal et de foi oii
ait puisé la pédagogie de notre temps.
A côté, ou plutôt au-dessous de Michelet, il faut citer Quinet.
Comme lui il est à la fois anti-chrétien et religieux, historien et
poète. Michelet lui a dédié le livre du Peuple, en rappelant que
leurs travaux à l'un et à l'autre ont germé de cette même racine
vivante : « le sentiment de la France et l'idée de la Patrie ».
Mais de Quinet, malgré un sentiment vif des conditions nou-
velles de pensée et de vie morale créées par la Révolution,
malgré la claire vision de ce grand fait historique : l'avènement
ilu peuple, malgré une grande générosité d'âme enfin, il ne
restera guère qu'un nom, nom qu'une association fraternelle
avec celui de Michelet suffit d'ailleurs à faire durer. Ce qui est
génie chez Michelet n'est souvent en effet chez lui que rhéto-
rique et déclamation . Le ton prophétique est dangereux à
prendre. C'est justement quand les prophéties se sont réalisées,
ou que le temps du moins en a atténué l'audace, qu'on risque
d'être plus injuste envers leur auteur. On ne lui sait pas gré
d'avoir prévu; on oublie les dates, et on ne pense qu'au style
dont l'emphase est devenue sans excuse.
Nous rapprocherons aussi de Michelet, à titre d'ouvrier de l'édu-
cation nationale, un historien contemporain, Ernest Lavisse.
Ce qui caractérise M. Lavisse, c'est d'être à la fois un homme
d'étude et un homme d'action. Il estime que la science, c'est-à-
dire le savant, ne iloit pas s'isoler de la vie, mais s'y mêler et
484 PIIILOSOPUKS. MORALISTES HT (IHATEURS llELKiIKUX
a^ir sur elle. Et, ])our sa part, il éprouve un irrésistible besoin
d'aider ses rêves à se réaliser. Son nom restera attaché à l'his-
toire de l'enseignement supérieur dans ces dernières années. Il
avait étudié l'histoire d'Allemagne et avait constaté que les uni-
versités d'outre-llhin avaient été comme la conscience de l'Alle-
magne contemporaine. Il résolut d'élever les universités fran-
çaises à une fonction analogue. Mais, pour exercer une fonction,
il faut d'abord exister. Il travailla donc à reconstituer les univer-
sités, c'est-à-dire l'union des différents enseignements se sentant
solidaires, et vivifiés par cette solidarité même. — Une université
c'est, en même temps que le rapprochement des enseig'nements
et la fécondation mutuelle des mélhodes, le groupement des
individus. M. Lavisse exprimait un jour ce souhait : « Si je
savais un lieu où les jeunes gens se réunissent, j'irais; car j'ai
bien des choses à leur dire ». Les jeunes g-ens se réunirent et
M. Lavisse alla à eux. —M. Lavisse, qui croiten tout aux bien-
faits de l'union, est de ceux encore qui ont tâché à rapprocher
les distances entre la faculté et l'école, et à faire descendre de
l'enseignement supérieur dans l'enseignement primaire des idées
justes et de bonnes méthodes. Il a travaillé à l'extension univer-
sitaire avant que la chose et le mot fussent à la mode. Et tout
cela a un but : refaire la patrie. Le dogme de la Patrie doit être,
pour M. Lavisse comme pour Michelet, l'âme de l'éducation
nouvelle. L'histoin^, d'où ce dogme sort vivant et fort de toutes
les émotions que les vicissitudes de la patrie ont fait naître dans
l'âme de l'enfant, est, pour cette raison, le meilleur des ensei-
gnements civiques. — Ceux qui ont entendu M. Lavisse ont subi
l'autorité de cette voix bien timbrée, métallique, qui sonne la
charge. Son style a les qualités de sa parole, sans rien de redon-
dant ni d'oratoire, dans le mauvais sens du mot. Il frappe tou-
jours fort et juste.
Les pédagogues : les philosophes; M. Gréard. — Les
philosophes qui traitèrent de l'éducation, en y apportant les
mêmes préoccu[>ations politiques et patriotiques qui s'imposent à
tous, s'inspirèrent aussi d'un idéal né de leurs convictions spiri-
tualistes et kantiennes, celui d'une huuianité égale en valeui"
chez tous, parce que cette valeur a quelque chose d'absolu, et
que représente à leurs yeux le plus hu mble élève de la plus humble
MORALISTES ET PÉDAGOGUES 485
école. Le droit à l'éducation leur paraît être la condition de
l'exercice de tous les autres droits; et ce droit découle des prin-
cipes fondamentaux de notre société, qui découlent eux-mêmes
de la philosophie dont nous itarlons. Jules Simon est l'ancêtre
de cette école de pédagogues contemporains. Le premier cha
pitre du livre de V Ecole est intitulé ainsi : « Le peuple qui a les
meilleures écoles est le premier peuple; s'il ne l'est pas aujour-
d'hui, il le sera demain ». Jules Simon a été l'apôtre de l'in-
struction gratuite et obligatoire. De la trilogie scolaire de la
République : gratuité, obligation et laïcité, il n'admettait que
les deux premiers termes, et ce fut même là l'occasion de la
rupture de son parti avec lui. Mais le temps, qui ne laisse plus
voir que les grandes lignes et réconcilie les gloires, fait appa-
raître Jules Simon comme le maître de ceux même qui l'ont
dépassé et combattu.
Dans cette histoire de l'organisation de notre enseignement
primaire, nous omettons volontairement le rôle des hommes
politiques, pour nous attacher seulement à ceux qui, le sachant
ou non, en faisant œuvre d'organisateurs, ont fait du même coup
œuvre littéraire. MM. Buisson et Pécaut sont de ceux-là. L'œuvre
littéraire de M. Buisson, si l'on excepte un gros livre d'histoire-
religieuse, est dispersée. Articles de dictionnaire ou de revue,
circulaires, discours, sous cent formes il répand sa foi dans
l'excellence de l'œuvre entreprise. Ce qui le caractérise, ainsi
que Pécaut, c'est un mélange, dont l'éducation protestante est
presque seule à donner le secret, de libre pensée et de religiosité.
Ce mélange existe chez Renan, mais avec un tout autre carac-
tère. Il y a plus de sérieux moral chez ceux dont nous parlons;
et cependant notre terrible logique française éprouve quelque
malaise en face de celte conciliation de tendances intellectuelles
et morales, qu'à tort ou à raison elle juge contradictoires.
Pécaut est de ceux qui ont le mieux senti, et de meilleure heure,
les difficultés d'une éducation exclusivement laïque, en même
temps que sa nécessité. Tous ses etîorts ont tendu à chercher
dans l'art, dans la poésie, dans la claire vision du devoir, dans
l'ardeur du patriotisme les substituts possibles des motifs reli-
gieux absents. Il a incarné son idéal pédagogique dans une maison
d'éducation qu'il a créée et dirigée pendant seize ans. la maison
4IS6 l'IllLdSdIMIES. .MOKA LISTES ET (lUATEl'IlS IlELKllEl'X
de Fontenay. Là, il a été un Saint-Cyran laïque, et lautorité
qu'il a exercée avait quelque chose de religieux par la profon-
deur. Quelques-unes des allocutions, véritables homélies, adres-
sées par le directeur à ses élèves, ont été publiées et ont justifié
la légende qui, dans le monde pédagogique, s'était faite auloui*
du nom de Pécaul.
Au moment où tant de réformes s'accomplissaient dans l'en-
seignement public, on éprouva le besoin de les rattacher à une
doctrine. M. Marion eut l'honneur de fonder à la Sorbonne l'en-
seignement de l;i science de l'éducation. Un livre avait aupara-
vant fait sa réputation de moraliste, le livre sur La Solidarité
morale. Parler de solidarité, qui serait chose banale aujourd'hui,
était chose nouvelle il y a vingt ans. Mais Marion eût rajeuni
même un vieux sujet par la grâce aisée et la pénétration de ses
analyses. En pédagogie, Marion a cru à la bonté de l'enfant, à
ses énergies spontanées, et il a considéré comme fin essentielle
de l'éducation la valeur propre de l'individu. De là la méses-
time oi!i il tient ce qu'il appelle les moyens bas, les coups, l'es-
pionnage, l'émulation même, moyens de dressage, non d'édu-
cation. Il a attaché son nom à une réforme de la discipline
scolaire qui réduit le châtiment à n'être qu'une notation maté-
rielle de la faute, et un avertissement adressé à la conscience de
l'enfant. On a écrit de nos jours qu'optimisme et éducation
étaient mots synonymes. L'œuvre de Marion semble faite pour
justifier cette parole.
Si nous écrivions une histoire de la pédagogie, il nous fau-
drait citer beaucoup d'autres noms qui n'ont pas leur place dans
une histoire de la littérature, si largement hospitalière que nous
la fassions. L'école de pédagogie contemporaine sera, croyons-
nous, une des gloires de ce temps. On dira : « les pédg^ogues
de la troisième Républifjue » comme on dit : « les pédagogues
de Port-Royal ». Mérite rare aujourd'hui, une inspiration com-
mune fait vraiment de ces écrivains, d'esprit personnel et indé-
pendant, de vrais collaborateurs. Ils forment vraiment une école.
Une œuvre collective, des Instructions ministrrielles rédigées
en fait par les plus autorisés des professeurs contemporains,
traitant chacun de l'enseignement pour lequel il est compétent,
mériterait d'èlre tirée des cartons officiels où elle est enfouie.
MORALISTES ET PEDAGOGUES 487
et livrée à une plus large publicité. Cela ne ferait pas un livre
amusant de plus, mais cela ferait un Traité des études qui ne le
céderait à aucun autre.
Un homme domine tout le mouvement pédagogique de ce der-
nier quart de siècle, et a contribué, par l'autorité de sa personne
et de son talent, plus encore que par celle de ses fonctions, à
lui donner l'unité dont nous parlons, M. Gréard. On le compare
à Roliin. Mais l'horizon de Rollin est forcément borné aux col-
lèges d'alors. Il n'est pas au contraire de question d'enseignement
primaire, secondaire et supérieur à laquelle M. Gréard n'ait
touché. Il a écrit sur l'éducation des jeunes filles son livre peut-
être le plus exquis. Rien ne montre mieux la différence de la
pédagogie du temps passé et de celle de notre temps, plus variée
dans ses objets, plus souple dans ses méthodes, plus ouverte à
tous les vents de l'esprit, que le rapprocliement de ces deux
noms : Gréard et Rollin. M. Gréard se plaît à reg-retter la
vieille Sorbonne. Il n'en est pas moins l'homme de la nouvelle,
et nul n'a su allier, avec plus de tact, le goût du passé au senti-
ment des nécessités du présent.
Autre différence avec Rollin : M. Gréard a excellé dans l'édu-
cation justement parce qu'il ne s'y est pas enfermé. On a
remarqué avec finesse qu'il a élevé le rapport administratif à la
hauteur d'un genre littéraire. Mais il n'a pas écrit que des rap-
ports administratifs. Il a débuté par un livre sur Plutarque. Ses
études morales sur Scherer et Paradol furent, dans sa vie
occupée, comme une trêve au labeur accoutumé. Ces histoires
d'âmes traversées par des crises de pensée religieuse et politique
l'attiraient, et il les a racontées avec une sobriété émue. Mais
n'oublions pas qu'il a écrit aussi sur Meissonier, et qu'il pré-
pare un livre sur Sainte-Beuve. Un hasard malicieux, mettant
en présence l'administrateur austère qu'est M. Gréard et deux
enfants terribles de la littérature contemporaine, a voulu qu'il
eût à recevoir, à l'Académie française, MM. Jules Lemaître et
Anatole France; et sa gravité douce, tempérée d'un sourire, a
montré, ce jour-là, que l'administrateur austère n'ignorait rien
et comprenait tout. Nisard ' disait qu'il y a quelqu'un qui n'est
I. Histoire de la lan;/i/e française, ISCil. l. IV, \t. 121.
488 PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
guère plus aimable que le pédant, c'est le pédagogue. Nisard
n'écrirait plus cela aujourd'hui. M. Gréard a réhabilité la péda-
gogie, en montrant qu'elle n'excluait, chez ceux qui s'en occupent,
aucune forme de talent. Jules Ferry l'a appelé le premier insti-
tuteur de France. Au xvn" siècle, M. Gréard eût été précepteur
d'enfant royal. Mais tous les enfants du peuple souverain sont
aujourd'hui enfants royaux; et c'est un signe des temps que
l'application des facultés les plus délicates et les plus hautes à
cette besogne autrefois dédaignée, l'éducation populaire.
L'action morale. — Il nous reste à parler d'un groupe
d'hommes de bonne volonté et de talent, qui ont voulu mettre ce
talent au service de cette bonne volonté, et être, par la plume,
des hommes d'action. Ce sont des moralistes d'avant-garde, à
l'atrùt des problèmes et qui ne laissent pas dormir les consciences.
M. de Vogiié, qui avait initié les Français à la littérature russe et à
Tolstoï, put passer un instant pour leur chef de file. Mais la litté-
rature et la politique le reprirent. En réalité Paul Desjardius
fut toujours l'àme de ce groupe. Il avait débuté dans la littéra-
ture par l'ironie et le dilettantisme. Après ce qu'on pourrait
appeler sa conversion, son style, sans rien perdre de sa singu-
lière saveur, acquit plus de netteté et de force. Le Devoir pré-
sent fut un des succès littéraires de ce temps. Paul Desjardins a
longtemps dépensé son talent sans compter dans une publication
anonyme, le bulletin de V Union jmur V ad ion morale, oîi ses
articles se reconnaissaient à je ne sais quoi de subtil et de poétique
tout à la fois. Il a renouvelé un genre de littérature abandonné,
la littérature mystique. Mais son mysticisme reste laïque et
rationaliste.
Le plus fidèle collaborateur de Desjardins fut le pasteur
Wagner. Les titres de ses livres : VaiUance, Justice, Jeunesse,
La Vie simple, disent assez ce qu'est l'œuvre et ce qu'est l'homme.
Outre leur action directe, ces écrivains et ceux qui s'associèrent
dans quelque mesure à leur eiTort, eurent cette action indirecte
de désapprendre à notre génération le goût de la littérature qui
n'a pour objet que de plaire, et de restaurer cette idée oubliée :
qu'il y a un devoir moral de l'écrivain.
ÉCRIVAINS ET ORATEURS RELIGIEUX 489
IV. — Ecrivains et orateurs religieux.
Après 1850, toute une g-énération de grands catholiques est
sur le point de disparaître. Lacordaire s'enferme dans Sorèze
et se voue à l'éducation. D'ailleurs on ne lira peut-être plus ses
sermons qu'on lira encore ses Lettres, aux jeunes gens. La car-
rière parallèle et rivale du P. de Ravignan s'achève également.
La helle àme d'Ozanam va s'éteindre. Du côté des orateurs poli-
tiques, on se tait pour bien des raisons. Montalembert publie
ses œuvres complètes, non sans tristesse et sans reg"rets pour
une vie active c[ui est pour lui dans le passé.
Les noms d'écrivains religieux, laïques ou ecclésiastiques,
que nous allons rencontrer dans la seconde partie de ce siècle,
eurent moins d'éclat que ceux de Montalembert et de Lacor-
daire, et ne furent pas, du vivant de ceux qui les portaient, de
grands noms. Mais les jugements des contemporains sont sou- '
vent revisés par la génération qui les suit. Il y a des gloires
qui baissent et d'autres qui grandissent.
Philosophes. — Un des noms les moins contestés, autrefois
comme aujourd'hui, est celui d'un philosophe qui appartient
autant à la première qu'à la seconde moitié de ce siècle, Gratry.
Gratry était né dans une famille d'une haute moralité, mais
sans croyances. Le premier contact avec l'expérience lui causa
une déception : les hommes n'étaient pas tous aussi bons que
ses parents. Il retrouva le patadis perdu dans la foi chrétienne
et fut dès lors convaincu « qu'aimer Dieu par-dessus toutes
choses, et tous les hommes comme soi-même pour l'amour
de Dieu, consacrer sa vie à cela seul, c'est la religion infail-
lible, aussi certaine que la géométrie ». Remarquons cet appel
fait à la géométrie. Là va être l'originalité de Gratry. Il entre
à l'école polytechnique pour se faire prêtre ensuite et pour
essayer de réconcilier la science et la théologie catholique qui,
depuis Galilée, ont entre elles des rapports tendus. L'hypo-
thèse qui faisait de la terre le centre du monde et le dogme
de l'Incarnation étaient en parfaite harmonie. Gratry cherche
dans les hypothèses nouvelles comme des compensations à
400 PHILOSOPHES, MORALISTES ET OllATEUllS RELIGIEUX
cette harmonie perdue, soit qu'il situe notre immortalité dans
les immenses régions de l'espace ', soit qu'il fasse apparaître
dans certaines données scientifiques ce que saint Thomas
appelait des « vestiges » de la Trinité. 11 voit une preuve de
l'existence de Dieu dans le seul pressentiment de l'infini que
trahit le fait de la prière; et il signale dans ce procédé instinctif
l'analogue du passage du fini à l'infini, par la suppression
des limites, qu'opère le calcul infinitésimal. — Quoi que l'on
pense des inventions philosophiques du P. Gratry, il a eu
l'intuition des conditions nouvelles qui s'imposent à la philoso-
phie, et en particulier à la philosophie chrétienne. Il a insisté
sur l'absurdité de ce qu'il' appelle la philosophie séparée, séparée
des sciences, séparée de la religion, séparée de la poésie et de
l'instinct.
Sa pensée et son style à lui sont pleins de poésie. Mais c'est
un merveilleux d'un nouveau genre qui fait les frais de cette
poésie, le merveilleux scientifique. S'agit-il de décrire le mou-
vement de la terre, il faut, dit-il, « la voir voguer comme un
navire et louvoyer sur l'écliptique, en roulant sur son axe et
courant autour de ce centre glorieux d'où lui viennent la
lumière et la vie. »
Un autre rêve de Gratry était le rêve de la paix universelle.
Il travailla à la fondation d'une société qui devint la société
d'arbitrage entre les nations. — Cet homme généreux et paci-
fique soutint contre Vacherot, sous-directeur de l'Ecole normale,
dont il était l'aumônier, une polémique célèbre à laquelle nous
avons ailleurs fait allusion, et dont les deux adversaires sor-
tirent grandis. — Deux noms sont associés à celui de Gratry,
qui ne sont plus des noms d'adversaires, celui du P. Petétol,
avec lequel il réorganisa l'Oratoire, et celui du disciple fidèle,
labbé Perreyve.
L'abbé Bautain est contemporain de Gratry. Dans un cours
complet de psychologie (il met en sous-titre, ce qui est déjà
significatif : psychologie cxpéritnentale), il insiste beaucoup
plus sur la ])artie anatomique et physiologique des organes des
sens qu'on ne le faisait alors. Il dit avoir la conviction qu'il
i. Vers la même «laie paraissait Terre et Ciel de Ji'aii lleynaLul, livre (jui eiil
son heure de eéiéhritc.
ECIIIVAIXS ET OllATKUliS UELIGIELX 491
faut connaître l'homme physique pom^ expliquer l'homme intel-
lectuel et moral, et déclare avoir pour sa part étudié la méde-
cine. Cela a son importance et son originalité en 1859, et cela
nous montre la philosophie religieuse déjà moins exclusive et
moins timorée que ne l'était à la même date le spiritualisme
officiel. — Le même ahbé Bautain est l'auteur d'un livre sur la
Chrétienne de nos Jours, où il oppose la femme telle qu'il la
conçoit à la femme telle qu'il la voit. Ce livre est tout près
d'être une satire, où l'oncticni le cède à la vigueur des griefs et
des portraits. Sur les salons modernes, sorte de « bazars matri-
moniaux », sur la religion mondaine, et sur la charité de même
acabit, nul n'a été plus sévère.
Deux philosophes chrétiens, de date plus récente, ont été
également occupés de philosophie scientifique : l'abbé de Broglie,
dont le premier ouvrage a pour titre le Positivisme et fa Science
expérimentale, et M. Denys Cochin. L'abbé de Broglie est,
comme Gratry et comme Renouvier, un polytechnicien. Son
enseignement à l'Institut catholique l'attir.i ensuite du côté de
l'histoire et do la morale. Il mourut, victime de son zèle dans
la direction des consciences, même les plus humbles, assassiné
par une vieille fille excentrique.
L'alliance, poursuivie par Gratry, de la philosophie religieuse
et de la science donne lieu, en ce moment, dans une certaine
partie du monde religieux, à un mouvement jdiilosopnique inté-
ressant dont le centre semble être à l'Institut de Louvain. C'est
le mouvement néo-thomiste qui s'inspire, d'ailleurs, des conseils
et de l'autorité de Léon XIII. Le péripatétisme est assez large
pour s'accommoder de tous les faits positifs que la science force
la philosophie à faire entrer en ligne de compte. Ainsi la philoso-
phie religieuse nouvelle se donne des airs de réel libéralisme.
En outre, c'est de sa part une tactique habile <|ue de dérouter
les adversaires de la religion en déplaçant le centre de gravité
philosophique du catholicisme. Les arguments de la philosophie
du xvni" siècle ne valent plus contre le thomisme renouvelé. Il
faut trouver autre chose.
Nous parlerons enfin à cette place, à cause du caractère loya-
lement apologétique de ses dernières œuvres, dun philosophe
universitaire qui fut très discuté et très aimé, Ollé-Laprune.
492 PHILOSOPHES, MORALISTES ET UltATEURS UELIOIBUX
« Plus je médite, disait-il un jour, sur la suite et l'histoire de
ma vie, plus il m'apparaît (|ue ma tâche spéciale c'est de rendre
témoignage à la vérité chrétienne dans le monde philosophique
et dans l'Université. » Ajoutons que dans le monde catholique il
rendait témoig-nage à l'Université et à l'Ecole normale, et jouait
ainsi entre deux régions intellectuelles qui, le plus souvent,
s'ignorent, le rôle d'un messager de paix. Son idée philoso-
phique essentielle, exprimée dans sa thèse sur la Certitude
morale, <^t que d'autres ouvrages ne firent que développer, c'est
<[ue la connaissance même philosophique, la certitude même
rationnelle ne sont point tâches de pur entendement et de pure
raison. La philosophie est affaire d'âme. Ce n'est pas assez dire.
Dans une helle page, Ollé-Laprune oppose au penseur qui n'est
qu'un penseur, et qui accomplit en pensant comme une fonc-
tion spéciale, celui qui pense avec son âme tout entière et,
« tranchons le mot, avec son corps,... en s'appuyant sur le sol
qui le porte, en demeurant en contact avec l'humanité dont il
fait partie, avec les vivants, avec les morts... » La philosophie
est pour Ollé l'achèvement et l'épanouissement d'une vie totale
et normale. Le savoir et le savoir-vivre se fondent et se pénè-
trent. De toute idée, par suite, il est porté à chercher le com-
mentaire et comme la preuve dans la vie, la transposant, pour
la juger, en action. Méthode où nous retrouvons les leçons de
Gratry et de Caro, méthode trop appropriée à la vie limpide et
harmonieuse qu'Ollé offrait en gage de sa propre doctrine,
méthode dangereuse, si elle n'était maniée avec cette sympathie
pour les âmes qui fut à la fois une des vertus intellectuelles et
morales d'Ollé-Laprùne. On ne peut dire, en effet, s'il fut plus
intransigeant dans ses convictions ou plus bienveillant pour les
personnes. Il reste de lui, dans le souvenir de tous ceux qui l'ont
connu, une image faite également de douceur et de dignité. Il a
écrit une langue presque archaïque par son extrême pureté si
elle n'était, d'ailleurs, si souple et si vivante. Elle exprime à
merveille la pureté d'une pensée qui ne connut ni trouble ni
doute.
Écrivains divers. — Du plus doux des hommes, nous
passons au ]dus violent. Veuillot, lui, est un converti. Elevé sans
foi, il ne retrouve pas, il découvre la religion et il se donne à elle
ECRIVAINS ET ORATEURS RELIGIEUX 493
avec passion. Elle satisfait toutes les tendresses sans objet de
son âme, et aussi ses haines, ses haines contre un état social qui
refuse aux déshérités même l'espérance. Car Veuillot, comme
Michelet, dont Jules Lemaître ' le rapproche, est sorti du peuple
et reste peuple. Ce sera donc la Révolution, ce sera la bour-
geoisie rationaliste et libre penseuse qui deviendront les cibles
de ce fougueux converti. L'idéal révolutionnaire d'une société
sans croyances, la philosophie dont cet idéal est issu, le xvni*^ siè-
cle, l'université oii ces idoles sont encensées, autant d'adversaires
que Veuillot, poursuivant l'œuvre de J. de Maistre et devançant
l'œuvre de Taine, mais descendant des hauteurs spéculatives où
ceux-ci se tiennent dans la polémique la plus emportée, plus
satirique que penseur, plus journaliste que philosophe, com-
battit dans un combat de chaque jour. Il dessina avant Flaubert,
sous le nom de Coquelet, le type de Homais. Incroyants de
toute nuance, pasteurs protestants sont crayonnés par lui au
vitriol. Les Odeurs de Paris et les Libres Penseurs sont, au dire
de M. Jules Lemaître, nos plus beaux livres de satire sociale.
Subsidiairement Veuillot s'en prend aux catholiques ses
frères, à tous ceux qui ne le sont pas assez pleinement, qui font
à l'esprit laïque et libéral quelques concessions. Et, comme c'est
l'ordinaire que les luttes fraternelles soient les plus passionnées,
Veuillot se met en frais d'anathèmes. Un épisode bien signifi-
catif de cette lutte fut la campagne menée par Veuillot contre
l'éducation gréco-latine, c'est-à-dire païenne, donnée aujour-
d'hui aux fils des chrétiens, comme aussi bien il y a quinze
siècles. Veuillot reprend la thèse de Tertullien avec lequel
il a tant d'affinités : fanatisme religieux, ardeur de tempéra-
ment, langue drue, savoureuse, populaire. Ils sont de ceux qui
sont toujours plus royalistes que le roi, plus catholiques que les
évêques et qui risquent de devenir hérétiques par peur de l'être.
Veuillot, à côté de sa vie publique et de ce (ju'on peut appeler
sa prose publique, a eu une vie de piété intérieure et de tendresse
familiale que la publication de sa correspondance a fait con-
naître, ajoutant à son talent et à sa gloire des notes inattendues.
Jules Lemaître, pour cette correspondance et pour le reste, sacre
1. Jules Lemailre, Les conlemporains, 6* série.
V04 l'UlLOSOPlIKS. MOHALISTHS KT OHATEUKS HKLIGIEUX
Veuillol i^ranil écrivain et le compte dans la demi-douzaine des
très grands prosateurs de ce siècle.
M"' Dupanloup fut un des adversaires de Yeuillot. M^' Dupan-
louj) a été orateur; il a été un homme politique; mais il a été
surtout un éducateur. Il a dit de lui-môme : « Je crois pouvoir
me rendre le témoignage que rien ne m'a plus constamment et
plus vivement préoccupé que l'éducation. J'ai publié sur l'édu-
cation des jeunes gens et des hommes plusieurs volumes oii les
considérations philosophiques et les vues générales ne m'ont pas
empêché d'entrer dans tout le détail pratique des choses \ »
M'' Dupanloup ne s'affranchit pas de certaines traditions et aussi
de certains regrets. C'est ainsi qu'il demande que la philosophie
s'enseigne sous la forme scolastique et en latin. Il demande en
outre que l'on choisisse pour cet enseignement (qui ne vaut
pourtant que par sa liberté) un auteur élémentaire qui serve de
guide au maître et à l'élève. Dans les discussions politiques
auxquelles donnèrent lieu les questions d'enseignement, Dupan-
loup se trouva être l'adversaire forcé des Duruy et des Jules
Simon. Malgré tout, il a été touché par l'esprit du siècle, et c'est
ce que Yeuillot ne lui pardonne pas. Il est le défenseur des
humanités. Il insiste, avant les universitaires, sur les soins phy-
siques et hygiéniques. Il aime l'enfance, et sous d'autres termes
que nos ('Mlucateurs laïques, il en célèbre le charme et ta spon-
tanéité, appelant dons divins ce que d'autres appellent bonté
naturelle. Il prélude aux conseils à donner par une étude psy-
chologique attentive de l'enfance, disciple sans le savoir de
Jean-Jacques Rousseau. Il a écrit sur l'éducation des filles, en
particulier, des livres qui sont la digne continuation de celui de
Fénelon dont ils s'ins|iirGnt, employant des arguments qui furent
aussi ceux des réformateurs officiels de l'enseignement des
jeunes filles, combattant tous les étranges préjugés qui excitent
les maris et les pères à contrarier dans leurs femmes et dans
leurs filles « de nobles goûts d'étude, et à éteindre en elles cette
[)ure, vive et gracieuse intelligence qui devrait être la douce
lumière du foyer, et même prolonger quelquefois plus loin son
modeste rayonn<Mnenl. »
1. Lettres mil- l'éduculion des filles, lellrc (riiilrodiiclion, ]i. i.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. Ff
T. VIIL CH. VIII
Ainiand Colin & C<', Ëditciirs, Pans
M^" DUPANLOUP
d'après un cliché photo.îraphique de Pierre Petit
A
ECRIVAINS ET OHATEL'RS RELIGIEUX 495
Parmi les confrères de M"' Dupanloup dans Tépiscopat, l'his-
torien de la littérature française rencontre beaucoup de talents
entre lesquels le choix est embarrassant. Il doit du moins une
mention à M^' Pie pour ses mandements, à M^' Darboy sur-
tout pour des lettres de jeunesse, vaillantes et enjouées, non
exemptes de soucis d'ambition, à M"' Perraud pour son histoire
de l'Oratoire, à M^'" Freppel pour ses livres d'histoire religieuse.
Orateurs. — Si l'on excepte un laïque qui fut, à ses heures,
un véritable prédicateur, et dont l'œuvre sociale et ])olitique sera
appréciée ailleurs, M. de Mun, le plus ixrand des orateurs reli-
gieux de la fin de ce siècle est aujourd'hui en dehors de l'Église,
c'est le P. Hyacinthe. Toujours pris entre les catholiques qui
le renient, et les libres penseurs dont il ne veut pas être, le
P. Hyacinthe fait l'effet d'un déclassé. Son talent oratoire n'en
a pas moins été très grand, poétique, élevé, généreux. On pour-
rait lui reprocher seulement un certain ilottement de la pensée.
Il est arrivé de sortir de l'un de ses sermons en disant : C'est
très beau, mais qu'est-ce exactement qu'il a voulu dire?
L'ordre des dominicains est celui qui s'est donné plus spécia-
lement à la prédication, trop négligée par les Jésuites, malgré
quelques exceptions comme celles du P. Matignon et du
P. Clair '. Mais les dominicains sont comme obsédés par
l'exemple illustre de Lacordaire : ils exagèrent le geste,
cherchent la tirade poétique, et sont trop épris de modernisme.
Deux noms méritent d'être retenus : celui du P. Monsabré et
celui du P. Didon. Le P. Monsabré a, pondant de longues
années, prêché à Notre-Dame où il a fait une exposition com-
plète du dogme catholique. Sa dialectique a de la vigueur, de la
rondeur; mais la pure amplification y tient trop de place. L'art
un peu gros se montre, quoique l'efTet, grâce à de puissants
moyens, reste considérable. Le P. Didon a fait des sermons
d'une telle actualité que ses supérieurs s'en sont émus et que
la parole lui a été retirée. Comme Lacordaire, il a remplacé la
prédication par l'éducation et y a trouvé un égal succès. Dans
ce nouvel emploi, il saisit d'ailleurs toutes les occasions de
parler publiquement, et c'est alors qu'il tombe, plus que tout
1- Voir DoLimic, Écrivains d'aiiJourcVhui, notes sur les prédicateurs.
40G PHILOSOPHES, MORALISTES ET ORATEURS RELIGIEUX
autre, sous le reproche d'excessive modernité. Tous les lieux
cominuns à la mode Font tour à tour séduit. Aujourd'hui c'est
le thème : « Enrichissez-vous ». Demain ce sont les exercices
physiques. Ensuite l'édu» ation anglaise et la colonisation.
L'excellence de la force et le culte du glaive ont eu leur jour.
C'est d'ailleurs le propre des tempéraments oratoires d'aller
droit aux lieux communs, et il faut voir, en outre, dans la pré-
dilection du P. Didon pour les questions actuelles, de l'ouver-
ture et de la largeur d'esprit, disons même, malgré la forme
combative et impérieuse des harangues, un réel libéralisme.
M^' d'IIulst a été une des figures les plus intéressantes du
clergé contemporain. H y a en lui quelque chose des évèques
grands seigneurs d'autrefois. Mais ce grand seigneur s'est fait
une vraie àme de prêtre, et ce prêtre est de ceux qui ont le
mieux connu les exigences de leur temps. Recteur de l'Institut
catholique, il a relevé dans le clergé le niveau des études et a
pu, dans un certain milieu, paraître hardi. Son autorité clair-
voyante dans la direction des consciences, l'onction légèrement
hautaine, mais d'autant moins banale, de ses homélies étendi-
rent sa réputation. Il fut ap])elé à la chaire de Notre-Dame. Là,
sa réputation cessa de grandir. Il s'était fait cependant des con-
férences de Notre-Dame une idée très haute, pensant qu'elles
étaient instituées pour apporter aux problèmes contemporains
les solutions chrétiennes \ Pour sa part, il s'efforça, après tant
d'autres, de réconcilier la religion avec la science contempo-
raine. Il est très renseigné pour tout ce qui touche aux pro-
blèmes philosophiques, moins renseigné peut-être pour les
questions d'histoire et de critique. Mais son éloquence, d'une
admirable correction et d'une élégante froideur, a quelque chose
de professoral. Il s'excuse lui-même de ce qu'il appelle son
« aride catéchisme ». xVu fond, il pousse le respect de son
public et la peur de la déclamation jusqu'au point où ces vertus
devieiment des faiblesses. Si, au moins, il était allé au bout du
système que lui dictait sa nature, il aurait peut-être inauguré
une forme nouvelle et utile de la prédication religieuse. Mais il
reste à moitié chemin entre le sermon et la leçon.
1. Carême, 1894, \>. "1.
ECRIVAINS ET OKATEUIIS IIELIGIEUX 407
Écrivains et orateurs protestants. — Au moment où
nous prenons cette histoire, Vinet est mort et Adolphe Monod
n'a plus que quelques années à vivre et encore moins à prêcher.
L'un avait été le plus grand écrivain, l'autre le plus grand ora-
teur protestant de notre siècle. A la même époque commence
un mouvement qui a duré pendant toute la seconde moitié de
ce siècle et qui entraîne de plus en plus le protestantisme vers
ce que Bossuet appelait le socinianisme. Colani vient en effet
de fonder la Bévue de théologie de Strasbourg, qui introduisit
en France la critique des textes sacrés. Scherer, dont la défec-
tion est aussi de la même date, est son associé dans cette œuvre.
De cette publication est sortie l'évolution du protestantisme
pendant cinquante ans. Albert Réville fait de l'histoire des reli-
gions un département de l'histoire générale, y appliquant la
même méthode et la même critique. Il faut lire de lui les l^ro-
légomènes à Vhisloire des religions, et ses deux volumes sur
Jésus de Nazareth. De Pressensé suit timidement le mouve-
ment. Il continue de croire à la divinité de Jésus-Christ. Ses
travaux, parallèles de ceux de Renan, ont été éclipsés par eux.
Ils sont d'un esprit libéral et religieux tout à la fois.
Le doyen actuel de la faculté de théologie protestante de
Paris, Aug. Sabatier, vient d'écrire un livre très remarqué,
V Esquisse d^nne philosophie de la religion, d'après la psgcholog ie
et r histoire. Cherchant une conciliation des deux cultes de ce
temps, celui de la méthode scientifique et celui de l'idéal moral,
dans une conception renouvelée de la religion, il fonde celle-ci,
hors des atteintes de la criti(|ue historique et philosophique,
dans une expérience morale intime. « La religion, c'est la
prière du cœur. « M. Sabatier reste chrétien parce que c'est
dans le Christianisme qu'il trouve l'enveloppe et le symbole le
plus exact de cette religion. Il reste protestant, parce que c'est
le moyen pour lui de se rattacher au Christ, sans asservir sa
conscience à aucun joug extérieur. Ce livre est la confidence
très éloquente d'une àme très haute, mais dont la foi vit, comme
disait Renan, de l'ombre d'une oml)re, et dont l'optimisme a,
par son excès même, quelque chose de déconcertant.
Sous ces influences dogmatiques diverses, la prédication pro-
testante a été très individualiste. Coquerel le père prêchait
Histoire de la languk. VIII. 32
498 1>11ILOSOI>11KS, MOIIALISTES ET ÛUATKIUS UKLUIIEUX
comme si le dogme n'avait pas existé. Mais il continuait d'y
croire, s'il ne s'en servait pas. En cessant d'y croire, Coquerel
le fils, homme d'un grand talent d'ailleurs, a relâché encore un
lien déjà si lâche. Avec tels des j)asteurs contemporains, la
prédication protestante est une prédication exclusivement
morale. Il est vrai qu'il y a dans le protestantisme, à côté des
libéraux de toutes nuances, des orthodoxes que le spectacle des
entraînements du libéralisme rend plus orthodoxes encore. En
dehors des noms que nous venons de dire, les noms à retenir
sont celui du pasteur Bersier, dont la voix était monotone et le
geste pauvre, mais dont les sermons très étudiés gagnent à être
lus, et celui du pasteur Viguié, très libéral de doctrine, mais
très évangélique d'accent, et dont la parole avait à la fois de
l'ampleur et delà sérénité.
BIBLIOGRAPHIE
Il n'existe pas d'ouvrage d ensemble sur l'histoire des idées philosophi-
ques et morales en P'rance dans la seconde partie de ce siècle. Le Rapport
de M. Ravaisson sur la PhUosoplde en France un XIX'' siècle, cité dans le
cours de ce chapitre, s'arrête en 1867.
Consulter les Histoires générales de la philosophie, et en particulier celle
d'Ueberweg. La partie l'rançaise est traitée par MM. P. Janet et Ruyssen.
Consulter en outre les Revues générales, et surtout les Revues spéciales
dans lesquelles se marque le mouvement des idées de notre temps :
Porii i.A PHILOSOPHIE : la Revue de philosophie positive; — la Critique
philosophique (ces deux revues ont cessé de paraître) ; — la Revue philo-
sophique; — la Revue de uiéfaphysique cl de morale.
Voir on outre l'Année philosophique et VAnnre psijcholofjiquc.
PocR LA sociologie: la Revue iniernalionale de socioloijie qIY Année socio-
logique.
Pour la pédagogie : la Revue internationale de VEnsei(jneinenl : — la Revue
universitaire; la Revue pédar/oyique. Consulter en outre la publication oHl-
cielle connue sous le nom de Fascicules du musée pédagogique.
Pour la philosophie religieuse : les Annales de philosophie chrétienne:
les Études religieuses, publiées par les Pères de la Compagnie de Jésus; la
Revue Thomiste; la. Revue du clergé français; la. Revue chrélienne; les Annales
de bibliographie théologique.
CHAPITRE IX
ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
/. — L'Empire (i852-i8yo).
Sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, sous la
deuxième République, jusqu'au coup d'État de décembre 1851,
la France a joui de la liberté de parler et d'écrire, et l'on a vu,
dans un précédent chapitre, que ni les orateurs de marque,
ni les publicistes de valeur ne lui ont manqué, durant cette
période si honorable de son histoire.
L'élan était trop vif pour se briser entièrement contre la légis-
lation régressive et les pratiques absolutistes du second Empire.
S'il essaya, comme tous les régimes nés d'une violation du
droit, et qui ne reposent que sur la force, de gouverner dans le
silence, il n'y réussit que d'une manière très relative et toute
passagère. Dès 1857, il existe au Corps législatif une opposition
qui parle. Dès 1854, il paraît des livres oii l'idée du droit, les
principes essentiels de la morale politique sont exposés avec
éclat, en attendant d'autres livres qui, bientôt, traceront les
linéaments du régime destiné, dans la pensée de tous ceux que
soucie la chose publique, à remplacer l'Empire. L'objet com-
1. Par M. Henry Michel, docteur es lettres, chargé de cours à la Faculté des
Lettres de l'Université de Paris.
;;00 ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
mun de presque tous les orateurs, de presque tous les publi-
cistes à cette date, est d'aviver dans le cœur des g-énérations qui
l'ont connu, le regret du régime parlementaire, et d'inspirer à
la jeunesse le goût des institutions libres. Quelques exceptions,
cependant, sont à relever. Le libéralisme a trouvé en face de
lui des adversaires dont deux ou trois, par la plume ou par la
parole, ont conquis la notoriété, et mérité une place dans l'his-
toire de la littérature.
LES ÉCRIVAINS POLITIQUES
Jules Simon. — Dans une série d'ouvrages dont le pre-
mier date de 4854, Jules Simon ' s'applique à restaurer les
principes sur lesquels repose la liberté politique. Il parle en
moraliste — c'est son tour d'esprit, et comme son pli profes-
sionnel — du devoir, de la liberté de conscience, de la liberté
civile. Pourtant, le caractère abstrait de ces titres ne doit pas
faire illusion. L'auteur ne s'interdit pas de traiter les problèmes
pratiques qui préoccupent les esprits de son temps. Il y touche
de trop haut pour s'exposer aux rigueurs d'une administration
pourtant défiante, et sur ses gardes. Mais il n'en dit pas moins
tout ce qu'il tient à dire, et plus même qu'il n'a l'air de dire.
C'est un trait commun à tous les écrivains libéraux d'alors. .
Ils s'adressent à un public averti, qui entre dans leurs inten- f
lions, lit entre les lignes, achève ce qu'ils se bornent à indi-
quer. Les études de Jules Simon nous paraissent aujourd'hui
un peu vagues, un peu complaisamment éloquentes. Elles ont,
à n'en pas douter, éveillé naguère des idées précises, elles ont
ému leurs premiers lecteurs.
Lanfrey. — Tout auprès de Jules Simon se place Lanfrey-.
Lui aussi, c'est par le côté moral qu'il aborde les questions
1. Jules Simon (I814-189G), maître de cunférencos ;ï l'ICcule normale, iirofcsseur
suppléant à la Sorbonne, membre de l'Asscnihlée conslitnantc, sort de la
vie fiublique après le coup d'État, et n'y rentre qu'à la fin de l'Empire. 11 est
membre du Gouvernement de la Défense Nationale, ministre, puis président
du Conseil, et sénateur sous la troisième Républi(]ue. Membre de l'Académie
française.
2. Pierre Lanfrey (1828-18"), historien et i)ubliciste; memlire de l'Assemblée
nationale, ambassadeur, sénateur.
L EMPIRE 501
politiques. Mais, s'il y entre de biais, il pénètre au fond. Je n'ai
pas à parler ici de Y Histoire de Napoléon. Mais V Eglise et les
philosophes au xvnf siècle, YEssai sur la Révolution, les Chro-
niques politiques assurent à Lanfrey un rang très distingué
dans une école où le talent n'est pas rare. Lanfrey a du talent,
et il a de l'âme. Si l'expression, chez lui, s'alourdit parfois,
la pensée ne fléchit jamais; un souffle toujours pur circule à
travers tant de pages, dont plusieurs méritent de durer. Il ne
faut pas demander à Lanfrey cette forme de l'impartialité qui
consiste dans l'indulgence des appréciations, et les ménage-
ments du langage. Mais, en présence d'un jugement qui paraît
trop sévère, il faut tâcher de discerner les raisons qui l'ont
dicté à Lanfrey. Elles viennent toujours de la conscience.
Vacherot. — La Démocratie de Vacherot' est un ouvrage
plus complet qu'aucun des essais de Lanfrey ou de Jules Simon,
et plus proprement politique. Non que Vacherot se soit désin-
téressé, en l'écrivant, des questions de haute philosophie qui
dominent la politique elle-même. Il est superflu de dire que
l'auteur de tant de beaux travaux sur la psychologie et la méta-
physique est resté philosophe jusque dans ses spéculations poli-
tiques. Mais il n'en a pas moins traité franchement, dans ce
livre, de l'organisation qui convient à la démocratie. Et il a été
condamné à la prison par l'Empire, pour expier cette audace.
Après Tocqueville, et sur ses traces, Vacherot a cherché à
quelles conditions la démocratie pourra conserver la liberté
politique, et comment elle devra s'y prendre pour concilier le
droit de l'État et le droit individuel. Comme Tocqueville,
Vacherot croit cette conciliation possible. Pas plus que son
illustre devancier, il ne voit dans le droit de l'Etat et dans le
droit de l'individu les deux termes d'une contradiction. Cette
idée, qui devait faire plus tard une telle fortune, entre les mains
des ennemis de la démocratie, aidés — il n'est que juste de le
dire — par certains amis maladroits, est absente de l'esprit de
Vacherot. La démocratie dont il constate le progrès et dont il
appelle de ses vœux le triomphe, fait nécessairement une place
large à l'action de l'État, mais demeure une démocratie libérale.
\. Étiftnne Vacherot (1S()9-1897), maître de conférences à l'Ecole normale,
membre de l'Assemblée nationale.
502 ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
La démocratie libérale, telle qu'il la comprend alors, n'appa-
raît pas dans son livre, comme dans celui de Tocqueville, sous
l'aspect d'une force de la nature, dont il faut subir l'action
avec un sentiment composé à dose inégale de résignation et
d'inquiétude. Pour Vacherot, la démocratie est un régime social
et politique comme les autres, mais le seul qui convienne au
temps où il vit, à la société dont il est membre. Ce régime
arrive à son heure. Il possède cette sorte de légitimité qui
consiste dans la parfaite adaptation à l'époque et au milieu.
Quelques parties du livre ont vieilli. Elles semblent aujour-
d'hui ou chimériques, rapportées aux réalités qui ont surgi, ou
timides, comparées à la hardiesse de nos aspirations. Mais le
livre, pris dans son ensemble, garde une tenue et comme une
solidité exceptionnelles. Ajoutez : une réelle beauté de forme.
La langue de Vacherot est ferme, colorée; sa phrase, nerveuse
et vivante.
Après le groupe des philosophes politiques, vient celui des
théoriciens de la science politique. J'en citerai deux : le duc
Victor de Broglie ot Laboulaye.
Le duc Victor de Broglie. — Le duc Victor de Broglie ',
en abandonnant la vie [)ublique, n'avait pas dit adieu aux
études de politique. Il était persuadé, comme beaucoup de
survivants de la Restauration et du règne de Louis-Philippe,
que l'Empire ne durerait pas, et que la liberté retrouverait son
heure. Dans le calme hautain de sa retraite, mettant à profit
l'expérience acquise, il se demanda comment devrait être
organisée la vie politique et administrative du pays, le jour
où l'Empire tomberait, pour que tout retour offensif du césa-
risme fût désormais impossible. De là, les ]'ues sur le gouver-
nement de (a France.
Ce n'est pas un livre achevé; ce sont plutôt des notes dispo-
sées, d'ailleurs, avec méthode, et suffisamment développées pour
qu'il ne reste rien d'obscur dans la pensée de celui qui les a rédi-
gées. Telles qu'elles nous ont été livrées, ces notes complètent
la phvsionomie si intéressante du duc de Brofflie : i'ai essavé de
l'esquisser dans le volume qui précède celui-ci, je n'y reviendrai
1. Voir ci-dessus, l. Vil, p. 610.
l'empire :".o:^
pas. Elles nous font, en outre, connaître au vrai l'état d'esprit
de presque tous les libéraux d'alors, plus attachés au fond qu'aux
formes de la liberté politi(jue, indifTérents à l'éticjuette dont le
gouvernement de l'avenir devait être revêtu, pourvu que ce gou-
vernement donnât à la France, avec île fortes institutions
locales, toutes les libertés modernes, entourées de garanties
sérieuses. On sait qu'il se constitua, vers la fln de l'Empire, un
groupement des diverses oppositions à tendances libérales, et
qu'un programme commun, dit « programme de Nancy », dont
la décentralisation était l'article principal, fut alors accepté,
aussi bien des monarchistes constitutionnels que des républi-
cains. L'ouvrage du duc de Broglie, par ses tendances générales,
peut être rnltaché à ce mouvement. Mais l'auteur est trop jaloux
de son originalité, trop particulier en son humeur pour appar-
tenir entièrement h un système ou à une école. Il est d'abord
lui-même; et de là, certaines indii'ations. d'un caractère aven-
tureux, qui donnent à ce projet de constitution, dégagé de tout
dogmatisme constitutionnel, une allure semi-utopique. Le livre
n'en a pas moins grand air et lière mine. 11 est marcjué, comme
tout ce qu'a laissé le duc de Broglie, discours, écrits de tout
genre, d'un cachet aristocratique. Au vrai, la faiblesse de ce
livre est de proposer à une nation, engagée profondément dans
l'évolution démocratique, des institutions qui eussent fait d'elle,
si elle avait pu les adopter, une grande aristocratie populaire
et libérale, mais ressemblant à l'Angleterre plus qu'à la Suisse
ou aux Etats-Unis.
Laboulaye. — La carrière de Laboulaye', comme celle de
beaucoup d'entre les hommes dont nous avons à parler ici, anti-
cipe sur la période à laquelle ces pages sont consacrées, et la
déborde. En 1852, Laboulaye s'est déjà fait connaître par de
beaux travaux sur l'histoire du droit. S'il n'est pas entré dans
les Assemblées de la seconde République, il a pris part aux polé-
miques qui ont entouré d'abord le vote de la Constitution de
1848, puis la question de la revision du pacte constitutionnel.
Historien du droit, il est l'élève de Savigny; politique, il est
I. Edouard Lefelivre de Laboulaye (1811-1883), écrivain et historien du droit,
professeur, puis administrateur du Collège de France, membre de l'Assemblée
nationale et du Sénat.
504 ÉGUIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
iml)ii (lo la tradition et des exemples des Etats-Unis. A rAmc-
ri(}ue, il doit le culte de la liberté; à Savigny, le respect des
lentes formations, des sourdes croissances historiques. Plus déli-
bérément que Montesquieu, avec une vue plus distincte du but,
et un sens très avisé des moyens, Laboulaye donne au lii)éra-
lisme, tel qu'il le conçoit et le défend, par la parole et par la
plume, par l'enseig^nement et par les livres, en mille occasions,
au cours d'une vie très longue, la teinte historique qu'il a
gardée depuis dans notre pays. li met les faits au-dessus des
principes. Il poursuit, avant tout, le réel do la liberté. f
Ses livres — la Liberté religieuse, les Etudes morales et jJo/i-
tiques, VEtat et ses limites, et surtout le Parti libéral — ren-
ferment les avertissements les plus sages. Laboulaye a bien
compris la liberté; il a insisté, avec raison, sur sa condition
primordiale, qui est le droit de croire en matière religieuse ce
que l'on veut, ou plus exactement, ce que l'on peut. Mais il
a été entraîné, par son sens pratique et positif, à la Franklin, à
croire que tout gouvernement peut, s'il sait s'y prendre, assurer
a un pays la liberté. Il a admis que le second Empire lui-même
était capable d'entreprendre cette œuvre, si violemment en
contradiction avec ses origines, il a donné à pleines voiles dans
la chimère de l'Empire libéral. Désabusé par les événements
de 1870, il devait être à l'Assemblée nationale l'un des hommes
les plus consultés sur les institutions nouvelles qu'il conve-
nait de fonder. Ses Lettres politiques contiennent l'esquisse
d'une Constitution très neuve, à certains égards, et très
hardie.
La marque propre de Laboulaye, c'est la fusion de deux
esprits, l'esprit démocratique et l'esprit que l'on peut appeler
conservateur, en spécifiant que l'on entend par là l'esprit de
transaction et de ménagements pour les réalités politiques
existantes. Au service de cette doctrine, qui était évidemment
destinée à ])rovoquer les objections du radicalisme démocratique,
et celles du conservatisme bourgeois, Laboulaye a mis une
intelligence déliée, subtile, beaucouj) d'esprit, et du plus
piquant, un talent de plume très personnel et très rare. Il serait
certainement le plus écrivain des publicistes du second Empire,
si Prévost-Paradol n'avait pas (Jcrit.
L EMPIRE :io:i
Prévost-Paradol. — On verra, dans un autre chapitre de
cette histoire, ce qu'a été Prévost-ParadoP journaliste. Sans
doute, les articles qu'il a prodigués d'une plume rapide resteront
son principal titre de gloire. Mais il n'a pas voulu qu'on le
jugeât uniquement sur ces articles, oii sa pensée, contrainte en
des limites étroites, obligée de se plier à la discipline d'un parti,
ne pouvait ni se déployer dans sa richesse, ni s'épanouir en son
indépendance. Il jugeait, d'ailleurs, avec sévérité, avec trop de
sévérité, l'ironie qui a été son arme dans la polémique. Il y
voyait une forme inférieure et quelque peu méprisable du talent
d'écrire. Il tenait à se montrer capable de simplicité forte. Un
livre devait lui permettre de donner plus complètement sa
mesure. Il écrivit donc la France nouvelle, un des événements
d'idées de la période à laquelle ce chapitre nous reporte.
Le nom de Prévost-Paradol était déjà célèbre quand ce livre
parut. L'auteur savait qu'on le jugerait avec les exigences qu'il
est naturel d'avoir pour un maître. Forme et fond, l'ouvrage
devait remplir l'attente qu'il excitait. L'auteur part de cette
donnée, que la France ne peut demeurer ce qu'elle est sans
courir un péril mortel. Il lui faut absolument se transformer,
devenir une France nouvelle. Qu'est-ce à dire, sinon que l'état
présent du pays annonce la décadence? Telle est bien la pensée
de Prévost-Paradol, qui détaille, en un chapitre important,
tous les signes visibles de cette décadence. Il est inutile de
s'attacher à cette partie de l'ouvrage qui, nécessairement, date
quelque peu. La société française a changé depuis trente-deux
ans. Et si elle continue d'être malade, comme il ne manque pas
de médecins pour le prétendre, d'autres symptômes du mal
frappent aujourd'hui les yeux, des symptômes qui commandent
une médication difTérente. Mais l'idée maîtresse de Prévost-
Paradol garde tout son intérêt. La France ne peut se « renou-
veler » qu'à la condition de substituer aux agitations périodi-
ques sur la forme du gouvernement, un etfort viril et sincère
pour prendre les mœurs de la liberté. Non que Paradol soit
complètement indifférent aux formes politiques. Il est deux
principes qui lui paraissent au-dessus de toute contestation :
1. Prévost-Paradol (1829-1870), professeur, journaliste, ambassadeur. Membre
de l'Académie française.
•100 ÉCRIVAINS ET OHATHURS POLITIQUES
le g-ouvernement par des assemblées librement élues, et la res-
ponsabilité ministérielle. Ces deux principes contiennent toute
la substance du régime parlementaire. Sont-ils inscrits dans la
Constitution d'un pays? Ce pays est libie. Il n'y a pas, chez la
nation qui les méconnaît, de liberté politique.
Quant à savoir comment le chef de l'Etat doit s'appeler, roi
ou président, Prévost-Paradol juge ce point tout à fait secon-
daire. Il met en balance les avantages, les inconvénients de la
république et ceux de la monarchie constitutionnelle. Il marque
finalement une préférence pour celle-ci, mais il admet parfaite-
ment qu'on ne soit pas de son avis.
Si Prévost-Paradol s'était borné à demander pour la France
des assemblées librement élues, à préconiser certaines réformes
dans la magistrature, l'administration de la justice, la législa-
tion de la presse, celle des cultes, ou enfin la loi militaire —
en subordonnant à ces réformes la question de répuldique ou de
monarchie constitutionnelle, — son livre ne différerait pas sen-
siblement (le celui du duc de Broglie, qui a même le mérite
d'apporter à ses vues réformatrices plus de précision, et comme
un sens supérieur de la matière politique. La France nouvelle
n'aurait pas ému à ce point ses premiers lecteurs, et ceux qui,
au lendemain de la guerre de 1870, eurent la curiosité de la
relire. Il y a, dans ce livre, un autre élément d'intérêt. Prévost-
Paradol a compris que la puissance et la prospérité d'un pays
sont dans un rapport étroit et mobile avec celles des autres
grands pays qui l'entourent. Il a vu que la France marchait h.
une diminution irrémédiable, si elle se contentait de demeurer
stationnaire, tandis que la Prusse prenait un accroissement
ininterrompu. Avec une sûreté de coup d'œil qui, à distance,
nous paraît moins méritoire, mais qui frappa vivement, sitôt
les événements accomplis, Prévost-Paradol fit toucher du doigt
les raisons qui allumeraient bientôt la guerre entre la France et
la Prusse; et dans un courageux mouvement de patriotisme, il
osa ])résager la défaite, au lieu de bercer et d'endormir la
vanité nationale au refrain flatteur de son ancienne gloire. Il
y a là des pages qui font honneur à la clairvoyance de Pré-
vost-Paradol. Comme elles ont reçu la formidable et doulou-
reuse consécration des faits, ces pages portent un caractère de
L'EMPIRE oOT
vérité qui en rehausse le prix. Elles demeurent toutes vives
dans le souvenir des générations pour qui les désastres de
1870 sont autre chose qu'un épisode historique déjà lointain.
La France nouvelle est un livre, un vrai ivre, et Prévost-
Paradol est visihlement content d'avoir fait un livre. Si pour-
tant on en examinait de près la contexture, on verrait que les
chapitres de ce livre, à peu d'exceptions près, sont courts,
médiocrement nourris, et hrillent surtout par les qualités qui
recommandent les articles du journaliste : une certaine hriè-
veté forte, l'art de mettre en valeur une idée, une seule. La
lang-ue est d'une pureté impeccable, et d'une tenue impeccable
aussi. Certes, Prévost-Paradol mérite les louanges qu'on a faites
de ses dons d'écrivain. Et ce n'est })as sa faute si le goût a
changé, si nous préférons aujourd'hui plus d'abandon, de laisser
aller. Il n'y a pas beaucoup de nég-ligences chez lui, il n'y en
a pas assez. Sa phrase cadencée, rythmique, aux amples replis,
choquait déjà quelques-uns de ses camarades d'Ecole normale.
Ils lui reprochaient de « faire du Rousseau », tandis qu'ils
renouvelaient, eux, la phrase courte, alerte, militante de Vol-
taire. Il nous est difficile de leur donner complètement tort,
bien qu'on essaye, en ce moment même, de remettre à la mode
la période, mieux adaptée, semble-t-il, à la g'ravité des pen-
sées qui chargent le front assombri d'une humanité redevenue
inquiète et songeuse.
Prévost-Paradol demeure à nos yeux un beau talent, nous
nous expliquons qu'on l'ait fort admiré, nous l'admirons encore,
mais il en est un peu de ses écrits comme de ces portraits de
femmes du second empire, que la crinoline nous gâte. Il fau-
drait ne regarder que la tête, les yeux, l'ovale charmant,
l'expression désabusée du visage.
LES ORATEURS
Les circonstances, le milieu. — La Constitution du 14 jan-
vier 1852, modifiée par le sénatusconsulte du 7 novembre 1852,
qui fait du Président décennal de la République française l'Em-
pereur des Français, laissait subsister les apparences d'une
représentation nationale. Un Corps législatif était institué pour
508 ÉCRIVAINS ET OllATEUllS POLITIQUES
discuter et, voter les projets de loi et l'impôt. Mais si un projet
de loi venait à être modifié par la commission chargée de l'exa-
miner, Tamendement proposé était renvoyé, sans discussion,
au Conseil d'Etat, et ne pouvait être soumis à la délibération
du Corps législatif qu'après avoir été adopté par le Conseil
d'État. Les séances du Corps législatif étaient, en principe,
publiques, mais il suffisait d'une demande signée de cinq
membres, pour qu'il se formât en comité secret. Le compte
rendu des séances ne pouvait consister que dans la reproduc-
tion du procès-verbal, dressé à l'issue de chacune d'elles par
le président du Corps législatif, président que l'Empereur avait
nommé. Les ministres ne pouvaient être pris dans le Corps
législatif. Aucune pétition ne pouvait lui être adressée, l'exer-
cice de ce droit n'ayant lieu qu'auprès du Sénat. Ce régime
devait durer sans modifications jusqu'au 23 novembre 18G0,
date à laquelle le droit de voter l'adresse fut accordé au Corps
législatif, la publicité des séances devint une réalité, enfin des
ministres sans portefeuille et sans responsabilité devant cette
assemblée, vinrent appuyer do leur j)arole les projets du gou-
vernement. Ce fut la première des « concessions » d'où devait
sortir, par degrés, ce qu'on a nommé « l'Empire libéral ».
On conçoit qu'à partir de 1860 la vie politique ait pu renaître
dans le Corps législatif. Cependant, jusqu'en 1863, l'opposition
n'y devait compter que cinq membres. Elle s'élargit à cette date,
et davantage encore en 1867. La tribune, qui avait été démolie
le lendemain du coup d'Etat, est rétablie.
Il fallait rappeler ces dates, et mentionner ces particularités,
pour que le lecteur se rendît compte des conditions dans les-
quelles les orateurs du second Empire ont usé de la parole.
Jusqu'en 1867, pas de tribune : donc, un appareil peu favorable
aux grands mouvements d'éloquence. Jus(|u'en 1860, point de
débats de politique générale; mais la critique plus ou moins
vive, toujours |)récise et positive, des projets de loi préparés
par le Conseil d'État. Voibà pour l'opposition. Quant à la majo-
rité, elle n'a pas besoin de parler : elle vote. C'est seulement à
partir de 1867 que la pensée du gouvernement trouve dans les
« ministres sans portefeuille » des organes plus ou moins
sonores. Aussi bien, est-ce durant les trois années qui s'écoulent
L EMPIRE 509
depuis lors jusqu'à la guerre, que réloquence politique a sur-
tout brillé.
Les Cinq. — Il serait peu juste, cependant, d'oublier la
période héroïque des « Cinq ». Parmi eux, Jules Favre et Ernest
Picard se classent au premier rang. Tous deux ont porté à
l'Empire, cependant bien fort à cette date, des coups qui lui ont
été sensibles. Tous deux ont contribué à réveiller dans le pays
le goût de la liberté politique. Tous deux ont veillé à ce que le
souvenir des origines frauduleuses du régime ne s'effaçât point
de la mémoire des contemporains. Mais combien peu ces deux
orateurs, associés dans un effort commun, se ressemblent entre
eux
Jules Favre. — Jules Favre' est l'orateur « éloquent » par
excellence. 11 a débuté au Palais, dans les grandes causes poli-
tiques. Il les a plaidées avec ampleur, avec éclat. Durant la
monarchie de Juillet, il a fait servir ses plaidoiries à la diffu-
sion de l'idée républicaine. 11 est auprès de Ledru-Rollin un
agent zélé, et parfois compromettant, du gouvernement provi-
soire. Il a siégé à la Constituante et à la Législative, déjà très
écouté, déroutant parfois ses amis politiques, capable de fautes
graves et d'initiatives heureuses, très discuté, mais très admiré.
C'est donc, bien qu'il ne soit pas très vieux, un vétéran de la
vie parlementaire qui entre au Corps législatif, pour y devenir
le chef de l'opposition républicaine.
Tel il s'était montré jusqu'alors, tel il reste dans ce rôle
nouveau. La ])arole coule largement de ses lèvres, chaude,
colorée, pathétique, élégante pourtant. Ce mélange de correc-
tion et d'émotion constitue peut-être, avec l'abondance, le carac-
tère propre de son art. Notons aussi la modération naturelle de
la pensée et de l'expression. Les discours de Jules Favre, lus
aujourd'hui, semblent pécher par une sorte d'outrance dans la
mesure. Il est vrai que les habitudes de la tribune actuelle
peuvent faire paraître timide une parole jadis réputée hardie.
Mais il faut se reporter au temps oii elle s'est produite, tenir
compte des nécessités politiques, des mœurs oratoires d'alors.
1. Jules Favre (1S09-1S80), avocat, membre de la Constitiianle et de la Législa-
live, entre au Corps législatif en 1863. Membre «lu gouvernement de la Défense
Nationale, ministre sous la présidence de Tliiers, sénateur. Membre de l'Aca-
démie française.
510 ÉCRIVAINS ET OUATEUUS POLITIQUES
On s'aperçoit, du reste, à y regarder de près, que la modéra-
tion du ton n'exclut pas, chez Jules Favre, l'âpreté des juge-
ments, et que s'il porte dans l'invective une décence, une
solennité qui ne sont plus de notre temps, ni presque de notre
goût, il n'en fait pas moins passer de très mauvais moments à
l'adversaire. Autre trait : il arrive que la discussion de Jules
Favre paraisse flotter dans le vide. Elle a une tendance à gagner
trop tôt les idées générales. Jules Favre, orateur, est toujours
resté quelque peu « homme de 48 ». Il a les qualités et les
défauts d'une époque infiniment plus fertile, malgré la légende,
en qualités qu'en défauts.
Ernest Picard. — Ernest Picard ', lui aussi, est venu à la
politique par le barreau, le barreau étant la seule carrière où il
fût possible de se former à la parole sous l'Empire. Mais Ernest
Picard est entré dans la vie publique bien plus tard que Jules
Favre, et il a subi, étant plus jeune, d'autres disciplines. Son
talent exprime, au surplus, un tempérament tout original.
C'est un bourgeois de Paris, très fin, très avisé, passablement
narquois, d'un esprit caustique, d'un bon sens robuste. Il a
mis dans la circulation des mots qui ont fait fortune, précisé-
ment peut-être parce que l'esprit n'y est que la })ointe du bon
sens. Les mots de ce genre jaillissaient dans la conversation
d'Ernest Picard, et ses discours étaient une conversation.
Tandis que Jules Favre balance des périodes naturellement
cadencées, et prend son vol, à tout propos, Ernest Picard, en
phrases menues, lucides, cinglantes, fait la critique des textes
de lois apportés par le gouvernement, des paroles prononcées
par ses orateurs. Il excelle à profiter des fautes de l'adversaire.
Il est un contradicteur redoutable et redouté, parce que la
démonstration, chez lui, s'achève sur un mot drôle, presque
toujours bon enfant, mais cruel, et qui restera.
M. Emile Ollivier. — Entre Jules Favre et Ernest Picard,
M. Emile Ollivier- a été, de bonne heure, sur la brèche. Et il y
a vaillamment combattu pour la liberté politique, jusqu'au jour
1. Ernesl Picard (1S21-IS77), avocat, membre du Corps législatif, puis du gou-
vernement de la Défense Nationale, ministre sous la présidence de Thiers.
représentant de la France à Bruxelles, sénateur.
2. Emile Ollivier ( 1825), avocat, député au Corps législatif, ministre de l'Empire.
Membre de l'Académie française.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT FR.
T. VIII. CH. IX
Armand Colin <fc C'', Kditenis, Pari:
JULES FAVRE
D'APRÈS UNE PEINTUFE DE CH. LEFEBVRE
gravée par G. Bertinot
ï
Vf
II
■H
m
L EMPIRE 511
OÙ il a pris sur lui <le réaliser le rêve de quelques habiles —
et de quelques ingénus — en mariant la liberté politique avec
l'Empire. Une évolution très sensible dans ses discours et ses
écrits l'avait conduit de l'opposition aux confins du pouvoir. Il
s'y installa le 2 janvier 1870, et il eut le malheur de présider le
ministère qui déclara la guerre à la Prusse.
(]omme orateur, durant la période de la vie où nous nous
reportons ici, M. Emile Ollivier n'a possédé ni les dons si per-
sonnels d'Ernest Picard, ni l'élévation et la chaleur de Jules
Favre. Mais il avait une assurance extraordinaire dans ses vues,
et cette confiance dans le sens propre, qui peut parfois tenir
lieu de principes à l'homme politi([uo. Au service de ses idées,
il a mis une extraordinaire facilité, j'allais écrire fluidité de
parole, une verve méridionale un peu mêlée, mais non exempte
de vigueur, ni d'éclat, ni d'emphase.
Autres orateurs. — Les élections de 4863 avaient fait
entrer au Corps législatif de l'Empire et Marie, et Berryer, et
ïhiers. Les élections de 1869 y introduisirent Gambetta. Il n'a
parlé que bien peu de temps à la tribune du Corps lég'islatif,
mais il y a apporté la révélation d'un talent extraordinaire. Il
a été l'une des forces (|ui ont jeté l'Empire à bas. Il a proclamé
la République en plein Palais-Bourbon, dans un discours célèbre
sur le plébiscite, à un moment où le régime impérial conservait
encore les apparences de la force et de la prospérité. Mais si,
comme tous les orateurs-nés, Gambetta a été presque complet
dès le premier jour où il a parlé, l'expérience de la vie et des
affaires, les spectacles douloureux et les leçons de la guerre
devaient ajouter encore à la ])uissance de sa parole, et j'essaierai
de le peindre à son plus beau moment.
L'éloquence officielle. — En face des orateurs d'opposi-
tion, l'Empire a eu les siens, dont plusieurs méritent d'être
mentionnés ici. Il y a d'abord un membre de la famille impé-
riale, le prince Napoléon *, qui a fait, en plusieurs circonstances,
goûter au Sénat une parole forte, concise, où l'on se plaisait
à dénoncer des traits de parenté avec celle de Napoléon I".
1. Napoléon-Joseph-Charles-Paiil Bonaparte (1S22-189I), second fils du roi
Jérôme, membre de la ('-onslituante et de la Législative, prince français après
le coup d'Étal. E^t rentré en ISIG dans la vie publique, comme député.
512 HCUIVAI.NS ET ORATEIRS POLITIQUES
Du reste, s'il a, le plus souvent, parlé pour soutenir la politique
impériale, il est arrivé au prince Napoléon de la désapprouver,
et de le dire. Cette indépendance d'humeur, jointe à une certaine
force d'esprit et à dos dons d'expression, lui crée une situation
à part.
Les « ministres sans portefeuille » n'ont aucune tendance à
l'originalité. Choisis pour parler au nom du souverain, et pour
avoir raison en son nom, devant une majorité docile, ils se per-
mettent fort peu de libertés avec le programme qui leur est
tracé. Trois d'entre eux ont acquis quelque réputation : Bil-
lault', qui avait donné des espérances aux libéraux de l'Assem-
blée constituante; Baroche - et Rouher ', qui furent les exem-
plaires achevés de la fonction.
Le talent, tout en façade, de ces ministres de la parole, celui
de Rouher particulièrement, symbolise assez bien le régime à
la défense duquel il était consacré : dehors spécieux, aspects
brillantes, point de solidité, ni de force intérieure. Ni le régime,
ni les fonctionnaires bien rentes qui ont accepté d'en faire la
perpétuelle et monotone apologie ne cherchent leur point
d'appui dans la conscience. Là est la cause de leur commune
fragilité. Et qui donc aujourd'hui songerait, si ce n'est pour y
chercher un renseignement, à relire les discours d'un Billault,
d'un Baroche, d'un Rouher, qui ne furent pourtant pas, je l'ai
dit, dépourvus de mérite? L'œuvre de l'orateur ne vit que s'il
y palpite une àme de passion vraie.
//. — La troisième République.
LES ORATEURS
Première période (1870-1876). — Proclamée le 4 sep-
tembre 1870, la République n'a été dotée d'une Constitution
que le 2o février i8"o. A cette date, l'Assemblée nationale
1. Aiifî.-Adolplie-Marie Billault (lso:i-18C:î), avocat, député en 1837, membre de
la Constitiianle, président du Corps législatif en 1861, puis ministre.
2. Pierre-Jules Raro( lie (1802-1870), avocat, député en 1847, ministre en 1850,
président du Conseil (UÉtal, ministre sans jiortefeuille, sénateur de l'Empire.
3. Eugène Rouher (181't-18S'0. avocat, membre de la Constituante et de la
Législative, vice-président du Conseil d'Etat et ministre après le coup d'Etat.
A siégé dans les assemlflées de la troisième Répulilique.
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE 513
donna à la France la liberté politique, avec sa garantie : le
régime parlementaire. Toutefois, dès le 13 février 1871, l'As-
semblée nationale avait organisé, de manière provisoire, le
pouvoir exécutif. Et l'on peut dire que, dès le 13 février 1871 ^
les conditions élémentaires du gouvernement libre se trouvaient
rétablies. Il y avait une tribune, où allaient être portées toutes
les hautes questions qui préoccupaient alors les esprits, soit
celle des responsabilités de la guerre et de la défaite, soit celle
de la réorganisation politique, militaire, économique du pays.
Le chef du pouvoir exécutif était en relations directes, person-
nelles, avec l'Assemblée nationale. Il parlait dans toutes les
occasions importantes. Jamais la tribune ne fut plus intéres-
sante qu'alors. La politique de la France s'y faisait véritable-
ment au jour le jour. Les discours de Thiers étaient ses prin-
cipaux moyens de gouvernement. Cette phase très particulière,
qui a duré de février 1871 à mai 1873, est sinon remplie, du
moins dominée par le nom de Thiers.
Thiers. — Thiers * apportait à la tribune, outre le prestige
d'un talent qui avait déjà donné sa mesure sous la monarchie
de Juillet, sous la deuxième République et à la fin de l'Empire,
l'incomparable autorité que lui assuraient les suffrages déposés
sur son nom par les électeurs de vingt-deux départements, une
expérience sans rivale, et les inspirations du patriotisme le
plus ardent. Les désastres que la France venait de subir,
l'émotion profonde qu'il en avait ressentie donnent à l'élo-
quence de Thiers, dans cette dernière portion de sa carrière,
je ne sais quoi de plus chaud, de plus vibrant qu'autrefois.
Mais, à cela près, c'est bien toujours le même orateur, préoc-
cupé, avant tout, d'instruire pour convaincre.
Je ne voudrais pas reparler ici des orateurs que j'ai déjà
eu l'occasion de caractériser; je ne voudrais pas non plus,
anticipant sur les temps qui vont suivre, parler, dès à pré-
sent, d'orateurs dont l'action s'est surtout fait sentir plus
tard. Je ne m'arrêterai, en ce moment, que sur deux noms,
qui, avec celui de Thiers , peuvent être considérés comme
essentiellement représentatifs de cette première période. Ils
I. Voir ci-dessus, t. VII, p. 612.
Histoire de la langue. VIU, 33
514 ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
appartiennent tous deux à la droite de l'Assemblée natio-
nale.
M. Buffet. — La vie de M. Buffet* a été longue. Il a pu,
après avoir appartenu aux Assemblées de la seconde Répu-
blique, et à l'Assemblée nationale de 1871, siéger encore au
Sénat, et y occuper une grande place. Durant cette vie très
longue, M. Buffet n'a cessé d'être en progrès. Il a pratiqué de
mieux en mieux la manière très personnelle qu'il s'était faite.
Singulièrement informé des choses de l'administration et des
matières financières, il épluchait avec une attention scrupuleuse
tous les textes de lois, et sitôt qu'il y découvrait quelque défec-
tuosité, ou qui lui paraissait telle, il la dénonçait à la tribune
en paroles sobres, dites d'une voix martelée, scandées d'un
geste sec, qui les enfonçait dans l'oreille. Les conséquences
pratiques des lois préoccupaient fort M. Buffet, mais plus encore
les atteintes qu'elles pouvaient porter aux principes religieux
et politiques auxquels il était fermement attaché. S'agissait-il
de quelque mesure importante, le discours s'élargissait, prenait
une ampleur et une hauteur de ton souvent saisissante. Mais,
dans cet ordre de qualités, le parti auquel appartenait M. Buffet
comptait des talents supérieurs au sien, tandis que comme
disputeur sur des points de fait, ou des points de droit, il avait
peu de rivaux.
Le duc Albert de Broglie. — M. de Broglie -, comme
M. Buffet, a pris une part très active aux événements de la
période qui nous occupe. Il a dirigé les affaires, et il aurait bien
voulu diriger aussi la marche de son pays vers le but qu'il esti-
mait le plus désirable : la réconciliation de la France moderne
avec la monarchie, et avec quelques-unes des idées qui ont tradi-
tionnellement servi de support à l'institution monarchique. Chef
de l'opposition de droite contre Thiers, chef du gouvernement
au lendemain de la démission du premier président de la Répu-
blique ; puis, de nouveau, opposant, au Sénat, après la victoire
I. Louis-Joseph BufTet (ISIS-ISOS), avocat, membre de la Constituante, ministre
sous la présiilence de Louis-Napoléon, et sous l'Empire. Membre, puis prési-
dent de l'Assemblée nationale. Président du Conseil sous le gouveriiemenl lUi
maréchal de Mac-Mahon, sénateur.
■2. Duc Albert de Broglie, né en 1821. Historien et homme politique, membre
de l'Assemblée nationale, président du Conseil, sénateur. Membre de l'Académie
française.
LA TROISIEME RÉPUBLIQUE 51?5
définitive du parti répuldicain, M. le duc de Broglie a marqué
sa place dans l'histoire de l'éloquence politique.
Non qu'il possède de grands moyens physiques : sa diction et
sa voix ont, au contraire, de tout temps, manqué l'une de puis-
sance, et l'autre, d'agrément. Mais ces dons, si importants
quand ils s'ajoutent au talent et à l'âme, peuvent manquer à
un orateur sans affaiblir notablement la portée de sa parole,
pour peu que celle-ci ait, par ailleurs, de mérites. La parole de
M. le duc de Brog-lie est châtiée, élégante, habile; et si la g'ràce
qui désarme l'auditoire ne lui a pas été départie, il possède
l'autorité qui le conquiert. Autorité faite d'études, de savoir,
de A'ues parfaitement arrêtées. Il n'est pas nécessaire que les
idées d'un orateur soient justes. Mais il est très nécessaire
à un orateur d'avoir des idées. M. le duc de Broglie en a, et
il sait se servir de celles qu'il a. On lui a même reproché le
tour doctrinaire de son esprit, ce qui est, le plus souvent, une
façon de dire à un orateur que l'on n'aime pas sa doctrine. Il
est bon que la race des doctrinaires ne périsse pas. La tribune
retentit trop souvent d'appels aux passions ou aux intérêts. Que
deviendrait-elle, le jour où les idées, même fausses, cesseraient
de s'y produire?
Peut-être s'étonnera-t-on que le duc de Broglie et M. Buffet
tiennent ici une place relativement importante . Mais il a
semblé équitable de la mesurer à leur talent, plutôt qu'à la
fortune des idées pour lesquelles ils ont lutté. Tous deux ont
marché contre l'opinion dominante, et contre l'esprit de leur
temps. Ils ont eu la malchance d'y opposer non pas des thèses
éternelles, mais de fragiles combinaisons d'école et de cabinet.
Voilà pourquoi leur action politique a été stérile. Mais un ora-
teur peut, dans les circonstances les plus défavorables, déployer
des qualités éclatantes ; et l'histoire de l'éloquence politique
serait singulièrement incomplète, si elle ne faisait la part des
vaincus.
Deuxième période (1876-1889). — La deuxième
période, qui commence avec la mise en pratique de la Constitu-
tion de 187o, se termine en 1889.
De 187G à 1889, la République, après avoir pourvu au plus
pressé, à la liberté politique, cherche à faire prévaloir dans la
51 G ÉCRIVAINS KT ORATEL'RS POLITIQUES
législation l'esprit laïque et le principe d'égalité. Le parti réjm-
blicain veut tirer de ce principe quelques-unes d'entre les appli-
cations qu'il comporte, et orienter dans le sens d'un ratio-
nalisme ferme, ({uoique respectueux des besoins religieux,
l'éducation de la jeunesse. Les partis hostiles à la République
veulent, dans la France nouvelle, conserver le plus possible de
la France d'autrefois, et maintenir notamment le contact tra-
ditionnel entre l'École et l'Eglise. Ils veulent aussi sauver le
[dus possible d'entre les privilèges sociaux que les « classes
moyennes » de la Restauration, de la monarchie de Juillet et
du second Empire ont eu grand soin de se réserver.
Gambetta. — Comme le nom de Thiers a dominé la pre-
mière périofle, celui de Gambetta ' domine la seconde. Gambetta
est mort trop tôt jiour l'avoir vue finir; mais les années mêmes
qui suivent sa mort sont pleines de son souvenir, et ses vues,
ses méthodes planent, tantôt reprises par ses disciples, tantôt
combattues par ses adversaires, sur les débats du temps.
Gambetta, au Corps législatif de l'Empire, avait étonné à la
fois par la hardiesse de sa parole, et par la modération de sa
conduite. Cependant, il n'est alors qu'un jeune homme plein
de fougue, d'une fougue tempérée par le sens pratique. Les
belles inspirations de son éloquence, il les doit à sa jeunesse,
à son indignation contre l'Empire, à la passion avec laquelle
il revendique les formes réelles et sincères de la souveraineté
populaire, contre les apparences de ce régime, exf)loitées par
l'Empire. La guerre l'a mûri, en le mêlant aux grandes affaires,
en lui donnant le sentiment des responsabilités, en éveillant,
dans son esprit si capable de s'assimiler toutes les impressions
nouvelles, la notion du gouvernement d'un grand peuple, et de
ses conditions indispensables. La guerre a fait plus que mûrir
Gambetta. Elle lui a laissé au cœur une blessure toujours
ouverte; elle a surexcité chez lui un patriotisme de bon aloi,
fait de fierté pour son pays, qu'il veut aider à reconquérir le
rang perdu. Les années qui s'écoulent après la guerre sont
I. Léon Gaml)eUa (1838-LSS2), avucaL, député un ISG'J, membre du gouverne-
ment de la Défense Nationale, et chef de la délectation de Tours, élu à l'Assem-
blée nationale par 0 déparlements, chef du parti républicain, après la mort de
Tliicrs; président de la Chambre, et ]irésideiil du Conseil.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIII, CH. IX
Armand ("olin & (""■, lùiiteurs, Paris
LÉON GAMBETTA
d'après un cliché photographique d'Ht. Carjat
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE ol7
encore pleines d'enseig^nements pour Gambetla. Il reçoit à la
fois celui des faits, et celui d'un homme rompu cà toutes les
finesses de la politique, supérieurement muni du savoir et du
savoir-faire qu'elle exige, l'enseignement de ïhiers. Jusqu'à
sa mort, c'est Thiers qui, par l'autorité, l'éclat des services
rendus, est à la tète du parti républicain, Gambetta n'occupe
que le second rang, et ce rang, il l'accepte, derrière un homme
qui a parlé de lui, en une occasion solennelle, avec sévérité et
avec injustice : nouvelle preuve de la sagesse de son esprit, qui
sait si bien s'adapter au réel.
Lors de la crise qui porte dans notre histoire le nom de « crise
du 16 mai », Gambetta, plus jeune, plus actif que ïhiers, passe
au premier jdan; et quand Thiers meurt, il est le chef reconnu,
incontesté de l'immense majorité du parti républicain. Je n'ai
pas à retracer ici les événements qui portent Gambetta au pou-
voir et qui l'en précipitent. Mais je voudrais essayer de dire ce
qu'il a été, comme orateur, à ce moment privilégié de sa vie
trop courte, au moment où il avait recueilli tout ce que l'expé-
rience des choses et des hommes pouvait lui donner, où il était
en possession de toute sa force.
Gambetta est resté, même en pleine apothéose, l'orateur de
tempérament qu'il avait commencé par être. La parole jaillit,
chez lui, chaude, abondante, sonore, majestueuse. Elle est
servie à souhait par une voix profonde, éclatante; par une dic-
tion merveilleusement claire, par un masque puissant. Gam-
betta n'est pas très grand, mais quand il monte à la tribune,
il l'emplit. Il va, d'un bout à l'autre, à pas rythmés, comme le
lion dans sa cage, s'arrètant parfois pour frapper de sa large
main un coup sur le marbre. Il rejette alors la tête en arrière,
et il domine de haut l'assemblée à laquelle il parle. Je l'ai
entendu plus d'une fois; je le revois toujours, dans cette même
attitude, non étudiée, toute naturelle. Je le revois, notamment,
à l'une des dernières séances où il ait pris la parole, quelques
mois avant sa mort, dans la discussion sur les affaires d'Egypte.
Il venait de tomber du ministère. Il avait devant lui une majo-
rité hostile et frémissante, qui ne voulait ni l'écouter, ni surtout
se rendre aux arguments élevés et de portée lointaine qu'il
invoquait pour presser le gouvernement d'intervenir en Egypte.
0.18 ÉOIUVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
Il sentait que cette majorité était animée contre lui de passions
que sa chute môme n'avait pas assouvies. On lui rendait la
tâche impossihle, on l'interrompait par des murmures, par des
injures. Il n'en parlait pas moins, disant avec une force admi-
rable les raisons historiques qui empêchaient, qui devaient empê-
cher la France de se désintéresser des événements d'Egypte :
faisant prévoir, avec une clairvoyance trop justifiée par la suite
des faits, toutes les conséquences politiques, morales, finan-
cières du refus d'intervention. Il n'y avait, dans son discours,
ni une parole amère, ni un mot de trop. Il parlait en homme
qui eût porté encore le poids du pouvoir; qui, en tout cas, pos-
sédait à un degré éminent le sens des destinées et des intérêts
durables de la France. Il savait que les misérables préventions
personnelles semées contre lui dans le Parlement auraient
raison de toute son éloquence. Mais il parlait tout de même,
pour accomplir son devoir, et dégager sa responsabilité. A dix-
sept années de distance, j'ai encore sous les yeux sa lente
promenade en long et en large, j'ai encore dans les oreilles le
son de sa voix, puissante comme eût pu l'être la voix même
de la France, s'il était donné à un pays de dicter, aux heures
critiques, leurs obligations à ses représentants et à ses chefs,
triste comme la voix de la raison vaincue d'avance, et de la
sagesse bafouée. Il y avait aussi, dans cette voix, une nuance
de mépris, aisément perceptible. Et l'on se rappelait, malgré
soi, une autre scène inou])liable, celle oii quelques mois aupa-
ravant, insulté, presque violenté dans une réunion électorale, il
avait traité ses ennemis « d'esclaves ivres »,el par un mouve-
ment superbe, leur avait juiv de les poursuivre « jusqu'au fond
de leurs repaires ».
Faut-il ajouter qu'à mesure que son esprit percevait plus de
rapports entre ])]us de choses diverses, l'éloquence de Gambetta
croissait en substance? Au début, elle était parfois un peu
creuse, ou, si l'on préfère, la musique des mots, dès lors très
prenante, dissimulait mal une certaine pauvreté du fond. Ce
défaut disparut dans la période de pleine maturité. Il n'en resta
qu'un seul, imputable, semble-t-il, à l'éducation même de l'ora-
teur : c'est la faiblesse et la mauvaise qualité de la langue qu'il
parle .
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE î)19
Gambetta n'est pas un lettré qui a formé amoureusement
son style. En revanche, il est tout le contraire de riiomme
qui fait profession de dédaigner les livres. Il lit beaucoup, beau-
coup d'ouvrages de tout genre, volontiers des ouvrages de phi-
losophie politique, et de philosophie scientifique. Il a passé
dans la langue de Gambetta bien des termes, bien des tour-
nures qui viennent de ces lectures, et qui n'étaient pas faits
pour l'alléger. Cet orateur n'a pas été le moins du monde écri-
vain. De là vient que ses discours, lorsqu'on les lit, ne donnent
à aucun degré l'impression qu'ils donnaient à les entendre.
Quand Gambetta parlait, les incorrections, les lourdeurs, les
faiblesses passaient inaperçues, emportées, roulées dans le flot
de passion qui battait l'oreille et le cœur.
Ainsi que tous les orateurs, Gambetta aimait les formules
qui résument un discours, expriment une situation, et sont
pour un parti comme un signe de ralliement dans la mêlée. Il
en a laissé quelques-unes, que l'on répétera longtemps, pour lui
faire honneur, ou pour en charger sa mémoire. Dans le nombre,
il en est d'heureuses, comme celle du discours de Cherbourg,
sur les revanches que la justice immanente apporte tôt ou tard
au droit outragé. Il en est de moins heureuses, et qui ne sont
pas les moins connues. Ne faudrait-il pas prendre garde qu'entre
les formules du métaphysicien et celles de l'orateur politique
la différence est grande? Le métaphysicien pèse à loisir celles
où il enferme sa conception méditée de l'absolu. L'orateur
improvise les siennes. Elles expriment avec vivacité, avec
force, avec éclat s'il est possible, l'émotion du moment. Il serait
tout à fait injuste d'emprisonner l'orateur dans ses formules; et
plus encore, de mesurer son intelligence et son cœur à l'étroite
sentence où il a logé, pour une heure ou pour une année, ce
qui lui paraissait alors être la vérité utile. Gambetta politique et
orateur politique est plus grand que ceux de ses mots qui passent
pour l'exprimer tout entier.
Jules Ferry. — Assez près de Gambetta, je placerais Jules
Ferry'. Certes, Jules Ferry n'a ni la spontanéité, ni la chaleur
1. Jules Ferry (lS32-lS9o), avocat, député en 1869, membre tUi gouvernement
de la Défense Nationale, député à l'Assemblée nationale, ministre, président
du Conseil, sénateur et président du Sénat.
520 KCUIVAINS ET OUATEUHS POLITIQUES
communicativc, ni la cordialité large de Ganibetta. L'un est un
Méridional expansif, l'autre un Vosgien concentré. L'un est
éloquent de nature, l'autre est devenu éloquent à force de cher-
cher la manière la plus expressive de dire ce qui lui tenait au
cœur. Mais, à cela près — c'est beaucoup, et cela suffit à mettre
un intervalle considérable, — quelques-unes des grandes qua-
lités et presque tous les défauts de Gambetta se retrouvent dans
la parole de Ferry.
La parole de Ferry est, comme celle de Gambetta, souvent
terne, incolore, chargée d'un apport philosophique ou scienti-
fique médiocrement digéré. Sa phrase est souvent mal faite,
lourde, pénible et rocailleuse. La pensée ne trouve ni tout de
suite, ni même toujours une forme claire et alerte. Cependant,
aux bons endroits — et ils ne sont pas rares, et ils devien-
nent de plus en plus fréquents, à mesure que l'intelligence de
Jules Ferry progresse, — il y a, dans cette parole travaillée,
tendue, voulue, une puissance soit d'émotion, soit de démonstra-
tion, sans cesse grandissante. Comme Gambetta, Jules Ferry a
beaucoup appris dans la vie publique, et au contact des hommes.
Il est de ceux dont l'esprit, au lieu de se courber sous les
années et sous les épreuves, se raidit. Jamais il ne parut plus
capable d'entrer en sympathie avec quelques-unes d'entre les
nobles idées qui constituent le trésor des nations libres, qu'au
moment où la mort brutale est venue le saisir.
Jules Ferry a eu à soutenir presque tout le poids des discus-
sions relatives aux réformes de l'enseignement public, et en
particulier aux lois qui concernent l'école primaire; et il a servi
de cible à tous ceux qui n'ont pas compris d'abord que la
République française, ne le voulût-elle pas, élait condamnée,
par la force même des choses, à chercher des colonies nou-
velles. Dans le second ordre de questions, il a porté, lui aussi,
comme Gambetta, un sentiment très vif et qui lui fait singuliè-
rement honneur, des intérêts et du rôle historique de son pays.
Dans le premier, il a témoigné d'une foi robuste en la raison
humaine, qu'il jugeait capable de fournir une règle de vie
et les préceptes d'une morale. Il a défendu cette thèse contre
des adversaires, les uns pleins de passion, les autres pleins
de ressources. Et il l'a défendue, en maintes circonstances,
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE 521
avec une élévation, une puissance de dialectique, une sincé-
rité d'accent qui sont l'éloquence môme. Les discours qu'il
a prononcés sur ces sujets forment autant de documents des-
tinés à être consultés plus tard par ceux qui écriront l'histoire
morale de notre temps. La curiosité investigatrice une fois
satisfaite, je ne doute pas que l'on ne ressente, en pré-
sence de ces discours, une très vive impression de force, de
grandeur, et môme, j'écris le mot après l'avoir pesé, de
respect.
M. de Freycinet. — M. de Freycinet* n'est venu à la vie
publique ni par le barreau ni par la presse. Sa culture première
est toute scientifique. Et les qualités fondamentales de sa parole
sont celles d'un homme de science. C'est la clarté absolue du
plan et de l'expression, l'art de diviser un sujet, et de le traiter,
quelque aride qu'il soit, sans que l'auditeur éprouve la moindre
peine à suivre. Cette clarté n'est pas celle de Thiers, qui sim-
plifie beaucoup, et rabaisse la matière qu'il expose, pour la
mettre au niveau des moins compétents. La clarté de M. de
Freycinet est moins élémentaire. Elle a quelque chose de plus
subtil, de plus distingué.
L'homme de science se double, chez lui, d'un diplomate. Le
diplomate excelle à désarmer ses adversaires, à leur présenter
toujours du côté le plus plausible l'opinion à laquelle il s'efforce
de les gagner. D'autres orateurs mettent leur ambition à ter-
rasser, à pulvériser les idées et les hommes. M. de Freycinet
s'attache à ramener au minimum la dissidence qui le sépare de
ceux qui ne pensent pas comme lui. Il voudrait leur persuader
— et il y a réussi plus d'une fois — qu'en se rangeant à son
opinion, ils ne font aucun sacrifice, ou si léger, que ce n'est pas
la peine d'en parler. Et il déploie, dans ces manœuvres, une
adresse, une ingéniosité extraordinaires. Egalement capable de
traiter à fond les questions techniques, et, dans quelque séance
orageuse, où le sort d'un cabinet est en jeu, d'occuper la tri-
bune aussi longtemps qu'il convient pour y faire un discours,
sans avoir dit grand'chose, M. de Freycinet a fait applaudir, en
1. Charles de Saulce de Freycinet, né en 1828, adjoint à Gamijelta pendant
la Défense Nationale, membre de l'Assemblée nationale, ministre, président du
Conseil, sénateur. Membre de l'Académie française.
:i22 ECIIIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
combi(Mi de circonstances! l'agilité circonspecte et victorieuse
d'un talent fait surtout de souplesse et de calcul.
Il faut ajouter que M. de Freycinet parle une langue cor-
recte et pure, élégante même en sa simplicité un peu terne. Ses
discours, s'ils étaient réunis, l'emporteraient aisément, à ce
point de vue, sur ceux de Jules Ferry et de Gambetta. Peut-être
frapperaient-ils, en revanche, par une certaine indigence doctri-
nale, par le manque d'idées générales. Peut-être aussi porte-
raient-ils, trop visible, l'empreinte de la circonstance dans
laquelle ils ont été prononcés, celle de la nécessité politique à
laquelle ils devaient parer. Cest la rançon des qualités qui
avaient assuré à ces discours un effet immédiat.
Les orateurs radicaux. — Les nuances plus avancées de
l'opinion républicaine ont eu, durant cette période, des inter-
prètes de valeur, MM. Henri Brisson, Goblet, Clemenceau.
M. Henri Brisson' a représenté longtemps, il représente
encore dans les assemblées de la République un radicalisme
grave et quelque peu chagrin. Sa parole, sa tenue, son geste
conviennent à l'expression des idées dont il s'est constitué le
défenseur. Un peu solennelle, l'éloquence de M. Brisson a
néanmoins, en plus d'une circonstance, exercé une action
heureuse sur les assemblées, par des accents partis du cœur.
M. Goblet- ai»partient à une autre nuance du radicalisme, le
radicalisme libéral. H a parlé en avocat abondant, disert, tou-
jours clair et net, énergique en ses déclarations, plus capable
de chaleur que de mouvement. M. Clemenceau^ a, durant de
longues années, fait l'office de « la hache » qui sapait les dis-
cours des chefs de la gauche, et aussi leurs ministères. Il
paraissait alors poursuivre un idéal de netteté dans les atti-
tudes, et dans les combinaisons ministérielles, qui ne répondait
guère à la division des partis, et aux possibilités pratiques.
L'œuvre qu'il accomplissait était toute négative, et c'en est
évidemment le côté critiquable. Mais il parlait avec une précision
1. Henri Brisson, né en 183o, membre de l'Assemblée nationale, et de la
Chambre des députés, plusieurs fois ministre et président du Conseil.
■2. René Goblet, né en 1828, membre de l'Assembb'e nationale, puis de la
Chambre des députés, ministre et président du Conseil.
3. Georges Clemenceau, né en 18'tl. A siégé à la Chambre des députés jus-
qu'en 1894.
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE 523
supérieure, avec une ùpreté mordante et sarcastique. Il mettait
à nu toutes les misères de la politique courante, toutes les
faiblesses des hommes qui la menaient. Sa parole, surprenante
de relief, s'est mesurée plus d'une fois sans désavantage à
celle de Gambetta. Il mérite d'être compté parmi les orateurs
de la troisième République.
Le tableau que j'essaye de tracer ici serait incomplet si, avant
de passer aux orateurs de droite, je n'en signalais deux encore,
appartenant par leurs origines à l'opinion républicaine avancée,
mais qui, l'âge venu, quelques-unes de leurs passions s'étant
amorties, ont été flnalement plus applaudis par leurs anciens
adversaires que par leurs anciens amis. Tous deux, au demeu-
rant, maîtres dans le maniement de la parole publique, je
veux dire Challemel-Lacour et Jules Simon.
Jules Simon. — Au fond, Jules Simon n'a pas changé.
C'est le milieu qui, changeant autour de lui, tandis qu'il demeu-
rait immobile, l'a fait paraître, dans la dernière partie de sa
vie, un peu autre qu'il n'avait été au début, et jusque-là. Jules
Simon a toujours été un bourgeois de 1840, et un philosophe
de l'école de Cousin, avec des ressouvenirs d'une enfance pieuse,
vécue dans un collège ecclésiastique de Bretagne. Ces ressou-
venirs ont, comme il arrive, ag-i davantage, à mesure que Jules
Simon vieillissait, et ils ont trempé d'onction chrétienne le
spiritualisme autrefois un peu sec du discijde de Cousin. Jules
Simon a possédé de bonne heure, et il a gardé jusqu'à l'extrême
fin de sa vie, d'admirables moyens oratoires. Il entrait infini-
ment d'art, et même d'artifice, dans l'emploi de ces moyens.
L'orateur débutait d'une voix basse, dolente ou plutôt mourante,
qui s'affermissait peu à peu, et s'élargissait jusqu'à remplir le
vaisseau le plus vaste. Il disait des choses fines, nuancées, très
sincères, j'en suis convaincu, mais si bien dites, qu elles
n'avaient pas toujours l'air de déceler une émotion vraie.
Il mettait au service des causes les plus nobles — Dieu, la loi
morale, la conscience — trop d'habiletés, et, si j'osais l'écrire,
trop de ficelles, pour communiquer à l'auditeur une sécurité
parfaite dans l'admiration. Puis, ses procédés, d'un discours à
l'autre, se ressemblaient beaucoup. Certes, il avait l'esprit infi-
niment varié, mais il était trop amoureux du succès pour savoir
324 ECUIVAINS ET ORATEURS POLlTKjrES
renoncer, là où ils n'étaient pas indispensables, aux moyens
qu'il appliquait, quand le succès paraissait douteux. Il produi-
sait un peu, surtout à la fin de sa vie, l'impression d'un vir-
tuose qui se grise d'applaudissements, et recommence sans se
lasser le tour de force vocal destiné à transporter le public. On
attendait Jules Simon à tel point de son discours, comme on
attend le ténor en vogue à la note qu'il est seul capable de
donner. Comme, à la ditTérence de la plupart des ténors, Jules
Simon avait de l'esprit jusqu'au bout des ongles, quelques-uns
de ses auditeurs craignaient, en l'applaudissant, de lui paraître,
à lui-même, un peu simples, et ils préféraient s'abstenir. On
cite tel (le ses collègues au Sénat, grand critique, grand écri-
vain, qui quittait régulièrement son banc lorsque Jules Simon
apparaissait à la tril)une, et qui allait attendre dans les couloirs
ou à la bibliothèque que le rideau fût baissé sur le spectacle.
Mais ces défiances d'un goût peut-être trop exigeant ne sau-
raient prévaloir contre l'opinion commune, qui saluait en Jules
Simon un véritable orateur.
Ghallemel-Lacour. — Challemel-Lacour* n'a pas abusé de
la parole, mais lorsqu'un grand intérêt privé ou public l'a
déterminé à parler, il en a supérieurement usé. On se rappel-
lera longtemps le plaidoyer qu'il a prononcé à l'Assemblée
nationale, pour se défendre des accusations dirigées contre son
rôle à Lyon, durant la guerre. On se rappellera plus long-
temps encore le discours qu'il prononça au Sénat, le jour où
il y vint faire une sorte de mea culpa général pour le compte
du parti républicain, censurant les fautes commises, cberchant
la raison de ces fautes, indiquant les moyens les plus propres
à en prévenir le retour. Dans l'une et l'autre occasion, Chal-
lemel-Lacour s'est montré grand orateur, vif, nerveux, pres-
sant, pathétique, quand il s'est défendu contre ses ennemis;
d'une clairvoyance hautaine et d'une sincérité courageuse,
quand il a procédé à un examen de conscience public, devant
des adversaires dont [)lusioui's ne demandaient (|u'à tirer parti
de certains aveux; et devant des amis, dont le plus grand
1. Challcmel-Lacoiir (lS:i7-1896), professeur, expulsé de France au coup d'I-Ual,
journaliste, préfet du llliône en 1«71, membre de l'Assemblée nationale, aiiibas-
sadciir, ministre, président du Sénat. Membre de l'Académie française.
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE ;j2o
nombre ne comprenaient guère ou n'approuvaient qu'à demi
cet acte de franchise.
L'éloquence de Challemel-Lacour n'est ni abandonnée, ni
négligée. Il est, de tous les orateurs que j'ai passés en revue
jusqu'à présent, le plus artiste. Sa phrase parlée ofTre la conci-
sion forte de l'article de revue ou du livre. On a imprimé ses
discours. Ils ne perdent pas à être lus. Et l'on se demande s'ils
n'ont pas été faits j)our l'être. Ils donneraient plutôt l'impres-
sion d'œuvres trop travaillées, si l'on ne savait qu'il y a bien
des sortes de naturel. Comme il arrive presque toujours, tout
concordait chez Challemel-Lacour à provoquer une impression
de gravité philosophique, depuis la forme de ses discours jusqu'à
son maintien à la tribune, jusqu'au son de sa voix et à sa mine
altière. Ses discours pourraient prendre place dans le récit d'un
historien tel que Tite Live. On se dirait, en les lisant : ce n'est
pas le vrai discours (jui a été prononcé dans la circonstance
historique relatée à cette page, mais c'est le discours tel qu'il
aurait dû être. Louang-e ou critique? Les deux. Il manque à
Challemel-Lacour orateur quelques défauts, quelques faiblesses.
C'est trop fort, trop beau, trop uniformément beau et fort.
Pourtant, la vie n'est pas absente de ces discours. Elle perce
sous forme de vives attaques contre les hommes qui ne pensent
pas comme lui, ou qu'il n'aime pas. Challemel-Lacour a eu,
quoique philosophe, des ironies, des colères, des mépris qui le
sortaient de la littérature.
Les orateurs de droite. — Les orateurs n'ont pas manqué
non plus à la droite de nos assemblées politi(jues, durant la
période que nous étudions. Sans les mentionner tous, je dirai
ce qu'a été M^' Freppel, ce qu'a été, ce qu'est encore M. le
comte de Mun.
M.^r Freppel. — M^' Freppel ' a, durant plusieurs législa-
tures, beaucoup parlé. Il apportait à la tribune politique une
forte préparation, quelques habitudes qui conviennent plutôt à
la chaire, mais surtout, un tempérament original et vigoureux.
Évêque, M"' Freppel avait l'exorcisme et l'anathème faciles, un
peu plus que la bénédiction. Il rappelait par ses façons déci-
1. Ghaiies-Emile Freppel (1827-lS'JI), évèqiie d'Angers, député.
a2G ÉCIUVAINS ET OliATEUUS POLITIQUES
dées, agressives même, les prélats du moyen ùge, grands pre-
neurs de villes, et pourfendeurs de mécréants. Ancien profes-
seur aux facultés de théologie, M"' Freppel enseignait aussi un
peu trop volontiers ses collègues. Mais quand il avait fini de
faire sa leçon, ou de brandir les foudres de l'Église, quand il
s'abandonnait cà l'émotion du moment, quand il devenait ingé-
nument lui-même, alors l'évèque d'Angers se montrait orateur
dans le meilleur sens du mot. Il avait les dons essentiels : la
vie, la flamme, ce je ne sais quoi de prime-sautier, de spontané
qui parle au cœur. Il aimait la lutte, pour la victoire sans doute,
mais aussi pour la lutte elle-même. Il engageait volontiers un
corps à corps avec l'adversaire. Et il faisait alors le geste de
retrousser les manches de sa soutane. Sa longue silhouette
maigre, quelque peu dégingandée, sa figure aux traits forte-
ment accusés, sa voix haute et nasillarde, avec une pointe
d'accent alsacien, tout cela réuni donnait de la saveur à son
action oratoire.
Il faut noter encore que M^' Freppel, s'il était, comme évèque,
en désaccord avec la majorité républicaine, savait, comme
patriote, rendre justice au gouvernement, là où il lui semblait
être dans la vérité de la tradition nationale, et dans la logique
des circonstances. C'est ainsi que la politique coloniale, qui,
dans le parti républicain lui-même, vit se lever contre elle tant
d'adversaires, trouva toujours en M"' Freppel un partisan intel-
ligent et résolu.
M. de Mun. — Ce n'est pas dans les assemblées politiques
que M. le comte de Mun '■ s'est fait à la parole publique, et ce
n'est même pas dans ces assemblées qu'il a donné le plus exac-
tement la mesure de son grand talent.
M. de Mun était encore officier de cavalerie, quand il fit ses
premiers discours devant les ouvriers des cercles catholiques.
Savait-il alors qu'il était un orateur? A supposer qu'il l'ignorât,
l'action de sa parole sur ses auditeurs eut bientôt fait de le lui
révéler. Sans s'y être préparé, sans l'avoir appris, il trouvait
des mouvements superbes, de nobles envolées, des images
grandioses. Il faisait passer le frisson. De quoi parlait-il alors?
1. Le coinLe Albert de Mun, né en 1841, ancien officier, député. Membre de
l'Académie française.
LA TROISIEME REPUBLIQUE o27
De la condition de l'homme, et plus spécialement de la condi-
tion des humbles, de ceux qui gagnent leur pain à l'atelier; de
la religion, des consolations qu'elle offre, des mystères qu'elle
recèle, des devoirs qu'elle crée. Il parlait aussi des époques
abolies, du moyen âge méconnu, de l'ancien rég-ime calomnié.
Il en oubliait les hontes, les misères, les dilTormités, pour ne
song'er qu'à l'organisation du travail, et aux corporations, vues
par leurs bons côtés, en tant qu'institutions oîi la solidarité
professionnelle, aidée de la charité chrétienne, rapprochait
patrons et ouvriers. Il allait ainsi, de Aille en ville, préconisant
le retour à la foi relig'ieuse, aux Adieux liens entre les classes, à
un régime renouvelé du xui^ siècle. De tout cela, il parlait avec
enthousiasme, non sans de fréquentes et virulentes critiques à
l'adresse de la société contemporaine, de la pensée libre, et
des institutions politiques ou économiques du temps présent.
Le moment vint oi^i M. de Mun, déjà célèbre comme confé-
rencier populaire, vit s'ouvrir deA'^ant lui les portes de la
Chambre. Il y entra, précédé d'une réputation méritée. La
matière des discours de M. de Mun à la Chambre fut à peu
près la même que dans les cercles ouATiers. Non qu'il se soit
interdit de prendre part aux discussions relatives à l'enseigne-
ment, ou aux débats de politi(juo g-énérale. Mais les discours
qu'il a prononcés dans ces occasions ne sont ni les meilleurs
de ses discours, ni des discours sensiblement supérieurs à ceux
qu'auraient pu faire d'autres orateurs de son parti. Au contraire,
lorsqu'il a discuté à la tribune du Parlement les questions éco-
nomiques et sociales, il y a porté, outre ses conceptions per-
sonnelles, dont j'ai marqué le caractère et l'origine, toutes les
séductions d'une parole brillante, servie par un bel organe. Il
est du petit nombre de ceux qui se font applaudir jusque sur
les bancs où siègent les adversaires les plus déterminés de leurs
doctrines.
Il est essentiel de noter que, durant la période dont je viens
de parler, l'éloquence politique a été, en g-énéral, et sauf les
exceptions que l'on a pu relever au passag-e, très simple en son
allure. La plupart des orateurs, et les plus réputés, ont tenu
à parler en hommes pratiques, positifs. Ils n'y ont pas tous
réussi, ni toujours. Mais telle a été, très certainement, leur
•i28 ÉCRIVAINS ET OUATEURS POLITIQUES
intention. C'est seulement vers la fin de cette période que le ton
a une tendance à se relever, tendance très sensible chez Chal-
lemel-Lacour, chez le comte de ]Mun, et qui va s'accentuer dans
la période suivante.
Troisième période (1889-1899). — Les débats relatifs
à la forme des institutions ]>olitiques ont à peu près cessé. Les
grandes lois constitutives de l'ordre républicain sont promul-
guées, et quelquefois obéies. Des trois termes de la devise
républicaine, qui n'est pas une devise de circonstance, mais qui
exprime avec une précision remarquable les traits essentiels
d'un régime démocratique, deux semblent acquis, pour autant
du moins que les lois et les institutions peuvent y contribuer :
la liberté et l'égalité. Jusqu'ici, cependant, il n'a guère été ques-
tion de la troisième des grandes notions qui entrent dans l'idéal
d'une démocratie : la fraternité. Or si je comprends bien le
temps 011 nous vivons, il semble que la démocratie française,
après s'être assuré par des lois — et, je le répète, dans la
mesure où les lois suffisent à les assurer — les bienfaits de la
liberté et de l'égalité, se soucie à présent d'introduire aussi
dans les codes le principe de la fraternité.
Plusieurs d'entre les orateurs déjà étudiés dans les pages
précédentes ont appartenu, ou appartiennent encore à la vie
publique . Si M . Butîet et l'évéque d'Angers sont morts , si
M. le duc de Broglie a été écarté du Sénat par les électeurs,
le comte de Mun reste sur la brèche, à droite. A gauche, M. de
Freycinet, M. Brisson poursuivent leur carrière. Bien qu'elle
ait cessé d'être la dominante, on compte encore, à droite
comme à gauche, des talents distingués, dans la note propre-
ment politique.
M. Ribot. — M. Ribot ' continue, en y mettant sa marque,
cette tradition. Il possède une connaissance approfondie de la
plupart des matières qui concernent la vie publique : droit,
administration, finances, histoire parlementaire ou diplo-
matique. Il est l'un des plus informés, l'un des plus cultivés
parmi les hommes d'Etat contemporains. Il a, en outre, manié
plusieurs fois les affaires, et acquis de la sorte cette expérience
1. Alexandre Ribot, né en IS12, a été d'abord mafristral. i)nis est entré dans
la vie publique, est devenu député, ministre et président du (lonseil.
LA TROISIEME REPLBLIUUE :',29
personnelle indispensable non seulement au politique, mais à
l'orateur lui-même. La parole de M. Ribot ne manque ni de
g-ravité, ni de force, ni même, le cas échéant, de chaleur. Est-il
besoin de dire que ni pour M. Ribot, ni pour aucun des contem-
porains, je ne juge ici l'emploi qu'ils font de leur talent, mais
seulement ce talent lui-même? Comme M. de Freycinet, avec
l'intelligence duquel il semble que l'intelligenee de M. Ribot ait
plus d'un point de contact, celui-ci comprend toutes choses, est
capable d'en traiter beaucoup à fond, mais paraît souvent plus
jaloux d'évoluer avec prestesse autour des sujets scabreux, que
de s'y engager. Comme M, de Freycinet, M. Ribot emprunte
souvent le thème de ses discours, et ses effets oratoires les
plus utiles, aux dispositions momentanées de l'Assemblée devant
laquelle il parle. Il doit à cette aptitude, qui est un peu une
habitude, quelques-uns de ses succès. Mais, comme ceux de
M. de Freycinet, les discours que M. Ribot a prononcés dans
cet esprit ne portent pas la marque des ouvrages faits pour
durer. J'achèverai le parallèle, en rappelant que M. Ribot a
prononcé, lui aussi, d'autres discours qui, n'engageant pas une
question épineuse, n'ayant pas pour but de servir un intérêt
ministériel, offrent un ensemble de qualités à la fois solides et
brillantes, l'abondance, le savoir, la flnesse du trait, la distinc-
tion du langage.
MM. Waldeck-Rousseau et Poincaré. — M. Waldeck-
Rousseau et M. Poincaré appartiennent, par leurs origines et
par leurs antécédents, à cette fraction du parti républicain qui a
toujours été plus préoccupée des questions politiques que des
questions sociales; soit que les résultats politiques lui aient
paru devoir être d'abord poursuivis, soit qu'une certaine timidité,
et l'influence paralysante de certains préjugés bourgeois l'aient
longtemps détournée de ces questions. Mais, tous deux, ils ont
compris qu'il n'était plus possible de négliger désormais les
revendications des partis socialistes, et qu'il convenait de les
examiner avec une attention sincère.
A quelque sujet qu'elle s'applique, la parole de M. Waldeck-
Rousseau * frappe et séduit par la précision, la rigueur et l'élé-
1. Waldeck-Rousseau, né en 1 S iO, avocat, député, ministre, président du Conseil.
Histoire de la langue. VUI. o4
530 ECRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
gance. Ces qualités, que d'autres orateurs font paraître à un
moindre degré, sont portées par lui à leur point d'excellence.
Il semble impossible de déplacer un développement dans ses
discours, de modifier une phrase dans un de ses développe-
ments, de corriger un mot dans une de ses phrases. M. Wal-
deck-Rousseau est naturellement froid, mais il arrive à provo-
quer une émotion toute logique. Quand on écoute M. Waldeck-
Rousseau, et que l'on parvient à rompre le charme, pour
retrouver la liberté de la critique, on lui souhaiterait d'abord
plus d'action, plus de véhémence, plus de rayonnement. Puis,
on s'aperçoit que cela serait inutile, attendu qu'il obtient par
d'autres moyens les mêmes effets. Dans les circonstances où
M. Waldeck-Rousscau a donné toute sa mesure, on peut dire que
sa parole a produit une impression assez voisine de la perfection.
M. Poincaré *, lui aussi, a la fermeté du dessin, la vigueur
de l'ensemble, le fini du détail, avec une nuance plus littéraire
que M. Waldeck-Rousseau, avec plus de variété peut-être dans
l'agencement de la phrase et le choix des mots. Il appartient à
la famille des orateurs qui clarifient tout ce qu'ils touchent,
d'abord parce qu'ils prennent la peine d'étudier les questions,
et ne disent que ce qu'ils savent; puis, parce qu'ils réussissent à
dominer le sujet qu'ils ont étudié, et à choisir entre les faits,
entre les arguments, pour no retenir et n'enchâsser dans leurs
discours que ceux qui sont de nature à frapper. En laissant tom-
ber certains arguments et certains faits, ces orateurs n'allègent
pas seulement la démonstration : ils se conforment à ce prin-
cipe d'un art supérieur, qui met le bien dire au prix d'une cer-
taine sobriété. L'écueil ici est la sécheresse. M. Poincaré n'y
donne pas souvent. Les proportions de son discours laissent,
en général, l'esprit de l'auditeur le plus difficile pleinement
satisfait. Lorsqu'il arrive à M. Poincaré de traiter certains
sujets, où les aptitudes du lettré peuvent se déployer, il ravit
les connaisseurs.
M. Bourgeois. — Plus résolument que M. Waldeck-Rous-
seau ou M. Poincaré, M. Bourgeois ^ s'est porté en avant, dans les
1. Uiiyiiiond Poincaré, né en 1860, avocat, député, ministre.
2. Léon Bourgeois, né en 1854, administrateur, député, ministre, président du
Conseil.
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE îi.'H
questions économiques et sociales. Il a, dirai-je senti ou compris?
([ue le moment est venu de faire du neuf, et sans que les cir-
constances aient permis jusqu'ici à son action de s'exercer avec
suite, il a marqué le but qu'elle s'est assigné.
Orateur, M. Bourgeois possède des dons précieux, la facilité,
l'agrément, l'éclat, et, par-dessus tout, le naturel. Rien, dans sa
parole, habile cependant quand il le faut, et persuasive presque
toujours, ne sent l'étude, encore moins l'artifice. Les idées, les
mots coulent de source. Personne ne donne plus que lui
l'impression de la parole improvisée, lorsqu'il arrive — et cela
ne peut manquer d'arriver, même à un politique — qu'il ait
médité ce qu'il va dire. Le plus souvent, d'ailleurs, il se fie à
cette heureuse particularité de son talent, qui lui permet d'être
éloquent sitôt qu'il ouvre la bouche, et sur n'importe quoi.
Non qu'il ne se mêle quelque écume à ce flot de paroles vives,
piquantes, jolies. Les négligences, les impropriétés ne sont pas
rares. Mais elles passent avec le reste, elles passent enveloppées
de bonne grâce souriante, et l'auditeur n'est sensible qu'à
l'impression d'ensemble, toujours agréable, parfois frappante.
M. Jaurès. — Le parti socialiste a trouvé, dans ces der-
nières années, un orateur de tout premier ordre en M. Jaurès '.
Ce parti compte quelques autres représentants qui tiennent la
tribune avec honneur. Il n'en compte aucun dont les dons soient
comparables à ceux de cet ancien professeur, aussi à l'aise
devant une foule de quelques milliers de jiersonnes, qu'à la
Chambre ou dans un amphithéâtre d'Université.
M. Jaurès n'est pas « devenu » orateur. Il l'a toujours été. Sa
parole revêt naturellement la forme la plus propre à frapper.
Il lui est impossible de causer ou d'écrire sans s'échapper à tout
coup en saillies impétueuses, en images souvent très belles, en
périodes d'une douceur musicale, ou d'une sonorité tonitruante.
Malgré ces dons si rares, M. Jaurès est un laborieux qui scrute
les questions avant de les traiter, et qui est tout aussi capable
d'étonner les spécialistes, par un discours bourré de notions
exactes, que d'enthousiasmer une foule, en lui jetant quelques
phrases enflammées. A la tribune il est dialecticien, et il est
I. Jean Jaurès, né en 1859, professeur, député, journaliste.
532 ECRIVAINS ET (lUATEURS POLITIQUES
poète. J'ai souvent songé, en Técoutant, à Lamartine orateur.
C'est la même parole vibrante, et qui, par moments, a des
ailes. Et ce sont les mêmes tours de force. M. Jaurès, en plus
d'une rencontre, a occupé la tribune pendant deux séances
consécutives. Et cela sans que nulle trace de fatigue, nulle
monotonie apparût dans son éloquence. Elle n'est pas seulement
drue et copieuse, elle est variée autant qu'abondante, fine autant
que puissante. Il y a de grands orateurs qui ont manqué d'esprit.
Tel n'est pas le cas de M. Jaurès. Il sème les traits pénétrants
avec la même prodigalité que les belles phrases. On souhaite-
rait seulement, par endroits, un peu de resserrement. Les cir-
constances qui ont écarté M. Jaurès <le la tribune en ont fait un
polémiste. Ses articles, aussi éloquents que ses discours, ont,
eux, la précision surveillée et la brièveté contenue qui man-
quaient parfois à sa parole.
M. Jaurès est l'exemple le plus fraj)pant de cette manière,
à certains égards nouvelle, qui s'introduit, en ce moment
même, dans l'éloquence politique. Il ne se croit plus obligé à
proscrire les grands effets, les grands mots. Le moyen de s'en
abstenir, quand c'est la société tout entière que l'on discute,
dans ses institutions fondamentales, dans ses croyances sécu-
laires, quand on remet tout en question, la morale aussi bien
que les conditions du crédit, ou celles du travail? Il faut bien
qu'à la solennité des choses réponde celle des paroles et de
l'accent. Ce qui prouve, d'ailleurs, que cette évolution n'est })as
illégitime, c'est que notre goût la ratifie. On aurait pu croire, à
en juger par les habitudes qu'il avait prises depuis le rétablisse-
ment des institutions libres, notre goût désormais irrévocable-
ment réfractaire à tout ce qui ne serait pas l'absolue simpli-
cité, la langue d'un rapport, celle des affaires. Pas le moins
du monde : nous avons apprécié, en leur temps, les Thiers, les
Léon Say; et nous éprouvons tout de même une grande satis-
faction à écouter M. Jaurès, qui leur resseml)le si peu. Chaque
époque croit volontiers que ce qui lui a plu d'abord lui plaira
toujours, et que rien d'autre ne lui jdaira. Mais tandis (pi'elle
érige en maximes ses préférences d'un instant, la nature et la
vie suscitent ou ressuscitent des formes d'art qu'elle acceptera
tout de même, et où elle trouvera des jouissances.
LA TROISIKMK liÉPUHLIOUE ';33
LES ECRIVAINS POLITIQUES
Les livres de philosophie politique ou de politique pure sont
plus rares depuis une trentaine d'années, mais ils ne font pas
totalement défaut.
Il y a, d'abord — sans parler ici des publicistes qui, ayant
commencé d'écrire sous l'Empire, ont plus ou moins longtemps
continué à le faire sous la République, mais dont j'ai rappelé
les noms plus haut, les Vacherot, les Laboulaye, — il y a
d'abord les moralistes, qui, préoccupés de la chose publique,
ont voulu donner à leur pays des conseils d'autant plus utiles
qu'en démocratie, ])olitique et morale sont inséparables.
Ernest Bersot. — Je parlerais ici plus long-uement d'Ernest
Bersot', si l'on n'avait trouvé, dans le chapitre précédent, des
pages qui lui sont consacrées. Il me sufOra de rappeler que les
derniers écrits sortis de cette plume si Une et si forte à la fois,
de cette âme de citoyen sans illusions, mais sans pusillanimité,
sont des pages oii il est fait un viril appel à la conscience de la
démocratie, liersot la met en garde contre les périls qui la
menacent au dedans d'elle-même, contre les ridicules, qui, si
elle y donne, diminueront son prestige. Il lui propose un idéal,
un peu limité du côté des questions sociales (c'est la commune
faiblesse de l'école libérale, à la date où Bersot en a épousé les
doctrines), mais, à tous autres égards, singulièrement noble
et fier.
Ed. Schérer. — Comme Bersot, Schérer - s'est préoccupe
de l'avenir de la démocratie. Et il écrit, à ce sujet, des pages
qui veulent être méditées. On sait quelle intrépidité de pensée
Schérer a portée dans tous les domaines où sa critique, si péné-
trante et si exigeante, s'est exercée. Les faits politiques et
sociaux ne pouvaient pas l'effrayer plus que les autres faits. Il
acceptait tous les faits, quitte à les expliquer. Il accepte donc la
démocratie. Mais chose qui, au premier abord, peut surprendre,
il l'accepte sans allégresse. C'est que, jaloux avant tout, et
selon son habitude, de comprendre, il a compris que la démo-
1. Voir ci-dessus, p. 4"6.
2. Voir ci-dessus, p. 374 et p. 474.
534 ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
cratie allait amener de grands changements, dont plusieurs
n'étaient pas pour lui plaire. L'un surtout de ces changements à
prévoir chagrinait Schérer. Il croyait que la démocratie, en pas-
sant le niveau sur les caractères, les volontés, les intelligences,
et en élargissant les fonctions de l'Etat, diminuerait l'individu.
Et l'on conçoit sans peine que ce penseur d'une individualité
si caractérisée ait éprouvé quelque amertume à faire pareille
découverte. Ainsi s'explique la mélancolie de ces pages, mélan-
colie sereine, au surplus, car Schérer n'est pas de ceux qui se
fâchent contre l'inévitahle. Il constate, regrette, et passe.
Littré. — Littré ', qui avait collahoré au National, près
d'Armand Carrel, et ({ui y avait donné des pages importantes,
s'est souvenu, au lendemain de la guerre de 1870, qu'il avait
tenu la plume du puhliciste, et il a composé un certain nomhre
d'articles dont la collection forme le volume intitulé VEtahlisse-
ment de la troisième République.
Ces articles, d'une haute importance pour l'histoire du mou-
vement des idées de notre temps, indispensahles à consulter si
l'on cherche à déterminer la nature exacte des rapports que le
parti républicain a noués avec l'école positiviste, ont en outre
une valeur littéraire qui n'a pas été assez remarquée. D'une
manière générale, on ne rend pas à Littré écrivain la justice
qu'il mérite. On le juge terne, ennuyeux. 11 n'est ni l'un ni
l'autre. Il possède, outre la précision nerveuse de la langue, et
un heureux choix de tours, devenus rares, mais qu'il relève,
en historiographe curieux de l'idiome national, des qualités de
mesure et de délicatesse dans l'abstrait. Ces qualités, sans frapper
le lecteur pressé, se révèlent à celui qui prend le temps de goûter
ce qu'il lit. Littré écrivain rappelle, parfois, malgré la moder-
nité de son vocabulaire scientifique, les maîtres de Port-Royal.
Il y a du Nicole dans la modestie voulue de son style, comme
il y a du Le Nain de Tillemont dans sa patience aux investiga-
tions minutieuses, et dans la probité de son savoir. La simplicité
discrète de l'expression s'allie, chez Littré, à la netteté hardie
de l'affirmation. Tout son caractère est dans ce contraste, toute
son âme, à la fois courageuse et débonnaire.
1. Voir ci-dessus, p. ti'J.
LA. TROISIÈME REPUBLIQUE 535
Dupont-"White. — Bersot et Schérer ont parlé des choses
de la politique en moralistes; Littré, en philosophe. L'écrivain
qui les a traitées vraiment dans l'esprit traditionnel du publiciste,
c'est Dupont- White '.
Quelques-uns de ses ouvrages sont antérieurs à 1870, et non
les moins intéressants. Mais il en a publié d'autres, après la
guerre, qui comptent parmi ses titres à l'attention et à l'estime.
Dupont-White est un esprit original, inventif, et fécond. Il a eu
beaucoup d'idées, et quelques-unes de ses idées ont fait fortune,
sans qu'on lui attribue, à l'ordinaire, le mérite de les avoir
énoncées le premier. Il est évident, par exemple, bien que cela
n'ait pas été assez dit, que le socialisme d'Etat, de forme fran-
çaise, a trouvé en Dupont-White un précurseur. Mais je consi-
dère exclusivement ici l'écrivain politique, celui qui nous a
donné Vhidividu et VElat, la Politique actuelle. Il fait preuve,
dans tous ces écrits, d'une culture étendue. Il a lu les auteurs
étrangers, et, ce qui n'arrive })as toujours, les a compris. Il se
sert de ces écrivains, non pour chercher dans leurs ouvrages
des arguments en faveur de ses opinions, ce qui est la manière
dont on en use habituellement, mais pour y puiser les éléments
dont il formera ensuite ses propres convictions. Il emprunte,
mais de la bonne manière, il emprunte en transformant. Trop
personnel pour posséder les qualités didactiques, Dupont-White
n'a pas exercé sur les esprits l'intluence dont il était digne.
Peut-être aussi la ligne très particulière de ses pensées, son
indépendance, son éloignement des écoles et des coteries
doivent-ils entrer en compte, lorsqu'il s'agit d'expliquer pounjuoi
ses ouvrages ne jouissent pas d'une renommée plus étendue.
M. Boutmy. — Les livres que M. Boutmy ^ a consacrés à la
politique comptent parmi les plus distingués qui aient paru dans
ces dernières années. Il a étudié l'esprit de la constitution
anglaise, l'esprit des constitutions américaines, et certains points
spéciaux de droit constitutionnel. Dans les questions auxquelles
il a touché — elles sont tro[) peu nombreuses — il a pénétré plus
avant qu'on n'avait fait jusqu'à lui, et assez avant pour décou-
1. Charles Dupont-While (1807-1878), publiciste.
i. Emile Boutmy, né en 1835, fondateur et directeur de l'École libre des
sciences politiques.
536 ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
rager quiconque serait tenté de marcher sur ses traces. Épris
de synthèse, il enferme en de courts travaux les vues les plus
sugg'estives. Il écrit avec un sentiment des difficultés du style
qui plaît aux délicats.
On chercherait vainement, je crois, parmi les écrivains pro-
prement politiques, et en dehors de la presse quotidienne —
dont je n'avais pas à parler, — d'autres noms à relever, dans
une histoire de la littérature. Non qu'il n'en ait déjà percé
quelques-uns, chez les jeunes; mais entre ces nouveaux venus,
il serait téméraire de faire dès à présent des choix, soit pour
offrir, soit pour refuser le hrevet d'écrivain.
BIBLIOGRAPHIE
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1839; la Politique radicale, 1867. — Lanfrey, VÈgUse et les philosophes
au XVIIl° siècle, 1857 ; Essai sur la Bcvolulion française, 18o8 : Éturhs et por-
traits politiques, 1863; Chroniques politiques, 1883. — Duc V. de Brog-lie,
Vues sur le gouvernement de la France, 1861. — Prévost-Paradol. Du
gouvernement parlementaire, 1860; la France nouvelle, 1868. — Laboulaye,
la Liberté religieuse, 1858; VÈtat et ses limites, 1860; le Parti libéral, son
lirogramme, son avenir, 1863; Lettres politiques, 1872; Questions constitu-
tionnelles, 1872. — Vacherot, la Démocratie, 1860.
Jules YsiVTe, Discours parlementaires. 1881. — Ernest Picard, Discours
parlementaires, 1882-86. — Emile Ollivier, Démocrniic et liberté, 1867;
Le 19 janvier, 1869; Principes et conduite, 1875. — Billault, OEurrcs, 1865.
Criti(|uc : Notice sur la vie et les œuvres de Jules Simon, par Liard,
1898; Notice sur la vie et les travaux de Labouluije, par H. Wallon, 1889,
suivie d'une bibliographie, par E. de Rozière. — Prévost-Paradol, par
O Gréard. 189î. — Etienne Vacherot, par Ollé-Laprune, 1898.
La TU()isii:.\iE Républioue. — Textes : le Journal of/icirl de la République
française. — Gambetta, Discours et jjlaidoijers politiques, 1881-1885. —
Jules Ferry, Discours et opinions, \. Vil, 1898. — Challemel-Lacour,
Œuvres oratoires, 1897. — Le comte de Mun, Écrits et discours, 1888-
1895. — Mt-"' Freppel, Œuvres polémiques et discours politiques, 1874-1888.
Bersot, Morale et politique, 1808; Conseils d'enseignements de philosophie
et de politique, 1879. — Schérer, la Démocratie en France, 188i-. — Littré,
l'Établissement de la troisième République, 1880. — Dupont-White, r In-
dividu et rÉtat,iSï)l: la Centralisation, 1860;/'' Progrès politique en France,
1868; la Politique actuelle, 1875. — Boutmy, Études de droit constitu-
tionnel, 1885; le Développement de la constitution et de la société en Angle-
terre, 1887.
Consultor Joseph Reinach, le Conciones français, 1894. — M. Pel-
lisson, les Orateurs pulitigues de la France de 1830 à nos jours, 1898.
CHAPITRE X
LA PRESSE AU XIX^ SIECLE
Autrefois et aujourd'hui. — Sur la route qui vient de
Hollaïule, un reître aux bottes évasées se dirige vers Paris au
galop de sa bête. Toute l'attention du cavalier est pour le paquet
ficelé qu'il cache dans les fontes de sa selle. Au milieu de la
forêt prochaine, il les confie à un courrier venu à sa rencontre,
et celui-ci rentre de nuit, prudemment, par une porte dérobée,
dans l'hôtel armorié de son maître. Le lendemain, il n'est bruit
que du dernier numéro de la Gazette de Hollande, oii Dubourg
bafoue impitoyablement le Roi. Personne n'a vu celte brochure,
et tout le monde la connaît, en })arle; elle file sous les man-
teaux avec une discrète habileté, elle se répand clandestine-
ment : le roi même finit }>ar en avoir vent, et Dubourg attiré
dans un guet-apens va finir ses jours au fond d'un cachot noir
du mont Saint-Michel, où les rats le dévorent vif.
Yoilà le journalisme d'autrefois. Comparez à celui d'aujour-
d'hui.
Chaque matin des centaines de mille exemplaires s'envolent
des presses comme une nuée papillotante.
Les vendeurs se répandent par les carrefours, les porteurs
déposent les numéros sous bandes chez les concierges; petits
1. Par M. Léo Clarelie, docteur es lettres.
538 LA PRESSE AU XIX'^ SIECLE
employés et ouvrières lisent, tout le long du chemin de Tatelier,
les dernières nouvelles ou le feuilleton, en grignotant un petit
pain. Chez lui, le hon bourgeois en roltc de chambre déplie ses
feuilles, et chacun savoure paisiblement, s'il en a le loisir, le
contenu de nos innombrables « quotidiens ».
Les temps ont bien changé depuis Louis XIV. Ils change-
ront encore.
Quelque peu littéraire que soit hi |»resse en général, elle l'a
été davantage autrefois, et il vaut la peine que quelques-uns de
ses représentants les plus autorisés prennent une place modeste
dans notre histoire nationale des lettres. Nous allons en suivre
à grands traits le développement sous sa double manifestation
politique et littéraire, en nous attachant à l'ordre des temps,
pour terminer par un état de la presse en ce qu'elle présente
de plus caractéristique aujourd'hui.
/. — La Presse sous V Empire
et la Restauration.
Historique. — Le 27 nivôse an VIII, les Consuls suppri-
ment GO journaux sur 73. Trois mois après, le premier Consul
invita Fouché à s'assurer que les 13 journaux survivants étaient
en conformité avec ses désirs, et ne choquaient ni le pacte social,
ni le principe de la souveraineté du peuple, ni la gloire de
l'armée. Il institua d'ailleurs un bureau de la Presse pour main-
tenir celle-ci dans les bons principes, et supprimer les journaux
entachés d'indépendance, ayant déclaré : « Si je lâche la bride à
la presse, je ne resterai pas trois mois au pouvoir ».
En 1805, Napoléon écrit au ministre de la justice : « Réprimez
im peu plus les journaux, faites-y mettre de bons articles. Faites
com[)rendre aux rédacteurs du Journal des Débats et du Publicisic
que le temps n'est pas éloigné oii, m'apercevant qu'ils ne sont
pas utiles, je les supprimerai avec tous les autres, et nvn conser-
verai qu'un seul. »
Peu après, le Journal des Débats fut flanqué d'un censeur, et
se vit imposer une rédaction ofticielle avec le nom nouveau de
Le journal de Nùnpire. L'Empereur interdit aux journaux de
LA PRESSE SOUS L EMPIRE ET LA RESTAURATION :')39
parler de la politique autrement qu'en copiant les articles du
Moniteiw, et il inspirait ceux-ci.
Napoléon était tranquille de ce côté; la presse était bridée, et
il s'amusait même du zèle de ses censeurs, qui lui faisait dire :
« Les imbéciles ! »
Les journaux disparaissaient les uns après les autres. En 1810,
ils ne sont plus que six. Ils sont quatre en 1811. L'année sui-
vante, la Presse devient propriété d'Etat. Sous un pareil régime
on conçoit aisément que son action fut nulle; elle était le porte-
parole officiel du pouvoir, et non l'expression de l'opinion
publique, à moins qu'on bornât celle-ci à l'engouement perpé-
tuel et sans mélange pour les actes de l'Empereui'.
La Restauration. — • Si la Charte de 1814 parut restaurer
la liberté de la Presse, au milieu d'autres libertés, ces principes
libéraux furent accommodés aux exigences des émigrés de façon
telle que les royalistes justifiaient ce que disaient d'eux les
bommes de la France nouvelle : ils n'avaient rien appris, ni
rien oublié. Ceux qui remplaçaient sur la croix d'honneur l'ef-
figie de Napoléon par celle de Henri IV, effaçaient un quart de
siècle de notre histoire. La censure préventive fut rétablie.
Après les Cent-Jours, Fouché reprit son œuvre de compression,
et reconstitua les tribunaux d'exception dits « cours prévo-
tales », pour connaître des délits de presse et tenir les journa-
listes en bride. Ils furent soumis à l'autorisation du roi, qui se
réservait le droit de suspension ou de sui)pression.
Des luttes brillantes à la Chambre constatèrent la solidarité
de la tribune et de la presse. Celle-ci n'eut jamais de si rares
défenseurs : Chateaubriand, Benjamin Constant, de Donald,
Camille Jordan, Royer-Collard parlaient pour elle, tandis qu'elle
se distinguait elle-même par l'organe de publicistes tels que
Fiévée, Etienne, Lamennais, de Barante, Cousin, Guizot, Ville-
main, Mignet, Thiers, Sacy, Saint-Marc Girardin. Quelle admi-
rable légion! La Presse eut à peu près gain de cause.
L'assassinat du duc de Berry (43 février 1820), tué « i)ar une
idée libérale », rendit les royalistes plus âpres à la réaction. Le
ministère Decaze emporta en tombant les espérances des publi-
cistes. Les lois d'exception et la censure reparurent sous le
ministère Richelieu, et Villèle les aggrava. Il y eut un bureau
540 LA PllESSE AU XIX" SIÈCLE
de l'esprit public, qui coûtait cher, à 24 000 francs d'appointe-
ments par membre, et qui fonctionna pour le prix. Les procès
se multipliaient, le ministère achetait les journaux pour les faire
taire. Quelques-uns firent le marché, la Quotidienne refusa, et
dénonça ce scandale. Acheter un journal, cela s'appelait amortir
ropposition.
La Presse sous Charles X. — La mort de Louis XVJII
parut apporter quelque répit. Charles X retira l'ordonnance du
lî) août 1824, qui avait remis en vigueur les lois de 1820 et de
1821 sur la censure. Mais ce n'était qu'apparence. La Presse
accroissait ses audaces à proportion qu'on la persécutait, et
Montlosier ]>uldia son fameux Mémoire à consulter, puis sa
bruyante Dénoncialion aux Cours Royales. En décembre 1826,
le ministère Villèle tenta de museler l'impudente par un projet
de répression si violent qu'on l'appela ironiquement « la loi de
justice et d'amour! » Loi vandale! s'écria Chateaubriand. La
Chambre des pairs ne la ratifia pas. Paris illumina.
L'ère des répressions n'était pas close. Elle se continua par la
condamnation de Cauchois-Lemaire, publiciste, auteur d'une bro-
chure. Lettre à S. A. R. le duc d'Orléans, tendant à substituer la
branche cadette des Bourbons à la branche aînée. Les promesses
du pouvoir étaient illusoires. Une loi du 18 juillet promettait la
tolérance, et le 10 décembre Déranger était condamné pour chan-
sons séditieuses. Polignac essaya d'intimider la presse politique;
plusieurs journaux furent condamnés; certains dont la |ioursuite
était trop inique, furent acquittés devant les cours royales, au
g-rand dépit du roi. C'était le commencement delà fin! he Journal
des Débals fait feu contre le « parti prêtre » et ose écrire :
« Coblentz, Waterloo, 1815, voilà les trois principes, voilà
les trois personnes du ministère. Pressez-le, tordez-le, il ne
dégoutte qu'humiliation, malheurs et dangrers. »
Thiers, Mignet, Armand Carrel fulminèrent dans le National
(3 janvier 1830).
La prise d'x^lger (5 juillet) remlit au roi espoir et confiance;
il brava roj)position, sûr de lui, signa le décret de dissolution des
chambres où les 221 avaient affirmé leur existence et leur oppo-
sition, et le 26 juillet (juatre ordonnances sont publiées par le
Moniteur universel. Elles suppriment la liberté de la presse et
LA PRESSE SOUS L'EMPIRE ET LA RESTAURATION 541
changent le mode électoral. Les journaux s'insurgent tout de
lion. Le National et le Temps tirent un feu nourri. Le pouvoir
fait briser les presses des journaux libéraux : la foule brise celles
des feuilles royalistes. Les journées de juillet mirent Charles X
à bas, et amenèrent sur le trône Louis-Philippe P'", parce qu'il
était un « deux cent vingt et un » et de branche cadette, désigné
pour fonder une monarchie ciloijenne.
Ce rapide aperçu historique nous amène à notre première
étape. Retournons-nous pour parcourir un peu plus à loisir et
un peu plus spécialement la province du journalisme pendant
ce laps de temps.
La Presse politique. — Ce n'est jamais qu'au prix de la
violence qu'il a été possible de bâillonner l'opinion en France.
Même avant la Révolution, bien que La Bruyère ait dit : « Un
homme né chrétien et français se trouve contraint dans la satire,
les grands sujets lui sont interdits », la liberté de pensée n'a
jamais été entièrement étouffée; elle se faisait jour même sous
le despotisme, dans les chansons narquoises du moyen âge, dans
les satires, ballades, pamphlets de tous le temps. Elle brava les
parlements et eut Voltaire pour invincible organe, et quelque-
fois Malesherbcs pour complice.
La Restauration fut une époque rare oii un article de journal
était un événement. Elle nous a conservé des noms qui méri-
tent une mention plus ample, à commencer par Chateaubriand,
et à suivre par quelques autres que nous allons voir.
Chateaubriand. — Chateaubriand honore le journalisme
par la beauté de son style, qui répudie la forme voltairienne
pour reprendre la grande allure et le déroulement majestueux
que la langue française avait perdus depuis Bossuet; il y apj)orte
l'eurythmie de sa sensibilité gémissante, qui apitoyait la belle
Irlandaise Mary Neal ; aussi lui disait-elle : — « You carry your
hcart in a sling. » (Vous portez votre cœur en écharpe!)
Ce blessé frappait dur. Sa campagne au Conservateur l'avait
amené au congres de Vérone, puis au ministère, mais l'entente
avec M. de Villèle lui était impossible. Le 6 juin 1824, il fut
destitué, « congédié comme un domestique ». Il rentra dans le
journalisme, chez son ami Berlin, au Journal des Débats, dans
l'opposition; il y fut terrible. Il disait :
:i42 L.V PRESSE AU XIX' SIECLE
« J'étais arrivé à l'âge où les hommes ont besoin de repos;
mais si j'avais jugé de mes années par la haine toujours crois-
sante que m'inspiraient l'oppression et la bassesse, j'aurais pu
me croire rajeuni. »
Il s'acharna contre Villèle, et Villèle finit par tomber. Ce fut
l'heure la plus ])opulaire de Chateaubriand combattant à la tête
du parti libéral.
La révolution de juillet l'acclama. Mais il restait fidèle à la
légitimité, et mettait une sorte de coquetterie de gentilhomme à
à lui être plus dévoué dans le malheur. Celui que la jeunesse
des écoles avait porté en triomphe dans la cour d'honneur du
Luxembourg se faisait traduire en police correctionnelle pour
sa fameuse phrase : « Madame, votre fils est mon roi! »
Il ne fut ni journaliste ni chef de parti. Il fut le dilettante des
monarchies en ruine.
Bonald. — Lamennais. — P.-L. Courier. — Ben-
jamin Constant. — Bonald, son compagnon au Conser-
vateur, optimiste et dogmatique, fougueux et intransigeant,
d'une scolastique attardée, fut le champion éloquent du trône.
Joseph de Maistre, le théoricien de la théocratie et l'âpre ven-
geur des rois, pouvait dire de lui : « Je n'ai rien pensé que vous
ne l'ayez écrit, je n'ai rien écrit, que vous ne l'ayez pensé. »
Lamennais, le libéral ardent, le prêtre tribun, le romantique de
la soutane, « l'enfant de la tempête », comme on l'appela, chercha
avec Montalembei't et Lacordairo, dans leur journal V Avenir,
des garanties tant contre le despotisme que contre l'anarchie,
et crut les trouver dans le développement complet de la liberté
selon l'Evangile ; écrivain pathétique, fantastique, apocalyptique,
visionnaire, troublant, grandiose et vigoureux créateur de sym-
lioles, il fut l'apôlre des tendances démocratiques et socialistes
dilTuses dans les Ecritures et ne fut surpassé dans ce genre que
j)ar son disciple dissident, l'énergique Lacordairo.
Paul-Louis Courier, officier amateur, qui s'absentait selon
le besoin, paysan têtu, propriétaire bourgeois, érudit atrabi-
laire qui tomba sous la balle d'un garde-chasse, confia au Cen-
seur sa pensée politique, c'est-à-dire : un gouvernement qui soit
« une sorte de cocher à qui la nation puisse dire : Mène-moi
là! » II se montra ennemi déclaré du trône et de l'autel, des
LA PRESSE SOUS L EMPIRE ET LA RESTAURATI(3N :i43
émigrés, îles carcs, des magistrats, des gendarmes, avocat des
mesquines tracasseries du village, qu'il rehausse par la fineses
d'un La Bruyère et l'ironie d'un Pascal.
Benjamin Constant, théoricien d'un libéralisme distingué,
moins brillant journaliste qu'agréable romancier, flotta dans
ses contradictions, qu'il reconnaissait, qu'il admirait et qui lais-
saient le public chaleureux mais méfiant; égoïste, joueur, poli-
tique inconsistant, qui mit l'unité de ses principes dans la
défense absolue de l'individu et de ses aises contre l'Etat et contre
toute entrave, prônant un gouvernement assez fort pour ])ro-
téger l'individu, assez limité pour ne le gêner point.
Fiévée, le petit typographe, chanta la Révolution dans la
Chronique de Paris et dans ses opéras comiques, regretta en
prison la royauté, loua Napoléon en Angleterre, le blâma quand
il s'aperçut que l'empereur l'embrigadait dans sa police, et alla
louer l'ancien régime dans son exil de Nevers, assuré qu'il faut
souvent changer d'opinion pour rester de son parti.
La Presse littéraire. — Le journal littéraire fut plus
brillant encore. Il était moins gêné, étant plus inofïénsif, bien
que la criti(|ue ait souvent déguisé ses blâmes politiques sous
le couvert des lettj'es. Ce fut le temps des grandes et belles
études qui parurent dans les feuilles publiques, et que nous
relisons encore. A cette époque-là le journal coûtait cher et
n'allait pas aux foules. On écrivait pour une élite et le journa-
lisme honorait son homme; ces jours-là sont passés. Il fallait
avant l'article une sérieuse préparation générale, complétée, à
l'heure même, par une préparation spéciale et une adaptation
immédiate au sujet. L'écrivain rattachait ses développements à
une doctrine, à sa doctrine, à des idées générales, sans perdre
de vue le regard de l'absolu. L'information fiévreuse, la rédac-
tion hâtive, le fait contingent et relatif, la facilité déplorable à
jaser de tout, n'avait pas encore gâté le métier et l'on avait le
s])ectacle de journalistes de très grande valeur comme les
quatre critiques classiques du Journal des Débats.
Le ft Journal des Débats >. — Geoffroy. — Geoffroy est
l'une des premières et des grandes figures dans l'histoire de la
critique littéraire périodique.
Avant la Révolution, la politique était absolument bannie
o44 LA PRESSE AU XIX" SIÈCLE
des feuilles publiques ; les gazetiers ne pouvaient s'en préoc-
cuper qu'en tapinois et en fraude. Les journaux avoués et
reconnus se contentaient d'ajouter à la fin du iFascicule en petits
caractères, comme parmi les annonces, les dépêches relatives à
l'état do l'Europe. Les publicistes et folliculaires étaient réduits
à la portion congrue, aux ])alivernes et aux lettres pures, aux
études littéraires, petits vers à Ghloris, ou charades et chansons.
Voltaire avait raison en disant : « Les journaux sont les
archives des bagatelles. »
L'avènement du peuple eut entre autres effets de mettre la
politique au niveau de tout le monde et de mettre tout le
monde au fait de la politique. x\vec des alternatives de liberté
ou de répression, le public a conquis et gardé le droit de s'in-
téresser à la marche du pays et à sa fortune, et cette nouveauté
fut si séduisante que la politique prima le reste et étoulTa la
voix des Muses clans le joui-nal.
Peut-être reverrons-nous des feuilles littéraires, comme les
Me?'cure et\es Annales d'antan : ce serait pour le journalisme
une façon honorable de se réconcilier avec la littérature.
Quand Geoffroy, abbé à petit collet et précepteur des fils du
financier Boutin, entra dans la presse, c'était encore au temps
où celle-ci était purement littéraire. Il dirigea Y Année littéraire,
où il sut continuer les traditions de causticité qu'y avait établies
Fréron. Lorsqu'il entra au Journal des Débats pour y représenter
les droits des lettres, il s'aperçut que celles-ci avaient une rivale
puissante et heureuse, et qu'il fallait déloger de la première
place; le feuilleton, principal locataire de l'ancienne gazette,
descendait au rez-de-chaussée.
C'est Geoffroy qui a créé le feuilleton dramatique, dont on
n'avait encore j)ris qu'une idée par les Examens de Corneille,
la Critique de V Ecole des femmes ou les Commentaires de Vol-
taire. Le nouveau venu occupa aussitôt le premier rang, créa et
releva ce genre varié qui lui fournit l'occasion de se mêler
brillamment à toutes les polémiques et de dire leur fait aux
philosophes du siècle passé. Il (Uit un ascendant considérable,
une intluence redoutable, faisant et défaisant les réputations,
frajqiant de sa main trop lourde sur ceux qui lui déplaisaient,
favorisant les intrigues de coulisses, allumant la guerre entre
LA PRESSE SOLS L EMl'IRE ET LA RESTAURATION :,i:\
les partisans de M"" Georges et ceux de M"" Duchesnois, oppo-
sant Lafon à Talma, qui vint le souffleter, et accordant un peu
trop à la vénalité, à la partialité, à la rudesse, à la courtisanerie.
On le chansonnait à ce propos. Il fut détesté et redouté ; on le
lui fit bien voir à sa mort, quand courut cette épigramme :
Nous venons de perdre Geoffroy,
— Il est mort? — Ce soir on l'inhume.
— De quel mal? — Je ne sais. — Je le devine, moi :
L'imprudent, par mégarde, aura sucé sa plume.
Duviquet. Feletz. — Duviquet eut la témérité justifiée
de succéder à GeolTroy, et cet inconnu se fit connaître ; il lutta
contre les barbares ou romantiques avec science et conscience,
dans des articles substantiels qu'il ne prit pas la peine de réunir
en volumes, et qu'il devient malaisé de retrouver aujourd'hui.
Dorimon de Feletz, rédacteur chez les Berlin, ses anciens
condisciples, fut un adversaire habile des philosophes du siècle
précédent; nourri de la tradition classique, inféodé au service
de Louis XVIII, qui en fit un inspecteur d'Académie, il joig'nit
à une grande solidité de principes, un g-oùt classique et sévère,
servi par un bon style ; il travaillait à la restauration du sens
moral, dont il n'était peut-être pas l'apôtre le plus éloquent,
mais dont il fut le propagateur le plus efficace par sa fréquen-
tation assidue du monde et des salons. Il savait mieux que per-
sonne ce que voulait la société parce qu'il l'entendait de sa
bouche ; son ami Yillemain a pu le prendre pour centre d'une
belle et vaste étude sur les cercles d'alors, où il fréquentait, le
salon diplomatique de M""" de Montcalm, celui de M""" de Duras
ou de Saint-Surin; il était fort répandu, et exerça durant trente
années, tant aux Débats (\\i-ax\ Mercure, une véritable magistra-
ture littéraire.
Ce sont là les figures principales qui illustrent le journalisme
jusqu'à l'avènement de Louis-Philippe, dans le règne duquel
jious entrons à présent pour assister à l'une des plus belles
époques de la presse.
Histoire de la langue. VIII.
35
540 LA PUISSE AL' XLV SIECLE
//. — La presse sous Louis-Philippe.
Historique. — Comme don de joyeux avènement, Louis-
Philippe remercia la Presse, à qui il devait son trône, en abro-
geant la loi de 1825; la presse fut libre. A la période agitée, vio-
lente, combative du règne de Charles X succéda l'accalmie.
Le journal vécut de cette vie paisible, sans agression contre le
pouvoir, laissant à la petite presse illustrée le soin de manquer
de respect à la personne royale. La Caricature ligura Louis-Phi-
lippe en maçon occupé à effacer les inscriptions de juillet.
Charles l^hilippon essaya d'établir que ce maçon ne ressemblait
pas au roi; il le prouva en montrant par (|uatre cro({uis que la
tète du roi ressemblait à une poire. Il fut condamné à six mois
de prison et à 2 DUO francs d'amende. Bientôt le mouvement
rétrograde s'accusa. Le ministère du 13 mars (183i)avec Casimir
Perier, par réaction contre les émeutes qui mirent à sac l'ar-
chevèché et l'église Saint-Germain l'Auxerrois, multi|dia les
rigueurs contre la presse libérale, que ne contentaient ni la sub-
stitution de la branche cadette ni les tendances arriérées du
pouvoir. Le socialisme et les idées communistes se faisaient
jour. Le parti républicain s'affirmait et cria : Yive la Répu-
blique ! aux obsèques du général Lamarque, devant 7.") 000 fusils.
Les intentions libérales du pouvoir s'évanouirent tout à fait.
Un citoyen tira en revanche un coup de pistolet sur le roi à
l'ouverture des chambres (19 novembre 1832).
La Presse ne désarmait pas et combattait à présent dans les
rangs des deux partis de résistance, qui saflîrmaient l'un près
(h' lautre en face du pouvoir; rcîpublicains et bonapartistes
autrefois unis. Après l'émeute de IJarbès et Blanqui d'une part,
après le débarquement de Louis-Napoléon à AVimereux, les
procès de presse foisonnèrent. La résistance se faisait de plus
en plus sentir; aux banquets réformistes les citoyens allumés
commentaient les articles des journaux sous la lueur des lampes
éclairant les nappes rougies de vin. Les journées de février 1848
renversèrent })ai- des barricades le monarque intronisé sur des
barricades.
LA PRESSE SOUS LOUIS-PHILIPPE 547
La république de Février laissa la Presse livrée à sa fantaisie.
C'est alors le hourvari d'une licence pour la première fois con-
quise; les journaux naissent innombrables, et font un bruit de
canards en troupes. Il n'y a plus d'ontraveis : timbre, caution-
nement, déclaration, autorisation, condition de nationalité,
d'âge, de moralité, on n'exig-e plus rien. Il n'en coûte que le
prix du papier pour un journal. Les femmes elles-mêmes s'en
mêlent et profitent de la liberté grande.
La liberté est voisine de la licence et l'on glisse vite de l'une
à l'autre; la répression s'imposa bientôt. Barbes avait ajouté au
mot République : démocratique et sociale. Le parti républicain
se scindait. Les socialistes dirigèrent, le 15 mai, une manifesta-
tion contre l'Assemblée constituante, tandis qu'on apprenait les
massacres de Rouen et de Limoges. Les clubs de Barbes et de
Blanqui furent fermés. Le général Eugène Cavaignac fut
nommé ministre de la guerre. Il réprima manu militari les
effervescences populaires des journées de Juin. Le cautionne-
ment des journaux et le timbre furent rétablis. Douze feuilles
furent supprimées, parmi lesquelbvs la Presse, dont le directeur
Emile de Girardin fut jeté en prison. Celui-ci devait s'en sou-
venir plus tard, lors des élections à la présidence, et Louis-
Napoléon trouva en lui un cliaud partisan.
Une des mesures prises contre la presse trop libre fut d'exiger
la signature des articles. Le journal cessa d'être un bloc uni et
fort; il se désagrégea en individualités distinctes, et celles-ci
seules y gag-nèrent. C'était servir les intérêts de l'ascendant
personnel de l'écrivain sur les masses. Ainsi se formèrent Louis
Veuillot, Henri Rochefort, Paul de Cassagnac. Après le vote de
la Chambre qui donna raison à Louis-Napoléon contre Ledru-
Rollin à propos de l'expédition en Italie, la seconde République
française n'existait plus, et la presse napoléonienne redoubla
d'audace, indiquant nettement son but. A la revue de Satory,
on cria Vive f Empereur! et celui-ci vécut à partir du 2 décembre.
La Presse politique. — Durant cette période, tous ceux
qui tenaient une plume furent mêlés à la politique et à la
presse : Chateaubriand, attaché à la Restauration, puis chef de
l'opposition, dédaigneux des présents du pouvoir; Lamartine,
partisan île la. j^oli tique rationnelle, rêvant d'unir en 1831 « les
548 LA PRESSE AU XIX« SIÈCLE
royalistes modérés et les libéraux très élevés et à manches
lariies » (Lettre à Aimé Martin), d'abord indépendant, puis
évoluant à gauche, hostile à ce qu'il appelait « le parti des
bornes » et à l'imfnobilité gouvernementale, à la politique de
Thiers comme au doctrinarisme solennel de Guizot. Il formula
par la voix de la Presse ses projets et son programme, dont les
grandes lignes étaient marquées par une chambre unique,
liberté de la Presse, lijjerté de l'enseignement, séparation de
l'Église et de l'Etat, le sulTrage universel à plusieurs degrés, la
centralisation des pouvoirs, l'abolition de la peine de mort, la
paix extérieure, la charité sociale, — programme libéral relevé
par des idées généreuses et un peu de socialisme sentimental.
Lamartine. — Lamartine, rare orateur, devait être bon
journaliste. Il avait le sens et le don de la phrase. Chez lui la
pensée se tasse en une vibrante formule, comme sous la frappe.
C'est une excellente condition pour parler au peuple, quelle que
soit la tribune, celle de la chambre ou celle du journal. Ecoutez-
le repousser contre Thiers le projet de fortifications de Paris :
— Qu'est-ce que des murs? Des embarras à garder. Les armées
sont des murs qui marchent, des murs intelligents, des murs
de feu et d'armes. Il y a une artillerie qui est de force à lutter
contre les canons du despotisme : c'est l'esprit public, c'est l'opi-
nion. Il n'y a pas de puissance matérielle contre l'explosion de
l'âme d'un grand peuple! »
Son action et sa plume défendirent le gouvernement de Février
contre les descentes des faubourgs. Il connut une heure de
triomphe et de quasi-dictature; puis il rentra dans le silence, et
son rôle final dans le journalisme fut la publication d'une revue,
les Enireliens littéraires, et de biographies pojnilaires, Féneloii
ou Gutenberg. Il écrivait autrefois pour penseï- : à présent il
écrivait pour vivre. Il mourut sous l'aumône impériale.
Gruizot et les* Doctrinaires. — Guizot, qui avait débuté
dans le journaUsme au Pii/jliciste de Suard à raison de 1.50 francs
paj' mois pour six articles, Guizot lutta pour la liberté poli-
tique. ÏjQ pouvoir absolu ne lui plaisait guère, mais la démo-
cratie lui semblait impuissante. Il connut Royer-Collard, qui
lui marqua la grandeur de l'idée royale, mais il montra à son
tour à son illustre ami, [>ar l'étude du passé, l'alliance séculairf
LA PRESSE SOUS LOUIS-PHILIPPE ?i49
de la royauté et du peuple. Ils fondèrent, avec le mélange de
leurs opinions, une minorité d'élite dans le parti monarchiste
constitutionnel, les Doctrinaires. Ils n'étaient pas nombreux, et
Rémusat cliansonnait gaiement son propre groupe :
Le paiii s'était attroupé ;
Toute la faction pensante
Se tenait sur un canapé.
Ce canapé était divisé en deux fractions, les jeunes et les
vieux. Ceux-ci étaient Royer-Collard, de Serre, Camille Jourdan,
Beugnot; les jeunes comptaient Charles de Rémusat, le duc de
Broglie, Germain. Guizot, malgré son âge, marchait avec les
vieux. Les doctrinaires résolurent de présenter une doctrine de
gouvernement qui résolût le double problème de concilier le
passé de la France avec son avenir, l'ancien régime purifié avec
les temps modernes. Ils cherchèrent des principes qui fussent
moins brutaux que ceux de la Révolution, et qui pussent cons-
tituer ce que Rémusat a appelé « la Philosophie^ de la Charte ».
C'était une pensée louable, digne d'un meilleur sort, si elle
eût été moins timide devant les événements en marche.
Thiers. — Thiers a été un brillant journaliste. Il le disait
lui-même : « Je n'ai connu dans ma vie que trois journalistes,
Rémusat, Carrel et moi. »
Il y en eut d'autres; mais Thiers eut au plus haut point les
«jualités de la profession, les connaissances étendues, la rapi-
dité de décision, le style aisé, logique, précis.
Il était arrivé d'Aix à Paris en septembre 1821, avec Mignet.
Recommandé à Manuel et à Etienne, il entra au Constilutionnel,
hostile à la monarchie restaurée. Il y fît le salon de 1822, et y
traita des questions d'histoire et de littérature. 11 y publia des
fragments de son Éloge de Vauveiiargues qu'il avait présenté
sous double forme au Concours de l'Académie d'Aix : les deux
manuscrits obtinrent les deux premières distinctions.
En même temps il écrivit le bulletin aux Tablettes univer-
selles, organe libéral; il collabora au Globe, où il fit le salon de
1824 et dans Y Encyclopédie progressive, où il donna sa belle et
nette étude sur le système de Law. Avec une infatigable fécon-
dité, il fit encore les articles sur Miss Bellamy du théâtre de
IWiO LA PRESSE AU XIX° SIECLE
Covent Garden, sur la cathédrale de Cologne, et contre le roi
M. de Yillèle lit taire son journal en l'achetant.
Très répandu, très occupé par les débuts de son Histoire, et
par ses voyages, très assidu dans les salons, chez M. Laffite,
chez M. ïernaux, chez M. de Flahaut, il séduisait les hommes
politiques par la vivacité de sa conversation et sa curiosité tou-
jours en éveil. Le vieux Talleyrand disait déjà de lui : « 11 n'est
pas parvenu, il est arrivé! »
Le 3 janvier 1830 il fonda le National avec Mignet et Armand
Carrel. C'est là que brillèrent vraiment ses qualités pétulantes,
qui étaient mal à l'aise dans la rédaction du vieux Constitu-
tionnel. Il n'y réussit pleinement qu'une fois, dans un long article,
« article ministre », comme on a dit, consacré à la brochure de
M. deMontlosier : « Un cauciiemar de 300 pages », et dans lequel
on pressent le futur historien de la Révolution, l'admirateur de
la Convention nationale, « ce grand phénomène de passions, de
guerre, d'économie publique, d'administration ».
Au National, il donna sa mesure; il y débuta par un article
sensationnel sur la Charte, qu'il présenta comme un contrat
bilatéral liant aussi bien le roi que le peuple, et laissant à celui-
ci, avec le vote de l'impôt, une influence suffisante. Il fallait s'y
enfermer, y enfermer avec soi le gouvernement, et s'il voulait
en sortir, l'obliger à « sauter par la fenêtre ». Talleyrand l'appe-
lait « un esprit très monarchique ». De fait, avant 1830, Thiers
pensait qu'avec des élections franches, une majorité sincère, un
ministère représentant cette majorité et une presse libre, on
aurait toute la liberté désirable; il suffirait d'un roi qui régnât
sans gouverner. Ce « monarchiste » prévoyait et appelait la
République.
Ses articles contre la branche aînée, contre l'expédition
d'Alger, contre la politique du ministère de Polignac dans les
affaires de Grèce, frappaient comme des balles.
Il n'avait pas le dogmatisme empesé de M. de Rémusat, de
Guizoï, de Dubois, ses amis du Globe. Il avait l'abondance, la
facilité, les négligences aussi, la curiosité d'esprit qui lui faisait
tout voir, tout étudier sans jamais perdre de temps à analyser
sa psychologie ni celle des autres, dans son horreur qu'il pro-
clamait contre le genre impressif.
LA PRESSE SOUS LOUIS-PHILIPPE r.r.l
Augustin Thierry. — Aiig^uslin Thierry vécut trois années
dans le coninierce de Saint-Simon, qui ne méconnaissait pas
l'importance du mouvement communal, et mettait dans l'affran-
chissement des populations urhaines le triomphe des idées
modernes. Ces germes portèrent leurs fruits dans le cerveau
du grand historien mérovingien. Celui-ci collahora au Censeur
Européen. Il fut indépendant non pas par scepticisme, mais par
la difficulté de trouver un gouvernement qui le pût satisfaire.
Dans le journal, il ahandonna vite la politique et les diatribes
contre le pouvoir, pour se consacrer à l'histoire, du jour où
après avoir lu un chapitre de Hume, il se dit : « Tout cela date
d'une conquête, il y a une conquête là-dessous! »
Il publia dans le Censeur, sa première tentative historique,
fondée sur cette idée. C'était une esquisse de sa grande œuvre,
qui l'absorba.
Proudhon. — Que d'autres encore! P.-J. Proudhon, l'orgueil-
leux rédacteur du Peuple, l'apùtre de la thèse, de l'antithèse et
de la synthèse, logicien vigoui'eux, journaliste déclamatoire qui
trouva dans l'association seule la sauvegarde des libertés indi-
viduelles, et confondit la vol et la propriété, qui rêva une sorte
de fédéralisme économique, à l'écart de la politique, prêt à le
réaliser fût-ce par l'empire, qui souhaita une juxtaposition
d'individus collectifs faits pour se souder aussi ensemble, et le
remplacement de la propriété par la possession transitoire et
méritée.
Rémusat. — La Guéronnière. — De Genoude. — Et
aussi toute la dynastie des Rémusat : le fils de la célèbre et spi-
rituelle M"^ de Rémusat, Charles, formé à l'école des doctri-
naires, ami de Thiers, auteur de vigoureux articles du Globe,
libéral d'abord, puis hostile à la démocratie, par un virement
commun à tout son parti, sous Louis-Philippe, pour aboutir à
un libéralisme mitigé et surtout à de hautes études philoso-
phiques ; — le fils de Charles, Paul, qui partagea sa vie entre
ses travaux scientifiques et son dévouement à M. Thiers.
C'est encore La Guéronnière, le clair de lune de Lamartine,
le caméléon politique, rédacteur on chef au Pans, fondateur de
la France.
Quant à de Genoude, le royaliste endurci du Conservateur, du
■»:j2 la PUKSSK AT XIX" SIECLE
Défensenr, de V Etoile, de la Gazette, iils de cabaretier commode
aux princes, journaliste fécond et incorrect, défenseur gagé et
rente de la légitimité, Louis XVIII l'anoblit en disant : « Nous
allons lui flanquer du de par devant et par derrière, à ce vail-
lant cbevalier du trône et de l'autel ».
Ce fut la g-rande époque du journalisme [»olilique et militant,
le temps d'insurrection et de loyale audace, où Martin Bernard,
b' burgrave de la liberté, disait : « Ou venait chez nous cher-
cher des })apiers, on y trouvait des balles! »
Mais par-dessus tous, deux fig'ures se détachent en relief, deux
journalistes de pur tempérament, Emile de Girardin et Armand
Carrel.
Emile de Girardin et Armand Carrel. — Emile de
Girardin demeurera comme le type le plus accompli du jour-
naliste moderne, actif, entreprenant, brasseur d'idées etd'alTaires,
inventif, — une sorte de négociant de la littérature, qui relève
le commerce par la doctrine, un Voltaire au petit pied, un
séide de la renommée, un flatteur de la réclame, un écrivain
hâtif dont Sainte-Beuve disait sévèrement : « Il paraît difficile
de conquérir ce nom aux lettres ».
Quelle figure originale, à peine saisissable, dans sa mobilité
féconde qui en agite et en brouille les traits! Essayons pourtant
de les fixer.
Emile de Girardin est né à Paris en 1802, sous l'Empire; il
est mort le 27 avril 1881, sous la présidence de Jules Grévy.
Sa biographie complète serait, pour qui aurait le loisir et la
place de l'écrire, un pur roman. Il était fils adultérin de la femme
d'un conseiller à la Cour et d'un lieutenant général qui allait
devenir premier veneur sous la Restauration, le comte Alexandre
d<' Girardin, appartenant à une des grandes familles de l'ancien
régime. Cet enfant fut attribué à une lingère suisse et appelé
Emile.
Emile! c'est le nom qu'aimait J.-J. Rousseau, et le futur
doctrinaire de la presse était ainsi mis dès le bas âge sous le
patronage du philosophe qui fut le précepteur de son grand-père,
Louis-Stanislas de Girardin, l'auteur de V Itinéraire des Jardins
d- Ermenonville.
Emile n'a pas voulu se soustraire à ce parrainag'e, et il fut
LA PRESSE SOUS LOUIS-PHILIPPE o".3
vraiment le filleul Je Jean-Jacques, dont le souvenir était encore
tout chaud dans la famille qui l'avait hébergé. Quand M""' de
Girardin écrivit plus tard La joie fait peur, elle portait à la
scène une anecdote vraie qui se passa dans la famille de Les-
sert chez les descendants de cette M'"" Boy de la Tour, qui logea
le philosophe à Motiers. M"'' Dupuy, mère d'Emile de Girardin,
était née Fagan : c'est elle qui est la fameuse Jeune fille à la
colombe de Greuze. M. Alexandre de Girardin avait le goût bon.
Emile a quelquefois signé Fagan. A l'époque où il entra dans la
vie, la génération nouvelle portait en terre les derniers fils de
René et se tournait vers l'action. Il fut bien de son temps par
son activité et sa résolution. L'enfant trouvé se campa en face
de la société et se promit d'y conquérir sa haute place. Il se
trace à lui-même son programme dans son premier livre, cette
curieuse autobiographie qu'il a appelée Emile et oh il se
raconte.
Il a vu et prévu avec précision les exigences de la lutte pour
la vie et il s'y élance avec le courage de la clairvoyance. « Pour
surgir de l'obscurité il n'est plus qu'un moyen; grattez la
terre avec vos ongles, si vous n'avez pas d'outils, mais grat-
tez-la jusqu'à ce que vous ayez arraché une mine de ses
entrailles... Quand vous l'aurez trouvée on viendra vous la dis-
puter, mais si vous êtes le plus fort, on viendra vous flatter,
et quand vous n'aurez plus besoin de personne on viendra vous
secourir. » Il s'arme en guerre dès le début et il n'a pas été
vaincu.
Il força l'entrée du monde ; il était élégant, distingué, hardi,
courageux, fortifié par la libre éducation qu'il avait reçue en
Normandie chez un palefrenier du haras du Pin. De santé
robuste, il déclarait avec orgueil qu'il ne savait ce que c'était
que la maladie. Il tenait d'ailleurs de race, était d'une figure
agréable et de manières courtoises, intrépide et ambitieux avec
ces « yeux de velours » que les Goncourt ont remarqués à une
réception chez la princesse Mathilde. Le fond de sa nature fut le
sentiment élevé du bien, et une grande délicatesse de cœur.
Jeune, il connut vite les femmes, et sut comprendre leur supé-
riorité dans la tendresse et le dévouement. Elle est de lui, cette
pensée qui honore son cœur : « Les femmes qui sont si habiles
l\:\'t LA IMtKSSI- M \1X' SIKCLI'
en dissimulation, feiiinent plus adroitement (jue nous un senti-
ment qu'elles n'éprouvent pas; mais elles cachent moins bien
que les hommes une afTection sincère et passionnée, parce
qu'elles s'y adonnent davantage. »
Sa nature était trop fine pour bouleverser lesg-randes notions
de l'humanité, et il respectait l'idée de Dieu, lui qui disait : —
« Toutes les grandes pensées aboutissent à Dieu! » Ce ne fut
une âme ni banale ni basse ; ce fut un esprit net et décidé.
Il comprit vite que l'argent est le nerf de la lutte. Il avait
perdu en spéculations mauvaises ce qu'il possédait; il secoua la
poussière d'or de ses chaussures éculées sur les marches de la
Bourse, et ramassa une plume et un nom. Il signa sans y être
autorisé, Emile de Girardin, prêt à plaider la cause des enfants
trouvés si son père protestait. Le général de Girardin ne dit
rien, soit qu'il aimât cette crânerie, soit qu'il flairât un lutteur
redoutable.
Explorant de son regard de fauve le champ de la littérature,
il aperçut une place à prendre, dont nul ne s'était douté, ni
soucié. Il inventa la presse à bon marché, et devina l'avenir
puissant de cette institution aujourd'hui prospère et riche. 11 en
est le créateur et c'est là sa plus grande œuvre.
Il se rappela peut-être le mot de Benjamin Constant, qui
voulait qu'on fît du journal « le livre de ceux qui n'en ont pas,
lu par le mendiant comme par le roi ».
La presse de son temps ne portait pas assez loin. Les abonne-
ments coûtaient cher, et il y avait peu d'abonnés. L'heureux
privilégié recevait le matin son journal sous bande, il le dépliait
avec l'orgueil et le soin que méritait ce faste! Il le lisait avec
cette sage et prudente application que la caricature a popula-
risée, les lunettes sur le nez, les pieds sur les chenets, le menton
rengorgé : il le déchiffrait d'un bout à l'autre, car il lui en fallait
pour son argent, et il faisait ensuite à des voisins amis l'insigne
faveur de leur prêter la feuille.
Il fallait étendre et vulgariser ce commerce. Emile de Girardin
s'y consacra; il s'essaya d'abord par des publications populaires
de reproductions littéraires ou de modes. La révolution de 1830
lui offrit le moyen d'appliquer son idée et de tenter l'expérience
sur un champ plus vaste, au moment où les esprits échaufles,
LA PRESSE SOUS L0L'1S-PHIL!1>I»E 'Kio
les idées en ébullition, les partis en effervescence allaient se
heurter et couvrir le monde d'une pluie d'étincelles.
Il soumit son projet à Casimir Perier, et lui proposa de
mettre le Moniteur à un sou en faisant des annonces. On ne lui
répondit même pas. Il fît alors l'essai lui-même. 'ë)on Journal des
connaissances utiles, à 4 francs par an, eut 130 000 abonnés.
Il était fixé sur la valeur de son idée, il pouvait l'utiliser, et
il n'y manqua point. Le succès favorisa son journal le Musée
des Familles; son Almanach de France eut un tirage de
1200 000 exemplaires, et il en alla à l'avenant de ses autres
entreprises, V Atlas universel à un sou la carte, ou le Journal
des instituteurs à 36 sous par an.
Ce n'étaient là que des affaires simplement commerciales, et
on ne parlerait plus aujourd'hui de M. de Girardin, s'il eût borné
son rôle à gagner beaucoup d'argent en distribuant en pâture
au public des romans coupés en tranches ou des feuilles d'inté-
rêt local.
Cet esprit audacieux conçut le projet d'appliquer son système
dans une sphère plus haute, de vulgariser même les doctrines,
de répandre à des milliers d'exemplaires l'œuvre des penseurs
et la parole des hommes politiques, de démocratiser la philoso-
phie de l'histoire.
Autrefois les spéculations élevées étaient l'apanage d'une caste
restreinte et fermée, abritée derrière la barrière du latin. Il y
avait une aristocratie pensante, ratiocinante, dont le peuple
soupçonnait l'existence sans rien entendre à ses travaux.
Descartes écrivit en français et fît tomber cet écran protecteur.
Plus tard ce fut la rareté, la cherté des imprimés qui contin-
rent les aspirations plébéiennes vers les cimes de la pensée; un
ostracisme pesait sur le peuple aux abords du savoir et de la
philosophie. Emile de Girardin a frappé sur les cloisons derrière
lesquelles l'ouvrier se haussait vainement pour voir : il a créé
la grande presse à bon marché.
Il eut tout d'abord le sort commun des inventeurs, qui n'ont
pas pour habitude de recueillir eux-mêmes les fruits de leurs
inventions, et il put chanter, aussi lui, son sic vos non vobis, quand
il vit le propriétaire du Droit, Dutacq, s'approprier l'idée qu'il lui
avait soumise et publier le Siècle suivant la formule nouvelle.
ooG LA PUESSK Ai: XIX'' SIECLE
L'associé devenait le concurrent. Emile de Girardin ne se
rebuta pas, refît des capitaux, confia la rédaction du prospectus
à Victor Hug-o, qui écrivit : « Cette œuvre, ce sera la formation
paisible, lente et log^ique d'un ordre social où les principes nou-
veaux dég-ag-és par la Révolution française trouveront enfin leur
combinaison avec les principes éternels et primordiaux de toute
civilisation. Tâchons de rallier à l'idée applicable du progrès
tous les hommes d'élite et d'entrain, un parti supérieur qui
veuille la civilisation de tous les partis inférieurs (jui ne savent
ce qu'ils veulent. »
Il s'entoura de collaborateurs qui furent F. Soulié, Al. Dumas,
Th. Gautier pour les beaux-arts, pour les courriers, Granier de
Gassag-nac, Méry, Esquiros, Fiorentino, Léon Gozlan. Sa glo-
rieuse femme, née Delphine Gay, faisait la chronique dans les
journaux que fondait son mari; esprit délié, souple, piquant,
léger, paradoxal, l'auteur ondoyant et divers du Chapeau d'un
horloger et de La joie /a^Y/jez^r traitait spirituellement les sujets
les plus frivoles, avec des pointes très fines qui jaillissaient de
source, et avec une émotion qu'elle ne ressentit jamais. Elle
est toujours préparée pour l'efTet. Elle se pavane comme dans
un salon, elle pose pour la galerie, elle est restée ce qu'elle
fut pour Lamartine quand il la rencontra à la cascade de
Vellino, — un beau sujet de pendule! Elle signe le Courrier de
Paris, dans la Presse, du pseudonyme de vicomte de Launay.
Les actions furent enlevées d'assaut, et la Presse fut une
arme puissante, un engin formidable {1" juillet 1836).
Une pareille innovation alarma deux catégories de confrères :
les commerçants de la plume qui redoutaient une concurrence
terrible, et aussi les représentants du journalisme pur, chevale-
resque, de l'apostolat par la presse.
Le type le plus accompli de ce parti était alors Armand
Carrel, l'u-n dos plus beaux caractères de cette époque, celui
dont Victor Hugo écrivait dans une lettre récemment publiée :
« Tout ce que je sais de lui, soit par ses ouvrages, soit par ses
amis, la nature âpre et forte de son talent et de son caractère,
cette vie pleine d'honneur et de courage, de si bonne heure
disputée aux tribunaux politiques, tout jusqu'à cette seule
fois oh j'ai causé avec lui chez Rabbe et où j'ai eu, m'a-t-on dit,
LA PRESSE SOUS LOUIS-PHILIPPE 'k;?
le malheur de le blesser, animés que nous étions tous deux
alors d'exaltation politique bien contraire, tout cela m'a inspiré
depuis longtemps pour M. Carrel une de ces fortes sympathies
(pii d'ordinaire se résolvent tôt ou tard en amitié. »
Armand Carrel avait alors trente-six ans. Sortide l'école de Saint-
Cvr, il avait toujours donné les marques d'un esprit droit et d'un
courage éprouvé. Il g'ardait le tempérament militaire, l'allure
décidée, le caractère absolu. Après avoir écrit des livres d'his-
toire et collaboré à divers journaux, il fonda le National avec
Thiers et Mignet en 1830 pour renverser les Bourbons et prépa-
rer l'avènement de la branche d'Orléans. Après deux ans de
sympathie pour Louis-Philippe, Armand Carrel, devenu le
rédacteur en chef de son journal, dénonça les mesures rétro-
grades du gouvernement et répudia son alliance avec la monar-
chie dont il désapprouvait l'essai infructueux.
Il prit rang" parmi les premiers journalistes de son temps
par ses qualités de soliriété, de netteté, de vigueur et de clarté,
par sa langue pure et colorée, par son énergie calme et froide,
sa sincérité généreuse et sa fierté. Avec ses instincts de comba-
tivité, il provoquait les actes et les occasions de résistance, de
défi au gouvernement, de harangues hardies ou d'articles
agressifs. On l'appela le Bayard du journalisme; le nom est
bien mérité, car il fut sans re|»roche et sans peur.
Quand Emile de Girardin fonda la Presse, Armand Carrel
désapprouva cette promiscuité d'œuvres et d'annonces. Ses amis
du Bon Sens n'eurent pas de peine à le jeter dans la polémique
qu'ils avaient engagée. On sait le reste. Le leader de la Presse
releva vertement la note de son confrère, et un duel fatal jeta
sur les bas-côtés de la route de Saint-Mandé, dans le bois de
Yincennes, Armand Carrel et Emile de Girardin, blessés tous
deux; Armand Carrel ne devait pas se relever. Il faut lire, dans
les émouvantes pages qu'ont écrites Louis Blanc et Littré, le
récit de ce duel, dont le souvenir est si pathétique.
Quel tableau poignant que celui de cette mort, Carrel porté
jusqu'à la porte du bois, chez un ami voisin, après avoir fait à
son meurtrier cet adieu généreux :
« Adieu, Monsieur, je ne vous en veux pas. »
Un vieux militaire passait, Carrel l'interpella :
o58 LA PRESSE AU XIX'' SIÈCLE
ft Vous avez servi; avez-vous quelquefois été blessé au
ventre?
— Non, monsieur, seulement au bras et à la jambe; mais j'ai
eu plusieurs camarades blessés au ventre qui en sont revenus.
— Triste blessure que celle-là », ajouta Carrel. Quelle scène
lugubre, la petite chambre où on le déposa chez M. Peyra. 11
voulut monter tout seul l'escalier. Alors ce furent la péritonite,
la fièvre, le cauchemar, la cécité envahissant les pupilles et lui
faisant crier comme Gœthe mourant :
« De la lumière! de la lumière! »
Emile de Girardin porta noblement et avec dignité le deuil
de cette mort dont on ne saurait le rendre responsable. Il avait
essuyé le premier le feu de l'adversaire et il sut avoir la victoire
affligée. Quand Dujarier périt en duel quelques années après, en
1844, il prononça sur sa tombe des paroles qui lui font honneur,
et dont il faut rapprocher celles qu'il dit encore, trois ans après,
à la cérémonie expiatoire organisée par les Saint-Cyriens à la
mémoire d'Armand Carrel.
L'originalité de son cas fut de s'aviser que l'un des premiers
devoirs du publiciste est d'avoir le démon de la publicité. Il
est le père et le roi de l'annonce; il est américain par le besoin
de tapage; la réclame se réclame de lui. Il demeura toute sa vie
l'enfant amusé par le vacarme, qui demandait « des éperons
pour faire du bruit ».
Scherer a dit : « Emile de Girardin est avant tout le créateur
d'une nouvelle industrie. Les actes les plus marquants de sa vie
sont le journal à quarante francs, le journal à deux sous, puis
enfin le journal à un sou. »
C'est son œuvre la plus durable : œuvre de bon négociant. Ce
journaliste agite des bordereaux; il bat de la caisse et il la rem-
plit; son bureau de rédaction a des grillages comme un comptoir.
Sortons de sa boutique. Quel fut son rôle? Si l'on essaye de
délimiter la part de son influence, on entre en défiance, quand
on lit le titre d'un de ses dorniei's ouvi'ages (jui achèvent le cou-
ronnement de sa cai'rière : U impuissance de la Presse, Est-ce
donc là le terme auquel aboutissent tant d'efforts énergiques et
surhumains, tant d'activité tlépensée, tant de questions soulevées,
et résolues, dattaijues, de ripostes, de polémiques? La presse
LA PRESSE SOUS LULIS-PHILH'PE 1)1)9
est une puissance dont Faction bonne ou fatale est toujours
considérable. Si Girardin fut mécontent des résultats de sa
carrière, c'est à lui, non à l'institution, qu'il doit s'en prendre.
C'est avec les idées générales et les systèmes logiques qu'on
agit sur les masses. Girardin manqua de doctrine. Il fut l'homme
de chaque jour, et son talent est fait d'à-propos plus que de
constance, de furie plus que de patience. Ses solutions sont
improvisées plutôt que méditées, et il n'y tient guère, comme
on le vit quand il suspendit ses attaques contre Guizot, à la
condition qu'il obtiendrait la pairie pour son frère, entachant
ainsi légèrement sa doctrine de vénalité. Il est l'exemple de
l'insuffisance d'une plume qui n"a à son service ni une théorie
profondément réfléchie et arrêtée, ni une éloquence persuasive.
L'encre du poléuîiste a besoin pour l'effet efficace, de charrier
de grandes idées. h]mile de Girardin aurait dû écrire : Impnis-
Muicede ma presse! l\ échoua aux élections pour la Constituante;
le pouvoir ni le peuple ne lui confièrent leurs destinées; ni la
monarchie contitutionnelle, ni la République, ni l'Empire ne se
l'attachèrent, bien qu'il eût fait des avances à tous les régimes :
il passait pour faire plus de bruit que de besog-ne. Il cherche plus
l'éclat que la profondeur; c'est un virtuose de l'exécution, qui fait
chaque matin admirer la crànerie et l'adresse de ses paradoxes.
Une seconde cause de la stérilité de son œuvre, et celle-ci
plus étonnante, c'est sa fécondité. Il eut trop d'idées; aucune ne
porta. Il avait dans son journal la Presse une rubrique intitulée :
Une idée par Jour, ce qui fait un compte de trois cent soixante-
cinq idées à l'année. C'est beaucoup trop, si l'on songe que
pour faire entrer une seule idée dans la masse, il faut la marteler
tous les jours pendant des années, en frappant assidûment à la
même place.
Dominer ses idées lui parut la grande aflaire et il en laissait
sa conviction écrite sur un album où il avait lu cette pensée
signée d'un nom qui devait beaucoup briller et beaucoup pâlir :
« Marchez à la tète des idées de votre siècle, ces idées vous
suivent et vous soutiennent. Marchez à leur suite, elles vous
entraînent. Marchez contre elles, elles vous renversent. »
Louis Napoléon Bonaparte.
" 1850. •■
■iOO LA PUKSSE Ai: XIX' SIECLE
M. do Girartiin prit la plume et écrivit au bas de l'autographe
du futur empereur : « Paroles vraies! Grandeur à qui s'en sou-
A^ent, malheur à qui les oublie. »
E. DE GiRARDIN.
. \ mars ISnO. »
Emile de Girardin a, dans une page célèbre, défini le pou-
voir des mots.
Il est l'homme du mot. En février 1867, Rouher avait dit à
la tribune : « Nous avons conduit le pays graduellement et
chaque année à des destinées meilleures ». Il reprend le terme,
et écrit sous le titre Les Destinées meilleures un article à sen-
sation (jui le fait condamner à 5000 francs d'amende et lui
permet de signer pendant quelque temps ses articles : « Le
condamné du 6 mars ». L'expression incisive, le mordant, la
verve, des ressources inépuisables de polémiste, agencées comme
dans un arsenal, des redondances d'arguments, des excès dont
son goût médiocre ne l'avertissait pas, des formules bien trou-
vées, de forte matière et de bonne frappe, une vivacité intellec-
tuelle et commerçante qui fait songer à Beaumarchais, tels sont
les traits essentiels de sa physionomie d'écrivain.
La presse littéraire. — Villemain. — La littérature eut
aussi dans la presse de ce temps de grands noms, gardiens des
belles et premières traditions du journalisme de la Restaura-
tion, à commencer par Yillemain, avec sa tête contrariée, son
crâne dénudé et bossue, sa figure ravinée, toute pétillante d'in-
telligence. Deux grands fantaisistes d'inégale valeur et de
genres différents ont éclairé de leur fantasmagorie pétillante
les sombres querelles du pouvoir et du peuple.
Théophile Gautier. — C'est d'abord Th. Gautier pour
ses feuilletons. Ce n'est pas le Théo tj-uculcnt, fort en bouche,
ôtant sa redingote pour danser le pas du créancier et à l'alTùt
des théories qui pourront « épater » Sainte-Beuve et le bour-
geois, laissant croître sa chevelure de romantique à tous crins
pour la secouer comme une crinière de fauve dans les bagarres
contre les classiques, « ces cagoux et ces marmiteux ».
Il fut double : tantôt fin comme un artiste, tantôt grossier
comme un artisan. Il plane et il patauge suivant l'heure; il
excelle aux belles phrases et à la savate; il jongle avec les
LA PRESSE SOUS LOUIS-IMIILIPPE r.Ol
mots et les lialtères. Dans ses articles innombrables, (jue seul
M. de Spoelbercli de Louvenjoul a pu dénombrer, il fut probe
et (Tune excellente tenue, depuis son dél)ut dans le Gastronorne
en 1831 jusqu'à ses feuilletons do la Pres^icei du. Journal of/iciel,
en passant par le Cabinet de Lecture, YAlinanach des Muses, la
France Littéraire, les Annales Romantiques, le ]'oleur, le Dia-
mant, \eSelam, Y Amulette, Y Abeille, le Rameau cV or , YAriel, etc.
Le feuilleton, c'était pour lui le martyre et le gagne-pain. 11
en voyait arriver l'heure avec angoisse, et il y peinait. 11 eut
l'imprudence de dire son dégoût à propos de la mort du poète
Gbaudesaigues, « un poète devenu critique faute de |)ain, comme
nous tous «. Son directeur Emile de Girardin le tança verte-
ment. Gautier disait à ses amis à ce propos : « Je n'ai pour
toute réponse qu'à donner ma démission de rédacteur de la
Presse, mais je ne le veux pas, je subis l'outrage, et cela seul
aflirme que j'ai eu raison de dire que faute de pain, le poète
en est réduit à des travaux qui lui sont antipathiques; non, je
ne peux pas jeter mon feuilleton au nez de Girardin, car je n'ai
que cela pour vivre, et d'autres en vivent après moi. »
Il tira peu de prolit de sa plume, et cette probité faisait sou-
rire de pitié ce Yankee brasseur d'atîaires que fut (iirardin, lui
qui disait cyniquement : « Gautier est un imbécile qui ne com-
prend rien au journalisme : je lui avais mis une fortune entre
les mains; son feuilleton aurait dû lui rapporter trente ou qua-
rante mille francs par an, il n'a jamais su lui faire [)roduire im
sou. Il n'y a pas un directeur de théâtre qui ne lui eût fait des
rentes, à la condition de l'avoir pour porte-voix. »
Ce blâme est un rare éloge à l'endroit de Gautier, qu'il honore
autant qu'il compromet son auteur. Gautier n'eut cependant
dans ce travail maussade ni fiel, ni aigreur; il est toujours bien-
veillant et bien disant. Il se revanchait inter pocula et entre
amis, dans ces propos tonitruants dont les Goncourt furent les
micrographes, et oii il lui échappait des bordées de colère.
Théophile Gautier est comptable du tort qu'il a fait à la cri-
tique en la dispensant de se renseigner et en la payant de mots.
On conte qu'il écrivit un voyage à Constantinople pour employer
ses droits d'auteur à visiter l'Orient qu'il ne connaissait pas.
L'histoire est probablement controuvée; mais on ne prête
Histoire de la langue. VUI. ""
;i62 LA PllKSSK Ai: \[\' SIECLE
qu'aux riches. Il n'apportait pas toujours à ses articles la con-
science et l'étude minutieuse dont font |)reuve ses plus belles
pages de critique, ses iniiénieuses et chatoyantes monographies
des Grolesques. Il fît le feuilleton comme on fait ce qu'on n'aime
j)as, en amateur, comme on dit par une singulière bizarrerie de
lancage.
Fiorentino. — Un autre fantaisiste d'envergure plus modeste
fut Fiorentino. Fiorentino! (juel nom charmeur et qui éveille
encore à distance l'idée d'un napolitain actif et intrigant, léger
et sémillant; nom magique dont la douce harmonie semble
évoquer l'écho des amoureuses barcarolles et des chansons de
mandoline. Il était un vrai journaliste, dans la pure acception
du terme, et il ne s'est pas survécu. Tenez pour véritablement
digne de ce titre l'écrivain qui sait trouver le mot de la situa-
tion à un moment donné, qui sait se mettre à la température
exacte de l'opinion à une certaine heure, qui vibre à l'unisson
de la foule mobile à tous les instants, mais dont la prose chaude
et réconfortante à cet instant-là, devient, aussitôt l'actualité
passée, de la lave figée. Les professionnels se condamnent par
métier à n'être pas relus.
On ne peut être à la fois l'homme du moment et l'homme
de toujours.
C'est bien le cas de Fiorentino. Nous savons par nos pères
quel succès il eut, mais nous ne le lisons plus.
C'est une figure pittoresque dans l'histoire du journalisme
que cet Italien dont Emile de Girardin dit un jour : « Il est Ita-
lien, il doit être musicien! » Il lui confia la critique musicale,
et celui-ci y lit de petits chefs-d'œuvre.
Quel cas curieux que celui de sa double et simultanée colla-
boration dans les deux journaux qui s'arrachaient les barbes de
sa plume, le Conslilutionnel, le Moniteur universel \ Au premier
il donnait des études de large envolée, des articles d'art pur
signés de Rouvray; puis dans l'autre feuille, il reprenait le
même sujet, le tj-aitait sur le ton facile et enjoué, incisif et
paradoxal. Durant quinze ans, il joua ce double personnage, il
fut le maître Jacques du journalisme, le Janine biformis de la
Presse, le critique volant, le voltigeur de l'art, pontifiant ici,
minaudant là-bas, et revenant après quelques lazzi à son sacer-
I
LA PRESSE SOUS LOUIS-PHILIPPE afiS
(loce ! Prestigieux improvisateur, fanfaron de presse et de facilité,
qui cachait son lal)eur énorme comme une faiblesse, et qui
donna à son temps l'illusion d'un enfant gâté par la nature,
insouciant et irresponsaljle de son génie.
Pendant ce temps, parmi les hors-d'œuvre dont les journaux
s'émaillaient, causeries, chroniques, feuilletons de théâtre,
poussait un autre bourgeon qui allait devenir un taillis, — le
roman-feuilleton, avec Dumas et Sue. Cet élément est devenu
aujourd'hui la plus nette ressource de la vente.
Le roman-feuilleton. — C'est un art que de faire un
roman-feuilleton. La premier*^ condition pour y réussir est de
ne point songer au volume qu'on en tirera. Il faut que chaque
tranche forme un tout, et que la part d'intérêt qui s'v trouve
soit suffisante à soutenir l'attention quotidienne. Il y a là quelque
chose d'analogue au morcellement ingénieux auquel étaient
soumis les poèmes de la décadence latine pour la lecture
publique. Il faut faire un sort à chaque quart de chapitre, et
il est nécessaire de bien tomber en page par un « mot de la fin »
sensationnel.
Alexandre Dumas ])ère (4 Eugène Sue ont créé ce genre fruc-
tueux. Les trois premiers journaux de Paris se disputèrent à
prix d'or le Juif Errant, qui finit par rapporter d'un seul coup
100 000 francs à son auteur dans le Constitnlio)mel. Ce journal
donnait à Dumas père 64 000 francs par an et le Siècle lui
assurait 150 000 francs pour noircir 100 000 lignes. Le Journal
des Débats paya dans les mêmes }U'ix les Mi/stères de Paris.
Il y avait là de quoi troubler les esprits, et l'on explique le
rêve gigantesque que fit Théophile Gautier au déclin de sa car-
rière. Emile Bergerat a conté quel énorme et effrayant feuil-
leton nous aurions, si le maître eût réalisé ses rêves de malade
usé, quand il projetait d'utiliser les notes et les études de son
ami Clermont-Ganneau pour écrire la légende du Prince des
Haschischins, dans des conditions de faste féerique.
Le feuilleton véritablement digne de ce nom doit éviter d'être
littéraire, et rechercher par-dessus tout le pathétique violent,
propre à fournir le sujet d'une affiche aux tons crus. Voilà ce
qui saisit, frappe, remue, attache l'àme des ouvrières roma-
nesques et des concierges inoffensives.
;1 6 '(■
LA PRESSE M XIV SIECLE
///. — La Presse sous le second Eînpire.
Historique. — Sous le second Empire, la presse est réduite
à la portion strictement congrue j)ar « le décret organique
<le d8r)2 », qui [U'odigua les amendes et ouvrit les prisons. Le
Figaro fut i)lànié pour avoii' osé constater (ju'un soir les réver-
bères du boulevard (hi Prince-Eugène ne furent pas allumés à
l'heure. L'opposition se réfugie dans la petite presse frondeuse et
joviale qui marque la température de la foule avec autant de
justesse ([ue les opérettes d'Oflenbach, et dont les représentants
portent des titres expressifs : le liabeiais, le Dandy, le Mous-
t/uetaire, le BruV oison, le Peignoir, organe des boudoirs, le
llanufton, la Naïade, organe des établissements de bains. C'est
une littérature sceptique, joviale, légère, scabreuse, dont le
Figaro donne le branle avec ses articles espiègles et aventureux.
Plus grave, le Courrier du Dimanclie protestait et raisonnait
avec Prévost-Paradol : il fut supprimé.
L'opposition |)ut bientôt grandir, à mesure que le pouvoir se
détondait. Dès i86i, la Riw gauche faisait entendre les Propos
de Labiénus; Aurélien Scholl, Castagnary, Siebecker, Weiss se
postent aux avant-gardes; Neftzer fonde le Temps, de tendance
lil)érale, tandis que Moïse Millaud crée le Petit Journal à un sou,
qui donne à la |>resse une diffusion encore inconnue parmi le
peuple; celui-ci y lut avec avidité les chroniques de Timothée
Tri mm.
En 1867 resj»rit public se réveille. L'opposition conq)te des
tirages de 128 000 exemplaires; les journaux officiels ne tirent
plus qu'à 42 000, malgré la vigilante oppression de Latour-
Dumoulin. L'approche des élections législatives de 1869, « le
grand redan à enlever », inquiétait le pouvoir, qui sema l'or
et les fers. La presse se relève de .son accablement. Elle est
debout, vaillante et forte, et combat l'Empire. Hochefort allume
sa Lanterne, et Barbey d'Aurevilly sa Veilleuse, Ulbach sonne
sa Cloche.
Les trois Hugo, Vacquerie, Meurice, Pyat, Louis Blanc,
Lockroy battent le Rappel avec énergie et audace. Les événe-
LA PRESSE sors LE SECOND EMPIRE :i():i
ments de 1870-1871 les aidèrent dans leur lutte contre l'Empe-
reur, qui tomba.
La Presse pendant la guerre franco-allemande. —
Pendant la guerre et la Commune on a toute licence, et plus de
deux cents journaux naissent. Le soir même du 4 septembre,
paraît une feuille appelée la Bépnhlique . Les autres journaux
sont intéressants à titre de documents; ils suivent la marclie
des événements et reflètent comme autant de miroirs l'état du
peuple et des choses. Les leaders sont Blanqui, Vallès dans le
Cvi du Peuple, Félix Pyat (le Vengeur), Rocbefort dans le Mol
d'ordre, Paschal Grousset (la Bouche de fer).
Tout est à la guerre. Félix Pyat, conte Montorgueil, ouvrit
dans son journal une souscription à un sou pour offrir un fusil
d'honneur au soldat qui viserait et toucherait l'empereur d'Al-
lemagne. Il récolta 300 francs. Sur le canon de l'arme, le nom
et la date sont restés en blanc.
La bonne humeur ne perdait pas ses droits, et le rire éclatait
encore au milieu des obus dans les petites feuilles illustrées de
André Gill, de Moloch, de Le Petit. Durant le bombardement,
l'organe des peureux, le Trac, annonçait que le journal serait
porté à domicile « jusque dans la cave du souscripteur ».
D'autres rient moins. Le Feu grégeois conseille, si les Prus-
siens entrent dans Paris, de tout faire sauter et s'effondrer dans
la nitroglycérine, le picrate de potasse, le pétrole, la poudre à
canon.
Durant l'investissement, l'aspect des journaux se conforme
aux exigences des temps. Jouaust invente le journal pelure
qui s'appelle : le Moniteur aérien, la Dêpêche-Bcdlon, le Ballon-
Poste.
Dans l'intérieur des murs, le papier se fait rare, le journal
diminue son format, n'a plus qu'une feuille sur deux : c'est la
pénurie, la privation, c'est le Siège!
Ceux de l'opposition étaient les plus éloquents. L'attaque
est toujours plus brillante que la défense. A droite, il y avait
VUnion, la Gazette de France, le Courrier du Dimanche, VUni-
vers. Le gouvernement impérial avait le Constitutionnel, le
Pags, la France, le Siècle. Les républicains luttaient dans
V Avenir National, les Débats, le Temps. Le comte de Chambord
:■.»)() LA IMIESSE AL" XIX' SIECLE
avait doiiiiù la direction de \ Union au comte de Riançey, qui
avait à ses côtés Laurentie, né le jour de la mort de Louis XYl.
C'était encore l'époque de Nettement, des Poujoulat, Baptislin
et Augustin, celui qui brûlait ses longs cheveux aux candélabres
de la cheminée contre laquelle il s'adossait dans les salons;
d'Escande, que Félix Pyat appelait « petit vieillard escai'pé et
raboteux ». Granier de Cassagnac, M. de la Guéronnière, John
Lemoinne, Neftzer, le fondateur du Temps et du système des
correspondants étrangers, l'érudit Coquille, formaient une pha-
lange drue et forte, d'oîi quelques physionomies se détachent à
part. Voici Veuillot, d'abord — Yeuillot qui lit ce conte :
Il y avait une fois, non pas un roi et une reine, mais un ouvrier tonnelier
qui ne possédait au monde que ses outils, et qui, les portant sur son dos
rhiver à travers la boue, l'été sous les ardeurs du soleil, s'en allait de ville
en ville et de campagne en campagne, fabriquant et réparant tonneaux,
brocs et cuviers. 11 se nommait Franrois : il était né dans la Bourgogne;
il ne savait pas lire, il ne connaissait que son métier.
Il ajoutait : « c'était mon père », avec l'orgueil d'un grand
parvenu qui fait sonner ses quartiers de paysannerie, comme
disait Proudhon. 11 naquit en 1813; sa mère tenait un débit de
vins à Bercy. Il fît ses études très sommairement à la muiiielle;
il fut d'abord saute-ruisseau au service d'un cabinet de lecture.
Il portait des paquets de livres et les lisait en route. Il fit de
bonne heure ses délices de Pisrault-Lebrun et de Paul de Kock,
ses premiers maîtres. 11 devint employé chez le père de Casimir
Delavigne, vit quelques gens de lettres, se sentit piqué par la
tarentule, se mit à écrire, montra ses élucubrations à Fulgence,
qui l'approuva et l'attacha à un journal de province; il avait
dix-sept ans. Il se reconnut aussitôt la vocation de la polémique,
mit des brûlots dans sa critique théâtrale, bouscula tout et tous,
eut duels sur duels, composa des romans à la Paul de Kock,
but du Champagne avec Uomieu, défendit le général Bugeaud
qui venait de tuer Dulong en duel, étudia ses classiques pour
apprendre à écrire, et se campa en franc tireur à tous crins. 11
disait de lui en parlant de ce temps-là : « J'étais alors un obus! »
11 fut tout de suite enrôlé par le gouvernement du juste
milieu qui essayait de se fonder après la Révolution de juillet,
et (|ui avait besoin de plumitifs. « Sans aucune préparation,
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIII. CH. X
Armand Colin & C'<'. Éditeurs, Paris
LOUIS VEUILLOT
d'après un cliché photographique de Nadar
LA PUKSSI-: sous Ll<: SECUND empire 367
conte Veuillot, je devins journaliste. Je me trouvais de la Résis-
tance; j'aurais été tout aussi volontiers du Mouvement. » Il
écrivait de droite et de gauche, n'étant comme il dit lui-même
« qu'un de ces condottieri de la plume qui passent alternative-
ment d'un camp dans l'autre pour vendre moins encore leurs
travaux que leur inactivité ». Après son voyage d'Italie, grisé
par le parfum de Rome, écœuré par les odeurs de Paris, il se
jeta éperdument et sincèrement dans les bras du Christ, dont
il devint, non pas le terre-neuve, mais le bouledog-ue.
Quand il fut secrétaire du maréchal Bugeaud qu'il avait
autrefois défendu, le maréchal dut le renvoyer en disant :
« Veuillot n'est bon que dans la polémique; c'est un pamphlé-
taire, et voilà tout. » L'appréciation nous paraît aujourd'hui
sévère pour désigner l'un des trois ou quatre plus grands jour-
nalistes du siècle.
Veuillot demeurera dans l'histoire avec les traits que lui prê-
tait Gill dans ses charges à la plume, avec sa large figure trouée
de petite vérole, comme un Mirabeau d'église. Nadar le repré-
senta un jour sous la forme d'une écumoire coiffée d'un cha-
peau. Quelle que soit la variété des partis qu'il servit tour à
tour, et il les a servis tous, Veuillot reste comme le champion
mal embouché du parti catholique; c'est celui de ses avatars
qui dura le plus longtemps et sous lequel l'histoire l'a stéréo-
typé; c'est le Yeuillot se vengeant de l'écumoire de Nadar en
lui criant, le jour oii l'illustre aéronaute partit dans le ballon le
Géant : « S'il y a péril, jetez l'ancre en haut! »
Depuis son voyage de Rome et sa conversion, il défendit le
Christ à coups de crosse et de crucifix, comme un moine-soldat.
Emile Augier disait de lui :
« C'est le bâtonniste devant l'arche chantant le Dies iras avec
un mirliton. »
C'est juste, au mirliton près. Veuillot avait vu plus nettement
son propre rôle quand il l'avait défini :
« Il y avait dans la primitive Église des porteurs de la bonne
nouvelle qui couraient les grands chemins tenant à la main un
bâton. Les routes alors n'étaient pas sûres, et, ma foi, à l'occa-
sion, ils se servaient du bâton. Je suis comme eux un porteur
de la bonne parole. J'ai mon bâton, et je m'en sers!... »
]\(\H LA PRKSSH AU XIX'' SIKCLK
Le monde vu à travers son optique spéciale prend des défor-
mations étranges, grimace et devient alTreux. 1! porte et étale
« la haine de son pays » ; il est l'Alceste de la critique, et nul
n'est éparg-né: Molière est un moineau lascif, Jean-Jacques est
une espèce; il a des aversions vigoureuses qu'il justifie, il hait
Marc-Aurèle « parce qu'il n'a pas fait tuer son fils Commode »,
il liait Cliarles IX « parce (pi'il n'a pas assez égorgé de hugue-
nots )>. ('.était le co)nj)clle inlrare à coups de fourche et de
bottes.
Veuillol n'eut pas que la brutalité en partage. 11 fut un obser-
vateur vif, rapide et sincère, un portraitiste excellent. Ses
croquis de parlementaires, au temps oij il fut feuilletoniste,
sont des silhouettes pleines de finesse et de malice; on sent qu'il
a lu La Bruyère et relu Lesage. Il conte qu'au temps de sa jeu-
nesse il feuilletait les volumes en vogue de Michelet, de Janin,
de G. Sand; ils pensèrent le gâter. Il fut sauvé par G il Blaa de
Santillane. Ce livre à peine lu « le dégoûta à l'instant de la
faconde moderne, du roman d'intrigue, du roman de thèse,
du roman de passion et de tout cet absurde et de toute cette
emphase qu'il avait tant aimés ». Voilà une conversion littéraire
qui est un beau titre à l'actif de Gil Blas, dont l'air simple et
naturel fut plus fort que l'afïeterie et la complication. Il est seu-
lement regrettable que Veuillot ne lui en ait pas un peu plus de
reconnaissance. Gil Blas passe comme le reste sous ses étri-
vières et fut déclaré par lui au point de vue religieux « un mau-
vais livre ». Il lui trouve même du venin! Voilà une décou-
verte qui eût bien étonné le doux Lesage.
Quelle carrière remplie, et quelle activité, depuis 1813 et la
période de Louis-Philippe, où il fait la polémique sur la liberté
(l'enseig-nement, sur la question des Jésuites, jusqu'à l'Empire,
qu'il admire d'abord pour le fouailler ensuite! Elle n'a pas eu
grande efficacité; allié de la cour de Rome contre l'épiscopat,
Veuillot a ou la douleur d'assister à la déchéance temporelle
du pape; sa lutte pour la monarchie ne fut pas plus heureuse,
et il est mort sans avoir pu appliquer la devise de son drapeau,
qu'il a brandi pendant quarante années en secouant des tlam-
mèches au-dessus des institutions : « Le Christ, solution de
toutes les difficultés ».
LA IMIESSE sors LE SECOND EMPIRE :;()9-
Henri de Rochefort. — Quelle étonnante figure encore ce
comte Henri de Rochefort de Luçay qui a laissé ses quartiers de
noblesse pour prendre et brandir ses quartiers de roture, ce
Rochefort hâve et pâle comme un ascète, la figure longue et
pointue, osseuse et énerg-ique, surmontée d'un toupet coton-
neux, avec des yeux perçants et vifs, lutteur nerveux et violent
dont on ne compte plus les duels, les blessures, qui mania
l'injure avec la dextérité prodigue d'un postillon faisant tour-
billonner son fouet, et dont la vie offre plus d'aventures que le
roman d'un conjuré! Emeutes, triomphes, insultes, prisons,
amendes, déportation, captivité en forteresse, séjour à la Nou-
velle-Calédonie, évasion romantique, mariag'e au couvent, fuites
déguisées, exils répétés, publication clandestine, pamphlets
intro(hiils à la frontière sous le manteau; il a tout connu, et ses
mémoires semblent être du domaine de la fiction.
Tl a agi par la plume et son influence fut considérable. Il a
contribuée culbuter l'édifice vermoulu de l'Empire, qu'il sapait
vigoureusement et dans la Lanterne et dans la Marseillaise,
bafouant, raillant, frappant et cinglant le pouvoir. C'est un vio-
lent, une tète chaude, un fiévreux, il aime l'à-coup; il vous met
le pamphlet sur la gorge; il est le condottiere du premier Paris.
C'est sa nature. Son style est un stylet. Dès le lycée, il efîarou-
chait un jour l'archevêque Sibour en lui lisant des vers répu-
blicains, à l'occasion de la première communion. Il a des sur-
prises violentes, mais drôles, l'énergie, le nerf, l'indignation
éloquente. Il représenta l'opposition la plus intransigeante sous
l'Empire. Il obtint gain de cause, et la République le délivra de
prison pour l'appeler au conseil. La Commune alla trop loin,
pour son goût; il la blâma et fut vilipendé par Flourens; la
révolution dévore quelquefois ses enfants. Il avait réclamé la
RépubUque sous l'Empire. Sous la République il lutta au nom
des radicaux contre l'opportunisme. Il faut toujours un obstacle
à ces natures combatives nées pour bousculer et démolir; le
vide les réduit à l'inertie. Pour cogner il faut rencontrer une
résistance. Rochefort, dont l'activité sommeillait, retrouva les
beaux jours d'estocade dans l'aventure boulangiste. Il éclaboussa
le gouvernement, déversa l'injure et amusa la galerie par le
pittoresque et la brutale variété de ses épithètes qu'il déversait
r.TO LA PliESSK Al" XIX' SIÈCLE
à seaux sur les crânes des gouvernants : « le faussaire Merlin,
Trarieux le tilou, rolain le traître, le mouchard Versaillais
Sigismond Lacroix, le purulent Joll'rin »; tous les ministres
furent des coupe-jarrets, des escrocs, des potdcviniers, des arrê-
teurs de dilig'ences; Constans est à lui seul « saucissonnier »,
chourineur, escarpe ; voilà le ton !
Prévost-Paradol. — A côté de ces leaders il faudrait évo-
quer et convoquer combien d'autres écrivains de haut style qui
furent journalistes à leurs heures : Prévost-Paradol, normalien
à l'esprit brillant, qui dans le Courrier du Dimanche harcela
l'Empire de son ironie hautaine pour se rallier plus tard à lui,
dupé par les formes constitutionnelles; qui mit le poing sur les
plaies du pays, qui dénonça la désorganisation militaire, les
prodromes de guerre, la démocratie grondante, et se tua à
Washington, persuadé que le suicide est un moyen commode
pour sortir de difficulté. Il eut de son temps, comme journa-
liste, une réputation si éclatante qu'elle fut une des plus belles
gloires de la carrière : il en reste à peine le souvenir. L'écri-
vain a seul survécu au journaliste avec quelques excellents
livres.
Divers. — Louis Blanc, cet Espagnol humanitaire, fondateur
du Bon Sens, devint le fauteur de l'association solidaire. Martyr
d'une assemblée affolée au 15 mai, promoteur d'une doctrine
d'amour et de dévouement, dont la forme fausse était celle des
couvents : « A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses
facultés », il fut un homme intégre, pur, bon, qui rêvait le bien-
être du peuple et pi'oposait dans son àme douce, après la guerre
franco-prussienne, (ju'on ajoutât une colombe aux armes de la
ville de Paris en souvenir des pigeons voyageurs du siège.
L'austère Eugène Pelletan, le dénonciateur de la Nouvelle
Babylone, fut le tribun d'une prédication militante comme son
Jarousseau du Pasteur du désert. Sa plume est irritée; il est le
bourreau du second Empire, pessimiste et puritain. L'ancien
secrétaire de Lamartine avait gardé l'élévation des idées et le
sens de la dignité. Le sourcil hérissé, la barbe longue, la taille
haute et voûtée, il mettait une plume preste et cruelle au service
de ses principes arrêtés. Il quitta George Sand, alors qu'il était
précepteur de son fils, pour une question de philosophie, pour
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIII, CH. X
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Armand Colin & C'", Éditeurs, Paris
PRÉVOST-PARADQL
d'après une gravure originale de E. p. Le Rat
LA PRESSE SUUS LE SECUND EMPIRE oTl
un dissentiment sur Lucrezia Florianl et le rôle de la femme,
qu'il voulait discret.
C'est lui qui racontait, avec une ironie âpre, avoir vu dans le
Midi, au 15 août, cette pancarte au-dessus de la porte d'un épi-
cier : « Ce n'est pas moi, c'est ma femme qui illumine ». Il ne
voulait pas que la femme illuminât, quand le mari éteint ses
lampions. L'auteur de la Charte du foi/er fut un écrivain de race,
doublé d'un honnête homme, et ce type n'est pas banal.
Combien d'autres encore, dans des camps divers : le Bruxel-
lois Francis Magnard, qui fut d'abord colleur de bandes au
Figaro et qui ensuite rachètera les libertés de son Abbé Jérôme
par une politique plus conservatrice, défendue au jour le jour
dans de petites notes toujours fort remarquées, pleines de bon
sens, de justesse et d'un léger scepticisme. Il succéda dignement
à Villemessant dans la direction du Figaro^ oh il n'a pas été
remplacé.
A l'opposé, Jules Vallès, le photographe excentrique des
femmes à barbe et des hercules, le porte-voix des réfractaires,
l'Homère de la rue, mal préparé à ce rôle par ses premières
études en vue de l'Ecole normale, et son poste de secrétaire
chez Gustave Planche, révolté qui eut l'horreur éloquente de la
pauvreté, en demeurant bon cœur et ami dévoué, qui laissera
dans les lettres le souvenir d'un bohème endiablé, épris de réa-
lisme brutal et de rêves communistes.
La Presse littéraire. — Du côté des lettres, le journalisme
fut brillant durant cette période.
Paul de Saint- Victor, au Pays, à la Presse, au Moniteur
Universel, à la Liberté, a donné au monde le spectacle incessant
d'une fanstasmagorie scintillante, d'une pluie éblouissante de
métaphores. L'ancien secrétaire de Lamartine aveuglait de son
éclat et de ses paillettes son ancien patron, qui disait : « Chaque
fois que je lis de Saint- Victor, je me trouve éteint ».
11 eut une prodigieuse richesse de vocabulaire et d'images; il
n'eut pas le tact de se mesurer; il fut trop prodigue de son bien
et ne sut pas écouter le conseil de Fénelon, qu'il ne faut pas
charger une étoffe de trop de broderies. « Tant d'éclairs
m'éblouissent, je cherche une lumière douce qui soulage mes
faibles yeux. » Paul de Saint-Victor ne vous laisse pas res-
:i72 LA PRESSP] AU XIX" SIECLE
pirer, et sa lecluro faliiiue. Comme les précieux de l'iiotel
de Rambouillet, il ne làclic pas une métaphore avant de
l'avoir épuisée; comme Sénèque, il ne lâche pas une idée avant
de l'avoir exprimée cinq ou six fois en trop par comparaisons
nouvelles et variées; il piétine, il s'amuse, il tire des feux
d'artifice, il lance des gerbes de fusées, il constelle de points
d'or son champ d'expériences. Dans la fièvre de cette jonglerie
de gemmes, il n'a pas le temps de choisir ses projectiles, dont
l'amalgame est varié et imprévu. Ses idées et ses comparaisons
se choquent avec fracas et étincelles; c'est un tourbillon oîi
tournoicMil les êtres et les choses, qui hurlent souvent d'être
ensemble; il découvre et invente des ra[q3orts surprenants,
compare Antigone à Marie-Madeleine, le pape Léon X à Thé-
mistocle, ou Piron au prophète Isaïe; il semble vouloir aftirmer
seulement l'originalité de sa pensée dans sa persistance à
brouiller les traditions chrétiennes avec le paganisme hellénique
ou les vieilles religions d'Orient. C'est un styliste qui a lu les
livres et vu les tableaux dont il parle, mais qui est trop lyrique
pour abdiquer jamais sa personnalité, et pour s'effacer derrière
son sujet d'études. Celui-ci n'est pour lui qu'un prétexte et une
occasion de briller, d'évoluer savamment devant nous.
Il demande à la lecture ou au spectacle des motifs d'impres-
sions personnelles à exprimer dans un éblouissement de trucu-
lences, de couleurs et de projections lumineuses. Il est agréable
à lire; mais on ne saurait accepter ses jugements sans contrôle :
ce n'est i)as un critique de tout repos.
Jules Janin. — « Oh ISOi! la belle époque pour naître »,
disait Jules Janin. Comme il naquit cette année-là, voilà un
homme qui fut 1res tôt content de son sort. Par la suite, il n'eut
pas à s'en plaindre, il parvint assez rapidement à la tribune
littéraire du journal des Débats. Pendant vingt ans, il fréquenta
les théâtres avec sa figure épanouie dans un collier de barbe,
riant et causant avec l'attitude (ju'on lui voit dans le tableau de
Lazerges, Le foyer de tOdéon,io\\a\ et de belle humeur, ayant
le mot piquant et la raillerie aisée, soit qu'il racontât la réception
académique de Leduc, de Montmorency, soit qu'il fît son (hscours
à la porte de l'Institut. Il était d'humeur gaie. M"" de Girardin
avait dans sa comédie C Ecole des Journal isles représenté ses
LA PUESSE SULS LE SECOND EMPIRE :i73
confrères comme sacripants et princes de débauche; depuis ce
temps-là Jules Janin demandait son chocolat du matin en criant :
« Qu'on m'apporte ma coupe d'orgie! »
Ce gros homme était abondant, amusant, pittoresque; ses
lecteurs étaient ses confidents, il leur parlait beaucoup de sa
personne, avec rondeur et sympathie.
D'influence, comment en aurait-il eu, ne défendant rien de
précis et s'amusant de tout? Il applaudissait Andromaque et
approuvait Hermione; il rompit quelques premières lances pour
Ponsard, quitte à lui casser les dernières sur le dos; il s'extasia
sur Balzac avant de demander des « bottes d'égoutier » pour
s'aventurer dans la fange de ses œuvres. Il n'eut que de l'agré-
ment, il n'eut pas d'effet, ayant négligé de rattacher ses juge-
ments à une doctrine, et cette doctrine à quelque principe qui
donnât à son œuvre le caractère de l'unité. Il fut un franc jour-
naliste.
Sainte-Beuve. — Mais voici Sainte-Beuve en personne.
Un peu de malignité envieuse, des complaisances pour le pou-
voir, des insistances sur les causes g^rasses, un esprit souple,
une étonnante puissance de lecture, une grande mobilité de
goûts, une intelligence étrangement et rapidement compréhen-
sive, le besoin du pittoresque et du détail concret, une imagi-
nation que la poésie n'a pas tarie, et qui lui sert à remettre sur
pieds et en pied les hommes de son étude, des prétentions justi-
fiées à faire « une histoire naturelle des esprits », mais gênées
par la tendance constante à faire saillir en relief puissant les
individualités au-dessus des lois générales, Sainte-Beuve eut
tous ces dons et ces quelques faiblesses. Il a donné l'exemple
d'un labeur gigantesque qui eût mérité de laisser dans l'histoire
littéraire des traînées plus profondes et des influences plus
décisives. Il n'a pas fait école comme Taine, qui avait la doc-
trine plus haute et mieux arrêtée.
Sainte-Beuve est un curieux charmant, un fin connaisseur,
un critique solidement averti, qui parle une langue exquise,
souple, séduisante, imagée, riche en bonheurs et en trouvailles
d'expressions.
Il a tout lu, tout vu, tout jugé; il faut le consulter et le citer
sur tous les sujets de notre littérature et sur bien des points de
r.74 LA IMIKSSK AU XIX" SIECLH
notre histoire; ses portraits sont si vivants, si merveilleuse-
ment expressifs, qu'ils n'ont pas encore été revisés, sauf excep-
tions. Mais malgré ses aspirations, il a manqué d'une élévation
suffisante dans sa doctrine, dont la teneur est parfois craquelée;
il voit plutôt de près que de haut; il a des curiosités de micro-
graphe qui s'amuse sans jamais nous ennuyer, et qui s'écrie :
« La critique est une légère dissection. »
Mais quel charmeur et quel aimahle guide! Il faut songer à
l'impatience que devaient ressentir ses ahonnés du Moniteur le
jour où leur journal leur apportait le nouveau lundi, et à leur
joie de lire d;ins leur jirimeur ces pages délicieuses qui resteront
longtemps la séduisante encyclopédie littéraire de notre temps!
Elles n'ont nullement vieilli, elles ont toujours honne et fraîche
mine sous la reliure des volumes, et cette éternelle jeunesse
constate le faihle titre de leur auteur à s'appeler journaliste.
Les pages qui durent prouvent par leur longévité qu'elles étaient
des volumes découpés en tranches et qu'elles n'appartenaient
pas à la famille de ces éphémères destinés à vivre quelques
heures, comme les papillons de l'Hypanis.
C'est Edmond Ahout qui disait : « Le journal est comme les
petits pâtés, il doit être mangé à la houche du four. »
S'il est hon encore après des années, ce n'était pas du petit
pâté.
Vaccxuerie. Edmond About. Nisard. Scherer. — Il
faudrait ici encore dire les colères nerveuses du romantique
Vacquerie, qui faisait dans le Rappel grimacer ses profils de
classiques honnis, et condensait ses amusantes attaques dans de
courts paragraphes oîi hrille l'art du mot de la fin : « Lovelace,
c'est l'envers de l'orgueil, c'est la modestie de Satan », ou :
« Prométhée dédaigne Jupiter et plaint le vautour. » On ferait
un ample choix, de ces phrases ou de ces pages où triomphe
l'antithèse, et où le journaliste fait preuve qu'il a profité à l'école
de Victor Hugo.
Normalien, voltairi<>n, d'esprit plus agile que fort, tapageur
et impertinent, nettement anticlérical, indépendant que l'Empire
décora, Edmond Ahout fit les délices des lecteurs du Figaro, du
Moniteur, de V Opinion nationale, du Gaulois et du XI X" Siècle,
qu'il fonda. Après la guerre de 1870, ce Lorrain fit de son
LA PUKSSI': sous LE SECOND E.MPIUE 57:;
patriotisme et de son républicanisme naissant un amalgame
d'où jaillirent de belles étincelles dans des gerbes d'articles drus
et forts, plus agréables peut-être de forme que solides de fond.
Faut-il nommer ici Désiré Nisard, qui apportait au Journal
des Déhals et au National son esprit systématique et pénétrant,
sagement habile à comprendre les auteurs que lui permettait
d'étudier son intransigeance purement classique; ou Scherer, un
protestant à l'esprit libéralement ouvert, subtil et hardi, ana-
lysant avec son style impeccable les littératures étrangères et
nos grands philosophes?
Villemessant. — Mais la chronique nous réclame et nous
éloigne de ces esprits sages et pondérés. A nous les grelots et la
cravache ! Voici d'abord Villemessant ; comme Emile de Girardin,
comme Armand Garrel, il est un enfant de l'amour. Il vendit
d'abord des rubans en province avant de faire les feuilletons de
modes à Paris. Après 1848, il s'essaya à la satire et débuta à la
Chronique de Paris, dans la carrière du persiflage, où il allait au
Figaro passer maître, « raconter le demi-monde aux gens du
monde », et habiller sur des vétilles, ce qui était le seul amuse-
ment permis sous l'empire. Le gouvernement appuya ce journal
qui empêchait le j)ublic do s'ennuyer et de réfléchir. Légei",
gouailleur, futile, il excella dans ce genre qu'il définissait nette-
ment le jour où il déclarait : « Un chien qu'on écrase sur le
boulevard est plus important qu'un grand homme qui meurt
à New-York ».
Taillé en hercule, il ne craignait pas de s'attirer de méchantes
affaires; sur le terrain, il changeait la rencontre en véritable
pugilat, cherchant surtout à briser l'épée de son adversaire. Une
de ses victimes le frappa un jour de sa canne plombée. Quand
l'opposition releva la tète, il laissa ses rédacteurs, notamment
Henri Rochefort, railler les hommes et les choses, et transforma
le Figaro en journal polificjue, en créant à côté de lui le Petit
,Figaro d'allure toute littéraire. L'Empire se débarrassa de ses
attaques en l'achetant. Après la guerre, il se voua au comte de
Ghambord, qu'il alla voir à Frohsdorf et dont il disait au retour :
« G'est un terre-neuve qui n'ose pas se jeter à l'eau ».
Il n'eut pas assez de conviction pour exercer une influence.
Il fut expert en ironie et inventa le journalisme frivole; il divertit
r.70 LA PIIESSE AU XIX'' SIECLK
vson tonips. 11 avait une j)ièlre idée de son [uihlic, et le tenait
pour une franche bêle qu'il faut lierner et réjouii'. 11 montrait
une lettre d'un abonné qui, averti par le Figaro (ju'une afïaire
financière trop léiièrement recoin mandée était sans garantie,
lui écrivait : « Je vous remercie de m'avoir mis en garde. J'allais
prendre mille francs d'actions; mais comme l'affaire est mau-
Yaise, ayez la Itonté <le ne m'en acheter que pour cinq cents! »
Il fut un pur Parisien, si l'on accepte la définition connue :
<( Un sceptique dans le paletot d'un naïf ». Au fond, il était bon.
11 pleurait sur le sort de Marie-Antoinette, et secourait les amis
-en détresse.
Roqueplan. — Voici à ses côtés Uoqueplan, le distillateur
pervers de la Parisine, type sémillant du boulevardier, pour
qui l'Opéra et le Vaudeville étaient les octrois de Paris, qui
s'habillait chez lui tout de rouge, botté de grands mocassins
brodés, «l'air à moitié bourreau, moitié Ojibewas». Au Fif/aro,
un Coin^titutioniiel, il observait et dépeignait hommes et choses
en sceptique railleur, créait au besoin des mots, comme celui
<le lorette. Doué d'une activité que ne lassa pas la direction
d'une demi-douzaine de théâtres, il se tirait des mauvais pas
avec esprit. Ce fut un enfant terrible de Paris, un Beaumarchais
au petit pied, pilier des cafés à la mode et des coulisses, un
arbitre des élégances et un dandy coquet de la chronique.
Alphonse Karr. — On montre encore à Saint-Raphaël, en
face de l'Oustalet don Capelan (ju'habita Gounod, une maison
nichée et enfouie dans la verdure, silencieuse et recueillie devant
la mer bleue. C'est Maison Close, le dernier abri d'Alphonse
Karr, le nourricier des Guêpes. Il appartient au journalisme par
ses articles du Figaro et surtout par ses Guêpes, d'abord vives,
alertes, spirituelles, piquantes; elles vieillirent cependant, et
tirent plus tard entendre de monotones BoKrdonne»ients. 11 avait
l'humour, la fantaisie, le mordant; il |»iend une attitude, une
pose sympathique, il arrange ses effets et dispose ses acces-
■soires; prenez comme type la page de l'attentat commis sur
lui par son ennemie Louise Collet. 11 eut le don du mot et du
trait. Il a laissé des pensées justes : « Le métier d'écrire et
celui de gouverner sont les seuls (|u'on ose faire sans les avoir
appris, y 11 reprenait, pour l'exprimer avec moins de force,
LK JOURNALISME CONTEMPORAIN 577
mais non sans bonheur, la pensée de Pascal, Pourquoi me
tuez-vous:'
« On adore la gloire militaire, qui ccmsiste à tuer sans haine,
sans motifs, le plus grand nombre |)Ossible d'hommes nés sous
un autre ciel, et cela dans des conditions tellement singulières
que si demain ce pays se soumet, après avoir été suffisamment
ravagé, il devient un crime puni par les lois, par l'horreur et
par le mépris universel, de tuer un seul de ses habitants qu'il
était si glorieux de massacrer hier. »
Il eut des trouvailles comme son fameux cri à propos de l'abo-
lition de la peine de mort : « Que messieurs les assassins com-
mencent! » Son talent est fait d'esprit et de douce philosophie :
« On se plaint que les roses aient des épines . pour moi je m'es-
time heureux que les épines aient des roses. « La politique ne
lui réussit pas; il gagna la retraite du sage, taquina le goujon
et fit un Traité de pêche, développa la culture des violettes,
découvrit Étretat, puis Saint-Raphaël, et entra dans l'horticul-
ture. Quand parurent ses derniers ai'ticles, bien des gens ne
pensaient plus à lui, et il fit l'effet d'un revenant. D'ailleurs ils
étaient si ternes (ju'on fit courir le bruit de sa mort, et l'on
disait que sa cuisinière abusait de son nom pour écrire ses
commérages et ses mémoires.
IV. — Le journalisme contemporain.
Depuis vingt-cinq ans, la presse a })ris des développements
et un caractère de plus en plus précis : elle devient l'organe de
l'information, au détriment des doctrines et de la chronique.
Le pouvoir s'est rallié à l'opinion de Thiers :
« La Presse peut être libre sans danger, et il n'y a que la
vérité de redoutable; le faux est impuissant, et il n'y a pas de
gouvernement qui ait péri par le mensonge. »
Liberté relative de la presse. — La Presse est libre,
pourvu que l'imprimeur et le g-érant responsables signent le
journal, que leur déclaration de publication soit dûment déposée
et légalisée, et qu'ils se soumettent aux lois ordinaires relatives
soit à la diffamation, soit aux outrages aux bonnes mœurs. Il
Histoire de la langue. VHI. 37
578 LA l»Hh:sSE AL' XIX" SIEHLK
ne leur est permis d'insulter ni le Président de la République
ni les ambassadeurs : on leur livre seulement les ministres.
Une des rares obligations qui leur soient imposées est celle
de rectifier dans les trois jours toute fausse nouvelle pouvant
porter dommage : ce n'est pas le public qui se plaindra de cette
mesure. Les responsabilités sont étendues libéralement sur le
gérant, l'éditeur, l'auteur, l'imprimeur et le vendeur. C'est toute
la latitude possible; et nous voyons les beaux résultats de cette
liberté dans les étonnantes feuilles (|ui poussent sur le pavé de
Paris. Bien qu'il y ait des injures qui honorent, leur assiduité
ébranle, dans le peuple, le principe de l'autorité et le respect
des institutions. La seule restriction apportée à leur développe-
ment est la défense faite aux colporteurs de crier et d'annoncer
autre chose que le titre du journal. Les directeurs de journaux
ont tourné la difliculté et remplacé l'annonce orale par les som-
maires écrits et les litres à cheval.
Il y a tout un art pour le libellé de ces « vedettes ». Il faut
frapper le regard, mordre l'attention des gens affairés et qui
courent, les arrêter, par une rédaction truculente et brève,
propre à affrioler un public curieux de scandales, d'injures,
d'actualité brûlante. L'actualité! Ce mot est à présent le sésame
du journalisme, et il en causera la mort. La littérature et les
développements s'en éloignent; tout est à l'information rapide,
et la Presse est le royaume du reporter.
Mécanisme du journal moderne. — Un journal est ordi-
nairement dirigé par un rédacleur en chef, assisté d'un secré-
taire de rédaction pour établir la mise en pages, d'un adminis-
trateur pour la partie commerciale etd'un gérant pour purger les
condamnations.
L'article de tète, dit « premier Paris », est confié à une plume
autorisée et connue, et traite la question à l'ordre du jour, de
quelque genre qu'elle soit, politique ou anocdotique.
Viennent alors les Echos , nouvelles mondaines contées en
filets minces, et souvent taxées par l'administration <|ui met à
prix les places réservées à la vanité humaine. C'est la partie
vivante et variée du journal, le tableau de la vie dans les mondes
les plus intéressants, et chaque journal choisit le sien pour
plaire à ses lecteurs. Ici c'est le milieu (li|»lomatique, — hi
f
LK .lOUHNALlSM?: CONTKMPOHAIN :i79
c'est le demi-monde, h^'chotier qui dirige et insère ces notes a
une certaine influence par son pouvoir de distribuer la publicité
et de caresser Famour-propre. Après un second article d'actua-
lité vient le compte rendu des séances du Parlement et du Con-
seil municipal, des tribunaux, le lot des principales dépêches
de Fétranger, la relation des premières représentations théâ-
trales de la veille, en deux parties, confiées au critique et au
soiriste, les faits divers colligés par les reporters, le courrier
des théâtres, l'article sur la Bourse et les valeurs, l'article sur
le sport, les annonces de la quatrième page, qu'on désig'ne du
nom pittores(|ue « le mur ». Au bas des colonnes, au rez-de-chaus-
sée, s'allong-ent les feuilletons. Le mouvement de la librairie
n'est plus guère marqué que par l'insertion payée de notules qui
déclarent l'ouvrage le chef-d'œuvre du temps. Un critique artis-
tique visite pour les lecteurs les expositions de peinture. Un
liseur (h'^coupe dans les journaux rivaux des extraits d'articles
et met sous les yeux de l'abonné une revue de la presse chaque
matin.
Les journaux paraissent à toutes les heures du jour : la plupart
sont du matin. Les feuilles du soir commencent leur apparition
vers trois heures de l'après-midi et font, selon les événements,
trois ou quatre éditions successives, dont chacune ne diffère de
l'autre que par un petit paragraphe ajouté en « Dernière Heure ».
Les relations sont minutieuses et long'ues comme une descrip-
tion de Balzac, circonstanciées comme un rapport d'huissier.
l^a mort de Louis XVI est racontée en soixante-dix lig-nes
dans les journaux du temps les plus prolixes : que de supplé-
ments exigerait aujourd'hui un fait divers de cette enverg-ure!
Et voilà déjà une plaie du journal moderne : le bavardage. Le
journal français est court en comparaison du journal ang'lais
et américain. Il est encore trop long-, il fait perdre trop de temps
et n'en laisse plus pour le l'ivre, qui seul approfondit, instruit,
met en garde contre les aperçus superficiels. On en revient au
souhait si sensé d'Arsène Houssaye (qui ne connaissait pour-
tant pas le grand format et les six pages) pour les journaux de
son temps : « Vive le journal qui ne paraîtrait que quatre fois
l'an avec quatre pages! un numéro par saison. Et il serait
malaisé de tout dire en ces quatre grandes pages ! Un tel journal
r.80
LA l'ilESSl-: AT \IX" SIKCLE
n'osorait point paraîlre pour (lél)itor des niaiseries philoso-
phiques, littéraires et chronicales. »
Le dernier journal de la journée paraît à dix heures du soir.
L'actualité est un chani]) (pie drainent sans cesse d'heure en
heure les api)areils conipliipiés de la Presse; elle n'y laisse
rien. Ses moyens d'exploration sont si nombreux et si perfec-
tionnés que la moisson est toujours abondante. Plus on demande
à un terrain, plus il rend. C'est l'inactivité qui rend stérile.
L'information rapide. — La iirande affaire est d'informer
le public presque au moment où le fait s'est produit. Le minis-
tère est-il renversé? des sénateurs se sont-ils pris de querelle?
Une actrice a-t-elle divorcé? Un grand incendie a-t-il éclaté?
Le devoir du premier journal à paraître à cette heure-là est
d'annoncer aussitôt l'événement par ses camelots du boule-
vard. Il faut à cet effet connaître vite les détails, soit par le
téléphone dont la sonnerie n'arrête pas, soit par le reporter,
souvent primpé sur une bicyclette; il faut rédiger A'ite, compo-
ser les feuillets au fur et à mesure et travailler avec cette hâte
fiévreuse que presse l'heure.
La partie typographique est importante et encore imparfaite.
L'information, qui a à son service le téléphone et le vélocipède,
manque d'un moyen rapide de composition. On n'a pas encore
adopté l'excellente machine à composer des Américains, qui
imprime les caractères en relief sur la feuille d'étain.
La nouvelle immédiate est la seule qui ait son prix. T^e
journal de la veille — ou le soir, celui du matin — est aussi
méprisé que les vieilles lunes.
Au temps de La Bruyère, le devoir du nouvelliste était de
dire : « 11 y a tel livre qui court qui est imprimé chez Cramoisy » ;
de se coucher le soir sur une nouvelle qui se corrom|)ait la nuit.
C'était l'enfance de l'art. Aujourd'hui il ne se couche pas sur
une nouvelle; quand il se couche, la nouvelle est déjà imprimée
et répandue par la poste à des milliers d'exemplaires; il ne
sait pas seulement qu'il y a tel livre qui eoiirt; mais que tel
livre est en projet chez tel éditeur, et en germe dans le cerveau
de tel écrivain ; il donne les faits du jour et du lendemain; c'est
la chasse aux informations de la dernière heure ou <le l'heure
luochaine; le reporter vit dans un état d'ébullition perjtétuelle,
LE JOURNALISME CUMEMPOllAIN :i81
(ractivité fébrile, qui est l'image même Je la vie des cités
modernes.
Reportage et intervie'w. — Le reporter, armé de son
calepin et de son crayon, exerce un dur métier; il court de porte
en })orte, visite tous les commissariats de police, où il copie les
résumés qui notent les chiens noyés, les assassinats, suicides,
faits divers, incendies, écrasés; il fréquente les secrétariats
d'administrations, de ministères, de théâtres, les concierges, les
bouti(|uiers, interroge les passants, écrit sur ses manchettes, et
revient haletant au bureau de rédaction pour que la dernière
nouvelle soit rédigée et composée avant l'heure du tirag-e.
La renaissance et le dévelo[)pement de l'esprit scientifique
dans la seconde moite de ce siècle ont eu une influence déci-
sive sur la littérature, devenue précise, réaliste, documentée.
Le document! le journalisme actuel ne demande plus autre
chose; l'ancienne brillante chronique passe pour bavardage et
radotage ; il ne s'agit plus de considérations à côté ni de réflexions
personnelles; il faut des faits, et le reporter est l'ouvrier (|ui
les découvre. Il est partout à l'afTiit et aux aguets, il est l'indis-
crétion même, il force les portes et les coiîsciences, et fait
parler les plus rebelles par une invention nouvelle qui a nom
l'interview. C'est l'art d'écouter les paroles d'autrui à domicile
pour les défigurer à l'impression. Ce qui étonne le plus, c'est la
candide et im[)assible complaisance des gens que le reporter va
déranger chez eux et qui parlent devant leur visiteur; le désir de
paraître l'emporte sur celui d'être cru raisonnable. L'interview
est le triomphe de la vanité. Et que penser encore de ces lec-
teurs bénévoles à qui l'on distille la pensée des maîtres à travers
le canal engorg^é du choniqueur, et qui croient boire à la source?
Aux gens du monde, aux gens de lettres que flatte l'honneur
d'être questionnés par l'opinion, il faudrait rappeler la réponse
que s'attira un reporter antique de la part d'un brave général
qu'il interviewait.
Artaxercès rencontrant ïhémistocle exilé voulut l'interroger
sur la situation générale des affaires de la Grèce. Le héros
grec répondit: « De même qu'une tapisserie, le discours a
besoin d'être développé jtour étaler les figures qui en font la
beauté; il me faut du temps pour exprimer ma pensée. »
:i82 LA l'KKSSI-: AU XIX' SIHCLK
Nos maîtres d'aujourd'hui n'éprouvent plus assez le besoin de
développer leurs tapisseries; ils nous servent dans leurs inter-
views leur pensée en rouleaux.
L'interview a ses petites et grandes entrées dans la man-
sarde, et au palais, chez la concierge dont la tille a un prix au
Conservatoire, chez la blauchisseuse élue reine de la mi-carême.
Le reportage et l'interview ont attiré Fernand Xau, Pierre Gif-
fard, Paul Ginisty, Hugues Le Roux; Fernand Calmette va faire
causer les rois, et M"*" Séverine va montrer son carnet au Pape.
Charles ChinchoUc traverse les pays avecla mobilité d'un explo-
rateur, et Adolphe Brisson, Jules Huret interrogent les notoriétés
littéraires ; Paulian se déguise en loqueteux pour étudier chez
eux les misérables; d'aucuns, parla passion de la documentation
véritable et scientifique, et pour voir les choses de plus près, ont
chargé sur leur dos les crochets du père Martin, ont poussé la
voiture à bras du déménageur populaire, ont manié les brosses
du cireur de bottes, ont gratté la guitare des chanteurs des
cours.
Il est louable d'être exactement informé ; mais qui ne voit quel
discrédit une pateille jjréoccupaliun jette sur un genre, si elle
est exclusive! A qui en douterait, il faudrait faire relire cette
belle page de Gounod qui affirme les droits de la grandeur de
l'absolu devant le contingent et le relatif : « Ne tombez pas dans
cette étrange et funeste méprise de confondre l'existence avec
la vie : bien que soudées l'une à l'autre par la loi créatrice, il
n'y a pas deux notions qui soient plus disparates. C'est le relatif,
le fugitif qui est le milieu propre à Yrxisteuce; mais la vie ne se
<lilate et ne s'alimente que dans la tendance vers l'absolu. Sou-
venez-vous qu'on ne meurt que d'avoir préféré l'existence à la
vie. »
Le journal s'avilit parce qu'il ne tient plus compte que de
l'existence.
Le goût de l'informalion rapide, sèche , nette , est anglo-
américain. Il plaît au goût français, mais il ne le contente pas
complètement. Nous avons l'esprit trop prime-sautier, trop
ouvert aux choses de l'esprit pour nous payer de dépêches en
style poussif. L'abus du journal d'information pure a eu pour
corollaire l'apparition du journal littéraire, qui mêle aux nou-
LE JOURNALISME CONTEMPORAIN r,83
vellcs de l'heure |irésente des contes, des fantaisies, des
poésies et des chansons.
La clironique. — Comme la carte-télégramme a tué le
genre épistolairo, Tinformation par fil spécial a porté le dernier
coup au genre aimable, qu'illustrèrent, après M"" de Sovigné,
Colnet et de Jouy, (luinot, de Pontmartin, Paul d'Ivoy, Alta-
roche, Taxile Delort, Villemot avec sa verve endiablée si joli-
ment dépeinte par Edmond About, dans ses lettres à sa cousine
Madeleine : « L'excellent petit homme! il nous contait les his-
toires les plus drôles sans qu'on fût jamais oblig^é de nous faire
sortir du salon. Il avait énormément d'esprit sans dire du mal
de personne. Grand-papa l'écoutait en se frottant les mains et il
me disait de temps à autre : « Valentin, si jamais tu écris dans
« les gazettes, tâche de ressembler à Villemot. » C'étaient aussi,
Timothée Trimm, que la caricature représentait portant à bout
de bras 365 chroniques par an; Arsène Houssaye, le spirituel
historien des Mille et une Nvits parisiennes, dont l'élégante
galanterie a laissé comme un parfum capiteux dans son œuvre :
aimable fantaisiste, qui fut médaillé de Sainte-Hélène, parce
qu'il fut blessé en 1815, étant encore dans le sein de sa mère ;
Champfleury, le souriant collectionneur de faïences, de mots
drôles et d'anecdotes; Albert WolfF, ce cousin éloigné de Henri
Heine, qui brilla au Figaro, qui se fit pardonner la hideur de
son visage par l'éclat de son esprit, et qui remarquait, non sans
à-propos : « Depuis bien des années je me demande pourquoi
la Providence m'a fait naître en Allemagne, quand elle me des-
tinait à écrire en français ou à peu près ». Il fut un de ces sémil-
lants représentants de l'esprit parisien qui naquirent pourtant
loin de Paris, comme Hamilton ou Galiani, Grimm ou Gleichen,
Fiorentino ou Tchene Ki TonEr.
La brillante et piquante chronique languit; Rigault, Villemot
et Woltr n'ont pas été remplacés. Tout le monde aujourd'hui se
pique de chroniquer, et bien peu se survivront. M'"* Séverine a
de l'allure, de l'esprit, de la verve et du mordant; Grosclaude,
Alphonse Allais et quelques autres font rire ou sourire; ils sont
les Tabarins de la Presse. Si la parenté ne me l'interdisait pas,
j'oserais dire que la Vie à Paris de Jules Claretie est la meil-
leure manifestation de la chronique contemporaine. Le reste de
r,8V LA PRKSSK AU XIX' SIECLI-:
la foule chroniqueuse est composé par tout ce qui tient une
plume à Paris, romanciers, dramaturges, poètes, qui disent leur
avis de tout, là où on le leur laisse dire.
La presse d'affaires et la publicité. — Un vice encore
])lus erave compromet le journalisme, et c'est la tendance du
directeur à tout faire payer : il devient commerçant, marchand
de publicité, fournisseur des vanités mondaines. Il supprime son
critique des livres; les éditeurs qui veulent informer le public
de leurs nouvelles publications paient la réclame au môme
titre que les pharmaciens ou les fabricants de bretelles. Tout
ce qui touche de près ou de loin à une personnalité ou à une
entreprise est l'objet d'une taxe. La réclame envahit toutes les
pages, s'embusque au coin des colonnes, se déguise pour sur-
prendre le lecteur et violenter son attention. Vous croyez lire le
récit d'un accident, un incident politique, une anecdote rela-
tive à quelque personnage en vue : au détour de la ligne vous
vous apercevez que vous êtes dupe, et c'est un droguiste qui se
présente à vous, le sourire aux lèvres , avec l'indication du
prix de la boîte. Les plus grands journaux se font le tort de
tourner au genre des petites affiches, comme s'ils espéraient
leurs revenus non des lecteurs, mais des annonces. Le public se
chargera de les remettre à la raison, le jour où il dénoncera la
supercherie, et trouvera qu'il serait bien naïf d'acheter, au lieu
d'un journal, un prospectus. Sieyès ne savait pas si bien dire,
ou prédire, quand il s'écriait : « La Presse est le commerce de
la pensée ! »
La critique littéraire. — Les livres ne sont plus l'occa-
sion de ces aimables et fines causeries qu'écrivaient les Ville-
main, les G. Planche, les Hippolyte Rigault, les Schérer. Ernest
Legouvé, le vaillant et sympathique vieillard, signe encore allè-
grement de substantiels articles de critique littéraire dans le
Temps; le fin et mordant Doumic, l'ingénieux Chantavoine,
l'agréable Philippe Gille, Gaston Deschamps, Henry Bérenger,
G. Pélissier, Ed. Petit, Parigot et quelques autres forment la
|)halange de plus en plus réduite des liseurs et des juges. Un édi-
teur disait un jour avec grande raison : « Nous avons beaucoup
d'écrivains de talent qui font quantité d'excellents livres; ceux-ci
ne se vendent pas, parce qu'il n'y a plus moyen pour nous
LE JOURNALISME CONTEMPORAIN oSIJ
(Famener jusque sous les yeux du public les pages qu'il pourrait
et devrait lire ». Il est vrai : le public n'est plus guidé ni ren-
seigné; le journal n'est plus un avertisseur sincère et utile, c'est
un charlatan qu'on paie pour prôner. Le public, ayant été trop
de fois dupe, se défie et se rebelle contre les conseils de ce
mentor perfide et salarié; il est dérouté, désorienté sur l'océan
des livres nouveaux dont la marée monte toujours; il s'y perd,
il renonce à choisir, et, sollicité d'autre part par les exercices à
la mode, les sports variés, le yacht ou la bicyclette, l'automo-
bile, ennemis jurés de la librairie, il se complaît dans une absten-
tion dont éditeurs et auteurs n'ont pas à se complimenter.
La critique se meurt; elle périt sous les coups répétés de la
réclame et de l'amour du lucre. Le directeur de journal ne
laisse plus son collaborateur s'exprimer librement sur un
livre dont l'éloge de commande lui rapportera du profit. Il ne
fait même plus les frais d'un rédacteur chargé de lire et d'ap-
précier les livres; les éditeurs lui épargnent cette dépense super-
flue en joignant à l'envoi du volume une petite note qui s'ap-
pelle une « prière d'insérer » et qui sûrement ne vilipende pas
l'ouvrage, par la raison qu'elle a été rédigée par son auteur.
Voilà où en sont nos mœurs littéraires.
La Bruyère ne pourrait plus aujourd'hui plaindre le métier
fatigant de la critique. « La critique souvent n'est pas une
science, c'est un métier, oi^i il faut plus de santé que d'esprit,
plus de travail que de capacité, plus d'habitude que de génie. »
Celle-ci ne coûte plus grand'peine, et ne mériterait même pas
sa compassion dédaigneuse.
La critique dramatique. — La critique dramatique a
résisté plus longtemps que celle des livres : elle est sapée et elle
périra par des causes différentes, en particulier par la hâte qu'a
le public d'être renseigné. Autrefois le critique prenait son
temps pour juger, et consacrait aux grandes œuvres le loisir et
le soin qu'elles méritaient. Il n'en est plus ainsi. Il existe encore
deux ou trois feuilletons du lundi : il y a toute apparence qu'ils
disparaîtront avec leurs titulaires actuels. Le journal est bien
trop pressé pour attendre. Le rideau se baisse à une heure du
matin sur la pièce nouvelle; il faut que deux heures après les
machines roulent et qu'aussitôt la poste distribue à tous les
:i8(l I.A l'IlKSSK AT XIX' SIKOLE
coins (lu monde les trois ou quatre colonnes imprimées où le
critique ordinaire de la feuille dit son avis motivé sur la nou-
veauté. Où prendre le temps matériel de les écrire? Tl est donc
nécessaire que le compte rendu soit fait non pas immédiatement
après la première représentation, mais avant! Ce n'est pas un
compte rendu, c'est une prophétie : de là l'institution des répé-
titions générales. Bientôt elles ne suffiront plus, que dis-je?
elles ne suffisent déjà plus. Des gens appelés courriéristes, soi-
7istes, racontent la pièce, non pas devant que les chandelles
soient allumées, mais hien devant qu'elle ait quitté le tiroir de
l'auteur, ou même sa cervelle. On sait un mois d'avance quels
seront les décors, quels seront les interprètes, quels costumes
ils porteront, et le soir de la premli're, des papiers distrihués
donnent leur nom et leur âge, la hiographie de l'auteur, le sujet
delà pièce : le théâtre lui aussi fera bientôt faire aux directeurs
de journaux l'économie d'un critique dramatique et aura ses
« prières d'insérer » grassement rétribuées. Voilà l'avenir. Le
journal devient un bazar où tout s'achète et se vend, et le public
est la première dupe de ses impatiences. Il n'est plus renseigné
du tout, et il attend un Journal intègre.
Pour l'art dramatique, le talent perspicace, pénétrant et ori-
ginal d'Emile Faguet, un des juges les plus surs de ce temps,
la science de Larroumet, la facilité aimable de Paul Perret,
de Henry Fouquier, ou tle Pessard, la sévérité louable de
Léon Kerst, et bien d'autres écrivains autorisés et experts
comme E. Lintilhac, Jean Jullien, Aderer, H. Bauer, Bernard-
Derosne, constituent un corps assez Aaillantde critique tbéâtrale.
Au-dessus d'eux, et autrement, deux hommes se partagent
actuellement l'empire du feuilleton. (Test Francisque Sarcey'
et Jules Lemaîlre. Le sens commun est leur point commun.
Ils se complètent agréablement l'un par l'autre.
Ces deux figures sont bien distinctes et chacun des deux cri-
tiques a sa physionomie nettement caractérisée. L'un est le
représentant fidèle et adéquat de l'opinion du grand public, dont
il a une inluilion singuHère. I^'autrc représente l'esprit, la
finesse, le dilettantisme délicat, les impressions vives et distin-
I. Francisque Sarcey est niorl iicndanl rinipression de ce volume (10 mai 1899).
LK .lOl'H.XALlSME CONTEMPUUAIX :i87
guées. Le premier parle au nom «lu lion goût, de l'art classique
si l'on entend par ce mot celui qui répudie les excentricités, les
acrobaties de style ou de composition, les essais aventureux.
Le second ne connaît d'autre goût que le sien, qui est éclec-
tique, ondoyant et indulgent. L'un défend et impose sa doc-
trine, très nette, très ferme, très pénétrée du principe de la
nécessité pour les œuvres dramatiques de s'astreindre à de cer-
taines règles qui sont celles des maîtres, netteté d'exposition,
clarté de l'intrigue, prog:ression de l'intérêt, précision des carac-
tères, unité de l'action qui doit s'agencer autour du point cul-
minant ou « scène à faire »; l'autre n'affirme pas, ne demande
rien, n'inflige et ne réclame aucun postulat, et se fait une double
loi de n'écouter que son caprice et ne considérer que son plaisir.
L'un est un doctrinaire obstiné qui durant vingt ans a martelé
sur l'esprit du public le boulon de ses idées têtues avec une per-
sévérance que n'ont déconcertée ni les attaques ni les railleries -,
l'autre est un aimable fantaisiste qui vibre à tous les chocs, et
qui cache sous un scepticisme souriant l'amour du beau et l'hor-
reur du mauvais goût. Jiu fond tous deux sont du même avis :
mais celui-là fait de son feuilleton un apostolat, celui-ci ne
redoute rien tant que de sembler violenter son prochain.
La forme dans laquelle ils s'expriment n'offre pas moins de
diversité. L'un écrit avec bonhomie et sans gêne, sans souci de
la lime, avec des vulgarités qui bousculent du coude de déli-
cieuses trouvailles de style, d'expressions et d'heureuses ren-
contres de plume. Il le sait, il lèvent. Il écrit pour le lundi, non
pour le livre, et il se refuse à réunir en volumes la collection de
ses précieux articles. C'est une grande et rare preuve de sagesse
que ce renoncement, bien peu l'auraient à sa place, et d'aucuns
chercheraient dans la publication annuelle d'un volume pério-
dique un regain de notoriété et de profit. Il a pleine conscience
que ses articles sont écrits pour la semaine qui les voit naître,
avec le sans façon qu'il aime, il juge inutile de les fixer dans un
in-douze, de se soumettre à une critique minutieuse qu'il ne
cherche pas et dont il n'a cure; et d'autre part il se refuse à
donner à ses chroniques un tour différent, une forme plus
châtiée, une tournure compassée : il sait qu'il les priverait d'un
grand charme.
588 LA PRESSE AU X1X° SIECLE
L'autre aime et soiiiiie la forme, il réunit en volumes annuels
ses Jmp7'essions de thcàtre, (|ui conservent toujours leurs qua-
lités (le finesse, d'agrément, de perspicacité pénétrante et iro-
nique. Il pi'omène à tous les spectacles sa curiosité en éveil el
se laisse aller à ses paradoxes inolïensifs et à ses émotions
douces. C'est un délicat, un penseur, qui philosophe spirituelle-
ment sur les sujets les plus humbles et qui cherche les con-
trastes comme il aime les contradictions. « C(dui, dit-il, qui
étant entré le matin à l'église s'en va le soir à l'Éden-Théàtre
a])rès avoir flâné sur les boulevards a })u, s'il sait voir, apprendre
des choses qui ne sont pas dans les manuels. » Il s'amuse et il
s'étonne avec une naïveté piquante de sa propre versatilité et
M. Gréard pouvait lui dire, résumant avec finesse les traits de
cette figure mobile : « J'aime, dites-vous, les gens qui sont de
leur religion et de leur opinion, }>eut-ètre parce que je ne suis
pas toujours de la mienne. L'eng'ageant aveu, monsieur, et
peut-on mettre plus de belle humeur à nous introduire dans vos
luésintelligences avec vous-même! «
Critique artistique, scientifique, musicale. — L'in-
nombrable quantité de toiles mal peintes et de sculptures
affolées qui tombent en ava:lanches périodiques ou demeurent
quelque temps accrochées aux murs de nos multiples exposi-
tions artistiques est appréciée A'aille que vaille par une armée
de critiques dont la plupart seraient aussi parfaitement désignés
pour suivre les g-randes manœuvres ou les matches cycliques.
Il faut seulement tirer de pair des hommes comme Eug. Miintz,
Charles Yriarte, Paul iMantz, André Michel. Ajoutez, si vous
voulez, Arsène Alexandre et Roger Marx, ces pâles descendants
des Charles Blanc, des Paul de Saint-Victor, des Théophile Gau-
tier, des Delécluze, que renierait Diderot lui-même.
Les sciences aussi ont leur petite place dans le journal, vul-
garisées au jour le jour par des spécialistes à rôle d'intermé-
diaires. Ils sont le canal entre le savant et la foule; ce sont les
commissionnaires du laboratoire, les nouvellistes de l'amphi-
théâtre, les chroniqueurs de la chambre noire, et ils s'appel-
lent : IL de Parville, Max de Nansouly, l'Emile Gautier, Arthur
Ciood, D' Bianchon. M. de Cherville a fait la chronique du plein
air, de la pêche, de la chasse.
LK JOUUNALISMI'] CONTKMI'OHAIN 580
Chncuii a son départeiiient ou sou district : tel suit et aunouco
les découvertes de l'arcliéologie ; tel dénonce les on-dit des aca-
démies; tel autre est affecté aux nouvelles militaires, à celles de
la Boin\se et de la spéculation; Bataille s'est taillé une manière
de réputation à résumer l'histoire au jour le jour des tribunaux
et l'aspect des procès; cet autre suit les sports, pronostique les
gagnants, et disserte sur les questions de yachting-, rowing,
records, cycles, foot-hall, trotting-, steeple-chase; il écrit autant
en anglais qu'en français.
Reyer, Yéber, Bruneau tiennent la tète de la critique musi-
cale, où Castil Blaze s'adonnait autrefois à toutes les excentri-
cités.
Le nombre des journaux. — Au milieu de cette détresse
et de cet avilissement de la presse, le nombre des journaux aug-
mente chaque année. A la lin de 1898, la presse française était
représentée par 5 787 feuilles.
A Paris, on comjjtait à cette date 2 401 journaux, dont 16G
sont politiques et se décomposent en 128 républicains, 38 con-
servateurs ou neutres. Il n'y a qu'un journal politique triheb-
domadaire et 16 bihebdomadaires, 78 sont hebdomadaires;
3 sont mensuels, l) sont bimensuels, et 1 est annuel : c'est le
Premier Mai.
En province, c'est la Gironde qui a le plus de périodiques. On
y compte 1 journal pour 5 212 habitants; dans le Finistère, il y
en a 1 pour 39 323 habitants. La presse départementale se
compose de 1 102 org-anes républicains, ilO conservateurs,
1 87 i divers .
Ces « divers », tant à Paris (ju'en province, olTrent une grande
variété. Tout y passe, et rien n'est piquant comme la liste des
titres : photographie, ballons, bicyclettes, électricité, méca-
nique, médecine, mag-nétisme, religion, sports, modes, mu-
sique, théâtre, finances, jeux, syndicats, science héraldique,
bibliographie, il n'est rien qui n'ait son organe. Il y a quatre
journaux de mariag-es, deux de naissances, et un pour la mort,
« organe des refroidis ».
Balzac disait : « C'est une grave préoccujjation que le choix
d'un titre. »
Il y a au dépôt du ministère de l'Intérieur une collection de
590 LA PRKSSE AU XIX'' SII<:(:LH
titres (le pcriodiijues : nul ne peut les })ren(lre; et on en trouve
toujours de neufs! Quelle ingéniosité! A côté des titres entachés
de banalité : VEcho, le Courrier-, Y Impartial, VEclaireur, le
Phare, la Vigie, la Vérité, VAvenir, le Progrès, VUnivers, le
Monde, le Matin, le Soir, le Jour, la France, le Pays, la Liberté,
le Temps, la République, il y en a de plus particuliers, le Coîys
(iras, ou le Gymnase et le Carabinier, ou ^4/7^;* s'amuse, sans
compter quatre Espérance, neuf Etoile, et quantité d'animaux,
vingt Abeilles, un CAfl^ A^o?>, un C/<«^ 6^r/s, un Chien, un Cheval
de Guerre, une Cigale, une Fourmi, une Mouette, une Puce, un
Microbe (Jarcassoiinais, un Canard boiteux, ou plus spéciale-
ment le F/r///- rfw Général X.
Le Journalisme en province. — Le métier de journaliste
en j)rovince est surtout l'art de manier les ciseaux. A part quel-
ques articles d'intérêt local, le journal reproduit des coupures
des journaux de Paris. Cependant en ces derniers temps de
décentralisation, de grandes feuilles de province ont pris un
important développement, ont agrandi leur format, abaissé leur
prix : les nouvelles, les articles m.ème leur sont téléphonés de
Paris; les rédacteurs sont pleins de zèle et de talent; les abonnés
sont nombreux et le tirage monte.
Le Journal illustré; la caricature. — Il ne fau<h'ait pas
non plus négliger la presse satirique et frondeuse, goguenarde,
tournant tout en charge, en caricatui'cs, en chansons, faisant la
guerre à coups d'épingles, et tenant les rieurs de son cùté, nar-
guant le pouvoir en s'abritant derrière ses malices et dissimulant
ses insolences avec des gambades. C'étaient le Figaro de Lepoi-
tevin Saint-Alme, ou le Nain jaune de Cauchois-Lemaire, dont
Louis XVIII se débarrassa en lui faisant insérer la phrase :
« Le roi s'endort tous les soirs aux Tuileries dans la peau d'une
béte. » Le lendemain, le journal était supj)rimé. Puis ce furent
leilf/ro/r, le Corsaire, la Caricature, avec les poires de Philij)on,
le Charivari qui ne démentit pas son titre. La Hestauration et le
règne de Louis-Philippe urent la belle époque de ces tirailleurs
en belle humeur. La race de ces petits corsaires gouailleurs ne
devait pas disparaître sous Napoléon III, {)uisque Monselet,
Scholl, Banville, Léo Lespès, Meilhac, Taine lui-même, épar-
pillaient les fusées sonores de leur esprit frondeur au sommet
LH .IDUUXALISMK GUNTEMPORAIN 591
des colonnes <iu Fi;/aro bihebdomadaire, de la Vie Parisienne,
du Grand Journal. Les feuilles fantaisistes pullulaient : le Sans
le sou, autographié, la Bohème, le Trihoulet, le Rabelais, la
Balançoire, la Lune qui devint ÏÉclipse, le Sifflet, le Tam-
Tani.
La verve des caricaturistes s'exerçait à plaisir et à foison dans
ces pamphlets illustrés où Daumier prodiguait ses silhouettes
inoubliables, où André Gill, Bertall, Cham, Moloch, Le Petit,
Gavarni, haussaient la charge à la hauteur d'un art dont la tra-
dition se perpétue de nos jours par les fantaisies de Garan
d'Ache, de Hobiila, les croquis pessimistes et cruels de Forain,
les « pierrots » de Willette, ce grand artiste, les « mousque-
taires » de Henri Pille et les « bourgeois » des Veber's, les por-
traits de Léandre.
La distinction s'atténue et s'etîace peu à [>eu entre la petite et
la grande presse; elles se ra})prochent, se pénètrent et fusion-
nent. L'image et la caricature ont pris droit de cité dans les
grands journaux. Les plus graves, comme le Temps, acceptent
et accueillent des clichés de cartes géographiques, de vues, des
documents graphiques. Le public aime les illustrations et en
veut partout. Toutes les publications, périodiques ou quoti-
diennes, leur font une place. Il y a dans ce goût et cette prédi-
lection de plus en plus exigeants, une évidente conséquence
des nouvelles méthodes d'éducation, où l'enseignement par la
vue, les tableaux, les comjiendiums, a pris une part prépondé-
rante, due logiquement à la double renaissance de l'esprit scien-
tifique et de l'esprit critique en ce siècle. Nous sommes des
visuels plutôt que des théoriciens. L'esprit nouveau devait con-
duire au réalisme en littérature, et le goût de l'exactitude dans
la description, joint au progrès de la photographie, exigeait la
reproduction graphique, contrôle et complément de la rédaction
de l'état de lieux. La matière est loin d'être épuisée. Nous ne
parlons pas ici de ces journaux de nature spéciale, qui ne
publient rien d'inédit, et sont des feuilles de simple reproduc-
tion, lucratives pour les auteurs, étroitement mises en surveil-
lance par l'intraitable Société des Gens de Lettres, ni des revues
et autres périodiques, qu'on elés justement papa « des volumes
découpés en livraisons ».
592 h\ l'UKSSE AU XIX" SIECLK
Conclusion : la fin du Journalisme littéraire. — L'in-
vention (rÉmile (le (iirardin agrandi, a ])ris de l'extension, de la
complexité. Si Granierde Cassagnac ne réussit pas, c'est peut-
être que l'idée n'était pas encore nu'ire à la date de V Époque :
elle a mûri depuis.
C'est fail, le journal moderne est une encyclopédie quoti-
dienne. Il l'cnseiiine son lecteur sur tout, depuis les faits de
théâtre ou les procès, jusqu'aux questions actuelles de beaux-
arts, de modes, de finances et de sports. Aussi n'y a-t-il que les
articles de revues qui demeurent, comme si la caractéristique
foncière de la presse actuelle était la caducité précoce, l'éva-
nouissement rapide, l'apparition fugitive. Tout ce qui présente
quelque a|)parence de généralité et de durée, tenez pour assuré
qu'il est étranger au journalisme, et que tous les directeurs le
refuseront comme étant « de la mauvaise copie ». Faire du
journalisme, c'est mettre sa gloire en viager. Le public n'aime
pas ce genre-là, disent les directeurs pour s'excuser. Mais le
public n'est-il pas en droit de leur rejeter le volant, en accusant
la presse, dont l'action est grande sur l'opinion des foules, de
lui avoir donné de mauvaises habitudes et des suggestions cou-
pables, une direction fausse? Ce sont les rédacteurs de journaux
qui ont forgé à leur usage ce paradoxe : « Un journal est fait
non par ses rédacteurs, mais par ses abonnés. »
Quelle eri'eur ! Et de quoi donc servira l'ascendant considé-
rable de la presse sur l'esprit public, si elle renonce à le diriger
pour flatter au contraire ses goûts pervertis, parce que ce rôle
est plus lucratif? Il n'y a plus de penseurs, ni d'hommes con-
vaincus; la presse a abdiqué son pouvoir du jour où, au lien
d'éclairer et de guider la foule, elle s'est mise à sa remorque
pour grossir le tirage.
La presse littéraire n'est plus (|u'un souvenir. Emile de
Girardin l'a tuée. Aujourd'hui le journalisme guette la mode et
prend le vent. Elle était le guide. Elle est passée à l'ai-rière-
train. Elle flatte la foule, lui emprunte ses prédilections, ses
engouements, son langage; elle n'agit plus, elle fait recette.
Tout homme qui sait tenir une plume peut entrer dans la
cohorte : c'est peut-être le seul métier qu'on puisse exercer sans
lavoir aj»pris.
LE JOURNALISME CONTEMPORAIN 393
Le style? 11 est mieux de n'en pas avoir, « il gênerait l'abonné! »
Des idées? des doctrines? de la science? Eh! qui s'en doute, et
qui donc en aurait besoin pour les nécessités du métier actuel?
Autrefois, l'écrivain puisait ses idées aux sources, chez les
grands penseurs; il se faisait leur truchement et leur vulgari-
sateur auprès des foules, et certains savent encore aujourd'hui et
s'en rendent compte, que toutes les idées sur lesquelles nous
vivons aujourd'hui et qui forment le fonds commun de l'intelli-
gence de ce siècle, nous viennent des philosophes; c'est Kant,
c'est Hegel, c'est Comte et Darwin, Claude Bernard et Pasteur,
Taine et Renan qui ont formé ce substratum sur lequel nous
nous tenons et nous circulons. Le journaliste ne s'en doute pas,
ou du moins feint de l'ignorer. Il a renoncé au rôle efficace et
utile d'éclairer les masses; c'est lui à présent qui est l'emprun-
teur, et (|ui reçoit d'elles la provision de ses connaissances et de
ses doctrines : elles ne dépassent pas le niveau public. Il suffi^
pour appartenir à une rédaction de savoir ce que tout le monde
sait, de comprendre ce que tout le monde comprend. Le jour-
nalisme s'est intellectuellement démocratisé, et ne devance ni
ne dépasse le suffrage universel.
Les journalistes sont par profession les acrobates de la faci-
lité et de la rapidité. Ils sont tenus d'écrire vite et à toute heure
sur tous les sujets; ils sont les Pic de la Mirandole du reportage
et ils ont fait du Larousse leur livre de chevet, leur instru-
ment d'improvisation.
Improviser! C'est fort bien dit, et ceux-là sont heureux qui
se vantent d'en avoir le talent ou la facilité; mais qu'ils n'ou-
blient jamais le mot si juste de Sarcey : « Vous avez beau
ouvrir le robinet; si la fontaine est vide, il ne sort que du
vent. » Il ne faut pas que l'improvisation soit seulement l'art
de donner le change sur l'ignorance.
Certes, il serait aventureux de nier les avantages et les ser-
vices de la presse contemporaine, garantie de la liberté de
penser, vulgarisatrice du bien, du mal et du vrai, commenta-
trice des faits et des choses. Nous n'irons pas jusqu'à la louer,
comme le faisait récemment un Allemand, d'entretenir le peuple
dans la connaissance de l'alphabet, par un service analogue à
celui que rendit la traduction de la Bible par Luther; mais elle
Histoire de la langue. VIII. Oo
594 LA PRESSE AU XIX" SIECLE
divulgue ce qui demeurerait à jamais ol»scur, car on peut dire
que ce qui n'a pas été enregistré par les journaux, n'existe pas.
La presse eût fait connaître l'invention de Papin, et celle-ci ne
fût pas rentrée dans l'oubli en attendant que Fulton l'en retirât.
La découverte de Rœntgen a mis huit jours pour faire le tour
du monde entier.
Un avantage considérable en naît encore pour la classe
moyenne, les gens d'instruction ordinaire et de niveau médiocre,
à qui elle fournit un lot d'idées toutes faites et de connaissances
résumées et pratiques. Le A^ulgaire n'approfondit pas les choses,
et par vulgaire, il faut entendre ceux qui ne sont pas savants.
La presse lui sert et lui prépare des résultats qui lui épargnent
toute réflexion et toute recherche. C'est une commodité, mais
aussi un désagrément et un dam, car le vulgaire se déshabitue
de penser, et s'inféode aux idées de son journal dont il subit
fatalement la suggestion.
Cette désuétude de la réflexion personnelle engendre une
paresse intellectuelle qui écarte le public des idées générales et
de toute philosophie. C'est un abaissement, une capitulation de
la personnalité devant une institution. C'est, en partie, le crime
de l'information rapide, et de la trop hâtive vitesse du travail.
L'article de tête commente la dépèche qu'on va lire dans le
cours du journal; on ne la lira donc plus avec un esprit libre de
toute idée préconçue ; le lecteur est ainsi constamment influencé
par des rédacteurs trop pressés : les uns s'en louent; mais le
mal est fait, et l'esprit public s'amollit.
Il s'amoindrit aussi et se rétrécit par le fait de la Presse qui
lui met des œillères, l'empêche de voir loin et en arrière, et le
maintient courbé sur le présent immédiat. Etourdi par le flux
de dépêches qui arrivent à toute heure, le lecteur n'a plus le
temps do penser, pas plus à l'avenir qu'au passé; le présent
l'absorbe. Un fait important, vieux de quinze jours, est oublié.
La mémoire se perd. Il n'y a plus d'histoire. Il n'y a plus qu'un
défilé mouvant dont le panneau actuel accapare toute l'attention
au détriment de ceux qui ont passé. De la sorte, il n'y a plus
ni enseignement, ni expérience, ni profit des essais antérieurs;
comme ils sont effacés, leur exemple n'est plus utile, et les
mêmes fautes se reproduisent par ignorance et par oubli.
BIBLIOGRAPHIE. 593
Mais c'est de littérature qu'il s'agit dans l'Histoire de la Litté-
rature Française. A ce point de vue, plus le siècle marche, plus
les inventions nouvelles activent et font haleter la chaudière, le
journal suit plus fidèlement ce mouvement emporté, et le
divorce est de plus en plus irrémissible entre la Littérature et la
Presse.
Ce que Théophile Gautier disait déjà de son temps, combien
l'événement l'a rendu plus vrai et plus regrettable encore : « Le
livre seul a de l'importance et de la durée; le journal disparaît
et s'oublie. C'est un arbuste qui perd ses feuilles tous les soirs,
et qui ne porte jamais de fruits. »
BIBLIOGRAPHIE
Une bibliographie de la Presse et des Journalistes emplirait plusieurs
volumes. La plupart des noms cités dans ce chapitre ont t'ait Tobjet d'une
ou de plusieurs rtudes générales et de monographies nombreuses. 'jNous
ne donnons ici que les indications les plus utiles et les plus caractéris-
tiques.
Benjamin Constant, De lu liberté de la presse considén'e som le rapport
de rintérêt du (joarernement, 1814. — Bonald, Sur la liberté de la
presse, 1827. — Chateaubriand, De la presse, 1828.— Deschiens, Collec-
tion de matériaux pour servir à rhistoire de la révolution bibliographique
des journaux, 1829. — M"'^ de Girardin, VÊcole des journalistes, 1840. —
H. de Balzac, Monographie de la presse parisienne, 1843. — Eugène
Hatin, Histoire du journal en France, 1846. — Petit de Baroncourt.
Physionomie de la presse ou catalogue complet des nouveaux journaux qui
ont paru depuis le 24 février jusqu'au 20 août, par un chiffonnier, 1848. —
Wallon, Revue critique des journaux publiés à Paris depuis la révolution
de février jusqu'à la fin de décembre, 1849. — Ed. Texier, Histoire des
journaux, 18o0. — Littré, Préface aux OEuvres d'Armand Carrel, 1858.
Catalogue du Musée des journaux d'Aix-la-Chapelle. (Là se trouve le plus
grand journal du monde, Yllluminated Quadruple Constellation. New-York,
1859; 2 m. 50 sur 1 m. 80, 8 pages de 13 colonnes; parait une fois par
siècle.) — Armand Carrel, Notice sur Paul-Louis Courier. — Schérer,
Mélanges de critique religieuse (Lamennais, Proudhon, Veuillot, etc."), 18G0.
— Hipp. Castille, Les journaux et les journalistes, 1859. — Vaudin, Gaze-
tiers et Gazettes, histoire anecdotique de la presse parisienne, 1858-1800. —
A. Germain, Le martyrologe de lapresse, 1789-1861. Paris, 1861. — Eugène
Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, 8 vol., 1859-
1861. — F. Ribeyre, Les grands journaux de France, 1862. — Emile de
Girardin, Les droits de la pensée, 1864. — Louis de Juvigny, Caractère
international de la presse moderne. 1865. — Brunet, Manuel, t. VI, Notice
des journaux, 1865. — Eug. Hatin, Bibliographie de la presse périodique
française, 1866 (s'arrête en 1865; donne 6 240 titres de journaux). — Alf.
Sirven, Journaux et journalistes, iH(\ù. — Ed. Hervé, La presse et la
législation de iSo2, 1866. — H. de Villemessant, Mémoires d'un journa-
596 I-V PRESSE AU XIX" SIECLE
liste, 1807. — Jules Janin, La Sorhonne et les gazetiers, 1867. — F. Mail-
lard, Liste des joiirnattx publics à Paris pendant le siège et la commune, 1871.
— Lemonnyer, Les journaux de Paris pendant la commune, 1871. — Emile
de Girardin, Vimpuissunce de la presse, 1879. — Lorenz, Cataloijue
général de la librairie française, éd. 1879, t. VU. p. 609-010; éd. 1880,1. VlII,
p. 275; éd. 1888, t. XI, p. 272 et 434; éd. 1895, t. XIII, p. 217 et 335. —
Raymond Salmon-Legagneur, Be la compétence du jury en matière de
presse, 1881. — Th. Ziesing, Le Globe de iH2i à i830 considéré dans ses
rapports avec le romantisme, 1881. — Ameline de la Brisslaine, Com-
mentaire de la loi sur la liberté de lu pn^sse, Paris, 1881. — H. Wels-
chinger, La censure sous le Premier Empire, 1S82; Ln presse sous le Consulat,
VEmpire et la Restauration, 1893. — C. Bazille et Ch. Constant, Code de
la presse commenté, 1883. — Louis Dulac, De ta responsabilité civile en
matière de délits commis par la voie de la presse, Lyon, 1884. — G. Barbier,
Code explique de la Presse, 1887. — Ph. Audebrand, Un café de journa-
listes sous Napoléon III, Paris, 1888. — Le livre du centenaii^e du Jouvna.1 des
Débats, Paris, 1889. — G. Price, Petite histoire des grands journaux, 1889.
— Ed. Clunet, La j)resse dans les relations internationales, Paris, 1889. —
Louis Barnier, Les lois sur lapresse, Marseille, 1890. — Clovis Hugues,
Le Journal, Paris, 1890. ■ — G. Leloir, La liberté de la presse et le droit
commun, Paris, 1890. — Marcel Barthe, lliscours sur les délits de
presse, 1890. — Emile Faguet, Politiques et moralistes du dix-neuvième
siècle, Paris, 1891. — Le P. FayoUat, L'apostolat de la presse, Paris, 1892.
— Eugène Dubief, Le journalisme, 1892. — Paul Deschanel, Discours
sur les lois sur la presse, 1892. — Ed. Aynard, Discours sur la j)ressc, 1892.
— Emmanuel Arène, Rapport sur le budget de V Intérieur en 1S92. —
Emile Ollivier, ])u régime de lapresse, Paris, 1892. — Emile Loubet,
Discours sur la presse (à la Chambre des députés), 1S92. — Georges Mon-
torgueil, La presse depuis 4 830, éd. 1893. — F. Brunetière, Discours de
réception à l Académie française (sur John Lemoinne), 1894. — Lajeune-
Vilar, Les coulisses de la presse, 1895. — Vicomte de Grouchy, La presse
sous le premier Empire d'après un vianuscrit de lu liibliothèque de l'Opéra,
1896. — Paul Brulat, Le Reporter, 1897. — P. Fesch, Lacordaire jour-
naliste, Paris. 1897. — Comte d'Haussonville, Lacordaire, Paris, 1898.
— Joseph Fabre, Rapport sur la presse, 1899. — D'" J. Druhen, De
Vinfhunre du journalisme sur la santé du corps et de l'esprit. — Firmin
Maillard, Histoire anecdotique et critique delà Presse parisienne. — René
Doumic, L'i rie et les mœurs au jour le jour, p. 181, 1895. — Emile
Loebl, La presse et la vie intellectuelle du temps présent, 1890. — Archives
du sj/ndicat des associations de presse; Archives des Congrès de la presse. —
Ed. Montagne, Histoire de la Société des gens de lettres. — Henri
Avenel. Le Monde des Journaux; Rapport sur la Presse; Aimuairc de la
Presse française (1879-1900).
CHAPITRE XI
LA LITTERATURE SCIENTIFIQUE
AU XIX^ SIÈCLE »
Cuvier a dit de Pascal, qu'il « découvrit » la prose française.
Mais railleur des Provinciales, ajoute Cuvier, avait aussi, dans son
enfance, découvert la géométrie. Aussi me semble-t-il, qu'à ce caractère
si particulier de la langue française, à cette netteté, à ces tours si logi-
ques, qui ont fait dire que, dans tout ce qui n'est pas clair, dans tout ce
qui n'est pas bien raisonné, il y a quelque chose qui n'est pas français, on
reconnaîtrait, quand on ne le saurait pas d'ailleurs, quel fut le genre
d'esprit de l'écrivain qui contribua le plus à la fixer '^.
La France compte au nombre de ses plus grands écrivains
Descartes, Pascal et BufTon. Les savants du xix" siècle n'ont pas
été infidèles à cette tradition glorieuse. Mathématiciens ou chi-
mistes, physiologistes ou physiciens, nous ont laissé des œuvres
qui tiennent une place importante dans notre littérature. Leurs
livres ont déterminé l'orientation de la pensée contemporaine;
par eux, s'est transformée la conception de l'histoire et de la
critique. Taine et Renan sont les contemporains de Claude Ber-
nard et de Berthelot : ils sont les élèves de Laplace, de GeofTroy
Saint-Hilaire et de Cuvier.
Une histoire sommaire de la littérature scientifique est obligée
1. Par M. Bernard Brunhes, professeur à la Faculté des Sciences de l'Université
de Dijon.
2. CuviEH, Discours de réception à l'Académie française (27 août 181S).
IJ08 LA LITTÉRATURE SflIKNTIFiOl'E AU \\X' SIÈCLE
d'ignorer les mémoires accessibles aux seuls spécialistes. Elle
ne saurait s'arrêter davantage aux ouvrages d'exposition dus à
des écrivains qui ne sont pas des savants eux-mêmes. Elle doit se
borner à l'œuvre des savants qui ont voulu avoir et qui ont eu des
lecteurs en dehors du monde scientilique. L'histoire de la littéra-
ture scientifique permet ainsi de relier l'une à l'autre, sans se con-
fondre avec elles, l'histoire de la science et l'histoire des idées.
/. — Laplace. — Foiirier.
Laplace. — Le début de notre siècle fut, pour la science
française, une période incomparable. Nos mathématiciens s'ap-
pelaient Monge, Laplace, Fourier, Cauchy; nos physiciens.
Ampère, Fresnel, Arago, Carnot; nos chimistes, Berthollet,
Gay-Lussac; nos naturalistes, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire,
Cuvier. A la « Classe des sciences » de l'Institut réorganisé par
la Convention, dominait l'autorité souveraine de Laplace.
Né au milieu du xvni" siècle (1749), fils de paysans de Beau-
mont-en-Auge, Laplace vient à dix-neuf ans à Paris, oii il est
accueilli pard'Alembert ; plus tard il collabore avec Lavoisier àdes
expériences mémorables de calorimétrie et de physiologie; ami
de Bonaparte, il est ministre après le 18 brumaire; il deviendra
marquis et pair de France sous la Restauration. Savant uni-
versel, il est avant toutgéornètre; et sa grande œuvre est l'appli-
cation des méthodes analytiques aux problèmes d'astronomie.
De sd. Mécanique céleste il détache, pour le publier à part et avant
l'ouvrage lui-même, un livre entier, VExposition du système du
Monde, oîi ses résultats et ceux de ses devanciers sont présentés
en un langage admirable de pureté et de perfection classique.
« On a vu s'ouvrir le xix" siècle par deux grandes compositions
d'un genre différent, mais également neuves, le Gé7iie du chris-
tianisme et Y Exposition du système du Monde. » Ainsi s'expri-
mait en 4827 Royer-Collard, succédant à Laplace à l'Académie
française.
Astronomie et physique ne'wtoniennes. — Newton
avait fait l'une des plus grandes découvertes qui aient marqué
dans l'histoire de l'esprit humain, quand il montra qu'on rendait
LAPLACE, POURIER 599
comj)te des lois de Kepler sur le mouvement des planètes, en
admettant qu'il s'exerce entre deux corps célestes quelconques
une force attractive de même espèce que celle qui entraîne vers
la terre les corps pesants : c'est la gravitation universelle qui agit
en raison inverse du carré des distances et en raison directe des
masses. Newton se défendait de croire à l'existence réelle de
cette force attractive : ses disciples n'en prirent pas moins
l'habitude de regarder la gravité comme une propriété essen-
tielle à la matière au même titre que l'étendue et l'inertie, les
seules qualités que Descartes lui eût accordées.
Par « matière, figure et mouvement », Descartes avait pré-
tendu expliquer, non seulement le monde céleste, mais le monde
physique tout entier, dans la prodigieuse complexité de ses phé-
nomènes : ses exemples n'avaient pas été toujours heureux, et
sa physique trouvait encore des contradicteurs. Le système
newtonien qui semblait laisser à la matière une qualité de plus,
parut offrir plus de souplesse pour re})résenter la réalité. Et par
une singulière fortune, à la fin du xvm'" siècle. Coulomb découvre
que les lois d'attraction et de répulsion électriques et magné-
tiques sont identiques à la loi newtonienne.
Aussi, quand le siècle s'ouvre, la fascination qu'exerce sur les
esprits la « physique newtonienne » est irrésistible. L'on ramène
tous les faits physiques et l'on songe à ramener les phénomènes
chimiques à des attractions et répulsions entre atomes de matière
ordinaire ou particules de fluides impondérables; et l'on ne
doute pas que les problèmes les plus compliqués de physique
ne se puissent résoudre, en dernière analyse, en problèmes de
dynamique auxquels sont applicables les méthodes si fécondes
de d'Alembort et de Lagrange.
La stabilité du monde dans Laplace. — De cette phy-
sique newtonienne, Laplace est le plus illustre représentant.
C'est lui qui donne, le premier, une théorie des phénomènes
capillaires. C'est lui qui fonde la théorie mathématique de
l'électricité statique. De toute son œuvre se dégage la pensée
qu'un petit nombre de lois immuables expliquent le monde des
cieux et le monde des gouttes d'eau, que ces lois suffisent à
nous garantir la durée de l'univers et à nous rendre compte de
son orisine.
600 LA LITTÉRATIRE SCIENTIFIQUE AU XIX° SIÈCLE
Dans i'onscmble des recherches de Lapince, a dit Fourier, on doit
remarquer surtout celles qui se rapportent à la stabilité des grands
phénomènes; aucun objet n'est plus digne de la méditation des grands
philosophes... En général, la nature tient en réserve des forces conserva-
trices et toujours présentes, qui agissent aussitôt que le trouble com-
mence, et d'autant plus que l'aberration est plus grande. Elles ne tardent
point à rétablir l'ordre accoutumé. On trouve dans toutes les parties de
l'univers cette puissance préservatrice. La forme des grandes orbites pla-
nétaires, leurs inclinaisons varient et s'altèrent dans le cours des siècles;
mais ces changements sont limités. Les dimensions principales subsistent,
et cet immense assemblage de corps oscille autour d'un état moyen vers
lequel il est toujours ramené. Tout est disposé pour l'ordre, la perpétuité
et l'harmonie '.
Newton avait ébauché l'étude des perturbations apportées à la
marche des planètes par leurs attractions réciproques : il pen-
sait qu'elles arriveraient à déranger le système solaire, si Dieu
ne venait, de temps à autre, rétablir l'ordre troublé. Laplace a
fait de ces perturbations l'objet principal de ses études, et il con-
clut au contraire que le système solaire est stable, sans qu'aucune
intervention soit nécessaire.
Leibnitz, dans sa querelle avec Newton sur l'invention du calcul infi-
nitésimal, critiqua vivement l'intervention de la divinité pour remettre
en ordre le système solaire. « C'est, dit-il, avoir des idées bien étroites de
la sagesse et de la puissance de Dieu. « Newton répliqua par une critique
aussi vive de l'harmonie préétablie de Leibnitz, qu'il qualifiait de miracle
perpétuel. La postérité n'a point admis ces vaines hijpothéses, mais elle a
rendu la justice la plus entière aux travaux mathématiques de ces deux
grands génies. {Exposition du sijstème du monde, livre V, chap. vi.)
C'est apparemment cette phrase qui a donné lieu à la légende
suivant laquelle Laplace aurait déclaré au premier consul que
Dieu est « une hypothèse inutile" ». Ce qui est certain, c'est
qu'il affiche en toute circonstance la préoccupation de « reculer
constamment les causes finales aux bornes des connaissances
humaines », et de poursuivre jusqu'au point oij elle est obligée
de s'arrêter, l'explication rationnelle du monde.
L'ari'angement des planètes peut être lui-même un effet des lois du
mouvement, et la suprême intelligence que Newton fait intervenir ne
peut-elle pas l'avoir fait dépendre d'un phénomène plus général? Tel est,
suivant nos conjectures, celui d'une matière nébuleuse éparsc en amas divers,
dans l'immensité des deux....
1. FouBiER, Eloge (le Laplace.
2. Sur celle légende, voir le très intéressant ouvrage de M. Paye, sur VOrhjine
du monde, ]?a.T\?>, Gaulhier-Villars, 1896, p. 127.
LAPLACE, FOURIER GOl
Dans le « Système du monde », il n'y a pas de place pour les
causes finales :
La stabilité des pôles de la terre à sa surface, et celle de l'équilibre des
mers, l'une et l'autre si nécessaires à la conservation des êtres organisés,
ne sont qu'un simple résultat du mouvement de rotation et de la pesan-
teur universelle. En vertu de la pesanteur, les couches terrestres les plus
denses se sont rapprochées du centre de la Terre, dont la moyenne den-
sité surpasse ainsi celle des eaux qui la recouvrent; ce qui suffit pour
assurer la stabilité de l'équilibre des mers, et pour mettre un frein à la
fureur dea flots.
S'il n'y a ])oint de place pour les causes finales, il n'y en a
pas davantage pour le hasard, ou pour cette notion môme de
contingence pour laquelle les savants et les philosophes con-
temporains se sont montrés parfois moins sévères. Laplace le
dit expressément dans VEssai philosophique sur les probabilités
qu'il a écrit comme introduction à son Calcul des probabilités :
Tous les événements, ceux mômes qui, par leur petitesse, semblent ne
pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi néces-
saire que les révolutions du soleil. Dans l'ignorance des lois qui les unis-
sent au système entier de l'univers, on les a fait dépendre des causes
finales ou du hasard, suivant qu'ils arrivaient et se succédaient avec régu-
larité ou sans aucun ordre apparent; mais ces causes imaginaires ont
été successivement reculées aux bornes de nos connaissances, et dispa-
raissent entièrement devant la saine philosophie qui ne voit en elles que
l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables causes.
Style de Laplace. — La phrase de Laplace, ample et har-
monieuse, atteint parfois à la majesté de la phrase de Pascal;
mais on y chercherait en vain cette impression de respect dont
est saisi l'auteur des Pensées devant un infini que la science
n'atteint pas :
L'astronomie, par la dignité do son ol)Jet et par la perfection de ses
théories, est le plus beau monument de l'esprit humain, le titre le plus
noble de son intelligence. Séduit par les illusions des sens et de l'amour-
propre, l'homme s'est regardé longtemps conmie le centre du mouve-
ment des astres, et son vain orgueil a été puni par les frayeurs qu'ils lui
ont inspirées. Enfin, plusieurs siècles de travaux ont fait tomber le voile
qui cachait à ses yeux le système du monde. Alors il s'est vu sur une
planète presque imperceptible dans le système solaire, dont la vaste
étendue n'est elle-même qu'un point insensible dans V immensité de V espace.
Les résultats sublimes auxquels cette découverte l'a conduit sont bien
propres à le consoler du rang qu'elle assigne à la terre, en lui mon-
trant sa propre grandeur dans l'extrême petitesse de la base qui lui a
servi pour la mesure des cieux.
602 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX' SIÈCLE
Fourier. — Gomme Laplace, le mathématicien et physicien
Joseph Fourier est un classique et un admirateur des lettres
anciennes. Mêlé, comme presque tous ses contemporains, aux
événements politiques, Fourier prend part avec Monge et Ber-
thollet à l'expédition d'Egypte. Secrétaire de l'Institut d'Egypte,
il est en même temps ministre de la justice et des finances après
le départ de Bonaparte, et c'est à lui que revient le douloureux
devoir de présider aux funérailles de Kléber. Préfet de l'Isère
de 1804 jusqu'à la fin de l'Empire, maintenu dans ce poste par
la première Restauration, il prend aux Cent-Jours, non sans
hésitation, le parti de Napoléon. Après 1815, il vient se fixer
à Paris, où de 482-3 à 4830, il est secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie des sciences. Les éJoges qu'il prononce en cette qualité,
ajoutent à sa réputation d'écrivain : et l'auteur de la Préface
historique de la Description de rEf/ypte entre en 4827 à l'Aca-
démie française.
Fourier avait le droit de reprocher à un prédécesseur aujour-
d'hui tout à fait oublié, un style « qui n'est pas exempt de
recherche », et oii l'on remarque trop « l'opposition continuelle
des idées et même celle des mots ». Il aA'ait su, même en 1800,
à l'époque des grandes phrases sonores et au pied des Pyra-
mides, parler de Kléber avec une émotion éloquente mais sans
emphase '. En 4827, il avait conservé de cette expédition, qui
avait ouvert à la science française « le sanctuaire de l'Egypte »,
le souvenir d'une incomparable épopée militaire et scientifique,
1. Que l'on veuille comparer celle « oraison funèbre » de Kléber avec les
morceaux d'éloquence dont étaient cuutumiers les savants de l'époque révolu-
tionnaire.
Voici l'exorde de Fourier :
<' Français,
« Au milieu de ces apprêts funéraires, témoii-Miaiics fugitifs, mais sincères, de
la douleur publique, je viens rappeler un nom (jui vous est cher et que l'his-
toire a déjà placé dans ses fastes. Trois jours ne se sont point encore écoulés
que vous avez perdu Kléber, général en chef de l'armée française en Orient.
Cet homme que la mort a tant de fois respecté dans les combats, dont les faits
militaires ont retenti sur les rives du Rhin, du Jourdain et du Nil, vient de
périr sans défense sous les coups d'un assassin... «
En 1791, un autre secrétaire perpétuel de l'Acadénne des sciences, le natura-
liste Vicq d'Azir, s'exprimait ainsi dans son Éloge de Franklin (i! s'agit du
retour de Franklin en Amérique) :
« Quel spectacle pour toi, magnanime vieillard! quelle récompense pour tes
bienfails, quel magnifique triomphe pour ta vertu! Franklin! cette ville dont
lu découvres les murs, et qui t'est si chère, ne contient plus d'habilants!
Regarde! ils sont lous sortis pour aller à ta rencontre. »
LAPLACE, FOURIER 603
et en même temps la vision très nette de l'avenir de l'Egypte et
l'espoir que cette grande épopée ne serait pas sans lendemain.
Mais les destinées de l'Egypte ne sont point accomplies. Un temps
viendra que cette terre auguste, depuis tant de siècles inutilement
féconde, recouvrera sous l'influence des arts de l'Europe son antique
splendeur. Elle sera une seconde fois le centre des relations politiques
de l'ancien conlinent. Ses mers ouvriront des communications faciles
avec l'Inde et l'Asie. Elle dominera, elle civilisera l'Afrique, et les peuples
de ces vastes contrées lui apporteront à l'envi les tributs d'un immense
commerce. Alors les vœux de Leibnitz, de Bossuet, ceux des monarques
et des hommes d'État les plus éclairés de l'Europe seront accomplis.
En 1811, Fourier, alors préfet à Grenoble, puiîlie les premiers
résultats de son grand ouvrage, la Théorie analijtique de la cha-
leur; il le fait précéder d'un discours préliminaire où l'on peut
admirer « la forme si élégante et si pure que Fourier donne
habituellement à sa pensée » (M. Darboux). Pas plus que
Laplace, Fourier qui est en mathématiques un novateur et un
inventeur, ne fait des mathématiques pour elles-mêmes. Il a
toujours en vue l'application aux phénomènes naturels, à l'as-
tronomie, à la géologie, à la physique.
L'étude approfondie de la nature est la source la plus féconde des décou-
vertes mathématiques. Cette étude, en offrant aux recherches un but déter-
miné, a l'avantage d'exclure les questions vagues, et les calculs sans issue.
Moins strictement mécaniste peut-être que la plupart de ses
contemporains, Fourier ne prétend pas, pour la science, à une
explication de la nature :
Les causes primordiales ne nous sont point connues, mais elles sont
assujetties à des lois simples et constantes qu'on peut découvrir par l'ob-
servation, et dont l'étude est l'objet de la philosophie naturelle.
Et le rôle de l'analyse est de provoquer des rapprochements
entre des phénomènes distincts, beaucoup plus que d'en donner
une explication.
L'Analyse mathématique est aussi étendue que la nature elle-même;
elle définit tous les rapports sensibles, mesure les temps, les espaces, les
forces, les températures; cette science difficile se forme avec lenteur,
mais elle conserve tous les principes qu'elle a une fois acquis ; elle s'ac-
croît et s'aflVrmit sans cesse au milieu de tant de variations et d'erreurs
de l'esprit humain. Son attribut principal est la clarté. Elle n'a point de
signe pour exprimer les notions confuses. Elle rapproche les phénomènes
les plus divers et découvre les analogies secrètes qui les unissent.
604 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX" SIÈCLE
En même temps que l'Analyse, sous l'impulsion de Lagrange,
de Laplace et de Fourier, étendait chaque jour son domaine, la
Géométrie pure revenait en honneur avec deux maîtres illustres,
Monge et Carnot. Monge est l'inventeur de la Géométrie des-
criptive. Lazare Carnot s'est occuj)é des problèmes philoso-
phiques que soulèvent la géométrie et l'analyse, dans sa Géomélrie
de position et dans ses J{c/lexio)is sia- la métaphijsique du calcul
infinitésimal (1797).
II. — Ajiipère.
Ampère. — Si Laplace ou Fourier attachent une grande
importance à l'exposé des idées philosophiques qui les guident
dans leurs recherches ou que suggèrent leurs découvertes,
André-Marie Ampère nous offre l'exemple d'un savant que la
philosophie des sciences préoccupe, de longues années, beau-
coup plus que la science même.
Ampère a laissé en physique une œuvre immortelle. La
science des actions réciproques des courants, l'électrodyna-
mique, lui est due tout entière, expériences et théorie : « par
un privilège unique, il en est à la fois le Kepler et le Newton »
(J. Bertrand). Mais l'électricité elle magnétisme ne l'ont occupé
qu'à partir de 1820, et pendant cinq ou six ans seulement d'une vie
active et agitée. Il avait commencé par être mathématicien; il
avait jeté en chimie, comme en passant, une ou deux idées très
fécondes; en histoire naturelle, il adoptait avec enthousiasme,
sans se soucier des criti(jues de Cuvier, les idées de Geoffroy
Saint-llilaire sur l'unité de composition organique. Depuis son
arrivée à Paris en 1805 jusqu'en 1820, il fut surtout philosophe,
et il reprit ses travaux de philosophie à [»artir de 1829 jusqu'à
sa mort (183G).
Souvenirs et correspondance. — Dans la notice qu'il lui
a consacrée, Sainte-Beuve a révélé l'existence d'un petit cahier
trouvé au milieu des notes scientifiques d'Ampère, ayant })0ur
titre : Amorum. C'est l'histoire exquise et naïve de son amour et
de son mariage avec Julie Caron. Ces souvenirs ont été publiés
depuis, avec la correspondance d'Ampère dans celte première
ampp:re 6o:i
partie de sa vie. On possède d'autre part sa correspondance avec
son fils, Jean-Jacques Ampère. Pour connaître l'homme et aussi
pour bien comprendre l'écrivain, il faut relire ces trois volumes :
ils révèlent un penseur prodigieusement actif, n'annonçant une
découverte qu'en se promettant d'en faire une autre « quand il
en aura le temps », et cela au milieu des soucis les plus poi-
gnants et des préoccupations matérielles les plus obsédantes;
mais c'est un penseur, ayant, à l'inverse de Napoléon qu'il n'aima
jamais beaucoup, « autant de sensibilité que de génie' »; ils
révèlent un croyant qui traverse des périodes cruelles de
doute, et qui, avant d'atteindre au calme d'une foi sereine, a
maintes fois jeté des cris d'angoisse ardente, qui font penser à
l'auteur du Mystère de Jésus :
Délîe-toi de ton es[iril; il t'a si souvent trompé! Comment pourrais-tu
encore compter sur lui? Quand tu t/efïbcçais de devenir philosophe, tu
sentais déjà combien est vain cet esprit qui consiste en une certaine faci-
lité à produire des pensées brillantes...
Mon Dieu! que sont toutes ces sciences, tous ces raisonnements, Joutes
ces découvertes du génie, toutes ces vastes conceptions que le monde
admire et dont a curiosité se repaît si avidement? En vérité, rien, que
de pures vanités.
Étudie cependant, mais sans aucun emjiressement... Étudie les choses
de ce monde, c'est le devoir de ton état, mais ne les regarde que d'un œil ;
que ton autre œil soit constamment fixé par la lumière éternelle. Écoute
les savants, mais ne les écoute que d'une oreille... (Jounud, p. d'M).
Nous trouvons enfin, dans ce journal et dans ces lettres,
l'écrivain à qui les idées viennent en flot et en foule, et qui
apporte parfois à les mettre en œuvre un peu de cette gaucherie
qu'il met à faire sa cour ou à répéter en public une expérience.
Quand, de son lycée de Bourg, il écrit à Julie qu'il aura fini dans
huit jours son mémoire sur la théorie du jeu, et qu'il annonce
ensuite qu'il remanie son travail, qu'il le refond, qu'il le change
toujours, on retrouve la même pensée ardente et inquiète qui
lui fera, de 1829 à 1833, retoucher et corriger sans cesse la
Classification des scie}ices.
Mémoires scientifiques. — he Mémoire sur la théorie mathé-
matique des phénomènes électrodynamiques, uniqicemoit déduite
1. " Que n'a-t-il autant de sensibilité que de génie! quel homme ce serait! •
(Lettre d'André Ampère à sa belle-sœur Élise Caron. Journal, p. 336.)
600 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX« SIÈCLE
de r expérience (1827), où se trouvent condensées les recherches
d'Ampère en électricité, ne présente pas à la lecture le charme
que l'on trouve à lire les œuvres, tout à fait contemporaines, de
Fresnel : le fondateur de l'optique physique nous laisse assister,
sans nous fatiguer, à la genèse successive de ses idées : il s'ex-
prime non pas seulement de manière à répondre à l'objection,
mais de manière à empêcher l'objection de naître dans notre
esprit. L'œuvre d'Ampère n'a pas non plus le caractère d'exposé
synthétique définitif et majestueux que nous admirons chez
Laplace. La pensée d'Ampère ne s'arrête jamais satisfaite, et elle
va trop vite pour qu'il soit aisé de la suivre; à chaque instant, il
veut donner une synthèse des résultats qu'il tient déjà; et ces
résultats s'accroissant et se modifiant toujours, l'exposé synthé-
tique change avec eux.
L' « Essai sur la philosophie des sciences ». — h^Essai
sur la philosophie des sciences est le principal ouvrage philoso-
phique d'Ampère '. A son arrivée à Paris, il avait fréquenté beau-
coup la société d'Auteuil, les idéologues : Cabanis, Destutt de
Tracy, Maine de Biran : avec celui-ci surtout, il se sent en harmonie
de pensée. Nettement objectiviste, Ampère voit aussi l'origine de
l'idée de cause, et de l'idée du inoi, dans la conscience de l'effort
volontaire. S'il n'a pas constitué un système bien personnel, il a
été l'un des derniers représentants de cette race de penseurs, —
devenus de ])lus en plus rares par le progrès même des sciences
et les nécessités de la spécialisation, — capables de dominer
toute la science de leur époque et d'émettre sur tous les sujets
des idées originales et fécondes.
Chargé, en 1819 et 1820, du cours de philosophie à la Faculté
des Lettres de Paris, Ampère y déveloj)pa « ses idées sur la
classification des faits intellectuels » -; ce sont ces idées, laissées
de côté durant les années qui avaient suivi la découverte d'Œrs-
tedt, qu'il reprend en 1829 à l'occasion d'un cours de physique
générale au Collège de France : il les a publiées sous le titre
d'Essai sur la philosophie des sciences, ou exposition analytique
d'une classi/ication naturelle de toutes les connaissances humaines.
i. La sccomle partie de l'ouvrage, relative aux sciences nooloqiqites, n'a été
publiée qu'après la mort trAiulré-Marie Auipère, par les soins de son lils Jean-
Jacques (1843).
2. Essai sur la philosophie des sciences. Préface, p. xxvi.
AMPERE G07
La classification d'Ampère laisse l'impression de quelque
chose d'ingénieux, mais de compliqué. La bizarrerie même des
noms forgés pour désigner certaines études considérées comme
sciences distinctes, n'y a pas peu contribué. Si certains de ces
noms sont très heureusement choisis et sont restés dans la
lang-ue, — tel le nom de cinématique, qui désig-ne la partie de la
mécanique qui traite du mouvement en lui-même, sans avoir
égard aux forces qui le produisent, — l'on n'a conservé ni
Yoryctotechnie, ni la cerdoristique, ni la cœnolbolorjie.
Vers la même époque, Auguste Comte donnait une classifica-
tion des sciences existantes, groupées d'après leur objet. Les
Encyclopédistes avaient, à l'exemple de Bacon, classé les con-
naissances humaines d'après les facultés de l'âme qui servent à
leur étude : mémoire, raison, imagination. Ampère ne se con-
tente ni d'un dénombrement des sciences qui existent, ni d'une
division arbitraire des facultés qui aboutit à faire ranger dans le
même groupe, relevant de la mémoire, des sciences aussi dissem-
blables que l'histoire proprement dite et l'histoire naturelle. Il
part d'une étude psychologique des faits intellectuels, et se
demande à combien de points de vue différents l'on peut étudier
les objets de nos connaissances'; il en trouve quatre, corres-
pondant à quatre étapes successives de la pensée : appliquée
aux sciences de la nature, ou cosmologiques, cette distinction lui
donne les sciences mathématiques, physiques, naturelles, médi-
cales ; appliquée aux sciences de l'esprit ou noologiques, elle
donne les sciences philosophiques, nootechniques % ethnolo-
giques et politiques. Chacun de ces huit embranchements se
divise par l'application de la même méthode en quatre sciences
du premier ordre, et chacune de celles-ci en deux sciences du
second ordre, ou quatre du troisième ordre, de sorte qu'il y a en
tout 128 sciences dans le tableau. La véritable originalité d'Am-
père, par laquelle sa classification ne ressemble à aucune autre,
c'est que par l'application de ce procédé, si étrange qu'il paraisse,
en dépit ou peut-être à cause même de cette préoccupation sys-
tématique de symétrie. Ampère arrive à concevoir et à définir
1. Voir Lalande : Lectures de philosophie scientifique, p. 54.
2. Comprenant la littérature, la philologie, l'étude des arts.
608 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX" SIÈCLE
des sciences nouvelles à créer, et qu'en ])récisant leur objet, il
sujrgère constamment des idées et des projets de recherches.
En veut-on un exemple? au terme d'économie politique.
Ampère substitue celui A" économie sociale, « à la fois plus g'énéral
et mieux approprié au but que se propose la science ». Cette
science du premier ordre comprendra quatre sciences du troi-
sième ordre : la statistique, étude purement descriptive de l'état
du pays; la chrématolocjie, étude de la production et de la con-
sommation des richesses ; puis la cœnolbologie comparée, qui, rap-
prochant les résultats fournis })ar les deux sciences précédentes,
étahlit (les lois générales sur les l'apports mutuels qui existent entre
les dill'érents degrés de bien-être ou de malaise des diverses populations,
toutes les circonstances dont ils dépendent, telles que les habitudes et les
mœurs de ceux qui travaillent, leur plus ou moins d'instruction, leur plus
ou moins de prévoyance de leurs besoins futurs et de ceux de leurs
familles, le sentiment du devoir qui se développe dans les hommes ù
mesure que leur intelligence se perfectionne, les divers degrés de liberté
dont ils jouissent, depuis l'esclave jusqu'au paysan norvégien, ou l'ouvrier
de New-York ou de Philadelphie, surtout les diflerentes manières dont les
richesses sont distribuées, suivant qu'elles sont concentrées dans un petit
nombre de mains, ou l'éparties en petites propriétés ou petits ca])itaux.
Enfin viendrait la cœnolbogénie, répondant au quatrième
point de vue, qui remonte jtar l'étude précédente, aux causes de
la prospérité des nations, et « fait connaître par quels moyens
on peut améliorer graduellement l'état social et faire disjtaraître
peu à peu toutes les causes qui entretiennent les nations dans un
état de faiblesse et de misère ».
Cette préoccupation de ne pas réduire toute l'économie poli-
tique à la « chrématologie », ce prog:ramme de monographies
tracé à grands traits, ont-ils été sans influence sur l'orientation
des études sociales après 1830? Ces idées (jue professait Ampère,
il faut songer qu'il les répandait partout ; il les développait dans
un enseignement public très suivi, dont les journaux rendaient
compte. Littré connaissait et admirait la classification d'Am-
père, avant d'avoir jamais entendu parler de celle d'Auguste
Comte.
Ampère établit une distinction tranchée entre les sciences du
monde et les sciences de l'esprit : il ne fait pas, comme Auguste
Comte et comme Herbert Spencer, de la « sociologie » une simple
LAMARCK, GEOFFROY SAINT-HILAIRE, CUVIER, HUMBOLDT G09
annexe de la biologie : mais par là même qu'il emploie dans les
sciences cosmologiques et noologiques le même mode de rai-
sonnement, les mêmes méthodes d'observation et de classement,
il met en. lumière, bien mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'à lui, ce
qu'il y a de commun dans les procédés de la pensée humaine,
s'appliquant aux sciences de la nature et aux sciences de
l'esprit.
///. — Lamarcky Q.eoffroy Saint-Hilaire,
Cuvier. — Humboldt.
Cependant, les progrès des sciences naturelles suivaient de
près ceux de l'analyse, de la physique et de la chimie. Trois
hommes surtout ont laissé dans la science des êtres vivants
une trace profonde : Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier.
S'il convient d'associer ces trois noms contemporains, il n'en
faut pas conclure qu'ils doivent être mis sur le même plan.
Par la somme de travaux positifs effectués, de découvertes
incontestables accomplies, personne ne supporte la comparaison
avec Cuvier : mais par un contraste saisissant, si la science
qu'il a créée de toutes pièces, la paléontologie, reste pour Cuvier
un titre de gloire immortel, quelques-unes des idées qu'il a sou-
tenues avec le plus d'àpreté ont beaucoup vieilli; et les concep-
tions de Geoffroy Saint-Hilaire et de Lamarck, après une période
d'injuste dédain, sont au contraire revenues en honneur.
Lamarck. — Le chevalier de Lamarck, après de brillants
débuts dans la carrière d'officier, avait quitté l'armée et s'était
adonné à la botanique. La Flore française, publiée en 4778, lui
ouvrait les portes de l'Académie des sciences. Lorsque la Conven-
tion organisa le Muséum d'histoire naturelle, Etienne Geoffroy
Saint-Hilaire, alors âgé de vingt et un ans, fut chargé d'enseigner
la zoologie et de classer les collections des animaux supérieurs.
Pour étudier les animaux inférieurs, zoophytes, vers, mollusques,
insectes, on s'adressa à Lamarck : ces animaux aujourd'hui
rangés en embranchements distincts étaient alors groupés pêle-
mêle : c'était l'inconnu. « Lamarck, dit Michelet, accepta l'in-
HlSTOlKE DE LA LANGUK. VIU. «^y
610 LA LITTÉRATURK SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIÈCLE
connu. » C'est lui qui introduisit dans la science la distinction
des animaux à vertèbres et des animaux sans vertèbres; et ce
sont les études faites à l'occasion de ses cours au Muséum qui
ont abouti à son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres
(1816-1822), accueillie par une approbation unanime. Mais il
n'avait pas attendu jusqu'alors pour développer les idées géné-
rales que lui avaient inspirées ces études, dans ses Considéra-
tions sur rorganisation des corns vivants (1802), et surtout dans
SSL Philosophie zoologique (1809).
Lamarck, esprit aventureux et hardi, qui « se fiait trop à sa
puissance déductive et à sa logique de savant » (Haeckel), a
commis des erreurs nombreuses. Sur la « nature du son », sur
la chimie, il a énoncé des idées étranges et qu'on lui a repro-
chées durement, mais non sans justesse. Il a joué un rôle capital
dans l'élaboration de la doctrine transformiste : non qu'il ait eu
le premier l'opinion que des animaux d'espèces actuellement
difTérentes pouvaient descendre d'ancêtres communs; mais la
Philosophie zoologique est le premier exposé d'un système cohé-
rent, où l'on essaie de montrer comment les espèces ont pu se
différencier.
Tout changement nn peu considth'able et ensuite maintenu ilans les
circonstances où se trouve chaque race d'animaux opère en elle un chan-
gement réel dans leurs besoins. Tout changement dans les besoins des
animaux nécessite pour eux d'autres actions pour satisfaire aux nouveaux
besoins, et par suite d'autres habitudes.
Et comme, d'autre part, on peut remarquer que :
remploi plus fréquent et soutenu d'un organe ({uelconque fortifie peu
à peu cet organe, le développe, l'agrandit, et lui donne une puissance
proportionnée à la durée de cet emploi, tandis que le défaut constant
d'usage de tel organe l'afiaiblit insensiblement, le détériore, diminue pro-
gressivement ses facultés et linit par le faire disparaître,
il s'ensuit que :
Ce ne sont i)as les organes, c'est-à-dire la nature et la forme des parties
du corps d'un animal qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés
particulières, mais ce sont au contraire ses habitudes, sa manière de
vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus
dont il provient, (\m ont, avec le temps, constitué la forme de son corps,
le nombre et l'état de ses organes, cnlin les facultés dont il jouit.
Et Lamarck donne un « tableau de (hstribution et de classifi-
cation des animaux suivant l'ordre le plus conforme à celui de
LAMARCK, GEOFFROY SAINT-HILAIRE, CUVIKR, HUMBOLDT 611
la nature », conduisant, par voie de complication croissante, des
infusoires aux mammifères.
Il considère comme essentielle pour compléter son système,
la génération spontanée :
La nature a coiniuencé et recoinmeuce tous les jours par former les
corps organisés les plus simples, et elle ne forme directement que ceux-
là, c'est-à-dire ces premières ébauches (|u'on a désignées par l'expression
de générations spontanées;
et on le voit dessiner ainsi les traits principaux du système qui
prétendra expliquer la production de tous les êtres, depuis la
« raonère » jusqu'à l'homme, par le seul jeu des forces physi-
ques dans la nature. Cependant Lamarck ne saurait encourir le
reproche d'avoir relégué le Créateur au rang d'une « hypothèse
inutile » ; en un langage qui est hien celui des déistes du
xvni" siècle, et qui se retrouve avec des différences de talent,
chez Rousseau et chez Robespierre, Lamarck invoque constam-
ment le « supi'ème Auteur », le « sublime Auteur » de toutes
choses; et soutient que la conception transformiste donne une
idée tout aussi haute de sa sagesse et de sa puissance.
La Philosophie zooloylque n'obtint pas du vivant de Lamarck
l'attention qu'elle a suscitée plus tard. Cuvier et ses élèves se
montrèrent particulièrement sévères, si bien qu'il a fallu l'hom-
mage d'un des adversaires du transformisme, de Quatrefages,
pour faire rendre à Lamarck l'honneur qui lui revient. U Eloge
de M. de Lainarck, par Cuvier, est consacré à la critique des
savants qui « ont construit laborieusement de vastes édifices sur
des bases imaginaires, semblables à ces palais enchantés de nos
vieux romans que l'on faisait évanouir en brisant le talisman
dont dépendait leur existence », et Cuvier ne s'attarde même
pas à discuter l'hypothèse fondamentale de la Philosophie zoolo-
gique qui « ne peut supporter l'examen de quiconque a disséqué
une main, un viscère ou seulement une plume ».
Geoffroy Saint-Hilaire. — Si Cuvier, fort de son érudi-
tion infaillible et de son autorité indiscutée, pouvait se per-
mettre un pareil dédain à l'égard de Lamarck, il ne put traiter
aussi légèrement un autre adversaire redoutable qu'il rencontra
sur sa route. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire a développé dans
divers écrits réunis sous le nom de Philosophie anatomique, ses
612 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIÈCLE
idées sur « l'unité décomposition organique » MVIoins audacieux
que Lamarck qui prétend reconstituer la généalogie des espèces
animales, Geoffroy se contente d'affirmer leur ressemblance
profonde. Cuvier divisait le règne animal en quatre « embranche-
ments ». Dans un même embranchement, il affirmait l'unité de
plan : et l'on ne peut s'empêcher, en effet, de retrouver chez
l'oiseau les mêmes membres que chez le chien ou le singe, en
dépit des différences qui existent entre une aile, une jambe ou
un bras. Pour Cuvier, il y avait « quatre plans généraux d'après
lesquels tous les animaux semblent avoir été modelés, et dont
les divisions ultérieures, de quelque titre que les naturalistes
les aient décorées, ne sont que des modifications assez légères,
qui ne changent rien à l'essence. »
Geofîroy, citant ces lignes, ajoutait : « Cette doctrine, nous y
adhérons pleinement : celle de l'unité de composition organique
n'est autre ». Mais, à l'inverse de Cuvier, il prétendait retrouver
chez l'insecte et chez le mollusque le même type, la même dis-
position d'organes que chez le vertébré.
On sait que la nature travaille toujours avec les mêmes matériaux; elle
n'est ingénieuse qu'à en varier les formes... S'il arrive qu'un organe
prenne un accroissement extraordinaire, Finlluence en devient sensible
sur les parties voisines, qui dès lors ne parviennent plus à leur dévelop-
pement habituel; elles deviennent comme autant de rudiments qui
témoignent en quelque sorte de la permanence du plan général...
C'est là l'énoncé de sa célèbre loi du balancement des organes,
à laquelle il associe \e. principe des connexions : ce qui importe
pour déterminer un organe, ce n'est pas sa forme, c'est sa place,
ce sont ses connexions avec les parties voisines : « un os dispa-
raît plutôt que de changer de place ». Dans la comparaison des
squelettes, ce n'est point le nombre des os qu'il faut considérer,
mais le nombre des points d'ossification.
Plus prudent que Lamarck dans ses conclusions, Geoffroy est
aussi plus précis : il demande des enseignements à l'embryo-
logie, à l'histoire des métamorphoses, à la tératologie ou science
des monstruosités. S'il ne se range pas lui-même parmi les
1. Un exposé d'ensemble de ses idées a été donné par son fils Isidore Geo(Tn»>
Saint-llilaire [Vie, travaux et doctrine scientifique d'Etienne Gco/f'roy Saint-
Hitaire, et Zoologie (jénérale, 1841).
LAMARCK, GEOFFROY SAINT-HILAIRE, CUVIER, HUMBOLDT 613
transformistes, il prépare aux transformistes et il met en cir-
culation des armes plus solides que celles qu'a fournies
Lamarck.
En 1830, il est aux prises avec Guvier : dans une série de
communications à l'Académie des sciences, les deux rivaux
discutent sur l'organisation des mollusques, Geoffroy tenant
pour l'unité do plan, Guvier pour la différence radicale des
embranchements.
A celte discussion mémorable, poursuivie jusqu'en 1831, se
mêla tout à coup la voix de Gœthe, qui depuis longtemps
avait émis des idées analogues à celles de Geoffroy ; et le grand
poète déclarait que cette discussion dépassait en portée, et de
beaucoup, les événements politiques accomplis en France et en
Europe à la même époque.
Georges Guvier. — Longtemps encore, en France, ces idées
d'unité de plan et de descendance commune d'espèces diverses,
resteront pourtant des idées d'opposition. C'est qu'elles ont
paru trop conjecturales au puissant esprit qui exerce de 1800
à 1832 une royauté intellectuelle incontestée. Et cet esprit n'est
pas seulement celui d'un savant initiateur et créateur. C'est
celui d'un homme d'administration qui a des habitudes autori-
taires. Avant de se vouer aux sciences naturelles, et après avoir
renoncé à la carrière de pasteur, Georges Cuvier, qui est le fils
d'un officier suisse au service de la France, a passé quelques
années comme élève à l'école d'administration de Stuttgart :
Montbéliard, où il est né en 1769, dépend, à cette époque, du
Wurtemberg; et il rêvera plus tard de fonder en France une
école analogue, où l'on apprenne les fonctions administratives :
il estime trop l'importance de ces fonctions pour trouver bon
que ceux qui s'y destinent se dispensent d'apprentissage; lui-
même, sous la Restauration, ne dédaignera pas de joindre à ses
fonctions de secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences,
celles de directeur des cultes non catholiques'. Si l'on ajoute que
l'auteur des Leçons cVanaloniie comparée (1805), du Règne animal
distribué cV après son organisation (1816) et des Recherches sur les
i. Cuvier, avec Benjamin Constant, avait vivement engagé le Premier Consul,
lors (les négociations qui précédèrent le Concordat, à rétablir en France la reli-
gion chrétienne sous la forme protestante. (VoirJ. Texte, Revue cV histoire lilté-
raire de la /'V«?ice, janvier 1898, p. 22.)
614 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX« SIÈCLE
ossements fossiles (1821) est un écrivain vigoureux et logique
qui se préoccupe beaucoup moins de peindre que de démontrer
et de combattre, qui excelle à mettre en relief les points faibles
ou contestables dans les théories de ses adversaires, on com-
prendra qu'il ait pu avoir une action profonde et durable.
Georges Cuvier est le véritable fondateur de la paléontologie,
c'est-à-dire de la science des êtres vivants disparus. « Auteur
d'une création nouvelle », il a su, en s'aidant de quelques
débris fossiles, reconstituer et comme ressusciter les animaux
d'autrefois :
Heureusement, l'anatomie comparée possédail un principe qui, bien
développé, était capable de faire évanouir tous les embarras; c'était
celui de la corrélation des formes dans les êtres organisés, au moyen
duquel cliaque sorte d'être pourrait, à la rigueur, être reconnue par
chaque fragment de chacune de ses parties.
Ennemi dos hypothèses « qui ne sont que des métaphores »,
Cuvier considtn'e que les espèces sont immuables, et qu'aucun
rapport de parenté et de filiation ne relie les animaux actuels
aux animaux disparus. Ceux-ci ont péri à la suite de révolutions
soudaines et violentes, qui ont anéanti chaque fois la vie sur le
globe ou sur une partie importante du globe : ce sont ces révo-
lutions, au nombre de cinq ou six, dont Cuvier prétend établir
la réalité dans le Discours sur les révolutions de la surface du
globe, qu'il a donné comme préface à ses Recherches sur les osse-
ments fossiles.
L'homme est relativement nouveau sur la terre, et c'est à tort
que l'on a voulu chercher dans les antiques littératures orien-
tales ou dans les monuments égyptiens, les preuves d'une anti-
quité de la race humaine atteignant et dépassant 10 000 ans. La
Genèse reste, pour Cuvier, le livre le plus ancien en qui l'on
puisse avoir confiance; et ce livre garde, avec la tradition
vraie sur l'âge récent de l'humanité, le témoignage de la dernière
en date des « révolutions du globe ».
Les idées se sont modifiées depuis Cuvier. Si l'on est moins
porté de nos jours qu'au temps de Charles Lyell à croire à l'ex-
trême lenteur des phénomènes géologiques, on n'admet plus les
révolutions soudaines et totales. Si l'on est revenu de certaines
exagérations sur l'antiquité des monuments orientaux, on n"e?t
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VITI CH. XI
Armand Colin et Cir-, Editeurs, Paris
CUVIER
D'APRÈS UNE PEINTURE DE VINCENT, GRAVÉE PAR MIG ER
i
LAMARCK, GEOFFROY SAINT-HILAIRE, CUVIER, HUMBOLDT G15
plus aussi affirmatif que Giivier sur la date récente de l'appari-
tion de riiomme. Enfin et surtout, l'on est moins préoccupé
d'établir, à chaque instant, l'accord entre les résultats de la
géologie et l'interprétation actuelle des récits de la Bible. On
comprend que cette tendance « concordiste » se soit développée
par réaction contre la « philosophie » du xvui" siècle, qui avait
rejeté a priori les observations scientifiques, — telle la décou-
verte des coquillages fossiles sur les montagnes, ^ lorsqu'elles
lui avaient semblé compromettre l'orthodoxie de la négation :
à cette époque, comme Fa dit Flourens, « la Philosophie ne
croyait pas encore à la Science ». Mais entre ce goût de la con-
cordance, que Cuvier a certainement contribué à remettre en
honneur, etqui a produit toute une littérature souvent médiocre,
et l'hostilité des polémistes qui n'ont soutenu des hypothèses
scientifiques que comme machines de guerre contre les croyances
religieuses, il y a place pour une attitude à la fois respectueuse
et libre, comme celle de GeolTroy Saint-Hilaire disant, dans une
simple note, sans insister et sans prétendre faire lui-même de
l'exégèse, que ses idées n'ont soulevé aucune objection de la
part des personnes autorisées*.
Style de Cuvier. — En recevant à l'xVcadémie française
Dupin aîné, qui succédait à Cuvier, M. de Jouy comparait ainsi
le style de Cuvier à celui de Bufîon :
Moins éblouissant de coloi-is, moins prodigue d'images, moins harmo-
nieux dans sa période, le style de Cuvier est surtout remarquable par
l'enchaînement des idées, par la souplesse des formes, par toutes ces
combinaisons d'un esprit dont les finesses n'excluent jamais l'exacti-
tude.
Cuvier, en effet, qui a laissé, outre ses grands ouvrages, des
Eloges scientifiques et des rapports administratifs remarqua-
bles, est très inférieur comme écrivain à Buffon. Ses descrip-
tions s'adressent à la raison plus qu'à l'imagination : cet art que
nous trouverons, un peu après Cuvier, chez Elie de Beauraont, et
que nous rencontrerons souvent chez les géologues ou paléonto-
logistes contemporains, de savoir être précis sans être technique»
1. " L'une (les lumières de l'Éf^dise de France, prélat célèbre par la vigueur et
la dialectique de ses écrits, s'est occupé de la question. 11 voit avec évidence le
doigt de Dieu se manifestant dans ce caractère nécessaire de tous les éléments
de l'organisation. ■• {Philosophie unatomique, Discours pi'é liminaire, p. 32.)
616 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX° SIÈCLE
d'évoquer un tableau dont la vie ne fasse aucun tort à l'exacti-
tude, cet art n'est pas encore complètement formé. Et si la prose
classique, comme le déclarait Cuvier lui-même en prenant place
à l'Académie ^française en 1818, est en grande partie l'œuvre
d'un géomètre français, Pascal, il ne semble point qu'au xix* siècle
les écrivains romantiques aient subi au même degré l'influence
des savants adonnés aux sciences d'observation.
Humboldt. — Un homme pourtant, vers 1830, doit être
cité pour avoir tenté d'exprimer la poésie de la nature par une
description strictement scientifique : cet homme, à vrai dire,
est un étranger. Alexandre de Humboldt a consigné le récit de
ses explorations dans les Deux Mondes, aussi bien que l'exposé
de sa philosophie de la nature, dans le Cosmos. Cet ouvrage,
qui est une « géographie physique, réunie à la description des
espaces célestes », fut écrit en allemand et traduit en français
par M. Paye (1835) : nous n'aurions pas à nous en occuper ici,
si Humboldt lui-même n'avait écrit en français, une longue
introduction (|ui a les allures d'un manifeste.
La nature, considérée rationnellement, c'est-à-dire soumise dans son
ensemble au travail de la pensée, est l'unité dans la diversité des phéno-
mènes, l'harmonie entre les choses créées dissemblables par leur forme,
par leur conslitution propre, par les forces qui les animent; c'est le tout,
To Tràv, pénétré d'un souffle de vie.
C'est l'exposé de cette forme moderne du panthéisme à
laquelle on donne quelquefois le nom de naturalisme. La science,
pour Humboldt, suffit à constituer une philosophie du monde;
elle peut aussi inspirer une poésie.
J'ai tâché de faire voir dans le Cosmos comme dans les Tableaux de la
Nature, que la description exacte et précise des phénomènes n'est pas
absolument inconciliable avec la iieinlurc animée et vivante des scènes
imposantes de la création...
S'il m'était permis de m'abandonncr aux souvenirs de courses loin-
taines, je signalerais, parmi les jouissances que présentent les grandes
scènes de la nature, le calme et la majesté de ces nuits tropicales, lorsque
les étoiles, déjjourvues de scintillation, versent une douce lumière pla-
nétaire sur la surface mollement agitée de l'océan; je rappellerais ces
vallées profondes des Cordillères, où les troncs élancés des palmiers agi-
tent leurs flèches panachées, percent les voûtes végétales, et forment en
longues colonnades, une forêt sur la foret *.
1. La dernière expression est empruntée à Bernardin de Saint-Pierre.
LAMARCK, GEOFFROY SAINT-HILAIRE, GUVIER, HUMBOLDT 617
Après Guvier. — Après Cuvier, les naturalistes se divi-
seront en deux camps : ceux qui, reprenant les idées de Lamarck
ou de Geoffroy, soutiendront l'unité d'origine ou du moins
l'unité de règne; et les disciples de Cuvier qui défendront
comme lui la fixité de l'espèce. Pendant longtemps ces derniers
auront seuls l'oreille du public français. Les plus connus sont :
Flourens, l'éditeur de Bulïbn, l'auteur de Y Ontolotjie naturelle
et de la Longévité humaine; et Armand de Quatrefages, l'an-
thropologiste qui a soutenu avec autorité VUnité de Ves'pèce
humaine. La critique de Flourens est souvent superficielle et
injuste; de Quatrefages est à citer au contraire comme un mo-
dèle de bonne foi scientifique et de loyauté dans l'exposé de
doctrines que l'on rejette : c'est de lui que Darwin disait « qu'il
aimait mieux être critiqué par M. de Quatrefages que d'être
loué par bien d'autres ».
La littérature transformiste a produit de nos jours quelques
belles œuvres : œuvres sereines, pleines de couleur et de poésie,
où l'on a tenté de peindre les transformations successives du
monde vivant, comme les Enchainement& du monde animal et
VEssai de Paléontologie philosophique de Gaudry, ou le Monde
des 2^lantes avant l'appai^ition de lliomme, du comte de Saporta;
ou encore œuvres de combat, écrites en un style de polémique
très animé, comme le Transformisme d'Edmond Perrier, ou les
leçons et les articles d'Alfred Giard.
Géologie et Géographie. — La géologie et la géographie
sont représentées avec talent, après Cuvier, par Elie de Beau-
mont, qui « étonna le monde savant par sa théorie de l'âge
relatif des montagnes » (M. de Lapparent), et qui, dans V Intro-
duction à la carte géologique de France, sut allier à la noblesse du
style une précision extrême dans la peinture des paysages. Dans le
chapitre qu'il a écrit sur les Vosges, on peut citer tel petit tableau
d'un lac dans la montagne, où l'indication minutieuse des roches
qui forment le cirque et des espèces d'arbres qui en tapissent les
pentes, ne fait qu'ajouter quelque chose de plus concret à l'im-
pression de fraîcheur et de charme que donne la description. De
nos jours, en même temps qu'Elisée Reclus donnait, dans la
Terre, une sorte de nouveau Cosmos, où les données actuelles de
la météorologie, de la physique, de l'astronomie, sont groupées
618 LA LITTEllATUIlE SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIÈCLE
en une synthèse qui est exposée en une lang^ue riche et colorée,
M. de Lapparent, par son grand Traité de géologie et ses Leçons
de Géographie physique, montrait par un exemple saisissant de
quelle puissance sont les qualités littéraires, la limpidité et Félé-
gance du style, pour rendre promptement classiques des idées
scientifiques nouvelles.
IV. — Arago. — Biot.
Arago. La vulgarisation scientifique. — Quand Laplace
détachait de sa Mécanique céleste, VExposition du système du
monde, ou Cuvier, de ses Recherches sur les ossements fossiles,
le Discours sur les Révolutions du globe, ils se préoccupaient de
faire connaître leurs découvertes en dehors du monde savant,
mais ils ne s'adressaient pourtant qu'à un puhlic éclairé, néces-
sairement restreint. Ampère s'entretenait volontiers de science
et de philosophie avec des gens très simples, comme certains
de ses amis de Lyon : mais à l'opinion de ceux qui se fussent
désintéressés de la métaphysique et de l'idéologie, il n'aurait
pas su lui-même prendre intérêt.
François Arago représente, parmi les savants français,
quelque chose de nouveau : il veut apprendre la science à tous,
non seulement aux gens instruits et lettrés, mais aux ignorants
et aux gens du peuple.
Arago est en France le créateur d'un genre littéraire très
moderne qui tient une large place dansla production du xix" siècle,
un genre où, par malheur, il est aisé de se montrer inférieur :
la vulgarisation scientifique. Le succès de ses cours i\'Astro-
nomie populaire est resté légendaire : « Je ferai le cours, disait-
il dans sa leçon d'ouverture, sans supposer à mes auditeurs
aucune connaissance mathématique quelconque. » A un public
ainsi préparé, il explique l'attraction universelle, les lois de
Kepler, l'aberration de la lumière.
Membre de l'Académie des Sciences à vingt-trois ans,
en 1809; secrétaire perpétuel en 1830, à la mort de Fourier,
François Arago eut une carrière très active et tout à la fois une
ARAGO, BIOT 619
vie très dispersée. Il commence par la géodésie en mesurant
dans des conditions particulièrement difficiles, qu'il a racon-
tées dans VHistoire de 7na Jennesse, la méridienne d'Espagne.
Il fait,_^en physique, plusieurs découvertes de premier ordre :
il trouve, en 1811, la polarisation chromatique et la polarisa-
tion rotatoire ; il collabore avec Fresnel aux expériences sur les
interférences de la lumière polarisée, et il se fait contre Laplace,
Biot et Poisson, l'un des plus ardents défenseurs de la théorie
des ondulations, sans cependant oser suivre Fresnel jusqu'à l'idée
des vibrations transversales. Avec Ampère, il introduit dans le
solénoïde l'aig-uille de fer doux qui en fait l'électro-aimant; en
découvrant le « magnétisme de rotation » il fait « le premier
pas vers les phénomènes d'induction qui devaient, dix ans plus
tard, immortaliser Faraday » (Cornu).
La mulliplicité de ses ocoiii)ali()ns, sa fiévreuse activité à la recherche
de nouvelles expériences, ne lui permettaient guère d'approfondir lui-
même les laits qu'il découvrait, mais il les signalait, avec un l'are désinté-
ressement, à ses collègues ou à de jeunes savants qu'il aidait ensuite de
ses conseils et de sa féconde collaborai ion puur en déduire les consé-
quences prévues (Amiral Mouchez).
Arrivé à l'Académie jeune, ardent, dit-il dans VHistoire de ma jeunesse,
je m'y mêlai des nominations beaucoup plus que cela n'eût convenu à
ma position et à mon âge.
Devenu secrétaire perpétuel, il manifeste en toute occasion
le souci de rendre la science accessible à tous. C'est lui qui fait
ouvrir les portes de l'Académie pour qu'aux séances du lundi
le public et les journalistes puissent assister. Il entre à la
Chambre sous la monarchie de Juillet; il y défend constamment
les intérêts de la science et de l'industrie nationale, jusqu'au
jour où, cette monarchie étant tombée, il est acclamé en 1848
membre du gouA'ernement provisoire.
Les Notices. La machine à vapeur. — Arago, écrivain,
est connu par ses notices scientifiques, publiées pour la plu-
part dans V Annuaire du bureau des longitudes, et par les bio-
graphies qu'il a écrites en sa qualité de secrétaire perpétuel. Ses
notices sur le tonnerre, sur la scintillation, sur le daguerréotype,
sur la machine à vapeur, sont admirables de lucidité. Elles
témoignent de l'enthousiasme le plus ardent pour les grandes
applications scientifiques qui ont transformé en notre siècle la
620 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX° SIÈCLE
vie matérielle; et il s'y mêle une préoccupation passionnée de
la justice due aux inventeurs. C'est lui qui soutient et patronne
Daguerre, et qui fait comprendre au public l'incalculable impor-
tance de la photographie. Il prédit de même l'avenir d^s che-
mins de fer et celui de la télégraphie ; défenseur du bien général
et des intérêts de l'industrie, il profite de sa présence à la
Chambre pour faire repousser le projet du gouvernement de
Juillet qui voulait se réserver l'usage exclusif du télégraphe, et,
dans une autre circonstance, pour faire voter, contre le gouver-
nement, la concession des grandes lignes de chemin de fer à des
compagnies privées'.
La machine à vapeur, son histoire, ses applications, l'ont
occupé à maintes reprises ; il a combattu avec une vivacité patrio-
tique les prétentions des auteurs anglais qui passaient sous silence
Denis Papin ; il s'est appliqué à remettre en lumière les titres de
l'illustre Français, et a fini par obliger tout le monde, même de
l'autre côté du détroit, à rendre justice à l'inventeur méconnu.
Sa notice sur James Watt (1834) contient quelques pages inté-
ressantes, par instants assez déclamatoires, sur les « machines
considérées dans leurs rapports avec le bien-être des classes
ouvrières ». Arago professe que la science, en accroissant par
ses inventions la richesse générale, est une source de prospé-
rité et par conséquent un bien : mais le progrès dans la produc-
tion des richesses n'entraîne pas par lui-même un progrès dans
la répartition de ces richesses; à ce dernier progrès, que le pre-
mier rend chaque jour plus nécessaire, la science ne travaille
point : y travailler est le rôle de la loi. Il faut combattre ceux
qui nient l'utilité sociale des machines : mais il faut reconnaître
1. Arago était rapporteur de la Conuiiission chargée d'examiner le projet
déposé par le gouvernement, et aux termes duquel les lignes de Paris à Lille et
à Strasl)ourg devaient être construites et exploitées par l'État. Lamartine
appuyait le projet. Arago le combattit, alléguant les avantages que présentaient
l'exécution et l'exploitation par l'industrie privée, insistant, lui polytechnicien
et admirateur enthousiaste do l'École, sur l'inaptitude des ingénieurs du corps
des Ponts à traiter avec compétence toute la partie de la construction relative
aux transactions commerciales. L'une des objections à la construction par l'in-
dustrie privée était la crainte de l'agiotage. La commission dont Arago était rap-
porteur y répondit en proposant « la suppression radicale des actions indus-
trielles ... (11 s'agit avant tout des actions au porteur.) Les discours d'Arago à
cette occasion sont des modèles d'éloquence parlementaire dans des questions
d'aiïaircs. La Chambre, le 10 mai 1838, rejeta le projet du gouvernement, par
196 voix contre 09.
ARAGO, BIOT ' 621
aussi qu'elles ont introduit dans l'industrie une perturbation à
laquelle doit porter remède « l'autorité ». Et il faut « demander
au législateur de faire cesser la hideuse exploitation du pauvre
par le riche ».
Les Éloges historiques . — Les Éloges historiques
d'Arago sont conçus dans le même esprit que ses notices ou son
enseignement public. En prononçant son premier éloge, celui
de Fresnel, le 26 juillet 1830, Arago se hâte de déclarer qu'il
s'écartera de la forme ordinaire :
Je demanderai même qu'on veuille bien le considérer comme un simple
mémoire scientifique dans lequel, à Foccasion des travaux de notre con-
frère, j'examine les progrès que plusieurs des branches les plus impor-
tantes de l'optique ont faits de nos jours.
Les éloges d'Arago renferment en efTet l'histoire des sciences
mathémati(|ues et physiques dans cette incomparable période
do 1800 à 1830. D'autres secrétaires perpétuels ont pu écrire des
biographies en une langue plus élégante et plus châtiée : aucun
n'a laissé des notices plus intéressantes, plus vivantes et plus
lues; encore aujourd'hui c'est une mine oii ne cessent de puiser
tous ceux qui ont à écrire sur les savants du début du siècle.
Si ses éloges sont des fragments d'Iiistoire delà science, Arago
n'a garde d'oublier les détails biographiques, et il faut le lire
pour sentir l'impression faite sur les contemporains par les
grands événements politiques de la fin du siècle dernier. Avec
Bailly et Condorcet, nous assistons aux scènes sanglantes de la
Révolution; avec Carnot et Monge, nous voyons comment s'or-
ganisait la victoire; avec Monge encore, avec Fourier et Malus,
nous suivons cette éblouissante campagne d'Egypte qui a laissé
dans l'àme de tous ceux qui v ont pris part, une admiration
inefîaçable pour l'homme de génie qui l'avait conçue. En 1814
et 1815, nous verrons les savants se diviser : les uns, comme
Poisson, ou Fresnel, accueillir comme une délivrance la Res-
tauration en haine du régime despotique qui avait épuisé la
France; d'autres, et de vieux républicains comme Monge et
Carnot, mettre leur épée au service de l'Empire, pour combattre
avant tout, dans le parti monarchiste, le parti de l'étranger.
Arago sait parler de tous avec sympathie : mais il ne dissimule
point ses préférences de républicain et son culte de la Révolu-
622 LA LITTÉHATL'RE SCIENTIFIQUE AU XIX-^ SIÈCLE
tion. Il luiarrive,dansla Révolution, (l'admirer etd'imiter jusqu'au
style; c'est ainsi qu'il cite comme une leçon donnée « en très
bons termes » un discours de Bailly, où, devant l'Assemblée Natio-
nale, le maire de Paris « exhale sa douleur en termes pleins de
sensibilité ei à' onction » . — Les deux très bons ter)nes sont d'Arago.
En résumé, soit qu'il enseigne Y Astronomie jxypulaire, soit
qu'il glorifie le rôle national de la science pendant la Révolu-
tion, soit qu'il défende à la Chambre, contre l'anglomanie à la
mode, les intérêts de l'industrie française, Arago ne songe jamais
à s'écouter; jamais il ne songe à faire, en matière de style, de
l'art pour l'art; il ne parle jamais que pour propager et pour
défendre des idées.
Biot. — Le contraste est saisissant entre Arago et son con-
temporain et collaborateur Biot. Esprit fin, érudit, non sans
quelque affectation, Biot n'écrit que pour les délicats, et se
montre dédaigneux des suffrages de la foule. Sainte-Beuve a
consacré aux œuvres de Biot deux de ses causeries les plus spi-
rituelles et aussi les plus malicieuses '.
C'est un grand désavantage d'avoir à parler d'un homme éminent lors-
qu'on ne peut se transporter tout d'abord au cœur de son œuvre et au centre
de sa supériorité, lorsqu'on est obligé de se tenir dans les dehors en
quelque sorte et les accessoires; il est périlleux de prétendre juger d'un
pays dont on n'a pas visité la capitale — si capitale il y a — et qu'on n'a
traversé et entamé que par les bords...
Peu de savants ont été plus cultivés que Biot; membre de
l'Académie des sciences et de celle des inscriptions et belles-
lettres, il joignait à ce double titre, en d857, celui de membre
de l'Académie française : il avait alors (juatre-vingts ans. Elève
de l'Ecole polytechnique en 1795, il fait avec Gay-Lussac le pre-
mier voyage scientifique en ballon (1804), il travaille avec Arago
à la mesure de la méridienne d'Espagne (1806 et 1807), mais il
rentre en France avant la fin de Fentreprise, laissant seul un
collaborateur avec lequel il ne s'entendit jamais bien. Sa princi-
pale découverte est celle du pouvoir rotatoire dans les liquides,
et l'une dos grandes joies de sa vieillesse fut d'assister aux pre-
mières expériences de Pasteur. Par des publications littéraires,
telles que V Essai su7' V histoire des sciences pendant la Révolution
1. Sai.nte-Belve : Nouveaux Lundis, t. II, p. "0.
ARAGO, BIOT 623
française (1803), ou Tarticle De V influence des idées exactes
dans les ouvrages littéraires (1809), Biot pensait bien se créer
des titres à la situation de secrétaire perpétuel de l'Académie
des sciences, le jour oîi Delambre disparaîtrait. Des considéra-
tions où le souci de la science et du talent d'écrivain ne fut pas
le seul en jeu, où l'intluence déjà décisive d'Arago joua certai-
nement un rôle, lui flrent préférer Fourier (1823). Depuis
lors et jusqu'aux dernières années de sa longue carrière, Biot
vécut dans une demi-retraite, publiant, outre ses grands traités
(ÏAst7'0)wmie et de PIn/sique expérimentale, de nombreux arti-
cles qu'il a réunis en 1858 sous le titre de Mélanges scientifiques
et littéraires. Maire de la commune de Nointel jusqu'en 1830,
il ne fut pas maintenu dans ses fonctions par le gouvernement
de Juillet ; il en conserva, contre la politique et les savants qui
s'y adonnent, une prévention et un dédain où il laisse percer
quelque aigreur. Dans son discours de réception à l'Académie
française, il proclame que :
Celui qui se sei'Ji voué à ces études conleniplatives, avec une passion
sincère et profonde, s'y trouvera aussi complètement dispensé de prendre
part aux atl'aires publiques que s'il vivait dans Saturne ou dans Jupiter.
Et, après avoir donné à la jeunesse ce conseil, fort sage :
Vous tous jeunes gens, qui arrivez dans la carrière des sciences en y
apportant l'ardeur vive et pure de votre âge, ne laissez jamais éteindre
en vous ces nobles sentiments par les intérêts de vanité ou de fortune (}ui
occupent et agitent le plus grand nombre des hommes de nos jours...
il ose ajouter :
Que le développement, de votre intelligence soit votre unique but.
Pasteur, qui déplorera aussi le temps consacré par les savants
aux fonctions politiques et administratives, n'écrira jamais une
phrase pareille.
lu Essai sur lliistoire générale des sciences pendant la Révolu-
tion est un opuscule écrit avec une ardeur et un enthousiasme
qu'on ne retrouvera pas dans les Mélanges. A côté de pages très
fermes et vraiment éloquentes, il fournit quelques beaux exem-
ples du style ampoulé de l'époque révolutionnaire.
On voulut qu'une vaste colonne de lumière sortît tout à coup du milieu
de ce pays désolé, et s'élevât si haut que son éclat immense put couvrir
la France entière et éclairer l'avenir.
624 LA LITTERATURE SCIENTIFIQUE AU XIX" SIECLE
La « colonne de lumière », c'est l'Ecole polytechnique, dont
la création succède à la destruction des vieilles universités. Sur
ces universités, Biot émet d'ailleurs les opinions les plus judi-
cieuses et les plus modérées :
Au milieu de la secousse géné-rale qui rbranlail la Frauce, la chute des
universités ne fit aucune sensation; mais rinllueuce de cet événement
sur la génération qui s'élève n'en sera pas moins sensible un jour. I^e mal
est d'abord insensible; on n'a pas détruit la vie; on a llélri les organes
de la reproduction.
Ce n'est pas que je veuille présenter l'ancienne éducation comme la
seule qui puisse donner à la patrie des citoyens éclairés; je sais qu'il lui
manquait beaucoup de choses pour remplir ce but; mais l'expérience
nous a trop appris qu'en fait d'instruction publiijue. il faut, si l'on ne
veut pas tout perdre, améliorer et non détruire.
Et pour l'avenir, il réclame un enseignement qui soit quelque
chose de libre et de vivant :
Il faut que les professeurs soient guidés et non asservis, (jue l'on cherche
à exciter les esprits plutôt qu'à les enchaîner. Ainsi, point de corpora-
tions enseignantes : elles ressemblent à ces statues antiques qui servaient
autrefois à guider les voyageurs et dont le doigt immoitile indique encore,
après des milliei>s d'années, des routes qui n'existent plus.
En littérature, Biot n'était pas du côté des romantiques. Admi-
rateur quelque peu superstitieux de Virgile et d'Horace, il
reprochait aux rénovateurs de la prose française, Bernardin de
Saint-Pierre et Chateaubriand, d'avoir de fausses beautés fon-
dées sur des observations inexactes : il lui est arrivé même de
leur chercher des chicanes ridicules.
Avec sa prédilection pour les poètes anciens et pour les
auteurs classiques, avec son souci constant de bien écrire, Biot
peut passer pour le type du savant lettré dont le goût littéraire
ne va pas sans quelque prétention littéraire.
Les mathématiciens après Laplace et Fourier. —
Parmi les mathématiciens qui ont écrit, il faudrait citer encore
Poinsot, un artiste et un délicat, qui, sur la fin de sa vie,
aimait à relire Molière, Voltaire, rarement Montesquieu, — et
plus souvent, une page de Poinsot; — Michel Chastes, dont
y Aperçu historique sur l'origine et le développement des mé-
thodes en géométrie reste un modèle d'histoire de la science; —
Cauchy, qui n'a jamais exposé dans la langue courante l'objet
ARAGO, BIOT 625
de ses travaux d'analyse, mais qui a publié à diverses reprises
de vigoureux écrits de polémique; — et surtout de nos jours
M. Joseph Bertrand.
M. Bertrand se rattache à la tradition de Poinsot : soucieux
avant tout d'élégance, il apporte une simplicité nouvelle à toutes
les questions d'analyse et de géométrie qu'il lui arrive de tou-
cher. Mais il a une érudition et une curiosité que Poinsot n'avait
à aucun degré. Historien de l'ancienne Académie des Sciences,
des Fondateurs de f Astronomie moderne, M. Bertrand a publié
des études sur des savants qui furent de grands écrivains :
Pascal (1891), à'Alembert (1889). M. H. Poincaré qui, lui
aussi, ne dédaigne pas la philosophie des sciences et à qui l'on
doit de profondes études sur les fondements de la mécanique et
<]e la géométrie, a très heureusement caractérisé l'œuvre de
M. Joseph Bertrand et l'utilité pour la science même de la partie
critique de cette œuvre :
Vos devanciers, lui disail-ii, pressés de coasLi'uire, s'étaient peut-être
contentés à troj) peu de frais; ils avaient quelquefois affirmé trop vite, et
beaucoup de leurs assertions, trop longtemps indiscutées, étaient déjà sur
le point de devenir articles de foi (juand votie pénétrante critique nous
a heureusement ramenés à ce denii-scepticisnii' (|ui est, i»our le savant, le
commencement de la sagesse '.
A ces noms il faut joindre celui de Cournot, moins connu
comme mathématicien que comme philosophe, et qui, dans ses
travaux sur les principes de l'économie {)olitique, et sur la philoso-
phie de l'histoire, comme dans ses livres sur la théorie des fonc-
tions et le calcul des probabilités, a mis une vigueur de pensée qui
faisait dire à Vacherot et à ïaine qu'on ne l'avait pas assez lu.
L'une des idées maîtresses de Cournot est sa conception du
hasard : la qualité de fortuit est liée, par lui, à un phénomène,
quelle que soit notre connaissance des causes, lorsque celles-ci
appartiennent à des séries indépendantes.
La raison même nous impose l'idée du hasard; et le tort imputable à
notre ignorance consiste non à nous forger cette idée, mais à la mal
appli(iuer, ce dont il n'y a que trop d'exemples, même chez les plus
habiles. {Considérations sur la marche des idées et des événements dans les
temps modernes, I, p. 2.)
1. Discours «le M. Poincaré au ciiK^uanlcnaire iki professorat de M. J. Ber-
trand, Revue scientifique, [" semestre IS9>, p. GSk
Histoire de la langue. VIII. -it)
626 LA LITTKHATriiK SCIENTIPIOUK AU XIX'' SlI'^CLl^
Le drtcrminismc ubsulii. Ici qu'on r;uliiicl iivcr. foiidcnicnl, dans l'ordre
des ]ihéiioiiiènes physico-cliiiiiiqiics, n'exelul poiiil la nolioii de Tindé-
pendance dt;s causes, ni pai- suilc celle dr raeridenlel et tin forliiil. (Matc-
rialiiimc, vilaii^me, radoinilisinc, p. M.)
La distinction du nécessaire et du fortuit, de l'essentiel et de
Taccidentel, est capitale pour comprendre « la vraie nature de
l'histoire ». Et dans l'étude de l'histoire, ce mathématicien se
révèle un penseur original. Il donne pour conclusion à son
étude sur la Révolution française une jdirase de Chateaubriand
au Congrès de Vérone, qui est comme l'illustration de sa propre
doctrine :
Il faut se i,'ai'dei' de pieiulie les idées i('volulii)niiaii('s du temjts pouc
les idées l'évolulionnaires des hommes; l'essentiel est de distinguer la lente
consiiiratioii des âges de la consiiiration hàlive des intéi'èts et des sys-
tèmes.
V. — J.-B. Dumas. — Berthelot.
J.-B. Dumas. — il est un |ietil nonilue d'hommes aussi bien faits
pour le travail silencieux que [xtur les débats des grandes assemblées. En
dehoi's des études personnelles ([ui leur assurent dans la [loslériié une
place à part, ils ont l'esprit attentif à toutes les idées générales et le cœur
ouvertà tous les sentiments généreux. Ces liommes-là sont les esprits tuté-
laires d'une nation. .M. Dumas en fut, dés sa jeunesse, un type souverain...
Et Pasteur, rendant cet hommage à son ancien maître, ajou-
tait :
Son enseignement avait ébloui ma jeunesse, j'ai été le discijile des
enthousiasmes qu'il m'avait ins|)irés.
Né en 1800 à Alais, d'une famille nombreuse et sans fortune,
Jean-Baptiste Dumas commença ses études à Genève, puis vint
à Paris, où il justifia bien vite la protection d'Ampère et d'Arago
par de beaux travaux de chimie. Reçu en 1832 à l'Académie
des sciences, il publiait en 1835 son mémoire célèbre sur les
substitutions, oii il montrait que dans certains composés, des
atomes aussi dilTcrents (pie ceux de chlore et d'hydrogène
peuvent se substituer l'un à l'autre sans modifier l'architecture
et les propriétés essentielles de la molécule. C'est une des
découvertes qui ont fondé la chimie organique moderne, Secré-
.I.-B. DIMAS, BKUTHKLOT 627
taire perpétuel de l'Académie des sciences, ministre du second
Empire, Dumas prend une part active à la discussion des ques-
tions économiques; il s'intéresse à toutes les inventions; il est
l'un des fondateurs de l'Ecole Centrale; il s'occupe de chimie
industrielle et de chimie physiologique aussi bien que de chimie
pure; il dirige la publication des œuvres complètes de Lavoi-
sier; rien de ce qui a touché au grand mouvement scientifique
de notre temps, ou aux grands intérêts de la patrie, au cours de
sa longue existence, ne l'a laissé indifférent. Dumas est mort en
1884; il était depuis 18~G membre de l'Académie française où
il avait remplacé Guizot.
Les éloges qu'a laissés Dumas, ceux surtout qu'il a consacrés
à Faraday, à Auguste de la Rive, à Balard, à Sainte-Glaire
Deville, sont très éloquents : ce sont de véritables discours, où
l'on sent, du commencement à la fin, le discours réellement
prononcé bien plus que la notice écrite, hes Leçons de pli ilosoplne
chimique (1837), la Statique chimit/vt' des êtres orr/anisés (1841),
sont encore des conférences, et jusque dans les sujets les plus
prosaïques en apparence, des morceaux d'éloquence. Par son
langage majestueux et de grande allure, d'où l'emphase n'est
pas toujours absente', Dumas excelle à mettre en relief la
portée des découvertes, à faire sentir ce qu'ont de vraiment
grand les idées qu'ont popularisées la physique et la chimie
de notre siècle.
L.i chimie se Iraiislorme, dit-il, en faisant le récit de la découverte du
bi'onie par Balaid;elle perd le caractère d'une science dont les détails
s'adressaient à la mémoire pour devenir une science dont les principes
relèvent du raisonnement. Elle revêt le caractère mathématique, et depuis
que les conséquences de la découverte du brome se sont développées, le
chimiste, conune l'astronome lui-même, jn-ut prédire l'existence d'élé-
ments inconnus encore, déterminer h;ur place dans l'ordre naturel et
jiréciser avec certitude toutes leurs propriétés.
1. Les exemples ne manquent pas :
« Sainte-Claire Deville s'v précipita comme un coursier r/énéreur... .. (Éloge de
Deville.)
Dans le discours prononcé en 18S1, au Congrès inlernalional des électriciens
qui fixa les unités électriques, Dumas, pour exprimer la prééminence de l'élec
Iricité, s'écriait :
« La mythologie grecque, personnifianL avec bonlieur les forces de la nature,
avait rangé les vents, les flots et le feu sous les ordres de divinités secondaires;
elle avait fait du dieu de la poésie et des arts le représentant céleste de la Lu-
mière: par une admirable prescieti'^e, elle avait rJierué la foudre à Jupiter! >•
628 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX° SIÈCLE
Poiu' la première fois, on voyait apparaître sur la scène du monde clii-
miiiiif, l'idée sérieuse de l'existence des familles parmi les éléments. Le
chlore, le brome, l'iode oiïraient le type d'une famille naturelle aussi
incontestable que celles qu'on citerait parmi les mieux caractérisées
dans le monde des êtres oriianisés.
A cette chimie moderne, dont les principes relèvent du rai-
sonnement, Dumas a donné l'essor. Il en a compris et célébré
la grandeur présente et l'avenir. Il a célébré aussi, en termes
<\m rappellent parfois le xvni" siècle, mais avec une bien autre
exactitude et avec une science très sûre des découvertes con-
temporaines, « les harmonies de la nature ».
Les plantes et les animaux viennent dune de lair i-l y retournent donc;
ce sont de véritables dépendances de l'atmosphère. Les plantes repren-
nent donc sans cesse à l'jur ce que les animaux lui fournissent; c'est-à-
dire du charbon, de l'hydropène et de l'azote, ou plutôt de l'acide
carbonique, de l'eau et de l'ammoniaque. Reste à préciser maintenant
comment, à leur tour, les animaux se procurent ces éléments qu'ils
restituent à l'atmosphère, et ron ne peut voir, sans admiration pour la
simplicité sublime de toutes ces lois de la nature, que les animaux
empruntent toujours ces éléments aux plantes elles-mêmes.
Ainsi se ferme ce cercle mystérieux de la vie organique à la surface du
globe... Et si l'on ajoute à ce tableau déjà si frappant par sa simiilicité et
sa grandeur, le rôle incontesté de la lumière solaire, qui, seule, a le pou-
voir de mettre en mouvement cet immense appareil que le règne végétal
constitue, et où vient s'accomplir la réduction des produits oxydés de
!'air, on sera frappé du sens de ces paroles de Lavoisier :
« l"n Dieu bienfaisant, en apportant la lumière, a répandu sur la sur-
face de la terre l'organisation, le sentiment et la pensée '. »
La conservation de l'énergie et la théorie méca-
nique de la chaleur. — Esprit « ouvert à toutes les idées
générales », Dumas a compris la portée du grand principe de la
conservation de l'énergie, ou, comme l'on disait vers 1850, « de
la conservation de la force ». Ce sont des savants étrangers à
la France, le médecin allemand Robert Mayer, le physicien
anglais Joule, et l'ingénieur danois Colding, qui réussirent
vers 1843 et 1844, à démontrer l' « équivalence de la chaleur et
du travail », et à faire rejeter l'hypothèse, jusqu'alors admise,
de l'indestruclibilité du calorique. Et c'est l'illustre Ilehmholtz
qui, généralisant le principe de l'équivalence, proclama le pre-
mier en 1847 la conservation de l'énergie (die Erhaltung der
1. Slalique chùnique de,- ctres orr/nnisés (1811), p. G-".
J.-B. DUMAS, BKllTHELOT 629»
Kraft). Mais la France était toute prête à recevoir une idée
qu'elle avait puissamment contribué à faire naître : l'idée se
trouvait déjà dans l'ouvrage de Marc Seguin, le neveu de
Montgolfier : De rhifluence des chemins de fer (1839). Elle fut
vite reprise et vulgarisée, et ne tarda pas à entrer, avec la loi
de la conservation de la matière, dans le bagage de notions-
courantes que possède, sans les toujours bien comprendre, tout
homme muni de quelque instruction.
Deux physiciens surtout se sont attachés à faire connaître et
à exposer, à des points de vue fort différents, la science nou-
velle, la « théorie mécanique de la chaleur » : Verdet et Hirn.
Emile Verdet fut un savant de valeur : il fut surtout un pro-
fesseur incomparable. L'histoire de la théorie des ondulations,
qu'il a écrite comme Introduction auxceuvres d'A iif/usti)i Fresnel,
est un modèle achevé de style d'exposition scientifique. Les
Leçons sur la théorie mécanique de la chaleur sont l'exposé le
plus clair de cette partie de la science.
Cette doctrine et notamment l'idée de l'équivalence de la cha-
leur et du travail mécanique sont rattachées par Verdet à Thypo-
thèse mécaniste qui les a incontestablement inspirées : l'hypo-
thèse que la chaleur est « un mode du mouvement ». Et Verdet
pense qu'il y a « mauvaise foi » à présenter la Thermodyna-
mique comme indépendante de cette hypothèse qui s'est montrée
si féconde.
Hirn, personnifiant en cela l'une des tendances de la science
contemporaine, estimait au contraire qu'on doit faire reposer la
Thermodynamique — ou science moderne de la chaleur — non
« sur des hypothèses ou des principes de physique mécanique
évidents et indiscutables , mais bien au contraire sur quel-
ques faits expérimentaux précis ». Dans son Exposition de la
théorie mécanique de la chaleur, intéressante comme ses autres
ouvrages par les considérations philosophiques dont elle est
semée, il proteste contre la prétention de croire démon-
trée par les faits la théorie qui explique le monde entier, et la
force elle-même, par la matière et le mouvement. A cette
« cinétique moderne » il oppose un « dynamisme de l'avenir »
qui conserve un « élément spécifiquement distinct de la
matière ».
630 LA LlTTKRATrUE SCIENTIFIflUE AU WX' SIÈCLE
Tendances actuelles en physique. — De nos jours,
s'est manifestée clans la iihysique une double tendance : d'une
part, l'idée newtonienne d'attraction à distance, le dynamisme
de Laplace et d Ampère a reculé au profit des théories ciné-
tiques pures qui n'admettent d'autre élément primordial que la
matière, et le mouvement communiqué de proche en proche
par l'intermédiaire de milieux. La victoire de la théorie des ondu-
lations lumineuses, renouvelée de Huygens, sur la doctrine
newtonienne de l'émission, a consacré cette tendance : c'est de ce
côté qu'incline M. Cornu, l'un des écrivains dont les discours,
les notices publiées à V Annucm'e du bureau des longitudes, por-
tent le mieux la marque de la netteté scientifique associée à
l'élégance littéraire.
D'autre part, le mécanisme lui-même, sous l'une ou l'autre
de ses deux formes — cinétique inspirée de Descartes ou dyna-
misme newtonien, — a été contesté dans sa thèse essentielle et
déclaré insuffisant pour rendre compte du monde physique '.
Quelques savants l'ont cru incompatible avec le second des
principes de la science de la chaleur, le principe de Carnot. Ce
« second principe », énoncé du reste avant le premier, mais
dont la portée n'a été bien comprise que plus tard, a été large-
ment vulgarisé en Angleterre sous le nom de « principe de la
dégradation de l'énergie ». En France, il est resté beaucoup
moins connu; et c'est pour s'être attaché uniquement à l'idée de
conservation de l'énergie, qu'on est arrivé à mettre en honneur
un mécanisme exclusif de l'idée de dégradation. Aussi ne doit-
on pas s'étonner (|ue le mouvement qui a ramené la pensée
scientifique et philosophique vers le principe de Carnot, ait
entraîné une réaction contre le mécanisme.
Berthelot. — Faire rentrer non seulement la physique,
mais la chimie elle-même dans la mécanique, telle a été l'une
des préoccupations constantes de M. Berthelot. A la vérité,
l'édifice de « mécanique chimique » qu'il a prétendu construire
manque un peu de solidité : la considération trop exclusive du
principe de la conservation de l'énergie, et la méconnaissance
du principe de la dégradation de l'énergie, l'ont conduit parfois
I. Voir, par exemple, les ouvrages de M. Duhem, ses articles dans la Revtie
des Questions scientifiques (Bruxelles, 1892, 1893, 1896).
.J.-B. HUMAS, BERTHELOT 631
à une vue incomplète des choses, qui explique les lacunes de sa
thermochimie, et qu'on retrouve jusque dans sa philosophie de
la nature. L'admirable série de synthèses organiques par les-
quelles il s'était révélé, dès ses premiers travaux, l'un des plus
grands chimistes qu'il y ait eu, l'avait mis aux prises avec quel-
ques-uns des plus hauts problèmes philosophiques que soulève
la science : le travail du laboratoire et les tâches les plus absor-
bantes et les plus diverses ne l'ont jamais détourné de ces pro-
blèmes.
Pendant que Wiirtz, développant les principes de Laurent et
de Gerhardt, luttait pour faire adopter la théorie atomique et la
notation qui la symbolise, pendant que Sainte-Claire Deville,
par l'immortelle découverte de la dissociation, fondait la chimie
physique, M. Berthelot réussissait au Collège de France à repro-
duire de toutes pièces à partir des corps simples : carbone,
oxygène et hydrogène, les plus importants des composés orga-
niques: l'alcool, la benzine, l'acide formique. Il semble que cette
œuvre de synthèse ait été plus tôt comprise et qu'on en ait plus
tôt saisi la portée qu'on n'a compris la théorie atomique, long-
temps exilée de France où elle était née, ou la chimie physique,
longtemps expatriée en Hollande, en Allemagne ou en Amérique.
Parmi les raisons qui expliquent cette différence d'accueil de
la part du public savant, on ne doit pas méconnaître ce que doit
M. Berthelot à ses qualités d'écrivain. Wiirtz, dans ses leçons
et ses livres, ne man(juait certes ni de chaleur ni d'éloquence :
il manquait parfois de clarté, et sa Théorie «/om/ç?^^ n'apportait
pas aux esprits cette lumière définitive que projette par exemple
le livre de M. Grimaux, — ce petit livre, on peut le dire, qui a
vaincu les dernières résistances.
Sainte-Claire Deville a formé des élèves dignes de lui dans
son laboratoire de l'École Normale; mais ceux qui ne recueil-
laient au dehors que sa parole écrite, déroutés parfois par
l'expression d'un scepticisme scientifique que n'eût pas désavoué
Magendie, ne trouvaient pas, dans les Leçons sur la dissociation,
ce qu'il faut pour gagner à l'admiration de la science les gens
qui ne sont point des savants.
M. Berthelot, muni, au contraire, d'une formation littéraire
très soignée, et qui lui a permis plus tard de se remettre, après
(•,32 LA I.ITTKUATrilK SCIENTIFIQUK AU XIX"^ SIKCLE
trente ans de laboratoire, à la lecture des manuscrits grecs des
alchimistes; douéd'une exceptionnelle faculté «de transposerses
idées d'un sujet à un autre »; lié de bonne heure à Ernest Kenan
d'une amitié qui ne s'est jamais démentie, a toujours associé à
un travail de détail exceptionnellement actif, la préoccupation
de divulguer les idées qui, selon lui, se dégageaient de ses décou-
vertes; et la forme dont il a su les revêtir n'a pas peu contribué
à lui assurer une influence sur la pensée contemporaine.
La synthèse chimique. — Avant Berthelot, l'on avait
étudié les corps organiques, c'est-à-dire les composés qui s'éla-
borent dans les êtres vivants, végétaux ou animaux : quel-
ques-uns avaient été reproduits dans les laboratoires, mais en
très petit nombre et comme par hasard. L'idée que c'était là
l'exception, que la formation des composés au sein d'un orga-
nisme vivant dépendait de « l'action mystérieuse de cette force
vitale, action opposée, en lutte continuelle avec celle que nous
sommes habitués à regarder comme la cause des phénomènes
chimiques ordinaires' », était si universellement répandue, que
Chevreul, justement illustre par ses méthodes d'analyse et |)ar
ses beaux travaux sur les corps gras d'origine animale, critiqua
vivement dans le Journal des Savants le livre de Berthelot :
la Chimie organique fondée sur la synthèse (1860).
Fort des admirables résultats (ju'il venait d'obtenir, Berthelot
ne doutait pas qu'on n'arrivât quelque jour à reproduire « des
composés qui n'existent encore que, dans la nature tels que
les matières sucrées et les principes azotés d'origine animale »,
et n'apercevait pas « de barrière absolue et tranchée que l'on
puisse redouter, avec quelque apparence de certitude, de trouver
infranchissable ».
L'importance qu'il donne à la synthèse, de préférence à l'ana-
lyse, pour pénétrer la constitution des corps, le conduit à une
très belle conception <lu rôle de la chimie :
.\ous louchons, en ofTel, au tniit foiuliuncntal (|ui distinguo les sciences
expériinen laies des sciences d'observulion. La chimie crée son objet. Celte
l'acullé créatrice, semijlable à ctdle de Tari Ini-niênie, la dislingue essen-
licllcnient des sciences naturtdies el Iiistoritiucs. I,es dernières ont un
olijet donné d'avance el indé|ieii(laiil de la volonté cl dr ractioii du
savant, (les sciences ne disposeiil iioiiil de leur ohjct.
1. Gerhardl, Précis de chinue orr/ani'jiie. l. I, |). 2 cl '3, ISii.
.l.-B. UUMAS, BERTHELOT 633
Ouvrages d'histoire et de pliilosophie. — A partir
(le 18G0, M. Berthelot s'est adonné à la Thermochimie et à la
Mécanique chimique. Ce n'est que plus tard qu'il s'est livré à
des études sur l'histoire de la chimie dans l'antiquité et au
moyen âge. Dans ses livres d'histoire, percent déjà les idées qu'il
lui est arrivé de développer dans des discours et des écrits de
polémique.
Le monde est aujourcriiui sans mystère — ainsi commence la Préface des
Origines de Valclnmie; — la conception rationnelle prétend tout éclairer et
tout comprendre; elle s'eflbrce de donner de toutes choses une explica-
tion positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu'au
monde moral. Je ne sais si les déductions impératives de la raison scien-
lilîque réaliseront un joue celte prescience divine, qui a soulevé autrefois
tant de discussions et que Ton n'a jamais réussi à concilier avec le senti-
ment non moins impérieux de la liberté humaine. En tout cas l'univers
matériel entier est revendiqué par la science, et personne n'ose plus
résister en face à cette revendication.
Ce livre, les Origines de ralchimie, est consacré à l'histoire
de « cette période nouvelle, demi-rationaliste et demi-mystique,
qui a précédé la naissance de la science pure «. La science a été
sauvée par la conservation des pratiques industrielles :
Quand la science a sombré avec la civilisation, la pratique a subsisté et
elle a fourni plus tard à la science un terrain solide, sur lequel celle-ci a
pu se déveloiqier de nouveau, lorsque les temps et les esprits sont rede-
venus favorables. La connexion historique de la science et de la pratique,
dans l'histoire des civilisations, est ainsi manifeste : il y a là une loi
générale du développement de l'esprit humain...
C'est la science seule qui a transformé depuis lors et même depuis le
commencement des temps, les conditions matérielles et morales de la vie
des peuples...
Et M. Berthelot se fait volontiers le porte-parole de ceux qui
revendiquent pour la science le droit et le pouvoir de fonder
une morale.
Dans les assemblées parlementaires, M. Berthelot a défendu
avec une éloquence parfois heureuse, les intérêts de la haute
culture. On n'a pas oublié sa réponse au général Campenon
lors de la discussion de la loi militaire :
On disait tout à l'heure que pour former un bon soldat il faut trois anst
Combien d'années croyez-vous ([u'il faille pour former un bon savant?
<):U LA LlTTÉRATrUK SCIENTIFIQUE AU XIX" SIÈCLE
VI. — Claude Bernard. — Pasteur.
La médecine. — Les progrès des sciences physiques ont, en
notre siècle, transformé la médecine. De la jiratique d'un art,
la médecine est en voie de devenir une science. Deux hommes
ont été les princijiaux artisans de cette transformation : Claude
Bernard et Pasteur.
Si le premier n'a pas été le fondateur de la physiologie, il en
a été la plus haute personnification : il en a défini et fixé la
méthode. Au second était réservé l'honneur de mettre en lumière
le rôle des êtres vivants infiniment petits. Tous deux ont écrit,
et pour publier leurs découvertes et pour défendre leurs prin-
cipes et leurs idées; mais tandis (|ue Pasteur ne l'a fait que par
occasion et en regrettant presque le temps perdu pour le travail
du laboratoire, Claude Bernard, sans affectation aucune et sans
aucun souci d'amour-propre littéraire, a pris un soin spécial « à
divulguer les idées par lesquelles il a été guidé dans ses
recherches et dans ses procédés d'investig-ation* » ; il a consacré
à l'exposé de la méthode en physiologie un livre entier qui est
un chef-d'œuvre : Y hitroduclion à Cétiide de la médecine expé-
rimentale.
Laplace, à (jui l'on demandait pourquoi il avait proposé de
mettre des médecins à l'Académie des sciences, bien que la
médecine ne fût pas une science, répondit : « C'est afin qu'ils se
trouvent avec des savants. » L'illustre auteur de la Mécanique
céleste, (|ue Claude Bernard regarde, avec Lavoisier et Bichat,
comme un des fondateurs de la physiologie, eut sur le dévelop-
pement de cette science une influence décisive ; sans parler de
ses travaux de calorimétrie animale entrepris avec Lavoisier, ce
fut Laplace qui décida Magendie à se livrer à la physiologie : et
Magendie fut le maître de Claude Bernard. Expérimentateur
habile et actif, Magendie est l'auteur de beaux travaux sur les
nerfs rachidiens; mais il lui manquait une vue d'ensemble et
un esprit philosophique. Lui arrivait-il de retrouver un jour le
1. Pasteur, Examen critique d'un l'crit posthume de Claude Bernard, p. xviii.
CLALDE HEUNAUU, PASTEUR 035
contraire de ce qu'il avait vu la veille, « l'esprit sceptique de
Magendie ne s'émouvait pas de ces obscurités et de ces contra-
dictions apparentes ; il continuait à expérimenter et disait tou-
jours ce qu'il voyait ».
Claude Bernard. — Claude Bernard nous offre au contraire
l'exemple peut-être unique d'un savant qui érige en corps de
doctrine la théorie de la recherche dans la science qui est la
sienne. L'auteur du Nomun Organum n'était pas un savant.
Il serait peut-être facile de prouver, comme dit Joseph de Maistre, que
ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont
le moins connu Bacon, tandis que ceux qui l'ont médité, ainsi que Bacon
lui-même, n'y ont guère réussi. C'est qu'en effet ces procédés et ces
méthodes scientifiques ne s'apprennent que dans les laboratoires, quand
l'expérimentateur est aux prises avec les problèmes île la nature ',
Il est bien rare que cet expérimentateur se soit trouvé en
même temps le philosophe et l'écrivain quia réfléchi sur les con-
ditions de la recherche scientifique et qui livre à ses contempo-
rains et à ses successeurs le fruit de ses réflexions. Dans le
Discours de la Méthode, Descartes fait bien plus de métaphysique
que de science. La Classification des connaissances humaines est
tout autre chose que la théorie des méthodes qu'emploie l'esprit
^l'Ampèrepour faire des découvertes en physique. Ce qui se rap-
proche le plus, dans notre littérature, de Y Introduction, tout en
étant une œuvre moins importante et moins étendue, c'est à
coup sûr la Préface du Traité du vide. Pascal a fait à la fois la
théorie et la pratique de l'expérimentation en physique. Mais
avant Pascal, Bacon avait écrit; avant lui, Galilée avait expéri-
menté ; en physiologie, on peut presque dire que Claude Ber-
nard est à la fois Bacon et Galilée.
L'Introduction à la médecine expérimentale. — A
l'époque oîi il écrit, l'empirisme est encore tout-puissant en
médecine ; l'indétermination des phénomènes de la vie est encore
soutenue par des hommes de grande autorité-. Il apporte dans
\. Introduction à la médecine expérimentale, p. 308.
1. Voir l'Opinion du chirurgien Gerdy (citée dans les Leçons sur les phéno-
mènes de la vie, communs aux animaux et aux végétaux, I, p. 59).
■" Dire en physiologie que les phénomènes vitaux sont constamment identiques
dans des conditions Identiques, c'est énoncer une erreur : cela n'est vrai que
pour les corps bruts. »
630 LA LITTÉIIATUIIE SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIÈCLE
(les sciences encore confuses la notion de roxpérimentation
rationnelle, et Tidcc qu'elles sont dominées par les principes
fondamentaux des sciences physico-chimiques. Son enseignement
et ses livres ont aujourd'hui trop répandu ces idées pour que nous
n'avons pas quelque peine à nous figurer à quel point elles sont
récentes. Une vulgarisation de seconde main les a d'ailleurs
quelquefois outrées et dénaturées en les divulguant.
Il faut adinoltre comme un axiome expérimental que chez les êtres
vivants aussi bien que dans les corps i)ruts, les conditions d'existence de
tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue. Ce qui veut
dire en d'autres termes que la condition d'un phénomène une fois connue
et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement à
la volonté de l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait
rien autre chose que la négation de la science même '.
Pour rechercher ces « conditions » physico-chimiques des
phénomènes de la vie, la méthode à suivre est la méthode expé-
rimentale. Jusqu'alors les sciences naturelles étaient surtout des
sciences d'observation. Flourens, il est vrai, avait expérimenté,
et Magendie , et plusieurs autres , mais l'expérimentation
physiologique n'était pas entrée dans les mœurs scientifiques;
de même, avant Galilée, l'on avait fait des expériences de phy-
sique : avant lui, l'expérimentation n'était pas fondée.
La distinction de l'observation et de l'expérience n'a été nulle
part établie en meilleurs termes que dans les pag-es, à bon droit
classiques, par lesquelles débute V Introduction.
Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe, mais de plus il
agit sur la matière, en analyse les propriétés et provoque à son prolit
l'apparition de phénomènes, qui sans doute se passent toujours suivant
les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n'avait pas
encore réalisées. A l'aide de ces sciences expérimentales actives, l'homme
devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la
création (p. 34).
Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit demeurer
une science d'observation ou devenir une science expérimentale... Je me
borne à donner simplement ici mon opinion, en disant que Je pense que
la médecine est destinée à être une science expérimentale et progressive.
Doit-il y avoir une méthode diflérente dans les sciences de
1. Inlruduclio)), p. 116.
CLAUDE BERNARD, PASTEUR 637
la vie et dans les sciences physico-chimiques? Ici, Claude Ber-
nard a toujours nettement distingué les faits phvsico-chimiques,
qui, dans rètre vivant, ne sauraient obéir à d'autres lois que
celles qui régissent la matière brute, et le groupement de ces
faits qui constitue l'organisation et la vie.
Les phénomènes qui se passent dans l'être vivant ne sauraient,
pas plus que ceux qui se passent dans le corps brut, constituer
une dérogation aux principes de la conservation de la matière
ou de la conservation de l'énergie'.
Pour faire ap|iaraître un plu'ndniène nouveau, rexpérimentateur ne
fait que réaliser des conditions nouvelles, mais il ne crée rien, ni comme
force ni comme matière (p. 146).
Mais si Claude Bernard affirme avec insistance que les phéno-
mènes vitaux sont assujettis à des conditions physico-chimiques,
vis-à-vis desquelles ils sont en étroite dépendance, s'il combat
sans réserve la conception d'une force vitale qui ne serait pas
assujettie aux grandes lois qui régissent les forces physiques,
il ne méconnaît nulle part ce qu'il y a de spécial et de nouveau
dans le fait même de la vie.
On a vu et l'on voit encore des chimistes et des physiciens qui, au lieu
de se borner à demander aux phénomènes des corps vivants de leur
fournir des moyens ou des arguments propres à établir certains principes
de leur science, veulent encore absorber la physiologie et la réduire à de
simples phénomènes physico-chimiques. Ils donnent de la vie des explica-
tions ou des systèmes qui parfois séduisent par leur trompeuse simplicité,
mais qui dans tous les cas nuisent à la science biologique (p. 163).
A l'enchaînement des phénomènes physico-chimiques, dont
le groupement constitue l'unité de l'être individuel, préside tou-
jours une « idée directrice ».
Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n'est point la formation
du corps animal, en tant que groupement d'éléments chimiques, qui carac-
térise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se fait que par
suite des lois qui régissent les propriétés jihysico-chimiques de la nature,
mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie, et ce qui nA\\-
parlient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c'est l'idée
ï. 11 n'est pas question de la loi de la dégradation de l'énergie, encore insuf-
fisamment " vulgarisée « à l'époque de Claude Bernard, et même b. notre époque,
en France tout au moins. La question de savoir si les êtres vivants y sont
soumis a été agitée; mais il ne semble guère douteux qu'on y doive aussi
répondre par l'aftirmalive.
638 LA LlTTÉRATl'UK SCIENTIFIUIE AU XIX' SIKCLE
directrice de celle évolulion vitale. Dans lout genne vivaiil, il va une idée
ci'éalrice qui se développe et so manifeste par l'oi'ganisalion. Ici, comme
partout, tout dérive de l'idée qui elle s(Mde crée et dirige; les moyens de
manifestation physico-chimiques sont ((immunsà tous les i)hénomènes de
la nature et restent confondus pèle-mèle comme les caractères de l'al-
phahet dans une boîte où une force va les cherclifc pour exprimer les
pensées ou les mécanismes les plus divers ip. 162).
Caractères de la philosophie de Claude Bernard. Son
style. — Avec la hauteur de vues et ladmirable netteté qui le
caractérisent, on sent chez Claude Bernard une pondération et
un hon sens qui le rattachent directement à la grande lignée
des écrivains bien français. Il est également hostile à ceux qui
préfèrent Thypothèse aux faits, qui, après avoir questionné la
nature, « se mêlent de répondre pour elle », et à ceux qui condam-
nent « remploi des hypothèses et des idées préconçues », con-
fondant à tort l'invention de Texpérience avec la constatation de
ses résultats. Il est également éloigné de l'étroitesse d'esprit du
spécialiste (jui ne s'élève à aucune idée générale, et des concep-
tions vagues du généralisateur qui ne s'est pas plié à la disci-
pline du laboratoire. C'est qu'il a le privilège unique de pouvoir
illustrer ses conseils par l'exemple de ses propres découvertes ; et
le récit, fait avec une modestie très simple, de la genèse de ses
idées dans ses admirables recherches sur la fonction glycogé-
nique du foie ou sur le suc pancréatique, offre des exemples
de méthode inductive autrement instructifs que les taldes de
Bacon.
Le caractère le plus saillant du style de Claude Bernard, c'est
sa parfaite simplicité. Nul mouvement exclamatif ou interrogatif,
très peu de périodes, aucune recherche.
Claude IJernard, a dit M. Hrunetière, ne s'est poini pi(iu('' de donner
une forme personnelle et originale à des idées communes, ce qui est
dailleurs un des objets de l'art d'écrire; et vous le savez bien, qu'ont fait
autre chose dans notre siècle même, h^s Lamartine, [lar exemple, les Hug(\
les Musset? Mais au contraire, à des idées nouv(dles comme les décou-
vertes elles-mêmes qui en étaient les commencemenls et les suites, il a
donné la forme qu'il fallait pour les rendre intelligibles à tous; et n'est-ce
pas là justement ce qu'on pourrait appeler la fonction supérieure de l'art
d'écrire '?
d. Discours iirononcc à Lyon, à rinauguralion de la ^laUle de Claude Ber-
nard, le 2S octobre 1894.
CLAUDE BEHNAHD. PASTEUR 03»
Physiologistes et médecins. PaulBert. — Les livres des
physiologistes et des médecins se S(jrit, depuis Claude Bernard,
inspirés de son enseignement et imprégnés de ses idées. On
retrouve ces idées dans les le(_;ons ou dans les discours de Vulpian,
qui fut quelque temps secrétaire perpétuel de l'Académie des
sciences, dans les livres ou flans les articles de M. Dastre ou de
M. Charles Ricliet.
On les retrouve, mais avec un sentiment plus prononcé de
méfiance à l'égard de ce qui dépasse la science, et associées
même à cette hostilité contre toute croyance qui marque les
écrits de M. Berthelot, chez Paul Bert. Une partie de son œuvre
est une œuvre de polémique, et même de polémique très vio-
lente, mais l'homme politique ne doit pas faire oublier chez
Paul Bert, le savant et le professeur. Dans ses leçons sur la
Phijsiolu(jie comparée de la respiration, dans son Anatomie et
jjliijsiologie animale, dans ses cours aux étudiants delà Sorbonne
ou aux jeunes tilles, Paul B(ni expose les problèmes de la vie
avec la même lucidité que son maître : s'il n'a pas toujours
l'irréprochable perfection de Claude Bernard, il a souvent dans
son enseignement quelque chose de plus chaud et de plus coloré.
Paul Bert ne méconnaît pas les limites de la science, et s'il lui
arrive de les dépasser, il éprouve un scrupule qui le pousse à
s'en excuser. Rap|»elant que l'école positiviste voudrait fuir les
questions comme celles du rapport entre les phénomènes intel-
lectuels et la matière cérébrale, et les bannir même des préoc-
cupations humaines, il ajoute :
Il y a là un conseil sage et prudrnt ([in- je me permets, en son nom,
de vous transmettre, sans pouvoir cependant répondre cjue j'aurai pour
ma part le courage de le suivre. Quant à chasser ces problèmes de la
pensée humaine, Je ne sais si ce serait œuvre utile, mais à coup sûr c'est
œuvre impossible.
Cari Vogt et le matérialisme scientifique. — Tous les
physiologistes nont pas été arrêtés par les mêmes scrupules :
quelques-uns, avec Cari Vogt, donnèrent hardiment comme
démontrée par la science la doctrine qu'ils appelaient « matéria-
lisme scientifique ». Cari Yogt, professeur à l'Université de
Genève, Allemand d'oriaine, a écrit en allemand et en français.
Une phrase de ses Lettî^es j)^msiologiques donna lieu, vers 1874,.
040 LA LITTÉRATURE SCIEXTIPIQI'E AU XIX" SIÈCLE
à des pohMiiiques d'autant plus vives, (jue certains défenseurs
maladroits des doctrines religieuses, oublieux de renseignement
des docteurs du moyen âge qui n'avaient jamais conçu l'acte
psychologique sans un fait physiologique corrélatif, apportaient
dans la discussion l'état d'esprit do philosophes imbus du spiri-
tualisme cartésien et cousinien :
Toutes les propriétés que nous désignons sous le nom d'activité de
rame, disait Cari Vogt, ne sont que des fonctions de la substance céré-
brale; et pour nous exprimer d'une faron plus grossière, la pensée est à
peu près au cerveau ce ijue la bile est au foie et l'urine aux reins.
C'est moins encore contre le matérialisme même que contre
la prétention de le qualifier de scientifique et de le fonder sur la
science, que n'a cessé de protester Pasteur.
Pasteur. — Les œuvres de Pasteur n'ont pas encore été
réunies. S'il a publié en quehjues livres, qui sont plutôt des
opuscules, ses découvertes sur certaines applications pratiques
[Études su?' les bières, sur les vins, etc.), il n'a pas exposé, dans
un grand ouvrage, l'ensemble de ses doctrines. Il faudrait donc
aller chercher l'écrivain éloquent et vigoureux (juil fut, dans
des mémoires, dans des communications à l'Académie, dans des
conférences, dans des discours. C'est là, il est vrai, un travail
moins difficile pour lui que |)0ur d'autres : il s'est imposé avec
une telle force à l'attention de ses contemporains que rien de ce
qui est venu de lui n'a passé inaperçu : et tel de ses discours,
sans avoir jamais été réimprimé dans des œuvres ou dans un
recueil, est dans toutes les mémoires.
L'histoire de ce grand esprit a été retracée de main de maître
par l'un de ses disciples et des continuateurs de son œuvre,
M. Duclaux {Pasteur, Histoire d'un esjD'it). A ce savant, écri-
vain, lui aussi, d'une originalité vigoureuse, on doit plusieurs
ouvrages [le Microbe et la Maladie; Ferments et Maladies),
où les doctrines de l'école de Pasteur sont exposées avec net-
teté et ampleur. Dans une histoire des idées issues de cette école,
s'entremêleraient nécessairement les citations de Pasteur et
celles de M. Duclaux.
La vie de Louis Pasteur est bien connue. Fils d'un tanneur de
Dole qui s'établit bientôt à Arbois, élève au collège d'Arbois,
maître d'études au lycée de Besançon, il entre en 1843 à l'Ecole
CLAUDE BERNARD, PASTEUR 641
normale, où il est conquis par l'enseig-nement de Dumas ; pré-
parateur à l'École, il s'adonne à la cristallog-raphie et débute
dans la science par une brillante découverte en physique molé-
culaire : il reconnaît que l'acide tartrique inactif à la lumière
polarisée, l'acide racémique, n'est inactif que par compensation :
qu'il est un mélange d'acide tartrique ordinaire déviant à droite,
et d'un acide nouveau, identique au premier à cela ^ Is qu'il
dévie à gauche. La séparation des deux n'est rien moins
qu'aisée. Elle peut être réalisée par une fermentation qui détruit
plus vite un des acides que l'autre : dès lors s'impose à l'esprit
de Pasteur la pensée du rôle des êtres vivants microscopiques
dans les phénomènes physico-chimiques et dans les phénomènes
physiologiques et pathologiques. A travers des études en appa-
rence bien diverses, sa carrière scientifique n'a été que le déve-
loppement harmonieux et logique de cette seule idée. Il serait
faux de dire que Pasteur ne se trompa jamais; mais il sut tou-
jours faire son profit de ses erreurs mêmes, et les tournar en
enseignements féconds.
Doyen de la Faculté des Sciences de Lille en 1854, il «st en
relations avec des industriels qui font appel à sa science : et c'est
dans une distillerie que furent entrepris ses premiers travaux
sur la levure de bière et son rôle dans la fermentation alcoolique.
Plus tard sont venues les études sur les vins, sur les maladies
des vers à soie, sur les maladies des bestiaux, sur le charbon,
enfin la découverte de la guérison de la rage, qui devait mettre
le sceau à sa popularité.
Les générations spontanées. — Les premières années
de son séjour à Paris, à partir de 4856, furent occupées par la
querelle des générations spontanées. Rarement polémique scien-
tifique eut un plus grand retentissement : comme dans la ques-
tion du transformisme, des passions étrangères à la s ;ience pure
s'y étaient mêlées. L'alchimiste Van Helmont avait écrit autre-
fois : « Les odeurs qui s'élèvent du fond des marais produisent
des grenouilles, des limaces, des sangsues, des herbes et bien
d'autres choses encore. » Pour avoir une portée de souriS; il
recommandait de comprimer une chemise sale dans l'orifice
d'un vase contenant des grains de blé. Au bout de 21 jours
environ, le grain était transformé en souris.
Histoire de la langue. VUI. 41
642 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU X1X« SIÈCLE
A mesure que les moyens d'observation se perfectionnaient,
la génération spontanée avait été restreinte par ses défenseurs
à des êtres de plus en plus petits. En 1858, Pouchet, bientôt
suivi de Musset et de Joly, annonce qu'il a réussi à démontrer
d'une façon certaine l'existence d'êtres microscopiques venus au
monde sans germes et sans parents semblables à eux. A chacune
de leurs expériences. Pasteur répondait par une expérience
décisive établissant chaque fois la présence de germes anté-
rieurs.
Je vais démontrer, disait-il dans une conférence faite en 1864, qu'il y
a une cause d'erreur que M. Pouchet n'a pas aperçue, et qui rend son
expérience complètement illusoire, aussi mauvaise que celle du pot de
linge sale de Van Helmont : je vais vous montrer par où les souris sont
entrées.
Le récit de ces expériences par lesquelles, suivant la jolie
expression de Paul Bert, Pasteur « encloua les canons de ses
adversaires », ne saurait trouver place ici. Ces discussions
furent d'ailleurs plus retentissantes qu'elles ne furent vraiment
utiles. S'il est Vrai que du choc des idées jaillit la lumière,
« il faut, pour obtenir une étincelle, le frottement du fer contre
le silex. Ici il n'y avait que du fer et de l'amadou » (Duclaux).
A Pasteur on a reproché de s'être laissé entraîner hors du
terrain scientifique. La faute, en tous les cas, en serait à ses
contradicteurs eux-mêmes; mais s'il lui est arrivé de s'écrier,
devant des conclusions proclamées acquises et déjà escomptées
d'avance :
Quelle conquête pour le matérialisme s'il pouvait s'appuyer sur le fait
avéré de la matière s'organisant elle-même, prenant vie d'elle-même, la
matière qui a déjà en elle toutes les forces connues !
il se hâtait d'ajouter avec sa conscience et sa bonne foi de
savant :
Il n'y a ici ni religion, ni philosophie, ni athéisme, ni matérialisme, ni
spiritualisme qui tienne. Je pourrais même ajouter : comme savant, peu
m'importe '.
1. 11 convient d'observer que Joly associait sa croyance aux générations spon-
tanées, à un spiritualisme très déclaré. Mais la majorité des publicistes d'opi-
nion matérialiste ou antireligieuse prit violemment parti pour l'héléropcnie.
C'est plus tard seulement que quelques écrivains de même opinion se sont
avisés de soutenir que la démonstration de l'hélérogénie, si elle n'eût été réfutée
CLAUDE BERNARD, PASTEUR 643
Plus que jamais, Pasteur était décidé à consacrer sa vie à
l'étude des êtres microscopiques :
Maintenant, messieurs, il y aurait un beau sujet à traiter, c'est celui du
rôle, dans Téconomie générale de la création, de quelques-uns de ces
petits êtres, qui sont les agents de la fermentation, les agents de la putré-
faction, de la désorganisation de tout ce qui a eu vie à la surface du
globe. Ce rôle est immense, merveilleux, vraiment émouvant.
Style de Pasteur. — Un des caractères du style de Pas-
teur est précisément que, dans l'exposé de ses découvertes, on
le sent gag-né lui-même par l'émotion qu'elles inspirent; et cette
émotion, pour s'exprimer, n'a besoin ni de mots cherchés ni de
périodes éloquentes à la Dumas : elle semble sortir des choses
elles-mêmes, mais il y a entre la majesté sévère des faits scien-
tifiques et celle des mots une parfaite harmonie.
Quand on envisage les horribles maux qui peuvent résulter dt» la con-
tagion dans les maladies transniissibles, il est consolant de penser que
l'existence de ces maladies n'a rien de nécessaire. Détruites dans leurs
principes, elles seraient détruites à jamais, du moins toutes celles dont le
nombre s'accroît chaque jour, qui ont pour cause des pai'asites micros-
copiques.
En ce qui concerne l'affection charbonneuse, je crois fermement à la
facile extinction de ce fléau. L'Europe entière pourrait l'ignorer, comme
l'Europe ignore la lèpre, comme elle a ignoré la variole pendant des mil-
liers d'années.
Polémiste incisif et parfois emporté, Pasteur retrouvait cette
émotion et cette gravité toutes les fois qu'il y avait à parler du
sérieux de la science, du devoir et de la patrie.
Par son intervention pressante en faveur du « budget de la
science y, il est de ceux qui ont travaillé à réformer chez nous
les idées et les mœurs sur les questions d'enseignement supé-
rieur; il voulait (jue la France reconquît sa primauté scienti-
fique, compromise par l'admirable organisation du travail dans
les Universités allemandes. Il aimait la science et crovait en
par Pasteur, eût été un argument en faveur de la doctrine des « créations » dis-
tinctes, opposée au transformisme :
" Ce sont les partisans du cre'allonni.tme, dit M. de Mortillet (Fortnafion de la
Nation française, Alcan, 1897), qui ont échafaudé la grande réputation de Pas-,
leur, parce qu'il a prouvé que dans l'état actuel de la science, on ne peut pas
constater la formation directe et indépendante d'un être. » — El cet anthropolo-
gisle estime que les défenseurs du « créationnisme >>, en rejetant la génération
spontanée, ont « découronné » leur système.
644 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIÈCLE
elle : « La science et la paix, disait-il, triompheront tôt ou lard
de l'ignorance et de la guerre. » 11 se plaisait à rapporter tout
le mérite de ses découvertes à « l'application sévère » de la
méthode expérimentale, établie en dehors de toute métaphy-
sique, mais par contre incompétente à tenir lieu elle-même de
métaphysique et de religion.
Adniiralilo ci souveraine méthode, — disait-il dans sou disroui's de réce|)-
tion à rAcudéniie française, où il succédait à Liltré — qui a pour guide et
pour contrôle incessant l'observation et l'expérience, dégagées, comme
la raison qui les met en œuvre, de tout préjugé métaphysique; méthode
si féconde que des intelligences supérieures, éblouies par les conquêtes
que lui doit l'esprit humain, ont cru qu'elle pouvait résoudre tous] les
problèmes. L'homme vénéré dont j'ai à vous entretenir partagea cette
illusion...
Et Pasteur poursuit, par cette page bien connue, l'une des
plus belles qu'on ait écrites en notre langue :
La science et la passion de comprendre sont-elles autre chose que
l'efTet de l'aiguillon du savoir que met en notre âme le mystère de l'uni-
vers ?Oîi sont les vraies sources de la dignité humaine, de la liberté et de
la démocratie moderne, sinon dans la notion de l'infini, devant laquelle
tous les hommes sont égaux? Les (irecs avaient compris la mystérieuse
puissance de ce dessous des choses. Ce sont eux qui nous ont légué un des
plus beaux mots de notre langue, le mot enthousiasme, èv 9eb;, un Dieu
intérieur.
La grandeur des actions humaines se mesure à l'inspiration qui
les fait naître. Heureux celui qui porte en soi un Dieu, un idéal de
beauté, et qui lui obéit : idéal de l'art, idéal de la science, idéal de la
patrie, idéal des vertus de l'Évangile. Ce sont là les sources vives des
grandes pensées et des grandes actions. Touti^s s'éclairent des reflets de
l'infini.
VII. — Influence de la littérature scientifique
sur la science, sur les idées et sur la littéra-
ture générale.
Influence sur la science. — L'action de la science sur la
philosophie et sur les idées, action prépondérante au X!X° siècle,
s'est exercée par l'intermédiaire de ce que nous avons appelé
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE 645
la littérature scientifique '. A son tour, cette littérature scienti-
fique n'a pas été sans influence sur le développement de la
science même.
Sans doute, en science, un résultat acquis est acquis. Les
savants le connaissent; et son importance est, dans une large
mesure, indépendante de la façon dont il a pu être présenté.
Mais les grands courants de pensée qui entraînent les décou-
vertes et provoquent l'initiative des chercheurs ont une puis-
sance étroitement liée à la valeur, à la vogue, aux qualités
autres que des qualités strictement scientifiques, des livres qui
les propagent. Les exemples abondent. Aucun n'est plus carac-
téristique que la diversité d'origine, et, pourrait-on dire, de
fortune des deux principes de la thermodynamique, qui sont à
coup sur la plus importante acquisition de la science de la
nature inorganique au cours du xix® siècle.
L'idée de la dégradation de l'énergie. — Le principe
de la conservation de l'énergie fut découvert en même temps
en trois points de l'Europe savante. Sans diminuer le mérite
des physiciens qui le trouvèrent par des voies indépendantes,
on peut voir dans cet accord l'indice que les esprits étaient
mûrs pour cette idée. « Les admirables travaux de physique
mathématique entrepris à cette époque par Laplace, Cauchy,
Lamé, Poisson, Fourier, paraissent avoir exercé une influence
considérable sur les contemporains et les successeurs de
Garnot^ » L'idée de forces centrales, de molécules obéissant à
des lois qui assurent la stabilité, d'un monde physique oii
quelque chose se conserve comme dans le monde céleste, devait
inévitablement conduire à l'idée de la conservation de l'énergie.
1. Un des modes de dilTusion de la science en notre siècle, a été la presse
scientifique. C'est l'abbé Moipno qui a fondé ce genre en France, avec son Cosryios,
en 18o3. Admirateur et ami de Humboldt, traducteur de Tyndall dont il a popu-
larisé en France les merveilleuses conférences, Moigno publia et rédigea long-
temps presque seul la revue hebdomadaire Cosmos, qu'il transforma en 1863
sous le nom de Cosmos, les Mondes.
En 1862, Alglave et Young fondaient la Revue des cours scientifiques, aujour-
d'hui Revue scientifique, qui a joué un rôle actif dans les polémiques philosophi-
ques soulevées vers 1870 autour des questions de physiologie, de médecine et
d'anthropologie.
Depuis 1890, la Revue générale des sciences a publié, avec les nouvelles du
monde scientifique et industriel, des études des maîtres les plus illustres sur
les sciences qui les occupent et sur la philosophie des sciences.
2. Poincaré, Thermodynamique, p. 53.
640 LA LITTERATURE SCIENTIFIQUE AU XIX" SIÈCLE
Ce n'est pas qu'il fût équitable de reg-arJer Laplace ou Fourier,
par exemple, comme ayant un titre quelconque à la découverte
de l'équivalence de la chaleur et du travail; Laplace professait
au contraire, très nettement, la matérialité du calorique. Mais
si les expériences de Rumford et de Davy sur la chaleur
dégagée par le frottement, assurent à ces savants la priorité
des idées justes sur la nature de la chaleur, elles paraissent, en
fait, avoir moins agi pour provoquer la découverte, que cet
ensemble de notions, parfois vagues ou incomplètement exactes,
qui tlottaient dans l'atmosphère, et auxquelles avait donné
l'essor le langage admirable de Laplace.
Quand, au contraire, Sadi Carnot avait publié, en 1824, ses
Réflexioyu sur la puissance motrice du feu, il avait émis une
idée féconde dont il ne saisissait pas lui-même toute la portée :
il est un merveilleux exemple de génie individuel en avance sur
son époque, inventant une pensée qui de longtemps })0uvait ne
venir à personne. Mêlé à quelques erreurs qui étaient celles
de son temps, le principe de Carnot ne devait que plus tard,
en 1850, et après la découverte de la conservation de l'énergie,
s'épanouir en une doctrine entre les mains de Clausius et de
Thomson; ces savants en ont fait le principe de la dégradation
de l'énergie : si dans un monde livré à lui-même, il y a (juelque
chose qui se conserve et qu'on appelle l'énergie totale, il y a aussi
quelque chose qui s'use et se détériore : c'est ce qui, dans cette
énergie, la rend utilisable, ce qui, pour tout dire, en faille prix
pour nous. Rien ne se crée, mais il y a quelque chose qui se perd.
Or tandis que l'idée de la conservation, énoncée par des
savants presque tous étrangers à la France, a été aussitôt
saisie et élaborée par la pensée française, tandis que, par des
traductions de Helmholtz, de Tyndall, de Grove, par les livres de
Moigno, par les discours de Dumas, par tous les ouvrages de
vulgarisation, elle pénétrait dans la masse, l'idée de la dégra-
dation n'est pas encore répandue en France. Des ouvrages où
sont traitées avec profondeur et avec compétence de hautes ques-
tions de philosophie des Sciences, tel V Essai sur la philosophie
des sciences, de M. de Freycinet, ne font pas mention du prin-
cipe de la dégradation de l'énergie '.
1. L'idée de la dégradation était exposée, dés 18(50, en un langage accessible
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE 647
Et ce serait se tromper gravement, que de croire que ces dif-
férences ne laissent pas de trace dans l'histoire de la science
même. En 1867, Desains, auteur de mémoires à bon droit clas-
siques sur la chaleur rayonnante, était chargé d'un rapport sur
les progrès de la science de la chaleur en France depuis le com-
mencement du siècle : à aucun endroit, il ne cite le nom de
Sadi Garnot. Quelques années plus tard, le physicien anglais
Rankine pouvait reprocher justement aux chimistes français, de
prouver par ceux de leurs travaux qui touchaient à la physique,
leur ignorance du principe de Garnot : et si une partie de l'œuvre
de M. Berthelot, sa tliermochimie, est dès aujourd'hui sujette à
de tels remaniements qu'elle devient méconnaissable, si une
chimie physique correcte a mis si longtemps à s'acclimater en
France, la grande cause n'est-elle pas justement dans ce fait que
des chimistes de premier ordre, et même des physiciens occupés
à des recherches difïerentes, ont pu vivre sans entendre parler,
quelque paradoxale que soit une pareille assertion, du principe
de Garnot? Supposez un livre écrit dans la langue de la Méca-
nique céleste, et destiné à vulgariser le principe : les médecins,
les philosophes, les publicistes en auraient eu connaissance,
comme ils connaissent le principe de la conservation de
l'énergie ; peut-être l'eussent-ils parfois mal compris : mais du
moins des chimistes ayant le dessein de construire une « Méca-
nique chimique » n'eussent pas risqué de n'apprendre l'exis-
tence de cette idée fondamentale qu'après coup '.
L'histoire de la théorie atomique et celle du transformisme
nous fourniraient encore des exemples de l'appui que donnent à
à tous, dans Clausius et dans Diipré. On trouve des citations fort étendues de
ces physiciens dans : Caro, le Matérialisme et la Science. Mais combien de
philosophes ou d'écrivains, qui reprocheraient volontiers à Caro une compétence
insuffisante en science, n'en ont jamais entendu parler? En Angleterre, les con-
férences de Tait et de Thomson ont au contraire fait pénétrer cette idée dans
tous les esprits. Voir Lord Kelvin (Thomson), Conférences etalloculions, traduction
Lugol avec notes de M. Brillouin Paris, Gauthier-Villars, 1893.
1. On trouve la preuve que M. Berthelot s'est habitué à penser en dehors de
celte idée de dégradation, dans les discours où il laisse entrevoir une philo-
sophie tout imprégnée de l'idée contraire, de perpétuelle jeunesse du monde :
« Ce n'est pas la science qui a proclamé l'époque future et prochaine de la des-
truction de toutes choses, et qui en a retracé le plan chimérique » {Science et
Morale). Assurément, mais ce que la science a proclamé, c'est la « marche du
monde dans un sens déterminé >■ ; et dans le sens de l'arrêt des mouvements et
du nivellement des températures. (Cf. lord Kelvin, lac. c/^;Tait, Conférences sur
quelques-uns des procures récents de la Physique, traduction KrouchkoU, Paris, 1887).
648 LA LITTÉIIATIRE SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIECLE
une doctrine scientifique des ouvrages d'exposition littéraire, et
des difficultés qu'elle rencontre à se propager tant que ces
ouvrages lui font défaut.
Influence sur les idées. — Pour préciser le rôle complexe
de la littérature scientifique dans le mouvement général des
idées, nous dirons qu'elle a fait naître des systèmes et provoqué
des ambitions peut-être éphémères, qu'elle a d'autre part exercé
une action durable et produit des résultats définitifs.
Deux catégories d'écoles ont voulu faire de la science une
religion et lui confier le gouvernement des sociétés : la distinc-
tion est en pratique délicate et subtile, et l'on peut souvent
hésiter sur la place oii il convient de ranger tel ou tel écrivain.
Les uns ont prétendu trouver dans la science l'explication inté-
grale de l'univers, et de son origine, depuis l'atome jusqu'à la
conscience humaine : ce sont les partisans de la doctrine appelée,
suivant les cas, « naturalisme » ou « matérialisme » ou encore,
avec Haeckel, « monisme ». D'autres, en apparence moins ambi-
tieux, ont renoncé à tirer de la science une métaphysique, mais
ont proclamé la vanité de toute métaphysique, et ont voulu
éliminer de la conscience humaine tout motif d'action qui ne
fût pas emprunté aux sciences : ce sont les partisans des diverses
écoles positivistes.
Essai d'explication scientifique du monde : maté-
rialisme, monisme. — Une matière formée d'atomes éter-
nels s'agrégeant peu à peu en groupes chimiquement distincts,
— « la molécule pourrait bien être, comme toute chose, le fruit
du temps, le résultat d'un phénomène très prolongé, d'une agglu-
tination prolongée pendant des milliards de milliards de siè-
cles ' », — puis cette matière, répandue en amas dans l'immen-
sité des cieux, se résolvant en systèmes planétaires comme notre
système solaire; — puis, sur une planète, la matière s'organisant
spontanément pour donner l'être vivant élémentaire; — et enfin
des transformations continues conduisant de cette monère pri-
mitive jusqu'à l'humanité inconsciente qui nous est révélée par
la philologie et la mythologie comparées, tel est, d'après le
« monisme », le sommaire de l'histoire du monde, depuis la
1. Renan, Dialogues el fragments philosophi<iues, p. 171. Lettre à Berlhelot.
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE 649
période atomique et la période moléculaire jusqu'à la période *
actuelle. Non seulement le monde, dont la conservation est
assurée, ne saurait s'user, mais il est sans cesse en progrès.
« Deux éléments, le temps et la tendance au progrès, expliquent
l'univers *. »
On peut reconnaître aisément dans la formation de cette
« grande synthèse » l'influence des écrivains scientifiques :
Laplace d'abord : l'auteur du Systèine du Monde n'a pas seule-
ment popularisé l'hypothèse de la nébuleuse, qui, après tout, ne
fait que reculer le problème de la création; — dans Y Origine
du Monde et dans les Hypothèses cosmogoniques, M. Faye ou
M. Wolf accordent très bien cette hypothèse, qu'ils conçoivent
sous des formes assez difl'érentes, avec la croyance en un Créa-
teur; — Laplace a surtout, par réaction contre le finalisme
enfantin de Fénelon et de Bernardin de Saint-Pierre, apporté à la
critique des explications téléologiques et de l'idée du surnaturel,
une sérénité dans le dédain, qui a fait école; et quand Auguste
Comte viendra dire que « les cieux ne racontent plus la gloire de
Dieu : ils publient tout au plus la gloire de Kepler, de Newton et
de ceux qui ont fait progresser la science astronomique », Renan
aura, sur ce point précis, quelque droit à déclarer que « Auguste
Comte n'a fait que répéter en mauvais style ce que Descartes,
d'Alembert et Laplace avaient dit avant lui en très bon style ».
Laplace enfin, par sa double idée de la stabilité d'un monde
céleste « disposé pour l'ordre, la perpétuité et l'harmonie », et
de la réduction du monde physique à un monde purement méca-
nique, a rendu par avance les esprits réfractaires à l'idée de la
dégradation de l'énergie.
Après Laplace, Lamarck apporte un « système bien lié » (De
Quatrefages) oii l'on passe, par gradations insensibles, de la
matière inerte à la matière vivante, et de celle-ci aux animaux
supérieurs. Il ne se croit pas dispensé de recourir à un Créa-
teur, mais ses disciples les plus hardis se passeront du « Sublime
Auteur », comme les disciples de Robespierre ont pris l'habitude
de se passer de r« Être Suprême ». M'"" Royer commencera la
préface de sa traduction de Y Origine des Espèces par sa profes-
1. Renan, loc. cit., p. 177.
r.'iO LA LITTKUATUllE SGII<:.\TIFIQL;E au XIX" SIÈCLE
sion de foi célèbre : « Oui, je crois à la révélation, mais à la
révélation de rhomme à lui-même, etc. » Et Haeckel, enfin,
formulera en doctrine le monisme qui, suivant le mot de M. Per-
rier, « n'est pas seulement un système de philosophie : cest une
religion ».
L'idée (ïnnité dans la nature, d'unité des forces physiques,
est proclamée par les physiciens. Seguin aîné salue « comme
prochain l'avènement de la bienheureuse révolution à laquelle
j'avais consacré ma vie, le retour à la simplicité, à la vérité, à
l'unité, entrevues par le génie synthétique de Montgolfier ».
L'unité des lois physico-chimiques qui régissent la matière
vivante et la matière brute est affirmée par Claude Bernard;
l'unité d'origine et de formation des composés inorganiques et
des composés organiques est affirmée par Berthelot : autant
d'arguments contre les philosophes qui mettent une barrière
entre le monde vivant et la matière brute. C'est de tout cela
qu'est né ce système d'explication synthétique du monde.
L'intérêt passionné qu'on a pris aux polémiques de Pasteur
et de Pouchet vient précisément de ce que Pasteur a, pour le
moment du moins, arrêté le « monisme », de quelque nom (ju'on
l'appelle, au passage de la matière brute à la matière organisée.
M. Berthelot a d'ailleurs reconnu lui-même l'abîme qui sépare
le problème de la synthèse de la matière organique, et le pro-
blème de la création de la matière or^'flw/seV'. Et Claude Bernard
déclarait la conception de Pouchet « tout à fait inadmissible
comme hypothèse ».
Je considère en effet que Tœuf représente une sorte de formule orga-
nique qui représente les conditions évolutives d'un être déterminé par
cela même qu'il en procède. Je ne concevrais pas qu'une cellule formée
spontanément et sans parents pût avoir une évolution puisqu'elle n'aurait
pas eu un état antérieur •.
La synthèse moniste, invoquant certains faits acquis et cer-
taines hypothèses vraisemblables, est obligée, en définitive, de
s'appuyer en outre sur des assertions gratuites et dont le con-
traire est bien plus probable, et de négliger des idées scientifi-
ques positives aussi capitales que celle de la dégradation de
l'énergie. Cette synthèse moniste, vulgarisée sous des noms
1. Uapporl sur les pi-of/râs de la pliysiolorjie rjcni'rale en France, p. lOi.
INFLUENCE IJE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE 651
divers, est un produit de la littérature scientifique; elle n'est pas
la science.
L'école expérimentale. La critique des hypo-
thèses. — Elle est d'ailleurs une- métapliysique; et si certains
savants, comme Haeckel ou Garl Yogt, font une exception en
faveur de cette métaphysique négative pour la regarder comme
scientifiquement démontrable, d'autres et parmi ceux-là mêmes
qui seraient pratiquement d'accord avec les premiers, insistent
prudemment sur l'abîme qui séparera toujours « la science
idéale » et « la science positive » ; « la science positive et uni-
verselle qui s'impose par sa certitude propre puisqu'elle n'affirme
que des réalités observables », et « la science idéale dont les
solutions ont pour principal fondement les opinions indivi-
duelles et la liberté ' ».
Une critique minutieuse des hypothèses et des principes
acceptés dans les diverses sciences, mathématiques, physiques,
naturelles, a môme établi que l'on doit ranger dans la « science
idéale » bien des propositions que l'on a coutume de regarder
comme appartenant à la « science positive ». Une liypothèse en
physique n'est qu'une méthode de classement, d'autant plus
parfaite qu'elle groupe un plus grand nombre de faits, qu'elle
est plus simple et plus cohérente, qu'elle a plus de chances par
suite d'être adéquate à l'explication réelle, mais elle n'est pas
cette explication elle-même. Sans pousser aussi loin que cer-
tains savants, comme M. H. Poincaré, l'indifférence entre les
diverses théories en présence pour un même groupe de phéno-
mènes, on est moins porté aujourd'hui qu'à l'époque d'Arago,
à croire que l'expérience puisse démontrer la réalité d'une
hypothèse comme celle des ondulations.
Ce n'est pas entre deux hypothèses, dit fort justement iM. Duhera, l'hy-
pothèse de l'émission et l'hypothèse des ondulations, que tranche l'expé-
rience de Foucault : c'est entre deux ensembles théoriques, chacun pris
en bloc, entre deux systèmes, entre l'optique de >'ewton et l'optique
d'Huygens -. Oserons-nous jamais aflîrmer qu'aucune autre hypothèse
n'est imaginable? La lumière peut être un essaim de projectiles : elle
1. Berlhelot, Lettre à M. Renan (Réponse à la lettre Sur les sciences de la
nature et les sciences Jdstoriqiies).
•2. Duhem, Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale. Revue
des questions scientifiques, juillet 1894.
632 LA LITTPiUATl'UE StlIENTlPIQUE AU XIX'^ SIÈCLE
peut t^tre un nKuivciuciil vibialoire dont un milieu élnslicjue propage les
ondes; ne peut-elle être que l'une ou l'autre de ces deux choses?... La
méthode expérimentale ne peut transformer une hypothèse physique en
une vérité incontestahle, car on n'est jamais sûr d'avoir épuisé toutes les
hypothèses imaginahles touciiaiil un gr.oupe de phénomènes.
Si ces opinions, qui sont celles de « l'école expérimentale » et
qui sont évidemment ap|)licables aux théories zoologiques et
physiologiques, eussent été plus généralement professées, nous
n'aurions pas assisté à ces luttes passionnées autour d'hypo-
thèses comme le transformisme.
L'école positiviste. — A côté de cette « école expérimen-
tale » soucieuse de limiter le domaine de la science positive, et
de ne pas laisser invoquer la science, d'une façon abusive, au
profit d'une métaphysique, fût-ce la métaphysique de la néga-
tion, s'est élevée une autre école, d'accord avec elle sur la
portée de la science, mais déclarant fermées les questions que
l'école expérimentale, sans les aborder, a laissées ouvertes;
proclamant « que l'horizon de la science est celui de l'esprit
humain » ; professant que ce qui n'est pas accessible aux
méthodes scientifiques ne doit pas nous occuper; enseignant
que la science seule, à défaut d'une métaphysique impossible et
inutile, peut et doit suffire à fonder une morale, et, comme
disait Auguste Comte, une sociolof/ie : c'est l'école positiviste.
A cette école, se peuvent rattacher d'une façon plus ou moins
directe, et malgré leur indépendance plus ou moins grande à
l'égard des diverses chapelles positivistes, tous les écrivains qui
s'accordent sur cette conclusion : traiter la science positive
comme une religion, et comme la seule véritable.
L'idée de progrès dans la littérature scientifique. —
Si la philosophie allemande, avec Hegel, a eu son rôle dans la
constitution de cette religion de la science, la littérature scien-
tifique française n'y a point été étrangère. L'idée de « progrès »,
qui est essentielle au système de Comte, et qu'on retrouve dans
Renan, imprègne les livres de nos savants du début du siècle.
Et il ne s'agit pas uniquement de ce progrès indéfini et continu
de l'esprit humain, que Biot, par exemple, ne met pas en doute :
On a voulu faire entendre que les connaissances liumaines ont, comme
les flots de la mer, leur flux et leur lellux au milieu des âges du monde,
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE 653
qu'elles ne s'élèvent à certaines époques que pour s'abaisser en d'autres,
et qu'enfin elles reconnaissent aussi des bornes qu'elles ne peuvent jamais
passer... Ces idées de vicissitude plaisent à Timagination inquiète '...
Il s'agit du perfectionnement et de la transformation de l'es-
pèce humaine elle-même, corollaire obligatoire de l'évolution
passée qu'enseigne déjà Lamarck, ou résultat d'une future
« révolution du globe » pareille à celles qu'a racontées Guvier.
C'est Ampère qui écrit à un de ses amis de Lyon :
Vois-tu les paléothériums, les anoplotliériums remplacés par les
hommes? J'espère, moi, qu'à la suite d'un nouveau cataclysme, les
hommes, à leur tour, seront remplacés par des créatures plus parfaites,
plus nobles, plus sincèrement dévouées à la vérité. Je donnerais la moitié
de ma vie pour avoir la certitude que cette transformation arrivera.
Eh bien! le croirais-tu? il y a des gens assez stupides pour me demander
ce que je gagnerais à cela! N'ai-je pas cent fois raison d'être indigné?
Renan ne fera que rééditer la même idée, quand il imaginera
« la possibilité d'êtres auprès desquels l'homme serait presque
aussi peu de chose qu'est l'animal relativement à l'homme ^ ».
C'est à propos de Lamarck que Pierre Leroux écrivait, dans
sa Doctrine des jjrogrès continus :
Par un admirable synchronisme, toutes les découvertes contemporaines
nous révèlent le changement continu et la création incessante de l'uni-
vers, comme elles nous révèlent la perfectibilité indéfinie de l'humanité.'
La religion de la science. — Ce sont surtout les livres
d'Ernest Renan, son Avenir de la Science, ses discours et ses
études philosophiques qui ont propagé toutes ces idées devenues
les lieux communs du positivisme actuel : la vanité de tout ce
qui n'est pas fait positif établi par les sciences de la nature ou
par les sciences historiques, le progrès des sociétés par la science
« grand agent de la conscience divine », forme moderne de la
religion. Or on ne saurait méconnaître l'influence réciproque de
Berthelot et de Renan; et l'astronome Janssen a pu dire « que
c'estàM. Rerthelot que la science doit la conquête de M. Renan ».
M. Berthelot professe que :
C'est la science qui établit seule les bases inébx^anlables de la morale,
en constatant comment celle-ci s'est fondée sur les sentiments instinctifs
de la nature humaine, précisés et agrandis par l'évolution incessante de
nos connaissances et le développement héréditaire de nos aptitudes.
1. Essai sur l'histoire des sciences pendant la Révolution française.
2. Dialogues et fragments p/tilosop/iiques, p. 118.
654 LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX" SIÈCLE
Paul Bert déclarait de même, dans un de ses discours poli-
tiques :
Lorsque nous demandons que l'enseignement de la science reçoive un
plus large développement, ce n'est pas parce que la science est la grande
pourvoyeuse des richesses de l'État; c'est parce qu'elle dissipe les pré-
jugés, parce qu'elle écarte les fantômes, parce qu'elle détruit les supersti-
tions, ]iarce qu'elle chasse de la nature le caprice pour le remplacer par
la loi immuahle. Ce n'est pas parce qu'elle est la maîtresse conquérante
de la nature, c'est parce qu'elle est la reine des sociétés modernes et la
lihératrice de la pensée humaine.
On sait de reste à quel point ces idées ont été mises en circu-
lation, et à combien de développements, dans le roman, dans le
discours politique, elles ont donné lieu.
Il s'en faut d'ailleurs, on l'a pu voir, que tous les savants aient
rêvé pour la science un rôle aussi ambitieux :
Nous n'avons pas le droit, disait Dumas, de traiter l'homme comme un
être abstrait, de dédaigner son histoire, et d'attribuer à la science des pré-
tentions à la direction de l'axe moral du monde, que ses progrès n'auto-
risent pas.
Et Pasteur déclarait que :
prétendre introduire la religion dans la science est d'un esprit faux. Plus
faux encore est l'esprit de celui qui prétend introduire la science dans la
religion, parce qu'il est tenu à un plus grand respect de la méthode
scientifique ;
et, parlant de la notion de l'infini, il reprochait au positivisme
« d'écarter gratuitement cette notion positive et primordiale,
elle et toutes ses conséquences dans la vie dos sociétés ».
Action durable de la science. Formation d'un nouvel
esprit philosophique. — Si les tentatives d'explication scien-
tifique totale du monde se sont heurtées jusqu'ici à la science
même et risquent d'être condamnées à un échec inévitable, si
d'autre part le positivisme et la religion de la science n'ont pas
séduit tous les savants, ce serait une erreur grave que de mécon-
naître les transformations durables, définitives, et, l'on peut
ajouter, heureuses, que la diffusion de la science a fait subir à
nos idées et jusqu'à nos manières de penser*.
On peut dire que par la littérature scientifique, se sont
t. 11 s'agit ici d'influence sur les esiu-ils, non (Finfluence sur les faits écono-
miques et sociaux. L'étude de cette dernière influence sortirait du cadre d'une
histoire littéraire. Peut-être, sur celte question, n'y aurait-il pas aujourd'hui à
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE Ôîio
imposées, dans tous les domaines de la pensée, des habitudes
plus rigoureuses de méthode et de précision :
« Un esprit philosophique nouveau naît des sciences, disait
Flourens dans son discours de réception à l'Académie française,
et cet esprit des sciences, supérieur aux sciences mêmes, n'est-
il pas un des caractères les plus 'marqués de nos temps
modernes? »
Extension aux sciences morales des méthodes scien-
tifiques. — Une première idée fondamentale, essentielle à
l'œuvre de Laplace, introduite par Claude Bernard en phvsio-
logie et en médecine, a pénétré à leur tour les sciences morales :
nous pouvons l'appeler l'idée de la détermination, pour ne pas
prendre le mot de « déterminisme », qui impliquerait toute une
philosophie. S'il n'est pas établi que le monde soit uniquement
« un problème de mécanique », comme le voulait d'Alembert et
comme le pensait Laplace, il n'en est pas moins constant que
des causes déterminées entraînent des effets déterminés; et que,
si dans les sciences morales il est plus difficile de démêler des lois,
si le mot de science ne s'applique même en un sens rigoureux
qu'à un système de connaissances quantitatives, il y a des suc-
cessions de faits qui, à travers la diversité des différences indi-
viduelles, se retrouvent et se reconnaissent identiques. Pour per-
sonne, la liberté morale n'est la possibilité de se soustraire aux
lois physiques : il y a de même des lois de l'ordre psycholo-
gique et moral qui, de l'aveu de tous, restreignent le champ de
la liberté.
Parmi les causes déterminantes des faits moraux et sociaux,
il n'en est pas de plus importante que l'influence des milieux.
De la zoologie oii elle a inspiré Lamarck et Geoffroy, l'idée de
l'action des milieux est passée à la morale et à l'histoire : elle a
reçu un surcroît de prestige des travaux de Pasteur sur le rôle
changer grand'chose à Topinion d'Arago, qui défendait les machines en général
et la machine à vapeur en particulier contre le reproche de n'avoir pas apporté
de profit et de bien réel à l'humanité; mais qui, par contre, proclamait l'insuffi-
sance de la science et de la connaissance des lois naturelles pour réaliser dans la
répartition des richesses le progrès réalisé dans leur production ; et sans attendre
de la liberté seule l'action sur les mœurs qui serait nécessaire pour compenser
l'action perturbatrice de la machine, déclarait nécessaire, pour empêcher que le
bien résultant du machinisme ne fût compromis par un mal plus grand, l'inter-
vention de « l'autorité -.
656 LA LITTERATURE SCIENTIFIQUE AU XIX" SIÈCLE
biologique des infiniment petits. Michelet, sans en faire toujours
une application rigoureuse, a bien senti la nécessité de replacer
les peuples dans le cadre géographique :
Et notez que ce sol n'est pas seulement le théâtre de l'action. Par la
nourriture, le climat, il y inilue de cent maiiirres. Tel le nid, tel l'oi-
seau. Telle la patrie, tel l'homme '.
Avant les naturalistes de notre siècle, on n'avait pas exprimé
avec cette force l'action du « milieu » sur une race. De même,
avant notre siècle, on avait pu nier la liberté morale : on n'au-
rait pas écrit la phrase célèbre dont l'exagération voulue cache
une vérité profonde : « Le vice et la vertu sont des produits,
comme le sucre et le vitriol. »
L'idée d'évolution, elle aussi, a débordé dans les sciences
noologiqnes, pour employer l'expression d'Ampère, — sciences
du langage, des religions, des institutions sociales. Si les
sciences naturelles ont fait des emprunts aux sciences économi-
ques, s'il est vrai que Darwin ait conçu le rôle biologique
de la lutte pour l'existence, à la lecture de Y Essai su?' la popula-
tion de Malthus, à leur tour les sciences morales et politiques
ont repris avec usure ce qu'elles ont pu prêter. Cette application
des méthodes de l'histoire naturelle à l'histoire humaine est
une des idées maîtresses de Taine; il déclare expressément
qu'il s'applique à retrouver dans l'étude des races les lois éta-
blies par Geoffroy et par Cuvier :
Les naturalistes ont remarqué que les divers organes d'un animal
dépendent les uns des autres, que, par exemple, les dents, l'estomac, les
pieds, les instincts, et beaucoup d'autres données varient ensemble sui-
vant une liaison fixe, si bien que l'une d'elles étant transformée entraine
dans le reste une transformation correspondante (la connexion dea carac-
tères, loi de Cuvier)-. De même les historiens peuvent remarquer que
les diverses aptitudes et inclinations d'un individu, d'une race, d'une
époque, sont attachées les unes aux autres de telle façon que l'altération
d'une de ces données observée dans un individu voisin, dans un groupe
rapproché, dans une époque précédente ou suivante, détermine en eux
une altération proportionnée de tout le système. Les naturalistes ont cons-
taté que le développement exagéré d'un organe dans un animal, comme
le kangourou ou la chauve-souris, amenait l'appauvrissement ou la réduc-
tion des organes correspondants (le balancement or(jamque, loi de Geof-
1. Histoire de France, Préface de 1860, I, p. v.
2. Taine coininet ici une confusion de mots : c'est au principe de la corrélation
des parties, qu'il fait aUusion.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VIIICH. XI
Armand Colin & C", Éditeurs, Paris
CLAUDE BERNARD
D'après un cliché photographique de Pierre Petit
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE 657
froy Saint-Hilaire). Pareillement les historiens peuvent constater que le
développement extraordinaire d'une faculté, comme l'aptitude morale
dans les races germaniques, ou l'aptitude métaphysique et religieuse
chez les Indous, amène dans les mêmes races l'afiaiblissement des
facultés inverses '.
On a, sans cloute, étrangement abusé de cette assimilation.
On a surtout oublié la distinction si bien établie par Claude
Bernard entre les sciences iVobsei'oation, comme l'histoire natu-
relle proprement dite, et les sciences expérimentales actives,
telles que la chimie et la physiologie. Si les méthodes des
sciences d'observation sont dans une large mesure applicables
aux sciences historiques et sociales, il n'en est pas de même des
méthodes d'expérimentation. On ne peut pas, pour la mieux
étudier, pratiquer sur une société la vivisection.
3'Iais ce qui est resté aux sciences historiques et sociales de
cette assimilation aux sciences naturelles, aux sciences propre-
ment dites, c'est cette idée qui les a pénétrées chaque jour
davantage : qu'une généralisation, une synthèse, ne saurait venir
qu'après une suite patiente d'observations et de travaux de
détails; que, pour démontrer une opinion, il convient d'apporter
à l'appui des résultats positifs et de recueillir des documents.
Les exagérations de ce culte du fait et du document ne doivent
être regardées que comme un hommage maladroit à une idée
juste, et c'est bien ainsi que l'entendait Pasteur. Michelet avait,
dans la Mer, parlé avec enthousiasme de la théorie des généra-
tions spontanées « qui venait de renaître avec tant d'éclat des
expériences de M. Pouchet » :
Qu'importe, s'écriait Pasteur, que M. Michelet ne prenne dans la
science que ce qui convient à ses idées préconçues, et qu'importe aussi
qu'à côté du nom de M. Pouchet il ne place pas le nom de celui qui le
corrige? ce que J'admire, c'est qu'il pi"oclame qu'il enchaîne sa pensée aux
résultats de l'expérience.
Si je vous disais que vous trouveriez encore dans Buffon des phrases
comme celle-ci : ■-< Cherchons une hypothèse pour ériger un système! »
Comprenez-vous le progrès maintenant, lorsque, de nos jours, un roman-
cier se croit tenu de nous dire : « L'expérience est mon guide. » C'est là
ce que j'admire et ce qui me fait dire que la philosophie des sciences fait
partie intégrante du sens commun. Vous en avez une autre preuve :
trouvez donc de notre temps un système philosophique qui ne soit pas
1. Essais di; cr'Uiqiie et d'histoire, Préface, mars 1866; Paris, Hachette.
Histoire de la langue. VllI. ^ -
658 LA LITTÉRATIUK SC1P]XTIFI0UE AT XIX" SIKCLE
plus ou moins frotté de science, partlnnnez-moi la vulgarité de cette
expression. C'est le même hommage sous une autre l'orme; c'est le même
signe du tenij)», seulement il ne faut pas croire à Vïntelligence de la
science chez tous ceux qui en empruntent le lanrjarie *.
Nécessité de parler le langage de la science, pour
exercer une action. — 11 est nécessaire « d'emprunter le
langage de la science » pour être compris, voilà le grand fait
acquis. Le mode de démonstration oratoire ne fait plus sur les
esprits la même impression qu'autrefois; nous avons besoin
de raisonnements qui nous apparaissent comme scientifiques;
et le ridicule qui s'attache aux tentatives d'application mala-
droite du langage des sciences exactes aux sciences sociales, ne
réussira point à supprimer ce besoin.
Aussi les penseurs qui, en notre siècle, ont exercé sur la
marche des idées l'action le plus efficace, sont-ils des hommes
pénétrés de cet esprit scientifique, quelles qu'aient pu être d'ail-
leurs les idées philosophiques et politiques qu'ils aient cherché
à propager. Car il ne faudrait pas croire que « la science » ait
été, toujours et sans exception, mise au service d'une même
cause, au service de ce qu'on appelait au xvni« siècle « la philoso-
phie », ou « la raison ». Qu'est-ce autre chose que l'application
de méthodes de traA^ail et d'exposition vraiment scientifiques,
que les admirables études sociales inaugurées par Le Play?
Son œuvre est loin d'aboutir pourtant à la glorification de la
raison abstraite, appliquée à construire de toutes pièces un
édifice social. Aux principes édictés par cette raison, et pro-
mulgués par la Révolution française. Le Play oppose les résul-
tats d'études positives analogues à celles d'un naturaliste; et
cette façon originale d'envisager les études sociales est à tel
point quelque chose d'inattendu, que Montalembert lui reproche
de recourir aux méthodes suspectes de Locke et de Condillac.
Il ne faut pas oublier non plus que, si Joseph de Maislre qui
déclarait la Révolution « satanique » a écrit contre Bacon et
contre la science l'un de ses ouvrages, — et le plus faible, — deux
des écrivains qui, avec Le Play, ont le plus attaqué l'œuvre et
la philosophie de la Révolution, sont précisément, au contraire,
deux écrivains qui ont prétendu tout incliner devant la science
1. Hevue des cours scientifiques, lS6.'!-fii, p. 2ii(i.
INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE SCIENTIFIOUE 659
et qui ont voulu opposer les constatations de la Science des
hommes aux amplifications de la rhétorique des « Droits de
l'Homme » : Fun est le fondateur même du positivisme, Auguste
Comte; l'autre est l'historien Taine.
Ce que la science, divulguée par la littérature, a établi de
définitif, c'est donc moins un système de conclusions en faveur
d'une doctrine particulière qu'une méthode générale de rai-
sonner; ce n'est pas une métaphysique et une morale, c'est, au
sens qu'avait le mot dans l'ancienne philosophie, une logique.
Par une réaction, outrée jusqu'à l'inintelligence, contre les pré-
tentions des écoles positivistes, on a pu lui en contester le mérite
ou même le droit. On a pu citer des applications ridicules de
celte logique scientifique, qui rappellent les abus du syllogisme
chez les scolastiques de la décadence. On ne saurait empêcher
pourtant que, suivant le mot de Pasteur, la philosophie des
sciences ne fasse aujourd'hui « partie intégrante du sens
commun ». C'est une langue dont l'emploi s'impose à quiconque
désire se faire entendre, et si quelques-uns, par l'incorrection
ou l'affectation qu'ils mettent à la manier, laissent voir claire-
ment ({u'elle leur est étrangère, il n'en reste pas moins établi
que c'est la langue qu'il faut savoir parler pour être compris.
Influence sur la littérature et sur la langue. — La
littérature scientifique n'a pu agir sur la manière de penser
sans agir du même coup sur la manière d'écrire.
Le mouvement littéraire d'où est sorti le romantisme lui doit
peu de chose. Si Buffon et ses successeurs au xvin" siècle ont
jeté dans la langue française quelques images qu'an retrouve
chez les précurseurs de Chateaubriand, comme Bernardin de
Saint-Pierre, et si leurs livres ont pu donner le goût de la cou-
leur locale, de la description imagée, ces naturalistes et à plus
forte raison Cuvier restent des classiques. Ils n'ont pas exercé
sur la prose et la poésie romantiques l'action qu'avaient eue au
xvii" siècle des géomètres et physiciens comme Descartes et
Pascal sur la constitution de la prose classique.
L'action des œuvres des naturalistes est sensible seulement
sur cette fraction de l'école romantique qu'on pourrait appeler
le romantisme réaliste. George Sand, par exemple, apporte à la
description des paysages, à l'énumération des espèces végétales
660 LA LITTERATURE SCIENTIFIQUE AU XIX'' SIECLE
qui les déterminent, une précision qu'on demanderait vaine-
ment aux écrivains du xwf siècle, mais qu'il faudrait moins
encore demander à Lamartine.
Par contre, la littérature scientifique a joué un grand rôle
dans l'éclosion de l'école littéraire naturaliste ou réaliste. Les
tenants de cette école ont môme affiché, parfois, des prétentions
scientifiques hors de proportion avec leur compétence scienti-
fique; en dépit de ce travers, quelques-uns ont écrit des œuvres
durables; et tous ont contribué à développer dans l'esprit con-
temporain le goût de l'observation précise.
Sur le style de l'histoire, de la philosophie, des sciences
sociales, la littérature scientifique a réagi comme elle avait
modifié la conception même de ces études. Chez les écrivains
qui, comme Taine, sont le plus nourris de la lecture des savants,
le langage, aussi bien que la pensée, est imprégné de formes
scientifiques. L'historien du gouvernement révolutionnaire pré-
tend faire une étude de « zoologie morale », et la comparaison de
ses héros avec des « crocodiles » dont il opère, devant le lecteur,
la dissection, se poursuit durant plusieurs pages : ce qui donne
à son style quelque chose de saisissant, de fatigant parfois, et
toujours d'un peu étrange, c'est qu'on sent que ce qui serait
chez un écrivain du xvu" siècle une métaphore est, dans son
esprit, la réalité môme; il parle au propre, non au figuré, quand
il montre chez l'homme ramené à « l'état de nature » selon les
formules des disciples de Rousseau, « la réapparition du gorille ».
La langue courante elle-même s'est enrichie. « L'idiome
entier des sciences est passé dans le langage usuel » (Cuvier).
Toutes les acquisitions ne sont pas, à vrai dire, également
heureuses. Une vulgarisation scientifique de second ordre a
introduit nombre de mots exotiques dont le besoin ne se faisait
nullement sentir. Peut-être est-ce cette crainte d'une déformation
de la langue par l'abus des néologismes inutiles, qui a poussé
un si grand nombre de savants à s'attacher aux langues anciennes.
Les savants qui ont écrit, ont presque tous, en effet, manifesté
pour la culture classique une estime ([ue les purs lettrés n'ont pas
toujours eue au même degré. Ils ont compris l'importance, non
à coup sûr pour la formation de tous les citoyens utiles, mais
pour la formation des écrivains de profession, d'un commerce
BIBLIOGRAPHIE 661
prolongé avec les littératures d'où est sortie la nôtre; ils y ont
vu pour notre langue la sauvegarde de sa tradition, et le moyen
d'arrêter une déchéance de l'art d'écrire , — peu disposés à
trouver, comme le personnage de Flaubert, une compensation
suffisante à cette déchéance, si elle venait à se produire, dans
une « contre-partie de littérature industrielle ».
BIBLIOGRAPHIE
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organisés, 1841. — Berthelot, La synthèse chimique, 1876; Les origines de
l\ilchimie, 1883; Science et philosophie, 1886; Science et morale, id., 1897;
Correspondance de MM. Renan et Berthelot, id., 1898. — VI. Claude Ber-
nard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1863; Leçons sur
les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, id., 1878-79.
— Paul Bert, Leçons sur la physiologie comparée de la respiration, 1869. —
Pastaur, Quelques réflexions sur la science en France, 1871. Mémoires, Dis-
cours, passim. — Duclaux, Pasteur, histoire d'un esprit, 1896.
Oiivi^ag-eii* à consmiltcr. — Gay, Lectures scientifiques (physique et
chimie), Paris, 1891. — Leclerc du Sablon, id. [sciences naturelles), 1893.
— Lalande, Lectures de philosophie scientifique, id., 1893. — Rebière, Les
savants modernes, Paris, 1899.
CHAPITRE XII
LES RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE
AVEC L'ÉTRANGER '
L'histoire des relations littéraires de la France avec l'Eu-
rope dans la seconde moitié du xix" siècle ne saurait être écrite
actuellement d'une façon définitive, tant à cause de l'extrême
complexité de la matière que du voisinage, trop immédiat
encore, des événements.
On ne devra donc chercher ici qu'une esquisse, nécessaire-
ment incomplète et, sur plus d'un point, provisoire, du sujet de
ce chapitre.
/. — L'influence du romantisme français
à l'étranger.
Le romantisme en France et en Europe. — Le roman-
tisme a été un fait européen, mais il n'a pas été dans toute
l'Europe un fait identique.
Le caractère du romantisme français, et son originalité
propre , fut d'être un mouvement littéraire avant d'être un
mouvement religieux, politique ou social, c'est-à-dire avant de
I. Par M. Joseph Texle, professeur de liltéralure comparée à la Facullé des
lettres de l'Université de Lyon,
l'influence Ur romantisme français a l'étranger 063
ressembler à ce (ju'était le romantisme chez les autres nations
de l'Europe. Tl est bien vrai que le romantisme a été chez nous,
pour une part, un « fait d'àme » et qu'il a correspondu à un
réveil du spiritualisme; mais, si ce réveil a été d'abord catho-
lique avec Chateaubriand, il a très rapidement dévié vers un
idéalisme plus large, et aussi plus incertain, que la doctrine
catholique. Il est bien vrai que le romantisme est né d'une
réaction contre la Révolution ; mais il n'a pas tardé à osciller,
comme Victor Hugo lui-même, de la monarchie absolue à la
monarchie parlementaire, de la démocratie au socialisme : issu
de la Restauration, il a abouti à 1848. Ainsi l'unité extérieure
du romantisme en France réside surtout, et presque exclusive-
ment, dans une doctrine d'art.
Gela est à peu près unique en Europe. Le romantisme italien
de Manzoni, de Peliico, de Foscolo, a été principalement un mou-
vement politique : il a tendu à l'émancipation de l'Italie et à la
reconstitution de l'unité nationale. Le romantisme allemand des
deux Schlegel, de Novalis, de Tieck, de Brentano a été essentiel-
lement antilibéral, mystique et archaïque : il a tendu, sans succès
durable, à la reconstitution, en plein xix*" siècle, de l'Alle-
magne du moyen âge. Le romantisme anglais do Wordsworth,
de Coleridge, de Southey, a été principalement un fait moral :
il a tendu à faire entrer dans l'art une conception nouvelle de
la vie intérieure; l'idée du perfectionnement moral se retrouve
jusque chez Walter Scott, et l'originalité de Byron sera précisé-
ment de s'être insurgé contre cette idée avec une violence qui
témoigne de la puissante influence qu'elle exerçait autour de lui.
Certes, beaucoup d'écrivains, étrangers ou français, ont exprimé
des pensées religieuses, politiques ou sociales analogues entre
1789 et 1848 : beaucoup, notamment, se sont réclamés de la
Révolution. Mais, si la Révolution française est à la base de
tout le romantisme européen, il s'en faut qu'elle ait produit
partout des résultats identiques.
Il y a eu entre le romantisme français et le romantisme euro-
péen deux sortes de dissentiments. Les uns nous ont reproché
nos doctrines littéraires, les autres nos tendances morales. Les
uns ont été déçus par l'importance, excessive à leurs yeux, que
nous attachions aux questions purement esthétiques, comme la
6G4 RELATIONS LITTEllAlllES DE LA FRANCE AVEC L ETRANGER
réforme de la langue, du vers, du théâtre, des unités : la plu-
part de ces réformes étaient faites ailleurs que chez nous, et la
préface de Cromwell a paru généralement, hors de France, vide
d'idées neuves et fécondes. Les autres ont reproché à notre lit-
térature romantique son immoralité. En 1836, la Quarterbj
Revieiv publia un article violent en ce sens : Sainte-Beuve se
chargea de répondre dans la Revue des Deux Mondes : « On nous
croit, disait-il, malades, pestiférés : on fait défense à toute per-
sonne saine et bien pensante de nous lire; à la bonne heure!
Faites la police chez vous, messieurs ! Vous avez bien commencé
par Byron, par Shelley, par Godwin ' » La réponse était de
bonne guerre. Elle n'a pas persuadé tous les critiques étrangers,
même de bonne foi.
Sur la question morale s'est greffée la question politique.
La révolution de 1830 a donné au romantisme français le
caractère d'un mouvement libéral. Il a paru aux étrangers que
nous revenions à nos véritables origines, que nous nous ratta-
chions à 89 : beaucoup nous ont délestés pour cela, mais d'au-
tres nous ont beaucoup aimés. Chacun de nos écrivains leur a
semblé un porte-parole de la France libérale, et, pour l'univers
pensant, la cause du romantisme français s'est identifiée peu à
peu avec la cause de la liberté politique. Cela n'est pas juste de
tout point, nous l'avons dit, et il s'en faut que nos romantiques
aient été aussi unanimes. Mais, du dehors, ils ont semblé
incarner, en masse, la Révolution. Incertaine avant 1830, l'opi-
nion de l'Europe s'est, dès ce moment, fixée à notre endroit,
et la littérature de 1848 lui a paru sortir en droite ligne de la
littérature de 1830.
Il y a donc deux caractères saillants de l'influence européenne
du romantisme français. Avant la révolution de juillet, cette
influence est combattue presque partout par des raisons extra-
littéraires; tout au moins, elle n'est acceptée qu'avec réserve, et
son caractère trop purement esthétique ne lui est pas toujours
favorable. Après 1830, elle s'identifie avec le mouvement libéral,
et cela lui vaut des haines acharnées, mais aussi, mais surtout
des enthousiasmes durables.
1. Des jugements sur noire lit 1er. conlemp. à V étranger {Revue des Deux
Mondes, 14 juin 1836).
L'INFLUENCE DU ROMANTISME FRANÇAIS A L'ÉTRANGER G6a
Toute une partie de l'œuvre romantique procède, avec Cha-
teaubriand, de la réaction religieuse. Mais cette réaction est
purement sentimentale et catholique. Faut-il s'étonner qu'elle
ait surtout réussi dans les pays catholiques? Manzoni en Italie,
le duc de Rivas en Espagne, Krasinski et Slowacki en Pologne,
procèdent de Chateaubriand. En revanche, il a été peu compris
en Angleterre, où on lui a souvent reproché le vide des idées et
l'emphase de la forme. Même parmi les romantiques allemands,
dont quelques-uns sont si fortement teintés de catholicisme, il
a été peu goûté. F. Schlegel raille le Génie du christianisme,
« ce livre si prolixe qu'il en est illisible », et Schelling juge sévè-
rement la « fadeur » de l'ouvrage et sa « sensibilité trouble ».
L'Europe a admiré Chateaubriand, elle ne l'a pas pris très au
sérieux. « Don Chateaubriand, disait Heine, chevalier de la
triste figure, le meilleur écrivain elle plus grand fou de France. »
En plein xix'' siècle, l'influence de Rousseau, l'ancêtre de tout
le romantisme européen, paraît être restée, à l'étranger, plus
profonde que celle de Chateaubriand et même de M""" de Staël.
Shelley est plein de lui. Byron, dans Childe-Harold, le glorifie
en beaux A'ers. « Rousseau, écrira George Eliot, a vivifié mon
âme et éveillé en moi des facultés nouvelles. » Il semble que
Rousseau ait imprimé au mouvement romantique français son
caractère définitif. La France moderne était sortie de lui, avec
l'imprudence de ses révoltes, mais aussi avec leur générosité.
Mieux que ses successeurs immédiats — et en attendant George
Sand, Hugo etMichelet —il a personnifié aux yeux de l'étranger
l'idéalisme passionné et le libéralisme de la France.
L'influence littéraire du romantisme. — Un des criti-
ques les plus pénétrants de l'Espagne contemporaine, M. Juan
Valera, cherchant à démêler les oriaines du mouvement roman-
tique dans son pays, s'exprime en ces termes : « Lorsque, par
l'entremise des Français, et avec les œuvres de Chateaubriand,
Victor Hugo, M""^ de Staël, le romantisme arriva chez nous,
il arriva combiné avec tant d'idées nouvelles que les deux
Schlegel, qui le proclamaient en Allemagne, ne l'auraient plus
reconnu. Les Français avaient ajouté beaucoup de leur propre
cru, ils avaient pris pour romantiques toutes les choses qui
étaient allemandes, même quand elles n'étaient pas allemandes
666 RELATIONS LITTÉRAIIIKS DE LA FIIANCE AVEC L'ÉTRANGER
et ne passaient pas pour telles en Allemagne. Nous autres, nous
fîmes de même; comme les Français, nous ajoutâmes à ces
éléments, non seulement tout ce qui nous parut romantique
dans notre pays (ce qui ne fut pas peu), mais un autre roman-
tisme venu d'un pays différent et qui par lui-même marque
d'un caractère singulier la nouvelle littérature, .le parle des
œuvres de lord Byron, cénie puissant et très original, de celles
de W. Scott, non moins original, bien que moins grand '... » Ce
qui est vrai de l'Espagne l'est de tous les pays de l'Europe.
Nulle part, l'influence française n'est arrivée pure de tout
mélange. Partout, elle s'est surajoutée à l'influence antérieure
de Goethe, de Byron, de Scott, de Shakespeare. Le romantisme
italien, on l'a vu, est né de l'influence de M*"® de Staël; cepen-
dant, même en Italie, la poésie allemande et anglaise a été
connue et imitée : Berchet y traduit Biirger; Torti, Ossian;
Leoni et Silvio Pellico, Milton et Byron; si l'action de ces
poètes a été moins profonde qu'ailleurs, elle n'est pas cepen-
dant négligeable ^ Dans plus d'un pays, le mouvement roman-
tique s'est fait contre l'influence française classique; faut-il
s'étonner qu'une nouvelle influence française ne se soit pas
aussitôt substituée à l'ancienne? Il semblait, par exemple, aux
romantiques espagnols, à Quintana, à Gallego, à Arriaza, qu'ils
avaient mieux à faire qu'à se tourjier de nouveau A'ers le pays
dont ils venaient de secouer le joug. Tout au moins, ont-ils
joyeusement accepté l'influence de Byron ou de Scott avant de
songer à celle de Lamartine ou à Hugo, et, quand celle-ci est
venue s'ajouter à celle-là, elle s'est souvent confondue avec elle.
C'est ce qui explique la difficulté de déterminer avec quelque
précision l'influence européenne de nos grands romantiques.
D'une façon générale, on peut dire cependant que nos drama-
turges ont été plus goûtés que nos poètes lyriques, et nos
romanciers que nos dramaturges.
Rien ne prouve mieux à quel point la poésie lyrique d'une
nation est parfois peu accessible, en son fond, aux nations voi-
sines, que la fortune si inégale, hors de France, de Lamartine
1. Juan Valera, Esludios crilicos sof/re Uteralura polilica y costumbres de
nuestros dias (t. 1 : Del romanlicismo en Espaîia // de Espronceda).
2. Voir Waille, Le romantisme de Manzoni, p. 20.
L'INFLUENCE DU ROMANTISME FRANÇAIS A L'ÉTRANGER 667
et de Victor Hugo. Entre les deux, notre admiration balance.
Celle de l'Europe va droit à Hugo. Il y a eu, en Allemagne, par
exemple, des imitations ou traductions de Lamartine : Freili-
grath, Wilhelm Haufî, Leuthold y ont exercé leur talent; mais
ce sont curiosités de lettrés. Heine, qui a parlé de tous nos
écrivains, néglige celui-là, — sauf à propos des Girondins, — et
cela est caractéristique. Il faut des âmes comme celle du grand
Polonais Mickiewicz pour comprendre de Lamartine le profond
accent religieux : dans son œuvre, quelques-unes des Médita-
tions, notamment le Désesjwir, Dieu, la Foi, ont laissé des
traces profondes. Et assurément, ce n'est pas le seul exemple
d'une action de la poésie de Lamartine hors de France, mais
certainement Y. Hugo a été plus généralement compris.
Celui-là a toute une lignée d'admirateurs et de disciples,
depuis les Espagnols Espronceda et Zorrilla jusqu'au Polonais
Slowacki et jusqu'à l'Anglais Swinburne. Son génie plus clair,
plus dramatique, plus violent aussi, s'est, de bonne heure,
imposé aux lecteurs de toute nation. Son imagination éclatante
et nette, ses idées simples et généreuses, sa rhétorique même.
Font admirablement servi. Il reste quelque chose de Hugo
même dans une traduction de Hugo, de même que Shakespeare
traduit reste Shakespeare : et c'est ce qui explique son universel
succès. Freiligrath, Geibel, Leuthold, bien d'autres poètes étran-
gers l'ont imité. Chaque peuple l'a successivement réclamé
pour l'un des siens. L'auteur d'un livre sur Victor Hugo en Ainé-
rique affirme que « lorsqu'il est traduit en castillan, il semble
qu'il se trouve parmi les siens et dans sa propre langue ». Heine,
de son côté, tout en voyant en lui « le plus grand poète de la
France », s'obstine à le dire le plus « germanique » des écri-
vains français. Concluons, puisqu'on se le dispute, qu'il appar-
tient à cette « littérature du monde » dans laquelle, le premier
de nos romantiques, il est entré de plain-pied '.
Ni la gloire de Vigny ni celle de Musset n'a été comparable.
L'influence de Vigny a été lente et restreinte à un petit cercle :
1. Sur l'influence de V. Hugo, voir J. Sarrazin, Victor Hugo und die deu/sche
Kritik (Hevrig's Arcliiv, t. LXXIV); Heine, Die romanlische Schule et Lulezia;
la hiblioprapliie de l'ouvrage anglais de F. T. Marzials, Victor Hugo (Londres,
18S8); le livre de Swinburne, Victor Hugo: Rivas Grool, Victor Hugo en America
(Bogota, 1889), etc.
668 RELATIONS LITTERAIRES DE LA FRANCE AVEC L ETRANGER
Mickiewicz, par exemple, l'a lu et compris. Musset a été mis en
allemand par Freiligrath et Leuthokl, et Heine, qui s'est sou-
vent rencontré avec lui, n'a pas caché sa sympathie \ Mais,
pourquoi faut-il que l'ayant, en 1840, qualifié de « premier
lyrique français », il ait ajouté aussitôt : « le premier du moins
apjx's Béranfier y>'^. Pourquoi faut-il surtout que la critique alle-
mande ait vu en ce dernier, et s'obstine parfois à voir encore le
grand poète populaire de la France, quelque chose comme un
Uhland français? L'incroyable fortune de Béranger dans quelques
pays étrangers reste un problème pour le goût français de la fin
du xix" siècle.
D'une façon générale, le théâtre romantique a été mieux
connu à l'étranger que la poésie lyrique. On l'a, il est vrai,
beaucoup discuté, mais on l'a lu et on l'a joué. La dette que
nos dramaturges avaient pu contracter envers Schiller, Shake-
speare ou Galderon, a été largement et longuement payée.
Victor Hugo tient, ici encore, la première place. Gœthe
vieillissant traitait Hernani d'œuvre « absurde », et il disait des
personnages de ses drames : « Ce ne sont pas des êtres de chair
et de sang; ce sont de misérables marionnettes qu'il manie à
son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les contorsions et
toutes les grimaces qui sont nécessaires aux efTets qu'il A'eut
produire*. » Ce reproche de fausseté, nous le retrouverions
sous la plume de Heine comme sous celle de Pouchkine, sous
celle de Tourguenev comme sous celle de Juan Valera. Chose
curieuse : les drames espagnols de Victor Hugo ont semblé par-
ticulièrement faux en Espagne ". Malgré toutes ces réserves et
en dépit de tout ce que perd dans des traductions le lyrisme des
drames de Hugo, son théâtre a fait son tour d'Europe. L'Espa-
gnol Martinez de la Rosa, tout le premier, lui a emprunté le goût
et les procédés du drame historique : c'est par Y Aben-Hume\ja
de cet écrivain (joué en français à Paris, en 1830) et par sa
Conjuration de Venise (1831), que le romantisme franchit les
Pyrénées. Quand, en Hongrie, se fonda en 1837 le théâtre de
Pesth, une des premières œuvres qu'on y joua fut une adaptation
1. Louis P. Betz, H. Heine iiiid A. de Musset, Zurich, 1897.
2. Convers. avec Eckermann.
3. Voir Mariano José de Larra, Articulos de Figaro, t. III, et les parodies de
Mesonero Ilomanos, Esceiias matrUenses, t. II.
L INFLUENCE DU ROMANTISME FRANÇAIS A L ETRANGER G69
à'Angelo par le baron Eôtviis. En Russie, le critique Bielinski
avait beau reprocher à Hugo, comme tant d'autres, ses « inep-
ties » et ses « oripeaux de rhétorique » ; il ajoutait aussitôt que
« ses œuvres sont pleines d'une émotion sincère, écrites dans
une forme entraînante et populaire, pénétrées d'une sympathie
ardente pour l'humanité*. »
Au-dessous de Victor Hugo, Casimir Delavigne, Dumas père.
Scribe ont eu, chacun, leur part de gloire européenne, ou môme
universelle. Scribe surtout a régné en maître sur plus d'un
théâtre étranger, entre 1820 et 1850, et le Verre cVeau a,
aujourd'hui encore, sa place entre les livres français qu'on
explique dans les classes en Allemagne. Scribe n'est ni
l'homme d'un peuple ni l'homme d'une époque. Son souple et
aimable talent a fait le tour du monde, sans rien perdre de sa
facile originalité. La même fécondité prodigieuse a assuré la
fortune de Dumas père : « Sa tète, disait joliment H.. Heine,
est une auberge oii logent parfois de bonnes idées, mais elles
n'y passent jamais plus d'une nuit. » Le même Heine a été l'un
des premiers à signaler en Allemagne le charme du théâtre de
Musset, de ce théâtre que le public français avait trop peu
remarqué quand il parut imprimé et que M™*^ Allan devait rap-
porter de Saint-Pétersbourg comme une œuvre d'une savoureuse
nouveauté. La critique étrangère avait ici, et fort heureuse-
ment, montré la voie à la critique française. Que n'a-t-elle été
plus réservée à propos de cette impudente Guzla de Mérimée
pour laquelle Gœthe fut si indulgent et dont Pouchkine, dans
son enthousiasme, traduisit des morceaux, comme d'authenti-
ques échantillons du génie illyrien!
Du roman romantique, on peut dire qu'il a fait son chemin
en tout pays. Peut-être aucun de nos romanciers n'a-t-il exercé
une influence aussi générale que Walter Scott. Mais celle de
Balzac et celle de George Sand ont été, semble-t-il, plus pro-
fondes, quoique plus limitées, et il y en a eu peu d'aussi dura-
bles, sinon d'aussi glorieuses, que celles d'Eugène Sue ou
d'Alexandre Dumas. Dumas a eu des disciples bien fâcheux,
mais il en a eu aussi qui s'appellent Jokai en Hongrie ou Sien-
kiewicz en Pologne.
1. M. Delines, La France jugée par la Russie, p. 189.
670 RELATIONS LITTERAIHES DE LA FRANCE AVEC L'ÉTRANGER
Balzac a rencontré, à l'étranger comme en France, de vifs
enthousiasmes et de non moins vives répulsions. Au directeur
d'une revue russe qui lui demandait de traduire quelques frag-
ments de la Comédie humaine, Tourguenev avouait qu'il ne pou-
vait « traduire quoi que ce soit de Balzac, dont je n'ai jamais
pu. disait-il, lire plus de dix pages à la fois, tant il m'est antipa-
thique et étranger ' ». Balzac n'a eu, de même, qu'un succès
d'estime en Allemagne. En revanche, il a conquis le public
anglais. Aucun écrivain français de ce siècle n'a exercé une
influence comparable au delà de la Manche. Thackeray procède
de lui. Robert- Louis Stevenson le connaissait à fond. Tout
récemment encore, une nouvelle édition anglaise paraissait à
Londres, avec des préfaces do M. Saintsbury. Il y a affinité
manifeste entre le robuste réalisme de Balzac et le génie
anglais -.
Il ne faudrait pas, comme on l'a fait parfois, exagérer l'in-
fluence de George Sand. F. Sarcey et M. J. Lemaître ont eu
jadis tous deux l'imprudence de rattacher au roman de Sand le
drame d'Ibsen. Un démenti catégorique leur a appris qu'Ibsen,
n'ayant jamais lu que quelques pages de Cotisuelo — et encore
avec dégoût, — ne se considère nullement comme redevable à son
auteur. L'action exercée réellement dans le monde par l'auteur
d'Indiana suffit à sa gloire. C'est elle qui a déchaîné en Alle-
magne le flot des romans « émancipateurs » de Fanny Lewald,
de M""^ Birch-PfeifTer. C'est elle (ce qui vaut mieux) qui a été
l'un des maîtres les plus aimés de George Eliot, sa grande sœur
anglaise. Si Ibsen ne lui doit rien, Eliot lui doit beaucoup, et
Dostoevsky lui a consacré des pages inoubliables, dans les-
quelles il la remercie de lui avoir « donné toute une série d'an-
nées de bonheur et de plaisir » ^ A plus d'un des romanciers
européens la lecture de George Sand a révélé, comme à Dos-
toevsky, sa vocation. « J'avais seize ans, dit celui-ci, lorsque
je lus pour la première fois VUscoque — J'ai passé toute la
nuit dans la fièvre.... » Cette fièvre de passion et d'enthou-
siasme, les romans de Sand l'ont allumée dans le monde entier.
1. M. l)elin(,'S, La France jufjée par la Russie, p. 2H.
2. A. Filon, Balzac et les Awjlais (Débats du 21 août IS'JS).
;i. Voir Wladimir Karénine, George Sand (l.s'J'J ".
L INFLUENCE UU ROMANTISME FRANÇAIS A L'ÉTRANGER 671
Aucune œuvre romantique n'a été plus vite et plus définitive-
ment célèbre.
L'influence sociale du romantisme. — Avec George
Sand, nous touchons à cette propagande des idées libérales qui
a assuré en Europe le triomphe de notre école romantique. Ce
n'est pas ici le lieu de faire l'histoire de ce mouvement, plutôt
politique que littéraire. Gomment oublier cependant tout ce que
nos grands écrivains ont fait, entre 1830 et 1848, pour le
triomphe de l'idéal social de la France?
Dans la même page oii il nous explique son enthousiasme
pour George Sand, Dostoevsky, se reportant à sa jeunesse, écrit :
« En ce temps-là, le roman français était la seule lecture per-
mise en Russie. Toute autre œuvre émanant de la France — et,
par exemple, les ouvrages de Thiers — était proscrite comme
une peste... » Ce sont les historiens et les philosophes français
([ui ont propagé cette « peste » dans le monde. Les écrivains de
la « Jeune Allemagne », Heine, Gutzkow, Laube, Bœrne,
avaient lu nos livres, et plusieurs ont vécu à Paris.
Les historiens romantiques ont, chacun à sa façon, parlé à
l'Europe. Guizot a trouvé un public tout prêt à le comprendre
en Angleterre et en Allemagne : « C'est mon homme », disait
de lui le vieux Gœthe. Quinet a plus particulièrement plaidé
la cause des peuples opprimés, la Grèce, la Pologne, la
Roumanie.
Michelet a jeté à toute l'Europe des paroles enflammées ; il a
appris au monde le respect de la France libérale; avec cela, ses
livres de morale ont trouvé plus d'un lecteur au delà des fron-
tières, et Spielhagen l'a traduit en allemand.
Les moralistes et les politiques n'ont pas moins agi, on le
sait de reste. Proudhon a été traduit jusque en Espagne.
Lamennais a profondément troublé Mickiewicz. Même la litté-
rature romanesque venant de France portait avec elle des idées
i[ui agitaient le monde. « Avant 1848, dit M. Juan Yalera, c'est
à peine s'il y avait en Espagne quelqu'un qui sut ce qu'était le
socialisme. Le Heraldo et d'autres journaux modérés publièrent
dans leurs feuilletons des romans comme le Juif errant et les
Mystères de Paris, sans prendre garde aux doctrines qu'ils
divulguaient. Des Mi/stères de Paris on fait, en Espagne, pen-
672 RELATIONS LITTERAIRES DE LA FRANCE AVEC L ETRANGER
dant un an, plus de vingt éditions'... » Ainsi le roman français
portail la pensée française, parfois la moins pure, mais parfois
aussi la plus généreuse et la plus haute.
1848 — et ce qui suivit 48 — marqua une crise dans ce mou-
vement d'expansion de notre influence. La révolution eut le tort,
aux yeux des conservateurs de tout pays, de provoquer un peu
partout des mouvements insurrectionnels, et, aux yeux de nos
voisins, de ramener au pouvoir une dynastie dont le nom seul
était synonyme de guerre et de conquêtes. Avec le second
Empire commence une nouvelle période dans l'histoire de nos
relations avec l'étranger. Entre 1830 et 1848, heaucoup de sym-
pathies nous étaient acquises. Ceux môme que notre littérature
inquiétait par sa hardiesse rendaient secrètement hommage à la
chaleur communicative de nos écrivains, de nos orateurs, de
nos poètes. A partir de 1848, cette sympathie se change en
inquiétude, après 1850 en défiance ouverte. On nous observe
avec une méfiance souvent intéressée, j)arfois hostile. Il faudra
quelques années du régime nouveau pour que, dans l'ordre
social, la France regagne en Europe l'influence que lui avait
assurée l'école romantique.
//. — Les influences étrangères en France
depuis 1848,
Caractères généraux de la période. — Un des pre-
miers effets du coup d'Etat de 1851 fut une sorte de concen-
tration momentanée de l'esprit national en lui-même. Les cir-
constances politiques aidant, il parut à heaucoup de nos écri-
vains que toute influence étrangère était un danger pour
l'intégrité de la tradition française, que le romantisme « avait
toujours gardé à son insu le vague accent d'une école étran-
gère ». On applaudit, dans les rapports officiels, « l'esprit fran-
çais » de se retrouver « dans l'éloquence politique de Lucrèce »
et dans « le rire étincelant de la Cifjùe - ». Ponsard, Augier,
1. Esludios crilicos, t. III {Los Misérables).
2. C. Lalreille, La fin du théâtre romantique et F. Ponsard, IS99.
LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES EN FRANCE DEPUIS 1848 673
Dumas fils, assez indifférents aux œuvres étrangères, reconsti-
tuèrent au théâtre, avec des talents bien inégaux, mais avec la
même conviction, un répertoire purement national. Aussi bien
les grands survivants du romantisme étaient, les uns hors' de
combat, les autres retirés sous la tente : Hugo vivait dans l'exil,
Vigny dans la retraite, Lamartine dans le désenchantement de son
rêve politique, Michelet et Quinet dans l'opposition, Théophile
Gautier dans l'art pur. D'autres disparaissaient : Musset, Balzac,
Lamennais, Augustin Thierry. Une génération nouvelle surgis-
sait, qui se glorifiait de son indifférence relative au développe-
ment des nations voisines ; qui, désabusée des rêves humanitaires
du socialisme et du saint-simonisme, se repliait sur elle-même
et ne comptait plus que sur ses propres ressources; qui enfin,
plus sèche et moins prompte aux enthousiasmes faciles, n'éprou-
vait plus qu'à un faible degré ce besoin de communier avec la
pensée de l'univers qui avait caractérisé le romantisme.
Le problème pour chaque peuple, disait Quinet, est « d'ex-
primer la pensée de tous, sans sortir de soi ». Après 1850, de
telles déclarations se font rares. Il faudra que le second Empire,
prenant plus étroitement contact avec le sentiment secret du
pays, proclame et défende le principe des nationalités pour
faire jaillir de nouveau de la terre de France la source sacrée
de l'humanité. Pour l'instant, l'art se transforme en même
temps que la critique. Les purs artistes ne professent qu'un
« exotisme » purement Imaginatif, promènent leur curiosité à
travers le monde, récoltent, comme des papillons ou des plantes
rares, les sensations inédifes. Songeons aux sentiments que de
lointains voyages avaient excités dans l'âme d'un Chateau-
briand, d'un Lamartine, d'un Byron et comparons cette profes-
sion de foi de Th. Gautier : « Je suis allé à Gonstantinople
pour être musulman à mon aise; en Grèce, pour le Parthénon
et Phidias; en Russie, pour la neige et l'art byzantin; à Venise,
pour Saint-Marc et le palais des Doges * ». Un roman, diront
les Goncourt, ce sont « d'innombrables notes prises à coups de
lorgnon », et la Carthage de Flaubert, ce sera une évocation
splendide, mais froide, d'un passé très lointain et qui ne nous
1. E. Bergerat, Théophile Gautier, p. 126.
Histoire de la langue. VIH. 4-^
674 RELATIONS LITTERAIRES DE LA FRANCE AVEC L ETRANGER
touche guère, tant il nous est étranger et, en son fond, impé-
nétrable.
Dans un autre camp, — celui des historiens et des philosophes,
— la critique et la science dominent toute autre préoccupation.
La science n'est pas morale, la critique n'est pas patriote. Au
surplus, l'éclectisme, philosophie humanitaire et stérile, n'a-
t-il pas été comme une invasion de la pensée française par la
pensée européenne, comme une « éclatante résignation », sui-
vant le mot de Quinet, aux principes discordants qui ont fait
irruption parmi nous à la suite îles peuples, en 1814 et en 4815?
Lisez les Philosophes classiques de Taine, et vous verrez ce qui
reste debout du fragile et prétentieux édifice élevé par Cousin.
Ne nous y trompons pas cependant. La curiosité d'un Gautier,
d'un Flaubert, d'un Concourt est bornée, assurément, mais
elle n'en est que plus aiguisée peut-être : elle nous vaudra
d'admirables récits de voyages, des romans exotiques d'une
puissance inconnue, des goûts nouveaux (comme le japonisme)
en art : curiosité de lettrés, il est vrai, et môme de mandarins
de lettres, si l'on y tient, mais singulièrement pénétrante,
avisée et inA^entive. Qui dira que l'œuvre de ces hommes, ou
encore celle d'un Leconte de Liste, d'un Fromentin ou d'un
Pierre Loti, n'a pas enrichi notre connaissance du monde? De
même la critique d'un Taine, d'un Renan, d'un Scherer même
ou d'un Montégut, pour être moins prompte aux enthousiasmes
faciles et imprudents de la génération précédente, n'en a sans
doute que plus puissamment contribué à nous faire admirer
certaines œuvres étrangères. Elle se réclame de la science ;
mais qui dit science, justement dit comparaison. Il n'y a pas
de critique nationale en art ou en littérature : il n'y a que des
critiques plus ou moins ignorants de l'étranger. Qui contestera
que l'époque de Renan et de Taine n'ait fait faire à la critique
réfléchie des littératures étrangères d'incontestables progrès?
La guerre de 1870, en portant un coup imprévu à quelques-
unes de nos plus chères illusions, a eu pour résultat immédiat
de nous mettre sur le j»ied de l'hostilité avec une ou plusieurs
nations de l'Europe. Elle a heureusement fortifié la conscience
que nous avons de l'unité morale de la France. Elle a fait
passer au second plan, jusqu'en ces dernières années, les
LES INFLUENCES ETRANGERES EN FRANCE DEPUIS 1848 675
questions d'influencos littéraires internationales. Il a fallu des
années de recueillement à la France pour sentir que, môme en
littérature, on ne s'isole pas impunément du monde et qu'un
art profondément national n'est pas nécessairement en guerre
ouverte avec le genre humain.
L'influence anglaise. — Joseph de Maistre comparait jadis
l'Angleterre et la France à « deux aimants qui s'attirent par un
côté et se fuient par l'autre, car ils sont à la fois ennemis et
parents ». On trouverait une frappante confirmation de la jus-
tesse de cette ohservation dans l'histoire des jugements portés
en France sur la littérature anglaise depuis cinquante ans. Ces
jugements ont passé de l'hostilité à l'entiiousiasme. Ils se sont
rarement arrêtés dans l'indifférence.
Sur aucun pays nous n'avons été, entre 1850 et 1880, mieux
et plus abondamment informés. A l'exemple môme des Anglais
s'étaient créées en France nos grandes revues modernes. A
l'exemple des Anglais, — la Hevue fV Edimbourg date du com-
mencement de ce siècle (1802), la Quark-rli) Hevieio remonte
à 1800, — un vif besoin d'information exacte sur le mouve-
ment littéraire européen s'était dévelo[)pé chez nous. Une revue
spéciale aux choses anglaises, la Revue britannique, s'était
créée en 1825 et s'est maintenue depuis. Nos autres grands
recueils périodiques, et, au premier rang, la Revue des Deux
Mondes (depuis 1831), ont toujours largement ouvert leurs
colonnes aux études anglaises.
Cependant, aux environs de 1840, il semble bien que l'in-
fluence purement littéraire de l'Angleterre ait luomentanément
baissé chez nous. Elle avait largement alimenté le romantisme
français. Faut-il s'étonner que, la vogue de Shakespeare, de
Scott et de Byron s'étant épuisée avec le romantisme lui-môme,
il y ait eu, après l'anglomanie romantique, un temps d'arrôt?
A vrai dire, les historiens, Hallam ou Macaulay, agissent pro-
fondément sur l'école « doctrinaire » et sur Guizot. Mais la
curiosité du grand public ne se réveille que sous le second
Empire, et cela, principalement, sous l'action d'Emile Montégut
et de Taine.
Le premier des excellents articles de Montégut sur le roman
anglais est de 1851 , l'élude de Taine sur Dickens a paru en 185G.
676 RELATIONS LITTÉRAIRES UE LA FRANCE AVEC L'ÉTRANGER
La critique française des choses britaiinif|ues se renouvelait
avec la littérature anglaise elle-même. Pendant quarante ans,
Montégut s'est fait , auprès du public français , l'interprète
ingénieux et tro{)peu apprécié des livres anglais. Quanta Taine,
la publication, en 1864, de sa magistrale Histoire de la Littéra-
ture anglaise a fait époque dans l'histoire des relations intellec-
tuelles entre les deux pays. Si Taine est insuffisamment informé
des travaux de l'érudition moderne, si beaucoup de parties de
son livre — et notamment les origines — ont singulièrement
vieilli, si enfin l'esprit de système plie arbitrairement les faits
aux conceptions absolues de l'auteur, son livre n'en a pas moins
éclairé d'une lumière admirable l'histoire intellectuelle d'un
grand peuple, il en a fixé la physionomie et distingué dans ses
lignes essentielles l'évolution. On discute pour ou contre Taine,
on ne discute plus sans lui. Toute la critique européenne, même
en Allemagne, est pleine de son esprit et se débat avec ses
conclusions. « Le nombre des nations qui sont arrivées à pré-
senter au monde une expression définitive de leur être intime
n'est pas grand. Jusqu'à présent, les âges modernes n'en
comptent que deux, la France et l'Angleterre. » Si Montég-ut
a pu soutenir cette opinion un peu paradoxale, n'estce pas
parce que Taine avait tracé du génie anglais une image d'un
relief surprenant, telle que nous n'en possédons aucune pour
aucun autre peuple? Tous les critiques français qui depuis ont
parlé de l'Angleterre, comme M. Paul Bourget ou M. A. Filon,
relèvent de l'auteur de la Littérature anglaise.
L'influence anglaise a profondément agi, depuis cinquante
ans, et en des sens très difi'érents, sur l'esprit français. Elle a
transformé notre industrie, orienté souvent notre politique,
modifié plus ou moins heureusement nos mœurs. Littéraire-
ment, elle me semble surtout sensible dans la critique philoso-
phique et esthétique, dans le roman, dans la poésie.
La philosophie anglaise n'a jamais cessé, depuis le xvni" siècle,
d'exercer en France une action réelle, souvent théorique, plus
souvent encore pratique et concrète. Aux environs de 1810,
Royer-Collard avait commencé d'enseigner en France la philo-
sophie de Thomas Reid, et, peu après, Cousin et Jouffroy y joi-
gnaient Dugald-Stewart. La philosophie écossaise, beaucoup
LES INFLUENCES ETRANGERES EN FRANGE DEPUIS 1848 677
raillée par Taine et son école, s'est implantée, grâce à Cousin,
dans l'enseignement jusque vers 1870. Un excellent juge mon-
trait récemment que, bien qu'imposée comme une sorte de phi-
losophie d'État, elle n'en eut pas moins le mérite d'habituer
nombre d'esprits aux consciencieuses et patientes recherches
de la psychologie, au souci de la réalité morale et sociale, si
négligée par Condillac et les idéologues '. Cependant le positi-
visme de Comte avait franchi la Manche et, du premier coup,
il avait conquis l'esprit anglais : — aujourd'hui encore, quelques-
uns des positivistes de marque sont des Anglais, M. J. Morley
ou M. F. Harrison. Mais le comtisme était inaccessible aux pro-
fanes : des gros livres où son fondateur l'avait, enseveli. Bain,
Stuart Mill, Buckle tirèrent les éléments d'une psychologie,
il'une sociologie, d'une critique historique, et Taine, à son tour,
popularisa en France l'esprit de Mill et de Buckle. Comme
Buckle, et après lui, il a eu le goût des petits faits, des enquêtes
minutieuses et méthodiques, du document révélateur. Avec Mill,
mais en disciple très original et presque indépendant, il a montré
que « l'expérience et l'abstraction font à elles deux toutes les
ressources de l'esprit humain », et que les généralisations de la
métaphysique allemande doivent être tempérées par les obser-
vations de la psychologie anglaise, la « direction spéculative »
par la « direction pratique. »
L'empirisme s'est complété et élargi par l'évolutionnisme.
Le livre de Darwin sur l'Origine des espèces, qui est de 1858, a
été traduit aussitôt. Les livres de Spencer ont paru vers le même
temps {Premiers principes, 1862). L'avènement de la doctrine
■évolutionniste a été le grand fait de l'histoire intellectuelle du
monde depuis quarante ans. Faut-il en rappeler les conséquences
littéraires? Le roman et le théâtre posant des problèmes jusque-là
inconnus d'eux : lutte pour la vie, « sélection naturelle », héré-
<lité » ; puis l'école naturaliste puisant, imprudemment peut-être
et indiscrètement, à ces sources nouvellement découvertes; la
•critique historique appliquant à l'étude des sociétés humaines
la méthode que Darwin avait appliquée à l'étude des sociétés
animales; la critique littéraire elle-même, avec M. F. Brune-
1. E. Roui roux. De l'influence de la philosophie écossaise sur la philosophie fran-
fawe (Études d'hisl. de la philosophie, 1897).
678 RELATIONS LITTERAIRES DE LA FRANGE AVEC L ETRANGER
tière, se réclamant de Darwin et lui empruntant l'idée de
l'évolution. La pensée du monde s'est, en vérité, depuis tantôt
un demi-siècle, constamment appuyée sur la pensée anglaise,
fût-ce pour la combattre.
Quelques-uns de nos écrivains ont contracté également une
dette envers les historiens anglais ou envers les moralistes.
Depuis Montégut il y a eu, sur quelques esprits, une action dis-
crète, mais réelle, d'Emerson, Fauteur des Représentative men,
et, plus généralement, du protestantisme libéral à l'anglaise ou
à l'américaine. Plus éclatante a été l'influence de Carlyle sur
Taine : depuis l'étude sur V Idéalisme anglais, il n'a cessé de lui
emprunter l'amertume de son ironie, l'énormité de ses boutades
— témoin M. Graindorge « marchand d'huile et de porc salé », —
et quelques-unes de ses violences de jugement ou de ses visions
apocalyptiques, — témoin l'histoire de la Révolution.
Tout le monde sait quelle est actuellement encore la fortune,
parmi nous, du roman anglais. Tel grand journal quotidien
publie un feuilleton traduit de l'anglais sur deux ou sur trois, et
Fenimore Cooper ou Bulwer Lytton ont eu presque autant
d'éditions à l'étranger qu'en Angleterre ou en Amérique. Mais
cette invasion de romans pour familles, pour adolescents ou
pour chercheurs d'aventures a tout juste la signiflcation litté-
raire de la vogue de Sue, de Dumas père ou de Gaboriau à
l'étranger.
Thackeray et Dickens, surtout quand Taine leur eut consacré
des études magistrales, furent très vite francisés. L'auteur de
la Foire aux vanités nous a rendu le goût de Vhuniour, perdu
depuis Sterne, X. de Maistre et Nodier, mais d'un humour plus
cinglant et presque féroce. Celui de Nicholas Nickleb[i nous
a révélé une sorte de réalisme ironique et attendri à la fois,
une forme de caricature sentimentale très «lifférente du « gro-
tesque » romantique : le « grotesque » , c'est le laid et le pitoyable,
au li(»u que le laid de Dickens, c'est la poésie vraie de la vie
des humbles. Des deux, c'est Dickens qui a le plus agi. Comme
lui, et souvent d'après lui, l'auteur de Jack a su peindre les ridi-
cules et les manies, les fantaisies et les « tics » de ses person-
nages; comme lui, il a mis, dans des tableautins inspirés par la
réalité la plus nue, des échappées de tendresse et de poésie;
LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES EN FRANGE DEPUIS 1848 679
comme lui, il a fait vivre, dans des romans délicieux, ce person-
nage qui avant lui manquait à notre littérature, l'enfant.
A. de Musset avait jadis traduit les Confessions d'un man-
geur d'ojyium de Thomas de Quincey. Baudelaire traduisit
(1856-1 860) Edgar Poe. L'extraordinaire romancier américain a
eu chez nous une très réelle influence. Il a été le HofTmann
d'une génération devenue, en fait de merveilleux, plus difficile
que la précédente. Comme l'a noté Gautier, « le Corbeau du
poète américain semhle parfois croasser son irréparable Never,
oh! never more », dans les vers de Baudelaire*, et l'étrange
génie de l'auteur du Scarabée a séduit et inspiré des conteurs
comme Villiers de l'Isle-Adam ou M. Paul Hervieu, des poètes
comme Stéphane Mallarmé.
Mais le plus grand des écrivains anglais de ce siècle a été
pour nous George Eliot. C'est en 4859 que Montégut présentait
à la France l'auteur à' Adam Bede. On peut dire que, sans
tapage, sans éclat et sans violence, sa fortune s'est depuis lors
solidement assise parmi nous. Dickens a vieilli, mais Eliot, au
même titre (jue Sand, est entrée dans la littérature universelle et
éternelle. C'est qu'en effet, — comme le notait M. F. Brunetière
dans une retentissante étude, — le roman d'Eliot ne tient pas
seulement sa grande place, une place de tout premier rang,
dans l'histoire d'un genre; il nous donne encore, il nous donnera
toujours des leçons de tolérance, de patience, de solidarité simple
et vraie. Adam Bede ou le Moulin sur la Floss ne sont pas seu-
lement des œuvres littéraires supérieures; ce sont encore des
confessions d'un des grands cœurs de ce siècle. Nous les sentons
imprégnées d'une humanité supérieure et meilleure, et c'est ce
qui explique qu'elles aient agi plus ou moins sur tous ceux de
nos romanciers qui, répudiant le réalisme brutal de M. Zola, ont
essayé, depuis quinze ans, de donner au « naturalisme » une
base plus large, plus solide, plus humaine. Influence difluse,
mais puissante, comparable seulement à celle de Tolstoï.
Cependant Shakespeare n'a pas cessé d'être joué sur nos
théâtres et d'y faire des progrès. Non pas que nous soyons
arrivés à le supporter dans sa crudité, — nous restons pour cela
1. Ilisl. du Romantisme, p. 348. — Voir E. Hennequin, Écrivains francisés.
I
680 RELATIONS LITTÉIIAIHES DE LA FRANCE AVEC L'ÉTRANGER
trop de notre race et de notre temps, — mais du moins avons-
nous plus pleinement compris les grandes œuvres classiques,
notamment « ces âmes profondes et silencieuses » dont parle
Hegel, celle d'Hamlet surtout, à laquelle M. Mounet-Sully a
prêté son prestigieux génie. D'aulre part, nous avons découvert
dans la forêt de l'œuvre shakespearienne des coins inconnus
de la France romantique, le Sonr/e d'une nuit d'été, le Conte
d'hiver, toute la fantaisie, toute la grâce, toute la poétique fami-
liarité de Shakespeare. D'innombrables traducteurs et adapta-
teurs ont, depuis F.-V. Hugo (1859-1867) et depuis Montégut
(18G7-1870), fait de louables et parfois remarquables efforts pour
nous faire lire ou entendre tout le répertoire shakespearien ' et
même celui des contemporains du maître. Cette année même
(1899), deux adaptations françaises iVOthello et d'Hamlet ont tenu
l'affiche de deux grands théâtres de Paris, et ce sont les deux
plus grands acteurs français vivants qui jouaient les deux prin-
cipaux rôles.
Enfin, la poésie anglaise du xix'^ siècle, en dehors deByron,
a pénétré cliez nous en même temps que le culte de la peinture
préraphaélite. Shelley a été entièrement traduit. On nous a
parlé longuement de Coleridge, de Keats, de AVordsvvorth, de
Tennyson, d'Elizabeth Browning. On nous a fait connaître
l'œuvre puissante et singulière de Ruskin. Grâce surtout à
M. Paul Bourget, interprète délicat de ces formes d'art subtiles,
les poètes anglais ont conquis, non pas la foule, mais une élite
de lecteurs épris de beauté, en même temps que la peinture
exquise et tourmentée des Burne Jones et <les Rossetti séduisait
quelques délicats. Ainsi l'Angleterre, patrie du réalisme, nous
a envoyé, entre toutes les tentatives d'art de ce siècle, les plus
hautes et les plus rares.
L'influence allemande. — De toutes les nations curo-
})éennes, TAllemagne est celle pour laquelle les romantiques
avaient ressenti le plus de tendresse. En 1840, l'enchantement
cessa brusquement. Le traité de Londres, en nous montrant
l'Autriche et la Prusse alliées, en Orient, à l'Angleterre, nous
dessilla les yeux. Ce fut une levée de boucliers. Becker nous
i. Voir, pour une liste, d'ailleurs inconiplèle, de ces iniilalions, rarliclc Sha-
kespeare (tiré à part du catalogue du British Muséum).
LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES EN FRANCE DEPLUS 1848 681
lança son Rhin allemand. Musset lui répondit par les spirituels
et patriotiques couplets qu'on connaît. En vain, Lamartine écrivit
sa noble et imprudente Marseillaise de la paix. Le charme était
rompu.
Depuis 1848, nous avons passé, en ce qui touche la pensée
allemande, par deux phases. Le second Empire, principalement
entre 18G0 et 1870, a été une période d'études critiques très solides
et pénétrantes, particulièrement en philosophie et en histoire
religieuse : les influences purement littéraires ont été clairse-
mées. Depuis 1871, nous avons pris surtout de l'Allemagne sa
pédagogie, ses méthodes d'érudition, ses méthodes scientifiques
et le wagnérisme. D'une façon générale, l'Allemagne a, depuis
trente ans, beaucoup préoccupé la critique française, et de très
sérieux efîorts ont été faits pour nous tenir au courant des
choses germaniques. La question est de savoir si ces efforts ont
toujours éveillé, dans le grand public, l'attention qu'ils méri-
taient, et si, parfois aussi, il ne s'est pas mêlé, aux études que
l'Allemagne a provoquées chez nous, un peu d'illusion ou de
partialité.
L'illusion généreuse a été le défaut de la critique avant 1870.
Le 22 septembre 1845, Renan écrivait, de Tréguier, à sa sœur,
qu'il s'initiait à la littérature allemande et que le contact de
cette pensée forte et noble lui était une révélation : « J'ai cru,
disait-il, entrer dans un temple, quand j'ai pu contempler cette
littérature si pure, si élevée, si morale, si religieuse, en prenant
ce mot dans son sens le plus élevé... » Ce que lisait le jeune
Renan, c'était Gœthe, c'était Ilerder, c'était Kant. Naïvement,
il prenait l'Allemagne de la veille — ou de l'avant-veille — pour
l'Allemagne de 184o. Nous avons chèrement payé, ailleurs encore
qu'en littérature, cette illusion-là. Mais, jusqu'en 1870, elle a été
très répandue. Heine a eu beau nous redire, en d'étincelants pam-
phlets, que l'Allemagne qu'avait vue, ou cru voir, M"" de Staël
était un reste du passé, et que les événements de 1815 avaient
marqué d'un pli ineffaçable une Allemagne nouvelle. Rien n'y
faisait. Nous avions, jadis, identifié l'Allemagne avec ses poètes.
Nous l'identifiions maintenant avec ses philosophes. « Ce qui a
vaincu à Sadowa, disait encore Renan en 1866 — incomplète-
ment revenu de son rêve de 1845, — c'est la science germanique,
682 HELATIONS LITTKRAIRES DH LA FRANCE AVEC L ETRANGER
c'est la vertu germanique, c'est le protestantisme, c'est la philo-
sophie, c'est Luther, c'est Kant, c'est Fichte, c'est Hegel'. »
Cependant, tout n'était pas illusion dans ce point de vue, et il y
a beaucoup à ])rendrc, aujourd'hui encore, dans les travaux dont
l'Allemagne a été l'ohjet on France, sous le second Empire. La
Revue germanique et française, fondée en 185" par Ch. Dollfus
et Nefftzer, s'était donné pour mission de faire connaître les
idées allemandes chez nous. Des critiques de marque, Saint-
René-ïaillandier, Caro, Montégut, Ghallemel-Lacour, Cher-
buliez, et surtout Edmond Scherer, travaillaient à la même
œuvre.
Les événements de 1870 furent cruels à tous les Français,
mais particulièrement à ceux qui s'étaient voués à cette œuvre
d'union. « L'Allemagne, avouait Renan, avait été ma maîtresse,
j'avais la conscience de lui devoir ce qu'il y a de meilleur en
raoi^ » Voici que cette « maîtresse » apparaissait comme étran-
gement difîéren te d'elle-même : au mirage se substituait la réalité.
L'Allemagne, cerveau des peuples et matrice du monde pensant,
n'était plus qu'une nation comme tant d'autres, brutale et
égoïste. La philosophie d'un Hegel légitimait les pires attentats.
La religion d'un Luther, qu'on croyait faite pour l'univers,
« n'a été faite que pour les pays germaniques ». La Prusse,
cette « Vendée du Nord », « cette anti-France de la Baltique »,
semblait comme une négation vivante de ce génie de Gœthe
que nous avions tant aimé. Enlin, nous allions éprouver de
jour en jour la vérité profonde de cette remarque d'Edgar Quinet :
« Quand (in a enlevé à la nation française l'Alsace et la Lorraine
allemande, on ne lui a pas ôté seulement des champs et même
des hommes. On lui a arraché un esprit, celui de la race germa-
nique, en sorte que la France pourrait dire : Une vertu est sortie
de nous. »
Il y a deux manières de subir l'induence d'une nation : il y
a l'intluence positive et il y a la réaction. La critique française
a, depuis 1870, successivement |)rôné ces doux manières. Mais,
en fin do compte, il sest trouvé (ju'ollo a repris et continué
1. Questions contemporaines, Yi. vu.
2. L'i réforme intellectuelle et morale (1872). — Comparer l'article symploma-
tiquc (le Caro: Let deux Allemaçines {Revue des Deux Mondes, V nov. 1871).
LES INFLUENCES ETRANGERES EN FRANCE DEPUIS 1848 683
— quoique dans un esprit très diflerent et, ayons le courage
de le proclamer (malgré quelques erreurs manifestes), généra-
lement plus impartial qu'on ne s'est plu à le dire chez nos
voisins — l'œuvre de la critique du second Empire.
Dans une lettre à E. ïlavet, du 24 mars 1852', Taine disait
des philosophes allemands : « Ils sont par rapport à nous ce
qu'était l'Angleterre par rapport à la France au temps de Vol-
taire. J'y trouve des idées à défrayer tout un siècle. » La com-
paraison est expressive et, si l'on considère l'influence que
Kant, Hegel ou Schopenhauer ont exercée chez nous dejiuis
cinquante ans, à peine exagérée. De l'influence purement philo-
sophique des Allemands, ce n'est pas le lieu de parler ici. Mais,
de même que le darwinisme ou le positivisme, de même l'hégé-
lianisme ou le pessimisme ont eu leur retentissement dans la
littérature. Par l'intermédiaire de Renan, de Taine, de Scherer,
de Yacherot, Hegel - a apporté comme une confirmation méta-
physique aux théories évolutionnistes. H a merveilleusement
contrihué à ramener l'esprit français à la notion de la complexité
de l'univers et au respect du mystère universel : c'est en song-eant
à Hegel qu'un pur littérateur comme Doudan pouvait écrire :
« J'aime autant de g-rands marais trouhles et profonds que ces
deux verres d'eau claire que le g-énie français lance en l'air avec
une certaine force, se flattant d'aller aussi haut que la nature des
choses». Ensuite, l'hégélianisme a eu, ce me semble, sa part
d'influence dans la constitution du naturalisme : Flaubert le lisait
avec sympathie, et j'extrais d'une lettre adressée aux Débats, le
2o janvier 1870 (la date a son importance) par Taine et Renan, à
propos d'une souscription ouverte en Allemag-ne en faveur d'une
statue à Heerel, ces lignes significatives : « Sa conscience de
l'univers fut la plus larg'c et la plus haute; elle a donné la paix
et des motifs suffisants de vertu à une foule d'ùmes, en dévelop-
pant leur sympathie pour tout ce qui est et tout ce qui peut être. »
Entre la philosophie d'un Hegel et la poésie d'un Leconte de
Liste, il y a mieux qu'un rapport fortuit. Enfin, les théories de
Hegel sur l'art, en tant qu'il représente la race, le moment et le
1. Citée par G. Monod, Renan, Taine, Miclielet, p. 84.
2. E. Scherer, article sur Hegel {Mél. d'/nst. rel., 18G1); Taine, Philosoplies
classiques, et préface (depuis modifiée) de la première édition des Essais de cri-
tique; Yacherot, La mélaphi/siqiie el la science, 1858, etc.
684 RELATIONS LITTERAIRES DE LA FRANGE AVEC L ETRANGER
milieu, ont profondément agi sur la critique de Taine, et, par
lui, sur l'orientation générale de notre littérature.
Peu de temps après l'introduction de rhégélianisme chez
nous, le pessimisme de Schopenhauer y trouvait ses premiers
adeptes. A A'rai dire, il y eut longtemps une légende de Scho-
penhauer, et son nom a eu le |)rivilégo d'exciter en France plus
d'un sourire inintelligent. Ouldierons-nous pour cela que Flau-
bert a été un de ses premiers admirateurs? (|u'en 1870, Challe-
mel-Lacour révélait l'homnio, après le philosophe, au public
français, dans un article qui lit du bruit? que, depuis lors, ses
œuvres, traduites presque entièrement, ont répandu parmi nous
un pessimisme à hase morale et, jusque dans ses négations,
presque religieux'? Action limitée, il est vrai, car il n'est pas
de ceux que lit le grand public, mais action profonde, plus
profonde assurément que celle de ce Nietzsche, dont quelques
snoùs vantaient, dans ces dernières années, l'étrange Zarathnslra
— qu'au surplus ils n'avaient pas ouvert - — et dont l'œuvre,
maintenant mieux connue, est la plus éclatante protestation
contre le christianisme que le monde ait vue depuis cent ans.
L'influence de la science allemande n'a pas été moins pro-
fonde, et elle a été certainement plus générale chez nous, que
celle de la philosophie. « Tout le monde sait aujourd'hui, écri-
vait Taine en 1865, qu'en fait de recherches historiques et sur-
tout de philologie classique, c'est au delà du Rhin que nous
devons aller chercher nos doctrines ^ » Le prestige de la science
allemande avait commencé déjà avec Quinet, par Herder et
Creuzer, avec Michelet, par Niehuhr et J. Grimm. Il continue
par 0. Millier, Curtius, Bojip, Diez, Mommsen. En matière
d'antiquité classique, les Allemands ont renouvelé, en tout pays,
les procédés de recherches et d'enseignement. Dans l'histoire
des religions, ils ont eu D. F. Strauss et Chr. Baur avant que
nous ayons eu Renan.
Pour nous en tenir à la littérature générale, deux courants
1. Foiicher de (lareil, llerjel el Schopenhauer, 1802; Challemei-Lacoiir, Un
bouddliifite contemporain en Allemagne (Hevi/e des Deur Monde", 15 mars 1S70);
Ribol, La philosophie de Schopenhauer, 1888; F. lUninelicre, La philosophie de
Schopenhauer [Revue des Deux Mondes, 1" nov. 1890). etc.
2. Une Iradiiclion compièlc de Nietzsche, sous la direction de H. Albert, parait
•en ce nioinenl. — Cf. H. Lichtenberf-'er, La philosophie de Nietzsche, 4898.
3. Débats du G novembre 18Co (art. sur 0. .Miiller).
LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES EN FRANCE DEPUIS 1848 68ii
d'idées me paraissent être venus de l'érudition allemande, avec
une puissance très inégale. Dans un domaine restreint, l'histoire
des religions a conduit quelques esprits à la notion de l'évolu-
tionnismo relig-ieux; mais la double influence du catholicisme et
de la i)ure philosophie a toujours fait échec à cette tendance,
hors de la critique protestante : Renan l'exprime en quelque
mesure, Taine en conçoit la légitimité, sans y adhérer personnel-
lement; l'esprit français répugne, semble-t-il, à Schleiermacher
comme à Strauss; il répète le mot de Quinet sur la Vie de
Jésus de ce dernier : « Le Christ, dans ce système, n'est plus
qu'un song-e'... » Nous nous sommes beaucoup mieux assimilé
la conception de l'enseig-nement universitaire allemand. Depuis
1870, nous avons tous admis avec Renan que « IWUemag'ne a
tiré des Universités, ailleurs aveugles et obstinées, le mouvement
intellectuel le plus riche, le plus flexible, le plus varié, dont
l'histoire de l'esprit humain ait gardé le souvenir- ». La notion
de la solidarité des sciences historiques et philologiques nous est
devenue familière. Il n'y a pas un livre d'histoire un peu notable
chez nous oii ne se retrouve aujourd'hui implicitement cette idée.
Au contact des méthodes allemandes, si l'esprit français a parfois
perdu de sa souplesse et de son élégance, il a, plus souvent encore,
gag-né en exactitude, en scrupule, en profondeur. Nous avons
beaucoup dû, pour la constitution de notre haut enseignement, à
l'influence allemande, et parle haut enseignement cette influence
a gagné toute notre littérature didactique.
Depuis 1830, la poésie allemande ne nous a guère donné que
Heine. Mais le présent est d'importance. On nous l'a traduit
entre 1848 et 1860. Nous l'avons adopté aussitôt et lui avons
fait une place près des nôtres. Théophile Gautier s'inspire de lui.
Banville le proclame le plus grand poète du siècle après Hugo.
Baudelaire lui reproche, qui l'eût cru? son « sentimentalisme
matérialiste )>, mais lui emprunte son rire amer et son ironie
grosse d'émotion. « Heine, écrit Sainte-Beuve en 4867, est fort à
la mode en ce moment chez nous. » Du lyrisme romantique, il
nous offrait le plus pur et le meilleur, mais tempéré, pour une
génération de sceptiques, par l'incroyance et par le doute.
i. Allemagne et Italie, p. 231.
2. Questions contemporaines, p. 81.
68G RELATIONS LITTEHAIRKS DE LA FRANCE AVEC L ETRAN(;ER
Nous avons, dans ces dernières années, appris à connaître
quelques-uns des meilleurs dramaturges et romanciers de l'Alle-
magne d'aujourd'hui : au premier rang, Sudcrmann et G. Haupt-
mann. Mais surtout nous avons pénétré le génie du plus grand
sans doute des Allemands de ce siècle, de Richard Wagner.
L'influence wagnérienne, lente à s'implanter parmi nous, n'en a
que plus profondément agi, non seulement sur la musique fran-
çaise, mais sur notre esthétique, notre poésie, notre peinture
môme. Celui que Nietzsche, après l'avoir adoré, appelait le
« Cagliostro de la modernité », a merveilleusement créé la
forme du lyrisme qui convenait à cette fin du xix" siècle. Litté-
rairement, il a puissamment contribué à battre en brèche le
naturalisme. Il a remis en vogue le moyen âge et le sentiment
religieux. 11 a évoqué, devant une génération lasse du terre à
terre de l'observation quotidienne, des spectacles héroïques
et des légendes d'une inexprimable poésie. Il a, tout en par-
lant à l'esprit, parlé aux sens, dans une langue d'une troublante
puissance. Enfin il a su, en des oeuvres géniales, réaliser,
comme jamais encore poète n'y avait réussi, cette forme d'art
particulièrement chère à notre époque : le symbolisme.
Les Slaves. — Aucune des influences étrangères subies par
la France depuis 1850 n'a égalé en profondeur et en continuité
l'influence anglaise et l'influence allemande. Cependant, de tous
les groupes ethniques dont l'ensemble constitue l'Europe, il n'y
en a presque pas un seul qui n'ait, depuis un demi-siècle, retenu
l'attention ou la sympathie des lecteurs français.
Le groupe slave a d'abord été représenté chez nous par la
Pologne. On sait de reste les sym[)athies que celte malheureuse
nation a rencontrées chez nous : chacune des insurrections de
Pologne, notamment en 1830-32 et en 18G3, a provoqué en
France un vif mouvement de curiosité à l'endroit des mœurs,
de la littérature, de l'art polonais, et la présence j)armi nous
d'émigrés polonais illustres, autant que la popularité de notre
littérature en Pologne, a toujours maintenu des relations étroites
entre les deux nations. Slo^va('ki et Krasinski sont morts à
Paris, et le troisième grand poète polonais de ce siècle, Adam
Mickiewicz, y a vécu. Celui-là surtout, — l'ami de Montalem-
bcrt, de Lamennais, de Cousin, de Quinet, de Michelet, — y a été
LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES EN FRANGE DEPUIS 1848 087
vraiment populaire. Son cours du CoUèg-e de France, d'où il a
tiré un livre encore solide aujourd'hui sur les Slaves * — la pre-
mière tentative faite dans notre langue sur ce vaste sujet, — a
excité tour à tour l'enthousiasme et — en présence des manifesta-
tions mystiques de la fin — l'étonnement. Mickiewicza vraiment
personnifié la Pologne en France. Plusieurs de ses ouvrages
ont été traduits, notamment les Pèlerins polonais, qui ne sont
pas sans rapport avec les Paroles cVnii croyant. George Sand
a écrit de belles pages sur ses poèmes. Mais aucun de ses chefs-
d'œuvre , non pas même Monsieur Thadée, ne semble avoir
exercé chez nous une profonde influence. Il a été une force morale
et sociale, plus encore qu'une force poétique.
L'un des résultats de la sympathie qu'inspirait la Pologne
a été, pendant long-temps, de nous détourner de la Russie.
C'étaient des critiques jtolonais, comme M. J. Klaczko, qui fai-
saient connaître chez nous les choses slaves. D'autre part, le
spectre du panslavisme hantait les esprits, et tel critique, pour
aA'Oir manifesté l'intention d'apprendre le russe, ])assait [)our
un dangereux espion. Quant aux Slaves de Bohême ou d'Au-
triche, on les ignorait entièrement, et quand M. Louis Léger
partit, en 18G4, pour la Bohême, quelques-uns crurent qu'il
voulait se perfectionner dans l'étude de l'allemand -. Seul de
tous les écrivains du second Empire, Mérimée savait le russe :
il a parlé en excellents termes de Gogol et de Tourguenev; il a
traduit (assez inexactement d'ailleurs) le Revisor du premier.
Quelques romans russes, dont Taras Boulba, ont remporté un
vrai succès chez nous dès avant 1870; les poèmes et nouvelles
de Pouchkine ont été traduits, et Tourauenev, l'ami de Flaubert
et de Taine, faisait paraître dans la Revue des Deux Mondes
plusieurs de ses nouvelles. Mais il n'y avait pas, à pro})rement
parler, d'influence de la littérature russe parmi nous.
Cette influence date, cà vrai dire, de la publication, à partir de
i883, des belles études de M. de Vogué sur les romanciers
russes. Son livre sur le Roman russe (1886) a été véritablement
l'œuvre révélatrice, l'équivalent, ]>our la Russie, de ce que
M""" de Staël avait fait jadis pour l'Allemagne : une iniroduc-
1. Les Slaves [cours de 18i0-41], Paris, i849, o voL in-8.
"2. L. Léger, Souvenirs d'un slavouhile {Cosmopolis, septembre 1897).
688 RELATIONS LITTKHAIRKS DE LA FRANCE AVEC L ÉTRANGER
tion émue, chaude d'un entliousiasme coinmunicatif, dans un
monde presque nouveau pour nous. Comme le livre De l" Alle-
magne, celui-ci venait à son heure. Pour ne rien dire ici des
circonstances politiques, il nous apportait, au moment où le
naturalisme s'épuisait parmi nous, au lendeniain du Germinal
de M. Zola (1885), une admirahle moisson de chefs-d'œuvre,
très différents entre eux, mais qui tous avaient ce caractère
commun de verser dans une ohservation intense de la vie com-
mune une profonde, une intense émotion morale. Le roman
russe, c'était l'humanité rentrant, toutes portes ouvertes, dans
le naturalisme. Et assurément il faut faire ici la part de George
Eliot, et il faudra faire celle des écrivains Scandinaves. Mais
Tourg'uenev, Dostoevsky, Tolstoï et leur maître à tous, Gogol,
ont eu, dans celte transformation du naturalisme, la première
place.
Des quatre, le premier était le plus connu, et c'était, d'autre
part, le }dus « occidental » : d'où sa moindre popularité, actuel-
lement encore, chez nous. L'admirable artiste qui a écrit les
Mémoires d\in chasseur est à la fois très russe et très cosmo-
polite. Dostoevsky, le grand proscrit, nous apportait, au con-
traire, une vision singulièrement poignante des souffrances de
son exil [Mémoires de la maison des morts) et, dans le Crim.e et
le Chéitimenl (1867 — traduit en 1885), il posait, dans toute sa
tragique horreur, le problème du droit à l'existence. Le roman
de Dostoevsky touche aux deux préoccupations dominantes de
notre époque : il est à la fois socialiste et chrétien. Enfin le
puissant génie de Tolstoï s'imposait, et s'impose encore, à nous
— moins par des œuvres de polémique ou de morale, qui ont
excité plus de curiosité que d'admiration, — que par quelques
romans de tout premier ordre. Le roman n'a rien produit,
au xix" siècle, de plus achevé comme tableau d'histoire que
l'épopée de la Guerre et la Paix; de plus exquis comme auto-
biographie que les Souvenirs d'enfance et de jeunesse; de plus
profond comme peinture des crises de l'àme (\\\Anna Karénine
ou que Résurrection. Aucun romancier n'a eu, en tout pays,
plus de lecteurs amis. Aucun n'a mieux exprimé cette religion
de la souffrance humaine, qui reste comme la caractéristique
de l'inlluence russe parmi nous.
LKS INFLUENCES ÉTRANGÈRES EN FRANCE DEPUIS 1848 G89
Cette influence ne s'est pas exercée seulement dans le roman.
Elle a, avec la Puissance des ténèbres, passé au théâtre. Et
elle ne s'est pas limitée aux grands noms cités plus haut :
des traductions de Pisemski, d'Ostrowski, de quehjues autres
encore, ont accru notre connaissance de la littérature russe, en
même temps que l'alliance franco-russe donnait à l'étude de la
langue une impulsion inattendue. Ce sera affaire aux critiques
du prochain siècle de déterminer exactement la portée d'un
mouvement qui dure encore.
Les Scandinaves. — Il faut en dire autant de l'influence
Scandinave. Celle-ci est toute récente. Des nations Scandinaves
nous ne connaissions guère que l'histoire politique, si souvent
mêlée à la nôtre, et quelques rares critiques, comme X. Marmier
ou A. Gefîroy, nous avaient seuls parlé de leur littérature. Elle
était objet de curiosité — à peu près comme jadis l'œuvre
d'Œhlenschlager pour M""" de Staël, ou comme les récits d'An-
dersen pour tout le public européen; — elle n'était pas objet
d'étude ni centre d'influence.
L'influence commence avec Ibsen, et exactement avec la
représentation des Revenants par M. Antoine, en 1887 '. Nous
avons eu ensuite, à divers théâtres, mais principalement au
théâtre de \ Œuvre (à partir de 1892), la Feinuie de la mer,
Maison de Poupée, Rosmersholm, Brand, Peer Gijnt, d'autres
encore, jusqu'à Jean Gabriel Borkmann (novembre 1897). Ces
dix années ont vu la naissance, le progrès et le déclin — dont
nul ne peut dire encore s'il est définitif — de l'influence Scan-
dinave. Elle a eu pour caractères essentiels de s'exercer princi-
palement, sinon exclusivement, au théâtre, et dêtre surtout
représentée par des écrivains norvégiens. Cependant, ces deux
caractères n'ont rien d'absolu : car le drame d'Ibsen, par
exemple, a également agi sur l'orientation générale de notre
littérature, et par exemple, sur le roman, — et, à côté des maî-
tres du chœur, Henrik Ibsen et Bjiirnstjerne Bjornson (ce der-
nier à la fois romancier et dramaturge), — on nous a fait con-
naître les Danois Jacobsen ou Herman Bang, ou le Suédois
1. G. Brandes, Henrik Ibsen en France (Cosmopolis, janvier 189"). Voir les
réponses de M. J. LeniaiU-e dans la Revuedes Deux Mondes, de M. E. Faguet dans
les Déhals, et une étude de M. Basch {Ibsen et G. Sand, Cosmopolis, fév. 1898).
Histoire dk la langue. VIII.
44
690 RELATIONS LITTEIlAIllES DE LA FRANCE AVEC L ETRANGER
Strindberg-, ou les romanciers norvégiens Anne Garborg, Jonas
Lie ou Kif'lland, dont quel({ues-uns sont 1res différents de
Bjornson ou d'Ibsen.
Le roman russe avait, dès l'abord, conquis chez nous toutes
les admirations. Le drame norvégien, en revanche, a soulevé
des tempêtes. Faut-il s'en étonner? Nous avons, au théâtre, des
traditions beaucoup plus définies que dans le roman, et un res-
pect plus tenace des « conventions » nécessaires : on l'a bien
vu au ton dont Sarcey défendait, contre l'étranger envahisseur,
la citadelle de Scribe, ou M. J. Lemaître celle de Dumas fils.
Puis nombre d'œuvres norvégiennes ont été très mal traduites
et encore plus mal commentées : le Canard sauvage ou le Petit
Eyolf se transformaient, sur notre théâtre, en d'inintelligibles
symboles, admirés de la foule des snobs : d'où récriminations,
très justifiées, du plus éminent des critiques Scandinaves, de
M. G. Brandes : Ibsen a eu parfois, au xix'' siècle, le sort de
Shakespeare au xvm". Enfin — et c'est le point saillant de cette
lutte, — il n'y allait pas seulement du choc de deux littératures,
mais bien du contact de deux civilisations, étrangement diffé-
rentes l'une de l'autre, et peut-être bien impénétrables. Nous
avons beau, Scandinaves et Français, nous fréquenter et nous
admirer les uns les autres. Il reste, entre nous, un dissentiment
profond, qui touche à l'éducation, à la conception de la vie, à la
religion. Qu'on lise, pour s'en convaincre, l'article remarquable,
mais si contestable, de M. J. Lemaître sur YInfluence récente des
littératures du Nord, et qu'on mette en regard certain manifeste
gallophobe de M. Bjornson \ On aura les deux thèses extrêmes :
pour M. Lemaître, la littérature Scandinave, en ce qu'elle a d'hu-
main et d' « européen », sort de la notre, — thèse historique-
ment fausse jusqu'au paradoxe; — en ce qu'elle a de national,
elle est sombre, étroite, exclusivement protestante. Pour
M. Bjornson, le génie norvégien est clair, joyeux, ennemi du
symbole; quant à cette thèse, chère aux Français, qu'il « n'existe
qu'un seul peuple créateur, la France », c'est un |»ur mirage.
L'impression finale du lecteur, c'est (jue M. Lemaître parle de
la Norvège comme M. Bjornson parle de la France, avec une
1. J. Lernailre, Les conlemporains; B. RJonison, L(t Norvpf/e con/rc la France
{Revue des Revues, l"jiiin 1896).
LES INFLUENCES ETRANGERES EN FRANCE DEPUIS 1848 091
seini-ignorance qui est voisine de l'hostilité, — et c'est l'histoire
même d'Ibsen en France.
Cependant 1' « ibsénisme « n'aura pas été sans conséquences
chez nous. En premier lieu, la nouveauté même de certaines
œuvres du maître norvégien, son art original — ou ce que d'au-
tres appellent son absence d'art, — auront donné une secousse
à notre théâtre : une fois do plus, nous aurons subi l'action du
génie, fruste, mais incontestablement grand, d'un dramaturge
du Nord. En second lieu, Y « ibsénisme » aura été comme une
variété du « moralisme » russe et anglais : cette littérature Scan-
dinave aura agi à la manière de Tolstoï et d'Eliot, mais avec
plus de brutalité, de rudesse, de nervosité. A son tour elle aura,
le plus souvent dans un décor nouveau pour nous et dans des
circonstances qui paraissent à notre civilisation paradoxales,
posé des « problèmes d'àme » et, au premier rang, le problème
de la condition sociale de la femme. Le courant qu'elle a créé
ira rejoindre le large lleuvede littérature moralisante que, depuis
le XVIII* siècle, nous envoie l'Europe du Nord.
Les Suisses romands et les Belges. — Entre l'Europe
germanique et l'Europe latine, la Suisse et la Belgique ont plus
d'une fois servi de traits d'union. Ce sont des colonies litté-
raires de la France, mais des colonies arrivées depuis longtemps
à l'indépendance et dont l'influence rejaillit sur la métropole.
La Suisse romande, « parfait belvédère », disait Sainte-
Beuve, pour observer la France — et l'Europe, — nous a sou-
vent initiés, depuis un demi-siècle, au mouvement européen.
Elle nous a envoyé, après M'"^ de Staël, Sismondi et Benjamin
Constant, d'excellents critiques en matière de littératures étran-
gères : Marc Monnier, V. Cherbuliez, M. Ed. Rod. La Suisse
romande est comme une station oii les idées anglaises et alle-
mandes « se francisent avant de pénétrer en France ». Mais elle
est mieux qu'un écho. Elle a sa littérature autochtone, d'inspi-
ration protestante, ce qui veut dire portée invinciblement à
envisager toute chose du point de vue moral et du point de vue
de la vie intérieure. Des moralistes et des psychologues, tel est
l'apport de la Suisse à la pensée française. Voltaire appelait
déjà la Nouvelle Héloïse « un sermon suisse » et il disait Rous-
seau « demi Gaulois, demi-Allemand ». C'est la préoccupation
fi02 RELATIONS LITTKRAiUKS |IK LA FRANCE AVEC L'ÉTRANCKR
morale qui fait l'orii^iiialité de la critique d'un Yiuet ou de la
philosophie d'un Secrétan. C'est l'analyse aiguë du moi qui a
assuré le succès du Journal de ce Benjamin Constant, tani
admiré de M. Barrés, ou de celui de Frédéric Amiel, ou encore
du roman d^ Adolphe, chef-d'œuvre de psychologie douloureuse
et subtile.
La jeune Belgique nous a donné, dans ces dernières années,,
(juelques-uns des représentants les plus osés du naturalisme, du
symbolisme et du décadentisme : il semble que les théories les-
[dus hardies s'exaspèrent en passant de Paris à Bruxelles '. Elle
nous a envoyé aussi deux écrivains exquis, épris de la demi-
teinte et du clair-obscur, peintres raffinés d'àmes ingénues et de
sentiments complexes, — et dont l'inlluence a été sensible au
théâtre et dans le roman, — - G. Rodenbach et M. Maeterlinck.
L'Espagne et l'Italie. — L'Espagne et le Portugal ont peu
agi, depuis 1850, sur notre littérature, et restent, malgré des
efforts isolés, mal connus en France. Grâce à des mesures
récentes dans l'enseignement, on peut entrevoir une renaissance
des études hispaniques chez nous. A l'heure actuelle, on compte
les hommes qui ont voué leur vie à ces études, et nous n'avon&
pas, en français, une seule bonne histoire de la littérature espa-
gnole. Il faut l'avouer : l'Allemagne, et même l'Angleterre ou
l'Amérique nous devancent sur ce terrain.
Depuis le romantisme, l'influence de l'Espagne s'est surtout
manifestée chez nous dans la peinture, dans la musi(jue, dans
la littérature descriptive. Des révélations récentes nous ont
montré Mérimée écrivant Carme)i et V Histoire de don Pedro /"■
sous l'inspiration directe de la comtesse de Montijo. De tous les
écrivains français de ce siècle, c'est celui (jui a le mieux connu
le |>ays et qui a le mieux su la langue, — du moins la langue
classique, celle de Cervantes et de Lope de Vega. Il la parlait,
au témoignage d(^ l'impératrice, « de façon à faire sourire quel-
(juefois, jamais à faire rire " ». De combien de nos écrivains
vivants porterait-on le môme témoignage? A vrai dire, Breton
tie los Herreros pourrait prt^sque résumer encore en ces termes
l'idée que se font certains critiques de la culture espagnole ;
1. Voir ci-dessus, p. "t)-V.'.
•_>. A. Filon, Mérimée (1894). p. 150.
LES INFLUENCES ETRANliÈRES EN FRANGE DEPUIS i,StS CltS
« Quant aux arts et aux sciences, nous en sommes restés
au x^ siècle, et l'Algérie commence aux Pyrénées. Que d'écri-
vains — je les nommerai, s'il le faut — qui, sans sortir de
Paris, se promènent dans Aranjuez, ont dansé la cachucha ou
le 'polo avec Isabelle II, ou s'embarquent sur la plage de Jaén
pour voir à Tarragone les Ainants de Téruel ' ! »
Plusieurs écrivains espagnols de marque ont vécu chez nous
en ce siècle : Espronceda, le duc de Rivas, Martinez de la Rosa,
et nous avons beaucoup aimé, comme il nous a aimés aussi, ce
noble et chevaleresque Castelar. Peu de livres espagnols ont
conquis une véritable popularité chez nous. En dépit des efforts des
critiques, comme Philarète Chastes, Gh. de Mazade, L. Viardot
ou L. de Yiel-Castel, ni Larra, ni Zorrilla, ni Donoso Cortès
n'ont eu beaucoup de lecteurs. On nous a traduit les romans de
Fernan Caballero,ceux de Juan Valera et ceux de Perez Galdos.
Arvède Barine nous a, dans ces derniers temps, révélé quelques
dramaturges, principalement Etchegaray et ïamavo y Baus,
et nous avons vu à Paris M™" Maria Guerrero et sa troupe. Il
€st fort possible, et assurément très souhaitable, que l'Espagne
contemporaine exerce une action parmi nous, mais ce n'est là
encore qu'une espérance.
Il y a eu, au contraire, une renaissance de l'inlluence ita-
lienne. Entre lltalie et la France, les relations ont pu se ralentir
par moments, elles n'ont jamais cessé. La cause de l'unité ita-
lienne a été longtemps la notre, et la guerre de 1859 a soulevé
chez nous un véritable enthousiasme. Pendant tout le second
Empire, la question italienne a été au premier rang dans les
préoccupations de notre pays. La littérature a peut-être tenu
moins de place : cependant, en 1855, M'"" Ristori donnait à Paris
des représentations mémorables. Marc Monnier ou E. Montégut
— pour ne citer que les morts — tenaient l'opinion au courant
•du mouvement littéraire, et continuaient, pour les œuvres con-
temporaines, l'œuvre qu'avaient commencée, pour les classi-
ques, Fauriel et Ozanam.
Depuis 1870, la littérature italienne a toujours excité la
curiosité en France. La période classique a suscité d'importants
1. Un Français à Carl/tagène, cité par E. Mérimée (L'école romantique et
■l'Espagne, p. 13).
ti9t IIKLATIOXS LITTKIIAIHKS DE LA FIIANCE AVEC L ETIlANilEU
travaux de MM. E. Gebhart, P. de Nolhac, etc. Enfin, tout
récemment, la grande tragédienne M"" Duse est venue donner
à Paris des représentations applaudies avec un enthousiasme
inconnu chez nous depuis M""'Ristori *. Bref, l'Italie a excité chez
nous, depuis quehjues années, quelque chose de plus qu'une
•admiration raisonnée. D'où vient cela? D'abord, sans doute,
d'une réaction contre les influences septentrionales et d'une cer-
taine lassitude des littératures slaves et Scandinaves. Après avoir
beaucoup demandé au Nord, il nous a paru que le moment
était venu de nous tourner vers le JMidi et vers ces nations
« romanes », souvent si différentes de nous, mais en qui nous
aimons à voir — en y comprenant même l'Espagne — des
« sœurs » de la France. Puis, quelques très grands écrivains
italiens ont réellement asri sur nous.
Un premier groupe comprend les poètes, dont le principal est
Leopardi. Sainte-Beuve déjà l'avait présenté au public fran-
çais et Musset l'avait plaint en beaux vers. Il a été, depuis,
mieux connu dans son pays même, et commenté ou traduit
chez nous-. Son influence est venue s'ajouter à celle de la phi-
losophie allemande. Schopenhauer avait été le théoricien du
pessimisme, Leopardi en a été le poète. Quoique mort en 1837,
il nous a paru avoir exprimé une forme toute moderne, moins
débordante que désespérée, moins passionnée que philoso-
phique, du désenchantement qui est le grand mal de ce siècle.
Depuis, on nous a fait connaître des poètes italiens plus
récents, notamment ce noble Carducci et M"" Ada Negri, et
nous avons aimé en eux, tantôt la hauteur et la pureté de l'ins-
piration, tantôt la grâce et la spontanéité tout italiennes d'une
poésie plus simple et plus vibrante que la nôtre ^
Mais les romanciei's ont plus agi que les poètes, et quelques-
uns nous sont devenus familiers. Des critiques très informés,
notamment M. Rod, nous entretenaient depuis longtemps du
roman italien, du naturalisme de MM. Verga et Gapuana. Mais
le naturalisme italien n'a pas réussi à s'implanter chez nous.
1. Ileviœ des Deux Mondes, juillet 1897, et Revue de Paris, }u\n 1807.
2. Leoiuirtli, Œuvres, U-ad. par M. Aulai-d (3 vol. in-IO). — Voir le livre «le
M. Boiiclié-Leelerc(j (1874) et l'élude de Caro.
:î. (',. Carducci, trad. Lugol (1883); études de L. lUienne, M. Monnicr, P. de
Ni)lliac, etc. — Cf. J. Doruis, La poésie italienne contemporaine, 1898.
LES INFLUENCES ETRANGEUES EN FRANGE DEPUIS 1848 095
En revanche, le public a fait bon accueil, dans ces dernières
années, aux œuvres de Salvatore Farina, de M'"" Mathilde Serao,
d'Edmondo de Amicis. Le Daniele Cortis, de Fogazzaro, a
obtenu un succès très franc, et l'auteur lui-même s'est fait
applaudir comme conférencier à Paris. Cependant, à dire le
vrai, les applaudissements vont moins encore à ces œuvres
d'un pittoresque si savoureux (comme les romans de M™" Serao)
ou d'une inspiration si élevée (comme ceux de M. Fogazzaro),
qu'aux romans voluptueux, puissants et mélancoliques de
Gabriel d'Annunzio.
Jadis, dans une mémorable étude — qui souleva quelques
protestations, — M. de Vogué saluait en lui le triomphateur
et célébrait la « renaissance latine » *. Pour croire que cette
renaissance fût [)urement « latine », on voudrait que l'auteur de
f Enfant de volupté ou du IViomphe de la mort eût puisé un peu
moins dans beaucoup de livres étrangers. On voudrait surtout
que son œuvre ne fût pas isolée en Italie, et presque méconnue
par ses compatriotes. Telle qu'elle est, depuis Vlnlrus (traduit
en 1893) jusqu'aux Vierges aux rochers, au Songe d'une
matinée de printemps et à la Ville morte, elle nous a donné une
très vive sensation de beauté. C'est l'œuvre d'une des sensibi-
lités les plus exquises et les plus rafiinées qui soient. Profon-
dément sensuelle, et par là même, triste au fond et amère, elle
renferme d'admirables descriptions, une psychologie fine et
curieuse, un symbolisme poétique d'un charme unique. Dans
les derniers romans, il ne paraît pas que l'auteur ait atteint la
puissance du Triomphe de la mort, qui reste son chef-d'œuvre
et l'un des beaux livres de ce temps. Il y a du Loti en lui et il
y a du Bourget ou du Maupassant, mais il y a aussi je ne sais
quelle « morbidesse » purement italienne, qui nous a charmés
à la fois et inquiétés. L'influence de d'Annunzio est de celles
qu'on ne souhaite pas à notre France de subir trop profondé-
ment, alors même qu'on se sent tout prêt à prononcer, à propos
de l'auteur des Romans de la Rose, le grand mot de génie.
1. Revua des Deux Mondes, 10 janvier 1895.
696 RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE AVEC L'ÉTRANGER
///. — L'influence de la littérature française
à la fin du X/X"' siècle.
L'influence française dans le monde. — Tandis que
nous faisons accueil aux productions étrangères, que deviennent,
de par le monde, les livres français? Nous lit-on? et oîi nous lit-
on? et comment nous lit-on? Questions vitales, mais auxquelles
il semble difficile de donner dès à présent une réponse.
Il faudrait, en premier lieu, dresser un bilan des circon-
stances qui, depuis un demi-siècle, ont contribué à diminuer
rinfluence française au dehors. Nos défaites nous ont valu un
déchaînement de haines et d'injures : on a pu voir un historien
comme Mommsen comparer notre littérature aux « eaux bour-
beuses de la Seine » et un critique comme Matthew Arnold
affirmer gravement qu'en 4870 ce qui avait succombé avec la
France, c'était « la déesse Lubricité ». Il est vrai que d'autres —
qui se glorifiaient pieusement d'avoir avec eux le Dieu des
armées — ont insulté, avec Treilschke, à « l'école libérâtre »,
en même temps qu'ils insultaient à la France, — et cela, ça été
notre revanche. Ne demandons pas à nos ennemis de juger notre
influence au dehors. Interrogeons des témoins plus impartiaux,
et des Français.
L'un — c'est Ernest Renan — écrivait, dès 18G8, dans ses
Questions contemporaines, à propos de l'esprit français, cette
phrase inquiétante : « Ce n'est plus cet esprit qui fait la loi en
Europe * ». Plus récemment, on a pu lire dans un article de la
Revue des Deux Mondes, sous la signature d'un des écrivains
français qui connaissent le mieux l'étranger, cette désolante
tléclaration : « Les Français qui vivent à l'étranger savent trop
combien la culture française est déconsidérée en Europe. On ne
nous cite plus, on ne nous compte plus, nos vrais livres ne pas-
sent pas la frontière, et les journaux étrangers ne laissent par-
venir jusqu'à leurs lecteurs que des échos de coulisses ou de
I. Questions contemporaines:, p. 102.
L INFLUENCE ACTUELLE DE LA LUFTERATURE FRANÇAISE li'.iT
cours d'assises. 11 semble (jue ce ne soit pas nos généraux, mais
nos écrivains qui aient été battus à Setlan et à Reichshoffen '. »
J'ai tenu à reproduire ces lignes douloureuses parce qu'elles
me paraissent renfermer une part — mais seulement une part —
de la vérité. Ajoutons encore, pour être vrais jusqu'au bout, que
notre langue, jadis parlée par 2" p. 100 de la population euro-
péenne, ne l'est plus actuellement dans le monde entier, et en
dépit des efforts admirables de Y Alliance Française, que par
46 millions d'individus - : comment notre influence littéraire
n'en souffrirait-elle pas?
Voilà des symptômes inquiétants. Mais il en est tant d'autres,
et, tout d'abord, les chaudes sympathies que la culture française
a conservées en Europe, même après 1871, même aujourd'hui.
« 0 littérature de Voltaire et de Rousseau, de Diderot et de Con-
dorcet, toi qui as libéré le genre humain et révolutionné le
monde, misérable qui te renie, malheureux qui te méconnaît! ^ »
Le grand poète Carducci n'a pas été seul à nous rendre ce
témoignage, et M. G. Brandes songeait à lui-même — et aurait
pu songer à d'autres- — (juand il parlait de ceux « qui ont risqué
leur popularité parce qu'ils n'ont pas voulu faire de concessions
à l'amour-propre national de leurs compatriotes » et parce qu'ils
ont eu le courage, aux heures sombres, de se réclamer de
nous \ Considérons aussi les amis inconnus que notre langue,
que notre littérature conservent dans le monde. L'Allemagne
même apprend le français avec zèle : il n'y a guère d'étudiant
allemand (jui ne le lise, et il existe, en plein Berlin, un Vereinde
conférences françaises, où l'on parle de Renan, de Sully-Prud-
homme ou de Richepin^ Certaines nations, comme laRoumanie,
nous restent obstinément fidèles. L'Amérique même nous
demande des orateurs et des livres, et tout le monde a présent à la
mémoire le succès tout récent des conférences de M. Brunetière,
de M. Doumic, de M. Rod aux États-Unis, ou celui de tel ouvrage
de M. Paul Bourget. Sans s'exagérer la portée de ces faits, ou de
tels autres, il semble donc que, si notre influence a peut-être
i. A. Filon, Revue des Deux Mondes, i" mars 1888.
2. A. Fouillée, Revue Bleue, 26 février 1898.
3. Cité par G. Deschamps. Temps du 15 mars 1896.
l. Cosmopolis, janvier 1897.
0. Jean Breton, Notes d'un étudiant français en Allemagne.
6'.l« IIKLATIONS L[TTÉUAIRKS DK LA FRANCE AVEC L'ÉTUANGEU
baissé, elle n'est cependant pas compromise, et à vrai dire, il
ne tiendrait qu à nous d'en retrouver la meilleuie partie.
Il est essentiel, ici, de distinguer la littérature d'imagination
et la littérature « didactique ».
La première reste toujours très répandue dans le monde.
IjC roman français continue à se vendre sur tous les marchés.
Nous avons fourni tous les pays des livres de Dumas, de Sue,
de Gaboriau et de Paul de Kock, et nous n'en sommes pas
beaucoup plus tiers. Mais nous avons aussi donné au monde un
Daudet, un Maupassant, un Bourget, et, de cela, nous nous glo-
rifions légitimement. Il est même arrivé à tel de nos écrivains
de voir grandir sa gloire au dehors alors qu'elle baissait au
dedans : aujourd'hui encore, il y a des pays d'Europe où, pour
les hommes instruits, M. Zola personnifie le roman français, et
Verlaine ou Stéphane Mallarmé la poésie française. De tels
jugements nous surprennent, et nous ne sommes pas moins
étonnés du peu de retentissement qu'ont eu, au delà des fron-
tières, certains livres de premier ordre, comme, par exemple,
ceux de Flaubert. Ces réserves faites, le roman français est tra-
duit en toutes langues, et, si je ne cite pas de noms, c'est faute
de place et parce qu'il faudrait les citer presque tous.
En est-il de même du théâtre? On l'admet généralement chez
nous. Il faut cependant, semble-t-il, faire ici encore quelques
réserves. Nous ne sommes plus au temps où Scribe était le
fournisseur attitré des théâtres de tout pays. Dans une récente
et curieuse étude ', M. William Archer, l'éminent critique anglais,
nous montrait, par exemple, combien Dumas fils a été généra-
lement peu goûté et peu compris en Angleterre et en Amérique :
qui l'eût cru, qu'excepté la Dame aux Camélias, — jouée
quelques centaines de fois en Amérique sous le titre de Camille,
— aucune des pièces du plus grand dramaturge français depuis
1850 n'ait jamais obtenu, devant un public anglo-saxon, un
vrai succès et qu'il n'existe aucune traduction ni adaptation
anglaise du Fils naturel, par exemple, ou des Idées de
3/"" Aubray'i D'autre part — et M. A. Filon a mis ce point en
lumière dans son Théâtre anglais contemporain, — les récentes
]. W. Archer, Dumas and the Enfjlish drama {Cosmopolis, février 1806).
INFLUENCE ACTUELLE UE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 099
conventions littéraires internationales, en rendant plus onéreuses
les traductions d'œuvres françaises, ont beaucoup diminué notre
exportation dramatique. Enfin on a pu noter, dans beaucoup
de pays, une renaissance heureuse, mais fâcheuse pour notre
influence, du théâtre national.
Malg^ré tout, notre place est belle encore, et elle reste la pre-
mière. Comment choisir entre tant d'exemples? Dumas, Augier,
Feuillet, M. Sardou ont larg-ement alimenté le théâtre allemand.
La scène hollandaise ne vit que de nos comédies et de nos
drames. En Portugal, une statistique récente nous apprenait
(ju'on joue encore quinze pièces de M. Sardou, neuf de Dumas,
cinq d'Augier, quatre de Pailleron, quatre de d'Ennery, trois
de Gondinet, sans préjudice de toutes nos opérettes. L'affiche
du Théâtre national de Belgrade, pendant un seul mois de
l'année 1894, portait successivement Phèdre, la Grâce de Dieu,
la Dame aux Camélias, les Surprises du Divorce, le Député
Leveau, Kean, le Barbier de Séville et Lucrèce Borgia : sur
608 pièces jouées depuis l'origine de ce théâtre, 209 sont fran-
çaises'. La Fille de Boland, de M. de Bornier, a été jouée
quatre-vingts fois en Hollande, cinq cents fois en Amérique. Le
succès récent du Cj/rano de M. Rostand a été éclatant, et les
noms de la plupart de nos jeunes dramaturges continuent à
faire leur tour du monde. Que dire de M. Victorien Sardou,
joué sur tous les théâtres de l'univers, de Londres en Australie?
Ce sont quehjues faits entre beaucoup, et que je cite presque
au hasard. Ils témoignent de la souveraineté que notre théâtre
continue à exercer en tout pays.
A coup sûr, on ne peut que souhaiter une popularité sem-
blable à nos philosophes, à nos historiens, à nos critiques. Mais
combien il est malaisé de porter ici un jugement d'ensemble!
Apprécier l'influence exercée en Europe par la littérature « didac-
tique » de telle nation, ce ne serait rien de moins que dresser
une sorte de bilan de toute la pensée européenne. Tout ce qu'il
est possible d'entrevoir, c'est l'immense influence exercée actuel-
lement encore parla doctrine positiviste et par l'évolutionnisme.
1. Voir les articles de M. J. Gascogne sur Notre exportation dramatique à
l'étranger {Revue Bleue, 1896-1898), et celui de M. A. Malet, sur Le théâtre fran-
çais en Serbie {ibid., septembre 1895).
700 HKLATIO.XS LITTEIIA I UKS DK LA FKANCE AVEC L ÉTRANGER
Le positivisme est d'origine française, mais il a été refondu et
<( repensé » par les philosophes anglais : on lit moins Auguste
Comte dans le monde qu'on ne lit Ilerhert Spencer. L'évolu-
lionnisme a ses origines dans notre Lamarck, mais il a été
constitué à l'état de doctrine par les Anglais Darwin et Spencer.
La pensée }thilosophiquo du monde, dej)uis cinquante ans, se sera
nourrie avant tout de quelques livres anglais. Mais ces doctrines
étrangères que des savants et des philosophes français ont
préparées et parfois inaugurées, n'y a-t-il pas eu d'autres Fran-
çais pour les reprendre, les compléter, les accommoder aux
besoins de notre époque? Taine, pour ne citer que lui, est dis-
ciple de Hegel. Mais quel disci[)le! Et (|uel écrivain a, dans
notre moderne Europe, exercé une plus large et plus profonde
influence? Il n'y a guère de critique de marque, depuis l'Alle-
mand Nietzsche jusqu'au Danois G. Brandes, qui ne lui ait
emprunté, sinon le fond de sa doctrine — (jui n'est pas entière-
ment original, — du moins les applications si ingénieuses et
fortes qu'il en a faites à la littérature, à l'art et à l'histoire des
civilisations.
Les sciences historiques et philologiques se réclament surtout
de l'influence allemande, oi nous aurions mauvaise grâce à nier
nous-mêmes notre dette envers nos voisins. Mais, cette consta-
tation une fois faite, il faut ajouter que nous avons accommodé
les méthodes allemandes à notre tempérament national, et cela,
pour le plus grand bien des lecteurs de tout pays. Il est })0ssibl('
que, sans la science allemande, Fustel de Goulanges n'eût pas
écrit la Cité antique : son livre n'en reste pas moins, par l'admi-
rable clarté, la rigueur et la précision, une œuvre française. Il
se peut que Renan doive beaucoup à Strauss ou à Christian
Baur : qui soutiendra qu'il n'a pas fait œuvre personnelle et
nationale? Et, tout conijjte fait, on a sans doute lu en tout i)ays
la Vie de Jésus et les Origines du Chrislinnisme, et une grande
part de l'œuvre de Renan a passé dans la littérature du monde.
AssuréuKMit, il faut se garder également d'un optimisme facile
et d'un certain patriotisme, qui prend trop aisément ses désirs
pour des réalités. Mais ce n'est pas faillir aux devoirs de l'histo-
rien que de rappeler à quel point la pensée française a agi sur
quelques-uns des hommes dont l'influence s'exerce actuellenicnl
INFLUENCE ACTUELLE DE L.\ LITTÉRATURE FRANÇAISE 701-
en tout pays. Schopenhauer, par exemple, est Alleman(J, mais
il est plein de la France : il a In Rousseau et Ghamfort et Vol-
taire et Chateaubriand et Musset. Nietzsche a proclamé quelque
part que nos moralistes renferment « plus de pensées réelles
que tous les philosophes allemands réunis », L'œuvre poétique
de Richard Wagner repose en grande partie sur des légendes-
d'origine française. Combien d'exemples on pourrait ajouter à
ceux-là, qui montreraient la part énorme de la civilisation fran-
çaise dans la civilisation du monde!
Rien n'est })lus dangereux que le chauvinisme en histoire,
mais il y a des faits incontestables que l'historien se doit de-
recueillir, et, quand il s'agit du patrimoine moral de laFrance,.
de rappeler avec un juste orgueil.
L'avenir. — 11 est impossible, cà vrai dire, de déterminer
l'inlluence qu'exercera la pensée de la France sur la littérature-
du prochain siècle. Mais on peut ])réciser dès à présent quel-
ques-unes des conditions nécessaires à la persistance et au déve-
loppement de cette inlluence.
Frédéric Nietzsche, dans Pur delà le bien et le mal, nous
reconnaît trois qualités comme « notre patrimoine propre » et
comme « la marque indélébile » de l'ancienne suprématie de
notre culture en Europe. La première, c'est « le don de la
forme », le sentiment de l'art, qui a permis à notre pays de se
constituer une « littérature de choix », telle qu'on en chercherait
vainement l'équivalent ailleurs. La seconde, c'est notre « vieille
et riche culture morale », qui implique le sens psychologique
et le don d'analyser les sentiments et les idées : il y a, pensait
Nietzsche, « môme chez les petits romanciers des journaux et
chez n'importe quel hoalevardier de Paris » , une sensibilité et une
curiosité psychologiques dont les autres peuples n'ont aucune
idée. La troisième supériorité de la France enfin, c'est qu' « il y
a, au fond de l'àme française — Rivarol l'avait noté déjà — une
synthèse presque achevée du Nord et du Midi », et nous devons
à ce trait de notre nature de « comprendre bien des choses et
d'en faire bien d'autres auxquelles l'Anglais n'entendra jamais
rien ». En résumé, les caractères essentiels de notre littérature
sont le culte de la forme, la culture psychologique et morale,,
l'universalité.
702 UELATIONS LITTEllAlilES DE LA FRANCE AVEC L ETRAXdEU
Si, comme il semble, cette analyse est juste en son fond, le
problème qui se pose devant nous est de demeurer nous-mêmes
tout en restant perpétuellement en contact avec le monde. L'une
et l'autre condition sont également essentielles.
« La culture intellectuelle de l'Europe — écrivait celui de
tous les écrivains français de ce siècle qui a eu le sentiment le
plus vif de cette nécessité — est un vaste échange où chacun
donne et reçoit à son tour, où l'écolier d'hier devient le maître
d'aujourd'hui. C'est un arbre où chaque branche participe à la
vie des autres, où les seuls rameaux inféconds sont ceux qui
s'isolent et se privent de la communion avec le tronc'. » Cette
vérité profonde s'impose à la France, comme elle s'impose à
toute nation. Mais ici encore il faut distinguer.
La littérature d'imagination d'un peuple — roman, théâtre,
poésie Ivrique — peut, à de certaines époques, suffire à ce
peuple : elle peut même rayonner sur l'univers. La littérature
« didactique » d'un peu [de — philosophie, histoire, critique —
est nécessairement, et sera de plus en plus, tributaire de la cul-
ture générale du monde.
La première peut avoir son développement autochtone : bien
mieux, elle gagne souvent en profondeur ce qu'elle perd en
surface, et il est nécessaire qu'il y ait, dans le développement de
l'esprit luitional, des périodes de « concentration », comme il faut
qu'il y ait des périodes d' « expansion » : cela est salutaire et
fatal. La seconde, au contraire, risque tout à s'isoler dans la
patrie : la condition même de sa vitalité est, à la fin du xix" et
au commencement du xx'' siècle, d'avoir une conscience égale-
ment nette et également réfléchie <lu génie de la France et des
besoins de l'humanité.
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M. Pompiliu .Iliade, De l'infl. franc, sur l'esprit public en Roumanie, 1898.
M"'-' Cserhalmi-Hecht-Iren, Le romantisme français et son influence sur
le théâtre hongrois (en hongr.), Budapest, 1894.
V. Rossel, Hist. de la litt. franc, hors de France, 1895.
F. Brunetière, Le cosmopolitisme et la litt. nationale (Études crit., t. VI).
— E. Faguet, Drame ancien, drame moderne, 1898. — Revue des revues,
juillet 1898 : Enquête sur l'esprit français '.
I. Je suis heureux de remercier, pour diverses indications de ce chapitre,
MM. V. Giraud et Kallenbach, professeurs à l'Université de Fribourg (Suisse).
1
CHAPITRE XIII
LA LANGUE FRANÇAISE
De 1815 à nos jours.
Considérations générales. La révolution du XIX' siè-
cle. — Le romantisme, le réalisme, le symbolisme ayant été
tour à tour étudiés dans cet ouvraiie, il semble au premier
abord superflu de rechercher les causes premières qui ont
transformé la langue depuis quatre-vingts ans. La révolution
littéraire, semble-t-il, entraînait nécessairement l'autre, et cela
est vrai en partie. A la nouvelle littérature la langue des
post-classiques n'eût pu, en aucun cas, suffire longtemps. Mais
la connexité n'était point telle que les deux révolutions dussent
marcher du même pas, ni qu'elles dussent avoir la même
ampleur ou la même durée. D'abord les résistances n'étaient
point pareilles. Les idées, les habitudes linguistiques surtout
sont autrement tenaces que les idées et les habitudes littéraires,
si invétérées que celles-ci puissent être. Les chances de vic-
toire non plus n'étaient ]»as les mêmes. L'art est cliose indivi-
duelle; il est la propriété du génie, qui le crée, le dirige, le
change à son gré; la langue est chose de tous. Un grand écri-
vain y met sa marque, il la forme, la transforme même, si
l'on veut, à son nsage, mais sans jamais pouvoir faire, quel
1. Par M. Fcnlinand Hnmot. iloctonr es lotiros. inaiiro de confércncos à l'I'iii-
versité de Paris.
LA LANGUE FRANÇAISE 705
que soil son ascendant, de cette langue personnalisée la langue
<le tous ceux qui parlent, ni même de tous ceux qui écrivent.
Son génie littéraire fùt-il doublé d'un génie linguistique égal,
celui-ci ne s'imposerait point encore, pour la raison qu'il ne
peut pas entrer en balance avec un génie infiniment supérieur,
qui est répandu obscurément dans la masse et ne cesse jamais
■il'y être en pleine activité.
Quoi qu'il en soit de ces considérations, il reste vrai qu'en
fait les révolutions littéraires de notre temps ont amené le
renversement complet des traditions dont vivait la langue litté-
raire, et qu'elle a totalement changé de direction et d'allure.
L'école romantique d'abord, le réalisme et le symbolisme
ensuite, lui ont appris à aimer ce qu'elle négligeait : la
richesse, le pittoresque, le violent, ensuite l'indécis et le nua-
geux, et au contraire à négliger quelque peu certaines vertus
qui lui semblaient propres : ordre, goût, délicatesse et jus-
tesse. -Si bien qu'on a pu prétendre qu'elle cessait ainsi d'être
elle-même, alors qu'elle ne faisait en somme que montrer,
comme elle l'a fait déjà plusieurs fois, sa prodigieuse sou-
plesse.
Encore n'est-ce là qu'un coté, j'oserai dire qu'un petit côté
•de l'histoire de notre langue en ce siècle. La littérature l'a sans
doute changée par l'action propre des littérateurs, mais elle a
surtout contribué à la métamorphoser en la livrant sans réserve
aux autres influences novatrices. Certes, l'état de l'esprit public,
le développement de la démocratie rendaient inévitable le ren-
versement <le la barrière élevée entre la langue littéraire et la
langue courante. Mais les nouvelles écoles littéraires, en profes-
sant que rien ne justifiait la distinction, aidèrent à ruiner ce
que les siècles classiques avaient édifié, et dès lors le torrent
qui venait battre les digues du petit étang aux eaux dormantes,
seulement alimenté par quelques ruisselets et quelques infiltra-
tions, l'envahit, encore distinct quelque temps; puis peu à peu
les eaux se mêlèrent presque tout à fait.
Or, cette irruption se produisait juste à un moment particu-
lièrement dangereux. D'abord le prodigieux développement des
sciences et des industries qui en dérivent a entraîné depuis cent
ans la création d'un immense vocabulaire nouveau, ayant sa
HiSTOinE DE LA LAN'GUK. VIII. -4o
700 LA L.WUIK FKANÇAISH
destination propre, il est vrai, mais dont l'école, les applications
pratiques, les journaux répandent la connaissance, vocabulaire
en partie international, difforme, mais familier au moins par
quelque partie à une masse de gens, et dont certains éléments
s'acclimatent chaque jour, se croisent avec les mots indigènes,
finissent quelquefois par se naturaliser.
D'autre part, l'état social, politique, intellectuel du pays a été
renouvelé. A travers des changements de régime nombreux,
malgré d'éphémères et surtout apparents retours vers le passé,
un nouvel idéal de vie collective s'est levé et imposé lentement.
L'institution du suffrage, la constitution de conseils représen-
tatifs des divers degrés , l'organisation du service militaire
personnel, l'établissement de l'école obligatoire, le développe-
ment du journal à bon marché, l'accélération des moyens de
communication ont fait entrer dans les discussions et les con-
versations de chaque jour un monde d'idées nouvelles, sur
lesquelles les cerveaux travaillent de temps en temps avec
intensité, et les mots qui portent ces idées se ressentent
nécessairement de ce travail; d'abord reçus avec défiance ou
mal compris, ils s'interprètent, puis deviennent familiers, et
entrant par là dans une vie plus réelle, se voient développés
dans leur sens ou dans leur forme, et donnent ensuite naissance
à d'autres qui forment leur famille ou dont ils fournissent au
moins le type analogique.
Et si les éléments venus d'en haut sont nombreux, ceux qui
montent d'en bas ne sont pas moins importants. Le triomphe
de la démocratie a fait sortir des l)as-fonds non pas seule-
ment les derniers mots du français, mais toute une couche
d'argot, dont la gadoue même a cessé d'inspirer le moindre
dégoût.
Si bien que dans la confusion causée par tant d(^ nouveautés
disj)arates, la langue semble, depuis vingt ans, avoir comme
}>erdu conscience d'elle-même. La contagion a gagné partout,
et jamais on n'avait été plus près d'une sorte d'anarchie, féconde
(hi reste, si elle ne doit pas amener de trop brusques réactions.
Certes, à d'autres moments, la langue avait été plus atteinte
dans sa phonétique et ses formes, qui sont presque intactes,
jamais elle ne l'a été ainsi dans son lexique, même au
LA LANGUE LITTÉRAIRE 707
xvi" siècle; si nous n'en avons pas pleinement conscience, c'est
que, comme Sainte-Beuve l'avait prévu dès 1839, avec une
admirable clairvoyance, « nous avons appris à lire dans les
fautes » de ceux qui sont déjà pour nous des classiques. « Ils
brouilleront un peu tout cela, annonçait-il de nous, et nos
barbarismes mêmes entreront avec le lait dans le plus tendre
de leur langue » {Porlr. cont., I, 373). C'est fait, et même nous
en avons fait bien d'autres.
PREMIERE PARTIE
LA LANGUE LITTÉRAIRE
I. — Première période. Le Romantisme.
Avant la révolution. — Chateaubriand a eu très nette-
ment conscience de son rôle, il a su que l'auteur premier de la
révolution romantique, c'était lui. Dans le premier livre des
Mémoires (V Outre-tombe *, il affiche quelque effroi de l'audace
de ses élèves, mais c'est avec une satisfaction mal dissimulée
qu'il constate combien le style du siècle précédent paraît désor-
mais terne et froid, et quand il confesse ne plus pouvoir s'y
complaire, c'est avec un secret orgueil d'avoir mis tout le monde
I. « Lorsque je relis la plupart des écrivains du xvni° siècle, je suis confondu
et du bruit iju'ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue
ait avancé, soit qu'elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civili-
sation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est cer'ain que je trouve quelque
chose d'usé, de passé, de grisaille, d'inanimé, de froid dans les auteurs qui
firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains
de l'âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style.
•■ A qui me prendre de mon mécompte? J'ai peur d'avoir été le premier cou-
pable; novateur-né, j'aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la
maladie dont j'étais atteint. Épouvanté, j'ai beau crier à mes enfants : « N'ou-
idiez pas le français! .. ils me répondent comme le Limousin à Pantagruel :
" qu'ils viennent de l'aime, inclvte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce. »
(L 229).
708 LA LANGUE FRANÇAISE
dans la même impossibilité. C'est lui, en effet, qui a mis à la
mode cette néologie à laquelle les critiques de la Pandore ou du
Conservateur lUléraire font une guerre acharnée. Toutefois il
faut prendre garde que ce mot de néologie ne signifie pas alors
ce ([u'il a signifié depuis. Les exemples que Chateaubriand a
donnés de hardiesse à emprunter ou à former des vocables por-
teront leurs fruits plus tard ; dans cette première période la
néologie est aflaire de style plutôt que de langue. Il ne faut pas
s'en fier aux lamentations des pamphlétaires du temps, qui
parlent des barbarismes de Vigny comme les jansénistes des
débordements de Pascal, sitôt que l'un a risqué une image ou
que l'autre a manqué la grand'messe.
Evidemment on n'a pas attendu Hérnani pour oser un
mot nouveau. Palissot, en 1803, en reprochait à M"* de Staël,
comme Morellet à Chateaubriand \ et les Annales de grammaire
se donnaient pour mission de lutter « contre cette redoutable
manie » qui avait survécu à tous les avertissements ^ Mais ce
n'est là qu'un des moindres défauts delà « métaphysico-néologo-
romanticologie ^ ». Si vagues que soient les diatribes des cham-
pions du style traditionnel, on démêle cependant qu'il y a bien
d'autres choses qui les blessent ^ :
... Quels absurdes assemblages,
Quelles discordantes images.
Enlaidissent les vers des Lycophrons nouveaux !
C'est la métaphore incroyable.
C'est l'hyperbole insatiable,
La prosopopée effroyable,
C'est l'amphibologie au regard louche et faux.
Voyez ces mots que l'on torture
Pour les obliger à s'unir,
Et ces inversions que, malgré la nature,
Comme à force de bras l'auteur sut obtenir.
\.Mém., 1803, II, i09.
2. Voir le prospectus à la suite de la page 54. Cf. I, 22.
3. Voir le Dernier soupir d'un rimeur de quatre-vinr/t-neuf ans ou Verskulels
de Noqarel {Félix) sur la métaphijsico-néolotjfo-romanticolorjie. B. N. Y", 48333.
4. Des phrases connue celles-ci sont très significatives. A propos de la Gaule
poétique de Marcliangy, la Pandore du 17 décembre 1824 écrit : « On y cherche-
rait vainement les ridicules inversions (ceci est pour d'Arlincourl), les pompeux
néologismes, les gigantesques antithèses, les brillantes énigmes, et le symétrique
désordre de la nouvelle école. »
LA LANGUE LITTERAIRE 709
Voilà les monstres qu'il s'agit aussi de combattre avec « les
impudents solécismes, les sauvages barbarismes » ' qui, somme
toute, sont peu nombreux et peu graves, au prix du reste.
Si, au lieu de consulter les satires et les parodies, on va
aux œuvres nouvelles , le résultat est le même. Certes il y
a des « fautes » dans les premières pièces de Vigny, et il s'est
permis des choses plus hardies que de féminiser ange et
archange-. Lamartine est pire encore. Il ne lui en coûte rien
de prendre avec l'usage et la règle de grandes libertés, de con-
fondre frès de et ^jreY à, ou d'ajouter hors de propos une s à
un participe, comme aussi de la lui retrancher \
Mais Lamartine ne professait cependant que la néglig'ence,
non l'indépendance. N'écrivait-il pas en 1823, à propos de Racine
et Shakespeare de Stendhal : « Je voudrais que M*. Beyle expli-
quât aux gens durs d'oreille que le siècle ne prétend pas être
romantique dans l'expression, c'est-à-dire écrire autrement que
ceux qui ont bien écrit avant nous, mais seulement dans les
idées que le temps apporte ou modifie, classique pour l'expres-
sion, romantique dans la pensée; à mon avis c'est ce qu'il
faut être. »
On ne saurait être plus conservateur. Et, en admettant même
que cette soumission soit plus apparente que réelle, en accor-
dant que les nouveautés d'expression et de langage étant des
effets d'un laisser-aller voulu, supposent tout au moins chez lui
1. Le temple du romantisme, en prose et en vers, par Hyacinthe .Morel, lS2o,
p. H. Quand Dnbournet, dans Les deux Ecoles (13 août 1825), compose une élégie,
sa préoccupation est d'y mettre l'univers :
La cascade obligée est déjà dans mes vers;
Le vont y souffle au loin sur la forêt profonde :
Le rocher s'y hérisse et la tempête y gronde.
De la nature immense épuisons les trésors!....
Que dirais-tu de moi, belle et tendre Élodie?
Ta bouche accuserait mon vers de perfidie,
Si je te ravissais le bonheur de t'asseoir
Sur la pierre des morts avec l'ombre du soir.
C'est encore un pathos du même genre, assez voisin de celui de Sainl-Géran,
qu'essaie de reproduire l'allocution du Temple du romantisme (p. 21, 22, 23) :
-• Avant de séparer notre poussière oi'ganisée... j'ai jugé à propos, mes très chers
frères, de corroborer votre zèle par les conseils suivants, afin 'que vous mar-
chiez avec persévérance dans les espaces indéfinis de l'Idéalisme absolu. Pour
y parvenir, songez que la rêverie mélancolique est le véhicule du Itonheur,
et que, pour cela même, vous devez vous retirer des déserts populeux {\\\ monde
civilisé!.. » 11 y a cependant ici quelques mots nouveaux.
2. C'est le crime que la Pandore lui reproche le 7 juin 1824.
3. Voir le Journal grammatical, I, 317, 149, 316, 311, 313; II, 31, etc. Cf. la
Pandore, "l juin lS2i: la Muse française, I, 265, etc.
710 LA LANGUE FRANÇAISE
une conception des règles et de leur valeur moins respectueuse
qu'on ne l'avait alors, on ne saurait [)Our cela prétendre que le
grand poète fût de ceux à qui l'instinct enseignait qu'il y avait
à régénérer la langue poétique.
Hugo lui-même et les siens ne semblent pas à cette date avoir
eu davantage conscience de l'œuvre à faire. La M use française
est avec les censeurs de la Mort de Socrate, et des Nouvelles
Méditations, qu'elle épluche suivant les règles.
Au reste, Hugo nous a dit quelles étaient à cet égard ses
premières idées. En 1820, le « néologisme » des Méditations
(entendez ce mot comme nous l'avons expliqué plus haut)
l'avait choqué {Litt. et ph'd. mêlées, 93). Quatre ans plus tard,
il disait encore de Boileau dans une note de la préface des Odes
et Ballades qu'il partage avec notre Racine le mérite unique
d'avoir fixé la langue française. Et en octobre 1826, dans une
seconde préface, il affirmait de nouveau sa conviction : « Il
est bien entendu, disait-il, que la liberté ne doit jamais être
l'anarchie; que l'originalité ne peut en aucun cas servir de
prétexte à l'incorrection. Dans une œuvre littéraire, l'exécution
doit être d'autant plus irréprochable que la conception est plus
hardie. Si vous voulez avoir raison autrement que les autres,
vous devez avoir six fois raison. Plus on dédaigne la rhétorique,
plus il sied de respecter la grammaire. On ne doit détrôner
Aristote que pour faire régner Yaugelas... Le néologisme n'est
d'ailleurs qu'une triste ressource pour l'impuissance. Des fautes
de langue ne rendront jamais une pensée, et le style est comme
le cristal, sa pureté fait son éclat. »
La vérité est que jusque-là personne, même parmi les excen-
triques tels que d'Arlincourt, ne rêve encore de révolution.
h'Ipsiboe et le Solitaire attirèrent à l'auteur une pluie de quo-
libets ', mais il semble que ce soit surtout pour arriver à un
pastiche complet des époques où il prend ses sujets que d'Arlin-
court affecte ce stvle libre et en particulier cet usage de l'inver-
sion qui fit scandale ^ Il suit quand même la phraséologie
à la mode, comme il serait trop aisé de le prouver.
1. Voir les A?inales de lUtéralure el d'art, 11, S^).!, o\ la Pandore du 2:i e( «lu
30 avril 182-4.
2. Ipsiboe, B. Nat., Y' 11324, p. IS. « J'ai ouï raconlor i|ii'iin Jour étant on nn
LA LANGUE LITTERAIRE 711
La Résistance. — Les forteresses classiques.
L'Académie. — La principale forteresse des classiques
était naturellement rAcadémie française. On y avait conscience
que d'illustres prédécesseurs « ayant fixé la langue », la tâche de
la compagnie se bornait à maintenir leur ouvrage au milieu
des vicissitudes où l'exposent de nouvelles théories littéraires.
A toute occasion, à cette époque troublée, elle sempresse de
le proclamer : « L'Académie croit que Pascal, Molière, Bossuet,
Racine, BuPFon, Rousseau el Voltaire ont invariablement fixé la
langue, qu'elle ne reconnaîtrait pas au génie lui-même le droit
d'en violer les principes et d'en altérer l'usage. » « La lang-ue
cesserait d'exister, si chacun se formait un lang^age au g-ré de
ses caprices, et si jamais nous détruisions la clarté de notre
langue, nous opposerions le plus fatal obstacle au développe-
ment de la raison humaine. » Ecoliers, iconoclastes, révoltés,
les mots les plus durs du langage académique sont adressés
par Arnault à « ces adolescents tourmentés d'ambitions, impa-
tients de prendre rang- parmi les hommes, qui croient s'illustrer
en se singularisant ». Et un autre jour, il se répand en longues
plaintes sur les altérations que notre malheureuse langue reçoit
de toutes parts '.
péril extrême elle appela le grand saint Chrisogone à son aide et que sur une
cloche volante à carillon libérateur il accourut incontinent. « P. 92... Puis
éclatèrenl les tempêtes et complet fut le grand naufrage.
1. '• A la tribune, où elle est journellement dénaturée par des orateurs qui,
important dans la capitale les locutions de leurs provinces, n'expriment pas tou-
jours dans le français le plus pur les sentiments d'un bon Français. Que d'alté-
rations ne reçoit-elle pas journellement au théâtre où, peur imiter ])lus fidèle-
ment la nature, tant d'auteurs afTectent de substituer à la langue de la bonne
compagnie le jargon des carrefours et le patois des halles, et regardent chaque
faute de français comme un trait sublime! S'étudiant à défaire cette belle langue
du xviu" siècle, chacun aujourd'hui se fait sa langue. Pour rajeunir des idées
communes, atTectant de parler grec et latin en français, les uns s'étudient à
remettre en vigueur l'idiome pédantesque de Ronsard; les autres, répudiant
toute expression, toute locution d'usage postérieur au temps de Rabelais, s'éver-
tuent à ressusciter le langage des vieux chroniqueurs, comme s'ils n'écrivaient
que pour être compris des siècles passés; et cependant certains novateurs, qui
ne pèchent pas par excès d'érudition, expriment dans une langue que jiersonne
n'a parlée, des idées qui ne sont passées par la tête de personne. » (Récepl. du
comte de Ségur, 29 juin 1830. Voir la Réponse de M. de Jouy à M. de Barante,
20 nov. 1828; la réponse du même à M. de Pongerville, 29 juin 1830; la réponse
de Droz à Etienne, 24 déc. 1829, etc.)
712 l..\ LAXdlE FIl.WCAISE
« Moindre était le désordre auquel Richelieu voulait mettre
un terme. » Et l'écho de ces jérémiades, Finvocation aux
morts de Chéronée, à Pascal, à Bossuel, à Voltaire, se prolonge
identique pendant des années '.
Ce sont encore ces principes qui inspirèrent les rédacteurs de
la nouvelle édition du Dictionnaire (1833). Planche et les autres-
critiques avaient beau jeu à soutenir que c'était folie de pré-
tendre arrêter ainsi le lexique français et le soustraire aux lois
universelles de la vie -. La préface de Yillcmain, si remarquable
sous d'autres rapports, ne marquait pas ({u'on se fût laissé
entamer. « Ce qui peut augmenter la gloire de la littérature
ajoute rarement au vocabulaire, disait-elle, et les changements,
les accroissements que le besoin et l'usage ont consacrés dans-
nôtre langue depuis quarante ans ne sont pas, à tout prendre,
fort nombreux. » Voilà pour les nouveautés. Quant aux vieux
mots, « ceux qu'on regrette n'ont souvent d'autre grâce que
la désuétude; presque toujours ils ont été remplacés, et les
réunir aujourd'hui pêle-mêle avec ceux qui les remplacent, ce
serait ne parler la langue d'aucune époque et chercher le naturel
dans l'archaïsme. » Voilà pour les archaïsmes.
Le corps de l'ouvrage ne témoigne pas d'un exclusivisme
aussi entêté; et on peut citer nombre de mots qui furent admis :
confluer, corpulent, enivré, déhontè, désappointement, dissenti-
ment, décaver, écouteur, endolori, envahisseur, étranf/eté, explorer,
entr ouverture, se fendiller, glabre, Iiivernage, illégalité, inanité,
italianisme, jésuitique , lucidité, marteleur, mielleusement, mondey
ourdisseur, paterne, population, etc. En somme, l'Académie res-
tait fidèle à son système, appuyer les tendances conservatrices,
mais ne pas s'obstiner contre l'usage.
Les grammairiens. Le purisme. — L'autre centie d'hy-
percritique était la Société grammaticale, fondée par Domergue,
qui, à travers diverses vicissitudes, était parvenue à subsister..
Au commencement de la Restauration, elle avait |)Our président
Lemare, et Vanier pour secrétaire. Elle ])ubliait les Annales de
grammaire (1818), auxquelles collaboraient Rutet, Scott de
Martinville, Perrior. En 1827, elle était présitb^e par Resclier.
\. (>f. Hr/j. (le Lebrun à Salvanch/. iM avi-il \ii;U).
2. Sur In. langue fran[aise. t'orlr. litlcr.. 11. ;î'.t() cl siiiv.
LA LANGUE LITTERAIRE 713"
quand un de ses membres, Marie, dont nous aurons à reparler,
recommença à faire paraître une publication rég'ulière, le
Journal grammatical et didactique, qui passa successivement
entre plusieurs mains et changea un peu d'objet et de forme,
mais prolongea sa vie pendant de longues années. A côté des.
« Solutions et des parties didactiques ^), le Journal renfermait
une partie polémique et critique, « principalement exercée
contre les écarts du romantisme ' ».
C'eût été peu de chose que ces deux (4ats-majors, quel que
fût alors l'ascendant de l'autorité, s'ils n'avaient disposé d'une-
armée toute-puissante, constituée par les professeurs et les
maîtres de l'Université. Encore que démembrée, l'organisation,
scolaire napoléonienne subsistait : un enseignement d'Etat était
institué, qui descendait jusqu'aux villages, et dans cet enseigne-
ment, tout à la base, une place était faite à la langue et à la
grammaire. Il y avait une grammaire d'Etat, que les concur-
rents de l'enseignement libre étaient bien contraints de suivre
à })eu près à leur tour, et cette grammaire était naturellement
celle de Lhomond et de Noël et Chnpsal -, la grammaire des-
grammairiens.
Rien d'étonnant dès lors qucdle régnât dans la masse bour-
geoise, dont elle constituait en grande partie la culture. Peu.
à peu même, et cela jusque dans les couches très basses de la
population, on s'était pris d'un vrai culte pour la correction,
on s'était piqué de jnirisme grammatical, la casuistique du
langage avait fini par amuser, quelquefois par passionner les
esprits. Les « gasconismos corrigés » continuaient à avoir la
vogue, un Manuel de la pureté du langage (par Blondin) entrait
dans la collection des manuels pratiques de Roret. L'heureux
temps durait encore où au théâtre on amusait le public avec
1. Les diverses séries sont assez difficiles à reconsliluer. Je n'en possède que
d'incomplètes. La Sorbonne n'a pas non plus toute la suite. Voir à la Bibl. Nat.,
Inv. X, 13391 à 13i02, où il manque aussi des livraisons. La 2° série dirigée par
Redler (1831) a pour rédacteurs : MM. d'Aceto, Auguès, député; Bébian, Bescher,
Bessières, Bonil'ace, Borel, Boussi, Gayuela, Costaz, de l'Institut, Daujon, Daunou,.
de l'Institut, Dessiaux, Fellens, de Gérando, de l'Institut: l'abhé Gérard, l'abbé
Guillon, conserv. de la bibl. Mazarine; Johnson, Laromiguière, de rinslitul, le
[)' Ledain, Lemare, Lévi, Lourmand, Mac-Carthy, Marrast, baron Massias,
Michelot du Th. Français, Palla. Perrier, Quitard, etc. Bibl. nat. Inv. X. 13 397.
■2. Le premier ouvrage grammatical de Chapsal est de 1808. Il avait depuis ren-
contré Noël, inspecteur général des études. Leur Grammaire fronraise eiii de 1823 ;.
le Nouveau Dictionnaire de 1826.
714 LA LANGUE FRANÇAISE
les fautes de Pataquès (1802). M. Syrieis de Mayrinhac avait
excité l'hilarité de ses collègues de la Chamhre des députés en
parlant d'une somme conséquente. Et les grammairiens racon-
taient avec admiration que lord Holland avait reproché à Tal-
h'vrand d'avoir employé l'affreux verhe : se suicider '.
Ce purisme avait ses fanatiques jus(|ue dans les rangs de
ceux que leur esprit portait à toutes sortes d'innovations en
politique, et même en littérature. C'est là une chose importante
à marquer. Non seulement des libéraux, comme Carrel, Ben-
jamin Constant, Déranger, se rencontraient avec de Bonald %
pour soutenir les mêmes doctrines conservatrices en littéra-
ture. Mais plusieurs, qui avaient en littérature des tendances à
s'écarter des anciennes règles, étaient hostiles à l'idée de toucher
à la lang-ue, comme Stendhal ^ Qu'on prenne une des listes
quelconques que les romantiques ont dressées, aucune n'in-
dique même approximativement les noms des novateurs en fait
<le lang^asre.
Causes de faiblesse. — Ce qui perdit les grammairiens clas-
siques, ce nest donc ni l'infériorité du nombre — ils avaient la
masse avec eux — ni le défaut d'appui — les « grands corps
constitués», la plupart des journaux étaient de leur parti et les
écrivains demeuraient sing-ulièrementpartag-és — : ce n'est même
1. Comparer celte anecdote, rapportée par le Dictionnaire ilu langage vicieux
(183o), 383 :
•■ Le ministre de la guerre (à la tribune). Le ministre ne peut, de son propre
mouvement, former ou dissoudre une armée; l'armée est constituée par ordon-
nance du roi. Lorsqu'il a s'agi de former l'armée du Nord ■• [Rires).
« Une voix du centre. Il n'y a pas là de quoi rire: on voit liien (pie M. le
Ministre veut dire : lorsqu'il s'est agi.
« Le ministre. Dans ce cas, c'est le gouvernement qui est intervenu, de même
lorsqu'il a s'agi.... [Nouveaux rires).
« Une voix à droite. Ces ex])lications ne sont jioinl d'un lion fi-aiiçais (Cli. des
dép., 2o fév. 1834. Courr. fr. du 26 fév.).
■2. Voir les théories de Bonald sur les langues, dans ses Mélanges, I, 388.
3. Voir Racine et Slia/,espeare. p. 115 et suiv. : « 11 ne faut pas innover dans la
langue, parce que la langue est une chose de convention. Laissons cette gloire
(d'inventer des tours nouveaux) à M"" de Staél, à MM. de Chateaubriand, de Mar-
changy, vicomte d'Arlincourt, etc. 11 est sûr (|u'il est plus vite fait d'inventer un
tour que de le chercher péniblement au fond d'une Lettre provinciale, ou «l'une
harangue de Patru. »
" Une langue est composée de ses tours non moins que de ses mots. Toutes les fois
qu'une idée a déjà un tour qui l'exprime clairement, pour(|uoi en produire un
nouveau? on donne au lecteur le jtetit chatouillement de la surprise; c'est le
moyen de faire passer des idées communes ou trop usées.... Peut-être faut-il être
romantique dans les idées, mais soyons classiques dans les expressions et les
tours; ce sont des choses de convention, c'est-à-dire à peu près immuables ou du
moins fort lentement changeal)les. ■>
LA LANGUE LITTERAIRE 7i:i
pas res])rit de changement, largement contre-balancé par l'es-
prit de routine, c'est par-dessus tout l'abus qu'ils firent de la
tyrannie, et la manière sotte dont ils voulurent emprisonner
leur « tout aimée », comme l'appelait Boniface.
Au lieu de se laisser aller à des concessions graduelles, sui-
vant l'esprit de Nodier, par exemple, de relâcher avec prudence
les liens devenus trop étroits, en présence du romantisme il se
fit une subite réaction. De même qu"à l'Académie on revint sur
les concessions qu'on faisait à un Lacretelle ou à un Lebrun ',
de même dans les Académies grammaticales, on rompit avec
le timide libéralisme de Domergue. El quand on fit des
sacrifices, ce ne fut que par à-coups et de mauvaise grâce -.
Le moindre défaut des aristarques grammaticaux était d'être
ennuyeux et pédants. Car, bien qu'on ne sache ce qui était
plus haïssable, du ton rogue et prétentieux dont ils jugeaient
parfois, ou de la fausse modestie et des grâces niaises qu'ils
mettaient ailleurs dans la discussion, ce sont là défauts de
forme, véniels après tout. Qu'ils soient partis en guerre contre
tout et tous, qu'ils s'en soient pris aux enseignes, aux pros-
pectus, aux maires de village, comme aux mandements des
évêques et aux ordonnances royales % c'était encore un ridicule
pardonnable, puisqu'ils se censuraient aussi entre eux, et avec
la dernière sévérité, que les princes de la bande eux-mêmes : les
Boniface, les Landais, les Blondin, n'étaient point épargnés
par leurs confrères '*. Leurs réclamations contre les « tailleur
civil et militaire » ne gênaient pas plus le commerce, que leurs
gourmades ne troublaient NN. SS. les évêques de Séez ou
d'Avignon. Il est cependant intéressant de constater ce que leurs
polémiques aboutissaient à montrer, à savoir que personne, pas
même eux, ne possédait ce qu'ils prétendaient enseigner; autre-
1. Voir la Réponse d'Auger à Droz le 7 juillet 1825 et celle de M. de Féletz à
Lebrun le 22 mai 1828.
2. On acceptait un jour des néologismes comme sombrosité et instantanément,
eu faisant des ■■ vœux pour ([ue les auteurs sortissent des sentiers bal tus » ; à une
autre occasion on insérait des projiosilions pour enrichir la langue, pour aller
fouiller le •■ riche trésor » des archaïsmes. Puis on retombe aussitôt dans la
néophobie étroite et niaise que Saint-Géran lui-même se voyait déjà forcé de
railler. (Voir Journ. gr., 1828, 471-473, 1831, p. 30, 84 et 19.)
3. Omn. du lang.. 132; Ann. de gr., I, 2.j, 102, 199, 228; /. de la l. fr., 1, 102,
1831, 431 et suiv.
4. Journ. de la l. fr., 1831, 239, 1838, I, 411, 422, etc.
7IG LA LANGUE FRANÇAISE
ment dit (jue nul ne parvenait jamais ni à parler ni à écrire
selon leurs prétendues règles. Ceci n'est i)as sans éclairer déjà
le caractère de ces règles. Mais il faut feuilleter pendant quel-
ques jours les recueils des derniers théoriciens du verbe post-
classique. On en oublie toutes les excentricités de Petrus Borel,
on pardoime à toutes les rodomontades de Th. Gautier, on
savoure toutes les invectives et les plaisanteries de Hugo. Nous
n'avons plus, que je sache, les procès-verbaux des assemblées
de la rue du Bouloi, il nous en reste les extraits fournis par
le Journal de la langue française, et on peut y voir de quel ton
et avec quelle suffisante naïveté l'aréopage se livre à l'examen
des grands écrivains classiques ou modernes, comment on dis-
serte, débat, et tranche sans que personne sache désormais-
au nom de qui et de quoi.
Au nom des « auteurs »? Quelques arriérés seuls, comme
Lemare, recueillent la « grammaire des auteurs »; depuis
longtemps on ne fait plus que la « grammaire de leurs
fautes ' ».
Au nom de l'usage? mais il ne peut plus en être question.
Sous l'influence des purs condillaciens, les grammairiens pra-
tiques en étaient arrivés au terme logique de l'évolution de leur
méthode. Boussi l'a proclamé nettement, reniant définitivement
les ancêtres du xvu'' siècle, abandonnés depuis longtemps :
« Fonder la règle sur l'usage, dit-il, c'est la livrer à la merci
de la puissance la plus capricieuse et la plus mobile ; c'est bâtir
sur le sable, renverser le rapport de la cause à l'elTet. La règle
n'est pas l)onne parce qu'elle est conforme à l'usage; à l'inverse,
c'est parce qu'il obéit à la règle, que l'usage est bon... L'usage
n'est que le tyran des langues, et non leur souverain légitime.
Le temps est venu de le faire descendre d'un trône usurpé! »
(/. d. l. l. fr., 1838, I, 302-303.) Sur ce trône, à la place de
l'usage, on met une prétendue logique, puérile et ignorante,
1. Le 26 décembre 1830, c'est à J.-J. Roijsseau (lu'dii en a, à i>ro|)os de celte
phrase : ■- Où que vous soyez, vous êtes morl ])()ur moi ». Lemare, Quitanl,
Bescher, Sabathier, Lévy, sont les clianipions princii)aux qui l^ataillent sur cette
construction; après quoi on accorde avec sérieux que Rousseau est un bon écri-
vain, mais que la locution employée est tombée en désuétude, et qu'on ne peut
la prendre pour un modèle de la bonne diction (26 déc. 1830). Un autre jour, c'est
La Fontaine qui fait les frais de la séance (J. d. l. L fr.. 1831. p. 21:j);une autre
fois, c'est Lamartine {ih., p. 219).
LA LANGUE LITTERAIRE 717
dépravation dernière d'une philosophie des langues déjà incom-
plète et erronée * .
Si les « raisonnements » sur lesquels on se fondait se jugent
assez vite, il faudrait des pages pour faire voir comment on
arrivait à faire une grammaire épineuse, inextricable, tracas-
sière, un vocabulaire décharné. Les moindres nouveautés étaient
suspectes : des mots tels que buvable {M an. de la pur. cl. /.),
poussiéreux (Wey, Rem., I, 399), architectural (là., I, 409), des
expressions comme morceaux historiques pour morceaux d'his-
toire (,/. d. l. l. fr., I, 97), goutte par goutte {An7î. de gr., 265).
En outre on s'en prenait à des locutions déjà reçues : civet
de lièvre, monter au grenier, allumer du feu, soi-disant pléo-
nastiques {Dict. du lang. vie, SI, 22, 254); rue passante, franc-
maçonnerie, illogiques de forme {Ib., 292, 175); une foule
d'autres : faire des dents, faire une maladie, il fait du vent, avoir
du mal à faire une chose [Ib., 158, 157, 229), je sors d'être
malade {Om. d. /., 136), rincer du linge {Dict. du L v., 377),
prendre froid {Ib., 175), tout plein de {Ib., 311), dormir un somme
{Ib., 119), prendre peur (,/. d. L l. fr., l, 508), accusés qui d'être
vieux, qui d'être mal faits, qui d'avoir mangé la lune. Inévita-
blement la réaction se fùt-produite. Des protestations contre
ces excès se lisent chez les écrivains les plus classiques, chez
Courier par exemple. Et les libertés qu'ils prennent avec tout
ce fatras de règles en est une autre.
Il existe une bien signiûcative lettre de Dussault à Villemain
sur ce sujet, que les Débats du 11 juin 1824 signalent avec
raison. C'est une longue et énergique protestation contre ce
1. Ainsi pourquoi pensez-vous qu'il faille dire trois heures trois quarts, plulôl
que quatre heures moins le quart"! ■< C'est parce qu'il ne serait pas raisonnable
de préférer à une idée qui est exacte et complote, une autre idée que l'on sait
devoir soi-même bientôt modifier. " {Dict. d. lanq. vie., 1835, 332.)
Encore là ne font-ils qu'expliquer, mais au nom de la même méthode on juge
et on prescrit. Il est recommandé de ne pas dire : il y avait sept à huit femmes
dans cette assemblée, sous prétexte que cela signifie : « de sept à huit, c'est-à-
dire sept et quart à sept et demie, ce qui est une pensée absurde >- {Omnibus du
langage, Lemare, Gr. fr.). Évitez l'expression baignant dans son sang, « parce
que le participe présent implique dans un verbe neutre d'action l'idée d'un
mouvement qu'on trouve fort rarement dans l'homme qui baigne dans son sang. -
{Dict. du l. vie, 1835, p. 60.) \e dites pas tiien malade, le mot bien ne doit pas
être suivi d'un mot exprimant une idée de mal. {Ih., p. 64.)
Et c'est là-dessus qu'on j)roclamait que c'était un bienfait inestimalile qu'une
faute contre la langue française fût eu général une faute contre le bon sens.
(Journ. gr., 1830, p. 335.)
718 LA LANliUK FUANÇAISK
purisme « qui n'est souvent qu'une erreur ». Dussault y discute
le prétendu avantage qu'on trouve à la disparition des idiotismes,
et aux soi-disant réformes (ju'introduil dans les langues l'ana-
lyse philosophique, sous le nom de Grammaire générale. Et
l'auteur donne cette large définition : « La grammaire d'une
langue est le tableau de sa syntaxe étudiée sur les écrits de ses
meilleurs auteurs, et consacrée par la sanction de l'usage '.»
Tôt ou tard, ces plaintes eussent été entendues par les
écrivains. Leur subordination à la règle logique ne pouvait
durer.
Or, pour comble d'infortune, pendant que les « principes »
étaient battus en brèche, il arriva que le fondement même de
la doctrine se trouva ruiné par le progrès des études linguis-
tiques, quand la méthode historique vint supplanter la logique.
Prenons pour exemple toutes les théories sur l'ordre logique
fies mots. Le xvui'' siècle s'était employé à démontrer que
l'ordre français ordinaire : sujet, verbe, attribut, était l'ordre
« naturel ». Et au nom de ce principe « philosophique », on
combattait l'inversion. Mais que devait-il advenir de ces théories,
le jour oij il serait établi que cette construction prétendue
nécessaire n'était devenue que récemment d'un usage régulier
et général - ?
Or l'histoire de la langue devait nécessairement s'ébaucher
sous l'intluence de la curiosité qui étendait l'histoire litté-
raire. Dès le xvni" siècle, ces études avaient commencé; au
début du XIX' siècle, elles reprennent faveur et avec Fauriel et
Raynouard font d'énormes progrès. Même avant que Diez ait
fondé scientifiquement la grammaire comparée des langues
1. Il ajoute : « Des gens de goiU regrelloiit plusieurs mots que notre idiome en
s'épurant a laissés dans la diction de nos vieux auteurs; mais qui ne regrette-
roit encore plus ces gallicismes qu'avoit retenus et admis notre langue perfec-
tionnée? En adoptant une marche, au premier coup d'œil, plus régulière, n'a-
t-elle rien sacrifié de la liberté de ses mouvements? Cet accroissement de régu-
larité est-il même bien incontestable et, si l'on peut en douter, la correction
qui se montre avec une sorte de faste, et qui veut se faire sentir, vaut-elle la
correction qui se cache sous un air de négligence et qui se laisse deviner?
Celte espèce de roidcur, cette tension, à mesure qu'on a pris soin d'écarter les
gallicismes, est-elle une acquisition dont on doive se féliciter, ou un défaut
qu'il faille déplorer? » (Voir Duss., Ann. lilt.. V, 3't9.)
1. X.'llisloiie (le la langue française de Henry, tout embryonnaire qu'elle est,
'renferme déjà des pages libérales. Voir, sur la nécessité de la néologie, 11, "G,
et sur les excès de la correction, 11, W», des remarques très justes, ces ilernières
empruntées du reste aux Mélanges liltéraires.
LA LANGUE LlTTERAIltE 719
romanes (1836-1842), on en sait assez pour voir combien
l'ancienne manière de poser, Je discuter et de résoudre les
questions de langue était étroite et fausse. Et la grammaire
historique, dès son début, devient Fauxiliatrice des novateurs.
En 1833, le Dictionnaire du langage vicieux résume encore
prétentieusement les velléités tyranniques de l'école autoritaire :
« La tâche difficile mais glorieuse de réformateur de notre
langue, dit-il, ne pourra jamais être remplie avec succès que
par une réunion de savants, dont les opinions éclairées et una-
nimes, appuyées sur des noms compétents et connus, pénétre-
raient en peu de temps dans la masse de la nation. »
Bientôt les nouveaux grammairiens, les Génin, les Granier de
Cassagnac, les Renan, quelle que soit leur valeur et leur doc-
trine, sont d'accord pour répondre : « Toutes les fois que les
grammairiens ont essayé de dessein prémédité de réformer
une langue, ils n'ont réussi qu'à la rendre lourde, sans expres-
sion, souvent moins logique que le plus huml)le patois ^.. »
« Une foule de soi-disant grammairiens ont subtilisé sur les
mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions
sophistiques, de règles fausses, de difficultés chimériques; ils
ont rempli la grammaire de fantômes -. »
Les révolutionnaires. Leurs manifestes.
Leur programme .
Première impression. Quelle a été l'importance de
la révolution? — Les innombrables pamphlets ou articles
où l'on essaye de combattre les romantiques omettent rarement
de répéter l'accusation qu'ils ignorent la langue française et
la détruisent. Mais presque aucun ne prend soin de fonder ce
reproche sur quelques griefs précis. Les quelques-uns qui s'y
risquent laissent le lecteur plus perplexe encore ^
1. Renan, Or. du lang., 18o8.
2. Génin, Var. du l. fr., XXX, 1S4d. Cf. Gran. de Cass. De la nature et des lois
du style [Œuv. litt. 2T2).
3. L'auLeur des Occidentales (Paris, 1829, B. Nat., Inv. Ye, 29 186) s'est appliqué
à éplncliei'le recueil qu'il parodie; il y a trouvé, sans parler de quelques images
qu'il désapprouve, trois ou quatre expressions <■ vulgaires », telles que la tête
720 LA LANGUE FllANÇAlSK
Car nombre de ces prétendues licences sont souvent autori-
sées par l'usage antérieur. Ce sont des archaïsmes, non des
nouveautés, telles que : changer sa bague à l'anneau de mon
doigt. {Hem.) — A-t-il pas sa France très chrétienne? (Fb.) —
Ces voûtes solitaires Ne devraient répéter que paroles aus-
tères {Ib.). — Mais le roi don Carlos répugne aux trahisons^ [Ib.)
Si les critiques ne le voient pas, c'est (ju'ils ignorent,
•<]uelquefois volontairement, la langue des grands écrivains.
Après avoir lu quelques douzaines de leurs œuvres , on en
vient à se demander si Hugo ne s'est pas vanté, et s'il a bien
mérité la réputation qu'il a eue, et à laquelle il tenait tant,
4'avoir révolutionné la langue '.
La raison de la méprise de tous ces malveillants, c'est qu'ils
ont cherché dans Hugo des « fautes ». Il le fallait en effet pour
l'accuser d'être l'Attila de la langue française. Mais la recherche
devait forcément être infructueuse. W y a des fautes sans doute
dans Hugo, comme dans Racine, comme dans n'importe quel
la première, jeter bas-^ l'accumulation de termes de marine dans A'ofrtJ'/n, cet
•inventaire après décès de la flotte ottomane, a chocjué son goût; quelques nou-
veautés de syntaxe l'ont arrêté : Monte, écureuil, inonte au grand chêne. Sur la
branche des deux prochaine [Attente); par les champs de maïs [Lu Bat. perdue);
se peut-it qu'on fuie Sous l'horrible pluie? tour équivoque, puisque se peut-il point
en général Tétonnement. Et c'est là tout, ou à peu près, ce qui doit nous
prouver que Hugo ne sait pas sa langue.
L'auteur des Réfierions d'un infirtnier sur le drame cVHernani (Paris, ISHO) n'a
guère trouvé plus, malgré tout autant de malveillance et plus de pédanlisme
encore. En réunissant ses notes à celles de Brévalles (Èpitre à M. V. Huqo) et à
l'examen systématique du premier acte de la même pièce par le Journal fjram-
malical (V, 332 et 369), bien que ce dernier soit l'œuvre d'un des grands hommes
de la grammaire d'alors, Marrast, quand on a éliminé les invectives vagues,
les reproches de mauvais goût, et les querelles injustifiées, il reste l'impression
d'un auteur qui s'est quelquefois licencié de la règle mais assez timidement.
Voici en gros l'addition de ces ■< fautes » telles qu'elles sont relevées dans les
pamphlets : Impropriétés d'expression : Joignant les mains avec scandale
(= scandalisée) — Pourquoi le ciel mil-il mes jours si loin des vôtres? — ... à
ce bourdonnemetd Que nos ambitions font sur ton monument. — Ah! c'est un beau
spectacle, à ravir la pensée Que l'Europe ainsi faite, et comme il l'a laissée!
— Le duc précédant le roi, une cire à la main. — Je te tiens, et Vassi^e/e.
Syntaxe : Singulier pour le pluriel : <■ QuMmportc ce que peut un nuage des
airs Nous jeter en passant de tempête et d'éclairs? » — « Que pour qui : 7i<'est
ce seigneur? >■
Mélange des temps : » s'il allait me parler, s'il s'éveille, s'il était là! »
Prépositions mal employées : •■ Me suivre dans les bois, rfa»s les monts^
sur les grèves, chez des hommes pareils aux démons de vos rêves. »
Ellipses : « le duc. son vieux futur, est absent à cette heure. Sans doute elle
attend son jeune. — Vieillard, va-t'en donner mesure au fossoyeur. »
1. Ce qui justifie ses ennemis, c'est (jue ses amis ne trouvaient pas mieux.
Ch. .Magnin, en 1840, après avoir inventorié les fautes ilaus les Hayons et les
Ombres, en faisant ])reuve d'une sévérité méticuleuse, triomphait de ne pas
arriver à un total d'une douzaine.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 721
écrivain de premier ordre, mais en nombre infiniment petit.
« Nous sommes trois à Paris, disait Balzac, qui savons notre
langue, Hugo, Gautier et moi. » Hugo en effet a su la langue
comme personne, il a eu un sentiment presque impeccable de
la correction véritable. On sait qu'il en était fier et qu'à l'Aca-
démie il s'autorisait souvent de celte conscience qu'il avait d'être
un grammairien d'instinct pour discuter avec les théoriciens
classiques, en particulier avec Cousin '.
Toutefois, si Hugo n'a pas « détruit la angue », il ne faudrait
pas se laisser aller non plus, comme nous serions tentés de le
faire, blasés que nous sommes par les habitudes d'un temps
1. Voir P. Slappfcr, Les Avlistes jiigps et parliex, Causeries parisiennes, 2° Cau-
serie. Le Grammairien de Haiileville-Uoiise (1872, p. 44-47) : •• Un jour. M. Ville-
main faisait lecture à l'Académie d'un des essais envoyés au concours pour le
prix d'éloquence. Un mol s'y rencontre qui lit bondir M. Cousin sur son fauteuil;
il interrompit brusquement le secrétaire perpétuel : « Qu'est-ce que c'est que
ce néologisme? ô langue affreuse de notre époque! Voilà, voilà comment on
écrit aujourd'hui! Voltaire avait bien raison de dire que nous dégringolons dans
la barbarie! Messieurs les romantiques ont créé un nouvel idiome! Lisez tous
les écrivains du wu" siècle, oui tous!... quand vous les aurez lus, relisez-les
encore! je vous mets au défi de m'y montrer ce mot! » On s'attendait à voir
V. Hugo relever le gant. Mais lui, s'adressant tranquillement à l'appariteur :
« Pingard, lui dit-il, veuillez aller prendre dans la bibliotlièiiue le Voyage en
Laponie de Regnard, troisième volume de ses Œuvres complètes ".Grand silence.
L'appariteur sortit, et au bout d'un moment revint avec le volume demandé. Il
le remit à Victor Hugo. Celui-ci l'ouvrit, pria M. Villemain de vouloir bien
relire tout entière la phrase oii se trouvait le mot incriminé; après quoi, il lut
à son tour d'une voix nette et ferme un passage du Voyage en Laponie, qui
contenait le même mot employé dans le même sens, ferma silencieusement le
volume, et le rendit à l'appariteur. M. Cousin était battu. -
Comparez à cette anecdote vraie ou fausse les vers moins connus de Pommier
{Crdneries et dettes de cœur, p. 41) :
ViCTon Hugo et l'Académie françai?e.
Que sont ces éi)lucheurs, ces hommes importants
Qui vannent le langage, et qui passent leur temps
A définir des mots par ordre alphabétique,
Auprès de ce géant du monde poétique?
Pourtant, à cela même il se connaît assez.
J'ignore ses projets sur ce point; je no sais
Si Taigle assidûment voudra quitter son aire
Pour travaux de critique et de dictionnaire :
Mais je sais bien, du moins, qu'il peut ex prol'csso,
De la langue française embrassant le faisceau,
Vous tracer son histoire, et que ce grand artiste
Défierait là-dessus le premier grammatiste '.
Pourquoi non? doit-il pas, lui, poète divin.
Connaître du discours et le fort et le fin?
D'après des feuilletons, dans le monde on le taxe
D'altérer le français, d'ignorer la syntaxe.
Or il est bon d'apprendre aux niais de salon
Que jamais en ce genre on n'en a su plus long,
Que ce rare écrivain s'est rendu familière
I.a phrase au franc parler de Régnier, de Molière,
Qu'il est national, d'un vrai goût de terroir.
Et que Corneille en lui reconnaîtrait son hoir...
Histoire de la langue. VIII.
46
722 LA LANGUE FRANÇAISE
qui a remué tout dans le langage, à diminuer l'importance des
réformes qu'il a fait aboutir. Il faut nous reporter par la pensée
aux mœurs littéraires de ses contemporains, et nous sentons
alors quels étonnements ont dû leur causer des vers comme
ceux-ci, que je prends au début des Feuilles cVautonuie :
Je pourrai dire un jour, lorsque la nuil douteuse
Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse.
Comment ce haut destin de gloire et de terreur,
Qui remuait le monde aux pas de l'empereur,
Dans son souffle orageux m'emportant sans défense,
A tous les cents de Cair fil flotter mon enfance.
Tout ce que j'y soulii^ne était nouveau ^
Les premiers manifestes. — C'est en 1827 que les
romantiques commencèrent à poser la question. Un correspon-
dant du Globe, le 18 octobre, avait attaqué, timidement encore,
il est vrai, et avec des concessions, le préjugé reçu sur la fixité
des langues ^ A quelque temps de là paraît la « Préface de
Cromwell », datée de 1828, mais composée dans les derniers jours
de 1827, et répandue dans des conversations assez longtemps
auparavant. Hugo, tout en affirmant pour la correction le res-
pect profond qu'il a toujours sincèrement professé, y secoue
dun coup la tyrannie grammaticale. A la règle écrite et exté-
rieure des grammairiens, il substitue en etTet une loi naturelle
et intime fondée sur le sentiment personnel de l'écrivain, et
sans se dissimuler les conséquences de ce nouveau protes-
tantisme, il proclame que la liberté et le mouvement seront
1. Comparez Musset, Les marrons du feu :
Oli ! je le montrerai, si c'est aiircs deux ans,
Deux ans de grineements de dents et d"insomnic,
(Ju'unii Ceninie pour vous s'est tachée et lionnie,
Qu'cWc n'a plus au monde, et pour n'en mourir pas,
Que vous, que votre col où pendre ses deux bras,
Qu'elle porte un amour à fond, comme une lame
Torse, qu'on n'otc jilus du cœur sans briser l'ame.
Si c'est alors qu'on peut la laisser, comme un vieux
Soulier qui n'est plus bon à rien.
2. « Tout le monde accorde que les langues sont modifiées par l'aspect du pay>,
la nature du climat, les institutions, les mœurs, la religion, les coutumes, etc.
Mais si le climat, l'aspect du pays ne changent guère, il en est autrement des
idées, des mœurs, des lialiitudes. Il semble donc (]ue la langue doive changer
en même temps. Qu'elle clieiche dans ses propres entrailles de quoi se régé-
nérer, soit : mais qu'elle ne prétende pas là l'immobililé. A d'autres pensées il
faut un autre corps, une autre forme à d'autres inspirations. ■■
LA LANdUE LITTÉRAIRE 723
la forme nécessaire de la religion de la langue, ainsi entendue •.
L'idée, une fois exposée dans ce retentissant manifeste, toute
la troupe la reprend et la développe. Et dès 1828 il est visible que
la question de style et de langue est le fond même de la querelle.
Le Globe du 26 novembre - le voit bien. •^ Créer une langue!
Et pourquoi non? »
Et depuis 1829, sans que ce chapitre soit souvent développé
ex professa, les romantiques revendiquent tour à tour, avec
1. Il importe de rapporter ces pages mémorables :
" Au demeurant, prosateur ou versificateur, le premier, l'indispensable mérite
d'un écrivain dramatique, c'est la correction. Non cette correction toute de
surface, qualité ou défaut de l'école descriptive, qui fait de Lhomond et de
Restant les deux ailes de son Pégase; mais celte correction intime, profonde,
raisonnée, qui s'est pénétrée du génie d'un idiome: qui en a sondé les racines,
fouillé les étymologies; toujours libre, parce qu'elle est sûre de son fait, et
qu'elle va toujours d'accord avec la logique de la langue. Notre Dame la gram-
maire mène l'autre aux lisières; celle-ci tient en laisse la grammaire. Elle peut
oser, hasarder, créer, inventer son style; elle en a le droit. Car, bien qu'en
aient dit certains hommes qui n'avaient pas songé à ce qu'ils disaient, et parmi
lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue française
n'est point fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L'esprit
humain est toujours en marche, ou si l'on veut, en mouvement, et la langue
avec lui. Les choses sont ainsi. Quand le corps change, comment l'habit ne
changerait-il pas? Le français du xix'' siècle ne peut pas plus être le français
du xvui'', que celui-ci n'est le français du xvn'', que le français du xvir n'est
celui du xvi". La langue de Montaigne n'est plus celle de Rabelais, la langue de
Pascal n'est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n'est plus celle
de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce
qu'elle est originale. Toute époque a ses idées propi-es, il faut qu'elle ait aussi
les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent
sans cesse. A certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et
en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi, sèche et s'cllace
du sol. C'est de cette façon que des idées s'éteignent, que des mots s'en vont.
11 en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y apporte et en
emporte quelque chose. Qu'y faire? Gela est fatal. C'est donc en vain que l'on
voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme
donnée. C'est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s'arrêter;
les langues ni le soleil ne s'arrêtent plus. Le Jour où elles se fixent, c'est qu'elles
meurent. Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une
langue morte. « Ed. Souriau, p. 286.)
2. <■ Corneille n'a-t-il pas créé la sienne? A ([ui Racine a-t-il emprunté la langue
iVAiulromaque'! Et tous nos grands prosateurs, Pascal, Bossuet, La Bruyère,
Montesquieu, M. de Chateaubriand, n'ont-ils pas créé un langage suivant le
besoin de leurs idées et de leurs sentiments? La langue de M. Villemain, si
pure, et comme on dit pour cela sans doute, si classique, n'appartient-elle pas
à. lui seul? Les- mots, les phrases les plus simples ne prennent-ils pas une
acception toute nouvelle et une physionomie imprévue sous sa plume? C'est là
créer une langue. Il est impossible que de nouvelles idées n'amènent pas une
langue nouvelle, contre laquelle on se récriera Jusqu'à ce que l'usage l'ait
adoptée, usée et vieillie à son tour... La querelle du romantisme commença par
une question de style : ce fut Alala qui la fit naître; depuis elle s'est étendue,
agrandie, et après avoir parcouru le cercle, elle revient au point de départ. La
Jeune école poétique, d'accord sur tous les points avec l'école des prosateurs,
tente donc de plus que celle-ci la réforme de la langue. ■' (VI, Hi, au sujet de
la Marie de Brahant d'Ancelot.)
724 LA LANGUE FRANÇAISE
plus ou moins de violence et des exigences variables, le droit
d'innover*. Ch. Magnin, dans un des plus audacieux articles,
pose nettement les droits du poète en rappelant la critique au
rôle qui lui convient : « La souveraineté sur le lang^age, le droit
de le refrapper à sa marque n'a jamais été formellement reconnu
parla criti(|ue, et a toujours été pris d'autorité par la poésie -. »
Le programme de la nouvelle école. — Avait-on, dans
le cénacle, un programme de réfection de la langue? Sans
doute. Programme détaillé, non; programme déterminé, oui;
et ce programme était, somme toute, le même qu'on affichait à
propos d'art : conquérir la liberté.
En poussant })lus avant, il est visible qu'on sentait la langue
prisonnière de règles artiflcielles, le lexique décimé, et qu'on
savait oii étaient les responsables : ceux qui filtrant et refîltrant
depuis trois siècles, avaient fait enfin une langue parfaitement
claire, neutre, incolore et insi[>ide. Reprendre la prétendue
vase restée dans l'alambic, et la rejeter dans la masse, voilà
l'opération essentielle à faire'.
1. Voir Epîlre aux anti-romantiques, par M. Ch. M. Paris, Vézarrl et C'*^, 1820, p. 7
(B. N., Y" 21 398). Comparez Nisard dans un article du 6 janv. 1829 et un autre
du 12 décemi)re 1S31 sur les Feuilles d'automne.
2. « L'historien, le légiste, l'écrivain politique, l'orateur même, tous ceux enfin
qui n'ont à exprimer que des idées positives, arrêtées, pratiques, peuvent à la
rigueur se contenter de la langue courante et commune. Mais il faut une
langue nouvelle au poète qui veut faire entendre des accents (]ue nulle oreille
humaine n'a entendus. Aussi les poètes dans l'acception la plus large de ce
mot sont-ils, selon nous, les vrais artisans des langues, ce sont eux qui les font
et les défont incessamment. Jamais grand poète n'apparut sans qu'aussitôt la
crili(|ue, gardienne du langage, ne se soit émue, et à bon droit. A peine Byroii
eut-il prononcé quelques mots que les judicieux écrivains de VEdinbunjh lieview
sonnèrent l'alarme... L'abbé Morellet eut aussi raison de cette manière, contre
Atala, alors que M. de Chateaubriand, dans la première elTervescence de son
génie, prenait des licences de poète avec la langue... Nous pourrions continuer,
et montrer M. de Lamartine d'aborii si rudement critiqué, et déjà amnistié
plus qu'à demi. Que conclure de là? Que tout attentat contre la langue est
légitime? Non, sans doute, mais qu'étendre, a^ssouplir, rajeunir le langage est
office de poète; que pendant le dernier siècle ce travail s'était jiresque arrêté,
qu'il n'y a pas une de nos métaphores les plus triviales qui, à sa naissance, n'ait
encouru l'indignation des puristes. ■•
3. Voir V. Hugo, Lit. et pfiil. mêlées. Préf. : » Au commencement du xvu" siècle,
la langue française, trouble et vaseuse, était une première liltration, résultat de
l'admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Régnier, ^\m sera plus tard
celle de Molière et de La Fontaine, et plus tard celle de Saint-Simon. C'était
une langue forle et savoureuse, pleine d'esprit, excellente au goût, ayant bien
la senteur de ses origines, une langue calme et transparente au fond de laquelle
on distinguait nettement ses magnili(|ues élymologies grecques, romaines, ou
castillanes.
" Dans la seconde moitié du xvu" siècle, il s'éleva une mémorable école de
lettrés, laquelle décida à tort selon nous pour Malherbe contre Régnier. La
LA LANCiUP] LITTERAIRE 725
Victor Hugo a trop de sens linguistique pour ne pas distinguer
que dans cette vase il y a deux parties : d'une part des mots et
des tours rejetés, mais qui vivent et auxquels il suffit d'ouvrir la
littérature pour qu'ils viennent apporter dans le trésor commun
leur énergie toute neuve, des ressources dédaig-nées, mais non
dég'radées, d'autre part des mots ou des tours qui sont morts,
tués injustement peut-être, mais tués tout de même, qu'on peut
mêler à la matière vivante, « suivant certaines doses ». De là
une volonté très ferme : reprendre, reconquérir à la littérature,
à la poésie même, toute la langue actuellement parlée, et en
outre une tendance : rechercher dans la langue passée ce qui,
jKiuvant être rajeuni, donnerait au français moderne plus
d'aisance et de variété.
Le mot propre et le mot noble,
La périphrase.
Les élégances des derniers classiques. — La première
réforme fut facile. On peut dire que les excès mêmes des adver-
saires la précipitèrent. Des deux catégories de mots exclus
au xvn^ siècle, les uns, les mots scientifiques, avaient, au
xvni* siècle, forcé la barrière, nous l'avons vu, mais on ne se
montrait que plus soigneux à écarter les seconds, les mots
« bas ». Jamais précieux, si renforcés qu'ils fussent, n'avaient
langue parut trop verte à ces sévères et discrets écrivains, et Racine la clarifia
encore une fois. Cette deuxième distillation, beaucoup plus artificielle que la
première, n'ajouta à la pureté et à la limpidité de l'idiome, qu'en le dépouillant
de presque toutes ses qualités savoureuses et colorantes. Toute chose va à. sa
fin. Le xvni" siècle filtra et tamisa la langue une troisième fois. La langue de
Ral)elais, d'abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine, acheva de
déposer dans l'alambic de Voltaire les dernières molécules de la vase natale
du xvi" siècle. De là cette langue du xviii" siècle parfaitement claire, sèche, dure,
neutre, incolore et insipide.
« Au xix" siècle les esprit sont déserté cet aride sol vollairien sur lequel le soc
de l'art s'ébréchait depuis si longtemps pour de maigres moissons. An vent phi-
losophique a succédé un souffle religieux, et il est apparu des hommes doués
de la faculté de créer et ayant tous les instincts mystérieux qui tracent son iti-
néraire au génie.
" 11 fallait d'abord colorer cette langue, il fallait lui faire reprendre du corps
et (le la saveur. 11 a donc été bon de la mélanger, suivant certaines doses, avec
la fange féconde de la langue du xvi° siècle, et nous ne pensons pas qu'on ait
eu tort d'infuser Ronsard dans cet idiome afl'adi de Dorât. »
12Ù LA LANIUK FRANÇAISE
dépassé dans leurs pudeurs littéraires les écrivains de la fin du
xviu* et du coniniencement du xix^ siècle. Victor Hugo n*a rien
exagéré, dans la ('('délire ])ièce des Contemplations (vn) :
La langue (itait LElat avant quatre-vingt-neur;
Les mois, bien ou mal nés. vivaient parqués en castes.
Il ne faut pas oublier que Delille a été blâmé pour ses
hardiesses '. On babiUe d'une périphrase les êtres, les objets,
les sentiments les plus faciles à nommer : une tasse de café*,
un nègre ^ ou une jeune mariée '\
C'était là une mode poétique, je le veux bien, mais une mode
que la contrainte grammaticale avait fait naître. Le mauvais
goût l'avait développée, l'étroitesse de la doctrine la rendait iné-
vitable. Il faut entendre M. de Bonald raisonner sur les prin-
cipes qui rendent et rendront toujours jtréférable la séparation
de deux langues, aussi nécessaire, suivant lui, en littérature
que la séparation des classes en politique {Mél. litf., I, 201).
C'est la suprême distinction de la littérature française parmi
les littératures européennes, et il ne tarde pas à en découvrir
le principe philosophique : « Mari et femme, dit-il, sont moins
nobles (\\iépoux et {\\\épouse, parce que mari et femme pré-
sentent des rapports de sexe qui ne conviennent qu'à la société
domestique, ou de production, et f\\i époux et épouse présentent
des idées d'engagement [spondere] consacrés par la société
publique, société de conservation... Fille est noble, mais si
l'on voulait désigner dune manière absolue une jeune per-
sonne, il faudrait se servir du mot vierge, qui l'enferme une
idée de purc^té, éminemment noble et que la religion partout a
consacrée dans son culte. Ce motif moral et religieux s'étend
jusqu'aux animaux, et il exprime pourquoi l'on ne peut se
servir, dans la haute jioésie, que du mot génisse... » Ce n'est
1. Voir V Appel aux principes ou observations classiques et liltéraires sur les
Géorqiqiies. An IX, in-S", B.-N., Z, 3n3 k.
2. Du grain de mocka la liqueur onflainmi'c
Qm fuino dans Talbâtre orné d'or et de fleurs
Dont l'an du ,Ta]ii)nais a iK'tri les couleurs.
ChénodoUé, Géii, (/c l'homme, ch. IV.
3. Los mortels qu'ont noircis les soleils do Guinée. (Id., ib.)
4. Celle dont liier la main tremblante et ])urc
Aux autels de l'iiynien suspendit sa ceinture.
(Bartlie, ap. Carp.)
LA LANGUE LITTÉRAIRE 727
pas que « dans le choix que fait notre langue entre les expres-
sions qu'elle admet comme nobles et celles qu'elle rejette
comme familières, il ne puisse se trouver quelque bizarrerie
qu'il serait difficile de ramener au principe général ». Mais,
somme toute, c'est dans la différence des deux sociétés publique
et domestique qu'il faut chercher la raison ijénérale de la dis-
tinction des termes nobles ou vulgaires. Il y a là un « senti-
ment de convenance sur les détails familiers », qui a passé
jusque dans le peuple, et qui est un bienfait lointain du christia-
nisme.
D'origine chrétienne ou non — il eût sans doute été plus juste
de dire monastique, — il est certain qu'un sentiment de ridicule
pruderie rég^nait dans le public, du moins dans le public des
livres et des spectacles. Lebrun, quoiqu'il eût enveloppé de
toutes sortes de périphrases le mot mouchoir :
Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,
Que pour toi, de ses mains, a brodé ta maîtresse,
céda aux avertissements pressants de ses amis, et le retira de sa
« Marie Stuart ». Lors de la première représentation du Ciel
d'Andalousie, le mot chambre excita des murmures, et il fallut
que le Globe rappelât Racine :
De princes égorgés la chambre était remplie '.
La didactique trahissait avec une naïveté pédantesque cet état
de choses. On en trouvera la moelle dans le Gradus fran-
çais, on dictionnaire de la langue j^oétique de Carpentier, paru
en 1822 -. Certains genres moins sévères que l'ode, la tragédie,
l'épopée admettent les mots âne, cheval, mulet, vache, haricot,
chou; des expressions basses, telles que chien, fange, pavé,
chatouiller, ayant été encadrées, ont pu entrer dans la poésie de
Racine. Mais si l'on en excepte la poésie familière, les expres-
sions suivantes sont trop languissantes pour être admises
dans les vers : car, cest jjonrquoi, afin que, pourvu que, pai'ce
que, de 7nanière que, de même que, à moins que, non seulement,
1. Pellissier, Le mouvement littéraire au XIX" siècle, p. 110.
i. 11 y en a une deuxième édition, Al. Johanneau, 1825. La doctrine de Carpen-
tier est du reste celle du Dictionnaire des runes de Richelet et de Wailly. Elle
est encore reproduite par Lefranc, dans son Traité de poésie, en 1842.
728 LA LANGUE FRANÇAISE
en effet, d'ailleurs, pour ainsi dire, outre que, or, donc, lequel.
Ne parlez pas dans la haute poésie de curiosité, dliabit (au
propre), de mentir, de vos pareils, de piliers. Racine a manqué
à la convenance quand il a employé l'adjectif amoureux en
l'appliquant aux personnes; apprivoiser souffre la même res-
triction. Chocolat est avantag^eusement remplacé par cacao;
diable par démon; mouton par agneau, ou bélier, suivant le cas;
peigne par ivoire, buis, écaille; religieuse ou nonne par vestale;
cloche par airain, prêtre par pontife, favorable ])q^v prospère.
Bien entendu on peut aussi avoir recours à d'ingénieux
détours. Au lieu de assassiner, dites percer le sein, enfoncer le
couteau, le poignard dans le sein ; Ghaussard a trouvé pour cha-
jjeau de paille :
Le chaume enlacé dont la voûte légère
Protège élégamment le front de la bergère.
Epouser, étrangler, pleuvoir, suivre, ramer, tuer, vieillir, lait,
outil, parenté, neveu, soufflet, tapisserie, poussière, toutes sortes
de substantifs manants, de verbes parias sont ainsi suppléés, à
défaut de « synonymes vice-gérants », par des phrases complai-
santes \
Les premiers qui eussent pu guérir le génie français de cette
aberration, Chénier et Chateaubriand, y manquèrent, Chénier
surtout. A travers quelques hardiesses, il écrit encore très fré-
quemment en style noble, et périphrase comme ses contempo-
rains :
Mon hôte maintenant que sous tes nobles toits
De l'importun besoin j'ai calmé les abois,
Oserai-jc à ma langue abandonner les rênes?
Chateaubriand, plus hanU, fut d'autre façon plus dangereux
peut-être. J'ai dit déjà qu'il emi)loie nombre de mots populaires
dans sa prose poétique ^ Mais d'une part, même dans les
1. Et il ne faixirait pas croire que Carpcnlier ait encliéri sur les autres; ce vers
de d'Arlincourt (Carol.) :
Les revers font parfois espérer le bonheur.
scandalisait les rédacteurs des Annales de grammaire (I, 265) : •• Parfois a été
employé quelquefois dans le style familier; il ne convient pas à l'épopée «.
2. Vil, 8oS. Il y en a naturellement de très familiers dans les Mémoires :
ébaubis (1, 370j, fringuer{Vi\)). dévaler (96), figure débi/fée (o9), des potées d'eau (58),
bras dégingandés {3Q), un lopin de cadet (15), où me foin-rer (324). Comparez des
LA LANGUE LITTERAIRE 729
Mémoires, il met souvent à entourer ces mots un soin qui
devait satisfaire les Carpentiers les plus exigeants '. Il le fait
mieux que d'autres, mais il le fait. D'autre part, il se sert
habilement de la périphrase, lui donnant une valeur et par suite
un attrait dangereux.
Les premiers novateurs, Soumet% Delavigne^ et aussi Lamar-
tine et de Vigny, sont encore infestés de l'habitude de tout enno-
blir. Combien, dans les Méditations et les Harmonies, voudrait-on
ôter de bronze, de lampe des nuits, de noir séjour l Sans doute
Lamartine a des témérités, mais c'est presque encore de l'Es-
ménard que ceci :
El le chêne à sa voix secoue
Le baume des sillons que la nuit a versé {Harm., m, 1824).
Très tard, jusque dans les Recueillements, traîne ce fatras
(Y aciers, de coursiers (xv), <Y argile [xi), de bardes (xxi), de chars
(xv), et le lin (H.) et les j^assereaux (i). Vigny a aussi des péri-
phrases qui ne le cèdent en rien à celles de Delille. On en a
rappelé une :
Dolorida n'a plus que ce voile incertain.
Le premier que revêt le pudique malin,
Et le dernier rempart que, dans la nuit folâtre,
L'Amour ose enlever d'une main idolâtre...
Il y en a beaucoup d'autres \
Les protestations. Guerre à la périphrase. — Cepen-
dant, dès 1823, Stendhal protestait, et demandait comment
phrases comme celle-ci : « Aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant
leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui
donnant une tape » (57).
1. La meunière coiffa le brasier d'une large marmite, dont la flamme embrasa le
fond noir, comme une couronne d'or radiée (Mém., éd. B., 1, 416). Ailleurs, même
dans les intimités, il choisit et mélange, sans qu'on y prenne garde : écoutant
le bruit de la cascade, les récolulions (non les tours) de la roue, le roulement de
la meule (meule est noble, moulin non), le sassement du blutoir, les battements
égaux du traquet, respirant la fraîcheur de l'onde (non de l'eau) et l'odeur de
l'effleurage des orges perlées. (Ib., 1, 415.) /
2. Voir le Globe du 22 mars 1825.
3. Voir Planche, sur Louis XI, dans les Portraits littéraires, I, 313.
4. .\insi il s'agit d'éviter cliiens. Voici :
Mais son devoir était de les sauver,
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l'homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant hii pour avoir le coucher.
Les premiers possesseurs du bois et du roclior.
(La Mort du Loup.)
730 LA LANGUE FRANÇAISE
« poindre avec vérité les catastrophes sanglantes narrées par
Philippe de Comines et la chroniijue scandaleuse de Jean de
Troyes, si le mot pistolet ne pouvait absolument pas entrer dans
un vers tragique », si on ne pouvait faire que des allusions
détournées à la poule au pot de Henri IV, si en somme on
n'avait pas le droit de reproduire les deux tiers de la langue
parlée '. Bientôt le Globe à propos des « deux Fiesque, et sur-
tout du Cid d" Andalousie formula Thérésie : « M. Lebrun aime
à appeler les choses par leur nom, voilà ce qui a été blâmé chez
lui, voilà ce que nous y louons -. »
La Préface de Cromwell attacpie longuement Delille et la
bégueulerie de cette Muse, « qui accoutumée aux caresses de la
périphrase a l'horreur du mot propre, souligne Corneille pour
ses façons de dire crûment :
Ah, ne me brouillez pas avec la République!
et qui a eu tant de mal à pardonner à Racine ses chiens si
monosyllabiques, et ce Claude si brutalement mis dans le lit
d'Agrippine •'. »
Le commentaire du Globe (2 févr. 1828) est très pressant. Il
demande qu'on ne se borne pas à rire de cette pruderie, mais
(ju'on ose la braver, et Nisard, dans les Débats, est presque
aussi énergique '\
Ce n'est pas à dire que Hugo ait, dès les Odes et Ballades,
ni même dès les Orientales, fait table rase des anciennes élé-
gances, des coursiers, des nefs, <le la poudre, de Valbâtre \
Quelques périphrases même, insidieux reptiles, se sont glis-
sées dans ses strophes; il y parle de cheveux qui du fer rConl
pas subi l'affront (xvm) et les Feuilles d'automne, dont le
1. Eac. et Shulcesp., Préf., p. 3 et j). 127.
2. 16 décembre 1824 et 7 mars 1825. Cf. les piaisanteries du 22 septembre 1827.
Extraits des arrêts du Journal des Débats : « Attendu que dans Otiiello ledit
Shakespeare s'est servi du mot crapaud, tandis qu'il lui était si facile d'y sub-
stituer un mot plus noble, tel que celui de reptile... »
3. Éd. Souriau, p. 269-274.
4. Sur A. de Vigny, 1829: «... Nos jeunes ])oètcs se font honneur d'être revenus
au naïf; je les remercie, pour ma part, de nous avoir tiré des pompes de la péri-
phrase... On les voit descendre brusquement de la langue [)rivilégiée à la langi;c
triviale... ■■
5. On trouve onde trois fois dans une page {Or., ii.), nef{\, 3 et s.), couette (vu),
poudre (xv, x.wiv), coursiers (xvi), albâtre (xix), arène (= sable, xxxiv), etc.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 731
vocabulaire est plus sûr, ne sont pas encore complètement
échenillées '.
Mais, ces petites réserves faites, on peut dire que Hugo a
cherché et voulu résolument le mot propre. Il l'a dit :
Alors, brigand, je vins; je m'écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière"?...
Je mis un bonnet i*ouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur, plus de mot roturier!...
Je nommai le cochon par son nom, pourquoi pas?
L'orgueil que cache cette emphase plaisante se justifie. C'est
bien lui en elle t qui « massacra l'albâtre, et la neig-e et l'ivoire »,
qui « retira le jais de la prunelle noire » ; c'est par lui que « le
chien stupéfait se vit retirer son collier d'épithètes », et qu'on
entendit un roi dire : « Quelle heure est-il? »
L'invasion des mots vulgaires. — Dès les premières
œuvres cette audace saccuse : Laver, tout familier qu'il fût au
propre, est dans la Prière pour tous : Comme un pavé d'autel
([uon lave tous les soirs. Vieillard, en dehors des périphrases
consacrées : vieillard de Cos, d'Ascra, avait besoin d'être
encadré. Il se montre tout nu dans les Orientales (XIII) : Puis
avec un sourire Donne sa pelisse au vieillard, en attendant qu'il
paraisse dans Hernani, en quelle compagnie! accolé à une épi-
thète qui fit bondir le parterre : Vieillard stupide, il faime!
(ui, 7.) Les chiens, qui devaient être au moins dévorants, pour
figurer en bonne société, mordent et aboient librement dans
diverses pièces ^ Scandale pire , la voix de la mer, la rauque
berceuse, est comparée à leurs cris {Or., xxxix) :
La mer, dont jadis il fut l'hôte,
Élève jusqu'à lui sa voix profonde et haute,
Comme au pied de son mailre aboie un chien joyeux.
Et combien d'autres mots proscrits ou suspects ont été réin-
troduits, et font bonne figure dans les morceaux les plus
1. Je relève élher (v), coursier (ib.), un fatal hymen (ib.), poudre (vi), nef (ix),
ze'phir {ib.}, cliars (ix), ris (xv), coucfie (xxxvu), rideaux de lin (xxxvu), etc.
2. J'aime ces chariots lourds et noirs, qui la nuit
Passant devant le seuil des fermes avec bruit
Font aboyer les chiens dans l'ombre. [Or.. L'enth.)
Le chien mordant les pieds du lion qui dormait {Ib.. VI.)
732 LA LANGUE FRANÇAISE
lyriques : chevaux {Or., iv, xv, xxx, etc.), il fait bon vent {Ib.,
viii), concubines (xxi), bâton (xxiv), bâtard (xxx). C'est pis
encore dans les Feuilles d'automne. La vingtième ne com-
mence-t-elle pas : Dans F alcôve sombre...'! Il y est question de
lever des stores (xxix), d'ébranler et planchers, et plafonds, et
piliers (xv);on A'oit des grèves se couvrir d'ouvriers et d'outils
(xxx). Dans Hernani on eut la douleur d'entendre ces horreurs.
Ecurie, bon pour mettre avec toit à porcs, suivant Carpentier,
étonne dès la première scène. Un peu plus loin, Dona Sol cons-
tate qu il pleut (I, 2) et veut faire sécher le manteau de son
amant [Ib.]. Le roi demande s il est minuit (II, 1), parle de déni-
cher la colombe du bandit son rival {Ib.). Don Ruy Gomez entraîné
perd sa dignité jusqu'à s'écrier : La tète d'un Silva : vous êtes
dégoiHé! Et l'ombre de Charlemagne en est réduite à entendre
le prochain successeur des Césars se plaindre que les électeurs
ne s'éclairent que si une bonne armée
Prête à montrer la route au sort qui veut broncher
Leur sert de sage-femme et les fait accoucher.
Le scandale fut grand, en proportion de l'inconvenance. Mais
la révolution était faite. On relève de-ci de-là chez les roman-
tiques les plus décidés quelques souvenirs des noblesses d'au-
trefois. Il y en a chez Sainte-Beuve', il y en a jusque chez
Pommier. Mais qu'est-ce que ces écarts inconscients à côté des
hardiesses qu'on pourrait relever |)artout, chez d'Arlincourt
encouragé ^ comme chez ce même Sainte-Beuve^ ou ce même
Pommier? Pour un char ou un rameau que de cabriolets de
place, d'yeux soûlés, de crapules {Jos. Del., 345)! Fiacres (374),
impérial de la diligence (414), ménage, toilettes d'été (9G), maigre
pot de fleurs (299), tout ce qui est familier ou vulgaire s'écrit et
1. Ma nef {Jos. Del., 32; les z'oiiiaiiliqiies disent plus volontiers : ma nacelle),
une ieauté ilb., (\\), des rameaux {Ib., 74), voler en char (aller en voiture, Ib., 85;;
un cou (Valbâlre {Ib., H3); ce Paris peuidé d'une jeunesse éblouie et de guer-
riers de toutes les armes {Volupté, 274).
2. Voir les Ècorcheurs, où je lis : chipoler arec quelqu'un (p. 12), on traule, on
(Ifisvoie, on forligne et le rogaume a triste dégaine (82).
3. Joscpti Delorme avertit dans sa préface (fév. 1829) qu'il a exprimé au vif
et d'un ton franc quelques détails pittoresques ou domestiques jusqu'ici trop
dédaignés. On y trouve, parmi une foule d'au 1res : lorgner un maroquin (81),
laver un linge usé (8.ï), flamber et c/ianter ma bouilloire (I2i), la citarrelte crie
sous le fumier infect (126); il tenait, comme on dit, un cabinet d'affaires (295).
LA LANGUE LITTERAIRE 733
s'imprime. Les Pensées cCaoùt débutent par une pièce qui fait
penser au Petit épicier de Montrouge :
Une ancienne cliente à lui, Madame Eslève,
Avait, par son conseil, confié le plus clair
D'une honnête fortune à quelque premier clerc
Etabli depuis peu, jusqu'alors sans reproche.
Pommier s'en fera une « crànerie ' ». Rien ne le rebute : ni
sur le port le hareng et les produits bruts ou manufacturés
(Oc, 37), ni dans la nature les hannetons rouilleux, les baveux
escargots {fb., 232), ni la souille immonde oh tout entière elle entre
et où elle croupit comme le j^orc esclave de son ventre {Fb., 12).
Chez Musset, Mardoche fait des périphrases pour se moquer-,
quand il ne raille pas ouvertement Delille^ Soudards et catins
(le mot est souvent dans les Contes) échangent des crudités
où il y a un parti pris d'impertinence. Ton boudoir, ù Vénus,
devint une écurie (Mard.) ''. Mais sans parler de ces bravades,
1. Les mots dont je me sers, quelquefois ])eu congrus,
Dans les salons guindés doivent sembler trop crus,
Il est bien des lecteurs que choque mon audace,
Et le fait est parfois que je m'empopulace
D'une étrange façon. C'est que j'ai là-dessus
Un système contraire aux principes reçus :
Je suis au précieux décidément hostile.
J'abhorre le jjathos. j'oxècre le haut style.
Et ne puis m'en tenir à ce classique pur
Auquel Laharpc a mis son no varietur.
Notre littérature, inclinant au cjnisme,
A sa démagogie et son jacobinisme :
Or je suis pour la langue un des plus radicaux :
Je veux, vrai nivclcur que les mots soient égaux,
Que dans tous les sujets ils soient tous admissibles,
Qu'ils ne rencontrent point d'emplois. inaccessibles...
Bref, du parler de cour brisant le despotisme.
J'en suis enfin venu jusqu'au sans-fulottisme.
Et beaucoup y viendront...
Foin du goût! ses preneurs me l'ont fait i)rendre en grippe.
{Crànerit's et deUes de cœur, p. 50.)
-. Pour ses moments perdus, il les donnait parfois
A l'art mystérieux de charmer par la voix.
3. Tu sais que de cravates
Un jour de rendez-vous chitfonne un amoureux !
Tu sais combien do fois il en refait les nœuds!
Combien coule sur lui de lait de rose et d'ambre.
Tu sais que de gilets et d'habits par la chambre
Vont traînant au hasard, mille fois essayés,
Pareils à des blessés qu'on heurte et foule aux pieds,
Vous surtout, dards légers, qu'eu ses doctes emphases
Delille a consacrés par quatre périphrases.
4. J'ai noté dans Don h'aez : alcôve, ■peigner, ébranler le carreau. Amour, si
jamais., tu peux m'entrer au ventre, etc. Dans les Marrons du feu : Il ronfle en
enrai/é, se moucher du pied, porte bedaine, vieille truie, sac à bo)jau.v, etc. ; dans
la Coupe et les lèvres : Croire que l'on tient les pommes d'Hespérides, Et presser
tendrement un navet sur son cœur. Qu'on se rappelle les vers :
Voilà Ijion la sirène et la prostituée...
734 LA LANGUE FUANÇAISE
Musset g-arde l'appétit du mot propre. Dans les passages élevés,
il n'est pas rare que la vieille phraséologie lui revienne', mais
son libre génie ne s'y tient pas longtemps et le goût de tout
dire survécut chez lui à sa conversion.
Succès de la réforme. — Comme toutes les réformes néces-
saires, (|ui n'ont j»as autant qu'on le dit besoin de préparation,
celle-ci, après quelques protestations, passa. Elle sembla même
toute naturelle. Dès 1833 \e Journal de la langue française (p. 123)
en arriva à féliciter Barbier de n'avoir pas craint de tremper sa
plume dans la boue, et de revêtir du langage populaire la pein-
ture de cette masse d'ouvriers restée étrangère aux raffinements
de notre civilisation. Et il soumet à l'admiration de ses lecteurs
le portrait de la forte femme : Qui du brun sur la peau, du feu
dans les primelles Il n'avait coupé qu'une toute petite rime.
L'article est unique, je le veux bien, mais n'est-il pas signi-
ficatif de trouver là une rupture complète avec « ce style
maniéré qui n'était que la nature fardée », et une pleine adhé-
sion au « beau système de vérité ».
En 1835, c'est le Dictionnaire du langage vicieux qui, à propos
de calotte, opine qu' « après la manie d'admettre sans examen et
sans choix toutes les expressions nouvelles, parce qu'elles sont
employées dans le beau monde, il n'y a rien de plus absurde que
de repousser des mots populaires, et très populaires, il est vrai,
mais d'ailleurs très bons, et qui expriment des idées qu'on ne
pourrait rendre que par des périphrases, ou par d'autres mots qui
passent pour leurs équivalents, et sont cependant loin de l'être ».
Depuis ce fut un divertissement que de retrouver des formules
ridicules dans le goût d'autrefois. Toute la génération de 1840
s'y est amusée ^
1. A li-avors les vitraux, sur la iiuirailU" épaisse... {Le Saule.)
La cendre est rendue à la terre.
]jc ministre est jiarti (///.').
Entend-on le nocher chanter jxMidant l'oraf^c? {Lex vœux stériles.)
2. En 1846, Flaubert, Bouilhet, et Diicnmp. à Croisse!, s'amusent à composer
une pièce burlesque, dans les règles : Jenrier ou la découverte de la vaccine.
Ils s'étaient donné pour loi de ne jamais employer l'expression propre : ils y
expriment ainsi un verre d'eau sucrée, un clystère, \in bonnet grec :
Le suc délicieux exprimé du roseau
Qui fond en un instant dans le cristal de l'eau
Et qu'on niclc au parfum du fruit des llespéridcs,
Peut-il porter le liaume à vos lèvres arides?...
Le tube tortueux d'où jaillit la santé...
Le coniuiode ornement dont la (irécc est la mère...
(Maxime Ducamp, Sonv. lilt.. L p. 230.)
LA LANGUE LITTERAIRE 73o
Yainement M. Cuvillier-Fleury prit encore la défense de la
périphrase, « cette scholie poétique de la langue populaire »,
comme disait Nisard dans le Globe, en 1830 (8 avril). Vaine-
ment il démontra à Ponsard qu'il triomphait à tort d'avoir
échappée ces fausses élégances, qu'il en avait dans ses vers, et
de bonnes, — car il y en a de mauvaises. — M. Yiennet lui-
même n'en vint-il pas à mériter à son tour des avertissements
pour l'imprudence avec laquelle dans des pièces, il est vrai
familières, il se laissait aller à parler de chi/fe, de quenottes, de
cancans, de gens qui se bousculent et ne font que du gâcliis^t
C'en était fait.
Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmaijnole.
Et la victoire du romantisme, mouvement tout idéaliste, avait
pour résultat premier d'introduire dans le langage un certain
réalisme. Il y aurait dans cette contradiction matière à philoso-
pher.
Importance de la réforme. — On a cependant accusé le
romantisme d'être resté bien en deçà de ses promesses, et on a
fait là-dessus à Hugo et aux siens deux sortes de reproches, qui
sont contradictoires.
Dès les origines, critiques et parodistes se sont évertués à
montrer que d'une part les romantiques, loin de tuer la péri-
phrase, en reculaient les limites. C'est se tromper, ou jouer
sur les mots. L'image, nécessairement souvent périphrastique,
peut ressembler à la périphrase, elle n'a ni le même but, ni le
même elTet. Amaury se baignant dans Je lac débordé de ses
langueurs, Raphaël jetant son âme toute chaude sur le papier
ou allant à la poste porter cette moelle de ses os, font du précieux,
pèchent contre le goût; leurs métaphores, même quand elles
tournent à l'allégorie, ne sont point à proprement parler des
périphrases ■.
Il est bien sur que, à prendre les choses absolument, la péri-
1. Êl. historiques et litl., II, 289 et suiv. Ib., I, 226.
2. Voir Viennet, sat. II, Sur rimaqination romantique, et Epilre aux Muses
sur les Romantiques; Veuillot, Mélanf/es, t. IV, 102, a propos de Rap/iael; ou
encore M. et M°" Frontal (1S30), par Marc Colombat, et surtout les Femmes
romantiques (1833), sorte de rajeunissement des Précieuses, où l'on voit bien la
méprise.
7 36 LA LANGUE FRANÇAISE
phrase n'est pas morte, elle ne mourra même jamais, pas plus
que la litote ou toute autre figure. Aussi bien, sauf dans des
devises de combat, il n'a jamais été question de la détruire, là
oi!i elle peut être soit nécessaire soit seulement avantageuse. Elle
demeure par exemple une ressource suprême pour les égril-
lards. Certains poètes l'ont même reprise, hors des cas de néces-
sité. C'est ainsi que Baudelaire, qui a tout dit, a gauchi dans
une pièce d'allure timide adressée — ô ironie — à V. Hugo {F.
d. m., cxv) devant la nécessité de dire musique militaire :
Pensive s'asseyait à l'écart sur un banc
Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre,
Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.
Sully- Prudhomme n'a-t-il pas donné aux contemporains
l'exemple d'appeler le baromètre
l'échelle où se mesure
L'audace du voyage au déclin du mercure? {Le Zénith.)
Et parmi certains jeunes la mode est revenue de ne plus
nommer les choses. Qu'importe? La périphrase est morte
comme puissance tyrannique, on a ruiné l'empire oppressif
qu'elle exerçait au détriment de mots bons et sains, c'est là tout
ce qu'il fallait.
En ce (jui concerne le mot noble, la question est plus déli-
cate. Il est visible (jue les romantiques ont eu un double pro-
cédé de style. Sainte-Beuve l'a analysé dans Chénier, et reconnu
dans ses successeurs. Il consiste, en même temps qu'on sub-
stitue au mot vaguement abstrait et métaphysique le mot propre
et pittoresque, doigis blancs et longs au lieu de doigts délicats, à
placer aussi de temps en temps de ces mots indéfinis, inexpli-
qués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur :
ainsi u)i langage sonore aux douceurs souvei^aines; les expressions
d'étrange, de Jaloux, de merveilleux, d'abonder, appartiennent
à cette famille d'élite '. Multipliez ces effets, et imagez-les,
ouvrez ces perspectives mystérieuses par les mots de l'infini :
t. Sainte-Beuve, J. Del., XV.
LA LANGUE LITTERAIRE 737
océan, lune, soleils, deux, aurores, etc., et vous avez ce style
monté sur échasses dont on se scandalisait si fort. Mais même
chez ceux qui se livrent en ce genre aux pires excès, vous
retrouverez le mot propre à sa place. On cherche un contraste,
il ne s'agit plus d'exclusion.
Plus sérieuse est l'observation faite par Clair Tisseur, un
poète aussi, que Hugo se vantait^ et que, dans la pratique, son
principe :
Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, toute humide d'azur!
admettait bien des restrictions. Hugo affirme avoir appelé le
cochon par son nom. Alors pourquoi le poir fétide du sultan
Mourad? On pourrait aller plus loin dans cette critique. Hugo a
dit à la narine : « Eh mais, tu n'es qu'un nez. » Alors d'où s'est-il
permis d'écrire dans Napoléon II :
El lui, l'orgueil gonflait sa puissante narine?
Et comme souvent les mots « bas » sont relevés par lui :
Laveuses, qui dès Theure où l'Orient se dore.
{Lc!/ende, Le petit roi de Galice.)
(des corrections ne laissent aucun doute à cet égard; la fin
sublime de Api^ès la bataille était d'abord :
Mon père se tourna vers son housard tout blèmc :
— Bah! dil-il, donne-lui la goutte tout de mèmc^!)
cela prouverait simplement que Hugo a eu plus de goût qu'on
ne le suppose, et qu'on ne le dit généralement.
Mais pour quiconque a ouvert, je ne dis pas les Chansons
des rues et des bois, mais la Légende ou les drames, pour qui
se souvient des héros mangeant de vieilles bottes, et des men-
diants brandissant les poux de leurs haillons, il est superflu de
démontrer que le mot bas était entré jusque dans les genres les
plus élevés.
Je n'ai pas ici à étudier quel service ont rendu à la prose et
à la poésie françaises ceux qui ont ainsi démailloté la langue,
1. Mod. obs. sur l'art de versifier, 222.
2. P. et V-. Glachant, Papiers d'autrefois, 4899, p. 133.
lîISTOIPE DE LA LANGUE. VIII. ^'
73S LA LANGUE FRANÇAISE
et quadruple'', comme on Fa dit avec un peu d'exagération
peut-être, le nombre des mots dont Fécrivain pouvait disposer'.
Mais on voit facilement ce que la langue elle-même y a gagné.
Il n'est pas indifférent pour un mot d'être ou de n'être pas reçu
dans la langue écrite, et de subir ou non le travail intelleclurl
(|ui peut le modifier dans son sens, étendre ses alliances, multi-
plier sa vie. Pour prendre un ou deux exemples dans la langue
des métiers, à passer dans une image de Hugo, le mot scie'-,
jusque-là dépourvu de sens figurés littéraires, ne courait-il pas
la chance d'avoir un développement analogue à celui de sierra,
de l'autre côté des Pyrénées? De même pour marteau'^ et tant
d'autres. La fortune a souri à quelques-uns. Frange n'était qu'un
mot de ])assementier, Lamartine et Hugo l'ont fécondé :
Partout r/'cume brillante
D'une frange étincelante
Ceint le bord des Ilots amers. {Hann., i, 3.)
L'occident amincit sa frange de carmin {Feiiilli's d'aul., xwvii.)
Aujourd'hui ses dérivés même : fraïKjer, frangé, ont leur
destinée agrandie. Ourler, ptisser, ont eu la même chance, ainsi
que beaucoup d'autres.
L'archaïsme.
L'école romantique et l'archaïsme. — Suivant une
opinion (|ui tend à se répandre', la volonté de remettre la
main sur toutes les richesses que le français avait semées sur
sa route eût été aussi arrêtée dans l'éco e romantique que celle
de remettre en valeur les mots dédaignés. Il y a là une grande
exagération. Sans doute, Sainte-Beuve a laissé voir qu'on admi-
rait Ronsard e son audace, et dit qu'on reprenait son œuvre en
1. Voir Mendès, Lé;/, du Par n. cont., 26, et Ch. Morice, La litl. de t. à l'Ii., loi.
2. Posée au l)orfl du ciel comme une loiipue scie
La ville aux mille toits ilccoiipe l'hori/on.
[/■'iniil. il'ti., XXXV, 2.)
3. ■ Tant le marteau de ter des fjrands cvéïicnieiits
A, dans ces durs cerveaux qu'il façonnait sans cesse.
Comme un coin dans le cliêne enfoncé la sagesse. (/6., m).
4. Voir Pellissier, Le mouvement lillérahe au XIX'- siècle, 1889, p. loi, ch. ii.
LA LANÛIE LITTÉRAIRE 739
quelque façon. Hugo lui-même a deux fois, à ma connaissance,
parlé de Futilité d'infuser la vieille langue dans « l'idiome affadi
de Dorai » : une première fois dans la préface que j'ai citée de
Littérature et philosophie mêlées *, une autre fois dans la pièce,
citée aussi, des Contemplations. Mais la place qu'il fait là à cette
innovation montre déjà l'importance qu'il lui attribue. Dans ce
long et touffu développement, il lui donne un peu plus d'un
vers : [,/'«?] tiré de l'enfer, Tous les vieux mots damnés, légion
sépulcrale. Encore, ce vers est-il équivoque. Et, comme nous le
verrons, la pratique chez, lui concorde à peu près avec la doc-
trine ainsi entendue. Oui, sans doute, les romantiques ont
archaïsé, mais moins qu'on ne le croit, et surtout ils n'étaient
point les seuls. Cette tendance est beaucoup moins que l'autre
caractéristique de leur manière.
Dès la fin du xvni" siècle, les plaintes de La Bruyère et de
Fénelon avaient trouvé de l'écho. Mercier, Pougens dans son
Archéologie française, avaient proposé de vrais vocabulaires de
mots à repren(h'e. Henry, dans son Histoire de la langue (1812,
H, 84), rend à ce sujet hommage au premier et à M. Caminade
qui engageait ses lecteurs à suivre la même voie. On sait
jusqu'où Paul-Louis Courier, l'adversaire résolu des roman-
tiques, s'y enfonça. Sans parler de sa traduction de Daphnis et
Chloé en vieux langage, ses œuvres, lettres ou pamphlets, foi-
sonnent de mots et de tours repris à des époques plus anciennes :
chevance (éd. Garnier, p. 147), muable (60), conforter le dolent (61),
une foule d'autres du xvi" siècle, s'y rencontrent avec les mots
du bel air (60) et les furieusement des Précieuses (46). Et le
Journal de la langue française, analysant son système, ne s'y
montre nullement défavorable (1830, t. Y, p. 19). En même
temps, Nodier, si réservé sur le chapitre des innovations, après
avoir hésité d'abord, pose en principe, dès 1828, que « tout mot
qui a été tenu et employé pour français par un auteur renommé,
1. •< La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout. Seulement, et avec
une réserve extrême, on a remis en circulation un certain nombre d'anciens
mots nécessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nou-
veaux. Or, ce sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits artifi-
ciellement qui détruisent le tissu d'une langue. On s'en est gardé. Quelques
mots frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies. D'autres, tombés
en banalité et détournésde leur vraie signilication, ont été ramassés sur le pavé
et soigneusement replacés dans le sens 'propre. ■-
740 LA LANGUE FRANÇAISE
dans un âge quelconque de notre littérature, est essentiellement
français, nonobstant les dictionnaires' ».
Je sais bien que plus tard la division qui séparait les adver-
saires sur tout le reste se marqua là aussi. Pendant que Nodier
persistait et félicitait la jeune école de s'être précipitée à corps
perdu dans l'archaïsme % Villemain, dans la Préface du Diciion-
naire, sentencia le retour à l'archaïsme « qui est une des phases
et une des formes du déclin des langues ».
Mais jamais bataille acharnée ne se livra là-dessus. Et chez les
romantiques il se trouva, dès 1830, des critiques pour blâmer
les imitations maladroites des « novateurs rétrogrades " », comme
il se trouva, chez les classi(juos, des admirateurs d'un beau mot
ressuscité \
Mais, d'origine romantique ou non, l'efTort n'en a j)as été
moins fait, et il faut s'y arrêter un instant. A prendre les
pastiches de d'Arlincourt% ou certains chapitres de Notre-Dame
de Paris, il y aurait eu une vaste tentative de rajeunissement.
1. Préface de ses Onomatopées françaises (1828). Le livre était composé long-
temps avant cette date.
2. « C'est la meilleure manière de rajeunir, de revivifier les langues. C'est
un des plus puissants artifices de Plularquc chez les Grecs, de Cicéron chez les
Romains, d'Alfieri en Italie; en France, de Rousseau, de Bernardin de Saint-
Pierre et de M. de Chateaubriand. Quand la jeune école a voulu rompre ouver-
tement avec le passé classique, elle s'est précipitée à corps perdu dans l'ar-
chaïsme, et c'est ce qu'elle a l'ait de mieux. L'archaïsme ressaisi avec goût,
rajeuni avec habileté, approprié avec énergie au tour de la phrase, et au sens
de la pensée, est une conquête légitime. Ce n'est pas un mot nouveau. » (Nodier,
Not. fie Ihig., 1834, 195.)
li. Voir Nisard — alors romanli(iue, — sur les Consolations de Sainte-Beuve,
9 mai 1830.
i. Voir une Variété des Débats sur les Énervés de Jumièges, 20 janv. 1839, dont
l'auteur est Philar. Chasles : ■• Dans cette curieuse et mauvaise pièce, ou peut
remarquer l'emploi d'un mot heureux et perdu, débrisé, pour décrépit, dans le
sens de broken down.... » Le poète se sert aussi du mot mélancolie d'une manière
qui ne manque pas de charme :
« De prendre cette jeune femme
Où j'av mis ma mélancolie,
Vous scmble-t-il que je folio
Ou que bien fasse?
« Folier pour faire une folie, mérite encore d'être remarqué. Vne histoire de
la langue, ce grand ouvrage qui nous manque.... »
0. Voir dans les Écorcheurs (B. Nat., Y^ 14306), papelard (p. 8), ciievaleureux
(9), faintise (10), truandaitle (12), fisicien, dixainiers (Ib.), applanoyer (14), corn-
puings (Ib.), accolée (15), afjpstoler (82), desaroyer (83), gabeur (182), nuisance
(184), amignarder, édulcorer, croguelardon, uhayer, heu 1er (p. 185, expliqués par
des notes), etc., etc. Mais l'archaïsme favori de l'auteur est la substitution si
chère à nos contemporains de en à dans. \oiv Ipsiboc, 05 : en celle sorte d'obser-
vation (71); assez semblable en sa forme (Ib.); se roulant en sa clievelure de jais.
Cf. p. 98, 100, 101, 103, etc.
LA LANGUE LITTERAIRE 741
Seulement, il faut bien distinguer entre les mots qu'on entasse
pour donner au récit ou au drame la couleur locale — les
archaïsmes jouent là le rôle que jouent ailleurs les mots turcs
ou anglais ou patois, — et les mots qu'on se propose réellement
de rendre à la langue. Hugo, quand il ne copie pas Sauvai ou
un autre', pastiche très souvent*. Il faut écarter de notre
étude tout ce bric-à-brac de destriers et de harnois, de donjons
et de jouvencels. Il reste, ces réserves faites, bon nombre de
mots que les romantiques ont vraiment essayé de rajeunir :
Moutlen {Or., viii), palefroi [Ib., xxxuj, chef [== tête] (F. «., III), ouïr
{Ib., xxv), entrent dans des pièces où rien ne les appelle. Et il ne serait
pas difficile de glaner quelques douzaines de ces mots dans Hcrnani :
mainte reine (I, 2); mettre afin mon entreprise [Ib.); cependant que chez
vous (II, 1); dont le roi fera bruit (II, 2'); sicds-toi sur cette pierre (II, 4);
choir (IV, 4), etc.
Il y en a dans Sainte-Beuve ', qui nous en avertit du reste dans la Préface
de Joseph Delorme. Musset en a aussi, quoiqu'il jette en passant une raillerie
à Sainte-Beuve et à sa « lame » ^ Quant à Théophile Gautier, c'était un de
ses orgueils d'avoir reconquis des termes « sur leur Malherbe ».
Mais le grand maître de l'archaïsme est et demeure Chateaubriand. Il
osait déjà hasarder de vieux mots dans Alala. Dans les Mémoires, il les
1. M. Huguet doit faire paraître prochainement dans la Revue d'histoire litté-
raire un article documenté sur ces emprunts, qui sont nombreux. Il m'en a
signalé une quantité. Par exemple, dans N.-D.. Jehan FroUo dit: « La conscience
d'avoir bien dépensé les autres heures est un juste et savoureux condiment de
table ■' La phrase est de Montaigne, III, 13, citée par Sauvai (éd. 172'0, L 162.
Sauvai dit, 11, 12 : « (Au Louvre) Il y avait là une chambre pour les empenneres
(jui empennaient \essaf/ett.es etviretons; de plus un atelier où l'on ébauchait tant
les viretons que les flèches, avec une armoire à trois pans ou équerres.... oîi
étaient enfermées les cottes de mailles, les platers, les bassinets, les haches, les
épées, les fers de lances et drircher/ayes. » Gf.iV. D., II, 265 : « une énorme futaille...
d'où se dégorgeaient en fouie haches, épées, bassinets, cottes de mailles, platers,
fers de lance et archegayes, sagettes et viretons. » Hugo a pris aussi à Du Breuil,
à Pierre Mathieu, etc.
2. Voir des exemples de pastiche dans Notre-Dame de Paris : II, 5, des accom-
pagneresses d'honneur; II, 257 : le bourrel aime cela; II, 324 : une émotion de
manants; II, 77 : vous êtes un heureux gendarme; II, 270 : la marchandise est
incompatible avec la noblesse; II, 162 : le maître mire, etc.
3. Mais le ciel dès l'abord s'est obscurci sur elle (Poés., 80).
Qui sait, hors vous, l'abîme où votre cœur se fond? (92)
Tant que le soleil môme, à la fin, soit couclié (307).
Cf. dans Volupté : « Il fallut pour rompre cet inexplicable éloignemenl (233). Il
lui arrivait souvent de me faire faute au sujet des sorties que nous arrangions
ensemble (240). »
4. La lampe fut liuilée, et sous la lame neuve
Tu te laissas clouer, comme dit Sainte-Beuve. {Mardoche.)
C'est une allusion aux vers suivants :
Je l'ensevelirai, je clouerai sous la lame
Ce corps flétri, mais cher, co reste de mon âme.
74-3 LA LANGUE FRANÇAISE
sème à pleia sac : liesne [Mém., I, 36), braverie (48), béer {60), j'ouïs (51),
dèclore (116), remparé (128), dodincr (78), désennui (141), diaprerie (404),
(jentiUiommièrc (74), (juirlandées (69), /i?</<é (374), foldtreries (139), quand
et lui (Ib.), oiitrecuidé (101), solacicr (142), /es /a/s f/u t'e»f (134), chauvir des
oreilles (208), accointée (218), s'éjouir (321), courre (324), tellement quellement
(373), brandiller (382), brandes (385), /mrfs (389), magnifions (404), feurres
(415), iisances (429), altrempé (Ib.), bonace (435), mori/uer (76), orphelinage
(432), brouillemeiit (267\ s'énaser (370), i//(c rac/xr' ryi</ traçait (383). à
/a venvole (390), enténébrcr (319), cncn'pé (411). 11 affectionne les inlinilifs
substanlivés : le passer sur les flots, le dormir sur la mousse (357), le
détaler des courants (436). Dans la traduction du Paradis perdu, sous pré-
texte de lutter avec le texte, il s'évertue avec la même ardeur. Planche
{Portr. litt., II, 169) l'a dit avec humeur, « il empuradise, il enténèbre sans
aucun profit pour la pensée de Milton ou pour l'intelligence du lecteur
français ». Souvent il a un mot, il s'en va fouiller une vieille chronique
pour en trouver un autre moins bon. C'est une méthode, qui l'a même
fait tomber quelquefois dans des méprises.
En parcourant les écrits romantiques, on pourrait faire des listes très
longues :
Admonester (Pom., Oc, o); amenuiser (cf. Wey, Rcni.,l, 66); bachelet (lîorel,
Rh., 40); blondoyer (Pom., Oc., 141; brehaigne (Id., Cran., 53); brandes
(Vign. , La m. du loup); ealigineux (Pom., Oc, 204); cointise (Id., Crdn., 64);
désanimer (Ch. Nod., Ex. cr. des dict.); devant que (Muss., Marrons d. /".);
discords (Pom.. Cran.); duire (id., ih., 11); encontre l'ouragan {Bot., Rhnps.,
37); équipoller (Balz. d. Wey, Rem., I, 344); s'esjouir (Pom., Oc, 220);
feurre (A. Bertr., Gaspard, 57) ; grégues (Id., ib., 65) ; guerdon (Pom., Cr., 9);
hoir (Th. Gaut., Albert., 300); ire (Lam., Joe, IX, 105, cf. Pom., Oc, 247);
loyer (Id., ib., 4), murmurateur (Chat., Wey, Rein., I, 368) ; pa/w (Borel,
Rh., 43); se j)anader (Bertr., Gasp., 60); pantois (Pom., Oc.);parangonner
(Bertr., Gasp., 22); pilorier (Bor., Rh.. 58); rameux (Wey, Rem., I, 368);
remembrance (Pom., Oc, 213); relraire (A. Bertr., Gasp., 12); vcsprée (Bor.,
R/t., 40); »/y voltiger (Stc-B., Jo.s. Dt7., 30).
L'archaïsme dans la syntaxe. — Toutefois, en s'arrêtant
là on oublierait le plus important. Sur la foi d'un vers de Hugo,
on accorde en général que toute la réforme linguistique jjes
romantiques porta sur le vocabulaire, mais respecta la syntaxe.
C'est prendre un vers avec trop de précision. Aucun roman-
tique, pas même Hugo', n'a eu pour la syntaxe ce respect
absolu.
Je ne dis pas que l'on ait songé à adopter la syntaxe popu-
laire, si différente de la syntaxe classique. Non, quoique Musset
ne se gêne point pour écrire des phrases de la langue parlée :
1. H. lloussaye {Les hommes et les idées, arl. V.Hur/oet la critique, 1886, p. 351)»
l'oppose à Lamartine sous ce rapport.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 743
Entrons-le là dedans. {Les marrons du feu.) Car j'en sais une
par le monde Que jamais ni brune ni blonde N'ont valu le bout
de son doig-t. {Mard.) En général, par une inconséquence qui
s'explique, mais qui n'en est pas moins une inconséquence, on
a g-ardé la syntaxe « noble ». En revanche on a essayé de lui
restituer toutes les constructions qu'elle avait rejetées ou qu'on
en avait bannies. Cela a commencé par une tendance marquée
à lui rendre l'inversion. Domergue [Man. des é(r., 376) admettait
déjà que « le génie, dirigé par le goût, s'y appliquât, puisque
l'inversion est la marche du sentiment ». Et il fallut que d'Arlin-
court se fît une fête de retourner les phrases pour que la critique
s'émùt et protestât. Au reste la question était bien plus géné-
rale. Et je ne crains pas de dire qu'il y a chez les arcliaïsants au
moins autant d'anciens tours que d'anciens mots.
Paul-Louis Courier là aussi donna rexemple : delà rOcéan (102); — nous
roisiiis, nous y (jagnerons sur tous (128); — il la fit marchander, dont le roi
se fâcha (124); — /7s nous plai'lent (122); — 2^eu leur importe du reste (=. le
reste^ 114). — L'ordre des mots redevient chez lui des plus libres : Sage
pasteur, vraiment pieux, le puissinns-uous conserver (142); — ici doivent
rester les colons, on il g a tant à défricher (128). Bref, pour me servir d'une
de ses phrases : il g a de pareils traits une foule (124).
De même chez Chateaubriand : Nous guéâmes un ruisseau {Mém., I. 70);
Maugréer les arts et les sciences (Ih., 35G'i.
Hugo n'en a pas été plus ménager, ni Sainte-Beuve, ni Musset, ni Gau-
tier. C'est évidemment un parti pris de restauration, et on pourrait faire
toute une grammaire de ces archaïsmes, par parties du discours. L'ellipse
de l'article redevient très fréquente : Et plus loin, par delà prairie et mois-
son mûre (Ste-B., Pens. d'A., 293); Pour relire avec pleurs cpwhpics lettres
d'amour (Hugo, F. a., xviii); ne te fais étude que de Véternité (Ib., xxxvii, 9);
demandait pour resprit éveil continuel (Ste-B., Pens. d\A., 299); assemble
autour de lui comme frileux oiseaux (Id., ib., 308); son cabinet rendu lui
}>vor:urait aisance, sa smir avait famille (Id., ib., 295).
On recommence à compter lui trentième, lui vingtième (Gaut., J. Fr., Dan.
Jov., 76); Chateaubriand rapporte le relatif à un nom non déterminé -.je
devins fort en mathématiques, pour lesquelles j'ai toujours eu un penchant
décidé [Mém., I, 114). Par qui, pour qui sont employés comme chez les
classiques : un malaise par qui j'étais averti (Id., ib., 215; cf. Ste-B., Pens.
d'à., 299); dont reprend son vieux sens de ^ar quoi : Et ne voyez-vous pus
que lui seul m'a donné Ce dont je devais voir mon amour couronné (Muss.,
Les Marrons).
On revoit de vieux, impersonnels : A moins qu'il ne te fatigue de vivre
(Hug., Or., \.\.\). Le verbe s'ellipse : où donc ton pjère? [F. a., vi) ; le participe
rapporté à un nom dépendant ou non d'une pr<'position forme l'équivalent
d'un nom abstrait suivi de son régime : Apjres rexpérience et le mal bien
744 LA LANGUE FRANÇAISE
connu (Ste-B., Vens. (Fa., 294; cf. Jos. Del., ii'ô); qui fait que iltomme craint
son désir accompli (Ilug., F. a., \\\n). L'infinitif se généralise à la suite des
prépositions telles que après : après causer (Sle-B., Jos. Del., 113).
Des prépositions redeviennent adverbes : Le seitjneur Rafaël est-il hors, je
vous prie'î Dans la négation inlerrogative ne est supprimé, suivant une élé-
gance chère à Vaugelas. Ceci est constant: Pricrez-vous pas pour moi? {F. a.,
.w.Wii, 4) crois-tu 2Jas en Dieu? (Muss., D. Paez) viens-tu pas? {Hem., m, 2)
est-ce pas excellent? {11)., li, 1) a-t-il pas sa France très chrétienne? (I, 3)
sauriez-vous pas, vaut-il pas mieux? (Ste-B. Jos. Del., 80).
Les prépositions surtout sont ramein'es à d'anciens usages; c'est là sans
aucun doute le chapitre des innovations le plus étendu. D'abord on rétablit
parler à moi (Muss., /). Paez); ou bien on met à dans des expressipns de
temps où Ronsard l'employait : Comme la lampe au soir (Ste-B., J. D., lOo;
cf. p. 61, 74, 113); au dimanche (57), aux longs jours de Tété {Les cons., 207);
inversement on supprime des prépositions, à l'imitation du moyen âge :
Ils ont chef Catinut M., /6.,30O); elle s'enfuit les jours {Jos. Del., 86). On les
rétablit enfin dans d'anciens emplois. C'est à surtout qui retrouve son ancienne
extension. On le trouve pourdrt»s : Baignant leurspieds aux mers (F. a., xxix) ;
pour chez : Rien de tout cela auxpeuples de la solitude (Chat., Mém., I. 391);
pour par : Séduite à mes serments ^Ste-B., J. D., 83); pour pour : Je changerais
mon sort au sort d'un braconnier (IL. Mar. Del., IV, 6) ; à quoi donc gardent-ils
leur colère? (F. a., xiv); Edouard de Rohan prit à femme Marg. de Chateau-
briand {Mém., I, p. 10); pour sur : ces femmes au seuil (Pens. d'à., 386), je
vis Vautre jour axi lac, sur la nacelle [Jos. Del., lOo), posa la tour carrée au
plein cintre romain {Ib., 78); pour î; ers : le regard de mon âme à la terre
tourné (F. a., xvi); pour (/'après : à .sou nouveau devoir Elle a réglé sa vie
(Ste-B., J. Del., 96). Gautier affectionne les expressions adverbiales faites
de à : à déluge {Poés., 129); se plaindre à doux bruit {Ib., 190, cf. Ste-B.,
J. Del., 92).
Enfin on voit se redévelopper le tour qui fait suivre un substantif ou un
adjectif de cette préposition à et d'un infinitif : un charmant asile à reposer
sa vie (F. a., u>; pas de place à cacher de telles angoisses (Ste-B., Vol., 246) ;
lettres à faire épeler des enfants {Hem., iv, 2); langue facile à mentir (Muss.,
D. Paez).
J'ai déjà fait allusion à l'ordre des mots. Il y a des inversions très har-
dies : pourquoi remonte et court ma sève épanouie? (Hug., F. a., xxvi) ; où fait
rhirondelle Son nid au },rintemps {Ib., xxxvii, 7); est le lit nuptial Ôii va ma
fiancée s'étendre (Muss., Les Mar.); Ste-Beuve renchérit sur d'Arlincourt :
Derrière un voyageur, s'arrondit et s'incline Par an junirhaal plus diai.r. et
se change en colline Un aride coteau {Jos. Del., 38). El là s'caiarenl ses en-
trailles En entendant l'affreux secret (o5'.
La construction cesse, une fois engagée, de se continuer nécessairement,
et deux régimes de deux ordres peuvent se suivre, comme autrefois :
J'essayai la retraite et de redescendre de fassaut de cette citadelle honnête-
ment (Ste-B., Vol., 262). Le gérondif se replace en l'air : // sourit, en rêvant
lui passe une chimère {Jos. Del., 61). Ce sont là des libertés qu'on n'osait
plus se permettre que « dans les jours do jubilé ».
LA LANGUE LITTÉRAIRE 745
Le néologisme.
Le sens des mots. — Quelques mots frustes, dit V. Hugo
en 1834, ont été refrappés au coin de leurs étymologies.
D'autres, tombés en banalité et détournés de leur vraie signi-
fication, ont été ramassés sur le pavé et soigneusement replacés
dans le sens propre. Gela est Arai, mais trop modeste. On ne
s'est pas borné à ces restaurations et à ces sauvetages.
Commençons cependant par suivre les indications du maître
lui-même. Il est vrai qu'on trouve, depuis Chateaubriand, d'assez
nombreux exemples de mots auxquels un effort artistique tente
de rendre le sens perdu ou usé : Les portes prohibent toute
sortie [ÇÀxdii., Par. /jerc^., II, 109); ainsi semées, abjectes, perdues,
les légions gisaient (Id., ib., 31); cette âme modique (Ste-B., Jos.
Del., 300); cette nouvelle forme contentieuse dont je m étonnais
(Id., Vol., 260). Il pouvait plaire à Hugo de faire valoir un jour
des tentatives de cette sorte. Mais elles pourraient procéder de
tendances toutes conservatrices, et ne caractérisent pas justement
les tendances de l'école romantique. Maintenir ou retrouver
d'anciens sens peut rendre aux mots de la vigueur et de la force;
cela ne leur redonne pas la fraîcheur et le brillant. Ce sont des
pansements sur de vieux troncs d'arbre. La vraie culture c'est
celle qui leur fait pousser des branches vertes.
L'école romantique a commencé par abjurer la théorie, la plus
stérilisante peut-être qui ait jamais été soutenue, d'après laquelle
le nombre des images était fixé aussi strictement et plus que celui
des mots, théorie qu'aucun vrai écrivain d'aucun temps ne se fût
du reste résigné à admettre. Dussault prétendait que « rien n'em-
pêchait d'inventer de nouveaux mots, lorsqu'ils étaient devenus
nécessaires, mais que nous ne devions plus inventer de nou-
velles figures, sous peine de dénaturer notre langue et de blesser
son génie ' ». Sans aller jusque-là, on voit par certaines critiques
qu'il fallut longtemps pour s'accoutumer à des choses qui nous
paraissent aujourd'hui bien naturelles. En 1838 (I, 329-330), le
1. Cité par Michiels, Hist. des idées litt. enFr., t. II, 84.
74G LA LANdUE FRANÇAISE
Journal grammatical faisait encore campagne contre une méta-
phore bien modeste : des yeux de velours. A chaque nouvelle
publication de Hugo, ou même de Lamartine, il se trouve un
Veuillot, ou un Ponsard ', pour rappeler les Précieuses, et rejouer
l'air usé : Ce style figuré, dont on fait vanité... L'indignation de
Cuvillier-Fleury "■ est telle qu'elle l'amène à inventer un mot, le
tnclaphorisme, pour désigner cette maladie que M. Victor Hugo
a inoculée au style en le matérialisant à outrance. Et la parodie
du style imagé fut longtemps pour les feuilletonistes du purisme
une ressource en cas de disette ^
Je n'ai pas l'intention de discuter si Hugo et les siens ont
quelquefois choqué le goût \ ni même d'exposer en détail com-
ment ils ont renouvelé l'expression, imagée ou non. La ques-
tion n'est pas de mon ressort. Elle appartient à ceux qui ont
eu à étudier de quoi les nouveaux poètes composent leurs styles.
J'ai à marquer cependant combien ces nouvelles alliances
ont intlué sur le sens de quantité de mots. Plusieurs d'entre
eux, comme fauve, en sont sortis tout transformés ^ Evidem-
ment les expressions livresques restent souvent propres à l'au-
teur, n'étant pas, en raison de leur éclat même, de nature à être
plagiées. Qui après Hugo comparera le croissant de la lune à
une faucille d'or dans le cliamp des étoilesl Vêtu de probité can-
dide restera à jamais signé.
Mais toutes les images n'ont pas cette extraordinaire person-
nalité. En voici de bien faciles à reprendre : ce qui est son extrait
d'immortalité (Chat., Mém., I, 421) ; /e vais bâillant ma vie
{Ib., 418) ; le temps, ce grand semeur de ronce et de lierre (Hugo,
Voix intér., 23") ; on dirait que les murs ont une lèpre (Id., Dern.
jour, 333).
1. Veuillot, Mél., IV, 102. Ponsanl, OEiv.. III, 355. Lettre au Conslitutionnel,
à propos à^A^pii^s de Méranie.
■2. El.hist. et lut.. I, 289.
3. Voir un long récit de voyage assez drôle dans le fcuillelon de l'Indépen-
dance belge du mardi 29 janvier 18tjl. sous ce titre : Comment on se fait un style
imar/é. Les principales expressions y sont soulignées et accompagnées de réfé-
rences.
4. Sainte-Beuve lui-méiae est disposé à l'admettre. Voir les l'ort. cont., I. 290.
5. La destinée de ce niul est singulière. On a fini [)ar prendre les Oi'tes fauves
pour les hétes féroces, si bien qu'on dit simplement les fauves, les f/ra)ids fauves,
alors que les bêtes fauves ou rousses sont : le cerf, le chevreuil, etc. Hugo,
pour qui la tempête, le rocher, une foule de choses sont fauvs, a sans doute
contribué à ce changement.
LA LANGUE LITTERAIRE 747
J'en choisis exprès qui ne sont point usuelles. Mais combien
y en a-t-il d'autres qui le sont devenues. Qu'on pense à chauve,
par exemple. Il se dira très bien aujourd'hui des montagnes :
c'est nouveau. Seulement dans quelle mesure l'action littéraire
a-t-elle contribué à ce changement? C'est très difficile à savoir.
Il arrive souvent en eflet que diverses causes concourent : résul-
tante est aujourd'hui usuel au sens figuré. Doit-il ce succès
à une phrase de Hugo {Le Rhin, I, 448)? Il est infiniment plus
probable qu'il le doit à la vulgarisation des sciences mathéma-
tiques. Même quand on aura des dépouillements très complets des
auteurs, qu'on pourra suivre la difl'usion d'une image à travers
les journaux qui la reprennent d'un écrivain et la répandent, il
sera encore dans bien des cas difficile de prononcer. On fera
peut-être l'histoire métaphorique de pustule ou à'épileptique.
Mais celle des mots usuels? Celle des adjectifs noir, âpre, qui
la fera ' ?
Le néologisme proprement dit. Les doctrines. —
Les romantiques sont-ils allés jusqu'à inventer des mots? Pas
dans la première période. Il leur est arrivé d'en inventer sans
doute, mais ce n'était nullement un système. Malgré l'exemple
de Chateaubriand, on n'était guère plus favorable au néolo-
gisme dans le cénacle (ju'à la Société grammaticale. La doctrine
reçue aux deux endroits paraît à peu près la même, à savoir
qu'il faut accepter avec précaution la néologie, c'est-à-dire
l'introduction des mots nécessaires, et repousser le néologisme,
autrement dit l'innovation injustifiée.
C'est même probablement chez les théoriciens qu'on constate
le plus d'audace. Qu'on regarde par exemple les « dictionna-
ristes ». Moitié amour-propre personnel, moitié vanité pour la
langue elle-même, ils s'ingénient à grossir leur recueil. L'Aca-
démie n'avait qu'une trentaine de mille mots, il en faut 72000 à
Gattel, 80 000 à Raymond, idOOOO à Boiste, 140000 à Landais.
1. Je ne puis quitter ce sujet sans ajouter que les mutations de sens se trouvaient
favorisées par un système d'hypallage très français et liardiment étendu par les
romantiques, qui consiste à accoler à un mot une épithète qui ne le qualifie pas
directement. Ex. : une profonde étoile (Hugo, F. a., xii). George Sand ne pou-
vait pas souffrir ce procédé, ni admettre •< que le mot propre à l'idée seulement
s'appliquât à l'objet de comparaison »; elle l'écrit à Sainte-Beuve à propos de
plioque obscur, rocher absurde, qui ne lui paraissent présenter qu'un sens gro-
tesque {Volupté, Appendice, 403, cf. 261). On retrouverait cependant cet emploi
de l'adjectif jusque dans la Léf/ende : les profondeurs furieuses du ciel (Evir.).
748 L.V LANTiUE FRANÇAISE
Si ces chiffres, donnés par Génin, ne sont pas tout à fait exacts,
la proportion l'est en tout cas. Chose plus précise, Noël et Car-
pentier dans leur dictionnaire (1839) font une place aux mots
nouveaux, il en est même qu'ils recommandent expressément,
les jugeant bons '.
Les raisonneurs se sont bien fait une loi de décider sur les
nouveautés -, mais les décisions sont loin d'être toutes négatives'.
En 1831, \e Journal grammatical insère un plan détaillé
d'enrichissement de la langue par l'introduction : 1" de tous les
dérivés de mots existants déjà : acllonnable, de action, caque-
tier, de caquet, caqueter; 2" de diminutifs et d'augmentatifs;
3" de nouvelles combinaisons de suffixes; 4° d'une systémati-
sation rationnelle dans la formation des composés. On peut
voir à ce sujet les très révolutionnaires Considérations jjhiloso-
phiques sur la langue française suivies de l'Esquisse d'une langue
bien faite, par P. -M. Le Mesl *.
Nodier était autrement modéré. S'il veut mettre au front des
Dictionnaires une appropriation de l'inscription de Thélème :
« Ecris ce que tu voudras », s'il proclame que le génie a ses droits
1. Domergue passait pour l'inventeur des affreux mots : aranéeux. gens afjreu.v.
personne armenleuse (Wey, Rem, I, 67).
2. Le programme des Annales de Grammaire inscrit au § 5 cet article : « Les
décisions sur les mots nouveaux dont il convient de consacrer ou de bannir
l'usage, selon qu'ils sont ou ne sont pas frappés au coin de l'analogie ». Voir Ann.
de Gramm, Prospectus, après la p. oi.
3. Cf. H, p. 322. 323. Marie (Pre'c. d'orlhol.) accepte et admire déficeler. Le
même, dans les Omnibus, voudrait voir gracier dans les dictionnaires, ainsi que
sauvagerie, qui paraissait déjà utile à Laveaux. Le Dictionnaire du langage
vicieux souhaite le succès de corporé, etc.
i. Paris, Hachette, 183i. C'est l'œuvre d'un philosophe, que ses réflexions
amènent vile à voir la pauvreté d'un idiome où bon, mauvais n'ont point de
verbes non plus que malaise, mal, douleur, agrément, plaisir, ou volupté, où
manquent tant de privatifs, etc. Instituant une revue méthodique de ces lacunes,
il en arrive à proposer de remplir les séries incomplètes :
Dissipahle, à l'aide de dissiper, dissipation, dissipé, dissipateur. Docilier. doci-
l.ialile, à l'aide de docile, docilité (Cl et suiv. Voir un tableau, p. 09).
Puis, reprenant lus signes par catégories d'idées, il constate qu'il manque des
adjectifs de prévision : déchirablc, définissable; des adjectifs de puissance :
persuasif, réfractif, compréhensif: des adjectifs de nature, qui font défaut entre
jeune et vieu.v, entre convalescent et malade; des verbes : impressionner, cat/io-
liciser, monarchiser, républicaniser prévenlionner; des substantifs de contenu :
arhrée, verrée, platée; des substantifs d'action : personnification, agissement;
des substantifs d'abstraction : tirés de vert, jaune, gris, dont il n'ose pas donner
la forme: enfin des adverbes de manière : instinctivement, réflexivemeni.
" Il n'y a qu'un seul moyen d'obvier à ce grave inconvénient, qui ralentit l:i
manifestation de la pensée cl qui l'embarrasse en des éléments divers : c'est de
créer des mots propres autant qu'on en éprouvera le besoin et (ju'on en sentira
la possibilité. »
LA LANGUE LITTERAIRE 749
et ses privilèges, que le goût en sait plus que la grammaire, ce
n'est qu'en faveur d'un mot « hardiment ressuscité, d'une libre
métaphore, d'une expression inusitée, mais bien faite, s'il s'en
présente jamais » '. Cette dernière restriction en dit long sur la
mesure des concessions accordées. Il fait une rigoureuse clas-
sification des néologismes en cinq classes. La métaphore et
l'archaïsme le trouvent favorable. L'extension qui consiste à
tirer active?' de actif ou éh/séen de éli/sée lui paraît toute natu-
relle ^ Mais l'innovation capricieuse d'un mot étranger aux radi-
caux propres de la langue, tels que dandi/sme ou parvulissime,
la traduction en mots savants : jildegjnasie ou inflammation pour
échauffement, et « toute cette engeance dont le charlatanisme et
la sotte vanité des pédants infestent la langue », sont condam-
nées avec la dernière rigueur.
Les journalistes du Globe [1 mars 1825) s'indignaient que
le public qui murmurait du mot chambre laissât passer des
barbarismes comme influencer et régenter, et Hugo ne professa
point d'autre doctrine. Il avait condamné au début le néolo-
gisme comme une misérable ressource pour l'impuissance. Il
n'en revint point. En 1834, il le condamne chez le marquis de
Mirabeau {Litt. etphil., 418) et dans la Préface de Cromwell il
dit plus explicitement : « ce sont les mots nouveaux, les mots
inventés, les mots faits artificiellement qui détruisent le tissu
d'une langue » \
Théophile Gautier ne parlait de l'invasion des néologismes
qu'avec colère. Puisqu'il n'y avait pas de choses nouvelles, à
quoi bon des mots nouveaux ^ ? C'était un de ses paradoxes
1. Not. de linguistique, 1834, p. 220-221; cf. Onomat.,\)véî. de 1828.
2. <■ Le mot est alors un dérivé, engendré naturellement, et qui naturellement
n'attend pour être admis que l'aveu du temps, de l'usage, et des bons écri-
vains. »
3. Très longtemps, il proteste à l'oceasion contre les mots nouveaux qui
choquent son goût : positivisme, utiUlarisme {Le Rhin, I, 166), moderniser (Choses
vues, 160). Parlementarisme lui inspire une période contre Louis-Napoléon :
« Parlementarisme me plaît, Parlementarisme est une perle. Voilà le diction-
naire enrichi. Cet académicien de coup d'État fait des mots. .\u fait, on n'est
pas un barbare pour ne pas semer de temps en temps un barbarisme. » {Nap.
le Petil, p. 213.) Voir Huguet, Le néol. chez V. Hugo, 5 et suiv.
4. Voir Ém. Bergerat, fheoph. Gautier, 4° Entret., p. H5. « En un mot admettez-
vous les néologismes? Veux-tu parler de la nécessité de dénommer les soi-disant
inventions et les prétendues découvertes modernes? Oui, on dit cela : à choses
nouvelles, mots nouveaux. On connaît mon avis là-dessus. Il n'y a pas de choses
nouvelles. Ce qu'on appelle un progrès n'est que la remise en lumière de quelque
-50 LA LANGUE FRANÇAISE
favoris. Et au cas invraisemblable où il serait nécessaire de
nommer une découverte réelle, pourquoi ne pas revenir aux
usaj^es des salons du wni" siècle, et ballotter les postulants?
C'était exactement la pensée des membres de la Société gram-
maticale, ils prétendaient seulement être le cercle-arbitre rêvé
par le poète.
Les œuvres. Petit nombre des mots nouveaux. —
L'étude des œuvres donne les mêmes résultats que l'examen des
professions de foi. Hugo, suivant Wey, aurait dit un jour qu'il
regrettait le mot fulgurant, le seul qu'il eût jamais créé '. Il
n'avait pas fait ce jour-là un examen de conscience complet.
Néanmoins ses créations sont bien peu nombreuses, surtout
dans les premières œuvres; M. Huguet l'a prouvé '\ Voici quel-
ques exemples extraits des listes qu'il a dressées :
Doutetii' {R. et 0., 395), égorgiller {D. jour, 29o), roiu/eoyer {N.-D., II, 169),
hiicotiquciiient [Prcf. Cr., 35), étoffément {N.-D., II, 169); farouche ment [Ib.,
II, 113), dccuirassé {Cromio., 257), s'entreculbuter (N.-D., I, 123), recadenasser
{Ib., II, 65), regeriner {Ch. d. Crép., 73); repuhlier {Or., notes, 231), ressayer
{Hem., 79); astre-roi {Or., 20), prêtre-monarque {Odes et B., iiS), palais-
prison (R. EL, 218); fécondateur {Bug. Jarg., J56); luxurier {N.-D., I, 291),
rutiler {N.-D., II, 302), canonical {Ib., I, 255), gigantal {Ib., II, 169), protec-
toral [CromiD., 335), congratulateur (N.-D., I, 257), s'intersecter {Ib., I, 'i-9).
Le tout est fort peu de cbose. Encore Hugo environne-t-il
souvent ces mots de formules d'excuse. Ce n'est qu'à cette
condition qu'il risque herculéen, hijpercritique, circumparisien,
inarrèlahle, sidéralisé. Ni Musset, ni Gautier, au début au moins,
n'ont été plus hardis. Ils ne se sont pas plaint à l'occasion un
mot nécessaire ou qui leur plaisait, mais cette occasion s'est bien
rarement présentée ".
lien coniinnn délaissé. J'imagine qii'AristoLe en savait aussi long que Voltaire,
et Platon iiiie M. Cousin.
" Je voudrais que l'admission d'un mol dans le dictionnaire fût eontroversée et
débattue autant que celle d'un postulant au Jockey-Club; Je voudrais qu'il fut
présenté et qu'il eût ses références. Je voudrais que l'Institut servît à quel(|ue
chose au lieu qu'il ne sert à rien! et qu'un Français ne fût i)as forcé d'aller en
Russie pour jouir du plaisir d'entendre parler sa langue. A ces conditions, oui,
je serais partisan du néologisme. »
1. Rem. sur la lanrjue fr., I, •2'è'.).
2. Voir pages 72-73 des réflexions très fines et très justes sur les néologismes
cfïUi ne comptent pas, étant faits par plaisanterie, par besoin de couleur locale
ou recherche d'antithèse, et d'une façon générale occasionnels.
3. Bien entendu, il ne faut pas tenir compte des endroits où Gautier confa-
LA LANGUE LITTERAIRE 7al
L'école a néanmoins, il est vrai, ses néologues. Le jirincipal
c'est toujours le précurseur. Chateaubriand. Longtemps refrénée,
sa verve néologique s'est de nouveau épanphée dans les
Mémoires.
On y rencontre : icUalhé (f, 349) ; imbelliqueux (429) ; intersecter (364) ; la
perchée (154); des landes arasées (343); le brisement de la lame (164); un
petit chasse-lièvre (246); au descendu des carrosses (200); esprit-principe (237);
au tomber du soleil (liJo); raclcmcnt d'u)! violon (80); entombcr les aïeux (15) :
diluvier (438); géniteur (12); effluences (408); frar/ance (ib.); morosité (159);
blandiccs (157); vénusté (IIO).
Auprès de lui il faut faire une belle place à Sainte-Beuve :
De ce calme abattant et de ces rêves plats {Jos. Del., 93); un pas inaverti
(Pens. cVaoùt, 3S0): nitescenee {Vol., 286), maiyrissant {Ib., 2'62); idoldtre-
mcnt (242); inarticidable (245, se trouve dans Galiani, L.); incspjcrable (271,
cité dans Saint-Simon), etc.
Sainte-Beuve s'est corrig'é, Chateaubriand non. Sa traduction
de Milton présente des mots de toute provenance : adamantin
{Milt., 141); anarqne (le vieil — 151); guéer (149); infilorieux
(47) ; transfixés (87) ; etc. Et un certain nombre de poètes
romantiques secondaires suivirent cet exemple.
Le Lycanthrope a des néologismes : carloringiaque {Rhaps., 1 1) ; un geindre
{Ib., 39, encore est-ce là plutôt un archaïsme); purpurin {Ib., 29); 7me
aventurine {Ib.). A. Bertrand en est plus prodigue encore. 11 dit : s'encolima-
çonner [Gasp., 21); il bise dru {Ib., 53), etc. Voici une de ses phrases : 17»
jour que je fossoyais le poudreu,v charnier d'un bouquiniste.... j'y déterrai
un petit livre en langue baroque et inintelligible., dont le titre s'armoriait
d'un amphistére {Ib., 5). Mais leur maître à tous est Amédée Pommier. II
emploie anhéleu.x (Oc, 249); argotier {Cran., 14); s'anonchalir {Ib., 44);
assurgcnt {Oc, 15); barathrc {Les Assassins, p. 30. CF. Oc, 199); dénigreur
{Oc, 9); disputailleries {Cran., 12); emphatiste (Ib., 62); s'empopidacer
{Ib., 50); flexueux {Oc, 10. Sainte-Beuve a dit fle.vueusement); naufrageux
(Oc, 36) ; macadamisage {Ib., 13); blafardant {Ib.); industrialisme (Cran., 5);
irrégressible (Oc, 211); inosés (Ib., 18); im)narcessible (Cnin., 33): fluctiso-
nayis {Oc, 41): répétailler {Cran., 13), etc.
II y a nombre de vers comme ceux qu'on a cités :
La procelleuse mer s'arriole et moutonne
El le flot rumoreu.N, fervide, exestuant... (Oc. 33) i.
bule avec ses amis ou ses lecteurs, ainsi dans les Jeune-France •,\h les mots plai-
sants abondent : quadrinité, géographier, famosilé. prêlrophobe, non-type,
patrioterie, se suicider. Dans Alberlus, au contraire, il y en a bien peu. Un au
moins est intéressant, c'est o?ic?e?' (310 et 315): il a été repris de nos jours.
l.On a remarqué depuis longlempSjà la suite de Musset, que le lexique roman'
tique faisait grande consommation d'adjectifs. C'est exact, mais il importe de
752 LA LANGUE FRANÇAISE
Néanmoins l'école, si on en juge d'après l'attitude de Hug-o,
de Gautier, de Musset, et leur exemple, peut être considérée
comme n'ayant pas été néologique dans son principe.
La Syntaxe. — A plus forte raison a-t-elle laissé à peu près
intacte la syntaxe. Il faut cependant faire ici encore une réserve
en ce qui concerne Chateaubriand et Sainte-Beuve.
Chateaubriand a fait semblant d'être obligé par le texte de Milton à
risquer des construclions comme ciiKincr de la lumière. Mais il avait com-
mencé sans cette excuse à violenter la grammaire : Que faisait à cela mon
éléi/ante démone? {Mém., I, 155); Ce volcan domina longtemps des mers non
naviguées [Ib., 33i); Plus le jour de Pâques s'avoisinait, plus... (//>., 102);
auprès du cadavre expiré {Ib., 426); cet homme, germé à V ombre des épis
(/6., 151-); je lui demandais comment étaient habillés les peuples, comment
les arbres faits {Ib., 332), etc. Comparez dans Sainte-Beuve : Et celui, déjà
grand, échappé de sa main (Pens. d'août, 385) ; recueilli dans vous-même
(Ib., 92); car, bien pauvre c/u'elle est, sa naissance est honnête {Ib., 8o);
détourner le coin {Pens. d'août, 414); si soudain au détour j'aperçois {Jos.
Del., '61).
Encore ne sont-ce laque des libertés. Mais souvent les éléments essentiels
de la proposition sont supprimés :
... Son équité discrète
A taxé ce travail de ses soirs, mais si bas
Que s'il fallait ofTrir, on ne l'oserait pas {Pens. da., 300).
Déjà, dans Josej)h Delormc, le poèlc s'exerce à désarticuler la phrase :
El de loin l'on entend la charrette crier.
Sous le fumier infect, le fouet du voiluricr,
De plus près les grillons sous riicrl)e sans rosée;
Ou l'abeille qui meurt sous la ronce épuisée,
Ou craquer dans le foin un insecte sans nom;
D'ailleurs personne là pour son plaisir, sinon
Des chasseurs, par les champs, regagnant leurs demeures,
Sans avoir aperçu gibier depuis six heures...
(Jos. Del., 126 '.)
signaler à ce propos l'elTort qu'on a fait dans l'école jjour suppléer au manque
d'adjectifs à l'aide des substantifs délerminatifs construits avec de. 11 y en a mille
exemples :
Uno ànio tle nialheiii , faite avoc dos ténobres \Hern.. m, A).
Klccteurs do drap d'or, cardinaux d'écarlatc [Ib., iv, -2).
Sur quel iionnour veux-tu me jurer? sur laquelle
De tes deux mains de sang? (Muss., Les Marron d. f.).
Quand par ce ciel funèbre et d'avare lumière CSte-B.. l'ens d'A., 314).
A riicure de silence, où Phéhé solitaire (Jos. Del., 33).
Quel facile unisson aux cordes de mystère! (Pens. d'A., 300).
Une nuit de magnificence {Vol., 250). Cesser de dédaigner ce service de périls
et d'honneur (Ib., 242). Une personne de sacrifice (Ib., 246j. Sur leur lapis de
mollesse (282).
1. Cf., 108 el 109, la phrase qui commence : •• Et nous voilà tous deux après.... •
LA LANGUE LITTÉRAIRE 753
Dans les Pensées d'août le désossement est complet :
En plein faubourg, là-haut, au coin de la mansarde,
Dans deux chambres au nord, que l'étoile regarde :
A cinq heures rentrant; ou l'été, matinal;
Un grand terrain en face et le triste canal
(Car, presque chaque jour allant au cimetière,
Il s'est logé plus près), voyez sa vie entière,
Son culte est devant vous (299).
Et il ne faudrait pas croire que la contrainte du vers soit ici pour quelque
chose. Comme l'impropriété des mots, comme la multiplicité des images,
comme l'archaïsme, cette volonté de brouiller la syntaxe d'anciennes formes
et de nouvelles audaces est raisonnée : elle dure dans Volupté : nous étions
bien libres de longue causerie (240) ; je m'étais bien promis et à nos amis de
Blois, d'y assister (233); annonçait davanta;/e ressembler à son père (251);
elles ne sont pas plus à mépriser que tant d'autres inisères de notre faute et
agonies méritées sur cette terre (249) *.
C'est un désir réfléchi de ménager les mots non significatifs, et de placer
ceux qu'on garde là où ils doivent frapper le plus. Sainte-Beuve a long-
temps attendu des élèves, mais il en a.
Les résultats.
Apparente défaite. — Quand, vers 4840, le romantisme
étant non pas vaincu, mais usé, le public et les artistes com-
mencèrent à chercher résolument autre chose, il y eut des gens
— il y en a dans toutes les restaurations pour se faire cette
illusion — qui s'imaginèrent de bonne foi que l'histoire litté-
raire allait reprendre au point où la révolution l'avait troublée.
Mai? il y avait à ce retour des obstacles invincibles. L'Aca-
démie ne s'était-elle pas livrée peu à peu jusqu'à recevoir Hugo
lui-même et Sainte-Beuve'?
La Société grammaticale ne s'était-elle pas bien oubliée aussi
1. Balzac, qui s'est moqué du parler précieux de Sainte-Beuve, n'a pas parlé
de la syntaxe. Il n'a pas osé sans doute. (Voir f/?i Prince de la Bohême, 1857,
p. 180.)
2. Le 28 décembre 1833, elle admettait Nodier, (|ui se déclarait .. partisan de
l'innovation qui seconile par une expression bien faite, ou par une forme heu-
reusement appropriée à sa nature, renonciation d'une idée utile et populaire
qui n'a pas encore de nom : phénomène qui est une des lois de l'espèce,
auquel il n'y a rien à opposer -. Un an plus tard (13 décembre 1834), c'était au
tour de M. Thiers, qui, lui aussi, avait été accusé d'avoir fait un peu trop volon-
tiers l'aumône à la gueuse. 11 résumait nettement les doctrines intransigeantes
d'Andrienx, montrait sa fidélité inébranlable aux traditions, pour ajouter
ensuite : « Je ne reproduis qu'en hésitant ces maximes d'une orthodoxie fort
contestée aujourd'hui, et je ne les reproduis que parce qu'elles sont la pensée
exacte de mon savant prédécesseur, car, messieurs, je l'avouerai, la destinée m'a
réservé assez d'agitations, assez de combats d'un autre genre pour ne pas recher-
cher volontiers de nouveaux adversaires. •• C'était une façon galante de se dégager.
/. o
HiSTOmK DE LA LANGUE. VUI- *"
754 LA LANGUE FRANÇAISE
par moments? N'avait-on pas lu en 1833 dans le Journal de la
langue française (1, 420 et suiv.) un éloge sans réserve des Feuilles
d'automne, parlant de « brillantes innovations » et de « har-
diesse admirable »? Il y a à quelques pages de là un compte
rendu des ïambes si agressif qu'on le dirait extrait du Globe, il
déclare tout à plein que « le génie de Barbier ne peut rencontrer
de critiques sévères que parmi ces hommes routiniers qui blâ-
ment tout ce qui les étonne, et ces vétérans de la littérature
qui suivent en traînards la marche du siècle ». Comment, après
avoir raillé le vieux clinquant, les « vers musqués des « bou-
quets à Chloris », les anciennes routines de ceux « qui ont pris
les défauts des maîtres de l'école classique, sans approcher de
leur talent », remettre l'art à cette discipline, et lui reproposer
pour idéal une erreur si bien reconnue? Il est vrai qu'il n'est
pire réacteur que celui qui a été terroriste par entraînement.
Il y avait, heureusement, à un retour en arrière un empê-
chement plus sérieux que la crainte des [)alinodies : c'était
l'habitude déjà prise par les écrivains de se faire une langue à
leur gré, tout au moins de se servir librement de celle qu'on
leur avait faite. Le « jargon romantique » paraissait maintenant
vieillot à un public qui, lassé de Moyen Age, rebattu de lyrisme
passionné, étourdi de couleurs et d'images, devenu du reste tout
positif et bourgeois, aspirait à un peu de repos dans la simpli-
cité médiocre. Les Burgraves étaient tombés, Lucrèce triom-
phait. Mais quelle différence même entre cette langue de Ponsard
et celle des tragédies de 1820! Tout en essayant d'être classique,
jusqu'à ressembler par endroits à un pastiche, comme elle est
libre, et vraie quelquefois, cherchant le détail familier, loin de
le fuir, disant le mot que l'on évitait auparavant, fùt-il trivial,
telle en somme que Vigny et Gautier pouvaient la louer sans
être accusés de faire contre fortune bon cœur. Qui eût écrit
dès la deuxième scène, vingt ans auparavant :
Le courage, à ce compte, a dérangé son centre.
Et le cœur aujourd'hui se loge dans le ventre '.
Encore ai-je choisi là l'un des hérauts de la réaction propre-
ment classique. Mais quels écrivains produisit-elle? Où sont ses
1. r.r. Aiibryol, .h/y. nouv., 18(50, p. 311.
i
LA LANGUE LITTERAIRE 755
grands noms? Et parmi les écrivains dont les noms demeurent,
quels sont ceux qui ne continuent point de quelque façon le
mouvement, qui répudient tous les articles du programme, qui
l'énoncent à toutes les libertés conquises? En réalité le mouve-
ment d'émancipation réussit si bien qu'on jouit désormais des
résultats comme d'une chose naturelle, en oubliant à qui on les
devait. C'est là le triomphe complet.
Les conséquences de la victoire. — La révolution
romantique eut d'immenses résultats. Tout un monde de mots
menacés de mort, ou frappés de stérilité, ignorés dans quelque
coin du lexique recouvrant tout à coup la vie et la force
plasti<jue, appelant letTort littéraire, une riche variété d'images
neuves et pittoresques, jetées dans un style terne et usé, il y
avait déjà là une révolution. Un de ceux qui ont le mieux su
le prix des mots, Baudelaire, l'a dit de son ton apocalypti([ue
ordinaire (Artrom., p. 318) : « Je vois dans la Bible un prophète
à qui Dieu ordonne de manger un livre. J'ig^nore dans quel
monde Victor Hugo a mang'é préalablement le dictionnaire de la
langue qu'il était appelé à parler; mais je vois que le lexicpie
français, en sortant de sa bouche, est devenu un monde, un uni-
vers <'o]oré, mélodieux et mouvant. »
Le moud*' inconnu où Hugo s'était nourri, on commence
aujourd'hui à savoir que c'était souvent un de ces cimetières où
dorment des mots oubliés, un vocabulaire patois, un répertoire
technologique quelconque, ou un Pan-Lexique de Boiste, et la
métempsycose n'en est que plus merveilleuse.
Encore ces résultats n'étaient-ils que les premiers. Car, par
cette abondance, Hugo et les siens avaient donné aux autres,
comme ils se l'étaient donné à eux-mêmes, le goût de l'opulence.
Et ce goût, loin de s'éteindre, s'est développé. Abjurant les
doctrines reçues sur la richesse et la pauvreté, si longtemps
ressassées, on s'est mis à aimer les mots.
Or qui ne voit que dans ce goût du mot l'appétit néologique
était en germe, que pour réservé qu'on se fût montré sur ce
point, le romantisme préparait fatalement un avenir de recher-
ches téméraires \
1. Pommier, dans son Enfer, qui esl, de 1836 (Paris, Garnier), peut être con-
sidéré comme le type extrême de l'école. A ce livre, qui est, suivant Barbey d'Au-
750
LA L.WOliK FirWCAISE
Enfin, dernière conséquence, celle-là plus générale encore, le
romantisme, par les <lestructions qu'il a osées, a inauguré le
règne de l'individualisme dans le langage. En efi'et, ce qui
sépare Racine de Pradon c'est le style, et non la langue,
tandis que depuis 1830 la situation redevient ce quelle était
au XVI'' siècle. Une règle commune de langue continue à exister
sans doute, mais beaucoup plus large, si large qu'il y a dans
la langue générale de quoi se faire dix langues poétiques difîé-
rentes. Et à diri^ vrai, ces dix langues commencent à se distin-
guer dès l'époque romantique. La langue poétique de Sainte-
Beuve, comme celle de Musset, est bien plus osée que celle de
V. Hugo, et cependant elles ne se ressemblent guère entre elles.
La divergence désormais ira s'accentuant. C'est une ère nou-
velle (|ui commence.
M. — Deuxième période. — Le réalisme.
Balzac '. — Au mot hardi de Balzac que j'ai cité plus haul :
« Nous sommes trois, à Paris, qui savons notre langue, Hugo,
revilly, une orgie de langue française {Œuvres et liommcs, 111,203), l'aulcur s'est
amusé à nietli'e une préface (jui est une critique acerbe, telle qu'un classique
renforcé eût pu la faire, et qui montre d'un façon curieuse combien le poète avait
conscience de ses outrances.
•' Archaïsmes, néologismes, latinismes, rousardismes, Itarbarisnies, lout lui
est bon; et cela forme une bizarrerie encyclopédique empruntée à tous les glos-
saires et ;ï toutes les classes, depuis le langage poétique le plus élevé Jusqu'au
jargon de la populace la plus inlime. Quand deux mots se détestent, il les oblige
à vivre ensemble... Franchement! est-ce là un système acceptable? M. Pommier
compte sans doute sur la crudité de sa poésie bourrue pour scandaliser le i)ublic
honnête et modéré. C'est l'équivalent du réalisme en peinture, mais ces sortes
de prouesses ne réussissent pas à tout le monde (allusion à Courbet).
" Son Enfer trahit en lui un faible irrésistible pour les locutions etsimilitudes
culinaires. Il va mèmejusqu'à faire de nombreux emprunts à la langue médicale,
et ces termes scientihques ne sont pas ceux qui font la moins étrange figure dans
cette agrégation hyliride. ltariolée,danscepandémonium grammatical et polyglotte.
« Son Enfer est avant lout, je le crains bien, renfcr de la pauvre langue
fivinçaise (|u'on y torture à plaisir.
■• Voilà donc où devait aboutir entre les mains des derniers enchérisseurs la
fameuse école de l'art pour l'art, cette école de l'elfet quand même et de l'art
à tout prix. Voilà comme on s'elTorce de dégrader, d'avilir celte belle et noble
langue, épurée par deux grands siècles littéraires!... »
Et, de fait, le ■< remue-ménage » du vocabulaiie qu'on y constate est bien
curieux. A côté d'archaïsmes : cafardise, papelardise (str. xxv), allégeance,
(cxvi), de ibols grossiers : concuOinaires (xxxvi), farcir ses intestins (xxxiv), flui-
reurs de cotillons (xxxvii), on y trouve tout un vocabulaire scienlill(ine et
technique : terrain de solfatare (xin), çjaufrer ses flancs, f/uitlocher de coutures
(Lxxix), et une abondance de néologismes : se fiérissonnent (st. I), pi^opagandistes
(xiu), piaculaire (1,1). autoclave (ib.), 7-efeuiUeter sa vie (vu), etc.
1. Sur la langue de Bal/ac. voir Souriau. Balzac cl son cruvre. 1SS8 (très soin-
LA LANGUE LITTERAIRH loi
Gautier et moi », les contemporains' répondaient déjà en allé-
liuant d'énormes fautes; le solécisme de en, dont Balzac est
coutumier ^ des formes barbares, des tours ou inouïs, ou for-
mellement irréguliers :
poindditt, poindit (///. perdues, oOi-, Louis Lainh., '.Wi) : je giscrai {Honor.,
74); Oh! n'en voulez, pas à Napoléon! (La P. du Mm.. 155. Cf. La maison
Nucidtjen, 258); il est diffieile de raconter en détail un plan qui embrassât le
budget (Ib., lil); s arranger à ce qu'il nij en ait qu'une seule au logis (Le
('ont. de Mar., 95); Il ne voulait réveiller ni sa femme, ni sa fille, et surtout
ne point exciter l'attention de smi neveu (Eug. Grandet, 312).
Même en mettant au compte du prote ce qu'il est possible
d'y mettre, il est visible que Balzac peut être pris souvent en
faute irrémissible d'ignorance grammaticale. Et dans son
lexique mêmes tacbes que dans sa grammaire.
Napoléon chausse la couronne de fer [lll. perdues, '.i[\. Cf. les liiv., 23'6);
cette fructification constante des es/irits qu'il avait si ardemment épousée dans
la sphère parisienne (La F. de trente ans, 194); lui qui ne se croit l'égal de
personne, pour : lui qui croit que personne ne l'égale {lll. perdues, 3()), etc.
On citerait sans tin des images baroques, accouplant des mots étonnés
de se voir réunis : Une étoffe lézardée (P. Gor., 7); un picotin d'or (lll.
Gaud., 10); des clochetons comme empaillés par e/uelques arbres verts {Le9^
Paysans, 1) ; attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre (Louis Lamb., 35) ;
Birotteau vêtu du caftan d'honneur que lui passaient les phrases pompeuses
de Marchangij (Ces. Bir.,U. .329); les percepteurs qui, vivant de leurs recettes,
lardent le public d'idées nouvelles, le bardent d'entreprises, le rôtissent de
prospectus, l'embrochent de flatteries, et finissent par le nuinger à quelque
nouvelle sauce dans laquelle il s'empêtre, et dont il se grise, comme une mouche
de la plombagine (lll. Gaud., 9, 10); élever à la brochette l'avarice de son
héritière (Eug. Gr., 26); endimanché jusqu'aux dents (76., 118); donner une
harmonie de fatuité à des niaiseries (Ib., 54).
Des mots sont pris dans des acceptions inconnues : elle est fauve comme
une hirondelle (Méd. de Camp., 142); une opulence cadavéreuse (= à son
déclin, La Maison Nucingen, 30) ; une impertinence qui s'accepte sans protêt
(= protestation, Modeste Mign., 227 j.
Il y a, même dans les romans les plus soignés, des phrases qui n'ont
maire, mais très solide étude, à laquelle l'auteur a bien voulu ajouter pour
moi des notes inédites); Pellissier, Le mouvement littéraire au XIX" s., 2;Jo;
Taine, Nouv. Essais de critique et d'histoire, 99 et suiv. ; Sainte-Beuve, Portr.
conlemp., I, 4')7; Gautier, H. de Balzac, sa vie et ses œuvres, 1859, p. i3o. Je cite
les romans d'après la collection Michel Lévy, sauf César Birotteau, que j'ai lu
dans l'édition en deux volumes de 1838.
1. Voir Sainte-Beuve, art. c, et Ghaudes-Aigues. Les écrivains modernes, art.
sur Balzac, 225.
2. La pauvre Eugénie triste et souffrante, des souffrances de sa mère, en mon-
trait le visage à Nanon (Eug. Grandet, 193). Le bonheur est la poésie des femmes,
comme tu toilette en est le fard (Le Père Goriot, II): etc.
7:'i8
LA LANGUE FRANÇAISE
aucun sens : la moim praticable de toutes les 7'iies de Paj'ls, sans en excepter
le coin le plus fréquenté de la rue ta plus déserte (Hist. des Treize, 12-13^
Quel que soit en somme le genre de fautes que Ton cherche,
on trouve à peu près tout. Et Balzac lui-même s'en rendait
compte {Corr., p. 333). Il avait conscience que la correction lui
manquait, (pi'il était insuflisant à satisfaire les exigences de
cette langue, sorte de M"*" Honesta, qui ne trouve rien de bien
(jue ce qui est irréprochable, ciselé, léché (//a, 491-492). Gom-
ment dès lors expliquer cette aftîrmation hautaine qu'il était
un des trois hommes qui sussent la langue? Est-ce simple gab,
lâché dans un jour d'indulgence et de vanité? Non pas. C'est
que savoir la langue signifiait pour lui autre chose, et il est
facile de voir quoi.
Balzac a eu ce que Hugo et Gautier ont eu aussi, un vocabu-
laire })rodigieux, celui qu'il fallait à un homme qui ouvrait [tour
la première fois la littérature à tant de gens du menu, vivant
dans des milieux jusque-là ou ignorés ou dédaignés. Aussi sait-il
non seulement le français, mais les français divers, celui du
^vieux temps, et celui des provinces, celui des laboratoires et
celui des ateliers, avec en plus les argots de tous les lieux et de
toutes les professions. La métaphysique de Louis Lambert ou
la frappe monotone du marteau qui prépare les béquets, le coup
de gouge qui alégit, la lambourde qui supporte les parquets,
les trucs de commerce, les bouteilles clissées en roseau et les
bernes ou les accotements de la route, rien ne le trouve au
dépourvu; il sait tout nommer de mots rares et précis. Tout ce
matériel linguistique dont chaque spécialiste possède un mor-
ceau lui a fourni un vocabulaire monstrueux, masse hétéro-
gène qui bouillonne dans son cerveau, et s'échapp»» en larges
coulées.
Des mots populaires, il u'est guère besoin d'eu citer. Sauf le synonyme
héroïque de embêter, devant lequel recule un olficier — il n'était que com-
nmndant — (Le dernier Chouan, p. 94), il n'est mot si trivial ni si cru qui
ne paraisse à son tour : s'exterminer le tempérament (Méd. de camp., 13);
s'emtjarbouiller à faire des adieux (Ib., 293); se fourrer quelque part (Dern.
Chouan, 59); de bons lapins comme nous {Ib., 03); il y aura du qrahut/c
(Ib., 09) ; se faire démolir {Ib., 100) ; frit (= mort, 16., lOi) ; Avec çà qu'il a
h cœur tendre, le père Giqonnet {Ces. Bir., I, 200); Je rafistole moi-inrmc
{Eu(j. Grand., 31); les qarces démoliraient le plancher {Ib., 106); arrive qui
LA LANGUE LITTERAIRE 759
plante [Ib., 197); scier le dos (lll. Guud., 12); mettre quelqu'un à l'ombre
{Méd. de camp., 292); Vahonnement déboule {lll. Gaiid., 20); faire le poil à
quelqu'un {Ib., 16); il vous piloterait au besoin {Ib., 3); triboidller les
eiUrailles {Eiuj. Grand., 199); trifouiller rame ([b., 205); carotter sur les
rentes (P. Gor., 21); chapardeur {Mais. Nucinqen, 23) ; gniole {Ces. Bir., I, 261).
Le patois le hante. Qu'on se souvienne des embucquer
{Eug. Grand., 96); endéver {lll. Gaud., 29); emboiser {Eug.
Grand., 152); f'rippe {[b., 73); aveindre [Ib., 74); renaré [La
dern. me. de }^autrin, 215); et de tant d'autres! A chaque
instant le mot de pays lui vient, et le frappe de sa sonorité
expressive. 11 le recueille avec amour, le présente, quand il ne
le prend pas à son compte, comme il a fait des par ainsi
{lll. Gaud., '60, Eug. Grand., 75 et souvent), des toutes et quantes
fois {Eug. Grand., 205), dei> jouxtant {Ib., 154), et de pas mal
<rautres.
Il est vrai que souvent on ne sait si c'est de quelque province
ou du vieux fond de la langue que lui vient un vocable commun
à la langue d'autrefois et aux patois. En efiet il a étudié avec
amour ce qu'on savait alors de vieux français : lexvi*^ siècle; les
Contes drolatiques en font foi; il a dit un jour qu'il eût voulu
suivre toutes les transformations de la langue française depuis
Rabelais jusqu'à nos jours. En tout cas, il se souvient fré-
quemment des vieux mots et des vieux tours :
Capriolantc fantaisie {Ces. Bir., I, 179); se colérer {Eug. Grand., 312);
mirer quelqu'un {Le dern. Ch., 113); des narrés (lll. Gaud., 4); un pacant
{Les Ch., i^&)',pcrtinacité (Hist. des 13, 58); prendre sa bisque {Le dern. Ch.,
57); oyant (P. Gor., 113) ; scncstre {V. folle, 635); gaudisserie {lll. Gaud., 6);
parangon de son espèce {Ib., 5); suaves joyeusetés {Eug. Grand., 265); pan-
tois (/^., 64) ; rivaliser quelque chose (La P. du Mén., 203, Les Célibat., 28, 97) ;
moycnncr un mariage {LesRival., 112); audience {= auditoire, Louis Lamb.,
138); compatissance {La F. de trente ans, 314); seigneuriser {Béatr., 74).
Ce n'est pas tout, car jusque-là, somme toute, Balzac ne fait
guère que suivre les routes que nous avons vues ouvertes par les
romantiques, avec cette dilîérence peut-être que sa marche
est plus instinctive. Mais il ose plus. Et d'abord, il est facile
(le voir qu'il a été l'intime de Louis Lambert. Plus que per-
sonne, il a eu la griserie de science qui a été l'ivresse de notre
siècle. La technologie des mathématiques, des sciences natu-
760 LA LANGUE KHANÇAISK
relies lui est familière. 11 en adopte plus franchement qu'aucun
autre les termes barbares :
Tète (léitucc (roiyaucs seitsitifs (Mcd. de c, 26); ces deux liijncs-là sont des
asymptotes qui ne peuvent jamais se rejoindre {P. Gor., 70); musculature
(Vieille fille, 560); fructification des vignes {P. Gor., i); pyroscaphe (Hist.
des 13, 262); sputation expectorée {lll. Gaud., 48); recrudescence [Ih., 27);
animo-véyétal (Ces. Bir., I, 179); force attractive [lll. Gaud., 7).
Le romancier parle si bien comme un dictionnaire des sciences que
souvent des choses ordinaires se présentent à lui sous la forme scientiflque :
('ésar Birotteau calculait... la rontexture du bouchon (I. 200); un nez trop
lonfi, gros du bout, flavesceiit à l'clat normal {Euy. Grand., 222); le beau
marquisat de Froid fond fut alors convoyé ven Ca'sophaye de M. Grandet (Ib., il).
Quand un petit rentier le fait penser à un champignon, il le voit, ce cham-
pignon, et le décrit, non pas par un trait d'artisle. mais par une analyse
de botaniste : Au premier aspect, cette plante humaine, ombellifère, vu la
casquette bleue tubulée qui la couronnait, à tige entourée d'un pantalon
verddtre, à racines bulbeuses, enveloppées de chaussons en lisière, offrait une
physionomie blanchâtre et plate, qui certes ne trahissait rien de vénéneux
(Ces. Bir., 1, 176). Le commis voyageur est un pyrophore (Ib., 2); son
bagout un flux' labial [Ib., i); Fatmosphère provinciale c'est un azote moral
(lll. perdues, 104), etc.
11 tire de la langue du commerce, sans conteste la moins
estimée de toutes, des expressions et des images :
Le capital de nos forces a fait son versement pour une énergique résistance
(VU, 276); la maternité est une entreprise à laquelle fai ouvert un crédit
énorme; elle me doit trop aujourdliui, je crains de n'être pas assez payée
(111, 91); la cour oii grâce à ses dehors il sut plaire, et oii ses différentes
valeurs ftvrenl acceptées sans protêt (IV, 37).
On voit dès lors ce que c'est pour lui que savoir sa langue.
Tandis que pour des classiques, c'est en connaître exactement
les ternies avec leurs sens précis, les tours avec leurs combi-
naisons réglées, pour Balzac, c'est en avoir à commandement
tous les trésors cachés comme les trésors connus et pouvoir
en verser le torrent sans peine, intarissablement.
11 faut dire plus encore. Balzac est vraiment le premier néo-
logue de marque qui, au lieu de s'excuser, proclame le droit de
l'écrivain. On sait (pi'un de ses rêves était do travailler au Dic-
tionnaire de l'Académie, et bien entendu dans un autre esprit
que l'esprit traditionnel; les querelles qu'on lui faisait sur ses
inventions verbales l'irritaient : « Qui a donc, disait-il, le droit
de faire l'aumône aune langue, si ce n'est l'écrivain? La notre
LA LANGUE LITTERAIRE 761
a très bien accepté les mots de mes devanciers, elle acceptera
les miens. Ces parvenus seront nobles avec le temps'. » Et s'il
a l'air de se borner aux cas où il faut éviter une périphrase
(xix, 212) ou nommer une chose nouvelle (xvu, 481),, en fait sa
hardiesse va beaucoup plus loin"". Voici quelques-uns des mots
qu'il crée ou qu'il adopte.
Amudisicn (Cah. d. aiil., o3j, hrotiunisnic {H. des tH, 225), hêtifir (/*. Gor.,
53), bbuulœmcnt [Ih., l'Jl), hoiiifucciiicnt (V. fille, 627), hrisr-niison. {Maison
Niic, p. D), ,s7! ciulavrrlscr {Les Marun., 110), catiD-rluiIcmcnl {llist. des 13.
28), chantcronnant {E. Gr., HQ), clilffonnagn {Musc du d., 470), coinjiatissuiici-
{E. Gi'., 88), coiiipatt'iotisinc [lll. perd., 55), coitjwjalité (L. Lamh., 'i3), cor-
pui'isé (Ib., 290), drcraoatcr {Les Einpl., 185(). 217), déijalonner {Ib., 4."{2),
dcylnbcr {Les Cél., 22), dt'ijriseiiient {E. Gr., 61). (b''(/rosslr son binyayr {lll.
p., 25), dcvoranlesqito {Hist. des 13, 3), dcvurciir (Hist. d. 13, 283), dioijc-
yxiquc (/'. Gor., 86), distlllalrlcc {V. fille, 629), distiiirllbir (II. des 13, 70),
divagantc {Cab. des ant., 12), domaiiic-sol, doinainc-anjent {H. des 13, 139),
doucereusement {V. fille, 574), drcKjonnantc (P. Gor., 132), cncaparaçonnées
{Cab. des ant., 12), épigrammatiquemcnt {Cab. des ant., 2), exquisement
{P. Gor., 105), extorquement {Cab. des ant., 61), extra-blanchi {V. fille, 545).
fabulation {Le Cur. d. vil., Ql), fécondance (E. Gr., Q6), flambe rie {Les pays.,
'j') ; ijargantuesqne [C. des ant.,^%), gâterie {Les Empl., 1856, 161), haricotant
(Les pays., 45), slKUinonier [E. Gr., 70), homme-mémoire {Les Empl., 243),
immutable (Y. fille, 658), impressible (L. Lamb., 33), imprévisible {La dern.
inc. de V., 28), improacable {Spl. et m., 273), industrialiser (V. fille, 660),
influençable {Cab. des ant., 86), insoueieusement {lll. Gaud., 22), insulteur
{Maison Nue., p. 23), intcrrogant (Laf. de 30 ans, -H)-!}, insurreetionnellement
iV. fille, 610). intelligentiel {H. des 43,.\i2), intestinement {V. fille, 612).
intrigailler {Les Empl., 220), Jupiter ien {H. des 13, 199), jurénalesque {Mus.
4lu dép., 408); logographiciue {H. des 13, 48); marmorin (L. Lamb , 192),
martialité {Dern. Cit., 63), mésentendu {H. des 43, 20), ministérialisme {Ces.
Bir., I, 161), mirobolamment {Cous. Bette, 9), monarchiser (Cab. d. ant., 95),
nitescencc (L. Lamb., 190), non flexibilité (E. Gr., 207), non-respeet (P. Gor..
14); oraculaire (L. Lamb., 67), pacotilleur (Muse du d., ^60), parasitisme
{V. fille, 549), perturber (Ib., 624), plumiyére (P. Gor., 140), pseudonymie
(Le méd. de c, 80), raphaëlesque (H. des 13, 264), regalonner (Les Empl.,
432), rêveusement (H. des 13, 161), ridiculisé (La dern. inc. de V., 209), rou-
tiviérement (Les Empl., 213), rubrique (Cab. d. ant., 59), saint Germanesqve
{H. des 13, 171), scipionesque (Cab. d. ant., 53), servantismc (La Mais. Nue,
36), servilisme (Cab. d. ant., 106), soulier-chausson {Les Empl., 242), subo-
dorer (lll. Gaud., 3); se loileter (P. Gor., 89), torpide (Le curé de V.. 105),
tousserie (E. Gr., 268), transurbain {V. fdle, 628); se tressuer {Ces. Bir., I,
146), ultra débonnaire (E. Gr., 167); vestimental (Mais, du chat qui pel,
156), victimer (La Mais. Nue, 1856, 62, D.), vivacement {P. <}or., 85).
1. Vie de Balzac, par M"" de Surville, en tèle de la Correspondance, p. LiX.
■2. Beyle disait : « Je suppose, disait-il, qu'il fait ses romans en deux temps :
<raliord raisonnablement, puis il les habille en beau style néologiqne avec
les poliments de l'âme, il neige dans mon cœur, cl autres l)elles choses. >■ (Ap.
."^ainte-Beuve, Lundis, IX, 271.)
762 LA LANdUE KllANÇAISK
Tous ceux qui se mêlent d'écrire ont aperçu dès l'abord les
défauts de la manière hâtive de Balzac, et, dans l'école réaliste
elle-même, on s'est bien gardé de le prendre pour modèle. Il
n'en est pas moins important de marquer que le premier grand
maître de cette école, l'écrivain qui a renouvelé le roman en
France a été un des novateurs de langage les plus audacieux.
Flaubert. — Il est a jwiori évident que l'effort des écrivains
réalistes étant d'atteindre à la rigoureuse représentation du
vrai, la qualité primordiale du style devait être une impeccable
propriété de langue. Ce mot d'ordre : le mot propre, avait déjà
été une formule de révolution quand la périphrase régnait, la
môme formule, mais élargie, approfondie dans son sens, et
surtout prise rigoureusement à la lettre, allait servir encore
une fois.
On sait comment Flaubert incarna la doctrine. Forçat du
verbe, sentant son premier jet lâche et même incorrect, la tête
pleine de l'idée d'un style irréalisable, qui « devait être rythmé
comme le vers, précis comme le langage des sciences, qui nous
entrerait dans l'idée comme un coup de stylet, et où notre
pensée voyagerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu'on file
dans un canot avec bon vent arrière » {Cor., II, 95), il cherche
dans une angoisse de chaque jour cette forme que personne
n'a jamais possédée, s'acharnant sur une page, raturant, s'inter-
rompant pour se remettre à l'école des grands écrivains de tous
les temps, puis se réappliquant à la tâche, toujours inassouvi,
toujours rugissant et de son impuissance et de la pauvreté des
matériaux que la langue lui fournit *.
C'est que plus l'expression se rapproche de la pensée, plus
le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau {Coït., II, 71).
Des gens comme Augier savent se contenter, parce que « ces
gaillards-là s'en tiennent à la vieille comparaison : la forme
est un manteau. Mais non! la forme est la chair même de la
pensée, comme la pensée est l'àme delà vie » {10., 481). Il n'y a
dans chaque cas qu'un mot, sans synonyme, consubstantiel à
l'idée. Il faut le poursuivre et l'atteindre, le placer ensuite sui-
vant la vérité harmonique, à un endroit que l'intuition des
l. .Sur la langue de Flaubert, vuir Pellissier, Mouv.lili. au XIX" siècle, 332;
Faguel, Flaubert, 145 et suiv.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 763
rapports secrets entre les vocables et les sens révèle à celui qui
est doué, où le mot ne sera ni offusqué dans sa signification, ni
contrarié dans sa sonorité par ses voisins.
Encore ces théories incomplètes ne donneraient-elles, même
en les développant, qu'une idée très imparfaite de tout ce que
Flaubert met dans cette expression : propriété du mot. Cin-
quante lignes de Madame Bovanj ax) apprennent beaucoup plus '.
Que Homais parle, qu'il soit seulement question de lui, c'est
un mélange de termes scientifiques et communs, de prétention
et de vulgarité; si c'est le curé qui apparaît, des formules
élevées, retenues de ses études et de ses livres, viennent ressortir
sur un fond de platitude native, opposant la grandeur organi([ue
et idéale du rôle à la nullité rustre de l'homme. Lheureux,
Charles, sa femme, Rodolphe, Léon ont chacun leur langage
comme leur style, où se marque la différence de leurs natures,
de leurs occupations, de leur naissance -. Comme un baromètre
d'une sensibilité extrême, ce langage accuse les moindres dépla-
cements de l'observateur dans ce milieu de village.
Et les situations aussi, comme les personnages, ont leur
langage. Au choix des mots on pourrait presque dire de quoi
comme de qui il est question. Ils arrivent comme il les faut, ou
poétiques ou triviaux, ou rares ou communs, ou abstraits ou
1. «... Miiis, avec cet équiii, larj^e en elFet comme un pied de cheval, à peau
rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les
clous d'un fer, le slréphopode, depuis le matin jusqu'à la nuit, galopait comme
un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des
rluirretles, en jetant en avant son support inégal. 11 semblait même plus vigou-
reu.x de cette jambe-là que de Tautre. A force d'avoir servi, elle avait contracté
«•onime des qualités morales de patience et d'énergie, et quand on lui donnait
quelque gros ouvrage, il s"écorait dessus préférablement. •■ (19i.)
" La barque suivait le bord des iles. Us restaient au fond, tous les deu.\ cachés
par l'ombre, sans parler. Les avirons carrés sonnaient entre les tolets de fer;
et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome, tandis
qu'à l'arrière la bauce qui traînait ne discontinuait pas son petit clapotement
dans l'eau. » (Cor., 28 i.)
" Le lendemain fut pour Emma une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé
par une atmosphère noire qui llottait confusément sur l'extérieur des choses,,
et le chagrin s'enguulTrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait
le vent d'hiver dans les châteaux abandonnés. » (135.)
" Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage; les soupirs de leurs
lèvres leur semblaient plus forts; leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur
paraissaient plus grands, et au milieu du silence, il y avait des paroles dites
tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y
répercutaient en vibrations multipliées'. » (186.)
2. La manière de Homais est bien connue. Pour l'abbé Bernisien. voir la
scène entre lui et Emma (p. 12.3); pour Lheureux. p. 3H); etc.
7(i4 LA LANCIK FHAN'CAISI-:
imagés, mais d'une justesse telle, d'une précision si impérieuse,
ils donnent une vue si directe des choses qu'ils semblent nés
avec elle et l'effort de celui qui les a trouvés et mis en place
disparaît. Nous avons seulement la sensation de quelqu'un qui
saurait bien mieux sa langue que nous, un peu comme les
illettrés qui nous parlent.
Cette sensation est particulièrement vive dans les passages
oîi Flaubert emploie des mots techniques. Les romantiques les
avaient réhabilités. Mais ils en usaient, semble-t-il, un peu
comme Ronsard, y cherchant surtout de belles images neuves
qui donnaient au style quelque chose de la robustesse des classes
ouvrières. Ou bien ils s'y étaient amusés, par amour du mot,
pour montrer qu'ils savaient. Choquante chez des artistes insuf-
fisants, tel que Pommier ', visible même chez Hugo, malgré la
prestigieuse allure de la période, cette montre d'érudition
technique devient chez Gautier extraordinairement artistique et
habile. [1 ne faut certes pas diminuer la valeur de ce premier
effort. Auparavant, quelques métiers seuls semblaient privilé-
giés, par exemple l'agriculture, la navigation aussi *, sur laquelle
la mer avait reflété un peu de sa majesté. D'autres se sont
trouvés rehaussés, et leur vocabulaire en a profité. Je ne sais
si trèfle et denticule avaient, avant Chateaubriand, pénétré dans
la langue littéraire, mais je doute fort que tasseaux y eût été
introduite 11 est dans les jMéinoIres. Après l'architecture, la
menuiserie. De même ailleurs. Broder était noble. Métier de
dames. Mais guillocherl Depuis Ronsard il paraissait bien
méprisé. Chateaubriand et d'autres depuis l'ont repris.
Cependant la technique de Flaubert va plus loin encore : On
n'est plus debout contre la porte, mais contre le chambranle de
la porte, la vigne ne grimpe plus au faîte des murs, mais
jusque sous le chaperon {Bov., 69)^. Emma trouve les rubans de
son bouquet effiloqnés par le bord (14). Un autre jour elle éri-
liait sa robe au pantalon de son valseur (57). Les tables sont
1. Voir dans Océanidea et fantaisies. \). 131 el aussi \i. '\'.\.
i. (îhaleauhriand en use abomiamment : détjout/uement [Mém. O.-T., 1, 312).
anordir (Ib., 311); prendre hauteur {i'.]o); mettre à la cape (43'f); être à mat et à
torde (Ib.).
3. Mem. O.-T., 1, 32o. Pour les deux autres mois, voir p. 71 el 72.
l. Contre cet •• abus », voir les protestations do Stappfcr (A7. sur ta tilt,
cont., art. de mai 1874).
LA LANGUE LITTERAIRE 765
non pas salies, mais poissées par les glorias (244). A chaque
instant une phrase arrête, qui pourrait être d'un homme du
métier, de tous les métiers. // n^ était pas achevé d'être bâti, et
fon voyait le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attaché
à la poutrelle du pl(jnon, un bouquet de paille entremêlé d'épis...
{Bov., 411)'. L'énorme influence que Flaubert a eue sur les
romanciers de toute espèce et de toute école a beaucoup con-
tribué à développer chez tous ceux qui en étaient capables un
souci dt^ vérité qui sans approcher, comme il le faisait chez le
maître, de resj>rit de sacrifice, n'en fut pas moins une vertu. On
trouve cette probité littéraire non seulement chez Zola, mais
chez Baudelaire-, chez celui qui s'enfonce dans le rêve, comme
chez celui qui se pique de ne jamais sortir du document.
Il est certain que cette recherche du mot propre est éminem-
ment conservatrice des langues. Si les Pontmartin ne l'ont pas
vu, c'est qu'ils ne regardent comme conservateurs que des
rétrogrades, dont l'idéal serait le pastiche d'une langue morte
depuis deux siècles. Ceux-là sont en réalité des révolution-
naires, ils prétendent forcer le retour vers un passé connu au
lieu de tenter le saut dans l'avenir inconnu, mais ils ne conser-
vent pas, ils restaurent. Ceux au contraire qui acceptent la
langue telle qu'elle est de leur temps, la fouillent jusqu'à ce
qu'ils trouvent dans chaque cas le mot qui, pris dans son sens
vrai, est la rigoureuse représentation de l'idée, et, renouvelant
ce labeur d'un bout à l'autre de leurs œuvres, sans concession
1. Eli roman li(]ue qu'il est par certains côtés, Flaubert fait souvent servir
cette admirable précision à de nouvelles images : N'était-il pas comme Vardillon
pointu de celle courroie complexe ']iii lu bouclait de tous côtés? Les prunelles de
Justin disparaissaient i/ans leur sclérolique pâle comme des fleurs bleues dans du
lait, (iil.)
2. Voir Léon Cladel, Années d'apprentissage, sur Baudelaire : •■ Nous nous
mîmes à l'œuvre incontinent (Baudelaire et moi). Dès la première ligne, que
dis-je... au premier mot, il fallut en découdre! Etait-il bien exact, ce mot? et
rendait-il rigoureusement la nuance voulue? Attention! ne pas confondre
agréable avec aimable, accort avec charmant, avenant avec gentil, séduisant
avec provocant, gracieux avec amène, holà! ces divers termes ne sont pas
synonymes!... Il ne faut jamais, au grand jamais, employer l'un pour l'autre! En
pratiquant ainsi, on en arriverait infailliblement au pur charabia. Les griffon-
neurs polili(iues, et surtout les tribuns de même nature, ont seuls le droit,
enseignait Pierre-Charles, d'employer admonition pour conseil, objurgation
pour reproche, époque pour siècle, contemporain pour moderne, etc.. etc. Tout
est permis aux orateurs profanes ou sacrés, qui sont, sinon tous, du moins la
plupart, de très piètres virtuoses : mais nous, ouvriers littéraires, purement lit-
téraires, nous devons être précis, nous devons toujours trouver l'expression
absolue, ou bien renoncer à tenir la plume et finir gâcheurs. »
760 LA LAN(ÎUE FRAM.IAISK
à là peu près, Iransportent les mots «le riierhier du dictionnaire
où ils se dessèchent dans le terrain d'œuvres où, replantés, ils
reprennent racine et refleurissent, ceux-là font [tour empêcher
la dépravation du lexique, et « conserver » au sens propre du
mol, ce qu'un homme de lettres peut faire de plus fécond, ils
foj'tifient ce qui reste de vie traditionnelle dans le matériel de
la langue, et l'opposent aux fantaisies de l'imagination comme
aux hardiesses de l'ignorance. Ce sont les vrais classiques. Si
Flaubert, comme l'a dit Paul Bouriiet, a reculé de beaucoup
d'années le triomphe de la barbarie {Ess. de psi/ch. conl., Kiî)),
ce n'est pas seulement « qu'il ait imposé aux lettrés un souci
de stvle qui ne s'en ira pas de sitôt », c'est qu'il a augmenté la
force de résistance de la langue, on « l'accrochant à son
œuvre », selon l'expression de Montaigne.
Toutefois il s'en va temps de dire qu'il y a dans la théorie
du « mot propre » d'autres faces, et que par certaines recher-
ches qui s'imposent à celui qui veut la vérité du langage, elle ne
se montre pas conservatrice.
Le mot propre et les mots exotiques. — Le souci que
les romantiques avaient du pittoresque les avaient amenés déjà
à introduire en abondance au milieu de la trame des phrases
françaises des mots empruntés à l'époque ou au pays auquel ils
prenaient leur sujet. Victor Hugo sait trop bien l'elVet que pro-
duit la sonorité exotique d'un nom ou d'un mot, pour n'en pas
semer çà et là. Turcs ou arabes dans les Orientales, allemands
dans le Rhin, anglais dans les Travailleurs de la Mer, espagnols
dans les drames, il y en a de toutes couleurs dans son œuvre
immense. Musset, Gautier, toute l'école suit son exemple, par-
fois avec affectation. Le châtiment de ceux qui avaient trop
sacrifié dans cette recherche la vérité à l'effet, a été cet abus
des fri|»ories que toute une suite de médiocres entassa dans les
œuvres qu'elle essayait d'habiller à la mode.
Pour un Mérimée usant dans ses scènes de la Jacquerie avec
tant de discrétion de sa clergie, que de Paul Lacroix qui étalent
la leur' ! Après vingt ans, le moyen âge à peine ressuscité était
1. Voir, par exemple, la Danse mucahre (IS32), dont le style est par endroil-^
une vraie reconstitution archéologique : « A quand seras-tu satisfait de ta iiionl-
joie?... Ayant été décollé, ars, ou bonlu, m'est avis... » (p. 29), etc.
LA LANdlîK LITTERAIRE 7G7
démodé, et rejeté à la l'omance. Mais si le sujet était usé, le
procédé ne l'était pas; il ne pouvait pas l'être. Aux restitutions
de convention allaient succéder les restitutions authentiques.
On sait comment Flaubert, prenant un sujet dans l'antique,
se mettait en mesure de faire vrai, compulsant les textes avec
la patience et la passion d'un érudit, amassant des monceaux
de notes, infatigablement '. Or il est évident que plus on a le
désir de la vérité rigoureuse, moins on se sent en droit de tra-
duire le mot original, carthaginois, russe, faubourien, qui note
un détail caractéristique, et qui est sans équivalent. Il n'y a donc
([u'à le prendre. Flaubert a reculé souvent devant cette consé-
quence; sans doute elle révoltait en lui le goût, qui était très
délicat. On lui reproche quelques phrases -, mais c'est l'ensemble
qu'il faut voir. Dans cette Salammbô, qui a étonné tant de gens,
l'auteur amis une certaine réserve, ce qui fait que quand Sainte-
Beuve écrivit qu'il « faudrait un lexique », Flaubert protesta
vivement ^ Or sa défense est en grande partie juste; si nous en
jugeons autrement, c'est notre ignorance qu'il en faut accuser \
1. On peut voir par la iliscussiou avec Frœliner à propos de Salammbô {Corr.,
Il, 2f)3) si Flaubert, à qui on ne peut pas raisonnablement demander de criti-
(jner les textes, s'est du moins donné la peine de les consulter. Sur chaque
point il est en mesure de citer ses références, qui sont non pas des livres de
seconde main, mais Pline, Strabon, Polybe, Athénée, Pausanias et tidii quanti.
2. En particulier l'énuméralion de la reine de Sal)a dans la Tentation, p. 49.
Voici du baume de Génésareth, de l'encens du cap Gardefan....
3. « Voilà un reproche que je trouve souverainement injuste. J'aurais pu
assommer le lecteur avec des mots techniques. Loin de là! j'ai pris soin de tra-
duire tout en français. .Je n'ai ])as employé un seul mot spécial sans le faire
suivre de son explication, immédiatement. J'en excepte les noms de monnaies, de
mesures et de mois, que la phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une
page kreutzer, yard, piastre, ou penny, cela vous empêche-t-il de la com-
prendre? Qu'auriez-vous dit si j'avais appelé Molocli Melek, Ilannibal llnn-Raal,
Carthage Kartadda, et si au lieu de dire que les esclaves au moulin portaient
des muselières, j'avais écrit des pansicapesl Quant aux noms de parfums et de
pierreries, j'ai bien été obligé de prendre les noms qui sont dans Théophraste,
Pline et Athénée. Pour les plantes, j'ai cmploy('; les noms latins, les )»o/.s- reçus.
au lieu des mots arabes ou phéniciens, etc. »
4. Je prends une phrase en exemple : •• C'était des callaïs arrachées des mon-
tagnes à coups de fronde, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des
diamants, des sandastrum, des béryls, les céraunies engendrées par le tonnerre
étincelaient près des calcédoines. •- (Éd. Mich. Lévy, 1863, 202.) Le critique appré-
ciera comme il le voudra cette aiïectation de mots rares, il importe en tout cas
de constater que la plupart sont connus en français : béryls, calcédoines, (jloss.o-
pètres, que calldides et céraiinites sont enregistrées dans le Dictionnaire général. —
Et il en est ainsi de nombre des vocables qui ont paru les plus surprenants
dans cette « Gartachinoiserie » : Abijadir, bdellium, cistre (avec l'orthographe
sistre), ergasiule, fiiipendule, cinnamone, lotte, myrofjalon, seseli, galbanum, sil-
phiiim, styrax, sont dans les diclionnaires français, si algummin, baccaris, can-
768 LA LA\(1LE FUAN'CAISK
Tous ne Font [)as imité. Je ne dirai pas qu'il s'est trouvé
quelqu'un pour aller jusqu'au bout, c'est impossible, car le
bout, ce serait peut-«Mre d'écrire en grec des choses grecques et
en chinois des choses chinoises, comme on écrit en parisien des
choses parisiennes. Du moins, faute de pouvoir conserver la
langue du sujet, la tentation est forte de garder nombre de
mots. On l'a fait bien souvent. Un nom vient tout de suite à
l'esprit quand il est question de ces scrupules, c'est celui de
Leconte de Liste. Pendant un (juart de siècle il fut attaqué et
moqué pour ses Aidés et ses Moira '.
Ce n'est pas lui pourtant qui a écrit :
La lîeur Ing-wha, petite et pourtant des plus belles,
N'ouvre qu'à Ching-tu-fu son calice odorant;
Et l'oiseau Tung-whang-fung est tout juste assez grand
Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.
C'est Louis Bouilhet, qui sait à l'occasion faire ou du chinois
ou du romain, ou parler sa langue à Mathurin Régnier -.
Depuis 1850, tous les empires, toutes les régions ont été
explorées, du Japon à l'Espagne, des plaines d'Egypte à la mer
d'Islande; toutes les époques aussi, de l'âge de pierre à nos
jours, tout ce que l'on connaît et tout ce que l'on ignore; les
thare, bèmaiisle, fjuqatc. midobalhri;, orynges, plidlariqiie, sandastriim , sarisse
n'y sont pas. 11 est bien vrai aussi que Flaubert traduit souvent, en français, ou
au moins en latin, qu'il explique, en somme qu'il fait des concessions.
1. Voir Barbey, Œiiv. el hommes, III, 229 : « Sa poésie donnerait peut-être un
grand plaisir à M. Burnouf, lequel y verrait un essai d'acelimatalion en français
d'une foule d'expressions plus ou moins obscures... Ici, en elTet, ce ne sont pas
que festons et qu'astragales, mais kokilas, vinas d'ivoire, doux kinnaras, najas
vermeils, asokas et autres... Cependant M. Leconte de Lisle aurait pu être très
indien encore et ne pas employer sans notes et sans vocabulaire... cette tourbe
de mots étrangers à peu près ininlelligihies. Mais cosmopolite dans la pensée, il
l'est aussi dans l'expression », etc. Comparez Guv.-FI., El. hisl. et litL, II, 214 :
« La meilleure méthode île paraître grec en langue française, c'est de parler fran-
çais. On ne lutte avec avantage contre le génie il'une langue étrangère qu'avec
les ressources de la sienne. On ne s'assure pas de l'une en désertant l'autre. »
2. Le Tung-wlian-fung fait partie des Dernières chansons (éd. Lem., p. 403. —
Comparer Meloenis, conte romain, ISoO, et la pièce à Régnier dans Festons et
Astragales, éd. Lemerre, p. 77 :
.l'ainic de Ion bon vers les allures lianlies
l^iianil il va débraillé, sans grègues, sans chapeau,
.Vinsi tju'un franc luron, au sortir du bordeau.
.... l'ardente satire
.\ besoin do piment pour allumer son ire.
Certes l'art des savants et de la pédantaille.
("oninie un manteau trop court, n'allait i)as à ta taille.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 769
archéologues et les voyageurs sont devenus les collaborateurs
(les romanciers et des poètes.
Mais il serait vraiment sans intérêt de donner des spécimens
de tous les vocables étranges qui ont pu être enchâssés dans de
l'écriture française de Flaubert à Loti, de V. Hugo à J. Lom])ard,
de Th. Gautier à P. Louys. Il n'est entré dans les vues d'au-
cuns d'eux d'enrichir la langue des dépouilles du chinois ou du
grec byzantin : gnécha (Loti, Chrys., éd. Flamm.; 42), apodesme
(P. Louys, Aph., 208), salpinx {II/., 51), cathisma (J. Lomb.,
Bi/s.,2), msliste {lb.,3), oé'ris (Th. Gaut., Rom. de la momie, 110),
samouraï (Lo\\,Chrus.,^[),ioachtmann (Erckm., Ami Fritz, 17)
et toute la légion de leurs semblables n'ont jamais aspiré à
entrer dans le Dictionnaire de l'Académie *.
Il faut prendre garde toutefois que certains, s'ils ne sont pas
devenus courants, n'étonnent plus : harine, backchich, chéchia,
choit, fjord, icône, isba, lotos, mousmé, moujick, muezzin, raout,
samovar, sampan, étaient aussi étrangers, il n'y a pas bien
longtemps, aux oreilles françaises, que peuvent l'être encore
aujourd'hui calioun ou obi. Certains sont tout à fait en bonne
voie de naturalisation, car ils commencent à perdre le sens précis
qui les rattachait à leur pays d'origine : iç\'f>nabab ou odalisque^.
La littérature a surtout été un adjuvant, elle a poussé dans
l'usage des mots que d'autres causes tendaient à y introduire.
Assurément le style a été affecté par cette habitude qui s'est
développée de le barioler de mots exotiques. On tolère aujour-
d'hui une gloriole d'érudition, qui eût mis en branle, il y a
soixante ans, toutes les plumes du (ilobe aussi bien que des
Débats. Mais la langue n'en est que fort peu atteinte.
Il n'en est pas du tout de même lorsque l'œuvre, au lieu d'em-
prunter son sujet à des pays étrangers ou à des époques dispa-
rues, le prend dans des milieux français, mais bien longtemps
délaissés, dans la vie populaire, parisienne ou provinciale. Le
même esprit d'exactitude, le même désir de ne pas déformer
1. A noter cependani que les dictionnaires donnent souvent des mots qui
ne sont pas francisés : anaqnoste, aulélvide, caloyer, nymphée, periscélide,
rhyton, etc., que nos contemporains ont employés, sont dans Litiré.
2. Les chances qu'ils ont sont nalurellemenl variables, suivant qu'il s'agit de
langues qu'on n'étudie pas en France, ou de langues qui sont plus ou moins
connues, telles que le latin, le grec, l'anglais. Les essais des écrivains trouvent
dans ce dernier cas le terrain bien mieux préparé.
HlSTOIRK DE LA LANGUE. VIII- 4 J
770 LA LANGUE FRANÇAISE
ridiculement les idées, les paroles ou les choses, en les débap-
tisant du nom qu'elles portent pour les accoutrer à la française
d'un mot académique et absurdement impropre, doit avoir et a
en fait de tout autres conséquences. Un mot allemand ou russe
et un mot berrichon ou faubourien ne se présentent pas au public
dans les mêmes conditions. 11 im[)Ot'te cependant de bien consi-
dérer à part les deux cas.
Les mots propres et les patois. — Un très grand
nombre d'écrivains du siècle se sont plu aux sujets rustiques
ou provinciaux, depuis George Sand et Balzac : Erkmann-Cha-
trian, Daudet, Fabre, Clair Tisseur, Pouvillon, Maupassant,
Theuriet, ToeplTer, Vicaire, etc.
Suivant les époques et suivant les modes, le caractère de la
rusticité a bien varié. Là aussi le réalisme a mar(|ué sa trace.
Néanmoins c'est déjà de la vérité que se réclame George Sand,
quand elle se déclare impuissante à traduire en style français les
émotions et les pensées de Depardieu '. Il est hors de doute
que beaucoup de romanciers rustiques éprouvent sincèrement
l'obsession du patois, et ([ue, quand ils patoisent, la part de
l'instinctif est beaucoup plus grande que celle du voulu. Per-
sonne n'a même nettement, comme au temps de Henri Estienne,
la prétention d'enrichir la langue commune des dépouilles des
provinces -. Je ne voudrais pas dire qu'on ne garde pas un
secret espoir que le mot glissé dans la trame du français, grâce
à la vérité qu'il porte en soi, à sa belle constitution populaire,
'[. « Je le ferai parler, dit-elle, en imilant sa manière autant qu'il me sera pos-
sible. Tu ne me reprocheras pas d'y mettre de l'obstination, toi qui sais par expé-
rience que les pensées et les émotions d'un paysan ne peuvent être traduites
dans notre style, sans s'y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d'af-
fectation choquante Ce n'est donc pas pour le plaisir puéril de chercher
une forme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d'anciens tours
de langage et des expressions vieillies...; c'est parce qu'il m'est impossiiile de
le faire parler comme nous sans dénaturer les opérations auxquelles se livrait
son esprit — ■-
Emile Pouvillon ne parle pas autrement : « C'est liien un monde que ma
Garonne, a-t-il écrit dans la Préface de l'Innocent (lS8i), un monde à part avec
ses métiers, ses cultures, et des mots pour exprimer ces choses, des mots qui
n'ont pas tous d'équivalents en français... •• » Certains noms sont associés à la
figure des choses qu'ils représentent si étroitement que si l'on essayait de les
remjilacer i)ar d'autres, le paysage entier risquerait d'y perdre son accent. »
2. Cela n'est pas vrai, bien entendu, des tliéoriciens. Pien|uin de Gembloux a
repris la thèse d'Eslicnne dans la mesure où pouvait la re|)rendre un enthou-
siaste tout plein encore de la religion de la pureté. Voir p. 165 de son His-
toire littéraire, philosophique... des patois, Paris, 1858.
LA LANGUR LITTÉRAIUE 771
aura quelque chance de plaire. Si le lecteur éprouvait à le
rencontrer quelque chose du charme qu'on goûte à le lui pro-
poser! La fortune d'un mot tient à si peu! Mais ce n'est là
qu'une arrière-pensée.
Quoi qu'il en soit, les mots de patois français ou provençal
qui ont pris place dans les romans représentent les parlers
d'autant de provinces qu'il s'en est trouvé pour produire des
romanciers, c'est-à-dire à peu près ceux de toutes les provinces
de France'; il arrive môme que le patois exerce une attraction
sur ceux qui font tardivement connaissance avec lui. Ce fut le
cas de Hugo à Guernesey'.
Paul-Louis Courier avait patoisé, mais fort discrètement.
C'est vraiment George Sand qui a créé le genre. Citons :
Abouter «^ (arriver à, Maîtres Sonneurs, 112); accagncr de sottises (Ib.,
176); acrétd {F. le Cit., 40); accoter (se taire, M. S., 211) ; afftneuse (finaude,
Ib., 243); alochon (palette de la roue d'un moulin, Fr. le Ch., 153); amilcux
(amical, Ib., 122, M. S., iiO); areau (sol, F. le Ch., 183); arche (huche à
pain {M. S., 344); bavonsctte (gorgerelle, Vct. Fad., 62); bi</er (embrasser,
Fr. le Cit., 170); blaïule (blouse, M. S., 137); cabiole (cabane, 76., 114);
carcotte (coque d'un œuf, d'un fruit, Ib., 137) ; charnpi (né dans les champs,
déshérité): chapiiser (dégrossir du bois, M. S., 28); cheret (fichu, mante,
Fr. le Ch., 27 et suiv.) ; corporé (Pet. Fad., d); départie (séparation, M. S.,
16); desenfartjé [Fr. le Ch., 202); detempcer (retarder, Ib., 97; M. S., 69);
(*/jrolé (écroulé, Fr. le Ch., 153); émalicer (aigrir, impatienter, M. S., 120);
('pc/effe (ustensile, outil, Ib., 26); fotlelé (folie, i6., 17); galerne (vent du
N.-O., Fr. le Ch., 152); ijniie (mare bourbeuse, M. S , 19); haition (haine,
76., 10); locature {Ib., G); mandrer (amoindrir, 76., 344); ménagement (direc-
tion, administration, Ib., 15); mitant (milieu. 76., 134) ; mouvé [ému, Ib., 57);
mue (cloche à poulets, 76., 38); nuisance {Fr. le Ch., 146); orblutes (berlue,
M. S., 181) -portements (comment on se porte, 76., 302); quasiment (presque,
Ib., 13); qaiétise {Ib., 42); raccoiscr (calmer, F/', le Ch., 100); recordalion
(souvenir, 76., 135); resseulé (.17. S., 39); retirance (ressemblance, Fr. le
Ch., 68), rouette (ruelle, M. S., 36o); rouffer (faire du bruit, souffler, Fr. le
Ch., 203); sciton (scie à deux manches, .17. 8., 138); semondre {Fr. le Ch.,
1. C'est surtout dans les romans ou les poésies qu'il y en a. Cependant Clair
Tisseur, alias Nizier du Puits pelu, a eu le courage d'en parsemer son très
curieux traité de versification : Modestes observations sur l'art de versifier. Il en
a été vertement blâmé. J'avoue, pour moi, que je préfère la lève et la baisse,
qu'il emprunte au parler des canuts, aux fameux mots iVarsis et de thésis,
sur lesquels on ne s'est jamais complètement entendu.
2. Voir les Travailleurs de la mer, 4i.
3. Je répète ici une observation que j'ai déjà faite à propos de listes ana-
logues, insérées dans mon étude sur le xvi" siècle. On ne peut pas toujours
affirmer qu'un mot est pris spécialement à une province, ni même qu'il est
patois, il peut être archaïque.
772 LA LANdUE FRANÇAISE
li-o); .>iO»/('?n' (saisissement, frayeur, est dans Liltré, M. S., 182); tafiàtre
(tapageur, Fr. le ("h., 32); tahustcr (//>., 1G3) ; touicr (jeter quelqu'un par
terre dans une lutte, M. S., 139); vimèrc (dcau, Fr. le (li., ."i.i; est aussi
dans Littré); virer (chasser les mouches, M. S., 249) '.
Choisissons-en quelques-uns dans la niasse des autres : afélo)iuc (Jules
de Glouvet, Le Der;/., 30); blaude (blouse, G. Vie., Em. hrexs., 60j; horde
(métairie, Pouv., L'//ui., 22|; boulingrin (G. Vie, Ein. hress., il 'i-)\bretiaiUc
(J. de Gl., Le Ben/., 25); chalaide (petite montée. Pays de Langres, Theu-
riet, Boisfl., i etpass.); coron (Nord, Zola, Germ., pass.) ; ernhoisc (Pouv.,
Vinn., 18); e)iferres (Ib., 78); enejourmandi {Ib., 24); à respèrc (à l'aiïùt, Ib.,
(j(j)\(jaurc [Ib., 59); (/avalée (Vie, Em. br., 41j; hantnin (échalas, Vie, Em.
br., 212); hcrcheur (Nord, Zola, Germ., pass.); liette (breton, Loti, Pêch.
d'Isl., 111); m'inrue (Bentzon, La t/r. Saulière, 535); la iiiotilée (abatis
d'arbres, Ib., li'yS); /lanylaçure (Pouv., L'iiin., 100); pente (lange, Ih., 102);
peut (lorrain, Theur., Reine d. h., 24); reijitiijlard {\ic., Em. br., 81); riselée
(Hugo, Trav., 40); roupe (Vie, Fin. br., 911); schlitte (allemand, naturalisé
dans le patois des Vosges, Erckm.-Chat., pass.); suroît (Loti, J'éch. fr/,s7.,5) ;
tiaulement des b(rurs (Benlz., La (jr. Satil., 552) ; vogue (fête, Vie, Em. br., 43).
Le provençal surtout a beaucoup l'ourni : barde (longue selle, F. Fab.,
M. Jean, 41 et i)ass.); baslidou (P. Ar., La gueuse parf., 190); bistorlier
(rouleau à pâte, se dit en français des pilons de pharmacien, F. Fab.,
M. Jean, 227); ealen (P. Ar., Gueuse })arf'., 204); eanier {Ib., 209); ferradc
(fête de la marque du taureau, Daud., Let. d. m. inoul., 08) ; buiguison
(ennui d'une personne, P. Ar., Let. dans Le Journ., 11 janv. iH9~);ma!/)uin
(Daud., Let. de m. moul., 20); mas [Sapho, 91); nauf (Id., Port-Tarasc);
olivade [Ib., 20); pelon (pelure, cosse, F. Fab., 3/. Jean, 34); rafataillc
(populace, Daud., P.-Tar.); tambourinaire {Num. li., 13); tressant {[d. Au
fort Montrouge, La Fédor, p. 105); vote (fête, Daud.. L. d. m. moul., 08).
Ajoutez un grand nombre de locutions : Et donc! (Contes, Elixir du P.
Gauch., 297); aidre temps (Let., Le secr. de M. Corn., 23); Ah, jmuvrc nous
(Ib., 187); de reste (ne sont pas beaux de reste. Let., Le cur. de Cucugnan,
134); se languir (Numa Uoum., 83); /xis moins {Sa/dio, 258)-.
Une des plus savoureuses études de langue campagnarde est
le récent roman de M. Eug. Leroy, paru dans la Revue de
Paris, en avril 1899 : Jacquou le croquant. Littérairement très
intéressant, aura-t-il quoique conséquence linguistique? Basle,
amitonner, chabrol, blllrm, cafoiwclie, enviser, grabeler, nesci,
j)aillole, petasser, renvers, vîmes, sont ils sur la route de Paris?
C'est fort douteux. Bon, s'ils y étaient apportés avec quelque
1. Tout cela est du Berry; je n'ai cru devoir donner des extraits que de deux
romans seulement, pour mieux montrer combien les mots patois sont nombreux
chez George Sand.
■2. On imite aussi la syntaxe campagnarde. Voir des exemples dans Si/ntahlische
Eigenthihrdichheiten der frarizoslschen Bauernsprachu im roman champêtre. Diss.
de George Caro, lîerl., lS9i. L'auteur malheureusement n'était pas en mesure de
distinguer ce qui est populaire de ce qui est proprement campagnard.
LA LANGUE LITTERAIRE 773
produit à succès. Encore le produit pourrait-il bien changer de
nom. Il n'est pas douteux en efîet qu'un certain nombre de mots
de provenance patoise sont maintenant à peu près admis en
français : biniou (breton), bouillabaisse, esquinté (provençaux),
galéjade, gailletterie (du nord), kirsch (alsacien). Certains sont
même si bien naturalisés qu'ils prennent des sens métaphori-
ques : ainsi bouillabaisse, qui devient, comme macédoine, syno-
nyme de pêle-mêle. Mais il est fort peu probable qu'ils doivent
cette fortune à la littérature. C'est la vie, les rapports commer-
ciaux qui font leur succès, non une phrase d'un livre même
populaire. Combien depuis la Petite Fadette ont répété besson\
Il n'a pas repris vie. Les mots patois, ou bien sont dans le cas
des mots archaïques, si difficiles à sauver, ou bien dans la
situation d'étrangers fort peu favorisés, car ils appartiennent à
des langues qu'on n'apprend pas. Tout près du français par
l'origine, ils en sont bien plus loin que des mots grecs, sitôt que
leur forme n'est plus assez voisine d'un mot du français de
France pour porter en soi son explication.
Le mot propre et les mots populaires. — Autrement
importante était la question de savoir si la langue populaire
allait se mêler à l'autre. Les romantiques avaient posé le prin-
cipe, ils avaient même commencé h l'appliquer, mais ce ne
pouvait être que de façon intermittente et incomplète.
Les littérateurs d'alors, comme les politiques, quand ils se
tournent vers le peuple avec d'autres idées que celle d'en rire,
ne descendent généralement à lui que pour l'élever jusqu'à eux.
Ainsi a-t-on fait des mots populaires. On en puise, mais sans
que jamais l'auteur soit entraîné à rabaisser son style à leur
niveau, de sorte qu'on trouve des mots populaires partout et le
parler populaire presque nulle part.
Il est incontestable que depuis 1848 les habitudes ont changé
assez rapidement sur ce point. Je traiterai ailleurs de la question
spéciale de l'argot, dont le progrès me paraît dû plutôt aux
mœurs qu'aux doctrines littéraires. En ce qui concerne en
général la langue populaire, le mouvement réaliste contribue très
visiblement à la faire prendre au sérieux et adopter telle quelle '.
1. Dans Madame Bovary je note : clabauder (203); bernique (316), coulage (303),
godaille)' (84), en goguelte (371), gâtons (5), guimbarde (23i), lanterner (317),
-774 LA LANGCE FRANÇAISE
Si clans le vaudeville il ne restait plus grancrchose à faire,
il n'en était pas ainsi dans le roman, et Germinie Lacertenx
marque certainement une date, moins nettement que les
auteurs ne l'espéraient, assez fortement pourtant. C'est un
grand pas vers le langage du monde oii Germinie descend par
degrés, entre Jupillon et Gautruche, du bal de la Goutte-Noire
au ruisseau et à la fosse commune. Les mœurs aidant, les
audaces sont peu à peu devenues usuelles. On s'est habitué à
entendre les auteurs, au théâtre ou dans les livres, parler le
langage des milieux où le goût régnant les portait à choisir
leurs sujets.
Je serai très bref sur ce point. Je ne puis cependant m'abstenir
de marquer que pendant un temps on se garda encore avec soin
des crudités. On avait bien, dès les origines, proclamé qu'on
entendait, là aussi, rester libre de tout dire '. Il est facile cepen-
dant de A'oir que Flaubert tourne la page quand il en arrive à
certaines difficultés. Souvenez-vous plutôt comment M""" Bovary
tombe entre les bras de Rodolphe : « Elle s'aliandonna», et c'est
tout (ITÎ). Les Goncourt, bien plus osés, se gardent encore,
même dans l'ignoble, du mot ordurier.
Les naturalistes n'ont pas cru devoir observer la même
réserve -. On sait s'ils ont payé cher cette braverie. On a feint
de confondre les plus honnêtes et les plus sincères d'entre eux
avec les entrepreneurs de suppléments obscènes et les fabricants
d'ordures à tant la ligne ^ Les disciples ont été pires encore
patraque (28f)), rembarrer (:2il), sacrer (289), ^e repasser du bon temps (324), vrai-
ment tapé (241).
1. Voir la revue le liéalisrne. n" Pi, p. 86 : « Lorsqu'on ne dit pus le mol pro])re.
on le remplace par une périphrase, ... on débile autanl que jamais des gaillar-
dises, des gravelures même; est-il plus honnête de les dire en dix mots qu'en un? »
2. Voir la Revue réaliste de Vasl-Ricouard. n" 1, 1879; Progr. 3. «... De même
que le romantisme a réhabilité les expressions réputées ignobles ])ar l'étrange
esthétique des poètes courtisans du xvn" siècle, et par toute celle école litté-
raire, qui, d'avachissements en décrépitudes, devait al)oulir à Fillustre Népomu-
cène Lemercier, de même nous pensons qu'on doit faire bonne et prompte
justice des euphémismes encore à la mode aujourd'hui, des synonymes sau-
grenus et des périphrases paillardes.... Nous mettrons simplement le terme
cru à la place du terme polisson... Tant pis si le mol sale est littérairement
le mot propre. »
3. Voir les apostrophes des modernes, en ]iarlicnlier dans Iai Plume,
V novembre 1880, et surtout le i»am]>lilel intitulé : Im Flore pornoijraphique,
glossaire de Vécole naluraitste, extrait des œuvres de M. Em. Zola et de ses dis-
ciples, par Amii. Macrobe, 18S3. C'est un lexique des mots empruntés à Goncourt,
Zola, V. Meunier, Huysmans. Guy de Maupassant, qui est très loin d'être com-
plet, mais qui me parait de nature à me dispenser de toute citation.
LA LANGUE LITTERAIRE 775
que les critiques. En affectant de suivre les maîtres, ils ont
saturé la nation de tous les genres de porno2:raphie et de scato-
logie, spéculant souvent sur le scandale, quand ils ne battaient
pas monnaie de la perversion.
La mode semide à peu près passée, fort heureusement sans
qu'une réaction trop forte vienne rejeter vers le bégueulisme
tous ceux que dégoûte l'ordurier. Je ne crois pas que la langue
littéraire ait gagné grand'chose à ces tentatives, elle y a perdu,
peut-être pour longtemps, quelques traditions -de réserve et des
habitudes de décence qui gênaient peu et qui étaient ag-réables.
Le mot propre et la création des mots. — Enfin, il
devait arriver et il arriva que ceux qui rêvaient sans cesse d'une
adéquation parfaite de la forme à la pensée, après avoir vidé
dans la langue littéraire tout ce qu'ils ramassaient et tout ce
qu'elle pouvait contenir de mots existants, n'y trouveraient pas
encore ce (ju'ils voulaient. Flaubert l'a dit plusieurs fois : « La
langue est usée jusqu'à la corde. » {Corr., II, 158.) « Nous avons
trop de choses et pas assez de formes. De là la torture des
consciencieux. » [Ib., 199.) A la vérité, lui-même est peu hardi
à forger ce qui manque. S'il n'a pas écrit le livre pour lequel
il s'enthousiasmait avec Maxime (ki Camp, sur les transmi-
grations du latin ', il n'en est pas moins fortement attaché à la
tradition, et comme les romantiques, c'est vers les vieux tours
qu'il regarderait volontiers. Cependant il ne se refuse pas un
de ces mots (jui font besoin -. Il lui arrive, et souvent, plutôt
que de sacrifier l'ordre nécessaire des mots, plutôt cjue de com-
mettre une impropriété, de forcer la svntaxe^
Ces hardiesses sont assez nombreuses. Presque toujours
heureuses, souvent autorisées par l'ancien usag-e, ou Fana-
1. Max. du Camp, Souv. Utf., I, 232.
2. Peu apparents, parce qu'en réalité ils sont des mots nécessaires, les néolo-
gismes sont encore en nombre dans Madame Bovary : écaillures de la muraille
(340), une de ces ivoireries indescriptibles (338), quelle fraîcheur sous la /létrée
(9), aux fulgurations de l'heure présente (5fi), etc. Flaubert adopte aussi des sens
nouveaux : des lumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières (374), à
la manière magnifique d'une apotfiéose qui s'envole (117).
3. Ce qu'il proposait était toujours consenti [Bov., HG; accordé ferait contre-
sens, M"'" Bovary transformée s'entend avec son mari, elle ne lui fait pas une
grâce). Alors en la contemplant dormir [Ib., 127; contemplant dormant eût
écorché les oreilles, regardant eût mal traduit l'attendrissement momentané
d'Emma le jour oii Berthe s'était blessée).
776 LA LAXOUK FUANI.IAISK
loiii*^ elles n'en étaient pas moins d'un exemple daniicreux '.
Les impressionnistes. — Au premier rang des plus hardis,
il faut placer les Concourt. Ayant l'horreur non seulement du
poncif et du convenu, non seulement du classique et de l'acadé-
mique, mais de ce (|ui pourrait être trop facilement trouvé par
d'autres, ils montrent inliniinent moins de réserve que Flaubert.
On retrouve leur doctrine condensée dans la Préface de
Chérie (ISSi), mais elle est éparse dans toutes leurs « écri-
tures ». C'est la revendication du droit absolu à une langue
personnelle, qui ne se refuse rien au besoin-.
Et les besoins des Concourt sont immenses, pro|)ortionnés
à l'intensité et à la variété des visions que le passé et le présent
font succéder dans leur esprit. Aussi poussent-ils leur quête de
tous côtés, vers le vieux et le neuf, le raffiné et le populacier, les
<(■ gueulées » de la foule ' et les délicatesses nuancées des petits-
maîtres. Je n'insiste pas sur la reprise qu'ils font de tous les
procédés d'enrichissement usuels. Attribuer aux mots des sens
nouveaux \ puiser aux sources populaires % ou dans le vieux
lexique % c'était banal.
1. 11 crit amusant de voir \a Ileriic réaliste reprendre contre Hugo les polé-
miques des romantiques contre Racine et soutenir qu'il n'y a pas cent mots
dans les 15 000 vers des Conlemplalions : ombre, sombre, immensité, zénith,
flamboyer, rayon, énorme, géant, antre, ouragan, sphère, proclif/e, fleur, parfum,
monstre, inconnu, penseur, morose, rose, pleur, gouffre, abîme, éclair, nadir, fée,
aile, greffe, pervenche, globe, éblouir, farouche, tourbillon, fosse, crdne, vo'be,
amour, fleuve, profondeur, front, bouche, yeux, deux, délire, navire, esquif, or,
fange, ange, océan, satan. ■< Olez à Hugo trenle gros adjectifs et toute sa poésie
s'airaisse. » {Le Real., n° 3, lo janv. lSo7.)
2. « Non! le romancier qui a le désir de se survivre continuera... à courir
après l'épilhète rare... à ne pas se refuser un tour pouvant faire de la peine
au.\ ombres de MM. Noël et Chapsal, mais lui paraissant apporter de la vie à sa
phrase, continuera à ne pas rejeter un vocable comblant un trou parmi les
rares mots admis à monter dans les carrosses de l'Académie, commettra enfin,
mon Dieu, oui! un néologisme, — et cela, dans la grande indignation de cri-
tiques ignorant absolument que : suer à grosses gouttes, prendre à lâche,
tourner la cervelle, chercher chicane, l'air consterné, et presque toutes les
liicutions qu'ils emploient journellement, étaient d'abominables néologismes
en l'année l'oO. Puis, toujours, toujours, ce romancier écrira en vue de ceux
qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné de la prose française, et de la
prose française de l'heure actuelle. »
3. Soc. fr. pend, la liévol., 18. Voir le passage où ils accusent Candide de
n'être que du Rabelais.... diminué (Journ., Il, 103).
4. Et i)uis Balzac a un style, jette Sainte-Beuve, ça a l'air tordu (Journ., II, 112;
cf. H, 134), et à la fin de cette journée entièrement cliambrre, nous avons la
fatigue de tous les pays parcourus. {Ib., II, 159.)
o. Causerie chaffriotante {Journ., H. 14.ï); une coucherie patriarcale {Ib., II,
286), dégoùtaiion (Jl, 55); empoignemenl (I, â'I); estrangouiller (20"); fldne (I,
150); tarabiscotage {Art au XVlll" s., art. sur les Saint-Aubin).
0. Aumôner {Journ., 1, 122); cortéger {Ib., 25), débagouler {Ib., I, 137), dévalement
LA LANGUE LITTÉRAIRE 777
Ils inventent délil)érément des mots, et en nombre immense.
On ferait un cours sur les procédés de dérivation et de compo-
sition savante ou populaire avec des extraits de leurs œuvres :
cmpoiijnant iJourti., I, 'il). — Croqitadc (Arl au XVIU'^ s., I, 210); cchap-
padc {Journ., H, 83). — Marmottaijc (Ih., I, i^O) ; parlage (Ib., II, 107). —
Rclrouvaillc {Ih., I, lOG). — Filtrée (Ih., I, 152). — Cliantonncmcnt [Ib., II,
95); dcsordonncment [Ib., I, lG7i; éelaireinent {Ib.,\, ^iOl); c'dentement {Ih.,
I, 337); endorincment (Ib., II, 207); fouaiUcmoit (Ib., I, 177); maudissement
{Ib., II, 121); poudroiement {Ib., II, 137); procession)icment (Ih., II, 138);
rcpoussemcnt {Ih., II, 48); j^ondissemcnt {Ib., Il, 29); sabrentent {Ib., II, 290);
scrpentcmcnt {Art au XVIII'^ s., I, 4); tapement (Journ., I. 47); titillemcnt
{Société fr. pendant la Rcrol., 21); ircssautcmcnt {Journ., I, 185). — Ourscrie
{Ib., 1,275); polichincllcrie {Ib., II, 143); vitlageoiserie {Ib., I, 237). — Brodai-
rettc (Ib., I, 225). — Blondeur (Ih., I, 95). — Dérideur (Ih., I, 348); héber-
geur [Ib., I, 203); noircisseur [Ib., I, 236); perdeur (Ib., I, 305); pourri^scur
(Ib., II, 33); regardeur (Ib., I, 387); reveneur [Ib., II, 252); tortureiir {Ih.. II,
121) ; — friselis {Ih.,\\, 225) ; griffonnis {Ib., I, 271). — Déerassoir {Ib..], 371) ;
gueuloir (Ib., I, 374). — Croqueton (Ih., I, 183). — Grumelot (Art au
XVIII' s., I, 130). — Cerniire {Journ., II, 169); cgrenurc {Art au XVIIl' s.,
I, 94); niordillurc (Jour)i., II, 119); sahrure (Ib., I, 365); zigzagure {Ib., II,
225). — Aquarelle (Ih., I, 98); diadème {Ib., II, 116); fusiné (Ib., I, 98);
hasehisché {Ib., 2*9); nuage {Ib., I, 222). — Truandesquc (Ib., I, 132). —
Barboteux [Ib., I, 235); brouillardcux (Ib., I, 305); cireux (Ib., I, 140);
inélancolieux [Ih., I, 239); violletonneu-e {Ib.. I, 352); oimteux {Ib., II, 136);
prctreux [Ib., I, 332); talentueux [Ib., I, 165). — Junonien {Ib., I, 228). —
Expansion)u'r [s') [Ih., I, 276); gracieuser {La Femme au XVIII'' s., 4); pyra-
midcr [Journ., l, 89); rcbellionncr {Ib., II, 230); virecoltcr {Ib., I, 69. -
Bavardcment [Ib., II, 111); cahncrncnt (Ib., I. 352); coléreuscment (Ib., 11,90);
f rigidement (Ib., I, 117); larveusement (Ib., II, 253); insouciamment {Sœur
Phii, i5); mueltement (Journ., I, 141) ; p«/('mcnf (/6., II, 235); rauquement
(Ib., I, 306); septcntrionulcment {Ib., I, 115) ; souffreteusement {Ib., I, 116). —
Décadrer {Ih., If, 310); dénoircir (Ih., I, 147). — Emhuissonné [Ih., I, 69);
ensuairé [Ib., I, 337); enverduré (Société fr. pendant la Rérol., 399); enver-
saillé {Journ., U, 307). — Enguignonncntent (Ib., II, 309); remhaillement
[Ib., I, 273). — Renvoler (se) {Idées et sensations, 149). — Demi-cndormement
(Journ., II, -20). —Bonne enfance {Ib., 11,290). — Appétent (Sœur Phil., 117);
terrifnpie [Journ., II, 79); sitltaleur (Ib., I, 379); imaginafcur [Ib., 11, 265).
— Arborisation (Ib., I, 39i-j; cogitations (Ib., II, 98); demalérialisation
[Idées et scn.^ations, 215); immorlalisation^ {lh.,l, 21i); poétisât ion [Ib., l, 133).
— Axiomatique (Ib., I, 280); fantomatique {Journ., I, 227). — albcsccnt (Ib., I,
on. — Allusif (Ib., I, 82). — Diaphanéiscr {Ib., II, 257); hystériscr {s) {Ih.,
(Ih., I, 9o); devinante {Ib., II, 306); dévorement {Ih., I, 278); rfo/iHer Ze dernier
accommodage{Art au XVII l^ s., -I" éd., I, 123); gaudissement (Journ., I, 91, II, 253);
w«Ze (Journ., I, 188); massiveté {Art. au XVlït s., I, 103). Leur synlcaxe arcliaïse
de mênie : en ce bouleversement (Soc. Hév., 14); en le rouge panier [Ib., 398); dont
il moque lu maigreur (Journ., I, 312); la république ne prit souci de tout cela
(Soc. Réu., 401), il traîne au panthéon de Végout... ceux-là qui étaient empereurs,
ceux-là qui étaient proconsuls (Soc. Dir., T éd., 372).
778 LA LANGUE FRANÇAISE
II, 200). — PcdcslrUtiusmc {Ih., II, 178); révohitio)inarismc (Ih., Il, 298). —
Affectitosité (Ih., I, 353); exquisité {Ib., I, 228); fébrilité (Ih., I, 207); mcr-
vcillotiité (Sœur Phil., 29); modcniilé {Ih., I, 262); stwliosité (Ih., II, l.o6);
verticalité (]/>., I, 282). — Trayédique (Ih., II, 61). — Imlctacluihlc {Ih., I,
383); insali.^mble {Ih., II, 332); informulé {Ib., I, 97); inofficiri [Ih., II, 57 :
insapidité {Ib., II, 308); insoupçonné {Ih., II, 313). — Crânioloyique {Ih.,
I, 159). — Bêtifier (Ih., II, 279); ncrvosifier (se) {Ib., II, 20). — pcrruquificr
(Ib., I, 248).
Il serait facile de compléter et d'ajouter quelques formes
barbares, du genre de vieillarde et de peinh^esse. Mieux vaut, je
crois, signaler la préférence accordée à certains procédés où se
marquent les caractéristiques de leur esprit. C'est ainsi que leur
lexique trahit leur manière de voir le monde extérieur, dans
lequel ils s'attachent moins aux êtres qu'aux manières d'être.
Ce qu'ils aperçoivent, ce sont des attitudes, ou, comme disent
les philosophes, des qualités, et c'est pour cela que leur style
abonde en mots abstraits. En nous remémorant l'Orient, nous
reverrions, nous, des Arabes immobiles, ils revoient, eux,
d'impassibles immobilités d'Arabes (Id. et sens., '22); des créatures
sont empaquetées dans un étalement carré de laine {Ib., 30). Les
mots abstraits chassent ainsi les mots concrets, même là où
ils sont sujets d'un verbe marquant l'action, et c'est ainsi qu'on
voit des blancheurs qui défaillent {Sœur PJiil., 41), et de l'incon-
fortable accepté par la nature ouvrière des jjeintres (Jour., Il,
308). On comprend par là une des raisons pourquoi Rod {Rev.
réal., n° 9, p. 3) voulait appeler Concourt un sensationniste,
sauf à créer le mot pour lui. Les expressions qu'il admire : tour-
menter réternelle habitude des choses, regarder dormir Venfance
d'un nouveau-né , boire à la fraîcheur des sources, causer avec la
tristesse d'un bois d'automne, sont faites de cette manière.
Encore n'est-ce là que le développement dune tendance qui
remonte à notre moyen âge, dont les [U'écieux du xvi" et du
xvif siècle, dont les classiques eux-mêmes ont abusé. Les
Concourt ont trouvé autre chose. Je ne dirai pas qu'ils ont les
premiers touché à la syntaxe, après avoir signalé moi-même
qu'ils avaient eu dans celte audace des précurseurs. Ils y ont du
moins touché tout autrement. Il ne s'est pas agi pour eux de
l'élargir, ils ont souvent rompu avec elle. Et c'était là une
nécessité. Le style, tel qu'ils l'ont voulu et par endroits réalisé,
LA LANGUE LITTÉRAIRE 779
sorte de cinématographe qui prétend donner la sensation même
de la vie, avec son mouvement et son bruit, devait en venir là.
Plus vite les images se succèdent dans cet instrument, plus
l'illusion de l'animé est grande. De même dans cette écriture, il
fallait que les mots significatifs se succédassent sur l'écran,
haletants, trépidants, débarrassés autant que possible des par-
ticules syntaxiques. De là des procédés usuels et normaux,
l'énumération constante, indéfinie, de là aussi une multiplicité
extraordinaire et arbitraire des ellipses '.
La phrase doit être montée comme un collier d'orfèvrerie
d'une bonne maison, qui cache lig'^aments et sertissures, et ne
laisse voir que les pierres. En outre les mots qui restent doivent
être placés là où les demande l'ordre des sensations : Les voix
du gynécée ne parlent pas en ces voix du forum, et ils agissent,
et ils passent, ces liommes puissants, seuls {Soc. Rév., 393). De là
ces périodes, — peut-on employer le mot? — assez rares encore,
il est vrai, qui scandalisaient tant Barbey d'Aurevilly ^ et qui
ont commencé à mettre le désordre de la passion, au lieu de
Tordre de l'analyse, dans la ])rose française ^
1. ■• A peine est-il débarqué, grand Ijruil! le grotesque Panurge est un conspi-
rateur! et tout aussitôt scellé sur les papiers du baron de la Dandinière, de par
la commission populaire de Bordeaux! Grosse saisie d'une petite liste, la liste
des rôles qu'il devait jouer! Lays essaie de chanter OEdipe et les Prétendus :
tumulte, scandale au théâtre: ordre de décamper, signifié par le conseil général
de la commune. Telle est la campagne jacobine... •■ (Soc. fr. sous le Dir., 3o8.)
Hugo emploie souvent ces formes de phrase, mais dans des sortes d'excla-
mations : // subissait; les ouragans étaient sur lui. Luf/uhre fonction des souffles
(Uhomme qui rit, I, 12i;. Le bouffon de cour n^était pas autre chose qu'un essai
de ramener l'homme au singe ; Progrès en arrière; CJief-d'œuvre à reculons {Ib., I,
5o), etc.
2. Œiiv'., IV, 198-199.
3. •< Dans la rue, mille voix, mille cris, mille gueulées : tout un peuple enfiévré
allant, venant et coudoyant; toute une ville murmurante, fourmillante, mou-
vante comme une ville tout à l'heure morte, muette, soudain frappée de vie; —
les foyers désertés, le travail qui chôme, la faim qui gronde; tous les yeux
tournés vers les menaces des travaux de Montmartre; le ruisseau, le pavé,
l'angle des maisons, le coin de borne passant tribunes; des éloquences s'impro-
visant au plein-vent des carrefours, des chanteurs, des Diogènes : ... toutes
fraîches peintes, les enseignes : au Grand Necker, à V Assemblée Nationale, his-
sées au front des devantures, dans l'applaudissement populaire; partout un
nuage de poussière blanche «jui monte des ceinturons que les gardes nationaux
blanchissent à la porte de leurs boutiques; — le commerce libre qui envahit et
conquiert, trottoirs, ponts, places, campant sous ses échoppes, ses planches,
ses baraques, ses parasols, une, deux, trois, cent, cent mille affiches rouges,
bleues, blanches, jaunes, vertes, éclatant le long des murs comme une traînée
de poudre, posées, déchirées, grimpant l'une sur l'autre, muets orateurs, aristo-
crates, patriotes appelant l'œil des foules; ici traînés les longs arbres de la
Liberté à toutes branches; — à un cor qui s'éveille, cent cors éveillés l'un après
l'autre dans le lointain, répondant, signal et correspondance; etc. »
780 LA LANGUE FRANÇAISE
Daudet. — Alphonse Daudet prend beaucoup moins de
souci de se singulariser que les Concourt. Mais lui aussi est
essentiellement impressionniste et prétend à faire voir et sentir
plutôt qu'à décrire. Aussi retient-il de leurs procédés tout ce
qui peut lui servir à cet effet, sauf à en user avec plus de
discrétion.
Son vocabulaire est extrêmement riche, et pour le nuancer
encore, le marquer au caractère des divers personnages, on
sait le soin qu'il prend de le saupoudrer de patois ou d'argot'.
11 crée aussi, et sans timidité, au point que Littré et Darmes-
teter ont pu puiser abondamment dans ses œuvres pour dresser
leurs listes de néologismes :
Ab^orbeiirfMtima R., 154) ; acoqidnrment {Saplio,l)[) ; s'activer {Nitma iJ.,92) ;
affectuositc [Ib., 127); apoplectisé {Scq^ho, 115); arc-en-cielés (Num. K., 263);
auréole [Jack, I, 6 Darm. Thèse) ; aveulissement {La Fédor, 82) ; babélisme {Num.
R., 260); baillée {SapJio, 25); bestialisé {Ib., 248); bottclée {Let.d. m. ;/t.,81);
chiffonnage {Numa R., 151); cocasserie {Sapho, 137); contracture {La Fédor,
81); cosmétique {Jack, l, 2 Darm. l. c); désirément {Sapho, 217); diagnosti-
queur (Num. R., 214); effllocheuse {Ib., 137); engabionné (La Fédor, 96);
endeuillé {Ib., 37); enfermement (Numa R., 286); cnvolcment {L'Evang., 164);
éveillée {Numa R., 287); excursionniste {Ib., 192); facticité {Ib., 278); faran-
doler {Ib., 65); fouilleur (adj., 76., 31); gaillardet {Let. d. m. mouL, 134);
gironner {Num. R., 188); haschisché (Sajilio, 11); tiouler {Ib., 97); impres-
sionniste {Num. R., 202); indécence r table (Sapho, 186); inentcnduble {Nunm
R., 259); invoidu {La Fédor, '66); Jaillissui'e {Numa R., 259); lâchcrie (Sapho,
136); matité {Numa R., 7); se mélancoliser {Ib., 299); musiquette {Ib., 141);
nervosité {Ib., 286); notaresse (La Pet. Par., 73); paillis (Sapho, 95); pataii-
geage {Ib., 49); plein-vent {Ib., [ii);pointillemcnt {Numa R.,1); réclamier
(Numa R., 323); réclusionnaire {Sapho, 85); siibmersionniste (Ib., 260); som-
breur (Numa R., 221); sourieux (Ib., 218); suiveur {Ib., 42); tarasconnade
{Ib., 30); à la tdte {Ib., 280); touriiement {Ib., 81); trépidant {Sapho, 325);
vagué {Numa IL, 324).
Il serait intéressant d"étudier cciiains procédés particulièrement chers à
l'auteur, par exemple la transformation constante de participes présents
1. Les exemples sont innonil)raliles : blagueur {Num. /?., 91); ça buuhlle (Ib.,
21J); se bûcher {Ib., 293); cercleux {la Féd., 8»); chapardeur (Saph., 199); collage
{Ib., 60); dégouliner {Ib., 188); s'emballer {Num. R., Ii2); flâne {Ib., 267); gin.
glard {Saph., 188): piocheur {Nian. /?., 20), piquer un chien (Saph., ['èS); potiner
{Num. R., 186); se peigner {Saph., 39); rasant (/6., 28); ratiboiser {Num. R., 300);
roulure (Saph., [M,); routeur (Ib., 118); se toquer {Num. R., 140); trac (Ib., 132);
trépignée {Saph., 64); tortiller un cavalier seul {Ib., 9), etc. Les formes de
phrases populaires abondent aussi dans les dialogues : c'est moi que Je viens
vous prendre (Num. R., 252); ça y donnera du courage {Sapho, 116); tout le
monde lui était après (Contes, Les 3 sont., 229); le père n'est pas content; rapport
aux affaires de la politique {Ib., 228); les commandes pleuraient, que c'était une
bénédiction {16., L'élix. du P. Gauch., 2'3',).
LA LANGUE LITTERAIRE 781
eu adjectifs : la lueur lentement circulante des filea de laiiterncs (NimiaR., 144) ;
des attitudes convoitantes (Ih., 158) ; jalousie stérile et explorante {Sapho, 185) ;
les attitudes surveillantes d' Audd)erle (yuma /{., 254) '.
On retrouverait chez lui la passion des substantifs abstraits, des écrou-
lements et des envolements : n Alors, avec un (jrand remuement de chaises,
un froufrou d'eniimanchement, une expansion d'enfants rieurs devant la
table mise, tous ces bourgeois s'installaient {Cent., Les pet. pat., 187). Varc-
en-ciel se découpait à certaines heures, en délicatesses de bleu et de rose exquis
{Ib., 81). Et ce cri rassurait la terreur silcncieuic qu'il venait d'avoir
{Sapho, 284).
Et comme il n'y a pas assez de substantifs abstraits, il afTeclionne les
adjectifs substantivés : le flottant de la feuille qui est la vie de l'arbre
(Let., Les saut., 279) ; banalisé par le ronflant et le vide de l'existence offl-
cielle {Évany., 23); les mêmes (jcstes et ce stéréotypé des traditions de famille
{Cont., Le pape est mort, 283).
Mais H. Houssaye Ta bien vu et dit- : ce qui fait cette « prose
déviée », c'est la syntaxe.
On pourrait relever dans cette syntaxe nombre de tours, ou nouveaux ou
inusités dans la langue littéraire : inappricoisable même aux qàterirs tendres
(Sapho, 200); dédaigneux au pauvre monde iNuma R., 63); la photographie
se palissait dans les combles (Sapho, i83); j'avais peu)- que tu le )'e)woies
(Ib., 317). L'emploi du participe est tout à fait curieux. Les verbes passant
à la forme transitive avec la plus grande facilité, on trouve : im bruit
piétiné {Sapho, 233), des reproches sanglotes (Ib., p. 77). Ou bien le même
participe passif n'est plus qu'un participe passé : Les cheveux... démordus
dedeur peigne {Sapho, 289).
Mais ces faits isolés sont peu de chose, auprès du parti pris de donner
à la période une autre allure, moins régulière et plus souple, plus variée.
1. Cf. 271 : criliijuantes, 2 : gesticulantes, 128 : pardonnantes, etc.
2. Les hommes et tes idées, Calm. Lévy, 1886. Sur Daudet, 235. « De la langue
française ferme, précise, nombreuse, pondérée, qui a ses règles sévères et ses
formes fixes, il a fait une langue fluide, libertine, sans mesure, tour à tour
flottante ou saccadée, insoucieuse de toute construction, rebelle à toute analyse
granuuaticale. Ces longues périodes, courant d'incidence en incidence, se jouant,
à l'aide des adjectifs verbaux et des participes, des difficultés euphoniques, des
relatifs qui et que; ces fatigantes expolitions ne s'arrêlant qu'après avoir épuisé
tous les mots donnés par le vocainilaire sur un même ordre d'idées ou sur une
même espèce de choses; ces suites de phrases courtes, haletantes, heurtées, le
plus souvent sans vertic, séparées par des points de suspension; ces manières de
dire : .< Des illusions chantantes et planantes comme la musi({ue des cuivres ..,
ou : <. on voyait des châles et des blouses pendus aux branches, des lectures, des
« siestes, de laborieuses coutures accotées à des troncs d'arbres, des clairières
« où voltigeaient des bouts d'étoffe pas cher... ■- ; ces étranges constructions :
« A peu près à la même heure, Elysée se promenait seul dans le jardin de la
<■ rue Ilerbillon, sous les verdures légères, pénétré par un ciel lavé, éclairci,
•■ un de ces ciels de juin où reste de longs jours une lumière écliptique,
<• découpant très net ses ombrages sur le tournant blafard des allées et faisant
'• la maison blanche et morte, toutes ses persiennes closes >• ; tout cela est
d'une langue très habile, très savante, très colorée, très pittoresque, mais on
peut se demander quelle est celle langue-là. •>
•82
LA LA.MiUE FllA.NCAlSK
L'elTort pour mettre en valeur les détails expressifs est constant : Des
miniatures rcprésontant lu iiiriiu- ddinc frisottée, en tenue de hul, en robe
jaune, des manches à !ji<,iots et des ijeux clairs [('ont., Le sièyc de iicrl., ol):
Le sculpteur Caoudal en hussurd de baraque, les bras nus, ses biceps d'hercule
(Sapho, 9). Voncle parut, toujours brun comme une pomme de pin, ses yeux
fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de la Li(/ue (Ib., 2i-9^.
Des verbes sont retranchés, quoique essentiels : // était nuit, la maison
couchée, éteinte, quand Césaire revint {Sapho, l'tH}. Sans prétendre renou-
veler l'exploit de Gomberville et se passer comme un contemporain, M. de
Chennevières, de que ou de qui, Daudet en arrive à des constructions d'une
concision extraordinaire : ces querelles éclatant presque toujours à table, au
moment assis et installé de décourrir la sou/iière [Sapho, 205); ces mots de
passion (pli faisaient ramant frôler son lisKje au papier satiné (Ib., 136).
L'avoine donnée au cheval, après avoir scruté le ciel, — ce reqai'd an.r
présages du temps des hommes qui vivent de lu terre, — // allait rentrer
{Sapho, 148).
L'école naturaliste a été, elle, résolument néologique aussi.
Il le fallait. Zola ne part point de considérations artistiques. Il se
soumet, là comme ailleurs, à la vérité de la nature et de la vie.
Or il est connu, et la science le constate, que les langues sont
dans un perpétuel chang-ement, il n'y a qu'à les suivre, et à
rire des paradoxes d'un Gautier ', qui prétend arrêter ce mou-
vement
'.... comme un enfant qui jette
Une pierre à la mer.
Rod avait rêvé de voir le Dictionnaire de r Académie, au lieu
d'être une œuvre archaïque, devenir un recueil des mots, de tous
les mots nécessaires à l'écrivain, collectionnés par la compa-
srnie, inventés au besoin, une sorte d'immense maeasin de maté-
riel offrant toutes les facilités possibles pour aider à exprimer
richement sa pensée'. Jusqu'à ces derniers jours, les discij)les
ont usé très largement de la permission d'inventer. Il n'est que
de parcourir le Fiasco passionnel^ de M. Henri Fèvre, pour voir
comment leur hardiesse s'est seulement trouvée renforcée par
les leçons de l'école décadente.
^. Cf. Tobler, Vermischte Beitr., II, ITo.
2. Voir les Doc. littéraires, 13(1.
3. Rev. réal., n" il, p. "2.
LA LANGUE LITTERAIRE 783
Autres écoles. Autres efforts.
J'ai parlé du réalisme, comme si depuis son apparition il
avait occupé seul la scène littéraire. Je suis en effet contraint
de ne considérer les écoles qu'au moment oii elles se dévelop-
pent, et présentent un programme. J'essaie alors de marquer ce
que ce programme apporte de nouveau, et s'il a été à peu près
réalisé, puis je passe. Mais cela ne veut point dire que les théo-
ries ou les exemples donnés cessent ainsi brusquement d'agir.
Tout au contraire c'est au moment où le romantisme est réputé
vaincu, que le génie de Hugo refond quotidiennement suivant
les besoins d'une œuvre colossale la langue poétique. La seule
Légende des siècles est, sous ce rapport, un effort prodigieux,
comme une analyse de vingt vers au hasard suffit à le montrer.
Qu'on lise attentivement ceux-ci :
Le biirg est aux lichens comme le glaive aux rouilles;
Hélas! et Corbus, triste, agonise. Pourtant
L'hiver lui plaît; l'hiver, sauvage combattant,
Il se refait, avec les convulsions sombres
Des nuages hagards croulants sur ses décombres,
Avec l'éclair qui frappe et fuit comme un larron,
Avec les souffles noirs qui sonnent du clairon,
Une sorte de vie effrayante, à sa taille;
La tempête est la sœur fauve de la bataille ;
Et le puissant donjon, féroce, échevelé,
Dit : ■■ Me voilà! - sitôt que la bise a sifflé;
Il rit quand l'équinoxe irrité le querelle
Sinislremenl, avec son haleine de grêle;
Il est joyeux, ce burg, soldat encore debout.
Quand, jappant comme un chien poursuivi par un loup,
Novembre, dans la brume errant de roche en roche.
Répond au hurlement de janvier qui s'approche.
Le donjon crie : « En guerre! ô tourmente, es-tu là? »
Il craint peu l'ouragan, lui qui vit Attila.
Oh! les lugubres nuits! Combat dans la bruine;
La nuée attaquant, farouche, la ruine !
Un ruissellement vaste, alfreux. torrentiel,
Descend des profondeurs furieuses du ciel ;
Le burg brave la nue; on entend les gorgones
Aboyer aux huit coins de ses tours octogones;
Tous les monstres sculptés, sur l'édifice épars.
Grondent, et les lions de pierre des rem])arts
Mordent la brume, l'air et l'onde, et les tarasques
Battent de l'aile au souffle horrible des bourrasques;
L'âpre averse en fuyant vomit sur les grilTons;
Et, sons la pluie entrant par les trous des plafonds.
Les guivres, les dragons, les méduses, les drées,
Grincent des dents au fond des chambres effondrées.
78 1
LA LANOUE FRANÇAISE
Tous ceux qui n'ont pas le sens de la langue émoussé par les outrances
de l'école actuelle sentent, à la seule lecture, ce qu'il y a dans ce court
morceau d'originalités de toute espèce. Laissons ce qui regarde proprement
le style. Mais dans le vocabulaire quelle richesse et quelle varict('! D'abord
des mots scientifiques : les Hchcm^, Vcqubioxo, les loiirs ortoi/oacs, des mots
vulgaires : jappant comme un chien, vomir, en même temps de vieux mots
nobles, habilement conservt''s : (jldive, larron, onde (il y avait dans le pre-
mier ms. ontl)re), et en plus, des mots rares : 'jorijone.>, tanisqnes, (/nivres,
médnses, drées, ce dernier si peu commun que l'explication en est incer-
taine, un mot étranger emprunté, Inir;/, qui sera suivi quelques vers plus
loin d'un autre: fuhn, deux néologismes, torrentiel, ruii^setlement.
En outre quel travail intérieur ont subi d'autres mots : rouilles a été mis
hardiment au pluriel, les sens ont été étendus, modifiés de toute façon par
des images : nuée farouche, lauKjc hasard, s(rur fauve, souffles noirs, donjon
échevelé, jirofondeiirs furieuses du ciel, il n'y a pas une de ces épithètes qui
convienne d'emblée au mot auquel elle se rapporte. On ne dit point non
plus communément que les )iua(/es croulent, ni que ViUiuino.re a une haleine,
à plus forte raison une haleine de (jrêle.
Enfin de subtils rapports établissent une harmonie entre les mots et les
choses, si bien que la partie matérielle du vocabulaire ne se trouve pas
moins habilement mise en œuvre que l'autre. Les vers sonnent assez haut
pour qu'on les ait notés :
11 rit, quand l'éqiiiiioxe irrité le querelle
Sinistreinent....
Jappant comme un chien poursuivi par un loup
Novembre, dans la brume errant de roche en roche....
Tous les monstres sculptés sur l'édifice épars
Grondent, el les lions de pierre des remparts
Mordent la brume, l'air el l'onde, et les larasqiies
Battent de l'aile au souffle horrible des bourrasques, etc.
Et il en est ainsi partout. Jamais cet homme qui a été le
dieu du verbe ne l'a manié avec cette jouissance.
Ce n'est pas qu'il soit encore bien hardi à inventer des mots.
Il compose surtout, rapprochant dans des appositions qu'on lui
a tant reprochées les doubles aspects parfois antithéti(|ues des
choses, ou forçant à entrer en un mot double les métaphores
qui ne peuvent se resserrer dans un simple : temple-sépulcre
(xxvii, VInq.) ; le bâton paysan brisant le glaive roi {Bar.
Madr., II); ces planètes pontons, ces mondes casemates (xxxn,
ïnferi) ; le rocher-ln/dre et le torrent-reptile {Roi de Gai., III).
Mais c'est à féconder tout ce qui existe que le portent
surtout ses tendrtnc(\s. Nous l'avons vu déjà luttant avec les
réalistes les plus précis dans l'emploi de tous les vocabulaires
techniques'. Il est aussi hardi qu'eux à descendre jusque
1. Les Travailleurs de la mer fourniraient aussi un nombre énorme de mots
LA LANGUE LITTERAIRE 783
dans le lan,:^age le plus bas. Dans son épopée on trouvera cra-
pule {Bar. Madr., I), chiper (xxxui, Un voleur à un roi); planter
là {Idi/L, 8, Volt.) ; bougonne (xxxix, Am. 3); se tordre, se tenir
les côtes (xxn, Sat. I). Il sait, comme les Concourt, user, quoique
plus disci'ètement, des abstraits : On y distingue au loin de con-
fuses descentes d'hommes ailés {Groupe des Id., 9, Yirg-.); Ayant
des jaillissements d'aube aux cils de ses paupières {Les 4 jours
d'Elc, 4" j.) ; Nous vous offrons un vaste go7iflement de drapeaux
sur nos fronts ( Welf cast. d'O., se. II). Avant Daudet, il complète
la série des mots abstraits par des substantifications : Quand de
V inaccessible il fait t inexpugnable, C'est triste {Boi de Gai., III);
Vous êtes le sinistre et f inhumain (vi, Rom. du Cid, xu). Mais
c'est surtout dans les adjectifs qu'il marque son passage. Il
emplit de sens les plus banals d'entre eux, blanc, noir, universel.
Sa blanche liberté s'adosse au firmament {Bar. Mad. ii).
L'homme élève vers moi ses mains universelles (Sept. Mcrv., i, Ephèse).
Il en courbe d'autres qu'il ploie à son désir : hagard, tortueux,
oblique, visionnaire, ténébreux^ Il remplace ceux qui n'existent
pas : il se répercutait dans son miroir d'effroi (xxx, VEchaf.) ;
2)é tri fiant de son regard d'abîme (xxxiv, Tén.). Et par vingt autres
procédés il rajeunit sans cesse d'une prodigieuse variété ver-
bale les tbèmes oîi il se complaît, parfois obscur, souvent tita-
nesque, plat jamais.
Micbelet, comme l'a dit M. Brunlies', est peut-être celui qui
ressemble le plus à Hugo, quoique fortement teinté de réalisme ^
Dans sa phrase hachée où les liaisons sont remplacées par des
et de phrases d'un tour teclini(iiie très curieux. Par exemple, p. 19 : Le temps
a creusé, dans les dwmbranlrs et les cintres, des refends profonds où la torlule
champêtre abrite l'éclosion de ses spores.
\. IjCs supplices Iiurlant dans la brume hagarde {Bar. MniL, ii).
Et rÉglisc te Ijrûlc un encens tortueux l'xxxiii. L'a vol.)
A remporeur Othon qui fut un prince oblique (xx. Les 4 jours iVElc).
Parce que tout est plein d'éclairs visionnaires {Gr. des Id., vni, Moscli.)-
Les Maures ténébreux jusqu'au fond de l'Espagne (Uoi de Gai., i).
2. Miclielel, 1898. Voir en particulier p. 58. .
3. ■< Qu'on appelle cela réalisme il ne m'en soucie. Il y a deux réalismes. L'un
vulgarise, aplatit. L'autre, dans le réel, atteint l'idée qui en est l'essence. — Si
cette poésie lUi vrai, la seule pure, fait gémir la pruderie, cela ne me touche
guère. Quan(.l, dans le livre de V Amour, nous avons brisé la sotte barrière qui
séparait la littérature de la liberté des sciences, nous nous sommes peu informes
de l'avis de ces pudibonds, plus chastes que la nature, plus purs apparem-
ment que Dieu « [La Femme, 456, Note 1).
50
Histoire de la langue. VHI. ""
786 LA LANGUE FRANÇAISE
virgules', il entasse les mots et les images, prenant tour à tour
dans le familier et dans TinOni, dans la science qu'il adore et
dans le rêve, dans le passé qu'il assimile-, et le monde qu'il
visite ^ dans les choses, où il projette la vie de l'homme*, et
dans la vie abstraite de l'homme où il fait entrer les êtres et les
corps, enfin en lui-même, source d'où son imagination créatrice
fait jaillir ce qui lui manque de termes ^
Sans avoir eu, comme Hugo, la puissance géniale de repétrir
lalang'ue au gré de leurs besoins, des hommes comme Théophile
Gautier ont été aussi de grands et d'acharnés ouvriers*"'.
Lui était surtout un incomparable peintre, et un journal rappe-
lant il y a une quinzaine d'années les expressions qu'il avait trou-
vées pour caractériser la manière de Delacroix, se demandait
avec assez de raison qui avait le mieux peint, du peintre ou du
critique". On sait que cet éclat ne tenait point au style seul, mais
1. Quelquefois la syntaxe devient très hardie: « Ce n'étaitpas la peinede rien dire,
s'entendanl si bien. On n'entendait plus de chants, mais quelques légers bruits
d'oiseaux, leurs dernières causeries intimes en se serrant dans le nid. Cela très char-
mant, très divers. Les uns bruyants et pressés, tout joyeux de se retrouver. D'au-
tres... "(Lafem.. 155). •< Les lacs et leurs fleuves réfléchissent ou regardent encore
en s'éloignant la grave assemblée des montagnes, des hautes neiges, des vierges
sublimes dont ils sont une émanation. Fixité et fluidité. Rapidité, éternité. Les
neiges par-dessus la verdure. L'hiver pressenti de Télé >• (Anlh., A. Colin et G'°, 30).
2. Lo. femme, va muant {Am., 37), énervation (iht, o); béer {Mont., 18).
3. Flottée {Mont., 19); foehn {Ib., 181); gogant {//)., 157); lapiaz {Ant/wL, 108),
sont des mots locaux.
4. Les exemples fourmillent : vue étendue et très douce, humaine. (Ce mot-là
dit tout. Mont., 14. Cf. I.do.) Les liroiiillards... s'y plaisent, ne peuvent le quitter
{Ib., 10). L'étouiïemcnt ou du moins la subordination qu'impose le sapin aux
autres végétaux... éclaircit l'intérieur (Anth., 31).
5. Barbavisanl l'esprit {Am., 4); animal-rocher-plante {Mont.. 2'tS): réceptif {Am.,
133; le mol est souvent chez Proudhon); ravivement (/!?>?., 66); pro-taîner la vie
{Am., 133); alacrité {Mont., 11); ces vénérables résineux {Mont.. 13); fenones-fleurs
(Ib., 163); romanité des inscriptions {Antk.. 154).
6. Il serait curieux de comparer sa manière à celle de Hugo, en prenant pour
exemple la description de la salle dans Eviradniis et la description tout à fait
analogue, quoique écrite dans un autre esprit, de la salle traversée par Isabelle
{Cap. Frac. éd. Charp.. IL 197) : « Deux figures armées de jiied en cap qui se
tenaient immobiles en sentinelle de chaque côté du chambranle, les gantelets
croisés sur la garde de grandes épées ayant la pointe lichéc en terre : les cri-
bles de leurs casques représentaient des faces d'oiseaux hideux, dont les trous
simulaient les prunelles, et le nasal le bec; sur les cimiers se hérissaient comme
des ailes irritées et palpitantes, des lamelles de fer ciselées en pennes; le ventre
du plastron frappé d'une paillette lumineuse se bombait d'une façon étrange,
comme soulevé iiar une respiration profonde; des genouillères et des cubitières
jaillissait une iioinle d'acier recourbée en façon de serre d'aigle, et le bout
pédieux s'allongeait en grilTe.... »
7. Voir VÉvénement du dimanche 15 mars 1885, Carnet parisien : •■ H y ades sen-
sations qui exigent des mots nouveaux. Ces mots, Théophile Gautier les avait
trouvés. En voici une intéressante nomenclature, à propos de Delacroix : • Une
fanfare de couleurs. Les turbulences de Delacroix. Férocité de brosse que per-
LA LANGUE LITTERAIRE 787
à la prodigieuse variété de son lexique. Affamé de mots,
jusqu'à se plaire à la lecture des dictionnaires', il emmagasine
les technologies, se plongeant aussi au passé dont il s'est si bien
assimilé la langue, qu'il l'écrivait au besoin-. Mais ce n'est point
pour cela qu'il recueille. Il cherche les mots, non pas même pour
l'usag-e qu'il en fera, mais parce que ce lui est une joie de les
découvrir, de les tenir, de les manier, de regarder leurs cou-
leurs, d'entendre leurs sonorités. Les mots, a-t-il dit : « ont en
eux-mêmes et en dehors des sens qu'ils expriment une beauté
ou une valeur propre, comme les pierres précieuses qui ne sont
pas encore taillées et montées en colliers, en bracelets ou en
bagues. Il y a des mots diamant, saphir, rubis, émeraude, d'au-
tres qui luisent comme du phosphore quand on les frotte, et ce
n'est pas un mince travail de les choisir » (Préf. des FI. du
mal, 46). Collectionneur infatigable et metteur en œuvre hors
ligne, unissant aux curiosités du philologue l'instinct et le talent
d'un artiste, il est incontestablement un de ceux qui ont réveillé
dans cette génération le sentiment de la beauté du mot, et par
suite l'appétit du verbe rare, cet appétit qui mène à la fois
aux étrangetés et aux bonheurs d'expression". On s'accorde
sonne n'a dépassée. Éclnt des cosliinies ruisselants de lumière et rugueux de
l)roderies. Furie de l'atlaiiue et de la défense. Ciel de turquoise verdie. Cachet
de véhémence. Bizarrerie féroce des armes. Aux yeux passionnément tristes
sous les paupières noircies de k'iiol. A la l)ouche mélancoliquement épanouie
comme une fleur au vent chaud du désert, et dont le teint brun s'encadre si
liien dans la iilancheur triste du burnous. Poésie nerveuse. Ciel implacablement
bleu. Solide verdure métallique. Ciel incemlié du couchant. Paysage âpre,
menaçant. Archipel de nuages croulants. Emportement, férocité, rage! Tètes
égratignées de lumières. » Etc., etc.
\. Voir Baudelaire, Art. rom., do9. « 11 me demanda ensuite, avec œil curieu-
sement méfiant, et comme pour m'éprouver, si j'aimais à lire des dictionnaires.
Il me dit cela d'ailleurs, comme il dit toute chose, fort tranquillement, et du
ton qu'un autre aurait pris pour s'informer si je préférais la lecture des voyages
à celle des romans. Par bonheur, j'avais été pris très jeune de lexicomanie, et
je vis que ma réponse me gagnait de l'estime. Ce fut justement à propos des
dictionnaires qu'il ajouta que ■< l'écrivain qui ne savait pas tout dire, celui
qu'une idée si étrange, si subtile qu'on la supposât, tombant comme une pierre
de la lune, prenait au dépourvu et sans matériel pour lui donner corps, n'était
pas un écrivain. ••
2. I.e capitaine Fracasse est par endroits une vraie restitution <le la langue d'au-
trefois : " D'ailleurs ces moyens langoureux, bons pour les galants transis, ne
congruaient pas à l'humeur entreprenante de Vallombreuse. H fit appeler dame
Léonarde, avec laquelle il n'avait cessé d'entretenir des intelligences secrètes,
étant toujours bon de maintenir un espion dans la place, fût-elle imprenable.
Parfois la garnison se relâche, et une poterne est bien vite ouverte, par quoi
s'insinue l'ennemi •• (11, 123). En quelques pages on trouvera atabastrine, attifé,
hors de page, mugiieté, etc., etc.
3. Voir Cuv. Fleury, Et. historiques et littéraires, II, 193; ^QWmitv, Mouvement
788 LA LAXdUE FRANÇAISE
généralement à penser qu'il a eu du moins la sai;esse de s'en
tenir à ce qui existait ou avait existé. C'est faire trop peu de
cas de son audace. En réalité il a beaucoup créé aussi. La
seule préface des Fleurs du mal repiorge de néologismes ' : récur-
rences (14), aromal (37), cahalistiquement (ap. Darm., Thèse 122) ;
désorbilée (49); gesticulation (5); immarcessihle (31); modernité
(55) ; morhidement (29) ; respectabilité (64) ; résurrectionniste (34) ;
sataniquement (ap. Darm., J'A. 123), yourte (14), nijctalopes (47).
Baudelaire était bien digne d'être présenté i)ar un pareil maître.
On sait que Gautier trouvait dans les Fleurs du mal le pro-
totvpe de ce style de décadence. « dernier mot du verbe sommé
de tout exprimer et poussé à l'extrême outrance. Style ingé-
nieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches,
empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des
couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers,
s'efforçant à rendre la pensée dans ce qu'elle a de plus ineffable,
et la forme en ses contours les [dus vagues et les plus fuyants »
(Préf., 17). Comment Baudelaire s'y est pris, pour trouver ce
qui manquait aux 1400 mots du dialecte racinien, même assoupli
par la nouvelle école, je ne puis le montrer ici en détail.
Une des particularités qui me paraissent caractéristiques de son vocabu-
laire, c'est d'abord le parti pris de mêler ou du moins de rapprocher les
éléments les plus divers :
0 toison moutonnant ]UAi.\\\c sur l'encolitve\
0 boucles! ô parfum chargé de nonchaloir\
Extase! Pour peupler ce soir Valcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette clieveUire
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir ! (P. 119.)
Le procédé est assez fréquemment employé. Résolument Baudelaire
retourne aux mots nobles urnes (vu), Kouvis (.wii, narine (wiii), borcen (viiil,
littéraire au XIX'' siècle, {C)f\: Zola, Doc. lill., 15:2: Brandùs, Hau/itstrumiingen... W,
2'6'J. Ajoutez ce ])assnge curieux de (ioncourt, Prél'. à TItcu. <jautîer, deBergeral.
1879, p. vni :
« Un jour Théo ianrait h Runan, tjui professait (|u'on devrait écrire, aujour-
d'hui, seulement et uniquement avec la langue du svu" siècle : •■ Je crois iùcn
qu'ils avaient assez des mots qu'ils possédaient en ce tcmps-Ui! Ils ne savaient
rien : un peu de latin et pas de grec. Pas un mot d'art. N'appelaienl-ils pas Raphaël
le Mignard de son temps! Pas un mot d'histoire! Pas un mol d'archéologie! Pas
un mot de nature! Je vous délie de faire le feuilleton ([ne je ferai mardi sur
Baudry avec les mots du xvn^ siècle. »
1. H en souligne un : puroxijste, p. .'12, sans doute parce qu'il lui parait néces-
saire, mais pas beau.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 789
déitë (wviii, puis tout à coup y joint des termes de la rue — ou du
trottoir :
Senlanl ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l'or des voûtes azurées? (vui)
Son rêve passant du mystique au fantomatique, et de là au macabre ou
à l'ignoble, franchit en quelques vers tous les cercles du verbe. L'u'il de
l'une « le revêt d'un habit de clarté » (xliii), les yeux des autres, il les
voit : « illuminés ainsi que des boutiques Ou des ifs flamboyants dans les
fêtes publiques » (xxvi). Et ainsi s'enlre-croisent dans celte poésie la péri-
phrase retenue des classiques : a Nos soirs illuminés par l'ardeur du
charbon » (xxxvii) et des formules du faubourg.
Le disciple des romantiques se reconnaît aux archaïsmes; discords (cxv),
hidciDs (v), somme (xxxivj, cnamourc (cxv), aucuns (cxxi), nonchaloir
(xxxiv), pur où tu uicfi plu^ htillc (xxv); comme son maitic il sait les
sciences, et les divers métiers, et il arrive, en empruntant ces éléments
divers, soit qu'il les emploie tels quels, ou qu'il les transligure par l'image,
à faire une langue abondante aux plus inexprimées jusque-là des sensa-
tions, par exemple celles des parfums ^
La même année où Baudelaire verse dans la langue ses sub-
tilités, Théodore de Banville lui apprend à cabrioler. Si l'un est
1. Voir par exemple la pièce xlix : le Flacon. Elle débute avec la netteté
d'une proposition de science : Il est de forts parfums pour qui toute matière est
poreuse... On ouvre un coITret. dont la serrure rechii-'ue en criant, une armoire
pleine de l'acre odeur du temps, on trouve :
un vieux flacon qui se souvient
D'où jaillit toute vive une âmo qui revient.
Mille peiisers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lauirs d'or.
Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment; le vertige
Saisit l'àme vaincue et la i>ousse à deux mains
Vers le gouffre obscurci de jniasmes humains
Il la terrasse au l)unl d'un gouffre séculaire.
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.
Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
iJécré/jit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé.
Je serai ton cercueil, aimable pestilence.'
Le témoin de ta force et de ta virulence.
Cher poison préparé par les anges, liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur.
Sans parler du rythme, ni du style proprement dit, par exemple des effets
voulus d'antithèse, de celte recherche de clair obscur d'hypogée, et pour s'en
tenir aux expressions elles-mêmes, qu'on jette les yeux sur les passages souli-
gnés, on apercevra les principaux éléments de cet idiome composite, réalités
de science et fantômes d'abstractions vivifiés, animés, prenant des attitudes,
des gestes, des couleurs, parfois intenses el qui ne retournent à l'indéterminé
que quand il faut pousser au noir pour redonner l'impression de la mort obscure
ou d'une vague morbidité.
790 LA LANGUE FRANÇAISE
l'alchimiste de la poésie, l'autre en est le clown. Chez Banville,
le vers étant fait pour le mot qui est au hout, le mot devra être
rare et cherché pour donner du plaisir. De là une mêlée étrange
de vocables exotiques, argots, vieux, neufs : adamanline [Odes
[un., GO), bibiaderi (20), dodécaèdre (104), JastinQ (99); pin-
rires (rime de Ingres) et rack (104). Et comme c'est le temps
des virtuoses, ces exercices ne sont pas sans serAir de modèles.
Barbey d'Aurevilly est très sévère pour la langue de Banville ;
il y blâme d'horribles et insensés jargons d'atelier, d'estaminet
et de coulisse'. On pourrait donc croire que sa sim}»le i»rose à
lui va être fort pure, sauf d'archaïsmes, puisqu'il n'approuve que
cet effort-là. Il n'en est rien.
Les mots de nn-tier sont nombreux dans son roman L'nc vieille nmitresse:
(Une lissée de préjuijés, corps opalisé de séraphin (éd. Lemerre illuslrée, 50),
des deltds de nihan 'i2); an appartement ouaté (18), faire faire à la décence
toutes les roltiijes de la curiosité (43 , le satijriasis d'un rcyret libertin (44),
/(' li(juide cinabre de sa bouche ('60), etc.
Et il ne se prive point non plus d'emprunter ou de forger : alliciant (68);
divinisé (rendre aussi heureux qu'un Dieu, 67), avoir en sa personne quelque
chose d'enroulé, de mi-clos !45i. éthéréal (491 -, flave [oO\ fuhjurances (50),
le jeté des draperies (70), nitescence (49), au port si princesse (69), il avait
été « le poin;/ le plus sur la hanche » de cette époque (64 ', le ricn-fairc (18),
rulilance (51), torve i73u vaporeusemcnt (501.
Cacophraste, cacologue, cacophile, cacomane! s'écrie Champ-
fleury, que ce «style corset » agace. « Après PétrusBorel, ajou-
te-t-il, on ne trouverait pas un écrivain plus chercheur et plus
excentrique". » Les modernistes, dont Barbey est un précur-
seur, n'avaient pas le droit de blâmer.
La vérité est que chacun, tout en s'écriant « ne touchez pas
à la reine », a contracté l'habitude de prendre avec elle les
libertés qui lui conviennent, et qu'il faut chercher assez long-
1. Œuv. et ïlom., III, 220.
2. .. Cette femme chez ([ui les lignes et les couleurs avaient une légèreté, un
fondu, un flottant de lueurs qu'on ne saurait rendre que par un mot intradui-
sible, le mot anglais ethereal. » (Notez que e7//e/'e existe depuis longtemps.)
3. liéalisme, 303. Zola, venu i)lus tard, est presque aussi sévère. Voir Mes
haines : « On devrait y trouver des explications sur les |)hrases elles-mêmes.
Que signifie, je vous [irie : ... « Elle souffla ce dernier mot, comme si elle eût
craint de casser le chalumeau de l'ironie en soufflant trop fort... » Et encore :
fiappée aux racines de son être par la pile de Volta du front de son
père. » \ll encore : ... « .Mais un jour la bonde, enfoncée jiar la prudence par-
dessus tous leurs étonnements, partit avec celle d'un tonneau mis en perce
dans un des cabarets du bourg... » Est-ce là parler fran(,'ais? »
LA LANGUE LITTERAIRE . 791
temps, même parmi les classiques purs, pour trouver des exem-
ples je ne dis plus des superstitions d'autrefois, mais d'un res-
pect raisonné jiour la langue, observé par des écrivains de
quelque originalité. Renan est presque unique. Les uns préten-
dent la refaire, les autres la modifier seulement, mais l'imjiulsion
est donnée; on y veut ajouter qui de la force, qui de la vérité,
qui de la couleur, qui de l'harmonie.
La notion que la langue est faite a presque disparu ; tout le
monde — et les idées g'énérales que les sciences naturelles, que la
philologie aussi répand, n'y viennent point contredire — , tout le
monde, dis-je, a le sentiment qu'elle s'élabore toujours, inflni-
ment, et prétend collaborer à ce travail.
Les contemporains.
La réaction contre le naturalisme. — La réaction sur-
venue en litlérature ne [)rocédait aucunement d'une aspiration
vers l'ordre et la simplicité linguistique, tout au contraire.
Outre les reproches que les « décadents » faisaient à Zola
d'enchaîner l'art à la science, de sacrifier l'idéal spiritualiste
à un positivisme matériel, le plus grand peut-être des crimes
de celui que le sàr Péladan a appelé « le synchronisme du
suffrage universel et le protagoniste antiesthétique de la
canaille », c'était d'écrire « la langue omnibus des faits divers ».
Loin donc de retourner au pur français, les nouveaux venus
allaient seulement commencer à s'en créer délibérément un
ou plusieurs à leur usage.
Pour beaucoup de gens, le symbolisme ' c'est la première phrase
de la chronique, qui parut en tète du Symboliste, le 1 octobre
1886 : « Sous le poids des ciels aplanes, aux véhémentes
clartés de lampadaires, monstrueuses et bigles, les maisons bor-
dent la rue. Au trot clopé de hongres et de cavales pies, les
roues de véhicules se tarrabalent ; çà, les piboles sonnent les
sauts enluminés des bouffons; là, les bouches équivoques de
glabres marmoneux clament la vertu des babioles ^.. » Je ne fais
1. Sur les noms et les dates, consulter Ach. Delaroche, les Annales du symbo-
lisme (Janv. 18iU).
2. On connaît la suite : « En longue talare, cols tors, menions pelus de deux
792 LA LANGUE FRANÇAISE
pas difficulté de confesser que l'écolier limousin n'était qu'un
« povre plaisantin et jergonneur » auprès de ceux qui ont
« instauré » ce charabia. J'accorde encore quil n'en manque
jtoint de semblable dans les écrits, même sérieux de l'école',
que Mallarmé dépasse souvent Adoré Floupette, et que Délie
comprenait peut-être mieux les dizains de Scève que je ne fais
les sonnets du divin maître-.
11 n'est guère plus facile, même avec des guides, de se
retrouver au milieu des doctrines qu'au milieu des poèmes, les
théories étant souvent contradictoires''. Ainsi Baju affirme que
les symbolistes reconnaissent comme précurseur Baudelaire,
Barbey d'Aurevilly, Verlaine, Mallarmé et Rimbaud*. M. Gam.
Mauclair soutient au contraire que Mallarmé était incapable
d'endoctriner qui que ce fut et qu'on lui doit bien peu. Sur les
coudées, ou squirreux, ou pouacres, des genllemen. A sourires aboiiifs, à toi-
sons conquises, des femmes folles de leurs corps; ancylogloUes aux divans et
mysourides parles plessis d'ombre, des femmes folles de leur corps; des femmes
folles de leur corps, en faille bardocuculées. Et, cauquemarres séculiers épris
d'orbes ampliicartes, brelandicrs aux phalanges experles, scribes de mal talents
perturbés, trafiqucurs de décrélales politiques, agioteurs au trebuchet, clercs
affineurs, natatoires sires, lifrelofres du canton de Vaud tondeurs d'ùnes, guéris-
seurs de fièvres quartes sur l'heure, écorcheurs d'anguilles par la queue, —
sous la clarté véhémente des lampadaires, parmi les bigles et monstrueuses
architectures, — aux morsures superflues de malitormes Tenites s'abreuvent... »
— Mais, interrogea Vandervotteimittis, de quel pays de fables voulez-vous
parler?
— Du l)oulovard des Italiens, tout simplement, répondit Fortunalo. Monsieur
Vandervotteimittis, reprit Fortunato, lobjeclif n'est que pur semblant, qu'ap-
parence vaine qu'il dépend de moi de varier, de transmuer à mon gré... »
1. Que pensez-vous de ce compte rendu de soirée littéraire? <■ Poe cul, lecture,
devant Whistler. Soir. L'immense, celle du bow-window, draperie, au dos de l'ora-
teur debout contre un siège, et à une table qui porte l'argent d'une paire de
puissants candélabres, seuls, sous leur; feux. Le mystère', inquiétude que : peut-
être on le déversa; et l'élite rendant, en l'ombre, un bruit d'attention respiré
comme autour des visages ». Mercure de France, mars 1896, p. 289.
2. Afin de montrer tout à plein l'obtus de mon cerveau, je transcris celui-ci :
Ses purs ongles très liaut dédiant leur onyx,
L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas do cinéraire amphore.
Sur les crédenccs, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d"inanité sonore
(Car le maître est ailé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le .Néant s'honore).
Mais proche la croisée au nord vacante, un or •
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe.
Kilo, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
3. Le guide le mieux informé, en ce qui me concerne, me parait être E. Vigié-
Lecoq, La poésie contemporaine, Merc. de Fr., I89t(, p. 2tl7 et suiv.
4. L'École décad., Yanier, 1887.
LA LANGUE LITTÉRAIRE 793
moyens et le but de la réforme, il n'est pas plus aisé de les
trouver complètement d'accord. Ainsi Verlaine cherche incon-
testablement à rapprocher la phrase écrite de la phrase parlée,
Mallarmé affirme tout au contraire qu'il y a entre la langue
parlée et la langue écrite une irréductibilité absolue'. L'un
appliquera à tout l'écriture symbolique; l'autre, comme M. Paul
Adam, la réservera aux « seules spéculations métaphysiques,
aux évocations suprêmes que ne peuvent traduire les proses
habituelles - ».
Enfin, il est dans les Revues jeunes, comme ailleurs, des
outranciers et des modérés, des combatifs et des timides. Les
initiés rangent parmi les premiers MM. Verhaeren, Kahn, Moréas,
R. de laTailhède; parmi les autres : MM. Rodenbach, Yiellé-
Grifîin, Retté, Samain. A ceux-ci semblent se rallier les sty-
listes de la dernière heure. Il me semble cependant que l'on
peut dégager certaines volontés communes.
Langage et musique. — Le langage, comme on sait,
exprime en définissant, il exprime aussi en évoquant, faute de
pouvoir définir. Quel est l'adjectif qui définit, sauf en science,
parce que les choses de science sont choses simples? Acide est
défini par sulfurique. Mais quand je dis un paiivre en haillons,
un pommier fleuri, etc., je pourrai changer à mon gré les déter-
minants, je ne ferai jamais qu'évoquer un tableau que mon
esprit compose à sa façon. Prenez les choses les plus simples,
une porte basse, un habit sale, ces choses ne sont pas exprimées
par les mots, la porte basse ne serait déterminée que si je lui don-
nais une forme géométrique, des mesures, si je l'exprimais scien-
tifiquement. Autrement l'adjectif ne fait qu'éveiller une vision.
Il est donc certain à priori que si tout elTort pour déterminer
plus augmente d'un côté la valeur du langage, tout effort
pour évoquer mieux l'augmente aussi : cet efTort est donc
légitime.
Or comment peut-on évoquer mieux? Laissons de coté les
1. Un désir indéniable à l'époque, est de séparer, comme en vue d'atlribii-
tions diiïérenLes, le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel
{Préf. au traité du verbe de R. Ghil, Paris, 1886, p. 5). Cf. Cam. Mauclair, Nouv. Rev.,
l" décembre 1898, 4il : « Le langage parlé, à ses yeux, n'avait aucun rapport avec
le langage écrit, et il n'eût jamais voulu noter une causerie. »
'2. Cité par M. Peyrol, Nouv. Rev., 18 sep. 1880.
794 LA LANGUE FRANÇAISE
figuros, qui ont pour cflet de suljstituer à une vision une autre
vision plus forte, plus sûrement frappante. La vision que
l'expression directe éveille en moi sera évidemment telle que
mes souvenirs antérieurs l'auront rendue possible. Mais son
intensité, sa netteté, ses caractères ne dépendent pas seulement
de moi qui la reçois, mais de la manière dont on la provoque
chez moi au moyen du mot, seul instrument dont on dispose.
Or le mot n'est pas seulement idée, mais son aussi. Donc en
principe, rien n'y est négligeable, pas plus le son (|ue le sens.
Jusque-là la doctrine est incontestable.
Seulement comment augmenter la valeur du son? Le lan-
gage n'est pas à créer, il est créé. Peut-on le changer, et altérer
les sons? comme on altère les sens? Les uns sont-ils plus
intangibles que les autres? Et si c'est un droit, comment se
diriger? Est-ce avec la chose qu'il faut mettre le mot en rap-
port, directement? L'argot le fait, et la langue plaisante. C'est
pour cela que avoir le trac dit plus que avoir peur. Mais qui ne
voit que si on invente, on retourne par là à l'onomatopée?
C'est cela que fait Huysmans quand il dit : la cloche bootnba
(Huysmans, Là-bas, 99). Si on n'invente pas, on reprend le
vieux procédé de l'harmonie imitative. C'est cela que fait Ver-
laine quand il écrit :
Extraordinaire et saponaire tonnerre
D'une excommunication que je vénère '.
Je crois qu'on peut maintenir en face de tous ceux qui ont
essayé de ces tours de force, quels que soient le résultat obtenu
et l'originalité des moyens, que la fonction de la langue n'est pas
celle-là. En cherchant à rivaliser avec la musique pour traduire
les bruits extérieurs, elle ne fait qu'accuser son impuissance.
1. C'est encore cela que fait René Gliil, pour nous donner la sensation du
tocsin (La preuve égo/sle, o7) :
Feux!
Et des Tours et Tours, et lourd ! et grand 1 longteinjis
Tonitruc ululant — et lourd! et grand! le temj)S
D'épouvante qui presse : car la Ville est en
Feux !
Ou ailleurs (Le vœu de vivre, p. i.'l) :
Doux les astres au Nord et la mer diaplianc —
I^e Trois-niàts aux grands-mâts vers des presqu'îles va.
Morts les Astres au Nord et grosse la nier i)lane —
Le Trois-mâts aux grands mats dans le port n'arriva.
LA LANGUE LITTERAIRE 795
C'est avec la sensation que les choses font en nous, avec un
état général de tristesse, de douceur, de gaieté qu'elles font
naître qu'on peut espérer établir le rapport cherché. On se per-
drait à vouloir le préciser trop en détail.
Ainsi il ne paraît pas scientifiquement possible qu'on cherche
à établir des rapports fixes et constants comme on l'a fait entre
des éléments phoniques isolés et les choses, ou même les « états
d'àme ». On est fondé pour cela sur le phénomène de l'audition
colorée, qui consiste, comme on sait, dans la faculté que possè-
dent certains individus de penser, en entendant certains sons, à
certaines couleurs, de les voir même. Phénomène incontestable,
dont les musiciens eux-mêmes ont tenu compte, mais inconstant
et subjectif. Ceux mêmes qui en sont doués l'éprouvent avec une
intensité qui varie d'un sujet à l'autre, et ne semblent être
d'accord que sur quelques impressions très larges, par exemple
sur le caractère sombre de ïou. Une règle fondée sur des asso-
ciations aussi mouvantes ne donnerait rien, même si on était
libre de construire un langage neuf là-dessus. Il ne serait guère
qu'individuel. Le poète qui décrit :
A noir, E blanc, i rouge u, vert, u bleu, voyelles ',
eût peut-être changé un an après sa notation, ayant changé de
vision. On ferait par suite fausse route en cherchant là des élé-
ments esthétiques sûrs.
Il n'en est pas de même pour les ensembles. Certes, tous les
vrais poètes, Racine et La Fontaine, Hugo surtout, ont senti qu'il
existait entre certaines sonorités et certaines idées une har-
] Il n'est peut-être pas hors de propos de rapporter tout le sonnet de ce
poète disparu.
A noir, E blanc, I rouge, U Vfrt, G bleu, voyelles.
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,
Golfe d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers tiers, rois l)lancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes;
U, cycles, vibrements divins des mers virides.
Paix des pfitis semés d'animaux, paix des rides
Que l'Alchimie imprime aux grands fronts studieux;
O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges
— O, l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
796 LA LANGUE FRANÇAISE
monie, (jui, si on la conserve et la développe, centuple non
seulement la valeur musicale, mais l'intensité expressive du
style. Ce n'est pas pour une raison autre que Racine a écrit :
Tout m'afflige et me nuil et conspire à me nuire...
OU ailleurs :
0 toi, qui vois la honte où je suis descendue...
Et pourquoi Hug"0 se permet-il de changer plusieurs fois le
sens de hiiéesl
Qui pourrait dire au fond des cieux pleins de huées
Ce que fait le tonnerre au milieu des nuées.
Et ce que fait Roland entouré d'ennemis •?
Flaubert Fa dit net, malgré sa passion du déterminé : le mot
harmonieux est toujours le mot juste -. Autrement dit, il faut
quelquefois préférer la justesse du rapport de son même à la
justesse du rapport de sens. L'impression dépasse en valeur
l'expression. Et c'est ainsi que, malgré sa répugnance du barba-
risme, il écrira : « Comme si la nature n'existait pas auparavant,
ou qu'elle n'eût commencé à être belle que de\^u\i>Y assouvissance
de leurs désirs {Bov., 284) : Assouvissement consonant k abaisse-
ment, abrutissement, etc., existait bien, mais ne lui convenait pas ;
ussouvissance, consonant à jouissance, puissance, qui n'existait
pas, allait mieux; l'auteur a sacrifié l'usage.
Il n'est pas difficile de citer dans le genre péjoratif des exem-
ples qui rendent les effets obtenus très sensibles. Pourquoi y
a-t-il des noms de vaudeville : Poitrimol, Patouillet, Guerlu-
clion, etc., qui sont drôles sans qu'aucune syllabe les rattache
à un mot comique? Et en noms communs la liste n'est pas
moins riche : glacouillotes, patrouillotard, etc., la polémique en
forme tous les jours.
Mais y a-t-il là des rapports assez fixes, assez stables, assez
universellement perceptibles, pour qu'on soit en droit de les
1. Si on doute, qu'on se r('|iorlc à un 1res curieux passage des Travailleurs de la
mer, 2" : ■< Ce remanjualjlc radical de la langue primitive hou se retrouve par-
tout (houle, huée, hure, hourcjne, iioure (échafaud, vieux mot), houx., houperon
(requin), hurlement, hulotte, chouette d'où chouan, etc.). Il transperce dans les
deux mots qui expriment l'indéfini, unda et unde; il est dans les deux mots
•qui expriment le doute, ou et où. >•
2. Voir M. du Camp, Souv. lilt., 1, 22',).
LA LANGUE LITTERAIRE 797
chercher, ou perdent-ils, comme on le prétend, toute grâce quand
ils cessent d'être le produit de rencontres instinctives?
Ce sont des questions sur lesquelles il serait scientifiquement
impossible de répondre avec certitude'. Les poètes modernes
étaient, quoi qu'on en ait dit, en droit d'essayer de les résoudre
par la pratique. C'était un des seuls côtés par lesquels on n'avait
pas encore tenté de développer systématiquement la langue, et
il était bon que l'essai fût fait par des artistes très subtils.
L'impressionisme musical en littérature. — On connaît
ce vers de Verlaine
De la musique encore et toujours!
et les théories de René (Ihil dans son Trailé du verbe, p. 2G :
« Toi qui t'inquiétas, veuille retenir : des sons te sont vus -. Or
si le son peut être traduit en couleur, la couleur peut se traduire
en son, et aussitôt en timbre d'instrument. Toute la Trouvaille
est là gisante. »
Ce sont Verlaine, Rimbaud et Mallarmé qui ont commencé.
Mallarmé subordonnait aux rapports harmoniques non seule-
ment les rapports logiques, mais jusqu'à la réalité. On a dit
avec raison que pour lui « l'attirance des consonances suppléait
ror(h'e coexistant des formes réelles '' ».
1. Bourdon. L'expression des émoiions et des tendances dans le langage, Paris,
1892, p. 87 et suiv. Dans son désir de réfuter Becq <le Fouquières, M.Comljarieu
est allé jusqu'à nier les elFets les plus sensibles. Ce n'est pas la première fois
qu'un musicien, peut-être à cause du développement du sens musical en lui,
méconnaît le côté musical plus délicat de la poésie. (Rap. de la poésie et de la
mus. Deuxième partie, chap. i".) Clair Tisseur, poète, s'était arrêté à une limite
bien plus exacte (Mod. observ., 268 et suiv.).
2. Citons quelques images qui montrent comment ils voient les sons: <• Oui,
dit paiement la jeune fille (J. H. Itosny, Êch. de /'., 4 janv. 1897, Le Tueur). Et des
cloches tintaient, si pâles (Rod, Bruges, lli6). Les cantiques blancs (126).
Quelquefois môme le son se traduit en formes : jubé d'où tombe une musique
qui se moire et déferle (10., loi ; cf. 208). Je ne serais pas étonné que la transition
se soit faite ici, ô horreur, parles ligurations scientifiques des vilirations sonores.
3. Son espérance, il fa dite, dans la Divagation première ù propos du vers : « Ce
n'est pas des sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les l)ois, indé-
niablement, mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit, avec pléni-
tude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans
tout, la musique. ■> Voir M. Leblond, Essai sur le naturisme, i2 : « Sa passion
envers la plastique, dès l'adolescence, au Parnasse contemporain, le tourmenta. Si
Euclide est l'homme des lignes, celui-ci demeure bien l'homme des sonorités intel-
lectuelles. Sa ferveur fut telle pour la parole qu'il en arriva à ne i)lus considérer
les objets pour eux-mêmes, mais pour le mot même qui les représente... La
caresse des voix, l'intonation des diphtongues, la musique des consonnes l'enchan-
tèrent, il les doua d'une signification étrangère, d'un charme personnel. La beauté
des paroles, voilà à ses yeux la beauté extérieure, et sans doute il préféra le
flatus vocis à la réalité, le dictionnaire à la nature. L'attirance des consonances
798 LA LANGUE FRANÇAISE
Aussi n'est-il pas difficile de citer des exemples plus heureux
d'effets harmoniques que ses phrases sibyllines. Bien entendu,
c'est surtout dans le rythme général des vers ou de la prose qu'il
faudrait les chercher. Il y a eu beaucoup d'erreurs, beaucoup
de trouvailles aussi. L'allitération, les assonances voulues sont
loin de déparer des vers comme ceux-ci :
Et c'était une extase où le cœur plein se brise
Comme uu fruit mûr qui s'ouvre au soir d'un jour pesant.
(Samain, .1. de /'/., Les Sirènes.)
Les sirènes venaient lentes, tordant leurs queues
Souples, et sous la lune au long des vagues bleues.
Roulaient et di''roulaient leurs volutes d'argent, illi.)
Mais ces choses sont du domaine de la prosodie. Ce qui inté-
resse la langue, à proprement parler, ce sont des tentatives
beaucoup plus hardies qui aboutissent à briser le lien ordinaire
entre une idée et un signe reçu, pour modifier celui-ci :
C'est déjà quelque chose que d'altérer la désinence des mots. On l'a fait
souvent. De là l'appel fréquent au sul'O.ve uncc :
Le 'pcchc mortel nui fait de la mort la vraie mort, smis déliKrance ni
recouvrance d'êtres chers (Rod., Bnujes, 162); otulnlauee (P. x\d., Le thc' cli.
iV., 31); des étiranccs lamentantes {II)., 21).
De là aussi la substitution du suffixe verbal ir à Cr. Ainsi : orfevrir pour
orfcvrer. Cf. ijazouillir (Ponch., T. franc., 24 janv. 1897). Daudet avait fait
déjà de ces changements. Il avait dit par exemple : Dans une jolie pose
d'attente soarieuse ^
Mais de plus les sens changent aussi :
Lr.s coups de sonnette lirefs, dont la titillation nteart dans les corridors
(Bruges, 171); sontioit les argentines heures (P. Ad., Le théch. M., .33).
Puis on crée des mots : attirance (Samain, Jard. de 11., 9), un frùlis
d'âmes (Id., //7;., 50), une cloche an(jéluse en pai.r (Lal'org., Po., i3u), des
eloehes crilcscentes (Id., ih., 128, 13o)i, les évaltonnures d'une coiffe brodée
flottèrent dans l'ombre d'un euuloir (Eeh. de 7*., 9 fév. 1897).
sujujira l'ordre coexistant des formes réelles. Le rythme estiiéliqiie s'opposait à
riiurylhmie de l'Univers. Ultime excès du Parnassisme! Le culte pieux de l'épi-
tliétc rare devait donc aboutir à cette hérésie : la discorde du Poète et de la
iN'alure. »
1. Cf. Plowert, Gloss., p. II. ■< A/ice marque iiarliculiéremenl une altéiuiation du
sens primitif, qui devient alors moins déterminé, plus vague, et se nuance d'un
recul. Ex. : lueur, luisance. Lueur, c'est l'effet direct d'une flamme. Awwfl/ice sera
un reflet de flamme dans un panneau verni, dans la nacre humide de l'œil, dans
le froncis d'une somi)re et soyeuse élolTe, etc. (Notez qu'il est dans Chateau-
briand.) La désinence ure indique une sensation très nette, brève; elle diminue
en renforrant; elle circonscrit, Lvisure sera un effet de lueur sur la vitre d'un
lampadaire, sur la plaque d'un métal poli... la syllabe ure produisant une sensa-
tion d'arête vive, le brusque coup d'archet sur les notes aiguës du violon. »
«
LA LANGUE LITTERAIRE 799
Enfin on assemble des mots — non sans talent, du reste, — pour substi-
tuer l'impression que donne leur harmonie à la notion que donnerait la
réunion régulière d'autres.
Ame en faiblesse, cœur en détresse.
Si florales sous les pelouses du soleil et leurs jeux
S'éperlant aux degrés d'escaliers, et les aveux
Résonnant rienrs au vol blond des tresses.
(G. Kahn, Pnl. nomades, 157.)
Comparez ceci :
Chaud, oh!
Chaud est le Fer, l'on doit! le marteler
chaud : haut, lourd! plat — martelons métal et métaux
comme les heures : d'un vol! d'un heurt, doit! aller
le vent dans les peuples ventant grand des Marteaux...
Comme les heures qui ouvrent la Fête, allons •
comme les heures. Tous!
Les marteaux, virant en martelant (martelons!)
pour la part devant œuvres pareille, ouvreront
Issante irradiant en éparre dardant
(martelons! haut, lourd! les quatre arêtes qu'iront
les vœux) — la métallique Tour du phare ardant...
(R. Ghil, La pr. égoïste, 49-oU.)
Vous ne comprenez pas, sans doute. Mais on n'a pas voulu que vous
comprissiez. 11 ne s'agit pas d'exprimer. L'impression est-elle pareille dans
les deux cas? Evidemment non. Est-elle assez précise pour que vous ayez
par les premiers vers la sensation du vol frais des jeunes filles, dans l'autre
celle du dur labeur des ferronniers"? Le poète n'en veut pas plus.
Toute la question est de savoir si le langage qui va dans le
précis jusqu'à l'adéquation parfaite avec l'idée, ainsi que cela
arrive en science, peut aller dans l'imprécis jusqu'à cette brume
sans sortir de sa fonction propre.
Algèbre d'une part, musique de l'autre, est-il assez ductile
pour pouvoir relier les deux sans se corrompre, et peut-il
fournir toutes les formes nécessaires à chaque degré de
l'expression?
Le symbolisme. — C'est là, il me semble, ce qu'il y a de-
plus nouveau pour la langue dans les doctrines modernes. Tou-
tefois il est d'autres efTorts encore à noter. Le plus direct pour
causer l'impression, but principal, comme nous l'avons vu, a
paru être de prendre dans les choses de l'âme le mot évocateur,
symbole d'un état, et de l'appliquer directement à la nature. Il
importe de bien comprendre le procédé.
Le matériel d'images a été renouvelé dans notre siècle, mais,
somme toute, c'est presque toujours la chose matérielle qui
800 LA LANGUE FRANÇAISE
devient signe ou d'une autre chose matérielle ou de la chose
immatérielle :
Etre le ver affreux d'une larve de fer....
J'étais perdu, jV'lais le ver sous le pavé.
Naturellement les modernes n'ont pas renoncé à ce procédé,
ils ne le pouvaient pas. On y est même allé/ comme à toutes
les époques, jusqu'à l'allégorie!
Mais l'intérêt n'est pas \h. Il est dans l'emploi du procédé
inverse. « Muettes analogies, s'écrie Rodenbach, pénétration réci-
proque de l'ùme el îles choses! Nous entrons en elles, tandis
qu'elles pénètrent en nous. Les villes surtout ont ainsi une per-
sonnalité, un esprit... un caractère presque extériorisé qui cor-
respond à la joie, à l'amour nouveau, au renoncement, au veu-
vage. Toute cité est un état d'àme » {Brunes, 143).
Et voici comment cette conception se traduit dans le style :
des 'places symétriques, attristées cl" une plaitite cVarbres {\^2);
inégaijées, sans sourires de sculptures, nous (les toui's) montons
vers Dieu (139); im réverbère vivote (148); les cloches, cVahord
amicales, mais bientôt inapitoi/ées (164).
Ainsi c'est l'homme moral, ou physique, mais ce dernier sur-
tout en tant qu'il exprime le premier, (jui, projeté au dehors,
sert de matière verbale pour la peinture de la ville « appariée à
lui ». Et ce n'est pas seulement une ville, c'f st la nature entière
qui apparaît comme un état d'àme, et dont par conséquent les
aspects, les formes, les couleurs, vont se rendre dans une langue
toute subjective : Tant il fait doux par ce soir monotone, Où se
dorlote un pai/sarje lent. (Verl., Sag., 109).
Nouvelle syntaxe. — On comprend, d'après ce qui vient
d'être dit, pourquoi l'école symboliste a fait peu de cas de la
syntaxe. La syntaxe n'est qu'un instrument logique. Les rap-
ports ([u'elle établit ont pour effet d'enchaîner les sens des élé-
ments grammaticaux de manière à les coordonner en proposi-
tions rigoureuses. Or cela c'est la langue de ceux qui cherchent
à définir. L'évocation n'a que faire de ces liens. Ses enchaîne-
ments seront tout autres et fondés sur d'autres lois, quand on
les trouvera '.
1. Vuir Charles Morice : La Liltérature de tout à Vliewc : " 11 fallait pour
traduire les synthèses idéales de la poésie, une langue moins analytique et for-
LA LANGUE LITTÉRAIRE 80t
Naturellement cette doctrine était inapplicable de façon con-
tinue. On Ta cependant, même dans certaines œuvres qu'il y a
tout lieu de croire sérieuses, poussée très loin. C'était l'aboutis-
sement systématique et nécessaire de l'impressionnisme des
Goncourt. C'était aussi, il faut bien le dire, l'influence de
Mallarmé, auquel on se rattachait, et sur la foi duquel on se
crut obligé d'écrire un pathos illisible.
Verlaine avait commencé à donner un bel exemple d'audace.
Sa structure de phrase est tout à fait nouvelle. Il ne s'agit plus
chez luid'asyndètes, mais d'une déformation systématique de la
phrase qui recherche l'allure négligée de la phrase parlée, s'arrê-
tant, puis se reprenant par des soubresauts, ou parfois s'appuyant
pour se relever, sur un mot déjà dit, répété en litanie K Dans
chaque phrase les verbes supprimés, des phrases exclamatives
ou non, qui se succèdent, suspendues en l'air, des cris, des oh!
des ah !, des d suivis d'épithètes superlatives (ô si languissantes !)
jetés au milieu de propositions dont les mots échappés de leur
place réglée s'entre-choquent pour chercher l'endroit d'oij ils
paraîtront. Ajoutons à cela le désir d'étonner. De là les phrases
comme celle-ci : Sereine et calme, si ne Veut le vent vorace flétrie
constamment, son âme.
Il est absurde et vraiment trop simple de croire que c'est là
toute « l'écriture symboliste ». Mais il y a encore, même chez
les meilleurs, des phrases, et en nombre énorme, dans le genre
de la suivante : « Honoré levait les yeux avec l'amour des
luminosités nébulaires de certaines fenêtres, d'oîi semblait
sourdre un chuchotement de béatitude, des voluptés de refuges,
effaré du sombre de telle façade, un noir de sépulcre, de som-
meils profonds, presque mortuaire. » (Rosny, Marc Fane, 28).
cément moins claire que celle de la prose. Il est non moins évident que plus la
phrase obéira à la conception musicale, moins elle sera accessible logiquement.
Et ce, sans qu'on puisse raisonnablement reprocher d'imiter Lycophron ou de
refaire Scèvo. »
1. Voir la jRew. moderniste, 30 septembre ISSo, Sur les ■■ Complaintes "de Jules
Laforgue. « S'exprimer dans la langue la plus parlée. Voilà en partie l'objet de la
recherche de ces étranges derniers poètes tels que Tristan Corbière, P. Verlaine,
et enfin M. Jules Laforgue. La langue parlée avec ses ellipses, ses raccourcis et
même ses mollesses de tour et ses insuffisances, l'a peu près du verbe populaire
et très primitif, leur paraissent plus éloquents pour l'expression des senti-
ments que la phrase composée avec un soin de formule. Paul Verlaine, surtout
a recherché l'ingénuité, la naïveté presque enfantine de l'expression; il a fait
en ce domaine d'admirables trouvailles. »
Histoire de la langue. VIII' ^'l
802 LA LANGUE FRANÇAISE
Si oa entre dans le détail, quel mélange singulier ! Dos nouveautés très
justifiées sont compromises par d'extraordinaires fantaisies. Ainsi les
passages de verbes d'un état à l'autre peuvent être heureux : sa pastèque
trouée étoila derrière lui (Lombard, Bijz.). Pourquoi frénnssots-itous celte
âpre volupté (Samain, J. de PL, 123)? Tu souriais, pùlotte, un sourire aminci
(II)., 50). Les participes passés devenus actifs intransitifs ont de la grâce :
tendresaes e.vpirécs (Rosny, Valgr., \[l);jietites âmes de printemps et ruisse-
lées sous la feuille ensoleillée (Merc. de Fr., fév. 1896, p. 280). Mais pourquoi
faire de mieux un adverbe de comparatif ordinaire en place de plus, alors
qu'il est si utile de pouvoir distinguer les deux et d'opposer mieux aimé à
plus aimélCe sont les Goncourt qui ont enseigné à dire : immortelle et fixée
en une épreuve mieux vivante que le sein de la femme de Dioméde [E. et J. de
Gonc, Vart au XVIIP s., I, o. Cf. Les eaux mieux voisines, Rod., Bruges,
Av., II). Chaque pour chacun se justifie par l'usage populaire (Sartiain,
J. de ri., 15). Est-ce une raison pour l'admettre? Je ne crois pas non
plus qu'il y ait aucun intérêt à rendre aux intransilifs la forme pronomi-
nale, comme en moyen français. Passe pour le cas où le se peut jouer
comme autrefois le rôle de la flexion moyenne en grec : vers le soleil qui
i>\igonise [Ib., 96), mais le procédé, à être généralisé, perd toute valeur.
Croit-on sérieusement que l'infinitif puisse se construire indifféremment
derrière tous les verbes comme derrière aller ou courir : Quelques fusées
reniflent s'étouffer là-haut'! Un monde de facteurs En prurit s'éparpille assiéger
les hauteurs (J. Laforgue, Pu., 98j 144).
Je n'arrive pas non plus à comprendre, quoique le participe soit lourd,
comment on a pu persister après Mallarmé dans l'idée de le remplacer par
l'infinitif : Vile aride où souffle un vent de cendre De Vaube au crépuscule
inexorable, epandre Un destin de désastre et de stérilité. Un tour analogue,
avec suppression de après, a été essayé du xV au wi" siècle; il n'a pas
pu se maintenir. C'est du petit nègre.
La suppression de pas n'est qu'un archaïsme repris aux Goncourt, et qui
va contre l'évolution naturelle de la langue. Comment l'accorder avec celle
de ne1 et on trouve les deux chez les mêmes poètes!
Quel charme y a-t-il à donner partout à que le sens de combien^ Le mot
n'est-il pas assez fréquent déjà? Mais que dénué du frisson d'humanité sou-
levé dans le frisson du verbe! (Merc. de Fi'., janv. 1896, p. 46) ; Un Henri IV,
que pompier (Tj-balt, Ville d'h., Ech. de P., 9 décembre 1896).
Est-ce raison de bouleverser l'usage des prépositions? Mettons qu'on
puisse étendre l'usage de à et dire : mouillée à des larmes, fatiguée aux
siècles, ce n'est qu'une analogie un peu hardie. Si d la souffrance peut être
compris, qu'on dise je vous adore à la souffrance, comme je vous adore d
la folie (Samain, J. de II., 9). Passe! Mais, quoi qu'on fasse, je ne vois point
d'avantage à écrire : la m,anie à tout généraliser (Rosny, Valgr., 156). De
ne peut pas remplacer avec comme on le voudrait : (La tour) devient pins
grave et sonore des heures {Merc. de F., janv. 1896, 141); en, restitué pour
dans, vivra-t-il : Et la cloche du soir appelle en le vallon {Merc.de F., fév. 1896,
280)? En tout cas ce n'est pas là un archaïsme, comme on croit, la vieille
langue contractait et disait el, ou. En le est im barbarisme. Je crois qu'ici
encore on va à contre-fil, sans y réussir du reste, depuis d'Arlincourt.
Jusque demain est du peuple, mais jusque les mollets m'est inentendu
LA LANGUE LITTÉRAIRE 803
(Lomb., Bijz., 3. Paul Adam affecte celte suppression de à). Lors retrouvera
peut-être son ancienne splendeur. Mais qu'est-ce que lom quoi : la mort,
lors quoi Vusdije veut qu'on nous cache sous terre (Laf., Po., 10)? Ainsi de suite.
Beaucoup plus intéressantes sont les tentatives pour varier suivant les
besoins de la pensée la disposition de la phrase. Placer répithète avant, la
qualité étant aperçue la première, est au moins logique : de droits voiles et
de déployées dalmatiques (Lomb., Bijz., 4); il serait heureux qu'on pût dire :
A la veille de moi-même combattre pour le drame {Merc. de F., janv. 1896, 61),
ce serait remettre le sujet à la place qu'il a dans les autres modes ; dans
cette proposition fardant de rose un peu leurs corolles blémies, l'adverbe
mesure mieux l'acte une fois qu'il est exprimé par fardant de rose, que si
l'idée de mesure était intercalée : fardant d'un peu de rose, il y a comme
une restriction, qui va avec farder et qui est jolie (Mei-c. de F., mars 1896,
298). Tout n'est pas fantaisie dans l'intercalation des interjections ou des
déterminations: avec toujours ses mêmes aspirations (Loti, Ram., R. d. P.,
l"^"" janv. 1897), avec, à son col, une femme (Ponchon, Courr. fr., 2 janv. 1897),
les rencontres de sa vie avec, hélasl la vie [Merc. de F., fév. 1896, 147).
Et c'est un effort louable, somme toute, que celui de rendre un peu de
souplesse et de ductilité à la phrase dont on a trop voulu faire une équation.
Mais il est à craindre qu'il ne reste peu de chose de cet effort, sauf ce
qui sera imposé par l'usage populaire. La puissance des écrivains, si grande
sur les mots, s'arrête à la syntaxe, on l'a trop oublié. Et surtout, si l'on
eût voulu fonder quelque chose de durable, il eût fallu se résoudre à
raisonner, à peser l'utile et le possible, et non amonceler à plaisir les
élrangelés.
Le vocabulaire. — Le vocabulaire des décadents est plus
mêlé encore que leur syntaxe. C'est un fleuve qui s'écoule tous
les jours, et le glossaire de Plowert ', qui, du reste, n'en donnait
pas une idée très exacte au temps où il a paru, serait bien arriéré
aujourd'hui. Il éclôt sans cesse une légion de vocables; toujours
insuffisante pour des hommes en quête de la « puissance sensi-
tive », passionnés de joailleries précieuses et neuves. C'est une
orgie, « la riche folie des vocables outranciers ». On semble se
faire un plaisir — pour contrarier les vieilles règles du goût
— de mêler les mots les plus hétéroclites. Quelle joie d'abord
de fouiller les vocabulaires techniques, et d'y découvrir le terme
rare dont on va « nieller » sa phrase comme le bon artiste qui
miroite de reflets d'argent « la lucidité prasine » d'une étolîe :
Le fleuve aux eaux lamées (Samain, J. de l'L, 30); parmi la flore des
lampas {Ib., 56); la lunule constellante d'un cierge (Lombard, Bijz., 8); une
\. Paris, Vanier, cet. 1888. En voir la critique dans la Revue indépendante,
novembre 1888.
804 LA LANGUE FRANÇAISE
tête luncc d'or (/'>., 7) ; le point du (jrmid hunier fas^eijait doucement {Gr.Journ.,
3 mai 1896, p. 1); l'iro^lrée aux coustiins, oi( son mal la taraude (Sam., J. de
ri., 135); il avait... rejointoijé des indices (Rodenbach, Brug., 175).
Quelqu'un a prononcé à ce propos le mot d'érudition rabelai-
sienne; j'ai peur qu'il ne soit souvent juste et qu'on n'ait de
temps en temps pontificalement versé dans la trame du style
français les énormités gog'uenardes du vieux maître. Instauré a
l'air d'une plaisanterie dans une phrase comme celle-ci : on
s'étendit sur le si/stème de chaujjage histauré dans la basilique
(P. Adam For. d. m., 45) et j'en dirai autant de pijrophore pour
porte-allumettes : // fit le rjeste de saisir le pyrophore [Ib., p. 20).
Avec ce système nous irions en pijroscaphe. Mieux vaut encore
steamer. Mais en même temps, on se reprend parfois, tout
comme des Parnassiens, à retourner à la langue noble ', voire
à la périphrase. Ou bien, pour dérouter les censeurs, on parle
l'argot. Verlaine en marbre ses éjaculations les plus mystiques,
il cultive le « français de Christ » et l'autre parallèlement. Aie,
chezlui, a toujours lair de revenir d'une nuit dans un bal masqué :
Et, décanillcs, ces amants
Munis de tous les sacrements,
T'y penses moins qu'à la pantoufle (Parai., 2").
Personne n'a plus chéri ce contraste que Jules Laforgue, ni
fait plus joyeusement parler à une philosophie la langue des
tavernes :
Vinconcienl... c'est la c/rande Nounou (Laforgue Pc, ll'O;
Sirote chaque Jour ta tasse de w'ant (Id., U)., 1 i i).
Et les vents x'enguetdent
Tout le lonr/ des nuits (kl., ib., 33).
Dans la recherche perpétuelle d'images, « hors de notre réper-
toire français » ou simplement parce qu'on s'est déshabitué de
considérer le lien (|ui unit les signes et les choses signifiées
comme fixe, on bouscule les sens ordinaires des mots :
Le cou dardé (Vcrhoiren, Po., 18); !<■ défroqué de la douleur (Rodenbach,
Br., 143); déserts (= vides, mes bras, Vcrh., Po., 36); vu lit cmphatujue
comme un trône de mélodrame (Verlaine, Par.); les parfums exaspérés
(Samain, J. de l'Inf., 9); fourmillante caresse (VerL, Par., 15); juponner de
1. M. Pellissier, dans ses Nouveaux Essais de littérature contemporaine, p. 39, dis-
cute dans Uosny le mélange du style noble et du style scienlifuiue. Je dirai, une
fois pour toutiîs, que M. Pélissier est le seul critique qui, d'un bout à l'autre
de ses études sur le mouvement contemporain, ail donné sur les changements
de la langue, des indications précises.
LA LANGUE LITTERAIRE 805
petites tables (Rod., Br., 192); chevelure intégrale (Ib., M); ennuis kilomé-
triques (Lal'orgue, Po., 197); s'essorer (s'élever dans un essor); des surplis
polaires (Laforgue, Po., 8); rcn)nd visqueux (Sam., J. do l'fiif., 139).
L'abstraction telle qu'on la trouve dans les Concourt et
Daudet, continue à fleurir :
Venise est douce à toutes les impériosités abattues (Barrés, Un h. libre, 227) ;
une odeur d'encens, par toute la nef..., évoquait une rétrospection d'obsèques
psaimodi^U's et de noces joyeuses (Régnier, Cont. à s. m.) ; des créatures... sur
qui ils ont posé le poids de leurs paroles et la signification de leurs yeux
(P. Hervieu, L'armât., 14). Dans « Ryzance » de M. Lombard, les résultats
sont des plus étranges : des voies larges acfievi'es à l'extrémité d'étroites!>es de
places (p. 2); soir, dont rinsondè ciel absorbait des érections de palais et
d'églises (Ib., 3); des boutiques basses aux atonies de lueurs, offraient des
indécisions de marchandises {Ib., 5)!
La dérivation impropre — ils l'appellent par son nom — leur
paraît d'une enfantine timidité.
Ce n'est pas assez de reprendre l'infinilif substantivé, tout sert à faire des
substantifs, d'abord les adjectifs au neutre : l'immédiat de la vie (Rosny,
Valgr., 56); le positif de la souffrance (Ib., 164); ensuite ces mêmes
adjectifs au masculin : un vaste humain, à tournure militaire (Rosn., le
Tueur, Éch. de P., 4 janv. 1897); La croix du Pâle a fait son geste sou-
verain (Samain, J. de t'Inf., 125); des participes : le transcendental en allé
(Laforgue, Po., 166) ; les voluptantes (Ib., 17) ; des mots invariables : les ailleurs
(Huysmans, Là-bas, 8); L'assouvissement de Vaprès justifiait l'inappétence de
l'avant (Ib., 269). Enfin on reprend très curieusement le procédé de déri-
vation à l'aide du thème: envol (Merc. de F., janv. 1896, 31); flamboi
(Ib., 185); scintil (Ib., mars, 32S).
La formation des adjectifs est beaucoup moins intéressante. A signaler
surtout la fusion presque complète des adjectifs et des adjectifs verbaux :
beauté profonde et dardante (Merc. de Fr., mars 1896, 440); églises vapo-
rantes (Lomb., Byz., 3).
Les dérivations propres comptent aussi comme si faciles que
Plowert ne juge pas à propos de les insérer dans son Glossaire.
Citons-en quelques-unes :
A. Verbes. 1° en er : auber (Laforgue, Po., 88) ; s'avérer (Merc. de F., fév. 96,
146); bigarrant (La.L, Po., 15); bonimenter (Rev. hebd., 14 oct. 93, 310);
braséant (Rodenbach, B/\, 112); buissonner (Y erhœren, Po., 26); cnscateler
(Lombard, Byz., 8); colimaçonner (Ib., 9); condimenter (Laf., Po., 58); dia-
dème (Lomb., Byz., 9);élixirer (Laf., Po., iO) ; émeraudé (i. Lorrain, Journ.,
29 nov. 99); épigraphier (Merc. de F., mars 96, 425); féUner (Laf., Po., 18);
feuillager (Verh., Po., 32); gabarer (Merc. de F., fév. 96, 191); herbcr (Ib.,
av., 20) ; hérissonner (Verh., Po., 152) ; indulgencié (Merc. de F,, janv. 96), 124) ;
irradier (Ib., fév. 96, 147); lecturer (Ib., mars 96, 289); ligner (Verh., Po.,
32); œuvrer (Merc. de F., janv. 96, 137); rauquer (Merc. de F., av. 96, 19);
806 LA LANGUE FRANÇAISE
toisoniH'r (Lomb., Byz., 3j; torsloniicc {Ib., 10); ubiquitcr (Laf., i'o., 90);
vin/ulcr {Ib., 2).
2° en iser : ascétiser (Laf., Po., 211); s'angéliscv {Sâmiùn, J. de VL, 20);
haudelairiscr {Mcrc. de F., mars 96, p. 342); caraméliser (Sam., J. de ri.,
65); hallaliser (LaF., Po., 34); s'ironiser {Merc. de F., av. 9G, 6); ]}astellisè
(Sam., J. f/e /'/., 50); tantjibiliser {Merc. de F., l'év. 96, i77j.
3° On voit, et ceci est intéressant, reileurir la désinence ir : l'orbe
splendit {Merc. de F., lév. 1896, 18a); orfèvrir (Lomb., Bijz., 9); rosir
(Régnier, C. à s. m., 23).
B. Subslantils : accumulât [Merc. de F., mars 96, 348); adonisaHoii [Ib.,
390); allumement (Lomb., Bijz., 10); apercevance {Merc. de F., fév. 96, 186);
ambiance {Ib., 280); beaudelairisme {Ib., mars 96, 342); bramement (Lomb.,
Byz., 2); compréhensivitë {Merc. de F., fév. 96, 219); débinage {Ib., 268);
dé)iemparemeiit d'nme (Rodenbach, Br., 163) ; donjuanisme (Rosn., Vérime, Ech.
de P., janv. 97); frayrance [Merc. de Fr., av. 96, 12); génialité [Ib., 282);
impressionisme (/6., janv. 96, 130); incuriosité {Ib., 41); lissage (Verh., Po.,
36); logicité {Merc. de F., janv. 96, 63); luminosité {Ib., 125); maboulismc
{Ib., fév., 274); maintenir (Ib., 150); massivité {Ib., 172); mémoiriste {Ib.,
av. 96, 24); modernisme {Ib., fév,, 162); mondanité {Ib., 167); moderniste {Ib.,
169); mordacité (Verh., Po., -M); musicalité {Merc. de F., janv. 96, 135);
nairance {Ib., mars, 389) ; nervosismc (Ib., fév., 173); ouatement (Verh., Po.,
10); plein-airiste {Ib., janv. 96, 144); préconisation {Merc. de F., janv.
96, 127); profdement (Lomb., Byz., 4); rosis {Ib., 3); rubanncment {Ib., 9);
sentimcniiste {Merc. de F., fév. 96, 261); scintillance {Ib., 186); sculpturatitd
{Ib., 316); tintinnahulement {Ib., 22); traditionniste [Ib., 317); verbalisme
(76., 171); vcrslibriste (partout); voyance (Ib., 346).
Noter la faveur dont jouit, en raison de sa consonance, le suffixe is :
reverdis (Rosny, Véréne, Ech. de P., 18 j., 97); déjà dans Daudet : chuchotis
{Pet. par., il 2) ; friselis {La Fédor, 91).
C. Adjectifs : adoratoire [Merc. de K, janv. 96, 122); alvéolique {Ib., mars,
411); coijuillard {Ib., fév. 287); cuivreux (Sam., J. de ri., 140); d'annunzien
{Merc. de F., mars 96, 442); évocatif {Ib., avril, 10); firmamcntal {Ib., fév.,
168); (jœthien {Ib., fév., 172); hiémal (Sam., J. de CL, 139); hosannaldes
(Laf., Po., 100); intcrjectionnel {Merc. de F., mars 96, 303); mondial
(Lomb., Byz., 2) ; musique {Merc. de F., janv. 96, 53) ; obéliscal (Laf., Po., 162) ;
outrancier [Merc. de F., fév. 96, 170); prodromique {Merc. de F., mars 90,
423); rhétorique {Merc.f fév. 96, 192); sangsuetlcs (Laf., Po., 20); solcilleux
{Merc. de F., fév. 96, 267); vespéral (Sam., J. de PL, 28); voluplial (Laf.,
Po., 128) '.
D. Adverbes : Ils foisonnent, et leur laideur, il faut bien le dire, a été trans-
figurée par l'usage harmonique qu'on en a fait. Verlaine a été là le grand
maître : tempêlueusement (Verl., Vamjel. du mat.). Comparez aigrement
(Lomb., Byz., 365); blafardeinent {Merc. de F., fév. 96, 167); cliarman'
temcnt {Ib., 319); grélemcnt (Lomb., Byz., 6); impavidement {Ib., 2).
En revanche Du Bellay serait heureux de voir le rôle souvent tenu par
1. Noter que malgré l;x profusion des adjectifs, on trouve chez quelques-uns le
tour cher à Hugo : Dans le soir de magiii/iccnce (Sam., J. de ri., 11); un flot de
légende (Ib., 30). '
LA LANGUE LITTERAIRE 807
des adjectifs : une sueirr de p«,s.s/on filtrait fine sur ses tempes (Rosn.,
Valgr., 28); Voinhre y tombait léyère (Ib., 130); sa respiration se régularisa
débile {Ib., 208).
Pour emprunter on s'adresse partout, mais surtout au vieux-
français. Le Du Bellay de ce mouvement est M. Jean Moréas.
Au banquet des symbolistes du 2 février 1891, M. Maurice
Du Plessis lut sa dédicace à Apollodore, dédiée « au restaura-
teur du verbe roman, à Jean Moréas ». On trouvera la doctrine
dans la Préface du Pèlerin passionné K Elle ne diffère que par
le style des phrases rééditées depuis Fénelon en l'honneur de
l'ancienne langue. Seulement le moyen âge ayant été décou-
vert, ce « moyen âge énorme et délicat » vers lequel Verlaine
voudrait nous faire rembarquer, il s'agit d'amalgamer ces
deux anciens français, de tenter « la communion du Moyen
Age français et de la Renaissance française, fondus, et trans-
figurés en le principe (lequel ne semble pas où le naturalisme,
déjà caduc, le voulut abaisser) de l'âme moderne^ ». L'échec
des romantiques, dont ils se souviennent pourtant, ne les a nul-
lement découragés, ni l'objection qu'il est singulier pour qui
se pose en révolutionnaire, de prêcher le retour au passé. Voici
quelques exemples; il n'y a, comme on pense, qu'à se baisser
pour en prendre :
Adorner [P. Louys, Aphrod., 58); agnelle (Régnier, Contes à s. m., 20);
alentir (Rosny, Valgr., 169) ; ardre (Verheeren, Po., 33) ; attraire {Merc. de F.,
lév. 96, 279); balbutie {Marc, de F., mars 96, 293); clarine {Ib., fév. 280);
dévalrment (Lombard, Bi/z., 10); cpandre {Rosn., Valgr., 46); gel {Ib., 16);
issir (P. Adam, La force, 102); obombrer (Lomb., Bi/z., 2) ; pourchas {La.L,
Po., 101); jjû (de paitre, Merc. de F., janv. 96, 171); rai (Rosn., Valgr.,
106, 163); rcmembrunce (très fréquent, VAnc. Rev. hebd., 14 oct. 1893);
sente (Rosn., Valgr., 130); soldas (Verl., Par., 29); sourdre {Rosn., Valgr.,
17, 29, 106); souvenance (Rosn., Valgr., 18); vergogneux (Tybalt, Ville
d'hiv., Ech. de P., 9 déc. 96).
1. Comparer le manifeste dans le Figaro du 18 sept. 1886 (Suppl.), et l'inter-
view rapportée dans Byvanck : Un Hollandais à Paris, en 189 f, p. 73 : ■• Bans ce
domaine-là, je me sens supérieur à tous, parce que je connais les richesses
cachées de notre langue... Je vous accorde qu'à la longue c'est un peu monotone
(la langue du moyen âge) et que la syntaxe est plus que naïve. Aussi ce ne sont
là que nos matériaux et c'est seulement à un certain point de vue que je
regarde cette langue comme notre modèle : à nous de rendre à cette matière
la vie moderne et complexe.... »
2. Cf. Morice, Littérature de tout à Vheure, 879. An. France, La Plume, 1" janv.
1891.
808 LA LANGUE FilANÇAISE
Ou bien on revient au latin; Moréas incidemment déclare
que le classicisme gréco-latin, c'est-à-dire français, est la seule
source pure '. D'abord on reprend les sens latins :
La candeur pourpre des glaciers (Tyb., Villr d'h., Ech. de P., 9 déc. 96);
quel ouvrier morose fopéra (VerL, Par., ij; vue ancienne étoffe exténuée
(Sam., J. de VL, 54); ses fréquentes églises (Rodenl)ach, Br., 147); Stival
ravertit durement sur les conséquences de sa joie trop fréquente (P. Adam,
F. du mal, 36); déandmiant... vaque, lamentable dans la houe (Rod., Br., J3C).
On emprunte au latin :
Abscons (partout); adjurer (Mrrc. de F., av, 96, p. 10); albe (Laf., Po., 3);
aime {Yerl., Par., 22); bénédicteur (Régn., C. à s. m., 26); bénévolence (Tyb.,
Poison Ech. de P., 27 janv. 97,) ; captrice {Merc. de F., fév. 96, 181) ; cogitateur
{Ib., av. 96, p. 27); conqréqer (se) (Tyb., Pois, Ech. de P., 27 janv. 97);
e.ortiquée {Mrrc. de F., av. 96, 13); cruors (Laf., Po., 207); déclive (Lomb.,
Byz., 11); désuet [Merc. de F., fév. 96, 261); élucider (Rod., Br., 27); erra-
bunde (Laf., Po.); entendre (Merc. de F., av. 96, 4); fliier (VerL. 7*'//-., il i ;
(jracile (H. Fouquier, Ec/i. d. P., 14 janv. 97); inane {Merc. de F., av. 96, 26);
latence (Laf., Po., 143); mamme (VerL, Par., 30); manuterge (Laf., Po.,
208); orant (Lomb., Byz., 7); otirux {Merc. de F., mars 96, 294); pérennel
{Ib., mars 96, 329), permaner [Ib., 303); ])lane (Rod., Br., 13); popiner
(Tyb., V. dli., Ech., 9 déc. 96); postulation {Merc. de F., mars 96, 344);
quiète (J. Reibrach, La faute, Ech. P., 21 janv. 97); splendir {Merc. de F.,
fév. 96, p. 185); strideur {Ib., mars 96, 332); silve {Ib., avr. 96, p. 13);
supplicatrices (Régn., C. à s. m., 16); torpide (Sam., J. de ri., 1 lO); trépide
{Merc. de F., av. 96, 9); turpidc {Ib., mars, 413); ultime (Laf., Po., 7); vader
{Merc. de F., fév. 96, 278); véloce [Ib., mars, 301); vénuste (VerL, Par., 21).
Enfin on fait des mots français sur des thèmes latins :
Asinesque {Merc. de F., fév. 96, p. 160); décliver (Lomb., Byz., 3);
pavonner (Régnier, Man., 41); s'angéiiser (Rodenb., Mus.de bég., 1); tumul-
titer (Laf., Po., 170). Il y a une pièce de Verlaine qui s'appelle : Beversibilité
{Par., 47).
Le grec fournit beaucoup moins, quoiqu'on puisse citer
quelques exemples \ La composition savante ou populaire
paraît aussi être en bien moins grande faveur que la dérivation.
Cependant on trouve d'assez nombreux composés par particules.
Affraichi (Lomb., Byz., lOj; destntendre {Merc. de F., fév. 96, 179);
desharmonie (Arm. Point., Florence, Ib., janv., 15); enfoim^eauler [Péladdin,
Le V. supr., 103); engrappé {Ldiï., Po., 18); s'engrandeuiller {Ib., 129); inaug-
1. La Plume, 23 mars 1892.
2. Les anglicismes sont assez fréquents : remember, h moins qn"!! no faille lire
remembrer (Sam., ./. de VI., X\); essayiste {Merc. de Fr., février IxOii, p. 163);
import (Laf., Pc, 123); spteenuosilés {Ib., 12S).
LA LANGUE LITTÉRAIRE 809
mcntable (Mcrc. de F., fév. 96, 228) ; inimitc (Lomb., Byz., 6) ; intaclile {Ib., 4) ;
invarié (Merc. de F., janv. 96, 56); mésestime {Ib., fév. 96, p. 154); Rosny
alTectionne mi et demi : demi-soir, midointain, semi-fluide, etc. {Dan. Yahjr.,
41, 35, 67).
Il y en a d'autre façon :
Auberge -cénacle [Merc. de F., janv. 96, 23); histoire -corbillard (Laf.,
Po., 13 1); ivraie-art {Ib., I'j-7); Và-bout de ressources (Barrés, Enn. d. lois,
2c éd., 126).
Mais c'est surtout la formation savante ou pseudosavanle qui fournit :
anomali flore [LdiL, Po., 219); durcifwr (Rodenb.,xBr., 160); antithcâtre {Merc.
de F., janv. 96, 57); autopsycholoyue {Ih., fév., 163); se crucifiger (Laf., Po.y
15); hymniclamc {Ib., 101); omniversel ombelliforme {Ib., 144); lunologiie
{Ib., 171). Personne, je crois, n'est allé aussi loin dans l'invention que ce
poète, depuis Du Bartas; c'est lui qui a dit : C'était un très au vent d'oc-
tobre paysage [Po , 37); dans les soirs Feu d'artificeront envers vous mes
sens encensoirs (Ib., 64) '. II allie français et latin : vortex-nombril; tout-
ihil {Ib., 217). II dira aussi : s in-Pan- filtrer {Ib., 130); éternullitê {Ib., 8). Il
ne faut pas croire à de joyeux à-peu-près tintamaresques; c'est sa manière
de faire entrer des idées panthéistiques et bouddhiques jusque dans la
forme des mots.
On dit que les nouveaux dieux s'en vont déjà,
Si que dans les esprits malades
Leur bonne réputation
Subit que de dégringolades,
pour emprunter le « verbe » de Verlaine. J'i,2'nore ce qu'il
adviendra du naturisme baptisé par M. Van de Putte et de ses
prophètes, mais dans la question qui m'occupe spécialement, il
me semble qu'on a pris une résolution assez sage en déclarant
que « c'était fini des expertes combinaisons lexicographiques ».
Je ne serais pas loin de croire à l'horoscope de M- Maurice Le
Blond, qui annonce que l'art de demain se distinguera surtout par
l'absence presque totale de ces techniques prétentieuses et sub-
tiles et que « la pensée ne s'éperdra plus aux labyrinthes ombreux
de la phraséologie contemporaine ». Seulement j'ai un peu peur
des jeunes qui proclament que les prochaines réformes abou-
tiront à un efîort simpliste, et qui prônent la doctrine en disant
« qu'un retour aux ondes lustrales de la tradition s'impose » ^
1. C. Mauclair avoue combien ce vocabulaire est singulier. Voir son Essai sw
J. Laforgue, p. 29.
•2. Essai sur le naturisme. 1896, p. 22. Cf. p. 34, où il attaque les grâces
surannées de MM. Marcel Schwob, de Gourmonl etQuillard.
810 LA LANGUE FRANÇAISE
M. Maurice Le Blond dans son Essai, écrit : dans ses poèines
se transverbent le sol, Câpre atmosphère (126, 77), lucide envisa-
cjement du futur (45), bouleverser dans sa morphologie la sur-
face terrestre (82), etc., et M. Saint-Georges de Boutiélier me
paraît fortement inlluencé par ceux qu'il combat : Leur chatrue
écorche les sanguins sillons (Lliiv. en médit., 40; Mercure, 96);
tacites ou sonores, ils tressaillent (36) ; de livides brumes diffusent
V opaque masse des maisons (35), etc.
Peut-être a-t-il abjuré, mais je l'ignore. Au reste à qui se
convertirait-il? Il n'y a aucune école, aucun écrivain, qui, tout
en proclamant que le néologisme est hideux, n'ait été, depuis
trente ans, entraîné par la contagion et ait refusé de prendre
part à la grande kermesse des mots.
DEUXIEME PARTIE
LA LANGUE ET LA VIE
Les relations extérieures.
Les guerres. — Les grandes guerres de ce siècle ne parais-
sent pas avoir laissé un souvenir bien durable dans la langue.
Les kainerlkks, depuis la mort des médaillés de Sainte-Hélène, sont bien
oubliés. Cependant sahretache nous est peut-être venu d'eux ainsi que
gii&rUla, souvenir de la campagne d'Espagne; de l'invasion de 1870 si
récente, le langage n'a conservé presque aucun terme : les trente sous, les
mohiots sont presque aussi inconnus désormais que les landvclir et les
landsturin. 11 n'y a guère que les uhlans, dont le nom a été rajeuni depuis
lors, qui vivent dans notre langage courant.
Mais l'occupation prolongée de l'Algérie a eu pour résultat d'introduire
un certain nombre de mots arabes ou Ijcrbéres : razzia, fourbi, smala, zouave,
turco, fjouapc, mazagran (devenu uiaza). Et, résultat plus intéressant, la
finale sabire des mots comme turco s'en est détachée pour s'appliquer à
des hommes d'autres corps : trimjlo. Puis bizarrement croisée avec la
finale o des types grecs apocopes : chromo, tjjpo, topo, et avec la finale
française ot, elle est un suffixe extrêmement répandu et populaire, d'où
invalo, pipa, anarcho, prolo, auto, seryot.
1. Depuis Uannesletcr, on a déjà fait plusieurs listes. Voir en particulier
Zeilschrift fur jieufranzOsisc/ie Sprache, XIV, 207, Lexicalisches de 0. Hennicke.
LA LANGUE ET LA VIE 811
Les relations pacifiques. — Les relations pacifiques,
extraordiiiairement étendues par le développement des commu-
nications, ont été autrement efficaces que les conflits pour mettre
les langues en rapport les unes avec les autres.
L'italien a continué à nous fournir des termes d'art : aquarelle, bravo,
brio, crescendo, désinvolture, dilettante, fioriture, imprésario, libretto, maes-
tria, etc., et quelques autres : carbonaro, farniente, franco, villéQiaturc,
in petto, a yioriio.
L'allemand, à côté de termes de mangeaille : frichti, kirsch, quctsch, moss,
bock, importés les uns d'Alsace, les autres d'oulre-Rhin, nous a donné
nombre d'expressions scientifiques, marquant ainsi l'intlucnce que la phi-
losoi)hie de Kant, ou plus récemment la philologie allemande ont eue sur
notre esprit. De là objectif, sulrjectif, transcendantal , impératif catéijoriijuc,
culture, contributions au sens de Beitrdge, sijntactique au lieu de syntaxique,
yod, antiquisant (anlikisirend), sur-homiiic ', etc.
L'anglomanie. — Mais c'est l'Angleterre qui, depuis le
xvin'^ siècle, exerce sur notre langue l'action la plus constante
et la plus considérable. Son industrie, son commerce, ses idées
politiques et économiques, sa vie de société, sa littérature nous
ont fourni quantité d'expressions utiles, auxquelles la mode
d'anglicisme qui sévit à Paris en ajoute une foule.
On a cent fois en France protesté contre cette anglomanie,
comme en Angleterre contre la gallomanie correspondante ^
Rimées par Viennet en bons vers classiques % dialoguées par les
journalistes auxquels elles fournissent un thème périodique de
plaisanteries ou d'anathèmes \ ces lamentations superflues n'ont
1. La langue populaire en a quelques autres, tous méprisants : chownaque,
chou/lie/,-. Les artistes ont emprunté aux étudiants allemands le mot «le phi-
listin. En argot de bourse, on dit krach; ainsi de suite.
2. Voir sur le français en Angleterre un article de Behrens dans ]& Zeitschrifl
fiir fr. Spr. u. Lilt., XXI, i, 181)9. 11 y a un article assez amusant dans le Figaro,
Supp. du 7 mars 1885.
3 On n'entend que des mots à déchirer le fer,
Le raiiway, le tnnnel, le ballant, le tendei\
Express, triicks et iraf/ons, une bouche française
Semble broyer du verre ou mâcher de la braise.. .
Faut-il pour cimenter un merveilleux accord
Changer l'arène en turf et le plaisir en sporf^
Demander à des clubs l'aimable causerie?
Flétrir du nom de ç/rooms nos valets d'écurie,
Traiter nos cavaliers de fienllemen-rklers'!
Et de Racine enfin parodiant les vers,
Montrer, au lieu de Phèdre, une lionne anglaise
Qui, dans un handicap ou dans un stceple-cliase,
Suit de l'œil un waf/on de sportsmen escorté
Et fuyant sur le turf par un truck emporté 1
4. Voir par exemple, le Figaro du dimanche 14 juin 188o, art. de Pli. de
Grandlieu La Revue le Réalisme protestait aussi. Voir son n" 6, p. 86.
812 LA LANGUE FRANÇAISE
rien chaniié à un usage déjà presque séculaire, considéré dans
un certain monde comme de bon ton; s'il y a des sermons qui
ont fait changer la forme des robes et rendu les chapeaux plus
discrets, c'est qu« le genre « carmélite » a paru seyant cette
année-là. L'amour-propre national ne fera point d'autres mira-
cles que l'amour de Dieu, tant qu'angliciser sera considéré
comme une élégance.
Des listes plus ou moins complètes de mots anglais francisi'S ont été
dressées par M. Darmesleter et par d'autres '. Elles s'allongent tous les jours.
Voici des mois tout à fait acclimatés : babi/, banknote, bar, bifteck, blak-
bouler, box, brenk, budget, buglc, celluloïd, châle, chèque, cloum, coke, cold-
creiUH, confort, confortable, convict, cottage, dandy, détective, dock, drain
(d'où drainer), express, fashionable, festival, flirt, gentleman, gin, grog,
groom, gutta-percha , hall, interview, jockey, laxvn-tennis , leader, lunch,
macadam, macferlanc, match, mess, meeting, milord, miss, pale aie, partner,
pick-pocket, policcutan, pnff, punch, pudding, rail, reporter, revolver, rifle,
raout, sandwich, scalpe, shampooing , sheliing, snob, speech, spleen, sport,
sportsman, square, stand, steamer, stock, tattersall, tcnder, ticket, tilbury,
toast, tramway, truck, tub, tunnel, turf, verdict, u-agon, U'arrant, water-closet,
water-proof.
Tous ceux de cette liste ne sont pas, il est vrai, également naturalisés,
car meeting, tramway, rail, reporter, hésitent encore entre deux prononcia-
tions -. Mais punch, festival, square, turf ont déjà la leur. Il y a même des
mots qui ont depuis leur introduction fait souche en français : d'où
snobisme, drainer, stoppeur, chéquard, lunchcr, splénétique, qui sont des reje-
tons nés sur notre sol.
Sont en train de se généraliser, particulièrement dans les grandes villes,
les termes de sport : cob , cricket, derby, dcad-heat, football, handicap,
hunier, mail-coach, outsider, performance, pointer, raid, record, setter-gordon,
skating, steeple-chase, starter, yacht; — les termes de société : coctail,
five o'clock, garden-party, high-life, home, sélect ; — d'économie politique :
draxvback, lock eut, trade-union; — d'industrie : bondholders, placer,
sleeping-car, smoking, snow-boot, ivindow; — d'autres de toute espèce :
Commodore, édilori'd, struggle for lifc, tantaliscr, truisme.
1. De la création act. des mots fr., 253 et siiiv. Cf. une l)rocliurc i)lus ancienne
de Aurèle Kervigan, Vanqlais à Paris, histoire humoristique de son introduc-
tion dans notre langue et dans nos mœurs. Denlu, 18tJo. (lelte dernière liste, plus
complète, comprend i)rés de six cents mots. Mais beaucoup n'ont pas passé.
2. M. Remy de Gourmont propose un système d'adaptation de ceux qui sont
reçus, très conforme à l'analogie de la langue. Mais, en fait, la plupart du
temps, les gens qui usent des mots anglais désirent au contraire les laisser en
saillie; quand sinolcing-room sera francisé, ils chercheront ailleurs. Ce n'est pas
parce qu'il était utile qu'on l'a pris, puisque nous avions fumoir.
LA LANGUE ET LA VIE 813
La science.
Formation du vocabulaire scientifique. — Depuis cent
ans un mouvement scientifique, dont ceux-là seuls peuvent
médire sans ridicule qui ont intérêt à en diminuer les résultats,
a renouvelé les connaissances humaines. Tl a eu pour consé-
quence linguistique la création d'une langue spéciale à chaque
science. Qu'une terminologie entièrement neuve fût nécessaire
partout, cela n'est pas démontré.
On pouvait faire des catalogues de bêtes ou de plantes avec
la nomenclature vulgaire, prodigieusement riche : anlhémis ne
définit pas mieux, et ne classe pas plus que camomille; phlyctè)te
n'est pas scientifiquement supérieur à ampoule, ni d/plopique à
Ingle, ni mi/odopsie à berlue^. Jussieu et Jaume de Saint-Hilaire
ne pensaient pas autrement là-dessus que les philologues.
Là où il était nécessaire ou utile de créer, soit que le mot
manquât, soit qu'il y eût lieu de le changer dans l'intérêt des
1. C'est tout à fait l'avis du D' Brissaud, un des rares hommes de science qui
connaissent la terminologie médicale populaire. Voir Hist. des e.rpr. "populaires
relatives à Vanatomie, à la p/iysiolof/ie et à la médecine, Paris, Masson, 1892, j). 1" :
<' Si les médecins sont excusables d'avoir emprunté beaucoup au latin et au
grec alors que le monde savant écrivait et parlait assez couramment ces deux
langues, ils sont coupables de conserver des formes grecques ou latines, et sur-
tout d'inventer des formes bâtardes, métissées de grec et de latin, dans des cas
où le fonds de notre langue suffirait amplement. Assurément, si l'on veut dési-
gner par un seul substantif la •■ hernie ombilicale épiploïque qui se transforme
en tissu fibreux », il est difficile de ne pas recourir au grec pour l'appeler
<' épiplo-sarcomphale ». Mais pourquoi inventer les mots de « pncumonoco-
niose » ou de « pneumochalicose », quand la phtisie professionnelle à laquelle
ils s'appliquent n'a pas d'autre nom que celui de ■< cailloute » parmi les piqueurs
de meules de la Touraine et de l'Anjou?
« Si les locutions font défaut pour exprimer des idées nécessaires et surtout
des faits nouveaux, rien de mieux que d'en créer. Encore est-il bien inutile de
chercher à réaliser une définition parfaite au moyen d'une combinaison de
racines, lorsque tant de bons vieux mots peuvent être utilisés dans une accep-
tion circonscrite et en quelque sorte convenue d'avance. Dans l'histoire des
mots, la restriction progressive de la valeur étymologique est un fait spontané,
mais on peut lâcher de l'imiter Nous verrons de même que le mot ■• pso-
riasis », qui primitivement caractérisait la gale pustuleuse, puis plus tard toutes
les gales, s'applique aujourd'hui à une seule espèce de maladie cutanée très
éloignée de la gale, essentiellement desquamative et non pustuleuse. Comme
on le voit, rien n'est plus élastique qu'un mot; il se dilate ou se condense à
volonté. Sachons tirer profit de cette propriété. Bannissons à l'avenir, s'il est
possible, ces interminables dénominations (où il ne manque en vérité que l'or-
donnance du médecin traitant) comme « phlegmatia alba dolens » et « péri-
méningo-encéphalite chronique diffuse! »
" Dans le cas où la nomenclature actuelle paraîtrait insuffisante, plutôt que de
recourir à des termes nouveaux, serait-il donc si difficile de pratiquer ce provi-
gnage des vieux mots français » que préconisait Ronsard? Tout en évitant les
archaïsmes prétentieux, notre langage technique si terne et si ingrat y gagne-
814 LA LANGUE FRANÇAISE
classifications, soit qu'on le voulût représentatif de l'objet, on
eût pu adopter d'autres procédés. On jtouvait définir des mots
vulgaires comme cela a été tenté au xvi' siècle, comme on l'a
fait quelquefois : masse, cercle, fonction, résistance ont été pré-
cisés et valent n'importe quel mot technique nouveau.
On pouvait aussi dans beaucoup de cas inventer des vocables
par dérivation ou composition purement française : aisselier eût
valu axiUaire et bai(/na;/e balnéation. Avant-lait nous eût évité
colostrum; dix-pieds, fait sur dix cors, remplaçait avantageuse-
ment décapode, et bouche en fleur, qui eût ressemblé à bouche
en cœur, eût eu plus de grâce que anthostome.
On justifie tant ])ien que mal cette écorcherie gréco-latine,
en disant que le vocabulaii-e scientifique idéal doit être interna-
tional, et qu'il a d'autant plus de chance de le devenir qu'il
tiendra moins aux idiomes nationaux actuellement parlés en
Europe. Il y aurait là matière à discuter. Il est incontestable
qu'il V a eu abus. D'aucunes fois on a voulu cabaliser l'art
parce que la cure d'une ecchymose est chose plus lucrative
que celle d'un œil au beurre noir et que du protoxyde d'hydro-
gène fait par suggestion plus d'effet que de l'eau claire. D'une
manière plus générale il y a en du pédantisme, de la paresse
aussi. Pour créer en français il eût parfois fallu quelque effort,
on est allé au plus facile : le réservoir gréco-latin était là,
accessible et débordant. On y a puisé à pleins seaux, et depuis
longtemps l'habitude est prise. Les dictionnaires de science
seront des « succédanés » du dictionnaire grec.
On trouvera dans le livre de Darmesteter : De la création
actuelle des mots nouveaux, l'analyse des procédés par lesquels se
crée cette terminologie que je n'ai pas à étudier ici en détail. On
y verra, comme cela est naturel, puisqu'elle n'est ni l'œuvre ins-
rail quelque charme sans préjudice de sa clarté. El (railleurs les formes popu-
laires s'imposent parfois si impérieusement qu'il est impossible de les main-
tenir à distance. Les médecins n'ont-ils pas été les premiers à dire d'un malade
atteint de paralysie du muscle buccinateur <■ qu'il fume la pipe »; et d'un
hémiplégique qui décrit, en marchant, un cercle avec sa jambe raidie, « qu'il
fauche >•? etc. Espérons qu'il ne viendra à l'idée de personne de répudier ces
formules, non moins justes que pittoresques.
Ce livre donna lieu à une polémique pii^uante entre le D' Daremberg, qui
reprenait à son compte les critiques du D' Urissaud, et un vétérinaire qui sou-
tint la nécessité d'un langage scientifique non seulement précis, mais interna-
tional. (Voir feuilleton du Journal des Débals, 30 août, 6 et 2" septembre 1893.) .
LA LANGUE ET LA VIE 813
tinctive de la foule, ni le produit raisonné de linguistes de pro-
fession, toutes sortes de malformations. Wey avait déjà révélé
ce détail piquant que les Grecs en adoptant le système métrique
avaient été obligés d'en modifier les termes soi-disant grecs.
Que dire alors des mots hybrides gréco-latins comme autoclave^
'pepto-fer, pénologiie, aéronef, hijdrocai'bure, des gréco-français
comme sus-lujoïdien, hydrobascule, des latino-français comme
pénéplaine^ •
A côté de ces arlequins, d'autres sont faits par mutilation à
l'aide de fragments d'autres mots, tels Moral, mi-parti de chlore
et de alcool; chloroforme, où il faut retrouver les éléments de
chlore et de formique et une foule d'autres, car les chimistes
ont fondé une nomenclature sur ces procédés d'équarrissage.
Le vocabulaire scientifique et la langue. — Les gram-
mairiens, à quelque école qu'ils appartinssent, n'ont pas cessé
de signaler le danger que fait courir à la langue l'introduction
incessante de ces monstres. Boniface est d'accord là-dessus avec
Littré', Nodier^ avec Jullien'\ et Wey avec Egger et Darmes-
teter^. C'est depuis le début du siècle une longue imprécation.
Seulement quelle autorité peuvent avoir pour blâmer deS
grammairiens qui se servent eux-mêmes de ellipser, médiane,
consonantisme, ajjocope, diacritique, nasalité, iotacisme, péri-
phrasliqiie, prosthèse, syntaxique ^, qui ne sont ni plus beaux
1. Ann. de grain., I, 22.
2. Nodier surtout a été violent. Voir ses Principes de Ungiiislù/ue, 207. •< Une
fois qu'un nomenclaturier a mis le nez dans le Jardin des Racines grecques,
n'attendez plus de lui un mot français en français. Le monstre ne sait pas
le grec, mais il exigera que vous sachiez le grec pour l'entendre. Du français
de votre mère, il n'en est plus question. Le latin même est trop vulgaire
pour son inintelligibilité systématique. Vous aimiez à voir une couronne de
reines-marguerites s'arrondir dans les blonds cheveux de votre petite fUle! Oh!
cela était charmant! Mais halte là! Cette reine-marguerite, c'est un leucanthème.
Et qu'est-ce qu'un leucanthème, s'il vous plaît"? Voyez le Jardin des Racines
grecques, c'est une fleur blanche. Misérable qui n'a vu qu'une fleur blanche
dans la reine-marguerite! Faites et conservez des langues avec de pareil^
ouvriers! « Suit toute une dissertation contre la science hétéroglolte (particu-
lièrement contre les noms du système métrique, 212-21o). Et vingt fois il
est revenu sur ce sujet : voir liev. de Paris, Idil, n° 12; BuU. du biblinph.,
1840-18il, et Lettre aux éditeurs du Dictionnaire de Gattel.
3. Voir Jullien, Thèses de t/rammaire, XIX, XX.
4. Egger a fait à ce propos, en 1873, une communication à l'Académie des
sciences et Darmesleter a étudié les inconvénients de celte terminologie dans
son livre déjà cité : De la création actuelle des mots, p. 267-273.
3. On trouverait mieux encore. Je lis dans une Phonologie mécanique de la
langue française de Blonde!; Paris, 1895 : épivoyeltale, syllexes, monopréconson-
naux, etc. Voici une phrase de la phonologie « esthétique » : « Le dessin incor-
816 LA LANGUE FRANÇAISE
ni plus français que antinomique, autopsier, calhétomèlre, dua-
liste ou iconogènet
Tous les écrivains de leur coté ont professé en théorie l'hor-
reur de ces mots scientifiques, mais peu les ont absolument
rejetés? Chateaubriand {Mém. O.-T. I, 229) tout le premier a
l'air de protester contre le style gréco-latin. Or il confesse
quelques lignes plus haut qu'il a encouragé la manie qu'il cri-
tique. De fait personne n'a fait plus que lui usage des mots
de science, personne n'a fait un effort plus conscient pour en
introduire qui pussent se mêler à la trame du style poétique :
Des mouclies luisantes s'éclipsaient lorsqu'elles passaient dans les irradia-
tions de la lune (Mén. O.-T., I, p. 411); la lumière divergeant entre les troncs
{Ib., 410) ; orné des oiseaux cérulés (Ib., 338); des rochers verticaux au plan
des vagues {Ib., 336); une odeur fromentacée {Ib.); oreille bercée de l'uniso-
nancc des vagues {Ib., 164); les entraînements du cœur mêlés aux syndéréses
chréi'tcnnes {Ib., 93j ; quand on était assis sur le diazome de ce perron
{Ib., 73); la molle intumescence des vagues {Ib., 69).
Pourquoi cet exemple n'eùt-il pas été suivi? Depuis longtemps
la barrière qui avait séparé les mots techniques des mots de
l'usase avait été abattue. Et si les dictionnaires de l'Académie
étaient encore suivis d'un complément, ce complément n'était
plus une prison, mais une antichambre dont la porte entre-bàillée
ne fermait plus. Un à un les moins barbares de ces mots
s'échappaient, et allaient frapper juscjue chez Delille.
Les nouvelles écoles ne pouvaient pas leur refuser bon
accueil. Comment s'appliquer au mot propre et rebuter le mot
scientifique, qui est la propriété même? Hugo ne se gêna point
de lui faire fête, longtemps avant de monter dans le [Ae'in ciel,
d'où il regarda plus tard
Toutes les vérités étinceler ensemble
Et graviter autour d'un centre impérieux (F. d'à., wxiv, 3) '.
rect des périodes, ce qui a lieu tout d'abord lorsque les micrènes épiméganales
et la mégane ne sont pas en progrès, ni les micrènes apoméganales en retraits
réguliers, constitue un second genre d'ornemont des périodes. »
1. Qu'on se rappelle ses aphorismes : La pensée est la résultante de l'homme
{Shahcsp.). La littérature secrète de la civibsatiun {Ib.). Le partage de la Pologne
est un théorème dont tous les forfaits i)oliliques achiels sont les corollaires
{Les Miser.). La civilisation est une asymptote (Actes et Paroles). Les grands
hommes sont les cuefllcients de leur siècle {loum. d'un révol. de 1830). Et
parmi les images combien des plus neuves, et quelquefois des plus heureuses,
inspirées de visions scientiTiques :
Le régiment marcheur, jiolypc aux luillo iiicds.
A travers la lentille ('•nornio
Cristallin do l'ail sidéral. {Contempl.)
LA LANGUE ET LA VIE 817
Rien d'étonnant dès lors que les tirailleurs du parti se ris-
quassent jusqu'à un point où ils se rencontrent avec l'école
didactique. Pommier verse dans ses Océanides un vocabulaire
d'histoire naturelle.
Mais le succès des mots scientifiques n'était pas attaché à une-
doctrine d'écolo, il était assuré par le progrès des sciences,
même. Il était impossible que les écrivains, si peu qu'ils eussent
reçu de culture scientifique, restassent ig-norants de ce mou-
vement immense, des surprises qu'il apportait coup sur coup,
de cette révélation d'un univers ignoré d'êtres et de lois, iné-
puisable matière à contemplations, et à un point de vue plus-
étroit, source intarissable de visions et d'images nouvelles '.
Depuis lors, dans une même école, le désaccord est complet
à ce sujet. C'est une question d'éducation et de préférence
personnelles. Musset, Louis Bouilhet ont en général fort peu
de mots de science ; l'un les ignore peut-être, l'autre les évite.
Gautier, qui fait compliment à Louis Bouilhet de cette réserve^
se garde de l'imiter, et ne se fait point faute de choisir. Une
femme le fait penser à la fois à la fraîcheur boréale, au mica
de neige vierge, à la pulpe argentée du lis, à V opale qu'irisent de
vagues clartés, à la stalactite qui tombe, larme blanche de fantre
noir. Gomment sans cet appoint Baudelaire eùt-il pu exprimer
les virulences des maux subtils qui triturent sa chair (cxn)? Il y
a une de ses pièces, qui commence : « Il est de forts parfums
pour qui toute matière est poreuse (xlvu). » Michelet, qui a fait
du vocabulaire de la botanique une critique si vive^ n'emploie
pas moins aisément pour cela : endosmose [Mont., 240); un
torrent extravasé {Ib., 9); incubation ynorale [Am. , 139); mépriser
des gens comme infirmes et tardigrades [La Mer, 221). Dans
l'école réaliste Ghampfleury a commencé, malgré l'exemple de
Balzac, par repousser les mots à l'aspect prétentieusement
1. Il est curieux de voir Sainte-Beuve, sollicité entre des images, aller de l'une
à l'autre et les entasser dans une seule phrase :
■< J'allais, je tremblais de l'un à l'autre dans une inexprimable sollicitude^
comme un fétu agité par les vents, comme l'aiguille aimantée hésitant avec
lièvre entre trois pôles différents et qui font triangle autour d'elle, comme ces
gréions de grêle, au dire des physiciens, qu'attirent et repoussent sans fin des.
nuages contraires. » {Vol., 263.)
2. V Amour, io8 : <. Noms absurdes! Us désignent le mâle par des noms fémi-
nins (anthères, étamines, etc.), par des masculins la femelle (pistil, stigma-
tes, etc.). Pourquoi a-t-on gardé ce patois ridicule? »
Histoire de la langue. VIII. 52
818 LA LANGUK FRANÇAISE
scientifique'. Il n'adopte réalisme que parce que la mode le lui
impose, et raille ses congénères.
Flaubert fait profession de liair ce vocabulaire prétentieux,
que Homais se donne le ridicule d'affecter dans la Bovary -.
Toutefois il ne serait pas besoin de feuilleter longtemps la
Tenlation ou Salammbô pour prouver que lui aussi s'est laissé
entraîner \
Chez les contemporains mêmes contradictions. Le « déborde-
ment de la science hors de son domaine propre » a été vivement
et fréquemment critiqué*, la forme inesthétique des mots a été
montrée avec verve. Mais on n'a point formé une ligue d'absti-
nence, on eût eu trop de mal à trouver les adhérents. En tout
cas, il eût été malencontreux de prendre M. Paul Bourget^
comme président d'honneur et M. Rosny comme secrétaire
1. Voir le Réalisme, 1837, Préface, p. l : « Tous ces noms à terminaison en
isme, je les tiens en pitié comme des mots de transition; ils ne me semblent
pas faire partie de la langue française, leur assonance me déplait, ils riment
tous ensemble et n'en ont pas plus de raison.
« On a été jusqu'à se servir de naturisme, des pédants philosophiques disent le
possihilisme, les économistes emploient Vabsentéisme, et il n'y a pas huit jours
qu'un délicat a trouvé le mot inouisme.
" En présence de cette singulière langue, je ne sais pourquoi on ne ferait pas
entrer à l'Académie, comme devant travailler spécialement au dictionnaire,
M. le professeur Piorry qui appelle la grossesse une hyperendomélrofrophie.
Une femme n'est plus enceinte : elle est hyperendométrotrophe. »
2. .. Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame le mor-
ceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils
pour la manipulation des ragoûts et l'hygiène des assaisonnements; il parlait
aromc, osmazome, sucs et gélatines d'une façon à éblouir... » La raillerie est
visible. Nous savons du reste par la Correspondance que ce langage devait être
une caractéristique du pharmacien. " Comment appelle-t-on médicalement le
cauchemar? écrit Flaubert à Louis Bouilhet. Il me faut un bon nom grec à toute
force. » (23 juin 1853.) Comparer une lettre dans le même sens du 17 sept. 1855 :
« Si tu n'as pas assez dans ton sac médical pour me fournir de quoi écrire cinq
ou six lignes corsées, puise auprès de Follin et expédie-moi cela. » Dans une
autre (20 sept.) : « J'aurais besoin de mots scientifiques désignant les dilTérentes
parties de l'œil (ou des paupières) endommagé. »
3. Tentation, p. 266 : " Ma conscience éclate sous cette dilatation du néant...
Mais les choses ne t'arrivcnt que par l'intermédiaire de ton esprit. Tel qu'un
miroir concave, il déforme les objets... "
4. Ch. Morice, Lit. de l. à /'/t., p. 7 : « A ce débordement de la science hors
de son domaine propre nous devons une altération spéciale de la langue, l'in-
vasion des mots pédantesques. Il n'y a plus de repos pour un honnête homme,
depuis qu'il est exposé à lire, à entendre où ils n'ont que faire, des vocables
barbares et froids comme individuation, concept. >•, etc. Cf. p. 10. — Un poète,
qui ne ressemblait guère aux symbolistes, Clair Tisseur, dans ses Oisivetés,
envoie des boutades à tout ce parler précieux et scientifique des Balzac, Roque-
plan, etc. Voir p. 312. Cf. Remy de Gourmont dans la Revue blanche, 15 juin 1898.
o. Bourget est si pénétré de ce vocabulaire qu'il l'emploie presque à son insu :
entité vient sous sa plume pour essence, coma moral pour affaissement, fébrile-
ment pour fiévreusement (Mens., 263).
LA LANGUE ET LA VIE 819
générar. D'autres bien différents, Rodenbach, Villiers de llsle-
Adam, M. Theuriet même ne convenaient guère mieux.
Au reste on pourrait presque dire que l'attitude des écrivains
à l'égard de ce lexique, si elle peut modifier la langue littéraire
et par suite indirectement la langue commune, ne déterminera
pas la proportion de vocables scientifiques que cette langue
commune est appelée à absorber. Celle-ci reçoit en effet une
contagion directe, par l'industrie, le commerce, et d'une façon
générale par la vie quotidienne.
Une foule d'objets, d'actes aujourd'hui vulgarisés, portent des
noms qui, quels qu'ils soient, sont forcément acceptés avec les
objets, par des générations dont la culture scolaire a préparé
une portion au moins aies apprendre étales répéter. Ils passent
de monsieur à madame, et souvent continuent leur chemin
jusqu'à la bonne, sauf à perdre en route un peu de la fleur de
leur gréco-latinité.
En voici qui ne pouvaient pas ne pas faire leur chemin : antipyrine,
antisepsie, aijuarium, ausculter^ automatiquement, saison balnéaire, benzine,
bronchite, calorifère, camélia, canalisation, canule, capitaliser, capitalisation,
casuistique, céramique, chlore, chloroforme, chloroformer, choral, chromo-
lithographie, cinématographe, clysopompe, coopératif, cocaïne, compétition,
créosote, décoratif, défectueux, démonétiser, démoralisation, désopilant,
diagnostiquer, documentaire, draconien, dynamite, entérite, frigorifique,
fuchsiner, galvaniser, galvanoplastie, géologie, imperméabiliser, incunable,
insecticide, irrigateur, laryngite, méningite, microbe, morphine, névralgie,
neurasthénie, péritonite, phylloxéré, phonographe, photographie, sursaturer,
télégraphe, téléphone.
1. Rosny a rompu avec l'hypocrisie ordinaire en la matière. Scientifique,
il le veut être et le déclare hautement à plusieurs endroits. « Le mysticisme
moderne est socialiste ou scientifique » {Ren. indép., octobre 1888. p. 32). Dans
ces Psaumes passe tout le vocabulaire de l'histoire naturelle (Voir p. 34 et 33).
J'ouvre Daniel Valyraive, p. 95 : ■• Et il cherchait, dans sa lente mémoire sénile,
mi-paralysée par la présence de Daniel, des ruses qui fuyaient efîrayées, tandis
que sa petite main simiesque tremblait en s'accrochant aux franges du fauteuil.
En tout cas, la temporisation s'imposait d'abord, ne fût-ce que pour énerver
l'interlocuteur. Aussi ferma-t-il sa physionomie davantage, effaçant d'un mou-
vement vers le bas tout ce que son réseau de fines rides exprimait de malicieux
hiéroglyphes... »
Commencement de la deuxième partie : « C'est au matin. Dans le jardin des
Flouves la jeunesse du jour erre en lueurs diffuses, en haleines attendrissantes.
Encore humide de nuit, le matin tiédit sans hâte, des réseaux de vapeurs dia-
phanes se raréfient aux cimes des frondaisons, la vie s'olTre imbue de miséri-
corde, d'insinuantes promesses de bonheur et de longévité. Partout des para-
boles de travail, de croissance et d'espoir. »
820 LA LANGUE FRANÇAISE
Ils sont tous du xix® siècle. Une foule d'autres, auparavant
confinés dans des lexiques spéciaux, se sont généralisés : c'est
le cas de symptôme, laboratoire, sophistiquer, parali/sé.
La vie pratique.
La vie pratique. Son influence sur la langue. —
La vie pratique donne lieu à la naissance de presque autant de
mots que la vie intellectuelle. Or il y a eu, en ce siècle, des
choses de la vie pratique qui ont' été complètement bouleversées,
ainsi les modes de locomotion et de correspondance.
Il est de toute évidence, par exemple, que la création des
chemins de fer ou de la télégraphie a entraîné l'emploi d'un
matériel ling-uistique absolument inconnu : entrevoie, locomo-
tive, lender , rail, wagoii, tunnel, garage, garde- frein, garde-
barrière, télégramme, récepteur, transmetteur, etc., etc. Inutile
d'y insister. Ces mots commencent à sortir de leur sens propre
pour donner des métaphores, témoin : aiguiller dans une autre
direction, faille machine arrière, etc.
Les sports en faveur datent presque de ce siècle. Le plus
ancien, Vhippoinanie, comme disaient ses adversaires, a aujour-
d'hui son langage particulier, pris presque en entier à l'anglais,
comme nous avons déjà eu l'occasion de le voir.
Les jeux athlétiques, qu'on s'efforce de répandre, sont dans
le même cas. Cricket, lawn tennis, football, qu'ils gardent leur
vocabulaire anglais, ou qu'ils reprennent, comme quelques-uns
le redemandent périodiquement, leurs anciens noms de France,
aujourd'hui oubliés, n'en font pas moins tinter à nos oreilles
des vocables inusités : dribling , plaqueur , coup tombé, team,
enclusion, etc.
Le dernier venu de ces sports, mais aussi le plus en faveur,
la bicyclette, a son langage : pédaler, virage, record, emballage,
coller, pneu, une foule d'autres, étaient pour la plupart inconnus,
il y a vingt ans.
Et cette technologie ne demeure nullement renfermée parmi
les inities. Les mots du métier se répandent comme le sport
lui-même. Quand — et c'est le cas de la bicyclette — ce sport
intéresse non seulement une classe, mais des gens de tous les
LA LANGUE ET LA VIE 821
mondes, que le goût s'en répand hors des villes jusque dans les
endroits les plus écartes, anglais ou français, beau ou laid, son
vocabulaire pénètre irrésistiblement dans le trésor commun.
Qu'on se souvienne du nombre de locutions usuelles qui ont
été empruntées autrefois à la chasse : être à V affût, battre les
buissons, niais, hagard. Certains sports sont peut-être appelés à
la même destinée. Déjà qui hésite aujourd'hui à parler de
troupes entraînées, d'un ouvrage distancé \)air un autre, etc.? Or
ce sont là cependant locutions de courses. La dernière paraissait
encore toute technique à Balzac {Muse du département). Je ne
sais pas si crever son jmeu arrivera jamais à être autre chose
qu'une métaphore du goût de lâcher la ranïpe, mais il est certain
que détenir le record a fait du chemin et vient à la bouche de
gens qui de leur vie n'ont « pédalé ».
11 résulte de ces exemples pris uniquement aux distractions
de la vie que, pour se rendre compte des transformations que la
langue commune a subies au cours de ce siècle, il faudrait suivre
une à une les transformations de la vie française elle-même,
matérielle et morale, collective et privée, dans ses diverses
manifestations. Il m'est impossible ici de donner autre chose
que quelques résultats généraux.
La vie industrielle et commerciale. — Le développe-
ment industriel et commercial dû au progrès du machinisme
d'une part, de l'autre à la facilité croissante des communications,
a eu une immense répercussion sur le langage.
D'abord le nombre des objets créés ou importés répandus
dans le public est réellement colossal. Les appellations des
choses ou des actes ont suivi :
De là: biseauter, brUlantinc, briquette, brûle -parfums, carnage, caout-
chouter, capsulerie, caraco, carton-cuir, carton-pierre, casino, casquette,
charbonnage, chasse-neige, chasse-pierre, chauffe-assiettes, cheval-vapeur,
chocolatier, choucroute, ctichage, cot-cravate, commandite, compte-gouttes,
concasseur, corset-cuirasse, coton-poudre, coulissier, coupe-file, curaçao, dallage,
dépotoir, df'saimanter, développateur , doucheur, dragage, dynamo, échoticr,
enregistreur, en-tout-cas, entre-voie, fauteuil-lit, fume-cigares, gailleterie,
garde-frein, garde-notes, haussier, jupe-cage, juge de paix, lit-canapé, lit-
toilette, mandat-poste, maternité, meringue, moins-valuc, moleskine, monte -
cfiarges, monte-plats, numéroteur, opérette, panoramique, papier-monnaie,
pardessus, parolier, pasteuriser, plus-value, porte-allumettes, porte-honheur,
porte-cartes, porte-voix, portrait-cartes, presse-papiers, pupitre-chevalet.
822 LA LANG['h: FRANÇAISE
roman- fciiillcluii , salle d'asile, salonnier, sinistre, sous-jupe, sous -marine,
sous-sol, tente-abri, timhres-posle, tire-boutons, loilelte-commode, lord-loyaux,
train-poste, transmetteur, transvaseiir, usinier, veston.
Je prends un peu au hasard dans des listes infinies, car les
brevets d'invention ou les catalogues de magasins fourniraient
d'interminables énumérations. Personne n'a été sans remarquer
sans doute, comment, en un été, les exigences renaissantes de
la toilette féminine font travailler la fantaisie des fournisseurs.
On s'ingénie à fournir, par exemple, des appellations destinées
à distinguer les catégories et sous-catégories d'étofTes, à en
marquer la façon et les nuances. Le nombre en est si grand et
l'invention parfois si bizarre que l'immense majorité de ces
termes ne semble pas devoir durer plus que les étoffes : ils
« font une saison ». Il ne faut pas croire cependant que ces
« fantaisies » soient un élément négligeable.
Prenons la gamme des couleurs. Elles avaient des noms sur
la palette, mais ce n'est point Jaune de chrome, jaune indien,
jaune de Naples, ni même jaune orange, citron, safran, canari,
jonquille, cuivré, aurore, crème, capucine, tnimosa, banane, épis,
genêt, ébénier, soufre, paille, nankin, feuille morte, qui ont suffi
à nuancer les jaunes; on nous montre aujourd'hui des gants
beurre frais, des dentelles Isigny , des rubans saumonés, des
velours Cyrano, des soies régent, coq de roche, Cléopàtre, etc.
Mais il y a plus. Dans nombre de commerces, le nom du
produit est une réclame. Il porte ce produit, étant souvent la
seule nouveauté. Et le commerçant moderne sait la puissance
du nom flamboyant, assez étrange pour tirer l'œil, assez scienti-
iique pour en imposer, qui, du haut des murs, des vitrines, des
transparents, raccroche le passant, l'obsède et à force de le
suivre partout, en omnibus, en wagon, de se faufiler chez lui,
finit par s'imposer à sa mémoire et peut-être tenter sa curiosité :
lysol, laurénol, thymol, spyrol, et encore spyrol, thymol, lati-
rénol, lysol. La fascination qui se dégage à la longue de ces
mots se traduit par un bénéfice, et dès lors l'invention de
vocables appropriés devient une habileté. Il en faut sans cesse,
pour les objets neufs et pour les vieux. Dans ces conditions les
besoins n'ont plus de borne.
11 y a de tout dans les noms de ces produits, même des
LA LANGUE ET LA VIE 823
dérivés ou composés français. Mais jamais torrent n'a roulé
plus boueux. 11 semble qu'on pourrait faire des catégories. Dans
les commerces et les industries de luxe, c'est de préférence vers
l'anglais qu'on se tourne. Voyez plutôt la carrosserie avec ses
break, cab, dog-cart , four in hands, gir/, mailcoach, tilbury,
Victoria; il y a bien quelques termes français nouveaux : arai-
gnée, cabriolet, huit-ressorts , panier, trois-quarts , mais la
majeure partie est prise au pays des grooms et des cobs.
Dans d'autres « parties », il importe de prendre une autre
figure pour avoir l'air « dans le train ». Instruments et produits
auront donc le caractère scientifique, et Gaudissart mettra le
bonnet de Diafoirus '.
Que si les mots sortis des laboratoires ne sont pas d'une forme
altique, on se figure aisément de quelle frappe sont ceux qui
s'envolent ainsi par centaines des ateliers et des boutiques.
Plusieurs dépassent en cocasserie ceux qu'inventent les humo-
ristes, les quarantiforme et les encornifistibuler. Que dites-vous
de boulodrome'i Peut-être est-il lyonnais, mais on ne niera
point que décalcomanie soit universel ni que la photopeinture
ou le praxinoscope soient classiques. Le compteur horo-kilomé-
trique est prescrit par la préfecture et les motocycles roulent
bruyamment, le calorigastre commence à lutter avec la graine
de lin; j'ai vu des appareils vitalistes et on affiche maintenant
un maréorama.
La politique et les mœurs.
La vie politique. — La politique, elle aussi, a fortement
agi sur la langue.
D'abord, comme la vie politique commençait seulement, elle
n'avait point son vocabulaire fait, et c'est dans ce siècle qu'on
\. Je relève dans le dernier catalogue que j'ai reçu de produits et d'acces-
soires photographiques, contre un nom français, \e fait-vile, toute une armée de
termes savants, dont plusieurs m'étaient inconnus : péiiscopique, sléréoojcle,
kromskope, physiograplie, radiolint, c/ironopose, objectif esfhéf/j'aphe, télé-objectif,
posilifère iidorsal, phologlaceur, sté/'éo-viégascope, vérascope.
Sur une seule page d'annonces des Inventions pratiques je trouve l'eau de
toilette mélisla, le luminus, la carafe frigorifique ou calorifique, le calorivore et
Valcoolithe. Et quand on songe que le calorivore &?,[. une casserole de 1 fr. 25, et
Valcoolithe un réchaud de poche de 0.75 cent., on mesure jusqu'où est des-
cendue la manie des gréco-latiniseurs.
«24 LA LANGUE FRANÇAISE
•se Test formé. Parlementarisme même est un mot nouveau,
ainsi que parlement et parlementaire, entendus comme ils le
sont aujourd'hui '. Ensuite chaque événement qui s'est ]»roduit,
chaque tendance qui s'est manifestée se sont traduits ou résumés
en un mot, une expression souvent restée dans la lang^ue :
légitimiste, doctrinaire, censitaire, entente cordiale, classe diri-
geante, adjonction des capacités, le pays légal, pensée du règne,
j)réfets à jjoigne, coîiimission mixte, jwincipe des nationalités,
plébiscite, ordre moral, opportuniste, laiciser, progrès social; on
'referait avec leur histoire une honne part de l'histoire de ces
soixante-quinze ans de discussions et de luttes.
Critiques et écrivains se sont toujours montrés extrêmement
sévères pour ce vocabulaire, et avec raison -. Au début du régime
•de discussion, Thiers, dont Flaubert détestait tant le style mou et
les formes lâchées, disait : « Le style de Laplace dans l'exposition
du système du monde, de Napoléon dans ses mémoires, voilà
les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge. »
{National, 24 juin 1830.) En réalité ce qui fleurit surtout parmi
L'ennuyeuse séquelle
De nos réprésentanls à la flasque loquèle ■'',
c'est un style terne, tout fait, un amalgame de formules usées,
saupoudré, en guise de néologismes utiles, de quelques expres-
sions dont les mots hurlent d'être ensemble.
Prenons une séance de 1848, celle du 12 juin par exemple. Nous rencon-
trons tout d'abord de malheureux mots qui servent à tout : tels sein, enceinte,
gouvernail : au sein d'impuissantes minorités (Nap. Bon., 12 juin 48), faire
sortir (ce nom) du sein d'une émeute (Id., ib.); le sein du ministère de la
marine (De Laussat, ib.) ; à l'instant oii je suis entré dans cette enceinte
(Id., ibid.}; quelques amis que f ai dans cette enceinte {Ib.).
Puis les métaphores incohérentes : le chemin de fer de Paris à Chartres
promènera l'abondance sur son parcours (Trélat, ib.) ; ralentir à sa source
\. Pendant la Révolution, parlementaire désigne exclusivement les membres
des anciens Parlements. En 182ij, Lamennais, dans la Heligion con.<>idérée dans
■ses 1-apports avec l'ordre civil et politique, p. 26, note, dit que les discmsUms
parlementaires, les nuages parlementaires sont des expressions consacrées. Le
mot est encore refusé par Wey, Hem., 1, 302.
2. Voir, par exemple, les parodies qu'en fait Balzac dans Gaudissarl : « Us
disentcela en parlant du char de rÉlat,de tempèleset d'horizons politiques. Est-ce
<|ue je ne connais pas toutes les couleurs? » (Balz., Vlll. Gaud., 15.) Cf. 21, sous
le rapport intelligent et spéculatif; 26, les sommités littéraires, etc.
3. Pommier, Crâneries, 13.
LA LANGUE ET LA VIE 82o
même le mouvement de notre vie (Pasc. Duprat, Ib.); les jjouvoirs tombent
sans élever sons leurs pas des confiât/rations (jraves pour les états (Babaud, ib.);
quand le mandat de ces chefs sera nettement dessiné (Bedeau, ib.) ; l'eliés
entre nous par le faisceau de la nécessité (Lamartine).
Enfin des mois employés par à peu près : entrer radicalement dans la
question (Babaud), un chanç/ement de personnes est toujours quelque chose
d'éminent (Id.); parfaitement mauvaise (De Larcy), etc.
Sautons quelque vingt ans de débats, ce sont les mêmes vices, mais plus
caractérisés encore. Nous sommes en mars 1869 : le sein et la grande
échelle font toujours fortune : cette noueelle chambre qui aura puisé son
mandat dans le sein du suffrage universel (Magnin, 20 mars) ; le remplace-
ment se fait sur une grande échelle (De Tillancoiirt, 22 mars). Étes-vous
amateur de clichés ? Prenez le discours du maréchal Niel. Rien n'y
manque: ébranler l'édifice social, saper notre inslitullon militaire, faire
planer sur le pays la plus lourde des incertitudes (20 mars). Étes-vous friand
d'images? Voici : Il s'appuyait sur des rouages incapables de résister aux
moindres épreuves (J. David, 31 mars). Voilà la question bien posée et vous
allez voir qu'elle devait produire ses fruits (E. Picard, 31 mars); des armes
dirigées contre la clé de voùle de nos institutions (Rouher, 2 avr.). L'oppo-
sition n'est pas moins brillante. Glais-Bizoin parle de jeter un vernis
d'hypocrisie sur quelqu'un qui n'en a jamais eu l'allure (2 avril). Jules Favre
pose la question de savoir si le fond sera étouffé ou la forme (2 avril).
Voulez-vous de simples expressions sans prétention? Choisissez : cette
situation détermine en matière électorale des corruptions sur une grande
échelle (Rouher, 31 mars); dans des conditions qui impriment un développe-
ment graduel et utile à la liberté (J. David, Ib.). Intervertir la répartition du
contingent dans une de ses bases essentielles (Des Retours, 20 mars).
Vingt ans d'exercices parlementaires libres n'ont point amé-
lioré ce jargon, loin de là '. Dans un numéro de Y Officiel, on
trouverait de quoi se dégoûter de l'éloquence politique.
Les vieilles formules trainent toujours : la discussion qui eut lieu dans
cette enceinte (8 mars 98, Gautier de Clagny), par voie d'interruption (Cré-
mieux, Ib., etc.). Elles ont été augmentées d'un grand nombre d'autres :
remarquer avec juste raison (Id., ib.), nous nous maintenons sur le terrain de
1. Voir E. Zola. Une campagne, p. 70, sur V éloquence parlementaire. •• Lisez
n'importe quel discours de M. Floquet, comptez les qui et les que, les répéti-
tions, les tournures baroques, et surtout, dans ce massacre de la langue, tâchez
de comprendre!! Je sais bien qu'un député n'est pas tenu de parler français;
où en serions-nous si on exigeait quelque littérature de nos hommes politiques?
Les plus forts, même ceux dont la puissance est indéniable, ont le mépris de la
rhétorique et même de la syntaxe... »
Cf. Ch. Morice, La littérature de tout à l'heure, 1889, p. 32. « Le public cor-
rompt tout ce qu'il touche. Il déprave la langue tellement qu'on peut défier
un orateur de se faire entendre en France aujourd'hui, s'il parle français,
et la lecture des journaux est instructive à ce point de vue (la lecture aussi
des recueils de discours parlementaires. Berryer, Montalemhert, gardent un
intérêt, du moins une possibilité; Gambetta, le dernier en date des grands ora-
teurs de ce temps, est tout à fait intolérable à cause du charabia). »
826 LA LANGUE FRANÇAISE
V amendement de M. Fleiirij-Ravarin (Cochery, Ib.), investis d'un monopole
plus étendu (Krantz, 8 mars), voter au pied levé drs disjwsitions aussi impor-
tantes (Ilanotaux, 5 mars), acquitter sa dette vis-à-vis de la nation (L. Lacombe,
5 mars).
Les images ont toujours la même justesse : Fous inspirer de ce courant
d'idées (Crémieux, 8 mars), ce serait sortir du cadre de ce débat, que je veux
maintenir sur le terrain exclusivement fiscal (L. Lacombe, 5 mars); rester
à la hauteur de la mission que nous avons entreprise (Pasc. Grousset,
5 mars), envisager des annexions (IJ., ib.).
Les expressions sont toujours incohérentes : elle n'hésite pas à prendre
ou à provoquer les pénalités les plus graves (Cochery, 8 mars). V emplace-
ment actuel assigné à l'Exposition est essentiellement limité (P. Grousset,
o mars).
Mais, nouveauté caractéristique du moment, l'expression populaire vient
se mêler aux formules retentissantes : une oligarchie qui inscrit au fronton
de sa chambre syndicale : nul n'entre ici qui n'est fils à papa (Crém., 8 mars).
Les solécismes, les néologismes barbares abondent : Quand quiconque
pourra être agent de change (Cochery, 8 mars), une apparence de francisa-
tion du marché (Id., ib.); concurrencer ta main-d'œuvre nationale (Gautier
de Cl., o mars).
Les plus grands orateurs ont donné l'exemple. Gambclta, qui avait la
fougue et la force, n'avait ni la correction ni l'élégance; on peut en juger,
malgré les retouches. Voici des phrases qui sont de lui : Dans un pays où
les intérêts locaux ont des organes attitrés qui peuvent se faire jour à tous
les degrés de l'échelle administrative (Disc, du 19 mai 1881). Les autres, la
monarchie contractuelle, avec ce côte d'oligarchie, de convoitises, de corruption
qui fut le propre du règne de la monarchie de Juillet (Disc, du 9 ocl. 77).
On a retenu son expression de nouvelles couches sociales (Disc, du 12juill. 73).
Mais combien d'autres peu heureuses! la vraie stabilité, celle qui se fait «15;
par la dévolution de la loi (Disc, de Romans, 18 sept. 78); un défenseur de ^
la centrante nationale [Ib.]. .
Desfontaines ferait un joli lexique avec les éléments qu'il trouverait là. f
Quand on sort de candidature officielle, manœuvres de la dernière heure, -4; 1
visées ambitieuses, fardeau du pouvoir, forces vives du pays, etc., c'est pour "-^l
rencontrer pire que ce vieux fatras : politique du juste milieu, de l'éponge,
jeu normal des institutions, ouvrir la porte à l'arbitraire, la fermer aux abus,
se solidariser avec les pires ennemis de nos institutions, acculer le gouverne-
ment à l'expédient des douzièmes provisoires, entraver les rouages de l'orga-
nisme administratif, piétiner dans les demi-mesures, étrangler la discussion,
opposer un frein à V accroissement des dépenses, tenir compte des principaux
facteurs de la richesse nationale, chercher ime plate-forme pour les élections,
mettre la France en mauvaise posture devant l'étranger, les sphères supérieures
du pouvoir, les milieux bien informés, sérier les questions, .'iurvciller les
agissements des adversaires du régime, tomber le ministère, accorder le
bénéfice de l'urgence, voilà les locutions courantes, ou usées ou absurdes,
dont il n'est pas besoin de faire la critique. Clore se traduit dans les « Palais
législatifs » pa.r clôturer, crrement y signifie erreur, compendicusement, sans
doute à cause de la longueur du mot, y est synonyme de copieusement, avec
diffusion, ainsi de suite.
LA LANCIE ET LA VIE 827
Parmi les mots, il en est bien peu qui soient trouvés. En général,
ceux mêmes qui ont une valeur significative précise sont lourds et
pédants de forme. Je citerai, bons ou mauvais : ahroycable, absolutisme,
ahsoltitistc, abstentionniste, arriviste, bctteraviérc [industrie]^ coopérative,
caporalisme, centralisateur, ccntre-yaiicher, cenirier, codifier et toute la
famille, constitutionnaliser, d'où déconstitutionnaliser (cf. inconstitutionnellc-
ment!). correctionnaliser , dccoitralisation, déconcentration (Disc, de M. Ribot,
20 fév. 97), défectionniste, démagogique, désorientât ion, dictatorialemcnt,
droilier, étatiser, étatisme, étatiste, électionner, garde-nationaliser, impoliti-
qaement, inéligibilité, individualités, intransigeant, jésuitière, laicisé, loca-
liser, militariser, obstructionniste, opportuniste, non-oppoiduniste, protec-
tionnisme, protectionniste, progressiste, protocole, protocoliser, pur, radical,
réactionnaire, roi-citoijen, seize -milieux, sucrière, solutionner, surproduction,
ultra-libéral.
Les écoles socialistes ont aussi leur part dans cette production.
On se rappelle Gaudissart imitant la phraséologie saint-simo-
nienne : « Si le spectacle palingénésique des transformations
successives du globe spi ritualisé vous touche » Fourier, de
son côté, avait eu pour expliquer sa théorie des quatre mou-
vements une nomenclature à lui. Son analyse du passé ou du
présent, comme son rêve de l'avenir, le condamnaient perpé-
tuellement à créer des mots et des expressions, nul n'ayant
avant lui considéré « l'arbre passionnel comme se divisant —
sans parler de la tige ou unitéisme — en trois rameaux, trois pas-
sions sous foyères , luxisme, groupisme et sériisme », nul
n'ayant prévu non plus que « les générations d'harmonie pussent
arriver aux splendeurs de l'ordre combiné grâce à quatre pas-
sions à naître : la dissidente, la variante, l'engrenante, et l'har-
monisme ». Aux environs de 1832, quand l'école sociétaire
commença à se former, que Considérant et Lechevalier tinrent
leurs conférences, que le Nouveau Monde, puis la Réforme
industrielle et la Phalange furent fondés, la terminologie se
répandit et les termes essentiels du phalanstère devinrent banals*.
On sait combien Yhumanitairerie égayait Musset. Mais les voca-
bles de « l'ordre combiné » exaspéraient presque autant les
puristes que ses utopies indignaient les hommes pratiques. Le
phalanstère mort, Cuvillier-FIeury ■ ne pardonnait pas à Tous-
1. Ceux-là seulement. On peut voir par l'exposition abrégée de Considérant,
qui a été si répandue, combien la terminologie du système était simplifiée pour
les masses.
2. Voir la critique du Monde des Oiseaux dans Cuv. Fleury (Et. hist. et lit., II,
399, 13 fév. 1853).
828 LA LANGUE FRANÇAISE
senel d'en garder la langue, et de consacrer son talent de
styliste à « faire un genre de ce qui n'était plus une doctrine ».
Il est probable que certains termes au moins qui nous sont
restés viennent de là : sans parler de phalanstère lui-même,
simp/isme et simpliste, aujourd'hui reçus dans la langue poli-
tique , sociétaire, antagonisme, vulf/arisateur, pourraient bien
avoir cette origine.
Le socialisme * moderne en a donné ou occasionné d'autres : socialiste -,
capitalisme, conirrainalisine, cullectivisme, collectivité, collectiviste, coopcra-
tisme, agrarien (Ben. Malon, Préc. de social., 104); industrialisme (II).); imi-
tucllisme (Ib., 105); fusionismc (L. de Toureil); forces de disruption (Reclus,
Évol. et Révol., 274); partagcux, paupérisme, possibiliste, prolétariat, pro-
létarien, quatrième état, salariat, socialiser, sociologie, évolutionnaire (Recl.,
Ib., 169); grève générale, gréviste, kakistocratic (Léop. de Ranke, ap.
Recl., o. c, 69). L'anarchisme a apporté la propagande par le fait.
Influence indirecte de la politique sur la langue.
- — Toutefois cette influence directe est la moindre de celles
qu'exerce la politique sur le langage. Les institutions, les lois,
le régime de gouvernement, et par suite la direction des esprits
et le développement des mœurs viennent d'elle, et toutes ces
choses se reflètent sur le langage. Evidemment il n'y a pas
marche parallèle. Au moment où le mot d'ordre de la bour-
geoisie était : Enrichissez-vous! on lui annonçait que, « une
figure empruntée au jargon mercantile, escompter la renommée,
par exemple, ne serait jamais agréable », et de fait il a fallu
attendre encore pour que faillite se prît figurément et qu'on
parlât de la faillite de la science. Néanmoins les rapports entre
ces deux évolutions ne sont pas niables.
Et tout d'abord comme la Révolution romantique a à peu près
coïncidé avec la révolution de 1830, l'idée s'est présentée un
peu à tous qu'elles avaient quelque connexité. C'est Hugo lui-
même qui a tenu à marquer ce rapport (Contempl., l, 7) :
Le mouvement complète ainsi son action.
Grâce à toi, progrès saint, la Révolution
Vibre aujourd'hui dans l'air, dans la voi.x, dans le livre;
Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre.
Sa langue est déliée ainsi que son esprit.
i. Voir le Dict. de l'Économie politique : « L'auteur de cet article croit être
certain qu'avant 1835, le mot socialiste n'existait pas encore et qu'il a eu le
« triste honneur » de l'inlroduire dans notre langue. >> (Louis Ueybaml.)
2. Wey, Rem., I, 394.
LA LANGUE ET LA VIE 829
Il lui déplaisait qu'on ne le rattachât pas à la tradition des
grands destructeurs et qu'il n'eût pas l'air d'avoir saccagé
le fond tout autant que la forme. Derrière lui on répéta à
satiété cette affirmation '. Que Fébranlement de l'édifice réac-
tionnaire de la Restauration n'ait pas eu son retentissement
dans la langue, c'est chose à priori invraisemblable et fausse
en efTet. Il suffît d'entendre Barbier réhabiliter « la grande popu-
lace et la sainte canaille », pour sentir que la manière dont on
considère les faubourgs, et leur parler a changé avec la révo-
lution de juillet. Le Journal grammatical , l'Académie elle-
même ont senti un vent de liberté souffler de la rue Saint-
Antoine ". Mais il est inexact que les mêmes hommes aient
préparé ensemble le mouvement libéral et le mouvement
romantique. On sait trop que Hugo jeune n'était point l'adver-
saire de la Restauration, et inversement que Carrel n'était pas
un romantique.
Les trois glorieuses étaient passées et Hernani avait été joué
quand on se rejoignit. Et jamais la reconnaissance du malen-
tendu ne fut complète, jamais la France ne se divisa en deux
camps : des rétrogrades qui le fussent en tout, des libéraux qui
ne fussent plus en grammaire ou en art attachés aux principes
conservateurs. En somme le mouvement politique et le mou-
vement littéraire sont restés distincts : l'un n'a pas le mérite
d'avoir entraîné l'autre.
Mais cette question spéciale vidée, il est hors de conteste que
la marche progressive de la démocratie a déterminé un change-
ment correspondant dans le langage, et que la langue moyenne,
neutre, et correcte des classes bourgeoises, en même temps
1. Voir les Débats du 3 févr. 1839 : « La poésie qui marche toujours avec
l'histoire des peuples, quand elle ne leur en tient pas lieu, s'est associée au
mouvement politique des esprits; alors que tout est la bourgeoisie et la bour-
geoisie dans tout, elle aussi, elle s'est faite tiers état; elle a rappelé plus de
10 000 mots et autant de locutions exilés autrefois par des lois trop sévères;
Racine lui avait fait une garde d'élite : Lamartine, V. Hugo, lui ont donné une
armée et elle peut tenter des conquêtes dont la pensée seule eût fait frissonner
l'abbé Delille. >■
2. .. Depuis longtemps l'égalité des droits était acquise à la France; le déi)at
politique lui fut enfin restitué, à la tribune, et par la presse, celle âme des États
modernes légalement gouvernés. Ces deux influences de la liberté dans les ins-
titutions, et de la démocratie dans les mœurs, ont dû se marquer sur le langage;
et elles lui rendent bien plus en force vive et en mouvement naturel qu'elles ne
lui ôtent de pureté. » (Ac. Préf. de l'éd. du Dict. 1833.)
830 LA LANGUE FRANÇAISE
qu'elle a été dépossédée par l'écriture artiste des écrivains, a
été envahie par le parler libre et coloi'é des classes populaires.
Les mœurs. L'argot dans la langue. — Ici se pose
une question toute spéciale, celle de l'argot. On sait qu'il y a
eu très anciennement une petite littérature spéciale en argot
français, et que cette littérature a été, au xvni" siècle particu-
lièrement, assez florissante. Mais elle était toujours restée à
part. Les théoriciens du commencement du siècle écartaient
l'argot, cela va sans dire, les auteurs même qui eussent pu s'en
servir préféraient laisser à leurs personnages populaires le
parler de convention de la comédie classique. Il en est ainsi
par exemple dans le drame de Pixérécourt : Cœlina ou Venfant
du mi/slère (1801), et encore dans Trente ans ou la vie d'un
joueur (1827), oîi l'argot des tripots eût pu trouver sa place.
Avec le romantisme la littérature ne change pas encore com-
plètement d'attitude. Dans Notre-Dame de Paris c'eût été la
langue tout indiquée des truands; or, sauf un passage (I, 100),
on se donne la réplique à la cour des Miracles en excellent
français.
Le Dernier Jour d'un condamné, où se trouve un long récit
en argot de bagne, les Misérables, où l'auteur s'arrête pour pré-
senter en quelque sorte cette langue ', marquent incontestable-
ment une tendance à ne plus passer à côté de l'argot sans en
tenir coni[)te. Mais s'ils prouvent de la curiosité, ces chapitres
ne prouvent pas de la sympathie. Evidemment Hugo, qui a été
un grand grammairien, n'a pas pu ne pas reconnaître que l'argot
est une langue. Il voit qu'il a, « qu'on y consente ou non, sa
synthèse et sa poésie ». Ace titre il admet que ce patois étrange
a de droit son compartiment dans ce « grand casier impartial où
il y a place pour le liard oxydé comme pour la médaille d'or,
et qu'on nomme la littérature » -. Yoilà déjà une comparaison
bien peu favorable. Le reste l'éclairé. Hugo se refuse à entendre
sous le nom d'argot « les jargons des métiers, des professions,
de tous les accidents de la hiérarchie sociale ». L'argot pour
lui, c'est la « langue de la misère, le patois de la caverne et
du bagne ». On comprend dès lors quelle place lui sera faite
1. IV partie, 7, L'argol.
2. Ib., chap. I, Racines.
LA LANGUE ET LA VIE 831
dans la nouvelle littérature qui a le droit de tout scruter. Il sera
un document sur les bas-fonds « L'étudier c'est étudier les
difTormités et les infirmités sociales et les signaler pour les
guérir. » Les derniers mots sont très significatifs. « L'argot est
odieux, il fait frémir, qui le nie? Les mots sont difformes et mal
faits ^ » Il ne s'agit donc pas plus de le naturaliser que de géné-
raliser les plaies de la société -.
C'est tout à fait indirectement par conséquent que le chef du
romantisme a préparé l'introduction de l'argot, par la liberté
d'entrer qu'il donnait aux mots bas dont on n'arrête pas où on
veut la liste.
Balzac non plus n'a pas osé aller très loin. Certes il a été
frappé de la puissante indépendance de l'argot. Il l'a confessé
dans La dernière incarnation de Vautrin (Calm. Lévy, p. 36),
et d'un bout à l'autre de son étude, il la met à contribution.
Mais c'est pour lui comme pour Hugo un document spécial.
Il n'hésite pas à mettre de l'argot dans la bouche de ses
personnages; toutefois, bien loin de vouloir naturaliser ces
mots, il les réprouve, même quand il n'en a pas d'autres. Il
l'a dit à propos d'un mot aujourd'hui bien accepté : blague
[Un prince de la Bohême, p. 189. B. U., 1857).
D'autres écrivains devaient du reste contribuer à habituer le
public. On sait le succès que la curiosité avait fait aux Mémoires
de Vidocq (1828). Ils étaient pleins d'argot. Leur réfutateur ne
manqua pas de suivre l'exemple du maître, et les termes du
bagne de foisonner. Les Mystères de Paris d'Eugène Sue ache-
vèrent de populariser le langage du Chourineur, si bien qu'il
parut un Dictionnaire de l'argot indispensable pour V intelligence
des Mystères de Paris de M. Eugène Sue, dictionnaire qui devait
être suivi de beaucoup d'autres. Toutefois il faut observer deux
choses essentielles. Dans les Mystères , seuls les personnages
parlent argot, l'auteur jamais. En second lieu Eugène Sue,
s'il prodigue les mots des escarpes, est très réservé sur l'argot
des honnêtes gens. On le voit par Arthur qui est de 1839, oii
1. Dern. jour, édit. Hetzel, 83.
2. Encore la curiosité de V. Hugo lui a-t-elle valu des quolibets. Voir les
Misérables de V. Hugo sur l'air de Fualdès, par Joseph Lavergne, Pelit diclion-
naire inilicmt aie beau langage tous les lecteurs de cet ouvrage.
832 LA LANGUE FllANÇAISE
il prend toutes sortes de ménagements pour insérer des termes
de courses (chap. xn), et met une note pour sjwrlsman.
Ce qui semblerait au premier abord devoir êlre la suite pro-
bable des faits : introduction de l'argot dans les genres popu-
laires, puis montée progressive de cet argot dans les genres
des « classes dirigeantes » est faux. La succession ne paraît pas
du tout avoir été celle-là. Le mouvement donné par Eugène Sue
continue bien obscurément dans des feuilletons '; ce n'est pas
celui là qui détermine l'autre.
Les cboses semblent avoir marcbé du même pas dans la
langue parlée et dans la littérature; pendant longtemps dans
la bourgeoisie issue du peuple, on a lutté pour s'élever au-
dessus de ses origines. Enricbi, M. Poirier apprenait le bon
langage comme l'ortbographe : « Plutôt être prud'bomme que
làcber soit des pataquès, soit des mots ramassés sur le « grand
trimart », quand on faisait son tour de France en sabots.
Au contraire, à partir de 1848 et sous le second Empire la
société s'encanaille. C'est le temps du triomphe de l'opéra-boufle
et du café-concert. Le genre chicard est devenu innocent : on
est en plein dévergondage. De temps en temps un procès à un
chef d'oeuvre comme Madame Bovary vient sauver la morale.
Une bonne circulaire interdit l'argot au théâtre, comme dan-
gereux pour les mœurs.
Mais toutes ces hypocrisies officielles n'empêchent pas le
goût public de se pervertir. Et le laisser-aller du langage gran-
dit si bien que bientôt les argots pénètrent partout.
11 serait puéril de nier que le triomphe du réalisme y ait con-
tribué. Mais il serait bien injuste aussi de le charger de toute,
la responsabilité. C'est après un voyage à Paris, dit Flaubert,
et pour se mettre au ton du jour que M. Homais se met à dire :
« Un de ces jours je tombe à Rouen et nous ferons sauter les
monacos. » Il s'en serait bien gardé autrefois, mais « pour
donner dans le goût folâtre et parisien, il parlait argot afin
d'éblouir les bourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard,
\. Voir i\:ihoY\n.y\, Monsieur L(!co(j, I, 3'.)0 : Cest vous qui m'avez se/ri (arrêté);
3Ù1 : avant de travailler (faire un mauvais coup); 403 : nous venons île nous
laisser rouler, etc. lin 18S(). la leçon d'argot revient encore dans le Roi des Grecs,
Adolphe Belol, 11" partie, Vl : Comment appelles-tu tes oreilles? — Des esr/ourdes.
— El ton nez? — Un blair, etc.
LA LANGUE ET LA VIE 833
Breda-Street, ei je me la casse pour ^e ni en vais » {Bov., 308).
Et Flaubert marque ici très exactement les causes générales
de cette transformation du langage. Les littérateurs acceptent,
c'est le goût public qui impose. Encore faut-il ajouter que les
réalistes — quoique ce fût dans la logique de leur système, et
qu'ils pussent par là se justifier — n'ont point une responsa-
bilité particulière dans cette concession. Ainsi les classiques
ont toujours considéré Augier comme un des leurs, non sans
raison. Or il n'est pas un personnage au théâtre qui parle plus
crûment argot que son Giboyer : « Il m'offrit une place de
pion {Ejfr., III, 4). S'il allait la trouver mauvaise! {Ib., II, 4).
Vous allez voir ma déveine {Fils de Gib., I, 7). Si je vous
brochais d'ici à ce soir une tartine de Déodat? Le Marq. Pos-
sédez-vous assez sa manière? Gib. Parbleu! Pour m'en servir
en la définissant, elle consiste à rouler le libre penseur, à
tomber le philosophe, en un mot à tirer la canne et le bâton
devant l'arche » [Fils de Gib.) Que Giboyer eût tort, comme le
prétend Veuillot, de penser rendre ainsi le langage de Déodat,
la chose est sans grand intérêt. L'important est qu'Augier a
cru devoir faire parler à un de ses personnages le langage de
la bohème.
Si la comédie classique en est là autour de 1860, on peut
imaginer quelles libertés prend le vaudeville. Au théâtre comme
dans les journaux, on blâme volontiers l'usage de l'argot, on
l'acclimate en même temps. Dans les Deux papas très bien
de Labiche, le provincial qui rapporte de son séjour à Paris
quelques bribes du parler du quartier latin, dans la Famille
Benoiton, les demoiselles très mal élevées, qui parlent comme
<\ei!, Riuf/ueusesei, « comme les princesses des contes des fées, ne
peuvent ouvrir la bouche sans qu'il en tombe des grenouilles »,
sont là pour prêter à rire, sans doute. Mais il y a dans la leçon
qu'on leur donne juste autant de sincérité que dans la chanson
de café-concert :
Depuis quéqu' temps la lang' française
Est t'corché', qu' c'en est cruel.
En réalité Labiche ou Sardou saupoudrent sans vergogne
d'argot les répliques de leurs personnages. Thérésa en assai-
HlSTOIBE DE LA LANGUE. VlII. 53
834 LA LANGUE FRANÇAISE
sonne son lyrisme.de caserne, qui plaît même à la cour; Meilhac
et Ilalévy y trouvent un nouveau moyen d'ég-ayer des fantaisies
énormes comme la Belle Hélène : « On sacrifie aujourd'hui. —
A quelle occase? » (I, 6.) Occasion, étant noble, ferait contresens.
Mais on garde cependant pendant toute cette période une cer-
taine réserve; d'abord la série des protestations ne cesse pas ',
et surtout dans les livres où les mots d'arg-ot pourraient foi-
sonner, ils sont presque absents. Voir Le iOl' régiment de
Noriac; vous y trouverez : chargent, pigiiouf, épate, en somme
presque rien de caractéristique. A. Karr, dans Fort en thème,
Miirgerdans la ]'ie de bohème, avaient de l)elles occasions, qu'en
pareil cas depuis on n'eût pas manqué d'utiliser. La cueillette
qu'on pourrait faire dans ces œuvres est bien maigre.
Au contraire, depuis une trentaine d'années nous assistons à
une véritable invasion. Tout conspire à favoriser le progrès de
l'argot, l'anarchie qui est dans la langue et la démocratie qui
grandit dans l'Etat. Qui ne voit que certaines institutions môme
semblent faites pour ce résultat, parmi elles la loi du service
militaire personnel?
En confondant obligatoirement dans la chambrée les jeunes
gens de toutes classes , ne leur donne-t-elle pas d'abord
l'occasion d'apprendre l'argot du « métier », de faire connais-
sance avec Vas de carreau, la boule de son, les bas-offs, et tout
le fourbi^, ensuite la chance de se rencontrer avec des gens de
langue verte aussi bien qu'avec des patoisants.
Au reste les fils de bourgeois on ont autant à enseigner qu'à
apprendre. L'un a été de la « cagne » et l'autre de la « taupe » ;
s'ils ne seraient pas capables de distinguer aussi bien que
M. Alph. Humbert le y«r ou argot pur, Varlogig des louchébem
ou argot des bouchers, et Varno du go^, c'est-à-dire l'argot rou-
tier, en revanche ils se garderaient de confondre un melon et un
bizut. Il est vraiment plaisant de haranguer des ouvriers pour
leur demander de renoncer à ce langage qui est leur, quand dans
1. Comparei' ccpeiulanl à l'indignation dn feuilleton des Dchnt.s en !,S31t, à
propos dn mot pw/f, la raillerie pleine au fond de curiosité sympathique du
Fifjaro de l.SGU.
2. Cet argot militaire es! un des i)lus répandus : ar/ji, azor, nrrospi- ses ijalons,
{■a va f/oi-der, hivibi, boni, cabot, double, fricotew, cola, lascar, marchef, lOyal
cambouis, y a du bon. sont maintenant connus dans tous les numdcs.
3. Éclair du :23 Janvier 1S9'.
LA LANGUE ET LA VIE 835
les écoles les jeunes gens de langue française s'en font un de
leur côté'. Ecoutez-les cinq minutes entre la Seine et le jardin
du Luxembourg : l'un en est encore à jjiocher son bachot, il
attend sa collante; l'autre est taupin, méprise les laius, et bûche
ses math ; un troisième, qui est harbiste, en a assez du bahut et
de la corniche. 11 attend avec impatience d'avoir un calot bahuté
et envie un sien cousin qui est cafard de Bruttion. Le qua-
trième espère entrer cacique à l'École normale, où il a un
copaiiî parmi les cubes. Mais lui a eu la guigne et a été recalé
deux fois.
Changez de boulevard, et avancez-vous vers le « faubourg »
Vous n'êtes plus en pays latin, mais vous n'êtes pas non plus
en pays français. Vous êtes chez les gardénias qui sont, comme
vous savez, Idi gomme des salons. Pour peu que vous repassiez, ils
auront changé de nom, car ils en changent comme les satinées
de toilette. En deux ans ils seront ou boudinés, ou bécarres, ou
embaumés, ou pschutteux, ou faucheurs, leur préoccupation
est lie n'en pas rester au chic quand on en est au pschutt, d'oser,
s'ils ont de V estomac, tenter le vlan ou le sgoff. Dans leurs clubs
il s'agit de culottes empoignées dans des banques rasoir qui
abattent à tout coup et où les pontes n'écopent que des briches.
Heureusement que de temps en temps on se refait à la chouette !
Dans les salons le langage doit être aisé, frivole, incorrect,
amusant; son plus ou moins d'actualité marque la sphère
sociale où vivent les causeurs'. C'est là qu'est née la gypo-
manie. Le mot en dit assez.
Aux « Folies-Bourbon », un peu plus de réserve est de rigueur,
quand on met « le pied sur la tribune nationale », comme disait
M. Amagat. Aussi, lorsqu'on février 1882, sous les auspices de
l'honorable M. Talandier, le mot piger a fait son apparition
dans le lexique parlementaire, le toile a été général. Piger!
Piger! où allons-nous ^? Mais faites un tour dans ces couloirs,
1. Voir une causerie familière adressée par Alexandre Sorel aux ouvriers de
la Société Sainl-François-Xavier (Compiègne, 20 lev. 1881).
2. Henry Gréville, Lucie Rodry, 28. Voir un tableau amusant d'un salon en 1885
dans un article d'Arsène Houssaye {Èvén. du 31 janvier 1885) intitulé rilôtel
Rambouillet en 1883.
3. Voir le Temps du mercredi 22 :
« L'akgot au paulement. — Il faut s'accoutumer à bien des choses. La démo-
cratie ne fera pas seulement le tour du monde, elle pénétrera tout. Elle trans-
836 LA LANGUE FRANÇAISE
qui sont les coulisses de la vio politique, où on coupe le cou
aux canards, oii on tombe les ministères, vous verrez comment
chacun retourne à sa langue propre, qui n'est pas celle de
rAcadémie, Le 2 janvier dernier, au conseil municipal, l'ho-
norable M. Colly se plaignait qu'on « traînât la purée ».
Et ainsi partout, à Paris, à la Bourse, et à la Bourse de com-
merce, quand les fonds sont lourds ou que les sucres ont
fléchi, dans les rédactions de journaux, dans les cafés littéraires,
les « brasseries d'art », c'est une mêlée confuse de français et
de jargons, qu'on a plaisamment essayé de classer*.
Comment s'étonner dès lors que le parler spécial du peuple
entre dans les conversations de ceux que leurs propres habi-
tudes, leurs origines, leurs fréquentations mettent à même de le
connaître, et qui n'étant plus arrêtés par la règle inflexible de
s'en tenir au français propre, seraient bien empêchés d'exclure
telle ou telle catégorie de mots, s'ils le Ajoutaient, car ils
ignorent le caractère et la provenance de la plupart d'entre
eux? "
Cet état de la langue parlée devait avoir sa répercussion sur
la langue écrite, et elle l'a eue. Avec les doctrines littéraires
qui prévalaient, on devait même aller jusqu'au bout, on y est
allé. Je pense que c'est Zola qui a donné le signal. A cet égard
il y a une grande difl"érence entre Germinie Lacerteux et
V Assommoir , qui se ressemblent par tant de côtés. Ce n'est
plus seulement dans la bouche des personnages qu'est l'argot,
mais dans celle de l'auteur. Du dialogue il entre dans le récit.
formera la langue C(imine le reste, lui infusera un vocal)ulaire dont nous navons
guère d'idée encore. Avec quel intérêt les esprits attentifs n'ont-ils pas noté
l'autre jour la première apparition de l'argot dans le style si compassé et con-
sacré du document parlementaire! M. Talandier, dans sa proposition de loi sur
la statisli(iue des opinions religieuses, compare les grandes villes d'Angleterre,
le zèle de leurs populations à fréquenter les églises, et déclare que « liristol ne
peut pigev avec les villes aristocratiques (h; Hatli et de Scarltorough ■>. Marquons
ce « piger » au passage! " Piger >■ fait aujourd'hui l'elfet d'une incongruité,
mais il aura passé demain dans le style courant de la Chambre, il arrivera à
l'honneur de la tribune, et combien de ses similaires, comme on dit à cette
heure, combien de ses congénèfes n'y arriveront-ils pas avec lui! Ce «piger»
ouvre une ère. Ce •< piger » est un événement. »
1. Sur ic langage actuel de Paris..., par Louis BoL/.dm, Progr. du Friedrichs-
Gymnasiums zu Frankf. a. 0., lS7:j.
2. Les argots spéciaux sortent très facilement de leur domaine propre : piquer
un laïus, d'origine polytechnicienne, est aussi connu que laitier un bac, tirer
une bordée, ou jouer les doublures, qui viennent des jeux, de la marine et du
théâtre. Il se fait un choix et une fusion entre tous ces jargons.
LA LANGUE ET LA VIE 837
Il y a là un parti pris, formellement indiqué dans la préface'.
D'abord Zola fait passer l'argot du style direct au style indirect,
l'étendant jusqu'aux endroits où il rapporte non point les dires,
mais les pensées de ses gens, qui pensent partie en argot -.
Puis comme il n'est guère de scènes que l'auteur ne puisse
considérer du point de vue des personnages, qu'il ne puisse
présenter telles que ceux-ci les voient et les présenteraient eux-
mêmes, la langue du milieu devient celle de l'auteur ^ Il n*v a
g-uère d'exception que pour les passages où apparaît le person-
nage romantiquement idéalisé de Gouget, vrai type de conven-
tion parmi tous ceux qui l'entourent'.
Désormais l'argot a droit de cité dans le roman et au théâtre,
dans les scènes dialoguées et les journaux, les monologues et la
|. « Mon crime est «l'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler
dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah! la forme, là. est le grand
crime! Des dictionnaires de cette langue existent i)ourtant, des lettrés l'étudient,
et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et de la force de ses images. Elle est
un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que
ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un
vif intérêt historique et social. >• (Préf., vi.)
2. Voir le mélange dans le tableau de la première prospérité de Gervaise,
p. 172 : " D'autres auraient ci coup sûr perdu la tète dans ce coup de fortune.
Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé la
semaine entière. D'ailleurs il lui fallait ça; elle serait restée gnangnan, à regarder
les chemises se repasser toutes seules, si elle ne s'était pas collé un velours
sur la poitrine, quelque chose de bon dont l'envie lui chatouillait le jabot. »
3. Voir VAssommoii; p. 191 : « Les lendemains de culotte, le zingueur avait
mal aux cheveux, un mal aux cheveux terrible qui le tenait tout le jour les
crins défrisés, le bec empesté, la margoulette enflée et de travers. Il se levait
tard, secouait ses puces sur les huit heures seulement : et il crachait, traînaillait
dans la l)outlque, ne se décidait pas à partir pour le chantier. La journée était
encore perdue. Le matin il se plaignait d'avoir des guibolles de coton, il
s'appelait trop bète de gueuletonner comme ça, puisque ça vous démantibulait
le tempérament. ■■
4. Le contraste est très marqué p. 212 et suiv., dans le tournoi des masses.
Il est même accusé par une antithèse calculée, qui se dessine jusque dans
l'allure respective de Dédèle et de Fifine.
« Et Dédèle valsait, il fallait voir! elle exécutait le grand entrechat, les petons
en l'air, comme une baladeuse de l'Élysée-Montmartre, qui montre son linge;
car il ne s'agissait pas de flâner...
« Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les
guibolles emportées par-dessus les jupes; elle s'enlevait, retombait en cadence,
comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les
talons de Fifine tapaient la mesure, gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer
rouge, sur la tète du boulon, avec une science réfléchie, d'abord écrasant le
métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d'une précision
rythmée... Bien sûr, ce n'était pas de î'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans
les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans
son marteau, et qui réglait la besogne... Quand il prenait son élan, on voyait
ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la
peau; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient; il faisait de la clarté autour
de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. »
838 LA LANdlH FHANÇAISE
poésie, dans les études et dans les fantaisies. On en débite en
prose ou en rime, ceux qui sont académiciens coinme Lavedan
et Lemaître, et ceux qui ont perdu à célébrer les g-ueux leurs
droits civiques comme Ricbepin, ceux qui « fumistent » à
Montmartre et celles qui fréquentent à l'Elysée, en rentrant de
« faire leur persil * ».
Et en vain prétendrait-on (juc l'argot [)Our s'introduire ainsi
a dû s'épurer. Sans doute la littérature française n'a pas adopté
le lang-ag-e de la maison centrale, mais il ne faut pas fermer
les yeux sur ce qu'est le genre « rosse », la cbanson de Bruant
ou d'Eugénie Buffet, ni oublier le bruit qu'ont fait dans les
journaux les gigolos et les gigolettes, il n'y a pas si longtemps,
avec les beaux mots de marmite et de miche. Collage, retape,
surin s'entendent, casserole se dit à la Haute-Cour, et cela c'est
la langue de la place Maubert, ou des boulevards extérieurs.
Moyens et agents de transformation.
La presse.
Influence directe de la presse. — L'agent le plus puis-
sant de toutes ces transformations est le journal. Le dévelop-
pement de la presse à bon marché est un bienfait, même pour
la langue, en ce sens qu'elle contribue puissamment à la
répandre dans les pays appartenant encore aux patois ou aux
langues étrangères. Mais il faut avouer que la langue paie la
rançon de ce service. On ne saurait être trop indulgent pour le
journaliste, obligé, quand il serait souvent capable de faire
mieux, de plaire sans cesse à un public qui veut être attiré ou
retenu par la variété, la nouveauté, l'inattendu, tenté par suite
de tomber dans l'excentricité, sachant que beaucoup sont plus
frappés par la violence que par la justesse des articles, entraînés
ainsi à l'oubli des nuances, au mot cru et faux, enfin et surtout
harcelé par le temps, contraint de jeter à la presse qui attend
1. Voir la Flore, jionwf/rafj/th/up, di'jà cilée ci-dessus, p. '74. Je juge inutile «le
donner la liste des mots darf^'ot que j'ai relevés ilaus des textes. H y a bien peu
de mois qui n'aient eu les honneurs de l'impression dans les journaux ou les
livres.
LA LANGUE ET LA WK 839
une prose liàtive. Il n'est personne qui ne se gâte la main à ce
rude métier.
Il n'en est i)as moins vrai que la langue pàtit de ces pratiques,
le journaliste se trouvant un peu, qu'il lo veuille ou non, le pro-
fesseur de style et de syntaxe de son public. Dès le commence-
ment de ce siècle, les [>uristes protestaient contre la corruption
de la langue par les Journaux. Le Journal grammatical se
livrait à des analyses critiques des Débats, du Constitutionnel,
de la Gazette, du Courrier, de la Quotidienne \ Que dirait
Lemare, s'il pouvait lire le Petit Journal ou les Suppléments
« littéraires » de certains de ses confrères?
Nous avons eu nous-mêmes du reste nos censeurs. Stapfer
dans ses Causeries parisiennes (p. ;31o), Scherer dans une lettre
à un journaliste {Et. sur la lilt. contemp., Y.), Eug-. Rambert
dans ses études sur les Questions contemporaines de Renan (Et.
littér., Lausanne, 1800, art! de 1868), ont montré le danger que
court la langue de se g'âter dans Tàpreté des polémiques et les
témérités des discussions improvisées devant une foule que
séduisent des formules sonores et creuses, et qui ne peut com-
prendre que des lieux communs, sans nuances, dardés par des
fanatiques comme des pierres de catapultes.
Entre journalistes, adversaires ou confrères, on reconnaît
aussi le mal, on se reproche de temps en temps d'ignorer le
français ou d'abuser un peu trop des clichés — le mot est de là.
Hélas ! Celles de ces formules qui ont péri, décidément trop
usées : le char de T Etat ou celui du progrès, Vécume de la
société, ont été remplacées par d'autres qui ne valent guère
mieux, et qui sont en nombre : corps du délit, voie de fait,
fait matériel, célébrités de la localité, sommités de la science,
rencontrer V approbation générale, Chorizon politique se rem-
brunit-.
J'ai mis plus haut au compte des parlementaires un certain
nombre de fâcheuses expressions et d'images absurdes. En sont-
ils les auteurs? C'est chose qu'on ne saura que dans bien long-
temps, quand on aura fait des milliers et des milliers de
1. Voir 1831, p. 29 et siiiv. Cf. p. 429.
2. Je ne parle pas des mots spéciaux de la profession : feuilleton, feuilleto-
niste, courriériste, soiviste, reporter, reportage, interrieir, édilorial, laisser sur le
marbre. Le métier a droit, comme tout autre, à sa technologie.
840 LA LA.NC.IK FRANÇAISE
dépouillements dont le premier n'est pas commencé. L'homme
politique ne parle souvent que d'après son journal, comme il ne
pense que par lui, et ce journal est YAvenii^ de X. ou \e Progrès
rie N., où un rédacteur compétent sur toutes choses tartine — le
mot est encore d'eux — sur les lois à faire comme sur les faits-
divers locaux. A qui, dans ces conditions, la paternité de Inrcau-
cratie, ou de cléricaiUel De même pour tant de mots de combat,
bondicusard , décembraiJJeur, et une infinité d'autres de toutes
sortes : candidater, conservatis)ne, assiette de Véiinilibre européen.
Or il en est ainsi pour toutes les autres matières. La presse,
dans les revues et même les journaux quotidiens, traite de tous
les sujets : de science et d'économie, de commerce et de sport,
de littérature et d'art. Elle [)articipe donc à la création quoti-
dienne qu'entraîne le développement de ces « spécialités ».
Mais il n'y aurait aucune raison de lui faire une place à part, si
elle n'était que productrice. Il suffirait de faire remarquer
qu'elle prend part entre le livre et la conversation à l'élaboration
de la langrue.
Influence indirecte. — Ce qui rend son rôle particulière-
ment intéressant, c'est qu'elle est le principal organe de trans-
mission, l'instrument de diffusion des nouveautés quotidiennes,
dont elle multiplie les chances de succès. A « rafTùt de l'actua-
ité », qu'elle soit artistique, sportive, ou industrielle, qu'elle
parle ani;lais, argot ou grec, elle In colporte et la fait connaître
infiniment plus loin en un jour qu'un livre ne la conduirait en
dix ans, si lu qu'il soit, et ainsi des mots de toute provenance
tombent en pluie continue sur le territoire. Or, si on songe que
nombre de ces mots nouveaux sont repris et répétés des cen-
taines de fois, on se représente quelle énorme action la presse,
répandue comme elle l'est, peut avoir sur la langue.
Au lieu de citer quelques exemples détachés', je vais pré-
1. Sclierer en noie un certain nombre avec assez de Justesse : " D'ahord des
lautologies ridicules : mais cppenduii/, bref enfin, panacée universelle, mirai/e
décevant; de l'argol d'airaires : le r' couicmf, par contre pour au contraire, à
nouveau pour de nouveau; des mots mal faits : ar/issenienls. On ne dit plus un
lieu mais une localité, une personne mais une personnalité, une qitanlilé mais
une masse, nombreux mais multiple, semblables mais similaires ou conr/énères,
profiler mais bénéficier, clore mais clôturer, distinr/uer mais différencier, un objet
mais un objectif, Imniain mais humanitaire, chasse mais art cynégétique, danse
mais chorégrap/iie, bains mais stations balnéaires. Ou l)ien on fait dériver les sens.
On <lit d'une chose qu'elle est réussie et d'un homme qu'il est impossible. On
LA LANGUE ET LA VIE 841
seiiter un tableau des mots nouveaux relevés dans les journaux
quotidiens parus le d6 mai 1899 à Paris et les hebdomadaires
de la même semaine. Encore n'a-t-on point tenu compte des
revues. Bien entendu les mots cités ne sont pas tous nés ce
jour-là, tant s'en faut, mais ils sont tous étrangers au diction-
naire de Littré. Je conserve l'ordre systématique adopté par
Darmesteter dans sa thèse, pour permettre au lecteur d'aperce-
voir et de comparer l'importance des divers modes de formation '.
Formation populaire '-.
DÉKiVATioN iMi'KuPKE : Noms communs tirés de noms propres : néréide
(remède contre le mal de mer, Scm. mécL, 10 mai, annonces); des hodinières
(Cri de P., 1 1 mai, 7, col. 1) ; un ci/rano (sorte de chapeau, Ln Fr., 1(j mai);
un ramullot (Rec. m., 15 mai); la ravachole [Éch. de P., 17 mai, p. 1, c. 5).
Noms communs tirés de noms communs : médecine (une femme, — Gr.,
11 mai, 2, col. 2); inyénieure (Ib.); déjjutée (II).); croquemorte (par plaisan-
terie, FamiL, 14 mai, 315, 2); co-équipière [J. des Sp., 16 mai, 1, c. 3); un
(jardenhi (gommeux, Q. /., 11 mai, 2, c. 2); po/o.s (coiffures, Rér. m., p. 2,
col. 1).
Noms communs tirés d'adjectifs : Vinterclub (nom d'une course, T. l. sp.,
14 mai, p. 2, c. o) ; un automuhde (J. des Sp., 1); un cycliste {Ib. 4); un
projectif {Vér., 16 mai, i, c. .")) ; Id douloureuse (note à payer, ÉcA. de P.,
1, c. i); des réduits [Antij., 1 i- mai t ; /les retoqués [fb.); les arricés (Pet. Cap..
emprunte maladroitement aux langues étrangères : spiriluel devient humoris-
tique: sot, snolj. — La répugnance à dire les choses simplement ne fait pas
seulement créer îles mois, elle fait inventer des circonlocutions, des tournures,
et quelles tournures! Je lisais dernièrement dans un journal « qu'un crime
venait de s'accomplir dans des conditions d'atrocité inouïe ». Vous représentez-
vous, mon cher ami, l'état mental d'un homme qui peut écrire une pareille
phrase? Faut-il être assez abandonné de Dieu et des hommes! »
1. Je dois le dépouillement donné ici à la complaisance de mon ancien élève
M. Frey, professeur agrégé au lycée du Puy, quia bien voulu, sur ma demande,
se charger de cette longue et minutieuse besogne.
■2. SiGMFiCAïiox DES ABHii: viATioNs : Act. /"e'w., Actiou féministe; Agricult. mod.,
Agriculture moderne; Antrj., Anlijuif; Ami. et M., Armée et Marine; Aur.,
Aurore; But. m., Bulletin médical; Cfun:, Charivari; Cri de P., Cri de Paris;
Croix, La Croix; Déb., Journal des Débats; Dép. colon., Dépêche coloniale; Éc/j.
de P., Écho de Paris; Éd., Éclair; Est., Estafette; Êv., Événement; Fam., La
Famille; Fig., Le Figaro; F. ch., France chevaline; Fr., La Fronde; G. de F..
(iazettc de France; Gaz. hebd. de me'd.. Gazette hebdomadaire de médecine;
Gil Bl., Gil Blas; Gr., Grelot; latr.. Intransigeant; Journ., Le Journal; J. des
Sp.. Journal des Sports; Lant., La Lanterne; Lib., La Liberté; L. Par., La Libre
Parole; La P., La Presse; Mat., Le Matin; Mon. Univ., Moniteur universel;
Nouv. J., Nouveau Journal; Paix, La Paix; Pat., La Patrie; Pèl. Le Pèlerin;
P. BL, Petit Bleu; Pet. Cap., Petit Caporal; Pet. J., Petit Journal; Pet. P..
Petit Parisien; Pet. R., Petite République; Pet. Temps, Petit Temps; Polit, colon..
Politique coloniale; Prog. m., Progrès militaire; Q. t.. Quartier latin; Réu. m..
Réveil militaire; Rev. Q. L, Revue du Quartier latin; Savog. Ht., Savoyard illustré
de Paris; Se. en /"., Science en famille; Sem. mêd.. Semaine médicale; Le S.,
Le Siècle; A7Xe S., Le XIX" Siècle; Silh., La Silhouette; Soir, Le Soir; Sp., Le
Sport; T. les Sp., Tous les Sports; Univ. et Monde, Univers et Monde; Vér.
La Vérité; Volt., Le Voltaire.
842 LA LANlllK FHANCAISE
IC) mai. ji. 1, c. ('() ; ttnjcnlnnh- (produit pour rcnlrelien de l'argenterie, Vr.,
Kl mai, ann.); dca frisoUfs (des ruches bouillonnantes de tulle, Famil., .'il",
cl; lin (jvinchu (L. Par.. 1(1 mai); un ruriUiniui' iSeiii. mrd., 10 mai, IGi,
c. 2); lin coquille (un volant formant ■ — Si/pK Ki mai^; <lcs culottcrs (/'. ]il.,
U) mai, p. 3, col. 4); dca dci/cncir!< {!>port, V.i mai, 2, c. ii; le dispense (Aiir.,
16 mai, 1. c. o); des inédits (chevaux n'ayant jamais paru aux courses,
J'Y. rh., i;j mai, 1, c. 3); les inti-llrclnels iSilli., 14 mai, 2, c. 2); les aiijres
{AntiJ.) ; un comprimé (Pet. /{., i 7 mai) ; /'• ijnind sntart [Pai-e, iù mai, 1 , c. 3) ;
un 2)criodique (Arm. et ///., I 1 mai, 211, c. 2); un pneumatique {T. I. sp., l)-
ralentis (des — de nutrition, Biil. m., \'.\ mai, VM, c. 1); les récitants (Cr.
de P., 14, c. 2); nos dirigeants (îh., 2, c. 1).
Noms communs tirés de mots invariables : les au-delà {a.\i sing. dansDarm.,
Thèse Pet. Par., 16 mai, 1, c. li ; des à côté (gens qui sont — Soleil, 16 mai).
Adjectifs tirés de substantifs : déconrenue (une commission — , Progr. m.,
13 mai); orfèvre (officines trop —, Silh., 3, c. 3); âme fonctionnaire (Ec,
1() mai, 2, c. 1); hoursieotière 'feuille — , Pel. H.]; conférencière (son œuvre
— P. Bl., 1, c. 2i.
Adjectifs tirés de participes : (jascoiinant (Q. t., 2, c. 3l ; eraclnitant [Tam-
Tam, 16 mai, 2, c. 3); désinjd ratants [BuL m., 565, c. 2); impressionnante
(victoire — ,F. ch., 2, c. 1); abâtardissante (action — , Pr. niéd., 13 mai, 188,
c. 2); trépidantes (sensations — , Déb., 16 mai, feuil. 1, c. 1); (jâtifiant
[Taffi-Tani, li mai, 2, c. 3); trémoussante (la névrose — , La P.); tordante
(amusante, ?îouc. j., 12 mai, 2, c. 6).
DÉRIVATION PRoPRK. Suffixes nominaux :
Extirpable {Presse méd., lo mai, ISa, 2l: injectable [Sem. med., 10 mai,
ann. int.); Paris-cyclable [Sp., 16 mai, 1,3); réhieulable {Prour. m., 13 mai);
dérobade {Cri de P., 14 mai, 16, 1); édisonades [Su])., 16 mai); montépi-
nades {Rei\ Q. L, 14 mai, 2, 2); rcatrinadcs {(}il BL. 16 mai); boycottage
{AntiJ., 14 mai); cocuflage {Gr., 14 mai, 3, 3) ; end)alla(/e {icrmc de cyclisme.
Vélo, 16 mai, 1,5); li/solai/e (traitement par le lysol, Agricul. mod., 14 mai,
33o) ; nickelage (J. des sp., 16 mai, î); papotage {Vér., 16 mai, 1, 1); pour-
centage {Dép. colon., 16 mai) ; ratage {Gil BL, 16 mai); steppage {Gaz. hebd.
de méd., \i mai, 460, 2); virage (dans un vélodrome, Journ., 16 mai, 4, 4);
crevaison (d'un pneumatique, J. des sp., 16 mai, 4) ; chéquard {Antij.. 1 1 mai) ;
fouinard [Sup., 16 mai); galonnard {AntiJ., li mai); ignard (Est., 16 mai):
pédalard (le monde — Silh., 14 mai, 3, 3); portefeuillard (Intr., 17 mai);
and/iance {Savoy, de P. ilL, 13 mai, 1, 4); attirances (Q. /., 11 mai, 2, 4);
eonjonctival (Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 468, 1) ; créosotal (Pr. méd., 13 mai,
ann. inl.) ; prudhomal (élection d'un prud'homme, Aur., i déc, 3, 4); sen-
sationnel {Gil BL, 16 mai); inanitic (qui meurt d'inanition. Gaz. hebd. de
méd., 14 mai, 459, 2); iodoformc {Pr. méd., 13 mai. ann. int.); mentholé
(Gaz. hebd. de méd., l'i mai, 3); naphtaline {Agricul. miuL, 14 mai, 335);
pharyngé {Bul. m., 15 mai, 46 i-, 2) ; qiiinié {Pr. méd., 13 mai, ann. int.) ; sélec-
tionné (espèces sélectionnées, Agricul. mod., 14 mai, 336); sténose {Pr. méd.,
13 mai, 187, 3); plébiscité (un Napoléon, — Pet. Cap., 16 mai, 1, 5); brome
{Pr. méd., 13 mai, ann. int.); tuyauté (cheval — F. ch., 13 mai, 1, 5); hernie
{Pr. méd., 13 mai, 186, 2); citrate (papier, — Se. en f., 15 mai, couvert. 4);
bromure {Sem. méd., 10 mai, ann.); bromoformc (Pr. méd., 13 mai, ann.
int.); benzoïné (Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couvert. 6); glycérophosphaté
LA LANGIE ET LA VIE 843
[Gaz. hcbd. (le iiird., 11 mai, couvert. 6); mponinc (coaltar, Pstt, ['À mai);
atlovrksement (atterrissage d'un ballon, Soir, 16 mai, i, 1); chambardement
{Mon. unir., 16 mai, 2, 2); emballement {Volt., 16 mai, 1, 1); étripements
[Q. /., Il mai, 2, 1): vrpintnrluremcnt (Q. /., 11 mai, 2, 3); signalement
(action de signaler. Se. en /'., 15 mai, l'JO, 2); bicyclette {J. des Sp., 16 mai,
1, 3); creuselte (liqueur fabriquée dans le drp. de la Creuse, Q. /., 14 mai,
4, 3); électrir/uettcs {Sup., 10 mai); in jurettes {Sup., 16 mai); midinettes
{Act. fém., 10 mai, o, 2); pélroleltes [Snp., 16 mai); qitadruplette [Lili.,
16 mai, 3, 2); revuctte {Journ., 16 mai, 4, 0); triplette {La. P., 10 mai);
voiturette {Sup., 16 mai); zouavette {Xouv. J., 12 mai, 3, 3); centre-druitier
[Éch. de P., 17 mai, 1, o) ; c/yrt//>»\s' (association de poètes provinciaux. Char.,
16 mai); cocardier {Temps, 16 mai, 2, 4); corsager (ouvrière corsagère, Fr.,
16 mai, 6, 6); gaucher (député de la gauche, Antij., 14 mai, 2, (j);jupicr
(jeune lille jupière, Fr., 10 mai, 0, 6); lanternier (liseurs de la Lanterne,
Croix, 10 mai, 1, 4); les jMts-de-viniers {L. Par., 16 mdii) ;braillarderie {Tam-
Tam, 14 mai, 4, 2); clownerie {La P., 16 mai); fripouillerie {Antij., 14 mai);
fumisterie (farce, Fr , 16 mai, 1, 4); furibonderies {L. Par., 16 mai); Iiomar-
dcrie {Soir, 10 mai, 4, 2); marlouterie {La P., 16 mai); politicaiUerie {Volt.,
16 mai, 1, 3); rosserie [Q. /., 11 mai, 3, 1); lieillotcrics {Q. /., Il mai, 3, 2);
bêcheur {(}il BL, 16 mai); blondeurs {Q. /., 11 mai, 2, 5); bonaparteux{Aur.,
16 mai, 1, 6) ; bon-boekeur (membre de la Société du bon bock, Silh., 14 mai,
2, 3); bunimenteuses {Sup.,^^» mai); cercle ux {Q. /., 11 mai, 2, 2); écrémeuse
{Agricult. nwd., 14 mai, 33 1, 3); flirteuse {Q. /., 11 mai, 3, 2); galopcur
{F. ch., 13 mai, 2, 1); handicapeur (Temps, 16 mai, 3, 6); matchcur {T. l.sp.,
14 mai, 3, 2); pédaleuse (Vélo, 16 mai, 1, 0); .soufreuse {Agricult. mod.,
14 mai, 331, 3); tapeur {Sp., 16 mai, 1, 1); théâtreuse (Q. /., 11 mai, 3, 3);
touffeur {Q. /., 11 mai, 2, 4); cnclosure {La P., 16 mai).
Suffixes verbaux :
Adjcctivcr {Sup., 16 mai); adverser (Antij., 14 mai); agisser {Fr.. 16 mai,
1, 4); dynamiter (Croix, 16 mai, 1,3); flirter (Char., 16 mai); fuguer [Rcv.
idéal., 13 mai, 225, 1); interviewer (Intr., 17 mai); matcher (T. l.sp., 13 mai,
2, 1); pédaler (Pet. Cap., 16 mai, 1, 2); polémiquer (Pél., 14 mai, 0, 2); sr
sclcro.u^r [Bull, m., 13 mai, 404, 3); sobriquetter {Tam-Tam, 14 mai, 4, 2).
Suffixe adverbial : Baetériologiquement {Pr. méd., 13 mai, 187, 1); ravis-
samment {Noue. J., 12 mai, 3, 2); sport irement {Vélo, 10 mai, 1, 1); thermi-
quement [Rev. Q. t., 14 mai, 3, 1).
Juxtaposition. Adjectif et substantif: un cent heures (un coureur, Vélo,
10 mai, 1, 4); claire-vue (L. Par., 10 mai); deux autres trois ans (chevaux
de trois ans. F. ch., 13 mai, 1, 5) ; demi-finale (terme de cyclisme, J. des Sp.,
10 mai, 1,2); demi-portion {Antij., 14 mai); demi-sang {F. ch., 13 mai, 2, 1);
demi-stabulation {Polit, colon., 10 mai, 1, 4); dernier bateau {Sup., 16 mai);
franc-fdeur (Intr., 17 mai); haut parleur (téléphone, Temps, 10 m&i); jeune-
gourdin (antisémite, Aur., 10 mai, 3, 3); juste-milieu (Éch. de P., 17 mai,
1, 5) ; petit bleu (Aur., 10 mai, 2, 2) ; petiteinain {Cri de P., 14 mai, 2, ann.);
quatre-ans (cheval de 4 ans, Paris-Sp., 16 mai, 1, 5); Tout-Paris (le /. des
Sp., 16 mai. 1, 2).
Composition: article-réclame {Antij., 14 mai); bateau-feux {Arm. et m.,
14 mai, 210, 2); bateau-phare {Arm. et m., 210, 1); bicyclette-tandem {Mal.,
16 mai, 3, 3); blanc-pervenche (Deb., 10 mai, 3, ù); bon-prime {PéL, 14 mai,
844 LA LANGIK FRANÇAISE
lo, 2); l>rrluqi{fs-priincs [lùiiii., 11- mai, 318, 1) : rh(i/>cf(ii-/iiiinv {Fnm., 14 mai,
318, 1); coca-thclnc (Pr. méd., 13 mai, ann. int.); collc-soudiire {Se. en f.,
1;» mai, ann. Int.); collet-prime (Fam., li mai, 318, 1); ci/cles tris-reworques
(Vélo. 10 mai, 2); éthyleur, élhi/leitsc (appareil à aneslhésier, (iaz. hehd. de
mcd., 14 mai, couv. 1); faulciiil-priiiie {Fam., 14 mai, 318, 1); frein-éperon
{Rev. m., 15 mai, 4, 4); infirmerie-dinbuldnce (Poiitiq. colon., 16 mai, 2, 3);
kola-coca {Sem. méd., 10 mai, ann. int.); kola-peptone (Scm. méd., 10 mai,
xxxiv); moissonneuse-lieuse (Ayricull. mod., 14 mai, 'S26); paletot-sac {Déb.,
16 mai, 3, G); Paris- Vclo (J. des Sp., 15 mai); plwnedampe {Q. /., 11 mai,
3, 4) ; p()lo-c!/cle(T. l. sp., 1 î mai, 2, 5) ; ruhan-écharpe {Fam., 14 mai, 317, 1) ;
slatal-h/pe {Lib., 16 mai, 1,1); tcrpine-coca {Dul. m., 13 mai, 458, ann.);
vélo-club (J. des Sp., 16 mai, 2, 5); viclnj-parqatif {Croix, 16 mai, 4, 3); voi-
letle-primc {Fam., 14 mai, 318, 1); voitare-unnonce (Pet. Temps, 16 mai); voi-
ture-rcelame {Fch. de P., 17 mai, 3, \);\oagon-bar {Tam-Tam, 1 i mai, 8, ann.).
Lonq-drapé {Déb., 16 mai).
Garde-bouc (J. des Sp., 16 mai, 3, 6); ehnaffe-bains [Sr. en /'., 15 mai, ann.
in t.); Uxhc-dos {Rev. Q. /., 14 mai, 1, 5).
Composition par particules : Dcconqestionner {Gaz. hehd. de méd., 14 mai,
468, 2); déodorisé {Se. en /'., 15 mai, 192, 2) ; désodoriser {Gaz. hebd. de méd.,
14 mai, 468, 2) ; emprintané {Sup., 16 mai) ; endeuillé {Sup., 16 mai) ; enqran-
dcuillc {Cri de P., 14 mai, 14, 1); enjuivé {Antij., 14 mai); encorbeillé
{Noiiv. J., 12 mai, 1, 4); ensoleiller {Rev. m., 15 mai, 3, 2); s'entretraiter
{Sup., 16 mai); redispenser {Ib.}; rc-premicre {Nouv.J., 12 mai, 1,5); resurgi
{Tam-Tam, 14 mai, 4, 2) ; re-textuel {Paix, 16 mai, 1, 3); sanschuine {Journ.,
16 mai. 4, 4); sous-capsulaire {Bul. m., 13 mai, 467, 3); sous-épinal {Volt.,
16 mai, 1, 3); sous-muqucux {Pr. méd., 13 mai, 225, 2); sous-nasal {Sem.
méd., 10 mai, 168, 3); sous-périostique (Pr. méd., 13 mai, 189, 1); sous-
phrénique (abcès — Pr. méd.. 13 mai, 187, 1); sous-préputial {Gaz. hebd. de
méd., 14 mai, 468, 2); sous-ruhriques {T. l. sp., tî mai, 3, 4); surclassé (F.
ch., 13 mai, 1, 5).
Formation savante.
Emprunts ai; latin : condmrer (Gaz. hebd. de méd., 1 1 mai, î-58, 1) ; cruenlé
{Pr. méd., 13 mai, 187, 3); floride {But. m., 13 mai, 4()3, 1); grandiloque
{Volt., 16 mai, 2, 2); indolence (absence de douleur, Pr. méd., 13 mai,
191, 1); inexpert {Q. /., Il mai, 2, 5); sanatorium {Rev. m., 15 mai, 3, 3).
DÉRIVATION LATINE. Suffixes nominaux : appendiculaire {Pr. méd., 13 mai,
187, 3); asperf/illairc {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 464, 1); leucocytaire {Bul.
m., 13 mai, 466, 1); protocolaire {Q. /., 11 mai, 3, 4); championat (T. /. sp.,
14 mai, 2, 5); copahivate {Ed., 17 mai, 4, 5); peptonate (Gaz. hebd. de méd.,
14 mai, couv. 1); sozoiodolate {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 468, 2); améri-
canisation {Sup., 16 mai); circination {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 6);
déminéralisation (Bul. m., 13 mai, 466, 1); déphosphatisatlon {Pr. méd.,
13 mai, 191, ann.); e.rtériorisalion {La P., 16 mai); imprégnation {Gaz. hebd.
de méd., 14 mai. 460, 2); lexiviation {Agricult. mod., 14 mai, 325, 2); liché-
nification {Pr. méd., 13 mai, 188, 2); syntonisation {Arm. et m., 14 mai,
210, 2); embétatoire {Antij., 14 mai) ; jonathanesque {Fam., 14 mai, 315, 2);
vaudevitlesqiie {Q. /., 11 mai, 3, 1); ministresse {Gr., 14 mai, 2, 2); sénato-
resse {Gr., 1 1 mai, 2, 2); pélrolum (lotion pour les cheveux, Fam., 14 mai,
LA LANGUE ET LA VIE 84S
319); emphysémateux {Sem,. méd.. 10 mai, 164, 2); épithéiiomateux (Gaz.
hebd. de méd., 14 mai, 460, 1); fibromateux [Gaz. hebd. de méd., 14 mai,
46o, 2); impétifjineux [Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 6); talentueux {Cri
de P., 14 mai, 6, 1); volubllUeux [Pet. Cap., 16 mai, 1, 6); acaténicn (T. /.
sp., 13 mai, 1); adénoïdien (But. m., 13 mai, 46i, 2); ai/rarien (nom d'un
parti en Allemagne, Déb., 16 mai, 2, 1); balzacien {Ec, 16 mai, 1, 1); bis-
marckien {P. Bl., 16 mai, 1, 6); crifipinien {Vér., 16 mai, 1, 2) ; ébéen (Tam-
Tam, 14 mai, 4, 2); hertzien [Fam., 14 mai, 307, 1); libérien {Temps, 16 mai);
■microbien {Pr. méd., 15 mai, 184, 3); rhodésien (partisan de Cecii Rhodes,
Pat., 16 mai); sarceyen (Q. t., 11 mai, 3, 1); thyroïdien {Pr. méd., 13 mai,
ann. int.); zanardelliens {Est., 16 mai); abricotine {Arm. et m., 14 mai,
couv.); bammatricine {Fig., 16 mai); bénédictine {Lib., 16 mai, 3,4); boricine
(Pr. m.éd., 13 mai, 184, 1); cascarazine {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 7);
cherinc (Pet. P , 16 mai, 4, 6); chrysnrobinc {Scm. méd., 10 mai, 168, 3);
créméine {Agricult. mod., 14 mai, 336); créoline {Gaz. hebd. de méd., 468,2);
émaiUine {Fig., 16 mai); cmmenine {Fam., 14 mai, 319, ann.); exsudatine
{Pr. méd., 13 mai, ann. inl.) ■,kolanine {Sem. méd., 10 mai, xxxiv); lanoline
(Sem. méd., 10 mai, 168, 3); maltijie {Sem. méd., 10 mai, ann. int.); mannine
{Pr. méd , 13 mai, ann. int.); monastine {Ai^m. et m., 14 mai, couv.); neu-
rosine [Bul. m., 13 mai, 468, 3); pangaduine {Ed., 17 mai, 4, 6); papaïne
{Sem. méd., 10 mai, ann. int.); phénédinc {Bnl. m., 13 mai, couv. 3, ann.);
phosphatine {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 3); picardine {Char., 16 mai,
4, a.nn.) ; pipcrazine {Sem. méd., 10 mai, ann. int.); saccharine {Se. en f.,
15 mai, couv. 2); sphérulinc {Pr. méd., 13 mai, ann. int.); strophantine
{Sem. méd., 10 mai, xxxiv) ; tamarine {Char., 16 mai, 4, ann.); thyroîdine
(Pr. méd., 13 mai, ann. int.) ; toxine (Bul. m., 13 mai, 465, 3) ; xyline {P. BL,
16 mai, 4, 2); amateurisme {Sup., 16 mai); athlétisme (Pet.J., 16 mai, 3,5);
automobilisme {La P., 16 mai); boulangisme {Pat., 16 mai); cabotinisme
(La P., 16 mai) ; capitalisme (Act. fém., 16 mai, 2, 1) ; chéquardisme (G. de F.,
16 mai) ; cyclisme {J. des Sp., 16 mai, sous-titre) ; d reyfasisme {Antij., 14 mai) ;
je rnenfichisme (La P., 16 mai) ; cthylismc (Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 460, 2) ;
féminisme {Fr., 16 mai, 1,5); gourmétisme (Act. fém., 15 mai, 5, 2); hippisme
(Sp., 16 mai, 1, sous-titre); infantilisme (Pr. méd., 13 mai, ann. int.);
modernisme (Soir, 16 mai, 2, 3); nautisme (Év., 16 mai, 4, 4); néphrétisme
{Bul. m., 13 mai, 463, 2); panamisme (G. de F., 16 mai); panurgisme {Fr.,
16 mai, 5, [); pétrolisme {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 463, 2); saturnisme
(Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 460, 2); vaginisme (Gaz. hebd. de méd., 14 mai,
463, 2); autographiste {Le S., 16 mai, 1, 6); automobiliste (Journ., 16 mai);
buriniste (Cri de P., 14 mai, 6, 2); congressiste (La P., 16 mai); contorsion-
niste (Nouv. J., 12 mai, 3, 4) ; couriéristc {GilBL, 16 mai) ; cycliste (exposition
— J. des Sp., 16 mai, 1, 4); état majoriste (Pet. R., 17 mai); féministe {Act.
fém., 16 mai, 2, 3); internationaliste {Rév. m., 15 mai, 3, 4); kneippistcs
(L. Par., 16 mai); méliniste {Cri de P., 14 mai, 2, 2); motocycliste {Vélo,
16 mai, 1, 1); nationaliste (L. Par., 16 mai); panamiste (G. de F., 16 mai);
solutionniste {Se. en f., 15 mai, 48, 1); soiriste (Gil EL, 16 mai); técéfiste
(membre du Touring Club de France, Sup., 5 déc, 4, 2) ; trapéziste {Nouv. J.,
12 mai, 2, 1) ; verrophoniste (Nouv. J., 12 mai, 2, 3) ; voituriste {Vélo, 16 mai,
3, 4); acncique (Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 6); adénopathiquc (Pr.
méd., 13 mai, 185, 2); agonique {Gaz. hebd. de méd., i't mai, 4.j8, 1); amyo-
846 LA LANGUE FRANÇAISE
trophique {Gaz. Iiehd.de mé(L,ii mai, 461, 2); anachronique {P.fr., 16 mai);
hibliophiUquc {Intv., 17 meii) ; cri/oncopique (Sem. méd., 10 mai, x.wii, 3);
<h/spnciqne {Sem. méd., 10 mai, 163, 2); dystociqite (Pr. méd., 13 mai, 187, 3) ;
i/h/coijénctique {Gaz. heb. de méd., 14 mai, 457, 2); glycolitiquc (Gaz. hchd.
de méd., 14 mai, i-57, 2); fn/poglobulique {Btd. m., 13 mai, 462, 3); knléi-
doscopiqiie (Sp., 13 mai, 2, 4); Uth'umquc {Bul, m., 13 mai, 463, 2); morphi-
niqiic {Pr. méd,, 13 mai, 228, 1); psoriasique (Pr. méd., 13 mai, 188, 3);
radiographiquc {Sc.enf., 15 mai, couv.. 4); rhyzomélique {Gaz.hebd.de méd.,
14 mai, couv. 2); séborrhéique {Gaz. hebd.de méd., 14 mai, couv. Oj ; scméio-
logique [Gaz. hebd.de méd., 14 mai, 464, 1); sphijgmographiquc {Sem. méd.,
10 mai, 162, 2) ; sporadique {Le S., 16 mai, 1,5); uratique {Rev. méd., 13 mai,
185, 1); vélocipédique {P.sp., 16 mai, i, 3); aggintinabilité {Bul. m., 13 mai,
466, 2); intempestivité {La P., 16 mai); inentalilé {Béi}. Q. !.. 14 mai, 1, 6);
mso-motricité {Pr. méd., 13 mai, 227, 2).
Suffixes verbaux: s'angéliser {L. Par., 16 mai); conférencier (Q. I., 11 mai,
1, 2); épileptimnt {Se. en f,, 15 mai, 188, 2); maternisé {Sem. méd., 10 mai,
xxxi, 3); pastellisée (aquarelle, Savoy, ill., 13 mai, 1, 3).
Composition latine. Substantif et adjectif ou substantif dérivé du verbe :
bactéricide {Gaz. hcbd. de méd., 14 mai, U)'i, I); cidricolc {Agricult. mod.,
14 mai, 329, 1); microbicide {Sem. méd., 10 mai, ann. int.).
Attribut et verbe : frigorifier {Agricult. mod., 14 mai. 322, 1); statufier
{Cri de P., 14 mai, 1, i).
Substantif et substantif : ignipiincture {Bul. m., 13 mai, 466, 3).
Composition par particules : bi-borax {Déb., 16 mai, 3, 3); bi-cenienaire
{Fam., 14 mai, 315, 1); biconique {Pr. méd., 13 mai, 187, 3); co-équipier
{Pet. R., 17 mai); compénétrer {Peup. fr,, 16 mai); comutilé {Intr., 17 mai);
extra-triple sec (Rév. m., 15 mai, 4,2); extra-violette {Aur., 16 mai, 4, 3);
impassahle {Polit, colon., 16 mai, 2, 1); indolore {Sem. méd., 10 mai, 168, 2);
incoordination {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 461, 1); incoordonné {Gaz. hebd.
de méd., li mai, 461, 2); incroyance (Rév. Q.I., 14 mai, 1, t); infranchi
{Fam., 14 mai, 310, 2); ingodté {Q. L, 11 mai, 2, 4); ingouvernable {G. de F.,
16 mai); inlassable {Pet. Cap., 16 mai, 1, 6); inobservable (Se. en f., 15 mai,
180, 2); inodulaire (Pr. méd., 13 mai, 187, 3); interclub (Vélo, 16 mai, 1, 2);
interhépalo-diaphragmatique {Bul. m., 13 mai, 468, 1); interscolaire (T. l.
sp., 14 mai, 3, 1); intra-alvcolaire (Sem. méd., 10 mai, 103, 3); intrngingival
(Pr. méd., 13 mai, 190, 2); intramusculaire {Sem. méd., 10 mai, 168,2);
intra-péritonéal (Pr. méd., 13 mai, 225, 3); inlrapleural (Sem. méd., 10 mai,
163, 2); intrasplénique {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 464, 1); post-opératoire
(Gaz. hebd. de méd.,-['t mai, 466, 2); post-scolaire {Fr., 16 mai, 5, 3); pré-
maxillaire (Fr., 16 mai, 1, 5); anti-féministe (Fr., 16 mai, 1, 5); antigas-
tralgique {Se. en f., 15 mai, ann, int.); antihalo (terme de photographie,
.Se. en f., 15 mai, couv. 4); anti herniaire (Croix, 16 mai, 4, 3); antijuif
(L. Par., 16 mai); anti-militariste (Silh., 14 mai, 2, 1); antirevisionnistc
(Savoy. ///., 13 mai,' 2, 1); antisémitisme (Pai.v, 16 mai, 1, 1); antistreplo-
coccéique {Pr. méd., 13 mai, 191, ann.); anti-soif (Vélo, 16 mai, 4, 3); anti-
pelliculaire {Gaz. hcbd. de méd., 14 mai, couv. 2); antitoxique (Gaz. hebd. de
méd., l 'i mai, 457, 2); asystnlic (Sem. méd., 10 mai, 167, 2); dystrophie {Pr.
méd., 13 mai. 188, 1): euphorie [Sem. méd., 10 mai, 164, 2): enquinine
(But. m., 13 mai, couv. 3, ann.i; hyperarlirité (Pr. méd.. 13 mai. 228, 1);
LA LANGUE ET LA VIE 847
htjpcrazulHi'ic (Bal. m., 13 mai, 463, 1); hypetchlorhydrie [Bal. m., 13 mai,
463, 1); hcmi-hjjperesthésie [Scm. mcd. , 10 mai, 165, 3); hypercvcitabilitc
(Pai.r, 16 mai, 1, 3); hi/po'fjlijccmic {But. m., 13 mai, 466, 1); hijpoazotiirir
{Bill, m., 13 jnai, 463, 1); hypotension [Scm. mcd., 10 mai, 166, 1); hypo-
tliennic {Biil. mcd., 13 mai, 466, Ij; mctamcrle {Gaz. hehd. de méd., 14 mai,
couv. 6); paramclrUe {Pr. mcd., 13 mai, ann. int.); para-scolaire {Fr.,
16 mai, 5, 3); parasyphilis {Pr. mcd., 13 mai, 188, 2); pcri-apjjendicidaire
{Pr. mcd., 13 mai, 189, 2); pcrisplcaique {Gaz. hehd. de mcd., 14 mai, 16 i, 1 ;
Pr. méd., 13 mai, 189, 1); prépcrincal (Pr. mcd., 13 mai, 185, 3),
Emprunts ai; grec : argon {Scm. méd., 10 mai, 164, 1); cycle (J. des Sp.,
16 mai, 1, 3); jjtose (Gaz. hehd. de méd., 14 mai, 467, 1).
DÉRIVATION GRECQUE. Suffixes nominaux : cinématographie (Sup., 5 déc,
1, o); colombophilie (Sp., 16 mai, 1, sous-titre); curie (Sem. méd., 10 mai,
xxxil, 1); éosinophilic (Pr. méd., 13 mai, 187, 2); appendicite {Pr. méd.,
13 mai, 187, 2) ; mastoïdite (Sem. méd., 10 mai, xxxii, 3); myocardite (Sem.
méd., 10 mai, 167, 2); sinusite {Pr. méd., 13 mai, 189, 1); aspcrgillose
(Gaz. hebd. de méd., 15- mai, 404, I); lévulose (Pr. méd., 13 mai, 228,3);
phagocytose (Scm. méd., 10 mai, 166, 3); somalose (Joum., 16 mai); spondy-
lose (Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 2).
Composition grecque. Composition par particules : acapnie {Scm. méd.,
[0 mai) ; acatènc (La P., 1(> mai); anoxhémic (Scm. méd., 10 mai, 162, 3);
anti-autoritaire (Act. fém., 16 mai, 2, 2); anti -bacillaire [Gaz. hebd. de méd.,
14 mai, couv. 1); anti-catarrhal (Pr. méd., 13 mai, ann. int.); antidiphté-
rique (Sem. méd., 10 mai. xxxiii, 2); antidreyfusard (Antij., 14 mai); anti-
dyspeptiqne (Bal. m., 13 mai, couv. 3, ann.).
Composition à l'aide de pseudo-suflixes grecs provenant de mots apocopes :
airol (Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 468, 2) ; amidol (Se. en fam., 15 mai, 178, 1) ;
apiol (Gaz. hebd. de méd,, 14 mai, couv. 3); cucalyptol (Pr. méd., 13 mai,
ann. int.); gaïacol (Pr. méd., 13 mai, ann. int.); glutol (Sein, méd., 10 mai,
ann. int.); ichthyol (Bul. m., 13 mai, couv. 3, ann.); laurénol (Tam-Tam,
14 mai, 2, 1); lycétol (Scm. méd., 10 mai, ann. int.); lysol (Agricult. mod.,
14 mai, 335); menthol {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 3); morrhuol (Gaz.
hebd. de méd., 14 mai, couv. 8); protargol (Gaz. hebd. de méd., 14 mai,
464, 2); reconstituol (Éch. de P., M mai, 4, ann.); saccharole (Gaz. hehd. de
méd., 1 \ mai, couv., 4) ; thiocol (Pr. méd., 13 mai, ann. int.) ; thiol (Pr- méd.,
13 mai, ann. int.); thymol (Nouv. J., 12 mai, 4, 6); traumatol (Bul. m.,
13 mai, couv. 3, ann.); ealidol [Bul. méd., 13 mai, couv. 3, ann ).
Composition à l'aide de radicaux grecs : adénoïde (Bul. m., 13 mai,
464, 2); adénopathie (Pr. méd.. 13 mai, 185, 2); anthocyanine (Pet. Temps,
10 mai, 3, 2); callophonc (lampe, Se. en f., 15 mai, 178', 1); cholécysto-
tomie {Bul. m., 13 mai, 467, 3); chorio-rétinite (Pr. méd., 13 mai, 188, 1);
chromatolysc {Sem. méd., 10 mai, 166, 3); cinématographe (Temps, 16 mai,
3, 5); colopexie (Pr. méd., 13 mai, 180. 3); cypridologic (Bul. m., 13 mai,
457, 3); cysto-fibrome (Scm. méd., 10 mai, xxxii, 3); cysto-sarcomo {Sem.
méd., 10 mai, xxxii, 3); cytologie (Sem. méd., 10 mai, 166, 3); discoïde (sorte
de bonbons, Sem. méd., 10 mai, ann. int.); dynamogénie (Sem. méd., 10 mai,
165, 3); endométrite (Pr. méd., 13 mai, ann. int.); entérectomic (Pr. méd.,
13 mai, 185, 3); entéroptose (Gaz. hehd. de méd., 14 mai, 467, 2); éosinophile
(Pr. méd., 13 mai, 187. 2: Bul. m., 13 mai, 467, 2); épididynu-elomie
848 LA LANGUE FRANÇAISE
(Sem. mcd., 10 mai, 165, 2j; cpilcptoulc {Gaz. hchâ. de mal., 14 mai,
462, 1); gastrectomie {Sem. méd., 10 mai, 165, 2); gaatroptose {Gaz. hebd.
de méd., 14 mai, 467, 1); oastrostomic [Pr. méd., 13 mai, 187, 2); héma-
tomijclie {Gaz. hebd. de mcd., 14 mai, 464, 2); hématopoièse {Sem. méd.,
10 mai, 161, 1); hépatoptose {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 467, 2); histoijé-
nèse {Sem. méd., 10 mai, xxxiir, 1); hystérectomic {Gaz. hebd. de méd.,
14 mai, 465, 1); isotomie {Sem. méd., 10 mai, xxxii, 3) ; karyokinèse {Pr. méd..
13 mai, 187, 2); kcratoplastique {Sem. méd., 10 mai, 168, 3); lijmphadénome
{Pr. méd., 13 mai, 187, 2); lymphoide {Bul. m., 13 mai, 464, 2); mécano-
thérapie {Rei. méd., 13 mai, 184, 3); mégalomane {Temps, 16 mai); motocijcle
{Vélo, 16 mai, 1, 1); myopathie {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 461, 2);
myxœdème {Pr. méd., 13 mai, ann. int.); mégaloscope {Pet.J., 16 mai, 1, 1);
néo-boidangiste {Volt., 16 mai, 1, 1); néoformé {Gaz. hebd. de méd., 14 mai,
i68, 1); néo-impressionnisme {Cri de P., \\ mai, 6, 2); néphroptosc {(}az.
hebd. de méd., 14 mai, 467, 1); néphrostomic {Sem. méd., 10 mai, 165, 3);
neuro-kola {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 5); neuro-musculaire {Sem.
méd., 10 mai, 165, 3); neuronophage {Sem. méd., 10 mai, 167, 1); neuro-
pathologie {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 460, 1); neuro-phosphate {Gaz. hebd.
de méd., 14 mai, couv. 5); oxy hémoglobine {Sem. méd., 10 mai, 163, 1);
panthéomanie {Volt., 16 mai, 2, 2); phagocyte (Sem. méd., 10 mai, 166, 3);
phonorama {Peup. fr., 16 mai); phosphaturie {Gaz. hebd. de méd., 14 mai,
couv. 5); phosphoglobine {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 2); plasmolyse
{Sem. méd., 10 mai, xxxii, 3); pneumocoque {Bul. m., 13 mai, 468, 2);
poliomyélite {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 461, 2); pollakiurie {Gaz. hebd. de
méd., 14 mai, 461, i); polyglycérophosphate {Bul. m., 13 mai, 458, ann.);
polykystique {Pr. méd., 13 mai, 189, 3); polynévrite {Gaz. hebd. de méd.,
14 mai, 461, 2); polypnée {Pr. méd., 13 mai, 228, 2); pyométrie {Gaz. hebd.
de méd., 14 mai, 464, 2); rhinomicosc {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 464, 1);
rhinoscopie {Sem. méd., 10 mai, 168, 3); scléro-kystique {Pr. méd., 13 mai,
187, 3); spermogenèse {Bul. m., 13 mai, 466, 2); sphygmomanomètrc {Sem.
méd., 10 mai, 162, 2); splénectomie {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 464, 1):
splénomégalie {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 464, 1); sfaphi/locoque {Pr. méd.,
13 mai, 184, 3); stéréosténe {Pèl., 14 mai, 15, 2); stomatologie {Q. /.. 11 mai,
3, 4); streptocoque {Pr. méd., 13 mai, 184, 3); syphiligraphie {Pr. méd..
13 mai, 188, 1); syringomyélie {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 464, 2); trachc-
lorraphie {Pr. méd., 13 mai, 188, 1); trichotillomanie {Pr. méd., 13 mai,
188, 2); trophoncvrose (Gaz. Jiehd. de méd., 14 mai, couv. 6); zooglér (But. m.,
13 mai, 465, 1).
Composition hétérogène : Aéro-Club {Sp., 16 mai, 1, 5); aéro-élec-
trique [Fam., 14 mai, 307, 1); aridophile {Sem. méd., 10 mai, 160, 3);
anatomo -pathologique {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 45'.), 2); antéro-externe
{Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 461, 1); antimonio-ferreux {Pr. méd.,
13 mai, ann. int.); arabophile (S., 16 mai, 2, 1); arabophohe {Le S.,
16 mai, 2, 1); auto-conduction {Bul. m., 13 mai, 457. Ij; auto-for g erie {Fr.,
16 mai, 2, 2); auto-intoxication {Bul. m., 13 mai, 457, 1); auto-recrutement
{Déb., 16 mai, 2, 5); benzo-iodhydrine {Pr. méd., 13 mai, ann. int.); benzo-
naphtol {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, couv. 7); benzoyl-pseudo-tropéine (Pr.
méd., 13 mai, 190, 1); biblio-chansonomane {Sup., 16 mai); bromoforme {Bul.
m., 13 mai, 458, ann.); bromo-mdé (Pr. méd., 13 mai, ann. int.;*. cablo-
LA LANGUE ET LA VIE 849,
gramme (Dép. col., 16 mai); collectionomanie {Sup., 5 déc, 1, 5); coxotiiber-
culose {Pr. mcd., 13 mai, 18i, 3); diazo-réaction {Gaz. hehd.deméd., 14 mai,
couv., 2),; clectro-métallim/iste {Sc.enf., 15 mai, 180, 1); éthéro-opiacé {Scm.
mcd., 10 mai, xxxii, 3); cxcito-stupéfiant (Se. en f., 15 mai, 188, 2); ferro-
arsenical {Pr. méd., 13 mai, ann. int.); f'errotype (P. Bl., 16 mai, 1, 1) ;
fixo-viragc {P. BL, 16 mai, 1, 1); formochlorol {Fig., 16 mai); fronto-maxil-
laire {Pr. mcd., 13 mai, 189, 1); gastro-entérostomie {Sem. mcd., 10 mai,
165, 2); gclatinobromure {Se. en /"., 15 mai, 178, 1); glycéro-phosphate (Bul.
m., 13 mai, couv. 1); hémogallol (Gaz. hehd. de méd., 14 mai, couv. 2);
hémoneurol {Sem. mëd., 10 mai, xxxiv); hémophosphine {Pr. méd., 13 mai,
ann. int.); hérédo-famllial {Gaz. hehd. de méd., 14 mai, 466, 2); hércdo-
Infection {Sem. méd., 10 mai, 167, 3); hérédo-syphilis {Pr. méd., 13 mai,
188, 3); haro-kilométrique [Lant., 17 mai, 2, 1); inédiscope {Nouv. J., 12 mai,
1, 5); iodoformo-créosoté (Sem. méd., 10 mai, xxxiv) ; iodo-lhijroidinc {Sem.
méd., 10 mai, xxxix) ; jéjunostomie {Sem. méd., 10 mai, x.xxii, d); judéo-
collectiviste {Antij., 14 mdii) ; judéophilc (L. Par., 16 mai); matrimonio-mili-
taire {Gr., 14 mai, 3, 2); périneo-vulvaire {Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 463,
2); photocopie {Se. en f., 15 mai, ann. int.); photo-glaceur (Ib.); (photo-mi-
niature {Ib.); photo-peinture {Ib.) ; photo-renie (Ib.); photo-type (Rév. du
(J. /., 14 mai, 3, 3); physico-mathématique {Pr. méd., 13 mai, ann. int.);
platino-cyanure {Pet. J., 16 mai, 1, 1); platino-mat {Se. en f., 15 mai,
couv. 4); polyléthalité (Sem. méd., 10 mai, 167, 3); politico-ecclésiastique
{Univ. et Monde, 16 mai, 2, 3); pseudo-tuberculose {Sem. méd., 10 mai,
xxxiii, 2); psoriasiforme {Sem. méd., 10 mai, 167, 2); pyloro-gastrique {Pr.
méd., 13 mai, 185, 3); radio-conducteur {Fam., 14 mai, 307,1); radiographie
{Pet. P., 16 mai, 1, 1); radiographie (épreuve radiographique, Se. en f.,
15 mai, 186, 2); radioscopie {Pr. méd., 13 mai, 189, 3); rectopexie {Pr. méd.,
13 mai, 189, 3); scléro-adipeux {Pr. méd., 13 mai, 186, 1); séro-réaction
{Gaz. hebd. de méd., 14 mai, 466, 1); séro-sércux {Pr. méd., 13 mai, 185, 3);
sérothérapie {Bul. m., 13 mai, 466, 2); sif/lomane (Nouv. J., 12 mai, 3, 2);
statuomanic {Journ., 16 mai); sulfo-ga'iacolaté {Pr. méd., 13 mai, ann. int.);
thoraco-abdominal {Pr. méd., 13 mai. 188, 3); tropacocaïiie {Pr. méd.,
13 mai, 190, 1); vaccinogéne {Polit, colon., 16 mai, 2, 3); vélodrome {J. des
Sp., 16 mai, 2, 3); vctophile {Vélo, 16 mai, 1, 5); vérascope {Pr. méd.,
13 mai, 189, 1).
Mots empruntés aux langues étrangères simples ou composés: Aficionado
(Vélo, 16 mai, 3, 5); buggy (F. ch., 13 mai, 1, 2); challenge {Par. sp., 16 mai,
1. 2); crack {Par. sp., 16 mai, 1, 4); deat-heat (F. ch., 13 mai, 3, 1); dead-
heater {F. ch., 13 mai, 3, 1): drag {Arm. et m., 14 mai, 200, 1); driver (F.
ch., 13 mai, 1, 1); éditorial {Ed., 17 mai, 2, 6); ficld-trial {Sp., 13 mai, 3, 1) ■
fieldtrialer {Sp., 13 mai, 3, 2); five o dock {Aur., 16 mai, 2, 3); ganaderia
{Vélo, 16 mai, 3, 5); golf {Dcb., 16 mai, 3, 6); heat (F. ch., 13 mai, 1,4);
hinterland {Mat., 16 mai, 1, 3); interview {Pet. Temps, 16 mai); lawntennis
{J. des Sp., 16 mai, 2, 6); limitman (T. les Sp., 14 mai, 3, 1); match {Pstt,
13 mai); music-hall {La P., 16 mai); racing-dub {T. les Sp., 13 mai. 2. 2);
record [La P., 16 mai); ring [Temps. 16 mai, 3,6); road-cart {F. ch., 13 mai,
1,2); rowing (J. des Sp., 16 mai, sous-titre) ; rugby {T. les Sp., 13 mai, 2, 2) ;,
stayer {Sp., 13 mai, 4, 3); steeple chaser IF. ch.. 13 mai, 3, 1); sélect (Fig.,
16 mai); scratch (T. les sp., l'f mai, 2, 3); scratchinan (Sp., US mai, 2, 4);
Histoire de la langue. VIII. 54
8:,0 LA LANGUE FRANÇAISE
skating-polo (J. des Sp., 10 mai, 2, 1); shatbujiooman iSp., 16 mai, 2, 1);
Smart (Cri du mois, 14 mai, 2, 1); snob (Bcv. Q. /., 14 mai, 2. 2); sparkict
(Croi.r, 16 mai, 4, 4); sporting-gazette {Estaf., 16 mai); sportswoman {Sp.,
13 mai, 2, 2); sprint. {Vélo, 16 mai, 1, 3); sprinter {Vélo, 16 mai, 1, 3);
siilkijiF. eh., 13 mai, 1, 2); team {La P., 16 mai) ; tennis {Déb., 16 mai, 3, 6);
trial (Pet. J., 16 mai, 3, 3); tripiice (P. BL, 16 mai, 1, 6); trotting (Par.
Sp., 16 mai, 1,3); icalk-over (Par. Sp., 16 mai, 1, 3); i/achting (T. les Sp.,
l'f mai, 2, 4).
Langue populaire et Argot : baliichoi (Pet. J., 10 mai, 3, 1); bécane {Sup.,
16 mai); se bécoter {Tam-Tam, 14 mai, 2, 3); béguin, caprice {Silh., 14 mai,
2. 2); beuglant (Char., 16 mai); blair (Antij., 14 mai, 3, 2); boulotter {Sup.,
16 mail ; le bourrichon (se monter, — G. de F., 16 mai) ; casquer (Antij. , 14 mai,
2, 0); chombard (Gr., 14 mai, 3, 1); chi-chi {Cri du mois, 16 mai, 2, 2);
collage (sens de faux-ménage, Q. /., 11 mai, 2, 1); ccrabouillcr (&/•., 14 mai,
2, 2); faire la pige {Cri de P., 14 mai, 5, 1)) ; frangin (Gil BL, 16 mai) ; fri-
ture (La P., 16 mai); gigolette (Soir, 16 mai, 3, 4); gigolo (Gil BL, 16 mai);
gouape {La P., 16 mai); grue (La P., 16 mai); loufoque (Sup., 16 mai);
maniiezingue (Q. /., 11 mai, 2, 1); mendigot [Char., 16 mai, 4, 1); metingue
(pron. pop. de meeting, Antij., 14 mai, 2, 0) ; monter le coup (Antij., 14 mai) ;
mouche (Sup., 16 mai); panne (Par. Sp., 16 mai, 4, 3); jmrigotte (Nouv. J.,
12 mai, 1, 4); paVlin (Antij., 14 mai, 3, 2); la peau (expression négative,
Sup., 16 mai); pipo (Pet. H., 17 mai); pognon (Antij., 14 mai, 2, 6); poire
(Antij., 14 mai, 3, 2); potache (La P., 16 mai); potasser (Gr., 14 mai, 3, 1);
reluquer (Antij., 14 mai, 3, 2); rouflaquette (La P., 16 mai); socialo (Antij.,
14 mai); trac (peur, Sup., 16 mai); trouille (Sup., 16 mai); tuyau (Aur.,
10 mai, 1, o); l'rtnne (fatigué, O- /•, H '«ai» 2, 2); youpin (L. Par., 16 mai);
youtre (Antij., 14 mai).
Mots formés par suppression d'une partie d'un autre mot : gaga (Ech. de P.,
17 mai, 1,3); litho (aïUche, Nouv. J., 12 mai, 2, 2); pncw (Vélo, 16 mai, 1,1).
Mots calembours : ligueulard (membre de la ligue des Patriotes, Aur.,
'6 déc, 1, o); palais-bourbeux [Antij., 14 mai); rochefoireux (Rev. Q. /.,
14 mai, 1, 5).
Mots déjà existants pris avec un sens spécial : bêcher (dire du mal de
quelqu'un. Soir, 10 mai, 1, 1); chauffeur (d'automobile, La P., 16 mai);
couvrir (faire des kilomètres, Vcio, 10 mai, ii); décoller (en cyclisme. Vélo,
16 mai, 1, 1); ferré (qui a approfondi, Vér., 16 mai, 1, 3); pelle (chute,
refaire, La P., 16 mai); prolonge (société régimentaire, Rev. m., 15 mai,
4, 3); (voler, Sup., 16 mai); tirer (un mois de prison, Gr., 14 mai, 2, 3).
Les syntaxes sont en moindre nombre, mais bien curieuses aussi. Il y
passe un reflet de tours à la mode en littérature : les au-delà (Pet. P., 1,
cl); 1rs attirances (Q. L, 2, c. 4); Lére des précisions (Temps, 1, c, 1);
ouvert aux pitiés (G. de F.); lividités cadavériques (BuL m., 465, c. 2); les
arrogances (Pat.); une mélodie rustique carillonne à nos oreilles l'angélus de
l'espérance [L. Par.); la tant jolie Américaine (Sup.); en Odéon (Q. L, 3, c. 1);
pour, en cet cmtinUement, garder claire vue (Journ.); avec, pour unique
parure, une opulente chevelure arlistement dressée [Act. fém., 5, c. 2); en
même temps il s'y glisse des expressions ridicules, trahissant l'ignorance
ou l'impuissance, lu maladie l'a emporté à Lestime de ses chefs (Prng. m.),
j'ai senti vibrer aussi tes cordes viriles du cœur de notre race à Saint -Etienne,
LES RÉSULTATS 851
à Lyon [Rév. mil., 3, c. 3); éléments stupéfianU qui sont les antagonismes
(les essences épileptiques [Se. en f., 15 mai, 188, c. 2); lier contact avec la
maladie {Sol.)\ marcher à pas de loup silencieux [Journ.).
II y a des fautes grossières : ce splendide apothéose [ISouc. Journ., 3, c. 2);
les exodes se multiplient... Bientôt elles seront plus fréquentes encore {Volt.,
2, c. 2); je n'en eus rien dit {Savoi/., 1, c. 1); défense de lancer des projec-
tiles moyennant des aérostats [Er., 3, c. 1); sèche rite, salit pas, poisse pas
[Journ., 4, c. 6); quelle somme de trarail a e.riqée à M. Anquetin son immense
Bataille [Proq. m.).
Très caractéristiques aussi les ellipses, le style télégraphique alternant
dans le métier avec la tartine. Je ne parle même pas de celles qui sont
admises : réunion tout intime que celle donnée dimanche {Pet. J., 3, c. 5);
mais je citerai : leurs âmes se seraient vues et souri (Fr., i, c. 1); au jioint
de vue torpilles [Journ.); cette antique ville indigène qui fut le théâtre de
quelles tragédies (Se. en f., 183, c. 2) ; lui, si Français, puisqu' Alsacien {XIX^s.);
plus grand que pour contenir lu matière [Se. en f., 191, c. 1); rien d'officiel
n'est encore venu prévenir nos sociétés locales de renvoi directement (Unis
notre port du croiseur d'Assas [Pat.]; j)opulation qui a toujours été consi-
dérée comme représentant le cœur de la France et en être l'émanation [Pat.].
Et pour l'aire une revue complète, il faudrait ajouter à ce dépouillement
celui de toutes les feuilles des déparlements. Voilà, ce me semble, qui
suffit à montrer quelle immense quantité de nouveautés de toutes sortes,
ayant la double autorité de l'imprimé et de l'origine parisienne, les fac-
teurs et crieurs vont colportant tous les matins sur les chemins de France.
TROISIEME PARTIE
LES RÉSULTATS
L'orthographe.
La seule chose qui soit restée debout dans ce siècle de tour-
mentes, c'est l'orthographe, universellement reconnue détes-
table.
Nous avons vu comment elle a échappé aux entreprises des
conventionnels. Mais Domergue n'était point découragé. Dans
son Manuel des étranijers, dès 1805', il reprit la lutte, et sans
s'attarder à combattre la « déraison orthographique », il
I. Paris, Libr. économique. La discussion est rejetée à la fin dans un dia-
logue (368-415).
S:\-l LA LAXC.l K FRANÇAISE
]»roposa un système complet d'écriture, avec tin alphabet de
'21 lettres voyelles et i{) consonnes. Toutefois Bonaparte, sous
l'invocation duquel il se plaçait, songeait à autre chose qu'à
faire examiner son projet de réforme par l'Institut, et à mettre
ensuite au service de l'écriture admise la puissance administra-
tive, comme on l'avait fait pour les poids et mesures.
En vain pendant toute cette période, Volney, Fortia d'Urban,
Destutt de Tracy signalèrent le danger d'un ordre de choses qui
fait que la première et la plus longue étude de l'enfance est
incompatible avec l'exercice du jugement'; le gouvernement
pensait toujours, comme au temps de François de Neufchàteau,
que la réforme était désirable, mais qu'il fallait pour l'accomplir -
une révolution qu'il ne se souciait pas de provoquer.
Elle faillit éclater à la fin de la Restauration. Le signal partit
du groupe des grammairiens. Longtemps réfractaire à toute
réforme autre qu'un progrès lent^ la Société fjrammaticnJe
s'était convertie. C'était un jeune grammairien, Marie, qui
menait la campagne. Son système était le suivant. Point de
signes nouveaux sauf ù : vinohle, et / : hatalon. Mais un seul
signe pour chaque son. Partout où un son sentend, il s'écrit
toujours de même. Les lettres inutiles sont supprimées, sauf
quelques réserves. Il ne s'agit de renvoyer personne à l'école;
en voyant l'écriture nouvelle pour la première fois, il faut qu'on
puisse la lire sans hésiter. Voici un spécimen de cette écriture ' :
« Une ortog^rafe bizare, qaprisieuze, hérisée de qontradiqsion
qi fôse le jujeman déz anfanz é rebute lèz étranjé dézireu de
s'inisièr à la qonèzanse de no ché-d'euvre litérère, une ortografe
q'ôqun manbre de l'Aqadémie fransèze même ne peu se flaté
de qonètre parfèteman, èt-ele préférable à une éqritiire imaje
de son de la voi qe tou le monde peu savoir an qelqez
eure d'étude? [Rép. de Marie à une lettre cC Andrieux) , 9-10.
B. Nat., X, 35 700.)
1. Voir Didot, Ohs. s. l'ori/i., 2' édil., lo'.)-I60. Cf. Féline, Alpha/j. rat., 10.
2. Méth. prat. dp lect., Paris, Uidol, an Vil, 92.
3. Voir les Ann. île grmn., I, 197 el 2;i7.
4. Voir Orlogvafp raizonnahle..., Paris, chez M. Marie, nie de iticlielien, 21,
1828 (Bil)l. nal., X, 35291). On y trouve le programme primitif. L'orthographe
relative, qui est fondée sur des principes ll.ves, les iinales qui deviennent
sonores devant une voyelle, les lettres qui distinguent certains homonymes sont
conservées. Les initiales demeurent intactes, ainsi que u après 7.
LES RÉSULTATS 833
La Société grammaticale, dans sa séance du 30 décembre 1827,
après une « vive et lumineuse discussion », à laquelle prirent
part les membres les plus illustres : Bescher, Fellens, Lemare,
Leterrier, Marie aîné, Armand Marrast, Morand, Peigné, Vanier,
sans compter les autres, décida, à l'unanimité, que la réforme
orthographique ])roduirait un grand bien.
Une société spéciale de propagation se créa, avec 19 membres
fondateurs, un nombre d'agrégés illimité. Marie en était le
président, Marrast le secrétaire général. YlQ Journal grammatical
insérait en appendice les communications, mais on s'adressa
en outre à la grande presse pour une large publicité. On pro-
voqua les adversaires, en particulier Andrieux, qui s'était
effrayé de voir sa prose traduite en nouvelle écriture, à des
réunions publiques. Le mouvement fut réellement très consi-
dérable. Dans le parti libéral il rallia, outre les simples électeurs,
des députés de marque : Benjamin Constant, Destutt de ïracy,
Jacques Lafitte, le futur roi Louis-Philippe, membre de l'oppo-
sition. A l'Académie on eut Casimir Delavigne, Daunou,
Laromiguière. Fouricr promit d'appliquer la réforme dans le
premier phalanstère, et Cabet dans l'Icarie ; Jacotot, dont l'ensei-
gnement « émancipateur » faisait alors grand bruit, approuva.
Dans les départements les « excursions » de Marrast firent
merveille; des comités se formèrent à divers endroits, particu-
lièrement à Lyon. Marie reçut trente-trois mille lettres d'adhésion.
Son Appel aux Français se vendit à cent mille exemplaires.
Bien entendu les adversaires se remuaient de leur côté '. La
querelle semblait pres(|ue celle des conservateurs et des libéraux.
La Quotidienne, la Gazelle de France s'indignaient et les
brochures répondaient aux brochures ^ Marie et les siens pré-
tendent que grâce au caractère politique qu'elle avait pris, la
réforme avait gagné des chances de succès, lorsque la révolution
obtint plus et mieux et bouscula le pouvoir lui-même. Mais il
semble bien que, même avant les glorieuses journées qui lui
1. Voir la Héponac d'un Français à V Appel aux Français, par M. de Saint-Denis,
Paris, Hachette. 1829. Cli. Morand, RéfidaLion de la réforme orlliofjraphique,
Lyon, 1829, in-lS.
2. Voir sur ce caractère politique, outre une lettre de Cliauvcau, citée par
Erdan, Les révolul. de VA fi C, 107-109, à laquelle j'emprunte beaucoup des
détails qui précèdent, les indications de Marie lui-même dans le Courrier français
du o et du 8 novembre 1828. Toutefois l'un et l'autre paraissent avoir exagéré.
854 LA LAMUh: FUAXf.lAlSE
furent fatales, elle avait été compromise par la hardiesse môme
de ses propagateurs. Sans être parvenu à élucider complètement
la question, il me semble qu'il y avait scission entre les modérés
et les ultras. On ne put s'entendre sur l'orthographe d'une
publication spécimen. U Appel anx franrais, qui dépassait le plan
de 1827, avait provoqué des protestations; on en avait appelé
aux Etats généraux; on se montrait en riant la carte d'invitation
à la ([onférance du jeudi 23 avril d829, les étudiants tournaient
la chose en charge, et déjà en mailla réforme était bonne « à
porter au Père-Lachaise ' ». La Société de réforme s'était séparée.
Le Journal grammatical rompit aussi. Il cessa d'être chez Marie
et fut rédigé par Boussi.
La nouvelle édition du Dictionnaire de 1835 parut sans donner
satisfaction aux plus légitimes réclamations. Elle ne consacre
guère que deux mesures générales, la restitution du /, votée par
la Société grammaticale le 28 mai 1818, soutenue par les Didot,
et la substitution de ai à oi, votée le \) juillet de la même année,
désirée depuis un demi-siècle -. Pour le reste on se borna à la
suppression de quelques lettres inutiles, à la mise en accord de
l'orthographe des dérivés et des simples, à la régularisation
d'accents, et à l'introduction d'un bon nombre de traits d'union.
C'était peu en échange de la grande autorité que prenait
l'orthographe académique, désormais universellement acceptée
par les protes et par l'Université.
Cependant la période qui va de 1830 à 1850 fut une période
de stagnation relative. Pendant ce temps on ne se livra guère
qu'à des attaques isolées. Des grammairiens libéraux : Nodier\
Wey\ Peignot^ sont tout à fait hostiles à toute réforme.
D'autres voudraient toucher à peine à quelques abus : Daniel %
1. Je prends le premier renseignement dans Didol, 3^3, note 2, le second
dans Vanier, La réforme orllwr/rapliiqiie aux prùes avec le peuple..., Paris,
Garnier, 1S29; avec un air d'impartialité, cet exposé du pour et du contre csl
nettement hostile à Marie. L'épigraphe est :./' lironti aussi ben (ju' noV maqisler'.'
1. Comparer Débats du 2'J mars et Annales de yrammaire, 1, 283.
3. 11 avait longuement combattu Marie dans les Mélanges tirés d'une pe/ifc
bihliolh'eque, Paris, 182'.), p. 380, art. 51. Cf. dans ses Œuvres, Paris, Rendiiel.
1834, Nol. él. de linrj., 16't et l't5-147 : Encore une modification dans l'orllio-
graphe et la langue n'existe plus.
4. Remarques s. l. l. f'r., 11, 1, 53.
o. Le livre des sinquiarités, par Philomneste junior, Dijon et Paris, 1841,
p. 226.
6. Leçons de français à l'usatje de V Académie française, 297.
LES RESULTATS 855
Géniii', JulIicFi"-. Seul à peu près, Féline ose, au nom du sou-
venir de Volney, continuer la tradition des grands novateurs.
Il essayait d'intéresser à sa réforme les économistes et aussi les
hommes politiques soucieux de hâter les prog-rès de l'enseigne-
ment primaire, et d'assurer l'assimilation des peuples conquis, et
rencontrait une certaine bonne volonté, quand la révolution de
février éclata '. Mais elle n'eut pas pour les réformistes les
conséquences désastreuses de celle de 1830, et pendant toute la
période qui suivit, la discussion ne cessa guère. D'année en
année on voit paraître des articles, des brochures, des livres qui
reprennent la question, montrent l'urgence d'une solution, et
proposent chacun la leur. Le général Daumas, Faidherbe, Henri
Trianon considéraient la question surtout par le côté politique',
la croyant liée au développement de notre nouveau domaine
colonial. Erdan la reprit avec une ardeur de prophète, d'abord
dans la Presse de Girardin, ensuite dans un livre fameux : Les
Révolutionnaires de VA B C\ Zelns domus luae comedit me. Un
an après la même librairie donnait Les inepties de la lauf/ue
française, par Martin Breton. Henricy, aussi radical que ses
prédécesseurs, faisait suivre le Dictionnaire de Lachâtre (1856)
d'une réforme détaillée, et radicale ; mais, plus patient il eût
désiré que l'application se fît dans un espace de dix ans, en
cinq étapes". En 1857 c'était ïhériat et Dégardin qui batail-
laient pour la môme cause. En môme temps des réformateurs
plus modérés présentaient des réclamations de détail : Poitevin,
qui du reste ne proposait rien de positif. Léger Noël qui s'en
prenait surtout aux finales et qui eût voulu écrire : zodiac,
reptil, phar, caracler , empir''; Pautex, dans ses Errata du
dictionnaire; Terzuolo dans son Étude sur le même recueil
(1858), 011 il eût voulu voir l'analogie simplifier nombre de
formes : assonance, baronnet, dévouement, etc. ; Tell, dans son
1. Rév. du lang., 8".
2. Thèses de fjram., 163-176.
3. Voir Mémoire sur la réforme de l'alphabet à l'exemple de celle des poids et
mesures, Paris, 18i8. Cf. Dict. de la prononciation. Paris, Firniin-Didot, 1851.
4. Voiries articles du dernier dans le Constitutionnel dn 28 octobre 1852.
0. Paris, Coiilon-Pineau, 1854.
6. Voir Traite de la réforme... dans la Tribune des linguistes, 1858-1859, et
Gramère francôze k la suite du Dictionnaire de Lachâtre.
7. Les anomalies de la langue française, Paris, Sarlorius, 1857, in-8.
856 LA LANGUE FRANÇAISE
Exposé général de la lanyue française (1863), qui ullaquc surtout
la variabilité des participes, etc.
Ces efforts isolés étaient à peu près sans autre résultat que
d'enipêcher la prescription lors(|u'un nouvel et important
mouvement se produisit. C'est en Suisse qu'il prit naissance.
Des comités se formèrent dans les cantons de Yaud, de Genève,
de Neufchâtel et de Berne, et l'Institut genevois mit à l'étude
un programme d'orthographe rationnelle dressé par M. Raoux
de Lausanne en 18G5 (mars 1866). On était un peu effrayé des
conclusions, quand parut à Paris le livre capital d'Amhroise-
Firmin Didot : Observations sur f orthographe. La réforme
intéressait assez de] gens pour que le congrès international des
travailleurs réuni à Lausanne en septembre 1867, surla demande
des sections jurassiennes, en fît une des questions sociales et
la discutât dans sa sixième séance'. Les Suisses et les Français
se mirent en rapport. Didot, à la suite d'échange de vues avec
Raoux, demanda 13 réformes au lieu de 8. Le comité de
Lausanne en proposa alors 12 nouvelles que Didot accepta
(sept- 1868). De son côté l'Institut genevois, à la suite de rap-
ports d'Amiel, puis du D'' Olivet (1" mai 1869), donna son
adhésion.
On eut aussi l'appui des sections de la Société pédagogique
de la Suisse romande. L'accord était à peu près complet entre
toutes les organisations coalisées. La Société de réforme,
devenue néographique, avait nommé Raoux président. Un
rapport sur 22 réformes avait été définitivement amendé par
l'Institut genevois (juin 1870). Le programme était arrêté.
L'essai allait en être fait dans un journal hebdomadaire,
VEcho des réformes, quand vint la guerre franco-allemande.
La néographie jouait de malheur.
Toutefois les Suisses n'avaient pas les mêmes raisons que
nous d'oublier cette question, et dès 1871 le congrès de Lausanne
la reprit. On se remit en rapport avec Didot, qui répondit par
ses Remarques sur l" orthographie française (1872). La discussion
sur le programme recommençait. Pour éviter de nouveaux
débats on essaya des deux programmes à la fois. Ce fut un
1. Voir les procès-verbaux, imprimés à la Cliaiix-de-Fonds, 1.S57, p. 113.
LES RESILTATS 8S7
insuccès. Les néi^ociations reprirent donc ; elles allaient aboutir,
lorsque Didot mourut (1876) : on décida alors de revenir au
programme de 4870 complété par celui de 1872. On en trouve
le détail dans Les cerveaux noirs el rorthographe de Raoux
(Paris et Lausanne, 1878 p. 47). Ce n'était pas encore cette
association de bonnes volontés qui devait empêcher « l'ortourafe
étimologique de confeccioner des hiéroglifes avec des sillabes
et diftongues » .
L'édition du Dictionnaire de 1878 repoussa absolument toute
idée de conformer l'orthographe et la prononciation'. On s'en
tint à des corrections de détail : retranchement de quelques
lettres doubles (consonnance, dyssenterie), suppression de
quelques lettres grecques étymologiques (ophtAalmic, r//ythme),
changement de ([uelques accents (collège), addition d'autres
(soulèvement), réduction du nombre des traits d'union (entre-
côte, havre-sac "). Mais combien il reste des choses qu'on a
prétendu ôter : des lettres doubles dans siffler, soufflé, pendant
que persifler, boursouflé ont perdu les leurs, des traits d'union
dans cenl-suisses, franc-fief, tandis que cent gardes, franc archer
n'en ont plus, un accent grave à avènement tandis i[\i événement
en garde un aigu, etc. Ces inconséquences fourmillent. Encore
ne sont-ce là que des détails. Les cinquante-trois manières
d'écrire le son à {an) existent toujours, et tout ce qui rend notre
langue si difficile à enseigner.
La campagne ne tarda pas à reprendre. Dès 1872, un ami de
Bescherelle,M. Pierre Malvezin, avait fondé une société, et reçu
les encouragements de Didot. 11 l'a reconstituée en 1887 et lui
a gardé son autonomie. Elle dure encore et présente un pro-
gramme des plus modérés : dédoublement des consonnes dans
i. '■ L'orthographe est pour les yeux, la prononcialion pour l'oreille. L'ortho-
graphe est la forme visible et durable des mots; la prononciation n'en est que
l'expression articulée, que l'accent qui varie selon les temps, les lieux et les
personnes. L'orthographe conserve toujours un caractère et une physionomie
de famille qui rattachent les mots à leur origine et les rappellent à leur vrai
sens, que la prononciation ne tend que trop souvent à dénaturer et à corrompre.
Une révolution d'orthographe serait toute une révolution littéraire; nos plus
grands écrivains n'y survivraient pas. » (Préf., p. ix.)
2. On trouvera le détail de ces changements dans Orltioç/raphe des mois divers
d'après le Dictionnaire de l'Académie avec les modifications de la dernière édition
(1878) par A.-L. Penel-Beaufin (Paris, Gauguet, 1S"9). Changements orthogra-
phiques apportés au Dictionnaire de l'Académie, édil. de 1817, publié par la
Société des correcteurs des imprimeries de Paris; Paris, Aug. Hoyer, 1879.
838 LA LAN(iUH FliAMlAISK
un cerlaiii nombre de cas (préfixes, suffixes, terminaisons),
rectifications de mots mal écrits par erreur (^arson), réi:iilari-,
sation des verbes en eler, eter, substitution de s k x {bijous), de
/■ à pit, de i ai y (anonime), suppression des exceptions dans
l'accord de demi, feu, nu, etc.
Plus ambitieux a été M. Passy. Pbouéticien de profession, il
a repris à la suite de Jozon, de J. P, A. Martin la thèse autrefois
abandonnée par Raoux lui-même. Il orjianisa une entente avec
V Association phonétique des professeurs de langues vivantes et la
Société française de sténographie, et il naquit une Société de
réforme (autorisée en janvier 1888) qui fonda un Bulletin
mensuel devenu ensuite (1*"^ janv. 1889) la Nouvelle orthographe.
Le 25 février 1887 la Société reçut l'adhésion de M. Louis Havet',
et le mouvement prit dès lors une très grande importance ^ Les
maîtres de la philologie contemporaine, G. Paris, feu A. Darmes-
teter lui donnèrent leur concours, comme Sainte-Beuve et Littré
l'avaient donné à Didot. Une liste de 7 000 signatures où se
lisaient des noms connus et aimés fut recueillie pour une pétition
à l'Académie. Le IP Congrès des Instituteurs se prononça en sa
faveur (1887), ainsi que Y Alliance française (7 août 1889). On
demandait essentiellement la suppression d'accents inutiles, de
sig'nes muets (/ dans fils, h dansrhi/tme, o dans /"aon), la réduction
des doubles consonnes [honeur comme honorer), la substitution
de /à ph dans les mots g-recs (telle qu'elle a déjà eu lieu dans
frénésie, fantaisie), l'uniformisation des simples et des dérivés
ou des mots de la même catégorie {dizième comme dizaine, étaus
comme landaus). Vers la fin de l'année 1889 M. Léon Glédat
intervint, apportant à la cause le concours précieux de la Revue
de philologie française qu'il publiait à Lyon. (Voir t. VI, fasc. 3,
son prog'ramme.)
En 1891 un grand succès fut obtenu. Une circulaire du
ministre de l'instruction publique du 27 avril indiqua aux
diverses commissions d'examens qu'elles pouvaient désormais
1. Ses articles sont réunis dans La Simplification de V orthographe, Paris,
Hachette, 1890.
•1. Les ouvrages capitaux sont, outre celui de M. Louis Havet, Clédat, Gram-
maire raisonnée de la langue frani-aise, Paris, Le Soudier, 1894: Ernault et
Chevaldin, Manuel d'orlografe frani-ui.se .simplifiée, Paris, Bouillon, 1894;
Lebaigue, La 7-éforme orUwgraphique, nouv. édil., Pion, 1898.
i
LKS UI^SULTATS 850
se montrer tolérantes : 1" sur tous les points où il y a doute, ou
bien où l'usage n'a été que récemment fixé : entresol ou oitre
sols, phtliisie ou phtisie; 2" sur toutes les distinctions jugées
décisives par les grammairiens, mais non confirmées pleine-
ment par la philologie moderne; en particulier dans les noms
composés, l'orthographe des déterminatifs : gelée de groseille on
gelée de groseilles ; 3" sur toutes les fautes qui sont logiques et
où les lois naturelles de l'analogie sont respectées, par exemple
quand on écrit charriot d'après charrette, charrier ou aggréga-
tioji d'après agglomération.
Depuis lors de nombreuses sollicitations ont pressé les
ministres de transformer ces indications en prescriptions impé-
ratives. Une pétition collective, lancée par MM. Clédat, Passy,
Monseur et Renard a été remise au ministre le 11 mars 1896.
Le ministère Combes semblait s'en être ému. Mais jusqu'ici
rien de définitif n'est intervenu.
Un moment, il a semblé qu'une autre décision importante
allait être prise : La propagande avait continué très ardente. La
Revue de philologie, succédant à la Nouvelle orthographe, publiait
le Bulletin de la société de réforme. Elle avait obtenu que le
Bulletin de l'Université de Lyon s'imprimât en orthographe
réformée, ainsi que plusieurs publications de la même Univer-
sité. MM. Monseur et Wilmotte avaient créé une section en
Belgique. L'Académie chargea M. Gréard de présenter un rap-
port à la commission du dictionnaire '. Pour la première fois,
depuis le xviu' siècle, il était prudemment mais résolument
réformateur. Il signalait dix points principaux, où il y avait à
apporter un peu de régularité et de simplicité : 1" les majus-
cules : Hérodote, père de C histoire; François F'', père des Lettres;
2° les tirets : contretemps, contre-cœur; 3° les accents et autres
signes : règlement, réglementer, ïambe iode; 4" les mots étran-
gers : agendas, errata ; 5° les mots à deux genres : période,
orgue; les adjectifs adverbes : demi, feu; les juxtaposés : habit
d'hommes ou dlwmme; 6" les voyelles doubles et composées :
magonnaise et faïence; T les doubles ou triples consonnes :
polytechnique, alphabet; 8" les mots de même famille à formes
1. Voir la noie dans Revue u/iiversitaire du 1j février 1893.
860 LA LANOI K FRANÇAISE
contradictoires : // apprUc, il nisorcf'le, soiuirr et dclomT,
bonhommo et honliomie; 9" les terminaisons cnl et (inl \ 10" les
pluriels en x.
La commission semhle d'aliord avoir accueilli favorablement
ridée d'examiner toutes ces choses. Mais on dit que depuis
l'Académie s'est reprise, et qu'elle attendra »|ue la réforme se
fasse en dehors d'elle pour l'accueillir, ce qui est, dans la situa-
tion actuelle, une manière détournée de s'y opposer.
Il est incontestable que depuis cinq ou six ans l'ardeur pre-
mière des réformistes s'est attiédie. L'exemple de la Revue
Rose n'a pas été suivi. Ni Hervé ni Sarcey n'ont pu engager des
journaux quotidiens. L'université de Lyon elle-même a aban-
donné récemment l'écriture de M. Clédat, qui de son côté a cessé
de publier le bulletin de la société.
Mais il continue à paraître un journal spécial, le Réformiste^
imprimé en orthographe réformée, qui parmi d'autres réformes,
celles-là politiques et sociales, comi)at pour une réforme ortho-
graphique très hardie. La polémique y est menée surtout par
MM. Barès et Renard. Chose originale, des libéralités sont assu-
rées désormais aux journaux qui publieront en orthographe
réformée, essai que la peur de dérouter leurs lecteurs les avait
empêchés de tenter et qui est de toute nécessité, si on veut
aboutir. Grâce à cette publication, la question, qui semble un
peu assoupie ailleurs, continue à se débattre dans l'enseigne-
ment primaire, là où la tyrannie orthographique fait deux caté-
gories de victimes : maîtres et élèves. Il est possible que le
hasard de la politique amène un jour au ministère un homme
assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se
justifie ni ])ar la logique, ni par l'histoire, mais seulement par
une tradition relativement récente, qui s'est formée surtout
d'ignorance, assez intelligent aussi pour comprendre que rien
ne sera fait pour le progrès de l'enseignement jirimaire tant que
de si courtes années d'études devront être employées principa-
lement à enseigner aux enfants à lire et à écrire, comme en
Chine.
LES RÉSULTATS 801
La langue française dans le monde.
A l'extérieur. — Le moment n'est pas venu d'établir le
bilan de ce siècle. Pour l'histoire externe de la langue, les
documents font à peu près complètement défaut. Il est certain
f]ue le français a perdu sa suprématie, et qu'un livre comme
celui d'Allou sur V Université de la langue, déjà un peu en retard
à l'époque oii il parut, serait aujourd'hui tout à fait ridicule.
Toutes sortes de causes politiques, nos revers, le réveil uni-
versel de l'esprit national chez les divers peuples d'Europe ont
rendu impossible le maintien de la situation privilégiée que
notre idiome s'était créée au xviu' siècle. S'il la garde dans la
diplomatie, c'est un peu comme le sultan garde Gonstantinople,
parce que sa succession ouverte ferait naître trop de compéti-
tions. Mais il n'est plus la langue qu'un homme cultivé est
obligé de savoir, en même temps que la sienne.
Ce n'est pas à dire qu'on ne l'apprenne plus. L'admirable
renaissance de notre littérature, l'éclat de notre vie scientifique,
intellectuelle, artistique, la hardiesse de notre évolution poli-
tique empêchent qu'on cesse de tourner les yeux vers Paris,
et d'y suivre le mouvement des esprits. De Madrid à Péters-
bourg on a continué à considérer la possession de notre langue
comme une élégance, un charme et un avantage. Peut-être
même peut-on affirmer qu'il n'est pas une langue étrangère
aussi généralement étudiée : en haut par des raffinés et des
savants, en bas par des révoltés. Il y a là plus qu'une tradition,
plus même qu'un hommage de reconnaissance pour le rôle glo-
rieux joué par notre langue dans l'histoire du monde. C'est chez
les uns un goût sincère, chez les autres une volonté de rester
en relations avec le peuple qui a semé dans le monde des idées
et des espérances dont la moisson pousse toujours.
Mais le monde moderne est aussi un monde d'affaires, dont
l'utilité, autant que le goût, détermine les mouvements. Or la
marche des choses a fait que le français n'est plus la langue
qu'il est le plus utile de savoir. Le nombre peu considérable de
862 LA LANGUE FRANÇAISE
nos émigrants, la décadence de notre marine de commerce, la
timidité de nos exportateurs ont fait que peu à peu la langue la
plus générale des affaires est devenue l'anglais, qui a pris pos-
session d'une partie du nouveau monde, et qu'on commence à
comprendre un peu dans tous les ports. L'allemand se fait aussi
sa large part, souvent aux dépens de la nôtre. L'italien a gagné
dans la Méditerranée, ainsi de suite.
On ne saurait donner à cet égard de chiffres précis. Toute-
fois V Alliance française doit publier à l'occasion de l'Exposition
de 1900 un aperçu de l'état de notre langue dans les divers
pays qui fournira au moins quelques données.
Dans les pays de protectorat et les colonies, qui comprennent
de neuf à dix millions de kilomètres carrés et de 30 à 40 mil-
lions d'habitants, nous eussions dû trouver quelques compen-
sations aux échecs subis ailleurs. L'incurie des gouvernements
en a décidé autrement. Sauf dans les anciennes colonies Saint-
Pierre et Miquelon (6 000 habitants), la Guadeloupe (167 000),
la Martinique (190 000), la Réunion (168 000), où du reste le
français s'est transformé dans la bouche de mulâtres en un
patois créole, les fonctionnaires, marins, militaires, sont à peu
près seuls avec quelques rares colons à parler français. La
masse indigène n'est vraiment entamée nulle part. Même en
Algérie pacifiée depuis cinquante ans, le nombre des enfants
qui connaissent notre langue est dérisoire. Les statistiques ne
sont pas fournies — on n'oserait point — mais nous savons
par ailleurs où en est la question. On la discute encore théo-
riquement, et la majoi'ité des colons est hostile à une diffusion
de l'enseignement, qui, en relevant le niveau moral et intellec-
tuel des Arabes et Kabyles, aboutirait à relever leur condition.
L'administration métropolitaine, oublieuse de ses devoirs
moraux comme de ses intérêts, s'abstient, s';ibandonnant à
Finitiative de gouverneurs plus préoccupés de résoudre les
petites questions du moment que de préparer un grand avenir.
On compte seulement soit en Algérie, soit en Tunisie,
322 000 personnes d'origine française, armée non comprise.
Au contraire, dans plusieurs de nos anciennes colonies la
situation de notre langue continue à être satisfaisante. Si elle
recule à la Louisiane, où cependant on compte encore à peu
LES RESULTATS 863
près 80 000 personnes de langue française, au Canada elle a
gagné par le fait même de l'accroissement du chiffre de la popu-
lation d'origine française. M. Rameau de Saint-Père, rectifiant
le recensement officiel, comptait, en 1893, 1 473 322 Canadiens
français (sauf la Colombie britannique). A Haïti, et dans les
Antilles, si on compte comme Français les gens parlant créole,
le chiffre est d'environ 1 000 000. La population de la Dominique
et de Sainte-Lucie est restée aussi en grande majorité atta-
chée au français. A ajouter pour Maurice et les Seychelles
3o0 000 environ.
C'est encore un grand événement pour notre langue que
la fondation de cette œuvre privée, issue de l'initiative de
M. P. Foncin, qui s'appelle V Alliance française pour J a 'propaga-
tion de la langue française dans les colonies et à tétranger, et
qui depuis vingt ans a fondé, soutenu ou ressuscité des centaines
d'écoles qui sur tous les points du globe entretiennent le culte
et la connaissance de notre idiome.
Limites actuelles de la langue française en Europe.
— Il est à peu près impossible d'évaluer exactement le nombre
des habitants de l'Europe occidentale dont le français ou les
patois français sont la langue maternelle.
D'abord, comme tout le monde sait, le français n'est pas la
langue de tous les habitants de notre territoire, dont environ
2000000 (en y comprenant la Corse) parlent diverses lan-
gues ou patois étrangers, d'origine germanique, celtique ou
italienne.
En revanche on compte en dehors de nos frontières environ
3900000 personnes de langue française : en Belgique 2877000 ',
dans le pays de Malmédy (Prusse rhénane) 9000; en Alsace-
Lorraine 217.o00 (évaluation de 1888, où on compte pour moitié
ceux qui parlent allemand et français) ; en Suisse 643600. Les
Français des vallées alpines n'ont pas été comptés à part depuis
1866; ils étaient alors 121747 dans l'arrondissement de Turin,
chiffre trop fort aujourd'hui. Il faut ajouter la population des îles
anglo-normandes, qui parle un patois normand. De sorte que le
I. Pour obtenir ce chiffre, on ajoute, suivant un usage reçu, à la population de
langue exclusivement française la moitié de celle qui parlç flamand et. wallon
ou allemand et wallon, et le tiers de celle qui parle les trois langues.
'i
864 LA LANGUE FRANÇAISE
groupo compact de j»opulation de langue française en Europe
peut être évalué à 40 millions en chiffres ronds.
Au lieu (l'iniliquer par une énumération de noms les points
par où passe la frontière linguistique, il nous a paru préférable
de la montrer par des cartes, en y figurant autant que possible
les variations qu'elle a subies. Ces cartes m'ont été fournies par
mon ami et collègue M. Gallois, maître de conférences de géo-
graphie à l'Ecole normale supérieure.
La première indique les limites du \vallon et du flamand, et, à partir
d'IIenri-Chapelle et Aubel, sur la rive droite de la Meuse, du wallon et de ^
l'allemand. Nous n'avons eu ici qu'à prendre comme guide M. Godefroid t
Kurth, membre de l'Académie royale de Belgique, dont les travaux peuvent
servir de modèle pour ces études de frontières linguistiques '. Par l'examen
attentif des lieux-dits et des documents d'archives relatifs aux com-
munes frontières, M. Kurth est arrivé à fixer avec précision les variations
de la frontière linguistique depuis le moyen âge. Ces variations sont presque
insignifiantes sur le territoire belge, elles dépassent rarement la largeur
d'une commune et c'est toujours le flamand qui a reculé devant le Avallon.
Les changements n'ont vraiment d'importance qu'en territoire français
où, au XII'' siècle encore, tout le pays au nord d'une ligne tirée de Saint-
Omer à Boulogne (Boulogne excepté) était flamand. Le recul du flamand
a même gagné le territoire belge au nord de la Lys. De plus, Dunkerque
forme déjà un Ilot français en pays flamand.
Pour la limite du français et de l'allemand en Alsace-Lorraine, nous nous
sommes conformés aux données de C. This, très légèrement modifiées
par M. Plister et, pour les variations de celte limite, aux travaux de M. llans
Witte, inspirés de la même méthode que ceux de M. Kurth ^. Il résulte de
ces travaux qu'en Lorraine il y a eu d'abord, à partir du xi"^ siècle, une
légère avancée de l'allemand sur le français; mais que, depuis le xvi" siècle,
le recul de l'allemand est assez considérable. On trouve en avant de la
limite actuelle, mais jamais très loin de cette limite, toute une série de
noms à terminaison en auge, traduction delà terminaison allemande inyeti.
ou en troff, altération de dorf, et la ligne qui les enveloppe circonscrit
assez bien le terrain perdu. En Alsace, la limite est plus capricieuse. Elle
laisse an fiançnis les hautes vallées de la Bruche, du Giesen, de la Liep-
1. Godefroid Ivurlti, La Frontière linrju'itsUque en Belt/ii/ue et dans le nord de la
France. Mémoires couronnés.... Acad. U. des Sciences, Lettres et Heaux-Arls de
Belgique. ï. XLVllI, vol. I, 1895; vol. 11, 1898. Carte. 1900.
2. G. This, Die deutsch-franzosiscke Sprachgrenze ini Lothrinf/en. Beitriige zur
Landes- und VolksUunde von Elsass-Lothringen, Heft I. Strasl)ourg, 1887; Die
deutsch-franziJsisc/ie Spracfif/renze im Elsass. Ibid., lleft. V, 1888. — Ch. Pfisler,
La limite de la Unique française et de la langue alle>nande en Ahace-Lorraine.
Considérations liistoriques. liidlet. Soc. de Géograpliie de l'Est, t. XU. 1890. —
li.iiis Wille, Dus deulsclte Spraclujehiet Lothringens und sci/u- Wandelungen.
Forscliiinj-'en zur deutsch. Landes- und VolUskiindc, t. Ylli, Hel'l (i, 1894: Zur
Gesc/riclite des DeuLschluuis ini Elsass und im Vogesewjebiel. Ibid., T. X, lieft
IV, 1897.
Hist de la langue et de la litt.fr.
Tome VIII .Ch. XIII.
Armand CO Ll N & C'."= Editeurs , Paris .
/mp. J)ufréfU>y, Parùv
Hist. de la langue et de la litt fp.
TomeVIILCh.Xill.
I 1 Terrtan pert/u par f ^.Uemajui cCepu
L 1 U.Xn""'\vièct<-<,-n .-iUacc-la
— — - Froiitier-es polxiii^ices
Echelle i: 2 200 000
Armand COLIN & C"^ Editeurs, Paris
'"'I' '>■:/'■■■■'•".■/. «'
H ist de la langue et de la litt. fr
Tome VlILCh.XIJi.
FRONTIÈRE LINGUISTIQUE DU SUD-EST
Limite fin français et de l Italien
— I Populations tie lanffut
— J^rancaise tlisscinine^s
frontières politofues-
Echelle 1:2200000
Armand COLIN & C'.^ Editeurs, Paris .
Jmp />uJré„o^. ly
I
LES RESULTATS 863
vrette, de la Weiss, où le roman ne fut pas submergé comme dans la
plaine par les invasions alémaniques. L'exploitation des mines a intro-
duit depuis le xvi'^ siècle des colons allemands à Sainte-Marie-aux-Mines
et germanisé cette partie de la vallée.
Sur le territoire suisse nous relrouvons un excellent guide en M. J. Zim-
merli '. Il montre comment, contrairement à une opinion répandue, ce
n'est pas l'allemand qui, dans la plaine suisse, a reculé devant le français ;
il a au contraire gagné du terrain, surtout avant le xi'' siècle, et sans qu'on
puisse préciser la date de ses étapes successives. Les conquêtes postérieures
dans la région voisine du lac de Morat comme dans le Valais (Louèche ger-
manisé au xv'' siècle) sont beaucoup plus modestes. 11 est vrai qu'il a
occupé pendant un temps la rive droite de la Sarine, au sud de Fribourg,
et dans le Valais des ilôts à Sierre, Bramois, Sion, territoires perdus
depuis; mais ce recul est insignifiant comparé à l'avancée antérieure et
nous aurions pu difficilement l'indiquer sur notre carte.
Le mont Cervin sert à peu près de frontière commune à l'allemand, au
français et à l'italien. A partir de là le français déborde sur le versant
italien dans les hautes vallées de la Doire Baltée, de la Doire Ripaire, du
Cluson, du Pellice, de la V^araïta. La géographie, autant que l'histoire,
explique cette anomalie apparente. La vallée d'Aoste fortement romanisée
communiquait avec la Tarentaise parle petit Saint-Bernard. Séparée du
Piémont par les défilés que garde le fort de Bard , on la considérait comme
une annexe de la Savoie, plutôt que du Piémont. Les autres vallées étaient
plus étroitement encore rattachées au domaine du français. Elles faisaient
partie du Briançonnais, éventail de vallées communiquant entre elles par
des passages relativement faciles, et fermées en aval par des étranglements.
Entre Fenestrelle et Château-Dauphin, le français, devenu langue religieuse.
S'est fortement établi dans les vallées vaudoises protestantes. Sur tout ce
versant, notre langue perd aujourd'hui du terrain. Nous avons figuré
d'après l'enquête récente de Christian Garnier les régions où le français
est encore prédominant et celles où il n'est parlé que par une fraction de la
population -.
La limite dans les Alpes-Maritimes est restée longtemps incertaine. C'est
qu'en eiïet le passage est ici presque insensible entre les parle rs se rattachant
au provençal et ceux qui se rattachent au génois. Des études de M. Funel^,
il ressort cependant que les patois des vallées qui descendent au Var ou
au Paillon sont nettement provençaux et que les patois pouvant se rat-
tacher au génois ne commencent à apparaître que dans celles qui des-
cendent à la Roya. Il est bon de remarquer que Titahen pas plus que le
français n'était compris il n'y a pas longtemps encore, par les paysans de
ces vallées retirées; le français y fait d'ailleurs de rapides progrès.
Dans les Pyrénées, il faut distinguer la région centrale, où la barrière
1. J. Zimmerli, Die deiitsch-franzbsische Spvachqrenze in de)' Schweiz, l. Teil, Die
^prachfpenze im Jura, Bile et Genève, 1891. H. TeiK Die Sprachgrenze im Mittel-
lande, in den Freiburger, WaadtUinder und Berner Alpen, ilnd., 1895; 111 Teil.
Die Sprachgrenze im Wallis, ibid., 1899.
2. Chr. Garnier, Note sur la répartition des langues dans les Alpes occidentales
Revue de Géographie, t. XL, 1897.
3. L. Fiinel, Les parlers populaires du département des Alpes-Maritimes. BuUet.
de géographie hist. et descriptive, année 1897, n° 2. Paris, 1898.
Histoire de la langue. VIII. ^"
866 LA LANGUE FRANÇAISE
montagneuse sert naturellement de limite entre le français et l'espagnol
représenté ici par l'aragonais (le val d'Aran restant au français), et les
deux extrémités où le catalan et le basque empiètent sur notre territoire.
A l'est nous avons laissé en dehors de la frontière les territoires de langue
catalane, malgré les affinités qui rapprochent cette langue des dialectes de
langue d'oc.
A l'ouest la limite du basque ne semble pas avoir varié beaucoup en
France depuis plusieurs siècles. Mais il n'en est pas moins prouvé par
l'existence d'une zone de localités telle que Biarritz, Bidos, Aramitz, dont les
noms sont certainement basques, que l'euskara a successivement reculé
devant le roman depuis qu'une invasion de Vascons l'avait réintroduit au
vi" siècle en deçà des Pyrénées. Nous avons suivi pour la limite du basque
le tracé de M. Paul Broca. corrigé par M. Luchairc *.
Pour la Bretagne, la réoccupalion du vieux pays celtique parles popula-
tions de même sang, venues des îles britanniques, est un fait aujourd'hui
démontré. Lecartulaire de Redon a permis à M. de Courson de tracer à peu
près la limite du breton au ix'' siècle; en la comparant avec la limite
actuelle, telle qu'elle résulte de l'enquête de M. Sébillot, on voit qu'il a
fallu dix siècles au français pour reconquérir la moitié de la péninsule-.
Mais il s'en faut de beaucoup qu'on parle sur ce territoire le
français proprement dit. Comme tout le monde sait, la majeure
partie des villages parlent des dialectes ou patois.
La prétention de les détruire que nous avons vue si naïve-
ment exprimée pendant la Révolution a encore été émise quel-
quefois dans notre siècle — au début surtout. Le conseil d'ar-
rondissement de Cabors avait même voté un vœu en ce sens,
qui n'eut d'autre effet que de lui attirer une verte réplique de
Ch. Nodier ^ Le xix" siècle a été marqué tout au contraire par
une superbe renaissance des idiomes méridionaux.
Néanmoins il est incontestable que dans l'ensemble les
patois reculent. Outre qu'ils se laissent pénétrer, fait très impor-
tant, mais qui ne concerne point cette bistoire, ils sont peu à
peu dépossédés de quelques parcelles de terrain par le dévelop-
pement des villes et l'extension des communications. Il arrive
que d'abord des familles, puis des bourgs entiers finissent par
les abandonner. Sans en venir à ce point, beaucoup de paysans
i. Paul Broca, Sur l'oriqine et la répartition de. la lanr/ue basque. Rev. d'An-
thropologie, t. IV, 1875. — Achille Luchaire, Études sur les idiomes pyrénéens
de la région française, Paris, 1879.
2. Aurélien de Courson, Cnrlnlaire de Vabbai^e de Bedon en Bretagne. Collec-
tion de doeinnents inédits sur l'histoire de France. Paris, 1,S(;3. — Paid Sébillot,
Ln langue bretonne. Liniites et statislic/ue, Revue d'EtlinograitIlie, t. V, 1880.
3. Voir Bull, du bibl., 1835, 1, 14. il paraît cependant encore parfois des bro-
chures. Vacheret, U.extinclion des patois, Gray, 1867, in-8.
LES RÉSULTATS 867
sont devenus bilingues, et s'ils se servent entre eux de leur
dialecte, ils entendent la langue officielle et la parlent au besoin.
Il est certain que sous ce rapport le progrès a été très marqué.
Nous n'avons malheureusement que des renseignements par-
tiels, et une statistique serait bien nécessaire. Il ne semble pas
qu'il serait bien difficile de l'obtenir dans un recensements
L'état actuel de la langue.
L'émancipation de la langue littéraire et ses con-
séquences. — Un grand fait domine les autres, quand on
regarde de haut l'histoire linguistique de ce siècle. La langue
s'est affranchie, et définitivement, semble-t-il. Ceux-là seuls
peuvent dire que c'est un mal qui en sont à croire qu'on a brus-
quement brisé avec la langue de Racine et de Bossuet. Il fallait
changer de direction. Le pouvait-on sans rupture brusque? Cette
question n'est qu'une application spéciale d'une question très
générale : Certains progrès sont-ils possibles sans révolution?
Peut-on espérer les acquérir ou faut-il toujours résolument se
décider à les conquérir?
En tout cas V. Hugo et les siens ont conquis cette liberté, de
haute lutte. Elle est maintenant assurée. Néanmoins je dirais
volontiers qu'on n'a pas encore le droit de se demander si elle
a donné de bons ou de mauvais résultats. Non seulement nous
sommes trop près des faits pour les juger, mais surtout il ne
s'est pas encore produit un nombre de faits suffisants. Je veux
dire que la période d'effervescence qui suit toujours une éman-
cipation dure encore. En comprimant ses instincts, on a fait que
notre langue déjà vieille, une fois libérée, s'est retrouvée avoir
des appétits de jeunesse et qu'il faut laisser le calme lui venir.
J'ajoute que dans les ébats même oiî elle s'est dépensée, il a
été beau de voir combien elle avait gardé en réserve de force,
1. Voir J. Yinson, La laïuiue française et les idiomes locaux [Revue de linquist.,
Xlll, ISSO, 1.S7-240). Il y aurait ici deux séries de questions essentielles à traiter :
Quand et coninient le "français a-t-il remplacé le parler local? S'il ne l'a pas rem-
placé, dans quelle mesure l'a-t-il él)ranle? Dans quel sens le pénètre-l-il? Inver-
sement quelle a été l'influence du parler local sur le français? En quoi le
français parlé dilTère-l-il du parler général de la province et de la langue
firançaise officielle ?
868 LA LANGUE FRANÇAISE
de souplesse, de plasticité. Tout le monde la croyait pauvre, et
plus propre par sa justesse un peu sèche, sa simplicité régulière
au raisonnement qu'à la poésie. Tout à coup elle a montré
qu'elle pouvait lutter avec toutes les autres d'abondance et de
pittoresque. Le vocabulaire, sous l'impulsion que les écrivains
ont donnée, et aussi sous l'influence du mouvement général des
esprits s'est énormément accru'.
Quelques pertes. — Ce n'est pas qu'on n'ait fait quelques
pertes, chose étrange dans ce siècle oîi on s'est tant appliqué
à retenir et même à ressusciter les termes anciens.
On a laissé tomber, d'abord, un certain nombre de mots
nobles : guérel, auteur de mes Jours, fredon, jeune perso7ine, etc.,
qui expient leur ancienne faveur. D'autres que les romantiques
avaient gardé : déité, ris, jeunesse ont suivi les premiers. Mais
en voici qui pouvaient vivre :
Bladicr, boulevari (encore recommandé par le Dictionnaire du langage
vicieux en 1835), boulingrin (pelouse) ; le coup a fait choc, déconstruire (que
Villemain employait dans la préface du dictionnaire de 1835 pendant qu'on
le supprimait dans le cours de l'ouvrage), délectable (encore très usuel au
.wiii*^ siècle, et qui est dans Chat., René, 79), ergotisme (Beaum., Let. sur
la crit. du Barb.), flaquer (jeter un liquide contre quelqu'un, gavion (devenu
trivial), rentraire et rentraiture, sauvagine (= oiseaux sauvages), etc.
Quelquefois le dommage est évident, bosseler et bossuer faisaient deux, il
y avait avantage à ne pas les confondre -. De même pour peinturer et
peindre, pour tendreté et tendresse.
Bien des mots survivants sont dépouillés d'anciens sens, ou
ne les prennent plus que rarement :
Analogue ne signifie plus convenable, et assemblées ne se dit plus guère
de simples réunions d'amis. On n'écrirait plus : // surgit encore au toit
paternel (Chat., Mém., 1, 17); caillette pour bavarde, cartel pour feuille de
musique, ne se comprennent pas plus que chignon pour jonction du dos
1. Evidemment nous ne sommes pas sûrs, dès aujourd'lmi. de l'avenir d'un
grand nombre de mots. Il y a plus. Qui est en mesure de prononcer avec assu-
rance sur la situation actuelle de certains mois? Sont-ils rerus ou non? Recon-
naissez-vous actualité' pour bon"? Oui. Et baser'! Il a fait de grands progrès
depuis que Royer-Collard s'écriait à l'Académie : s'il entre, je sors. Soit, donc.
Mais émolionner, mais détaxe, mais concurrencer, cultural, global, pourcentage,
cent autres, mille autres?
En syntaxe mêmes hésitations. Accfplez-vous causera'? — Jamais. Mais n'écrivez-
vous pas : Eviiez-vfoi la peine de recommencer? Si fait. Vous avez la grammaire
contre vous, non seulement Marie, mais Litlré.
2. Hugo a plusieurs fois donné l'exemple : Son morion tout bosselé à Montlhéry
.V. D. /'., IV). Cf. Journ. d. l. l. fr., 1838, 463, et la Lég. d. S. Pet. roi de Gai., IX.
LES RESULTATS 869
et de la nuque, et sangler un coup ferait croire à une faute : le peuple dit
cingler le dos.
Les gains. Vieux mots. — En revanche on a d'abord
ressuscité un certain nombre de mots :
Antan, azwer, hrandes, condiment, drôlatkpie, élaborer, enviable, falla-
cieux, garçonnet, grandesse, ivoirin, juvénile, livresque, norme, ombreux,
qui... qui, rallongement, ruisselet, rutilant, sautelant, scmaison, somnolent,
souvenance, tel qu'il soit, unifier, vulgarité.
Encore faut-il observer que presque tous peuvent avoir été refaits, ou
réempruntés à leur première source. 11 est vrai qu'il faut en ajouter d'au-
tres qui, sans être usuels, n'étonnent plus : abominer, découvreur, ébaubir,
épouvantcments, hideur, nonchcdoir, oubliance, survenue.
D'autres qui étaient seulement sur le point de mourir ont été sauvés :
accoutumance, au fur et à m.esure (encore condamné par Marie, da'ns le
Journ. d. l. l. fr.), à l'endroit de, venir à la rescousse, orée, pactiser, repen-
tance, voire.
C'est peu, même en allongeant ces listes de tout ce que
j'oublie, mais le vrai fruit du travail dépensé n'est pas celui-là.
En remettant systématiquement en honneur d'anciens mots,
notre siècle a du moins obtenu qu'on considérât tout autrement
le passé de la langue. Désormais les mots vieillissants ou
même vieillis sont traités comme des ancêtres qui font bonne
figure à la place d'honneur, quand ils peuvent s'y tenir; ils ne
sont plus cachés comme les grand'mères en bonnet qui s'aven-
turent dans les maisons de descendants parvenus.
Mots, sens et tours nouveaux. — En second lieu, une
foule de mots nouveaux se sont fait admettre. Je fais les listes
courtes, ayant déjà tant cité, et j'écarte à dessein tout ce qui,
n'étant que le nom d'un objet, a suivi nécessairement la vulga-
risation de cet objet. Qui renoncerait aujourd'hui à :
Abêtissement (R. '), accidenté (R.), activé (R.), adorablemcnt, agrémenté,
animalier, apitoiement, aquarelliste, architectural, artistique (pédantesque
et barbare, suivant Wey et Aubertin, Gr. mod., 137), artistiquement,
ascensionniste, ascétisme, assoiffer , avouable, bénisseur , bisser, blondinet,
blondir, boulevardier, boursicotier, caporalisme, captivant (R.), caricaturer,
caricaturiste, carnavalesque, carrossable, cascatelle , chaotique, charmille,
chauvin, chauvinisme, chassé- cr oisé , chinoiserie, chucholage, chuter, civilisa-
teur, claqueur, claustration, clignotant, collaborer, collectionner, collection-
neur, colonisation, colonisateur, colossalement, comploteur (R.), compréhensif,
l. Je marque d'un R. les mots proposés par Richard de Radonvilliers, par
un P. ceux qui ont été proposés par Pougens.
870 LA LAxNGUE FRANÇAISE
compromettant, compromission, confectionner^, confcctionnevr, conft'rencier,
confraternel, congestionner, convenable (R.), continental, contractile, contre-
attaque, contre-ordre, controversé, contusionné, convulsivement, coreligion'
nuire , corsé , cosmopolitisme, colillonner, cotonnier, crânement, cràncrie,
crasse, cravater, crétinisme, cumulard, dantesque, déblaiement (R.), décoratif,
définissable, défraîchir, dégradant (R.), délayage, demi-mondaine, demi-sang,
démodé, démontage, dénigrant, dépister, dépoétiser, déntcinable, déraillement,
dérailler, désabrutir (R.). désaffection, désillusion (R.) -, désillusionner (R.),
clésinviter, désinvolture, détériorable (R.), développable, devinette, diplômé,
discontinuité (R.), discutable, discuteur, distancer, distraitement, divette,
documenté, domestication, dosable , douanier, dramatiquement, échotier,
égoïstement, écrasant, éduqué, embroussaillé, enrubanné, ensoleillée, entrain,
étouffements, explicable, fcrtilisable, flânerie, flâneur, flanocher, formidable-
ment, frileusement, gêneur, global, gouvernemental, griserie, harmoniser,
illusionner, immérité, immigration, impopidaire, impubliable (R.), impres-
sionnable, inassimilable , inassouvi, inavouable, incolore, incomplètement,
incurablement, indélicat, indélicatesse, indéniable, indéracinable, indescrip-
tible, indocilement, industriellement, influencer, innocenter, inoffensif, inou-
bliable (RO, inqualifiable (R.), insanité, insécurité, instinciirement, inusable,
irréflexion, irréfutable, irrévérencieux, libérable, libre penseur, moderniser,
mouvementé, ostentatoire, outrancier, parcimonieusement (H.), pai lernentaire-
ment, parlotte, pasticher, patronner, perquisitionner, petit-crevé, pJiénoménal,
presque-éternité, presque-totalité, pitrerie, primer, progresser {\\.), providen-
tiellement, quasiment, raccommodable (R.), rastaquouère, réadopter, réarmer,
rébellionner, réédité (R.), régenter, réglementairement, réglementer, réin-
venter, réorganiser, réouverture, rêveusement, risette, roublardise, sans-gêne,
satiriste, sauvegarder, sensiblerie, snobisme, somnoler, soucieusement, sous-
main, stupéfier ^, subventionner, surchauffer, surexciter, terrifier, terroriser *,
toussoter, tripotailler, trôner, troublant, rationner, vantardise, viveur.
On pourrait décupler le nombre de ces exemples, sans tomber
aucunement dans le bizarre, ou l'inutile. Encore faut-il ajouter
que les mots livresques sont en nombre au moins égal. On en
a tant vu dans un des chapitres qui précèdent que je n'ai pas
besoin d'y insister. Et tous ne sont point laids : aronial, blon-
deur, lilial, nacrure, piquetis, poudroiement, simplesse, vespéral.
En môme temps le sens des mots a été multiplié, refaçonné.
Ici le résultat du travail est si [)eu apparent qu'on s'en rend
moins comjtte encore. Voici par exemple un commencement de
1. Qiio dire à l'ouvrier...
Qui rougissant des noms do lingor, de tailleur.
Se nomme chemisier et confectionneur?
(Viennet, Ep. <i Boilemi.)
2. .. Désillusion n'existe pas, désillusionner est barbare, désillusionnemcni
monstrueux. Ils forment une trilogie repoussante. » Wey, I, 36".
3. Haillé par Musset, Let. Diip. et Cot.
4. Attaqués par Deschanel, Rev. de Paris, 21, 20".
LES RESULTATS 871
compte rendu : « La réunion d'hier a été houleuse. Dès huit
heures la salle était bondée, mais visiblement hostile. Les
adversaires du conférencier avaient travaillé activement. Pour
être véridique, il faut reconnaître d'abord que M. Derval manque
de cachet extérieur, quoiqu'il affecte des mises excentriques.
Point de tempérament non plus. Aux premiers cris, il s'affale
sur sa chaise. On leur avait promis une sommité, on leur servait
un bonze. On l'interpelle de tous côtés, etc. »
C'est du mauvais style « journalistique » sans doute, mais
qui pourrait être d'une feuille quelconque. En réalité c'est un
entassement fait exprès de mots qui ont tous un sens inconnu
jusqu'à ce siècle : houleuse, bondée, conférencier, activement,
véridique, cachet, excentrique, mise, tempérament, s'affaler,
sommité, servir, bonze, interpeller. Sauf un ou deux, à peine les
remarque-t-on.
Or il en est ainsi souvent dans les livres. Le goût est meilleur,
les acceptions des mots sont aussi nouvelles. Par exten-
sion, par restriction, par métaphore surtout, le sens d'une
partie du vocabulaire a été entièrement transformé chez nos
écrivains, et une partie de ce travail restera acquis à la langue.
Qui remarque : anodin, communier dans tamour de la patrie,
des idées excentriques, un front marmoréen, etc.
Les changements grammaticaux sont aussi très nombreux. — On est
devenu moins rigoureux sur les formes. Des mots jusque-là privés du
féminin ou du masculin s'en sont vu forger un bien utile : laveur, accom-
pagnatrice, éducatrice, pairesse, romancière , Suissesse, tailleuse. On a vu
paraître des singuliers ou des pluriels contestés : étaux, ancêtre, assistant,
broussaille, pincette, vitrail, etc.
Les malheureux adjectifs en al n'ont plus été privés de leur pluriel chaque
fois que les grammairiens étaient dans l'embarras : colossal, conjugal,
expérimental, frugal, glacial, vénal. Des verbes, sans conjugaison pour
avoir perdu leurs anciennes formes, s'en sont refait une nouvelle; exemple
bruire : il bruissait, bruissant.
En même temps la syntaxe s'est beaucoup assouplie. Qu'on se souvienne
des anciennes restrictions : ne dites pas des raisins, cela n'est pas logique,
c'était bon pour La Fontaine (m, U); la Pentecôte n'autorise pas la Noël.
J'ai très soif, très chaud, très faim étaient impossibles puisque les adjectifs
seuls peuvent avoir des degrés. On ne voulait point de l'ellipse si com-
mode : un gâteau à eux offert ', ni du tour plus aisé encore qui permet de
qualifier les démonstratifs : celles connues sous le nom. Tout au moins
1. J. d. l. l. fr., II, 447.
872 LA LANGUE FRANÇAISE
fallait-il que le déterminatif fût un participe et non un adjectif. Clioisir des
deux sujets eeiui relatif à vies études était monstrueux '.
Il fallait toujours mettre le pronom neutre et dire : je te Vaffirine et non
comme Cas. Delavigne (D. Juan, iv, 1) : Non, je fassuie. Ce même le ne
pouvait figurer devant le verbe être pour remplacer l'idée contenue dans
un verbe actif: Vous m'avez aimée eouime je ne le serai jainais de personne.
Les constructions doublement relatives étaient proscrites-. Le relatif devait
suivre immédiatement son antécédent. A'»/ n'avait pas de pluriel ^. Quel-
ques n'était pomt autorisé à se faire précéder de l'article ou du démons-
tratif : CCS quelques lignes.
Il semblait qu'il y eût une différence essentielle de nature qui classât
irrévocablement les verbes parmi les transitifs ou les intransitils. Eclairez
à Monsieur, il a incectivé contre moi, étaient des dogmes. Empoisonner
rail était un crime comme 2nniir imc chose. On sait combien de verbes ont
été hardiment portés d'une classe dans l'autre : N'ai-je pus, comme toi, sué
mon agonie? (Lam.) Le soleil blondissait les pierres [Éch. de P., 14- janv. 97 :
« Un veuf î); entendre des étalons hennir leurs fringantes a///o»/'s (Maupas.,
Des vers, 128); une chose convenue, un homme imijardonnahle sont devenus
par là possibles et usuels.
La forme pronominale est moins obligatoire. Si allez coucher, aller pro-
mener passent encore pour incorrects, ma robe déteint, est reçu, et on ne
se doute plus que un homme bien portant a été un solécisme.
Des participes passés, auxquels on voulait mal de mort de ce qu'ils
étaient participes actifs neutres, un homme expiré, les livraisons parues, un
homme réfléchi, sont de la meilleure langue. Des temps du verbe ont reçu un
développement inouï : l'imparfait par exemple. Dans une foule de récits,
il tient à divers litres, l'emploi des autres passés.
Le conditionnel est devenu usuel non seulement pour présenter sans
autre avertissement une nouvelle, une pensée comme douteuse, mais dans
le style indirect pour exprimer les pensées, les craintes, etc. Moi, je trem-
blais en pensant au vieux. Bien si(r, il ne résisterait ^j(/i' à cette nouvelle
secousse (Daud., Cont., S. de Berl., 48).
La correspondance des temps a échappé aux règles brutales sous les-
quelles on prétendait la contraindre. Il est parfaitement licite de dire : Si
r Autriche... avait eu des forces plus nond)reuses sur la frontière de Elandre,
il pouvait survenir des événements qui eussent amélioré le sort de la France.
(Voir J. Gr., II, 446.) Ou encore : De ce jour j'ai compris que vous aviez des
torts. Cent fois il m'a juré qu'un jour il reviendrait. (Wey, Rem., I, 309.)
Toutes les finesses inventées pour distinguer atteindre son but et atteindre
à son but, marier sa fille à quelqu'un ou avec quelqu'un, juger un tableau
et juger d'un tableau sont oubliées. Au temps de Wey, il n'y avait plus
guère que les servantes et Sainte-Beuve pour dire qu'on partait en Italie,
ou à la campagne. Les servantes ont triomphé.
Encore n"ai-je montré là que des détails. Mais la liberté de la phrase
t. La Société grammaticale a délibéré là-dessus; voir J. l. fr., 111, :?.S7. Cf. 18:M,
p. 133.
2. Voir de nombreux exemples modernes dans Aubortin, Gram. mod., 209.
Ils pullulent dans M. Brunelièro, qui imite en cela le xvu" siècle.
3. Le J. (ir. relève nuh dans le Courtier du o cet. 1831, p. 30.
LES RESULTATS 873
même s'est grandement accrue. La construction de deux régimes différents
si commode, a été reprise aux classiques. Musset dit : Attendmi-je un
hasard... et qu'une fantaisie Lui 2rrcnnc? Ei tout le monde le dit avec lui.
Le lien qui attachait le gérondif au sujet de la phrase a été desserré. Une
foule d'ellipses sont permises par l'usage. Il s'en introduit tous les jours
de nouvelles : voyez l'emploi de j^i^nce que, analogique de quoique. On dit
aujourd'hui :je le fréquente j^arce que pauvre, et non quoique pauvre. Hors
même de l'antithèse parce que suivi d'un adjectif commence à être usuel.
L'ordre des mots, de rigide qu'il était, est devenu, dans la mesure où la
nature de notre langue le permet, souple et capable de se régler sur l'ordre
des idées et des effets à produire; je l'ai montré plus haut par des exemples.
Conclusions.
Il parait incontestable que, à se débarrasser de contraintes
injustes qui interdisaient des tours et des mots parfaitement
légitimes, ou à en créer de nouveaux, la langue a acquis une
immense richesse et une incomparable variété. Il serait même
plus juste de dire qu'elle a gagné une qualité que personne ne
lui soupçonnait et qu'elle n'avait en efîet qu'en puissance. De
terne elle est devenue colorée, de raide souple, d'abstraite plas-
tique, et ce n'est pas là une de ses moindres métamorphoses.
Quand les modernes disent qu'ils ont reculé les limites du verbe,
ils sont presque en deçà de la vérité, ils les ont détruites. S'appro-
priant un vieux cliché sur impossible, ils ont voulu que indicible
ne fût plus français, ils y sont parvenus.
Ce n'est pas évidemment sans quelques sacrifices, qui
inspirent à plusieurs de nos contemporains de vifs regrets.
Le grand mérite qu'il a fallu perdre, c'est l'ordre, avec les
qualités qu'il rendait possibles : l'extrême clarté et l'absolue
précision. Ce serait là une perte que rien ne compenserait, en
effet, si elle devait être définitive. Mais il s'agit de savoir si le
trouble actuel n'est point ce trouble passager des périodes révo-
lutionnaires, qui ne peut s'éviter, mais qui se calme quand la
période de création fait place à la période de classement et
d'analyse. L'instinct et le désir de clarté, l'esprit de justesse qui
avaient fait de notre langue ce qu'elle était il y a un siècle sont-ils
éteints? S'ils vivent, seront-ils dominés par d'autres et impuis-
sants, ou prévaudront-ils? C'est le problème de l'avenir. Il
874 LA LANGUE FRANÇAISE
est à espérer que l'équilibre s'établira, plus juste que le passé.
Ce qui semble donner raison aux propbètes de décadence c'est
que les forces qui par nature ou par institution étaient destinées
à retenir la langue sur la pente du changement ou bien sont
aujourd'hui paralysées, ou, comme il arrive souvent dans les
périodes de crise, agissent en sens opposé.
L'Académie est officiellement déléguée à régler la langue.
Mais sachant elle-même qu'elle est impuissante à arrêter le
débordement, elle ne tente rien pour cela. Refusant, comme
quelques-uns le lui proposent, de devenir la redresseuse des
mots avortés, elle continue, suivant sa tradition, à enregistrer
l'usage reçu, une fois que le public a déjà prononcé. Elle ne
prétend point guider ce public mais le suivre. Cette modestie,
sage peut-être, donne à son dictionnaire, dont les éditions sont,
du reste, trop rares pour notre époque de production rapide, un
caractère arriéré qui fait qu'on le consulte pour savoir com-
ment un mot s'écrit, non pour savoir s'il est français. Et par là
ce dictionnaire perd toute autorité sur les écrivains, il favorise-
rait plutôt les protestations des néologues qui auraient beau
jeu à se fonder sur certaines exclusions pour autoriser, s'ils en
avaient besoin, leurs hardiesses.
D'autre part quelle autorité peut garder un corps dont les
membres contredisent sans cesse dans leur particulier les arrêts
de la compagnie, et où chacun s'affranchit, dans ses écrits, de
la règle qu'il contribue à rédiger? De Lavedan académicien ou
de Lavedan néologue, lequel suivre? Le néologue assurément,
puisque c'est celui-là seul qu'on connaît et qu'on lit.
Le vrai foyer du purisme n'est pas là, mais dans l'école.
C'est elle qui conquiert peu à peu le territoire à la langue cen-
trale, telle qu'elle est fixée dans les grammaires et les livres
classiques. Mais il faut prendre garde que cette fixité n'a de
chance de durer qu'autant que le français ne deviendra pas la
langue parlée des habitants. En s'étendant,la langue se mélange
et se trouble, elle donne naissance à des français locaux. Le
grammairiens les combattent. De là les Dictionnaires de fautes
gasconnes, lorraines , loallones, etc. L'école agit, sans aucun
doute, dans le même sens, mais ces fautes sont trop enracinées
pour être guéries par quelques années passées à apprendre très
LES RESULTATS 875
superficiellement la langue, à un âge trop bas encore. Tout au
plus les meilleurs élèves en sont-ils avertis.
L'enseignement secondaire, il est vrai, dispose d'autres
moyens et depuis qu'il s'occupe un peu de français obtient plus
de résultats. Fermé jalousement jusqu'à ces dernières années,
même à Victor Hugo, le collèg'e a été longtemps le royaume de
Noël et Cbapsal. Seulement il s'est ouvert, lui aussi. Ses pro-
grammes élargis comprennent des auteurs modernes et anciens.
On tâche de faire comprendre l'usage de la langue de Corneille
ou de Ronsard au lieu de la présenter comme immuable sous
une forme unique, et cet enseignement n'est pas pour donner à
ceux qui apprennent vraiment la superstition de la stabilité.
Quant à la masse qui n'apprend pas, elle ignore en sortant des
règles essentielles' de la langue écrite.
En outre il faut considérer que l'enseignement secondaire est
encore tourné vers le grec et le latin. Il est bien vrai qu'on n'y
apprend ni l'une ni l'autre de ces deux langues. Du moins on
en retient quelques éléments, de latin surtout. Et c'est là ce
qui rend possible ce débordement du lexique de formation
savante. Il ne viendrait à personne l'idée d'appeler un pétrole
stelline ou une bicyclette acatène si les éléments de ces mots
étaient aussi étrangers aux Français même instruits que pour-
raient l'être les mêmes éléments pris à l'hébreu ou au chinois.
Et il se trouve ainsi que l'éducation de l'école renforce un des
pires fléaux de la langue.
On voit combien de données il faudrait pour essayer de deviner
ce que sera le siècle prochain. Pour ne parler que des princi-
pales inconnues, nous ignorons quelle sera la prochaine tendance
littéraire, dans quelles conditions se livrera la bataille, s'il se
reformera des écoles ou si l'individualisme continuera à régner,
dans quel sens sera dirigée l'instruction publique, et la nation
elle-même. Je m'abstiendrai donc de prophéties puériles.
La langue savante et la langue courante. — Avec
l'émancipation de la langue écrite, le résultat principal que
la littérature d'une part, les mœurs de l'autre semblent avoir
1. En corrif,'eant récemment vingl-cinq copies de version latine, j'ai trouvé
plus de dix candidats au baccalauréat qui faisaient le solécisme : f aurais voulu
qu'il vienne.
876 LA LANGUE FRANÇAISE
réussi à produire est un commencement de fusion entre la
langue écrite et la langue parlée. Nous avons vu ce que les
diverses écoles, ce que la politique aussi ont fait consciemment
ou inconsciemment pour cela, je n'y reviens pas. C'est le
résultat seul qui m'occupe ici. Il est, je crois, très appréciable.
Les deux langues se sont profondément pénétrées. D'abord la
langue de la conversation, môme dans la société polie, s'est
chargée d'éléments populaires.
Les sens populaires. — Ce sont les significations vul-
gaires dont on se défie le moins. Depuis que la mode n'est plus
aux « orthologies » qui hésite à dire :
Un habit abimc, j'ai eu une peur bleue, on Va bombardé préfet, je suin
entré lui dire uii petit bonjour, il y acait une foule considérable, il faudrait
éviter le coulage, il a tenu tout le temps le crachoir, il se porte comme un
char'me, son livre est un peu croustillant, on na pas trouvé le clou de VEx-
position,des monacus (sous), une huitre (un imbécile), un lapin (un gaillard),
mécaniser quelqu'un, mirobolant (admirable), on a accusé Courbet d'avoir
déboulonné la colonne, c'est un professeur émérite , il (st excessivement
sérieux, la pièce a fait four, il a un aspect minable, il est nature, on ne
peut pas les reconnaître l'un de l'autre, cela me revient cher, son affaire est
en train de réussir, retourner à l' expéditeur^
Ces locutions ne sont point sans doute également acceptées; les unes
ont forcé la porte du Dictionnaire, les autres gardent encore le caractère
de leur origine. Personne peut-être n'oserait affirmer s'être abstenu en
parlant d'une seule.
Et combien d'autres acceptions de même provenance sont sur le chemin
d'une semblable fortune :
Bêcher quchpi'un, une boîte, bricoler, bûcher sa thèse, Itotter, calotter, servir
de cornac, dégommer un fonctionnaire, laper dur, épatant, une famille for-
tunée, gober c/uelqu'un, le jauger à sa valeur, tout flambant neuf, collage
(faux ménage), avoir de la déveine, crevant (ennuyeux), lâcheur, c'est une
moule (un imbécile), u)i mufle (grossier), être nettoyé (perdu, ruiné), repi-
quer (recommencer).
Les mots populaires. — Les mots, quoiqu'ils choquent un
peu plus longtemps, se font recevoir aussi et souvent assez vite.
II en est qu'on ne remarque même plus : bataclan, bastringue, buvable,
cancaner, carotteur, causette, chipie, culotter, fruit sec, impressionner , luron,
marronncr, humeur massacrante, mioche, panner, rageur, vivoter. Us sont
dans l'Académie, après avoir été l'objet de l'exécration des grammairiens.
Cric/uette s'est étalé sur la couverture d'un livre signé d'un académicien.
Une foule d'autres ont trouvé un Dictionnaire indulgent pour les accueillir,
soit Liltré, un peu facile, soit le Dictionnaire général. Et il en est dans le
monde qui sont de pur argot :
LES RESULTATS 877
Binette (L.); bitture (H. D. T.); boniment (L., IL I). T.); boulotte (L.);
bousin [Ib.); bousingot [Ib.]; braise (L.); bringue (L., IL D. T.); brossée {Ib.);
caboulot [Ib.); cagnotte (L., H. D. T.); calicot {= commis, Ib.); cambrio-
leur {Ib.); camelot ylb.); caner [Ib.); cascadeur (L.,); chahuter (L.); cha-
parder (L.); chigner {Ib.); chiner (=: blaguer, Ib.); chiper (L., H. D. T.);
chouette (L., H. D. T.); un joli coco (L., H. D. T.); cocotte {Ib.); coltineur
(L.); débine (Acad., 1878); dèche (L., H. D. T.); décolérer {Ib.) ; éclairer
(donner de l'argent, H. D. T.); écrabouiller (H. D. T.); bien ou mal ficelé
(L., H. D. T.); faire une gaffe {Ib.); gnognotte (L.); jobard (L., IL D. T.);
lâcheur (L., IL D. T.); larbin (H. D. T.); meurt de so^y (Darm., Thèse); morne
(L.); se moucher du pied (H. D. T.); panade (L., H. D. T.); popote (L.);
potin (bruit, ib.); pousse-cailloux {Dàrm., Th.); pousse-café {Ib.); roublard
(L., H. D. T.); tortiller (L., H. D. T.); trimballer (L.); veinard (L.).
Il faudrait ajouter la masse des expressions, telles que avoir du chien,
déménager à la cloche de bois, dur à la détente, envoyer bouler, frimousse,
perdre la boule, prendre une cuite, rouler sa bosse, scier le dos, tailler une
bavette, et tant d'autres, qui sont dans Littré.
Mais combien surtout paraissent pleins cravenir, et viendront,
si l'usage persiste, exiger plutôt que solliciter leur admission des
lexicographes de l'avenir !
Ne parlons même pas de ceux qui ont été imprimés, on a tout imprimé,
et si c'était là le critérium adopté, il faudrait fondre le Dictionnaire de
Larchey dans le prochain vocabulaire.
Il n'y a pas moyen de se fonder sur une autre règle que sur les obser-
vations qu'on peut faire en fréquentant des lieux où on rencontre des gens
des classes moyennes, cultivés, et qui n'ont aucune raison particulière de
« dévider le jars », mais on comprend que pour asseoir un jugement dans
chaque cas, il faudrait pouvoir multiplier les observations et les contrôler
par une enquête sur les origines et la condition spéciale des sujets '.
Ces réserves faites, je citerai comme aujourd'hui très répandus dans la
conversation : arsouille, attrapage, avoir le sac, avoir l'œil américain, avoir
une attache, bafouiller, bafouillage, bagnole, se ballader , baluchon, un
balthazar, barboter la caisse, bazarder, bibeloter, bibine, biffin, bécotter,
bouis-bouis, bœuf {un toupet bœuf), boire du petit-lait, boissonner, le bon
motif, bouder à la besogne, brûler (démasquer, par ex. un agent); canasson,
canulant, casquer, chançard, cocardier, copain, être à la coule, se la coider
douce, crâner, crêpage de chignon, créve-faim, se décarcasser, déclancher
(mourir), se défiler (s'esquiver), dégouliner, démuseler (parler), dépoitraillé,
donner des noms d'oiseaux, dos- vert, drôlichon , écoper, enfoncer quel-
qu'un, enrosser, envoyer à la balançoire, être chien en affaires, être coulé,
être crâne, être d'attaque, être de la boutique, être ficelle, être joli garçon
(en fâcheuse situation), faire son. beurre, faire une vie de bâton de chaise,
de patachon, faire une belle jambe, fripouille, fripouillard, gaffeur, galette,
1. En lisant la liste qui groupe tous ces mots, on éprouvera tout de suite le
sentiment que j'ai accepté trop facilement comme étant en usage des mots qui
sentent le faubourg à plein nez. C'est l'efTet du rapprochement. Si on les isole,
dans bien des cas, le sentiment s'aiïaiblira singulièrement.
878 LA LANGUE FRANÇAISE
(josse, jtKjcotle, lever la jamlif, faire loucher (attirer l'envie i, iikiI hiaiirin
(nègre), manger le morceau, aux petits oi(j7ions, à la papa, aux pommes,
piqué des vers, pignouf, un radis (n'avoir pas), rigolo, roiddardise, rupin,
se monter le hourriehon, se faire saulrr le (■disson, lah\ lourlourou^ train-
train, traînailler, tripatouiller, truquer, turhincr, tuyau (= renseignement),
trifouiller, venetle, zig, zut.
11 me semble aussi qu'on entend souvent à revoir pour au revoir; Dela-
vigne l'a écrit, du reste, dans Marino Falierno, et Dumas dans Caligula
(Cf. Journ. l. fr., 1831, 1, 309); j'ai lu de suite pour tout de suite sur une
note qui accompagnait les cartes d'invitation officielle aux soirées de
rÉlysée; faire la connaissance de quel(iu'un, d'où on a tiré ntu; connaissance,
sa connaissance; Je l'ai cond)lé, il a été comblé; ça glisse aujourd'hui; son
traitcmoit l'a maigri; sa méchanceté est aussi grande qu'avant; je perds bien
plus; aussitôt ma lettre écrite, je viendrai; ne le quittez pas d'une minute;
je demande à ce que cela soit inscrit au procès-verbal; j'aime à ce que l'on
me réponde de suite {aimer à ce cpte est dans Sainte-Beuve, Lund., IX, 270);
il quitta la ville sur le Bellérophon (./. d. l. l. fr., 1831, p. 34) ; de façon à
ce que, de manière à ce que (V. Zola, Assom., 357; Le Volt., :i!2 juil. 1881).
Séparation persistante. Maintien d'un vocabulaire
populaire bien à part. — Mais malgi'é tout, des milliers et
des milliers de mots demeurent encore en dehors du parler cou-
rant. D'abord malg^ré les fortes leçons d'argot que nous ont
données les journaux et la littérature, malgré les rapports trop
nombreux entre les « cambrioleurs » et nous, il y a encore des
bourgeois pour ignorer ce que c'est que le curieux, et ses clients,
ceux qui ont suriné un panC pour lui faire casquer son poffnon.
Sans parler même de ces mots-là, il est toute une classe de mots, argots
ou populaires, que l'on connaît et que Ton ne prononce pas sans avoir
conscience qu'ils sont tout à fait « peuple », que l'on ne fera jamais entrer
par suite dans la trame ordinaire de la conversation :
Agoniser de sottises, avoir des raisons avec quelqu'un, avoir de ça, se la
casser, se caler les joues, être colère, comme de juste, envoyer dinguer, s'es-
higner, faire des emblèmes, faire suisse, gobichonner, mariol (malin), mégot,
mendigot, mince de chic! patelin, pioncer, piquer un chien, se piquer le nez,
jjompelte, poser un lapin, faire des préambules, profonde, quoique ça, se
rincer la dalle, roulotte (voilure), rouslir, tanner le casaqttin, se tirer,
toquante (montre), troquet, turbin {turbiner est bien plus usuel), turne, etc.
Enfin il y en a une foule aussi qu'on ne dit pour ainsi dire jamais, sinon
peut-être par manière de plaisanterie. Ainsi : abatis (bras), aileron, banban
(boiteuse), la bouillante (soupe), camerlurhe, se cavaler, se carajutter. cludi-
nosof, coller des châtaignes, se crocher (se battre), dévisser son billard, gam-
biller, gargoulellr, giries, gonzesse, grimpant, itou, licher, limonade (eau),
moche, patilrc, pierreuse, pieu, pif, piger, pivois, plaipter queliju'un, quille,
trôle, zinguer (boire).
Combien d'autres qui ne sont point reçus dans l'acception que le peuple
LES RÉSULTATS 879
leur donne! Qu'on se souvienne de coiiséqucnl, au sens de aiiporttntt, en
instance depuis si longtemps (de Piis l'avait déjà employé), et qui parait
rejeté définitivement. De même crt,s»t'/=: fragile; cogncv quelqu'un; dccesser
zzz causer; (lcr('nir=z venir (j'en deviens) ; votre ami e^l farce; une pruposUion
potable, (il)stlncr = enfoncer plus avant une opinion en la contrariant; très
classique du reste; en pincer, roffrir (offrir en échange -.j'y ai roffert une
politesse), rien = beaucoup : // est rien chien.
Ces mots-là se comptent par milliers. Seraient-ils cent fois
moins nombreux, cela suffirait. Ce n'est pas en effet l'introduc-
tion d'un plus ou moins grand nombre de mots populaires ou
populaciers qui peut être décisive pour la fusion. La langue, en
les absorbant, même par centaines, anoblit peu à peu ceux qu'elle
gardera, comme elle a fait pour tant d'autres antérieurement.
Autrement important est ce fait général qu'un mol, par cela
seul c[u'il est argot ou faubourien, n'est plus exclu d'aucun genre.
Mais la question est de savoir si dès maintenant la barrière est
supprimée vraiment. Évidemment non. Il serait peut-être
impossible d'établir quelque part la démarcation, et si l'on choi-
sissait dix personnes pour faire le départ des mots populaires
et des autres, l'entente ne durerait vraisemblablement pas
jusqu'au vingtième. Peu importe, toutefois. Ce qui est capital,
c'est que aucune des dix ne penserait à les accepter tous, sans
examen, pour tous les cas, pour toutes les œuvres.
Influence de la langue savante sur la langue cou-
rante. Développement de l'élément savant. — Inverse-
ment, il y a dans le vocabulaire de la langue écrite un élément
inabsorbable pour la langue populaire, je veux parler de l'élé-
ment savant, qu'il ne faut pas confondre avec l'élément scien-
tifique '.
On sait que, pendant ce siècle, l'élément savant, comme
l'élément scientifique, s'est beaucoup accru, et aujourd'hui il
constitue un fonds immense.
Une multitude de mots sont entrés dans la langue, usuelle des
lettrés, agriculteur (encore blâmé par Boiste) ; aiiliiiomigne, con-
tractuel, délictueux.^ norme, typique, etc.
1. J'ai parlé plus haut du dernier, c'est le vocabulaire des sciences. L'élément
savant, c'est l'ensemble des mots empruntés au grec et au latin, ou formés par
dérivation et par composition latine et grecque, pour nommer toutes sortes
de choses : déterministe est un mot scientifique, Henriquinquiste est un mot
savant. >
880 LA LANGUE FRANÇAISE
Ces mots sont souvent laids. Ils constituent une sorte de
corps étranger, qui détruit l'homogénéité des phrases et hariole
la physionomie de la langue. Ils sont surtout envahissants,
dépossèdent d'excellents mots poj)ulaires. Nul doute que nos
anciens mots formés du thème verhal valussent le.s lourds
vocables en tion, et atioii, qui riment tous, et enlèvent la variété
de consonance, que les anciens, infiniment divers, donnaient à
la phrase : procès était supérieur à processus, et consulte à
cousultatio7i.
Mais si on veut se rendre compte de la manière dont le vocabulaire
savant et scientifique a pénétré la langue, au lieu de dresser une liste, il
suffit de jeter les yeux sur quelques passages de français contemporain.
En voici un :
Depuis cette mémorable époque, le mouvement à'ancension de la philoso-
phie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie théoloijique et
métaphysique ont été extrêmement marqués. Ils se sont enfin tellement
prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à tous les observateurs
ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la destination finale de Vin-
tellitjence humaine pour les études positives, ainsi que son éloignement
désormais irrévocable pour ces vaines doctrines et pour ces méthodes provi-
soires qui ne pouvaient convenir qu'à son premier essor. Ainsi cette révo-
lution fondamentale s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si
donc il lui reste encore quelque grande conquête à faire, quelque branche
principale du domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la
transfornuition s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les autres.
Car il serait évidemment contradictoire de supposer que l'esprit humain, si
disposé à Yunité de méthode, conservât indéfiniment, pour une seule classe
de phénomènes, sa manière primitive de pliilosopher, lorsqu'une fois il est
arrivé à adopter pour tout le reste une nouvelle marche pldlosophique, d'un
caractère absohnnen l opposé (Aug. Comte, Cours de phil.posit., Extr. Delagr.,
p. 16).
Tous les mots en italiques sont d'origine savante. Quand on voit com-
ment ceux qui sont anciens se sont assimilés, quand on considère surtout
à quelle disette la langue, privée de la plupart, serait réduite, on devient
plus indulgent à l'endroit de ces formations.
L'élément savant dans la langue populaire. — Quoi
qu'il en soit, certains types gréco-latins sont si bien naturalisés
qu'ils ont fait souche, les suffixes, les particules, les mots qui
servent à les dériver ou à les composer s'en sont détachés et
servent désormais à des créations gréco- ou latino-françaises.
On sait le succès des suffixes is)?ie et iste.
On en tin- aujourd'hui des mots de conversation, comme bon(/arçon)iisme,
je m'en flchisme; fier est une forme verbale, d'où statufier, barbificr; phile
LES RESULTATS 881
est banal : timhrophilc ; phobc l'est un peu moins. Cependant prctrophobe
est compris de tous ; cratic est si commun qu'on en forme voyoucratie,
auquel on peut compai^er soulographie; manie a été aidé dans sa diffusion
par le simple manie. Aussi timbromanie , décalcomanie ont-ils fait leur
chemin; néo a donné récemment iico-latin, néo-chrétien. De pscudo on tire
continuellement des termes de moquerie : pseudo-vierge; pan est fa.m'ûier
dans le langage politique : pangermanisme, panslavisme.
La langue populaire en a adopté quelques-uns complètement; archi,
extra, super sont tout à fait vulgarisés, à preuve des mots comme archibéte,
archifou, ou superfin, qui sont nés dans la foule.
De puissants facteurs travaillent à l'adoption progressive des
autres, l'extension de l'instruction, le développement de la
presse, la fusion des classes, l'industrie et le commerce qui
mettent si souvent le peuple dans la nécessité de répéter le nom
du produit à titre scientifique qu'il vend ou qu'il travaille, de la
machine qu'il manie. C'est ainsi que dynamo, chromo, ne peuvent
pas ne pas devenir d'un usage assez général. La vanité qui fait
que le pharmacien a rejeté le vieux nom (Vapothicaire amène le
gourmet à prendre le titre de dégustateur.
Mais deux grands obstacles s'opposeront toujours à la péné-
tration complète du lexique populaire par la masse des mots
savants, la constitution phonétique de ces mots et leur manque
de signification apparente. Il est vrai que, en ce qui concerne
la phonétique , l'étymologie populaire y pourvoit : les pilules
opiacés deviennent des pilules à pioncer et les lanternes à
f acétylène, des lanternes à la Sainte-Hélène. Mais ce procédé
de déformation ne peut conduire bien loin, et s'il devenait
d'usage général, il donnerait vite le plus grotesque des jargons.
Le procédé d'apocope n'est guère moins barbare. Des mots
comme dynamo, vélo, chromo, ne sont plus que des tronçons
de mots. Et cependant on les imite. Dans la « langue cycliste »
nous avions \e.pneu, nous avons maintenant le tri (tricycle).
L'analogie, tout en étant déformatrice, est moins cruelle. Que
bronchite soit refait sur les mots en ique, que volontairiat soit
tiré de volontaire, c'est chose dont certains s'arrangeraient peut-
être, mais que les lettrés en général n'accepteraient guère.
L'application de ces diverses modifications montre toutefois
combien la langue populaire est rebelle à ces termes étrangers
qu'elle ne peut absorber. Sans racine en effet dans l'idiome
Histoire de la langue. VIIT. ""
882 LA LANGUE FRANÇAISK
indigèn(% sans rapport avec d'autres mots qui puissent aider à
en deviner ou au moins à en rappeler le sens, des vocables grecs
ou môme latins exigent pour être vulgarisés un effort cent fois
plus grand que les mots inconnus indigènes, effort que rien ne
semble pouvoir rendre jamais général et suffisant.
Grammaire savante et grammaire populaire. — Et
puis, les mots seraient-ils tous communs, qu'il resterait à unifier
la prononciation et la grammaire qui s'échangent beaucoup
moins facilement.
Il est certain que là encore il y a eu des rapprochements. La
langue populaire a absorbé nombre des prononciations qu'on lui
imposait par l'orthographe ou autrement. On dit maintenant:
Claude, rci/istif, f'rsloi/fr, nrc-lKiutdiil , et non plus (ibiudr. fC(/îtri\f('l(i!ji'r,
arhouldiit. La pression est si forle que, si peu que vous interrogiez attenti-
vement un homme du peuple, il se reprend et s'applique à dire comme
vous : allc;/('f, quelque, il, au lieu de (fté(jer, (jiiek\ //.
De leur côté, les classes instruites ont perdu la prononciation
traditionnelle.
Même au théâtre on entend les phonèmes de la langue populaire pari-
sienne : l'a démesurément fermé de casse, Montparnasse, bas, Vcrsaille,
prononciâiion. Le .y y a à peu près complètement supplanté / mouilh'e-. On
entend dire inqucmmodcr pour incotnmodcr, en homme pour un homme. 11
n'est pas jusqu'à Vr grasseyée qui ne se répande, malgré sa laideur fau-
bourienne ^
Néanmoins la différence est encore profonde. La prononcia-
tion populaire tantôt retarde, tantôt avance sur l'autre. Elle
conserve des archaïsmes :
U pour eu : U(/i'ne, Usiache; que pour quel; quat\ iiof pour quatre, notre;
escuse pour e.rcuse, pasque pour parce que; chez ceu.x qui sont tout à fait
illettrés elle garde encore la vieille loi de prosthèse del'e ; esquclette, cstatue.
D'autre part elle contracte très hardiment: s' te, Vas,j'le dis, saisi (celui-ci),
jjsiœ; elle réduit les doubles aux simples : irnédiatemenl, yramaire, elle
mouille les consonnes palatales légèrement : un. Inniqiiiet, (j[i)arder; elle
laisse fréquemment tomber le r. On a joué une Revue : L'a-e-ou-u'} A côté
de la vieille liaison en z : lu leur-z-tj diras, elle adopte un /( euphonique :
ça va tien faire, du hruil ! \ydv une paresse des lèvres, elle passe de ou à u :
La Patrie! Le Jur!
1. (Milre le livi'o liien connu de Koschwil/. suv les Parlées parisiens, voir toute
une série <l"ol)servalions de Sarccy dans ses (Chroniques du Temps, 12 août au
2 sept. 189o. L'al)l)é Uousselol vient de publier sur la prononciation parisienne
les premières études expérimentales que nous ayons. (La Parole, n° 7.) Le
4' individu qu'il étudie est très instruit.
LES RESULTATS 883
Mais c'est en grammaire surtout que le fossé est large et
paraît infranchissable.
Des noms ont des féminins populaires spéciaux : juivresse. Lui, est
supplanté par y : t'as qu'à turbiner, conuri' fy dis; fais-y donc place à c'te
dame [Germ. Lac, 75); cela n'existe plus, mais seulement ça.
Il est né un suffixe interrogalif et dans certains cas exclamatif : ti, issu
de t-il : y Vaime-ti = Vaimc-t-il, aujourd'hui étendu à diverses personnes :
je me fais-ti une fête d'y aller ! '
La conjugaison des verbes a complètement perdu le parfait simple et
l'imparfait du subjonctif. Elle confond le plus-que-parfait du subjonctif
et le passé antérieur : Il aurait voulu que feus fini avant de commencer.
L'inchoative y a fait de nouvelles conquêtes : j't'haïs. L'analogie a simplilié
ailleurs encore : i'vas y dire, je me suis en allé.
L'auxiliaire avoir est très fréquent avec les intransitifs : il s'a sauvé.
L'auxiliaire être sert avec les verbes du même genre à marquer un état
résultant de l'action, alors que la langue officielle n'a pas cette forme :
être bu.
Les réfléchis se conjuguent indistinctement avec avoir : je m'ai plaqué,
je m'' ai marié, je m'ai acheté un chapeau.
La négation est passée aux mots complétifs : c'est pas rien, c'est pas
rigolo, l'hiver.
Une foule de mots invariables, surtout exclamatifs, sont nés : avcc-ça
qu' c'est drôle! ce qu'on s'est amusé! aussi des synonymes de peut-être : des
fois qu'il accepterait, quelquefois qu'on s'aurait trompé ; à cause que est
conservé; malgré que est devenu tout à fait usuel.
Il ne peut être question de faire ici une syntaxe de la langue populaire,
qu'il faudrait d'abord déterminer. Choisissons quelques faits dans le parler
de Paris, et rangeons-les par parties du discours.
Le peuple ignore la règle qui concerne les articles avec le superlatif; il
dit: au milieu de la rivière oit l'eau est la plus profonde. Il ignore de même
les subtiles distinctions entre de et des, j'ai du bon tabac, fumer des bons
cigares.
Il a une tendance par phonétique syntaxique à faire féminins tous les
mots commençant par des voyelles sonnant a, e, o, d'abord avec un, puis
dans lous les cas : une arrosoire, une esclandre, une éclair, une enterrement,
une érésipèle, une éventail, une emplâtre, une incendie, une intervalle, une
orage.
11 emploie indistinctement son partout. Quelle maison ! Faut voir son entrée.
Il sous-enlend constamment les sujets neutres : Y a pas d'erreur. Il
substitue les formes enclitiques des personnels aux formes prépositionnelles,
faisant souvent jouer à celles-ci le rôle des suffixes moyens grecs : manger
des pommes de terre pour s'avoir une robe neuve ce jour-là (Germ. Lac., 6).
Il décompose fidée de relation et emploie presque toujours le vieux que,
exprimant uniquement la fonction de relation, sans aucun genre ni nombre,
en marquant, s'il y a lieu, genre, nombre et personne par un personnel
surajouté : le pont que j'ai passé dessus, l'enfant que j'y ai dit de venir me
1. Rousseau parle déjà d'un enfant qui dit devant lui : Irai-je ti? Ém., 1, 51).
88 i LA LANGUE FRANÇAISE
voir, c'est moi que j'siiis la femme à barbe, c'est iious qucfsons /es barbares,
le corps avait un sergent, qu'il avait sauvé un Qcncral (Nor., Le 101^, 112).
Il ne connaît plus les interrogatifs simples. Qii'c'^t-ce que V veux? Qu'est-ce
cjui n'y a? Qu'est cju' c'est qu'ça? Oii est-ce que c'est? L'indéfini ou remplace
par modestie et par politesse les personnels je, nous : On est parti à huit
heures. Bien entendu ce sont a disparu en faveur de c'est.
Les verbes à l'actif se construisent très librement : le viu est fait pour le
boire, j'ai plusieurs endroits à aller.
Les participes avec avoir sont invariables : toutes les fautes que j'ai fait.
Par analogie les pronominaux construits avec être s'accordent avec leur
sujet. Une femme dira : le chapeau que je me suis faite.
Des attractions de modes et de temps amènent des conditionnels : fau-
drait qu'on irait de bonne heure.
On redouble les adverbes : Il fait si tellement beau.
Comme remplace encore souvent que : j'ai autant jieur de l'un comme de
l'autre. On dira elliptiquement : n'y a rien de changé comme avant.
Les phrases dubitatives commençant par ,s/ subissent le même redouble-
ment que les interrogatives : je voudrais savoir si c'est que tu roupillerais,
si t'étais malade comme moi.
La conjonction que y a pris un développement extraordinaire : Tranquil-
lisez-vous, qu'i ma dit. Ça va mieux, que je crois (autant que je crois). Elle
amène une conclusion de la phrase : jetez-vous dans les bras de votre
adversaire, qu'il vous accordera votre pardon (J. Nor., Le 101", 105).
Elle forme de nouvelles ligatures, quand il est besoin, entre les proposi-
tions qu'on ne sait pas construire en une phrase : Je ne sais toujours pas quelle
tête qu'elles ont. Pourquoi donc c'est qu'vous partez ou Pourquoi donc q'vous
partez? Vous serez témoin comme quoi, ou comme quoi que j'y ai rendu son
argent.
Cette séparation entre les deux langues ne semble pas près de
disparaître. A moins d'un bouleversement total, qui détruirait
tout ce qui dans la nation représente la culture, la langue écrite
ne me }>araît pas devoir prendre la grammaire de la langue
|)opulaire; on ne peut guère prévoir non plus que le développe-
ment de rinstruction amène l'ensemble de la population à suivre
d'instinct les règles, même rajeunies et simplifiées, de la langue
écrite. Cette dualité est un danger assez semblable à celui qui
a occasionné la mort du latin littéraire. Cette considération
suffit en tout cas à excuser ceux qui, en sacrifiant un peu de la
pureté, de la cbasteté môme de la langue écrite, ont cherché un
rapprochement, fùt-il im])ossible. Mais les mœurs sont plus
puissantes que les efforts isolés et le but ne pouvait pas être
atteint du premier coup. Il n'est pas plus facile de fondre les
parlers des diverses classes que les classes mômes que les siècles
ont faites parmi les hommes.
CONCLUSION
I
Ainsi la littérature française est déjà vieille de près de
neuf siècles. Depuis le poème de Saint Alexis jusqu'à Cyrano
de Bergerac, près de neuf cents ans ont passé. Aucune littéra-
ture européenne n'offre une histoire aussi longue et aussi riche
par l'ahondance des œuvres et par leur infinie variété. La pro-
duction, déjà énorme, du moyen âge, a été fort dépassée par
celle des modernes, et surtout par la notre. Car aujourd'hui la
presse périodique couvre mille fois plus de papier que le livre,
et représente une profusion confuse de mots et d'idées, jetés
chaque jour dans la circulation. L'influence que cette littérature
quotidienne exerce (et exercera de plus en plus) sur la littéra-
ture générale est même un des éléments nouveaux et inconnus
qui modifieront beaucoup dans l'avenir l'art d'écrire et le métier
d'écrivain.
Raconter l'histoire littéraire d'une langue au cours de neuf
cents années nécessitait des divisions claires. Nous avons
pris, ou plutôt conservé la plus simple, la division par siècles,
sans nous dissimuler les objections très fortes qu'on peut y
faire. « Dans le courant de l'année 1800, dit très bien M. Bru-
netière, les écrivains ont-ils songé qu'ils allaient être du
xix*' siècle ; et croirons-nous qu'ils se soient évertués à différer
d'eux-mêmes pour le 1" janvier 1801? » Mais pour clore le
moyen âge M. Brunetière préfère à la date de 1500, franche-
886 CONCLUSION
ment moyenne et conventionnelle, celle de 1498, qui a le défaut
de paraître exacte et choisie; il la préfère sans doute, parce que
cette année-là rnourut d'accident Charles VIII. Croirons-nous
cependant que les écrivains se soient dit, en apprenant la
catastrophe d'Amboise : « A présent que Charles VIII est mort,
nous allons renouveler la littérature. »
En fait, toute date est fictive s'appliquant à des divisions de
ce genre; et toute division même est en ces matières forcément
conventionnelle; mais elle constitue un cadre commode aux
études. Le plus commode est celui des siècles, et il est aussi le
moins inexact, précisément parce qu'il n'affecte aucune exacti-
tude; et parce qu'il nous est fourni par l'usage au lieu d'être
fait par nous.
Faut-il ajouter que le hasard seul, ou bien une secrète
influence qui fait que le changement d'une date séculaire a pu
modifier le tour des imaginations par l'idée que certains hommes
ont pu y attacher; enfin une cause obscure quelle qu'elle soit, a
fait quelquefois coïncider avec le commencement d'un siècle
certaines œuvres d'initiative et de renouvellement? Ce n'est pas
tout à fait un hasard si Atala parut la première année du
xix*" siècle. Et je pense bien que Malherbe en écrivant l'ode à
Du Périer ne s'est pas douté qu'il composait les premiers vers
classiques de la littérature française ; mais le hasard fait que
ces vers sont très probablement de l'année 1601.
Cette division une fois acceptée, comme un compartiment bien
délimité, non comme une loi nécessaire du développement de
la littérature, nous aurions souhaité qu'il nous fût possible
d'étudier séparément tous les hommes dont l'œuvre et le nom
nous paraissaient dignes de vivre. Car enfin, parlons sincère-
ment, l'individu seul existe, est une réalité; le reste est une
conception ou une fiction de notre esprit; les groupes sont une
entité; les genres sont une convention. Le principe même qui
les constitue est absolument fictif. Le genre n'est qu'une éti-
quette que cette fiction rend commune à des hommes profondé-
ment différents entre eux par le tempérament, l'imagination,
les idées. C'est une classification purement artificielle que de
rapprocher deux romanciers qui n'ont rien de commun que de
faire tous deux des romans. Ainsi l'on met sur le même rayon
CONCLUSION 887
(le ])ibliothèque deux volumes de même format. Une classifica-
tion vraiment naturelle répartirait les écrivains selon leur
nature intime, non selon l'étiquette du cadre où ils enferment
leurs écrits. Tel moraliste rejoindrait tel auteur comique; et
tous deux mettraient en commun leur même façon de com-
prendre les hommes. Tel autre, qui se crut peut-être auteur
comique, serait reconnu pour prédicateur. Mais une telle clas-
sification, fondée sur les caractères intimes des esprits, non
sur la similitude apparente des genres, serait probablement
irréalisable à cause de son extrême complexité ; elle serait, en
tout cas, très confuse, pour la même cause. Il convient donc de
garder les t]enres, même sans y croire beaucoup plus qu'aux
siècles. Mais puisque c'est une loi nécessaire de notre esprit
qu'il ne saisit qu'à condition de divise», et qu'il ne divise utile-
ment qu'à condition de diviser clairement ; puisqu'en outre il
est bien vrai qu'une division factice n'est pas une division
fausse, à condition qu'elle trouve une certaine réalité subjective
dans les habitudes de notre esprit, nous avons conservé les
cadres traditionnels (moralistes, historiens, auteurs dramati-
ques, etc.) partout où nous ne pouvions donner un chapitre
entier à une œuvre et à un homme vraiment considérable.
Et à mesure que nous nous approchions de l'époque contem-
poraine, plus rares se faisaient ces monographies d'un seul
écrivain. Non que nous ayons douté que parmi les plus récents
mêmes, plusieurs eussent mérité cet honneur d'être isolés. Mais
le choix était difficile. Un certain recul des temps est nécessaire
pour dégager de la foule et surtout de l'élite, ceux qui décidé-
ment sont les plus grands, même parmi l'élite, et représente-
ront le plus complètement leur époque aux yeux de la postérité.
Les mêmes objets sont différemment éclairés selon que la
lumière est projetée sur eux d'une distance plus ou moins
grande. C'est une des causes pour lesquelles l'histoire littéraire,
comme toute histoire d'ailleurs, est toujours à refaire. Et la
nôtre sera refaite. Nous nous estimerons heureux si notre livre
paraît juste pendant une période de temps suffisante. Plus tard
l'éloignement des faits, en changeant pour les spectateurs
toutes les conditions d'optique, imposera d'autres tableaux, qui
auront leur tour de vérité éphémère.
888 CONCLUSION
II
On a bien voulu approuver que pour la première fois dans
une histoire générale de la littérature française, le moyen âçe
ait obtenu ici une part d'espace et d'attention très considérable.
Mais de ce que plusieurs ont loué, d'autres ont paru surpris.
Nous leur devons nos raisons.
Elles ne tiennent pas à une prédilection particulière pour
le moven âge. Nous croyons apprécier à sa juste valeur cette
vigoureuse enfance de notre littérature, nous en aimons l'abon-
dance, la fraîcheur, la vivacité, mais nous en connaissons les
défauts. Elle a grandi trop vite, et beaucoup de fruits en ont
avorté. Et l'enfant a paru vieillot, lorsqu'il aurait dû être à
peine un adolescent.
Nous n'avons pas non plus l'illusion que la littérature et la
poésie moderne puissent trouver dans le moyen âge une source
d'inspiration très féconde. Quelques légendes, quelques fabliaux
pourront fournir des motifs épiques ou facétieux; mille trou-
vailles heureuses sont à faire dans ce riche trésor; mais trou-
vailles de détail. D'ailleurs n'espérons pas que l'étude du
moyen âge puisse jamais venir au secours de notre imagination
épuisée; ni que jamais la littérature française fatiguée par les
ans, ou par l'excès de la production, puisse se retremper dans
le commerce du moyen âge, comme elle a fait, au temps de la
Renaissance, en se rajeunissant par l'étude de l'antiquité. Trop
longtemps la langue française au moyen âge a laissé au latin le
privilège de penser fortement. Notre littérature nationale,
jusqu'à la Renaissance, manque un peu d'étofTe. Elle manque
aussi de façon, si par ce mot l'on entend le style. La langue est
souvent excellente; le style n'existe guère. Dans les écrits
français du moyen âge, ni l'idée, un peu courte, ni la forme
trop peu plastique et manquant d'art, ne peuvent beaucoup
apprendre aux modernes.
Mais l'étude du moyen âge importe à celle de la littérature
française pour d'autres causes, en vue d'autres profits plus
solides et plus sûrs. C'est que la France moderne a presque
toutes ses racines dans la France du moyen âge ; et la langue
CONCLUSION 889
française moderne dans la langue française ancienne ; en sorte
qu'on connaît mal et qu'on comprend mal tout ce qui est
aujourd'hui, si l'on néglige de connaître et de comprendre ce
qui fut autrefois. Le moyen âge nous donne, avec la clef de
notre idiome, la source et l'explication d'une foule d'idées et
de sentiments modernes, ou crus tels, mais qui nous viennent
tout droit de ces aïeux lointains. Les Français, malheureu-
sement, ont perdu, pour la plupart, la notion et la conscience de
cette hérédité, qui les suit toutefois sans qu'ils la sentent der-
rière eux. Les uns croient dater de Descartes; les autres de
Voltaire, ou de la Révolution ou d'Auguste Comte. Mais
puisque la « solidarité », cette belle chose et ce beau mot, est
à la mode, on devrait bien comprendre que la vraie solidarité
n'est pas seulement entre contemporains; mais d'un siècle à
l'autre entre g-énérations successives, qui tour à tour naissent
et g'randissent, vivent et meurent, sur un même sol, nourries
des mêmes sucs et des mêmes racines, et à travers les fluctua-
tions des âges, moins différentes qu'elles ne croient être. Oui,
nous et nos aïeux, nous sommes, bon gré mal gré, solidaires,
par la chair et le sang qu'ils nous ont donnés. A regarder d'un
peu haut les choses, la littérature française est un tout insépa-
rable; cette coupure qu'on nomme la Renaissance n'est pas
un fossé qui ait arrêté au passage l'irrésistible poussée des tra-
ditions héréditaires; Racine lui-même est plein de choses qui
à son insu lui viennent de Chrétien de Troyes; et telle pièce
épique de Ronsard ^ est un écho de la Chanson, de Roland qu'il
ignore, en même temps qu'elle semble un prélude à la Légende
des siècles.
Reconnaissons toutefois qu'il y a plus d'éléments assimila-
bles à la pensée moderne dans l'œuvre du xvi" siècle; dans
beaucoup de ses parties elle est demeurée vivante, et captive
passionnément l'attention de nos contemporains. Peut-être
nous attire-t-elle par ce chaos d'opinions où nous retrouvons
l'image de notre époque. Le xvn" siècle, le xvni", si différents
entre eux, ont connu cependant chacun des idées dominantes,
des écrivains régnants et gouvernants. Rien de pareil au
1. Voir le Discow^s sw l'éguité des vieux Gaulois.
890 CONCLUSION
XVI® siècle. Il nous plaît d'y rencontrer cette anarchie de la
pensée où nous nous débattons nous-mêmes. Cette fusion
incohérente du moyen âge expirant avec un réveil de l'anti-
quité et d'autres aspirations toutes nouvelles, nous étonne et
nous plaît par sa variété même; et ce conflit désordonné des
éléments les plus disparates produit l'impression ou l'illusion
dune grande force.
Nous avons essayé plus haut de reconnaître et de préciser
les caractères de la Renaissance littéraire ' ; nous ne revien-
drons pas sur cette étude. Qu'il nous soit permis seulement
d'y ajouter une réflexion : la Renaissance littéraire a peut-être
un peu indûment profité du voisinage de la Renaissance artis-
tique, et, par le bénéfice de cette confusion, l'on a quelquefois
prêté aux écrivains du xvi" siècle une valeur d'art exag-érée.
Leur forme, souvent exquise dans le détail, n'est jamais par-
faite dans l'ensemble. Ils ont su trouver avec bonheur, et leurs
pages sont toutes semées de rencontres merveilleuses. Mais ils
n'ont jamais su ni composer ni achever, qualité suprême sans
laquelle il n'est pas d'artiste complet. Pour cette lacune, sen-
sible même chez les plus grands, s'il est vrai qu'ils auront tou-
jours des dévots, et même des adorateurs, ils n'auront jamais
de disciples, ils ne seront pas les premiers nourriciers de l'esprit
français; ils ne seront pas classiques.
III
Nos classiques français, ce sont les écrivains du xvn" siècle;
et non pas tous, on le pense bien, mais seulement les meil-
leurs. Nous leur avons donné sans regret le quart de cet
ouvrage, et nous aurions volontiers fait leur place plus grande
encore. Nous pensons en efTet qu'ils doivent garder dans la
formation de l'esprit national une importance à part. Nous
croyons même que cette importance est destinée à s'accroître
encore, ou l>ien c'est l'esprit national qui décroîtra; ce qui,
d'ailleurs, n'est pas impossible. Mais expliquons-nous, car
1. Voir l. m, chap. i.
CONCLUSION 891
cette assertion isolée que rinfluence de Bossuet devra g^randir
au xx*" siècle risquerait beaucoup de sembler paradoxale, si
elle n'était expliquée.
« Qu'est-ce qu'un classique'? » a-t-on souvent demandé. A
quel siiine reconnaîtra-t-on les écrivains qui ont mérité cet
honneur d'être préférés, en fort petit nombre, à tant d'autres
pour être proposés à l'étude et à l'admiration des générations
successives, et former, pendant des siècles, le fond commun,
solide et permanent de l'éducation littéraire et morale de la
jeunesse?
Depuis la Renaissance, l'Europe a trouvé ses classiques
dans l'Antiquité. Ce n'est pas le lieu de montrer — d'autres
l'ont fait d'ailleurs avec éclat, Nisard surtout, très éloquem-
ment — tout ce que le xvn" siècle français doit aux Anciens.
Son admirable littérature est assurément le plus beau fruit
qu'ait donné la greffe antique insérée dans la tige moderne et
chrétienne.
Ce n'est pas que l'on ne surprenne aujourd'hui bien des
défaillances dans leur connaissance de l'antiquité. Ils ont sou-
vent supposé chez les anciens des idées, des goûts, des règles,
des scrupules qui étaient ceux des modernes. Ils ont, de fort
bonne foi, prêté beaucoup d'eux-mêmes aux Grecs et aux
Romains. Ils n'ont pas eu le sentiment exact de l'infinie dis-
tance qui est entre les anciens et nous, et du peu de ressem-
blance qui subsiste entre les vrais Romains du temps des Sci-
pions, ou même du temps d'Auguste, et les nations modernes.
Ainsi leur grande admiration, fondée sur un sentiment sincère
et vif des beautés de l'antique, repose en partie aussi, quelque-
fois, sur une foule d'anachronismes dont ils n'avaient pas con-
science.
Mais quelles que fussent les faiblesses et les erreurs partielles
i. Le mot vaudrait qu'on en fil l'histoire. A Rome, on appelait clnssici les
citoyens de la première classe possesseurs d'un million de sesterces. De là un
sens dérivé : dassici scriptores, ce sont les écrivains de premier ordre. Au
XVI» siècle, Sibilet, dans son Art ■poétique, parle déjà des bons et classiques auteurs,
c'est-à-dire les auteurs excellents. Le sens d'auteur étudié dans les classes
n'apparaît que dans la dernière édition (1878) du Dictionnaire de l'Académie.
Ce sens, tout moderne, se confond aujourd'hui avec le sens ancien, seul connu
jusqu'à notre siècle. Un auteur classique est aujourd'hui un auteur excellent,
étudié dans les classes parce qu'il est excellent.
892 CONCLUSION
de leur culte pour les Anciens, comme il était sincère, il fut
fécond, et l'influence de l'antiquité sur les grands ouvrages du
xvii^ siècle a été considérable. Si la tradition grecque ne se
fait sentir profondément que chez un petit nombre, tous sont
imprégnés au moins de la tradition latine; ils lui doivent cer-
tainement une bonne part de leurs qualités, la clarté du rai-
sonnement, l'enchaînement logique des idées, le naturel, ou,
comme ils disaient, la naïveté de l'expression; la belle allure
de la phrase, l'énergie syntaxique, l'art de lier les proposi-
tions et les périodes; et enfin cette harmonie du « nombre »,
qui n'est pas le secret de tous, mais par où })lusieurs excel-
lèrent.
Ils n'ont pas vu seulement dans les anciens des modèles,
mais aussi des juges; ils n'ont pas seulement profité de leurs
leçons, mais du contrôle idéal auquel ils soumettaient modes-
tement leurs propres ouvrages : « De quel front oserais-je me
montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes de
l'antiquité que j'ai choisis pour modèles? » Ainsi dit Racine, à
propos d'une faute de goût qu'il n'avait point voulu com-
mettre; et il continue hardiment, au risque de choquer plus
d'un lecteur: « Car, pour me servir de la pensée d'un ancien *,
voilà les véritables spectateurs que nous devons nous proposer;
et nous devons sans cesse nous demander : « Que diraient
Homère et Virgile, s'ils lisaient ces vers? Que dirait Sophocle,
s'il voyait représenter cette scène? »
Voilà ce qu'étaient les anciens pour les hommes du xvu'' siè-
cle! Des inspirateurs très féconds, des guides très surs, des
juges très respectés. Mais qu'est-il demeuré, dans le monde
moderne et actuel, de cette immense influence, accordée jadis à
l'antiquité?
L'antiquité grecque et latine s'éloigne de nous tous les jours.
Et, sans doute, le passé ne cesse jamais de fuir plus loin du pré-
sent. Mais il semble que cette fuite est plus ou moins rapide
selon les époques. Jamais elle ne fut plus précipitée qu'à cette
fin du xix" siècle; et déjà les Grecs et les Romains paraissent
aux générations nouvelles, quelque chose de très lointain, perdu
1. Longin, dans le Traité du Sublime, cité par Racine dans la première Pré-
face de Brilannicus.
CONCLUSION 893
dans les brumes d'un souvenir vague et indistinct. Naguère
encore, un grand nom antique, une citation d'Hérodote ou de
Tite Live, un vers d'Homère ou de Virgile évoqué à propos,
semblaient donner de la force et de la grâce à l'éloquence, à la
poésie. Aujourd'hui ce « pédantismc » ferait sourire. Marathon,
Chéronée, Cannes ou Actium sont mots vides de sens pour des
écoliers modernes, je dis ceux même qui apprennent encore un
peu de grec et de latin. L'influence de l'antiquité sur l'esprit
moderne va diminuant tous les jours; telle est la vérité. Quel-
ques moralistes peu clairvoyants continuent, il est vrai, de se
plaindre par tradition « qu'on sorte des collèges admirablement
instruit de tout ce qui concerne les choses d'Athènes et de Rome,
et ignorant de l'histoire de France ». Cela se débite encore
couramment; mais cela est complètement faux. Les bacheliers
savent plus ou moins l'histoire de France, mais ils ne savent
plus du tout celle des Grecs et des Romains.
Chose étrange, et qui paraît d'abord contradictoire! en même
temps que la foule oublie de plus en plus l'antiquité, un petit
nombre d'érudits en ont de mieux en mieux pénétré la science.
L'archéologie, dans toutes ses branches, l'étude des monuments
et celle des textes, la philologie et l'épigraphie, l'histoire des
religions antiques, de la philosophie, des institutions, des légis-
lations et des mœurs, a certainement accompli depuis cent années
d'admirables progrès. Sans complaisance pour notre temps, nous
pouvons dire que ceux qui savent aujourd'hui l'antiquité, la
savent mieux que n'ont fait les érudits du xvn" et du xvni" siè-
cle. Un si grand progrès d'une part, un tel recul d'autre part,
semblent des mouvements contradictoires ; en fait ils sont étroi-
tement liés. C'est parce qu'une élite a creusé plus avant dans
l'étude de l'antiquité que la foule s'est de plus en plus détachée
des anciens. En effet tout ce grand eftbrt de la science aboutit à
nous révéler que les anciens sont bien plus éloignés de nous, et
plus différents qu'ils ne semblaient jadis; qu'entre les sociétés
antiques et la nôtre, il y a des divergences irréductibles; que
leur organisation politique, religieuse et sociale est absolument
contraire à la nôtre; que leur démocratie, fondée sur l'esclavage,
n'a rien à enseigner aux démocraties modernes; que leur reli-
gion, asservie à l'État et imposée par l'État, ferait également
894 CONCLUSION
horreur aujourd'hui aux hommes religieux et aux libres pen-
seurs; que ce qu'ils appelaient liberté nous paraîtrait la pire ser-
vitude, puisqu'il anéantit absolument l'individu dans la commu-
nauté; qu'enfin la conception même de la cité antique est
nettement irréconciliable avec la fraternité humaine, que nous
voulons réserver, au moins comme un dogme de l'avenir, à nos
sociétés futures. Ç.
Mais à défaut des leçons politiques, ne pouvons-nous croire '•
encore que l'antiquité nous enseignera toujours les secrets de
la forme, et son art merveilleux du style? Non, cet art lui-même
va nous échapper. Cet art admirable et cette admirable littéra-
ture, s'il est vrai qu'ils feront toujours la joie et obtiendront
l'amour d'une élite d'initiés, déjà ne parlent plus que faiblement
à l'oreille, au cœur de la foule. Le sens, le goût, l'intelligence
de cette beauté simple, exquise, naturelle, se perdra peu à peu
parmi des générations préoccupées d'autres soucis, sollicitées
par d'autres admirations; et de plus en plus condamnées à une
sorte d'éclectisme banal par le nombre et la variété infinie des
choses que fait passer sous nos yeux le monde agrandi et par-
couru en tous sens. A force de voir défiler devant nous les
œuvres d'art et les œuvres littéraires de vingt peuples différents,
d'admirer la peinture japonaise à l'égal de la statuaire antique,
et Ibsen autant que Sophocle, notre goût s'élargira jusqu'à tout
embrasser avec une égale complaisance; jusqu'à tout accepter
parce que tout est curieux; sans rien aimer passionnément,
c'est-à-dire exclusivement.
Cependant croît et grandit tous les jours en richesse, en
influence, en autorité, une démocratie laborieuse, affairée, pra-
tique, et qui se soucie fort peu des langues mortes et des
choses mortes; tant de notions vivantes, dont il faut se munir
(langues, géographie, histoire, toutes les sciences), ne laissent
que bien peu d'heures à l'étude de l'antiquité. Avant le milieu
du siècle prochain, il est à craindre que le grec et le latin ne
soient plus étudiés que par quelques érudits ; comme aujourd'hui
le sanscrit ou l'hébreu. Le dommage sera grand peut-être; et je
suis de ceux qui pensent que l'esprit humain subira un très
grand déchet en se dépouillant tout à fait de l'antiquité. Mais il
faut se résigner et se préparer à ce qui est inévitable. Euripide
CONCLUSION 895
(lisait très bien : « Il ne sert à rien de se fâcher contre les
choses, parce que cela leur est bien égal '. »
Qu'arrivera-t-il alors de notre littérature? Affranchie des
Grecs et des Romains par l'oubli presque complet de leurs lan-
gues, voudra-t-elle se passer tout à fait de « modèles », ne plus
reconnaître de classiques?
Combien d'esprits remuants et curieux, qui se croient seuls
libres parce qu'ils sont sans doctrine et sans principes, revendi-
queront alors avec ardeur ce qu'ils appelleront : la complète
émancipation de l'esprit moderne? « Les modèles ne sont bons,
diront-ils, qu'à entraver les talents, et à courber tous les esprits
sous le niveau d'une médiocrité commune, régulière et
ennuyeuse. Délivrés enfin des Grecs et des Romains, n'inven-
tons pas de nouvelles idoles. »
Ces « indépendants » auront tort. L'art d'écrire veut, comme
tout autre art, des maîtres; le génie même a besoin d'avoir été
un peu à l'école. « C'est un métier que de faire un livre, dit La
Bruyère, comme de faire une pendule; il faut plus que de l'es-
prit pour être auteur. » Il faut encore savoir son métier. Les
classiques français, au défaut des anciens, serviront à nous l'ap-
prendre.
N'envions pas le bonheur des nations sans racines, sans
modèles et sans traditions. Notre héritage national est un heu-
reux mélange d'éléments puisés à diverses sources, et harmo-
nieusement fondus dans un tempérament solide et original.
Craignons de gâter l'ouvrage en détruisant brusquement toutes
les proportions. Le péril sera déjà grand quand l'esprit français
s'isolera tout à fait de cette antiquité qui fut l'une de ses nour-
rices. Si nous devons perdre un jour la trace et la lumière des
classiques anciens, gardons au moins, pour ne pas tout risquer
ensemble, gardons soigneusement le culte de nos maîtres
français : Corneille et Descartes, Pascal et Bossuet, Racine,
Molière, La Fontaine, La Rochefoucauld, La Bruyère. Ne lais-
sons jamais dire que nous affirmerions notre indépendance, en
écartant ces grands hommes, nos maîtres naturels. Craignons
plutôt de cesser d'être nous-mêmes, si nous méprisions de telles
I. Toi; r.Çii'[[ioi.<n yàp où-/l 6u|AO\lc79ai -/picôv Milt: yàp aOioî; ovSév.
896 CONCLUSION
traditions. Ce serait la pire façon de servir que de renverser une
autorité nationale pour nous soumettre tantôt aux fantaisies
d'un bizarre, tantôt aux songes d'un étranger, toujours à quelque
culte de passage, à des religions improvisées.
Car il faut en venir à noter ce qui est à la fois le caractère
distinctif des véritables classiques et leur mérite suprême. Ils ne
sont pas des maîtres tyranniques; ils ne forcent pas l'indépen-
dance de ceux qu'ils forment; ils développent, d'une façon géné-
rale, l'intelligence et le goût de tous, sans entraver le tour
d'esprit original et personnel de chacun. Tel est bien le carac-
tère saillant des grands écrivains du xxif siècle : on les admire,
on les étudie, on s'en pénètre, on s'en nourrit, sans cesser d'être
soi-même. « Quoique profondément imprégnés de l'esprit de
leur temps, ils ont élevé leurs idées à un assez haut degré de
généralité, leur style à un assez haut degré de perfection, pour
que chaque époque puisse trouver chez eux des maîtres; mais
des maîtres doués d'un génie si large et si impartial qu'ils n'im-
posent à leurs disciples aucune manière, aucun procédé particu-
lier, et qu'ils peuvent les former sans les entraver, les soutenir
sans les diriger '. L'ancienneté contribue aussi à donner aujour-
d'hui cette majesté sereine aux chefs-d'œuvre incontestés du
grand siècle : il est peut-être nécessaire qu'un écrit ne soit pas
d'hier pour être appelé classique; mais il s'en faut de beaucoup
qu'il suffise d'être ancien pour obtenir ce glorieux titre, et
parmi les écrivains du xvn" siècle, il n'appartient qu'à un petit
nombre. »
Mais à quelles conditions cette maîtrise reconnue chez nous
aux grands auteurs du xvu" siècle pourra-t-elle être utile et
féconde? Entendons bien, d'abord, et posons comme un prin-
cipe absolu, qu'il ne saurait jamais être question de les imiter en
aucune manière.
L'imitation qui s'exerce d'une langue à une autre langue,
n'est })as un vain emploi de l'esprit ; s'y renfermer, le desséche-
rait; s'y appliquer, entre temps, peut le fortifier. Cette lutte de
deux idiomes, cet etTort ingénieux, réfléchi, difficile, qui cherche
1. Nous avons déjà publié ces lignes ailleurs en 1885. On nous excusera de
nous être cité nous-mème; nous n'avons pas trouvé d'autres termes pour
exprimer une idée que le temps n'a pas modifiée dans notre esprit. {Leçons de
lilléralure française, t. II, p. 1.)
CONCLUSION 897
à traduire une pensée sans lui rien ôter de sa vig-ueur et de sa
clarté, n'est point du tout méprisalde. L'idée même n'est jamais
si bien contrôlée que dans cette sorte d'examen auquel on la
soumet, par l'imitation ou par la traduction.
Mais l'imitation dans la même langue n'offre aucun de ces
avantages. Elle est absolument vaine, inutile et stérile : elle est
mortelle à toute originalité de la pensée ou du style. Imiter en
français Racine, imiter Bossuet, imiter La Bruyère, c'est ne
rien comprendre à la leçon que nous ont laissée ces grands
écrivains, ces grands maîtres. Il faut les lire et les relire; il
faut les étudier profondément, mais non les imiter.
Qu'est-ce donc qu'étudier les grands écrivains français, quand
on est Français soi-même? C'est d'abord entrer, par un commerce
prolongé, assidu, journalier, dans la pleine intelligence de leur
œuvre : c'est pénétrer ainsi dans le secret de leur travail, savoir
comment ils pensent, comment ils composent, comment ils
écrivent; non pas pour penser tout ce qu'ils ont pensé ni pour
calquer notre style sur leur style. A faire une si pauvre besogne,
nous serions de bien mauvais disciples, bien indignes de tels
maîtres; et moins disciples que honteux plagiaires. Nous vou-
lons comme ils ont fait, bien écrire et bien raisonner; mais
nous ne voulons pas écrire et raisonner comme eux. La diffé-
rence est grande; il faut la bien saisir. Ils ont pensé, ils ont
raisonné avec une force, une logique, une précision, tout à fait
admirable et rare. Nous apprendrons de leur exemple à penser
et à raisonner de la même façon : cela ne veut pas dire que
nous penserons toutes les mêmes choses; que nous partirons
des mêmes principes pour aboutir aux mêmes conséquences. Ils
ont écrit avec une justesse de termes, une appropriation du
mot à l'idée, une fermeté de syntaxe tout à fait merveilleuse.
Nous nous efforcerons, en les méditant avec un zèle obstiné,
d'apprendre d'eux les mêmes qualités de langue et de style. Cela
ne veut pas dire que nous nous etforcerons d'avoir le même
style ; nous savons bien que nous ne serons des écrivains que si
nous avons notre style à nous. Mais ils nous montreront, par
leurs leçons, comment se fait un grand écrivain, comment se
crée un style. Il y faut le génie d'abord, nul n'en doute; mais il
y faut encore le travail, et la science du métier, qu'ils ont su à
Histoire de la langue. VIU. »J '
898 CONCLUSION
merveille. Qu'est-ce qui les distingue de la foule de ceux qui
parlent ou écrivent médiocrement? Croit-on que ce soit les mots
qu'ils créent? Ils ne créent pas de mots; ils savaient très bien
que le droit de créer des mots appartient au peuple, c'est-à-dire
à tout le monde; à la foule anonyme, et non aux écrivains.
Serait-ce leur syntaxe qu'ils inventent? Ils usent tout simplement
de la syntaxe de leur temps. La syntaxe personnelle d'un grand
écrivain, cela n'existe pas. Il y a la syntaxe d'une époque ; il n'v
a pas celle d'un liomme; ou bien cet homme ne savait pas écrire.
Mais oii est donc l'originalité de leur style? Tout entière dans
l'art qu'ils ont eu de faire un usage personnel des mots et des tours
connus et usités de tous; dans leur science verbale, instinctive
ou réfléchie (souvent l'un et l'autre à la fois), mais si sûre que
nul n'a mieux su toutes les valeurs possibles des mots, ni ne
les a employées mieux à propos, y compris mille nuances et
significations nouvelles, que les termes possédaient d'une façon
latente, et comme en puissance, mais qui n'avaient encore été
ni dégagées ni exprimées.
Quand nous aurons relevé chez nos grands écrivains cette
profusion d'images neuves et de créations de style, pense-t-on
que ce sera pour les reporter dans nos propres écrits, et semer
d'audaces empruntées une prose terne, impersonnelle? Ce jeu
serait puéril et misérable. Mais nous aurons appris, dans d'illus-
tres modèles, que le style original est un perpétuel rajeunisse-
ment de l'idiome général; que bien écrire, c'est créer sans cesse;
mais créer naturellement, selon l'instinct et les traditions de la
langue; de sorte que le lecteur, plus charmé que surpris, saisisse
sans peine le sens et la valeur des nouveautés les plus hardies,
et reconnaisse avec plaisir dans le style, même le plus personnel,
tout le vrai 2-énie de la langue commune.
Ainsi notre admiration déclarée pour les classiques français
du xvu" siècle laisse entière notre indépendance. Nous sommes
leurs disciples respectueux et reconnaissants; nous ne leur
sommes pas asservis. Nous avons défini leur œuvre par ce
caractère éminent <|ui lui appartient en propre : c'est qu'elle
peut diriger les esprits sans les comprimer. Riches de ces deux
qualités, l'excellence et l'ancienneté (qui est aussi une qualité
quand elle s'ajoute à l'excellence), ils resteront (nous le souhai-
CONCLUSION 899
tons du moins) l'école de la jeunesse française; école tradition-
nelle et libérale où, pendant des siècles encore, elle devra se
former à bien dire et à bien penser. Nos fils après nous sorti-
rent de cette école, instruits, formés, cultivés; libres toutefois;
libres de penser et de dire autrement, s'ils veulent; mieux, s'ils
peuvent.
IV
On nous a reproché d'avoir attribué au xviu" siècle à peine
« la portion congrue » en lui accordant un seul volume. Notre
parcimonie n'est pas sans excuse. Plus on s'éloigne du xvni^ siè-
cle, plus on étudie d'une façon grave et impartiale cette époque,
autrefois si passionnément attaquée, si passionnément défendue,
et plus on s'aperçoit que son importance est grande dans l'his-
toire de la civilisation générale; mais que sa valeur littéraire et
artistique est assez mince. Les écrivains du xvnf siècle ont
fait dans le format grand in-quarto beaucoup de polémique;
beaucoup de journalisme, et, si j'ose dire, beaucoup de repor-
tage. Mais la masse des écrits durables n'est pas fort considé-
rable; et, chez les plus grands, la part d'œuvre qui s'oubliera,
qui déjà semble oubliée, est énorme. Ils ont beaucoup pensé,
ou, du moins, beaucoup remué de pensées; ils ont préparé des
actes et des faits de la plus haute importance ; et déposé dans le
sol plus de germes révolutionnaires que l'époque suivante n'a
pu accomplir de révolutions. Tout cela est digne d'attention, et,
si l'on veut, d'admiration; mais, après tout, ce sont (à peu
d'exceptions près) de faibles écrivains, de médiocres artistes,
des versificateurs sans poésie. Et entin, nous faisions ici l'his-
toire de la littérature française! Leur rôle historique n'est pas
fini, tant s'en faut; le xYin*^ siècle restera probablement l'arène
tumultueuse oii deux familles opposées d'esprits, deux tradi-
tions ennemies viendront se heurter contradictoirement au
xx" siècle; mais, si le sentiment littéraire est destiné à survivre
en France (ce qui, à la vérité, n'est pas certain, car il est déjà
malade) le xvni*^ siècle, en tant que siècle littéraire, paraîtra
de plus en plus négligeable entre le xvn" et le xix" siècle, et
900 CONCLUSION
Voltaire écrivain fera pauvre fig-ure entre Bossuet et Chateau-
briand.
Nous ne nous excuserons pas d'avoir fait une part si large aux
écrivains modernes et contemporains. Nous croyons sincère-
ment que notre temps, et surtout la première moitié de ce siècle,
sera très haut placée dans l'admiration de la postérité. L'an-
cienneté seule manque à quelques-uns pour être mis au premier
rang, et associés aux plus grands noms de tous les temps. Le
voisinage rend l'admiration timide; « à distance on révère
mieux », dit un ancien. Ces maîtres vieilliront, et paraîtront
plus grands, en s'éloignant de nous. Ils seront, à leur tour, clas-
siques et immortels. Déjà l'injuste réaction qui, trop souvent,
succède aux funérailles des grands hommes, a fait place à des
jugements équitables. La postérité prononce, et les envieux ou
les ingrats sont dispersés, ou morts à leur tour. Chateaubriand,
Lamartine et Vigny sont rétablis sur leur trône et le gar-
deront.
Mais c'est en approchant des jours que nous vivons, que notre
tache est devenue plus difficile. Et, parmi nos collaborateurs,
plusieurs ont regretté, sans doute, la promesse faite au public
de conduire cette histoire jusqu'au seuil du siècle prochain.
Dans ce flot toujours croissant, sans cesse renouvelé d'ouvrages
estimables, comment distinguer, sans l'aide et la lumière du
temps, ceux que la postérité retiendra et connaîtra? Nous avons
mieux aimé paraître quelquefois bienveillants que jamais
injustes ou dédaigneux. Notre excuse (s'il en faut une) est dans
l'etTort si sérieux, effort d'art, effort de recherche et d'observation,
dont on trouve les traces dans un si grand nombre d'ouvrages
composés de nos jours. Si on laisse de côté les gens de métier,
qui prétendent seulement que leurs écrits les fassent vivre, mais
qui n'ont nul souci de faire vivre leurs écrits; parmi les autres,
qui seuls nous intéressent ici, le respect de leur art et la cons-
cience littéraire sont bien plus répandus qu'au siècle dernier;
et tel modeste poète de notre temps qui n'a obtenu que quatre
ou cinq lignes dans notre gros volume est dix fois plus artiste et
plus écrivain que tous les poetx minores du xvm® siècle. Le
difficile, ce n'est pas de discerner le talent, mais l'originalité;
c'est de distinguer, dans le mouvement confus des choses d'hier
CONCLUSION 901
ot d'aujourd'hui, ce qui est une lumière, et ce qui n'est qu'un
reflet. Mais le temps fera ce départ à notre place; nous lui sou-
mettons toute notre œuvre, mais surtout les derniers chapitres.
Plusieurs ont essayé de donner une formule qui fût comme
la synthèse générale de toute la littérature française. On nous
permettra de ne pas les imiter. En jetant les yeux sur cette
multitude, et de noms, et de livres, dont il est parlé dans celte
. Histoire, encore si incomplète, nous sommes plus frappés
(faut-il l'avouer?) des différences que des ressemblances; et
nous admirons ceux qui ont su pousser le génie de la généra-
lisation jusqu'à envelopper dans une déiinition commune la
Chanson de Roland, Rabelais, Bossuet, Voltaire et Victor Hugo;
tous représentants attitrés, mais bien peu semblables entre eux,
de r « esprit français ».
J'entends bien qu'on peut dire : « Les idées peuvent se com-
battre, et les hommes se ressembler. Les familles d'esprits se
constituent par la ressemblance des tempéraments, non par In
sympathie des opinions. Jean-Jacques Rousseau et Joseph de
Maislre, malgré l'ardente opposilion de leurs idées, ont bien
des points communs dans leur caractère. Et pour être divisés,
quant à leur doctrine, Bossuet et Voltaire n'en portent pas
moins tous deux, les traits communs, et bien marqués, de l'es-
prit français. »
Mais ce sont ces traits communs qui nous échappent, à moins
qu'on n'appelle ainsi des caractères si généraux qu'ils sont
communs, en efl'et, à toute littérature; car enfin si l'on prétend
que le trait commun qui caractérise la littérature française est
la clarté, nous avouons ne connaître point de littérature qui ait
pris à tâche d'être obscure. En général, les hommes parlent et
écrivent pour tâcher d'être compris. Ils n'y réussissent pas tou-
jours; mais l'obscurité est rarement consciente et volontaire.
S'il est vrai qu'elle est plus rare dans la littérature française
que dans les autres littératures, les étrangers, qui ne nous
gâtent pas, surtout depuis quelque temps, l'expliqueront sans
902 CONCLUSION
doute en disant : que, pensant avec moins de force et de pro-
fondeur que les autres peuples, nous pouvons être compris plus
facilement. Notre célèbre « clarté » serait ainsi la récompense
de notre légèreté toute superficielle.
J'en vois une autre raison, plus vraie peut-être, dans cet
esprit sociable qu'on s'accorde à reconnaître dans la littérature
française de tous les temps, et qui pourrait bien en être le véri-
table caractère dominant; sinon le seul, au moins le principal et
le plus constant. Il y a au fond de l'esprit français un besoin très
marqué d'agir sur l'esprit d'autrui; de plaire à autrui, de l'at-
tirer, de l'entraîner. Les motifs peuvent varier, depuis le besoin
d'apostolat le plus élevé, le plus désintéressé, jusqu'au vulgaire
désir d'être admiré. Mais la tendance est constante. Il est infi-
niment rare qu'un Français écrive pour lui-même, pour satis-
faire son esprit, pour définir sa pensée devant son propre juge-
ment, ou apaiser un sentiment qui l'oppresse. Tout Français
écrit pour être lu ou écouté; et il est vrai, pour cela, que notre
littérature est la plus « sociale » de l'Europe; et que, par une
accommodation naturelle et instinctive des moyens au but, elle
possède surtout les qualités qui conviennent à son objet.
Mais dans ce caractère je vois une tendance, plutôt qu'une
manière d'être. Et je demeure très frappé de l'amplitude presque
indéfinie de notre littérature, quant aux idées et quant au style;
elle offre des exemplaires de toutes les façons de penser et de
toutes les façons d'écrire. Surtout, depuis ses origines, elle
semble se partager entre deux larges courants qui la traversent
parallèlement tout entière, en se côtoyant sans mêler leurs eaux.
D'un côté les chansons de geste, la poésie lyrique, l'éloquence,
le roman chevaleresque; c'est la veine héroïque, amoureuse,
religieuse; c'est l'homme pris au sérieux, pris au tragique,
admiré ou haï, mais respecté toujours. De l'autre côté les
fabliaux, les farces, les contes, la plus grande partie du théâtre
comique; et nombre de moralistes; les romanciers qui s'appe-
laient « naïfs » autrefois; qu'on aime mieux nommer natura-
listes aujourd'hui; c'est la veine satirique, railleuse et incré-
dule; c'est l'homme défiguré par ses travers, ses ridicules, et
ses vices. « Ni ange, ni bête », avait dit Pascal. Mais la plupart
n'ont vu que l'ange (ange radieux, ou démon, qui garde
CONCLUSION 903
encore sa grandeur, qui est au moins l'ange déchu), ou bien
ils n'ont vu que la bête, immonde ou bouffonne. Ce double
courant partage, il est vrai, toutes les littératures: mais chez
les étrangers, le même écrivain appartient souvent à l'un et à
l'autre, et puise quelquefois son inspiration aux deux sources.
Dante et Shakespeare ont peint Vange et la béte. Chez nous ce
mélange est rare; et la plupart de nos grands écrivains ont été
exclusivement des héroïques ou des satiriques.
La littérature de notre siècle est bien faite aussi pour
ébranler notre confiance en certains aphorismes qu'elle semble
avoir démentis. On a dit : tout écrivain français est cartésien,
surtout depuis, même avant Descartes; c'est-à-dire intellectuel
et rationaliste; médiocre observateur du fait tangible et réel;
excellent logicien; prompt à déformer l'objet pour l'amener à
une conformité plus grande avec sa propre raison et l'idéal
bien ordonné qu'elle a conçu. De là ce don, qui parait propre-
ment français, d'écrire des livres bien composés. Mais cet éloge
implique un reproche; il dénonce une lacune dans le génie
national. 11 dit qu'un écrivain français ne voit, n'exprime que
les idées. La nature et l'inconscient lui échappent.
Or un tel reproche n'atteint pas tous nos classiques ; surtout il
n'atteint pas les plus illustres parmi les modernes. En prose,
en vers, nous avons vu dans ce siècle des observateurs très
clairvoyants, des peintres merveilleux de la vérité pittoresque
aussi bien que de la vérité psychologique. Non, vraiment,
aucune formule n'embrassera la littérature française tout
entière dans son infinie variété.
VI
Il est peut-être amusant, mais certainement dangereux de
prophétiser. Notre livre est déjà bien gros : nous n'y ajouterons
pas un chapitre sur la « littérature de demain ».
Comme on ne guérit pas le mal en le signalant, si l'on n'y
joint pas l'indication du remède, à quoi peut-il servir de
déclarer ici que nous ne sommes pas sans inquiétude sur
l'avenir de la littérature en France?
904 CO.NCLISIOX
Plusieurs dangers la menacent. L'esprit scientifique Tcntame
de tous côtés, et entreprend sur son domaine. Quand l'histoire
humaine s'écrira comme s'écrit déjà l'histoire naturelle, la litté-
rature historique aura vécu. Quand la philosophie sera presque
uniquement physiologique et mathématique, la littérature phi-
losophique aura vécu.
Certaines découvertes qui transforment, dans ce siècle, la
vie et les habitudes, peuvent devenir funestes à l'esprit litté-
raire. Quand on correspondra exclusivement par le télégraphe
et par le téléphone, la littérature épistolaire aura vécu. Et quand
cette erreur sera bien accréditée que la scène doit copier la vie
sans l'interpréter, le cinématographe sera devenu « l'expression
de la société »; et le théâtre, en tant que genre littéraire, aura
vécu.
Notre démocratie, qui n'est pas du tout celle des Athéniens, ne
semble pas non plus très favorable à la littérature. Quand les
débats d'affaires ou les débats d'injures auront seuls cours dans
les chambres, l'éloquence politique aura vécu. Quand tous les
hommes liront, mais seulement les journaux, la polémique
courante émiettera les forces des penseurs. Personne n'écrira
plus la Politique tirée de C Ecriture sainte, ni l'Esprit des lois, ni
le Contrat social.
Il est vrai que, par réaction légitime contre rabaissement
général des goûts littéraires, le siècle prochain verra se multi-
plier, sans doute, les tentatives isolées, faites pour entretenir,
ou relever, dans des asiles clos, le culte pur des bonnes lettres.
Mais rarement les petites chapelles ont sauvé les religions.
Une à une, elles se ferment, par l'abandon ou la mort des rares
fidèles, par l'indifférence de la foule. Une littérature ne vit pas
longtemps dans les cénacles. Elle en sort pour agir, ou elle
périt, faute d'air. Toute la nation pensante doit être associée
à sa littérature. Une langue morte et savante peut se trans-
mettre par quelques hommes; mais une littérature, chose vivante
et nationale, n'est pas le privilège d'un groupe.
D'autres symptômes sont [dus rassurants. On en peut compter
jusqu'à trois : d'abord une tendance générale à goûter vivement
la simplicité dans la forme. On se défie de l'emphase et de la
déclamation; et ce sentiment est excellent, à condition qu'il ne
nONCLLSIOX 901)
dégénère pas en dégoût du « I»on français ». Certaines gens
déjà trouvent trop bien écrit ce qui est seulement « écrit ».
Ensuite les esprits sont aujourd'hui très généralement soucieux
de trouver le vrai, de dégager le fait, et d'arriver aux choses,
sans se payer de mots. On se défie du convenu, qui fit tant de
mal aux romantiques. On a raison. J'ai ouï prêter ce mot à un
grand lettré de la première moitié de ce siècle : « Qu'est ce que
ça me fait, à moi, que les Grecs aient battu les Perses, ou que
les Perses aient battu les Grecs, pourvu que ce soit bien dit! »
Personne aujourd'hui n'oserait prendre ce mot à son compte;
et nous en louons notre temps. Mais ce goût consciencieux du
vrai, s'il combat utilement la mauvaise littérature, n'est pas
nécessairement favorable à la bonne, et peut s'accommoder du
« mal dit », pourvu qu'il semble « bien pensé ». Ainsi nos
qualités mêmes, en tant que qualités littéraires, sont pour ainsi
dire négatives, et personne ne peut prévoir quels fruits Ton en
doit attendre.
J'en dis autant d'une troisième vertu, qui est la nôtre aussi
et que nous devons compter parmi les symptômes rassurants.
C'est que jamais époque ne fut plus ouverte à l'intelligence de
toutes les idées, plus disposée à les accueillir, à les examiner
et à les juger d'une façon large, impartiale et bienveillante. Il
n'y a ])lus de respect humain, c'est une belle conquête de ce
siècle et surtout de la fin de ce siècle. Chacun maintient son
droit à penser pour son compte; et cette liberté individuelle a
aussi ses excès. Mais il en faut voir d'abord les avantages.
Au siècle dernier, un homme qui eût essayé de penser et de
parler contre les opinions et les préventions régnantes, risquait
d'être honni et persécuté; mais surtout il était sûr de n'être pas
écouté, ni peut-être entendu. Aujourd'hui, quiconque apporte
une pensée sérieuse et l'expose de bonne foi avec un talent
suffisant, trouve au moins des auditeurs sans parti pris, et peut
espérer d'être jugé sur ce qu'il vaut. Nous n'avons plus de haines
littéraires; nous n'avons plus même de préventions. Se battre
pour ou contre les classiques ou les romantiques nous paraîtrait
ridicule. Un spectateur fut tué en 1809 au Théâtre-Français,
martyr des trois unités dramatiques. Cela nous paraît un cas de
folie curieux. Toutes les littératures étrangères sont tour à tour
906 CONCLUSION
accueillies chez nous avec transport ; et nous admirons tout,
pour nous persuader que nous comprenons tout. Nos pères déni-
graient de parti pris tout ce qui s'éloignait de leurs goûts. Nous
sommes tout prêts à changer les nôtres, pourvu qu'un illustre
étranger nous y convie. Cette honne volonté n'est aussi qu'une
qualité négative; elle ne prouve pas que nous soyons aptes à
faire éclore demain une renaissance littéraire. Elle montre du
moins que si cette renaissance vient à se produire, elle nous
trouvera disposés à l'accueillir.
Or, on aurait bien mauvaise grâce à se montrer trop pessi-
miste, en prophétisant l'avenir de la littérature française. Ne
savons-nous pas que toutes les prédictions sont vaines, tous les
symptômes insignifiants, puisque l'avenir garde toujours en
réserve une inconnue qui peut tout renouveler, tout guérir?
C'est le génie.
Le génie est libre, absolument libre. Ni les hommes, ni les
circonstances ne peuvent rien pour lui, ni contre lui. Ce qui est
déterminé par les circonstances, favorisé ou contrarié par toutes
les conditions du milieu ou du moment, c'est le talent, chose
estimable, mais commune. Et l'on peut énoncer des lois qui
s'imposent à l'éclosion et à la floraison des talents. Mais le génie
dément toutes les lois; et pousse où, et quand il lui plaît. Dans
l'œuvre du génie, il y a toujours une part qui n'est que de
talent; et celle-là est déterminée par les conditions ambiantes;
mais la part vraiment géniale de l'œuvre n'est pas déterminée,
et vainement on essaierait de l'expliquer et de l'analyser comme
une résultante; elle est une cause, et non un efîet, et sa raison
d'être est mystérieuse; elle échappe à nos prises, à nos calculs,
à nos lois, à nos prophéties. Pourquoi sur la fin du wni"^ siècle,
dans une époque sèchement prosaïque, et qui semblait entière-
rement fermée à l'intelligence et à l'amour des beaux vers,
pourquoi vit-on paraître un vrai poète, André Chénier?Et ce poète
est bien de son temps, il en a reçu l'éducation, il en partage les
illusions et les lumières, les passions et les préjugés ; et toute
une partie de son œuvre porte bien la marque du siècle, et res-
semble à celle de ses contemporains. Mais en plus du talent,
que d'autres avaient aussi, André Chénier a le génie ; et rien
dans ses origines, son éducation, ses amitiés, le temps oii il a
CONCLUSION 907
vécu, la société qu'il a fréquentée, rien n'explique son génie, ni
pourquoi il a du génie, quand les autres n'ont que du talent. La
nature particulière de ce génie est indépendante et du siècle, et
des hommes; elle est entièrement personnelle à lui, et ce génie
qui n'est qu'à lui seul, naît et meurt avec lui.
Si la France, au xvin'' siècle, a enfanté contre toute espérance
un grand poète inattendu, demain elle peut produire encore une
moisson de grands écrivains, que plus d'un heureux présage
nous permet au moins d'espérer.
Notre œuvre est terminée. Je remercie le public de l'accueil
qu'il lui a fait. Dans un temps où les livres, d'ordinaire, trou-
vent d'autant moins de lecteurs qu'ils sont plus volumineux,
celui-ci a été lu; et rapidement, il a pris de l'autorité. L'honneur
en revient à mes zélés collaborateurs. Leur compétence spéciale
dans les choses dont ils parlaient a fait l'originalité de l'ou-
vrage; leur bonne entente en assurait l'unité, dans la mesure du
possible. Tout différents qu'ils fussent entre eux de goûts et
d'opinions, pour marcher d'accord jusqu'à la fin, dans cette
entreprise de longue haleine, il leur a suffi de mettre en commun
leur sincère amour de la France, de sa langue et de sa littéra-
ture.
Petit de Julleville.
1" janvier 19UU.
ONT COLLABORÉ A CE VOLUME
MM. BOURGEOIS (Emile), docteur es lettres, maître de conférences à l'École
normale supérieure.
BRUNHES (Bernard), professeur à la Faculté des Sciences de l'Université
de Dijon.
CHANTAVOINE (Henri), professeur au lycée Henri IV.
DAVID-SAUVAGEOT, professeur au collège Stanislas.
DOUMIC (René), professeur au collège Stanislas.
FAGUET (Emile), professeur à la Faculté dos Lettres de l'L'niversité de
Paris.
MICHEL (Henry), docteur es lettres, chargé de cours à la Faculté des
Lettres de l'Université de Paris.
PELLISSIER (Georges), docteur es lettres, professeur au lycée Janson-
de-Sailly.
SEIGNOBOS (Cil.), maître de conférences à la Faculté des Lettres de
l'Université de Paris.
THAMIN (Raymond), docteur es lettres, professeur au lycée Gondorcet.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I
LE RÉALISME
Par M. A. DAvm-SAUVACEOT.
/. — Les origines historiquis.
Avant le romantisme, 2. — Au temps du romantisme, 3.
II. — Les causes et directions premières.
L'iniluence étrangère, 4. — Le sensualisme et le réalisme de l'art pour
l'art, o. — Le positivisme et le réalisme utilitaire, 7.
///. — Les principes d'art du réalisme.
L'impersonnalité, 10. — Les sujets: fiction, idéal, histoire, exotisme, 11.
— La réalité présente, 12. — L'enquête et le document, 13. — La struc-
ture de l'œuvre, 15. — L'écriture artiste et l'objectivisme dans l'expres-
sion, 15. — Conclusion : les inconséquences et les lacunes du réalisme
français, 16. — L'inlluence russe et le réveil du spiritualisme, 18.
910 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE II
LES POÈTES
Par M. Hknri Cbantavoine.
Leconte de Lisle, 22. — Théodore de Banville, 26. — Eugène Manuel, 27.
— Charles Baudelaire, 29. — Les Parnassiens; les trois Pâmasses, 'M. —
Catulle Mendès et L. Xavier de Ricard, 'M. — Sully Prudhomme, 36. —
François Coppée, 38. — José-Maria de Heredia, 41. — André Lemoyne, 43.
— A côté du Parnasse, 51. — Après le Parnasse, 62. — Les femmes
poètes, 66. — Les Jeunes, les Symbolistes, les Esthètes, les Décadents, 67.
— Les derniers venus. Le printemps poéticjue, 73. — La poésie française
à l'étranger, 76.
Bibliographie, 81.
CHAPITRE III
LE THÉÂTRE
Par M. Ri-NÉ Doumic.
/. — La Comédie de mœurs.
Les origines. Le système, 82. — Alexandre Dumas, 86. — Le tour
d'esprit d'Alexandre Dumas, 89. — Le théâtre d'Alexandre Dumas, La
Dame aux camélias, 92. — Le Demi-Monde. Les pièces d'observation, 94. —
Les pièces à thèse, 93. — Les Préfaces. Les pièces symboliques, 98. —
Les idées morales, 102. — Les personnages, 107. — L'art théâtral chez
Dumas. L'intrigue. Le dialogue, 112. — Conclusion, 1 13. — Emile Augier :
l'homme ; son tour d'esprit, 113. — Son tliéàtre. Les comédies en vers, 1 16.
— Les comédies de mœurs, 121. — Comédies sociales. Pièces à thèse, 123.
— Le mélange des classes et la question d'argent, 128. — Les types, 131.
— L'inlrigue. Le dialogue. Conclusion, 135. — M. Victorien Sardou, 136.
— • Les comédies de mœurs et les pièces à thèse, 138. — Les drames et les
vaudevilles historiques, 142. — Edouard Pailleron, 143. — Quelques
pièces mémorables, 146.
//. — Le vaudeville.
Théodore Barrière, 147. — Labiclio, 148. — L'opérette. La parodie. Le
genre « vie parisienne ». Le théâtre de Meilhac et Halévy, 131.
in. — La comédie nouvelle.
Henry Becque, 138. — Le Théâtre libre, 160. — Le théâtre d'aujour-
d'iiui, 162,
IV. — Le Drame en vers.
M. Henri de Bornier : la Fille de Roland, 164. — Le théâtre de M. Fran-
çois Coppée, 163. — M. Edmond Rostand, 166.
Bibliographie, 166.
TABLE DES MATIERES 911
CHAPITRE IV
LE ROMAN
Par M. Georges Pellissiem.
/. — Gustave Flaubert.
Le romantique et le naturaliste, 168. — Le romantique, 109. — Le
naturaliste, 173.
II. — L'Ecole idéaliste.
Octave Feuillet, 179. — Victor Cherbuliez, 181. — Eugène Fromentin, 182.
///. — U Impressionnisme.
Les Concourt, 184. — Alphonse Daudet. Son art, 190. — Sa sensibi-
lité, 194. — M. Pierre Loti, 197.
IV. — L'Ecole naturaliste.
M. Emile Zola. La théorie du naturalisme, 202. — M. Zola artiste. Le
peintre et le poète, 206. — L'évolution linale de M. Zola, 213. — (iuy de
Maupassant, 214. — M. J.-K. Huysmans, 221.
V. — Psychologues et moralistes.
M. Paul Bourget, 223. — M. Edouard Rod, 229. — 1\L Paul Marpue-
ritte, 231. — M. J.-H. Rosny, 233. — M. Marcel Prévost, 236. — M. Paul
Hervieu, 237. — M. Maurice Barres, 238. — M. Anatole France, 239.
T7. — Romanciers rustiques.
Ferdinand Fabre, 248. • — Léon Cladel, 2"i4. — M. Emile Pouvillon, 2;J5.
— M. André Tiieuriet, 2jo. — Conclusion, 230.
Bibliographie, 257.
CHAPITRE V
L'HISTOIRE
Par M. Cii. Seignobos.
/. — Renan et Taine comme historiens.
L'œuvre historique de Renan, 2o9. — La critique et la métiiode, 262. —
L'œuvre historique de Taine, 267. — Ses idées directrices en histoire, 269.
— La critique et la méthode, 273.
//. — Fustel de Coulanges.
La carrière de Fustel de Coulanges, 279. — Son œuvre historique, 280.
— La méthode et la critique, 283. — Ses procédés de synthèse, 286. —
Les procédés d'exposition, 289. — La pldlosophie de Fustel, 292.
///. — Liste des historiens contemporains.
Principe de ce catalogue, 296. — Les historiens membres de l'Académie
912 TABLE DES MATIÈRES
franraiso, 297. — Les liistoiiens ù l'Acadr-mie des sciences morales, 299.
— Les liisloriens à rAcadémie des inscriptions et hellcs-leltrcs, 300.
IV. — L'orientation de Vhistoire.
Bibliographie, •ilO.
CHAPITRE VI
LES MÉMOIRES AU XIX' SIÈCLE
Par M. i'^JULii lîocHGEOis.
Mémoires militaires : Marhot, ;U 1. — Tliiéliault, ;{20. — Macdonald, ;]2o.
— Séruzier, 327. — Mémoires de soldats. Fricasse, Pils, Coignet, 329. —
M"'o Jullien, 332.— M'"'= Cavaii^nac, 333. — M">e de Rénmsat, 335. — Tal-
leyrand, 342. — Ciiaptal ; Beui,mot, 312. — P;isquier, 343. — Chateaubriand.
Les Mémoires d'outre-lombc, 3t3.
Bibliographie, 3:)G.
CHAPITRE VII
LA CRITIQUE
Par M. Éjule Faouet.
/. — Les auteurs.
Victor Hugo, 300. — Lamartine, 301. — Emile Zola, 302. — Paul Bour-
get, 304.
//. — Les critiques proprement dits.
ïiiéopliile (iautier, 307. — Paul de Saint-Victor, 309. — Alexandre
Vinet, 370. — Sainte-Beuve, 372. — Liaile Montégut, 373. — Edmond
Scliérer, 374. — Caro, 370. — Francisque Sarcey, 378. — Taine, 381. —
Ernest Renan, 397. — Ferdinand Brunetière, 412. — Anatole France, 410.
— Jules Lemaître, 418. — Emile Fayuet, V20. — René Doumic, 421.
///. — Les revues et journaux.
La Critique et 1(" « réalisme », 422. — La Critique et le « Parnasse », 432.
— La Critique et le « Symbolisme », 434. — La Critique et le mouvement
exoticjue, 430.
Bibliographie, 440.
CHAPITRE VIII
PHILOSOPHES, MORALISTES,
ÉCRIVAINS ET ORATEURS RELIGIEUX
Par M. Raymond Tiiamix.
/. — Philosophes.
Les dernières années de Victor Cousin. Son influence, 442. — Les syii-
ritualistes; M. Ravaisson, 44'». — Les positivistes et l'influence anglaise;
Taine, 449. — L'école criti(jue et rinilueiici' allemande; Renan, 4;)3. —
Les néokantiens, 4o8.
TABLE DES MATIERES 913
//. — Philosophes (suite). — Le mouvement contemporain.
Le mouvemonl idéaliste, 403. — Le mouvement positiviste : psycho-
logues et sociologues, 407. — La philosopliie des idées-forces, 4G9.
///. — Moralistes et pédagogues.
Les questions morales dans la littérature contemporaine, 472. — His-
toriens des idées morales, 474. — Écrivains moralistes : Bersot, Amiel,
Doudan, 476. — Les questions d'éducation, 480. — Les pédagogues : les
historiens; Michelet, 481. — Les pédagogues : les philosophes; M, Gi-éard,
484. — L'action morale, 488.
IV. — Écrivains et orateurs religieux.
Philosophes, 489.— Écrivains divers, 492. — Orateurs, 493. — Écrivains
et orateurs protestants, 497.
Bibliographie, 498.
CHAPITRE IX
ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
De 1852 à nos jours
Par M. IIenrv Michel.
/. — L'Empire (i S5'J-i Sjo).
LES KCRIVAIXS TOUTIQUES
Jules Simon, MOO. — Lanfrey, "iOO. — Vacherot, oOi. — Le duc Victor
de Broglie, iJ02. — Laboulaye, :>0;L — Prévost-Paradol, o05.
LES ORATEURS
Les circonstances, le milieu, 307. — Les Cinq, o09. — Jules Favre, 309.
— Ernest Picard, 310. — M. Emile Ollivier, 310. — Autres orateurs, 511. —
L'éloquence officielle, iill.
//. — La troisième République.
LES ORATEURS
Première période (1870-1870), 312. — Thiers, 313. — M. Buffet, 314. —
Le duc de Broglie, 314. — Deuxième période (1876-1889), 313. — .Gambetta,
316. — Jules Ferry, 319. — M. de Freycinet, 521. — Les orateurs radicaux,
322. — Jules Simon, 323. — Challemel-Lacour, 524. — Les orateurs de
droite, 523. — Ms'-. Freppel, 323. — M. de Mun, 326. — Troisième période
(1889-1809), 328. — M. Ribot, 528. — MM. Waldeck-Rousseau et Poincaré,
329. — M. Bourgeois, 330. — M. Jaurès. 331.
LES ÉCRIVAINS POLITIQUES
Ernest Bersot, 333. — Ed. Schérer, 333. — Littré, 334. — Dupont-
White, 333. — M. Boutmy, 333.
Bibliographie, 336.
Histoire de la langue. VIII • <^o
914 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE X
LA PRESSE AU XIX'^ SIÈCLE
Autrefois et aujourd'lmi, 537.
/. — La Presse sous l'Empire et la Restauration.
Uislorique, 538. — La Restauration, 539. — La Presse sous Charles X, 540.
— La Presse politique, 541. — Chateaubriand, 541. — D(' Donald. — Lamen-
nais. — P.-L. Courier. — 13. Constant, etc. — La Presse litlrniire, 543. —
Le JourncU des DébaU. — Ceodroy, 543. — Duviquct. Feletz, 545.
//. — La Presse sous Louis-Philippe.
Historique, 540. — - La Presse politique, 547. — Lamartine, 548. —
Cuizot et les Doctrinaires, 548. — Thicrs, 540. — Augustin Thierry, 551. —
Proudlion, 551. — Rémusat. — La Guéronnière. — De Genoude, 551. —
Emile de Girardin et Armand Carrel, 552. — La presse littéraire. — Ville-
main, 560. — Théophile Gautier, 500. — Fiorentino, 5G2. — Le roman-
feuilleton, 563.
///. — La Presse sous le Second Empire.
Historique, 564. — La Presse pendant la guerre franco-allemande, 565.
— Henri de Rochefort, 569. — Prévost-Paradol, 570. — Divers, 570. — La
Presse littéraire, 571. — Jules Janin, 572. — Sainte-Deuve, 573. — Vac-
querie. Edmond About. Nisard. Scherer, 574. — Villemessant, 575. —
Roqueplan, 576. — Alphonse Karr, 576.
IV. — Le journalisme contemporain.
Liberté relative de la presse, 577. — Mécanisme du journal moderne, 578.
— L'information rapide, 580. — Reportage et interview, 581. — La cliro-
nique, 583. — La presse d'affaires et la publicité, ■)84. — La critique
littéraire, 584. — La critique dramatique, 585. — Critique artistique,
scientifique, musicale, 588. — Le nombre des journaux, 589. — Le Jour-
nalisme en province, 590. — Le Journal illustré; la caricature, 590. —
Conclusion : la fin du Journalisme littéraire, 592.
Bibliographie, 595.
CHAPITRE XI
LA LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE AU XIX SIÈCLE
Par M. Beh.nard Biiu.mies.
/. — Laplace. — Fourier.
Laplace, 598. — Astronomie et physique newtoniennes, 598. — La
stabilité du monde dans Laplace, 599. — Style de Laplace, 601. — Fou-
rier, 602.
//. — Ampère.
Souvenirs et correspondance, 604. — Mémoires scientifiques, 605. —
L'£.s.srtt sur la philosophie des sciences, 606.
TABLE DES MATIÈRES 915
///. — Lamarck. Geoffroy Saint-Hilaire, Ciivier. — Humboldt.
Lamarck, 009. — Geoffroy Saint-Hilaire, 011. — Georges Cuvier, 013. —
Style de Cuvier, 015. — Humboldt, 010. — Après Cuvier, 017. — Géologie
et Géographie, 617.
IV. — Arago. — Biot.
Arago. La vulgarisation scientifique, 618. — Les Notices. La machine à
vapeur, 619. — Les Éloges historiques, 621. — Biot, 622. — Les mathéma-
ticiens après Laplace et Fouriei-, 624.
V. — J.-B. Dumas. — Berthelot.
J.-B. Dumas. — La conservation de l'énergie et la théorie mécanique de
la chaleur, 628. — Tendances actuelles en physique, 630. — Berthelot, 030.
— La synthèse cliimique, 032. — Ouvrages d'histoire et de philosophie, 033.
VI. — Claude Bernard. — Pasteur.
La médecine, 634. — Claude Bernard, 633. — L'Introduction à la méde-
cine expérimentale, 635. — Caractères de la philosophie de Claude Bernard.
Son style, 638. — Physiologistes et médecins. Paul Bert, 639. — Cari
Vogt et le matérialisme scientifique, 639. — Pasteur, 640. — Les généra-
tions spontanées, 041. — Style de Pasteur, 043.
VII. — Influence de la littérature scientifique sur la science, sur les idées
et sur la littérature générale.
Influence sur la science, 64i-. — L'idée de la dégradation de l'énergie, 045.
— Influence sur les idées, 648. — Essai d'explication scientifique du
monde : naturalisme, monisme, etc., 648. — L'école expérimentale. La
critique des hypothèses, 051. — L'école positiviste, 652. — L'idée de pro-
grès dans la littérature scientifique, 652. — La religion de la science, 653.
— Action durable de la science. Formation d'un nouvel esprit philoso-
phique, 634. — Extension aux sciences morales des méthodes scienti-
fiques, 635. — Nécessité de parler le langage de la science, pour exercer
une action, 058. — Influence sur la littérature et sur la langue, 059.
Bibliographie, 601.
CHAPITRE XII
LES RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE
AVEC L'ÉTRANGER
Par m. Joseph Texte.
/. — L'influence du romantisme français à l'étranger .
Le romantisme en France et en Europe, 062. — L'influence littéraire
du romantisme, 665. — L'influence sociale du romantisme, 671.
//. — Les influences étrangères en France depuis 1S4S.
Caractères ^énéraux de la période, 672. — L'influence anglaise, 073.
— L'influence" allemande, 080. — Les Slaves, 086.— Les Scandinaves, 089.
— Les Suisses romands et les Belges, 091. — L'Espagne et l'Italie, 692.
///. _ L'influence de la littérature française à la fin du XI X" siècle.
L'influence française dans le inonde, 696. — L'avenir, 701.
Bibliographie, 702.
916 TABLE DES MATIÈRES
CHA1>ITHK XIII
LA LANGUE FRANÇAISE
De 1815 à nos jours
Par m. FiiHDiNANO IJar.NOT.
ConsicKTations giMiriales. La r'^volution au .\i\'' siècle, 704.
PREMIÈRE PARTIE
LA LANGUE LITTÉRAIRE
I. — Première période. Le Romantisme.
Avant la n'voliilion, 707.
La Rcsistancc. — Les forteresses classiques
L'Académie, 711. — Les iriaininairiens. Le purisme, 712. — Causes de
faiblesse, 714.
Les révolutionnaires. Leurs manifestes. Leur programme.
Première impression. Quelle a été l'importance de la révolution, 719.
— Les premiers manifestes, 72'2. — Le proi.'ramme de la nouvelle école, 724.
Le mot propre et le mot noble. La périphrase.
Les élégances des derniers classiques, 72;j. — Les protestations. Guerre
à la périphrase, 729. — L'invasion des mots vulgaires, 731. — Succès de
la réforme, 734. — Importance de la réforme, 73o.
Uarcliaisme.
L'école romantiiiue et l'archaïsme, 738. — L'archaïsme dans la syn-
taxe, "42.
Le néologisme.
Le sens des mois, 74o. — Le néologisme proprement dit. Les doc-
trines, 747. — Les œuvres. Petit nombre des mots nouveaux, 7;j0. — La
Syntaxe, 7'J2.
Les résultats.
Ap[iarente délai le, 7:13. — Les conséquences de la victoire, 57"j.
II. — Deuxième période. Le Réalisme.
Balzac, 7oG. — Flaubert, 7(;2. — Le mot propre et les mots exotiques,
706. — Les mots ]iropres et les palais, 770. — Le mot propre et les mots
populaires, 773. — Le mot propri' et la création di's mots, 77i). — Les
impressionnistes, 776. — Daudet, 7S().
Autres écoles. Autres efforts.
Les contemporains.
La réaction lunlre le nalnralisni", 701. — Langage et musii|ue, 793. —
L'impressionisme musical en liltéralure, 797. — Le symbolisme, 799. —
Nouvelle syntaxe, 800. — Le vocabulaire, 8li3.
TABLE DES MATIERES 917
DEUXIÉME PARTIE
LA LANGUE ET LA VIE
Les relations extérieures.
Les guerres, 810. — Les relations iKiciliques, 81!. — L'anglomanie, 811.
La science.
Formation du vocabulaire scientiilque, 813. — Le vocabulaire scienti-
fique et la langue, 81o.
La vie pratique.
Influence de la vie pratique sur la langue, 820. — La vie industrielle et
commerciale, 821.
La politique et les mœurs.
La vie pidilique, 823. — Inlluence indirecte de la politique sur la
langue, 828.
Moyens et agents de transformation. La presse.
Influence directe de la presse, 838. — Inlluence indirecte, 840.
TROISIÈME PARTIE
LES RÉSULTATS
Uorthographe.
La langue française dans le monde.
A l'extérieur, 861. — Limites actuelles de la langue française en
Europe, 863.
L'état actuel de la langue.
L'émancipation de la langue littéraire et ses conséquences, 867. —
Quelques pertes, 868. — Les gains. Vieux mots, 860.
Conclusions.
La langue savante et la langue courante, 87b. — Les sens populaires,
876. — Les mots populaires, 876. — Séparation persistante. Maintien d"un
vocabulaire populaire bien à part, 877. — Influence de la langue savante
sur la langue courante. Développement de l'élément savant, 879. — L'élé-
ment savant dans la langue populaire, 880. — Grammaire savante et gram-
maire populaire, 882.
CONCLUSION
Par M. PETrr de Jclieville.
Pi.
L
PI.
IL
PL
11 L
PI.
IV.
PI.
V.
PI.
YL
PI.
VIL
PI.
VIII.
PI.
IX.
PL
X.
PL
XL
PL
XII.
PL
XIll.
PL
XIV.
PL
XV.
PL
XVI.
PL
XVII.
PL
XVIII.
PL
XIX.
PL
XX.
PL
XXI.
PL
XXII.
PL
XXIII.
PL
XXIV.
PL
XXV.
PL
XXYI.
TABLE DES PLANCHES
CONTENUES DANS LE TOME VIII
(Dix-neuvième siècle. — Période contemporaine.)
POHTRAIT DE LeCONTE DE LlSLE 24-23
PORTR.MT DE SuLLY-PuUDHO.IIME 36-37
Portrait de François Coppée 40-41
Portrait d'Alexandre Dcmas fils 86-87
Portrait d'Emile Augier .■ 116-117
Portrait de Victorien Sardou 136-137
Portrait de Gust.we Flaubert 168-169
Portrait d'Octave Feuillet 180-181
Portrait d'Alphonse Daudet 192-193
Portrait de Fustel de Goulanoes 280-281
Portrait de H. Taine 382-383
Portrait d'Ernest IIenax 398-399
Portrait de Jules Si.\ion 448-449
Portrait de M"-' Dupanloup 494-495
Portrait de Jules Favre 510-311
Portrait de Léon Gambetta 316-317
Portrait de Louis Veuillot 366-567
PoRTRArr DE Prévost-Paradoi 570-571
Portrait de Cuvier 614-613
Portrait de Claude Bernard 636-657
Frontière linguistique du Nord
Frontière linguistique dans les Vosgks
Frontière linguistique de l'Est , „„„ „„.
1-. .-. n / 8b()-8D I
l'RONTIERE LINGUISTIQUE DU bUD-EsT
Frontière linguistique du Sud
Frontière linguistique de l'Ouest
TABLES GÉNÉRALES
DE L'OUVRAGE
LISTE GÉNÉRALE DES COLLABORATEURS
Bédier, II, II.
Bernardin, V. ii.
BONNEFO.N, III, YIII, IX.
BouRCiEz, m. iii; IV, II.
Bourgeois (É.), IV, x; V, ix; VI. x: VIJI.
VI.
BoLRGOiN. V, m: VII, m.
Brl.nel, VI, VII. viii.
Brimies (B.). VIII. XI.
Brlnot, I. Introduclion; U. ix; 111, xii;
IV, xi; V, xiii; VI, xvi; VII, xvi; VIII,
XIII.
Caiien, VII, II, XI. .
ChantavoiiNE, VII, vu; VIII. ii.
Chlquet, VI, XIII.
Claretie (L.), VIII, X.
ClÉDAT, I, IV.
CoNSTANS, I, III.
Crouslé. VI, m.
De Crozals, 111, x; VII. x.
David-Salvageot, VII, iv; VIII. i.
Dejob, III. xi; V. VI.
Descuajii's (Gaston). Vil, vi.
Docjiic, V, IV ; Vil, VIII ; VIII. m.
DUCROS, VI, II.
Des Essarts, VII, i.
Faguet, Vil et VIII, InlroducUon. VII,
Xiii; VIII, VII.
Gautier (Léon), 1, ii.
Gazier, IV, IX. *
Hannequix. IV, VIII.
Hémox, VI, V.
Jeanroy, I, V.
Laxglois (Ch.-V.), II, VI.
Langlois (Ernest), 11, m.
Le Breton, V. i.
Lemaître (Jules), IV, v.
Lion, VI. xi.
Maktv-Lave.aux, III, II.
Maurv. VI, VI.
Michel (Henry), VII, xii; VIII. ix.
MoRJLLOT, III, v; IV, vu; V, x: VI. ix.
Paris (Gaston), I, Préface.
Pellissier (G.), III, IV ; VII, ix; VIII, iv.
Petit de Julleville, I, i; II, vu, viii; III,
l, VII ; IV, i, m; VI, IV, Xil; VII, v;
VIII, Conclusion.
PiAGET, II, IV, V.
Bébelliau, III, Vil; V, v, vu.
Bevnier, IV, VI.
BiGAL, m, VI; IV, IV.
BOBERT, VI, I.
BOCHEBLAVE, V, XII; VI, XV; VII, XV.
Seignobos, VIII, V.
SUDRE, 11, I.
Texte, VI, xiv: VII. xiv: VIII. xii.
Thamin, IV, viii;V, vin: VIII, viii.
Trolliet, V, XI.
TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES
TOMES I ET H
Moyen âge, des Origines à 1500.
TOME I
Préface, par M. Gaston Paris a-b
Introduction. — Origines delà langue française, par M. F. Buu.nùt i-lxxx
I. — Poésie narrative religieuse, par M. Petit de Julleville J-48
II. — L'épopée nationale, par M. Léon Galtier 59-170
III. — L'épopée antique, par M. Léopold Cokstans ni-2f)3
IV. — L'épopée courtoise, par M. L. Clédat 254-344
V. — Les chansons, par M. A. Jeanroy 345-404
TOME II
I. — Les fables et le roman du Renard, par M. Léopold Sldre 1-56
IL — Les fabliaux, par M. Joseph Béuier 57-1 04
IIL — Le roman de la rose, par M. Ernest Lant.lois 105-161
IV. — Littérature didactique, par M. Arthur Piaget 162-216
V. — Sermonnaires et traducteurs, par M. Arthur Piaoet 217-270
VI. — L'historiographie, par M. Ch.-V. Lanolois 271-335
VIL — Les derniers poètes du moyen âge, par M. Peth- de Julleville. . 336-398
VIIL — Le théâtre, par M. Petit de Julleville 399-445
IX. — La langue française, par M. Ferdinand Brunot 446-553
TOME III
Seizième siècle.
1. — La Renaissance, par M. Petit de Julleville 1-28
IL — Rabelais, par M. Marty-La veaux 29-83
IIL — Marot et la poésie française, par M. Ed. Bourciez 84-136
JV. — Ronsard et la Pléiade, par M. Georges Pélissier 137-213
V. — La poésie après Ronsard, par M. Paul Morillot 214-260
922 TABLE GENERAL E DES MATIERES
\l. — Le théâtre de la Renaissance, jjar E. Rical 261-318
VU. — Théologiens et prédicateurs, par MM. Petit me Jclleville et
Alfred Rébelliau 319-405
VIII. — Les moralistes, par M. Paul BonnefOiN 406-487
IX. — Les écrivains scientifiques, par M. Paul Bonnefon 488-o29
X. — Auteurs de mémoires. Historiens. Écrivains politiques, par
M. J. DE Crozals o30-588
XI. — Les érudits et les traducteurs, par M. Cii. Deio» 589-638
XII. — La langue française, par M. Ferdlnand Brl.not G39-8o5
TOME IV
Dix-septième siècle. Première partie : 1601-1660.
I. — Les poètes (1600-16GO), par M. Petit de Jullkville 1-81
IL — L'hôtel de Rambouillet. — Balzac. — Voiture. — Les Précieuses,
par M. Ed. Bourciez 82-134
m. — Fondation de l'Académie française. Les iireniiers académiciens,
par M. Petit de Julleville 135-18o
IV. — Le théâtre au xvii° siècle avant Corneille, par M. E. Rigal — 186-261
V. — Pierre Corneille, par M. Jules Lejiaitre 262-345
VI. — Le théâtre au temps de Corneille, par M. Gustave Rev>'ier 346-406
VU. — Le roman, par M. Paul Morillot 407-461
VIII. — Descartes, par MM. A. Hannequin et R. Tiiamin 403-559
IX. — Pascal et les écrivains de Port-Royal, par M. A. Gaziek 560-627
X. — Les mémoires et l'histoire, par M. Emile Bourgeois 628-673
XI. — La langue française, par M. Ferdinand Brunot 674-790
TOME V
Dix-septième siècle. Deuxième partie : 1661-1700.
I. — Molière et la coméilic au temps de jMoIière, par M. Amdré
Le Breton 1-72
IL — Racine et la tragédie au temps de Racine, par M. N.-M. Ber-
nardin 73-154
III. — Boileau, par M. Auguste Bourgoln 155-219
IV. — La Fontaine, par M. René Doumic 220-259
V. — Bossuet, par M. Alfred Rérelliau 260-343
VI. — Bourdaloue, par M. Charles Dejoc 344-393
VIL — Les Moralistes, par M. Alfred Rébelliau 394-433
VllI. — Fénelon, par M. Raymond Tiiamin 434-499
IX. — Les mémoires, par M. Emile Bourgeois 500-549
X. — Le roman, par M. Paul Morillot 550-599
XI. — La littérature épistolaire au xvii" siècle, par M. Emile Trolliet. 600-659
XII. — L'art français au xvii' siècle dans ses rapports avec la littéra-
ture, par M. Samuel Rocueblave 660-721
XllI. — La langue française, par M. Ferdinand Brunot 722-814
TOME VI
Dix-huitième siècle.
I. — Les précurseurs, par M. Pierre Robert 1-44
II. — Daguesseau, RoUin et Vauvenargues, par M. Louis Ducros 45-83
III. — Voltaire, par M. L. Grouslé 8 4-170
TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES 923
IV. — Montesquieu, par M. Petit de Julleville 171-206
V. — BuITon, par M. Félix Hémon 207-251
VI. — Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de SainL-Pierre, par M. F.
Macuy 2o2-31o
Vn. — Diderot et les encyclopédistes, par M. Lucie.v Bru.nel 316-385
VIII. — Les salons, la société, l'Académie, par M. Lucie.x Bkc.nel 386-446
IX. — Le roman, par M. Paul Moiullot 447-502
X. — Les mémoires et l'histoire, par M. Emile Bouhgeois 503-542
XL — Le théâtre, par M. Henki Lion 543-635
XII. — Les poètes, André Chénier, par M. Petit de Julleville 630-678
XIII. — La littérature sous la Révolution, par M. Arthur Cuuquet 679-738
XIV. • Les relations littéraires de la France avec l'étranger au
xviu" siècle, par M. Joseph Texte 739-776
XY. — L'art français au xvni° siècle dans ses rapports avec la littéra-
ture, par M. Samuel Rociieblave 777-818
XVI. — La langue française, par M. Ferdinand Brunot 819-892
TOME Vil
Dix-neuvième siècle. — Période romantique.
Introduction aix tomes Vil et VIll (Dix-neuvième siècle), par M. Emile
Faguet 1
I. — Chateaubriand, par M. Emmanuel des Essarts 1-48
II. — Joseph de Maistre. M""' de Staël, par M. Albert Cahen 49-108
III. — La littérature du premier Empire, par M. Auguste Bourgoin... 109-148
IV. — Le romantisme, par M. A. David-Sauvageot 149-188
V. — Lamartine, par M. Petit de Julleville 189-230
VI. — Victor Hugo, par M. Gaston Deschamps 251-309
VIL — Les poètes de 1820 à 1850, par M. Henri Chantavoine 310-360
VIII. — Le théâtre romantique, par M. René Doumic. 361-412
IX. — ■ Le roman, par M. Georges Pellissier 413-477
X. — L'histoire, par M. J. de Crozals 478-537
XI. ^ Écrivains et orateurs religieux. Philosophes, par M. Albert
Cahen 538-598
XII. — Écrivains et orateurs politiques, de 1814 à 1852, par M. Henry
Michel 599-643
XIII. — La critique, de 1820 à 1850, par M. Emile Faguet 646-700
XIV. — Les relations littéraires de la France avec l'étranger, de 1799 à
1848, par M. Joseph Texte 701-741
XV. — L'art français dans ses rapports avec la littérature du
xix° siècle, par M. Samuel Rocheblave 742-704
XVI. — La langue française, par M. Ferdinand Brunot 795-864
TOME VIII
Dix-neuvième siècle. — Période contemporaine.
I. — Le réalisme, par M. A. David-Sauvage ot 1-20
IL — Les poètes, de 1830 à 1900, par M. Henri Ciiantavoine 21-81
III. — Le théâtre, par M. René Doumic 82-166
IV. — Le roman, par M. Georges Pellissier 167-237
V. — L'histoire, par M. Gh. Seignobos 258-310
VI. — Les mémoires au xix" siècle, par M. Emile Bourgeois 311-357
924 TABLE GENERALE DES MATIERES.
Vil. — La critique, par M. Emile Faglët ;]oS-i U
VllI. — Pliilosopiies, moralislos, écrivains et orateurs religieux, par
M. Raymond Thamin 442-498
IX. — Ecrivains et orateurs politiques, de 1852 à nos jours, jiar
M. IIe.nrv Miciiei i'.i9-o3()
X. — La presse au xix'' siècle, par M. Léo C-^auetie 53T-59G
XI. — La littérature scienlilique au xix'' siècle, par M. Reunahd
Brunhes 597-G61
XII. — Les relations littéraires de la France avec l'étranger, de iSiS
à 1899, par M. Joseph Texte 6r.2-";03
Xlll. — La langue française au xix*" siècle, par M. F. BruiNOt "04-884
GoNCM'sio.N, par M. Petit de Jl'lleville 88o-907
TABLE GÉNÉRALE DES PLANCHES
TOMES I ET If
Moyen âge, des Origines à 1500.
TOME I
Sekme.nts r>E Strasbourg lxxvi- lxxvii
Miracle d'uxe femme que N.-D. garda de la jier au mo.nï Saim-Michel.. 32-33
Une page du manuscrit d'Oxford de la Chanson de Roland 64-65
Département des enfants Aimeri 104-103
Meurtre de Renaud de Montauran 136-137
Hector hlessé dans la chambre de Reauté 192-193
La prise de Troie 216-217
Tristan et Iseut 2T2-273
Miniature extraite du ■■ Lancelot en prose >• 304-305
1. Le Dieu d'amour donnant des enseignements a deux amants. — 2. Le
Dieu d'amour apparaît en songe a l'auteur du <• Débat de l\ damoi-
selle et du clerc >' 360-361
TOME 11 ^
Renard sur la roue de Fortune 46-41
Lk lai d'Aristote "6-77
1. Guillaume de Lorris endormi et songeant. — 2. Jean de MtUN conti-
nuant le Roman de la Rose 120-121
Lmage du Monde 174-173
Miroir du Monde 178-17'i>
FRONTisriCE DE LA CHRONIQUE DE Primat 298-299
Statues de' Commines et de sa femme 330-331
Christine de Pisan écrivant ses ballades 360-36 1
Charles d'Orléans 376-377
1. La reine de Portugal condamnée au feu. — 2. Le pape, l'kmpeueik
ET LA FILLE DE l'EMPEISEUR VISITENT RoBERT LE DiABLE 404-403
Le THEATRE OU FUT JOUÉE LA PaSSION, A VaLENCIEN.VES, EN loi7 416-417
TOME m
Seizième siècle.
François 1" ouvrant a une foule aveugle et ignorante le temple du
SjVVOIR.
1. Autographe de Rabelais. — 2. Portrait de Rabelais 31-33
Portrait de Clément Marot 104-105^
<)26 TABLE GÉNÉllALE DES PLANCHES
Un AtlTEUIl niliSENTANT SO.N LIVUE A MARGUERITE HK NaVAURE 12i-12o
Fromisi'ick de l'Édition des OEivuks de Ronsard donnée chez Iîlon
EN 1609 l"2-n3
Frontispice de l'édition des OElvues dk Pei. Destobtes (Rouen, 1011)... 240-241
Scène du théâtre comique au xvie siècle 2t)4-265
Scène du théâtre comique au xvic siècle 296-297
Portrait de Calvin 330-331
Portrait de saint François de Sales 360-361
Portrait de Michel de Montaigne 106-401
I'ne page dks " Essais » (Edilion de 1388) 466-467
Portrait de Bernard Palissy 496-497
Portrait de Marguerite de Valois 548-.">49
Portrait de Jacques Amyot 594-590
Glaude de Sevssel présente au uoi Louis XII sa traduction di; Justin.. 664-66.Ï
Spécimen de l'orthographe uk Meigret 7o2-753
Spécimen de l'orthographe de Ramus 77'2-773
Spécimen de i/ohthograi iie de Honorât Rami!aui> 774-773
TOME IV
Dix-septième siècle. Première partie : 1601-1660.
Portrait de Malherre 8-9
Portrait de Balzac 90-91
Portrait de Voiture 120-121
Frontispice de « La Prelieiise ou le Mystère des Ruelles » 128-129
Portrait de Chapel.\in 164-163
-• Noms des quarante académiciens " 1 76-1 77
Décoration de << Pyrame et Tliisbé ■■ 220-221
Frontispice de •• La Comédie des comédiens >• 248-2 i9
Décoration DE « L'Illusion comique » 270-271
Portrait de Pierre Corneille 316-317
Décoration de « Lisandre et Caliste » 3o 4-355
Décoration pour le ii* et le iii'^ acte de « Mirame » 3-ï8-339
La salle du théâtre du Palais-Cardinal 392-393
Portrait d'Honoré d'Ureé 412-413
Frontispice allégorique du « Romant comique >■ 4."i0-451
Portrait de Descautes 464-465
Portrait de Malerranciie 538-539
Portrait d:î Blaise Pascal ;i88-589
U.NE PAGE DE MANUSCRIT DES ■■ PcOSéeS » 608-609
Portrait r>u cardinal de Retz 636-()37
Portrait de La Motiie Le Vayer 704-705
Frontispice des « Remarques sur la langue françoyse » 712-713
Placard provenant de l'école ou enseignait Irson vers 1653 770-771
TOME Y
Dix-septième siècle. Deuxième partie : 1661-1700.
Portrait de Moi.ikhk 12-13
Portrait de Racine 84-85
Portrait de Boileau 156-157
Estampe allégorique en regard du erontispice des « OEuvres diverses
du sieur D... » (Boileau Despréaux) 170-177
Portrait de La Fontaine 224-225
Portrait de Bossuet 272-273
Deux pages du ms. des Sermons de Bossuet 324-325
Portrait de Bourdaloue :)(i8-369
Portrait de La Rochefoucauld 'lO 1-405
Portrait de La Bruyère 424-425
TABLE GÉNÉRALE DES PLANCHES 927
POHTUAIT DE FÉNELON 494-495
PoKTRAiT Di: Saint-Simon 044-345
PoKTiuiT DE M"'° DE La Fayeite 568-569
PORTIIAIT DE M"'° DE SliVIG.NÉ C24-62o
POUTHAITS DE M™" DE MaINTENON ET DE SA NIÈCE M"" d'AuIUGNÉ 644-645
locis xiv visitant i,a manufacture des gobelins 708-709
Frontispice de la première édition dd Dictionnaire de l'Académie fran-
çaise 716-717
PoRTHAiT d'Antoine Arnauld 724-725
Portrait de Ménage 728-729
Frontispice de la grammaire de Regnier-Desmarais 736-737
TOME VI
Dix-huitième siècle.
Portrait de Fontenelle S-9
Portrait de Rollin 56-37
Portrait de Voltaire (jeune) 96-97
Portrait de Voltaire (vieux) 144-143
Portrait de Montesquieu 192-193
Portrait de Buffon 224-223
Portrait de J.-J. Rousseau 273-274
Portrait de Diderot 318-319
Frontispice de l'Encyclopédie 322-323
Portraits des principaux auteurs des deux Encyclopédies 340-341
Portrait de d'Alemrert 312-373
Portrait de M"'" Geoffrin 410-411
Une carale littéraire 418-419
Portrait de Marmontel 432-433
Portrait de l'ap.ré Prévost. 468-469
Portrait de M'"" d'Epinay 528-529
Portrait de Crérillon 544-345
Portrait de Marivaux 584-383
Portrait de Beaumarcu\is 62i-625
Portrait d'André Ciiémer 672-673
Portrait de Mirabeau 688-689
M'"" de Pompadour en femme savante 790-791
Hommage des arts a Marie- Antoinette 808-809
La fête de la Régénération 814-815
Portrait de Condillac 824-825
TOME VII
Dix-neuvième siècle. — Période romantique.
'Portrait de Ciiateaurriand 16-17
Portrait de Joseph de Maistre 6i-6o
f R0NT1SPICE DE Célestin Nanteuil POUR UNE ÉDITION DE Notre-Dcime-de-Paris. 152-133
Portrait de Lamartine 224-223
Portrait de Victor Hugo (1829) 236-237
Portrait de Victor Hugo (1879) 304-305
Portrait d'Alfred de Vigny 32i-32o
Portram- d'Alfred de Musset 332-333
Portrait d'Alexandre Dumas 370-371
Portrait de George Sand 422-423
Portrait de Balzac 464-465
Portrait de Michelet 500-501
Portrait de Luiennais 338-559
Portrait de Lacordaire 368-569
Portrait de Victor Cousin 592-393
92S
TABLE GÉNÉRALE DES PLANCHES
l'uRTKAIT DE GllZuT 010-611
l'unTHAiT DE Sainte-Beive (i(U-6G.'>
PORTHAIT DE VlI.LE.MAIN OSO-GSl
li.i.usrnATiON pouit lxe scène de Fausl "■28-'72y
FacsiiMilé d'un dessin original DE Victor Hloo 7o'2-7o3
.Mkdaillons DE Gustave Planche et de Tiiéopiiile Gautier "GU-761
Fragment d'une fresque de Puvis dk Chavannes "92-793
TOME VIII
Dix-neuvième siècle. — Période contemporaine.
PORTR AIT DE LECONTE DE LiSLE 24-2o
Portrait de Sully Pruduomme 36-37
Portrait de François Coppée -40-4 1
Portrait d'Alexandre Dumas fils 86-87
Portrait d'Emile Augier 116-117
Portrait de Victorien Sardou 136-137
Portrait de Gustave Flaubert lGS-109
Portrait d'Octave Feuillet lSO-181
Portrait d'Alphonse Daudet ....... 102-193
Portrait de Fustel de Coulanges 280-281
Portrait de 11. Taine 382-383
Portrait d'Ernest Kenan 398-39'J
Portrait de Jules Simon 4iS-li9
Pur IRAIT DE M"' DuPANLOUP 494-495
Portrait de Jules Favre ïilO-Jili
Portrait de Léon Gamretta 516-517
Portrait de Louis Veuillot 506-567
Portrait de Prêvost-Paradol 570-571
Portrait de Cuvieu 614-615
i'.iRTRAiT DE Claude Bernard 6.jG-657
Frontière linguistique du Nord
Frontière linguistique dans les Vosges
Frontière linguistique de l'Est \^ 866-867
Frontière linguistique du Sud-Est
Frontière linguistique du Sud
Frontière linguistique de l'Ouest
Coulommicrs. — Imp. Paul BKODARD.
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