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Full text of "Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/histoiredelalang08peti 


Histoire  de  la  Langue 


et  de  la 


Littérature  française 

des   Origines  à  1900 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  Bkodaud. 


Droits  do  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Hollande,  la  Suède  et  la  Norvège. 


Histoire  de  la  Langue 


et  de  la 


Littérature  française 


des  Origines   à   1900 

PUBLIÉE    SOUS    LA    DIRECTION    DE 

L.   PETIT   DE   JULLEVILLE 

Professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Université  de  Paris. 


TOME    VIII 

Dix-neuvième    siècle 

Période  contemporaine 

(1850-1900) 


V^ 


Armand  Colill    &    C%    Éditeurs 

Paris,  5,  rue  de  Mézières 
1899 

Tous  droits  réserves. 


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DIX-NEUVIEME  SIECLE 

PÉRIODE    CONTEMPORAINE 

(1850-1900) 


CHAPITRE  I 
LE    RÉALISME 


Le  romantisme  domine  la  première  parlie  du  xix"  siècle. 
Après  1850,  c'est  le  réalisme  qui  tend  à  i)révaloir,  dans  la  litté- 
rature comme  dans  l'art;  —  le  réalisme  ou  le  naturalisme,  car 
les  deux  mots  sont  presque  synonymes  aujourd'hui  -. 

Si  le  réalisme  avait  trouvé  dans  l'œuvre  de  Courbet  son 
expression  complète,  il  n'aurait  plus  qu'un  intérêt  rétrospectif. 
Né  d'une  violente  et  passap-ère  aventure,  voué  systémati(|ue- 
ment  à  l'apologie  du  laid,  il  relèverait  moins  de  la  critique 
sérieuse  que  de  la  raillerie  aristophanesque,  et  dès  1852  le 
vaudeville  eût  dit  sur  lui  le  dernier  mot  '\  Si  le  naturalisme 
g-isait  enclos  dans  le  roman  de  la  Fille  Éllsa  ou  dans  celui  de 
Pol-Bouille,  s'il  consistait  seulement  à  confondre  le  rôle  du 
romancier  avec  celui  du  médecin,  et  à  nous  fournir  comme 
l'imagerie  d'Epinal  des  sensualités,  on  n'aurait  qu'a  le  reléguer 
dans  le  musée  secret  de  l'histoire  littéraire. 

Mais  si  déjà  Courbet,  commenté  par  Proudhon,  en  reçoit 
plus  de  portée,  si  E.  Zola,  se  commentant  lui-même,  se  trouve 


1.  Par  M.  A.  Daviil-Sanvageol,  jirofesseur  au  collèire  Stanislas. 

2.  Cf.  È.  Zola,  Le  naturalisme  au  théâtre,  Paris,  in-12,  p.  177,  etc. 

3.  Dans    le    Feuilleton   cV Aristophane   (comédie    satirique    i)ar    Pli.    Buyer    et 
Th.  de  Banville,  Paris,  1852,  in-12),  un  certain  Réalista  parle  ainsi  : 

Fairo  vrai  ec  n'est  rien  pour  être  réaliste  : 

C'est  l'aire  laid  qu'il  faut!  Or,  monsieur,  s'il  vous  [ilait, 

Tout  ce  que  je  dessine  est  iiorrililement  laid. 

Ma  pointure  est  affreuse  ot  i)our  (|u'cllc  soit  vraie 

J'en  arraclie  le  beau  comme  on  t'ait  tle  l'ivraie. 

Histoire  de  la  langue.  VUl.  i 


i  LE  REALIS.MK 

émettre  des  théories  qui  concordent  avec  le  jiositivisme  de 
Comte  et  de  Taine,  si  de  plus,  en  ces  dernières  années,  le  réa- 
lisme a  fait  sentir  son  influence  dans  la  poésie,  dans  la  peinture, 
et  jusque  dans  les  audaces  de  nos  modes  et  les  essais  pitto- 
resques de  nos  jardins;  si  enfin  on  le  rencontre  en  plusieurs 
temps,  allié  aux  philosophies  les  idiis  diverses,  nous  lui  devons 
ici  un  essai  de  définition. 


/.   —  Les  origines  historiques. 

'  Avant  le  romantisme.  —  C'est  en  1835,  lors  de  VExhi- 
Jnlion  particulière  des  tableaux  de  Courbet,  annoncée  par  un 
manifeste  fameux,  que  le  réalisme  s'est  posé  en  système.  Mais 
si  on  le  considère  comme  une  simple  tendance  à  reproduire 
^a  réalité  telle  quelle,  on  le  rencontre  même  dans  l'antiquité 
grecque,  par  exemple  dans  les  mimes  d'Hérondas,  publiés  pour 
la  première  fois  eu  1891.  On  y  voit  transcrite,  sans  embellisse- 
ment ni  charge  caricaturale,  la  vie  médiocre  des  gens  du 
commun.  Une  mégère  recommande  son  garnement  de  lîls  aux 
sévérités  du  maître  d'école,  une  jeune  femme  fait  séance  dans 
la  boutique  du  cordonnier  :  et  l'on  croit  voir  des  tableautins 
de  Van  Ostade  ou  de  Terburg;  voici  deux  amies  qui  regardent 
les  merveilles  (ki  temple  d'Asklèpios,  et  leurs  réflexions  ne 
sont  pas  beaucoup  plus  relevées  que  celles  de  Coupeau  et  des 
gens  de  la  noce  arrêtés  devant  le  Radeau  de  la  Méduse. 

On  trouverait  ainsi  chez  les  Grecs,  chez  les  Latins,  chez  les 
Français  même,  maint  récit  tirant  sa  saveur  du  réel.  On  dirait 
qu'il  se  produit  dans  l'histoire  des  lettres  et  des  arts  des  oscil- 
lations et  comme  des  mouvements  compensatoires  :  car  souvent 
ndéalisme  vainqueur  subit  les  rejtrises  de  la  réalité  :  ainsi 
l'on  voit  en  contraste  avec  les  Romans  de  la  Table  ronde, 
respectueux  de  l'amour,  le  roman  du  petit  Jehan  de  Saintré, 
!)ihle  de  la  passion  sensuelle  et  traîtresse.  luAstrée  est  suivie 
du  Francion  de  Sorel.  Le  romanesque  des  précieuses,  l'hé- 
roïsme même  de  Corneille  suscitent  une  opposition  qui  s'affiche 
pai-  les  audaces  grossières  de  Saint-Amant  dans  des  pièces 
comme  la   Crevaille,  les  Goinfres  ou  le  Cantal,  par  les  trivia- 


LES  ORIGINES   HISTORIQUES  3 

lités  du  Roman  comique  de  Scarron,  et  surtout  par  les  Aulga- 
rités  du  Roman  bourgeois  de  Furetière.  Le  mouvement  se  fait 
sentir  jusque  dans  les  grandes  œuvres  de  la  période  qui  part 
de  1660;  et  la  critique  actuelle  parle  couramment  du  réa- 
lisme de  Boileau,  de  Molière,  de  Racine,  en  donnant  au  mot  sa 
plus  g-rande  extension.  A  l'Académie  royale  de  peinture  et  de 
sculpture  les  partisans  de  Le  Brun  qui  Aoulaient  «  corriger  la 
nature  pour  Tembellir,  selon  le  grand  goût,  eurent  à  lutter 
contre  l'opinion  de  ceux  qu'on  appelait  «  naturalistes  »,  les- 
quels se  refusaient  à  «  réformer  »  les  objets  naturels  par  de 
«  prétendues  charges  d'agrément  »  ,  estimant  «  nécessaire  l'imi- 
tation exacte  du  naturel  en  toutes  choses  '  ». 

Au  temps  du  romantisme.  —  On  a  montré  dans  une 
étude  antérieure  -  comment  dès  le  xvni®  siècle  le  réalisme  fit 
cause  commune  avec  le  romantisme  et  parfois  même  se  con- 
fondit avec  lui,  lorsqu'il  s'agit  d'abolir  les  conventions  clas- 
siques et  de  revendiquer  les  droits  de  la  liberté  et  de  la  vérité; 
comment  aussi  il  se  sépara  de  lui  après  la  victoire  J)Ouj^ro- 
tester  contre  ses  jicences  et  son  exaltation.  Ses  déclarations 
nous  sont  connues  déjà  par  les  articles  du  Globe  et  de  la 
Revue  encijcJopédique,  et  l'on  en  aurait  la  confirmation  dans 
les  œuvres  originales  et  dans  leurs  préfaces.  Vitet  dit  à  propos 
de  sa  Ligue  :  «  Je  me  suis  résigné  à  exciter  moins  vivement 
l'intérêt  pour  copier  avec  plus  d'exactitude.  »  Volupté  de  Sainte- 
Beuve  veut  être  un  livre  vrai  dont  le  héros,  comme  l'auteur 
lui-même,  s'est  formé  à  l'analyse  morale  en  maniant  le  scalpel  : 
«  moi  qui  fouillais  comme  un  médecin  avide  à  travers  les  poi- 
trines, pour  saisir  les  formes  des  cœurs  et  la  fonction  des  vais- 
seaux cachés...  »  Bref,  toute  une  série  de  romans  ou  de  drames 
pourraient,  dans  la  période  romantique,  porter  comme  le  Rouge 
et  le  Noir  cette  simple  épigraphe,  empruntée  par  Stendhal  à 
Danton  :  «  la  A'érité,  l'àpre  vérité!  » 

Le  réalisme  triompha  définitivement  en  1843  du  romantisme 
subjectif.  Sans  doute  le  classicisme  sembla  vaincre  à  ce  moment 
avec  Ponsard  et  sa  Lucrèce,  avec  l'école  du  bon  sens.  Nisard 


1.  H.  Jouin,  Conférences  di'  L'Acad.  roij.  de  peinture  et  de  sculpture,  p.  1  ilï-l  iT, 
lo2.  Paris,  18S3,  in-8".  —  Voir  ci-ilessus,  l.  V,  chap.  xii. 
•1.  Voir  ci-dessus,  t.  Vil.  cliap.  v. 


4  LK  RKALlSMh: 

devait  s'y  méprendre  encore  en  1852,  lors  de  la  réception  de 
Musset  à  l'Académie.  Il  traita  le  poète  en  pécheur  repentant,  et 
railla  le  romantisme,  avec  la  condescendance  d'un  classique 
remis  en  possession  de  toutes  ses  prérogatiA^es.  Erreur  grave  : 
ce  çp.ii  venait  de  vaincre^  sous  le  nom  du  bon  sens,  c'était  le 
vieil  esprit  français  des  Fabliaux,  de  la  Satire  Ménippée,  de 
Sorel,  de  Molière,  de  Boileau,  de  Furetière,  toujours  ami  du 
concret  et  de  la  réalité  subslantioUe,  et  par  suite  assez  proche 
parent  de  l'esprit  scientifique  et  positif.  Ce  fut  ce  dernier  qui 
finalement  recueillit  les  fruits  de  la  victoire  de  1843.  Son  avè- 
nement fut  annoncé  par  Leconte  de  Lisle  en  1852,  dans  la  pré- 
face des  Poèmes  antiques,  et  par  la  Revue  de  Paris  dans  une  étude 
de  mars  1853,  intitulée  La  liquidation  littéraire.  L'auteur,  Louis 
Ulbach  ',  disait  en  résumé  :  Nos  grands  lyriques  se  reposent 
comme  un  spéculateur  loyal  qui  se  retire  après  fortune  faite; 
les  chants  ont  cessé;  l'heure  est  à  la  critique,  à  l'observation. 
L'avenir  appartient  à  Balzac,  au  romancier  qui  saisit  la  vérité 
«  à  travers  les  déchirures  du  cœur  »,  et  dont  les  livres  «  sont 
émouvants  comme  une  dissection  (le  mot  commence  alors  à 
faire  fortune)  ;  on  les  ouvre  avec  cette  acre  curiosité  que  donne 
l'appétit  des  mystères  de  la  mort  et  de  la  honte  humaine;  et  si 
l'étude  y  trouve  son  compte,  si  la  raison  est  horriblement  satis- 
faite, l'imagination  souffre,  l'illusion  saigne  ».  Ne  sont-ce  pas  là 
des  paroles  qui  caractérisent  bien  par  avance  le  ^enre  d'intérêt, 
trop  souvent  cruel,  que  le  réalisme  allait  offrir  durant  près  de 
quarante  ans  à  un  public  révolté  d'abord,  puis  appréhendé  de 
force  ou  se  laissant  solliciter,  jamais  conquis  tout  à  fait? 


//.   —  Les  causes   et    directions    premières. 

L'influence  étrangère.  —  Si  l'on  veut  s'expliquer  l'évo- 
lution réaliste,  on  voit  bien  que  l'influence  étrangère  peut  être 

1.  Un  peu  avant  1843,  il  s'était  ImiiK'  un  pelit  cénacle  qui  nons  est  connu  par 
les  indications  (rKnfxène  Manuel.  Tout  en  y  rccoiinaissanl  encore  pour  niailre 
V.  Iluf.'o,  on  i-èvaitd"un  art  plus  exact  et  plus  serré:  on  préludait  à  l'œuvre  du 
Parnasse.  Dans  celte  réunion  paraissaient  Laurent  Picliat,  (pii  fit  en  ses  chro- 
niques rimées  un  curieux  essai  dans  le  sens  de  la  Légnide  t/es  sièclrs;  L.  Che- 
vreau, Pilre-Chcvalier,  Louis  Ulhach.  Ces  •<  jeunes  »  furent  lancés  dans  des 
voies  diverses  par  la  révolution  de  isiS. 


LES  CAUSES  ET   DIRECTIONS   PREMIÈRES  5 

invoquée  encore.  Mais  il  semble  que  le  réalisme  la  reçoive 
surtout  par  l'intermédiaire  du  romantisme,  qui  lui  transmet 
trois  legs  :  le  souci  du  détail  historique,  hérité  de  W.  Scott 
pour  le  roman,  des  Allemands  pour  le  drame;  le  goût  de  la 
réalité  moyenne  pris  dans  les  romans  anglais  dès  le  xvni"  siècle, 
et  destiné  à  s'aviver  par  la  suite,  grâce  aux  exemples  de 
Dickens  et  de  G.  Eliot;  l'amour  tout  sensuel  de  la  couleur  et 
de  la  forme  plastiqjiie,  venu  de  la  Renaissance  et  rajeuni  par  des 
contacts  plus  récents  avec  les  poètes  méridionaux.  Plus  tard 
d'ailleurs,  après  que  le  réalisme  français  aura  trouvé  ses  défi- 
nitions et  fourni  ses  œuvres  de  combat,  d'autres  influences 
étrangères  interviendront,  mais  pour  le  transformer.  En  défi- 
nitive, le  réalisme  français  de  1850  est  une  réaction  contre  le 
romantisme  d'impression  personnelle,  et  par  suite,  il  se  rap- 
proche du  classicisme  en  reprenant  la  vieille  tradition  nationale 
de  l'observation  ;  il  la  ressaisit  vigoureusement  et  l'exploite, 
en  l'abaissant  toutefois  et  en  la  mettant  dans  l'esclavage  de . 
la  matière  :  cela,  à  cause  de  la  philosophie  dont  il  émane. 

Le  sensualisme  et  le  réalisme  de  l'art  pour  l'art. 
—  Considéré  dans  ses  manifestations  européennes,  le  réalisme 
n'apparaît  pas  toujours  lié  à  la  même  philosophie.  Il  plut  aux 
naturalistes  païens  de  la  Renaissance,  aux  promoteurs  de  la 
révolution  encyclopédique  :  mais  le  christianisme  s'accommoda 
aussi  de  lui  au  moyen  âge  et  au  temps  de  la  Réforme.  Chez 
nous,  en  1850,  c'est  du  sensualisme  qu'il  procède,  de  ce  sen- 
sualisme que  nous  avons  vu  lofoidé  si  énergiquement  lors  de 
l'apparition  du  Génie  du  christianisme ,  et  qui  va  maintenant 
réclamer  sa  revanche  tout  à  la  fois  sur  le  spiritualisme  de  Cha- 
teaubriand, sur  celui  de  Cousin,  sur  l'idéalisme  allemand,  enfin 
même  sur  cette  religiosité  vague  qui  subsista  toujours  chez 
Hugo.  Or  le  sensualisme  présente  deux  formes  dans  notre 
siècle,  la  forme  simple  et  traditionnelle  définie  par  Gondillac, 
Helvétius;  If)  forme  scientifique,  établie  par  Comte  sous  le  nom 
de  positivisme.  L;i  première  sert  de  support  au  réalisme  de 
Vart  pour  l'art  de  Gautier  et  de  Flaubert;  la  seconde  est  l'ins- 
piratrice du  réalisme  utilitaire  de  Proudhon  et  d'É.  Zola. 

Considérons  d'abord  le  réalisme  de  l'art  pour  l'art.  Le  sen- 
sualisme de   Gondillac  donne  une  explication  rudimentaire  du 


6  LE  REALISME 

monde  et  de  riiomnie  en  ramenant  le  sentiment  à  la  sensation, 
et,  pratiquement,  il  tend  à  éliminer  Dieu  de  l'univers.  Dénué  de 
toute  visée  savante,  il  regarde  volontiers  le  progrès  comme  un 
retour  à  la  bonne  loi  naturelle ,  régissant  l'homme  comme 
l'animal  et  la  plante,  et  pour  lui  les  règles  les  plus  générales 
de  la  morale  humaine  sont  des  conventions  arbitraires  de  la 
société  :  c'est  la  thèse  que  Sébastien  Mercier  porte  à  ses  con- 
séquences extrêmes  dans  le  roman  de  l'Homme  sauvage.  Destutt 
de  Tracy  transmet  la  doctrine  sensualiste  à  Stendhal.  Gautier 
la  fait  sienne  et  l'expose  en  1834,  avec  un  cynisme  cavalier,  dans 
la  préface  de  Mademoiselle  de  Manpin  :  c'est  le  manifeste  de 
l'école  de  l'art  pour  l'art,  représentée,  sans  compter  Gautier, 
par  Flaubert,  Bouilhet,  Baudelaire,  et  sauf  quelques  dissidences, 
par  Leconte  de  Liste,  Banville  et  les  Goncourt.  L'art,  selon 
eux,  fixe  dans  ses  formes  supérieures  et  définitives  tous  les 
plaisirs  que  la  réalité  donne  à  nos  sens  et  à  notre  imagination. 
C'est  le  culte  de  la  sensation  affinée,  sublimée  par  ce  qu'on 
appellera  plus  tard  l'esthétisme,  et  ce  culte  est  exclusif.  L'art 
est  autonome  et  «  anarchique  »,  il  ne  relève  d'aucune  doctrine 
et  n'en  veut  servir  aucune,  même  indirectement;  il  renie  tout 
livre  à  tendances.  «  Je  me  borne,  dit  Flaubert  dans  ses  Lettres 
à  G.  Sand,  à  exposer  les  choses  telles  qu'elles  m'apparaissent... 
Tant  pis  pour  les  conséquences  (p.  59).  »  Gautier  professe  à 
l'égard  des  choses  religieuses  un  scepticisme  absolu.  Il  ne  veut 
plus  délan  vers  l'infini,  plus  de  larmes,  plus  de  mélancolie  : 
«  J'ai  fait  faire  une  bifurcation  à  l'école  du  romantisme,  à 
l'école  de  la  pâleur  et  des  crevés.  »  Son  insouciance  épicurienne 
jette  «  aux  épaules  du  doute  un  manteau  de  A'olours  cramoisi  «. 
Son  paganisme  sensuel  s'épanouit  en  chantant  «  le  Carmen 
seculare  du  beau  matériel  »,  et  sans  qu'on  y  prenne  garde,  il 
porte  un  coup  «  au  catholicisme  comme  à  toute  religion  morti- 
fiante' ».  On  ne  s'étonnera  pas  s'il  revendique  le  droit  à  l'im- 
moralité. «  Ce  ne  sont  pas,  dit-il,  les  petits  pois  qui  font  pousser 
le  printemps,  ce  ne  sont  pas  les  fruits  qui  portent  les  arbres, 
mais  les  arbres  qui  portent  les  fruits  »  ;  de  même  «  les  livres 
sont  les  fruits  des  manu's  »,  et  ne  peuvent  rien  pour  ou  contre 

1.  Journal  des  Goncourt,  Paris,  IS&'T-lN".!',.  i.  m,  p.  ',3.  —  E.el  J.  de  (ioncourl. 
Pages  retrouvées,    Paris,  I88tj,  in-12,  p.  \\-2. 


LES  CAUSES   ET  UlRECTIdNS  PllEMIÈRES  7 

elles.—  A  l'égard  de  la  politiqiio,  indinV-roncc  encore,  on  plutôt 
aversion.  On  s'est  mépris  sur  le  t'ameux  ^iiet  lou^c  <lu  trucu- 
lent Théophile  :  c'était  un  pourpoint,  et  il  était  rose;  il  symbo- 
lisait, non  des  convictions  politiques  subversives,  mais  des 
sympathies  pour  le  tant  pittoresque  moyen  âge.  —  Mais  enfin, 
se  demande-t-on,  le  poète  n'aura-t-il  pas  foi  du  moiiis^^à  la 
science,  au  progrès  qu'elle  prépare?  Oui,  s'il  est  Leconte  de 
Lisle,  non  s'il  est  ce  même  Gautier  dont  le  joyeux  pessimisme, 
assisté  d'une  fantaisie  énorme,  bafoue  ceux  qui  croient  à  une 
humanité  meilleure  :  Peut-on,  dit-il,  donner  à  l'homme  un  sens 
nouveau,  et  par  suite  des  jouissances  inédites?  C'est  impossible; 
alors  l'homme  n'est  pas  pertecliMe  e(  (  ( ■  st  folie  de  rêver  \e 
progrès.  Suit  la  satire  des  utilitaires,  qui  s'en  viennent  dire  : 
A  quoi  sert  ce  livré,  à  quoi  ce  tableau?  Un  mot  suffit  pour 
leui'  répondre  :  «  Il  n'y  a  de  vraiment  beau  que  ce  qui  ne  peut 
servir  à  rien.  »  En  dernière  analyse,  tout  ce  qui  risque  d'atteindre 
la  liberté  de  l'art  est  suspect.  L'idée  elle-même  perdra  deson 
a utori té  i mpiiocu se ,  et  Gautier  ne  reculera  pas  devant  ce  para- 
doxe, lancé  par  Flaubert  et  recueilli  dans  le  Journal  des  Gon- 
court  :  «  De  la  forme  naît  l'idée  (I,  p.  164).  »  La  rime,  sensation 
notée,  délice  de  l'oreille,  exercera  sur  l'esprit  de  véritables 
suggestions,  et  la  raison  ne  prévaudra  plus  contre  elle.  Il  n'est 
pas  jusqu'au  sujet  qui  ne  devienne  indiflerent,  négligeable. 
Mauvais,  le  taLTëau  dont  le  motif  nous  intéresse;  mauvais*',  la 
pièce  dont  l'intrigue  nous  passionne.  Vous  croyez  que  Flaubert 
s'est  laissé  prendre  à  l'aflabulation  do  Salammbô,  à  celle,  plus 
poignante,  de  Madame  Bovaryt  non  pas  :  il  a  voulu  rendre  une 
teinte  pourpre  dans  l'un  de  ces  romans,  et  dans  l'autre  «  cette 
couleur  de  moisissure  de  l'existence  des  cloportes  »  {ibid., 
p.  366). 

Le  positivisme  et  le  réalisme  utilitaire.  —  «  L'art 
pour  l'art,  dit  Proudhon,  n'ayant  pas  en  soi  sa  légitimité,  ne 
reposant  sur  rien,  n'est  rien.  C'est  débauche  de  cœur  et  disso- 
lution d'esprit,...  excitation  de  la  fantaisie  et  des  sens  {Du 
principe  de'Vart,  p.  46).  »  A  la  devise  :  l'art  pour  l'art,  il  veut 
qu'on  substitue  celle-ci  :  l'art  pour  l'utilité;  et  quel  sera  le  sou- 
tien philosophique  de  la  conce])tion  nouvelle?  Le  positivisme, 
enseigné  dès  1830  par  Auguste  Comte.  On  connaît  le  système  : 


8  LK    REALISME 

la  science  fondée  sur  les  seules  données  des  sens  et  de  l'expé- 
rience, et  reléguant  dans  le  domaine  des  hypothèses  non  véri- 
fiées l'existence  de  l'âme  et  de  Dieu,  serait  appelée  à  être  la 
directrice  souveraine  de  l'esprit  humain;  non  seulement  elle 
régirait  les  facultés  et  les  démarches  des  gens  en  quête  de 
vérité;  mais  elle  gouvernerait  aussi  la  religion  et  la  morale;  ou 
plutôt  elle  deviendrait  elle-même  la  nouvelle  religion  de  l'hu- 
manité. A  plus  forte  raison  aurait-elle  mission  de  régenter 
l'art  et  la  littérature.  —  C'est  précisément  de  ces  idées  que 
sortit  le  réalisme  utilitaire,  représenté  par  Proudhon  et  par 
E.  Zola,  l'un  j)lus  occupé  d'ailleurs  de  socialisme  humanitaire, 
l'autre  plus  porté  vers  un  certain  socialisme  à  formule  scien- 
tifique, mais  tous  deux  voués  sans  réserve  au  positivisme,  ainsi 
qu'ils  le  déclarent  successivement.  Proudhon  dit  :  «  Courhet, 
peintre  critique,  analytique,  synthétique,  humanitaire,  est  une 
expression  de  son  temps.  Son  œuvre  concorde  avec  la  Philoso- 
phie positive  d'A.  Comte...,  le  Droit  liumain  ou  Justice  itnmanente 
de  moi  (p.  287).  »  De  même  E.  Zola  établira  ses  positions  tout 
près  de  Claude  Bernard  et  de  Taine  :  «  Le  roman  expérimental 
est  une  conséquence  de  l'évolution  scientifique  du  siècle;  il 
continue  et  complète  la  physiologfie...  il  est  la  littérature  de 
notre  âge  scientifique,  comme  la  littérature  classique  et  roman- 
tique a  correspondu  à  un  âge  de  scolastique  et  de  théologie  * .  » 
Ap})uyé  sur  la  science  positive,  l'art  pourra,  selon  Proudhon, 
devenir  «  une  représentation  de  la  nature  et  de  nous-mêmes  en 
vue  du  i)erfectionnement  physique  et  moral  de  notre  espèce  » 
(p.  43).  Il  ne  visera  qu'à  l'utile  et  de  là  seulement  lui  viendra 
^a_beauté  :  la  prison  de  Mazas,  géométriquement  construite  en 
vue  de  sa  fin  pro}tre,  sera  le  type  du  parfait  monument.  Partout 
l'art  se  fera,  selo>ji  le  mot  de  Balzac  dans  la  préface  de  la 
Comédie  humaine,  «  l'instituteur  des  hommes  ».  Il  enseignera 
Jusque  dans  les  gares  par  la  peinture  murale.  Le  dernier  théo- 
ricien de  l'école,  E.  Zola,  annonce  le  même  dessein  :  «  Nous 
montrons  le  mécanisme  de  l'utile  et  du  nuisible,  nous  déga- 
geons le  déterminisme  des  phénomènes  humains  et  sociaux, 
pour  qu'on  puisse  un  jour  dominer  et  diriger  ces  phénomènes 

I.  V..  Zola,  Le  roman  expérimental .  Paris,  KSSO,  in-12,  p.  22. 


LES   HAUSKS   ET   DIHECTlONS   PHEMIEHES  9 

(p.  20).  »  Sans  doute  nous  ne  flattons  pas  l'humanité,  comme 
font  les  idéalistes;  mais  quoi!  «  nous  enseignons  l'amère 
science  de  la  vie,  nous  donnons  la  hautaine  leçon  du  réel  » 
(p.  128). 

Ce  n'est  pas  seulement  en  France  que  le  réalisme  se  montre 
tantôt  utilitaire,  tantôt  indiPPérent,  et  cette  distinction  n'est  pas 
accidentelle  '.  Des  peintres  comme  la  plupart  des  Flamands  et 
des  Hollandais,  les  auteurs  des  Fabliaux  et  des  Farces,  Ant.  de 
la  Salle,  les  naturalistes  de  la  Renaissance,  Sorel,  Saint-Amant 
sont  indilTérents  à  la  morale,  comme  le  seront  plus  tard  Sten- 
dhal, Mérimée,  Gautier.  Mais  Durer  et  Holbein  en  Allemagne, 
Hogarth  en  Angleterre  se  piquent  d'enseigner.  De  même  les 
auteurs  des  Mystères,  les  protestants  allemands  et  anglais  font 
servir  à  l'utile  la  copie  de  la  réalité.  G.  Eliot  professe  dans 
Adam  Bède  (I,  u)  un  grand  amour  pour  l'humble  réalité  qui 
enchante  son  cœur  et  y  développe  la  chai'ité.  Les  préraphaé- 
lites espèrent  faire  du  bien  aux  âmes  en  copiant  la  nature  avec 
une  exactitude  absolue,  en  surprenant,  jusque  dans  l'herbe  ou 
dans  les  ronces,  l'opération  incessante  de  la  puissance  divine 
qui  embellit  et  glorilie.  Les  grands  romanciers  russes  demandent 
aussi  au  réalisme  des  moyens  d'édification  morale  et  religieuse, 
comme  on  le  voit  dans  le  traité  de  Tolstoï  Qu  est-ce  que  Vart':^ 
où  l'on  retrouve  les  idées  de  Proudhon  tournées  au  profit  du 
socialisme  chrétien  :  «  L'art  n'est  point  le  plaisir.  Il  constitue 
un  moyen  de  communion  entre  les  hommes  s'unissant  par  les 
mêmes  sentiments...;  il  est  nécessaire  à  l'existence  et  à  la 
marche  progressive  vers  le  bonheur,  de  chaque  individu  et  de 
toute  l'humanité  '.  » 

Quelles  que  soient  d'ailleurs  leurs  divergences  philosophi- 
ques, le  réalisme  utilitaire  et  le  réalisme  de  l'art  pour  l'art 
s'accordent  en  général  sur  certains  principes  d'art. 

1.  Sur  celle  (lislinctiun  dominante,  voir  A.  David-Sauvageot,  le  liéalisme  el  le 
naturalisme  dans  la  littérature  et  dans  l'art,  étude  historique  et  critique,  Paris. 
ISS'J,  in-12.  —  Sur  le  réalisme,  cf.  F.  Brunetière,  le  Roman  naturaliste,  ibid., 
1883,  in-12.  —  M.  Desprez,  l'Évolution  naturaliste,  Paris,  188i  in-12. 

2.  Traduction  HalpérineKaminsky, Paris,  1898,in-16,  p.  89.  —  Cf.  E.  M.  deVogiié, 
Le  roman  russe,  avec  une  très  suggestive  préface.  Paris,  i886,  in-8°.  — E.  Dupuy, 
les  Grands  maîtres  de  la  littérature  russe  nu  xix°  siècle,  Paris,  1885,  in-12. 


10  LE   REALISME 


///.   —  Le:s  principes  d'art  du  réalisme, 

L'impersonnalité.  —  Le  réalisme  aurnil-il  donc  un  art, 
lui  aussi?  Il  le  niait  au  temps  des  affirmations  hâtives  et  som- 
maires. Mais  dans  la  pratique  il  a  besoin  d'un  parti  pris,  ne 
serait-ce  que  pour  se  défendre  contre  certaines  influences  litté- 
raires; et  pour  saisir  quelque  chose  dans  l'univers,  (jiii  nous 
dépasse,  dans  l'humanité,  qui  se  meut  sans  cesse,  il  a  besoin 
d'un  intermédiaire,  d'un  «  outil  «  qui  est  justement  l'art.  Son 
premier  otTort  est  pour  échapper  à  la  contagion  du  romantisme 
subjectif,  à  ce  que  Lcconte  de  Liste  appelle  un  paroxysme  de 
divagation,  et  Zola  un  ilétraquement  cérébral  j»roduit  par  l'exal- 
tation romantique.  Le  moyen,  c'est  de  faire  trêve  enfin  aux  con- 
fidences et  de  renoncer  à  la  mise  en  scène  perpétuelle  du  moi. 
Car  enfin  n'y  a-t-il  pas,  dit  Leconte  de  Liste,  «  dans  l'aveu 
public  des  angoisses  du  cœur  et  de  ses  voluptés  non  moins 
amères,  une  vanité  et  une  profanation  gratuites  »?  Du  reste 
nous  n'avons  que  faire  de  toutes  ces  confidences,  au  dire  de 
Proudhon  :  «  Les  poètes  et  les  artistes  sont  dans  l'humanité 
comme  les  chantres  dans  l'ég-lise  et  les  tambours  au  régiment. 
Ce  que  nous  leur  demandons,  ce  ne  sont  pas  leurs  impres- 
sions personnelles,  ce  sont  les  nôtres.  »  Ils  garderont  pour 
eux  aussi  leurs  opinions  sur  les  choses  et  sur  les  hommes; 
jamais  ils  ne  se  prononceront.  —  Mais  moi,  lecteur,  specta- 
teur, j'aime  qu'on  me  dise  où  je  dois  adresser  mon  estime  : 
Molière  ne  met-il  pas  dans  ses  comédies  quelque  Ariste  charg'é 
de  nous  dire  :  voilà  oii  est  le  vrai?  —  Molière  a  tort.  Nous, 
réalistes,  nous  ne  voulons  plus  de  ces  personnages  indicateurs  : 
que  le  public  juge  par  lui-même.  S'il  ne  le  peut,  c'est  une 
A'érité  de  plus  :  car  dans  la  mêlée  de  la  vie  réelle,  qui  saurait 
qualifier  avec  justice  les  actes  individuels?  —  Soit,  mais  donnez- 
nous  du  moins  le  personnage  sympathique,  notre  faveur  ira 
naturellement  vers  lui.  —  C'est  justement  ce  (jue  nous  ne  vou- 
lons pas.  Nous  laissons  ce  fantoche  au  romanesque  Octave 
Feuillet,  comme  nous  abandonnons  le  traître  parfait  aux  mélo- 
drames. Chez  nous  le  traître   existe  cependant,  mais  à  l'état 


LES  PRINCIPES   d'art   !)[•   RÉALISME  H 

ilifïus  et  dispersé.  Il  y  a  un  peu  du  traître  en  chacun  de  nos 
personnages,  et  de  la  vertu  aussi,  et  de  l'héroïsme,  cherchez. 
Nous  ne  dirons  rien.  Flauhert  n'a-t-il  pas  écrit  :  «  Le  grand  art 
est  scientifique  et  impersonnel  »,  et  «  l'artiste  ne  doit  pas  plus 
apparaître  dans  son  œuvre  que  Dieu  dans  la  nature.  L'homme 
n'est  rien,  l'œuvre  tout.  » 

Les  sujets  :  fiction,  idéal,  histoire,  exotisme.  —  Si 
l'on  demande  au  réalisme  ce  qu'il  met  dans  cette  œuvre  d'oii 
la  personnalité  de  l'auteur  est  exclue,  voici  sa  réponse  :  Nous 
répudions  les  fictions  du  romantisme;  non  pas  sans  doute 
ces  rêves,  ces  chimères,  ces  illusions,  jeux  dans  l'irréel  dont 
toute  imagination,  même  la  nôtre,  aime  à  s'enchanter  par  ins- 
tants; mais  ces  personnages  fictifs,  de  pure  invention,  qu'un 
Hugo  produit  dans  ses  drames  et  dans  ses  romans,  Han  d'Is- 
lande, Quasimodo,  compositions  hybrides,  monstrueuses,  que 
la  réalité  dément,  que  la  raison  réprouve.  La  composition 
classique  est  plus  voisine  de  la  terre,  et  partant  plus  près  de 
nous.  Dans  Harpagon  il  y  a  une  part  d'humanité  vraie,  fournie 
par  l'observation.  Le  faux  vient  de  la  conception  idéaliste, 
laquelle  nous  ofTre  un  type.  Harpagon,  au  lieu  d'un  individu 
vivant,  le  lieutenant  criminel  Tardieu.  Il  n'y  a  là  que  demi- 
mensonge  ,  tandis  qu'en  un  Quasimodo  tout  est  mensonger. 
Les  seules  fictions  qui  nous  agréent,  ce  sont  ces  visions  que 
se  forge  une  imagination  malade.  Nous  ne  voyons  pas  le  spectre 
de  Banquo  :  mais  Macbeth  le  voit,  il  suffit.  Cette  hantise  est 
un  fait  que  la  pathologie  constate  et  peut  étudier;  il  fait  partie 
de  la  réalité  interne  dans  cet  esprit  déséquilibré.  A  bon  droit 
donc  Flaubert  évoquera  dans  la  Tentation  de  saint  Antoine  les 
images  qui  peuvent  traverser  le  cerveau  d'un  solitaire  halluciné 
par  l'abstinence;  le  réalisme  positiviste  pourra,  dans  un  roman 
faubourien,  décrire  les  cauchemars  de  l'alcoolique. 

En  ce  qui  concerne  l'histoire  et  la  légende,  il  y  a  dissidence 
entre  le  réalisme  utilitaire  et  le  réalisme  de  l'art  pour  l'art. 
Celui-ci  n'ayant  d'autre  loi  que  le  plaisir  de  sa  curiosité,  fouilla 
tout  le  passé,  mieux  pénétré  depuis  Chateaubriand.  On  vit 
apparaître  les  civilisations  de  l'Orient  et  de  la  Grèce,  la  farouche 
énergie  du  haut  moyen  âge  dans  les  Poèmes  antiques  et  dans 
les  Poèmes  barbares  de  Leconte  de  Liste;  la  corruption  romaine 


12  LE   RKALISMK 

ilans  la  Melœnis  de  Bouilhet  ;  Carthage,  l'Egypte,  le  moyen 
âge  mystique,  dans  Salammbô,  Hérodiade  et  Saint  Julien  VHos- 
pltalier  de  Flaubert.  Bouilhet  remonta  dans  ses  Fossiles  jus- 
qu'aux premiers  âges  de  la  terre.  En  même  temps  toutes  les 
contrées  du  monde  s'ouvraient  à  la  description  exacte.  Gautier 
peignait  les  |)aysages  d'Espagne  et  de  Russie  ;  Leconte  de  Lisle, 
Heredia  ceux  des  pays  tropicaux,  des  Antilles,  de  l'Amérique 
du  Sud.  Les  Concourt  introduisaient  le  japonisme. 

La  réalité  présente.  —  Le  réalisme  utilitaire  et  positi- 
viste se  soucie  peu  des  hommes  d'autrefois  ou  d'ailleurs,  pour 
lesquels  il  ne  peut  rien.  S'il  remonte  })ar  hasard  dans  l'histoire, 
c'est  pour  mieux  rendre  raison  du  présent  :  car  qui  pourrait 
expli([uer  la  Rome  actuelle,  sans  connaître  son  passé?  Mais 
d'ordinaire  il  s'attache  à  représenter  la  réalité  qu'il  a  sous  la 
main,  elle  seule,  elle  tout  entière,  et  c'est,  dit-il,  plus  qu'il  ne 
lui  faut.  L'objet  n'est-il  pas  très  complexe  en  etTet,  du  moment 
(]ue  l'homme  n'est  plus  isolé  dans  sa  vie  morale,  mais  rendu 
à  ses  sens,  à  son  tempérament,  à  l'hérédité,  au  milieu?  Ne 
faut-il  pas  chercher  longuement  si  sa  complexion  est  «  nervoso- 
bilieuse  »  ou  «  sanguine  modérée  par  la  lymphe  »;  s'il  n'a  pas 
en  lui  quelque  tare,  quelque  lésion  atavique,  provoquant,  comme 
chez  les  Rougon-Macquart,  «  une  lente  succession  d'accidents 
nerveux  et  sanguins  »?  Ne  faut-il  pas  connaître  le  sol  et  le  ciel, 
qui  agissent  sur  lui  comme  sur^une  sorte  de  «  plante  humaine  »  ; 
étudier  les  objets  qui  portent  sa  marque  et  lui  donnent  la  leur, 
et  non  seulement  la  maison,  et  le  mobilier  chers  à  Balzac, 
mais  tous  les  entours,  et  surtout  le  milieu  social,  le  plus  grand 
facteur  du  vice  et  de  la  vertu,  selon  Taine,  et  selon  son  disciple 
E.Zola,  qui,  parlant  des  Sœurs  Vatard  de  Huysmans,  s'explique 
ainsi  :  «  Le  sens  moral  n'a  pas  d'absolu.  Il  se  déforme  et  se 
transforme  selon  les  conditions  ambiantes.  Ce  qui  est  une 
abomination  dans  la  bourgeoisie,  n'est  plus  qu'une  nécessité 
fâcheuse  dans  le  peuple.  »  Tels  sont  les  objets,  telles  sont 
les  influences  déterminantes  que  le  romancier  naturaliste  et 
positiviste  veut  nous  montrer.  Aussi  la  description  n'est  plus 
pour  lui,  il  s'en  vante,  ce  morceau  de  bravoure  sans  but,  qui 
peut  suffire  seulement  à  charmer  un  Delille  ou  un  Théophile 
Gautier.  Ex|di(juant  l'a'uvre,  elle  en  fait  partie  intégrante.  L'on 


I 


LES   PRINCIPES   1)  AHT   DU   REALISME  13 

n'a  plus,  comme  chez  les  classiques,  la  description  d'un  coté, 
le  portrait  de  l'autre  :  tous  deux  s'entretiennent  et  se  confondent 
comme  la  cause  et  l'effet,  ou  plutôt  ils  ne  font  plus  qu'un. 

Le  réalisme  de  l'art  pour  l'art,  sans  mettre  sa  complaisance 
dans  la  réalité  présente,  ne  s'en  désintéresse  pas  entièrement. 
Les  Goncourt  nous  offrent  volontiers  un  coin  de  rue  ou  de  ban- 
lieue, des  aperçus  d'humanité  décolorée  et  maussade.  Flaubert 
donne  son  œuvre  maîtresse  dans  Madame  Bovary,  plutôt  que 
dans  Salammbô.  Il  lui  répugne  cependant  de  peindre  des  bour- 
geois laids  et  médiocres  :  il  n'a  pas  dans  son  labeur  le  soutien 
d'une  hypothèse  à  véritier,  tandis  que  le  romancier  positiviste 
nous  avoue  qu'au  fond  toute  décomposition  l'intéresse,  et  qu'il 
se  plaît  au  milieu  des  chairs  putréfiées  de  l'amphithéâtre,  parce 
qu'il  espère  faire  sortir  de  ce  charnier  la  loi,  la  découverte 
bienfaisante,  le  rayon  de  lumière.  Aussi  Flaubert,  Gautier  s'éva- 
dent, dès  qu'ils  le  peuvent,  de  la  réalité  commune,  pour  chercher 
le  pittoresque,  le  costume,  la  couleur,  la  forme,  la  sonorité. 

L'enquête  et  le  document.  —  Passé,  présen|,  comment 
l'art  réaliste  s'y  prendra-t-il  pour  se  tailler  sa  part  dans  cette 
ample  matière?  Les  classiques  ont  su  tirer  des  livres  et  de  la 
vie  des  données  précieuses  par  des  moyens  simples  et  com- 
modes. Le  réalisme  change  cette  ancienne  information  en  une 
méthode  laborieuse,  Venqiiete;  et  puisque,  selon  Leconte  de 
Lisle,  «  l'art  et  la  science,  longtemps  séparés  par  suite  des 
efforts  diverorents  de  l'intelligence,  doivent  tendre  à  s'unir  étroi- 
tement,  si  ce  n'est  à  se  confondre  »,  l'enquête  artistique  et  litté- 
raire emploiera  les  procédés  scientifiques. 

Quand  le  poète  ou  le  romancier  voudra  traiter  un  sujet  his- 
torique, il  se  fera  archéologue,  épigraphiste,  linguiste.  Flaubert 
n'écrira  pas  Salammbô  sans  avoir  consulté  quatre-vingt-dix-huit 
volumes  pour  le  moins.  Rien  que  pour  caractériser  sciemment 
le  cyprès  pyramidal  qu'il  veut  mettre  dans  le  temple  d'Astarté, 
il  lit  un  in-quarto  de  iOO  pag-es.  Quand  le  naturaliste  positiviste 
voudra  «  étudier,  comme  dit  E.  Zola,  l'homme  naturel,  soumis 
aux  lois  physico-chimiques  »,  il  se  réclamera  de  la  physio- 
log-ie.  Son  maître  sera  Claude  Bernard.  Il  lui  prendra  son 
Introduclio7i  à  Vétudc  de  la  médecine  expérimentale  et  en  fera 
son  propre  manuel  par  la  simple  substitution  du  mot  romancier 


14  LK   IIKALIS.ME 

;iii  mot  inrdecin.  11  lui  empruntera  les  règles  de  Tobservation. 
et,  chose  plus  étrange,  celles  de  l'expérimentation.  Il  notera 
tout  phénomène  à  l'aide  des  fameuses  tables  de  présence, 
d'absence,  de  degré.  11  fréquentera  l'hôpital  et  la  Morgue.  Même 
devant  l'agonie  d'iiii  être  cher,  il  se  souviendra  qu'il  est  un 
savant  :  il  notera,  impassible,  les  progrès  de  la  destruction, 
ainsi  que  le  firent  les  Goncourt  au  lit  de  leur  servante. 

Acceptant  toutes  les  exigences  de  son  inquisition,  il  des- 
cendra dans  la  galerie  souterraine  avec  le  mineur,  montera  sur 
la  locomotive  avec  le  mécanicien,  fera  des  stations  dans  les 
églises,  des  noviciats  dans  les  monastères,  pour  y  éprouver  la 
sensation  vraie  de  la  piété.  Mais  il  \a  dans  le  monde  aussi,  et 
là  son  habit  noir  dissimule  un  reporter,  un  policier.  Il  «  pompe 
la  vérité  comme  avec  des  tentacules  ».  Sa  rétine  est  une  «  plaque 
sensible  ».  Il  a  d'ailleurs  ses  carnets  et  ses  fiches.  On  lui 
reproche  ses  libertés  indiscrètes  :  mais  il  n'y  a  pour  lui  ni  indis- 
crétion, ni  pudeur,  pas  plus  que  pour  ceux  qui  ont  la  mission 
sociale  de  chercher  le  vrai.  Un  classique  hésite  au  seuil  de  cer- 
taines portes,  par  dégoût  ou  par  respect  :  devant  le  réaliste, 
comme  devant  le  médecin  ou  le  juge  d'instruction,  toutes  les 
portes  s'ouvrent  à  tous  les  étages  de  la  société.  Il  ne  divise  pas 
les  classes  et  les  hommes  en  deux  catégories  :  ceux  qui  sont 
intéressants,  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Tous  ont  droit  à  son  atten- 
tion. L'histoire  naturelle  n'ol)serve-t-elle  pas  les  êtres  à  tous  les 
échelons  de  la  vie,  et  sans  se  demander  sils  sont  beaux  ou  laids? 

Le  peintre  Courbet  a  montré  quelque  préférence  pour  la  lai- 
deur :  c'était  par  réaction  contre  la  tyrannie  de  la  beauté  acadé- 
mique. Ses  successeurs  aflectent  d'avoir  l'esprit  plus  large. 
E.  de  Goncourt  dit  bien,  en  1864,  dans  la  préface  de  Germink- 
Lacerteux,  qu'il  n'est  point  pour  lui  «  de  malheurs  trop  bas;  de 
drames  trop  mal  embouchés  »;  mais  en  1879,  dans  la  préface 
des  Frères  Zemganno,  il  élargit  son  champ  par  cet  aveu  :  «  Le 
jour  où  l'analyse  cruelle  que  mon  ami  M.  Zola,  et  peut-être 
moi-même,  avons  apportée  dans  la  peinture  du  bas  de  la  société, 
sera  employée  à  la  reproduction  des  hommes  et  des  femmes  du 
monde,  dans  des  milieux  d'éducation  et  de  distinction,  ce  jour- 
là  seulement  le  classicisme  et  sa  queue  seront  tués...  le  succès 
du  réalisme  est  là,  et  non  plus  dans  le  canaille  littéraire  épuisé  à 


LES   PRINCIPES   I)  AliT  DT   REALISME  1» 

riicuro  qu'il  est.  »  Ainsi  seulement  le  réalisme  accomplira  son 
enquête  universelle  sur  l'homme  et  sur  la  nature,  parcourant 
tout,  allant  jusqu'à  l'infime  détail,  pour  découvrir  le  document. 
Car  c'est  au  document  que  tout  est  suspendu,  c'est  à  le  trouA'er 
que  le  peintre  et  l'écrivain  aspirent,  et  il  y  a  moins  de  joie  au 
camp  réaliste  pour  une  idée  originale  qu'on  invente,  que  pour  le 
fait  ignoré  que  l'on  met  au  jour,  même  si  ce  n'est  qu'un  docu- 
ment historique  ,  mais  surtout  si  c'est  ,  selon  l'expression 
inventée  par  les  Concourt,  un  document  humain  «  pris  sur  le 
vrai,  sur  le  vif,  sur  le  saignant  ». 

La  structure  de  l'œuvre.  —  Dès  là  que  l'art  est  conçu 
comme  une  enquête,  la  composition  se  réduira  peu  à  peu  au 
minimum.  «  Si  l'on  prétend,  dit  E.  Zola,  qu'une  littérature  est 
«  une  charpente  surajoutée  au  vrai  »,  si  l'on  veut  qu'un  écrivain 
se  serve  de  l'observation  pour  se  lancer  dans  l'invention  et  dans 
l'arrangement,  on  est  idéaliste  »,  c'est-à-dire  qu'  «  on  proclame 
la  nécessité  d'une  convention  ».  Or,  disent  les  réalistes,  nous 
ne  voulons  plus  de  la  convention,  abolie  d'ailleurs  dès  les 
temps  romantiques.  Plus  n'est  besoin  de  requérir  une  idée 
dominante,  d'inventer  une  fable,  de  lier  une  intrigue,  d'établir 
des  groupements,  des  oppositions,  des  symétries,  des  arrière- 
plans.  Prenons  seulement  ceux  que  la  nature  nous  présente.  Si 
la  logique  des  faits  no  nous  apparaît  pas,  qu'importe?  La  réalité 
est  incohérente,  elle  aussi,  du  moins  à  la  surface.  Si  l'ensemble 
d'un  sujet  est  trop  vaste  pour  notre  angle  visuel,  ne  cherchons 
pas  à  réunir  ni  à  compléter  nos  aperçus  :  imitons  le  Fabrice 
de  Stendhal,  qui  conte  la  i)ataille  de  Waterloo  comme  il  l'a  vue, 
par  échappées.  Faisons  mieux,  découpons  «  une  tranche  de 
vie  »,  et  donnons-la  telle,  sans  commencement  ni  fin.  Après 
tout,  la  vie  ne  commence  pas,  ne  finit  pas  tout  à  coup  sous  nos 
yeux  :  elle  passe,  elle  continue.  C'est  ainsi  qu'elle  traversera 
nos  œuvres,  qui  n'auront  chacune  ni  début,  ni  terme,  mais 
formeront  des  suites  :  «  On  finira,  déclare  E.  Zola,  par  donner 
de  simples  études,  sans  péripéties  ni  dénoùment,  l'analyse  d'une 
année  d'existence,  l'histoire  d'une  passion,  la  biographie  d'un 
personnage,  les  notes  prises  sur  la  vie  et  logiquement  classées. 

L'écriture  artiste  et  l'objectivisme  dans  l'expres- 
sion. —  Les  partisans  de  l'art  pour  l'art,  fidèles  à  leur  principe. 


16  LE  UKALISME 

se  résigneiil  moins  volontiers  au  désordre  et  au  décousu.  Mais 
c'est  surtout  dans  l'expression  qu'ils  se  séparent  des  autres  réa- 
listes. Ils  g-ardent  leur  droit  au  style.  Chez  Gautier,  Flaubert, 
Leçon  te  de  Lisle,  la  forme  a  des  caractères  bien  arrêtés  :  pré- 
cision de  la  ligne,  et  fermeté  du  contour,  richesse  d'une  poly- 
chromie qui  ne  gâte  que  rarement  la  perfection  de  la  forme 
plastique,  révérence  ])Our  la  syntaxe,  harmonie  de  cadence 
ég'ale  presque  à  celle  du  vers.  Les  Goncourt  retiennent  quelques- 
unes  de  ces  qualités;  mais  ils  blâment  le  bariolage  des  couleurs 
chez  Gautier,  la  rigidité  métallique  chez  Leconte  de  Lisle, 
et  chez  Flaubert  la  régularité  d'une  grammaire  et  d'une  rhéto- 
rique sans  souplesse.  Ils  brisent  donc  la  période,  la  construction 
grrammaticale,  ils  rouent  en  quelque  sorte  la  phrase  pour  la 
rendre  sinueuse,  invertébrée,  flexible,  })ropre  enfin  à  traduire  le 
frisson  de  la  vie  par  le  frisson  concordant  du  style.  Et  toutefois 
cette  langue  par  sa  joliesse,  sa  subtilité  aiguë,  sa  nervosité 
vibrante  comme  celle  des  peintres  impressionnistes,  se  distin- 
guera du  parler  courant,  et  sera,  selon  le  mot  d'E.  de  Goncourl, 
dans  la  préface  des  Frères  Zemganno,  «  de  l'écriture  artiste  ». 

Le  réalisme  utilitaire  et  positiviste  alîecte  du  mépris  pour 
l'élégance  et  l'harmonie.  Quelques-uns  de  ses  défenseurs  vont 
jusqu'à  regarder  comme  un  reste  de  barbarie,  quoi?  le  vers.  Ils 
ne  veulent  pas  plus  d'arrangement  dans  les  mots  que  dans  les 
faits  et  dans  les  idées.  L'expression  n'est  plus  que  la  transcrip- 
tion directe  et  comme  la  «  phonographie  »  du  langage  réel. 
Ordre  est  donné  à  l'auteur  d'user  exclusivement  du  vocabulaire 
et  de  la  grammaire  de  ses  personnages,  de  parler  le  jargon  du 
monde  avec  une  mondaine,  la  langue  technique  de  la  science 
avec  un  savant;  avec  l'ouvrier  l'argot  de  la  rue,  jusqu'au  juron 
inclusivement.  Ainsi  se  trouve  renversée  la  doctrine  de  Bullon  : 
le  style  ne  porte  plus  la  marque  vivante  de  l'écrivain,  mais 
l'empreinte  toute  mécanique  des  sujets  qu'il  traite.  Effacement 
complet  de  l'individualité  créatrice,  même  dans  l'expression,  tel 
devait  êti-e  logiquement  le  dernier  terme  <le  l'évolution  réalisle. 

Conclusion  :  les  inconséquences  et  les  lacunes  du 
réalisme  français.  —  Cette  abnégation  passe  les  forces  de 
la  nature  iunuaiue,  ou  j)lutot  elle  va  à  l'encontre  de  la  saine 
logi(|ue  :  car  peut-on  raisonnablement  exclure  d'une  œuvre  tout 


LES  PRINCIPES  d'art  UU  RÉALISME  17 

ce  qui  trahit  la  personnalité  de  Fauteur,  son  sentiment,  son 
imagination,  sa  libre  initiative  ?  Il  nous  serait  aisé  —  nous 
l'avons  fait  ailleurs  —  de  tirer  des  réalistes  les  plus  convaincus 
une  série  d'aveux  qui  montreraient  combien  dans  l'effet  ils 
admettent  d'accommodements.  Flaubert  entre  autres  ne  renonce 
point  à  concentrer  une  action  autour  d'un  intérêt  dominant,  à 
nous  donner  de  vigoureux  «  raccourcis  »,  à  choisir  le  significatif, 
à  pratiquer  certains  tours  de  main,  à  donner  aux  faits  quelque 
petite  entorse  :  de  peur  que  le  terme  technique  «  gerre  des  lacs  » 
n'effraie  le  lecteur,  il  le  remplace  par  la  périphrase  «  insecte  à 
grandes  pattes  »,  et  comme  un  aqueduc  trancherait  heureuse- 
ment sur  l'horizon  de  Carthage,  il  l'ajoute,  sauf  à  confesser 
humblement  cette  petite  lâcheté.  Tel  Stendhal  créait  de  toutes 
pièces  la  tour  de  l'Esplanade  dans  la  Chartreuse  de  Parme.  Il 
arrive  même  souvent  que  certains  réalistes  reprennent  la  langue 
serrée  de  Racine  et  de  Molière,  Maupassant  par  exemple.  D'au- 
tres adoptent  la  composition  classique  et  rétablissent  subreptice- 
ment l'unité  de  ton  :  à  part  la  bassesse  ou  le  scandale  des  sujets, 
on  a  des  drames  et  des  études  dans  la  manière  du  xvu"  siècle, 
cherchant  la  force  dans  la  simplicité  et  la  nuance  dans  l'abstrac- 
tion. Et  c'est  bien  en  vain  aussi  que  les  uns  et  les  autres  interdi- 
sent à  la  personnalité  de  paraître  :  il  ne  faut  pas  les  prendre  au 
mot.  Si  l'on  s'en  rapportait  aux  manifestes  d'E.  Zola  ou  de 
Proudhon,  le  génie  littéraire  pourrait  se  réduire  à  n'être  que  le 
génie  scientifique.  Or  celui-ci,  quand  il  a  trouvé  le  vrai  par  l'ob- 
servation et  qu'il  l'a  mis  dans  une  formule  générale  et  exacte, 
disparaît.  Sa  tâche  est  terminée.  Qui  donc  aurait  l'idée  de  cher- 
cher dans  l'énoncé  d'un  théorème  ou  d'une  loi  la  trace  de  l'au- 
teur, de  son  humeur,  de  sa  fantaisie?  Mais  quand  le  génie 
artistique  a  trouvé  la  vérité,  c'est  alors  que  son  œuvre  propre 
commence,  puisqu'elle  est  création  et  non  seulement  observa- 
tion, et  que  même  dramatique,  même  épique,  elle  est  faite  à 
l'image  de  son  générateur  et  traduit  sa  conception  individuelle 
de  la  vie.  Aussi  les  réalistes  et  les  naturalistes  ne  pouvaient 
s'y  tromper  longtemps.  Les  exigences  invincibles  de  la  vérité 
ont  arraché  à  Zola  comme  à  bien  d'autres  cette  concession  : 
«  Le  roman  réaliste,  c'est  un  coin  de  la  nature  vu  à  travers  un 
tempérament  »   [Le  naturalisme  au  théâtre,  p.   111).  Cette  défi- 

HlSTOIRE    DE    LA  LANGUE.   VUI.  ^ 


18  LK   IIKALISMK 

nition  est-elle  si  loin  tic  la  Fonniile  classiiiiie  d'Alfred  Tonnelle  : 
«  L'artiste  voit  la  nature  non  comme  elle  est,  mais  comme  il  est  »? 

Elle  en  tlilTèro  cependant  par  ce  mot  tenipérament,  qui  en 
lui-même  est  d'une  grande  sij^nilicalion  :  car  il  appartient  au 
lexique  de  la  physiolog-ie  et  du  })ositivisme.  Ce  qui  caractérise 
en  effet  le  réalisme  ou  le  naturalisme  français,  c'est  juslemenl 
(jue  par  sa  philosophie  même  et  par  sa  méthode  purement 
expérimentale,  il  n'a  étudié  dans  l'homme  et  dans  la  nature  que 
leurs  éléments  inférieurs  et  bruts.  Se  refusant  à  dépasser  les 
données  des  sens,  tout  occupe  de  sa  physique,  de  sa  chimie,  de 
sa  physiologie,  il  a  cru  voir  toute  la  vie  en  voyant  son  enve- 
loppe matérielle;  il  n'a  oublié  qu'une  chose,  l'àme  et  Dieu.  Il 
n'v  a  pas  un  éclair  de  vie  morale  dans  Salammbô,  dit  Sainte- 
Beuve,  (ioncourt  se  jdaint  de  l'impassibilité  de  Flaubert,  de  la 
trop  grosse  matérialité  de  Gautier  ;  du  même  Gautier,  Zola 
déclare  qu'il  ne  peut  lire  sans  fatigue  plus  de  deux  cents  pages, 
parce  qu'il  ne  s'y  trouve  presque  rien  d'humain.  Mais  Zola  à 
son  tour  ne  peint  guère  que  les  appétits  de  l'homme  inférieur. 
Même  dans  la  peinture  île  la  haute  société,  ce  sont  encore  les 
pires  instincts ,  aflinés  mais  non  inoins  bas ,  les  désordres 
phvsiologiques ,  les  tares  et  les  corruptions  que  la  plupart 
ont  recherchés  de  préférence.  Aussi,  lorsqu'ils  veulent  peindre 
la  joie  de  vivre,  «  le  gras,  le  plantureux  »  des  marchés 
publics  et  des  ripailles,  et  toutes  les  jouissances  dont  l'être 
humain  est  ca|)able,  ils  bornent  le  plaisir  aux  satisfactions  d'un 
é[iicurlen  à  la  vue  courte,  à  l'àme  inconsciente  du  lendemain  : 
s'ils  décrivent  les  maux  et  les  douh^irs,  il  monte  de  leurs 
œuvres  v\n  lourd  [>essimisme,  un  morne  désespoir.  Le  roman 
naguère  était  un  idéal  qui  venait  un  moment  corriger  la  l'éalité 
et  nous  reposer  d'elle  :  aujourd'hui,  en  regaid  de  certains 
romans,  c'est  la  réalité  qui  semble  être  l'idéal,  car  elle  est,  à 
tout  prendre,  meilleure  et  [dus  consolante. 

L'influence  russe  et  le  réveil  du  spiritualisme.  — 
Cette  insuflisance  du  réalisme  français  nous  est  ap[tarue  plus 
grande  encore  lorsque  nous  avons  mieux  connu  les  œuvres  des 
réalistes  étrangers,  celles  de  G.  Eliot,  celh's  des  Russes,  surtout 
celles  de  Tolstoï  :  car  on  y  voit  la  nature  décrite  en  son  entier, 
avec  une  sincéi'ité  large  et  chaste,  non  pas   seulement  en  ses 


LES  i»uiN(:ii»i:s  HAUT  m:  réalisme  lo 

faiblesses  humiliantes,  mais  en  ses  énergies  morales,  et  sinon 
avec  «les  croyances  fermes,  du  moins  avec  le  sens  obscur  du 
divin.  En  même  temps  le  spiritualisme  reprenait  faveur  en 
France  sous  des  formes  diverses  :  néo-christianisme  remontant 
vers  Chateaubriand,  symbolisme  s'agitant  confusément  pour 
chercher  l'esprit  par  delà  les  faits.  Ce  fut  comme  un  souffle 
nouveau  qui  changea  Torientation  de  Fart.  Les  temps  étaient 
venus  où  la  prédiction  «FK.  Zola  devait  s'accomplir  :  «  Il  n'est 
|)as  douteux  qu'avec  une  nouvelle  philosophie  n'éclose  une 
nouvelle  littérature,  et  que  le  naturalisme  ne  prenne  rang  ])armi 
les  vieilles  lunes  {Figaro  du  22  mars  1888).  »  On  sonda  alors 
l'inanité  de  l'art  pour  lart.  Faire  la  quête  des  adjectifs  rares, 
des  belles  métaphores  qui  «  parent  »  l'existence  d'un  Théophile, 
combiner  des  sons  et  des  nuances,  se  pâmer  comme  Flaubert 
devant  certain  mur  nu  de  l'Acropole,  tourner  des  idées  comme 
on  tourne  du  buis,  selon  le  mot  de  Concourt,  tout  cela  parut 
grande  misère  de  pensée  et  de  cœur.  On  taxa  d'inhumanité  ces 
indiiîérents,  ces  impassibles,  ces  épicuriens  de  lettres  qui  pro- 
nonçaient le  divorce  entre  l'art  et  la  vie.  D'autre  part  on  reprocha 
au  naturalisme  positiviste  de  prêcher  l'intérêt,  l'égoïsme,  la 
lutte  animale  pour  l'existence.  Paul  Bourget  lui  fit  son  procès  en 
1889  dans  la  préface  du  Disciple  :  «  La  Science  d'aujourd'hui, 
disait-il,  la  sincère,  la  modeste,  reconnaît  qu'au  terme  de  son 
analyse  s'étend  le  domaine  de  l'Inconnaissable.  Le  vieux  Littré, 
qui  fut  un  saint,  a  magnifiquement  parlé  de  cet  océan  de  mys- 
tère qui  bat  notre  rivage,  que  nous  voyons  devant  nous,  réel,  et 
pour  lequel  nous  n'avons  ni  barque  ni  voile.  »  Puis  s'ad ressaut 
au  jeune  homme  de  1889,  Paul  Bourget  ajoutait  :  «  A  ceux  qui 
te  diront  que  derrière  cet  océan  il  y  a  le  vide,  l'abîme  du  noir  et 
de  la  mort,  aie  le  courage  de  répondre  :  Vous  ne  le  savez  pas... 
Et  puisque  tu  sais,  puisque  tu  éprouves  qu'une  àme  est  en  toi, 
travaille  à  ce  que  cette  àme  ne  meure  pas  en  toi  avant  toi- 
même.  »  Plus  récemment  un  drame,  V Évasion  de  Brieux,  |iarut 
une  protestation  contre  les  fatalités  de  l'atavisme  ;  et  d'ailleurs 
toute  une  jeune  littérature  de  livres  et  de  revues  est  éclose,  qui 
subordonne  le  besoin  de  savoir  au  désir  de  croire,  qui,  sans 
nier  les  bienfaits  de  la  science,  lui  signifie  qu'elle  ne  peut  rien 
sans  le  secours  de  la  foi  au  sens  le  plus  large  du  mot,  ou  du 


20  LH   REALISME 

iiioiiis  (le  ce  qui  en  est  le  commencement,  l;i  sympathie.  C'est 
peut-être  dans  cette  voie  de  l'apostolat  moral  et  religieux  que 
s'eng-agera  l'art  réaliste  de  demain  :  les  préoccupations  sociales, 
de  plus  en  plus  tyraimiques,  semblent  l'y  appeler.  Tous  les 
écrivains  cependant  ne  se  tournent  pas  de  ce  coté,  car  l'indivi- 
dualisme triomphant  permet  à  chacun  de  se  faire  sa  loi.  Certaines 
œuvres  bien  accueillies  en  ces  derniers  temps,  Pour  la  Couronne- 
de  François  Coppée,  Cyrano  de  Bergerac  d'Edmond  Rostand,, 
semblent  indiquer  un  retour  vers  la  conception  classique  qui 
délie  l'art  de  toute  servitude  à  l'égard  de  la  morale,  en  lui 
demandant  toutefois  de  ne  l'offenser  point.  C'est  la  doctrine  de 
Corneille  et  d'Aristote,  la  doctrine  du  juste  équilibre  et  de  l'indé- 
pendance relative  des  diverses  manifestations  de  notre  activité  : 
la  science  va  au  vrai  ;  la  morale  au  bien  ;  l'art  a  pour  mission 
propre  de  nous  donner  un  plaisir  supi'ême,  une  délectation  sul 
generis  dont  il  a  le  secret.  Mais  si  son  intention  première  et 
dominante  n'est  point  de  servir  la  morale,  il  fait  beaucoup  pour 
elle  par  voie  de  conséquence,  c'est-à-dire  par  l'impression  natu- 
relle d'une  œuvre  saine;  ce  qui  le  distingue  de  lart  pour  l'art, 
délibérément  immoral. 

On  se  tromperait  d'ailleurs  si  l'on  espérait  une  restauration, 
du  classicisme  pur  et  simple,  après  tant  de  revendications  qui 
ont  al>outi.  Nous  acceptons  de  lui  certaines   règles  éternelles 
qui  guident  l'art  vers  le  parfait  et  le  définitif;  nous  admirons 
et  tachons  de  partager  son  noble  souci  des  choses  morales  et 
abstraites.  Mais  nous  admettons  aussi  un  art  plus  libre,  dégagé 
de  tout  exclusivisme,  compréhensif,  multiple  comme  les  aspi- 
rations de  riiumanité  elle-même,  un  art  qui  ne  sacrifierait  de 
parti  pris  ni  l'idéal,  ni  la  fantaisie,  ni  la  réalité  commune.  Cet 
art  saurait,  avec  le  romantisme,  rêver,  chanter,  méditer  sur 
l'àme  et  sur  l'infini,  évoquer  le  passé  et  la  nature  avec  leurs 
couleurs  brillantes  ou  sombres;  —  il  consentirait  parfais  aussi  à 
suivre  le  réalisme,  relevé  de  son  abjection  systématique,  pour 
voir   de   plus   près   les   choses  extérieures  et  s'intéresser  aux 
petits,  non  j)ar  la  curiosité,  mais  parla  pitié;  il  accepterait  de 
descendre  avec  lui  k  travers  les  sept  cercles  de  l'enfer  social, 
pourvu  qu'après  il  lui  fût  permis,  comme  à  Dante,  de  remonter 
vers  le  ciel  et  de  revoir  les  étoiles. 


CHAPITRE  II 

LES     POÈTES 

(1850-1900) 


Sans  avoir  autant  de  richesse  et  d'éclat  que  la  première,  la 
seconde  moitié  de  notre  xix^  siècle  est  encore  fertile  en  ]»ons 
.poètes.  Les  grands  thèmes  lyriques  sont  un  peu  épuisés,  ou  du 
moins  le  meilleur  en  a  été  pris.  Le  grand  orgue,  religieux  et 
mélancolique,  de  Lamartine,  la  grande  lyre  —  toute  la  lyre  — 
énorme  et  abondante,  de  Victor  Hugo,  les  cris  de  passion  de 
Musset,  les  belles  élévations  de  Vigny  ont  tout  exprimé  ou 
presque  tout  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  général  et  de  plus  profond 
dans  les  émotions,  les  inquiétudes  et  les  rêveries  de  l'âme 
humaine.  Les  Epigones  qui  sont  venus  après  cet  âge  héroïque 
de  la  poésie  contemporaine  n'ont  pu  que  glaner  derrière  les 
maîtres.  Peut-être  —  qu'on  nous  permette  cet  aveu  et  cette  pre- 
mière excuse  —  sommes-nous  encore  trop  près  de  ces  poètes 
de  notre  temps  pour  les  classer,  pour  les  juger,  comme  l'avenir 
les  jugera!  Peut-être  d'autre  part  sont-ils  trop  nombreux  pour 
que  nous  soyons  sûrs  absolument  de  faire  un  choix  qui  ne  bles- 
sera ni  l'équité  ni  les  amours-propres!  Ceux  qui  se  plaindraient 
d'avoir  été  oubliés  ou  méconnus  trouveront,  d'ailleurs,  une 
compensation  dans  la  bienveillance,  présente  ou  future,  de  juges 
moins  rigoureux  et  dans  la  bonne  opinion  qu'ils  ont  d'eux- 
mêmes. 

1.  Par  M.  Henri  Chantavoine.  professeur  au  lycée  Henri  IV. 


22  LH^   l'IlKTKS 

Eiilre  les  Romantiques,  qui  occu|»<Mit  toujours  la  ciiuo  la  jdus 
haute,  et  les  Parnassiriif:,  qui  ont  eux  aussi  leur  colline  dont  on 
ne  les  a  pas  dépossédés,  quelques  noms,  justement  célèbres, 
quelques  œuvres,  brillantes  ou  distinguées,  sinon  impérissables, 
se  présentent  à  nous. 

Leconte  de  Lisle  '.  —  Et  d'abord  le  nom  et  l'œuvre  de 
Leconte  de  Lisle.  Leconte  de  Lisle,  l'auteur  des  Poèmes  bar- 
bares, des  Poèmes  antiques  et  des  Poèmes  tragiques,  a  été  long- 
temps tenu,  il  l'est  «Micore,  ])0ur  le  maître  souverain  et  incon- 
testé, le  plus  impeccable  et  le  plus  parlait,  depuis  Victor  Hugo 
(au  dessus  de  Victor  Hugo  lui-même,  disent  ses  admirateurs 
fervents),  de  notn»  poésie  contemporaine.  L'auteur  de  (Jahi,  de 
la  Vision  de  Bralima,  de  Niobc,  d'Hypatie  rt  Cyrille,  nous  ne 
•  tonnons  ces  titres  que  comme  des  échantillons  divers  de  sa 
poésie,  est  un  voyant,  un  évocateur  et  un  philosophe  '-.  Son 
imagination,  éclose  au  soleil  ardent  de  l'île  Bourbon,  voit  et 
devine  les  choses  du  passé  lointain;  sa  science,  nourrie  de  lec- 
tures, les  évoque  et  les  restitue  avec  une  fidélité  saisissante  que 
l'éiaulition  n'a  pas  trop  le  droit  ni  le  courage  de  critiquer;  sa 
philosophie  les  interprète  pour  en  tirer  une  espèce  d'Histoire 
ou  de  Légende  de  l'Humanité  à  travers  les  âges. 

La  poésie  personnelle,  celle  qui  chante  les  joies  ou  les  souf- 
frances de  la  créature  aux  prises  avec  la  destinée,  déplaisait, 
répugnait  à  Leconte  de  Lisle.  Son  àme  fîère,  stoïque  et  un  peu 
fermée,  dédaignait  peut-être  à  l'excès  ces  effusions,  pourtant  si 
naturelles,  qui  lui  semblaient  profanes  et  indiscrètes.  Est-il  bien 
sur  que  celte  indifférence,  qui  lui  a  valu  le  nom  d'impassible. 

1.  Charlfs-Mai'ie-Uené  Leconle  de  Lisle.  né  à  Sainl-Paul  (ilc  de  la  IJéiinioni 
en  1818,  mort  en  1894  :  Poi'mes  antiques  (18-")2),  Poèmes  el  poésies  (1854),  le  C/iemin 
de  la  Cfoi.T  (1859),  Poèmes  barbares  (1862),  Poèmes  trafiques  (1884).  —  Nous  n'in- 
diquons dans  ces  notes  ni  les  (ruvrcs  en  prose,  ni  les  ouvrages  draniati(|ues  en 
prose  on  en  vers. 

i.  «  Il  lut  l'histoire.  11  vit  l'houinie  en  proie  à  deux  falalilés  :  celle  des  pas- 
sions et  celle  du  monde  extérieur.  Elle  lui  apparut  comme  l'universelle  tragédie 
ilu  mal.  comme  le  ilrame  de  la  force  sombre  et  douloureuse.  11  lui  sembla  que 
l'homme  |)rcsque  toujours  avait  aggravé  l'horreur  de  son  destin  par  les  expli- 
cations (|u'il  (;n  avait  données,  par  les  religions  qui  avaient  hanté  son  espril 
malade,  [M'èlant  à  ses  dieux  les  passions  dont  il  était  agité.  11  se  dit  alors  que 
la  vie  est  mauvais(>  et  que  l'action  est  inutile  ou  funeste.  Mais,  d'autre  part,  il 
fut  séduit  par  le  pittoresque  et  la  variété  plastique  de  l'histoire  humaine,  par 
les  tableaux  dont  elle  occupe  l'imagination,  an  point  de  nous  faire  oublier  nos 
colères  et  nos  douleurs.  Il  entra  par  l'éluile  dans  les  mu'urs  cl  dans  rcstiiéli(iue 
des  siècles  morts...  ••  Jules  Lr.M.\ÎTHK. 


LES   POÈTES  23 

n'ait  pas  été  plus  apparente  que  réelle?  Au  fond,  c'est  toujours 
l'être  humain,  qu'on  le  prenne  dans  le  présent  ou  dans  le  passé, 
qui  fait  la  matière  de  toute  poésie.  Cet  être  humain,  notre  aïeul, 
notre  semblable,  Leconte  de  Liste  va  le  chercher,  il  le  retrouve 
et  il  le  voit  dans  l'Humanité  primitive,  sous  la  tente  des  nomades 
et  des  patriarches,  sur  les  bords  de  l'énorme  Gange,  père  des 
religions  et  des  rêveries  obscures,  près  des  flots  bleus  de  la  mer 
Egée  et  dans  l'air  limpide  qui  ont  vu  naître  Vénus  (qu'il  aime 
mieux  appeler  Aphrodite).  Il  a  le  sens  et  la  nostalgie  de  ces 
épocjues  reculées,  barbares,  grecques  ou  latines.  La  vie  moderne 
ne  l'attire  pas;  elle  l'irrite  même  parce  qu'elle  est  importune  à 
reg-arder,  monotone,  incolore  et  industrielle,  parce  qu'elle 
enlaidit  ou  déforme  la  nature,  et  n'a  pas  d'amour  pour  la 
beauté  :  il  la  fuit  au  désert,  dans  l'Inde  et  dans  la  Grèce  :  peintre 
d'histoire,  il  remplit  ses  yeux  et  les  nôtres  de  ces  visions  d'au- 
trefois. 

Son  imagfination  qui  les  rend  vivantes  est  aidée  par  sa  science, 
qui  les  rend  exactes  :  il  a  le  souci,  la  notion  du  détail  visible, 
précis  et  pittoresque,  qui  ajoute  au  relief  ou  à  la  couleur  des 
choses.  Comparez,  à  ce  point  de  vue,  tel  morceau  de  la  Légende 
des  Siècles,  enlevé,  brillant,  mais  d'une  exactitude  un  peu 
néglig'ée,  aux  chefs-d'œuvre  des  Poèmes  barbares  :  vous  verrez 
tout  de  suite  la  différence  des  deux  manières,  des  deux  poésies, 
et,  si  vous  Aoulez,  la  distance  de  l'épopée  à  l'histoire.  Historien 
scrupuleux  et  minutieux  des  races,  des  religfions,  des  existences 
disparues,  des  dieux  abolis,  des  cultes  éteints,  bref,  du  passage 
effacé  de  l'homme  sur  la  terre,  Leconte  de  Liste  donne  à  ses 
restaurations  laborieuses  toutes  les  apparences,  tous  les  signes 
extérieurs  de  la  vie.  On  lui  a  reproché,  à  tort,  croyons-nous, 
d'y  mettre  plus  d'art  que  d'émotion.  Cette  émotion,  pour  être 
contenue  et  même  refoulée,  n'en  est  pas  moins  profonde.  On  la 
sentait  bien  lorsque  le  poète  en  personne,  de  sa  belle  voix,  péné- 
trante et  grave,  lisait  ses  poèmes  à  quelques  amis;  on  la  sent 
encore,  quand  on  les  récite  à  voix  haute,  sans  les  déclamer  : 

...  Dors,  ô  blanche  victime,  en  notre  àme  profonde. 
Dans  ton  linceul  de  vierge  et  ceinte  de  lotos, 
Dors!  l'impure  laideur  est  la  reine  du  monde 
Et  nous  avons  perdu  le  chemin  de  Paros, 


24  LES  POETES 

Les  Dieux  sont  en  poussière  et  la  terre  est  muette; 
Rien  ne  parlera  plus  dans  ton  ciel  déserté. 
Dors!  mais  vivante  en  lui,  chante  au  cœur  du  poète 
L'hymne  mélodieux  de  la  sainte  Beauté. 

Elle  seule  survit,  immuable,  éternelle. 

La  mort  peut  disperser  les  univers  tremblants, 

Mais  la  Beauté  flamboie  et  tout  renait  en  elle. 

Et  les  mondes  encor  roulent  sous  ses  pieds  blancs! 

{Poèmes  antiques,  Hypatie.) 

La   Leaulé   divine,  la    forme  pure,  n'a  jamais  été  aimée  par 
personne  d'un  culte  plus  fervent  et  plus  fidèle. 

L'àme  restée  païenne  de  Leconte  de  Lisle  n'était  donc  pas, 
ne  daignait  pas  être  une  àme  de  notre  temps.  Sa  philosophie 
était  celle  d'un  sage  de  l'Inde,  d'un  ascète  tranquille  et  dédai- 
gneux, d'un  solitaire 

Le  cœur  tremp(''  sept  fois  dans  le  nt'ant  divin. 

Le  spectacle  du  monde  n'offrait  à  ses  yeux  que  la  suite  des 
jeux  changeants  de  la  matière  éternelle  et  de  l'éternelle  illusion, 
et  il  partait  de  là,  il  revenait  là  aussi,  après  avoir  parcouru  le 
cycle  de  l'humanité  toujours  éprouvée,  toujours  inquiète,  pour 
maudire  et  pour  plaindre  la  misère  humaine,  éternelle  à  son  tour, 
comme  le  mouvement,  l'espace  et  la  durée,  liée  à  la  condition  de 
l'homme,  attachée  au  sort  douloureux  de  la  terre.  Il  la  mau- 
dissait, comme  une  injustice  de  la  fatalité;  il  la  plaignait,  très 
tendrement,  comme  une  infortune  irrémédiahle.  C'est  peut-être 
cette  philosophie,  triste  et  tendre,  ce  pessimisme  amer  et  com- 
patissant, cette  religion  mélancolique  du  nirvana,  du  repos  dans 
la  mort  et  dans  l'oubli,  qui  nous  font  aimer  le  plus,  aux  heures 
lasses,  les  beaux  poèmes  de  Leconte  de  Lisle.  Mais  n'est-ce 
point  là  encore  un  dernier  aspect  du  romantisme,  une  nouvelle 
et  dernière  forme  de  ce  mal  de  vivre  dont,  avant  lui,  les  grands 
mélancoliques ,  Chateaubriand  et  Vigny ,  par  exemple ,  sans 
parler  de  Byron  et  de  Gœthe,  s'étaient  déjà  plaints?  Ainsi,  tout 
en  nous  restituant  la  vie  antique,  le  poète  retrouve  et  <le  nou- 
veau exprime,  comme  ses  aînés,  la  tristesse  contemporaine. 
Tant  il  est  vrai  qu'on  n'échappe  pas  à  son  siècle  et  qu'on  tient 
toujours  à  son  temps  par  quelque  fibre  plus  ou  moins  cachée'  ! 

1.  "  Hien  n'est  plus  moderne,  sous  ses  formes  boii(l(llii(iiics, grecques  on  médié- 
vales, que  la  poésie  de  Leconte  de  Lisle.  L'homme  comprend  sur  le  lard  que 


HIST.    DE  LA   LANGUE   3.  DK  LA   LITT.    FR, 


T.    Vin,  CH.   II 


AiniMnii  Colin  &  Ci-,  F.ailc-uis,  Paris 


LECONTE    DE   LISLE 

d'après  un  cliché  pholographique  de  Xadar 


LES  POETES  25 

Leconte  de  Lisle  est  un  grand  artiste  en  vers.  Si  l'inspiration 
chez  lui  n'a  pas  l'expansion  jaillissante  et  intarissable  qu'elle  a 
par  exemple  chez  Victor  Hugo,  si  le  développement  poétique, 
la  virtuosité,  n'ont  pas  le  mouvement,  la  fraîcheur  et  la  joie  de 
la  poésie  qui  coule  de  source,  abondante  et  involontaire,  le 
travail  du  poète  est  presque  toujours  irréprochable.  Convaincu 
de  la  beauté,  de  la  supériorité  de  son  art,  jaloux  d'en  surprendre 
et  d'en  posséder  tous  les  secrets,  Leconte  de  Lisle  est  un 
«  ouvrier  »  difficile,  patient  et  consommé.  Fermée  peut-être  ou 
moins  sensible  aux  mélodies  légères,  son  oreille  a  surtout  aimé 
le  son  plein  et  grave,  la  noble  eurythmie  de  l'alexandrin.  Sta- 
tuaire amoureux  de  la  ligne,  de  la  forme  pure,  il  enferme  l'idée 
dans  un  contour  sans  défaut  :  rappelons-nous,  sans  qu'il  soit 
besoin  de  la  citer  ici,  car  elle  est  partout,  la  pièce  classique  de 
Midi  : 

Midi,  roi  des  Etés,  épandu  sur  la  plaine... 

Ciseleur  attentif  et  méticuleux,  il  ne  souffre  ni  la  négligence, 
ni  l'a  peu  près,  ni  les  bavures.  On  retrouve  chez  lui,  mais  avec 
autrement  d'ampleur  et  de  beauté,  quelque  chose  de  la  bonne 
conscience ,  de  la  poésie  et  de  la  prosodie  rigoureuses  de 
Malherbe.  Peintre,  il  s'acharne  et  il  réussit  à  saisir,  à  mettre  en 
valeur  le  détail  expressif  et  juste  qui  donne  seul  la  couleur  et  la 
note  vraies.  De  tout  cela  il  résulte  bien  —  surtout  quand  on 
aime  un  peu  trop  la  poésie  facile  —  une  petite  impression  de 
labeur  et  d'efîort,  mais  on  comprend  que  les  Parnassiens,  qui 
lui  doivent  beaucoup  en  réalité,  aient  acclamé  Leconte  de  Lisle 
comme  un  maître,  comme  leur  maître.  Il  l'est  en  effet  et  il  n'y 
a  guère,  dans  toute  la  poésie  française,  de  poète  qui  ait  mieux 
su  son  métier,  d'exécutant,  sinon  de  créateur,  plus  sévère  et 
plus  accompli. 


contre  VAnanhè,  contre  le  mal  universel,  rien  n'est  plus  fort  que  la  protestation 
(lu  contemplateur  qui  ne  veut  pas  pleurer.  Peut-être  aussi  qu'à  y  regarder  de 
près,  rien  n'égale  le  tragique  rentré,  l'amertume  intérieure  que  ce  genre  de 
protestation  fait  deviner...  L'état  d'esprit  oii  nous  met  la  poésie  de  Leconte 
de  Lisle,  une  fois  qu'on  y  est  installé,  est  le  moins  susceptible  de  trouble  et  de 
douleur;  et  cette  poésie  est  pour  longtemps,  je  le  crois,  à  l'abri  de  la  banalité, 
le  domaine  qu'elle  e.\ploite  étant  beaucoup  moins  épuisé  que  celui  des  passions 
et  des  affections  humaines  tant  ressassées.  De  là,  pour  les  initiés,  l'attrait 
puissant  des  Poèmes  antiques  et  des  Poèmes  bai^bares...  ••  Jules  Lemaitre. 


26  LES   POETES 

Théodore  de  Banville  '.  —  Son  voisin  dans  le  jardin  du 
Luxembouri?,  Tliéodoi'e  de  lîanville,  est  un  jongleur  de  mots 
et  de  rimes  plus  prestigieux.  Celui-là  aussi  a  été  païen,  de  toute 
son  àme.  Il  a  ranimé,  il  a  ramené  chez  nous  la  mythologie, 
non  pas  celle  de  Boileau  et  de  Delille  bien  entendu,  trop  sage 
et  trop  artificielle  pour  notre  goût,  mais  celle,  souriante  et 
vivante,  de  la  (îrère  anti({ue.  «  Théodore  de  Banville,  écrivait 
Gautier,  qui  fut  quelquefois  son  modèle,  introduisant,  comme 
Gœthe,  la  blanche  Tyndaride  dans  le  sombre  manoir  féodal  du 
Moyen  Age,  ramena  dans  le  bui'g  romantique  le  cortèg'e  des 
anciens  dieux.  »  Cela  veut  dire,  en  simple  prose,  que  l'auteur 
des  Cariatides  et  des  (Jdes  funambulesques  est  à  la  fois  un 
petit-fils  d'Homère  et  un  disciple  —  capricieux  —  de  Victor 
Hugo. 

Le  caprice,  la  fantaisie,  l'inspiration  ailée,  changeante  et 
vagabonde,  la  facture  brillante,  pour  le  plaisir  de  s'amuser  soi- 
même  et  d'étonner,  de  scandaliser  au  besoin,  par  les  sauts 
périlleux  du  vers,  les  derniers  classiques  :  voilà,  en  effet,  les 
qualités,  avec  leur  envers,  de  Théodore  de  Banville.  Mention- 
nons rapidement  ses  oeuvres  principales,  sans  parler  de  ses 
Contes  eiàa  son  Théâtre  :  les  Cariatides,  les  Stalactites,  Odelettes, 
Odes  funambulesques,  les  Exilés,  Idylles  prussiennes,  les  Prin- 
cesses. Très  épris  et  très  au  courant  de  notre  ancienne  poésie, 
il  a  heureusement  restauré  certains  de  nos  vieux  poèmes  à 
forme  fixe,  tombés  en  oubli,  la  ballade,  de  Villon,  le  rondel, 
si  gracieux,  de  Charles  d'Orléans,  le  dixain,  de  Marot  ;  il  a  remis 
en  honneur  de  jolis  rythmes,  sottement  abandonnés,  de  Ronsard 
et  de  ses  amis,  celui-ci.  entre  autres  : 


0  cliamps,  pleins  de  silence. 
Où  mon  heureuse  enfance 
Avait  des  jours  encor 
Tout  filés  d'or!... 

(Les  Staldctiics  :  A  i.A  Font-Georces.) 


1.  Tliéodore  Faullain  de  nanville,  né  à  Moulins  en  1823,  mort  en  1891  :  les 
Carialides  (1842).  les  Slalacliles  (1846),  Odelettes  (1836),  Odes  funambulesques 
(18."j7),  les  Exilés  (1866),  Nouvelles  odes  fuiunn/ntlesques  (1861)),  Idijlles  prussiennes 
(1871).  les  Princesses  (187i),  Trente-six  ballades  Joi/euses  (187."i).  • —  Il  runvienl  de 
nuMilionncr  ici  le  l'etit  Traité  de  rersificalloa  française  (\s~-2). 


LKS    PIIKÏES  27 

Mrti'icion   heiircux,   il   a  inventé  lui-même  des   rythmes   nou- 
veanx,  souvent  agréables. 

Prince,  voilà  tous  mes  secri'ts  : 
Je  ne  m'entends  qu'à  la  métrique, 
Fils  du  dieu  qui  lance  des  traits. 
Je  suis  un  poète  lyrique  *. 

Faut-il  aller  jusqu'à  dire  que  la  métrique  a  tenu  trop  de  place 
dans  sa  poésie?  Non,  sans  doute;  mais  peut-être  que,  comme 
pour  Gautier  lui-même,  son  incomparable  virtuosité  Fa  quel- 
quefois mené  trop  loin  ;  il  a  un  peu  oublié  pour  les  jeux  du 
mètre  et  de  la  rime,  pour  l'accessoire  en  somme,  le  fond  véri- 
table et  l'étoile  naturelle  de  la  poésie.  Il  a  voulu  être  et  il  a  été, 
comme  l'indique  [)récisément  le  titre  d'une  de  ses  œuvres,  un 
poète  lyrique  funambulesque.  Il  faut  être  tout  à  fait  du  métier, 
pour  g-oûter  pleinement  cette  savante  et  légère  acrobatie;  mais, 
outre  que  ceux  qui  aiment  l'art  pour  l'art,  a[>jn'écient  et  savou- 
rent dans  Théodore  de  Banville  le   culte  un  peu  précieux,  un 
peu  exagéré,  si  l'on  veut,  de  la  forme  rare,  il  serait  injuste  de 
refuser  au  poète  des  Cariatides  des  dons  plus  hauts.  Il  a  écrit, 
(hms  plusieurs  de  ses  poèmes,  notamment  dans  les  Stalactites 
et  les  Exilés,  quelques-uns  des  vers  les  plus  souples,  les  plus 
harmonieux  et  les  plus  plastiques  de  notre  langue  ;  il  rejoint 
h>  Parnasse  à  la  Pléiade  et  il  mérite  de  survivre,  il  survivra, 
honoré  de  saison  en  saison  par  ces  jeunes  hommes  dont  il  invo- 
quait à  l'avance  le  témoignage,  comme  Ronsard  (pi'il  appelait 
«  son  maître  divin  ». 

Eugène  Manuel.  —  Tout  dillerent  est  le  poète  des  Pages 
intimes  et  des  Poèmes  populaires,  M.  Eugène  Manuel  (né  en  1823). 
De  race  et  de  religion  Israélites,  fils  d'un  médecin  des  pauvres, 
M.  E.  Manuel  a  pu  trouver  dans  la  Bible  et  dans  le  Talmud,  ces 
beaux  livres    de  sa  «  tribu  »,  il  a  trouvé  aussi,  dès  son  enfance 

1.  ■.  Il  est,  en  clTet,  lyrique,  invincitjlement  lyrique...  Il  nage  au  milieu  des 
splendeurs  et  des  sonorités  et  derrière  ses  stances  flamboient  comme  fond 
naturel,  les  lueurs  roses  et  bleues  des  apothéoses.  Quelquefois  c'est  le  ciel,  avec 
ses  blancheurs  d'aurore  ou  ses  rougeurs  de  couchant;  quelquefois  aussi  la 
gloire  en  feux  de  Bengale  d'une  Un  d'opéra.  Banville  a  le  sentiment  de  la 
beauté  des  mots.  Il  les  aime  riches,  brillants  et  rares,  et  il  les  place,  sertis 
il'or,  autour  de  son  idée,  comme  un  bracelet  de  pierreries  autour  d'un  bras  de 
femme;  c'est  là  un  des  charmes,  et  peut-être  le  plus  grand,  de  ses  vers...  ■■ 
TniinpiuLK  Gaiiuîh. 


28  LES  POETES 

jusqu'à  sa  vieillesse,  dansla  douceur  du  foyer,  paternel  ou  domes- 
tique, la  source  d'une  poésie  plus  grave,  jdus  méditative. 

La  source  est  puie  :  on  y  pcuL  boire!... 

Elle  n'est  pas  seulement  pure,  elle  est  souvent  profonde  :  elle 
sort  d'une  âme  humaine,  ouverte  à  la  sympathie  et  à  la  pitié. 
Le  premier  chez  nous,  car  sa  manière  ne  ressemble  ni  à  celle 
de  Sainte-Beuve,  ni  à  celle  non  plus  de  Brizeux  ou  de  M.  Fran- 
çois Coppée,  M.  E.  Manuel  a  regardé,  a  interrogé  la  vie  des 
Humbles'.  Il  a  raconté,  il  aurait  voulu  consoler  et  guérir, 
comme  son  père  le  médecin,  ces  âmes  obscures,  qui  souffrent 
sans  bruit  de  la  deslinée;  avec  une  sûreté,  une  finesse  de  touche 
qu'on  apprécie  mieux  (juand  on  y  regarde  de  près,  il  a  peint, 
dans  leur  cadre  familier,  ces  existences  silencieuses.  Oh  !  il  n'y 
a  rien  d'éclatant,  d'oratoire  et,  en  apparence,  de  lyrique  dans 
cette  poésie  à  mi-côte  et  à  mi-voix,  sérieuse,  modeste,  presque 
timide,  et  volontairement  effacée  :  elle  se  révèle  par  son  parfum. 

Ses  propres  souvenirs  ou  ses  propres  rêves,  les  joies  ou  les 
peines  de  son  existence,  le  poète  nous  les  raconte  volontiers  :  il 
s'adresse  au  lecteur  comme  à  un  confident  et  à  un  ami.  Et  ce  ne 
sont  pas  de  ces  confidences  de  poète  où  l'auteur  s'arrange  pour 
faire  les  honneurs  de  lui-même,  pour  se  montrer,  en  belle  attitude, 
tel  qu'il  aimerait  à  être  vu.  Il  y  a  dans  ces  Intimités,  qui  méritent 
bien  leur  nom,  une  simplicité  qui  ne  se  farde  pas,  une  sincérité 
qui  ne  saurait  pas,  qui  ne  voudrait  pas  mentir,  naïve  et  touchante. 

Pénétrante  aussi,  lorsque  non  contents  d'une  lecture  superfi- 
cielle et  littéraire,  nous  descendons,  invités  par  lui,  au  fond 
même  des  recueillements  du  doux  poète.  Cette  page,  noire  ou 
blanche,  voilée  de  crêpe  ou  fleurie  d'illusion,  mouillée  de  larmes, 
de  larmes  vraies,  ou  ensoleillée  par  un  sourire,  qu'il  écrit  tous 
les  jours,  qu'il  compose  avec  le  miel  ou  les  amertumes  de  sa 
jiropre  vie,  pour  y  laisser,  pour  y  retrouver  plus  tard  la  trace  et 
l'écho  de  sa  destinée,  nous  y  trouvons,  à  notre  tour,  une  image 
et  un  reflet  de  la  nôtre.   C'est  le   charme  et  la  vertu  de  cette 

i.  ■'  Les  Poèmes  populaires  ont  ii.ini  Iniiiitoiuiis  après  leur  eoniposilidii.  Aussi 
faut-il  reconnaître  à  M.  Manuel  pour  ce  volume,  comme  ])our  le  précédent,  un 
mérite  de  priorité  :  c'est  lui  qui  le  premier  a  fait  inaugurer,  du  moins  fait 
accepter  ce  genre  nouveau  de  récits,  pris  dans  l'existence  de  chacjue  Jour  où  le 
prosaïsme  apparent  du  style  est  relevé  par  l'art  de  re.vécution...  »  E.mmanuel  des 

ESS.\RTS. 


LES  POÈTES  29 

poésie  familière.  Si,  au  premier  abord,  elle  semble  s'être  défendu 
les  grands  horizons,  elle  ne  se  défend  pas  les  échappées;  si  elle 
paraît  suivre  la  pente  de  son  propre  rêve,  c'est  bien  souvent  le 
nôtre  qu'elle  devine,  qu'elle  traduit  ou  qu'elle  raconte.  Elle  nous 
aide  à  «  forger  notre  àme  »,  comme  le  poète  a  peu  à  peu  forgé 
la  sienne;  et  cette  poésie,  qui  est  un  bienfait  puisqu'elle  nous 
fait  du  bien,  exerce  sur  nous  sa  douce  influence  :  elle  joint  la 
leçon  morale  à  l'attrait  du  vers,  elle  nous  améliore  en  nous 
agréant;  si  elle  ne  nous  rend  pas  meilleurs  et  plus  heureux, 
parce  que  nous  sommes  trop  difficiles  à  changer,  elle  nous  aide 
au  moins  à  porter  la  A'ie. 

Les  tristesses  de  l'homme  et  du  cœur  humain  ont  été  délica- 
tement exprimées  par  M.  E.  Manuel.  Pour  dire  et  pour  plaindre 
les  tristesses  de  la  patrie  {Pendant  la  guerre,  A^wès  la  guerre)  il 
a  su  trouver,  dans  sa  note  toujours  discrète  et  contenue,  de 
beaux  accents.  Son  patriotisme  sans  phrases,  sans  plumet,  sans 
ambition  d'aucun  genre,  mais  d'autant  plus  profond  et  vibrant 
qu'il  cherchait  moins  à  crier  sur  des  ruines,  s'est  exhalé  dans 
des  poèmes,  très  français,  que  l'Allemagne  a  interdits  en  Alsace. 
M.  E.  Manuel  peut  être  justement  fier  de  cette  interdiction 
de  nos  vainqueurs,  de  cette  mise  à  l'index  de  ses  poésies,  par 
le  ressentiment  et  la  méfiance  de  nos  voisins  :  c'est  sa  couronne 
civique;  il  ne  l'a  jamais  étalée,  il  a  bien  le  droit  de  la  porter. 

Nourri,  dès  sa  jeunesse,  aux  bonnes  lettres,  élève  de  l'Ecole 
normale,  professeur,  devenu  inspecteur  général  de  l'Université, 
M.  E.  Manuel  est  un  classique,  au  meilleur  sens  du  mot,  dans  sa 
prosodie  et  dans  sa  langue.  Ce  n'est  pas  un  classique  étroit  et 
attardé,  un  rétrograde;  mais  les  hardiesses,  les  innovations, 
capricieuses  ou  téméraires,  ne  l'ont  pas  tenté,  dans  son  ermitage 
de  rêveur,  pas  plus  que  le  vain  bruit  de  la  fausse  renommée.  Il 
s'est  consolé  des  méprises  de  l'attention,  qu'accaparent  les  gens 
sonores,  et  des  injustices  de  la  fortune,  qui  suit  plutôt  les  violents 
ou  les  habiles,  en  demandant  aux  Lettres  et  aux  Muses  ce  qu'elles 
ont,  du  reste,  de  meilleur  :  le  plaisir  du  Beau  et  la  joie  du  Bien. 

Charles  Baudelaire  '.  ^11  faut  essayer  de  tout  com- 
prendre en  poésie,  mais  on  n'est  pas  tenu  de  tout  admirer.  Les 

I.  Charles-Pierre  Baudelaire,  né  à  Paris  en  1821,  mort  en   1867  :  les  Fleurs  du 
mal  (1857). 


30  LHS    POKTKS 

admirateurs,  un  jx-u  oxccssifs,  de  ("Jiarlcs  Baudelaire,  le  poète 
des  Fleurs  du  mal,  nous  excuseront  de  ne  pas  partager  leur 
admiration  sans  réserves.  Il  n'y  a  là  aucun  préjugé,  aucune 
hy|)Ocrisie  :  c'est  affaire  de  goût. 

Cliarles  Baudelaire  est  un  poète  original,  mais  étrange,  et 
d'une  étrangeté  inquiétante.  Elle  est  à  la  fois  maladive  et  volon- 
taire, naturelle  et  concertée  :  c'est,  sans  doute,  une  manière 
dètre,  de  sentir  et  de  souffrir  qui  lui  est  propre  :  c'est  aussi, 
par  uiomonls,  un  rùlo,  une  altitude  et  un  jeu  bizarre,  [)Our 
ne  pas  dire,  trop  brutalement,  une  comédie  '.  Romantique  tard 
venu,  il  voyait  les  grandes  places  occupées;  il  se  mit  tout  de 
suite  à  l'écart  des  autres  pour  s'en  distinguer;  et  il  ne  craignit 
pas  assez,  il  affecta  au  contraire  de  se  singulariser,  en  s'isolant. 
Yict(U'  llugo  lui  avait  écrit  :  «  Vous  dotez  le  ciel  de  l'Art  d'un 
rayon  macabre  ;  vous  créez  un  frisson  nouveau  ».  Pour  créer  et 
pour  entretenir  ce  frisson  nouveau,  Cbarles  Baudelaire  })rojeta 
et  dirig-ea  en  effet  un  rayon  macabre. 

Ce  «  rayon  maca])re  »  venait  bien  un  ])cu  des  liai/oiis  Jaunes 
de  Sainte-Beuve,  de  Josepb  Delorme,  dont  il  était  peut-être  le 
prolongement,  le  dernier  et  le  plus  étrange.  La  singularité  en 
art  est  un  bon  moyen  de  succès,  surtout  (Ums  un  pays  comme  le 
notre,  où  il  ne  déplaît  pas  à  l'attention  d'être  eifarée.  Sans  dis- 
cuter ici  la  tbèse  générale  de  l'étrang-eté  en  poésie,  de  ses  causes, 
de  ses  caractères  et  de  ses  effets,  bornons-nous  à  de  courtes 
réflexions  sur  la  poésie  satanique  telle  que  Cbarles  Baudelaire 
l'a  comprise.  Des  pièces  comme  la  préface  même  des  Fleurs  du 
mal.  Au  Lecteur  : 

La  sottise,  l'erreur,  le  péché,  la  li'sine, 
Occupent  nos  esprits  et  travaillent  nos  corps, 
Et  nous  alimentons  nos  aimables  remords. 
Comme  les  mendiants  nourrissent  leur  vermine... 

qui  se  termine  par  ce  vers  agressif  et  peu  engageant  : 
Hypocrite  lecteur,  mon  semblable,  mon  iVère... 

1.  "  Uaudelairc,  écrit  Saiiite-Bciivc.  a  Iroiivi-  moyen  de  se  bâtir,  à  rcxlrcmilé 
<l  une,  laniTuc  de  terre  répiUée  inhabitable,  un  kiosque  bizarre,  mais  coquet  et 
mystérieux,  où  l'on  récite  des  sonnets  exquis,  où  l'on  prend  de  l'opium  et  mille 
«Irogues  abominables  dans  des  Uisses  d'une  porcelaine  achevée.  Ce  singulier 
l<ios(ine,  fait  en  marqueterie,  d'une  originalité  concertée  et  composite,  (jui  attire 
les  regards  à  la  pointe  extrême  du  Kamtchatka  romanti(iue,  j'appelle  cela  la 
Faite  Uaudelairc.  •• 


LKS   PIIKTES  31 

«les  ])oèmes  comme  f  ne  charogne,  le  Vampire,  le  Spleen,  comme 
d'autres  sur  le  Vin,  —  le  Vin  des  Chiffonniers,  le  Vin  de  C As- 
sassin,—  peuvent  être  curieux  en  nous  révélant  une  àme  hantée 
par  (les  songes  tristes  ou  des  visions  malsaines;  ils  peuvent  être 
intéressants  par  le  détail  et  le  souci  de  l'expression  raffinée  ;  ils 
sont  contraires^e  parti  pris,  à  l'essence  de  la  jpureej^  belle 
jioésie,  puisque  nous  passons  du  royaume  de  la  beauté  dans 
oelui,  volontairement  préféré  par  le  poète,  de  la  bizarrerie  et  de 
la  laideur.  L'auteur  nous  soumet,  de  gré  ou  de  force,  au  régime 
<le  ses  poisons,  nous  invite  à  respirer  avec  lui  des  odeurs  mau- 
vaises. Quoi  d'étonnant  que  notre  goût  s'y  refuse  et  que  nous 
cherchions  ailleurs  notre  plaisir? 

Et  puis  la  singularité  n'est  pas  plus  la  preuve  du  talent,  du 
grand  talent,  que  le  fantastique,  ainsi  entendu,  n'est  un  coin, 
agréable  et  habitable,  de  la  fantaisie  '.  La  fantaisie  de  Bau- 
delaire, victime  des  influences  pernicieuses  d'Edgar  Poë,  de 
l'opium,  du  haschich,  et  de  ses  propres  hallucinations,  est  une 
fantaisie  noire  et  triste.  Les  feux  follets  qui  dansent  sur  les 
marécages  ne  sont  point  une  lumière  joyeuse  :  leur  petite 
flamme  bleue,  formée  de  vapeurs  fangeuses,  n'a  pas  la  douce 
clarté  des  étoiles.  L'éclat  des  poèmes  de  Baudelaire  a,  pour 
le  goût  superstitieux,  quelque  chose  de  ces  lueurs  des  marais 
et  des  cimetières,  que  les  âmes  simples  croient  maudites  et 
réprouvées  -. 

Deux  contemporains   de  Baudelaire,  Louis   Bouilhet  (1822- 

1.  Fantaisie,  chez  nous,  chez  nos  vieux  poètes,  est  synonyme  iUt  eaprice  Joyeux  : 

Au  logis  il'iuie  fille  où  j'ai  ma  fantaisio... 

(RÉGNIER,  Sat.  ni.) 

Et  le  gentil  troupeau  des  fantastiques  Fcos 
»  Autour  do  moi  dansait  à  cottes  dégrafées... 

(ROXSARD.) 

•2.  ••  Le  ipoole  des  Fleurs  da  mal  .-limait  ce  tju'on  appelle  inipro|iremenl  le  style 
<le  décadence  et  qui  n"esl  autre  chose  que  l'art  arrivé  à  ce  point  de  maturité 
extrême  que  déterminent  à  leurs  soleils  obliques  les  civilisations  qui  vieillissent  : 
style  ingénieux,  compliqué,  savant,  plein  de  nuances  et  de  recherches,  reculant 
toujours  les  bornes  de  la  langue,  empruntant  à  tous  les  vocabulaires  techniques, 
prenant  des  couleurs  à  toutes  les  palettes,  des  notes  à  tous  les  claviers,  s'elTor- 
c^ant  à  rendre  la  pensée  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  ineffable  et  la  forme  en  ses 
contours  les  plus  vagues  et  les  plus  fuyants,  écoutant  pour  les  traduire,  les 
oonlidences  subtiles  de  la  névrose,  les  aveux  de  la  passion  vieillissante  qui  se 
<léprave  et  les  hallucinations  bizarres  de  l'idée  fixe  tournant  à  la  folie.  Ce  style 
de  décadence  est  le  dernier  mot  ilu  Verbe  sommé  île  tout  exprimer  et  poussé  à 
l'outrance...  »  Théophu.e  Gai  tieu  (février  1SG8). 


32  LES   PUETKS 

1869),  l'auteur  do  Mélœnis,  de  Festons  et  Astragales,  des  Der- 
nières chansons,  poète  patient  et  précis,  et  M.  Edouard  Grenier 
(né  en  1819),  poète  facile  et  charmant,  trop  méconnu  de  notre 
génération  \  mériteraient  mieux  qu'une  mention  rapide.  Citons 
encore,  à  titres  divers,  Auguste  Vacquerie,  l'admirateur,  le  dis- 
ciple et  l'ami  de  Victor  Hugo,  dont  les  œuvres  de  dramaturge  et 
les  campagnes  de  journaliste  ont  rejeté  dans  l'ombre  les  poésies; 
Auguste  Lacaussade,  dont  le  nom  demeure  attaché  à  une  bonne 
traduction  de  Leopardi;  Jules  Barbier,  le  librettiste  célèbre; 
Marc  Monnier  (1829-1885),  improvisateur  fécond,  qui  s'est  peut- 
être  trop  prodigué  en  se  dispersant. 

Deux  chansonniers,  Pierre  Dupont  (1821-1870)  et  Gustave 
Nadaud  (1821-1893),  l'un  plus  populaire,  l'autre  plus  spirituel 
et  plus  délicat,  reprennent  et  continuent,  chacun  dans  son  genre, 
la  tradition  de  Béranger.  Ils  ont  été,  depuis,  remplacés  par 
d'autres,  car  rien  ne  passe  comme  la  chanson,  mais  la  plupart 
de  leurs  héritiers  neles  valent  pas.  On  chante  toujours,  de  Pierre 
Dupont,  les  Bœufs,  les  Pins,  le  Chant  des  ouvriers,  Ma  vigne; 
de  Gustave  Nadaud,  les  Deux  gendarmes,  la  Garonne,  le  Voyage 
aérien,  Carcassonne,  l" Insomnie.  Le  premier  a  une  veine  plus 
large  et  plus  robuste,  il  a  respiré  de  plus  près  la  bonne  odeur 
de  la  terre;  sa  voix  est  plus  mâle,  plus  chaude  et  plus  étendue. 
Le  second  a  été  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  tantôt  satirique 
ingénieux,  sans  amertume,  caricaturiste  léger  et  amusant, 
tantôt  rêveur  tendre  et  même  mélancolique,  dont  la  chanson 
tourne  sans  effort,  mais  non  sans  grâce,  à  l'odelette  ou  à 
l'élégie. 

Nous  allons  entrer  dans  un  temple  plus  grand.  Nous  voici  à  la 
porte  du  Parnasse  :  arrêtons-nous  un  moment  sur  le  seuil. 


Les  Parnassiens;  les  trois  Pâmasses.  ^  L'histoire 
complète,  exacte  et  détaillée  du  Parnasse  est  encore  à  faire  : 

1.  «  ...  Il  est  le  représcntîinl  (listinsué  d'une  génération  (Tcsprits  meilleure  et 
plus  saine  que  la  nôtre.  On  ne  sait  si  son  œuvre  nous  intéresse  plus  par  elle- 
même  ou  par  les  souvenirs  qu'elle  suscite;  mais  le  charme  est  réel.  Toute  la 
grande  poésie  romantique  se  réfléchit  dans  ses  vers,  non  effacée,  mais  adoucie, 
comme  dans  une  eau  limpide...  ■>  Julks  LemaIthe. 


LHS    POEÏKS  33 

on  la  fera  probablement  au  siècle  prochain.  Sans  prétendre  en 
donner  ici  autre  chose  (ju'un  aperçu,  essayons  de  retrouver  et 
de  saisir,  dès  son  origine,  dès  son  berceau,  ce  mouvement 
poétique  si  intéressant.  Les  Petits  Mémoires  d'un  Parnassien, 
publiés  récemment  par  un  Parnassien  de  la  première  heure, 
M.  L.  Xavier  de  Ricard,  vont  nous  faciliter  la  tâche. 

Au  début,  les  deux  fondateurs,  qui  voulaient  créer  une  nou- 
velle école,  un  nouveau  cénacle,  MM.  L.  Xavier  de  Ricard  et 
Catulle  Mendès,  s'adressèrent,  comme  il  était  naturel,  aux  jeunes 
poètes,  [)Our  avoir  des  adhérents,  et  à  la  presse  pour  faire  leur 
annonce.  Ils  se  donnèrent  un  tétrarchat  de  maîtres  et  de  juges  : 
Théophile  Gautier,  Leconte  de  Lisle,    Baudelaire  et   Banville. 

Le  Parnasse  contemporain,  recueil  de  vers  nouveaux,  fut 
publié  par  livraisons,  imprimé  par  l'imprimeur  Toinon,  sous  la 
direction  de  M.  A.  Lemerre.  La  première  livraison  est  du 
2  mars  1866,  la  dix-huitième  et  dernière,  de  la  fin  du  mois  de 
juin  de  la  même  année.  Ces  premiers  Parnassiens  étaient  trente- 
sept,  à  l'origine,  ni  plus,  ni  moins,  dont  voici  les  noms,  par 
ordre  de  publication  dans  le  livre  : 

Théophile  Gautier,  Théodore  de  Banville,  José-Maria  de  Here- 
dia,  Leconte  de  Lisle,  Louis  Ménard,  François  Coppée,  Auguste 
Vacquerie,  Catulle  Mendès,  Ch.  Baudelaire,  Léon  Dierx,  Sully 
Prudhomme,  André  Lemoyne,  L.  Xavier  de  Ricard,  Antony  Des- 
champs, Paul  Verlaine,  Arsène  Houssaye,  Léon  Valade,  Sté- 
phane Mallarmé,  Henri  Cazalis,  Philoxène  Boyer,  Emmanuel  des 
Essarts,  Emile  Deschamps,  Albert  Mérat,  Henry  Winter,  Armand 
Renaud,  Eug'ène  Lefébure,  Edmond  Lepellefier,  Auguste  de 
Chatillon,  Jules  Forni,  Charles  Coran,  Eugène  Villemin,  Robert 
Luzarche,  Alexandre  Piédagnel,  A.  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
P.  Fertiault,  Francis  Tesson,  Alexis  Martin. 

La  plupart  de  ces  jeunes  gens  avaient  déjà  publié  un  ou  deux 
volumes,  vers  ou  prose.  Les  plus  inédits  étaient  alors  José- 
Maria  de  Heredia,  François  Coppée,  Paul  Verlaine,  Stéphane 
Mallarmé,  Edmond  Lepelletier. 

Le  premier  Parnasse  fut  suivi  de  deux  autres  :  le  second, 
préparé  dès  1869,  ajourné,  en  raison  de  la  g-uerre,  à  1871;  le 
troisième,  le  dernier,  qui  date  de  1876.  Ce  fut,  cette  fois,  l'édi- 
teur des  poètes,  M.  A.  Lemerre,  qui  se  chargea  de  publier  les 

Histoire  de  la  langue.  Vllï.  3 


34  LES   POETES 

deux  séries.  Les  Parnassiens  purs  dominaient  encore  ,  mais, 
dans  une  pensée  d'éclectisme  accueillant  et  de  bonne  confra- 
ternité, on  décida  d'accepter  —  ou  de  subir  —  tous  ceux  qu'une 
certaine  notoriété,  plus  ou  moins  légitime  et  répandue,  rendait 
admissibles.  Le  Parnasse  se  clôtura  par  une  Anthologie  en 
quatre  volumes  publiée  chez  A.  Lemerre. 

«  Dès  le  premier  Parnasse,  écrit  M.  Xavier  de  Ricard,  les 
Romantiques  étaient  venus  à  nous  ,  mais  non  tous.  Certains 
tout  de  même  avaient  des  restrictions  devant  ces  jeunes,  qu'on 
leur  disait  bien  issus  d'eux,  mais  chez  quelques-uns  desquels 
l'air  de  famille  se  dilTérenciait  du  présage  inquiétant  de  quel- 
ques types  aberrants.  D'autres,  ceux  qui,  après  avoir  combattu 
l'immobilisme  classique,  enfermaient  (par  logique!)  toute  l'évo- 
lution du  siècle  en  Victor  Hugo,  avec  défense  d'en  sortir  — 
éprouvaient  de  cruelles  appréhensions —  » 
Il  écrit  encore,  plus  loin  : 

«  ....  Certes,  toute  la  poésie  contemporaine  n'a  pas  été  con- 
tenue dans  le  Parnasse.  Il  est  facile  de  citer  des  noms  qu'il  est 
regrettable  de  ne  pas  y  trouver.  Il  est  également  facile  d'en 
citer  d'autres  —  et  ce  n'est  pas  une  compensation  —  qu'il  est 
fâcheux  d'v  rencontrer.  Mais  il  faut  considérer  avec  indul- 
gence les  conditions  et  les  difficultés  de  ce  genre  de  recueils  : 
la  perfection  n'y  est  pas  plus  réalisable  qu'en  autre  chose.  Il 
est  utopique  de  ne  pas  compter  avec  les  erreurs  loyales  d'ap- 
préciation, d'abord;  puis  aussi  avec  les  préventions,  complai- 
santes ou  hostiles,  où  il  entre  plus  ou  moins  de  sincérité —  » 

Après  ces  préliminaires,  qui  nous  ont  semblé  indispensables, 
venons  maintenant  aux  noms  et  aux  œuvres.  Ils  n'est  que  juste 
de  commencer  par  les  deux  fondateurs  du  premier  Parnasse  : 
MM.  Catulle  Mendès  et  L.  Xavier  rie  Ricard. 

Catulle  Mendès  et  L.  Xavier  de  Ricard.  —  Quel  dom- 
mage que  le  talent,  si  souple,  si  brillant  et  si  riche,  de  M.  Catulle 
Mendès  (né  en  1843),  le  mieux  doué  peut-être  de  ces  jeunes  gens, 
qui  ont  vieilli,  et  dont  qufdcjurs-uns  sont  devenus  académiciens 
—  ce  à  quoi,  aux  environs  de  1866,  ils  ne  songeaient  guère,  — 
se  soit  flispersé  sur  tant  de  sujets!  De  Philoméla,  son  premier 
recueil,  à  la  drive  des  vigties,  «  du  cliantre  harmonieux  de 
l'amour  et  de    la  nuit  »,  comme  on  disait  autrefois,  à  la  ven- 


LES   POÈTES  35 

dangeuse  gourmande,  qui  aime  tant,  qui  aime  trop  à  grappiller, 
vous  trouverez  dans  la  A^olière  poétique  de  M.  Catulle  Mendès 
tous  les  ramages,  et  tous  les  plumages.  Il  est  capable  de  tout 
imiter,  et,  si  l'envie  lui  en  prend,  de  tout  contrefaire.  Gela  ne 
veut  pas  dire  que  son  inspiration  ne  soit  pas  personnelle  et  ori- 
ginale, bien  à  lui  et  rien  qu'à  lui;  mais  on  croirait  que  sa  facilité 
merveilleuse  s'est  laissé  tenter  par  le  démon  du  pastiche.  Aven- 
turier et  nomade,  au  lieu  de  se  tailler  un  domaine  et  un 
royaume,  il  a  couru,  dans  tous  les  sens,  d'un  bout  à  l'autre  du 
vaste  ciel  de  la  poésie. 

Poésie  grave  ou  légère  —  Philoméla,  Soirs  moroses,  Pantéleia, 
—  héroïque  —  Contes  épiques,  —  erotique  —  Intermède,  —  il 
s'est  amusé,  il  a  réussi  dans  tous  les  genres,  sans  en  préférer, 
sans  en  adopter  aucun.  Ce  «  Polyphile  »  a  joué  de  tous  les 
instruments,  à  sa  fantaisie.  On  lui  en  a  peut-être  voulu  de  ce 
talent  si  rare  et  si  agile  d'amateur  universel,  que  ])ersonne  n'a 
eu  autant  que  lui.  Peut-être  aussi  ce  talent  même,  avec  la  diver- 
sité séduisante  de  ses  aptitudes,  l'a-t-il  empêché  de  se  ramasser, 
de  se  concentrer  dans  un  chef-d'œuvre  véritable  où  il  eût  donné 
toute  sa  mesure. 

Il  a  eu  contre  lui  beaucoup  de  monde,  sans  parler  des  jaloux. 
C'est  pourtant  dans  cette  œuvre  très  diverse  et  très  nuancée, 
qu'on  pourrait  trouver  l'image  la  plus  fidèle,  l'abrégé  le  plus 
complet  de  toutes  les  tentatives  et  de  toutes  les  nouveautés  du 
Parnasse.  Ajoutons,  pour  être  équitable,  que  très  peu  de  poètes, 
depuis  Théophile  Gautier,  ont  mieux  su  et  plus  habilement 
manié  la  langue  française.  Il  ne  nous  paraît  pas  douteux  que, 
dans  quelque  vingt  ou  trente  ans,  l'avenir,  en  faisant  un  choix 
dans  son  œuvre,  dont  il  oubliera,  dont  il  condamnera  certaines 
parties,  n'admire  ou  n'excuse  plus  que  nous  cet  enfant  prodigue 
qui  a  eu  de  si  beaux  dons! 

L'auteur  des  Chants  de  faube,  de  Ciel,  Rue  et  Foi/er, 
M.  L.  Xavier  de  Ricard  (né  en  1843),  est  surtout  un  poète 
philosophe,  plein  de  pensées  nobles  et  d'émotions  généreuses, 
un  homme  de  son  temps,  de  notre  temps.  Il  n'a  pas  seulement 
inscrit  son  nom  à  la  base  du  Parnasse  ;  il  a  été  un  des  précur- 
seurs, un  des  promoteurs  de  ceux  qui,  montés  sur  la  colline, 
voulaient  découvrir  de  là  le  monde  moderne  et  faire  entrer  la 


36  LKS   1>0HTES 

poésie  dans  les  voies  nouvelles  où  il  leur  semblait  qu'allait  mar- 
cher dorénavant  l'humanité. 

Sully  Prudhomme  '.  —  C'est  plutôt  la  vie  intérieure  que  le 
doux  [xx'le  de  l'analyse,  M.  Sully  Fiudhomme,  a  interrogée. 
Tous  ses  recueils  de  poésies,  depuis  les  Stances  et  Poèmes  (1866) 
jusqu'aux  Vnhtes  tendresses  (1875)  et  aux  poèmes,  trop  rares, 
qu'il  écrit  encore,  ont  ce  même  caractère,  ce  même  accent,  de 
mélancolie  pensive,  d'nmour  inquiet  de  la  justice  et  de  la  beauté, 
de  méditation  souv(Mit  douloureuse  devant  l'énii^iue  du  monde 
et  la  misère  humaine,  d'incertitude  (d  d'anfz'oisse  devant  l'infini, 
d'élévation  vers  uji  Dieu,  celui  de  Pascal,  que  son  cœur  vou- 
drait faire  accepter  à  sa  raison,  de  résignation,  mèl('M>  de  révoltes, 
à  la  vie. 

J'ai  voulu  tout  aimer  et  je  suis  malheureux, 

Car  j'ai  de  mes  tourments  multiplié  les  causes, 

D'innombrables  liens,  frêles  et  douloureux, 

Dans  l'univers  entier  vont  de  mon  âme  aux  choses... 

Lue  enfance  orpheline  et  triste,  timide  et  incrédule  au  lion- 
h(^ur,  bien  que  tendrement  choyée;  une  vocation,  une  aspira- 
lion  vers  la  jioésie,  contraricV  par  d(»s  études  positives,  l'ont  en 
quelque  sorte  prédisj)Osé  à  sentir  et  àsoufïVir  [)lusque  les  autres 
hommes.  Le  chemin  de  la  vie  a  effrayé  cet  enfant  malheureux: 
il  s'en  est  détourné,  dès  ses  |>remiers  ])as,  pour  se  réfugier, 
|)Our  se  lihdtir  en  lui-même.  Il  y  avait  d'abord  rencontré'  le 
deuil,  et,  de  ce  premier  deuil  entrevu,  (\o  ces  premières  larmes, 
versées  ou  comprises,  il  lui  restera  toujours  une  vague 
appréhension  contre  la  destinée.  Il  y  a  ensuite  rencontré  l'étude 
et  la  science,  et,  comme  il  en  attendait  la  certitude  et  le  repos 

(ju'elles  ne  lui  oui  pas  donnés,  —  Douter,  Ciboire,  Agir Oui, 

mais  comment?  —  il  en  a  éprouvé  une  seconde  et  pénible  désil- 
lusion. Il  a  enfin  rencontré  l'amour  :  il  a  cherché  dans  des  yeux 
aimés  une  réponse  que  ces  yeux  charmants  et  ingrrals  ne  lui  ont 
pas  faite;  il  s'est  senti  si  malheureux,  si  déçu,  (|u'il  n'a  [)as  eu 
le  courag'e  de  tenter  un(>  seconde  épreuve  et  s'esl  enfoncé  plus 

I.  Sully  Prudlionimc.  ne  à  Paris  en  1839  :  Stances  et  Poèmes  (18G5).  traduction 
rii  vers  (iu  I'''  livre  de  Lucrèce  (1866),  les  Épreuves  (1860).  les  Soliludes  [\W.\):  les 
Ecuries  d'Aitr/ias,  Croquis  italiens,  Impressions  de  la  r/uerre  (1 806-1  S":i),  les  Des- 
tins (1812),  In  Révolte  des  fleurs  (1871),  la  France  (IS'i),  les  \'ai7ies  tendresses  (18*3), 
la  Justice  (1878).  le  Prisme  (1880).  le  lionlinn-  (1888). 


HIST.   DE   LA   LANGUE  &   DE    LA    LITT.    Ff 


T.   Vfll,   CH.    II 


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SULLY   PRUDHOMME 

D'APRÈS    UN    DESSIN   ORIGIN/^L    DE    LOUIS    LELOIR 


I.KS   1»0KTKS  37 

avant  dans  ses  solitudes,  dans  ses  rêveries.  Et  désormais  la 
beauté,  la  grâce  féminine ,  le  feront  soufTrir,  comme  une  bles- 
sure rouverte,  comme  le  rappel  cuisant  et  doux  d'une  espérance, 
dune  déception  et  d'un  regret. 

Ici-bas,  tous  les  lilas  meurent, 
Tous  les  chants  des  oiseaux  sont  courts  : 
Je  rêve  aux  étés  qui  demeuront 
Toujours... 

Cette  fuite  éternelle  des  ét(''s,  ces  brèves  et  cbangeantes  sai- 
sons de  la  vie  bumaine,  ces  jours  inquiets,  perpétués  par  la 
mémoire,  un  peu  endormis  par  l'habitude,  mais  toujours 
menacés  par  l'épreuve,  M.  Sullv  Prudbomme  en  a  noté  toutes 
les  impressions,  les  plus  ténues,  les  plus  délicates,  les  plus  fugi- 
tives, depuis  celles  qui  s'élèvent,  encore  confuses,  dans  un  cœur 
d'enfant,  jus({u'à  celles,  plus  réfléchies  et  plus  mûres,  plus 
douloureuses  aussi,  que  la  jeunesse,  la  maturité,  puis  enfin 
l'approche  du  soir  de  la  vie  font  naître  et  renouvellent  en  nous. 
11  a  saisi  au  passage  et  il  a  fixé  toutes  les  nuances  de  la  pensée 
ou  du  rêve,  toutes  les  voix  de  cette  mélancolie,  inséparable  de 
l'homme,  qui  nous  accompagne,  comme  notre  ombre,  du 
berceau  à  la  tombe,  à  travers  la  vallée  de  souci  où  nous  traî- 
nons nos  journées,  où  «  nous  buvons  l'eau  triste  et  troublée  de 
jiotre  vie.  >>  On  sent  ici  le  souvenir  et  l'écho  du  grand  Lucrèce 
que  M.  Sully  Prudbomme  a  traduit  admirablement  et  qu'il  a 
sans  doute  beaucoup  lu,  parlant  de  l'enfant  qui  vient  au  monde, 
comme  un  pauvre  petit  naufragé,  nu  et  vag'issant  : 

Yagituque  locum  lugubri  complet,  ut  a?quum  est 
Cui  lantum  in  vila  restet  transire  malorum. 

On  sent  aussi  l'angoisse  et  la  pitié  de  Pascal,  un  autre  des 
maîtres  préférés  de  notre  poète. 

Et  cependant  M.  Sully  Prudbomme  n'est  ni  un  épicurien,  ni 
un  janséniste.  C'est  plutôt  un  stoïcien  très  tendre,  que  la  vie, 
au  lieu  de  le  dessécher  et  de  l'endurcir,  a  rendu  de  plus  en  plus 
compatissant  pour  les  épreuves  des  autres.  S'il  a  renoncé  aux 
vaines  tendresses,  au  doux  rêve  de 

S'asseoir  tous  deux  au  bord  d'un  Ilot  qui  passe; 


38  LES  POETES 

si  le  devoir  d  Tolistacle,  si  «  la  sainte  horreur  de  la  faute  »  lui 
ont  défendu  les  amours  coupables,  il  s'est  fait  du  bonheur  une 
i(b''e  si  haute,  il  a  reporté  sur  les  hommes,  si  fraternellement, 
toute  sa  puissance  d'airection,  il  a  aimé  si  pieusement,  avec  ses 
semblables,  la  justice,  la  vérité,  la  patrie,  la  paix  sociale,  tout 
ce  (jui  enchante  et  ennoblit  ici-bas  la  vie  humaine,  que  son 
«euvre  excellente  est  un<>  leçon  de  saiiesse,  de  mansuétude  et  de 
charité. 

II  a  tous  les  soucis  de  la  fralLTiiiti'. 

Il  en  acce}>te  et  il  en  conseille  toutes  les  tâches. 

TN    SONGE 

Le  laboureur  m'a  dit  eu  songe  :  «  Fais  ton  pain. 
Je  ne  te  nourris  plus,  gratte  la  terre,  et  sème.  » 
Le  tisserand  m'a  dit  :  «  Fais  tes  habits  toi-même.  » 
Et  le  maçon  m'a  dit  :  «  Prends  la  truelle  en  main.  » 

Et  seul,  abandonné  de  tout  le  genre  humain 
Dont  je  traînais  partout  l'implacable  anathème. 
Quand  j'implorais  du  ciel  une  pitié  suprême, 
Je  trouvais  des  lions  debout  sur  mon  chemin. 

J'ouvris  les  yeux,  doutant  si  l'aube  était  réelle... 
De  hardis  compagnons  sifflaient  sur  leur  échelle, 
Les  miniers  bourdonnaient,  les  champs  étaient  semés. 

Je  connus  mon  bonheur  et  qu'au  monde  où  nous  sommes 
Nul  ne  peut  se  vanter  de  se  passer  des  hommes, 
Et  depuis  ce  jour-là  je  les  ai  tous  aimés. 

Une  œuvre  comme  celle-là,  très  personnelle  à  la  fois  et  très 
humaine,  si  elle  n'atteint  pas  jusqu'à  la  foule,  jusqu'au  gros 
public,  est  le  charme  et  la  nourriture,  le  miel  et  le  pain  des 
délicats  ^ 

François  Coppée  -.  —  M.  François  Coppée  est  le  plus  popu- 
laire des  Parnassiens.  D'où  vient  cette  popularité  à  laquelle  son 

1.  «  ...  C'est  par  l'exclusion  de  toul  seiilinicnt  oratoire,  c'est  par  la  recherche, - 
dans  les  mots  et  dans  les  lournures,  de  la  simplicité  la  plus  expressive,  de 
la  nuance  la  ])lus  délicate,  (pie  Sully  Prudhonuue  est  arrivé  à  produire  des 
eJTets  si  poétiques.  Pour  réussir  à  empreindre  ainsi  dans  son  œuvre  la  forme 
personnelle  de  sa  sensibilité  et  de  sa  pensée,  il  lui  a  fallu  la  connaissance 
exacte  des  secrets  et  des  ressources  de  son  art,  la  discipline  imposée  à  une 
verve  d'abord  trop  épandue,  l'habitude  d'une  exécution  longuement  médiléc 
Ces  qualités,  innées  en  lui,  se  déveloi)pèrent  sous  l'influence  du  sévère  Apollon 
qui  régnait  sur  le  •<  Parnasse  conlcniporain...  ••  Gaston  Paius,  Penseurs  el  Poètes, 
p.  265. 

2.  François  Coppée,  né   à  Paris    eu    ISii'  :  le   Reliquaire   (1800),  les   Inliinilés 


LES  POETKS  39 

théâtre,  ses  romans  et  ses  articles  de  journaux  n'ont  pas  nui, 
mais  qu'il  doit  surtout,  comme  il  devra  le  meilleur  de  sa 
renommée,  à  ses  poésies?  De  deux  choses,  croyons-nous,  qui 
allaient  ensemble  et  se  sont  trouvées,  pour  ainsi  dire,  à 
l'unisson  :  de  son  genre  préféré,  sinon  ordinaire,  et  de  la  nature 
hahiluelle  de  son  talent. 

Ce  poète  lyrique,  d'un  lyrisme  moyen  et  intelligible,  est  un 
enfant,  nous  n'oserions  pas  dire  un  gamin  de  Paris,  d'abord 
petit  employé  dans  un  ministère,  un  artiste  qui  tient  au  peuple 
et  à  la  petite  bourgeoisie,  aux  humbles,  par  quelques-unes  de 
ses  fibres  ;  qui  leur  ressemble  et  qui  n'a  pas  honte  de  leur  res- 
sembler dans  ses  amours,  dans  ses  flâneries,  dans  ses  curio- 
sités ou  dans  ses  attendrissements.  Il  a  exprimé  sous  une  forme 
sim[»le,  assez  choisie  et  ouvragée  pour  plaire  aux  artistes,  assez 
familière,  sans  être  commune  cependant,  pour  convenir  à  la 
foule,  des  idées  et  des  sentiments  qui  étaient  en  quelque  sorte 
du  domaine  public.  Il  a  peint  de  petits  tableaux  de  genre,  pit- 
toresques ou  anecdotiques,  des  coins  de  rue  et  de  banlieue,  des 
idylles  de  square,  de  jardin  et  de  faubourg,  toutes  contempo- 
raines ;  des  promenades,  que  tout  le  monde  peut  faire,  des 
intérieurs,  que  tout  le  monde  peut  regarder.  Un  réalisme  senti- 
mental, parfois  attendri  ou  un  peu  moqueur,  que  l'accent  de 
pitié  ou  la  légère  ironie  du  poète  sauvent  habilement  de  la  pla- 
titude :  voilà  la  note  et  le  mérite  de  ce  genre  moins  naïf  qu'il  ne 
paraît,  moins  facile  aussi  qu'il  n'en  a  l'air.  La  preuve  c'est  que 
les  imitateurs  de  M.  François  Coppée,  et  il  en  a  eu  de  nombreux, 
ont  été  presque  tous  des  imitateurs  maladroits  :  les  uns  sont 
tombés,  à  dessein  ou  non,  dans  la  vulgarité,  les  autres,  dans 
la  mièvrerie.  M.  François  Coppée  a  su  presque  toujours  éviter 
l'une  et  l'autre. 

Comparez  ce  réalisme  moderne,  parisien  et  bourgeois,  au 
réalisme  antique  :  vous  verrez  sans  doute  la  différence.  Les 
idylles,  les  petits  tableaux  de  l'art  ancien,  les  mimes,  ou 
scènes  de  la  vie  réelle,  les  petits  bas-reliefs  délicieux  de  l'^ln- 
thologie,  ont  une  grâce  inexprimable,  inimitable.  C'est  que  là- 

(1868),  Poèmes  modernes  (1869),  les  Humhles  (1872),  le  Cahier  rouge  (1874),  Olivier 
(1875),  l'Exilée  (1877),  Récils  et  Élégies  (1878),  Arrière-Saison  (1887),  Paroles  sin- 
cères (1890),  etc. 


40  LES  POÈTES 

bas,  «lans  la  Grèce  heureuse,  en  Sicile  ou  en  Italie,  le  soleil,  les 
jeux  (le  lombre  et  de  la  lumière,  le  bleu  du  ciel  et  des  eaux, 
le  voisinag-e  de  la  mer  retentissante,  donnent  tout  de  suite  plus 
de  charme  au  décor  des  choses.  Chez  nous  le  prosaïsme  et  la 
laideur  sont  à  craindre.  Le  dimanche  duii  ouvrier,  un  jeu  de 
boules  et  une  g^uiniiuette  de  banlieue,  la  causerie  d'une  nour- 
rice et  dun  «  pioupiou  »,  un  petit  épicier  qui  casse  du  sucre, 
même  avec  mélancolie,  c'est  assez  pour  égayer,  pour  occuper 
un  moment  l'attention,  ce  n'est  guère  pour  éveiller  la  poésie. 
Comparez,  d'autre  part,  ces  humbles,  ces  petites  gens,  de 
M.  François  Coppée,  aux  Malheureux  des  Contemplations,  ou 
aux  Pauvres  rjens  de  la  Légende  des  Siècles  :  vous  mesurerez, 
d'un  coup  d'œil,  toute  la  distance  entre  la  grande  poésie,  large 
<'t  magnifique,  qui  embellit,  qui  agrandit  ce  qu'elle  touche,  et 
ces  instantanés,  pris  en  passant,  par  un  parnassien  qui  voulait 
amuser  sa  flânerie.  Le  bout  de  la  rue  de  Vaugirard,  le  talus  pelé 
des  fortifications,  un  banc  de  boulevard  extérieur,  «  un  chemin 
noir,  semé  d'écaillés  d'huîtres...  »  la  poésie  a  beau  être  partout, 
aller  partout;  il  semble  qu'elle  sorte  un  peu  de  son  royaume  en 
allant  par  là. 

C'est  justement  le  mérite  et  l'art  de  M.  François  Coppée 
(l'avoir  su  embellir  ces  petites  gens  et  ces  petites  choses  par  un 
rayon  de  grâce,  de  poésie  —  et  de  bonté  —  qui  les  effleure.  Il 
a  su  de  même,  quand  il  en  venait  à  sa  propre  vie,  nous  ouvrir 
son  «  reliquaire  »  intime,  nous  dire  ses  joies  et  ses  peines  de 
rêveur,  de  poète,  d'amoureux,  et  nous  intéresser  à  elles,  en  se 
contentant  de  noter  pour  nous,  sans  lyrisme  éclatant  ni  éperdu, 
les  battements  de  son  âme.  Ce  n'est  pas  assurément  le  Lac,  la 
Tristesse  d'Oli/mpio,  ni  le  Souvenir;  ce  sont  des  émotions  plus 
douces,  plus  ordinaires,  qui  ont  ridé  une  vie  moins  orageuse 
et  une  àme  moins  agitée.  Mais  les  Parnassiens  ne  sont  ])lus  des 
romantiques  :  les  grands  cris  de  passion  et  de  désespoir  ont  été 
poussés.  Ne  demandons  pas  au  poète  du  Reliquaire,  des  Intimités, 
d  Olivier  et  du  Cahier  rouge  un  romantisme  exalté  :  le  deuil  de 
la  petite  élégie,  de  l'élégie  moderne  et  bourgeoise,  a  les  cheveux 
moins  épars,  la  plainte  plus  discrète,  le  «  noir  »  plus  modeste 
et  moins  éclatant. 

Ne  lui  demandons  pas  davantage,  à  ce  réalisme  [tarisien,  sobre 


HIST.    DE    LA    LANGUE    3c    DE    LA   LITT.    FR. 


T.  VIII,   CH.   Il 


Armand  Colin  &  O",  Étliteurs,  Paris 


FRANÇOIS   COPPÉE 
d"apiès  une  photographie  appartenant  à  M""  A.  Coppce 


LKS    l>()ETKS  41 

et  précis,  le  souftle  religieux  des  Méditations  ni  le  soufde  épique 
<le  la  Légende.  Les  petits  poèmes  de  l'auteur  des  Récits  et  des 
Elégies,  de  la  Grève  des  forgerons,  etc.,  sont  des  élégies,  conte- 
nues et  réduites  volontairement,  des  épopées  en  raccourci.  La 
forme  en  est  presque  toujours  achevée,  la  composition  simple 
et  harmonieuse,  le  détail  juste  et  très  bien  choisi,  l'expression 
aisée  et  en  même  temps  subtile  et  adroite,  à  la  fois  très  natu- 
relle et  très  surveillée  '.  ^L  François  Coppée  laisse  à  d'autres 
les  grands  sujets  et  les  grandes  toiles.  De  petits  chefs-d'œuvn^ 
dans  un  petit  cadre,  un  travail  de  main  très  attentif  et  très 
habile  :  voilà  où  il  excelle  et  ce  qui  vaut  la  peine  d'être  admiré. 

José-Maria  de  Heredia  -.  —  Eclatant,  triomphant,  avec 
son  nom  de  «  Conquistador  »,  (|ui  sonne  déjà  comme  une  vic- 
toire, ^L  José-Maria  de  Ileredia  est  un  faiseur  de  beaux  son- 
nets, réguliers  et  irréprochables.  Son  recueil,  unique  jusqu'à 
présent  et  glorieux,  les  Tropltées,  est  comme  une  Légende 
des  siècles  en  médailles.  A  côté  de  M.  Chaplain  et  de  M.  Roty, 
]\L  J.-^[.  de  Heredia,  dompteur  et  sculpteur  de  mots,  est,  dans 
son  genre,  un  des  artistes  souverains  de  notre  temps  ^.  Nourri 
de  fortes  études  classiques  dont  la  trace  est  visible  dans  son 
livre,  puis  élève  de  l'Ecole  des  Chartes  et  préparé  par  ses  lec- 
tures aux  restitutions  exactes  du  passé,  doué  entre  tous  du  sens 
<le  la  vie,  de  la  forme  et  de  la  couleur,  le  poète  des  Trophées  a 
<lressé  un  véritable  monument,  ivre  perennius.  A  force  d'art  et 
•de  patience,  il  a  fait  tenir  tout  un  poème  en  quatorze  vers,  dans 
le  moule,  étroit  et  plein,  du  sonnet. 

Rappelons  brièvement,  pour  donner,  avant  d'en  venir  au 
<létail,  l'idée  de  l'ensemble,  les  divisions   de  son  livre,  c'est-à- 

1.  ■•  La  poésie  en  détail,  voilà  ce  que  représente  excellemment  M.  François 
■(loppée.  11  est  venu  après  Victor  Hugo,  comme  Téniers  après  Rubens,  comme 
Gérard  Dow  après  Rembrandt.  Pareil  à  ces  petits  maîtres  flamands  et  hollan- 
<lais  avec  lesquels  il  a  tant  de  ressemblance,  il  a  rapproché  l'art  de  la  foule 
sans  l'éloigner  des  artistes.  11  plait  aux  simples  par  la  simplicité  vraie  de  ses 
•conceptions,  aux  raffinés  par  les  raffinements  merveilleux  de  son  faire...  ■• 
Auguste  Dokciiaix. 

■2.  José-Maria  de  Heredia,  né  près  de  Santiago  de  Cuba,  en  1!S42  (la  famille 
fie  sa  mère  était  originaire  de  Normandie)  :  les  Trophées  (1S93). 

3.  ••  Chacun  de  ses  sonnets  suppose  une  longue  préparation  et  que  le  poète  a 
vécu  des  mois  dans  le  pays,  dans  le  temps,  dans  le  milieu  particulier  que  ces 
■<leux  quatrains  et  ces  deux  tercets  ressuscitent.  Chacun  d'eux  résume  à  la  fois 
beaucoup  de  science  et  beaucoup  de  rêve.  Tel  sonnet  renferme  toute  la  l)eauté 
d'un  mythe,  tout  l'esprit  d'une  époque,  toul  le  pittoresque  d'une  civilisali()n.  ■ 
Jules  Lemaître. 


42  LES  PdÈTES 

(lire  l;i  suite  de  ses  évocations.  —  I.  La  Grèce  et  la  Sicile  :  Her- 
cule et  Ica  Centaures \  Artémis  et  les  Nymphes;  Persée  et  Andro- 
mède; Épi;irammes  et  Bucoliques.  —  II.  Rome  et  les  Barbares  : 
Hortorum  deus;  Antoine  et  Cléopâtre;  Sonnets  épigraphiques.  — 
III.  Le  Moi/en  Age  et  la  Renaissance  :  —  de  Vitrail  à  Rêves 
d'émail;  les  Conquérants.  —  IV.  1j  Orient  et  les  tropiques  :  la 
Vision  de  Khem;  Pièces  diverses.  —  V.  La  Nature  et  le  Rêve  : 
Pièces  diverses;  la  Merde  Bretagne.  —  YI.  Cette  dernière  partie 
n'est  plus  en  sonnets  :  le  Romancero  et  les  Conquérants  de 
Vor.  Honorons  d'abord  une  pareille  poésie  et  commençons  [tar 
l'admirer,  en  la  citant.  Voici  un  morceau  du  premier  groupe, 
la  Grèce  et  la  Sicile  : 

LE   TIIERMUDON 

Vers  Thémiscyre  en  feu  qui  tout  le  jour  trembla 
Des  clameurs  et  du  choc  de  la  cavalerie, 
Dans  l'ombre,  morne  et  lent,  le  Thermodon  charrie 
Cadavres,  armes,  chars,  que  la  mort  y  roula. 

Où  sont  Phœbé,  Marpé,  Philippin,  Aella, 
Qui  suivant  Hippolyte  et  l'ardente  Astérie, 
Menèrent  l'escadron  royal  à  la  tuerie? 
Leurs  corps  déchevelés  et  blêmes  gisent  là. 

Telle  une  lloraison  de  lys  géants  fauchée, 

La  rive  est  aux  deux  bords  de  guerrières  jonchée 

Où  parfois  se  débat  et  hennit  un  cheval. 

Et  l'Euxin  vit,  à  l'aube,  aux  plus  lointaines  berges 

Du  fleuve  ensanglanté  d'amont  jusqu'en  aval 

Fuir  des  étalons  blancs,  rouges  du  sang  des  Vierges. 

En  voici  un  autre,  emprunté  à  la  deuxième  partie,  Rome  et 
les  Barbares  : 

ANTOINE   ET   CLÉOPATHE 

Tous  deux,  ils  regardaient,  de  la  haute  terrasse, 
L'Egypte  s'endormir  sous  un  ciel  étoutTant 
Et  le  Fleuve,  à  travers  le  Delta  noir  qu'il  fend, 
Vers  Bubaste  ou  Saïs  rouler  son  onde  grasse. 

Et  le  Romain  sentait  sous  la  lourde  cuirasse, 
Soldat  captif  berçant  le  sommeil  d'un  enfant. 
Ployer  et  défaillir  sur  son  cœur  triomphant 
Le  corps  voluptueux  que  son  étreinte  embrasse. 

Tournant  sa  tête  pâle  entre  ses  cheveux  bruns 
Vers  celui  qu'enivraient  d'invincibles  parfums, 
Elle  tendit  sa  bouche  et  ses  prunelles  claires; 


LES  POETES  4;? 

Et  sur  elle  courbé  l'ardent  Imperator 

Vit  clans  ses  larges  yeux  étoiles  de  points  d'or 

Toute  une  mer  immense  où  fuyaient  des  galères. 

Personne  chez  nous,  depuis  André  Gliénier,  qui  a  dû  être, 
après  Homère,  Théocrite  et  Catulle,  un  de  ses  premiers  initia- 
teurs, n'a  eu  comme  M.  J.-M.  de  Heredia  le  sens  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  sonorité  poétique.  Le  son  frappe  et  remplit 
son  oreille  joyeuse  ;  il  aime,  il  se  rappelle  et  il  sait  employer 
ces  beaux  noms,  éclatants  comme  le  sien  même,  retentissants 
ou  harmonieux,  qui  nous  viennent  de  la  Grèce,  et  qui  sont  déjà 
de  la  poésie.  Essayons,  pour  préciser  un  peu  notre  critique,  un 
commentaire,  à  la  mode  d'autrefois,  de  son  beau  sonnet  le 
Thermodon.  Traitons -le  déjà  comme  un  classique  rencontré 
dans  une  Anthologie  et  interprété  par  un  scoliaste. 

Les  guerrières  amazones  ont  été  vaincues.  Le  repos  du  soir 
succède  au  tumulte  de  la  mêlée;  le  flenve  roule,  impassible  et 
lent,  oii  roulaient  les  escadrons  furieux.  Le  premier  quatrain 
peint  largement  le  champ  de  bataille  et  fait  ressortir  l'antithèse 
entre  le  feu  du  combat  et  l'ombre  apaisée.  Voici  deux  vers, 
agités  d'une  sorte  de  trépidation  : 

Vers  Théniiscyre  en  feu  qui  tout  le  jour  trembla 
Des  clameurs  et  du  choc  de  la  cavalerie... 

Les  deux  autres  vers,  plus  étoufFés,  ont  un  son  plus  sourd  et 
une  note  plus  éteinte  ;  vous  voyez,  vous  entendez  rouler  le 
fleuve  : 

Dans  V ombre,  morne  et  lent,  le  Thermodon  charrie 
Cadavres,  armes,  chars,  que  la  mort  y  roula... 

Où  sont  les  belles  guerrières?...  C'est  le  cri,  naturel  et  jaillis- 
sant, de  l'évocation  poétique  : 

Où  sont-ils.  Vierge  souveraine'?... 

...  0  ubi  campi, 
Sperchiusque  et  virginibus  bacchataLaca>nis 
Tayget a '-?.... 

Et  ici  le  poète,  dans  une  mélopée  funèbre,  dans  un  rappel 
des    vierges   disparues,   rassemble    ces   beaux   noms   antiques, 

1.  F.  Villon,  Ballade  des  dames  du  temps  jadis. 

2.  Virgile,  Géorgiques,  II,   i-85. 


4t  LKS    l>(lKTKS 

ijui,  à  eux  seuls,  éveilloiit  on  nous  Tidéc  de  formes  charmantes  : 

(lù  sont  Phœbé,  .Akupé,  Philippis,  Aella... 
Noms  fluides  et  délicieux,  caressant  Toreille, 

Qui  suivant  llippolyte  et  l'ardenle  Astérie... 

Ilippolyle,  celle  qui  délie  les  chevaux,  et  Astérie,  au  nom 
^l'étoile, 

Mcaércnt  l'escadron  royal  à  \d.lueric... 
C'est  la  chevauchée,  la  course  à  la  mort;  le  premier  mot  : 
A'Jenèrenl,  jeté  en  avant,  sonne,  piaffe  et  galope.  Mais  la  che- 
vauchée a  été  sanglante  et  désastreuse,  les  Amazones  sont 
désarçonnées  :  elles  gisent  maintenant,  formes  inertes.  Le  vers, 
lui  aussi,  dit  l'accahlement  et  la  mort. 

Leurs  corps  déchevclcs  et  blancs  gisent  là... 

Là  répond  à  menèrent;  plus  de  mouvement,  plus  de  hataille, 
plus  rien. 

Les  deux  tercets  formcid  la  seconde  partie  du  poème.  Le 
poète  et  son  lecteur  regardent  tristement  cette  jonchée  d'Amazo- 
nes. Est-ce  une  réminiscence,  naturelle  et  sans  doute  involon- 
taire, chez  le  poète  nourri  des  anciens,  le  souvenir  d'une  com- 
paraison et  d'un  mouvement  qui  sont  déjà  dans  Catulle,  dans 
Virgile  et  dans  Lucain?  —  Dans  Catulle  : 

Ut  nos  in  seplis  secreli  nascilur  Iiorti  ; 
ilans  Virgile  : 

Purpureus  veluli  quuni  llos  succisus  aratro 
Languescit  moriens,  lassove  papavera  coïlo 
Demisere  capul... 

<hins  Lucain  : 

Ouaiis  IVugifcro  quercus  sublimis  in  agro... 

Les  vers  de  M.  J.-M.  de  Heredia  peuvent  soutenir  loutes  les 
comparaisons. 

Telle  une  floraison  de  li/s  géants  fauchée, 

La  rive  est  aux  deux  bords  de  guerrières  j'onr/u'C 

Où  parfois  se  débat  et  hennit  un  cheval. 

Et  ce  hennissement  d'un  cheval  effaré,  c'est  comme  la  dernière 
«  clameur  »  d'un  soir  de  tuerie,  la  voix  du  compagnon  de  gruerre 
a|q»elant  sa  maîtresse  qu'il  ne  voil  plus. 


LKS   PIIETKS  4.> 

Enfin  \o  dornier  tercet  achève  et  couronne  la  [»ièce.  La  Manche 
Aurore  s'est  levée  sur  le  carnage;  l'Euxin,  car  il  est  vivant,  a 
ouvert  les  yeux  : 

Et  l'Euxin  vil  à  Vaube^  aux  plus  lointaines  berges 
Du  lleuve  ensanylanté  d'amont  jusqu'en  aval. 
Fuir  des  étalons  blmira  ronges  du  sang  des  Vierges. 

11  esl,  impossible  de  ne  pas  voir  ces  taches  de  sang-  sur  des 
croupes  blanches.  L'impression  de  tuerie,  de  carnage,  d'eaux 
ensanglantées,  de  blancheur  aussi,  —  les  lys,  les  étalons  blancs,, 
les  Vierges  —  nous  poursuit  jusqu'à  la  fin  et  nous  demeure. 

Ce  qu'il  faudrait  dire,  ce  que  cette  courte  et  froide  analyse 
ne  (ht  pas  assez,  c'est  combien  la  justesse  du  mouvement  poé- 
tique, le  choix  et  la  précision  des  mots,  la  coupe  des  vers,  la 
richesse  des  rimes  assorties  et  alternées,  donnent  de  beauté,  de 
vigueur  et  de  charme  à  l'ensemble  quand  on  relit  la  pièce,  sans 
s'arrêter,  presque  d'une  haleine.  Ce  qu'il  faudrait  dire  encore 
c'est  la  souple  variété  de  ces  sonnets  (pii  nous  mènent  de  la 
Grèce  au  Japon  et  qui  se  succèdent  sans  se  ressembler.  Nous 
renvoyons  au  livre,  qu(^  tout  le  monde  a  lu  et  qu'on  relira  long- 
temps après  nous. 

André  Lemoyne.  —  Plus  âgé  que  la  plupart  des  Parnas- 
siens, leur  aîné,  mais  l'égal  des  plus  grands,  bien  qu'il  n'ait 
pas  obtenu  toute  la  célébrité  ni  toutes  les  récompenses  qu'il 
méritait,  M.  André  Lemoyne  (né  en  1822)  est  un  poète  délicieux. 
On  l'aime  beaucoup,  on  le  préfère  même,  à  certaines  heures, 
quand  on  l'a  bien  lu.  Celui-là  aussi  est  un  petit-fils  de  Virgile 
et  de  Théocrite,  un  arrière-neveu  de  notre  La  Fontaine.  Il  a  su 
garder,  dans  le  tumulte  de  Paris,  dans  l'inquiétude  de  la  vie 
littéraire  contemporaine,  une  àme  simple,  rustique,  songeuse, 
et  charmante.  C'est  le  vieillard  de  ïarente  :  il  a  sa  cabane  et 
son  jardin  '  où  chante  le  roitelet. 

Le  petit  roitelet  olive  à  crête  aurore, 
et  même  le  rossignol,  sur  les  flancs,  un  peu  envahis,  du  Par- 
nasse. La  solitude  lui  a  été  bonne  si  la  vie  ne  lui  a  pas  toujours 
été  clémente.  Elle  l'a  préservé  d'imiter  les  autres,  et  il  ne  res- 

1.  Il  aimait  les  jardins,  était  protro  de  Flore. 

Il  l'était  de  Poraone  encore. 
Ces  deux  emplois  sont  beaux... 

'La  FoNT.\iNt;.l 


46  LES   l'OKTKS 

semble  à  personne;  elle  lui  a  conserve  une  fraîcheur  et  une 
candeur  d'impressions,  une  pureté  de  voix  et  de  style,  que,  seuls, 
les  profanes  et  les  dédaigneux,  ceux  qui  n'aiment  pas  assez  la 
poésie  discrète  et  le  bon  travail,  n'estiment  pas  à  leur  juste  prix. 
L'auteur  des  Charmeuses  et  des  Roses  (fantan  (1855-1870),  des 
Légendes  des  bois  et  chansons  marines;  Pai/sayes  de  mer  et  Fleurs 
(les  prés;  Soirs  dliiver  et  de  printemps  (1871-1883),  de  Fleurs  et 
Jhiines,  Oiseaux  chanteurs  (1881-1890),  de  Fleurs  du  soir,  Chan- 
sons des  nids  et  des  berceaux  (1890-1896),  est  avant  tout  un 
paysagiste.  Il  ressemble  au  «  petit  père  Corot  »,  qui  fut  si 
longtemps  un  méconnu;  il  fait  penser  également  à  ces  bons 
maîtres  hollandais,  qui  se  souciaient  peu  d'être  inconnus  et  qui 
travaillaient,  sans  bruit,  sans  ambition  et  sans  orgueil,  à  de  petits 
tableaux,  très  Unis,  où  ils  mettaient  le  meilleur  d'eux-mêmes. 

Ils  avaient  travaillé  simplement  pour  la  gloire, 
Mais  la  gloire  pour  eux  venait  longtemps  après, 
Leur  nom,  comme  un  éclair,  illuminait  l'histoire 
Quand  ils  dormaient,  depuis  cent  ans,  sous  les  cyprès. 

Qu'importe!  —  Ils  avaient  dit  ce  qu'ils  avaient  à  dire. 
En  langage  précis,  pittoresque,  et  charmant. 
Dans  quelque  page  heureuse  où  chacun  pouvait  lire. 
En  prenant  une  part  de  leur  enchantement. 

La  mer  et  les  prés,  les  oiseaux,  leurs  chants  et  leurs  nids,  les 
aspects,  tranquilles  et  souriants,  de  la  nature,  les  rêveries  que 
suggèrent  les  choses  à  ceux  qui  savent  rêver  :  telle  est  la 
source  principale  de  M.  André  Lemoyne  ;  mais  il  en  a  d'autres. 
Ce  rêveur  est  aussi  un  p(Miseur,  oh!  sans  ])rétention,  dont  l'àmc 
recueillie  est,  à  l'occasion,  une  âme  méditative.  L'amour  du 
Beau,  du  Simple  et  du  Yrai  est  le  fond  de  sa  philosophie  ingénue. 
Il  a  fait  des  vers,  de|>uis  sa  jeunesse;  il  en  fait  encore,  qui  ont 
l'air  jeune;  il  en  fera  jusqu'à  ses  derniers  jours.  N'est-ce  pas  une 
bonne  manière  d'être  sage? 

Une  traihiction  en  vers  de  la  Dicine  Comédie  (1852-1857),  et 
sa  qualité  d'exécuteur  testamentaire  d'Alfred  de  Vigny,  oui 
associé  M.  Louis  Ratisbonne  (né  en  1827)  à  deux  grands  noms. 
Le  sien  mérite  de  ne  pas  être  oublié  pour  la  valeur  même  de 
sa  poésie.  Sa  traduction  de  Dante,  œuvie  magistrale,  na  point 


LES  POETP]S  47 

trop  affaibli,  dans  un  calque  fidèle,  les  Ijeautés  fortes  et  hardies 
de  roriginal.  Sa  Comédie  enfantine,  œuvre  gracieuse,  est  pleine 
tour  à  toui'  de  finesse,  de  bonhomie  et  de  sentiment.  M.  Louis 
Ratisbonne  est  un  des  amis  préférés,  un  des  poètes  populaires 
de  l'enfance,  qui  lui  rend  en  sourires  ce  qu'il  lui  a  donné  en 
sympathie.  Cette  admiration  des  «  petits  »  n'est  pas  le  moindre 
signe  d'élection  ni  la  moindre  récompense  des  bons  poètes. 

M.  André  Theuriet  (né  en  1833),  l'auteur  du  Chemin  des  bois, 
de  petits  poèmes  pleins  de  grâce  et  de  sentiment,  Brunette, 
Désir  d'avril,  Premier  soleil  et  du  Livre  de  la  pai/se,  se  rattache 
aussi  au  Parnasse  \ 

L'auteur  de  VHerbier,  M.  Philippe  Gille,  poète  intermittent, 
que  le  théâtre  et  le  journal  ont  enlevé  à  la  poésie,  aurait  dû  lui 
être  plus  fidèle. 

M.  Léon  Dierx  dont  les  Lèvres  closes  datent  de  18G8,  est 
aujourd'hui  le  «  Prince  des  poètes  »,  à  l'élection  :  il  a  succédé  dans 
cette  fonction  à  M.  Stéphane  Mallarmé.  M.  Catulle  Mendès  a  eu 
raison  de  dire  de  lui  qu'  «  il  est  véritablement  un  des  plus  purs 
et  des  plus  nobles  esprits  de  la  lin  du  xix"  siècle  ».  Lui  non 
plus  n'a  cherché  ni  le  bruit  ni  la  renommée;  il  a  vécu  à  l'écart 
des  autres  hommes,  à  l'écart  même  des  Parnassiens,  dans  la 
paix  de  son  rêve  et  dans  le  culte  de  son  art  ^  Donnons  au  moins 
un  court  échantillon  de  sa  poésie. 

La  cloche  lentement  tinte  sur  la  colline. 


Ame  crédule!  Écoule  en  toi  frémir  encor, 
Avec  ces  tintements  douloureux  et  sans  trêves, 
Frémir  depuis  longtemps  l'automne  dans  tes  rêves, 


1.  '.  Son  Chemin  des  bois,  dit  Théophile  Gautier,  nous  ramène  à  la  camiiagne 
et  l'on  fait  bien  de  suivre  Theuriet  sous  les  verts  ombrages  où  il  se  promène 
comme  Jacques  le  mélancolique  dans  la  forêt  de  Comme  il  vous  plaira,  faisant 
des  réflexions  sur  les  astres,  les  fleurs,  les  herbes,  les  oiseaux,  les  daims  qui 
passent  et  le  charbonnier  assis  sous  sa  hutte  en  brancliages.  C'est  un  talent  fin 
et  discret...  Il  a  la  fraîcheur,  l'ombre  et  le  silence  des  bois,  et  les  figures  qui 
animent  ses  paysages  glissent  sans  faire  de  bruit  comme  sur  des  tapis  de 
mousse.  Mais  elles  vous  laissent  leur  souvenir,  et  elles  vous  apparaissent  sur 
un  fond  de  verdure,  dorées  par  un  oblique  rayon  de  soleil...  » 

2.  •■  La  poésie  est  la  fonction  naturelle  de  son  àme  et  les  vers  sont  la  seule 
langue  possible  de  sa  pensée.  Il  vit  dans  la  rêverie  éternelle  de  la  Beauté 
et  de  l'Amour.  Les  réalités  basses  sont  autour  de  lui  comme  des  choses  qu'il 
ne  voit  pas...  Au  contraire  tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce  qui  est  tendre  et  fier... 
l'impressionne  incessamment,  le  remplit,  devient  comme  l'atmosphère  où  res- 
pire heureusement  sa  vie  intérieure.  ■■  Catulle  Mendiis. 


4S  LES   l'DKTKS 

Dans  tes  rcves  tombés  dès  leur  premier  essor. 
Tandis  que  Thommc  va,  le  front  bas,  toi.  son  ànie, 
Ecoute  le  passé  qui  géniil  dans  les  bois. 
Écoute,  écoute  en  toi,  sous  leur  cendre  et  sans  llamnie, 
Tous  tes  chers  souvenirs  tressaillir  à  la  fois. 
Avec  le  glas  mourant  de  la  cloche  lointaine! 
Une  autre  maintenant  lui  répond  à  voix  pleine. 
Écoute  à  travers  l'ombre,  entends  avec  langueur, 
Ces  cloches  tristement  qui  sonnent  dans  la  plaine, 
Qui  vibrent  tristement,  longuement,  dans  ton  cœur. 

Al|tlionse  Daudet  et  M.  Anatole  France  ont  été  bien  autre 
chose  que  des  poètes;  mais  ils  ont  traversé  la  poésie  et  leur 
jolie  prose  s'en  ressent  toujours.  Mentionnons-les,  pour  faire 
honneur  au  Parnasse,  qui  les  a  un  uKunent  accueillis.  C'est 
d'ailleurs  un(^  chose  digne  de  remarque  que  presque  tous  les 
écrivains  qui  se  sont  fait  un  nom  dans  des  genres  divers,  en 
cette  seconde  moitié  de  notre  siècle,  ont  commencé  par  être  des 
poètes.  On  écrivait  autrefois  sa  tragédie  en  cinq  actes,  et  en 
vers,  au  sortir  de  la  rhétorique,  pour  se  prouver  à  soi-même 
qu'on  avait  appris  quelque  chose  au  collège  ;  on  débutait  plus 
volontiers,  entre  1865  et  1880,  avec  un  volume  de  vers,  qui 
n'était  pas  sur  d'être  lu  ■ —  nous  avons  eu,  nous  avons  encore 
tant  de  poètes!  —  comme  on  débute  aujourd'hui  avec  un  roman. 
La  mode  de  déltutcr  par  un  recueil  de  poésies  n'était  pas  mau- 
vaise. 

(Juand  on  ainii-  les  vers,  c'est  pour  toute  la  vie, 

et  (juaiid  on  les  a  aimés,  il  eu  reste  toujours  quelque  chose.  C'est 
dephis  un  excellent  apprentissage  du  métier  d'écrivain.  La  main 
s'y  assouplit  et  s'y  afTermit  à  la  fois  :  l'oreille,  bercée  par  les 
mots  harmonieux,  garde  le  sens  du  nombre,  de  la  mesure;  un 
autre  sens,  celui  de  la  ligne  et  de  la  couleur,  se  perfectionne;  le 
goût  prend  <les  habitudes  de  délicatesse  et  de  choix  qui  le  rendent 
plus  exigeant  et  [dus  sni-.  Ouoi  qu'on  fasse  et  quoi  qu'on  devienne 
dans  la  suite,  et  même  si  l'on  renonce  pour  jamais  aux  douces 
Muses,  cette  première  éducation  par  la  poésie  n'est  pas  inutile 
et  inféconde  '. 

I.  ••  La  pin'sie  est  a  la  lois  l'exercice  cl  la  sauvegarde  <le  la  jeunesse... 

L'art  d'écrire  lient  de  plus  près  qu'on  ne  le  pense  à  l'art  de  la  poésie.  Tous 
ic's  siècles  vraiment  littéraires  ont  eu  leurs  poêles  et  peut-être  n'ont-ils  eu  de 
grands  prosateurs  que  pour  avoir  eu  de  grands  |)oéles.  La  ]»oésie  est  \in   art  si 


LKS   POKTKS  49 

Pourquoi  faut-il  que  M.  Armand  Silvestre,  le  poète  de  la  Chan- 
son (Ie.<i  Heures  (1878),  iXes  Ailes  (for  (1880),  du  Pays  des  roses 
(1882)  et  du  Cfieaiin  des  étoiles  (1885),  ait  oublié  ses  premiers 
rêves  et  ses  premiers  essors,  les  ailes,  les  roses  et  les  étoiles, 
|»our  dépenser  son  talent  dans  des  genres  trop  sublunaires  qui 
ne  demandent  pas  du  tout  de  poésie!  Le  joyeux  Rabelais  l'a 
détourné  de  la  Vénus  de  Milo;  ses  contes  de  haute  graisse  ont 
efTarouché  «  les  neuf  Sœurs  »  et  les  Grâces  décentes.  La  Vénus- 
meretrix  et  matérielle  ne  l'a  jamais  pris  tout  entier  :  il  revenait, 
il  revient  encore  à  la  poésie  dans  l'intervalle  de  ses...  absences. 
Il  les  a  excusées  dans  sa  défense;  il  les  répare  ou  les  atténue  en 
nous  rendant,  de  loin  en  loin,  dans  quelque  beau  sonnet,  le  poète 
d'autrefois.  On  lui  pardonnera  beaucoup,  comme  à  La  Fontaine, 
et  ses  joyeusetés  ne  doivent  pas  faire  tort  à  ses  poèmes. 

M.  Cazalis,  Jean  Lahor  (né  en  18i0)  est  l'Hindou  du  Parnasse 
contemporain  :  médecin,  non  pas  malgré  lui,  mais  qui  a  aimé  la 
Beauté  avant  de  se  consacrer  à  la  science,  l'auteur  de  Melan- 
cholia  (1866),  du  Livre  du  Néant  (1872),  de  f  Illusion  (187.5)  est 
un  sag-e  «  revenu  de  tout  après  être  allé  dans  bien  des  endroits  «. 
Il  a  vu  partout  l'Illusion  éternelle.  Déçu  par  les  apparences  de 
Maïa,  il  s'est  réfugié  comme  un  bon  brahmine  ou  comme  un 
stoïcien  désabusé  tantôt  dans  le  tête-à-tète  avec  ses  pensées, 
tantôt  dans  la  conteiuplation  des  formes  changeantes. 

Près  de  nous  est  le  Iroa  béant  : 
Avant  de  replonger  au  goiill'io. 
Fais  donc  flamboyer  ton  néant, 
Aime,  rêve,  désire  et  souffre... 

M.  Albert  Mérat  (né  en  18i0)  n'a  jamais  délaissé  la  poésie, 
que  l'air  même  de  son  bureau  —  il  a  été  long-temps  attaché  à  la 
pi-ésidence  du  Sénat  —  n'a  pas  étoulTée.  Après  avoir  brillam- 
ment débuté  à  ving-t-trois  ans  [)ar  un  volume  de  Sonnets,  il 
publia  successivement  :  les  Chimères  (1865)  {le  Livre  de  rAmie, 

(liflicilo,  le  prix  en  est  si  haut  placé,  elle  exige  tant  de  génie  pour  briller  au 
premier  rang,  tant  de  délicatesse  d'esjirit  pour  s'y  faire  le  nom  le  plus  modeste, 
qu'elle  condamne  au  travail  tous  ceux  qui  portent  de  ce  côté  leur  ambition... 
(;eux  qui  n'atteignent  pas  la  cime  ont  du  moins  habile  prés  des  sommets;  ils 
ont  pris  le  goût  des  grandes  choses;  ils  ont  l'idée  et  le  respect  d'une  certaine 
perfection,  et,  s'ils  ne  sont  pas  devenus  de  vrais  poètes,  ils  deviennent  <les  Juges 
solides  et  lins  de  la  beauté  littéraire  ■•  i'..  Martiia,  la  Poésie  du  jour  (lierKe  des 
Deui:  Mondes,  avril  1S66). 

Histoire  de  la  langue.  Vtll.  4 


50  LKS    l>(»KTES 

Tableaux  de  voyage,  Fleurs  de  Bohême),  fldolc  (18G9)  avec, 
pour  épigraphe,  ces  vers  de  Villon  : 

Corps  féminin,  qui  tant  es  tendre. 
Poli,  souef,  si  précieux... 

les  Villes  de  marbre  (Venise,  Naples,  Rome,  Florence)  (1873), 
enfin,  ^1»  Fil  de  Veau  (1879)  et  Poèmes  de  Paris  (1880).  On  ne 
rend  justice  aux  lions  poètes  (ju'en  les  citant.  Voici  de  M.  Albert 
Mérat  un  très  joli  sonnet,  trop  peu  connu,  qu'on  nous  saura 
gré  de  reproduire. 

ÉTOILES 

Ses  yeux,  tout  un  printemps,  éclairèrent  ma  vie. 
Je  marchais,  ébloui,  la  tenant  par  la  main. 
Elle  était  le  rayon,  l'étoile  du  chemin, 
Et  tant  qu'elle  a  brillé  sur  moi  je  l'ai  suivie. 

Ainsi  mes  jours  passaient  sans  but  et  sans  envie. 
Puis  vint  l'été  :  ce  fut  un  triste  lendemain. 
Je  ne  vis  plus  l'étoile  au  doux  regard  humain 
Et  la  sérénité  du  ciel  me  fut  ravie. 

Et  souvent,  dans  l'azur  profond  des  soirs  d'hiver, 
Lorsque  la  lune  au  front  du  paysage  clair 
Pose  comme  un  décor  sa  clarté  métallique. 

Seul,  dans  l'apaisement  des  soirs  silencieux, 
Suivant  l'éclosion  lente  et  mélancolique 
Des  (Hoiles,  j'ai  pu  reconnaître  ses  yeux. 

P1usi(Hn's  des  recueils  de  M.  Albert  Mérat  ont  été  couronnés 
jtar  l'Académie  française. 

Clôttu'ons  cett(^  liste»,  suffisante,  siuon  complète,  des  Parnas- 
siens propi'emeiil  dits,  av(M'  deux  noms  (runiv<'rsitaires-jioètes. 
M-  Emmanuel  des  Essarts,  aujourd'hui  doyen  de  la  Faculté  des 
lettr(>s  à  l'Université  de  Glermont,  a  donné  dans  les  Élévations, 
poésies  philoso|dii(jues  (1874),  et  dans  les  Poèmes  de  la  Révolu- 
lion —  t;il)leaux  et  portraits  d'histoire, —  deux  notes  dilTérentes. 
V^pris  de  l'antiquité,  fin  connaiss(»ur  en  lettres  anciennes,  il  s'est 
plu  d'abord  à  faire  rcdlc^urii'  l'ancienne  mythologie.  Homme  des 
temps  nouveaux,  Français  d'aujourd'hui,  |)atriote  et  citoyen,  il 
a  cherché,  il  a  trouvé,  avec  talent,  dans  b^s  scènes  et  les  souve- 
nirs de  la  Révolution  une  inspiration  plus  moderne. 

M.  Frédéric  Plessis  (né  en  18,")!),  maîtn»  de  conférences  de 
littérature  latine  à  l'Ecole  normale,  est  l'interprète  et  le  disciple 


LES   POETES  51 

Jcs  élégiaques  latins.  Sa  Lampe  d'argile  aurait  pu  brûler  dans 
l'atrium  de  Properce  ou  de  Tiijulle  :  il  a  un  peu  de  leur  rêverie 
tendre  et  mélancolique.  Il  a  prouvé  dans  un  recueil  plus  récent, 
Vesper,  que  si  l'étoile  du  soir  commençait  à  se  lever  sur  sa  vie, 
il  donnait  encore  quelques-unes  de  ses  veilles  à  la  poésie  nohle 
et  grave.  Il  est,  avec  M.  Léon  Dierx  et  deux  ou  trois  autres,  du 
[»etit  groupe  des  silencieux  que  l'estime  des  lettrés  est  obligée 
d'aller  chercher  dans  leur  solitude  :  elle  y  va  d'autant  plus  volon- 
tiers que  la  réclame,  qui  <mi  ignore  le  chemin,  ne  les  y  conduit 
pas  '. 


A  côté  du  Parnasse.  —  Si  les  Parnassiens  sont  déjà  nom- 
breux, les  poètes  à  cùté  du  Parnasse  ne  se  comptent  plus.  On 
peut  dire  de  la  fin  du  siècle  ce  que  disait  Pline  le  jeune  d'une 
année  d'abondance  poétique  :  magnum  jwoventum  poetarum  hic 
annus  attulit.  —  Nous  nous  excusons  ici  une  fois  de  plus  des 
oublis  inévitables  que  nous  allons  commettre,  avec  la  meilleure 
volonté,  h" Anthologie  publiée  par  A.  Lemerre,  la  liste  des  lau- 
réats de  l'Académie  française,  les  tables  des  Revues  et  enfin  les 
catalogues  de  librairie,  aideront  le  lecteur  à  compléter  ce  cha- 
pitre, qui  ne  doit  pas  être  une  nomenclature  -. 

La  province  abonde  en  poètes  dont  la  plupart  du  reste  vivent 
et  meurent  inconnus,  sinon  dédaignés,  de  leurs  voisins.  La  mode 
commence  à  se  répandre  des  Revues  rég-ionales.  Espérons  que 
le  xx"  siècle  verra  une  décentralisation  littéraire  plus  rapide  et 
plus  complète  que  celle  du  nôtre  :  les  poètes,  alors,  pourront 
percer  davantage;  on  entendra  chacun  chanter  sur  son  buisson. 

M.  Jules  Breton  (né  en  1827)  le  maître  peintre,  a  été  aussi  un 

1.  Seul  l'auteur  de  ce  chapitre  pouvait  oublier,  dans  cette  revue  de  la  poésie 
française  contemporaine,  le  nom  de  M.  Henri  Chantavoine  :  sa  discrétion  me 
permettra  du  moins  de  réparer  cettt-  lacune.  M.  Henri  Chantavoine  (né  à  Mont- 
pellier en  1830)  a  publié  quatre  recueils  de  vers  :  Poèmes  sincères,  Foyer,  Patrie, 
Évangile  (ISIT);  Satires  contemporaines  ^1880);  Ad  memoriam  (1884),  livre  de 
poésie  intime  et  douloureuse,  dédiée  à  une  chère  mémoire;  Au  fil  des  jours 
(1889).  Tous  ceux  qui  aiment  l'émotion  sans  fracas,  l'élévation  sans  raideur,  la 
correction  sans  effort,  ont  goûté  vi/cment  cette  poésie  délicate  et  sincère,  où  la 
nol)lesse  du  sentiment  est  heureusement  soutenue  par  l'harmonie  du  rythme  et 
une  rare  pureté  de  la  forme.  (Petit  de  Julleville.) 

2.  Rapports  des  secrétaires  perpétuels.  Patin.  Camille  Doucet,  M.  Gaston 
Boissier. 


5-2  LKS    l'dKTKS 

poète  à  ses  heures  perdues.  Dans  sou  premier  livre  les  Champs  et 
kl  Mer,  il  est  allé  des  plaines  de  rArlois  aux  landes  et  aux  grèves 
de  la  Brelaiiue,  faisant,  comme  ses  iilaneuses,  sa  gerbe  d'im- 
pressions et  de  rêveries  devant  la  nature.  Son  poème  de  Jeanne 
vaut  surtout  par  le  détail  descriptif;  outre  les  grands  aspects  de 
la  campagne,  les  coins  plus  humbles,  le  jardin,  Tenclos,  le  vieux 
puits  avec  sa  margelle  moussue,  le  rayon  de  soleil  qui  glisse  sur 
les  chaumes,  sont  pris  et  rendus,  avec  une  justesse  de  couleur 
(|ui  n'étonne  pas,  par  cette  plume  qui  est  encor<'  un  pinceau. 
M.  Achille  Millien  nous  conduit  en  Nivernais, 

Dans  son  beau  Nivernais,  pays  dos  vallons  verts. 

Poète  complet,  que  la  province,  où  il  vit  sur  ses  terres,  a 
un  peu  trop  caché,  M.  Charles  de  Pomairols  tien!  à.  Lamar- 
tine, sur  lequel  il  a  écrit  un  beau  livre,  et  surtout  à  Vigny,  par 
une  certaine  filiation  de  race,  d'habitudes  et  de  milieu,  une 
conformité  de  }>ensées,  qui  sont  déjà  un  titre  d'honneur.  La 
Vie  meilleure  (1879)  Rêves  et  Pensées  (1881),  la  Nature  et  F  Ame 
(1887),  bien  que  différant  de  date  et  de  caractère,  ont  un  trait 
commun  :  la  noblesse  et  la  gravité,  le  recueillement.  Rêver, 
penser,  croire;  agir  ainsi  sur  soi-même  et  sur  les  autres  en  éle- 
vant tous  les  jours  son  âme,  en  demandant  à  la  poésie  d'aider 
les  circonstances  et  la  volonté  dans  ce  développement  intérieur, 
puis  dans  ce  rayonnement  autour  de  lui  de  son  proj>re  «  moi  », 
qui  est  à  vrai  dire  l'homme  tout  entiei-  :  voilà,  croyons-nous,  le 
noble  souci  de  M.  Charles  de  Pomairols,  gentilhomme  et  poète. 

S'il  regarde  et  s'il  décrit  la  nature,  ce  n'est  pas  seulement  en 
paysagist»^  c'est  en  philosophe,  préoccupé  du  destin  de  l'àme  : 
ce  n'est  pas  uniquement  pour  voir  et  pour  peindre  dans  ses  plus 
chers  aspects  le  décor  familier  qui  l'entoure;  c'est  pour  chercher 
dans  les  horizons  trancjuilles,  dans  la  leçon  d'apaisement,  de 
sérénité,  qui  sort  des  choses,  un  nouveau  motif  de  devenir  meil- 
leur et  de  tâcher  d'être  plus  heureux.  Après  les  impressions 
qu'éveille  <'t  (jue  laisse  en  lui  la  nature,  celles  plus  douces  et 
encore  plus  profondes  du  foyer  —  cette  autre  leçon  qui  doit 
sortir  pour  nous  des  choses  de  la  vie,  —  se  reflètent  et  se  pro- 
longent dans  les  beaux  })oènu^s  de  M.  Charles  de  Pomairols.  Il 
a  eu,  comme  chacun,  sa  j»art  d(>  douleui's  et  sa  |>nrl  d<'  joies.  Il 


LES    POETES  !i3 

nous  fait  confidence  des  unes  et  des  autres,  non  pas  pour  étaler 
sa  vie,  mais  parce  qu'elle  est  une  image  de  la  vie  humaine  et 
que  cette  ressemblance  de  toutes  les  destinées,  source  de  sym- 
pathie entre  les  créatures,  est  le  meilleur  des  encourag-ements  à 
bien  faire  ici-bas  notre  devoir  humain,  à  ne  pas  attendre  de  la 
vie  plus  qu'elle  n'apporte,  à  nous  contenter  de  notre  lot  et  à 
continuer  notr*^  tâche,  virilement.  Cette  énerg'ie  pensive  et  fra- 
ternelle donne  aux  vers  de  M.  Charles  de  Pomairols  un  accent 
qui  ne  s'oublie  pas,  quand  on  l'a  bien  écouté.  Ceux  qui  ont 
l'honneur  de  connaître  le  poète  lui-même  savent  qu'ici  tout  est 
vrai  et  qu'il  y  a  aussi  peu  ({ue  possible  de  littérature.  Voilà  pour- 
quoi ce  solitaire,  un  peu  sauvage,  nous  a  paru  mériter  d'être  mis 
à  part  —  comme  il  veut  vivre. 

Deux  fils  de  l'Auverg-ne,  la  terre  des  durs  châtaigniers,  de 
la  race  robuste  et  fidèle,  M.  Gabriel  Marc,  parisien  d'Au- 
verg-ne  ou  Auvergnat  de  Paris,  et  M.  François  Fabié  sont 
deux  très  bons  poètes  de  clocher.  Les  Poèmes  fV Auvergne 
(1882),  de  M.  Gabriel  Marc,  nous  transportent  là-bas,  dans  son 
pays  natal,  que  nous  voyons  revivre  avec  ses  paysages  et  ses 
habitudes,  ses  mœurs,  ses  costumes,  ses  traditions.  Plus  fidèle 
encore  et  plus  ému,  phis  étranger  aux  cités  et  à  la  grand'villc, 
plus  enraciné  dans  la  terre  maternelle  vers  laquelle  s'en  vont 
toujours  ses  yeux,  son  cœur  A  son  regret,  M.  François  Fabié  a 
vraiment  exprimé  en  lui  l'àme  de  son  Rouergue.  Fils  de  paysans, 
dont  il  a  gardé  la  sève  et  la  force,  d'un  brave  père  qui  a  eu  la 
joie  de  vivre  assez  longtemps  poui-  être  fier  de  son  fils  et  du 
chemin  qu'il  avait  fait  depuis  l'école  primaire  du  village,  ami, 
grand  ami,  des  choses  et  des  bêtes  de  la  campagne,  M.  François 
Fabié  est  un  poète  rustique,  dans  toute  la  valeur,  dans  toute  la 
beauté  du  terme.  Un  bon  juge  —  et  un  bon  confrère,  — 
M.  François  Coppée,  a  pu  écrire  de  lui  :  «  Ce  que  fut  Brizeux 
pour  la  Bretagne,  ce  qu'est  André  Theuriet  pour  la  Lorraine, 
François  Fabié  \e  sera  pour  son  cher  Rouergue.  » 

Cette  tendresse  pour  la  terre  natale,  qui  remonte  à  Ulysse, 
et  que  notre  Du  Bellay  a  chantée  : 


Quand  reverrai-je,  hélas!  de  mon  petit  village 
Fumer  la  cheminée?.... 


54  LES  POÈTES 

est  une  bonne  inspiratrice  des  poètes.  Et,  en  effet,  que  de 
motifs  d'inspiration  sincère  et  fi-anche,  que  d'heureux  prétextes 
à  la  descrii»tion  vraie,  à  l'idylle,  au  petit  ialdeau  cliamjtôtre, 
que  de  scènes  de  mœurs  ou  d'intérieur  agréables  à  peindre, 
depuis  les  souvenirs  d'enfance,  qui  sont  à  peu  près  les  mêmes 
pour  nous  tous,  (pii  cliangent  cependant  avec  l'Iiorizon  et  le 
climat,  jusqu'aux  rêveries  plus  personnidles  que  la  petite 
patrie  et  le  foyer  domestique  éveillent  en  nous!  Les  poètes  ont 
fort,  le  plus  souvent,  d'aller  à  Paris.  Ce  qu'ils  gagnent  à  l'exci- 
tation, intellectuelle  ou  cérébrale,  que  peuvent  donner  une 
capitale,  oii  la  vie  est  plus  littéraire,  et  le  stimulant  de  la  con- 
currence, ils  le  perdent  en  fraîcheur,  en  ingénuité.  La  province, 
heureusement,  est  un  large  réservoir  de  poésie.  Le  terreau 
des  villes  est  renouvelé  de  saison  en  saison  par  la  terre  neuv(> 
et  riche  qui  vient  des  différentes  contrées  du  sol  français.  Grâce 
à  quelques-uns  de  ceux  que  nous  venons  de  nommer  et  à 
d'autres  encore,  nous  aurons  eu,  dans  cette  seconde  moitié  du 
siècle,  toute  une  école  de  poètes  paysagistes  qui  font  honneur 
aux  lettres  françaises  et  bonne  figure  à  côté  de  nos  paysa- 
gistes peintres.  Un  jeune  critique,  M.  Charles  Fuster,  les  a  ras- 
semblés presque  tous  dans  un  recueil  des  Poètes  de  clocher  \ 
qui  mériterait  d'être  illustré,  pour  la  joie  des  yeux,  par  la 
collaboration  des  maîtres  du  crayon  et  du  pinceau. 

En  cherchant  un  peu  le  voisinage  des  provinces,  mention- 
nons, après  M.  François  Fabié,  un  Franc-Comtois,  M.  Frédéric 
Bataille,  d'abord  instituteur  de  village,  aujourd'hui  professeur 
au  lycée  Michelet.  Outre  plusieurs  volumes  de  vers,  Premières 
rimes  (1875),  Une  Ji/re  (1883),  le  Clavier  d'or,  sonnets  (1884), 
M.  Frédéric  Bataille  s'est  exercé  avec  succès  dans  un  genre 
modeste  dont  ne  peuvent  soui'ire  que  des  esprits  légers  :  la 
poésie  éducatrice  et  pédagogique.  Il  a  osé  écrire  des  Fables, 
après  La  Fontaine  (il  n'est  pas  le  seul  :  M.  Babès,  à  Tulle, 
M.  Léon  Biffard,  à  Mantes,  et  bien  d'autres,  sans  doute,  l'ont 
lente);  le  Bonhomme  eût  aimé  sa  bonhomie. 

Un  autre  Franc-Comtois,  M.  Charles  Grandmougin,  a  chanté 
aussi  sa  province  dans   un  joli   livre,  les  Siestes,  plein   d'une 

1.  Paris,  Fischl)a(lier. 


LES  POETES  55 

saveur  agreste  et  locale.  Il  ne  s'est  pas  enfermé  dans  sa 
région,  ni  dans  son  premier  genre;  il  est  l'auteur  de  poèmes 
dramatiques,  Oiyhée,  Caïn,  Prométhée,  où  le  drame  contient  un 
symhole,  et  de  poèmes  religieux  que  la  musique  soutient  et 
accompagne,  mais  ({ui,  chose  rare,  nont  pas  besoin  d'elle  pour 
valoir  quelque  chose  :  la  lectur<^  même  leur  est  meilleure  que 
l'audition. 

Le  voisin  de  ces  deux  Francs-Comtois,  M.  Gabriel  Vicaire, 
est  Bressan  d'origine.  Son  premier  volume,  les  Emaux  bres- 
sans (1884),  a  bien  la  couleur  et  la  saveur  de  ce  petit  coin  de 
France  qui  a  gardé  entre  tous,  jusque  dans  le  costume  de  ses 
paysannes  aux  chapeaux  }dats,  garnis  de  (b'ntelles  noires,  et 
aux  grands  colliers,  les  aspects  elles  usages  d'autrefois.  Et  il  n'y 
a  rien  ici  du  j'olldorisme  un  peu  artificiel  de  certains  poètes  qui 
cultivent,  qui  exploitent  les  paysanneries.  Les  vieilles  mœurs, 
comme,  d'autre  part,  les  vieilles  chansons  et  les  vieux  «  miracles  » , 
reliques  d'un  passé  aboli,  parlent  réellement  à  l'àme  de  M.  Gabriel 
Vicaire.  Sa  naïveté  n'est  pas  contrefaite,  même  quand  il  y 
ajoute  un  ]ieu  de  toilette  et  un  peu  d'art,  pour  la  rendre  plus 
pimpante,  plus  attifée;  ses  imitations  de  chansons  populaires 
ont  gardé  l'air  d'autrefois,  comme  un  ruisseau,  détourné  d'une 
prairie  dans  un  jardin,  conserve  sa  fraîcheur  et  sa  limjddité.  II 
met  en  bouquet  des  fleurs  naturelles  qui  ne  sont  pas  des  fleurs 
en  papier  peint  :  la  couleur  n'en  tombe  pas  et  elles  sont  encore 
parfumées.  Il  est,  avec  cela,  un  joli  trousseur  de  couplets,  de 
rimes  agiles,  où  le  refrain  sautille  de  strophe  en  strophe,  comme 
de  branche  en  branche  un  oiseau  léger. 

EN   RÊVE 

Vous  me  demandez  qui  je  vois  en  rêve? 
Et  gai,  c'est  vraiment  la  fille  du  roi; 
Elle  ne  veut  pas  d'autre  ami  que  moi. 
Partons,  joli  cœur,  la  lune  se  lève. 

Sa  robe  qui  traîne  est  en  satin  blanc, 
Son  peigne  est  d'argent  et  de  pierreries; 
La  lune  se  lève  au  ras  des  prairies  : 
Partons,  joli  cœur,  je  suis  ton  galant. 

Un  grand  manteau  d'or  couvre  ses  épaules  : 
Et  moi  dont  la  veste  est  de  vieux  coutil! 
Partons,  joli  cœur,  pour  le  Bois  Gentil  : 
La  lune  se  lève  au-dessus  des  saules. 


:i6  I^KS    I>(IKTKS 

Comme  un  enfant  jonc  avec  un  oiseau. 
Elle  lient  ma  vie  entre  ses  mains  blanches. 
La  lune  se  lève  au  milieu  des  branches  : 
Parlons,  joli  ctcur.  et  prends  Ion  l'uscau. 

Dieu  merci,  la  chose  est  assez  prouvée  : 
Rien  ne  vaut  Tamour  pour  être  content. 
Ma  mie  est  si  belle,  et  je  l'aime  tant! 
Parlons,  joli  cœur,  la  lune  esl  levc'-e. 


Koniontons  un  peu  :  nous  voici  en  liourgogne,  avec  M.  Lucien 
Pâté.  Un  criti(|ue,  M.  P.  Stapfer,  Va  appelé  «  un  poète  (jui  voil 
la  nature  avec  les  yeux  de  Tàme  et  (jui  ne  se  contente  pas  de 
la  peindre,  mais  qui  la  sent  profondément  ».  On  ne  peint, 
en  etîet,  ou  du  moins  c'est  la  seule  peinture  qui  vaille  la  ])eine 
d'être  regardée,  que  ce  que  l'on  sent,  après  l'avoir  vu.  Le 
charme  des  vers  de  M.  Lucien  Pâté,  qui  n'en  a  pas  fait  que  de 
rustiques,  vient  de  la  franchise  pénétrante  de  ses  impressions. 

L'auteur  de  Dans  les  hrandes  (1877)  et  des  Névroses  (1883), 
M.  Maurice  RoUinat,  est  un  Berrichon,  iils  d'un  i^rand  ami  de 
George  Sand.  C'est  un  Berrichon  romantique  et  un  peu  macahre, 
qui  tient  à  la  fois  de  George  Sand  et  de  Ch.  Baudelaire,  si  dif- 
férents l'un  de  l'autre.  La  lande  berrichonne,  où  passent,  dans 
les  contes  de  nourrice  et  de  pays,  les  fées,  les  fadettes,  les  dames 
blanches;  les  superstitions  et  les  histoires  locales  —  dont  George 
Sand  a  conté  qu(dques-unes  dans  ses  Légendes  nistiqnr'S,  — ■  ont 
dû,  de  bonne  heure,  parler  à  l'imag-ination  et  agir  sur  les  nerfs 
du  poète  encore  enfant.  Il  a  senti  glisser  sur  lui  le  frisson  des 
choses  :  ses  premiers  émois,  ses  premières  frayeurs,  ont  été  ses 
[iremières  inspirations.  Plus  tard,  le  goût  du  rêve  ou  plutôt  de 
la  «  rêvasserie  »  un  peu  morose,  la  hantise  de  visions  naturelles 
ou  }U'ovoquées,  l'énervement  de  la  musi(jue,  un  peu  macabre, 
elle  aussi,  dont  il  accompagnait  ses  vers,  ont  créé  en  lui  une 
surexcitation  de  la  sensibilité,  une  inquiétude  de  l'imagination, 
frémissante  et  fébrile,  dont  il  a  entretenu  la  lièvre,  au  lieu  de 
l'apaiser.  Il  habite  volontiers  le  royaume  vague  de  l'étrange 
et  de  la  peur,  du  cauchemar  :  la  solitude,  la  nuil,  la  mort, 
obsèdent  et  harcèlent  sa  pensée.  Des  song-es  noirs,  des  clairs  de 
lune  mélancoliques,  le  cri  du  hibou,  la  voix  Cfullurale  et  triste 
des  craj)auds,  sont  les  motifs,  b^s  «  nocturnes  »,  qu'il  préfère.  Il  a 


LKS   PORTES  ■.'.: 

aussi   le    «   goût    des  larmes  «,  co   «oùt   aiiKM",  dont    riM'taines- 
ànies,  désenchantées  ou  maladives,  ne  peuvent  se  passer. 

L'(''nigme  désormais  n'a  plus  rien  à  me  taire, 
J'élrcins  le  vent  qui  passe  et  le  reflet  qui  fuit. 
Et  j'entends  chuchoter  aux  lèvres  de  la  Nuit 
I,a  révi'lation  du  gouffre  et  du  mystère. 

Je  promène  partout  où  le  sort  me  conduit 
Le  savoureux  tourment  de  mon  art  volontaire  ; 
Mon  âme  d'autrefois  qui  rampait  sur  la  terre 
Convoite  l'outre-lombe  et  s'envole  aujourd'hui. 

Mais  en  vain  je  suis  murt  à  la  tourbe  des  êtres  : 
Mon  oreille  et  mes  yeux  sont  encor  des  fenêtres 
Ouvertes  sur  leur  plainte  et  leur  confusion; 

Et  dans  l'affreux  ravin  des  deuils  et  des  alarmes, 

Mon  esprit  résigné,  plein  de  compassion. 

Flotte  au  gré  des  malheurs,  sur  des  ruisseaux  de  larmes. 

L'heureuse  Provence  et  le  clair  soleil  vont  nous  égayer.  L'au- 
teur des  Poèmes  de  Provence  (1874),  de  la  Chanson  de  V En- 
fant (1873),  de  Miette  et  Noré  (1880),  M.  Jean  Aicard,  a  beau- 
coup chanté,  à  toute  heure  et  à  tout  venant,  comme  la  cigale. 
Son  talent,  merveilleusement  facile,  abondant  et  souple,  s'est 
essavé  dans  tous  les  irenres  et  n'a  échoué  dans  aucun.  Ceux  où 
il  a  le  mieux  réussi  étaient  nécessairement  ceux  qui  conve- 
naient le  mieux  à  sa  nature,  dont  la  tendresse  est  le  fond,  dont 
un  lyrisme  —  qui  ne  paraît  exalté  qu'à  la  platitude  et  à  la  froi- 
deur —  est  la  forme  ordinaire  et  ingénue.  Jean  Aicard  aime 
son  pays,  parce  qu'il  a  b(>soin  de  chaleur  et  de  lumière,  comme 
les  oiseaux  et  les  oliviers  frileux  de  sa  chère  Provence.  11  aime 
la  mer,  bleue  et  sonore,  parce  qu'il  s'est  promené  sur  ses  rivages 
et  que  «  le  ruisseau  de  la  rue  du  Bac  »  n'a  rien  pour  lui  qui 
rappelle  la  Méditerranée.  11  aime  l'enfant,  parce  que  l'enfant  est 
bon,  naïf  et  simple,  que  son  sourire,  lorsqu'il  est  joyeux,  est 
encore  un  rayon  de  soleil,  et  que  sa  souffrance,  lorsqu'il  est 
triste,  est  une  des  ombres  de  la  terre. 

Son  beau  poème  de  Miette  et  Noré,  avec  le  tambourin  et  le 
galoubet  de  ses  prologues,  ne  doit  rien  à  Mistral  —  car  Miette 
n'est  pas  Mireille  —  ni  à  Théocrite.  Le  poète  a  connu  Miette  et 
Noré;  il  a  raconté  leur  histoire  dans  une  long-ue  idylle,  descrip- 
tive et  dramatique,  dont  tout,  depuis  le  fond  jusqu'au  détail,  lui 


58  Ll-:^    IMIKTHS 

a  été  foiii-iii  par  son  ])ays  même.  L'imagination  toujours  prête, 
riinenlion  légère,  la  poésie  ag-ile  de  Jean  Aicard  se  prêtent  à 
tous  les  sujets,  à  tous  les  tons,  et  à  tous  les  mètres;  son  vers, 
chnolant  et  coloré,  n'a  pas  peur  de  courir  avec  une  négligence, 
sans  trop  d'al)andon,  qui  est  une  grâce  de  plus.  Il  s'élève  d'ail- 
leurs, quand  il  le  faut,  il  pi-end  un  son  plus  plein  et  })lus  grave, 
à  mesuie  que  monte  vers  des  sommets  plus  hauts  —  l'Evangile, 
la  prière,  la  méditation,  la  croyance  en  Dieu  et  en  rilomme  (il 
nous  serait  facile  de  le  prouver  par  des  citations)  —  la  rêverie 
du  lion  poète. 

Les  œuvres  très  diverses  de  Jean  Aicard,  que  nous  n'avons 
pas  hesoin  d'énumérer,  montrent  toutes  une  face  nouvelle  de 
son  talent  |)oétiqu(',  qui  ne  s'est  pas  épuisé  en  se  ])rodiguant.  Il 
est  de  ceux  dont  on  jieut  dire  que  la  poésie  a  été  pour  eux  non 
seulement  l'emploi  d'une  faculté,  mais  un  per|>étuel  don  d'eux- 
mêmes,  et  comme  une  fonction  généreuse  do  la  vie.  Il  a  cru  — 
il  croit  toujours  —  qu'on  [)Ouvait,  qu'on  devait  former  et 
ennoldir  l'àme  de  l'enfant  et  celle  du  peuple  par  la  poésie;  que 
le  poète,  tel  qu'il  le  conçoit,  devait  compte  à  l'Art  de  son  loisir 
et  compte  de  son  art  à  ses  contemporains;  qu'il  avait  à  faire 
passer  en  eux,  par  le  courant  de  ses  poèmes,  ce  qu'il  portait,  ce 
qu'il  sentait  de  meilleur  en  lui.  Ne  fût-ce  que  pour  cette  manière 
de  comprendre  et  de  cultiver  la  poésie,  de  définir  et  il'accepter 
la  mission  sociale  du  poète,  Jean  Aicard  peut  être  content  de 
l'œuvre  jioétique  qu'il  laissera. 

Rentrons  à  Paris.  M.  Jacques  Normand,  est  un  poète  pari- 
sien, très  parisien.  Ses  fantaisies  —  on  ne  doit  pas  dire  ses 
monologues,  —  les  Ecrevisses,  le  Chapeau,  ont  été  tout  de 
suite  populaires  dans  le  monde  où  l'on  s'ennuie  quelquefois  et 
où  l'on  a  besoin  de  distractions;  dans  tous  les  mondes  où  la 
])oésie  spirituelle  est  une  des  formes  les  |)lus  fines  de  l'amu- 
sement. Ses  Moineaux  francs  (1887)  sont  des  moineaux  de 
Paris,  du  parc  Monceau,  des  Champs...  Elysées  et  du  bois...  de 
JJoulogne.  Sa  Muse  qui  trotte,  sur  le  macadam,  n'est  pas  tout 
à  fait  un  Irottin;  c'est  une  Parisienne  :  on  le  voit  à  sa  bottine  — 
et  à  son  |iied.  Et  voyez  comme  les  carrières,  même  poétiques, 
déi)endent  encore  plus  de  la  vocation  el  des  circonstances  que 
du  milieu!  M.  J.-M.  de  Heredia,  l'auteur  des  Trophées,  a  passé 


LES  POETES  o9 

|ini"  l'Ecole  des  chartes;  le  poète  des  fameuses  Ëcrevisses  a  passé 
par  la  même  école.  Quel  abîme  entre  les  Ëcrevisses  et  les  Tro- 
pJiéesl  II  ne  faudrait  pas  juger  M.  Jacques  Normand  tout  entier 
sur  ces  pièces  légères,  bien  que  la  dose  et  le  grain  de  l'esprit 
(|u"il  y  a  semé  ne  soient  pas  à  la  portée  du  premier  A'enu.  Son 
bagage,  comme  on  dit,  est  pins  lourd.  Et  puis  la  poésie  ne  se 
pèse  pas  :  de  petits  chefs-d'œuvre,  dans  un  petit  genre,  peuvent 
suffire  à  l'ambition  d'an  lettré  de  beaucoup  d'esprit. 

M.  Emile  Blémont  a  beau  aller  en  Italie,  et  même  en  Chine  : 
son  élégance  et  sa  grâce  sont  toutes  parisiennes. 

M.  Emile  Bergerat  est  Parisien  de  naissance.  Chroniqueur 
brillant,  dramaturge  applaudi  ou  discuté,  il  n'a  donné  qu'une 
part  de  son  temps  à  la  poésie.  Ses  Poèmes  de  la  f/uerre,  recueil 
de  pièces  patriotiques,  composées  pendant  le  siège  de  Paris  et 
récitées  à  la  Comédie-Française,  ont  eu  leur  moment  de  vogue 
et  méritent  de  ne  pas  être  oubliés. 

M.  Paul  Déroulède  a  été  chez  nous,  pour  ainsi  dire,  le 
poète  professionnel  du  patriotisme  qui  a  soutîert  de  la  défaite, 
qui  l'a  vue  et  qui  ne  veut  pas  désespérer.  Les  Chants  du 
soldat  (4872),  les  Nouveaux  Chants  du  soldat  (1875),  les  Marches 
et  Sonneries  (4881)  sont  de  la  bonne  musique  de  régiment, 
comme  les  peuples  vaincus  ont  peut-être  le  devoir  d'en  entendre. 
Il  faut  l'entendre,  il  faut  l'aimer,  comme  ces  pas  redoublés  qui 
entraînent  la  colonne  et  accélèrent  la  marche,  comme  la  son- 
nerie au  drapeau,  pour  tout  ce  qu'elle  a  de  patriotique  et  de 
généreux.  Nos  voisins  les  Allemands  admirent  beaucoup  leur 
Kœrner,  dont  le  lyrisme,  un  peu  échauffé,  ressemble  à  celui  de 
M.  Paul  Déroulède.  L'auteur  des  Chants  du  soldat  a  ranimé 
chez  nous,  au  lendemain  de  la  grande  épreuve,  cet  esprit  mili- 
taire dont  aucune  nation  ne  peut  encore  se  passer'.  Le  chicaner, 
en  puriste,  sur  quelques  incorrections,  sur  quelques  défaillances 
de  style,  sur  deux  ou  trois  fauss('S  notes  de  son  clairon,  serait 
excessif  et  hors  de  propos  :  il  vaut  mieux  regarder  à  la  cocarde 
qu'au  détail  de  ses  [toésies.  Il  serait,  du  reste,  puéril  de  nier 
leur  vogue  prodigieuse  et  leur  influence.  Depuis  les  Chansons  de 

1.  Le  patriotisme,  militaire  ou  civiL  l'amour  pieux  de  la  Frauce  vaincue,  la 
foi  dans  son  relèvement  et  dans  son  avenir  ont  inspiré  des  vers  pleins  d'émoliou 
à  deux  autres  poètes,  lauréats  de  l'Académie  française  :  MM.  Stéphen  Liégeard 
et  le  vicomte  de  Borelli. 


00  LKS    IMIKTKS 

B»''rain:('i'.  il  n'v  a  j»as  eu  chez  nous  de  petits  [loèines  [dus  popu- 
laires que  ceux-là.  On  peut  raisonner  sur  le  goût  des  masses;  il 
(^st  inutile  de  discuter  sur  leui-s  émotions,  puisqu'elles  sont  irré- 
sistibles. 

Bien  qu'il  soit  fils  de  soldat  et  qu'il  ait  servi  à  l'armée  de  l'Esf 
pendant  la  guerre,  M.  Jean  Richepin  (né  en  18i9)  n'est  pas  un 
cocardier;  c'est  un  Touranien,  un  Touranien  de  Paris.  Elève  de 
IKcole  norjnale,  dont  il  avait  brillamment  passé  la  porte,  mais 
dont  il  n'aimait  j>as  les  murs  —  et  la  grille,  —  il  s'en  évada  au 
bout  de  (]vux  ans  pour  se  jeter  à  corps  ]»erdu  dans  la  mêlée 
littéraire.  11  y  débuta  par  un  scandale  —  au  })oint  de  vue  de  la 
censure,  de  la  bourgeoisie  et  de  la  magistrature,  —  la  Chansoit 
des  Gueux  (1876),  et  par  une  condamnation.  Il  avait  trop  de 
talent  pour  être  acquitté.  Sa  Chanson  des  Gueux,  imagée, 
sonore,  franche  et  crue,  est  une  exaltation  lyricjue  de  la  Bohême, 
et  non  pas  seulement  de  celle  de  Miirger,  des  «  buveurs  d'eau  », 
mais  de  la  Cour  des  Miracles  presque  tout  entière,  chemineaux 
t'I  truands,  loqueteux,  marmiteux,  traîne-savates,  des  gueux 
"les  (diamps,  des  gueux  des  villes,  des  pauvres  gens,  des  bonnes 
gens,  qui  n'ont  pas  le  moyen  d'être  riches. 

Les  Caresses,  c'est  le  triomphe  de  la  chair  épanouie,  le 
plaisir  d'aimer,  d'un  amour  qui  n'a  rien  de  platonique,  «  avec 
tout  soi-même  »,  disait  déjà  Molière,  la  joie  et  les  cris  de  la 
bête  humaine.  Nous  voilà  bien  loin,  aux  antipodes,  du  pétrar- 
quisnie,  de  l'élégie  lamartinienne,  de  la  galanterie  ou  même  du 
libertinage  des  Parnassiens,  bref,  des  délicatesses  du  sentiment. 
La  fougue  et  le  tempérament  de  M.  Jean  Richepin,  ses  ardeurs 
d'amoureux  et  ses  hardiesses  de  coloriste  l'emportent  quelque- 
fois au  delà  même  des  limites  oii  la  peinture  cesse  d'être  franche 
pour  être  brutale.  Notons  cependant  (|ue  cette  brutalité  qu'on 
lui  rei)roche  a  souvent  des  tendresses  et  des  douceurs  inatten- 
dues. 

Les  JHasp/ièmes  sont  une  autre  explosion  de  son  matérialisme 
militant  et  passionné.  Le  déisme  mitigé  de  Voltaire  et  des 
Encyclopédistes  ou  même  l'athéisme  placide  ne  lui  suffisent  pas. 
Il  reprend  contre  les  dieux,  contre  Dieu,  en  les  exagérant 
•  ■ncore,  les  brûlantes  invectives  du  grand  Lucrèce;  il  s'insurge, 
en  ]»hilosoi)he  irrité,  en  poète  affranchi  qui  ne  voit,  qui  ne  veut 


LES   l>nKTH8  61 

voir  autour  île  lui  que  le  jeu  éternel  des  forces  de  la  Nature  el 
<]e  la  Fatalité,  contre  l'idée  de  la  Providence.  Nouveau  scandale, 
et  qui  ne  paraît  pas  déplair,'  autrement  à  ce  «  blasphémateur  » 
que  les  vieilles  croyances  n'émeuvent  plus,  mais  qui  aurait  pu 
tout  de  même  les  respecter  davantai^e  ou  les  injurier  un  peu 
moins!  Nouveaux  cris  d'indignation,  poussés  cette  fois  par  les 
âmes  religieuses,  contre  cette  poésie  truculente  qui  levait  le 
poing  vers  le  ciel,  si  insolemment. 

Son  poème  de  la  Mer  ne  prête  plus  aux  mêmes  critiques.  La 
vie  de  la  mer,  inquiète  ou  a|>aisée,  ses  sourires  et  ses  orag'es; 
la  vie  des  matelots  toujours  charmés  par  la  grande  sirène,  qui 
les  tente,  (|ui  les  berce  et  qui  les  noie,  leurs  voyages,  leurs 
aventures,  leurs  chansons  et  leurs  «  bordées  »  :  M.  Jean 
Richepin,  historien  exact,  «  mathurin  »  très  renseigné,  peintre 
éclatant,  veut  tout  dire  et  tout  peindre.  Le  mouvement  et  la 
couleur  abondent,  jusqu'à  In  profusion,  dans  ses  poèmes.  Joi- 
gnons à  cela  que  M.  Jean  Uicliepin,  maître  ouvrier  en  langue 
française,  ])Our  (jui  l'art  et  le  métier  des  Aers  n'ont  plus  de 
secrets,  normalien  et  lettré,  qui  a  beaucoup  lu,  beaucoup 
retenu,  et  qui,  à  la  manière  classique  (de  Ronsard  à  Ghénier), 
prouve  ses  lectures  par  ses  emjtrunts  ou  ses  Irailuctions,  est 
un  manieur  de  mots,  un  trouveur  d'images  et  d'harmonies,  un 
créateur  de  rythmes,  comme  il  y  en  a  fort  peu  et  au  Parnasse 
et  dans  toute  notre  littérature.  Laissons  de  côté  ses  défauts, 
une  fois  reconnus  et,  si  l'on  veut,  condamnés,  ses  audaces,  son 
exubérance,  son  tapage,  ses  crudités,  son  cynisme....  tout  ce 
que  l'on  peut  dire  contre  lui  de  sévère  ou  de  désobligeant.  C'est 
un  régal  pour  les  yeux  et  pour  l'oreille  que  cette  langue  drue, 
copieuse,  savoureuse  et  chantante.  Si  rhétorique  il  y  a,  comme 
le  veulent  certains  critiques,  dont  la  délicatesse  est  peut-être 
une  infirmité  ou  la  tempérance  un  régime,  personne,  depuis 
Victor  Hugo,  n'a  joué  d'une  rhétorique,  c'est-à-dire  d'une  puis- 
sance d'assembler  les  mots  et  les  sons  plus  magistrale,  n'a  eu 
plus  de  cordes  à  sa  lyre  et  plus  de  notes  dans  la  voix,  n'a 
montré  une  virtuosité  plus  souple  et  plus  exercée,  n'a  eu  à  son 
service  (sans  parler  ici  de  son  théâtre  en  vers)  des  ressources 
d'invention  et  d'expression  plus  étendues. 

Un    de    ses    contemporains    à    l'Ecole    normale,    M.    Ernest 


G2  LES    POKTKS 

Du|»uv,  aujounriiui  inspecteur  général  Je  l'Université,  n'a 
donné,  jusqu'à  présent,  qu'un  poème  :  les  Parques,  couronné 
jtar  l'Académio  française,  oii  il  y  a  de  très  beaux  vers  philoso- 
phiques, pleins  de  [mreté,  de  couleur  et  d'harmonie.  Ses  amis 
ne  doutent  pas  qu'il  n'ait  en  portefeuille  bien  d'autres  vers,  que 
sa  modestie  hésite  à  publier;  ils  espèrent  le  décider  à  cette 
|>ublication  qui  permettrait  au  grand  puldic  de  le  mieux  con- 
naître. 

L'auteur  d'un  volume  de  sonnets  :  ^l  f  Amie  perdue,  où  il  v 
en  a  plusieurs  de  beaux  et  de  tristes,  M.  Auguste  Angellier, 
mériterait  autre  chose  que  cette  trop  courte  indication.  Ses 
vers  parlent  pour  lui,  comme  ceux  d'un  autre  poète,  M.  Emile 
Trolliet,  l'auteur  de  la  Vie  silencieuse ,  les  Tendresses  et  les 
Cultes,  —  et  c'est  le  meilleur  de  tous  les  éloges,  parce  que  c'est 
la  ])lus  sûre  de  toutes  les  garanties. 


Après  le  Parnasse.  —  A  mesure  que  nous  approchons 
davantage  de  l'époque  tout  à  fait  contemporaine,  le  nombre 
des  poètes  ne  diminue  pas,  au  contraire;  le  choix  entre  les 
œuvres  devient  plus  embarrassant  et  le  jugement,  par  suite, 
plus  incertain. 

Avant  d'être  un  essayist  et  un  romancier  célèbre,  M.  Paul 
lîourget  (né  en  1852),  encore  très  jeune,  a  noué  des  amitiés  et  a 
l'ait  ses  débuts  littéraires  autour  du  Parnasse.  Il  appartenait  alors 
à  un  petit  cénacle  joyeux,  formé  par  des  jeunes  gens  comme 
lui,  MM.  Jean  Richepin,  Maurice  Bouchor,  Raoul  Ponchon,  et 
quelques  autres,  dont  il  devait  se  séparer  un  peu  plus  tard  pour 
aller  du  côté  de  l'Académie.  Son  premier  volume  (18"5)  porte 
ce  titre  expressif  :  la  Vie  inquiète.  L'analyste  des  Essais  de 
/isi/i-liologie  contemporaine,  le  romancier  moraliste  (pii  a  publié 
depuis  tant  d'études  intéressantes  sur  les  âmes  de  notre  temps, 
s'annoncent  et  se  révèlent  déjà  dans  ces  premiers  vers. 

Deux  autres  recueils,  Edel  (1878)  et  les  Aveux  (1882),  achè- 
vent l'ccuvre  poétique  de  M.  Paul  Bourget.  Cette  poésie  est 
délicate,  subtile  et  raffinée.  L'amour  y  est  moins  une  passion 
du   cœur  envahi   ou   de  la  chair   frémissante   qu'une  sorte  de 


LES   POETES  63 

mysticisme  sentimental,  une  vague  incjuiétude  de  Tàme  trou- 
blée, craintive,  méfiante,  qui  voudrait  et  qui  n'ose  pas  aimer. 
Aux  inquiétudes  du  sentiment  viennent  s'ajouter,  pour  rendre 
cette  àme  plus  triste,  les  soucis  intellectuels,  les  inquiétudes  de 
la  pensée  ou  du  rêve.  Ce  jeune  poète  que  l'action  n'attire  pas, 
qu'elle  effraie,  au  contraire,  qu'elle  décourage,  et  qui  sait,  sans 
avoir  déjà  beaucoup  vécu,  combien  l'Homme  est  frêle  devant 
les  choses,  est  tourmenté  par  cette  impuissance  de  l'Homme, 
condamné  à  une  destinée  chétive,  en  face  de  la  Nature  et  de 
l'Infini.  Aussi  bien  dans  sa  vie  intérieure,  qui  ne  lui  donne  ni 
la  joie,  ni  la  paix,  que  dans  ce  qu'il  entrevoit  de  la  vie  des 
autres,  il  soutire  du  mal  de  l'analyse.  C'est  un  petit-fils  de 
René;  et  de  même  que  les  derniers  venus  d'une  lignée  aristo- 
cratique remplacent  la  vigueur  des  aïeux  par  une  distinction 
qui  prouve  encore  la  race,  mais  amincie  et  affinée,  ce  dernier 
rejeton  d'une  vieille  souche  littéraire  a  quelque  chose  de  la 
mièvrerie,  fragile  et  nerveuse,  des  héritiers  de  grande  famille  : 
son  charme  élégant  est  la  dernière  grâce  d'une  génération,  un 
peu  fatiguée,  et  qui  va  finir.  Le  poids  du  siècle,  celui  de  ses 
lectures  et  de  ses  réfiexions,  pèsent  sur  lui.  La  critique  et  le 
roman  se  prêteront  mieux  que  la  |ioésie,  dont  les  émotions 
veulent  être  plus  naïves  et  plus  fortes,  à  satisfaire  et  à  exprimer 
les  inquiétudes  de  ce  chercheur  de  problèmes  douloureux,  de 
ce  liseur  d'àmes  mélancoliques. 

Si  les  premiers  et  les  derniers  vers  de  M.  Paul  Bourget  sont 
d'un  psychologue,  qui  ouvre  sa  voie,  les  poésies  de  M.  Jules 
Lemaître  (né  en  1853),  les  Médaillons  (1880),  les  Petites  Orien- 
tales (1882),  sont  des  poésies  de  critique  qui  a  trop  d'esprit  pour 
se  contenter  d'être  un  })oète,  trop  de  curiosité  pour  s'enfermer  en 
lui-même,  trop  de  malice  pour  être  ingénu,  inhabile  à  d'autres 
emplois  que  celui  de  [)rêtre  caché  des  douces  Muses  et  inattentif 
à  ses  contemporains.  xVinsi  que  Sainte-Beuve,  Jules  Lemaître 
a  commencé  par  la  poésie;  il  lui  a  gardé  un  culte  secret,  mais, 
comme  il  savait  tout  faire  et  qu'il  a  réussi  en  tout,  la  critique, 
littéraire  et  dramatique,  le  conte,  le  théâtre  ,  l'action  même, 
agressive  au  besoin  et  militante,  l'ont  distrait. 

Le  premier  livre  de  vers  de  M.  Maurice  Bouclior  (né  en  1855), 
les  Chansons  joyeuses,  date  de  1874;  son  dernier,  traduction  de  /(/ 


(',4  LK^^   l>(lh:TKS 

Chanson  de  Roland,  de  cette  année  même  (1899).  Dans  cet  inter- 
valle occupé  par  les  Symboles  (1888),  les  Nouveaux  Symboles 
et  les  marionnettes  ex(|uises  du  Théâtre  de  la  rue  Yivienne, 
quel  changement  s'est  produit,  quelle  conversion  s'est  opérée 
<'hez  le  poète!  Après  les  Chansons  joyeuses  et  le  Fans/  moderne. 
|iremière  expansion  d'une  jeunesse  pleine  de  sève,  le  poète  a 
uiùri.  Sa  pensée  devenue  plus  sérieuse,  plus  relij^ieuse  aussi  — 
l'un  ne  va  pas  sans  l'autre,  —  a  senti,  a  compris,  comme  nous  le 
disions  plus  haut  à  propos  de  M.  Ch.  de  Pomairols  et  de  M.  Jean 
Aicard,  que  la  poésie,  si  elle  voulait  être  vraiment  vivante, 
digne  d'être  entendue  et  utile,  avait  d'abord  à  être  autre  chose 
qu'un  art  brillant  et  un  exercice  de  pure  virtuosité;  que  le 
poète,  dans  une  société  comme  la  notre  oîi  chacun  a  la  tâche 
d'aider  autrui,  devait  compte  à  ses  contemporains,  à  ses  sem- 
blables, des  dons  qu'il  a  reçus.  Les  Symboles  sont  une  histoii'e 
religieuse  des  croyances  successives  de  l'humanité.  La  piété 
instruite  de  M.  Maurice  Bouchor  s'est  plu  à  parcourir  les  tem- 
ples déserts  et  à  relever  les  dieux  déchus.  C'est  là  peut-être 
<|u'il  a  trouvé,  au  fond  d'une  chapelle  abandonnée,  ce  dieu  sans 
nom  auquel  les  xVthéniens  avaient  dressé  un  autel  et  que  l'apôtre 
Paul  annonçait  à  l'Aréopage.  Le  souvenir  des  religions  mortes, 
ces  conductrices  de  l'ancienne  Humanité,  dans  son  pèlerinage 
sur  la  terre,  la  voix  douce  et  forte  de  l'Evangile  écouté  avec 
recueillement,  ont  incliné  de  plus  en  plus  M.  Maurice  Bouchor 
vers  une  conception  plus  large  et  ]»lus  humaine  de  l'art  et  de 
la  vie.  11  a  demandé  à  la  poésie  ce  qu'on  demandait  autrefois  à 
la  religion,  d'être  secourablc,  éducatrice,  matern(dle,  de  donner 
son  pain  blanc  aux  humbles,  aux  deshérités;  d'aider  le  travail 
des  idées,  des  nnrurs  et  des  lois  qui  s'accomplit  ou  qui  se  pré- 
pare tous  les  jours  autour  de  nous,  en  coopérant,  elle  aussi,  à 
l'œuvre  sociale  de  rédemption,  d'assistance,  de  dilTusion  du 
iiion  et  du  beau  que  l'humanité  [pensante  et  active  d'aujour- 
d'hui poursuit  sans  relâche. 

M.  Maurice  Houchor  occu|)e  ainsi  une  |ilace  à  part,  (]U(;  notre 
reconnaissance  doit  lui  assigner,  dans  l'art  contemporain.  Il 
veut  être  «4  il  est  un  instituteur  du  peuple.  Avec  des  amis 
dévoués,  il  a  organisé  à  Paris  et  en  pr()vin<e  des  lectures  poé- 
tiques,  des  lectures  du   soir,  très  dilTérentes  de  c(dles  qui   ont 


LES   POETES  60 

simplement  i>oiir  objet  Je  faire  briller  (b>s  vaniteux  ou  de  faire 
bâiller  des  oisifs.  Il  est  descendu  du  Parnasse  pour  se  mêler, 
«on  pas  en  flâneur,  mais  en  apôtre,  à  la  multitude;  il  a  ouvert 
aux  travailleurs,  à  l'enfant  du  pauvre  qui  sort  de  l'école  pri- 
maire, aux  ouvriers,  qui  ont  encore  trop  peu  de  bibliothèques, 
les  sources  vives  de  la  pure  fontaine  de  Gastalie.  Il  est,  à  sa 
manière,  un  bon  ouvrier  et  sa  campagne  de  poète  est  une  des 
œuvres,  des  bonnes  œuvres  de  ce  temps- ci. 

M.  Georg-es  Leygues,  l'auteur  du  Coffret  brisé  (1882)  et  de  la 
Lyre  d'airain  (1883),  est  devenu  député  comme  M.  Gustave 
Rivet,  M.  Clovis  Hugues,  M.  Couyba  (Maurice  lîouckay),  et 
■iiiême  ministre.  Gest  dommage.  Il  lui  reste  une  compensation  : 
il  peut  décorer  ceux  de  ses  anciens  confrères  qui  tiennent  à 
l'être,  et  apprécier,  <mi  connaisseur,  ceux  qui  le  mérit(»nt.  El 
in  Arcadia  er/o. 

M.  Georges  Gourdon,  l'auteur  des  Pervenches,  des  Villageoises 
et  d'un  beau  drame  en  vers,  Guillaume  d'Orange,  est  connu  de 
tous  ceux  qui  lisent.  Il  le  serait  plus  du  grand  Paris,  s'il  ne  lui 
avait  pas  préféré  sa  province,  son  loisir  et  son  repos. 

Trois  poètes,  ses  contemporains  ou  à  peu  près,  et  que  nous 
groupons,  bien  qu'ils  ne  se  ressemblent  [)as,  sinon  par  leur 
notoriété  rajtide  et  méritée,  MM.  Auguste  Dorchain,  E<lmond 
Haraucourt  et  Jean  Rameau,  sont  dignes  de  retenir  un  instant 
l'attention.  M.  Auguste  Dorchain,  le  poète  de  la  Jeunesse  pen- 
sive (1881)  et  de  Conte  d'avril,  est  lauréat  de  l'Académie  fran- 
çaise. Il  le  sera  encore,  en  attendant  mieux.  Il  se  rattache  au 
Parnasse,  à  M.  Sully  Prudhomme  surtout,  par  certaines  affinités. 
M.  Edmond  Haraucourt,  depuis  son  premier  volume  :  l'Ame 
nue  (1885),  n'a  pas  cessé  de  publier,  en  recueils  ou  sous  la 
forme  dramatique,  de  beaux  vers,  sonores  et  vigoureux.  Son 
maître  Leconte  de  Liste  a  pu  écrire  de  lui,  sans  complaisance, 
que  «  entre  tous  les  jeunes  poètes,  qui  se  sont  révélés  dans  ces 
dernières  années,  il  était  le  plus  remarquable  et  le  mieux  doué 
€omme  penseur  et  comme  artiste  ».  Ge  n'est  pas  un  compliment, 
c'est  un  suffrage.  M.  Jean  Rameau  est  le  poète  de  la  Chanson 
des  Étoiles  (1888).  La  verve,  l'éclat,  le  mouvement,  ce  que 
Théophile  Gautier  appelait  «  le  frisson  lyrique  «,  l'abondance 
joyeuse  des  images,  sont  ses  principales  qualités. 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  -J 


G6  i>i'^s  i>(ii-;ti-:s 

Moins  répandu,  plus  «liscret  cl  moins  moderne,  M.  Pierre  de 
Nolhac,  l'auteur  des  Pansages  d'Auvergne  {\'^^^),e?,i  allé  cher- 
cher en  Italie  des  souvenirs  et  des  impressions  d'art  auxquels 
il  a  donné  l'attrait  d'une  forme  toujours  délicate,  choisie  et 
rare.  Érudit,  lettré,  artiste,  on  sent  qu'il  a  vécu,  qu'il  aime  à 
vivre,  en  ami  des  h(unmes  de  la  Renaissance,  dans  la  compa- 
linie  des  chefs-d'o'uvre,  dans  un  commerce  recueilli  et  intime 
avec  la  beauté.  Il  fuit  les  chemins  suivis  }>ar  la  foule.  Sa  pro- 
fession l'attache ^à  nos  musées  nationaux,  où  il  s'entretient  avec 
les  maîtres,  et,  pour  lui-même,  pour  son  plaisir,  il  cisèle  des 
œuvres  d'orfèvrerie  poétique  qui  sont  comme  sa  vitrine  parti- 
culière oîi  les  connaisseurs  peuvent  apprécier  plus  d'une  jolie 
chose. 

Un  autre  ami,  un  autre  pèlerin  de  l'Italie,  c'est  M.  Pierre  de 
Bouchaud,  poète  lyonnais.  La  douceur  des  horizons  accou- 
tumés et  du  foyer  domestique  ne  l'inspire  pas  moins  heureu- 
sement que  «  1(»  désir  de  voir  »  et  les  découvertes  du  voyage  : 
une  àme  tendre,  ouverte,  poétique,  trouve  partout  à  se  satis- 
faire et  à  s'exprimer. 

Les  femmes  poètes.  —  Parmi  les  femmes  distinsruées 
qui  se  sont  adonnées  à  la  poésie ,  bien  que  le  nombre  des 
femmes  poètes  soit,  heureusement,  moins  considérable,  moins 
efîrayant,  que  c(dui  des  femmes  peintres,  il  faut  citer  à  part, 
tout  au  premier  rang.  M'"''  Daniel  Lesueur  (Jeanne  Loiseau), 
plusieurs  fois  couronnée  par  l'Académie  française.  Un  talent 
viril  et  fort,  avec  des  srrâces  toutes  féminines,  la  vigueur 
de  la  pensée  jointe  à  la  délicatesse  de  l'expression,  une  forme 
précise  et  robuste,  que  les  femmes  qui  écrivent  possèdent  ou 
acquièrent  si  rarement,  la  désignent  et  l'imposent  à  l'attention. 
Après  elle  on  peut  nommer  M""'  Mesureur,  M""  Noël  Bazan, 
M""'  Jean  Bertheroy,  M""'  Rosemonde  Gérard  {M""  Edmond  Ros- 
tand), d'autres  encore,  sans  doute,  mais  dont  les  noms  allong^e- 
raient  une  liste  déjà  longue,  qui  aurait  l'air  de  finir  <'n  guirlande 
de  compliments.  Au  vrai,  à  moins  de  dons  exceptionnels,  comme 
ceux  de  M"*  Daniel  Lesueur,  il  n'est  pas  très  désirable,  à  notre 
avis,  que  les  femmes  aient  l'ambition  de  gravir  la  côte,  un  peu 
escarpée,  du  Parnasse.  Pour  une  qui  cueillerait,  en  passant,  la 
fleur  de  renommée,  combien  risqueraient  de  se  déchirer  aux 


LES  POETES 


pierres  et  aux  épines  du  chemin!  Leur  vrai  royaume,  leur  fonc- 
tion véritable  est  ailleurs.  Les  femmes  sont  plutôt  faites  pour 
inspirer  ou  pour  consoler  les  poètes  que  pour  rivaliser  avec 
eux... 


Les  Jeunes,  les  Symbolistes,  les  Esthètes,  les  Déca- 
dents. —  Ces  jeunes  gens  ont  eu  deux  maîtres,  deux  princes  : 
Paul  Verlaine  et  Stéphane  Mallarmé.  Il  convient  de  parler 
d'abord  des  princes,  avant  d'en  venir  à  leurs  électeurs  et  à  leurs 
disciples. 

Paul  Verlaine  (né  en  1844),  dont  le  premier  recueil,  suivi  de 
tant  d'autres,  les  Poèmes  Saturniens,  date  de  1866,  fut  à  l'origine 
un  Parnassien,  mais  qui  s'échappa  du  Parnasse  dans  la  bohème. 
11  ressemble  au  «  povre  escholier  »  François  Villon,  son  ancêtre. 
Gomme  celle  de  Villon,  la  Aie  du  «  pauvre  Lélian  »  a  des 
parties  assez  vilaines  ;  malgré  tout,  malgré  le  cabaret,  l'hôpital 
et  le  ruisseau,  il  demeure  un  bon  poète  et  quelquefois,  à  cer- 
taines heures,  les  plus  tristes,  les  plus  noires,  mais  les  mieux 
inspirées  de  sa  lamentable  existence,  un  poète  exquis.  Com- 
ment, à  moins  d'être  insensible  et  sourd,  fermer  son  oreille  et 
son  cœur  à  cet  air  de  mandoline  plaintive  dans  la  Bonne  chan- 
son : 

La  lune  blanche  L'étang  reflète. 

Luit  dans  les  bois;  Profond  miroir, 

De  chaque  branche  La  silhouette 

Part  une  voix  Du  saule  noir 

Sous  la  ramée...  Où  le  vent  pleure... 

0  bien-aimée!  Rêvons  :  c'est  l'heure. 

Un  vaste  et  tendre 
Apaisement 
Semble  descendre 
Du  tîrmaïuent 
Que  l'astre  irise... 

C'est  l'heure  exquise. 

Ce  poète  a  eu  sa  poétique,  qui  n'est  pas  celle  d'Horace  ou  de 
Boileau,  évidemment,  qui  n'est  pas  non  plus  celle  du  Parnasse, 
contre  laquelle  Verlaine,  irrégulier  et  aventureux,  qui  voulait 


68  LES  POÈTES 

avoir  la  l>rid<'  sur  le  cou,  s'est  insurgé.  Comme  cette  poétique 
nouvelle  n'a  pas  été  sans  influence  sur  les  jeunes  gens  et 
que  ce  «  mauvais  enfant  »,  cet  enfant  perdu,  en  a  entraîné 
d'autres,  résumons-la  ici  brièvement.  — -  On  la  trouvera  dans 
un  de  ses  volumes.  Jadis  et  Naguère. 

«  De  la  musique  avant  toute  chose  »..., 

c'est  le  premier  vœu,  le  premier  conseil,  de  ce  chanteur  ami 
des  vagues  mélodies.  Tandis  que  de  brillants  disciples,  M.  le 
vicomte  de  Guerne,  par  exemple,  l'auteur  des  Siècles  morts,  qui 
mériteraient  d'être  étudiés  plus  longuement,  s'inspireront  encore 
de  Leconte  de  Liste,  en  continuant  avec  éclat  la  tradition  et 
l'œuvre  du  Parnasse,  Verlaine,  en  son  nom  et  au  nom  de  son 
école,  regimbe  contre  la  précision  technique  et  sèche.  La 
«  méprise  »  dans  le  choix  des  mots  ne  lui  déplaît  pas,  car  elle 
ferme  la  porte  au  métier  pour  laisser  entrer  la  poésie  et  la 
nuance. 

Car  nous  Voulons  la  Nuance  encor, 
Pas  la  couleur,  rien  que  la  Nuance, 
Oh!  la  Nuance  seule  fiance 
Le  rêve  au  rêve  et  la  flûte  au  cor... 

Plus  de  «  pointe  »,  de  «  pointe  assassine  »,  et  cela  veut  dire, 
pour  lui,  plus  de  travail,  plus  d'artifice,  plus  de  «  cuisine  ». 
Plus  de  «  rire  impur  »  ni  «  d'esprit  cruel  »,  plus  d'éloquence  : 

Prends  l'éloquonce  el  tords-lui  son  cou! 

IMus  de  rimes  sages,  régulières,  riches  ou  cossues,  mais  des 
rimes  folles,  imprécises,  de  vagues  et  mélodieuses  assonances, 
au  lieu  de  la  consonance  baborieuse  et  monotone. 

Oh!  qui  dira  les  torts  de  la  rime? 
Quel  enfant  sourd  ou  quel  nègre  fou 
Nous  a  l'orgé  ce  hijou  d'un  sou 
Qui  sonne  creux  et  faux  sous  la  lime? 

Il  en  )-evienl  à  la  poésie  toute  de  musi(|uo,  de  frisson,  de 
rêve,  et  ])lus  sa  définition  est  vague  et  libre,  plus  —  on  le 
comprend   —  elle  avait  chance  de  jdaire    à  des    jeunes  gens. 


LES   POETES  69 

comme  ceux  que  nous  allons  voir,   en  réaction   et  en  révolte 
contre  leurs  aînés. 

De  la  musique  encore  et  toujours! 
Que  ton  vers  soit  la  chose  envolée 
Qu'on  sent  qui  fuit  d'une  âme  en  allée 
Vers  d'autres  deux  à  d'autres  amours. 

Que  ton  vers  soit  la  bonne  aventure 
Eparse  au  vent  crispé  du  matin, 
Qui  va  fleurant  la  menthe  et  le  thym  '.... 
Et  tout  le  reste  est  littérature... 

Ces  jeunes  gens  aimèrent  tout  dans  Verlaine,  même  sa  vie  : 
ses  Fé/es  galantes,  qui  leur  rendaient  un  si  joli  coin  de  notre 
xvni"  siècle,  trop  dédaigné  par  les  Parnassiens,  rembarquement 
pour  Gythère,  l'île  heureuse,  auprès  de  laquelle  le  Parnasse  leur 
semblait  une  colline  un  peu  chauve;  sa  Bonne  Chanson,  ses  fan- 
taisies, car  ils  voulaient  courir,  eux  aussi,  la  bonne  aventure; 
ses  aveux  oii  l'impudeur  même  et  une  sorte  de  cynisme  non- 
chalant excluent  la  pose;  ses  repentirs,  ses  courtes  sagesses, 
au  lendemain  et  à  la  veille  de  ses  folies;  son  christianisme 
vague,  sa  religiosité,  qui  les  changeait  du  paganisme  suranné 
ou  du  bouddhisme  érudit  et  artificiel  des  Parnassiens;  ses  joies 
de  bon  Faune  à  toutes  les  odeurs  de  la  nature;  sa  sensualité 
sans  hypocrisie;  ses  larmes,  qui  étaient  de  vraies  larmes, 
tombées  des  yeux  d'un  enfant,  d'un  vieil  enfant... 

Stéphane  Mallarmé  (né  en  1842)%  professeur  d'anglais  et 
poète,  imprégné  d'Edgar  Poë,  comme  Baudelaire,  et  réfractaire 
à  l'esprit  gréco-latin,  qui  est,  en  somme,  demeuré  le  nôtre,  mena 
ces  jeunes  gens  que  sa  conversation  charmait  et  qui  com- 
prenaient ses  poèmes,  dans  la  Grande-Bretagne.  Il  leur  fit 
aimer  ce  brouillard  anglais,  qui  s'étend  quelquefois,  chez  nos 
voisins,  jusque  sur  la  poésie  lyrique.  Il  croyait  et  il  leur  fit 
croire  que  la  poésie,  réservée  aux  initiés,  est  interdite  aux  pro- 

1 .  Il  était  allé  faire  à  l'Auroro  sa  cour 

Parmi  le  thjm  et  la  rosée... 

(L\  Fontaine.) 

..  Nos  beaux  esprits  ont  beau  se  trémousser,  disait  Molière  en  parlant  de  La 
Fontaine,  ils  n'elTaceront  pas  le  Bonhomme.  >•  Ne  dira-t-on  pas  —  bientôt  —  ne 
dit-on  pas  déjà  :  le  bon  Verlaine  ? 

2.  Lire  sur  Stéphane  Mallarmé,  outre  VÈtude  de  M.  Henri  de  Régnier,  un  Essai 
paradoxal,  croyons-nous,  et  parfois  obscur,  mais  intéressant,  de  M.  Albert  Mockel, 
Stéphane  Mallarmé,  f/«  Héros,  Paris,  édition  du  Mercure  de  France,  1899. 


70  LES  POETES 

fanes  ;  qu'elle  n'a  pas  besoin  d'être  claire  comme  le  grand  jour; 
qu'il  lui  est  même  permis  et  avantageux  de  ne  pas  se  rendre 
tout  à  fait  intelligible,  car  on  y  peut  mettre  ainsi  ce  que  l'on 
veut. 

Paul  Verlaine  avait  recommandé  la  musique  et  la  nuance. 
La  musique,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  imprécis,  de  plus  vague- 
ment harmonieux,  en  se  contentant  de  ces  caresses  de  l'oreille, 
qui  reposent,  qui  dispensent  même  de  penser;  la  nuance,  dans 
ce  qu'elle  a  de  plus  ténu,  île  plus  fugace,  de  plus  im})alpable, 
la  brume  elle-même,  ce  brouillard  de  rêve,  où  les  idées  et  les 
mots  finissent  par  se  confondre  et  où  cette  confusion  a  un 
charme  vaporeux  qui  est  justement  l'essence  et  l'arôme  de  la 
poésie,  furent  conseillées  et  prèchées  d'exemple  par  Stéphane 
Mallarmé. 

Cet  abstracfeur  de  quintessence  poétique  plut  aux  raffinés, 
aux  alexandrins,  en  compliquant  ou  en  vaporisant  la  poésie. 
11  ne  s'aperçut  pas  qu'en  réduisant  à  l'excès  la  part  du  métier, 
le  rôle  de  la  précision  et  celui  de  la  pensée,  en  croyant  pouvoir 
se  passer  de  la  clarté  du  langage,  en  sortant  du  domaine  de 
l'intelligible,  il   mettait  cette  poésie  amorphe,  servie  à  souhait 
par    une  prosodie  invertébrée,  à  la  portée  du  premier  venu. 
Alors  toutes  les  fantaisies  et  tous  les  fantômes  entrèrent  dans 
la  poésie.  Il  y  eut  comme  une  éclipse  de  soleil  et  quelquefois 
de    sens  commun.  Tous  ceux   qui  ne  }»ouvaient  pas  se    faire 
entendre,  soit  qu'ils  n'eussent  en  réalité  rien  à  dire,  soit  qu'il 
leur  fût    difficile    de   s'exprimer,  ne  souffrirent  plus  de    leur 
aphasie;  ils  s'en  Aantèrent.  Quand  on  ne  veut  pas  se  mettre  à 
l'école,  on  en  fonde  une.  Celle-là  était  fondée   :  elle  ne  devait 
pas,  du  reste,  durer  bien  longtemps. 

Il  en  reste  cependant  quelque  chose.  Grâce  à  Paul  Verlaine, 
grâce  à  Stéphane  Mallarmé,  qui  n'ont  vraiment  gâté  que  leurs 
plus  mauvais  élèves,  la  musique  et  la  nuance  devinrent  très 
chères  à  la  jeune  poésie.  Des  recueils  intéressants,  comme  le 
Mercure  de  France,  l'Ermitage,  la  Plume,  CArl  et  la  Vie,  etc., 
ont  contribué  à  faire  naître  et  à  entretenir  chez  nous  un  mouve- 
ment poétique,  dont  il  serait  injuste  de  ne  pas  tenir  compte.  Les 
écoles,  même  outrées,  aident  l'artà  vivre,  jmisque  les  tentatives, 
même  malheureuses,  sont  des  formes  ou  des  essais  de  rajeunis- 


LES  POETES  71 

sèment.  Autre  chose  encore,  qui  n'est  pas  non  plus  à  dédaigner. 
La  rime  s'est  en  effet  assagie,  comme  le  voulait  Verlaine.  La 
prosodie,  plus  souple  et  plus  tolérante;  la  métrique,  moins 
intraitable;  la  rythmique,  plus  libre  et  plus  capricieuse,  ont 
<lonné  aux  jeunes  poètes  des  audaces  et  des  licences,  que  leurs 
^levanciers,  trop  timides  ou  trop  respectueux,  n'ont  pas  connues. 
Il  y  a  des  règles,  permanentes  et  nécessaires,  qui  ne  peuvent 
pas  passer,  qui  ne  passeront  point;  mais  quelques  règ^lements 
vieillis,  quelques  prescriptions  trop  rigoureuses  ou  trop  routi- 
nières —  de  VArt  Poétique  de  Boileau  au  Traité  de  versification 
de  Théodore  de  Banville  —  sont  tombées  en  désuétude  :  la  rime 
riche,  trop  riche,  et  la  consonne  d'appui  ne  sont  plus  guère  de 
saison;  l'hiatus  harmonieux  est  toléré  et  semble  agréable;  les 
stances,  qui  avaient  appris  à  tomber  avec  grâce  —  et  avec  mono- 
tonie, —  sont  devenues  moins  symétriques  et  ont  espacé  leurs 
révérences.  Bref,  il  est  entré  plus  d'arbitraire  et  d'imprévu  dans  la 
poésie,  oîi  il  ne  faut  jamais  que  la  technique  et  la  raison  regardent 
le  caprice,  la  fantaisie  et  l'invention  personnelle  de  trop  haut. 

Plusieurs  de  ces  jeunes  poètes  se  sont  déjà  fait  un  nom.  Il 
semble  bien  que  M.  Henri  de  Régnier,  le  poète  (ÏAréthuse  et  des 
Flûtes  d'avril  et  de  septembre,  et  M.  Albert  Samain,  l'auteur  du 
Jardin  de  f Infante  et  de  Aux  flancs  du  vase,  soient  les  chefs  du 
chœur  de  ceux  (pii  touchent  déjà  ou  vont  toucher  bientôt  à  la 
maturit(*. 

M.  Henri  de  Régnier  a  peut-être,  tout  en  restant  très  ori- 
ginal, plus  d'accointances  avec  l'antiquité  classique,  l'Anthologie, 
André  Ghénier,  et  le  Parnasse.  Quelques-unes  de  ses  poésies, 
Inscriptions  pour  les  treize  portes  de  la  ville,  par  exemple,  nous 
font  penser  à  des  bas-reliefs  de  fronton  ancien.  Mais,  et  c'est 
peut-être  l'originalité  propre  de  M.  Henri  de  Regniei"  et  de  ses 
jeunes  confrères,  au  Mercure  ou  hors  du  Mercure  (MM.  André 
Bellessort,  Eugène  Hollande,  Gabriel  Trarieux,  etc.),  tandis  que 
la  mythologie,  romantique  ou  jtarnassienne,  était  surtout  sculp- 
turale ou  colorée,  celle  de  ces  jeunes  gens  devient  symbolique. 
Ils  renouent  ainsi  la  chaîne  entre  l'art  ancien  et  la  vie  moderne; 
ils  donnent  tout  son  sens  et  toute  sa  force  au  vers  d'André 
Ghénier  : 

Sur  des  pensers  nouveaux,  faisons  des  vers  antiques. 


72  LES  POKTKS 

Le  mvtlic  «juils  roprcnnonl  et  (juils  racontent,  celui,  par 
exemple,  des  Sirènes,  leur  sert  à  interpréter  la  A'ie  présente,  ou, 
pour  mieux  dire,  la  vie  éternellement  la  même,  Féternelle^ 
illusion  de  l'être  humain,  sous  sa  forme  contemporaine. 

On  a  troj)  reproché  à  la  poésie  de  ces  jeunes  gens  d'être 
presque  toujours  une  poésie  triste.  Mais  outre  qu'on  pourrait 
adresser  le  même  reproche  au  romantisme  et  au  Parnasse,  ce 
n'est  pas  leur  faute  si  le  siècle  finit  sur  des  années  somhres.  Ils 
sont  presque  tous  venus  au  monde  à  l'approche  ou  au  lende- 
main de  l'Année  terrihle  '.  Ils  ont  assisté,  depuis,  au  spectacle 
d'une  démocratie  montante,  au  développement  d'une  société 
industrielle  et  utilitaire,  qui  considèrent  la  poésie,  comme  un 
art  et  un  objet  de  luxe,  comme  une  distraction  de  lettrés  et  de 
mandarins.  Ils  se  sont  réfugiés  dans  leur  tour  de  |)orcelaine, 
dans  leurs  livres,  dans  leurs  rêves,  et  ils  ont  regretté  le  temps 

...  où  le  ciel  sur  la  terre 
Maicliail  et  respirait  dans  un  peuple  de  Dieux. 

Les  symboles  sont  les  songes  de  l'humanité;  ils  se  sont  dis- 
traits de  leur  temps  à  interpréter  les  songes. 

Rêveur  mélancolique,  M.  Albert  Samain,  qui  est  peut-être  un 
homme  de  bureau,  se  promène  dans  le  jardin  de  ses  pensées.  Il 
a  le  sens  exquis  de  l'harmonie  et  de  la  nuance,  de  la  demi- 
teinte  :  de  l'harmonie  qui  berce  l'oreille,  jusqu'à  l'endormir; 
de  la  demi-teinte  qui  adoucit  les  rayons  violents,  la  lumière 
crue,  et  repose  les  yeux  jusqu'à  les  fermer.  La  vapeur  du  thé 
qui  monte  de  la  tasse,  le  parfum  d'une  fleur  qui  sourit  dans 
un  vase,  la  fumée  légère  d'une  cigarette,  le  murmure  de  l'eau, 
un  air  entendu  ou  retrouvé  :  il  n'en  faut  pas  plus  pour  lui 
suggérer  une  petite  pièce,  une  fantaisie  musicale,  courte  et 
charmante. 

ACCOMI'AGNEMENT 

Tremble  argenté,  tilleul,  bouleau... 
La  lune  s'effeuille  sur  l'eau... 

Comme  de  longs  cheveu.x  peignés  au  vent  du  soir, 
L'odeur  des  nuits  d'été  parfume  le  lac  noir, 
Le  grand  lac  parfumé  brille  comme  un  miioir. 

I.  ••  A  man-f  basse   •.  disait  tristement  l'uii  d'eux. 


LKS   POETES  13 

La  rame  tombe  et  se  relève, 
Ma  barque  glisse  dans  le  rêve. 

Ma  barque  glisse  dans  le  ciel 
Sur  le  lac  immatériel.... 

Des  deux  rames  que  je  balance 

L'une  est  Langueur,  l'autre  est  Silence. 

Comme  la  lune  sur  les  eaux, 
Comme  la  rame  sur  les  flots, 
Mon  âme  s'elîeuille  en  sanglots. 

Nous  voudrions  joindre  à  ces  deux  poètes  ceux  de  leurs  colla- 
borateurs principaux  au  Mercvre  de  France,  les  auteurs,  par 
exemple,  du  Calendrier  des  Poètes,  MM.  Robert  de  Souza,  Fer- 
dinand Hérold,  Francis  Jammes,  etc.;  leurs  aînés,  comme 
M.  Laurent  Tailhade,  Fauteur  du  Jardin  des  rêves,  et  M.  Jean 
Moréas,  le  poète  du  Pèlerin  passionné;  ou  leurs  cadets,  comme 
les  poètes  de  la  Conque,  recueil  aujourd'hui  disparu;  puis  ceux 
du  Quartier  Latin  ou  du  Chat  noir  et  de  «  la  Butte  sacrée  »  ; 
ceux  entîn  de  la  jeune  Université,  depuis  MM.  Pierre  Gauthiez 
et  Hejiri  Bernés  jusqu'à  MM.  A.  Le  Braz,  Ch.  Le  Goffîc, 
P.  Nebout,  A.  Tery,  H.  Bouger,  etc.,  etc.  Mais  on  ne  peut  faire 
un  petit  chapitre  d'histoire  littéraire  contemporaine  sans  laisser 
à  la  mémoire  ou  aux  rechen-hes  du  lecteur  le  soin  et  le  plaisir 
de  le  compléter. 


Les  derniers  venus.  Le  printemps  poétique.  —  C'est 
Victor  Hugo  qui  appelait  les  jeunes  poètes  «  le  printemps  de 
l'art  ».  Nous  en  avons  un  fleuri  et  abondant  en  promesses. 
Combien  de  ces  promesses  seront  tenues  ou  démenties?...  Com- 
bien de  ces  jeunes  poètes,  après  leurs  années  d'apprentissage  et 
de  noviciat,  passeront  de  la  notoriété  à  la  gloire?...  Il  ne  nous 
appartient  pas  de  prophétiser. 

Si  nous  osions  leur  donner  un  conseil,  ou  plutôt  exprimer  un 
souhait,  à  titre  d'ami,  nous  leur  souhaiterions  de  fuir  les  cénacles, 
les  petites  chapelles,  oii,  même  quand  ce  sont  les  autres  qui 
parlent,  on  entend  surtout  le  son  de  sa  propre  A'oix;  de  n'être, 
avec  résignation  ou  avec  vanité,  ni  des  décadents,  ni  des  esthètes; 
de  ne  pas  trop  médire  de  leurs  maîtres  avant  de  les  avoir  sur- 


74  LES   PdÉTES 

passés;  d'aimer  passionnément  la  clarté  française,  de  chercher 
par-dessus  tout  la  nature,  la  vérité,  la  simplicité;  de  ne  pas 
avoir  peur  du  hon  sens;  de  se  ra|»procher  de  l'âme  poimlaire, 
de  l'attirer  à  eux;  de  faire  deux  parts  de  leur  vie  :  l'une  pour 
l'action,  qui  réclame  tous  les  concours  et  qui  nous  oldige  à  sortir 
de  nous;  l'autre  pour  le  rêve,  qui  nous  invite  à  rentrer  en  nous- 
mêmes  et  pour  l'idéal,  qui  est  la  plus  noble  des  rêveries... 

Le  poète  de  lu  Maison  de  l'enfcmce,  M.  Fernand  Gregh,  a  été 
couronné  par  l'Académie  française  oii  sa  couronne  a  même 
soulevé  une  petite  émeute  :  on  lui  reprochait  certaines  libertés 
de  prosodie  que  le  Parnasse  —  à  l'Académie  —  n'admet  pas 
encore.  M.  Fernand  Gregh  n'en  a  pas  moins  été  lauréat  :  c'est 
un  signe  des  temps. 

M.  Henry  Barbusse  a  publié  un  joli  volume  :  Pleureuses, 
d'un  sentiment  délicat,  d'une  harmonie  douce  et  pénétrante,  qui 
ne  sera  pas  sans  doute  le  dernier. 

M.  André  Rivoire,  l'auteur  des  Vierges,  donne  encore  à  la 
Revue  de  Paris  des  poésies  que  l'on  commence  à  remarquer.  Il 
est  un  de  ceux  sur  lesquels  on  peut  fonder  les  espérances  les  plus 
certaines.  De  solides  études  classiques  —  ce  sont  toujours  les 
meilleures  nourrices  de  l'esprit — l'aideront  à  tout  exprimer,  même 
la  vie  moderne  et  les  nuances  compliquées  de  l'àme  d'aujour- 
d'hui, sous  cette  forme  élégante,  pure  et  châtiée,  que  les  connais- 
seurs préfèrent  et  dont  le  public  s'aperçoit.  L'essentiel  pour  les 
jeunes  poètes  est  de  savoir  échapper  aux  influences  littéraires, 
aux  caprices,  aux  modes,  et  aux  salons  de  leur  temps.  Les  meil- 
leurs, les  plus  originaux,  comme  M.  André  Rivoire  et  quelques 
autres,  concilient,  par  instinct,  la  tradition  avec  la  modernité; 
ils  se  préservent  du  modernisme  aigu  dont  la  vogue  plus  ou 
moins  tapageuse  ne  dure  pas,  ils  ont  le  souci  et  le  respect  de  la 
langue  française,  sans  être  des  puristes  trop  dégoûtés,  ni  des 
novateurs  intempérants  :  le  néologisme,  le  barbarisme,  la  pro- 
sodie polymorphe  et  déréglée,  le  vers  détraqué,  ne  les  tentent 
point  :  ils  ont  bien  raison. 

M.  Maurice  Magre,  (|ui  a  écrit  ses  premiers  vers  à  Toulouse, 
une  ville  de  poètes,  où  il  dirigeait  avec  quelques  amis  une 
jx'lite  revue,  VEfforl,  qui  ne  mentait  }»as  à  son  nom,  vient  de 
j»ublier  à  Paris  son  premier  i-ecueil  :  la  Chanson  des  hommes. 


LES  POETES  75 

11  a  d'autres  poèmes,  inédits  ou  en  préparation,  ([ui  seront 
publiés  prochainement.  Remarquons  une  fois  de  [dus,  à  ce 
propos,  qu'il  y  a  aujourd'hui  dans  nos  provinces,  dans  le  Midi 
surtout,  royaume  hruyant  et  chantant  des  Félibres\  tout  un 
mouvement  poétique  dont  l'écho  n'arrive  pas  toujours  à  Paris, 
mais  qui  est  digne  d'attention  et  de  sympathie.  Espérons  qu'une 
jeune  Revue  parisienne  récemment  fondée  sous  la  direction  de 
M.  René  Daur,  la  Revue  des  Poètes,  nous  fera  connaître  de  temps 
en  temps  les  plus  distingués  de  ces  poètes  régionaux,  en  les 
aidant  à  être  poètes,  sinon  prophètes,  ailleurs  que  dans  leur 
pays.  A  Paris  même  —  soyons  renseignés,  sans  être  indiscrets, 
—  les  maîtres  du  Parnasse  réunissent  autour  d'eux  des  admira- 
teurs et  des  disciples  ({u'ils  encouragent  :  la  confraternité  poé- 
tique n'est  pas  un  vain  mot.  M.  J.-M  de  Heredia  notamment  a 
des  samedis  où  il  rassemble  autour  de  lui  des  jeunes  gens  qui 
viennent  lui  soumettre  des  essais  et  lui  demander  des  conseils; 
ils  ne  peuvent  que  gagner  à  écouter  un  maître  comme  celui-là. 
Le  plus  sûr  et  le  plus  rare,  bien  entendu,  est  encore  de  n'imiter 
personne.  Un  jeune  poète,  M.  Charles  Guérin,  l'auteur  du  Sang 
des  crépuscules  et  de  Y  Ame  inquiète,  n'a  plus  qu'à  être  tout  à  fait 
lui-même  ! 

Un  dernier  conseil  à  ces  jeunes  gens  bien  que  notre  chapitre 
n'ait  pas  pour  objet  de  les  chapitrer.  La  présomption  est  natu- 
relle, excusable,  et  peut-être  nécessaire  chez  la  jeunesse  :  elle 
est  assez  souvent  le  signe  de  la  force  et  une  sorte  d'insolence 
juvénile  du  talent;  mais  il  ne  faut  pas  être  trop  présomptueux. 
Si  poète  que  l'on  soit,  il  faut  au  contraire  se  méfier  de  l'admi- 
ration complaisante  de  soi-même  et  de  l'admiration  mutuelle 
qui  flatte  la  vanité  par  l'échange,  sincère  ou  intéressé,  des  com- 
pliments. 

Soyez-vous  à  vous-même  un  sévère  critique, 
disait  Boileau.  Il  disait  encore  : 

Aimez  qu'on  vous  conseille  et  non  pas  qu'on  vous  loue. 

Ces   deux   axiomes    incommodes,    mais    si  raisonnables,    sont 
toujours  de  saison.  Ce  n'est  pas  le  talent  qui  manque  à  notre 

1.  S'adresser,  pour  des  renseignements  plus  étendus,  à  M.  Paul  Mariétoii, 
ilirecteur  de  la  Revue  fdibréenne  et  ■■  chancelier  »  du  FéliltriRe. 


76  I.HS    l>(»KTI-:S 

jeunesse  |t()élique;  c'est  quelquefois  la  modestie  el  la  patience. 
Pressée  d'an'iver,  de  se  produire,  de  s(>  taire  (•(•riiiaître.  elle 
court  au  succès  par  des  voies  qui  ne  sont  pas  toujours  les  meil- 
leures; (die  cherche  à  forcer  ralteiition;  elle  exag-ère  et  elle 
élarfjit  trop  volontiers  la  distance  qui  sépare  un  poète  d'un 
hourgeois;  elle  a  soif  de  |)uhlicité  et  ne  recule  pas  devant  la 
réclame.  Le  poteau  d'annonces  de  la  réclame  n'est  pas  un  arhre 
du  Parnasse;  c'est  un  bois  stérile  auquel  s'accroche  et  finit  par 
se  j)endre  l'amour-propre  exas|)éré.  La  poésie  est  œuvre  sereine 
de  recueillement.  Si  vous  voulez  que  les  Muses  viennent  vous 
visiter  dans  votre  solitude,  préparez-leur  un  asile  de  paix  et  de 
travail  où  rien  ne  les  dérangera.  La  chambre  du  poète  et  l'atelier 
du  peintre  sont  des  demeures  tranquilles  avec,  à  l'entour,  un 
bois  sacré.  Puisque  nos  jeunes  poètes  aiment  les  symboles,  que 
la  belle  fresque  de  Puvis  de  ('havannes  soit  toujours  présente 
devant  leurs  veux! 


La  poésie  française  à  l'étranger.  —  C'est  un  devoir 
«l'hospitalité  que  de  nommer  et  de  croup(M'  ici  les  poètes  de 
l'étranger  (pii  ont  écrit  en  langue  française. 

On  parle  toujours  français  au  Canada,  où  vivent  tant  de  sou- 
venirs de  notre  pays.  M.  Louis  Fréchette,  poète  canadien,  a 
publié  Mei<  Loisirs  (1863),  la  Voix  d'un  exilé  (1867),  Péle- 
mèle  (1877).  Deux  volumes  de  vers,  les  Fleurs  boréales  et  les 
Oiseaux  de  neige,  ont  été  couronnés  par  l'Académie  française. 
Il  a  dit  (ju(dque  |»art  : 

...  Sur  ces  bords  inconnus  pour  le  reste  du  monde, 
Sur  ces  flots  que  jamais  n'a  pollués  la  sonde. 
Sur  ces  parages  pleins  d'une  vague  terreur, 
Sur  celte  terre  vierge  où  plane  en  son  horreur 
Le  mystère  sacré  des  tt'nèbres  premières, 
J'ai  vu  surgir,  foyers  de  toutes  les  lumières, 
Dans  un  rayonnement  de  splendeur  infini. 
Le  soleil  de  la  France  et  son  drapeau  béni! 

Aimons  en  lui  cet  écho  harmonieux  de  notre  belle  langue; 
saluons  avec  lui  ce  rayonnement  du  génie  de  notre  race  et  des 
couleurs  de  notre  drajieau. 


LKS   POETKS  77 

Nos  deux  bonnes  voisines,  la  Belgique  et  la  Suisse,  ont  pour 
nous,  pour  nos  écrivains,  une  amitié  fraternelle  :  rechange  des 
relations  littéraires  est  un  lien  doux  et  fort  entre  deux  pays, 
(ieorges  Rodenhach,  récemment  enlevé  aux  lettres  françaises, 
a  laissé  les  mêmes  regrets  dans  ses  deux  patries.  Son  œuvre 
poétique,  depuis  les  Tristesses  (1880)  jusqu'aux  Vies  encloses, 
est  une  œuvre  nostalgique  et  pensive.  Les  voix  étouffées  du 
silence,  le  tintement  de  la  petite  cloche  des  béguinages,  la  flo- 
raison intérieure  de  l'àme  où,  comme  dans  un  aquarium  un 
peu  étrange,  végètent  toutes  sortes  de  pensées,  les  demi-teintes, 
les  demi-tons,  tout  cela  est  perçu  par  l'acuité  douloureuse, 
presque  maladive,  de  Georges  Rodenbach.  Avec  son  compa- 
triote, M.  Maurice  Maeterlinck,  il  est  un  de  ceux  qui  ont  le 
mieux  saisi,  le  mieux  noté,  les  bruits,  les  songes,  les  apparitions 
que  Tomltre  et  le  mystère  apportent  à  une  âme  inquiète,  fris- 
sonnante. Est-ce  le  climat  de  leur  pays  natal,  avec  ses  nuages 
et  ses  vapeurs,  le  murmure  des  eaux  dans  la  campagne  flamande, 
le  soupir  des  cloches  lointaines,  qui  se  retrouvent  en  eux  pour 
donner  à  leur  rêverie  une  plainte  et  un  voile  que  notre  rêverie 
française,  j)lus  traversée  de  soleil  et  de  gaîté,  ne  connaît  pas?... 
Il  faut  aimer  Georges  Rodenbach  encore  moins  [»our  sa  ressem- 
blance avec  nous  que  pour  ses  qualités  natives  et  particulières. 

Plus  fougueux  et  plus  éclatant,  M.  Emile  Yerhaeren,  Fau- 
teur des  Flamandes  (1883),  des  Moines  (1886),  des  Soirs  (1888), 
a  les  mérites  vigoureux  des  j)eintres  de  son  pays.  Moins  délicat 
que  robuste,  il  est  avant  tout  un  coloriste  passionné  pour  la 
vie,  la  lumière  et  le  mouvement.  C'est  un  des  maîtres  de  la 
jeune  Belgique  et  cette  jeune  Belgique,  qui  ne  cesse  pas  de  pro- 
duire des  œuvres  intéressantes  '  dont  nos  revues  et  nos  jour- 
naux ne  s'occupent  peut-être  pas  assez,  mériterait  d'être  étudiée 
dans  un  livre  ou  au  moins  dans  un  article  spécial  plus  précis  que 
cette  brève  indication. 

La  Suisse,  romande  ou  non,  depuis  les  amis  de  Sainte-Beuve, 
Juste  Olivier  (18Û7-1876)  et  sa  femme,  poète  aussi,  H.  Frédéric 

1.  Voir  la  Collection  des  poètes  français  de  l'étranger,  puliliée  soiis  la  direction 
(le  M.  Georges  Barrai  (Fisclibadier)  :  La  Nuit,  poésies  par  Iwan  Gilkin.  —  Héros 
et  Pierrots,  poésies  par  Albert  Giraiid.  —  La  Citliure.  poésies  par  Valère  Gilie 
{livre  couronné  par  l'Acailémie  française).  —  Le  Collier  d'opale,  poésies  par 
Valère  Gille. 


78  LKS    POKTES 

Amiel  (1821-1881)  et  Eugène  Rambert  (1830-1886),  nous  envoie 
tous  les  ans,  non  pas  des  poètes,  car  ceux  qu'elle  a  lui  demeu- 
rent attachés  —  elle  nous  en  prend  même  quelquefois  : 
M.  Georges  Renard,  par  exemple  —  mais  des  poésies  '. 

M.  Philippe  Godet,  professeur  de  littérature  à  Neufchàtel  et 
collaborateur  du  Journal  des  Débats,  auteur  de  plusieurs  recueils 
de  poésie,  dont  les  principaux  sont  les  Yeux  et  le  Cœur  et  les 
Héalités,  écrit  dans  notre  langue,  vers  ou  prose,  avec  toute  la 
pureté  d'un  indigène  qui  écrirait  bien.  Ce  n'est  }tas  un  mérite 
si  commun.  La  poésie  française  est  encore  plus  diflicile  que 
notre  prose  pour  un  étranger,  pour  un  Suisse  même  (jui  vient 
assez  souvent  à  Paris.  Un  lecteur  de  chez  nous  surprend  presque 
toujours  à  quelque  détail  d'expression  ou  de  tournure  le  signe 
de  l'importation,  et  nous  sommes,  par  goût  et  par  habitude,  très 
protecteurs,  très  jaloux  de  notre  marque,  très  méfiants  de  la 
marque  d'autrui  en  matière  de  langag-e.  M.  Philippe  Godet  n'a 
pas  à  craindre  le  poinçon  du  contrôle. 

M.  Henry  Warnery  est  de  Lausanne.  11  entremêle  dans  ses 
travaux  la  poésie  et  le  roman;  il  a  réussi  dans  l'une  et  dans 
l'autre.  M.  Jules  Garrara  est  un  Genevois  dont  le  poème  de 
déi)ut,  la  Lyre,  a  été  couronné  par  une  de  nos  académies  litté- 
raires de  province.  Alice  de  Chambrier  (1861-1882),  Neufchâte- 
loise,  n'a  pas  assez  vécu  pour  tenir  toutes  les  promesses  qu'elle 
donnait  justement  à  ses  amis  :  le  développement  précoce  d'une 
sève  trop  forte  peut-être  pour  son  sexe  et  pour  son  âg:e  l'a  épuisée. 

M.  Charles  Fuster,  né  dans  le  canton  de  Vaud,  à  Yverdon, 
a  un  }ieu  «lispersé  sa  jeunesse  fertile  et  active  sur  un  g^rand 
nombre  d'œuvres  diverses.  Paris  l'a  pris  à  la  Suisse;  le  journal, 
le  roman,  la  critique  ne  l'empêchent  pas  de  revenir  assez  sou- 
vent, mais  l'empêchent  sans  doute  de  se  consacrer  tout  entier  à 
la  poésie. 

Une  jeune  Roumaine  de  Bucarest,  M""  Hélène  Vacaresco, 
sans  renier  son  pays  ni  tous  les  souvenirs  qui  l'y  rattachent 
et  qui  l'inspirent,  est  devenue  Parisienne  d'adoption.  Gomme 

1.  Voir  Histoire  littéraire  de  la  Suisse  française,  par  Pliilippe  fiodel. —  Genève 
et  ses  poètes,  du  XVI'  siècle  ii  nos  jours,  par  Marc  Moniiicr.  —  Histoire  Ulléraire 
delà  Suisse  /•ow«m/e,  par  Virjiilc  lîossel.  —  Histoire  de  la  lillèratitre  française, 
hors  de  France,  |)ar  le  mr-me  (1.  Suisse  française.  II.  ii(>lgi(itie.  III,  Canada. 
IV.  Hollande.  S\iè(le,  Danemark.  V.  Allemagne.  VI.  Angleterre.  VII.  En  Orient). 


LES  POÈTES  79 

r 

en  Suisse,  comme  en  Belgique,  les  lettres  françaises  sont 
aimées  et  cultivées  en  Roumanie.  Toute  une  colonie  sympa- 
thique de  jeunes  filles  et  de  jeunes  gens  vient  de  là-bas,  chaque 
année,  dans  nos  écoles.  Ces  jeunes  gens,  quand  ils  retournent 
chez  eux,  y  portent  l'amour  et  la  connaissance  de  notre  langue, 
le  souvenir  de  notre  accueil  et  l'influence  de  notre  société,  nos 
idées,  nos  livres.  M"°  Hélène  Vacaresco  n'est  pas  la  seule,  dans 
son  pays,  à  écrire  des  vers  français  :  les  siens,  qu'elle  dit  elle- 
même  devant  des  amis,  sont,  jusqu'à  présent,  ce  que  la  Rou- 
manie nous  a  donné  de  plus  parfait. 

Retournons,  pour  finir,  en  Amérique,  avec  M.  Stuart-Merrill, 
de  l'Arkansas,  collaborateur  du  Mercure  de  France,  et  M.  Francis 
Yiélé-Griffin,  né  en  Virginie,  peintre  et  poète,  collaborateur, 
lui  aussi,  du  Mercure  de  France,  ami  et  compagnon  de  route 
de  M.  Henri  de  Régnier  sur  le  libre  chemin  de  la  poésie.  La 
sienne  est  trè-s  libre,  en  efl'et.  Ce  jeune  Américain  a  fait  chez  nous 
sa  guerre  de  l'indépendance  :  il  a  voulu  affranchir  notre  prosodie. 
Peut-être  ne  s'est-il  pas  assez  contenté  de  la  débarrasser  des 
entraves  gênantes;  il  l'a  violemment  émancipée;  il  lui  a  permis, 
il  lui  a  conseillé  toutes  les  licences  et  toutes  les  hardiesses.  Ceux 
qui  tiennent  pour  la  tradition  strictement  maintenue  ou  plus 
sagement  améliorée  lui  en  veulent  un  peu,  sans  nier  son  talent, 
de  cette  prosodie  à  l'américaine. 


Quels  sont  en  poésie,  les  symptômes  et  les  tendances  de  l'Art 
nouveau?  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  le  savoir  très 
exactement,  puisque  cet  art  nouveau  se  transforme  et  se  renou- 
velle tous  les  jours;  nous  n'aurons  pas  le  pédantisme  de  vouloir 
le  prédire.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  simplement  et  brièvement, 
c'est  que  la  poésie  n'est  pas  morte  en  France,  bien  loin  de  là, 
et  qu'elle  a  toujours  sa  part  dans  le  rêve  contemporain  de  la 
société  française. 

Cette  société  devient  chaque  jour  plus  démocratique.  Progrès 
ou  non,  c'est  la  loi  fatale  des  temps  nouveaux.  Par  leur  délicatesse 
même,  par  celle  de  leur  nature,  qui  les  distingue  un  peu  des 
autres   hommes,   par  celle  de  leur   métier,   qui    n'est    pas    un 


«0  LKS   l'OÈTES 

> 
mélirr  Naiial  cl   ordinaire,  les  poètes  sont  une  «'lite.  Ils  <les- 

i:en<len(  toujours  d'Orphée,  qui  civilisa  nos  aïeux  lointains  —  et 

qui  fut  déchiré  par  les  Bacchantes. 

Sylvestres  homincs  sacer  interpresque  deorum, 
Ca>dibus  et  victu  fœdo  delerruit  Orpheus. 

Il  importe  aux  destinées  de  la  poésie  (lu'elle  l'este  civilisatrice 
et  humaine;  qu'elle  dise  encore  aux  hommes  d'aujourd'hui, 
dune  autre  lacon,  ce  que  ses  premiers  interprètes  ont  appris, 
ont  annoncé  aux  hommes  d'autrefois;  qu'elle  ait  la  nohle  amhi- 
tion,  elle  qui  sait  la  légende  des  siècles  morts  et  le  travail  de 
THomme  sur  la  terre,  d'aider  la  terre  à  vivre  et  à  penser.  Les 
souffrances  et  les  joies  de  l'Homme,  et  même  de  l'individu,  sont 
le  thème  éternel  de  toute  poésie;  ses  aspirations  et  ses  songes 
sont  une  autre  partie^  du  domaine  lyrique  où  il  lui  est  naturel  de 
se  déployer.  Conduire  l'Humanité  à  une  notion  de  i)lus  en  plus 
claire  et  sûre  d'(dle-même;  lui  expliquer,  autant  qu'il  est  pos- 
sible, l'énigme  du  monde,  et,  dans  tous  les  cas,  lui  donner, 
devant  cette  énigme,  la  noble  inquiétude  des  penseurs;  peindre, 
avec  ses  tableaux  éternels,  les  aspects  modernes  de  la  Nature, 
et,  avec  son  fond  permanent,  la  face  moderne  et  changeante  de 
la  Vie  :  tels  sont,  à  notre  avis,  le  lot  et  la  tâche  du  poète. 

Puisque  la  littérature  digne  de  ce  nom  est  l'expression  de  la 
société,  il  convient  que  la  poésie,  si  elle  veut  être  écoutée,  se 
fasse  comprendre  des  hommes  qui  prêtent  l'oreille  à  sa  chanson. 
(]es  hommes  ne  l'écouteroiit  }tas  si  elle  ne  leur  parle  pas  d'eux- 
mêmes.  Ils  ne  la  suivront  pas  sur  la  cime  d'un  Parnasse  loin- 
tain et  dédaigneux  oi^i  elle  semblera  se  désintéresser  de  la  vie 
commune  j)our  s'adonner  au  plaisir  solitaire  de  l'art  pour  l'art. 
Ils  ne  la  suivront  pas  non  plus  dans  ces  chapelles  fermées  où 
l'on  se  contente  de  faire  de  la  musique  de  chauibre  entre  ini- 
tiés. Elle  est  le  ])remier  des  arts  libéraux,  qui  sont  la  joie  et  la 
•dignité  de  notre  es[)èce,  de  res])rit  humain.  Gomme  la  peinture, 
la  statuaire  (^t  la  musique,  avec  des  procédés  analogues  ou  dif- 
férents, elle  doit,  selou  la  Ixdle  définition  de  Tolstoï,  aider  les 
hommes  d'à  ]»résent  «  à  communier  entre  eux,  tous  ensemble, 
^lans  l'amour  du  Beau.  »  Le  bien  en  est  inséparable,  malgré  les 
■esthétiques  et  les  philosophies  nouvelles.  Nos  grands  classiques 


LES  POETES  81 

l'ont  vu,  l'ont  dit  et  l'ont  prouvé.  Les  poètes  de  l'avenir  feront 
bien  de  rester  classiques,  au  moins  en  cela. 

La  mission  et  la  puissance  éducatrice  de  l'art  en  iiénéral,  et,  en 
particulier,  de  la  poésie  ne  sont  plus,  croyons-nous,  à  discuter. 

El  quasi  cursores  vitaï  lampada  tradunt... 
Que  la  poésie  allume  son  flambeau  à  cette  lampe  de  vie  ! 
Qu'elle  éclaire  et  qu'elle  guide  tous  ceux  qui  veulent  mener  les 
Humbles  vers  plus  de  lumière!  Les  grands  poètes,  les  plus 
grands,  sont  la  voix  de  leur  siècle;  que  les  petits,  les  plus 
petits,  fassent  entendre  au  moins  le  son  d'une  âme.  La  lyre  poé- 
tique a,  dès  maintenant,  assez  de  cordes  :  il  ne  s'agit  plus  d'en 
inventer  de  nouvelles;  il  s'agit  plutôt  de  savoir  toucher  celles 
dont  l'homme 

Toujours  le  même, 
Toujours  divers,  toujours  nouveau, 

a  le  plus  besoin  d'entendre  la  voix,  selon  les  phases  de  sa  vie 
changeante  et  aux  étapes  successives  de  son  chemin. 

BIBLIOGRAPHIE 

A  consulter  :  Th.  Gautier,  Les  progrès  de  la  poésie  française  depuis  1830 
(1808,  à  la  suite  de  Vllistoire  du  romantisme).  — Notice  sur  Baudelaire,  1868. 
—  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi;  t.  V  (La  poésie  en  18o2);  t.  IX 
(Baudelaire);  t.  XIV  (Banville);  Nouveaux  lundis,  t.  X  (La  poésie  en  tSGo, 
4  art.).  —  Notices  (par  divers)  dans  le  Recueil  des  Poètes  français  de  Crépet, 
t.  IV  (1863). 

Notices  ddins  rAntholor/ie  des  poètes  français  du  XIX"  siècle  (chez  Lemerre, 
4  vol.  in-8).  —  Asselineau,  Baudelaire,  sa  vie  et  son  œuvre  (1809).  — 
Jules  Lemaître,  Les  Contemporains,  t.  I  (Banville,  Snlly-Prudhomme, 
Coppée,  Éd.  Grenier);  t.  H  (Leconte  de  Liste,  Hérédia,  Armand  Silvestre, 
Anatole  France);  l.  111  (Richepin);  t.  IV  (Baudelaire,  Verlaine,  Jean  Lnhor); 
t.  VI  (Mallarmé).  —  Brunetière,  Syjnbolistes  et  décadents  (Histoire  et  litté- 
rature, t.  III).  —  Évolution  de  la  poésie  lyrique  (t.  II).  —  Essais  de  littérature 
contemporaine,  2  vol.  —  Bourget  (Paul),  Essais  de  psychologie  contempo- 
raine (1883).  —  Spronck  (Maurice),  Les  artistes  littéraires  (1889).  — 
Doumic  (René),  Etudes  sur  la  littérature  fr.  (t.  Il,  Coppée;  le  vers  libre).  — 
Catulle  Mendès,  La  légende  du  Parnasse  contemporain.  —  L.  Xavier 
de  Ricard,  Petits  mémoires  dhin  Parnassien.  —  Gabriel  Vicaire,  Les  déli- 
quescences d'Adoré  Floupette.  —  Vigié-Lecocq,  La  poésie  contemporaine 
de  1884  à  1896  (librairie  du  Mercure  de  Erance).  —  Coppée,  Préface  aux 
œuvres  choisies  de  Verlaine.  —  Paris  (Gaston),  Étude  sur  Sully -Priulhomme 
(dans  Penseurs  et  poètes).  —  Régnier  (Henri  de).  Étude  sur  Mallarmé. 

Discours  académiques  pour  la  réception  de  Leconte  de  Lisle,  MM.  Sully- 
Prudhonime,  Coppée,  Hérédia,  Paul  Bourget,  Lemailre,  Theuriet.  —  Rapports 
sur  les  Concours  académiques  par  les  secrétaires  perpétuels.  —  Diverses 
revues.  Le  Mercure  de  France,  l'Ermitage,  la  Revue  Blanche,  la  Plume,  l'Art 
et  la  Vie,  ont  publié  les  vers  des  nouvelles  écoles  poétiques. 

Histoire  de  la  langue.  VI U.  6 


CHAPITRE  III 
LE  THÉÂTRE' 


/.   —  La   Comédie  de  îiiœurs. 

LéGS  origines.  —  Le  système.  —  La  période  de  notre 
théâtre  comprise  entre  les  années  1850  et  1880  est  une  des  plus 
brillantes  qu'il  y  ait  dans  notre  littérature  dramatique.  Depuis 
plus  d'un  siècle  et  demi  on  n'avait  vu  sur  notre  scène  ni 
pareille  fécondité,  ni  pareille  vigueur  de  production.  Et  parmi 
les  genres  qui  se  sont  développés  pendant  cette  seconde  moitié 
du  xix^  siècle,  le  théâtre  est  l'un  de  ceux  qui  font  le  plus  d'hon- 
neur à  la  littérature  d'alors  et  qui  en  sont  les  plus  caractéris- 
tiques. 

La  tendance  g'énér^.Le  qui  se  manifeste  en  littérature  aux 
environs  de  1850  était  favorable  au  développement  du  théâtre. 
En  effet  le  théâtre  est  par  cssmcc  un  genre  impersonnel.  C'est 
presque  une  loi  que  dans  une  littérature  où  les  éléments 
lyriques  sont  développés,  l'élément  dramatique  ne  trouve 
pas  à  s'épanouir.  Le  xvi®  siècle,  lyrique  avec  Ronsard,  reste 
lyrique  môme  au  théâtre  avec  les  Jodelle,  les  Garnier  et  les 
Montchrestien.  Au  xvn"  siècle,  où  le  lyrisme  cède  devant  l'uni- 
versel avènement  de  la  raison,  nous  assistons  à  la  plus  belle 
éclosion  de  littérature  dramatique  qu'il  y  ait  dans  notre  iiistoire. 
Le   xvni"    siècle,   particulièrement   stérile,  n'a    pas    de   poésie 

1.  Par  M.  René  Doumic,  professeur  au  Collège  Stanislas. 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  83 

lyrique  et  presque  pas  de  théâtre.  Dans  la  période  romantique 
nous  avons  vu  que  le  drame  est  encore  tout  imprég:né  de  lyrisme 
et  que  la  comédie  n'arrive  pas  à  s'élever  au-dessus  du  vaude- 
ville. Le  mouvement  de  1850  est  un  mouvement  de  réaction 
contre  le  lyrisme  romantique.  Il  se  fait  partout  sentir  et  dans  la 
poésie  lyrique  elle-même,  oii  le  Victor  Hugo  de  la  Légende  des 
siècles  fait  contraste  à  celui  des  Feuilles  d" automne ^  oii  le  Gau- 
tier à^s  Émaux  et  Camées  ne  ressemble  guère  à  celui  iï  Aller  tus; 
oh  Leconte  de  Lisle  proteste  si  énergiquement  contre  l'étalage 
du  moi.  Le  roman,  la  critique,  l'histoire  vont  obéir  aux  mêmes 
tendances,  qui  consistent  pour  l'écrivam  à^ejïajier.  sa  jiersonne 
et  à  la  subordonner  à  l'objet.  Le  réalisme  s'insinue  dans  tous 
les  genres.  De  ce  mouvement  le  théâtre  est  sorti  renouvelé. 

Depuis  près  de  deux  siècles  les  exemples  de  Molière  pesaient 
sur  notre  comédie.  Son  génie  s'était  emparé  de  notre  théâtre, 
l'avait  façonné  à  son  gré,  y  avait  marqué  son  empreinte,  établi 
sa  maîtrise  toute-puissante.  11  s'était  imposé  à  l'imitation  de 
tous  ses  successeurs,  qui  n'avaient  su  que  reprendre  ses  pro- 
cédés, reproduire  son  système  dramatique.  Aussi  les  seules  ten- 
tatives intéressantes  qui  aient  été  faites  pendant  le  xviu''  siècle 
sont-elles  celles  qui  ont  eu  pour  objet  de  secouer  en  quelque 
manière  le  joug  de  Molière.  Ainsi  avec  Marivaux,  avec  Beau- 
marchais. Mais  la  nouveauté  essentielle  devait  être  celle  qui 
consisterait  à  substituer  à  la  comédie  de  caractère  la  comédie 
de  mœurs.  Diderot  et  Mercier  l'avaient  bien  compris.  Ils  avaient 
par  avance  donné  la  formule  de  la  comédie  nouvelle.  Néan- 
moins on  ne  saurait  trop  redire  que  leurs  théories  n'ont  eu  sur 
la  réforme  du  théâtre  à  peu  près  aucune  influence.  Il  y  a  de  ce 
fait  une  raison  toute  simple  :  c'est  que  ces  théories  n'étaient 
pas  connues  des  écrivains  novateurs.  Profondément  ignorant 
de  notre  histoire  littéraire,  le  créateur  de  la  comédie  de  mœurs 
moderne  ne  se  doutait  guère  aux  heures  fiévreuses  où  il  écrivait 
la  Dame  aux  camélias  qu'il  réalisait  un  changement  réclamé 
depuis  tantôt  un  siècle. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  les  théories  de  Diderot  et  dans  le  mou- 
vement d'idées  dont  elles  témoignent  qu'il  faut  aller  chercher 
les  origines  du  théâtre  de  1850.  L'évolution  du  genre,  l'influence 
des  genres  voisins,  le  mélange  d'éléments  qui  s'étaient  jusqu'alors 


84  LE  THEATRE 

développés  isolément,  voilà  ce  qui  explique  la  constitution  du 
genre  nouveau. 

Notons  d'abord  que  le_drame  romanjigue,  en  apparence  si 
différent  et  même  si  opposé,  a  été  un_  acheminement  vers  la 
comédie  dejmœurs.  En  efl'et  énumérons  quelques-uns  de  ses 
caractères.  Il  est  d'abord  hktonque.  Il  se  propose  de  peindre  le 
décor  d'une  époque,  d'établir  un  «  milieu  »,  puis  de  montrer 
comment  les  sentiments  et  les  idées  dépendent  de  ce  milieu. 
Cette  étude  que  le  drame  historique  faisait  sur  des  époques 
disparues,  la  comédie  de  mœurs  la  fera  directement  sur  l'époque 
contemporaine.  Le  drame  romantique  est  un  drame  de  passion. 
Or  le  théâtre  moderne  pourra  bien  apporter  aux  problèmes  de 
la  passion  des  solutions  directement  opposées  à  celles  qui  avaient 
cours  au  temps  du  romantisme;  mais  la  passion  est  définiti- 
vement installée  dans  la  comédie,  où  l'on  ne  cessera  plus  d'en- 
visager les  questions  qu'elle  soulève.  Enfin  le  mélange  du 
comique  et  du  tragique  avait  été  l'un  des  côtés  essentiels  de  la 
réforme.  De  même  dans  nos  comédies  de  mœurs ,  des  scènes 
amusantes,  spirituelles,  satiriques,  alterneront  avec  les  scènes 
émouvantes.  Le  théâtre  romantique  a  donc  été  une  étape  néces- 
saire. Ou  pour  mieux  dire,  le  genre  nouveau  ne  sera  souvent 
qu'une  transposition  de  celui  qui  l'avait  immédiatement  pré- 
cédé à  la  scène. 

Le  théâtre  suit  d'ordinaire  le  mouvement  inauguré_pâJL_le 
roman.  Une  fois  de  plus  il  va  en  être  ainsi.  Pendant  vingt 
années,  de  1830  à  1850,  Balzac  avait  exécuté  par  le  roman 
l'œuvre  que  le  théâtre  allait  se  proposer.  Il  avait  mené  sur  la 
société  contemporaine  une  large  et  minutieuse  enquête.  Il  avait 
étudié  successivement  les  différents  milieux,  parisien,  provin- 
cial, politique,  militaire;  il  avait  montré  comment  la  vie  se 
modifie  en  passant  par  chacun  d'eux,  et  comment  les  caractères 
prennent  l'empreinte  de  la  condition.  En  se  tenant  aussi  près 
que  possible  de  la  réalité,  il  avait  évoqué  une  image  animée  et 
organique  de  la  société  de  son  temps,  et  composé  le  plus  riche 
répertoire  de  documents  sur  l'humanité  d'un  temps.  Il  s'agis- 
sait, en  quelque  manière,  de  verser  au  théâtre  le  contenu  de  la 
Comédie  humaine. 

Ces  études  morales,  psychologiques,  physiologiques,  ces  des- 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  80 

criptions,  cette  collection  de  documents,  il  s'agissait  de  les  pré- 
senter au  théâtre,  de  les  relier,  de  les  mettre  en  œuvre  et  en 
action.  Or  une  forme  de  comédie  s'était  imposée  au  public,  celle 
de  Scribe.  L'art  d'agencer  une  intrigue,  d'éveiller  et  de  retenir 
la  curiosité  par  d'ingénieuses  combinaisons,  était  devenu  un 
élément  indispensable  pour  réussir  au  théâtre.  Scribe  avait  pré- 
paré lescadres  qu'on  pouvait  seulement  prétendre  à  mieux 
remplir.  Lui-même  s'y  essayait  et  ses  dernières  pièces  témoi- 
gnaient d'un  efTort  pour  faire  sortir  de  la  comédie-vaudeville  la 
comédie  de  mœurs. 

Combiner  le  roman  de  Balzac  avec  le  vaudeville  de  Scribe, 
voilà  ce  que  vont  faire  les  auteurs  de  la  comédie  de  mœurs 
moderne.  Suivant  leurs  dispositions  naturelles  et  leur  valeur 
d'esprit,  ils  y  mettront  plus  de  Balzac  ou  plus  de  Scribe.  Mais  le 
système  dramatique  reste  essentiellement  le  même.  Il  consiste 
à  donner  à  l'étude  de  moeurs  le  support  d'une  intrigue,  à  satis- 
faire ainsi  les  diverses  dispositions  qu'apporte  nécessairement 
au  théâtre  un  public  varié,  nombreux,  mêlé,  à  instruire  sans 
ennuyer,  à  contenter  les  esprits  réfléchis  qui  veulent  de  l'obser- 
vation sans  décourager  ceux  qui  recherchent  surtout  l'invention 
romanesque.  On  a  adressé  à  ce  système  bien  des  objections,  et  à 
mesure  qu'il  s'est  épuisé  on  en  a  vu  apparaître  les  inconvénients. 
Son  principal  défaut  consiste  dans  ce  qu'il  a  d'artificiel,  et,  si 
l'on  veut,  de  bâtard.  La  pièce,  ainsi  construite,  n'a  pas  d'unité 
de  conception;  elle  n'est  pas  d'une  seule  venue  et  d'une  seule 
tenue.  Les  deux  éléments,  celui  de  l'étude  et  celui  de  rintrigue, 
ne  sont  jamais  entièrement  fondus;  ils  sont  juxtaposés  ou,  tout 
au  plus,  ils  sont  mêlés;  et  la  recherche  de  l'aventure  romanesque 
détourne  l'auteur  de  son  véritable  sujet.  L'objection  porte,  et  il 
serait  puéril  d'en  contester  la  valeur.  Il  est  hors  de  doute  que 
dans  ce  système  nous  sommes  loin  de  la  forte  unité  classique. 
Mais  il  faut  faire  la  difTérence  des  temps.  Le  public  d'aujour- 
d'hui ne  ressemble  guère  à  celui  du  xvn"  siècle;  on  écrivait  jadis 
pour  une  élite  «  d'hotinêtes  gens  »  ;  on  écrit  aujourd'hui  pour 
cent  mille  spectateurs.  Était-il  possible  de  les  attirer,  sans 
piquer  leur  curiosité,  sans  remuer  leur  sensibilité?  Il  a  fallu 
faire  des  «  concessions  ».  L'intrigue  à  la  manière  de  Scribe  est 
une  concession.  Elle  a  eu  cette  utilité  de  rendre  le  genre  viable; 


86  LE  THÉÂTRE 

elle  a  eu  ce  résultat,  le  plus  important,  à  tout  prendre,  de  lui 
permettre  de  vivre.  Grâce  à  ce  système  de  compromis,  la  comédie 
de  mœurs  a  pu  s'emparer  de  la  scène.  Elle  y  a  vécu  pendant  une 
période  assez  longue  ;  elle  y  a  provoqué  non  seulement  un  mou- 
vement de  littérature,  mais  un  courant  d'idées  qui  a  influé  sur 
les  mœurs  ou  tout  au  moins  sur  les  lois;  enfin  elle  a  suscité 
deux  écrivains  de  théâtre  qui  sont  parmi  les  plus  considéra- 
bles qui  eussent  paru  depuis  longtemps,  et  toute  une  abon- 
dante production  littéraire  où  l'on  peut  dès  maintenant  dis- 
cerner quelques  ouvrages  qui  portent  les  signes  des  œuvres 
durables. 

Alexandre  Dumas.  —  Un  écrivain  a  été  l'initiateur  de  ce 
mouvement  :  c'est  Alexandre  Dumas  fils  '.  L'honneur  lui  revient 
d'avoir  renouvelé  notre  théâtre,  d'y  avoir  de  façon  irréfléchie 
d'abord  et  par  sa  soudaine  intervention,  de  façon  méditée  ensuite, 
par  un  patient  et  exclusif  labeur,  introduit  des  changements 
nécessaires.  Il  a  mis  sur  tout  notre  théâtre  contemporain  une 
empreinte  profonde.  Il  y  tient  une  place  à  laquelle  n'est  compa- 
rable celle  d'aucun  autre  écrivain  du  même  temps.  Il  le  remplit 
tout  à  la  fois  de  son  œuvre  et  de  son  influence. 

Nous  ne  retenons  de  la  biographie  d'Alexandre  Dumas  que 
les  traits  qui  ont  pu  aAoir  du  retentissement  dans  son  œuvre. 
Il  en  est  quelques-uns  d'essentiels.  Alexandre  Dumas  a  une  per- 
sonnalité très  accusée,  et  il  l'a  —  autant  que  cela  est  possible 
dans  un  genre  qui  par  définition  est  impersonnel  —  transportée 
au  théâtre.  D'abord,  d'être  le  fils  de  l'auteur  des  Trois  Mousque- 
taires, cela  n'est  pas  une  filiation  négligeable.  Ajoutons  que 
Dumas  fils  a  vécu  dans  la  plus  grande  intimité  morale  avec 
Dumas  père,  qu'il  n'a  cessé  de  professer  pour  celui-ci  la  plus 
ardente  admiration  littéraire  et  de  réclamer  pour  lui  la  gloire 
d'avoir  été  le  plus  puissant  initiateur  comme  le  plus  fécond 
fournisseur  du  théâtre  au  xix*  siècle.  Or  Dumas  père  a  eu  le 
cerveau  le  plus  bizarrement  conformé  par  lequel  soient  passées 
la  littérature  et  l'histoire  de  France,  l'image  de  la  société  et  de 
la  vie.  11  a  l'esprit  follement  romanesque,  le  goût  du  compliqué, 
de  l'extraordinaire  et  de  l'imprévu.  Son  fils  a  hérité  en  partie 

1.  Né  à  Paris  en  1821,  mort  en  1895. 


HIST.    DE  LA  LANGUE  &  DE  LA   LITT.    FR. 


T.  VIII,   CH.    III 


Armand  Colin  &  C^^  Éditeurs.   Paris 


ALEXANDRE   DUMAS  fils 

d'après  un  cliché  photogr-iphique  de  Pierre  Petit 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  87 

de  ce  tour  crimag-ination.  De  là  vient  que  la  plupart  du  temps 
il  choisisse  les  données  de  ses  comédies  en  dehors  des  condi- 
tions de  la  vie  commune,  quelques-unes  supposant  un  concours 
de  circonstances,  une  combinaison  d'événements  tout  à  fait 
invraisemblables.  De  même  il  étudiera  de  préférence  des  «  cas  » 
rares,  amusants,  curieux.  Il  aimait  à  répéter  qujLp'y  a  d'inté- 
ressant que  l'exception ■  Il  procède  par  là,  comme  par  plus  d'un 
côté,  du  romantisme.  Cela  explique  encore  qu'on  trouve  dans 
son  théâtre  des  personnages  qui  sont  de  véritables  monstres, 
qui  ne  sont  ni  d'aucun  temps  ni  d'aucun  pays,  ne  tiennent  par 
aucun  lien  à  l'humanité,  et  ne  sont  que  les  produits  d'une  ima- 
gination échauffée. 

Dumas  est  enfant  naturel.  S'il  faut  en  croire  le  témoignag-e 
qu'il  donne  dans  son  roman  autobiographique  r Affaire  Clemen- 
ceau, il  eut  de  bonne  heure  à  souffrir  de  cette  situation.  Il  fit 
par  de  précoces  humiliations  l'apprentissag^e  de  la  vie.  Son 
orgueil  fut  blessé,  sa  sensibilité  s'aigrit.  Je  n'ig-nore  pas  qu'en 
revoyant  à  distance  ses  impressions  d'enfant,  l'homme  fait  les 
modifie,  en  altère  les  proportions,  leur  prête  une  intensité  qu'elles 
n'ont  pas  eue  d'abord.  Cela  est  vrai.  Mais  ces  impressions  conte- 
naient en  germe  tout  ce  qui  s'est  plus  tard  développé.  Elles 
étaient  le  rameau  premier  autour  duquel  les  apports  de  l'expé- 
rience devaient  cristalliser.  Ainsi  en  est-il  pour  Dumas  fils.  Dès 
l'origine  se  trouve  déterminée  l'attitude  qu'il  prendra  plus  tard 
vis-à-vis  de  la  société,  lorsque  le  moment  sera  venu  de  prendre 
une  attitude.  Il  a  eu  par  lui-même  l'occasion  de  constater  qu'il 
y  a  dans  l'organisation  de  notre  société  des  injustices,  que  des 
innocents  souffrent  pour  des  fautes  dont  ils  ne  sont  pas  respon- 
sables; dans  la  lutte  instituée  entre  la  collectivité  et  l'individu, 
il  se  rangera  du  côté  des  opprimés.  Par  là  aussi  se  trouve  cir- 
conscrit d'avance  le  champ  d'observation  de  l'écrivain.  Son 
attention  est  sollicitée  par  le  cas  de  l'enfant  naturel,  et  par  suite 
se  porte  sur  tous  les  problèmes  qui  s'y  rattachent.  La  défaveur 
qui  pèse  sur  l'enfant  naturel  n'est-elle  pas  un  odieux  préjug-é, 
par  où  se  traduit  le  pharisaïsme  bourgeois?  Ou  ce  préjugé  ne 
repose-t-il  pas  sur  des  fondements  légitimes,  et  n'est-il  pas  une 
expression  du  droit  qu'a  la  famille  de  se  défendre?  Dans  la  faute 
dont  cet  enfant  porte  la   peine,  quelle  part   de    responsabilité 


88  LE   THEATRE 

revient  à  la  mère,  et  celle  du  père  n'est-elle  pas  plus  grande? 
Mais  d'ailleurs  l'égoïsme  masculin  ne  se  déchaîne-t-il  pas  avec 
une  sorte  de  férocité  et  de  barbarie  à  travers  notre  civilisation? 
Et  d'autre  part  combien  de  destinées  masculines  ont  été  gàcliées 
par  le  caprice  cruel  de  la  femme  !  Quelle  puissance  de  salut,  quelle 
puissance  de  perdition  est  celle  dont  la  femme  dispose!  Ces 
questions  se  présentent  à  mesure  à  l'esprit  du  moraliste, 
s'aniènent  l'une  l'autre  par  un  encbaînement  logique  ;  et  les  solu- 
tions souvent  contradictoires,  ou  à  tout  le  moins  un  peu  incohé- 
rentes qu'en  présente  tour  à  tour  le  dramaturge,  témoignent  de 
l'inquiétude  de  sa  conscience  et  des  variations  de  sa  pensée,  qui 
tantôt  revient  sur  des  vues  trop  systématiques  et  les  atténue, 
tantôt  au  contraire  pousse  à  bout  ses  conclusions,  s'exagère  et 
s'exalte. 

Enfin  on  peut  assez  bien  se  rendre  compte,  en  lisant  Un  père 
prodigue,  de  l'éducation  que  reçut  Alexandre  Dumas,  et  de  la 
société  qu'il  lui  fut  d'abord  donné  de  fréquenter  et  de  connaître. 
Chez  son  père  ou  dans  les  milieux  où  on  l'accueille,  il  ne  se 
trouve  guère  en  rapports  qu'avec  des  gens  de  plaisir.  Les  seules 
femmes  qu'il  y  rencontre  s"onrcres  femmes  faciles.  C'est  de  cet 
observatoire  fort  spécial  qu'il  aperçoit  son  époque.  On  est  tou- 
jours disposé  à  prendre  pour  toute  la  vérité  la  petite  part  de 
vérité  qu'on  a  été  à  même  de  constater  par  son  expérience  per- 
sonnelle. On  a  beau  faire,  on  ne  résiste  pas  à  la  tentation  de 
généraliser.  C'est  une  tentation  à  laquelle  Dumas  ne  s'est  aucu- 
nement efforcé  de  résister.  De  là  lui  vient  l'opinion  qu'il  a  de  «  la 
Femme  ».  S'il  a  tant  médit  de  la  femme,  s'il  l'a  tant  de  fois  repré- 
sentée comme  un  être  inférieur,  créé  pour  le  tourment  et  le 
malheur  de  l'homme,  et  à  qui  il  ne  faut  demander  qu'un  peu 
de  plaisir,  la  faute  en  est  à  celles  d'après  qui  il  a  pu  se  former 
un  type  de  «  la  Femme  ».  De  là  pareillememt  les  couleurs  dont 
il  a  peint  ce  qu'un  siècle  idéaliste  appelait  les  passions  de 
l'amour.  La  folie  des  sens,  abaissant  la  dignité  du  caractère, 
semant  les  désastres  parmi  les  familles,  voilà  la  forme  de  l'amour 
que  Dumas  a  su  le  mieux  mettre  en  scène  :  c'est  la  seule  en 
effet  dont  il  eût  sous  les  yeux  d'abondants  exemples.  Il  lui 
apparaîtra  quelque  jour  que  la  débauche  est  le  grand  fléau  des 
temps  modernes,  celui  qui  va  mener  notre  monde  aux  abîmes. 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  89 

et  que  la  courtisane  est  en  train  de  faire  à  son  profit  une  Révo- 
lution plus  complète  que  l'autre.  On  pourrait  aisément  lui 
répondre  que  nous  n'avons  pas  inventé  la  débauche  et  que  le 
premier  soin  de  la  courtisane,  une  fois  qu'elle  est  admise 
dans  les  rangs  de  la  société,  étant  d'y  affecter  des  airs  de 
matrone,  le  péril  se  trouve  atténué  d'autant.  Mais  le  rôle  de 
chacun  de  nous  n'est-il  pas  de  signaler  le  péril  spécial  qui  lui 
a  été  révélé  et  d'éclairer  ainsi  une  partie  de  la  route?  Ce  qui  est 
plus  fâcheux  peut-être,  et  qu'on  pourrait  plus  justement  repro- 
cher à  Dumas,  c'est  d'avoir  confondu  avec  une  société  très  res- 
treinte, la  société  elle-même,  et  d'avoir  voulu  peindre  celle-ci 
avec  des  traits  empruntés  à  celle-là.  C'est  ce  qui  maintes  fois  a 
faussé  la  vue  de  l'écrivain  et  qui  diminue  la  portée  et  la  valeur 
de  ses  tableaux.  En  voyant  ses  hommes  et  ses  femmes  du 
monde,  ses  riches  bourgeois,  ses  bourgeoises  élégantes,  en  les 
entendant  causer,  nous  nous  demandons  :  oii  l'auteur  a-t-il  ren- 
contré ces  gens-là,  où  a-t-il  entendu  ces  propos?  On  le  devine 
sans  peine.  Pour  bien  peindre  nos  mœurs  il  a  manqué  à  Dumas 
de  les  avoir  regardées  sans  parti  pris.  Pour  donner  une  image 
significative  et  fidèle  de  notre  bonne  société,  il  a  manqué  à 
Dumas  d'y  avoir  vécu. 

Le  tour  d'esprit  d'Alexandre  Dumas.  —  Nous  venons 
de  voir  quelles  influences  se  sont  de  bonne  heure  exercées  sur 
l'esprit  de  Dumas  fils.  Il  nous  reste,  et  ce  n'est  pas  le  moins 
important,  à  rechercher  ce  qu'était  en  lui-même  cet  esprit,  quels 
sont  les  dons  de  nature  que  Dumas  apporte  avec  lui  et  qui, 
soit  par  leur  propre  développement,  soit  sous  la  pression  des 
circonstances,  vont  s'épanouir  dans  son  œuvre. 

Dumas  est  un  observateur.  Il  est  remarquablement  doué  pour 
l'observation;  si  même  on  le  rapproche  de  la  plupart  des 
hommes  de  sa  génération,  écrivains  de  théâtre,  romanciers, 
penseurs,  on  s'apercevra  que  bien  peu  ont  été  pourvus  au 
même  degré  que  lui  des  qualités  qui  servent  à  qui  veut  porter 
un  témoignage  sur  son  temps.  Il  avait  le  coup  d'œil  qui  pénètre. 
On  en  avait  la  sensation  quand  on  se  trouvait  auprès  de  Dumas. 
Son  regard  se  fixait,  droit,  indiscret;  il  se  posait  avec  insis- 
tance; il  était,  ce  regard,  tout  à  fait  dépourvu  de  bienveillance, 
mais  bien   plutôt  froid,  dur,   ironique.  C'était   un  regard  par 


90  LE   THEATRE 

lequel  on  se  sentait  deviné,  déjoué,  percé  à  jour.  Parmi  ceux 
même  dont  c'est  le  métier  d'assister  en  témoins  avertis  au 
défilé  humain,  le  nombre  est  considérable  de  ceux  qui  regar- 
dent sans  voir;  d'autres  sont  dupes  de  la  comédie  que  les  plus 
sincères  d'entre  nous  jouent  avec  bonne  foi.  Il  faut  arriver  jus- 
qu'aux ressorts  secrets  qui  agissent  en  nous  pendant  que  nous 
disons  les  paroles  et  que  nous  faisons  les  gestes  ;  c'est  chez  cer- 
tains observateurs  le  résultat  d'une  extrême  intelligence,  d'une 
aptitude  à  tout  comprendre  qui  vient  elle-même  d'une  large 
faculté  de  sympathie.  Il  s'en  faut  que  Dumas  soit  capable  ou 
même  désireux  de  tout  comprendre.  C'est  plutôt  le  contraire 
qu'il  faudrait  dire.  Il  n'a  ni  indulgence  ni  charité.  Il  a  l'humeur 
méprisante  :  il  ne  veut  pas  être  dupe.  C'est  cela  qui  le  rend 
clairvoyant. 

Mais  Dumas  n'est  pas  de  ceux  qui  se  contentent  de  voir  pour 
savoir,  d'observer  et  de  noter  les  résultats  de  leur  observation, 
en  laissant  ensuite  aux  autres  à  conclure.  Conter  pour  conter, 
peindre  pour  peindre,  ce  n'est  pas  son  alTaire.  Après  avoir  tracé 
un  tableau  de  mœurs,  décrit  une  classe  de  la  société,  fait  défiler 
des  originaux,  il  ne  croit  pas  sa  tâche  achevée,  mais  invincible- 
ment il  se  pose  les  questions  :  «  Et  après?  Qu'est-ce  que  cela 
prouve?  »  Il  est  moraliste.  Il  l'est  dans  toute  la  force  du  terme, 
dans  tous  les  sens  du  mot,  de  toutes  les  façons  dont  on  peut 
être  moraliste.  D'abord  il  est  curieux  de  démêler  l'espèce  des 
sentiments,  la  qualité  des  intentions  et  par  suite  de  juger  de  la 
valeur  des  actes.  Le  point  de  vue  où  il  se  place  volontiers  est 
celui  de  la  distinction  de  ce  qui  est  bien  et  de  ce  qui  mal,  très 
différent  en  cela  du  collectionneur  de  faits,  du  «  naturaliste  »  à 
qui  cette  sorte  de  considération  reste  tout  à  fait  étrangère.  C'est 
par  là  que  Dumas  se  sépare  nettement  et  de  Balzac  et  de  toute 
l'école  réaliste.  Puis  Dumas  aime  à  débiter  des  maximes  géné- 
rales, aphorismes  et  sentences,  sur  le  train  du  monde.  Il  rai- 
sonne, il  discute,  il  disserte,  tranchons  le  mot,  il  dogmatise.  Il 
a  des  vues  d'ensemble,  il  combine  des  systèmes.  Il  est  en  pos- 
session de  la  vérité,  il  sait  ce  qui  s'en  va  sauver  le  monde.  Il 
écrit  pour  annoncer  cette  vérité  :  l'œuvre  du  moraliste  et  du 
réformateur  des  mœurs,  tel  est  pour  lui  l'objet  même,  telle  la 
raison  d'être  de  son  activité  d'artiste. 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  91 

Comment  ce  moraliste  et  cet  observateur  est-il  devenu  l'écri- 
vain de  théâtre  qu'il  a  été,  capable  tout  à  la  fois  de  passionner 
le  public  et  de  l'amuser?  C'est  ici  la  question  du  tempérament 
lui-même  de  Dumas.  Grand,  solide,  large  d'épaules,  taillé  en 
hercule,  il  n'a  l'habitude  ni  de  s'effacer,  ni  de  baisser  la  voix. 
Il  se  met  en  avant,  il  pérore,  il  s'impose;  c'est  un  combatif.  Il 
est  admiré,  adulé,  aimé.  Son  orgueil  s'enfle  à  mesure.  Comme 
beaucoup  d'artistes  de  ce  temps,  mais  à  un  degré  éminent,  il  a 
présenté  en  lui  ce  phénomène  du  grossissement  de  la  person- 
nalité, si  caractéristique  de  l'homme  de  lettres  de  nos  jours. 
Il  a  en  lui-même,  en  ses  idées,  en  sa  sagesse,  une  confiance 
qui  ne  connaît  pas  le  doute  et  n'admet  pas  la  contradiction.  Il 
V  est  aidé  par  l'insuffisance  même  de  sa  culture  intellectuelle 
première.  Il  a  peu  lu;  il  ne  s'est  guère  prêté  aux  méthodes 
d'instruction  qui,  en  affinant  l'esprit,  le  rendent  plus  réservé  et 
prudent.  Son  ignorance,  qui  est  très  étendue,  lui  permet  de 
rapporter  tout  à  lui  seul,  de  croire  qu'il  découvre  ce  qu'il 
apprend,  et  qu'il  invente  ce  qu'il  découvre.  Aussitôt  transporté 
d'enthousiasme  pour  l'idée  dont  il  vient  de  s'aviser,  il  lui  prête 
une  importance  considérable,  souveraine.  Il  la  recommande  à 
la  manière  d'une  panacée.  Il  l'annonce  au  monde,  comme  un 
évangile.  De  là  cette  assurance  qui  en  impose  à  la  foule,  cette 
chaleur  de  conviction  qui  se  communique,  cette  ardeur  de  pro- 
sélytisme qui  entraîne,  ces  partis  pris  vigoureux  et  étroits  qui 
font  l'homme  de  théâtre. 

Enfin  quelles  que  soient  les  qualités  sérieuses  et  solides  qu'il 
serait  absurde  de  lui  contester,  et  quelle  qu'ait  été  l'excellence 
de  ses  intentions,  Dumas,  par  ses  attaches  de  famille,  par  les 
exemples  qu'il  a  sous  les  yeux,  par  le  milieu  oîi  il  vit,  par  toute 
cette  atmosphère  de  frivolité  où  il  baigne,  ne  peut  s'empêcher 
de  considérer  que  la  littérature  doit  amuser.  Il  est  homme  d'es- 
prit, comme  on  l'est  entre  artistes,  boulevardiers,  gens  de 
cercle,  quand  on  a  beaucoup  d'esprit.  C'est  un  causeur  éblouis- 
^ajlt-  A  la  manière  de  tous  les  causeurs  à  succès  il  ne  résiste 
pas  au  plaisir  d'étonner.  Il  a  des  boutades,  des  paradoxes,  toutes 
les  ressources  de  la  fantaisie.  Il  tire  des  feux  d'artifice,  il  exécute 
des  tours  de  force.  A  coup  sûr,  cela  diminue  la  valeur  philoso- 
phique de  l'œuvre;  mais  le  théâtre  ne  vit  pas  uniquement  de 


92  LE  THÉÂTRE 

philosophie.  Il  y  faut  de  l'imprévu,  de  la  gaieté.  Il  faut  éviter 
d'être  pédantesque,  ce  qui  est  le  hon  moyen  pour  être  ennuyeux. 
Dumas  n'ennuie  jamais.  Il  estle  contraire  d'un  homme  ennuyeux. 

Un  observateur  chez  qui  le  don  d'observation  s'accompagne 
du  souci  de  moraliser,  un  moraliste  dont  la  naturelle  pénétra- 
tion se  fige  et  parfois  se  fausse  par  une  raideur  de  théoricien 
et  de  faiseur  de  système,  un  homme  d'imagination  qui  s'amuse 
aux  complications  de  l'intrigue,  un  homme  d'esprit,  fertile  en 
boutades  et  en  bons  mots  qui  font  passer  au  théâtre  les  idées  et 
les  théories,  tout  en  diminuant  leur  portée;  tel  est,  dans  les  traits 
constitutifs  de  sa  nature,  l'écrivain  qui  va  façonner  à  nouveau 
notre  littérature  dramatique. 

Le  théâtre  d'Alexandre  Dumas.  «  La  Dame  aux  camé- 
lias ».  —  Il  est  inutile  de  sattarder  aux  productions  hâtives  qui 
dans  l'œuvre  de  Dumas  ont  précédé  plutôt  que  préparé  son  pre- 
mier grand  succès  (h\imatique.  Lui-même  n'y  attacha  jamais 
d'importance.  Il  peut  être  amusant  de  rappeler  que  Dumas  avait 
d'abord  commis  des  vers;  au  surplus  ces  vers  étaient  sans  pré- 
tentions comme  sans  art;  non  seulement  Dumas  n'avait  pas 
l'imagination  ni  la  sensibilité  poétiques,  mais  il  n'avait  pas 
davantage  le  sens  du  rythme  et  de  la  cadence.  Il  n'a  jamais  com- 
pris ce  que  ce  pouvait  être  qu'un  vers  ;  il  n'y  aurait  lieu  ni  de 
s'en  étonner,  ni  de  le  constater,  si  Dumas  n'avait  à  plusieurs 
reprises,  dans  des  circonstances  solennelles  et  avec  la  même 
assurance  que  toujours,  débité  sur  ce  sujet  des  sottises  énormes. 
Les  romans  par  lesquels  il  débuta  sont  aussi  bien  dénués  de 
toute  valeur  littéraire.  Ecrits  à  la  diable,  sans  aucun  souci  de 
composition,  sans  ordre  et  sans  soin,  ils  contiennent  au  milieu 
de  beaucoup  d'inventions  bizarres  ou  sans  conséquence  quel- 
ques pages  brillantes.  Ils  ne  sont  intéressants  que  pour  l'érudit 
qui  y  découvre  déjà  en  germe  les  idées  ou  les  sentiments,  les 
sujets  ou  les  thèses  qui  s'épanouiront  dans  les  œuvres  futures. 
Sans  plus  de  méthode,  sans  avoir  réfléchi  sur  les  conditions  de 
son  art,  sans  s'être  défini  à  lui-même  les  nouveautés  qu'il  y 
voulait  tenter,  Dumas  écrivit  en  huit  jours  sur  des  chifl'ons  de 
papier  réunis  au  hasard,  les  cinq  actes  d'une  pièce  qu'il  devait 
avoir  plus  de  peine  à  faire  représenter  qu'il  n'en  avait  eu  à 
l'écrire  :  c'est  La  Dame  aux  camélias.  Écrite  dès  l'année  1849,  la 


LA   COMEDIE  UE  MŒURS  93 

pièce  ne  fut  jouée  que  le  2  février  1852.  Cette  date  peut  être 
considérée  comme  celle  qui  inaugure  l'histoire  de  la  comédie  de 
mœurs  moderne. 

Il  faut  songer  à  ce  qu'était  alors  notre  comédie  à  prétentions 
littéraires,  à  la  pauvreté  des  grandes  comédies  de  la  dernière 
manière  de  Scribe,  à  la  platitude  de  celles  de  Casimir  Dela- 
vigne,  à  la  poncive  honnêteté  de  celles  de  Ponsard.  On  com- 
prend l'effet  produit  par  cette  œuvre  nouvelle  toute  pleine  d'élan, 
de  verve,  de  hardiesse,  et  qui  aujourd'hui  encore  frappe  par  le' 
mélange  de  sensiblerie  et  de  brutalité.  Ce  qu'il  y  avait  de  tout  à 
fait  nouveau  dans  la  Dame  aux  camélias,  c'était  l'espèce  de  can- 
deur avec  laquelle  le  dramatiste  mettait  à  la  scène  ce  qu'il  avait 
vu  de  ses  yeux,  et  transportait  sur  les  planches  des  tableaux  de 
la  vie  réelle.  Une  fille,  avec  son  cortège  d'amants  et  de  parasites, 
un  intérieur  de  femme  entretenue,  les  propos  qui  s'échangent 
dans  ce  milieu,  tout  cela,  qui  fait  la  substance  des  deux  premiers 
actes,  était  en  complet  contraste  avec  le  théâtre  tout  artificiel 
d'alors,  avec  les  vagues,  les  pâles,  les  inconsistantes  silhouettes 
qu'on  y  voyait  se  profiler. 

Aujourd'hui,  en  assistant  à  la  Dame  aux  camélias  nous 
avons  un  peu  de  peine  à  comprendre  qu'elle  ait  fait  révolution. 
Nous  serions  plus  volontiers  choqués  de  ce  qu'elle  contient  de 
démodé,  de  vieillot  et  de  faux.  Ne  songeant  guère  à  rompre  en 
visière  avec  les  usages  du  théâtre  de  son  temps,  Dumas  en  a 
conservé  même  le  plus  conventionnel  :  les  couplets.  N'ayant 
guère  pris  le  temps  de  réfléchir  et  de  se  faire  aucune  opinion 
personnelle,  il  reprenait  à  son  compte  quelques-uns  des  thèmes 
déjà  exploités  jusqu'à  la  satiété  et  jusrju'à  l'épuisement  par  le 
romantisme.  Mais  les  contemporains  ne  s'y  trompèrent  pas. 
L'accent  était  nouveau.  Un  auteur  dramatique  s'était  révélé  qui 
allait  s'emparer  du  théâtre  et  y  régner  en  maître.  Enfin  les  élé- 
ments de  vérité  que  Dumas  introduisait  au  théâtre  devaient  éli- 
miner, rien  qu'en  se  développant,  les  parties  mortes  qui  encom- 
braient la  scène  et  déterminer  une  transformation  d'ensemble. 

D'ailleurs  au  point  de  vue  de  la  durée  des  œuvres  d'art,  les 
procédés,  étant  tous  pareillement  destinés  à  passer,  n'ont 
qu'une  importance  secondaire.  De  toutes  les  pièces  de  Dumas, 
La  Dame  aux  camélias  est  celle  où  il  y  a  le  plus  de  déclamation, 


94  LE  THEATRE 

de  faux  goût,  de  «  romance  »  et  de  «  mélodrame  ».  Et  dans  tout 
le  théâtre  contemporain  on  n'en  citerait  aucune  autre  ni  qui  ait 
mieux  survécu  au  temps,  ni  qui  semble  avoir  plus  de  chances  de 
subsister.  C'est  la  seule  qui  soit  «  populaire  »  ;  Dumas  y  a  abordé 
un  sujet  qui  de  tout  temps  a  été  en  possession  d'émouvoir  les 
cœurs  et  de  faire  couler  les  larmes  :  c'est  le  sujet  de  la  courti- 
sane amoureuse.* Marguerite  Gautier,  c'est  Marion  Delorme; 
c'est  encore  et  bien  plutôt  Manon  Lescaut,  une  Manon  placée 
dans  notre  décor  bourgeois,  transportée  de  cette  atmosphère 
brillante  et  légère  du  xvni'  siècle,  dans  notre  société  morose  et 
pédantesque.  C'est  une  grande  amoureuse;  avec  la  fougue  de 
sa  jeunesse  passionnée,  Dumas  lui  a  soufflé  la  vie.  Elle  est 
entrée  dans  la  légende.  La  légende  empêchera  l'œuvre  de  périr. 
«  Le  Demi-Monde  ».  Les  pièces  d'observation.  —  La 
Dame  aux  camélias  a  été  dans  le  théâtre  de  Dumas  une  œuvre  sans 
lendemain.  Entre  cette  première  pièce  et  celle  qui  suivit  {car  on 
peut  négliger  Diane  de  Lys) ,  la  difl'érence  est  complète  ;  c'est  celle 
d'une  œuvre  de  création  quasiment  instinctive,  à  une  œuvre  de 
réflexion,  dans  laquelle  l'auteur  prenant  conscience  de  lui-même 
sait  ce  njuil  veut  dire  et  comment  il  le  dira.  Marguerite  Gau- 
tier, pour  qui  Dumas  se  sentait  une  indulgence  inépuisable  et 
qu'il  parait  de  tant  de  poésie,  est  devenue  la  baronne  d'Ange, 
pour  qui  on  peut  trouver  qu'il  est  sévère  et  même  cruel.  La 
guerre  est  commencée  contre  les  idées  romantiques,  au  nom  de 
l'idéal  bourgeois.  Là  d'ailleurs  n'est  pas  ce  qui  fait  l'intérêt  du 
Demi-Monde  (1855);  mais  Dumas  venait  de  donner  le  modèle 
auquel  on  peut  dire  que  le  théâtre  s'est  conformé  pendant  trente 
ans,  le  type  dont  on  a  par  la  suite  tiré  des  répliques  en  nombre 
infini.  Le  personnage  central  et  indispensable  qui  se  promène  à 
à  travers  la  pièce,  en  dirige  l'action,  en  règle  les  épisodes,  pré- 
sente au  public  ses  partenaires,  les  loue,  les  blâme,  les  admo- 
neste ou  les  absout,  c'est  le  raisonneur  :  il  s'appelle  ici  Olivier 
de  Jalin;  il  s'appellera  de  noms  variés  dans  le  théâtre  de 
Dumas,  tout  en  restant  essentiellement  le  même,  c'est-à-dire  le 
porte-parole  de  l'auteur.  A  vrai  dire  Dumas  l'a  emprunté  à  la 
médiocre  pièce  de  Barrière,  les  Filles  de  marbre,  oh  il  s'appelait 
Desgenais.  Mais  Desgenais  est  un  imbécile;  Olivier  de  Jalin 
a    de    l'esprit,   ayant   tout   l'esprit   de    Dumas.  Le    raisonneur 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  95 

expose  (le  façon  didactique  ce  qui  fait  l'objet  de  la  pièce  :  c'est 
ici  la  description  d'un  coin  de  la  société.  «  Les  femmes  qui  vous 
entourent  ont  toutes  une  faute  dans  leur  passé,  une  tache 
sur  leur  nom;  elles  se  pressent  les  unes  contre  les  autres  pour 
qu'on  la  voie  le  moins  possible,  et  avec  la  même  origine, 
le  même  extérieur  et  les  mêmes  préjugés  que  les  femmes  de  la 
société,  elles  se  trouvent  ne  plus  en  être  et  composent  ce  que 
nous  appelons  le  demi-monde,  qui  vogue  comme  une  île  flottante 
sur  l'océan  parisien,  et  qui  appelle,  qui  recueille,  qui  admet 
tout  ce  qui  tombe,  tout  ce  qui  émigré,  tout  ce  qui  se  sauve  de 
la  terre  ferme,  sans  compter  les  naufragés  de  rencontre  qui 
viennent  on  ne  sait  d'oii...  A  l'heure  qu'il  est  ce  monde  irrégu- 
lier fonctionne  régulièrement;  cette  société  bâtarde  est  char- 
mante pour  les  jeunes  gens  :  l'amour  y  est  plus  facile  qu'en 
haut  et  moins  cher  qu'en  bas...  Seulement  sous  cette  surface 
chatoyante  dorée  par  la  jeunesse,  la  beauté,  la  fortune,  rampent 
des  drames  sinistres.  »  L'auteur  cherche  et  parfois  il  trouve  une 
forme  piquante,  un  symbole  ingénieux,  une  comparaison  neuve, 
une  métamorphose  destinée  à  faire  fortune  et  qui  s'épanouit  dans 
le  «  couplet  ».  C'est  ici  le  couplet  des  pêches  à  quinze  sous.  Les 
différentes  variétés  de  l'espèce  sociale  décrite  dans  la  pièce  en 
fournissent  les  divers  personnages.  Reste  à  trouver  le  drame 
qui  peut  le  plus  vraisemblablement  résulter  de  la  rencontre  de 
ces  personnages,  qui  est  le  plus  significatif  du  milieu  oii  ils  se 
trouvent,  enfin  à  dénouer  les  choses  de  façon  que  le  dernier 
mot  reste  à  l'ordre  établi,  à  la  famille,  et  à  la  société  constituée. 
Cette  forme  de  théâtre  est  encore  la  plus  large  qu'on  ait  imaginée 
de  nos  jours  et  celle  oîi  la  comédie  de  mœurs  a  pu  se  développer 
le  plus  librement.  L'espace  des  cinq  actes  permet  à  l'action  de 
se  dérouler  dans  toute  son  ampleur  ;  les  personnages  n'y  ont 
pas  l'air  de  «  travailler  à  l'heure  »  ;  les  scènes  épisodiques  y 
peuvent,  sans  détourner  l'attention  du  sujet  principal,  apporter 
la  variété;  l'observation  n'est  pas  faussée  par  la  thèse. 

Les  pièces  à  thèse.  —  Dumas  eut  tôt  fait  d'abandonner 
cette  forme  qu'il  avait  créée;  sans  doute  il  y  reviendra,  mais  il 
a  hâte  déjà  d'en  installer  au  théâtre  une  autre  qui  convient 
mieux  à  la  nature  impérieuse  de  son  esprit.  Comme  tous  les 
véritables  créateurs,  il  a  cherché  sans  cesse  à  se  renouveler. 


96  LE  THEATRE 

L'inquiétude,  rimpatience,  sont  dos  traits  qu'on  n'a  pas  assez 
relevés  chez  lui.  Le  Fils  naturel  (1858)  est  déjà  une  pièce  à 
thèse,  et,  si  l'on  veut,  le  type  de  la  pièce  à  thèse.  Le  théâtre, 
tel  que  le  conçoit  maintenant  Dumas,  va  devenir  le  «  théâtre 
utile  »,  le  théâtre  social,  le  théâtre  réformateur.  En  parlant  de 
théâtre  utile,  Dumas  prétend  réagir  contre  ceux  qui  veulent  que 
l'art  soit  son  objet  à  lui-même,  et  qui  aboutiraient  à  en  faire  le 
plus  vain  amusement.  Eh  quoi!  l'auteur  dramatique  disposerait 
des  moyens  d'expression  et  de  communication  les  plus  puissants, 
et  il  ne  s'en  servirait  pas  pour  faire  œuvre  utile!  Il  se  réduirait  à 
agiter  des  grelots,  pouvant  agiter  des  questions!  «  Nous  nous 
adressons  aux  hommes  assemblés  et  l'on  ne  peut  parler  long- 
temps et  d'une  manière  efficace  à  la  multitude  qu'au  nom  de  ses 
intérêts  supérieurs.  Nous  sommes  donc  perdus...  ce  grand  art 
de  la  scène  va  s'effiloquer  en  oripeaux,  paillons  et  fanfreluches, 
il  va  devenir  la  propriété  des  saltimbanques  et  le  plaisir  gros- 
sier de  la  populace,  si  nous  ne  nous  hâtons  de  le  mettre  au  service 
des  grandes  réformes  sociales  et  des  grandes  espérances  de 
l'âme...  Indiquons  le  but  à  cette  masse  flottante  qui  cherche 
son  chemin  sur  toutes  les  grandes  routes,  fournissons-lui  de 
nobles  sujets  d'émotion  et  de  discussion...  Le  chef-d'œuvre  pour 
le  chef-d'œuvre  ne  lui  est  plus  suffisant,  pas  plus  que  la  satire 
sans  le  conseil,  pas  plus  que  le  diagnostic  sans  le  remède.  Et 
puis  rire  toujours  de  l'homme  sans  bénéfice  pour  lui,  c'est  cruel, 
c'est  lâche,  c'est  triste...  Il  nous  faut  peindre  à  larges  traits 
non  plus  l'homme  individu,  mais  l'homme  humanité,  le  retremper 
dans  ses  sources,  lui  indiquer  ses  voies,  lui  découvrir  ses  fina- 
lités, autrement  dit  nous  faire  plus  que  moralistes,  nous  faire 
législateurs.  Pourquoi  pas,  puisque  nous  avons  charge  d'âme  *?  » 
Cette  conception  de  l'art  est  très  généreuse  et  très  élevée.  On 
aperçoit  tout  de  suite  ce  qu'elle  a  de  séduisant  pour  un  écrivain 
soucieux  de  sa  dignité.  Seulement  les  objections  se  présentent 
aussitôt,  et  quelques-unes  tiennent  à  l'essence  même  du  genre. 
Le  théâtre,  à  la  façon  du  moins  dont  nous  le  comprenons  dans 
nos  sociétés  modernes,  a  pour  objet,  non  pas  l'instruction,  mais 
le  divertissement.  C'est  pour  passer  agréablement  la  soirée  qu'on 

1    Préface  du  Fils  naturel. 


LA   COMEDIE  DE  MŒURS  97 

se  réunit  dans  une  salle  de  spectacle;  c'est  pour  s'amuser,  d'une 
façon  aussi  honnête,  aussi  raffinée  qu'il  vous  plaira  de  l'ima- 
giner, mais  ce  n'est  pas  pour  travailler  à  la  solution  des  g-rands 
problèmes.  L'endroit  est  profane  :  les  prédicateurs  eccl  siasti- 
ques  l'avaient  bien  vu  :  il  est  bon  de  le  rappeler  aux  prédica- 
teurs laïques.  Les  dispositions  qu'on  apporte  au  théâtre  ne  sont 
pas  celles  qui  conviennent  pour  entendre  une  leçon  de  morale. 

Si  encore  c'était  de  morale  qu'il  s'agît  !  Mais  il  s'agit  de 
réformer  la  législation.  Le  but  que  poursuit  l'auteur  de  la  pièce 
à  thèse,  c'est  de  faire  supprimer  certains  articles  du  code,  d'y 
introduire  des  mesures  nouvelles.  Peut-être  la  confection  des  lois 
veut-elle  une  autre  préparation  que  celle  dont  les  gens  de  théâtre 
sont  habituellement  pourvus.  Et  peut-être  encore  l'élan  senti- 
mental provoqué  par  un  drame  émouvant  est-il  une  médiocre 
garantie  pour  l'opportunité  d'une  mesure.  Mais  l'objection  prin- 
cipale est  ici  tout  autre  :  le  système  repose  tout  entier  sur  cette 
idée,  à  savoir  que  la  moralité  dépend  de  l'état  de  la  législation,  que 
le  pouvoir  des  lois  est  souverain  et  qu'en  changeant  un  article 
du  code  on  modifie  sensiblement  la  conduite  des  hommes  et  la 
proportion  du  bien  et  du  mal.  L'erreur  est  grave  en  elle-même; 
car  ce  n'est  pas  l'état  de  la  législation,  c'est  l'état  des  mœurs 
qui  importe.  Mais  elle  est  plus  fâcheuse  encore  quand  il  s'agit 
de  l'influence  de  la  littérature.  Les  lois  sont  le  résultat  d'un 
ensemble  de  causes  et  de  conditions  sociales,  économiques, 
politiques  sur  lesquelles  la  littérature  ne  saurait  avoir  d'action. 
La  littérature  agit  sur  l'imagination,  la  sensibilité,  la  raison  : 
ce  qu'elle  peut  avoir  pour  objet,  avec  quelque  chance  de  succès, 
c'est  donc  une  action  non  pas  sociale,  mais  morale,  et  non  pas 
la  réforme  du  code,  mais  la  réforme  intérieure. 

Ajoutons  qu'un  cas  particulier,  choisi  par  l'écrivain  et  dont 
il  a,  à  son  gré,  disposé  les  données  et  préparé  la  solution  peut 
être  un  exemple  et  servir  à  illustrer  une  idée;  il  ne  saurait  être 
le  point  de  départ  d'un  raisonnement.  La  pièce  à  thèse  est  la 
continuelle  application  d'un  sophisme,  celui  qui  du  particulier 
conclut  au  général. 

Au  point  de  vue  exclusif  de  l'art,  la  pièce  à  thèse  n'otîre  pas 
de  moins  réels  inconvénients.  Soucieux  d'arriver  à  une  conclu- 
sion connue  d'avance,  l'écrivain  n'a  plus  la  liberté  de  l'esprit, 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  • 


98  LE  THÉÂTRE 

la  largeur  du  coup  d'œil;  son  observation  est  rétrécie  et  faussée. 
Les  personnages  qu'il  met  en  scène  ne  sont  pas  des  êtres  qu'il  a 
vus  agir,  se  mouvoir  parmi  les  êtres  de  chair  et  de  sang;  ce  sont 
des  abstractions  qu'il  a  revêtues  artificiellement  d'une  apparence 
humaine.  Ce  sont  des  arguments  qui  marchent.  De  là  cet  air  de 
sécheresse  et  de  raideur  qu'on  retrouve  partout,  dans  la  conduite 
de  l'œuvre  comme  dans  le  dialogue. 

Toutes  ces  remarques  s'appliquent  au  Fils  naturel.  L'auteur 
s'est  fait  la  j»artie  trop  belle  :  il  est  facile  de  gagner  quand 
on  a  tous  les  atouts  dans  la  main.  Il  a  réparti  inégalement 
les  mérites  et  les  torts,  mettant  par  un  procédé  sommaire  tous 
les  mérites  d'un  côté,  tous  les  torts  de  l'autre.  Il  a  mis  du 
côté  de  la  famille  illégitime  l'honnêteté,  le  désintéressement, 
la  hauteur  des  vues,  la  noblesse  de  l'idéal;  du  côté  de  la  famille 
légitime,  l'égoïsme  et  Ihypocrisie.  Il  a  fait  du  fils  naturel  un 
modèle  de  toutes  les  vertus;  il  ne  lui  a  pas  donné  seulement  les 
beaux  sentiments  et  la  générosité  du  caractère,  il  lui  a,  peu  s'en 
faut,  octroyé  le  génie.  C'est  à  décourager  des  justes  noces. 

Telle  est  sur  le  «  théâtre  utile  »  notre  conclusion.  L'écrivain 
de  théâtre  peut  avoir  un  objet  qui  dépasse  son  œuvre  même; 
il  peut,  si  même  il  ne  le  doit,  se  })roposer  de  répandre  quelque 
idée;  mais  cette  idée  doit  être  intérieure  à  l'œ'uvre,  elle  doit  en 
être  l'âme,  y  circuler  comme  un  principe  de  vie.  Un  auteur  agit 
sur  le  public  moins  par  le  dessein  prémédité  d'une  œuvre  parti- 
culière, que  par  la  qualité  habituelle  de  sa  pensée,  par  la  tournure 
de  son  esprit,  par  l'atmosphère  dans  laquelle  il  nous  fait  vivre. 

Les  Préfaces.  Les  pièces  symboliques.  —  On  empri- 
sonne volontiers  dans  la  forme  de  la  pièce  à  thèse  la  conception 
dramatique  de  Dumas;  et  on  a  coutume,  dans  chacune  de  ses 
pièces,  de  chercher  la  thèse.  Or  c'est  tout  juste  si  trois  ou  quatre 
pièces  rentrent  dans  ce  cadre,  et  il  est  curieux  de  voir  combien 
d'essais  différents  Dumas  a  tentés  au  théâtre.  LAmi  des  femmes 
(1864)  est  une  tentative  curieuse  plutôt  qu'heureuse  de  théâtre 
psychologique.  Obscure,  décevante,  la  pièce  n'a  réussi  ni  dans 
sa  nouveauté,  ni  même  à  la  reprise  qui  en  a  été  faite  récemment. 
Outre  ses  défauts  de  construction  elle  en  a  un  autre,  celui  de 
mettre  sous  nos  yeux  un  des  types  les  plus  déplaisants  qui 
soient  :  le  type  du  monsieur  qui  connaît  les  femmes.  La  fatuité 


LA  COMEDIE  DE  MŒURvS  99 

d'un  M.  de  Ryons  nous  indisposé  contre  lui,  et  nous  fait  du  même 
coup  entrer  en  défiance  contre  plusieurs  des  personnages  du 
théâtre  de  Dumas  qui  sont  ses  proches  parents.  Les  Idées  de 
M"""  Aubraij  (1867)  marquent  le  point  culminant  de  cette  période 
de  l'œuvre  de  Dumas  :  aucune  autre  de  ses  pièces  n'a  plus  de 
plénitude,  de  saveur  et  déjà  d'étrangeté.  S'il  fallait  choisir  une 
œuvre  tout  à  fait  caractéristique  du  talent  de  l'écrivain,  c'est 
celle-là  qu'on  devrait  choisir.  On  y  trouverait  dans  une  propor- 
tion qui  n'est  pas  encore  troublée,  tous  les  éléments  réunis  : 
mouvement  de  l'action  et  du  dialogue,  esprit,  préoccupation 
morale.  Mais  aussi  est-ce  le  moment  oii  l'équilibre  va  se  rompre. 
L'auteur  prépare  une  édition  d'ensemble  de  son  théâtre;  il 
jette  un  coup  d'œil  sur  le  chemin  parcouru;  il  prend  le  public 
pour  confident  de  ses  efforts  et  de  ses  projets.  Il  écrit  ses  Pré- 
faces. Pour  bien  comprendre  le  caractère  de  ces  préfaces  et  leur 
portée,  il  est  nécessaire  de  se  souvenir  de  ce  qu'étaient  les  aver- 
tissements et  les  examens  dont  un  Corneille  ou  un  Racine 
accompagnaient  leurs  pièces,  quand  ils  ne  trouvaient  pas  plus 
simple  de  les  laisser  toutes  seules  faire  leur  chemin  auprès  du 
public.  Au  lieu  de  ces  brèves  et  discrètes  préfaces,  celles  de 
Dumas  sont  d'abondantes  causeries  sur  toute  sorte  de  sujets. 
L'auteur  y  parle  de  lui-même  d'abord,  avec  fréquence  et  com- 
plaisance. Il  y  fait  l'historique  de  la  composition  de  ses  pièces, 
des  difficultés  qu'il  a  eues  pour  les  faire  représenter,  de  l'accueil 
qu'elles  ont  reçu.  Une  fois  il  traite  d'une  question  de  métier, 
une  autre  fois  d'une  question  de  morale.  Le  théoricien  et  le 
moraliste  qui  étaient  en  lui  se  dégagent  de  l'auteur  dramatique. 
Il  ne  lui  suffit  plus  que  les  «  cas  »  mis  par  lui  à  la  scène  fassent 
réfléchir  le  spectateur,  éveillent  un  écho  dans  sa  conscience.  Il 
veut  développer  à  loisir  et  avec  l'appareil  d'une  argumentation 
en  forme  les  idées  qui  se  pressent  dans  son  esprit.  11  prend  Ihabi- 
tude  d'aborder  de  front  les  plus  graves  problèmes,  de  poser  les 
questions  et  de  les  résoudre,  de  dire  son  mot  de  la  façon  déci- 
sionnaire  et  tranchante  qui  est  la  sienne.  Il  se  passionne  pour  la 
logique  et  aussi  pour  la  physiologie,  la  science  ou  ce  qui  y 
ressemble.  Surviennent  les  terribles  événements  de  1870-71 .  Aux 
douleurs  de  la  guerre  contre  l'étranger  s'ajoutent  les  déchire- 
ments et  les  hontes  de  la  guerre  civile.  Dumas  reçoit  le  contre- 


100  LE  THEATRE 

coup  de  ces  émotions.  Son  imagination  s'exalte  et  se  trouble. 
Désormais  il  affecte  des  airs  d'hiérophante.  Il  a  des  visions,  il 
rend  des  oracles.  Il  sait  quelle  est  la  cause  de  nos  maux,  il  sait 
quel  en  sera  le  remède;  il  l'annonce  à  grand  renfort  de  méta- 
phores apocalyptiques.  Il  a  vu  «  une  bête  colossale  qui  avait 
sept  têtes  et  dix  cornes,  et  sur  ses  cornes  dix  diadèmes.  Et  les 
sept  têtes  de  la  bête  dépassaient  les  plus  hautes  montagnes,  et, 
formant  une  immense  couronne,  plongeaient  dans  tous  les  hori- 
zons. »  Il  est  l'homme  qui  sait.  Le  monde  entendra  sa  voix,  ou 
bien  il  sera  perdu  et  ce  sera  la  fin  de  tout. 

L'écrivain  qui  revient  au  théâtre  après  ces  excursions  loin- 
taines aux  régions  où  s'assemblent  les  nuages,  n'y  peut  revenir 
sans  être  très  modifié.  Il  a  décidément  perdu  son  sang-froid,  et 
ne  pourra  se  tenir  dans  les  limites  exactes  du  réel.  Entre  ses  yeux 
et  la  réalité  s'étend  le  brouillard  lumineux  de  ses  imaginations; 
désormais  son  théâtre  ne  sera  plus  fait  seulement  avec  les  don- 
nées de  son  expérience,  mais  aussi  bien  avec  l'étoffe  de  ses  rêves. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  à  Dumas  et  c'est  ici  la  plus  étrange  mani- 
festation de  son  talent.  Comme  tant  d'autres  écrivains  de  ce 
siècle,  Dumas  aboutit  au  mysticisme.  Il  jette  dans  ses  drames 
des  personnages  dont  il  sait  à  merveille  qu'ils  ne  sont  pas  viables, 
qu'ils  ne  ressemblent  pas  aux  êtres  de  chair  et  de  sang,  qu'ils  ne 
pourraient  marcher  parmi  nous,  qu'ils  ne  sont  ni  de  notre  taille, 
ni  de  notre  race.  Ce  sont  des  êtres  abstraits,  créés  par  l'imagina- 
tion surchauffée  de  l'écrivain.  Ce  sont  des  entités  ayant  à  peine 
visage  humain.  Telle  cette  Femme  de  C lande  (1873)  en  qui  Dumas 
a  voulu  personnifier  la  force  de  perdition  qui  réside  dans  la 
femme.  C'est  la  femme,  c'est-à-dire  la  sensualité,  le  goût  du  luxe, 
de  la  dissipation,  qui  a  perdu  la  France  et  l'a  livrée  à  l'étranger. 
Claude  représente  la  pensée,  le  labeur  réfléchi  et  grave.  Lorsque 
Claude  s'aperçoit  que,  pour  son  malheur  et  pour  le  malheur 
de  son  pays,  il  a  épousé  la  «  guenon  du  pays  de  Nod  »,  il  a  le 
droit  de  la  tuer  au  nom  d'intérêts  supérieurs,  qui  sont  ceux  de 
la  patrie  et  de  l'humanité.  V Etrangère  (1876),  la  Princesse  de 
Bagdad  (1882)  sont  conçues  dans  le  même  système.  Et  d'ail- 
leurs le  propre  du  drame  symbolique  étant  que  chacun  peut 
l'interpréter  à  sa  manière,  et  l'obscurité  étant  ici  de  règle,  on 
serait  un  peu  embarrassé  pour  dire  ce  que  signifie  la  conception 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  101 

d'un  personnage  aussi  fantastique  que  l'Etrangère,  ou  quel 
drame  se  joue  entre  Lionnette  de  Hun  et  M.  Nourvady. 

Aussi  bien  il  semble  que  sur  la  fin  de  sa  vie,  le  batailleur 
qu'était  Dumas  ait  été  pris  par  le  découragement  et  qu'il  se  soit 
laissé  aller  à  douter  de  son  art  et  de  ses  idées.  A  mesure  qu'il 
se  passionnait  davantage  pour  les  questions  morales  et  sociales, 
il  se  rendait  mieux  compte  à  quel  point  la  forme  du  théâtre  est 
insuffisante  pour  les  traiter.  Il  avait  eu  l'ambition  de  relever  le 
théâtre  en  le  faisant  servir  à  la  réforme  des  lois  et  des  mœurs. 
11  s'apercevait  que  l'influence  du  théâtre  est  illusoire.  C'est  le 
sens  de  ces  pages  de  la  préface  de  VEtrangère  empreintes  d'une 
si  noble  mélancolie.  «  L'auteur  dramatique  qui  n'est  pas  seule- 
ment un  faiseur  de  tours  d'esprit  plus  ou  moins  ingénieux,  qui 
a  cru  à  son  art,  qui  l'a  honoré  et  aimé,  qui  aurait  voulu  en  faire 
non  seulement  un  plaisir,  mais  un  enseignement  pour  les 
hommes,  se  sent  pris  entre  son  idéal  et  son  impuissance.  Il 
comprend  que  ce  n'est  pas  à  la  forme  dont  il  s'est  servi  jusqu'à 
présent  que  l'humanité  demandera  jamais  la  solution  des  grands 
problèmes  qui  l'agitent,  bien  qu'il  croie  l'avoir  trouvée  pour  lui- 
même;  que  ce  qu'il  rêve  maintenant  est  irréalisable  sur  le  ter- 
rain fleuri  mais  étroit  et  mouvant  où  il  s'est  tenu  longtemps  en 
équilibre  à  force  de  souplesse  et  d'agilité,  et  il  sent  qu'il  va  y 
avoir  un  irréparable  malentendu  dont  il  sera  la  victime,  s'il  veut 
y  bâtir  le  monument  de  ses  dernières  pensées.  La  seule  chance 
qu'il  ait  de  faire  accepter  les  vérités  qu'il  a  dites,  c'est  de  ne  pas 
essayer  d'en  ajouter  de  plus  hautes  à  celles-là...  »  De  même 
qu'il  doute  de  l'efficacité  de  son  art  pour  avancer  la  solution  des 
problèmes  sociaux,  Dumas  doute  du  bien  fondé  de  certaines 
des  théories  qu'il  avait  soutenues  avec  le  plus  de  verve.  Fran- 
cillon  (1887)  est  une  sorte  de  dérision  de  la  théorie  d'après 
laquelle  il  y  a  pour  les  deux  sexes  égalité  dans  la  faute  et  la 
femme  a  le  droit  d'appliquer  à  son  mari  la  peine  du  talion.  Enfin 
Dumas  se  refusa  à  faire  représenter  sa  dernière  pièce  {la  Boute 
de  Thèbes),  longtemps  annoncée,  et  qui,  paraît-il,  était  complè- 
tement achevée. 

Parti  de  la  comédie  d'observation,  Dumas  rencontre  en  route 
le  drame  à  thèse,  il  aboutit  au  drame  symbolique.  C'est  la  pro- 
gression normale  qui  se  produit  chez  beaucoup  d'écrivains.  Ils 


102  LE   THEATRE 

commencent  par  jeter  sur  la  réalité  un  regard  curieux  et  amusé; 
puis  (les  spectacles  qu'ils  ont  eus  sous  les  yeux  se  dégagent  pour 
eux  des  idées  générales;  ils  n'aperçoivent  plus  qu'à  travers  ces 
idées  le  train  du  monde  et  de  la  vie;  et  enfin  ces  idées  elles- 
mêmes  prenant  forme  se  substituent  pour  eux  aux  êtres  vivants. 
Ainsi,  ce  que  leurs  œuvres  gagnent  en  valeur  philosophique 
elles  le  perdent  en  valeur  d'art. 

Les  idées  morales.  —  C'est  l'honneur  de  Dumas  que  pour 
étudier  son  théâtre  il  faille  d'abord  analyser  les  idées  morales 
qui  en  sont  la  substance.  Le  sentiment  auquel  il  n'a  cessé  de 
revenir,  auquel  se  rapportent  tous  les  problèmes  qu'il  a  soulevés, 
et  qui  est  comme  l'âme  de  son  œuvre,  c'est  l'amour.  Cela 
explique  le  grand  succès  de  ce  théâtre.  Dans  un  endroit  en  effet  oii 
sont  réunis  des  hommes  et  des  femmes,  il  faut  nécessairement 
que  la  conversation  tombe  sur  l'amour.  La  femme  est  reine  au 
théâtre;  elle  permet  qu'on  médise  d'elle  et  elle  préfère  qu'on  en 
dise  du  bien;  mais  ce  qu'elle  veut  c'est  qu'on  parle  d'elle. 

Le  point  de  vue  auquel  se  place  Dumas  pour  analyser  les 
problèmes  de  l'amour  est  directement  opposé  au  point  de  vue 
qui  avait  été  celui  des  romantiques.  On  sait  quelle  étrange  reli- 
gion de  l'amour  les  romantiques  avaient  célébrée.  Ils  divinisaient 
la  passion.  Non  seulement  ils  l'admiraient  en  elle-même  après 
en  avoir  fait  une  sorte  de  fureur  sacrée,  mais  ils  étaient  prêts  à 
en  accepter  toutes  les  conséquences.  Tous  les  actes  commis 
sous  l'influence  de  cette  ivresse  en  prenaient  aussitôt  un  carac- 
tère nouveau.  Les  pires  erreurs  en  recevaient  leur  excuse. 
Encore  est-ce  trop  peu  dire,  et  qui  parle  d'excuse?  La  passion 
est  un  droit,  et  à  tous  les  droits  de  l'homme  il  faut  ajouter  le 
droit  à  la  passion.  Malheur  à  qui  n'a  pas  éprouvé  son  délire;  il 
n'a  pas  connu  ce  qui  donne  du  prix  à  la  vie.  Des  droits  de  la 
passion  découle  toute  une  morale,  opposée  à  l'autre,  une  série 
de  devoirs  en  contradiction  avec  ce  qu'on  a  coutume  d'appeler 
le  devoir.  Doctrine  commode  qui  va  dans  le  sens  de  notre 
instinct  et  tlatte  nos  désirs;  aussi  ne  pouvait-elle  manquer  de 
faire  son  chemin  et  c'est  elle  qu'on  retrouve  jusqu'aujourd'hui 
dans  cette  indulgence  que  les  jurys  n'ont  pas  encore  cessé  de 
témoigner  au  crime  passionnel. 

C'est  cet  amour  que  M.  de  Cygneroi,  dans  la  Visite  de  noces 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  lOii 

(1871),  a  soumis  à  une  analyse  physiolog-ico-philosophico-chi- 
mique.  «  L'adultère  est  une  de  ces  mixtures  où  les  éléments 
s'associent  quelquefois,  mais  ne  se  combinent  jamais.  L'élément 
que  la  femme  apporte  se  compose  d'un  idéal  renversé,  d'une 
dignité  faible,  d'une  morale  élastique,  d'une  imagination  trou- 
blée par  les  mauvaises  conversations,  les  mauvaises  lectures  et 
les  mauvais  exemples,  de  la  curiosité  de  la  sensation  déguisée 
sous  le  nom  de  sentiment,  de  la  soif  du  danger,  du  plaisir  de  la 
ruse,  du  besoin  de  la  chute,  du  vertige  d'en  bas  et  de  toutes  les 
duplicités  que  nécessitent  les  circonstances.  L'homme  apporte 
son  tailleur,  son  cheval,  la  manière  dont  il  met  sa  cravate,  des 
regards  de  ténor  de  province,  des  serrements  de  mains  méca- 
niques, des  phrases  qui  ont  traîné  partout  et  dont  les  mirlitons 
ne  veulent  plus...  Combine,  triture,  alambique,  décompose, 
précipite  tous  ces  éléments,  et  si  tu  y  trouves  un  atome  d'estime, 
un  milligramme  d'amour,  une  vapeur  de  dignité,  je  vais  le  dire 
à  Rome  sur  les  mains.  »  Que  la  passion  existe,  que  deux 
êtres  puissent  se  sentir  attirés  l'un  vers  l'autre  par  une  force 
irrésistible,  Dumas  ne  songe  guère  à  le  nier.  Mais  les  «  cas  »  de 
passion  sont  extrêmement  rares.  Ce  sont  des  monstruosités  et 
dont  on  ne  saurait  donc  tenir  compte.  La  plupart  du  temps 
l'amour  est  absent  des  aventures  amoureuses.  C'est  encore  un 
personnage  de  la  Visite  de  noces  qui  résume  en  un  mot  profond 
le  caractère  de  ces  banales  liaisons  :  «  Je  m'ennuyais,  c'est  ainsi 
que  cela  a  commencé.  Il  m'a  ennuyée  :  c'est  ainsi  que  cela  a 
fini.  »  Liaisons  passagères  qui  laissent  après  elles,  non  pas  ces 
souvenirs  égrillards  oîi  se  complaît  l'imagination  des  disciples 
de  Déranger,  mais  le  mépris  et  parfois  la  haine.  En  vérité  il  n'y 
a  guère  moyen  de  fonder  une  morale  sur  une  base  aussi  déce- 
vante. Loin  de  créer  des  droits,  l'amour  ne  saurait  être  une 
excuse  aux  fautes  que  l'on  commet  en  son  nom.  Aux  femmes 
incomprises  sur  le  sort  desquelles  la  littérature  de  l'âge  précé- 
dent s'était  si  fort  attendrie,  Dumas  répète  qu'il  n'y  a  aucun 
rapport  entre  leurs  aspirations  généreuses ,  la  noblesse  d'âme 
dont  elles  se  vantent,  les  déceptions  dont  elles  se  plaignent,  et 
l'acte  qui  consiste  à  s'abandonner.  Un  seul  amour  est  digne  de 
ce  nom,  celui  qui  consiste,  non  pas  à  demander  à  une  femme 
un  peu  de  plaisir,  mais  à  lui  consacrer  sa  vie  tout  entière.  En 


104  LE   THÉÂTRE 

d'autres  termes,  il  n'y  a  d'amour  que  dans  le  mariage.  La  famille 
se  fonde  sur  cet  amour  réciproque  et  honnête.  C'est  dire  que  la 
morale  de  Dumas  est  au  fond  la  morale  bourgeoise,  ou  pour 
l'appeler  par  son  nom  el  sans  épithète,  la  morale. 

Mais  une  faute  a  été  commise  avantle  mariage.  Une  jeune  fille 
a  été  séduite.  Elle  est  devenue  mère.  En  ce  cas  l'hésitation  n'est 
pas  possible.  Neuf  fois  sur  dix  la  jeune  fille  n'était  pas  avertie; 
elle  a  été  surprise;  elle  s'est  laissé  entraîner,  par  ignorance, 
par  faiblesse,  par  pitié  mal  entendue  peut-être  et  par  bonté  qui 
s'égare,  à  commettre  un  acte  dont  elle  a  ensuite  aperçu  les  con- 
séquences avec  épouvante.  L'homme  savait  ce  qu'il  faisait.  C'est 
donc  sur  lui  que  retombe  toute  la  responsabilité.  Il  doit,  quelles 
que  soient  les  difîérences  de  condition  sociale,  et  quels  que 
soient  les  obstacles  auxquels  il  se  heurte,  épouser  celle  qui  de 
son  fait  est  devenue  mère.  Mais  d'ailleurs  il  ne  faut  pas  croire 
que  chacun  de  nous  ne  soit  responsable  que  de  ses  propres 
fautes.  Il  y  a  une  solidarité  entre  tous  les  êtres  humains  et  nous 
sommes  tenus  de  réparer,  dans  la  mesure  oià  les  circonstances 
nous  le  rendent  possible,  le  mal  qui  a  été  fait  autour  de  nous. 
L'homme  qui  rencontre  une  jeune  fille  qui  a  commis  une  faute, 
qui  a  été  abandonnée,  qui  a  expié  par  les  larmes,  par  le  repentir, 
par  la  dignité  de  sa  conduite  l'erreur  d'un  moment,  celui-là 
peut  et  doit  l'épouser,  et  faire  ainsi  œuvre  de  réparation  sociale. 
Accorder  le  pardon  à  la  créature  humaine  qui  a  péché  et  qui  se 
repent,  n'est-ce  pas  l'enseignement  lui-même  de  la  religion? 
n'est-ce  pas  le  conseil  impérieux  et  doux  de  la  charité  chrétienne? 

Ou  la  faute  est  commise  pendant  le  mariage.  Que  cette  faute 
soit  celle  de  la  femme  ou  celle  de  l'homme,  elle  est  égale.  Car 
dans  les  deux  cas  il  y  a  de  même  déloyauté,  félonie,  manque- 
ment à  la  foi  jurée.  C'est  la  coutume  de  prétendre  que  la  faute 
de  la  femme  est  plus  grande,  en  raison  du  trouble  plus  grand 
qu'elle  apporte  dans  l'intégrité  de  la  famille?  Il  y  a  sur  le  sujet 
de  beaux  raisonnements  tout  faits.  Ils  sontfaits  par  des  hommes. 
C'est  nous  qui  imposons  à  la  femme  les  rigueurs  d'une  loi  faite 
par  nous.  Au  regard  de  la  loi  idéale  il  y  a  égalité  des  deux  sexes 
dans  la  faute.  Ici  encore,  si  l'égarement  n'a  été  que  passager, 
faisons  donc  effort,  domptons  les  révoltes  de  notre  nature,  éle- 
vons-nous au-dessus   des  suggestions  de  notre   égoïsme  et  de 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  105 

notre  orgueil.  Pardonnons!  Mais  si  au  contraire  l'un  des  con- 
joints est  indigne,  si  l'homme  est  un  débauché  ou  si  la  femme 
est  une  créature  perdue,  quelle  est  donc  la  barbarie  de  cette 
institution  qui  enchaîne  ces  deux  êtres  l'un  à  l'autre  par  des  liens 
indissolubles?  Le  mariage  sans  porte  de  sortie  est  une  atteinte 
portée  à  la  liberté  humaine.  Il  est,  sans  aucun  profit  pour  la 
société,  la  cause  des  pires  souffrances  pour  les  individus.  Il  suffit 
d'étaler  devant  le  public  assemblé  dans  une  salle  de  théâtre  les 
tortures  auxquelles  le  mariage  indissoluble  condamne  ses  vic- 
times pour  provoquer  dans  ce  public  un  sentiment  d'unanime 
réprobation.  C'est  donc  qu'en  dépit  des  subtilités  des  juristes, 
et  malgré  même  les  scrupules  respectables  des  âmes  religieuses, 
il  faut  rétablir  dans  la  loi  le  principe  du  divorce. 

Dumas  tient  donc  pour  une  sorte  de  mariage  élargi,  qui 
admet  la  réparation  d'une  faute  antérieure  et  qui  s'ouvre  pour 
rendre  la  liberté  à  l'opprimé.  C'est  ce  qu'on  a  appelé  l'immora- 
lité du  théâtre  de  Dumas.  Si  on  prend  le  terme  dans  son  sens 
absolu,  il  est  clair  qu'il  ne  s'applique  pas;  Dumas  n'est  pas  un 
auteur  immoral.  Néanmoins  il  s'en  faut  que  tous  les  reproches 
qu'on  lui  a  adressés,  avec  un  peu  d'hypocrisie  peut-être  et  en 
tout  cas  avec  trop  de  sévérité,  soient  dénués  de  fondement.  Il 
est  facile  en  effet  de  se  révolter  contre  les  «  préjugés  »  des  pha- 
risiens, et  d'ameuter  contre  leur  dureté  la  sentimentalité  du 
public.  Encore  y  aurait-il  lieu  de  rechercher  si  ces  préjugés  ne 
sont  pas  souvent  l'expression,  peut-être  déformée,  de  vérités 
profondes.  Une  institution  ne  peut  subsister  qu'à  condition  de 
se  défendre.  Ainsi  en  est-il  de  la  famille.  Fera-t-on  dans  la 
famille  la  même  place  à  l'épouse  irréprochable,  qui  n'a  vécu 
que  pour  un  amour  unique,  dont  la  vertu  a  été  sans  défaillance, 
et  à  celle  qui  n'a  pu  y  entrer  qu'en  se  faisant  pardonner  une 
faute,  à  celle  qui  a  du  s'humilier  d'abord  et  rougir?  Donnera-t-on 
les  mêmes  droits  à  l'enfant  naturel  et  à  l'enfant  légitime?  Et  la 
loi  qui  est  faite  non  pour  les  cas  particuliers,  mais  pour  l'en- 
semble, ne  subira-t-elle  pas  une  diminution  si  elle  se  fait  aussi 
accueillante  pour  ceux  qui  ont  été  conçus  en  dehors  d'elle? 
Ce  sont  là  des  objections  dont  il  ne  semble  pas  que  Dumas 
ait  soupçonné  la  gravité.  De  même,  il  n'aperçoit  que  les 
arguments   qu'on   peut  invoquer   en   faveur  du   divorce,  et  il 


106  LE  THÉÂTRE 

n'admet  pas  qu'on  en  puisse  allég^uer  contre  lui  de  redoutables. 
Il  croit  que  le  mariage  indissoluble  est  une  tyrannie  surtout 
pour  la  femme;  il  ignore  qu'au  contraire  c'est  pour  la  femme 
que  le  mariage  est  une  protection  et  que  tout  ce  qu'on  fait  pour 
élargir,  pour  alléger  le  lien  conjugal,  on  le  fait  contre  la  femme. 
Il  y  a  en  outre  une  question  singulièrement  grave  :  c'est  la 
([uestion  des  enfants.  Que  deviennent-ils  lorsque  l'unité  du  foyer 
s'est  brisée?  Quel  drame  se  joue  dans  leur  jeune  conscience 
lorsqu'ils  sont  obligés  de  partager  leur  tendresse  entre  un  père 
et  une  mère  devenus  ennemis  ou  tout  au  moins  étrangers? 
Veut-on  (ju'ils  prennent  parti,  qu'ils  s'érigent  en  juges  et  en 
justiciers?  Et  l'engagement  que  prennent  des  époux  au  moment 
où  ils  s'unissent  ne  consiste-t-il  pas  à  abdi(|uer  une  partie  de 
leurs  droits  en  faveur  de  ceux  qui  naîtront  de  leur  union,  à 
subordonner  leur  bonheur  individuel  aux  intérêts  de  cette  famille 
qu'ils  vont  fonder?  Ennemis  et  partisans  du  divorce  ont  conservé 
aujourd'hui  comme  jadis  leurs  positions  et  il  ne  nous  appartient 
pas  de  prononcer  entre  eux.  Nous  voulons  seulement  indiquer 
«|ue  la  question  reste  pendante.  Et  puisque  nous  ne  l'envi- 
sageons qu'au  point  de  vue  du  théâtre,  nous  nous  bornerons  à 
faire  cette  remarque  :  c'est  que  la  littérature  a  pris  dans  ces 
derniers  temps  précisément  le  contre-pied  des  théories  de 
Dumas.  Dans  les  pièces  de  théâtre  et  dans  les  romans  consacrés 
depuis  quinze  ans  à  l'étude  des  problèmes  que  soulève  le 
mariage,  on  a  surtout  mis  en  lumière  les  dangers,  les  abus,  les 
conséquences  fâcheuses  du  divorce,  et  on  s'est  appliqué  à  mon- 
trer que  presque  toujours  les  enfants  en  sont  les  innocentes 
victimes. 

Une  autre  forme  de  ce  reproche  d'immoralité  est  plus 
méritée  :  c'est  celle  qui  consiste  à  signaler  la  hardiesse  des 
peintures  de  l'auteur  dramatique.  Le  monde  où  nous  transporte 
M.  Dumas  n'est  pas  toujours,  heureusement,  le  «  demi-monde  » 
ou  le  vaste  monde  des  femmes  entretenues.  Mais  c'est  presque 
toujours  un  monde  où  l'oisiveté  étant  la  règle,  les  divertisse- 
ments coupables  viennent  ou  l'occuper  ou  l'égaver.  Ce  monde  ne 
saurait  avoir  ni  les  principes,  ni  les  scrupules  qui  ont  cours 
dans  notre  société  moyenne  et  laborieuse.  En  tout  cas  on  y  parle 
un  langage  d'une  excessive  liberté.  Les  propos   sont  de  ceux 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  107 

([lie  non  seulement  une  jeune  fille  ne  peut  entendre,  mais  que 
parfois  une  honnête  femme  n'écoute  pas  sans  quelque  gêne. 
L'imagination  n'y  est  pas  chaste.  On  la  ramène  toujours  sur  les 
mêmes  spectacles.  Or  l'influence  du  théâtre  s'exerce  beaucoup 
moins  par  les  théories  qu'on  y  développe  et  par  les  conclusions 
auxquelles  on  aboutit  que  par  les  images  avec  lesquelles  on 
nous  a  familiarisés.  Beaucoup  des  spectateurs  de  ces  drames  en 
sont  sortis  moins  sûrement  convertis  que  troublés.  Dumas  est 
souvent  un  assez  étrange  défenseur  de  la  vertu;  c'est  un  de  ces 
avocats  dont  l'éloquence  est  compromettante.  Et  quand  on  aurait 
prouvé  que  ses  thèses  sont  plus  solides  encore  qu'elles  ne  sont, 
il  resterait  que  l'atmosphère  qu'on  respire  dans  son  théâtre  est 
capiteuse  et  dangereuse. 

Une  morale  généreuse  et  périlleuse,  hardie  en  ses  affirmations 
sans  nuances  et  plus  encore  en  ses  propos  trop  peu  réservés,  telle 
est  cette  morale.  Nous  refusons,  à  l'occasion,  d'en  être  dupes; 
nous  savons  de  plus  solides  et  de  plus  saines  doctrines;  mais 
aussi  serions-nous  embarrassés  de  désigner  dans  notre  littéra- 
ture dramatique  une  œuvre  où  la  préoccupation  morale  soit 
plus  évidente  et  plus  constamment  apparente. 

Les  personnages.  —  Le  mouvement  d'idées  et  de  sensi- 
bilité provoqué  par  une  j)ièce  de  théâtre  ne  saurait  durer  très 
longtemps.  Le  temps  passe.  L'œuvre,  en  s'enfonçant  dans  le 
lointain,  y  prend  un  caractère  nouveau,  plus  apaisé  et  plus  simple. 
Quelles  sont  alors  les  figures  qui  émergent?  Y  a-t-il  dans  le 
théâtre  de  Dumas  quelques-uns  de  ces  êtres  ({ui  vont  maintenant 
vivre  dans  nos  imaginations,  de  la  vie  durable  de  l'art?  Y  a-t-il 
des  types,  créés  par  l'auteur,  et  qui  portent  sa  marque? 

En  premier  lieu,  et  comme  tout  à  fait  significatifs  de  la  ma- 
nière de  Dumas,  il  faut  citer  ses  «  raisonneurs  ».  Le  raisonneur 
n'est  pas,  il  s'en  faut,  un  rôle  inventé  par  Dumas.  Il  y  a  eu  en 
tout  temps  des  raisonneurs  au  théâtre,  s'il  est  vrai  que  déjà  le 
chœur  antique  s'acquittait  d'un  rôle  analogue.  Molière  a  ses 
raisonneurs,  et  il  est  juste  d'avouer  que  ce  ne  sont  pas  les  per- 
sonnages les  plus  vivants  de  ses  comédies  :  on  sent  trop  qu'ils 
ont  été  mis  là  uniquement  pour  prévenir  une  objection,  pour 
détourner  une  critique,  et  qu'ils  ne  tiennent  que  la  place  d'un 
argument,  non   celle   d'un   être  animé.   Le  raisonneur  venait 


108  LE   TllKATUE 

d'être  remis  au  théâtre  avec  un  très  vif  succès  par  Tiiéodore 
Barrière  dans  les  Filles  de  marbre  ,  qui  sont  justement  une 
réponse  à  la  Dame  aux  camélias.  C'est  là  que  se  trouve  ce  Des- 
genais,  dont  le  nom  même  va  servir  à  désigner  l'emploi  de 
raisonneur  ;  on  dira  «  le  desgenais  »  comme  on  dit  le  «  père 
noble  »  ou  le  «  financier  ».  Mais  si  Dumas  a  repris  le  type 
il  l'a  transfornîé  pour  se  l'approprier.  Dans  un  théâtre  où  l'au- 
teur a  voulu  si  souvent  faire  œuvre  de  logicien,  il  est  clair  que 
le  raisonneur  non  seulement  avait  sa  place,  mais  devait  en 
avoir  une  considérable.  Dans  le  Demi-Munde,  dans  Une  visite 
de  noces,  c'est  lui  qui  conduit  la  pièce;  dans  rAmi  des  femmes 
il  est  toute  la  pièce.  Mais  l'art  a  consisté  à  lui  donner  figure 
d'homme  vivant.  Nulle  part  il  n'est  un  personnage  effacé.  Même 
il  est  le  contraire  d'un  homme  effacé.  Ce  qui  frappe  en  lui 
c'est  l'absolue  confiance  qu'il  a  en  lui-même  et  son  impertur- 
bable assurance.  Nulle  question  ne  le  prend  au  dépourvu; 
ou  peut-être  les  drames  de  Dumas  roulent-ils  justement  sur  les 
questions  dont  il  a  fait  sa  spécialité.  Il  est  admirablement  ren- 
seigné, il  a  réfléchi,  pesé  le  pour  et  le  contre,  pris  parti  :  il  est 
l'arbitre  qui  décide,  qui  tranche.  Il  a  sa  réponse  toute  prête, 
sa  solution  hors  de  laquelle  il  n'y  a  pas  de  salut.  Il  ne  doute 
jamais  de  la  valeur  de  ses  idées.  Il  ne  doute  pas  davantage 
qu'il  ne  soit  fort  supérieur  à  tous  les  gens  qui  l'entourent  et 
à  l'humanité  en  général.  Son  attitude,  ses  paroles,  le  son  de  sa 
voix,  tout  proclame  le  dogme  de  son  infaillibilité.  Autant 
d'ailleurs  qu'il  est  un  homme  d'observation,  de  clairvoyance 
et  de  pénétrante  analyse  morale,  autant  il  est  un  homme 
d'esprit.  Et  il  le  sait.  Il  ne  le  sait  que  trop.  Aux  idées  qu'il 
émet  il  tient  à  donner  une  forme  ingénieuse,  rare  et  frap- 
pante. Il  la  cherche,  il  la  trouve  et  se  sait  bon  gré  de  l'avoir 
trouvée.  Sa  sagesse  est  spirituelle,  amusante,  paradoxale.  Ce 
sage  fait  de  l'esprit,  des  mots  et  des  jeux  de  mots.  Ce  conten- 
tement de  soi,  cet  air  satisfait  et  avantageux  a  quelque  chose 
de  désobligeant.  Nous  ne  résistons  pas  à  l'envie  de  réclamer. 
D'où  vient  à  cet  homme  cette  parfaite  assurance?  Croit-il  qu'il 
soit  de  bon  goût  d'avoir  toujours  raison,  et  d'avoir  trop  raison? 
Croit-il  que  ce  soit  digne  d'une  très  large  intelligence  et  ne  sait- 
il  pas  qu'il  faut  avoir  bien  peu  d'esprit  pour  ne  jamais  se  troin- 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  109 

pcr?  Quelles  preuves  a-t-il  données  de  Texcellence  de  ses  prin- 
cipes? A-t-il  mieux  vécu  que  la  plupart  de  ceux  qu'il  morigène? 
S'applique-t-il  à  lui-même  les  bienfaits  de  sa  sagesse?  Met-il  en 
pratique  les  aphorismes  dont  on  voit  qu'il  a  la  tête  farcie?  C'est 
donc  que  les  raisonneurs  de  Dumas  sont  parfois  irritants  ; 
mais  d'ailleurs  ils  ont  un  corps,  une  âme,  ils  vivent.  Ils  vivent 
parce  qu'ils  sont  Dumas  lui-même.  Dans  les  différents  raison- 
neurs de  Dumas  on  peut  le  reconnaître  lui-même  à  différents 
âges,  et  suivre  les  modifications  de  son  esprit.  De  Jalin,  de 
Ryons,  c'est  Dumas  jeune,  mondain,  sceptique  et  persuadé 
qu'on  peut  avoir  traversé  toutes  les  expériences  de  ceux  qu'on 
appelle  les  «  viveurs  »  et  garder  néanmoins  une  inaltérable 
sûreté  de  jugement  et  droiture  de  caractère.  Barantin,  Lebon- 
nard,  c'est  Dumas  mûri  par  l'âge  et  par  la  réflexion  et  chez 
qui  l'expérience  de  la  vie  a  mis  son  amertume.  Le  docteur 
Rémonin,  celui  qui  dans  C Etrangère  expose  la  théorie,  non 
plus  des  pêches  à  quinze  sous,  mais  du  »  vibrion  »,  c'est  Dumas 
épris  de  sciences  naturelles,  de  physiologie,  de  médecine,  et 
volontiers  dupe  d'un  mysticisme  pseudoscientifîque. 

Les  raisonneurs  sont  des  personnages  de  théâtre,  non  des 
personnages  de  la  société.  Tout  au  plus  peut-on  dire  que  Dumas 
leur  a  donné  l'air  et  l'esprit  des  «  hommes  du  monde  »  de  son 
temps.  Parmi  ses  figures  d'hommes,  il  en  est  deux  surtout  qui 
paraissent  bien  prises  sur  le  vif  et  frappent  par  leur  air  de  res- 
semblance. Toutes  deux  sont  des  incarnations  de  l'égoïsme 
masculin.  La  femme  est  légère,  fragile,  trompeuse;  mais 
l'homme  est  égoïste;  c'est  ce  qui  le  caractérise  et  ce  qui  dans 
ses  rapports  avec  la  femme  lui  donne  si  souvent  un  rôle  odieux. 
Cette  vue  a  singulièrement  bien  dirigé  l'observation  de  Dumas. 
Il  lui  doit  ce  type  de  «  monsieur  Alphonse  »  qui  a,  suivant 
l'expression  de  l'auteur,  déshonoré  un  nom  de  baptême.  Celui 
qui  porte  ce  nom  est  un  joli  homme,  trop  gracieux,  d'une  grâce 
efféminée  qui  a  je  ne  sais  quoi  de  douteux  et  d'inquiétant.  Trop 
gâté  par  les  femmes,  il  est,  comme  beaucoup  d'enfants  gâtés, 
incapable  d'aimer.  Il  demande  à  la  femme  de  lui  donner  du 
plaisir  et  ne  considère  pas  qu'en  échange  il  lui  doive  quelques 
égards.  Il  trouve  tout  simple  que  la  femme  souffre  et  qu'elle  se 
sacrifie  pour  lui.  Cela  lui  est  dû.  Cela  est  dans  l'ordre.  A  l'or- 


r> 


HO  LE   THÉÂTRE 

gueil  du  inàle  s'est  substituée  chez  lui  la  fatuité  du  bellâtre. 
Monsieur  Alphonse  est  un  pleutre  de  la  petite  espèce.  Rien  chez 
lui  que  de  vulgaire  et  de  médiocre.  Le  duc  de  Septmonts  est  un 
Monsieur  Alphonse  qui  a  de  Tallure,  et  de  la  race.  On  a  maintes 
fois  mis  à  la  scène  le  gentilhomme  qui  ayant  épousé  une  riche 
héritière  de  la  bourgeoisie  et  vendu  son  nom  pour  de  bel 
argent  comptant,  se  croit  dispensé  d'observer  les  clauses  du 
contrat,  j'allais  dire  du  marché.  Le  duc  de  Septmonts  est  de 
ceux-là;  on  ne  pouvait  mieux  montrer  ce  qu'il  y  a  d'odieux 
dans  l'impertinence  du  personnage,  et  dessiner  en  traits  plus 
vigoureux  la  silhouette  d'un  grand  seigneur  méchant  homme. 
Parmi  les  figures  de  femmes,  se  détachent  d'abord  les  cour- 
tisanes. Marguerite  Gautier  est  une  des  incarnations  les  plus 
réussies  d'un  type  faussement  poétique,  dessiné  en  conformité 
avec  un  poncif  de  romance  :  c'est  la  courtisane-reine,  aperçue 
dans  un  mirage  par  des  yeux  de  vingt  ans;  cela  explique  le 
prestige  qu'elle  ne  cesse  d'exercer  sur  ce  grand  enfant  qu'est  le 
public.  La  baronne  d'Ange,  plus  près  de  la  réalité  de  la  vie, 
fait  encore  belle  flgure  et  doit  à  l'àpreté  de  son  ambition  une 
espèce  de  prestige.  Avec  le  type  d'Albertine  Delaborde,  du  Père 
prodigue,  nous  arrivons  enfin  à  l'image  directement  observée  de 
la  vie  d'aujourd'hui;  voici,  telle  qu'on  la  rencontre  à  des  mil- 
liers d'exemplaires,  la  «  fille  »  économe,  rangée,  toute  pétrie 
des  qualités  qui  font  la  bonne  ménagère  ;  avec  elle  la  galanterie 
elle-même  s'est  embourgeoisée.  —  Signalons  en  passant  la  cour- 
tisane du  grand  monde,  Sylvanie  de  Terremonde,  de  la  Prin- 
cesse Georges,  semblable,  «  avec  son  regard  impassible,  son  sou- 
rire fixe  et  ses  éternels  diamants,  à  une  de  ces  divinités  de  glace 
des  régions  polaires...  Ces  femmes-là  sont  sur  la  terre  pour  le 
désespoir  des  femmes  et  le  châtiment  des  hommes.  »  Voici  enfin 
la  longue  théorie  des  filles-mères.  C'est  Clara  Vignot ,  c'est 
Jeannine,  c'est  Denise.  Elles  se  ressemblent  toutes,  et  le  signe 
distinctif,  celui  qui  les  fait  reconnaître  tout  de  suite  et  du  plus 
loin  qu'on  les  aperçoive,  ce  n'est  [»as  une  mélancolie,  assez  com- 
préhensible, mais  c'est  un  trait  plus  imprévu  :  la  fierté.  Il  semble 
qu'une  jeune  fille  qui  n'a  point  de  tache  doive  être  en  effet 
modeste  et  timide  et  soit  tenue  à  une  grande  réserve,  mais 
qu'une  jeune  fille  qui  a  commis  une  faute,  ait  tout  à  coup  acquis 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  IH 

des  droits  à  se  montrer  particulièrement  fière  et  justement  hau- 
taine. De  même,  il  convient  sans  doute  d'iionorer  l'épouse  irré- 
prochable et  la  chaste  gardienne  du  foyer  ;  mais  celle  qui  était 
déjà  mère  avant  le  mariage  a  droit  à  des  raffinements  de  véné- 
ration et  devient  l'objet  d'un  culte.  Dumas,  qui  n'était  pas  naïf, 
est  pourtant  ici  dupe  des  mots.  Car  on  parle  de  fille  séduite, 
et  cela  donne  à  supposer  que  l'homme  a  toujours  eu  un  rôle  de 
Don  Juan;  les  responsabilités  ne  sont  pas  toujours  distribuées 
de  cette  manière  tranchée  qui  les  fait  toutes  peser  d'un  seul 
côté.  Il  arrive  qu'elles  soient  partagées,  et  quand  une  jeune 
fille  s'est  laissé  séduire ,  ce  n'est  pas  toujours  qu'elle  l'ait 
souhaité,  mais  c'est  qu'elle  l'a  bien  voulu.  M.  Dumas  déploie 
toutes  les  ressources  de  son  éloquence  pour  nous  convaincre 
que  la  chute  n'est  qu'une  minute  d'oubli  à  peine  coupable.  Nous 
n'admettons  pas  l'oubli.  La  chute  reste  pour  nous  une  mons- 
truosité. Nous  plaignons  celle  ([ui  a  failli  et  nous  nous  intéres- 
sons à  son  relèvement.  Mais  elle  reste  à  nos  yeux  une  coupable. 
Et  puisqu'on  s'adresse  à  nos  sentiments  de  justice,  de  pitié, 
d'humanité,  nous  réservons  le  trésor  de  notre  sympathie  et  de 
notre  sensibilité  émue  pour  l'honnête  fille,  qui  souvent  har- 
celée par  la  misère,  dénuée  de  tout  secours  moral,  est  restée 
honnête,  de  la  seule  façon  dont  on  reste  honnête,  attendu  que 
le  sujet  n'admet  pas  de  compromis.  Cette  erreur  sur  une  ques- 
tion de  fait  est  peut-être  la  plus  grave  que  Dumas  ait  commise, 
et  celle  qui  fausse  le  plus  profondément  sa  morale. 

Il  serait  injuste  d'ailleurs  de  dire  que  Dumas  n'ait  pas  été 
capable  de  représenter  l'honnête  femme.  La  Princesse  Georges, 
pour  ne  citer  qu'elle,  est  une  héroïne  d'une  admirable  noblesse 
et  pureté  d'àme.  Elle  aime,  avec  violence,  même  un  ingrat, 
même  un  indigne.  Elle  ne  veut  pas  qu'on  lui  prenne  ce  qui  est 
son  bien,  quel  que  soit  ce  bien.  Elle  lutte.  C'est  par  là  que  son 
caractère  devient  dramatique.  Le  théâtre  n'a  guère  de  parti  à 
tirer  des  êtres  de  résignation.  —  Il  faudrait  enfin  pour  com- 
pléter la  liste  des  personnages  intéressants,  curieux  à  plus  d'un 
titre,  de  ce  théâtre,  énumérer  nombre  de  rôles  secondaires  : 
silhouettes  de  médiocres  viveurs ,  les  de  Tournas ,  et  les  de 
Naton,  de  courtisanes  vulgaires,  comme  Olympe,  d'imbéciles 
solennels,  comme  M.  de  Chantrin,  l'homme   à  la  belle  barbe, 


112  LE  THEATRE 

(le  jeunes  filles  qui  seraient  de  si  bonnes  femmes  et  qu'on 
n'épouse  pas  :  M""  de  Sancenaux,  M"^  Hackendorff;  et  encore 
le  ménage  Leverdet  qu'on  remettra  ensuite  si  souvent  à  la 
scène,  d'autres  figures  qui  dénotent  le  pinceau  vigoureux  d'un 
maître.  Alors  même  qu'il  nous  entraîne  en  pleine  fantaisie, 
ou  qu'il  suit  la  ligne  inflexible  de  ses  raisonnements  logiques, 
Dumas  par  de  soudaines  écliappées  se  révèle  ce  qu'il  n'a  cessé 
d'être  :  un  des  hommes  les  plus  renseignés  sur  certains  aspects 
de  la  vie  de  son  temps. 

L'art  théâtral  chez  Dumas.  L'intrigue.  Le  dialogue. 
—  Dumas  a  toujours  été  très  persuadé  (ju'une  pièce  de  théâtre 
est  une  œuvre  d'art;  il  est  par  là  en  opposition  formelle  avec 
ceux  qui  s'imaginent  qu'il  suffit  de  copier  la  vie  et  d'apporter  à 
la  scène  la  reproduction  fidèle  des  images  sans  lien  qu'elle  nous 
présente.  L'œuvre  d'art  s'inspire  de  la  vie;  elle  lui  emprunte 
ses  éléments;  mais  elle  recompose  ensuite  ces  éléments  en  un 
tout  nouveau  et  qui  a  sa  vie  propre.  Il  y  a  dans  la  vie  du 
décousu,  de  l'imprévu;  au  théâtre  tout  doit  être  ordonné  et 
logique  :  une  pièce  de  théâtre  est  comme  une  opération  d'algèbre 
où  il  s'agit  de  dégager  l'inconnue.  «  Un  dénouement  est  un  total 
mathématique.  Si  votre  total  est  faux,  toute  votre  opération  est 
mauvaise.  J'ajouterai  même  qu'il  faut  toujours  commencer  la 
pièce  par  le  dénouement,  c'est-à-dire  ne  commencer  l'œuvre 
que  lorsqu'on  a  la  scène,  le  mouvement  et  le  mot  de  la  fin.  » 
Faire  accepter  le  dénouement,  c'est  l'objet  que  se  propose 
Dumas;  et  il  y  arrive  peu  à  peu,  en  faisant  accepter  successive- 
ment des  situations  qui  sont  depuis  le  début  l'une  sur  l'autre  en 
progrès.  C'est  là  ce  fameux  «  art  des  préparations  »,  auquel  il 
serait  sans  doute  injuste  de  ramener  tout  l'art  du  théâtre,  mais 
qui  en  est  une  partie  essentielle.  De  même  ([u'il  ne  se  travaille 
pas  à  reproduire  le  décousu  de  la  vie  ordinaire,  Dumas  n'ima- 
gine pas  qu'il  puisse  y  avoir  aucune  espèce  de  mérite  de  littéra- 
ture à  reproduire  la  banalité  de  la  conversation  journalière.  Ses 
personnages  ne  causent  pas  comme  on  cause,  fût-ce  dans  un 
salon.  Ils  causent  pour  qu'on  les  entende  dans  une  salle  où  plus 
de  mille  personnes  sont  assemblées,  pour  qu'on  puisse,  en  pre- 
nant ensuite  le  texte  imprimé,  goûter  encore  leurs  propos.  Une 
pièce  de  théâtre  n'est  pas  faite  seulement  pour  le  succès  de  la 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  113 

représentation;  elle  doit  supporter  l'épreuve  de  la  lecture.  Les 
mérites  qui  peuvent  durer  sont  proprement  ceux  cjui  donnent  à 
une  pièce  de  théâtre  un  mérite  de  «  littérature  ».  De  là  ce  dia- 
logue si  travaillé,  agrémenté  de  tirades,  de  couplets,  de  mots  à 
effet,  de  formules  frappantes,  où  les  éléments  ne  sont  pas  tous 
de  même  valeur,  mais  où  l'esprit  est  jeté  à  pleines  mains. 

Conclusion.  —  Il  y  a  de  graves  réserves  à  faire  sur  le 
théâtre  de  Dumas,  et  nous  les  avons  indiquées  au  cours  de  notre 
étude.  En  laissant  de  côté  les  pièces  qui  sont  certainement 
manquées,  et  qui  ne  nous  intéressent  que  comme  de  curieuses 
erreurs,  en  prenant  ce  théâtre  dans  ses  parties  les  plus  solides, 
il  reste  qu'on  y  peut  signaler  d'importantes  lacunes.  On  eût 
souhaité  que  l'horizon  de  l'écrivain  fût  moins  horné,  qu'il 
n'eût  point  porté  son  attention  sur  des  cas  si  exceptionnels, 
qu'il  eût  su  reproduire  des  images  plus  souples,  des  tableaux 
plus  complexes  et  plus  variés  de  la  société  et  de  la  \'\e.  Mais 
Dutnas  a  une  inquiétude  morale  qui  donne  à  son  œuvre  une 
réelle  noblesse;  il  a  eu  le  don  essentiel  de  l'homme  de  théâtre, 
à  savoir  celui  de  nous  passionner  pour  l'issue  d'une  lutte  dont 
la  pièce  ne  fait  que  nous  exposer  les  phases.  Le  drame  est 
action,  combat,  eflbrt  de  la  volonté  tendue  pour  arriver  à  un 
certain  résultat;  aucun  écrivain  dans  ce  siècle  n'a  eu  j»lus  que 
Dumas  fils  le  tempérament  qui  fait  l'homme  de  théâtre.  C'est 
pourquoi  il  a  eu  sur  le  théâtre  de  son  temps  une  influence  si 
considérable.  Après  lui  les  meilleurs  écrivains  de  théâtre, 
d'Emile  Augier  à  Henry  Becque,  ont  été  ses  disciples;  ceux 
qui  par  la  suite  se  sont  donnés  pour  des  novateurs  n'ont  eu 
garde  de  s'apercevoir  ou  d'avouer  que  leurs  plus  grandes  har- 
diesses étaient  pour  le  moins  en  germe  chez  Dumas.  Dans 
ses  défaillances  comme  dans  ses  succès,  tout  le  théâtre  con- 
temporain procède  de  ce  vigoureux  et  fécond  initiateur  qu'a 
été  Dumas.  Quand  même  le  temps  ne  respecterait  qu'une 
faible  partie  de  son  œuvre,  cette  œuvre  resterait  considérable 
par  son  influence. 

Emile  Augier  :  l'iiomme;  son  tour  d'esprit.  —  Emile 
Augier  '  est  avec  Alexandre  Dumas  le  maître  de  la  comédie  de 

1.  Né  à  Valence  en   1S20,  mort  en  1889. 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  8 


114  LK  THEATRE 

mœurs  contemporaine.  Quoiqu'il  ail  commencé  avant  Dumas  à 
écrire  pour  le  théâtre,  il  procède  de  celui-ci  dans  la  partie  la  plus 
forte  de  son  œuvre.  Il  y  a  d'ailleurs  apporté  des  qualités  très 
dilîérontes  et  une  originalité  fortement  marquée. 

Emile  Augier  est  le  petit-fils  de  Pigault-Lebrun  ;  il  appartient 
à  une  famille  de  bourgeoisie  aisée  ;  il  fait  de  bonnes  études  clas- 
siques, passe  ses  examens  de  droit,  entre  chez  un  avoué,  oiî  il 
ne  fait  rien,  et  commence  vers  les  vingt-cinq  ans  à  écrire  pour 
le  théâtre.  C'est  toute  l'histoire  de  sa  jeunesse.  L'histoire  de  sa 
vie  n'est  pas  beaucoup  plus  remplie  d'incidents.  Il  disait  volon- 
tiers qu'il  ne  lui  était  jamais  rien  arrivé.  Ce  qui  est  vrai  pour 
les  peuples  l'est  aussi  bien  pour  les  individus.  Ceux  qui  n'ont 
pas  d'histoire,  c'est  qu'ils  sont  heureux.  Emile  Augier  est  un 
homme  heureux.  Il  n'a  eu  à  se  plaindre  ni  de  la  société,  ni  de 
la  vie.  Cela  même  est  une  indication  précieuse  et  qui  aide  à 
comprendre  le  sens  et  la  portée  de  ce  théâtre,  où  on  aurait  bien 
de  la  peine  à  voir  un  théâtre  révolutionnaire. 

C'est  dans  une  atmosphère  d'idées  bourgeoises  qu'a  été  élevé 
Emile  Augier  :  il  est  le  jeune  homme  de  famille  aisée,  qui  trouve 
au  sortir  du  collège  oii  il  a  tenu  un  bon  rang  sa  place  toute 
prête  dans  la  société.  Il  y  a  un  état  d'esprit  bourgeois  assez  facile 
à  définir.  Le  bourgeois  français  est  par  essence  un  homme 
d'ordre,  ami  de  la  règle  et  de  tout  ce  qui  est  établi.  La  famille 
est  pour  lui  la  base  même  sur  laquelle  repose  tout  l'édifice 
social.  Aussi  a-t-il  pour  la  famille  un  culte  jaloux;  il  flétrit  tout 
ce  qui  pourrait  en  compromettre  le  prestige,  en  altérer  l'inté- 
grité. C'est  du  point  de  vue  de  la  famille  qu'il  envisage  le  devoir 
et  conçoit  toute  la  morale.  Fermement  attaché  aux  principes 
d'une  morale  solide  et  un  peu  étroite,  il  ne  croit  pas  qu'on  en 
puisse  impimément  rejeter  même  ce  qu'on  appelle  les  préjugés. 
Ceux-ci  ne  sont  peut-être  que  des  principes  dont  on  n'aperçoit  plus 
aussi  clairement  la  signification.  Tel  a  été  chez  nous  le  bour- 
geois de  tous  les  temps,  d'après  une  lointaine  tradition.  Mais 
les  époques  mettent  leur  marque  sur  les  caractères,  et  le  bour- 
geois de  1840  ne  peut  manquer  d'avoir  certains  traits  qui  sont 
le  produit  de  circonstances  récentes.  Celui-ci  a  lu  Voltaire  et  les 
Encyclo])édistes;  il  se  souvient  de  la  Révolution  et  des  guerres  de 
l'Empire;  il  acclame  Déranger.  Aussi  est-il,  comme  on  dit  alors, 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  115 

Tin  «  libéral  ».  Entendez  par  là  qu'il  est  en  méfiance  vis-à-vis  de 
l'Eglise,  soupçonnant  les  prêtres  d'être  des  fourbes,  et  hanté  de 
cette  idée  que  les  «  jésuites  »  sont  là,  quelque  part  dans  l'ombre, 
en  train  de  tramer  contre  le  monde  moderne  on  ne  sait  quel  téné- 
breux complot.  Ajoutez  qu'il  aime  à  parler  des  sujets  mili- 
taires, et  que  très  pacifique  de  sa  nature  et  médiocrement  guer- 
rier, les  seuls  mots  de  gloire  et  de  victoire  provoquent  chez  lui 
des  accès  d'enthousiasme.  Emile  Augier  remplit  complètement 
la  définition;  il  a  du  bourgeois  toutes  les  fortes  qualités;  il  en  a 
aussi  les  étroitesses  et  j'allais  dire  les  manies. 

Entre  toutes  les  facultés,  celle  qui  domine  chez  le  bourgeois, 
c'est  le  bon  sens.  L'homme  de  bon  sens  est  celui  qui  a  besoin 
de  se  sentir  fortement  établi  sur  les  données  du  réel,  porté  par 
les  faits,  soutenu  par  l'expérience,  guidé  par  l'observation.  Jl 
aime  à  voir  les  choses  de  ses  yeux,  nettement,  directement,  et 
non  pas  à  travers  les  mirages  de  l'imagination,  les  prestiges  de  la 
fantaisie,  les  brumes  ou  grisâtres  ou  môme  dorées  du  rêve.  Il  a 
horreur  de  toutes  les  opinions  violentes,  des  exagérations,  des 
excès;  la  vérité  lui  semble  résider  entre  les  extrêmes  :  il  est 
homme  de  mesure  et  de  juste  milieu.  Mais  ce  qu'il  croit  vrai,  il 
le  croit  de  toutes  ses  forces,  et  il  a  besoin  de  s'attacher  avec 
énergie  à  quelques  points  fixes.  La  certitude  est  pour  lui  une 
nécessité  :  c'est  l'atmosphère  en  dehors  de  laquelle  l'exercice 
de  la  pensée  lui  serait  impossible.  Le  jeu  subtil  des  nuances, 
l'art  des  atténuations,  les  hésitations,  les  repentirs,  tout  ce  qui 
indique  le  doute  et  prépare  les  voies  au  dissolvant  scepticisme, 
lui  est  étranger.  L'ironie  surtout  l'inquiète,  le  met  mal  à  l'aise  et 
lui  semble  une  forme  de  la  mauvaise  foi.  Le  bon  sens  est  le  sens 
commun;  c'est  dire  que  notre  bourgeois  adhère  aux  idées  habituel- 
lement reçues,  qu'il  est  en  garde  contre  les  nouveautés  et  tout  de 
suite  irrité  par  l'impertinence  du  paradoxe  ;  c'est  dire  enfin  qu'il 
ne  recherche  pas  les  opinions  particulières  et  qu'il  se  plaît  au  con- 
traire à  se  sentir  en  accord  avec  le  plus  grand  nombre.  Exprimer 
sous  une  forme  personnelle  les  idées  le  plus  généralement  répan- 
dues, celles  qui  ont  pour  elles  à  la  fois  l'épreuve  du  temps  et  le 
consentement  de  la  majorité;  dire  tout  haut  ce  que  la  plupart 
pensent  tout  bas,  être  le  porte-parole  de  la  foule,  voilà  le  rôle  qui 
appartient  à  l'écrivain  qui  est  surtout  un  homme  de  bon  sens. 


116  LI-:  THÉÂTRE 

Ajoutez  qu'Emile  Augier,  avec  son  tempérament  sanguin, 
son  regard  franc  et  droit,  son  air  de  belle  humeur,  est  un 
iionnue  de  forte  santé  physique  aussi  bien  que  morale.  Équi- 
libre, vigueur,  assurance,  énergie  inaccessible  au  décourage- 
ment et  réfractaire  à  la  maladie,  voilà  Emile  Augier.  On  voit 
par  là  comment  Augier  se  rattache  à  notre  tradition  classique. 
Ce  sont  les  Goncourt  qui  ont  dit  que  la  littérature  française 
avant  eux  avait  été  aux  mains  des  gens  bien  portants;  et  ils  lui 
en  faisaient  reproche.  Les  maîtres  de  notre  comédie,  un  Molière, 
un  lîegnard  sont  des  bourgeois;  leur  sagesse  est  celle  du  bon 
sens.  Emile  Augier  est  de  la  race;  il  a  reçu  même  genre  d'édu- 
cation et  d'instruction.  Il  a  été  élevé  comme  eux  dans  un 
intérieur  cossu;  il  a  fait  comme  eux  de  fortes  études  classiques; 
il  a  plié  son  esprit  à  la  discipline  des  lettres  grecques  et 
romaines;  et  on  ne  saurait  trop  redire  combien  la  perpétuité  de 
ces  études  est  indispensable  au  maintien  de  la  tradition  littéraire 
française.  Les  réminiscences  du  théâtre  classifjue  qui  abondent 
dans  les  premières  pièces  d'Augier  attesteraient  sa  piété  à  l'égard 
de  ses  prédécesseurs;  mais  c'est  par  les  mérites  profonds  de 
son  œuvre  que  s'atteste  la  filiation.  Dans  un  autre  système 
dramatique,  aux  prises  avec  des  travers  différents,  c'est  la  veine 
de  nos  écrivains  classiques,  de  Molière  comme  de  Boileau,  et 
de  Regnard  comme  de  Régnier,  de  tous  ces  grands  railleurs 
bourgeois,  qui  se  continue  dans  le  théâtre  admirablement  tradi- 
tionnel d'Augier. 

Son  théâtre.  Les  comédies  en  vers.  —  Augier  n'a  pas 
du  premier  coup  trouvé  cette  manière  forte  et  large  qui 
deviendra  la  sienne,  lorsqu'il  sera  dans  la  plénitude  de  son 
talent,  et  qui  a  fait  le  meilleur  de  sa  réputation.  Il  n'y  est  même 
arrivé  qu'après  une  expérience  déjà  longue  du  théâtre,  et  après 
s'être  longtemps  contenté  de  la  forme  déjà  un  j)eu  surannée  de 
la  pièce  en  vers  et  de  la  comédie  de  demi-teinte. 

Ponsard  avait  mis  à  la  mode  un  genre  timidement  sensé  et 
une  fantaisie  arbitrairement  qualifiée  de  néo-grecque.  Augier 
suivit  la  mode,  et  donna  pour  ses  débuts  une  bluette  fort  agréable  : 
la  Cùjiie  (181-4).  La  pièce  qui  suit  :  in  homme  de  bien  (1845), 
pièce  de  })lus  de  portée  et  de  plus  d'ambition,  est  surtout  une 
pièce  man(|uée,  dont  l'idée  reste  confuse,  dont  l'intrigue  ne  se 


HIST.    DE   LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR.  T.   VIII,    CH.   III 


Armand  Colin  &  C'*,  Éditeurs,   Paris 


EMILE     AUGIER 
d'après  un  cliché  photographique  de  Nadar 


LA   COMEDIE  DE   MŒURS  H7 

débrouille  pas  et  les  personnages  ne  prennent  pas  vie.  L" Aven- 
turière (1848)  est  très  supérieure;  c'est  à  vrai  dire  la  première 
œuvre  importante  d'Augier.  La  pièce  était,  lors  de  son  appa- 
rition, fort  différente  de  celle  que  nous  lisons  aujourd'hui,  et  je 
crains  (ju'elle  ne  fût  meilleure.  Elle  avait  l'unité  de  ton,  de 
couleur,  de  conception.  C'était  une  comédie  picaresque,  d'un 
tour  vif,  plaisant,  pleine  d'entrain,  de  verve  ;  les  figures  d'Annibal 
et  de  dona  Clorinde  étaient  en  accor<l  avec  le  cadre  où  elles 
étaient  placées.  En  remaniant  sa  comédie,  Augier  l'a  assagie  et  il 
l'a  gâtée.  Il  s'est  efforcé  de  rapprocher  les  mirurs  de  nos  mœurs 
contemporaines,  et  l'intrigue  des  situations  de  notre  vie  jour- 
nalière; la  pièce  n'a  ainsi  rien  gagné  en  vraisemblance,  elle  a 
perdu  en  cohésion  et  l'impression  d'art  en  est  gâtée.  C'est  à  ce 
premier  texte  de  f  Aventurière  f[u'il  faut  se  référer  pour  apprécier 
les  qualités  de  verve  primesautièreet  d'exubérante  belle  humeur 
qui  étaient  naturelles  à  Augier.  Don  Annibal  est  une  figure  très 
heureusement  dessinée,  ou  plutôt  c'est  une  trogne  enluminée  à 
souhait.  C'est  le  «  matamore  »  de  l'ancienne  comédie,  vantard  et 
poltron,  bavard,  ivrogne,  amusant  et  pittoresque  avec  son  grand 
nez,  ses  grandes  jambes  et  sa  longue  rapière.  Dona  Clorinde  est 
la  courtisane  sur  le  retour,  et  qui,  prévoyant  que  l'heure  de  la 
retraite  est  imminente,  voudrait  prendre  rang  parmi  les 
matrones.  Elle  est  très  sincère  dans  son  désir  de  considération; 
mais  elle  va  se  heurter  aux  principes  austères  dont  s'entoure  la 
famille  bourgeoise  et  dont  l'auteur  a,  très  justement,  mis  dans 
la  bouche  d'une  jeune  fille  l'expression  intransigeante. 

CÉLIE 

La  vertu  me  parait  comme  un  temple  sacré  : 
Si  la  porte  par  où  Ton  sort  n'a  qu'un  degré, 
Celle  par  où  l'on  rentre  en  a  cent,  j'imagine, 
Que  l'on  monte  à  genoux  en  frappant  sa  poitrine. 

CLO!UNI)E 

Comme  ils  se  tiennent  tous  et  comme  les  parents 
Dressent  les  premiers-nés  à  n'ouvrir  pas  les  rangs! 
0  race  des  heureux,  phalange  impénétrable 
Qui  rendez  le  retour  impossible  au  coupable, 
Faisant  au  repentir  un  si  rude  chemin 
Qu'on  ne  peut  y  marcher  avec  un  pied  humain, 
Vous  répondrez  à  Dieu  des  âmes  fourvoyées 
Que  vos  rigueurs  auront  au  vice  renvoyées. 


118  -LE  THEATRE 


CELIE 


Dieu,  dites-vous?  Sachez  que  les  honnêtes  gens 

Trahiraient  sa  justice  à  vous  être  indulgents! 

Car  votre  arrêt  n'est  pas  seulement  leur  vengeance, 

C'est  l'encouragement  et  c'est  la  récompense 

De  ces  fières  vertus  qui  dans  les  galetas 

Ont  froid  et  faim,  madame,  et  ne  se  rendent  pas. 

Aiigior  })reiiait  doiic  dès  le  d(''l)ut  position  :  il  était  pour  la 
famille  fermée,  pour  le  devoir  pareil  à  une  île  «  escarpée  et 
sans  bords  ».  Mais  c'est  avec  Gabrielle  qu'il  se  déclare  nette- 
ment contre  le  romantisme  (1849).  La  pièce  a  fait  date,  en  mar- 
quant, sinon  l'avènement  d'un  idéal  nouveau,  du  moins  le 
déclin  d'un  idéal  décidément  convaincu  de  fausseté.  Gabrielle 
est  mariée  à  un  bomme  excellent,  bonnète,  laborieux,  qui  l'aime 
et  ne  chercbe  qu'à  lui  procurer  le  bien-être  qui  est  à  ses  yeux 
la  condition  du  bonbeur.  Mais  il  est  très  occupé;  ses  affaires,  la 
préparation  de  ses  plaidoiries  occupent  tout  son  temps  :  il  ne 
lui  reste  pas  beaucoup  de  loisir  [)our  sou[)iror,  l'èver  à  la  lune, 
soignerl'àmeetle  «vague  à  l'âme  »  de  sa  femme.  Celle-ci  s'ennuie. 
Elle  est  déçue.  Elle  avait  imaginé  de  trouver  dans  le  mariage 
quelque  amour  pareil  à  ceux  dont  elle  avait  trouvé  dans  les 
livres  la  troublante  analyse  et  l'expression  délirante.  Quel  con- 
traste avec  l'affection  calme  qu'elle  trouve  auprès  du  bourgeois 
affaire  à  qui  elle  est  unie!  Vivra-t-elle  sans  aimer? Mourra-t-elle 
sans  avoir  connu  ce  qui  fait  le  prix  de  la  vie?  Elle  est  sur  le 
point  de  devenir  la  maîtresse  du  secrétaire  de  son  mari.  Elle 
s'arrête  au  bord  de  la  faute,  elle  se  reprend,  convertie  par  la 
générosité  et  la  noblesse  d'àme  qu'elle  découvre  enfin  cbez  son 
mari.  Le  romantisme  avait  maintes  fois  pris  parti  pour  la  femme 
incomprise  et  pour  l'amant;  il  s'était  grisé  de  grands  mots  et  payé 
d'images  creuses.  Emile  Augier  montre  quelles  plates  réalités  se 
cachent  sous  celte  poésie  de  convention;  à  toute  cette  poésie  de 
pacotille  il  en  préfère  une  autre,  poésie  du  foyer  et  de  la 
paternité. 

C'est  le  contentement  du  devoir  accompli, 
C'est  le  travail  aride  et  la  nuit  studieuse, 
Tandis  que  la  maison  s'endort  silencieuse. 
Et  que  pour  rafraichir  son  labeur  échaufTant 
On  a  tout  près  de  soi  le  sommeil  d'un  enfant. 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  i  10 

Laissons  aux  cerveaux  creux  ou  bien  aux  égoïstes 
Ces  désordres  au  fond  si  vides  et  si  tristes, 
Ces  amours  sans  lien  et  dont  l'impiété 
A  l'égal  d'un  malheur  craint  la  fécondité. 

Augier  prend  parti  pour  le  père  de  famille,  «  ce  poète  ».  C'est  là 
ce  qui  fait  la  nouveauté  de  la  pièce.  Pourquoi  d'ailleurs  n'a- 
t-elle  plus  qu'un  intérêt  historique  et  n'est-elle  pas  au  nombre 
des  œuvres  solides  qui  restent  au  répertoire?  C'est  d'abord  qu'il 
y  a  de  la  maladresse  dans  la  façon  dont  la  thèse  est  présentée. 
S'il  y  a  une  saine  et  noble  poésie  dans  l'accomplissement  du 
devoir,  et  dans  la  tendresse  dévouée  du  père  de  famille,  il  n'y 
en  a  pas  dans  les  calculs  de  l'homme  de  loi  qui  rêve  avant  tout 
de  «  rouler  sur  le  chemin  de  la  fortune  ».  Ensuite  la  touche 
manque  encore  de  vigueur;  il  y  a  bien  de  l'inconsistance  dans 
le  dessin  des  personnages,  et  ils  sont  totalement  dépourvus  de 
vie. 

En  revanche,  Philiberle  (1853)  est  un  des  plus  gracieux 
ouvrages  du  théâtre  contemporain;  c'est  un  modèle  de  comédie 
tempérée,  de  grande  comédie  de  salon  avec  un  charme  de  demi- 
teinte  et  de  jolies  nuances  d'aquarelle.  Avec  une  délicatesse  que 
Marivaux  n'eût  pas  désavouée,  l'auteur  a  su  saisir  et  noter  ce 
moment  oii  la  jeune  fille  se  révèle,  apparaît  transformée  à  ceux 
même  qui  l'ont  le  mieux  connue,  découvrant  une  séduction 
qu'on  ne  lui  soupçonnait  pas,  faite  de  jeunesse,  de  fraîcheur,  de 
désir  d'être  aimée,  et  de  ce  que  nos  pères  appelaient  si  juste- 
ment :  le  je  ne  sais  quoi. 

Très  sérieusement,  je  te  trouve...  jolie? 
Non,  ce  n'est  pas  le  mot,  j'avais  mieux  dit  d'abord, 
Je  te  trouve  charmante,  et  c'est  bien  plus  encor. 
II  semble  à  travers  toi  que  ton  âme  transpire  : 
Ton  accent  est  plus  doux  que  ta  voix;  ton  sourire 
Plus  joli  que  ta  bouche,  et  ton  regard  plus  beau 
Que  tes  yeux  :  la  lumière  efface  le  flambeau. 

Et  il  a  su  analyser  avec  une  finesse  spirituelle  et  une  émotion 
souriante  ce  sentiment  de  délivrance  (]ui  ne  peut  manquer  d'être 
celui  de  la  jeune  fille  échappant  enfin  à  ce  cauchemar,  la  peur 
de  passer  pour  laide.  C'est  cette  fois  qu'Augier  a  le  mieux  montré 
dans  quelle  mesure  il  pouvait  être  poète  et  dégagé  l'espèce  de 
poésie  qui  peut  être  celle  du  théâtre  bourgeois. 


120  LE   TIIKATRE 

Comme  on  le  voit,  dans  les  œuvres  de  cette  première 
manière,  qui  forment  un  ensemble,  un  tout,  Augier  est  en  pos- 
session de  ses  idées  générales.  Ce  qui  le  choque  d'abord  dans  le 
romantisme,  c'est  ce  qu'il  a  de  maladif,  de  débilitant  et  de  dan- 
gereux pour  l'énergie  et  l'activité.  Comme  Musset,  mais  pour 
d'autres  raisons,  il  hait  les  pleurards.  Lfs  mélancolies  distin- 
guées qui  mènent  tout  doucement  au  suicide  irritent  l'homme 
de  constitution  vigoureuse,  qui  pense  que  la  vie  nous  a  été 
donnée  pour  en  tirer  parti  et  aussi  pour  en  jouir.  Ensuite  ce 
qu'il  ne  peut  admettre  et  ce  qu'il  va  combattre,  c'est  ce  renver- 
sement des  rôles  que  la  littérature  romantique  s'est  fait  un  jeu 
d'accréditer. 

On  s'attendrit  sur  la  courtisane,  on  flétrit  l'égoïsme  des 
honnêtes  gens  ;  on  excuse  la  femme  coupable,  on  est  sévère  au 
mari  trompé  et  on  s'arrange  pour  faire  ingénieusement  peser 
sur  lui  tous  les  torts.  Il  n'y  a  dans  tout  cela  que  vaine  rhéto- 
rique, paradoxes  déclamatoires  et  d'ailleurs  dangereux.  Augier 
montre  très  bien  que  la  courtisane  se  repent  justement  à  l'heure 
où  elle  n'a  rien  de  mieux  à  faire  et  oîi  le  repentir  est  pour  elle 
la  dernière  habileté,  la  carte  sur  laquelle  elle  joue  sa  «  situa- 
tion »  pour  les  années  difficiles.  Dans  l'amant,  célébré  comme 
un  héros  et  qu'on  nous  montrait  poétiquement  balancé  sur 
l'échelle  de  soie,  il  nous  fait  apercevoir  le  pleutre  qu'il  est  dans 
la  réalité,  forcé  par  son  rôle  même  à  se  cacher,  à  mentir,  à 
trahir.  Enfin  la  figure  la  mieux  venue  dans  ces  premières  pièces 
est  une  figure  de  jeune  fille. 

C'est  par  la  forme  que  ces  pièces  laissent  à  désirer.  Dominé 
par  cette  idée  traditionnelle  que  la  grande  comédie  doit  être 
écrite  en  vers,  Augier  se  réduit  trop  souvent  à  pasticher  les 
maîtres  et  donne  à  des  comédies,  même  originales,  un  air 
d'être  de  bons  devoirs  de  classe.  Il  ne  voit  pas  que,  depuis  le 
XVII*  siècle,  le  mouvement  qui  s'est  fait  au  théâtre  conduit  à  res- 
treindre de  plus  en  plus  l'emploi  du  vers,  pour  le  réserver  au 
drame  héroïque  et  lyrique.  D'autre  part,  la  révolution  qui  s'est 
faite  dans  l'esthétique  du  vers  entre  1820  et  1830  nous  a  rendu 
tout  à  fait  insupportable  la  versification  usitée  dans  la  comédie. 
Allez  don('  faire  accepter  à  des  auditeurs  qui  ont  dans  l'oreille 
les  rythmes  de  Hugo,  les  platitudes  rimées  où  se  complaisent 


LA   COMEDIE   DE  MŒURS  121 

les    disciples   de   Ponsard!    On   a   beaucoup  raillé  les   vers   de 
Gabrielle  : 

Un  ministre,  et  celui  de  la  justice  encor... 
Fais-lui  faire,  tu  sgiis,  ce  machin  au  fromage...  etc. 

Il  est  impossible  d'exprimer  dans  le  langage  des  dieux  les 
détails  de  la  vie  journalière  qui  ont  nécessairement  leur  place 
dans  une  comédie  d'observation.  C'est  dire  que  la  prose  est  le 
langage  même  de  la  comédie  moderne.  Dès  qu'il  eut  abandonné 
le  vers  pour  la  prose,  Augier  montra  le  parti  qu'il  en  pouvait 
tirer,  on  écrivant  h'  Gtnulre  dr  M .  Poirier  (1854). 

Les  comédies  de  mœurs.  —  Il  semble  bien  que  ce  soit 
ici  le  cbef-d'(Puvro  du  tbéàtre  contemporain.  Ilàtons-nous  de 
dire  qu'Augier  a  eu  un  collaborateur,  Jules  Sandeau,  et  de 
rendre  tout  ce  qui  lui  appartient  à  l'auteur  de  Sacs  et  Parche- 
mins, qui  a  apporté  l'idée  première  et  la  donnée  générale.  Mais 
c'est  bien  Augier  qui  a  donné  à  la  conception  toute  son  ampleur, 
et  imprimé  à  l'œuvre  son  caractère  de  solidité.  Augier  n'a  pas  les 
qualités  de  l'inventeur.  Il  a  besoin  qu'on  lui  montre  le  cbemin. 
C'est  seulement  après  que  Dumas  lui  a  fravé  la  voie  qu'il  aborde 
la  véritable  comédie  de  mœurs;  c'est  en  collaboration  qu'il  a 
fait  ses  meilleures  pièces.  Mais  c'est  bien  en  passant  par  son  cer- 
veau (|ue  des  idées,  qui  peut-être  n'y  fussent  pas  nées,  ont  acquis 
toute  leur  valeur  et  se  sont  développées  dans  leur  plénitude. 

Ce  qui  fait  le  mérite  du  Gendre  de  M.  Poirier,  c'est  la  réunion 
d'un  ensemble  de  qualités  moyennes  qui  se  renforcent  l'une 
l'autre,  se  complètent  et  laissent  l'impression  d'un  tout  forte- 
ment équilibré.  D'abord  la  question  abordée  ici  par  Augier  est 
pour  ainsi  dire  dans  le  sens  du  développement  de  la  société 
moderne.  Elle  résulte  de  ce  mélange  des  classes  qui  est  l'une 
des  conséquences  de  la  société.  L'aristocratie  est  déchue  de  ses 
privilèges;  c'est  au  profit  de  la  bourgeoisie  que  s'est  opéré  le 
changement;  comment  donc  gentilshommes  et  bourgeois  vont- 
ils  se  comporter  les  uns  vis-à-vis  des  autres?  qu'adviendra-t-il 
de  leurs  rancunes  et  de  leurs  méfiances  réciproques?  sur  quelles 
bases  pourra  se  faire  entre  eux  l'accord?  quel  sera  entre  les 
deux  classes  le  trait  d'union? 

Augier  a  su  rester  impartial.  Comme  Molière  met  en  présence 


122  LE  THEATRE 

deux  types  opposés  et  se  borne  à  faire  ressortir  le  contraste, 
en  sorte  qu'on  se  demande  par  instants  de  quel  eôté  sont 
ses  [(références,  de  même  Augier  s'est  ellbrcé  de  personnifier 
nobles  et  bourgeois  en  deux  types  où  pleine  justice  fût  rendue 
à  l'un  et  à  l'autre.  Le  marquis  Gaston  de  Prestes  a  pour  lui 
l'illustration  de  son  nom;  et  dans  toute  société,  si  démocra- 
tique qu'on  la  puisse  concevoir,  la  noblesse  liéréditaire  restera 
un  titre,  puisqu'elle  symbolise  la  perpétuité  des  générations  qui 
ont  vécu  sur  le  même  sol  et  uni  leurs  efïbrts  en  vue  d'un  même 
but  qui  est  la  grandeur  du  pays.  Il  a  d'ailleurs  d'incontestables 
({ualités  et  qui  sont,  en  effet,  chez  lui,  signe  de  race.  Il  est  brave, 
étant  d'une  lignée  d'hommes  qui  ont  toujours  fait  bon  marcbé 
de  leur  vie;  il  a  cette  élégance  ([ui  ne  s'apprend  pas,  et  qui  est 
un  résultat  du  continuel  affînement  des  mœurs  et  du  perfection- 
nement de  la  politesse.  Mais  quoi!  il  est  victime  des  conditions 
même  où  il  se  trouve;  élevé  à  ne  rien  faire,  écarté  des  fonctions 
publiques,  habitué  à  considérer  qu'un  gentilbomme  ne  peut 
sans  déroger  s'abaisser  à  gagner  de  l'argent  dans  un  siècle  qui 
pourtant  est  le  siècle  de  l'argent,  il  est  oisif,  inutile,  et  comme 
il  faut  bien  passer  le  temps,  il  joue,  il  fait  des  dettes,  il  prend 
un  beau-père  qui  les  lui  paiera.  Léger,  frivole,  impertinent,  il  a 
tous  les  défauts  bien  portés.  Il  ne  se  rend  pas  compte  qu'en 
épousant,  pour  son  argent,  la  fille  du  bonhomme  Poirier,  il  a 
fait  un  marché,  qui  peut  bien  être  admis  dans  le  meilleur  monde, 
mais  (jui  est  tout  de  même  une  vilenie.  M.  Poirier  a  pour  lui  ses 
fortes  vertus.  Il  a  été  par-dessus  tout  laborieux.  Il  n'a  pas 
épargné  sa  [)eine;  il  a  amassé  sou  i)ar  sou  une  belle  fortune; 
actif  et  économe  il  a  été  l'artisan  de  sa  propre  élévation.  S'élever, 
c'est  le  désir  lui-même  de  la  bourgeoisie;  c'est  ce  qui  fait  sa 
force.  Seulement,  par  un  reste  d'antiques  préventions,  et  parce 
que  l'idéal  de  jadis  n'a  pas  perdu  tout  son  prestige,  M.  Poirier 
en  vient  à  confondre  les  grandeurs  de  vanité  avec  les  autres. 
Pourquoi  veut-il  sortir  de  son  milieu?  C'est  hors  de  ce  cadre  pour 
lequel  il  était  fait,  qu'il  devient  ridicule  et  que  ses  travers  appa- 
raissent. Il  est  trivial,  et  ce  n'est  [)as  seulement  l'élégance  des 
manières  qui  lui  fait  défaut,  c'est  aussi  la  délicatesse  des  senti- 
ments. Son  âme  est  foncièrement  vulgaire.  En  donnant  sa  fille 
à   un  gentilhomme  ruiné  pour  la  gloriole  d'être   le   beau-i)ère 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  123 

d'un  marquis,  il  ne  s'est  pas  rendu  compte  qu'il  commettait  non 
seulement  une  sottise,  mais  un  acte  coupable.  Le  couplet  fameux 
de  Gaston  de  Prestes  et  la  réplique  si  fortement  assénée  par 
M.  Poirier  sont  au  centre  même  de  la  pièce.  —  Gaston.  «  Arrive 
donc,  Hector!  Arrive  donc!  Sais-tu  pourquoi  Jean  Gaston  de 
Prestes  a  reçu  trois  coups  d'arquebuse  à  la  bataille  d'Ivry?  Sais- 
tu  pounpioi  François  Gaston  de  Presles  est  monté  le  premier  à 
l'assaut  de  la  Rochelle?  Pourquoi  Louis  Gaston  de  Presles  s'est 
fait  sauter  à  la  Hogue?  Pounjuoi  Philippe  Gaston  de  Presles  a 
pris  deux  drapeaux  à  Fontenoy?  Pourcpoi  mon  grand-père  est 
mort  à  Quiberon?  C'était  pour  que  M.  Poirier  fût  un  jour  pair 
de  France  et  baron.  —  .1/.  Poirier.  Savez-vous,  monsieur  le  duc, 
pourquoi  j'ai  travaillé  quatorze  heures  par  jour  pendant  trente 
ans,  pourquoi  j'ai  amassé  sou  par  sou  quatre  millions  en  me 
privant  de  tout?  C'est  afin  que  M.  le  marquis  Gaston  de  Presles 
qui  n'est  mort  ni  à  Quiberon,  ni  à  Fontenoy,  ni  à  la  llogue,  ni 
ailleurs,  puisse  mourir  de  vieillesse  sur  un  lit  de  plume,  après 
avoir  passé  sa  vie  à  ne  rien  faire.  »  — Et  les  deux  interlocuteurs 
ont  raison.  C'est  ainsi  que  l'auteur  fait  se  heurter  les  arguments, 
présentant  tour  à  tour  le  fort  et  le  faible  de  chacun,  et  quoique 
nous  devinions  ses  secrètes  sympathies,  montrant  en  chacun  des 
adversaires  le  mélange  des  qualités  et  des  défauts. 

Pour  amener  le  rapprochement  des  classes,  c'est  sur  la 
femme  qu'il  faut  compter.  Elle  a  plus  de  souplesse  de  caractère 
et  d'esprit  que  l'homme,  et  on  a  maintes  fois  remarqué  chez 
elle  la  finesse  de  tact  qui  lui  permet  d'être  partout  à  sa  place 
et  de  s'accommoder  à  de  nouveaux  milieux.  Elle  a  une  élégance 
naturelle  et  une  distinction  qui  lui  font  tout  de  suite  com- 
prendre les  sentiments  raffinés.  Et  enfin  tout  le  travail  de  la 
politesse  des  mœurs  ayant  eu  pour  objet  de  faire  passer  dans  la 
réalité  de  la  vie  le  dogme  de  la  royauté  de  la  femme,  elle  est 
tout  de  suite  à  l'unisson  des  sentiments  chevaleresques.  C'est  le 
cas  pour  Antoinette  Poirier.  Elle  seule  n'a  point  de  reproches  à 
se  faire  dans  ce  mariage,  dont  son  bonheur  était  l'enjeu.  Elle  a 
été  sincèrement  séduite  par  le  beau  nom,  par  les  jolies  manières 
et  par  l'esprit  du  marquis  de  Presles.  Il  incarnait  pour  elle  cet 
idéal  d'aristocratie  qui  flattait  moins  sa  vanité  de  petite  bour- 
geoise que  son  idéalisme  de  femme.  Elle  a  aimé,  elle  aime  son 


124  LE  THÉÂTRE 

mari.  Elle  est  capable  d'apporter  dans  cet  amour  une  sorte  d'hé- 
roïsme, celui  qui  se  traduit  par  le  cri  fameux  :  «  Va  le  battre!  » 
Le  dénouement  de  la  comédie  est  optimiste.  Le  marquis  de 
Prestes  se  convertit  :  il  n'y  avait  pas  cliez  lui  de  perversité  fon- 
cière. Le  petit-maître  est  corrigé.  Antoinelfe,  «pii  avait  tant  de 
chances  d'être  sacrifiée,  a  conijuis  son  mari.  Le  dernier  mot 
reste  à  la  hourgeoisie  honnête  et  laborieuse.  Cela  fait  le  compte 
du  public,  com})Osé  en  grande  majorité  de  bourgeois.  D'ailleurs, 
de  (|uelques  éléments  (ju'il  se  compose,  le  public  n'aime  guère 
que  les  pièces  finissent  mal.  Un  dénouement  i)énible  eût  été  ici 
une  faute  de  ton;  il  aurait  nui  à  la  vérité  générale;  il  n'aurait 
pas  laissé  à  l'observation  assez  de  liberté;  il  aurait  empêché  de 
peindre  les  tvpes  avec  une  largeur  désintéressée.  Le  Gendre  de 
M.  Poirier  est  un  chef-d'œuvre  en  ce  sens  qu'il  réalise  conqilè- 
tement  les  qualités  que  comportait  le  genre  de  la  comédie  bour- 
geoise. 

Désormais  en  pleine  possession  de  sa  maîtrise,  Emile  Augier 
va  donner  cette  série  de  comédies  qui  sont  la  jtartie  la  plus 
solide  de  notre  théâtre  contemporain.  Dans  Ceiidure  dorée  (1855) 
il  s'attaque  à  cette  question  «l'argent  à  laquelle  il  devait  tant  de 
fois  revenir.  Le  Mariage  d'Olympe  (1855)  a  été  considéré  comme 
une  réponse  —  un  peu  tardive  —  à  la  Daine  aux  camélias. 
L'écrivain  y  expose  une  théorie  spécieuse,  dont  une  formule 
retentissante  fit  le  succès:  «  la  nostalgie  de  la  boue  ».  Olympe 
est  la  courtisane  mariée,  qui  s'ennuie  de  la  vie  régulière,  et  qui 
reprend  le  goût  de  son  infamie  de  jadis.  Conception  qui  peut 
sembler  édifiante,  mais  qui  est  assez  mal  en  accord  avec  ce  que 
nous  voyons  le  plus  ordinairement  dans  la  vie.  On  imagine  ee 
({u'il  a  fallu  d'efforts,  de  volonté,  d'énergie  et  de  patience  à 
Olympe  pour  arriver  à  entrer  dans  la  famille  de  Puygiron,  pour 
s'en  faire  accepter.  Il  est  peu  vraisemblable  qu'elle  compro- 
mette si  vite  le  succès  obtenu  si  laborieusement,  (ju'elle  se 
démente  d'une  façon  si  grossière.  C'est  au  contraire  par  un 
excès  de  pruderie  et  par  l'intransigeance  de  leur  vertu  que  se 
trahissent  les  «  filles  »  rangées  et  qui  prennent  dans  la  vie  de 
famille  leurs  (|uartiers  d'hiver.  Elles  jouent  leur  rôle  avec  trop 
d'application.  Manquant  d'habitude,  elles  manquent  de  mesure, 
La  «  nostalgie  de  la  boue  »  n'était  qu'une  ex|)r<\ssion  saisissante; 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  125 

dans  les  Lionnes  pauvres  (1858)'  Aiigier  a  trouvé  un  terme 
juste,  singulièrement  approprié  à  nos  mœurs  modernes  et  qui 
est  resté  comme  le  type  qu'il  désignait.  Nombreuses,  innom- 
brables sont  dans  la  société  parisienne  ces  élégantes  dont  le 
train  de  vie  n'est  pas  en  rapport  avec  les  ressources  que  nous 
leur  connaissons.  Elles  ont  auprès  d'elles  le  voisinage  du  luxe. 
Vont-elles,  pour  se  mêler  à  une  société  avec  laquelle  leurs 
maigres  ressources  ne  leur  permettraient  pas  de  frayer,  se 
livrer  à  cet  industrieux  manèg'e  d'économies  (jui  est  le  dessous 
de  tant  d'existences  parisiennes  au  brillant  décor?  Et  elles  ne 
sont  alors  que  pitoyables  et  un  peu  risibles.  Ou  céderont-elles 
à  la  tentation,  deviendront-elles  coupables  et  entraîneront-elles 
dans  l'infamie  l'bonnête  et  trop  faible  mari  qui  n'a  pas  su  les 
défendre  contre  elles-mêmes?  C'est  le  second  cas  qu'Augier  a 
envisagé  et  dont  il  nous  présente  une  saisissante  étude.  C'est  là 
du  réalisme,  au  meilleur  sens  du  terme.  Mailre  Guérin  (1864) 
contient  sans  aucun  doute  les  parties  les  plus  fortes  du  théâtre 
d'Augier.  Il  est  fâcheux  <|ue  Tintrig-ue  romanesque  soit  trop 
compliquée  et  peu  intéressante  ;  mais  que  d'incontestables 
beautés  :  c'est  le  drame  de  l'inventeur,  mettant  en  présence 
un  vieux  fou,  possédé  par  sa  manie,  et  sa  courageuse  fille 
(ju'il  a  ruinée  jusqu'au  dernier  sou  et  qu'il  trouve  moyen  de 
maudire  pour  son  ingratitude;  c'est  le  drame  intime  qui  se 
joue  dans  la  famille  de  ce  vieux  fripon  qu'est  maître  (luérin, 
tyranneau  domestique  qui  pendant  trop  longtemps  a  fait  trem- 
bler devant  lui  femme,  enfants,  terrorisés  et  d'ailleurs  igno- 
rants des  affaires  malpropres  qui  se  brassent  dans  l'ombre 
humide  de  cette  étude  de  province.  On  songe  à  ces  types 
d'inventeurs,  d'hommes  d'afîaires,  de  provinciaux  madrés  que 
l'auteur  de  la  Comédie  humaine  a  dessinés  d'un  trait  si  puissant. 
L'influence  est  ici  évidente.  Mais  aussi  jamais  Augier  ne  s'était- 
il  autant  rapproché  de  son  modèle. 

Comédies  sociales.  Pièces  à  tlièse.  —  Il  est  un  genre 
de  comédie  (jue  Dumas  n'avait  pas  abordé.  C'est  la  comédie 
politique.  Le  bourgeois  français  aime  fort  à  disserter  des  ques- 
tions de  politique,  et  le  bourgeois  qu'est  Emile  Augier  va  trans- 
porter  à  la   scène   quelques-unes   des   idées  qui  défraient    les 

1.  En  collaboration  avec  Edouard  Poussier. 


-126  LE  THEATRE 

conversations  journalières  et  les  polémiques  des  journaux.  La 
comédie  politique  est  peut-être  celle  oii  il  est  le  plus  difficile  de 
réussir  :  le  succès  môme  y  est  à  redouter,  attendu  que  ce  succès 
risque  d'être  un  succès  de  scandale,  étranger  par  suite  au  mérite 
d'art.  La  comédie  politique  n'est  à  sa  place  que  dans  une  démo- 
cratie libre  et  où  d'ailleurs  les  passions  sont  violemment  déchaî- 
nées :  ainsi  à  Athènes  au  temps  d'Aristophane.  Que  si  elle 
laisse  de  côté  les  personnalités,  les  allusions  satiriques,  tout  ce 
qui  la  rapproche  du  pamphlet,  j)our  s'attacher  de  préférence 
aux  idées  dans  ce  qu'elles  ont  d'impersonnel  et  de  profond,  il  est 
à  crainih'e  qu'elle  ne  paraisse  trop  austère  et  n'ennuie,  comme 
aussi  bien  le  font  les  questions  abstraites.  Cela  explique  que  la 
comédie  politique  existe  à  peine  chez  nous.  Depuis  Beaumar- 
chais, Aug'ier  est  le  seul  qui  ait  su  s'y  faire  applaudir.  Encore 
a-t-il  répudié  le  mot  de  politique,  et  a-t-il  prétendu  faire  des 
comédies  sociales.  Les  Effrontés  (1861),  le  Fils  de  Giboyer 
(1863),  Lions  et  Renards  (1869)  forment  une  sorte  de  trilogie. 
Augier  y  a  flagellé  avec  une  honnêteté  indignée  ces  mœurs  nou- 
velles qui  transforment  la  politique  en  une  affaire  et  le  plus  sou- 
vent une  affaire  véreuse,  ces  marchandages,  ces  trafics  de  con- 
science, tout  ce  qui  avec  le  temps  nous  est  devenu  si  familier  et 
qui  aujourd'hui  ne  provoquerait  plus  même  d'étonnement.  Car 
on  a  repris  en  ces  dernières  années  les  Effrontés  et  le  Fils  de 
Giboyer.  L'impression  a  été  attristante.  On  songeait  dans  la 
salle  :  «  Eh  quoi!  Voilà  ce  qui  indignait  nos  pères,  au  temps  de 
la  fameuse  «  corruption  impériale  »?  Que  penseraient-ils  s'ils 
pouvaient  revenir  et  être  témoins  des  spectacles  qu'offre  notre 
époque  de  vertu!  »  On  voudrait  au  surplus  ne  trouver  dans  ces 
pièces  d'autres  accents  que  ceux  d'une  conscience  d'honnête 
homme  en  courroux.  Par  malheur  les  antipathies  personnelles 
de  l'écrivain  l'ont  fait  dévier  et  tomber  dans  la  satire  des  indi- 
vidus :  hanté  à  son  tour  par  la  manie  de  la  «  persécution  des 
jésuites  «,  il  a  peidu  son  sang-froid  et  est  descendu  jusqu'à  de 
basses  caricatures.  11  a  d'ailleurs  dans  la  suite  reconnu  lui- 
même  qu'il  avait  passé  la  mesure  et  s'est  opposé  à  la  reprise 
d'une  pièce  qui  était  une  onivrc  d'injustice  et  de  lutte.  Augier 
est  mieux  inspiré  lors(jue  dans  la  Contayion  (1866)  il  stigma- 
tise cette  indifïerence  railleuse  qu'alTecte  la  jeunesse  à  l'égard 


LA   COMEDIE  DE  MŒURS  127 

de  tous  les  grands  sentiments  rendus  suspects  par  les  grands 
mots  dont  on  les  décore  :  «  Les  grands  mots  représentent  les 
grands  sentiments,  et  du  dégoût  des  uns  on  glisse  facilement 
au  dégoût  des  autres.  Ce  que  vous  bafouez  le  plus  volontiers 
après  la  vertu,  c'est  l'enthousiasme,  ou  simplement  une  convic- 
tion quelconque...  Ce  détestable  esprit  a  plus  de  part  qu'on  ne 
le  croit  dans  l'abaissement  du  niveau  moral  à  notre  époque.  La 
dérision  de  tout  ce  qui  élève  l'àme,  la  blague,  puisque  c'est 
son  nom,  n'est  une  école  à  former  ni  honnêtes  gens,  ni  bons 
citoyens.  »  Et  plus  loin  :  «  Conscience,  devoirs,  famille,  faites 
litière  de  tout  ce  qu'on  respecte  !  Il  vient  un  jour  où  les  vérités 
bafouées  s'aftîrment  par  des  coups  de  tonnerre.  »  Le  tonnerre 
avait  éclaté  lorsque  l'auteur  de  Jean  de  Thommeray  (1874) 
recommandait  à  la  piété  des  fils  de  France  l'image  de  la  patrie 
mutilée  et  meurtrie. 

Dans  ses  deux  dernières  pièces,  Augier  ne  se  contente  plus 
de  profiter  de  l'impulsion  donnée  par  Dumas  pour  écrire  des 
pièces  où  il  reste  lui-même.  Il  adopte  la  formule  la  plus  étroite 
du  théâtre  de  Dumas  et  écrit,  suivant  des  recettes  qu'il  applique 
docilement,  des  pièces  à  thèse.  Madame  Caverlet  (187G)  est  une 
pièce  en  faveur  du  divorce,  les  Fourchambault  (1879)  en  faveur 
de  la  famille  «  naturelle  ».  Il  y  a  ici  sans  doute  de  belles  scènes, 
d'heureux  effets  de  théâtre,  comme  le  mot  de  Bernard,  dans  les 
Fourchambault  :  «  Eflace!  »  mais  nous  avons  peine  à  recon- 
naître dans  ces  ouvrages,  sinon  la  main,  du  moins  la  pensée 
d'Emile  Augier.  Il  se  met  lui-même  en  contradiction  avec  les 
idées  qu'il  a  constamment  soutenues.  Il  a  été,  avec  àpreté,  par- 
fois même  avec  dureté,  l'avocat  de  la  famille  :  il  accepte  main- 
tenant, il  réclame  qu'elle  se  desagrège.  Lui  aussi  il  se  pose  en 
réformateur;  lui  aussi  il  veut  assouplir  les  prescriptions  du 
Gode  et  rapprocher  autant  que  faire  se  peut  la  loi  sociale  de  la 
loi  naturelle.  L'intrigue  va  être  agencée  à  la  manière  d'un  rai- 
sonnement. Les  personnages  vont  tenir  lieu  d'arguments.  Ils 
seront  non  plus  vivants,  mais  abstraits  et  conventionnels.  Le 
bâtard  héroïque,  la  fille-mère  sublime,  voilà  des  types  qui  nous 
sont  abondamment  connus.  Nous  les  avons  si  souvent  rencon- 
trés dans  un  certain  théâtre,  qui  est  celui  devant  lequel  Augier 
vient  d'abdiquer  ! 


128  Ll'  THKATRE 

Apparemment  Augier  se  rendait  compte  lui-même  que  son 
imagination  était  faticuéc,  et  qu'il  n'avait  plus  les  ressources 
nécessaires  pour  défendre  son  oi'iginalilé.  Aussi  bien  il  avait  été 
le  porte-parole  d'une  génération,  l'interprète  des  sentiments  de 
cette  bourgeoisie  avec  laquelle  il  était  en  accord  si  intime.  Les 
temps  avaient  changé,  la  société  s'était  modifiée;  la  jeune  géné- 
ration se  montrait  peu  respectueuse  pour  les  maîtres  de  l'âge 
précédent;  elle  apportait,  en  art  comme  en  morale,  des  idées 
assez  particulières.  Augier  éprouva,  j)Our  <les  motifs  un  peu 
dilTérents,  un  découragement  analogue  à  celui  que  Dumas  avait 
exprimé  en  termes  si  nobles.  11  se  sentait  devenu  comme 
étranger  parmi  nous.  «  Je  me  sens  dégagé  dans  mon  pays.  Il 
me  semble  que  mes  congénères  ont  changé  de  mœurs  et  de 
langage...  Parfois  je  me  compare  prétentieusement  au  cheval  de 
Bavard  vis-à-vis  de  l'artillerie.  »  Il  ne  donna  plus  rien  au 
théàtn;  pendant  les  dix  années  qu'il  lui  restait  à  vivre.  Cette 
retraite  que  certains  ont  trouvée  prématurée,  nous  a-t-elle 
privés  de  quelque  œuvre  intéressante?  En  tout  cas  nous  ne  pou- 
vons que  nous  incliner  devant  les  scrupules  de  ces  artistes  res- 
pectueux de  leur  art  et  qui  ne  veulent  pas  nous  attrister  en 
nous  laissant  une  image  diminuée  d'eux-mêmes. 

LiG  mélange  des  classes  et  la  question  d'argent.  — 
Dumas  était  revenu  sans  cesse  à  une  même  question  :  celle  de 
l'amour,  ou  plutôt  de  la  lutte  des  sexes.  C'est  pourquoi  le  succès 
de  son  tliéàtre  a  été  grand  surtout  parmi  les  femmes.  Augier  a 
plutôt  envisagé  la  société  moderne  du  [loint  de  vue  des  intérêts 
matériels,  du  combat  pour  la  richesse.  lia  très  nettement  aperçu 
que  dans  la  société  d'aujourd'hui  telle  que  l'ont  faite  à  la  fois  la 
Révolution  et  le  progrès  économique,  il  y  a  une  question  qui 
prime  toutes  les  autres,  ou  plutôt  à  laquelle  toutes  les  autres  se 
ramènent  :  c'est  la  question  d'argent.  La  toute-puissance  de 
l'argent  est  le  grand  fait  des  temps  modernes,  et  c'en  est  la 
monstruosité.  L'égalité  absolue  étant  une  chimère  parfaitement 
irréalisable,  il  s'agit  seulement  de  savoir  sur  quel  principe  repo- 
sera l'inégalité  sociale  et  de  (juel  élément  on  se  servira  pour 
établir  la  distinction  entre  les  diverses  catégories.  L'aristocratie 
de  naissance  reposait  sur  l'idée  de  la  perpétuité  des  traditions; 
l'intelligence  peut  bien  créer  une  aristocratie  ;  mais  ce  qu'elle  ne 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  129 

peut  faire,  c'est  en  imposer  le  respect  à  la  masse.  Rien  ne  fait 
plus  contrepoids  à  l'argent.  C'est  le  phénomène  que  met  très 
justement  en  lumière  le  marquis  d'Auberive  dans  les  Effrontés. 
«  Le  marquis.  —  ...J'adore  l'argent  partout  où  je  le  rencontre;  les 
souillures  humaines  n'atteignent  pas  sa  divinité;  il  est,  parce 
qu'il  est.  Charrier.  Mais,  saprelotte,  il  a  toujours  été,  de  votre 
temps  comme  du  nôtre!  Le  marquis.  Permettez!  De  mon  temps 
ce  n'était  qu'un  demi-dieu.  Ce  qui  m'amuse  dans  votre  admi- 
rable Révolution,  c'est  qu'elle  ne  s'est  pas  aperçue  qu'en  abat- 
tant la  noblesse  elle  abattait  la  seule  chose  qui  pût  primer  la 
richesse.  Quatre-vingt-neuf  s'est  fait  au  profit  de  nos  intendants 
et  de  leurs  petits;  vous  avez  remplacé  aristocratie  par  plouto- 
cratie; quant  à  la  démocratie,  ce  sera  un  mot  vide  de  sens  tant 
que  vous  n'aurez  pas  établi  comme  ce  brave  Lycurgue  une  mon- 
naie d'airain  trop  lourde  pour  qu'on  puisse  jouer  avec.  »  —  Ce 
n'est  pas  une  boutade,  c'est  l'expression  même  de  la  réalité.  On 
disait  jadis  :  combien  a-t-il  de  quartiers?  On  dit  aujourd'hui  : 
combien  dépense-t-il  par  an?  S'il  ne  s'agissait  que  de  la  vanité 
des  situations  mondaines,  le  mal  ne  serait  pas  bien  grand  et  on 
s'en  consolerait.  Mais  il  y  a  plus  :  chacun  peut  arriver  à  tout, 
donc  chacun  y  prétend  :  toutes  les  ambitions  sont  légitimes,  par 
conséquent  toutes  les  convoitises  sont  allumées;  nul  ne  veut 
rester  dans  sa  sphère  ;  on  envie  tout  ce  qu'on  n'a  pas  su  acquérir; 
le  talent  ni  les  forces  ne  sont  en  proportion  avec  les  désirs;  un 
intense  ferment  de  haine  se  développe  et  menace  la  société  de 
la  décomposer.  Rien  d'ailleurs  de  moins  stable  que  la  fortune; 
elle  se  fait  et  se  défait;  tel  qui  se  trouvait  au  bas  de  l'échelle 
sociale,  est  subitement  élevé  par  une  spéculation  heureuse  au 
premier  rang;  il  apporte  dans  cette  haute  situation  la  grossiè- 
reté de  sa  nature,  la  brutalité  de  ses  appétits,  tout  ce  qu'il  y  a 
de  vulgaire  dans  son  esprit  et  d'indélicat  dans  sa  conscience. 
Tel  autre  qui  roulait  carrosse  hier,  est  aujourd'hui  réduit  à  la 
misère.  L'argent  n'est  point  une  base  sur  laquelle  on  puisse 
rien  édifier  de  solide;  il  n'apporte  avec  lui  que  le  trouble  et 
la  confusion.  Brutalité,  désordre,  haine,  voilà  ce  que  signifie 
l'avènement  de  l'argent. 

Il  serait  facile  de  montrer  la  place  que  tient  dans  chacune 
des  pièces  d'Augier  cette  question  d'argent,  et  comment  il  en 

Histoire  de   la  langue.  VIII.  9 


130  LE  THÉÂTRE 

étudie  successivement  l'influence  sur  les  relations  sociales,  sur 
la  vie  lie  famille,  sur  les  sentiments  personnels,  sur  le  caractère. 
C'est  l'argent  qui  permet  à  la  fille  du  bonhomme  Poirier  de 
devenir  la  marquise  de  Presles;  et  de  fait,  la  noblesse  ne 
correspondant  plus  à  aucun  privilège,  et  ne  donnant  aucune 
autorité  efi'ective,  il  est  clair  que  ses  parchemins  n'ont  plus 
qu'une  valeur  commerciale.  L'argent  est  pour  l'honnêteté  un 
terrible  écueil.  Le  désir  de  faire  fortune  endort  les  consciences 
et  obscurcit  singulièrement  les  plus  élémentaires  notions  du 
bien  et  du  mal,  du  tien  et  du  mien.  On  a  respecté  la  lettre  du 
code;  on  a  mis  la  légalité  de  son  côté.  On  est  tout  étonné  si 
quebju'un  vient  vous  dire  que,  pour  n'avoir  pas  encouru  les 
peines  prévues  par  la  loi,  on  est  tout  de  même  un  fort  malhon- 
nête homme.  C'est  le  cas  de  Roussel,  dans  Ceinture  dorée  : 
«  Les  bras  m'en  tombent!  C'est  un  échappé  des  petites  mai- 
sons; le  mieux  est  d'en  rire.  Voilà  que  je  ne  suis  pas  honnête 
homme,  maintenant,  moi  qui  ai  trois  millions!  »  Seulement 
l'honnêteté  n'est  pas  la  même  pour  un  millionnaire  ou  pour  un 
pauvre  diable,  et  éclairé  d'ailleurs  par  la  mésestime  dont  il  se 
sent  entouré,  Roussel  en  arrive  à  comprendre  qu'il  s'est  conduit 
jadis  comme  un  coquin.  «  C'est  évident,  j'ai  spolié  mes  action- 
naires, il  faut  dire  le  mot.  Comment  ai-je  pu  ])Our  cette  misé- 
rable somme?  Je  la  trouverais  aujourd'hui  dans  la  rue  que  je 
la  ferais  placarder  sur  tous  les  murs.  Quand  je  pense  qu'alors 
je  me  suis  cru  dans  mon  droit!  »  L'argent  est  l'épreuve,  la 
pierre  de  touche  des  caractères.  Celui-ci  n'ouvrait  son  àme  qu'à 
toute  sorte  de  généreux  et  délicats  sentiments,  quand  il  ne  pos- 
sédait d'ailleurs  pas  un  sou  vaillant;  la  fortune  en  venant  le 
trouver  a  révélé  en  lui  ce  que  le  xvu'  siècle  appelait  une  àme 
de  boue.  L'âpreté  des  conditions  de  la  vie  d'aujourd'hui  fait 
qu'on  n'a  ])lus  le  temps  d'être  jeune.  La  jeunesse?  demande  le 
triste  héros  de  la  pièce  qui  porte  ce  titre  dérisoire  : 

PHILIPPE 
La  jeunesse?  aujourd'hui,  ma  chère,  où  la  prends-tu? 
C'est  un  mot. 

CYPRIENNE 

Un  beau  mot  qui  veut  dire  vertu, 
Désintéressement,  courage,  conscience... 


t 


LA  COMEDIE   DE  MŒURS  131 

PHILIPPE 

Oui,  tant  qu'il  signifie  en  outre  insouciance, 
Mais  qui  change  de  sens  dès  qu'on  se  donne  un  but, 
Il  signifie  alors  impuissance  et  début... 
Des  excès  de  l'argent  voilà  ce  qu'il  résulte  : 
Dès  l'âge  de  raison  on  nous  dresse  à  son  culte, 
Et  dans  le  monde  ainsi  nous  entrons  convaincus 
Qu'il  n'est  rien  ici-bas  de  vrai  que  les  écus... 
On  nous  pousse  au  milieu  de  la  mêlée  humaine, 
'       Apres,  seuls,  impuissants,  à  percer  résolus... 

Et  l'on  s'étonne  après  que  nous  ne  dansions  plus  ! 

Si  c'était  seulement  en  ne  dansant  plus  que  la  jeunesse 
prouvât  qu'elle  n'est  plus  jeune!  Mais  elle  ne  rêve  plus;  le 
rêve  a  meurtri  ses  ailes  aux  étroites  et  dures  parois  de  notre 
monde.  Elle  cherche  toujours  le  plaisir,  (jui  donne  satisfaction 
à  un  instinct,  mais  elle  n'aime  plus.  Elle  n'en  a  plus  «  les 
moyens  ».  La  confession  que  fait  M'"*"  Huguet  à  son  fils  est 
une  des  pages  les  plus  mornes,  les  plus  platement  désolantes 
de  la  littérature  réaliste.  On  s'était  épousé,  riche  d'espérances; 
les  enfants  sont  venus,  la  gêne  avec  eux;  le  ménage  a  connu 
ces  médiocres  tracas,  ces  mesquins  ennuis,  qui  revenant  à 
chaque  instant,  se  mêlant  à  tous  les  détails  de  la  vie,  aigrissent 
les  caractères,  et  mettent  en  fuite  la  confiance  et  l'intimité  de 
jadis.  L'argent  est  l'un  des  mohiles  les  plus  fréquents  de  l'adul- 
tère, auquel  il  enlève  jusqu'à  l'apparence  d'excuse  qu'il  pouvait 
emprunter  aux  séductions  de  la  passion  ou  même  aux  entraîne- 
ments de  l'instinct.  Il  attaque  la  famille  dans  ce  qui  faisait  sa 
force  :  l'autorité  fondée  sur  le  res})ect.  Augier  a  remis  jusqu'à 
trois  fois  dans  son  théâtre  cette  situation  d'un  père  ohligé  par 
ses  enfants  de  restituer  un  argent  mal  acquis.  On  le  voit,  sans 
négliger  d'autres  prohlèmes  qui  ne  peuvent  manquer  de  se  poser 
dans  une  société  aussi  complexe  que  la  nôtre,  Augier  les  a 
subordonnés  à  la  question  d'argent.  Les  faits  auxquels  nous 
assistons  aujourd'hui  et  qui  prouvent  que  la  transformation  du 
monde  moderne  est  surtout  une  transformation  économique, 
témoignent  assez  que  le  point  de  vue  auquel  il  s'était  placé  était 
le  plus  juste  et  celui  d'où  le  regard  peut  pénétrer  le  plus  loin. 

Les  types.  —  On  voit  donc  en  quel  sens  Augier  est  un 
moraliste.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  nous  apportent  des  maximes 


132  LE  THEATRE 

de  conduite  plus  austères  ou  jdus  délicates  que  celles  (|ui  ont 
été  jusqu'alors  en  usag^e.  Il  n'a  pas  de  hardiesse,  ni  d'invention 
en  morale.  Au  surplus  on  sait  le  mot  d'un  homme  d'esprit  à  qui 
on  demandait  ce  qu'il  pensait  de  la  morale  de  Dumas  ;  il  ré- 
pondit :  «  j'aime  mieux  l'autre  ».  L'autre  est  celle  à  laquelle 
Augier  se  réfère.  Plus  encore  qu'un  moraliste,  Augier  est  l'ob- 
servateur qui,  ayant  pour  se  guider  quelques  idées  très  simples, 
très  nettes,  et  auxquelles  il  croit  fermement,  aperçoit  en  son 
}»lein  jour  la  comédie  que  jouent  nos  instincts,  nos  passions, 
nos  intérêts,  et  grave  en  traits  profonds  la  ressemblance  des 
originaux  qu'il  a  vus  défiler  devant  lui. 

Créer  des  types,  c'est-à-dire  des  êtres  imaginaires  qui  d'une 
part  soient  représentatifs  de  toute  une  catégorie,  et  d'autre  part 
vivent  de  la  vie  individuelle,  ce  qui  est  la  seule  façon  de  vivre, 
tel  a  toujours  été  pour  un  écrivain  le  but  suprême.  Ce  but, 
Emile  Augier  y  a  atteint  plusieurs  fois;  aucun  autre  écrivain 
de  théâtre  n'a  eu  plus  souvent  que  lui  en  notre  temps  cette 
bonne  fortune  de  mettre  sur  pied  des  personnages  qui  sont  eux- 
mêmes  et  qui  font  en  outre  penser  à  une  foule  de  personnages 
similaires. 

Le  type  qu'Augier  a  le  plus  souvent  et  le  mieux  reproduit  est 
celui  du  bourgeois.  Il  le  connaissait  bien,  étant  un  bourgeois 
lui-même.  Il  n'avait  pas  besoin  de  faire  un  effort  pour  le  com- 
prendre. Il  l'avait  vu  de  trop  près  pour  pouvoir  se  faire  sur 
lui  beaucoup  d'illusions  ;  et  d'autre  part  il  avait  pour  lui  trop 
de  sympathie  pour  être  exposé  jamais  à  dépasser  la  mesure 
dans  la  satire  qu'il  ferait  de  ses  défauts.  Ce  bourgeois,  au  temps 
de  Molière,  s'appelait  Gorgibus,  Arnolphe,  Chrysale,  Monsieur 
Jourdain.  Il  était  honnête,  laborieux,  homme  d'intérieur,  prêt 
à  respecter  en  sa  femme  la  mère  de  famille  et  la  ménagère, 
ennemi  des  prétentieuses,  des  pimbêches  et  des  mijaurées,  très 
capable  d'ailleurs  de  se  faire  duper,  par  candeur  ou  par  vanité. 
Il  est  resté  le  même  chez  Augier.  Celui-ci  a  repris  le  portrait 
maintes  fois,  y  ajoutant  chaque  fois  quelque  nuance  nouvelle. 
Mais  de  tous  ces  portraits  celui  qui  restera  pour  sa  ressemblance 
criante,  c'est  celui  du  bonhomme  Poirier.  Il  est  peint  en  pleine 
pâte,  avec  une  solidité,  un  relief,  une  couleur  admirable.  Il  por- 
tera témoignage  pour  une  classe  sociale  et  pour  un  temps. 


LA  COMEDIE   DE  MŒURS  .133 

Voici  maître  Guérin,  le  notaire  de  campagne,  matois,  retors, 
qui  connaît  tous  les  détours  de  la  loi,  tous  les  halliers  de  la 
procédure  et  excelle  à  vous  étrangler  un  malheureux  sans 
défense,  au  coin  d'un  article  du  code,  et  dans  les  formes.  Il 
est  lui-même  de  naissance  paysanne  ;  il  est  rude  de  nature,  tout 
à  fait  dépourvu  de  sensiblerie,  avec  des  callosités  à  la  conscience 
comme  les  gens  de  la  campagne  en  ont  aux  mains.  L'habitude 
de  la  chicane  a  merveilleusement  développé  sa  rouerie  native. 
A  suivre  dans  leurs  continuelles  disputes  les  villageois  qui 
emplissent  de  leurs  contestations  son  étude  et  s'efforcent  de  s'y 
tendre  des  pièges  mutuels,  il  est  devenu  plus  madré  qu'eux  tous. 
Rouler  son  adversaire,  tout  est  là;  et  il  pense  que  tous  les 
moyens  y  sont  bons,  pourvu  qu'on  ait  pris  ses  sûretés  et  qu'on 
ne  risque  pas  de  faire  connaissance  avec  les  gendarmes,  qui 
sont  de  mauvaises  connaissances.  Sa  ruse  campagnarde  se  dis- 
simule sous  des  airs  de  bonhomie  qui  ne  sont  pas  uniquement 
des  airs  affectés;  car  il  est  d'humeur  gaillarde,  et  bon  vivant.  Il 
aime  la  plaisanterie  et  la  préfère  salée.  Il  est  goguenard  et  égril- 
lard. Maître  absolu  chez  lui,  il  n'admet  pas  qu'il  y  ait  d'autre 
volonté  que  la  sienne.  Femmes,  enfants,  il  les  a  fait  plier  sous 
sa  rude  autorité.  D'ailleurs  nulle  tendresse  à  leur  égard  et 
presque  nulle  affection.  A  la  fin,  laissé  seul  par  ceux-ci,  (jue 
révoltent  dès  qu'ils  en  prennent  conscience  sa  dureté  et  sa 
bassesse  d'àme,  il  n'a  pas  un  mouvement  de  regret;  il  n'a  pas 
de  chagrin;  il  aurait  bien  plus  aisément  de  la  haine.  Il  se  conso- 
lera en  glissant  à  d'ignobles  plaisirs,  à  des  intimités  qui  déclas- 
sent et  dégradent  un  homme. 

Giboyer  est  le  type  du  bohème.  Celui-ci  est  un  produit  direct 
de  l'état  de  nos  mœurs,  et  qui  montre  bien  par  son  exemple  quel 
est  l'envers  des  plus  précieuses  conquêtes  et  de  quel  prix  se 
paie  le  progrès.  Combien  de  ruines  n'a  pas  accumulées  cette 
duperie  de  l'instruction  donnée  sans  distinction  et  sans 
mesure!  «  Tous  ont  droit  à  la  même  instruction.  Avec  de  Tins- 
truction  on  arrive  à  tout...  »  C'est  par  ces  sophismes  qu'on 
a  perdu,  dévoyé,  condamné  à  la  misère  et  à  l'envie  tant  de  pau- 
vres diables  qui  auraient  pu  vivre  paisibles  et  faire  œuvre  utile, 
si  on  ne  les  eût  violemment  transportés  hors  de  leur  milieu. 
Giboyer  est  le  fils  d'un  portier;  on  en  a  fait  par  un  habile  en- 


134  LE  THEATI5K 

traînement  une  «  bête  à  concours  »  ;  il  a  connu  les  enivrements 
(les  succès  scolaires;  après  quoi,  ses  études  terminées,  on  lui 
offre  une  place  de  pion  à  six  cents  francs;  c'était  tomber  de 
haut,  en  pleine  et  humiliante  réalité.  «  Je  lâchai  l'enseignement 
et  je  me  jetai  dans  les  aventures,  plein  de  confiance  en  ma  force 
et  ne  soupçonnant  pas  que  ce  g^rand  chemin  de  l'éducation  oîi 
notre  jolie  société  laisse  s'eng-ouffrer  tant  de  pauvres  diables, 
est  un  cul-de-sac...  ïour  à  tour  courtier  d'assurances,  sténo- 
graphe, commis  voyageur  en  librairie,  secrétaire  d'un  député 
du  centre  dont  je  faisais  les  discours,  d'un  duc  écrivassier  dont 
je  bâclais  les  ouvrages,  préparateur  au  baccalauréat,  rédacteur 
en  chef  de  la  Bamboche,  journal  hebdomadaire,  vivant  d'exjié- 
dients,  empruntant  l'aumône,  laissant  une  illusion  et  un  préjugé 
à  chaque  pièce  de  cent  sous,  je  suis  arrivé  à  l'âge  de  quarante 
ans,  le  g'ousset  vide,  et  le  corps  usé  jus(ju'à  l'âme.  Le  mar- 
quis. Je  ne  suis  pas  un  ardent  défenseur  de  notre  société;  per- 
mettez-moi cependant  de  vous  dire  que  si  vous  n'aviez  pas  quel- 
ques vices...  Giboyer.  Oui,  parbleu,  j'en  ai.  Vous  en  avez  bien, 
vous  autres!...  Croyez-vous  que  les  privations  soient  un  frein 
aux  apj)étils?  »  —  C'est  le  ton  du  monologue  de  Figaro.  Il  y 
a  parenté  entre  les  deux  personnages.  L'un  et  l'autre  ils  repré- 
sentent l'homme  à  expédients,  l'homme  à  tout  faire,  à  faire 
tous  les  métiers  et  toutes  les  besognes.  Ils  sont  des  déclassés. 
Et  le  déclassé  est  par  essence  l'ennemi  d'une  société  où  il 
n'a  pas  trouvé  sa  place.  On  est  sûr  de  le  trouver,  en  temps  de 
révolution,  parmi  les  plus  acharnés  destructeurs  de  l'ordre  établi. 
Fidèle  à  son  procédé  de  ne  pas  pousser  la  peinture  au  tragique, 
Augier  a  fait  de  Giboyer  un  assez  bon  homme,  qui  s'est  sacrifié 
à  son  père  d'abord,  puis  à  son  fils,  une  sorte  de  philosophe  d'un 
cynisme  résigné.  Mais  laissez  passer  quelques  années  et  vous 
trouverez  Giboyer,  avec  d'autres  bohèmes  de  lettres  et  bache- 
liers réfractaires,  en  bon  rang  dans  l'état-major  de  la  Commune. 

Voici  toute  la  bande  des  financiers  véreux  :  Vernouillet,  exé- 
cuté, taré,  brûlé,  mais  qui  s'avise  à  temps  de  la  puissance  de  la 
presse  vénale;  d'Estrigaud,  le  filou  élégant,  qui  vit  d'expédients, 
fait  figure  d'élégant,  mène  grand  train  sur  le  chemin  fleuri  qui 
mène  au  bagne;  d'autres  encore. 

Chez  les  écrivains  de  la  famille  à  laquelle  appartient  Augier, 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  135 

les  rôles  de  femmes  sont  assez  ordinairement  sacrifiés.  La 
remanjue,  présentée  sous  une  forme  absolue,  ne  s'appliquerait 
pas  à  Augier.  Mais  elle  subsiste  dans  son  fond.  Augier  n'a  pas 
été,  comme  d'autres,  intéressé,  inquiété  par  la  coquetterie  de  la 
femme.  Il  ne  s'est  pas  attaché  à  en  étudier  la  perversité  avec 
cette  sorte  de  curiosité  effrayée  qui  est  encore  un  effet  d'on  ne 
sait  quelle  irrésistible  séduction.  La  plupart  de  ses  personnag-es 
de  femmes  sont  vraisemblables,  présentés  avec  une  intelligence 
suffisante,  dans  une  nuance  juste,  mais  sans  rien  avoir  ([ui  les 
disting-ue.  Les  jeunes  filles ,  sauf  l'exquise  Philiberte  ,  sont 
tantôt  des  ingénues,  tantôt  des  «  rôles  »  sans  individualité.  Les 
courtisanes,  sauf  l'économe  et  pratique  Navarrette,  sont  con- 
formes au  poncif  consacré.  C'est  encore  son  honnêteté  bour- 
geoise qui  a  inspiré  à  Augier  ses  meilleures  créations  féminines. 
Madame  Guérin  parle  et  agit  bien  comme  peut  le  faire  une 
mère  dans  les  conditions  où  elle  se  trouve.  Tant  qu'il  ne  s'est 
agi  que  d'elle-même  elle  a  courbé  la  tête  ;  elle  a  subi  le  despo- 
tisme de  son  mari,  accepté  les  humiliantes  infidélités  de  son  bas 
libertinage.  On  la  tenait  pour  une  bonne  bête  qui  ne  voyait 
rien  et  qui  d'ailleurs  eut  été  bien  incapable  de  se  défendre.  Du 
jour  où  il  s'agit  de  ses  enfants,  elle  se  redresse  ;  elle  trouve 
dans  la  révolte  de  son  amour  maternel  une  énergie  insoup- 
çonnée. La  marquise  d'Auberive  est  la  maîtresse  qui  n'est  plus 
aimée,  et  qui  éprouve  une  humiliation  plus  douloureuse  encore 
que  celle  de  la  rupture,  celle  des  égards  d'une  fidélité  ennuyée 
qui  se  surveille  et  qui  se  contraint.  On  a  rarement  exprimé 
d'une  façon  plus  saisissante  la  mélancolie  des  lins  de  liaison. 
Séraphine  Pommeau,  la  lionne  pauvre,  est,  elle  aussi,  d'une 
vérité  frappante  et  non  point  exceptionnelle;  c'est  la  femme 
qui  n'a  ni  cœur,  ni  même  de  sens,  tout  égoïsme,  toute  vanité, 
qui  va  devenir  méchante  et  malfaisante  si  quelque  chose  fait 
obstacle  à  la  satisfaction  de  ses  instincts. 

L'intrigue.  Le  dialogue.  Conclusion.  —  H  y  a  dans  le 
théâtre  d'Augier  plus  d'une  pièce  mal  faite,  ou  plutôt  trop  bien 
faite,  j'entends  :  où  l'auteur  s'est  plu  à  des  complications  inu- 
tiles et  dont  la  puérilité  nous  choque  :  ainsi  dans  Maître  Guérin, 
où  trois  intrigues  entre-croisées  mêlent  et  brouillent  leurs  fils. 
Il  y  en  a  dont  la  donnée  est  tout  de  même  trop  invraisemblable  : 


136  LE  THEATRE 

«  Ce  qui  m'étonne,  dit  un  personnage  de  Madame  Caverlel,  c'est 
que  le  roman  compliqué  dont  nous  vivons  depuis  ([uinze  ans 
ne  se  soit  pas  écroulé  plus  tôt.  »  Elles  reposent  toutes  sur  ce 
roman  d'amour,  de  duel,  que  l'esthétique  d'alors  rendait  obli- 
gatoire. Mais  l'intrigue  du  théâtre  d'Augier  n'a  pas  ce  caractère 
violemment  exceptionnel  et  conventionnel  qu'elle  a  chez  Dumas. 
Il  y  a  dans  l'action  une  sorte  de  lenteur  qui  nous  permet  de 
nous  reconnaître.  Enfln  au  lieu  de  partis  pris  qui  mettent  tout 
le  bien  d'un  côté,  tout  le  mal  d'un  autre,  Augier  adopte  ce  mode 
de  composition  équilibrée  qui  fait  le  spectateur  juge,  plutôt 
qu'elle  ne  lui  impose  toute  faite  l'opinion  de  l'auteur. 

Augier  a  dans  le  dialogue  de  l'esprit,  de  la  force,  parfois  de 
l'éloquence;  il  a  même  de  la  souplesse  et  de  la  variété.  Il 
est  d'avis  que  le  dialogue  de  théâtre  doit  être  impersonnel  et 
qu'on  n'y  doit  pas  retrouver  sans  cesse  les  mêmes  idées  et  le 
même  esprit  qui  sont  les  idées  et  l'esprit  de  l'auteur.  Il  a  fait  un 
très  louable  effort  pour  donner  à  chacun  de  ses  personnages  le 
genre  d'esprit,  la  façon  de  parler  qui  convenait  à  sa  situation. 
Il  est  à  craindre  néanmoins  que  la  forme,  trop  peu  originale,  de 
ses  comédies  n'en  soit  le  principal  défaut,  celui  par  lequel  le 
temps  aura  prise  sur  elles. 

Avec  sa  largeur  d'observation,  sa  belle  santé  morale,  son 
honnêteté  foncière,  le  théâtre  d'Emile  Augier  reste  comme  la 
plus  complète  expression  de  la  société  bourgeoise  dans  notre 
siècle  et  comme  une  des  plus  importantes  manifestations  de  l'es- 
prit bourgeois  dans  l'ensemble  de  notre  littérature. 

M.  Victorien  Sardou.  —  Ce  qui  fait  la  valeur  du  théâtre 
d'un  Dumas  et  d'un  Emile  Augier,  c'est  que  l'un  et  l'autre  ils 
se  sont  elTorcés  de  dire  par  les  moyens  de  la  scène  quelque 
chose  qui  valût  de  durer.  La  pièce  et  son  succès  immédiat  n'a 
pas  été  leur  unique  objet.  Ils  avaient  une  conception  person- 
nelle de  la  vie,  de  la  société  de  leur  temps,  de  ses  lacunes,  de 
ses  défauts.  Il  ne  faut  pas  demander  au  théâtre  de  M.  Victorien 
Sardou'  ce  genre  de  mérite.  Il  faut  y  chercher  les  (jualités  qui 
sont  celles  de  l'auteur  :  une  entente  de  la  scène,  une  habileté, 
une  agilité,  une  souplesse  sans  égales.  Si  on  veut  à  toute  force 

1.  Né  à  Paris  en  ISIM. 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &    DE  LA  LITT.   FR.  T.  VIII,   CH.  III 


Armand  Colin  &.  C'^,  Éditeurs,  Pan 


VICTORIEN     SARDOU 
d'après  un  cliché  photographique  de  Nadar 


LA   COMEDIE  DE  MŒURS  137 

le  comparer  à  un  autre  maître  de  la  scène,  celui  qu'il  faut  citer, 
c'est  Scribe,  dont  aussi  bien  il  a  fait  son  modèle. 

Il  paraît,  en  effet,  que  M.  Sardou  aurait  appris  le  théâtre  dans 
le  théâtre  de  Scribe.  Il  lisait  le  premier  acte  d'une  comédie  de 
Scribe;  puis,  avec  cette  exposition,  il  construisait  une  pièce;  il 
bâtissait  un  scénario  sur  une  idée  de  Scribe;  puis  il  comparait 
son  travail  avec  la  pièce  de  Scribe.  Un  pareil  aj)prentissage 
nous  paraît  aujourd'hui  bien  extraordinaire.  Travailler  sur  une 
«  idée  »  de  Scribe!  Etant  donnée  une  situation,  se  demander, 
non  pas  ce  qui  doit  logiquement  en  sortir,  mais  ce  que  Scribe 
en  eût  tiré!  Cela  est  étrange.  Peut-être  n'est-ce  là  qu'une 
légende;  mais  elle  exprime  bien  la  parenté  qu'il  y  a  entre  l'art 
de  M.  Sardou  et  celui  de  Scribe.  Cette  parenté  se  révèle  dans  la 
première  pièce  deM.  Sardou  qui  lui  fait  connaître  le  succès  et  qui 
est  son  véritable  début  :  les  Pattes  de  mouche  (1861).  Cette  pièce 
est  un  chef-d'œuvre,  nous  le  disons  sans  ironie;  chef-d'œuvre 
de  l'art  amusant  et  vain  qui  consiste  à  faire  passer  une  mus- 
cade par  les  gobelets  du  prestidigitateur.  Une  lettre  compro- 
mettante a  séjourné  trois  ans  sous  une  potiche;  elle  sort  de  sa 
cachette;  va-t-elle  être  lue  par  le  mari  entre  les  mains  de  qui 
elle  est  sans  cesse  au  moment  de  tomber?  C'est  là  toute  la 
pièce.  On  va  nous  intéresser,  trois  actes  durant,  aux  allées 
et  venues  de  cette  lettre.  Elle  est  déposée  dans  une  coupe, 
en  est  tirée  par  une  jeune  fille,  sert  à  allumer  une  lampe,  est 
jetée  par  une  fenêtre,  est  ramassée  par  un  entomologiste  qui  en 
fait  un  cornet  pour  y  enfermer  un  coléoptère,  est  déroulée  par 
un  collégien  qui  s'en  sert  pour  écrire  une  déclaration,  est  brûlée 
enfin  par  le  mari.  C'est  tout,  et  c'est  moins  que  rien.  Une  série 
de  tours  de  passe-passe,  un  jeu  de  cache-cache,  le  petit  jeu  du 
furet  :  «  Il  a  passé  par  ici...  »  Qui  sont  d'ailleurs  les  personnages 
qui  se  livrent  à  ce  divertissement?  Où  sont-ils?  En  quel  temps, 
en  quel  lieu  cela  se  passe-t-il?  Peu  importe.  Et  il  serait  quasi- 
ment absurde  de  le  demander.  Le  succès  de  cette  pièce  prouvait 
avec  éclat  qu'il  y  a  un  intérêt  de  curiosité  qui  peut  suppléer  à 
toutes  les  autres  sortes  d'intérêt,  qu'une  fois  sa  curiosité  mise  en 
éveil  le  public  suit,  et  qu'il  n'est  pas  besoin  de  très  graves  objets 
pour  éveiller  sa  curiosité.  Réduit  à  l'élément  qui  lui  est  essen- 
tiel, l'art  du  théâtre  n'a  besoin  ni  de  la  connaissance  du  cœur  ni 


138  LE  THEATRE 

de  Tétuile  de  la  société;  il  n'est  par  lui-même  que  l'entente  de 
la  scène,  une  série  de  procédés  amusants  pour  faire  aller  et 
venir  les  personnages,  pour  emmêler  les  fils  d'une  intrigue 
et  les  démêler  adroitement.  C'est  dans  cette  entente  de  la  scène 
que  M.  Sardou  est  passé  maître  presque  du  premier  coup,  et 
(|u'il  est  resté  sans  rival.  Ce  sont  ces  procédés  qu'il  va  appliquer 
à  divers  sujets  et  à  n'importe  (piels  sujets. 

Les  comédies- de  mœurs  et  les  pièces  à  thèse.  —  A 
cette  entente  de  la  scène  il  faut  joindre  une  luihileté  non  moins 
remarquable  à  discerner  l'idée  qui  est,  comme  on  dit,  dans  l'air, 
et  le  courant  de  la  mode.  La  mode  est  à  la  comédie  d'observa- 
tion. Nos  Intimes  (1861),  les  Ganaches  (1862),  les  Vieux  r/arrons, 
la  Famille  Benoiton  (1865),  Maison-Neuve,  Nos  bons  villa<jeois 
(1866),  forment  une  jolie  série  de  comédies  de  l'observation  la 
plus  lég'ère.  Nous  prendrons  pour  exemple  celle  de  ces  comé- 
dies qui  nous  paraît  la  mieux  réussie,  et  qui  est  pleine  d'agréa- 
bles détails  :  la  Famille  Benoiton.  L'auteur  veut  nous  présenter 
une  famille  ultra-moderne  à  la  mode  du  second  Empire.  Une 
certaine  Clotilde  d'Évry,  raisonneur  en  jupons,  exposera  l'idée 
même  de  la  pièce  et  nous  donnera  toutes  les  indications  néces- 
saires. Les  progrès  du  luxe,  voilà  la  plaie  de  la  société  moderne. 
Femmes,  jeunes  filles  ont  renoncé  à  la  simplicité  de  jadis  et 
renié  le  culte  de  sainte  Mousseline.  C'est  pourquoi  le  mariage 
se  meurt,  le  mariage  est  mort.  Avant  d'épouser  une  femme  qui, 
rien  que  pour  sa  toilette,  dépensera  plus  que  le  revenu  de  sa  dot, 
un  homme  hésite.  Il  hésite  si  bien  que  la  plupart  du  temps  il  se 
décide  à  ne  pas  se  marier.  La  vie  d'intérieur  n'existe  pas.  Et  qui 
parle  de  vie  d'intérieur?  la  maîtresse  de  maison  est  toujours 
hors  de  chez  elle.  «  Autrefois,  une  femme  se  mariait  pour  avoir 
son  chez  elle,  et  gouverner  ce  petit  royaume  baptisé  d'un  nom 
charmant,  aujourd'hui  presque  ridicule,  le  ménage.  Elle  ne  sor- 
tait guère!  D'abord,  c'était  moins  facile;  mais  en  l'an  de  grâce 
1865  quelle  est  la  fonction  la  plus  ordinaire  d'une  maîtresse  de 
maison?  c'est  d'être  sortie!  «  Madame  est  sortie.  »  Or  chaque 
sortie,  bal,  spectacle,  concert,  pnmienade,  course  et  visite  ayant 
un  but  différent,  représente  une  toilette  nouvelle.  Comptez  à  la 
fin  du  mois!  »  Voici  venir  les  membres  de  cette  famille  type  : 
M.  Benoiton,  commerçant  enrichi  dans  la  vente  des  sommiers 


LA  COMÉDIE  DE  MŒURS  139 

élastiques  en  bois,  ses  filles  élégantes,  pimpantes,  piaffantes, 
brillantes  et  bruyantes,  qu'on  est  sûr  de  voir  partout  où  l'on  va 
pour  être  vue,  au  théâtre,  aux  fêtes,  aux  courses;  Didier,  le 
mari  de  l'une  d'elles,  hypnotisé  par  la  cote  de  la  Bourse;  les 
deux  fils,  l'un  colléj^ien  précoce  qui  boit  et  fume  de  gros  cigares; 
l'autre,  Fanfan,  pas  plus  haut  que  cela,  et  (|ui  déjà  joue  à  la 
Bourse  aux  timbres,  comme  ses  ascendants  jouent  à  la  Bourse 
aux  valeurs;  ajoutez  un  certain  Prudent  Formichel,  garçon  pra- 
tique qui  «  roule  »  dans  une  négociation  son  propre  père  charmé 
d'être  pris  pour  dupe  par  son  fils.  Cependant  le  drame  s'engage. 
Didier  soupçonne  sa  femme  de  le  tromper.  Que  va-t-il  se  passer? 
Rien  de  ce  que  vous  pouviez  craindre.  Didier  se  rend  compte  que 
ses  soupçons  étaient  sans  fondement.  On  en  est  quitte  pour  la 
peur.  Encore  cette  alerte  n'aura-t-elle  pas  été  inutile.  L'ordre, 
la  confiance,  le  sérieux  même  renaissent  dans  cette  famille  un 
instant  troublée. 

Un  autre  exemple  nous  mènerait  à  des  conclusions  analogues. 
Empruntons-le  à  Rabagas,  l'une  des  plus  étincelantes  comédies 
de  ce  répertoire.  On  parle  beaucoup,  aux  environs  de  1872,  de 
l'avènement  de  la  démocratie,  de  l'éloquence  tribunitienne. 
Aussitôt  M.  Sardou  transporte  à  la  scène  ce  type  quasiment 
aristophanesque  de  l'orateur  politique,  qui  flatte  le  peuple  par 
ambition,  et  se  pose  en  ennemi  farouche  et  irréconciliable  du 
gouvernement  qui  refuse  de  l'employer.  Le  tableau  de  ces  bas- 
fonds  où  se  préparent  les  Révolutions  est  vivement  enlevé.  La 
situation  devient  très  difficile  pour  le  prince,  lorsqu'une  ruse 
de  femme  va  tout  sauver.  On  fait  appeler  Rabagas  au  palais; 
Rabagas  accepte  un  portefeuille;  un  révolutionnaire  ministre, 
ce  n'est  pas  du  tout  la  même  chose  qu'un  ministre  révolu- 
tionnaire. Rabagas  est  sans  pitié  pour  ses  amis  de  la  veille; 
il  les  connaît  trop  bien  pour  les  estimer  ou  pour  les  craindre. 
Il  faut  qu'on  lui  fusille  tous  ces  gens-là.  Hué  par  le  peuple, 
berné  par  la  cour,  Rabagas  s'effondre  sous  le  ridicule.  Tout 
est  bien  qui  finit  bien. 

On  peut  juger  par  là  du  système  qui  est  celui  de  M.  Sardou, 
et  qui  combine  ingénieusement  les  genres  en  apparence  les  plus 
différents.  Ce  système  est  fondé,  non  pas  du  tout  sur  aucune 
considération  d'art  ou  de  logique,  mais  sur  la  connaissance  du 


140  LE  THEATRE 

public.  Un  public  contient  plusieurs  sortes  de  publics;  et  il  en 
faut  pour  tous  les  goûts.  Il  faut  du  rire  pour  ceux  qui  viennent 
au  tbéàtre  afin  de  s'y  amuser;  il  faut  des  larmes  pour  ceux  que 
rien  n'amuse  plus  que  de  pleurer;  il  faut  du  pathétique  et  de 
l'imprévu,  de  la  satire  pour  ceux  qui  ont  l'esprit  mal  fait,  et  de 
l'idylle  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  tendre.  Les  premiers  actes  de 
M.  Sardou  sont  presque  toujours  des  actes  dé  comédie,  consacrés 
à  peindre  les  mœurs  et  à  décrire  les  travers  du  jour;  l'étude  n'est 
pas  très  profonde,  ni  l'analyse  n'est  très  poussée.  La  satire  reste 
superficielle;  elle  n'atteint  guère  plus  loin  que  la  manie  présente, 
elle  ne  dépasse  guère  le  costume  et  le  décor.  On  est  renseigné 
sur  le  moment  dont  il  s'agit  comme  on  pourrait  l'être  en  feuille- 
tant un  album  de  gravures  de  modes.  Gela  est  destiné  à  satis- 
faire la  partie  lettrée  du  public,  celle  qui  apporte  au  théâtre  le 
désir  relevé  de  s'instruire.  Ce  n'est  pas  la  majorité;  plus  nom- 
breux sont  ceux  qui  veulent  être  émus,  remués,  touchés  dans 
leur  sensibilité,  secoués  dans  leurs  nerfs.  D'ailleurs,  à  ce  point 
de  vue,  n'avons-nous  pas  tous  le  goût  de  la  foule?  Les  plus  déli- 
cats d'entre  nous  laissent  surprendre  leur  curiosité,  et,  quitte  à 
se  ressaisir  ensuite,  cèdent  à  l'émotion.  Pour  la  satire,  pour 
tout  ce  qui  s'adresse  à  l'esprit,  on  peut  observer  des  nuances, 
constater  un  désaccord  entre  toutes  les  fractions  du  public.  Ce 
qui  s'adresse  au  cœur  réconcilie  tout  le  monde  dans  une  émotion 
commune.  Encore  faut-il  qu'on  nous  laisse  sous  une  impression 
consolante.  On  ne  va  pas  au  théâtre  pour  en  sortir  plus  triste 
qu'on  n'était  en  y  allant.  Les  broyeurs  de  noir  ne  sont  pas  du  tout 
notre  affaire.  Invinciblement  optimiste,  l'esprit  humain  n'accepte 
pas  qu'on  le  laisse  aux  prises  avec  le  découragement  :  il  veut 
emporter  du  livre  qu'il  vient  de  lire  ou  de  la  pièce  qu'il  a  vu 
jouer  des  raisons  nouvelles  de  croire  et  d'espérer.  C'est  pour- 
quoi les  pièces  de  M.  Sardou  finissent  toujours  bien.  Mais  on 
voit  assez  l'incohérence  et  l'inconsistance  du  système.  A  deux 
actes  de  comédie  sont  cousus  deux  actes  de  drame,  et  la  plupart 
du  temps  le  drame  n'a  qu'assez  peu  de  rapports  avec  la  comédie. 
Encore  n'est-ce  pas  à  vrai  dire  un  drame,  ce  n'en  est  que  l'ap- 
parence. Tout  repose  sur  un  malentendu.  Il  n'est  que  de  s'expli- 
quer. On  s'explique.  On  éclaircit  le  quiproquo,  et  tout  finit  par 
une  réconciliation  de  vaudeville.  Hélas!  les  choses  ne  se  passent 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  141 

ni  si  aisément,  ni  si  gaiement  dans  la  vie;  la  vie  est  moins 
romanesque,  mais  elle  est  aussi  moins  accommodante.  Or  c'est 
sans  doute  une  condition  avantageuse  que  d'avoir  pour  soi  le 
public;  encore  ne  faut-il  pas  lui  avoir  fait  trop  de  concessions, 
ni  avoir  obtenu  de  lui  une  approbation  trop  facile,  et  une  adhé- 
sion trop  immédiate.  Les  œuvres  fortes  sont  celles  qui,  d'abord, 
ont  fait  quelque  violence  au  goût  du  public  et  qui  n'ont  pas 
triomphé  sans  résistance.  Les  pièces  de  M.  Sardou  ont  réussi 
tout  de  suite;  on  a  essayé  de  les  remettre  à  la  scène,  elles  ont 
paru  sitôt  démodées  et  fanées.  Elles  brillent  dans  leur  nou- 
veauté; elles  ne  supportent  pas  de  vieillir. 

Cependant  le  théâtre  devient  prêcheur  avec  Dumas,  Augier, 
leurs  imitateurs  et  leurs  comparses;  la  comédie  s'est  faite  mora- 
lisatrice; il  semble  que  l'objet  du  théâtre  soit  de  préparer  la 
réforme  du  Code  et  qu'avant  d'arriver  au  Parlement  les  lois 
aient  dû  passer  par  le  Gymnase  ou  par  le  Vaudeville,  ou  que  la 
Comédie-Française  ait  hérité  des  attributions  du  Conseil  d'État. 
Lui  aussi,  M.  Sardou  mettra  à  la  scène  les  problèmes  sociaux. 
Lui  aussi  il  parlera  de  la  fille  mère,  de  l'enfant  naturel  et  du 
divorce.  Et  il  traitera  de  ces  questions  par  des  procédés  toujours 
les  mêmes  et  il  atteindra  par  là  toute  sorte  d'heureux  résultats, 
sauf  un  pourtant,  qui  est  celui  de  nous  donner  l'impression 
d'une  sincérité  émue  et  d'une  conviction  forte.  Une  coïncidence 
est  à  ce  sujet  bien  significative.  La  même  année  1880  M.  Sardou 
fait  représenter  Daniel  Rachat  et  Divorçons.  La  première  de  ces 
deux  pièces  est  du  genre  de  la  haute  comédie  :  elle  pose  gra- 
vement la  question  de  l'union  devant  Dieu  :  le  mariage  qui  n'a 
pas  reçu  la  consécration  religieuse  doit  être  considéré  comme 
non  avenu;  et  dans  l'intime  et  complète  union  du  mariage 
chrétien,  il  ne  saurait  y  avoir  désaccord  sur  un  point  aussi 
important  que  celui  des  croyances  religieuses.  Voilà  qui  est  pour 
faire  réfléchir,  et  voici  qui  est  pour  faire  rire,  et  même  rire  aux 
éclats  :  Divorçons  est  un  vaudeville  joyeux  et  risqué,  d'une 
éblouissante  gaieté  dans  les  deux  premiers  actes,  et  dans  le  troi- 
sième d'une  gauloiserie  choquante.  Rien  ne  prouve  mieux  la  sou- 
plesse de  l'auteur;  mais  aussi  rien  ne  nous  fait  davantage 
douter  de  sa  conviction. 


142  LE  THEATRE 

Les  drames  et  les  vaudevilles  historiques.  —  Curieux 
du  détail  pittoresque,  avide  de  provoquer  rémotion,  M.  Sardou 
devait  être  tenté  par  un  genre  :  le  drame  historique.  Les  pièces 
historiques  occupent  en  effet  dans  son  théâtre,  depuis  vingt  ans, 
une  place  de  plus  en  plus  considérable  ;  elles  ont  fini  par 
absorber  toute  l'activité  d'esprit  de  l'écrivain.  Mais  le  genre  his- 
torique admet  bien  des  variétés.  On  peut  d'abord  s'efforcer  de 
reconstituer  non  seulement  l'apparence  extérieure,  mais  l'âme 
d'une  époque,  d'en  faire  revivre  les  passions  dans  une  large 
évocation  d'ensemble.  C'est  ce  que  M.  Sardou  a  fait  dans  Patrie 
(1869)  et  la  Haine  (1874).  Il  y  a  dans  ces  visions  presque  épi- 
ques une  véritable  puissance  de  souffle.  Mais  tout  au  moins 
pour  la  seconde  de  ces  pièces,  le  caractère  d'austérité  de  l'ins- 
piration déconcerta  le  public  et  eut  comme  effet  de  rejeter 
M.  Sardou  vers  des  formes  inférieures  du  genre  historique.  Dans 
Théodora  (1884)  et  la  Tosca  (1887)  la  peinture  du  décor  n'est 
qu'une  sorte  de  bariolage  aux  tons  heurtés  et  d'enluminure  aux 
couleurs  voyantes.  Le  drame  est  violent,  brutal,  forcené. 
L'époque  que  M.  Sardou  connaît  le  mieux  est  celle  de  la  Révo- 
lution française.  Elle  lui  a  inspiré  un  fort  beau  drame,  interdit 
parla  censure  comme  attentatoire  au  «  culte  »  de  la  Révolution  : 
Thermidor.  Il  s'y  trouve  une  des  rares  situations  que  M.  Sardou 
ait  puisées  au  large  courant  humain.  11  s'agit  de  soustraire  une 
victime  aux  rigueurs  du  Tribunal  révolutionnaire,  et,  pour  y 
parvenir,  de  substituer  un  autre  dossier  au  dossier  de  Fa- 
bienne Lecoulteux.  A-t-on  le  droit  de  substituer  ainsi  une  vic- 
time à  une  autre?  Et  les  droits  de  l'individu  ne  restent-ils  pas 
sacrés,  inviolables,  quelles  que  soient  les  circonstances?  Voilà 
un  poignant  «  cas  de  conscience  »,  et  c'est  l'honneur  de  M.  Sardou 
de  s'en  être  avisé.  Le  dernier  aboutissement  du  genre  histo- 
rique est  le  vaudeville  historique,  qui  consiste  à  encadrer  dans 
un  décor  plus  ou  moins  authentique  une  anecdote  lestement 
contée.  M.  Sardou  lui  doit  le  plus  éclatant  succès  de  la  fin  de 
sa  carrière  :  Madame  Sans-Gène;  succès  mérité,  car  on  ima- 
ginerait difficilement  une  plus  curieuse  mise  en  scène,  plus  de 
verve  et  d'ingéniosité  dans  la  conduite  de  l'intrigue.  Cette  pièce 
a  fait  son  tour  du  monde.  M.  Sardou  est  de  tous  les  dramatistes 
contemporains  celui  dont  les  œuvres  perdent  le  moins  à  être 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  143 

traduites  dans  une  langue  étrangère,  interprétées  par  des  acteurs 
et  devant  un  public  qui  n'ont  pas  les  traditions  de  notre  goût. 
Et  par  là  encore  il  rejoint  les  exem[)les  de  Scribe,  ce  maître  du 
vaudeville  historique,  et  dont  l'œuvre  a  joui  d'une  réputation 
non  pas  française  seulement,  mais  européenne.  Hier  encore, 
M.  Sardou  composait  directement  pour  l'acteur  anglais  Irving 
son  drame  de  Robespierre. 

Pour  la  variété,  l'adresse,  les  effets  de  scène,  le  théâtre  de 
M.  Sardou  n'est  inférieur  à  aucun  autre.  M.  Sardou  a  même 
une  fertilité  d'invention,  une  abondance  de  ressources,  de 
moyens  scéniques,  plus  grande  que  celle  de  ses  plus  illustres 
rivaux.  La  langue  qu'il  fait  parler  à  ses  personnages,  ce  style 
haché,  martelé,  est  très  propre  au  théâtre.  Comment  se  fait-il 
donc  qu'avec  des  dons  si  nombreux  et  si  rares,  M.  Sardou  ne 
soit  pas  arrivé  à  marquer  plus  profondément  son  empreinte  sur 
le  théâtre  de  son  temps?  C'est  qu'il  a  eu,  à  un  trop  vif  degré,  le 
souci  du  succès  actuel.  C'est  qu'il  a  eu  la  superstition  du 
«  métier  »  au  théâtre  et  a  pris  pour  une  fin  ce  qui  ne  doit  être 
qu'un  moyen.  Aussi  l'impression  (|ue  laissent  ces  comédies,  ces 
vaudevilles,  ces  drames,  est-elle  analogue  à  celle  du  feu  d'arti- 
fice dont  les  fusées  disparaissent  après  avoir  un  instant  brillé 
d'un  feu  (|ui  éclaire  et  ne  réchaufle  pas.  Il  semble  que  l'auteur 
n'ait  pas  tiré  tout  le  parti  qu'il  pouvait  de  facultés  exception- 
nelles, et  (ju'il  y  eût  à  attendre  de  lui  mieux  que  ce  théâtre  ingé- 
nieux et  fragile,  et  dont  l'éclat  n'a  d'égal  que  l'inconsistance. 

Edouard  Pailleron.  —  C'est  quelque  chose  encore  d'avoir 
de  l'esprit,  fût-ce  de  l'esprit  facile,  et  de  la  sensibilité,  fût-elle 
tout  à  fait  à  fleur  de  peau.  Il  n'en  a  pas  fallu  davantage  à  Pail- 
leron. Son  mérite  est  mince  à  coup  sûr.  Mais,  attendu  qu'il  a 
su,  en  homme  de  goût,  ne  pas  forcer  son  talent,  il  est  arrivé 
deux  ou  trois  fois  à  donner  des  ouvrages  qui  valent  par  le  fini 
et  le  joli  travail  de  l'exécution.  On  l'a  comparé  à  Marivaux  ; 
ce  serait  assez  bien  un  Marivaux  sans  originalité  ni  profondeur, 
et  qui  aurait  appris  de  son  maître  à  disserter  sur  des  pointes 
d'aiguille  et  à  filer  une  scène  sentimentale.  Il  a  dans  tAge 
ingrat  spirituellement  badiné  autour  de  cette  «  crise  »  qui  prend 
à  un  certain  âge  les  hommes  les  plus  sérieux  et  les  oblige  à 
démentir  tout  un  passé  de  sagesse.  U Étincelle  est  un  proverbe 


144  LE   THEATRE 

à  la  mode  de  jadis,  qui  commence  par  un  éclat  de  rire  et  finit 
par  une  pluie  de  larmes.  Mais  c'est  pour  avoir  écrit  Je  Monde 
où  Con  s'ennnie  que  Pailleron  est  devenu  fameux.  Quand  môme 
il  n'en  devrait  pas  rester  autre  chose,  il  restera  toujours  de 
cette  pièce  le  souvenir  d'avoir  été  l'un  des  plus  grands  succès 
du  théâtre  de  notre  temps.  Les  raisons  en  sont  curieuses  à  exa- 
miner et  instructives. 

Le  Monde  où  Von  s'ennuie,  suivant  la  définition  qu'on  en 
donne  des  le  début  de  la  pièce,  «  c'est  un  hôtel  de  Rambouillet 
en  1881,  un  monde  oi^i  l'on  cause  et  où  l'on  pose,  où  le  pédan- 
tisme  tient  lieu  de  science,  la  sentimentalité  de  sentiment  et  la 
préciosité  de  délicatesse;  où  l'on  ne  dit  jamais  ce  que  l'on  pense 
et  où  l'on  ne  pense  jamais  ce  que  l'on  dit;  où  l'assiduité  est  une 
politique,  l'amitié  un  calcul  et  la  galanterie  même  un  moyen; 
le  monde  où  l'on  avale  sa  canne  dans  l'antichambre  et  sa  langue 
dans  le  salon  {sic),  le  monde  sérieux,  enfin!...  Le  Français  a 
pour  l'ennui  une  horreur  poussée  jusqu'à  la  vénération.  Pour 
lui,  l'ennui  est  un  dieu  terrible  qui  a  pour  culte  la  tenue.  Il  ne 
comprend  le  sérieux  que  sous  cette  forme...  Ce  peuple  gai,  au 
fond,  se  méprise  de  l'être,  il  a  perdu  sa  foi  dans  le  bon  sens  de 
son  vieux  rire;  ce  peuple  sceptique  et  bavard  croit  aux  silen- 
cieux, ce  peuple  expansif  et  aimable  s'en  laisse  imposer  par  la 
morgue  pédante  et  la  nullité  prétentieuse  des  pontifes  de  la  cra- 
vate blanche  {sic)  :  en  politique,  comme  en  science,  comme  en 
art,  comme  en  littérature,  comme  en  tout!  Il  les  raille,  il  les 
hait,  il  les  fuit  comme  peste,  mais  ils  ont  seuls  son  admiration 
secrète  et  sa  confiance  absolue!  Quelle  influence,  l'ennui?  Mais 
c'est-à-dire  qu'il  n'y  a  que  deux  sortes  de  gens  au  monde  :  ceux 
qui  ne  savent  pas  s'ennuyer  et  qui  ne  sont  rien,  et  ceux  qui 
savent  s'ennuyer  et  qui  sont  tout...  après  ceux  qui  savent 
ennuyer  les  autres.  »  Et  voici  dans  le  salon  académico-politique 
de  M"""  de  Céran,  le  Jeune  économiste  à  qui  sa  gravité  précoce 
est  une  garantie  du  plus  bel  avenir,  le  poète  qui  a  écrit  un  beau 
vers,  la  dame  qui  cite  Joubert,  la  jeune  fille  qui  soutient  des 
discussions  de  métaphysique,  et  surtout  le  professeur  à  la  mode, 
le  philosophe  pour  dames,  dont  le  jargon  amphigourique  fait 
se  pâmer  un  troupeau  de  caillettes  ravies  dans  la  contemplation 
de  l'idéal,  abîmées  dans  les  délices  de  la  théorie  du  pur  amour. 


LA  COMEDIE  DE  MŒURS  145 

Et  cet  intrigant  au  geste  arrondi  comme  ses  périodes  est  à  raffut 
d'un  mariage  riche. 

Rien  de  plus  mince  qu'un  pareil  sujet,  et,  semble-t-il,  rien 
qui  doive  laisser  plus  indifférente  la  masse  des  spectateurs, 
puisque  toute  la  satire  ne  va  ici  qu'à  railler  le  ton  des  conversa- 
tions mondaines.  Qu'importe  à  ceux  qui  ne  vont  pas  dans  les 
salons  académiques  qu'on  y  cause  de  philosophie,  et  quoi  de 
surprenant  si  on  s'y  intéresse  aux  choses  des  Académies?  Notez 
que  l'influence  des  salons  est  loin  d'avoir  l'importance  que  lui 
prête  l'auteur;  elle  a  sombré  dans  les  conditions  de  la  vie 
moderne,  elle  n'est  qu'un  murmure  étouffé  sous  la  g'rande  voix 
des  journaux.  Et  c'est  grand  dommage;  l'influence  des  salons 
avait  introduit  la  politesse  dans  notre  littérature  et  y  avait 
maintenu  des  traditions  de  bon  goût  et  de  mesure  qu'en  effet 
nous  laissons  se  perdre  chaque  jour  davantage.  Enfin,  d'où  vient 
qu'on  interdise  aux  femmes  le  droit  de  s'entretenir  de  sujets 
relevés,  et  qu'on  les  confine  dans  les  discussions  de  chiffons,  les 
médisances  et  les  coquetteries?  Le  rire  dont  on  rit  au  Monde  ou 
ro;is'e?înM/e  est  celui  de  la  méiliocrité,  jaloux  de  rabaisser  tout  ce 
qui  est  distingué,  délicat,  raffiné. 

Et  voilà  bien  ce  qu'il  est  curieux  de  noter.  En  effet  le  succès 
de  la  pièce  de  Pailleron  ne  peut  pas  s'expliquer  uniquement  par 
le  scandale  qu'y  a  provoqué  une  attaque  personnelle  des  plus 
fâcheuses.  L'attrait  de  l'actualité  est  vite  passé;  la  pièce  n'a  pas 
cessé  de  plaire.  C'est  qu'elle  répond  à  un  instinct  qui  chez  nous 
est  profond  :  elle  répond  à  certaines  préventions  durables  de 
l'esprit  gaulois.  On  a  comparé  le  Monde  oie  fou  s'ennuie  aux 
Précieuses  ridicules  et  aux  Femmes  savantes.  Ce  n'est  pas  au 
point  de  vue  du  mérite  littéraire  et  de  la  puissance  comique, 
cela  va  sans  dire.  Mais  en  effet  c'est  bien  une  même  tradition 
qui  se  continue.  Aux  yeux  de  la  foule,  chez  nous,  un  homme 
de  savoir  est  tout  de  suite  un  pédant,  et  puisqu'il  est  un  pédant, 
c'est  un  coquin.  Une  femme  qui,  sans  négliger  les  soins  de  son 
ménage,  n'y  est  tout  de  même  pas  entièrement  absorbée,  est 
aussitôt  traitée  de  bas-bleu.  C'est  la  lutte  continuée  depuis  des 
siècles  entre  l'esprit  gaulois  et  l'esprit  précieux;  le  succès  de 
la  pièce  de  Pailleron  en  marque  une  des  phases  :  cela  lui  donne 
une  sorte  d'importance  historique. 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  10 


146  LE  THEATRE 

Les  dernières  pièces  de  Pailleron  ont  été  fort  médiocres. 
Dans  Cabotins  il  avait  touché  à  un  admirable  sujet,  cette  maladie 
du  cabotinage  si  caractéristique  de  l'époque  moderne,  mais  il 
n'a  pas  su  le  traiter. 

Quelques  pièces  mémorables.  —  Jamais  d'ailleurs  le  théâ- 
tre n'a  été  chez  nous,  plus  (|uc  pendant  ces  trente  années,  fertile 
en  œuvres  mémorables.  Je  me  borne  à  en  rappeler  quelques- 
unes  dont  les  auteurs  ne  sont  pas  spécialement  des  écrivains 
de  théâtre  et  ont  donc  été  étudiés  en  d'autres  chapitres  de  cette 
Histoire.  On  ne  conteste  ])lus  g-uère  aujourd'hui  que  \e  Mercadet 
de  Balzac  ne  soit  un  chef-d'œuvre  (1851).  Il  a  d'abord  ennuyé, 
et  je  ne  m'en  étonne  pas,  les  afîaires  d'argent  n'ayant  pas 
coutume  de  passionner  un  public  qui  ne  se  plaît  guère  qu'aux 
histoires  d'amour.  De  plus  il  est  arrivé  avant  l'heure  devant  un 
public  qui  n'était  pas  préparé  à  goûter  une  étude  d'un  genre 
aussi  austère  et  d'un  réalisme  déjà  si  brutal.  Les  change- 
ments qui  se  sont  faits  dans  les  habitudes  du  théâtre  en  ces 
dernières  années  ont  singulièrement  contribué  à  mettre  la  pièce 
au  point.  Et  ce  que  nous  y  admirons  aujourd'hui,  comme  dans 
les  romans  de  Balzac,  c'est  l'extraordinaire  puissance  de  la  vie 
que  l'auteur  a  su  souffler  à  son  personnage.  Il  y  a  enfin  un 
genre  pour  lequel  nous  sommes  aujourd'hui  sévères  et  injus- 
tement dédaigneux,  mais  qui  peut  défier  nos  dédains,  car  il 
répond  à  un  besoin  de  l'esprit  :  c'est  la  comédie  romanesque. 
jW"  de  la  Seiglière  (1851)  de  Jules  Sandeau,  le  Roman  d'un 
jeune  hoimne  pauvre  (1858)  d'Octave  Feuillet,  le  Marquis  de 
Villemer  (1865)  de  George  Sand,  en  sont  de  gracieux  spé- 
cimens. 


//.  —  Le   vaudeville. 

Le  vaudeville  est  par  lui-même  un  genre  en  dehors  de  la  litté- 
rature. Il  a  pour  objet  unique  de  faire  rire.  Tous  les  moyens  lui 
sont  bons  pour  parvenir  à  cette  fin,  d'ailleurs  utile  et  même 
hygiéni(|uo.  Mais  les  moyens  qu'il  emploie  particulièrement,  ou 
pour  mieux  dire  ceux  qui  lui  sont  propres,  sont  ceux  qu'on 
pourrait  appeler  les  moyens  mécaniques,  il  y  a  pour  faire  rire 


LE  VAUDEVILLE  147 

les  gens  des  moyens  d'un  effet  assuré  et  qui  d'ailleurs  n'emprun- 
tent rien  ni  à  la  finesse  de  l'esprit  ni  à  l'ingéniosité  de  la  rail- 
lerie :  le  quiproquo.  Prendre  une  personne  pour  une  autre, 
un  accordeur  de  piano  pour  un  ministre  plénipotentiaire,  une 
jeune  fille  pour  le  Grand  Turc,  ou  tout  bonnement  se  tromper 
de  chapeau,  cela  fait  rire.  Pourquoi?  Je  ne  l'explique  pas,  je  le 
constate.  Le  jeu  de  cache-cache  :  aller,  venir,  courir,  se  pour- 
suivre, entrer  parla  fenêtre,  sortir  de  la  cheminée,  surgir  à  la 
manière  d'un  diable  hors  de  la  boîte  à  surprises,  cacher  celui-ci 
dans  la  chambre  voisine,  celui-là  dans  un  cabinet,  un  troisième 
dans  une  armoire  et  un  autre  dans  un  cofîre,  cela  fait  rire. 
Pourquoi?  Je  laisse  aux  philosophes  le  soin  d'en  déduire  les 
raisons.  La  caricature  :  mettre  une  grosse  tête  sur  un  petit 
corps,  ou  simplement  grossir  démesurément  les  traits  d'une 
figure,  cehi  amuse.  Pour  quelles  causes?  Il  suffit  que  le  fait 
soit  incontestable.  En  utilisant  ces  divers  éléments,  en  les 
encadrant  dans  une  action  aussi  folle  qu'il  est  possible,  on  a  de 
grandes  chances  de  plonger  toute  une  salle  dans  l'hilarité.  C'est 
en  quoi  consiste  l'art  des  vaudevillistes.  Seulement  il  arrive  que 
ces  caricatures  ne  soient  que  des  portraits  exécutés  d'après  un 
parti  pris,  qu'il  y  ait  un  grain  d'observation  dans  toute  cette  folie 
et  que  l'auteur  ait  introduit  dans  le  vaudeville  des  éléments  qui 
ne  lui  étaient  pas  essentiels  et  qui  lui  ajoutent  une  valeur  d'em- 
prunt, La  farce  en  passant  par  les  mains  de  Molière  prend  une 
portée  inattendue.  Le  vaudeville,  qui  avec  Duvert  et  Lausanne 
se  contentait  d'être  très  amusant,  s'élève  avec  quelques-uns  de 
nos  contemporains  à  un  niveau  tout  proche  de  la  comédie. 

Théodore  Barrière.  —  Théodore  Barrière  et  Lambert  Thi- 
boust,  eu  intitulant  leur  pièce  des  Faux  Bonshommes  bouffon- 
nerie satirique,  en  ont  bien  indiqué  le  double  caractère.  Dans 
une  intrigue  de  vaudeville,  ils  sont  arrivés  à  faire  tenir  l'étude 
d'un  travers  qui  n'est  pas  seulement  de  notre  temps.  Péponet, 
Bassecourt,  Dufouré,  sont  trois  types  de  l'égoïsme  qui  se  cache 
sous  des  apparences  de  rondeur  et  de  belle  humeur.  Péponet 
est  le  brave  homme  avec  qui  vous  faites  affaire,  sans  vous 
méfier,  quitte  à  vous  apercevoir  ensuite  que  vous  avez  été  volé 
comme  par  un  professionnel.  Dufouré,  le  faux  bonhomme  de  la 
douleur,  en  prévison  de  la  mort  prochaine  de  sa  chère  femme, 


i48  LE  THEATRE 

fait  des  projets  et  s'arrange  une  petite  vie  délicieuse  :  «  J'irai 
vivre  à  la  campagne,  j'achèterai  une  petite  propriété  en  Nor- 
mandie, à  quelques  lieues  de  Rouen.  La  vie  des  champs,  c'a  tou- 
jours été  mon  rêve.  Mais  avec  cette  pauvre  chère  femme,  je 
n'aurais  point  pu  le  réaliser.  Ce  n'était  pas  dans  ses  goûts.  Mais 
si  un  malheur  arrivait...  D'ahord  voyez-vous,  lors  même  que 
j'aimerais  Paris,  je  n'aurais  plus  la  force  d'y  demeurer.  —  Les 
souvenirs,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  et  puis  tout  est  si  cher,  tandis 
qu'à  la  campagne!...  Je  vivrai  là  tranquille  :  Je  recevrai  seule- 
ment quelques  amis;  nous  ferons  la  petite  partie...  Il  faudra 
venir  me  voir  au  beau  temps;  l'air  est  très  sain.  Il  y  a  des  bois 
magnifiques  :  j'achèterai  une  carriole  avec  un  cheval.  »  Bien 
sûr,  c'est  une  consolation  pour  une  femme,  de  se  savoir  regrettée. 
Bassecourt  est  celui  qui  commence  toujours  par  dire  du  bien 
des  gens,  et  qui,  la  conversation  allant  son  train,  finit  par  les 
déchirer.  C'est  l'affaire  de  quelques-uns  de  ses  terribles  «  seu- 
lement ».  Chez  lui  d'ailleurs  le  dénigrement  est  en  grande 
partie  involontaire,  et  procède  moins  du  désir  de  nuire  que 
d'une  perfidie  naturelle  et  inconsciente.  Un  mot  qui  se  trouve 
dans  cette  pièce,  à  la  scène  du  contrat,  a  fait  fortune  :  «  On  ne 
parle  que  de  ma  mort  là  dedans.  »  Barrière  a  porté  plus  loin 
encore  l'âpreté  de  sa  satire  dans  les  Jocrisses  de  Camour.  Il  y  a 
montré  avec  une  clairvoyance  et  une  justesse  impitoyables  les 
trésors  de  niaiserie,  de  sottise,  de  crédulité  qui  se  découvrent 
chez  des  hommes  qui  n'étaient  pas  les  derniers  des  imbéciles, 
sitôt  qu'ils  sont  possédés  par  l'amour. 

Le  comique  de  Théodore  Barrière  est  un  comique  féroce.  Il  y  a 
dans  son  observation  une  profonde  amertume.  Il  prend  plaisir, 
en  dépouillant  l'animal  humain,  à  mettre  à  nu  ses  dilîormités. 
L'impression  qu'on  emporte  est  pénible  :  c'est  le  souvenir  d'une 
humanité  ancrée  dans  ses  ridicules,  dans  ses  travers,  dans  ses 
vices,  et  irrémédiablement  méchante.  Mais  cette  vue  de  pessi- 
miste, en  s'ajoutant  aux  bouffonneries  de  son  théâtre,  lui  donne 
toute  sa  portée. 

Labiche.  —  Tout  à  fait  dilïérente  est  l'inspiration  générale 
du  théâtre  de  Labiche.  Il  n'y  a  dans  sa  gaieté  pas  une  ombre, 
pas  un  soupçon  d'amertume.  Ce  qui  donne,  au  contraire,  sa 
valeur  à  ce  théâtre,  c'est  que  pendant  quarante  années  la  joie  y 


LE  VAUDEVILLE  149 

a  coulé  à  pleins  bords,  c'est  que  Fauteur  a  fait  rire  son  public 
d'un  rire  franc,  large,  sans  arrière-pensée.  Labiche  a  été  un 
abondant  réservoir  d'hilarité  :  il  a  sa  place  dans  l'histoire  du 
rire. 

On  a  d'ailleurs  singulièrement  exagéré  son  mérite,  surfait  et 
faussé  l'idée  que  nous  devons  nous  faire  de  son  œuvre.  N'a-t-on 
pas  publié  dix  volumes  de  son  théâtre?  C'était  un  mauvais  ser- 
vice à  lui  rendre.  Ce  texte  a  besoin  d'être  illustré  par  le  geste 
et  par  la  grimace  des  acteurs;  lorsqu'il  ne  brille  que  par  lui- 
même  et  par  ses  grâces  naturelles,  la  platitude  nous  en  apparaît 
avec  une  cruelle  évidence.  La  lecture  est  l'écueil.  Ne  s'est-on 
pas  avisé  de  poser  Labiche  en  moraliste?  Il  a  été  d'usage  cou- 
rant de  parler  do  la  «  philosophie  »  de  son  théâtre.  Cette  philo- 
sophie, comme  on  peut  le  penser,  on  nous  la  donnait  pour  être 
très  sombre.  Labiche,  qui  avait  de  la  finesse,  et  ne  s'abusait  pas 
sur  les  qualités  de  «  littérature  »  de  son  œuvre,  s'est  certaine- 
ment beaucoup  diverti  aux  dépens  de  ces  exégètes  et  de  leurs 
stupéfiants  commentaires. 

Il  faut  faire  deux  parts  dans  l'œuvre  de  Labiche  :  l'une,  de 
beaucoup  la  plus  considérable,  comprend  des  pièces  telles  que 
le  Chapeau  de  paille  cVItalie,  ou  la  Car/notte,  qui  ne  valent  que 
par  l'imbroglio,  par  l'énormité  de  la  bouffonnerie,  par  la 
cocasserie  de  l'invention  drolatique.  Ce  sont  des  farces  devenues 
classiques  et  qui  redescendront  quelque  jour  au  jtatrimoine  de 
la  drôlerie  populaire  et  anonyme.  Elles  valent  justement  comme 
de  bonnes  folies,  par  le  perpétuel  défi  jeté  à  la  réalité.  Dans 
l'autre  partie  nous  trouvons  des  pièces  d'un  genre  un  peu 
différent,  et  qui  contiennent  quelques  traces  d'observation 
morale,  quelques  traits  de  satire  qui  s'appliquent  à  la  société 
contemporaine.  Ainsi  dans  le  Voyage  de  M.  Perrichon,  le 
Misanthrope  et  V Auvergnat,  Célimare  le  bien-ai^né.  Le  plus  heu- 
reux des  trois,  la  Poudre  aux  yeux.  Ici  même  il  ne  faut  pas 
forcer  la  note,  attribuer  à  Labiche  une  profondeur  ou  une 
subtilité  d'intentions  dont  le  pauvre  homme  ne  se  soucia  jamais. 
Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  le  contraste  même  est  amusant  entre 
la  bouffonnerie  des  moyens  d'expression,  et  la  finesse  de  cer- 
taines remarques.  Nous  savons  gré  aux  gens  des  services  que 
nous  leur  avons  rendus,  nous  sommes  gênés  vis-à-vis  de  ceux 


loO  LE   THEATRK 

à  qui  nous  devons  de  la  reconnaissance  ;  voilà  une  vérité 
d'observation.  Labiche  l'a  traduite  de  façon  très  heureuse  et 
sous  une  forme  d'ailleurs  très  grosse  dans  le  Voi/iif/e  de 
M.  Perrichon.  Deux  jeunes  gens  se  disputent  la  main  de 
M"*  Perrichon.  L'un  d'eux  croit  avoir  avancé  ses  affaires  en 
sauvant  la  vie  à  son  beau-père  en  espérance;  l'autre  qui  sait 
son  La  Rochefoucauld  se  fait  tirer  d'un  précipice  par  M.  Perri- 
chon. Nous  affirmons  tous  que  nous  voulons  qu'on  nous  dise 
toute  la  vérité  ;  hélas  !  du  jour  où  la  vérité  sans  voiles  se 
mettrait  à  courir  par  les  rues,  ce  serait  fait  de  toute  vie 
sociale.  Voilà  une  remarque  bien  juste;  un  petit  rentier  morose 
et  un  porteur  d'eau  sont  chargés  de  la  développer  dans  le 
Misanthrope  et  V Auvergnat.  Ce  contraste  entre  la  nature  de 
l'idée,  qui  procède  d'une  observation  malicieuse,  et  la  valeur 
des  moyOTis  qui  sont  ceux  des  tréteaux  est  curieux.  D'ailleurs 
Labiche  apporte  au  développement  de  la  situation  une  abon- 
dance de  ressources  et  une  verdeur  de  comique  du  meilleur 
aloi. 

On  pourrait  surtout  tirer  du  théâtre  de  Labiche  une  sorte  de 
vision  caricaturale  du  bourgeois,  proche  parent  de  M.  Prud- 
homme.  Il  est  riche  ou  aisé,  afin  que  sa  sottise  puisse  plus 
librement  s'épanouir.  Il  est  sentencieux,  farci  de  préjugés, 
enfermant  une  épaisse  morale  dans  des  aphorismes  d'une  bana- 
lité répugnante.  Etroit  et  borné,  il  a  de  vilains  défauts  plutôt 
que  des  vices.  Jeune,  il  s'est  livré  à  de  petites  débauches  par 
lesquelles  «  il  faut  que  jeunesse  se  passe  ».  Marié,  il  est  destiné 
à  subir  le  sort  dont  s'est  toujours  égayé  l'esprit  gaulois.  Il  y 
trouve  son  compte  d'ailleurs,  et  il  est  le  plus  heureux  des  trois  : 
choyé,  dorloté,  il  trouve  dans  les  prévenances  dont  on  l'accable 
les  plus  douces  compensations,  sinon  les  plus  honorables.  Une 
sorte  d'instinct  lui  fait  tourner  toutes  choses  en  vue  de  son  plus 
grand  bien.  Ses  défauts  lui  sont  une  condition  de  plus  de 
bonheur  :  son  ingratitude  lui  est  une  garantie  de  l'indépendance 
de  son  cœur.  Tous  les  traits  de  son  caractère  reviennent  ainsi 
à  un  seul  :  un  profond,  incurable  et  salutaire  égoïsme.  Ce 
bonhomme  est  celui  à  la  peinture  duquel  Labiche  est  patiem- 
ment revenu,  et  dont  l'étude  domine  tout  son  théâtre.  C'estpour 
ainsi  dire  une  transposition  dans  le  genre  de  la  bouffonnerie,  de 


LE  VAUDEVILLE  151 

ce  type  du  bourgeois  qu'Emile  Augier  a  si  solidement  campé 
dans  son  œuvre. 

Avec  moins  de  force,  moins  d'abondance,  moins  de  verve 
copieuse,  Gondinet  mériterait  une  place  dans  cette  histoire  du 
vaudeville;  d'autres  encore  y  ont  trouvé  une  célébrité  éphé- 
mère, qu'ils  ont  partagée  avec  des  pitres  dont  la  grimace  est 
déjà  oubliée. 

L'opérette.  La  parodie.  Le  genre  «  vie  parisienne  ». 
Le  théâtre  de  Meilhac  et  Halévy.  —  Vers  la  fin  du  second 
Empire,  le  vaudeville  prit  une  forme  curieuse  et  vraiment 
neuve  :  il  reste  pour  l'intrigue  follement  invraisemblable,  il  a 
toujours  pour  objet  de  faire  rire,  mais  les  moyens  qu'il  emploie 
sont  un  peu  dilTérents  des  moyens  traditionnels  et  la  gaieté 
qu'il  provoque  n'est  plus  la  gaieté  large  et  saine  de  jadis;  enfin 
il  se  mêle  de  musique,  et  l'orchestre  n'accompagne  plus  seule- 
ment l'innocent  «  couplet  »  du  vaudeville  d'antan,  mais  il 
rythme  le  mouvement  de  la  pièce  :  ce  vaudeville  lyrique  s'est 
appelé  l'opérette.  Il  a  eu  pour  créateurs  Meilhac  et  M.  Halévy, 
et  tous  deux  ont  trouvé  dans  le  musicien  Offenbach  un  collabo- 
rateur dont  on  peut  dire  que  le  nom  est  inséparable  de  leurs 
noms.  Vulgaire,  endiablée,  emportée  par  une  sorte  de  frénésie, 
cette  musique  d'Offenbach  était  justement  celle  qui  convenait 
pour  accompagner  ce  théâtre  d'universelle  dérision,  où  tout  ce 
qui  avait  été  longtemps  tenu  pour  sérieux,  va  danser  une 
furieuse  sarabande.  L'opérette  est  contemporaine  de  cette  forme 
de  plaisanterie  qu'on  a  appelée  la  «  blague  ».  La  blague  est 
un  genre  de  plaisanterie  très  particulier.  Elle  ne  s'adresse  pas 
comme  la  raillerie  à  ce  qui  est  ridicule  ;  elle  n'est  pas  la  cri- 
tique avisée  et  malicieuse  de  ce  qui  prête  à  la  critique.  Nulle- 
ment. Disons  même  :  au  contraire.  Elle  s'attaque  à  ce  qui  est 
honnête,  noble,  généreux,  respectable.  Elle  rabaisse  ce  qui  est 
élevé,  elle  avilit  ce  qui  est  pur,  elle  bafoue  ce  qui  est  désinté- 
ressé. Elle  est  la  revanche  de  la  vulgarité.  Elle  s'adresse  à  nos 
plus  médiocres  penchants  et  même  à  nos  plus  bas  instincts  et  les 
ameute  contre  la  partie  supérieure  de  notre  nature.  Elle  est 
une  sorte  de  continuelle  parodie.  Aussi  devait-elle  triompher  dans 
la  ce  parodie  ».  La  Belle  Hélène  est  un  chef-d'œuvre  du  genre; 
elle  aura  sa  place  à  côté   du    Virgile   travesti  de   Scarron  :  ou 


152  LE   THEATRE 

plutôt  elle  a  sur  lui  cette  réelle  supériorité  d'être  beaucoup  plus 
courte.  Les  procédés  sont  d'ailleurs  toujours  les  mêmes  :  l'un 
consiste  à  tout  ramener  aux  proportions  mes(|uines  de  la  vie  et 
de  l'àme  bourgeoise,  un  autre,  et  le  principal,  est  l'anachro- 
nisme. Donner  aux  héros  d'Homère  nos  idées,  nos  préoccupa- 
tions, notre  langage,  et  mettre  dans  leur  bouche  des  allusions 
aux  choses  d'aujourd'hui,  c'est  encore  un  de  ces  moyens  méca- 
niques du  rire,  dont  l'effet  est  assuré.  Ce  qu'un  tel  genre  a  de 
fâcheux  s'aperçoit  aisément.  Gomme  le  «  burlesque  »  du  xvu''  siè- 
cle, il  fait  grimacer  des  figures  consacrées  par  l'art;  il  dérange 
l'harmonie  des  lignes  et  l'harmonieuse  beauté  des  proportions. 
Il  est  une  injure  à  la  Beauté.  Je  le  dis,  parce  qu'il  faut  le  dire, 
mais  je  me  hâte  d'atténuer  ce  que  l'expression  pourrait  avoir  ici 
de  forcé  :  il  ne  faut  pas  se  mettre  en  frais  d'indignation  pour  des 
farces  de  bachelier  en  verve,  et  parce  que  de  vieux  écoliers  font 
la  nique  à  cette  antiquité  qu'on  n'a  pas  su  toujours  faire  aimer 
de  leur  jeunesse.  La  Belle  Hélène  (1865);  Barbe  Bleue  (1866);  la 
Grande-Duchesse  de  Gérolslein  (1867),  sont  les  spécimens  les 
plus  réussis  d'un  genre  où  une  époque,  avide  de  plaisir,  spiri- 
tuelle et  insouciante,  avait  mis  la  gaieté  trépidante  qui  lui  était 
propre,  genre  qui  par  la  suite  était  destiné  à  finir  dans  la  hideuse 
grivoiserie. 

Les  auteurs  de  la  Belle  Hélène  sont  pareillement  ceux  de  la 
Petite  Marquise,  et  ceux  de  la  Grande-Duchesse,  ceux  des  Brebis 
de  Panurge  et  de  la  Vie  j^arisienne.  11  y  a  en  effet  des  rapports 
d'étroite  parenté  entre  l'opérette  et  la  comédie  de  «  genre  pari- 
sien ».  L'une  et  l'autre  elles  s'adressent  à  un  même  public  et 
procèdent  d'un  même  état  d'esprit.  D'ailleurs  la  filiation  de  la 
comédie  de  «genre  parisien  »  est  aisée  à  établir,  puisqu'elle  n'est 
que  la  mise  au  théâtre  des  scènes  et  des  dialogues  dont  un  recueil 
spécial,  la  Vie  parisienne,  récemment  fondé,  venait  de  répandre 
la  vogue,  et  que  Gustave  Droz  avait  transportés  dans  le  roman. 
Cette  sorte  de  littérature  a  pour  base  une  religion  et  même  une 
superstition  :  celle  de  la  vie  parisienne.  Cette  vie  parisienne  qui 
a  pour  les  étrangers  et  pour  les  gens  de  province  un  incontestable 
prestige,  nous-mêmes,  qui  pourtant  en  voyons  de  près  les  tares, 
nous  sommes  dupes  de  la  réputation  que  nous  avons  contribué 
à  lui  faire.  Il  semble  que  ce  soit  la  forme  supérieure  et  la  plus 


LE   VAUDEVILLE  153 

délicate  de  la  vie,  une  fleur  d'extrême  civilisation.  Donc  nous 
en  étudions  le  cérémonial  avec  une  curiosité  inquiète  et  nous 
en  décrivons  les  pratiques  avec  minutie.  Tout  ce  qui  est  parisien 
est  par  définition  spirituel,  élégant,  distingué.  Ceux  qui  mènent 
cette  vie  parisienne  forment  un  petit  monde  d'oisifs,  venus  de 
tous  les  coins  de  la  société,  presque  de  tous  les  points  du 
globe,  société  exotique  en  grande  partie  et  où  les  Parisiens  bril- 
lent surtout  par  leur  absence.  Sans  aucune  communauté  de  tra- 
ditions, sans  affinités  sociales,  gentilshommes  authentiques, 
barons  de  finance,  bourgeois  enrichis,  parvenus,  chevaliers 
d'industrie,  tous  ces  gens  n'ont  entre  eux  d'autre  lien,  ne  sont 
réunis  par  aucun  autre  sentiment  commun,  que  leur  commun 
désir  de  s'amuser.  Le  plaisir  est  la  seule  divinité  du  lieu,  l'atmo- 
sphère qu'on  y  respire  est  parfaitement  artificielle.  Les  senti- 
ments s'y  compliquent,  s'y  dénaturent,  s'y  faussent.  Les  idées 
s'y  déforment;  et  sous  une  apparence  de  liberté  d'esprit  et  d'af- 
franchissement de  toutes  les  règles,  d'étranges  préjugés  s'instal- 
lent qui  exercent  une  autorité  d'autant  plus  tyrannique  qu'elle 
est  indiscutée.  Comme  on  le  devine,  le  terrain  est  admirable- 
ment préparé  pour  toute  une  floraison  vicieuse.  Parler  de  l'im- 
moralité d'un  pareil  milieu  serait  d'ailleurs  inexact  :  le  sens 
même  de  la  moralité  s'y  est  perdu.  Un  monde  d'exception, 
confiné  dans  quelques  salons,  quelques  clubs,  quelques  lieux 
de  plaisir;  une  société  qui  n'est  brillante  qu'en  apparence  et 
qui  apparaît  à  qui  l'observe  sans  parti  pris  d'indulgence  singu- 
lièrement brutale  et  grossière,  dont  les  sentiments  en  dehors  du 
large  courant  de  l'humanité  sont  à  peu  près  inintelligibles  à  qui 
n'a  pas  vécu  dans  ce  milieu,  où  le  langage  même  qu'on  parle  est 
fait  d'un  jargon  violemment  torturé,  d'expressions  convenues, 
d'une  espèce  de  marivaudage  forcené,  voilà  le  «  monde  parisien  » 
qui  fait  son  entrée  dans  la  littérature  avec  la  Vie  parisienne  et 
ses  fournisseurs  attitrés,  et  voilà  celui  dont  la  peinture  va  devenir 
au  théâtre  l'objet  d'un  genre  dont  Mcilhac  et  M.  Halévy  ont  été 
les  créateurs,  et  où  d'ailleurs  ils  ont  apporté  toute  sorte  de  qua- 
lités charmantes  qu'on  ne  retrouvera  pas  dans  l'abondante  pléiade 
de  leurs  imitateurs. 

Une  pièce  de  Meilhac  et  Halévy  est  une  œuvre  d'art,  de  l'art 
le  plus  léger,  le  plus  décevant,  et  qui  semble  donner  un  conti- 


iU  LE  THÉÂTRE 

nuel  défi  aux  conditions  essentielles  du  théâtre.  Nulle  vraisem- 
blance, cela  va  sans  dire,  et  pareillement  aucune  logique.  Entre 
les  scènes  qui  se  succèdent  plutôt  qu'elles  ne  se  suivent,  un  lien 
à  peine  saisissable  et  tout  de  fantaisie.  Une  action  qui  s'égare, 
un  fil  qui  se  perd,  des  épisodes  qui  envahissent  sur  l'ensemble. 
Sur  cette  trame  lâche  et  toute  pleine  de  trous  courent  des  bro- 
deries capricieuses,  un  dialogue  où  de  fines  remarques,  des 
pensées  délicates  et  nuancées  parfois  de  sensibilité  se  rencon- 
trent avec  toute  sorte  de  boufi'onneries  imprévues  et  de  cocas- 
series. Et  sans  cesse  on  a  l'impression  que  les  auteurs  ont  saisi 
au  passage  et  noté  ce  qui  donne  à  une  époque  son  plus  insaisis- 
sable cachet  de  modernité. 

Ce  qui  caractérise  la  manière  des  deux  auteurs  et  aussi  bien 
le  genre  qu'ils  ont  créé,  c'est  l'emploi  d'un  procédé  qu'on  avait 
longtemps  considéré  comme  en  contradiction  avec  la  nature 
même  de  l'œuvre  dramatique  :  je  veux  dire  l'ironie.  Il  faut  au 
théâtre  des  partis  nettement  pris,  en  sorte  qu'on  ne  puisse 
jamais  se  méprendre  sur  les  intentions  de  l'écrivain.  L'ironie 
consiste  justement  à  envelopper  la  pensée,  à  en  noyer  les  con- 
tours, de  sorte  qu'on  ne  sait  pas  avec  précision  oîi  elle  com- 
mence, où  elle  finit,  et  qu'il  reste  toujours  dans  l'esprit  du 
lecteur  ou  du  spectateur  une  incertitude  que  quelques-uns 
trouvent  délicieuse  et  que  le  plus  grand  nombre  trouve  insup- 
portable. C'est  de  cette  façon  que  procèdent  Meilhac  et  M.  Halévy; 
leur  ironie  se  pose,  sans  insister,  sans  avoir  «  l'air  d'y  tou- 
cher ».  On  leur  a  reproché  de  n'avoir  pas  suffisamment  le  sens 
du  respect.  Ils  en  ont  même  été  dépourvus  aussi  complètement 
qu'il  se  puisse  imaginer.  Ils  se  moquent  de  tout  et  plus  particu- 
lièrement de  ce  qui  passe  pour  être  sérieux  et  même  grave. 
Ils  se  moquent  de  leurs  spectateurs,  comme  on  fait  de  gens  à 
qui  on  trouve  qu'il  est  convenable  de  conter  des  histoires  à 
dormir  debout.  Ils  se  moquent  de  leur  pièce  qu'ils  laissent  aller 
à  la  dérive,  au  hasard  et  au  petit  bonheur.  Ils  se  moquent  de 
plusieurs  conventions  admises  entre  les  auteurs  dramatiques  et 
de  celles  aussi  qui  ont  le  [dus  un  air  d'être  des  principes.  Ils  se 
moquent  de  leurs  personnages;  car  il  est  clair  qu'ils  ne  les 
prennent  pas  un  instant  au  sérieux;  ils  les  considèrent  comme 
des  fantoches,  comme  des  pantins;  ils  se  placent  en  dehors  et 


LE  VAUDEVILLE  155 

à  côté  d'eux;  ils  les  regardent  agir,  ils  les  écoutent  parler,  et 
ils  ne  nous  cachent  pas  qu'ils  les  trouvent  infiniment  ridicules. 
Aussi  bien,  eux  aussi,  les  personnages  se  moquent  d'eux- 
mêmes.  Pour  se  reconnaître  à  travers  ces  jeux  compliqués,  il 
faut  être  doué  d'une  extrême  agilité  d'esprit.  Aussi  le  théâtre  de 
Meilhac  et  Halévy  ne  s'adresse-t-il  vraiment  qu'à  un  petit 
nombre  de  délicats  pour  qui  il  est  un  régal,  à  quelques  raffinés 
qui  en  peuvent  goûter  le  charme  inquiétant  et  pervers. 

Au  milieu  de  tout  ce  monde  de  décadence  que  nous  peignent 
les  deux  auteurs,  parmi  ces  mondains  blasés,  sceptiques, 
ennuyés,  à  la  fois  candides  et  roués  comme  le  sont  les  vieux 
boulevardiers,  le  seul  type  qui  puisse  intéresser  est  à  coup  sûr 
le  type  de  la  femme.  Elle  aussi,  la  Parisienne,  est  réputée  et 
enviée  comme  un  oiseau  rare  pour  l'élégance  incomparable  et 
la  variété  de  coloris  de  son  plumage.  A  voir  comme  elle 
s'habille,  comme  elle  marche,  à  l'entendre  babiller  si  genti- 
ment, on  est  sous  le  charme.  On  voudrait  déchiffrer  l'énigme 
de  son  sourire,  pénétrer  le  mystère  d'une  âme  si  distinguée. 
Adressons-nous  donc  à  ses  analystes  les  mieux  informés.  La 
«  Petite  marquise  »  a  un  mari  qui  la  connaît  bien  et  lui  exprime 
l'opinion  qu'il  a  d'elle  en  termes  tout  pleins  de  sens  :  «  Je  sais, 
dit-il,  que  vous  avez  de  vous-même  une  très  haute  idée  et  que 
cette  illusion  est  entretenue  chez  vous  par  une  demi-douzaine 
de  freluquets  qui  se  pâment  à  vos  mines  et  mangent  mes  dîners. 
Mais  mon  avis,  à  moi,  je  puis  bien  vous  l'avouer  puisque  nous 
sommes  entre  nous,  mon  avis  à  moi  est  que  vous  êtes  la  plus 
impertinente  petite  pécore.  »  C'est  la  pécore,  la  poupée  de 
salon.  Sa  cervelle  est  vide,  et  son  cœur  sec.  Son  esprit,  ou  ce 
qu'on  prend  en  elle  pour  de  l'esprit,  n'est  que  la  légèreté  avec 
laquelle  elle  parle  de  toutes  choses  à  tort  et  à  travers.  Elle  est 
au  demeurant  peu  intelligente  et  plutôt  sotte.  Incapable  d'aimer, 
ce  qu'elle  prend  pour  de  l'amour  c'est,  avec  un  besoin  d'émo- 
tion, on  ne  sait  quel  relent  d'idéal  faussement  romanesque  : 
c'est  aussi  le  respect  des  usages  qui  veulent  qu'une  femme  du 
monde  ait  un  amant.  Dans  sa  faute  tristement  médiocre,  déses- 
pérément banale,  il  n'y  a  ni  passion,  ni  tendresse,  ni  même  de 
sensualité,  mais  rien  que  vice  de  l'imagination  et  perversion  de 
l'esprit.  Tout  de  même  elle  reste  gracieuse,  et  peut-être  malgré 


156  LE  THEATRE 

tout  vaut-elle  mieux  que  rimbécile  qui  est  son  mari  et  le  pleutre 
qui  est  son  amant.  Au  surplus  Meilhac  et  M.  Halévy  nous  ont 
donné  un  jour  un  portrait  plus  indulgent,  une  image  attendrie 
de  cette  Parisienne  qui  est  surtout  victime  de  son  milieu  et  de 
l'éducation  déjilorable  qu'elle  reçoit  :  c'est  Froufrou,  dans  la 
comédie  qui  porte  son  nom,  l'une  des  plus  agréables  du  réper- 
toire contemporain. 

Dans  cette  collaboration  désormais  fameuse  de  Meilhac  et  <le 
M.  Halévy  on  s'est  parfois  demandé  quelle  était  la  part  de 
chacun.  La  question  est  assez  oiseuse  et  de  celles  qui,  à  vrai 
dire,  ne  comportent  }>as  de  réjtonse.  Néanmoins  la  collaboration 
s'étant  un  beau  jour  interrompue,  et  chacun  des  deux  écrivains 
ayant  continué  d'écrire  pour  son  compte,  on  peut  deviner 
quelles  qualités  appartenaient  plus  spécialement  à  l'un  ou  à 
l'autre.  Meilhac  a  donné,  seul,  des  comédies  d'une  verve  inco- 
hérente et  bouffonne  :  Gotte,  Décoré,  etc.  M.  Halévy  a  écrit  de 
petits  livres.  Monsieur  et  Madame  Cardinal,  les  Petites  Car- 
dinal, VAhbé  Constantin,  qui  sont  d'une  ironie  charmante  et 
délicate.  H  semble  que  Meilhac  ait  eu  plus  de  verve,  d'inven- 
tion scénique,  et  que  M.  Halévy  ait  eu  plus  de  finesse  d'obser- 
vation, plus  de  mesure  et  de  goût.  Pour  être  tout  à  fait  juste 
envers  eux  il  faut  se  souvenir  que  s'ils  sont  les  créateurs  de  la 
comédie  de  mœurs  parisiennes,  le  genre  a  eu  entre  leurs 
mains  une  légèreté  que  n'ont  pas  su  lui  conserver  ceux  qui 
après  eux  l'ont  repris,  alourdi  et  aggravé. 

///.   —   La    comédie   nouvelle. 

On  peut  dire  qu'aux  environs  de  1880  le  système  dramatique 
que  nous  venons  d'étudier  est  à  bout  do  sève.  On  est  alors 
frappé  de  ses  défauts.  Ce  qui  choque  surtout,  c'est  coque  le  sys- 
tème a  d'artificiel.  H  consistait  essentiellement  dans  l'invention 
d'une  architecture  dramatique  conçue  pour  clle-memo  et  <]ui,  au 
besoin,  peut  se  suffire  et  être  son  propre  objet.  A  l'intrigue 
savamment  agencée  on  ajoutait  l'étude  des  mœurs,  l'analyse  des 
sentiments,  la  peinture  des  caractères,  l'examen  des  problèmes 
moraux  ou  sociaux,  la  discussion  des  thèses.  D'habiles  transi- 


LA  COMEDIE  NOUVELLE  lo7 

lions  ménag-eaient  le  passage  du  plaisant  au  grave  et  du  grave  au 
doux.  Amusante  au  début,  la  Comédie  inclinait  à  devenir  pathé- 
tique pour  seterminer  par  être  consolante,  sans  avoir  un  instant 
cessé  d'être  spirituelle.  C'était  le  triomphe  du  mélange  des 
genres.  Le  chef-d'œuvre  de  cet  art  compliqué  consistait  dans 
l'introduction  d'une  intrigue  parallèle  qui  se  déploie  en  anti- 
thèse avec  l'intrigue  principale,  triste  ou  gaie  suivant  que 
l'intrigue  principale  est  gaie  ou  triste.  Parfaitement  distinctes 
au  début,  ces  deux  intrigues  tinissent  par  converger  et  coopérer 
au  dénouement.  Le  rôle  le  plus  significatif  était  celui  du  Desge- 
nais,  véritable  spectateur  transporté  sur  la  scène  et  distribuant 
aux  personnages  les  éloges  ou  les  sarcasmes,  les  aphorismes  et 
les  bons  mots...  Artifice,  développement  excessif  de  l'intrigue, 
complication,  mélange  des  genres,  voilà  l'ensemble  de  «  con- 
ventions »  contre  lequel  commençaient  à  s'insurger  auteurs  et 
critiques. 

L'école  nouvelle  va  déplacer  le  point  de  vue.  L'intrigue  sera 
non  pas  seulement  simplifiée,  mais  subordonnée  aux  autres  élé- 
ments; elle  se  réduira  à  n'être  que  le  moyen  qui  sert  à  les 
mettre  en  valeur.  Psychologue,  moraliste,  théoricien,  l'auteur 
dramatique  posera  d'abord  le  sentiment  qu'il  veut  analyser,  les 
cas  qu'il  veut  débattre,  la  thèse  qu'il  veut  prouver;  il  ne  s'avi- 
sera qu'ensuite  des  accidents  qui  vont  lui  permettre  de  traduire 
sa  pensée  sous  forme  scénique.  Peintre  des  mœurs,  l'auteur  dra- 
matique ne  se  servira  de  l'intrigue  que  comme  d'un  lien  pour 
rattacher  des  scènes  prises  directement  dans  la  vie.  Peintre  de 
caractères,  il  ne  s'en  servira  qu'afin  de  révéler  le  contenu  des 
caractères,  de  développer  leur  principe.  Pas  de  nœuds,  pas  de 
péripéties,  rien  que  le  développement  de  l'idée  ou  des  caractères. 
Voilà  pour  la  construction  de  la  pièce.  L'œuvre  sera  d'ailleurs 
ou  sérieuse  ou  frivole;  mais  il  est  absurde  d'égayer  un  sujet 
grave  ou  d'assombrir  une  action  gaie.  Enfin  l'auteur  ne  doit 
d'aucune  manière  manifester  son  intervention.  Non  seulement 
il  est  inadmissible  qu'il  se  promène  lui-même  sur  la  scène  dans 
le  rôle  du  raisonneur,  mais  il  ne  doit  ni  ouvrir  sa  pièce  par  une 
«  exposition  »  qui  est  nécessaire  seulement  lorsqu'on  veut  nous 
mettre  entre  les  mains  les  fils  d'une  intrigue  compliquée,  ni  la 
terminer  par   une    «  conclusion  »   qui    ferme   trop   nettement 


lo8  LE  THEATRE 

l'horizon.  Les  personnages  se  présentent  eux-mêmes;  ils  se 
peignent  par  leurs  paroles  et  par  leurs  actes;  cjuand  nous  les 
connaissons  suflisauinient,  ils  s'en  vont.  Tels  sont  les  points 
principaux  sur  lesquels  a  porté  la  réforme.  Par  là  on  peut  dire 
que  l'effort  des  réformateurs  a  consisté  à  débarrasser  notre 
théâtre  de  toutes  les  surcharges  que  les  Nivelle,  les  Diderot,  les 
Mercier,  les  Beaumarchais,  les  Scribe  et  les  Dumas  avaient 
ajoutées  à  la  comédie  classique,  et  par  conséquent  à  revenir  à 
cette  comédie.  La  comédie  nouvelle  est  un  essai  pour  renouer 
la  chaîne  interrompue  de  la  tradition  et  restaurer,  autant  que 
cela  est  possible,  l'art  de  Molière. 

Henry  Becque.  —  Celui  qui  a  été  le  principal  ouvrier  de 
ce  renouvellement  du  théâtre  est  Henry  Becque.  C'est  lui  qui  a 
été  le  chef  de  la  jeune  école.  C'est  de  son  œuvre  qu'est  parti 
tout  le  mouvement.  Curieuse  figure  que  celle  de  cet  écrivain 
dont  le  nom  était  presque  glorieux  et  qui  dans  un  métier  oii 
tant  d'autres  se  sont  enrichis,  dans  une  société  où  il  comptait 
des  admirateurs,  ne  put  s'assurer  même  le  pain  quotidien. 
Aigri  contre  cette  société,  irrité  contre  des  confrères  plus  heu- 
reux, il  allait,  semant  par  les  cénacles  et  par  les  salons  ses 
mots  cruels.  Il  était  admirablement  doué  pour  l'observation 
amère,  il  avait  une  force  d'expression  comique  d'une  intensité 
rare;  dépourvu  d'autre  part  de  toute  imagination,  il  a  donné  un 
exemple  tout  à  fait  curieux  de  vigueur  de  talent  et  de  stérilité. 

Son  œuvre  tient  en  deux  pièces  :  les  Corbeaux  et  la  Pari- 
sienne. Un  industriel  dont  les  affaires  sont  en  pleine  prospérité 
est  soudainement  frappé  par  la  mort.  Il  laisse  une  femme  et 
trois  filles.  Ces  quatre  malheureuses  vont  avoir  à  se  débattre 
au  milieu  des  embarras  d'une  succession  compliquée.  Aussitôt 
les  «  corbeaux  »  tombent  sur  elles.  Les  corbeaux  ce  sont  :  l'as- 
socié (lu  père,  le  notaire,  l'architecte,  les  fournisseurs.  Ils  s'en- 
tendent entre  eux  et  ils  rivalisent  de  coquinerie.  Et  pendant 
trois  actes  nous  assistons  aux  odieuses  manœuvres  par  lesquelles 
ces  bandits  acheminent  grand  train  vers  la  ruine  une  famille 
sans  défense.  Toute  cette  famille  que  nous  avions  vue  au  pre- 
mier acte  insouciante  et  cossue,  serait  réduite  à  l'extrême  misère 
si  une  des  filles  n'avait  eu  l'heur  de  plaire  au  vieux  Teissier, 
l'un  des  corbeaux.  Elle  l'épouse,  afin  de  sauver  mère,  sœurs  et 


LA   COMÉDIE  NOUVELLE  159 

elle-même.  Elle  fait  avec  décision,  sans  vains  apitoiements  sur 
son  sacrifice,  cette  affaire  imposée  par  la  situation.  Les  voilà 
sauvées.  «  Ah  !  ma  pauvre  enfant,  dit  Teissier  à  la  fin  de  la 
pièce,  depuis  la  mort  de  votre  père,  vous  n'avez  été  entourées 
que  de  fripons!  »  La  pauvre  fille  le  sait  bien,  et  que  Teissier 
était  le  plus  fripon  d'eux  tous.  Au  premier  acte  de  la  Parisienne 
se  trouve  une  scène  fameuse  et  qui  est  en  effet  une  merveille 
dans  l'art  de  faire  éclater  une  situation  aux  yeux  du  spectateur. 
Lafont  presse  de  questions  et  poursuit  de  ses  reproches  la  pai- 
sible Clotilde  «  D'où  venez-vous?...  Ouvrez  ce  secrétaire.  » 
Nous  pensons  que  voilà  un  mari  jaloux,  soupçonneux,  et  qui 
met  bien  de  la  violence  dans  cette  scène  conjugale,  lorsque 
soudain  Clotilde  l'apaise  d'un  mot  :  «  Taisez-vous,  voilà  mon 
mari!  »  Ce  mot  fait  un  brusque  effet  de  surprise,  détrompe  tout 
d'un  coup  le  public  qui  s'était  laissé  prendre,  et  nous  renseigne 
sur  l'espèce  de  l'adultère  étudié  ici.  La  liaison  de  Lafont  et  de 
Clotilde  est  une  de  ces  liaisons  coupables  mais  régulières,  où 
l'habitude  a  pris  la  place  de  l'amour  (^t  qui  par  leur  calme, 
leur  durée,  j'allais  dire  leur  respectabilité,  ressemblent  à  un 
mariage. 

Clotilde  mène  la  vie  la  plus  rangée  entre  son  économiste 
de  mari  et  Lafont,  et  s'attache  à  entretenir  la  plus  cordiale 
entente  entre  ces  deux  hommes  qui  sont  l'un  et  l'autre  néces- 
saires à  l'équilibre  de  son  bonheur.  Elle  est  d'ailleurs  bour- 
geoise dans  l'àme  et  soucieuse  avant  tout  des  intérêts  du  ménage. 
Pour  servir  à  l'avancement  de  son  mari,  elle  fait  à  son  amant 
une  infidélité  de  quelques  mois;  après  quoi  tout  rentre  dans 
l'ordre,  dans  le  plus  édifiant  des  ménages  à  trois.  Ce  qu'il  y  a 
de  frappant  c'est  l'aisance  avec  laquelle  Clotilde  se  meut  parmi 
toutes  ces  malpropretés.  C'est  le  dernier  mot  de  l'immoralité 
tranquille.  Joignez  aux  sinistres  grotesques  des  Corbeaux  les 
personnages  de  la  Parisienne  :  Clotilde  froidement  calculatrice 
et  perverse,  le  mari  solennellement  niais,  l'amant  ancré  à  cette 
idée  d'avoir  pour  maîtresse  une  honnête  femme,  Simpson  cyni- 
quement égoïste;  tels  sont  les  types  d'humanité  que  Becque  a 
aperçus  et  mis  à  la  scène.  Il  a  éprouvé  une  espèce  de  joie 
féroce  à  nous  les  montrer  si  odieux  :  il  a  noirci  la  peinture  à 
loisir  et  à  plaisir.  Il  a  fait  de  chacun  de  ses  mots  un  condensé  de 


160  LE  THEATRK 

fiel  et  d'ironie.  On  Reconnaît  guère  de  théâtre  qui  soit  davan- 
tage à  base  de  liai  ne. 

Cela  explique  que  les  pièces  d'Henry  Becque,  si  grand  qu'en 
soit  le  mérite,  n'aient  réussi  qu'auprès  d'un  public  fort  restreint. 
La  foule  n'aime  pas  ce  qui  l'attriste.  Elle  ne  va  pas  au  théâtre 
pour  en  revenir  mal  disposée  et  mécontente  d'elle-même.  Toute 
cette  misanthropie  l'éloigné.  Cela  explique  pareillement  l'im- 
puissance de  Becque  à  se  renouveler.  Cet  art  qui  dédaigne  les 
nuances,  qui  ne  nous  montre  partout  qu'images  nettement  accu- 
sées de  la  méchanceté  et  de  la  sottise  est  un  art  court.  Henry 
Becque  avait  dit  dans  ces  deux  pièces  tout  ce  qu'il  avait  à  dire.  La 
maîtrise  de  l'exécution  donne  d'ailleurs  à  ce  théâtre  si  peu 
abondant  une  valeur  durable,  en  même  temps  qu'elle  lui  a  assuré 
une  influence  dont  on  a  aussitôt  senti  les  eflets.  Il  y  avait  dans 
l'œuvre  de  Becque  à  distinguer  la  conception  pessimiste  de  la 
vie,  personnelle  à  l'auteur,  et  la  conception  réaliste  de  l'art  qui 
pouvait  autoriser  des  peintures  très  différentes.  Les  disciples  de 
Becque  n'ont  pas  fait  la  distinction.  Ils  ont  adopté  l'une  et  l'autre; 
et,  comme  il  est  naturel,  ils  les  ont  forcées,  outrées,  et  promp- 
tement  discréditées  par  une  imitation  maladroite. 

Le  Théâtre  libre.  —  Ça  été  l'œuvre  du  Théâtre  libre. 
L'histoire  de  ce  théâtre  est  curieuse,  et  c'est  un  fait  déjà  curieux 
par  lui-même,  que  ce  théâtre  ait  une  place  dans  l'histoire.  Un 
employé  au  Gaz,  M.  Antoine,  que  possédait  la  passion  du  théâtre, 
eut  l'idée  d'organiser  avec  quelques  camarades  aussi  dénués  de 
lettres  que  lui-même  des  représentations  de  pièces  inédites. 
C'était  au  mois  d'octobre  1887.  Ce  fut  un  événement.  Le  Tout- 
Paris  dilettante  s'en  vint  en  pèlerinage  vers  la  pauvre  et  incom- 
mode salle  de  l'impasse  de  l'Elysée  des  Beaux-Arts,  où  on  lui 
avait  annoncé  qu'un  art  nouveau  allait  naître.  Le  Théâtre  libre 
eut  une  carrière  courte  et  orageuse.  Ses  fournisseurs  se  posaient 
en  révolutionnaires  farouches  venus  pour  enfoncer  toutes  les 
barrières,  bousculer  toutes  les  conventions  et  aussi  bien  toutes 
les  convenances.  Représentées  devant  un  ])ublic  restreint  et 
toujours  le  même,  par  des  acteurs  sans  éducation  artistique,  et 
composées  par  des  auteurs  attentifs  à  renchérir  les  uns  sur  les 
autres,  les  pièces  de  chez  Antoine  se  référèrent  bientôt  à  une 
esthétique  spéciale.  Il  y  eut  une  formule,  et  même  un  «  poncif  » 


LA  COMEDIE  NOUVELLE  161 

du  Théâtre  libre.  Cette  comédie  d'un  genre  vilain  s'appela  d'un 
vilain  nom  :  la  «  comédie  rosse  ».  Quelques  traits  la  caractéri- 
sent. Milieu,  personnages,  action,  tout  y  est  grossier  :  les  termes 
ignobles  y  sont  non  seulement  admis,  mais  attendus,  désirés  et 
recherchés.  L'humanité  y  est  aperçue  avec  des  lunettes  de 
misanthrope  :  tous  les  hommes  sont  lâches,  égoïstes,  menteurs, 
déterminés  par  les  plus  bas  instincts;  toutes  les  femmes  sont 
vicieuses.  C'est  surtout  à  notre  bourgeoisie  française  qu'on 
fait  le  procès;  on  s'acharne  contre  elle,  on  représente  notre 
moyenne  société  comme  un  égout,  un  cloaque,  une  sentine.  Tout 
cela  en  traits  arrêtés,  en  couleurs  crues,  en  touches  violentes, 
heurtées.  Un  point  est  particulièrement  à  noter  comme  carac- 
téristique du  genre.  Il  est  assez  ordinaire  que  nous  nous  abusions 
sur  la  valeur  de  nos  actes  ou  que  nous  essayions  d'en  imposer 
aux  autres.  Nous  croyons  agir  par  des  mobiles  élevés  alors  (|ue 
nous  ne  suivons  que  notre  intérêt.  Nous  parons  de  nobles  pré- 
textes des  actes  médiocres.  Nous  agissons  mal  et  nous  parlons 
bien.  Dans  la  «  comédie  rosse  »  les  personnages  expriment  tout 
haut,  et  même  ils  crient  très  fort  ce  que  dans  la  réalité  de  la  vie 
on  a  coutume  de  taire.  Ils  proclament  leur  coquinerie.  Ils  expo- 
sent, ils  étalent  ce  qu'ils  feraient  si  bien  de  cacher.  Ce  procédé 
de  dialogue  est  ici  la  principale  nouveauté.  Pour  ce  qui  est  de 
l'art  de  conduire  la  pièce,  il  consiste  surtout  dans  la  négation  de 
l'art.  Les  scènes  se  suivent  et  ne  s'enchaînent  pas.  A  vrai  dire 
il  n'y  a  pas  d'action.  Une  pièce  du  Théâtre  libre  ne  commence, 
ni  ne  finit,  et  doit  d'ailleurs  ne  pas  avoir  de  sujet.  La  création 
de  la  «  comédie  rosse  »  a  été  l'avènement  de  la  littérature  bru- 
talc  au  théâtre,  l'invasion  du  naturalisme  sur  les  planches. 

Il  s'en  faut  au  surplus  que  l'œuvre  du  Théâtre  libre  ait  été 
inutile.  D'abord  Antoine  a  aidé  un  certain  nombre  de  jeunes 
auteurs  à  se  faire  connaître;  plusieurs  de  ceux  qui  sont  aujour- 
d'hui le  plus  en  réputation  ont  fait  leurs  débuts  sous  ses  aus- 
pices. Puis  le  Théâtre  libre  a  porté  les  derniers  coups  à  un 
système  dramatique  usé,  et  il  a  achevé  d'en  dégoiiter  ceux 
des  spectateurs  qui  ne  sont  pas  indifférents  aux  questions  de 
technique.  Mais  le  principal  service  que  nous  ont  rendu  ses 
auteurs,  a  été  de  discréditer  la  formule  même  dont  ils  se  recom- 
mandaient. Grâce  à  eux  les  mêmes  procédés,  que  M.  Zola  avait 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  1 1 


162  I^E  THEATRE 

introduits  dans  le  roman  allaient  prévaloir  au  théâtre.  Mais  il 
se  produisit  un  curieux  phénomène.  L'introduction  du  natura- 
lisme dans  le  roman  s'était  faite  par  concession  au  goût  de  la 
foule.  Au  contraire  les  fournisseurs  du  Théâtre  libre  se  tinrent 
à  l'écart  non  seulement  de  la  foule,  mais  môme  du  pu]>Iic  ordi- 
naire des  théâtres.  Ils  travaillaient  pour  un  puLlic  qui  ne  se 
renouvelait  pas,  et  qui  apportait  avec  lui  un  parti  pris  violent. 
Dans  cet  isolement  où  ils  s'étaient  relégués,  dans  cette  atmo- 
sphère surchauffée  et  factice,  leur  art  devait  manquer  de  s'étioler 
et  de  périr.  Ce  fut  l'affaire  de  quelques  soirées.  Les  natura- 
listes ont  tué  sous  eux  le  naturalisme  théâtral.  Ils  nous  en  ont 
promptement  débarrassés.  C'est  le  vrai  service  qu'ils  ont  rendu. 

Le  théâtre  d'aujourd'hui.  —  La  comédie  de  Dumas  et 
d'Augier  étant  bien  décidément  un  genre  mort,  et  la  «  comédie 
rosse  »  n'ayant  jamais  vécu,  le  théâtre  est  redevenu  vraiment 
libre.  Il  a  pu  s'ouvrir  aux  influences  venues  de  différents  points 
de  la  littérature,  la  mode  au  théâtre  suivant  d'ordinaire  à  quelque 
distance  les  autres  modes  littéraires.  Le  roman  d'analyse  avait 
été  remis  en  honneur  par  M.  Paul  Bourget;  M.  de  Vogiié  nous 
avait  appris  à  goûter  les  romanciers  russes;  puis  on  s'était 
engoué  pour  le  drame  norvégien  et  pour  différentes  importations 
de  l'étranger.  Rejetant  le  joug  pesant  et  morose  du  naturalisme, 
la  littérature  se  faisait  plus  large,  plus  accueillante,  plus  intelli- 
gente, plus  indulgente,  toute  pénétrée  de  pitié  et  d'humaine  sym- 
pathie. Les  «  jeunes  »  auteurs  ont  gagné  à  ce  travail  de  trans- 
formation d'avoir  entre  les  mains  une  forme  d'art  assez  souple 
pour  que  chacun  pût  la  plier  au  gré  de  son  talent  personnel. 

Il  faut  citer  tout  d'abord  M.  Jules  Lemaître,  dont  peut-être  on 
goûterait  plus  le  talent  comme  écrivain  de  théâtre,  si  sa  répu- 
tation de  critique  eût  été  moins  brillante.  Mais  nous  aimons  à 
classer  les  esprits,  à  les  enfermer  dans  d'étroites  catégories  et 
il  est  convenu  qu'on  ne  peut  tout  à  la  fois  avoir  l'esprit  créateur 
et  l'esprit  critique.  La  vérité  est  que  M.  Lemaître  a  porté  au 
théâtre  les  mêmes  qualités  dont  il  avait  fait  ])reuve  ailleurs  : 
une  remarquable  souplesse  d'intelligence ,  une  rare  finesse 
d'analyse,  un  bon  sens  toujours  relevé  d'esprit,  beaucoup  de 
grâce  et  de  charme.  Sa  pièce  de  début.  Révoltée,  contenait  des 
scènes  d'une  justesse  de  ton  et  d'une  vigueur  tout  à  fait  remar- 


LA  COMEDIE  NOUVELLE  163 

quables  ;  le  Dépulé  Leveau  est  une  des  plus  spirituelles  satires 
qu'on  ait  faites  de  nos  mœurs  politiques.  Peut-être  est-ce  encore 
dans  Mariage  blanc  et  dans  le  Pardon  que  M.  Lemaître  a  le 
mieux  donné  sa  mesure  et  mis  le  plus  d'originalité.  Son  théâtre, 
un  peu  frêle,  où  on  regrette  de  ne  pas  trouver  un  accent  plus 
volontaire,  est  un  régal  pour  les  délicats. 

M.  Paul  Hervieu,  après  s'être  fait  dans  le  roman  une  belle 
place,  s'est  révélé  au  théâtre  par  sa  comédie  des  Tenailles.  Il 
procède  de  Dumas  fils,  et,  comme  celui-ci,  fait  servir  les  moyens 
du  théâtre  à  la  discussion  d'une  thèse.  Il  a  de  la  force,  de 
l'âpreté,  il  s'impose;  mais  son  art  n'est  pas  exempt  de  raideur; 
il  a  quelque  chose  de  rectiligne,  de  sec,  et  de  décharné. 

M.  Eugène  Brieux  fait  songer  à  Emile  Augier  par  la  nature 
des  sujets  qui  le  tentent  et  par  les  idées  qu'il  développe.  Il  est 
lui  aussi  un  écrivain  bourgeois,  conservateur,  honnête  au  sens 
courant  du  mot.  Entre  tous  les  écrivains  qui  se  sont  manifestés 
au  théâtre  en  ces  derniers  temps,  il  est,  semble-t-il,  un  des 
mieux  doués.  Il  a  de  la  fertilité  d'invention,  une  entente  de  la 
scène  qui  est  proprement  le  «  don  «,  un  sens  de  l'actualité  très 
vif.  Dans  ses  pièces  déjà  nombreuses  :  Blanchette,  f Evasion,  les 
Trois  filles  de  M.  Dupont,  le  Berceau,  il  a  transporté  au  théâtre 
quelques  sujets  pris  en  pleine  actualité.  Il  a  le  souci  des  grandes 
questions.  Il  les  aborde  avec  franchise.  Il  ne  les  traite  pas  avec 
toute  la  largeur  qu'on  voudrait.  C'est  la  forme  qui  chez  lui 
laisse  à  désirer,  étant  par  tro])  dénuée  des  mérites  qui  sont  par- 
ticulièrement ceux  de  la  littérature. 

M.  Henri  Lavedan  a  donné  une  des  pièces  les  plus  réussies 
de  ces  derniers  temps,  le  Prince  d'Aurec,  satire  très  spirituelle 
et  très  âpre  d'une  partie  de  notre  aristocratie  contemporaine, 
de  celle  qui,  frivole,  inutile,  oisive,  perd  jusqu'à  l'honneur  dans 
de  fâcheuses  compromissions  financières.  C'est  le  Gendre  de 
M.  Poirier  mis  à  la  mode  d'aujourd'hui  et  traduit  en  langage 
ultra-moderne.  31.  Lavedan  a  montré  dans  cette  pièce  ce  dont 
il  était  capable  et  il  nous  fait  d'autant  plus  regretter  que  dans  le 
reste  de  son  théâtre  il  se  soit  borné  à  nous  donner  dss  «  scènes 
de  la  vie  parisienne  »  de  ])lus  en  plus  décousues,  d'un  art  de 
plus  en  plus  conventionnel  et  de  moins  en  moins  délicat. 
M.  Maurice  Donnay  partage  avec   lui  l'honneur,  si   c'en  est 


104  LE  THEATRE 

mélaiiiTo  d'esprit  un,  d'être  le  représentant  du  «  genre  parisien  » 
au  llu'àlre.  Un  boulevardier  et  d'imagination  sensuelle  a  fait  le 
succès  de  sa  pièce  intitulée  Amants.  Citons  encore  Amoureuse 
de  M.  de  Porto-Riche. 

Enfin  M.  François  de  Curel  a  donné  des  pièces  étranges, 
déconcertantes,  qui  séduisent,  qui  étonnent  et  qui  avec  toute 
sorte  de  qualités  ont  un  défaut,  c'est  de  n'avoir  jamais  pu 
s'imposer  à  l'ensemble  du  public.  M.  de  Curel  a  un  souci  très 
noble  des  problèmes  les  plus  inquiétants  qui  peuvent  se  poser 
à  la  conscience  moderne;  et  quand  il  n'aurait  pas  d'autre  mérite 
c'en  serait  un  suffisant  déjà  que  d'avoir  tâché  de  détourner  le 
théâtre  de  la  continuelle  préoccupation  de  l'adultère  et  de  ses 
conséquences.  11  a  une  imagination  brillante,  avec  des  échappées 
(](»  lyrisme.  11  a  de  la  fougue,  de  l'emportement.  Toutes  ses 
pièces,  CEnvers  cVnne  sainte,  les  Fossiles,  VInvitée,  la  Nouvelle 
yc?o/e,  contiennent  des  parties  de  premier  ordre.  Aucune  ne  laisse 
l'impression  d'une  œuvre  achevée,  mise  au  point,  comme  si 
l'auteur  n'arrivait  pas  à  débrouiller  une  pensée  magnifique  et 
confuse. 

On  comprendra  que  sur  ces  œuvres,  qui  sont  si  près  de  nous, 
nous  nous  en  tenions  à  des  indications  très  sommaires.  11  n'y  a 
pas  d'histoire  de  la  littérature  d'aujourd'hui.  Tout  ce  que  nous 
pouvons  dire  c'est  qu'il  se  fait  actuellement  au  théâtre  un  mou- 
vement curieux  et  qu'il  s'y  dépense  beaucoup  de  talent. 


IV.  —  Le  Drame  en  vers. 

La  prose  étant  devenue  l'unique  forme  de  la  comédie,  la  tra- 
g'édie  classique  étant  morte,  le  drame  romantique  n'ayant  pu 
fournir  qu'une  courte  carrière,  la  place  faite  par  le  théâtre  aux 
poètes  s'est  sing-ulièrement  restreinte.  Cela  est  si  vrai  que  l'art 
même  de  dire  les  vers  s'est  peu  à  peu  perdu  au  théâtre.  Néan- 
moins la  forme  versifiée  s'impose  pour  l'expression  de  certains 
sentiments;  et  même  dans  notre  époque  de  prose,  le  drame 
lyrique  a  donné  lieu  à  quelques  œuvres  méritoires. 

M.  Henri  de  Bornier  :  <(  la  Fille  de  Roland  » .  —  Au 
premier  rang   il  faut  citer  un  drame  tout  pénétré  d'un  suuflle 


LE  DRAME   EN   VERS  105 

héroïque,  c'est  la  Fille  de  Roland  de  M.  de  Bornier.  En  reculant 
l'action  dans  le  passé  légendaire,  en  prenant  ses  personnages 
dans  le  vieux  poème  qui  reste  le  plus  beau  monument  de  notre 
génie  épique,  l'auteur  a  donné  à  son  œuvre  un  caractère  d'incon- 
testable grandeur.  Charlemagne,  Roland,  Ganelon,  Ogier  et  le 
duc  Naimes,  tous  les  souvenirs  qu'ils  évoquent  nous  reviennent 
avec  le  prestige  de  poésie  qui  s'est  accumulé  pendant  des  siècles. 
Le  fils  de  Ganelon,  le  traître  aime  la  fille  du  preux  Roland.  La 
faute  inexpiée  du  père  retombe  sur  le  fils  avec  ce  caractère 
inexorable  qui  rappelle  les  arrêts  de  l'antique  fatalité.  Une 
torture  intime,  celle  du  fils,  celle  du  père,  met  dans  l'ouvrage 
l'élément  dramatique,  et  nous  fait  assister  à  de  douloureux 
drames  de  conscience.  Une  figure  plane  par-dessus  toutes  les 
autres,  un  personnage  est  au  premier  plan,  reléguant  dans 
l'ombre  tous  les  autres  et  Charlemagne  lui-même  :  c'est  l'image 
grandiose  et  attristée  de  la  «  douce  France  »,  de  la  Patrie.  Celte 
œuvre  est  de  celles  qui  n'inspirent  que  de  pures  émotions,  que 
de  nobles  sentiments;  et  serait  donc  faite  de  main  d'ouvrier,  si 
l'ouvrier  eût  été  davantage  en  possession  de  son  métier  de 
faiseur  de  vers. 

Le  théâtre  de  M.  François  Coppée.  —  Au  contraire, 
c'est  par  l'habileté  de  la  facture  poétique,  par  la  souplesse  de  la 
versification  que  vaut  le  théâtre  de  M.  François  Coppée.  On  se 
souvient  que  c'est  au  théâtre,  par  la  délicate  fantaisie  du  Passant, 
que  M.  François  Coppée  avait  commencé  à  se  faire  connaître.  Il 
ne  tarda  pas  à  élargir  sa  manière.  Chez  ce  Parisien  d'aujour- 
d'hui, chez  ce  rêveur  dont  la  sentimentalité  un  peu  mièvre  s'aigui- 
sait de  spirituelle  malice,  il  y  avait  un  vieux  romantique.  C'est  lui 
qui  s'est  espacé  dans  toute  une  série  de  drames  (|uine  manquent 
ni  d'ampleur,  ni  de  souffle.  Sevcro  Torelli  nous  reporte  dans  le 
milieu  des  mœurs  corrompues  et  brillantes  de  l'Italie  de  la 
Renaissance.  Les  Jacobites  symbolisent  le  loyalisme  de  l'Ecosse 
fidèle  à  la  cause  du  prétendant  qui  s'abandonne  lui-même.  Pour 
la  couronne  pose  un  cas  de  conscience  d'une  poignante  intensité. 
Le  devoir  du  citoyen  prime-t-il  le  devoir  filial?  Un  fils  peut-il 
tuer  son  père  surpris  en  flagrant  délit  de  trahison?  Dans  ces 
drames  les  procédés,  les  personnages  et  presque  les  sentiments 
portent  la  date  d'hier.  Mais  l'éclat  du  style,  la  chaude  éloquence, 


166  LE    THKATRE 

la  souplesse  de  la  versification  font  qu'on  ne  saurait  sans  injus- 
tice les  négliger. 

M.  Edmond  Rostand.  —  Enfin  le  succès  retentissant  de 
Cijrano  de  Bergerac  (1897),  le  plus  grand  succès  de  théâtre  qu'on 
eût  vu  depuis  le  temps  des  drames  de  Victor  Hugo,  mérite 
encore  de  nous  arrêter.  On  a  acclamé,  avec  joie,  avec  recon- 
naissance la  rentrée  en  scène  des  qualités  les  plus  précieuses  de 
notre  esprit  national.  On  nous  avait  pendant  vingt  années  tenus 
penchés  sur  toutes  sortes  de  vilenies,  de  bassesses  et  de  laideurs; 
au  naturalisme  avait  succédé  le  cosmopolitisme.  Enfin  appa- 
raissait un  écrivain  vraiment  jeune  et  vraiment  poète.  On  fit 
fête,  comme  c'était  justice,  à  son  enthousiasme,  à  sa  sensibilité 
délicate,  à  sa  verve,  à  son  esprit  de  fin  Méridional.  On  sut  gré 
encore  à  M.  Edmond  Rostand  d'avoir  pour  ainsi  dire  retrempé  à 
ses  sources  la  poésie  dramati(jiue  et  de  nous  apporter  une  œuvre 
qui  résumait  la  tradition  de  trois  siècles  de  culture  latine. 
M.  Rostand  est  un  poète  et  un  auteur  dramatique;  il  a  trente 
ans.  On  lui  doit  déjà  beaucoup  et  on  attend  de  lui  plus  encore. 

Elle  aussi  d'ailleurs,  cette  heureuse  pièce  de  Cyrano  n'appor- 
tait au  théâtre  aucune  nouveauté;  et  son  mérite  était  au  con- 
traire d'être  comme  la  fleur  charmante  de  tout  un  passé  qui 
nous  est  cher.  En  sorte  que  cet  éclatant  succès  lui-même  n'a  fait 
que  prouver  que  le  drame  lyrique  a  pu  en  traversant  notre  époque 
se  continuer,  mais  non  se  renouveler. 

BIBLIOGRAPHIE 

Al.  Dumas  fils.  Théâtre,  7  vol.  in- 12.  Théâtre  des  autres,  3  vol.  in-12; 
Entraides.  .'{  vol.  in-12.  —  Emile  Augier.  Théâtre  complet,  7  vol  ia-12.  — 
Labiche,  Théâtre,  10  vol.  -  Victorien  Sardou,  Pailleron,  Meilhac 
el  Halévy,  Pièces  séparées.  —  Henry  Becque,  Théâtre,  2  vol.  — 
J.  Lemaître,  Brieux,  Paul  Hervieu,  F.  de  Curel,  Pièces  séparées. 

—  H.  de  Bornier,  In  Ftlle  de  lioland,  1  vol.  iii-8.  —  F.  Coppée,  Théâtre. 

—  Edmond  Rostand,  Cijranode  Bergerac,  i  vol.  iu-12. 

F(!uilletons  île  Fr.  Sarcey  dans  le  Temps.  —  De  J.-J.  Weiss  clans  les 
Débats.  —  Emile  Zola,  le  Théâtre  naturaliste;  ISos  auteurs  drumatiques.  — 
Jules  Lemaître,  lmpreiision>i  de  théâtre,  10  vol.  —  Emile  Faguet.  Notes 
sur  le  théâtre,  3  vol.  —  Léopold  Lacour,  Trois  théâtres.  —  H.  Parigot, 
le  Théâtre  d'hier,  1  vol.  —  l'juile  Aubier.  —  Larroumet,  Études  de  litté- 
rature dramatique. —  Doumic,  De  Scribe  à  Ibsen,  1  vol.  Essais  sur  le  théâtre 
contemporain,  1  vol.  —  Aug.  Filon,  De  Dumas  à  liostand,  i  vol. 


CHAPITRE    IV 
LE    ROMAN ' 


Le  roman  avait  déjà  tenu  une  grande  place  dans  la  première 
moitié  de  notre  siècle.  Dans  la  seconde,  il  est,  entre  tous  les 
genres,  le  plus  important.  D'abord,  par  la  qualité  des  œuvres 
produites,  puisque  la  quantité  ne  saurait  entrer  en  ligne  de 
compte;  ensuite,  par  leur  signification  historique,  la  souplesse 
de  son  cadre  le  rendant  tout  particulièrement  propre  à  exprimer 
les  diverses  tendances  des  écoles  qui  se  sont  opposé  ou  suc- 
cédé depuis  cinquante  ans.  Si  d'ailleurs  le  naturalisme  a,  sous 
différents  noms,  exercé  de  notre  temps  une  influence  prépon- 
dérante, il  faut  voir  là  sans  doute  la  principale  raison  pour 
laquelle  le  genre  romanesque  a  pris  de  tels  développements;  car 
aucun  autre  genre  ne  se  prête  mieux  à  la  peinture  fidèle  de  la 
réalité,  de  cette  réalité  contemporaine  qui  est  la  matière  même 
du  naturalisme. 


/.   —  Gustave  Flaubert. 

C'est  par  Gustave  Flaubert  -  que  commence  l'histoire  de  la 
littérature  romanesque  dans  la  seconde  moitié  de  notre  siècle. 

1.  Par  M.  Georges  Pellissier,  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Janson- 
de-Sailly. 

2.  Né  à   Rouen,  en  1821.   morl  en   18S0.  —  Madame  Bovary  (ISoT),  Salammb<> 
(1862),  VÈducation  sentimentale  ({'^'à'è). 


168  LE  ROMAN 

El  il  mérite  tout  d'abord  une  place  à  part,  comme  n'ayant  été 
ni  voulu  être  d'aucune  école,  comme  s'étant  tiuiu  en  dehors  et 
au-dessus  des  formules  scolastiques. 

Pourtant,  si  nous  trouvons  en  lui  deux  hommes  distincts, 
ou,  comme  il  disait,  deux  bonshommes,  —  l'un,  celui  «  qui  est 
épris  de  guculades,  de  lyrisme,  de  grands  vols  d'aigle,  de  toutes 
les  sonorités  de  la  phrase  et  des  sommets  de  l'idée  »  [Corr., 
II,  69),  nous  l'appellerons  le  romantique,  et  l'autre,  celui  qui 
«  creuse  et  fouille  le  vrai  tant  qu'il  peut,  qui  aime  à  accuser  le 
petit  fait  aussi  puissamment  que  le  grand,  qui  voudrait  faire 
sentir  pres([ue  matcrieUement  les  choses  qu'il  reproduit  »  (Ibid.), 
nous  l'appellerons  le  naturaliste.  Mais  que  ces  deux  noms,  pour 
lui  convenir,  doivent  être  pris  en  un  sens  très  large,  c'est  ce 
qui  s'entend  de  soi-même,  puisqu'ils  lui  conviennent  également. 

Le  romantique  et  le  naturaliste.  —  Le  fond  originel 
chez  Flaubert  se  rapporte  au  romantique.  Ce  qu'il  y  a  en  lui  de 
naturalisme  n'est  pas  inné,  mais  acquis,  et  procède  soit  de  son 
éducation  scientifique,  soit  de  la  discipline  qu'il  exerça  sur  soi- 
même.  Né  en  1821,  il  s'exalta  de  toutes  les  passions  qui,  aux 
temps  héroïques  du  romantisme,  enfiévraient  les  cœurs  et  les 
cerveaux.  Sa  vocation  naturelle,  c'était  la  poésie,  c'était  le 
lyrisme  et  l'épopée.  Il  fit  d'abord  des  vers.  Mais  de  tous  les 
ouvrages  qui  nous  restent  de  lui,  le  jiremier  dont  il  eut  l'idée, 
auquel  il  mit  la  main,  fut  sa  Tentation  de  saint  Antoine,  conçue, 
<lcs  l'année  1845,  devant  un  tableau  de  Breughel  [Corr.,  II,  107). 
Ce  livre,  dont  le  sujet  s'accordait  avec  son  tempérament,  il 
l'écrivit  sans  aucune  peine.  «  Je  n'avais,  dit-il,  qu'à  aller  »  ;  ou, 
mieux  encore,  il  n'avait  qu'à  «  s'en  donner  ».  Flaubert  était  là 
«  dans  sa  nature  »,  il  pouvait  étaler  les  magnificences  de  sa 
phrase,  se  livrer  à  tous  ses  «  éperdùments  »  de  style.  Un  peu 
plus  tard,  quand  il  faisait  Madame  Bovary,  écrire  lui  devint  un 
véritable  supjdice.  Ici,  le  milieu  et  les  personnage  sont  antipa- 
thiques à  ses  goûts,  à  ses  instincts  les  plus  profonds.  Il  se  sent 
«  comme  un  homme  qui  jouerait  du  piano  avec  des  balles  de 
plomb  sur  chaque  phalange  »  (Corr.,  Il,  128).  «  La  Bovary  », 
c'est  pour  lui  une  espèce  d'exercice  que  sa  difficulté  même  rend 
très  utile,  auquel  il  a  voulu,  pour  cette  raison,  se  condamner  et 
se   contraindre,   mais    qui  le  dégoûte,  qui,   bien    souvent,   lui 


GUSTAVE      FLAUBERT 
d'après  un  cliché  photographique  de  Nada 


His-t.  de  la  Langue  et  de  la  Liu.  Fr.,  T.  VIII     CIi.  IV  Armand  CnUn  &  C<^   Éditeurs,  Pari: 


GUSTAVE  FLAUBERT  169 

donne  de  véritables  nausées.  «  On  me  croit  épris  du  réel,  écrit- 
il  en  I80G,  tandis  que  je  l'exècre.  »  Après  chacun  de  ses  romans 
modernes,  et,  parfois,  sans  l'avoir  encore  fini,  il  cède  à  sa 
vraie  nature  en  cherchant  dans  la  mythologie  ou  l'histoire  un 
thème  cjui  lui  fournisse  des  scènes  éclatantes  et  fastueuses. 

Aussi  les  ouvrages  de  Flaubert  se  divisent-ils  en  deux  catégo- 
ries bien  distinctes.  Il  y  a  ceux  du  romantique  et  ceux  du  natu- 
raliste. D'une  part,  la  Tentation,  Salammbô,  Hérodias,  Saint 
Julien;  de  l'autre,  Madame  Bovary,  V Éducation  sentimentale, 
Bouvard  et  Pécuchet.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  s'il  préparait  un 
roman  contemporain,  dont  lui-même  indique  le  titre  provisoire 
{Un  Ménage  parisien,  Corr.,  IV,  292),  nous  savons  qu'il  avait 
en  vue  un  récit  des  Thermopyles,  sorte  de  poème  héroïque  et 
symbolique,  qui,  d'avance,  ravissait  son  imagination. 

Le  romantique.  —  Romantique,  Flaubert  l'est  1°  par  son 
aversion  du  moderne,  par  son  dégoût  des  mesquineries  et  des 
vulgarités  bourgeoises,  2°  par  son  culte  de  l'art  littéraire,  et, 
pour  mieux  dire,  de  la  for^iie,  du  style,  de  l'écriture.  Notons-le 
tout  de  suite,  il  a  beaucoup  moins  d'affinités  avec  la  première 
génération  du  romantisme  qu'avec  la  seconde,  celle  de  Théo- 
phile Gautier,  son  aîné  de  dix  ans,  qu'il  connut  de  bonne  heure 
et  qui  semble  avoir'  exercé  une  grande  influence  sur  son 
esprit. 

Le  moderne  lui  était  odieux.  Il  fulminait  contre  la  platitude 
de  nos  mœurs.  Il  avait  en  aversion  tout  le  côté  utilitaire  de  la 
vie  contemporaine.  Les  chemins  de  fer,  l'industrie,  la  politique, 
le  mettaient  en  rage.  Il  ne  pardonnait  pas  à  notre  civilisation 
sa  banalité;  en  la  comparant  aux  civilisations  d'autrefois,  il  lui 
reprochait  de  manquer  de  «  caractère  ».  Il  aurait  voulu  vivre 
dans  un  siècle  antique,  à  l'époque  de  Périclès  ou  des  Césars, 
comme  si  tout  siècle  n'était  pas  banal  pour  ses  contemporains, 
comme  si  les  contemporains  des  Césars  ou  de  Périclès  avaient 
eux-mêmes  éprouvé  l'impression  de  pittoresque  que  font  sur 
nous  à  distance  leurs  mœurs  et  leurs  costumes.  Et,  de  même, 
l'éloignement  des  pays  réparant,  ainsi  que  dit  Racine,  la  proxi- 
mité du  temps,  un  instinctif  besoin  d'exotisme  répond  à  cette 
prédilection  pour  les  âges  passés.  L'Orient  surtout  tente  Flau- 
bert, l'attire,  le  fascine;  il  y  rêve,  il  en  a  comme  la  nostalgie. 


170  LK   ROMAN 

Certains  jours,  nous  dit-on,  l'odeur  du  «afé  provoque  chez  lui 
«  des  hallucinations  de  caravane  en  marche  ». 

Sa  haine  du  moderne,  que  décèle  le  choix  de  certains  sujets, 
exotiques  et  lég^endaires,  nous  la  retrouvons,  non  moins  appa- 
rente, dans  ses  romans  de  mœurs  contemporaines,  où  elle  se 
manifeste  par  Tinexorahle  fidélité  avec  laquelle  il  montre  ce 
que  la  vie  amhiante  a  de  terne  et  de  mesquin.  Flaubert  hait  le 
«  bourgeois  »  :  c'est  là  chez  lui  un  trait  essentiel.  Non  pas,  bien 
entendu,  telle  classe  sociale.  Les  bourgeois  sont  tous  ceux,  à 
quelque  classe  ({u'ils  appartiennent,  dont  la  vulgarité  ou  la  bas- 
sesse l'écœurent.  Il  consacra  une  grande  partie  de  son  exis- 
tence à  recueillir  les  inepties  que  lui  fournissaient  les  lectures, 
les  conversations  de  chaque  jour.  Ce  n'est  pas,  à  vrai  dire,  la 
bêtise  que  hait  Flaubert,  du  moins  une  certaine  bêtise,  qui  peut 
avoir  son  relief  et  ses  accidents;  ce  qui  l'irrite,  c'est  avant  tout 
la  banalité.  Dans  la  vie  elle-même  comme  dans  l'art,  il  l'a  en 
horreur.  «  La  vie  pratique  m'est  odieuse;  la  nécessité  de  venir 
seulement  s'asseoir  à  heures  fixes  dans  une  salle  à  manger  me 
remplit  l'âme  d'un  sentiment  de  misère  »  (6'orr.,  I,  161).  Et 
ailleurs  :  «  Jamais  je  ne  me  fais  la  barbe  sans  rire,  tant  ça  me 
paraît  bête  »  {Corr.,  I,  132).  De  telles  confidences  nous  éclai- 
rent sur  le  fond  de  sa  nature.  Pour  le  dire  d'un  mot,  il  trouve 
ridicule  tout  ce  qui  n'est  pas  lyrique. 

Il  trouve,  d'autre  part,  insignifiant  tout  ce  qui  n'intéresse  pas 
la  littérature.  Lui-même  a  vécu  uniquement  pour  elle,  et  l'on 
peut  dire  que  sa  vie  est  dans  ses  livres.  Il  n'aime  le  beau  que 
sous  une  seule  forme,  la  forme  littéraire.  A  ses  yeux  tous  les 
arts,  hors  la  littérature,  sont  des  arts  subalternes.  Pas  une  toile 
dans  son  cabinet,  pas  le  moindre  bibelot.  Des  livres,  rien  que 
des  livres.  La  nature,  dont  il  nous  a  laissé  de  si  admirables 
tableaux,  Flaubert  sait  merveilleusement  la  voir  et  la  rendre, 
mais  elle  le  laisse  indilTérent  dès  qu'il  n'y  trouve  pas  un  thème 
à  description.  L'amour  lui-même  tient  dans  sa  vie  un  rôle  secon- 
daire. Il  n'eut  jamais  que  des  habitudes.  De  M""*  Louise  Collet, 
il  fit  un  temps  sa  «  Muse  »  ;  tout  ce  qu'elle  lui  inspira,  ce 
sont,  au  fort  de  leur  liaison,  quelques  lettres  amphigouriques, 
où  l'on  sent  non  [»as  la  passion,  mais  un  échauffement  super- 
ficiel et  factice;  et  nous  savons  d'ailleurs  qu'il  ne  tarda  guère  à 


(USTAVE  FLAUBERT  171 

se  débarrasser  d'elle,  dès  que  la  paix  de  son  travail  lui  sembla 
menacée.  Quant  à  la  politique,  il  ne  s'y  intéresse  aucunement. 
En  comparaison  de  l'art,  qui  est  éternel,  qu'est-ce  que  peut  lui  faire 
«  ce  qui  est  important  aujourd'hui  et  ne  le  sera  pas  demain  »  ? 
Avant  que  l'Année  terrible  ait  secoué  son  indifférence,  il  tient 
le  patriotisme  pour  un  sentiment  vulgaire.  Il  prétend  n'être  pas 
plus  français  que  turc,  et  «  l'idée  de  la  patrie  »  lui  semble 
étroite,  bornée,  et,  pour  tout  dire,  du  dernier  bourgeois.  D'autres 
écrivains  se  préoccupent  du  public,  visent  au  succès  :  Flaubert 
a  aussi  peu  cure  du  succès  que  de  l'argent.  Il  faut  lire  la  lettre 
qu'il  répond  à  son  ami  Maxime  du  Camp,  le  pressant  d'imjtrimer 
quelque  chose  qui  le  fasse  connaître.  «  Ces  mots  se  dépêcher, 
cest  le  mo7nen(,  il  est  temps,  place  prise,  se  poser,  sont  pour  moi 
des  vocables  vides  de  sens  »  {Corr.,  II,  117).  Tout  ce  qui  n'est 
|)as  son  œuvre  en  elle-même,  il  le  regarde  comme  néant.  Que 
lui  importe  le  public?  Il  écrit  pour  une  douzaine  de  juges.  Ou 
plutôt,  c'est  lui  seul  qu'il  veut  satisfaire.  Pendant  longtemps, 
il  a  cru  ne  jamais  publier  une  ligne. 

Flaubert  pensait  très  sincèrement  qu'un  artiste  n'a  pas  le  droit 
de  vivre  comme  les  autres.  Avant  d'être  homme,  il  était  artiste. 
«  Une  lecture,  a-t-il  dit,  me  touche  plus  qu'un  malheur  réel  » 
{Corr.,  I,  112).  Ce  qui  émeut  Flaubert  jusqu'aux  larmes,  c'est 
la  beauté  des  choses  écrites.  Rien  ne  l'intéresse  qu'en  vue  de 
l'art.  Il  dédaigne  tout  ce  qui  ne  sert  pas  à  sa  «  consommation 
personnelle  »,  tout  ce  dont  ne  peut  tirer  parti  son  œuvre.  Le 
monde  lui  apparaît  comme  une  «  matière  »,  comme  un  thème 
de  littérature. 

Il  est  de  tous  nos  écrivains  celui  qui  a  eu  au  plus  haut  degré 
le  souci  de  la  perfection  artistique.  Le  temps,  pour  Flaubert, 
n'est  rien,  ni  la  peine.  Ne  lui  parlez  pas  de  l'inspiration  :  une 
longue  patience,  voilà  le  secret  du  génie.  Lui-même  a  travaillé 
plus  de  trente  ans  avec  un  acharnement  féroce,  et  son  œuvre 
tient  en  quatre  ou  cinq  Aolumes.  C'est  un  «  métier  de  galérien  » 
qu'il  a  fait  toute  sa  vie.  Représentons-nous  Flaubert  au  travail, 
tantôt  immobile,  silencieux,  l'œil  fixe,  poursuivant  des  heures 
entières  un  adjectif  qui  le  fuit,  tantôt  pris  d'un  accès  d'exaspé- 
ration frénétique,  haletant,  sacrant,  frappant  du  poing.  Le 
voilà  qui,  brusquement,  saute  de  son  fauteuil,  parcourt  à  grands 


172  LE  ROMAN 

pas  la  salle,  scande  tout  haut  la  phrase  qu'il  vient  de  finir,  en 
module  amoureusement  les  syllahes.  Il  lui  arrive  un  jour  de 
sentir  des  larmes  de  joie  couler  sur  son  visage.  «  J'ai  été  obligé 
de  me  lever  pour  aller  chercher  mon  mouchoir  de  poche.  »  Ce 
sont  là  d'incomparables  délices.  Au  prix  de  quels  tourments! 
Il  passe  souvent  la  journée  à  «  se  vautrer  à  toutes  les  places  de 
son  cabinet  »,  sans  pouvoir  non  seulement  écrire,  mais  trouver 
une  pensée,  un  «  mouvement  ».  D'autres  fois,  après  avoir  plu- 
sieurs heures  de  suite  courbé  sur  sa  table  ce  corps  de  géant, 
sur  lequel,  faute  d'exercice,  l'apoplexie  doit  tôt  ou  tard  s'abattre, 
il  s'aperçoit  que,  de  tout  ce  qu'il  a  si  péniblement  écrit,  pas  un 
mot  ne  peut  rester;  alors,  ce  sont  des  éclats  de  rage,  ou  bien 
c'est  un  désespoir  silencieux  et  morne.  Mais,  le  lendemain,  il 
recommencera  sa  tâche;  il  refera  la  môme  page,  la  môme  ligne, 
jusqu'à  ce  que  sa  conscience  d'artiste  soit  enfin  satisfaite.  11  crè- 
verait comme  un  chien,  le  mot  est  de  lui,  plutôt  que  de  hûter 
une  phrase  qui  n'est  pas  mûre. 

La  phrase,  voilà  sa  préoccupation  essentielle  et  suprême. 
Aussi  bien  Flaubert  ne  veut  pas  que  l'on  sépare  l'expression 
de  ce  qu'elle  exprime.  Il  n'y  a  pour  lui  ni  belles  pensées  sans 
beau  style,  ni  beau  style  sans  belles  pensées.  Les  qualités  de  la 
forme  traduisent  les  qualités  du  fond.  Ceux  qui  veulent  faire 
du  fond  et  de  la  forme  deux  entités  distinctes  reprochent  à 
Flaubert  son  culte  superstitieux  de  la  beauté  extérieure.  Mais, 
ne  concevant  pas  qu'on  les  distingue,  il  trouve  dans  ses  scru- 
pules mêmes  d'écrivain  une  sorte  de  critérium  qui  lui  permet 
d'apprécier  ce  que  vaut  le  fond  par  ce  que  vaut  la  forme.  Lors- 
qu'une mauvaise  assonance,  une  répétition  désagréable  l'arrête, 
il  en  conclut  que  le  terme  propre  lui  a  échappé;  il  le  cherche, 
il  le  trouve,  et  ce  terme,  qui  exprime  son  idée  avec  le  plus  de 
justesse,  est  aussi  celui  qu'exigeait  l'harmonie  de  la  phrase.  Au 
reste,  s'il  tâche  de  bien  penser  pour  bien  écrire,  il  fait  de  bien 
écrire  son  olq'et  unique.  Ce  que  Flaubert  rêve  comme  le  dernier 
eflbrt  de  l'art,  c'est  je  ne  sais  quel  livre  sans  sujet  qui  réalise 
l'idéale  perfection  par  la  vertu  de  la  forme,  indépendamment 
de  ce  qu'il  pourrait  dire  {Corr.,  II,  71  ;  IV,  227). 

Son  style  est  imjieccable.  Nul  écrivain,  même  chez  nos  clas- 
siques, n'exerça  sur  lui-même  une  aussi  rigoureuse  censure.  Il 


GUSTAVE  FLAUBERT  173 

ne  se  fait  jamais  grâce  d'une  négligence.  Non  que  son  purisme 
ait  rien  d'étroit  ou  de  mesquin  :  il  lui  arrive  parfois  d'admetlre 
une  irrégularité,  si  elle  rend  mieux  son  intention,  ou  même  si 
elle  sonne  mieux.  Mais,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  beauté 
plastique  du  style,  il  pousse  le  scrupule  jusqu'à  des  minuties. 
Nous  disions  tout  à  l'heure  que  le  style  de  Flaubert  est  impec- 
cable. Il  serait  le  plus  parfait  de  notre  langue,  si  sa  perfection 
même  ne  décelait  constamment  Yauteur.  Il  a  quelque  chose  de 
dur.  On  y  sent  le  travail.  Il  mancjue  au  plus  haut  point 
d'abandon,  de  souplesse,  de  variété.  «  L'art,  déclarait  Flaubert 
lui-même,  doit  être  bonhomme.  »  Aucun  art  n'est  moins  bon- 
homme que  le  sien.  Et  voilà  pourquoi  cet  admirable  styliste 
reste  inférieur  à  deux  ou  trois  écrivains  d'un  génie  plus  libre 
et  plus  aisé,  qui  n'ont  pas  connu  ses  inquiets  scrupules.  Par 
l'harmonie,  par  l'éclat,  par  la  propriété  lumineuse,  par  la  préci- 
sion caractéristique  et  pittoresque,  son  style  n'en  fait  pas  moins 
honneur  à  la  langue  française.  C'est  le  style  d'un  poète,  et  c'est 
aussi,  j'ose  le  dire,  celui  d'un  savant. 

Le  naturaliste.  —  On  pourrait  déjà,  chez  Flaubert,  recon- 
naître le  naturaliste  au  souci  de  rigoureuse  justesse  qu'il  porte 
dans  sa  diction.  Mais  signalons  tout  de  suite  certains  points 
autrement  significatifs.  Ce  qui  fait  de  lui  un  naturaliste,  c'est 
1°  sa  préoccupation  de  la  «  physiologie  »,  2"  son  exactitude 
documentaire,  3°  son  impersonnalité,  4°  son  «  pessimisme  ». 

Comme  Balzac,  Flaubert  subordonne  la  psychologie  à  la 
physiologie.  Ce  qu'il  excelle  à  observer  et  à  j>eindre,  c'est  le 
milieu  physique  où  se  développent  ses  personnages,  ce  sont 
leurs  instincts  et  leurs  appétits.  Il  ne  considère  pas  les  hommes 
comme  des  entités  abstraites;  il  cherche  dans  leur  tempérament 
l'explication  de  leur  caractère.  Fils  et  frère  de  médecin,  ayant 
subi  de  bonne  heure  la  sévère  discipline  des  sciences,  il  fait  de 
la  psychologie  une  province  de  l'histoire  naturelle  et  ramène 
à  leurs  causes  physiologiques  tous  les  phénomènes  de  l'activité 
intellectuelle  et  sentimentale.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  lui 
refuser  le  nom  de  psychologue.  Mais  son  analyse  psychologique 
suppose  toujours  le  physiologiste  et  le  déterministe,  pour  lequel 
la  vie  morale  est  conditionnée  par  les  influences  des  humeurs. 

«Je  crois,  écrit-il  à  George  Sand,  que  le  grand  art  doit  être 


174  LE   ilOMAX 

scientifique.   »  Ce  qu'il  dit  là  s'applique  tout  spécialement  au 
style,  à  l'expression  unique,  détînitive,  qui,  d'après  lui,  est  la 
.plus  belle.  Mais  il  l'entendait  aussi  de  l'exactitude  documen- 
taire dans  la  représentation  des  personnag'es  et  des  milieux. 

Presque  tous  ses  personnages,  ceux  de  ses  romans  modernes 
en  particulier,  sont,  à  vrai  dire,  des  types.  «  Ma  pauvre  Bovary, 
écrit-il,  soutire  et  pleure  dans  ving^t  villages  de  France  à  la  fois 
en  cette  heure  même  »  (Corr.,  II,  284).  Et,  quant  à  Frédéric 
Moreau,  il  ne  saurait  y  avoir  de  tîg^ure  plus  «  représentative  ». 
«  Je  me  suis  eiîorcé,  déclare  Flaubert  lui-même,  de  m'arrêter 
aux  g-énéralités  les  plus  grandes,  et  je  me  suis  détourné  exprès 
de  l'accidentel.  »  Rien  sans  doute  de  plus  exact.  Pourtant  ces 
tvpes  ont  bien  leur  figure  individuellement  caractéristique.  Les 
personnages  de  Flaubert  vivent.  Son  art  est  de  ramener  plu- 
sieurs figures  de  même  espèce  à  une  seule,  qui  les  résume 
toutes;  mais,  sous  l'artiste,  nous  sentons  l'observateur,  et,  si 
l'artiste  fait  une  sorte  de  synthèse,  l'observateur,  par  l'étude 
directe  de  la  réalité  ambiante,  en  a  d'abord  recueilli  tous  les 
éléments. 

Ce  que  Flaubert  recherche  avant  tout,  c'est  le  beau.  Par  là 
il  se  sépare  des  réalistes.  Il  s'en  séparerait  du  moins,  si  le  beau, 
pour  lui,  était  autre  chose  que  le  vrai.  Ne  le  croyons  pas  quand 
il  prétend  regarder  comme  secondaires  «  le  détail  technique,  le 
renseignement  local,  le  côté  exact  des  choses  »  {Corr.,  IV,  220). 
Ou  plutôt,  ne  nous  trompons  pas  sur  ce  qu'il  veut  dire.  Secon- 
daires, oui,  pour  cette  raison  que  l'objet  propre  de  l'art,  c'est 
la  beauté,  non  la  vérité.  IMais  indispensables,  (|uoique  secon- 
daires, pour  cette  raison  que,  sans  vérité,  il  n'y  a  pas  de  beauté. 
Ses  romans  historiques  témoignent  de  l'érudition  la  plus  solide, 
aussi  bien  que  ses  modernes  de  la  plus  diligente  observation. 
On  se  rappelle  sa  lettre  au  savant  allemand  Frœhner,  qui,  dans 
Salammbô,  avait  contesté  l'exactitude  de  certains  points.  Mis 
en  demeure,  il  indiqua  ses  auteurs,  allégua  ses  notes,  justifia 
par  des  citations  tout  ce  qu'on  l'accusait  d'avoir  imaginé  à 
plaisir,  oreilles  des  éléphants  peintes  en  blanc,  lions  crucifiés, 
escarboucles  formées  })ar  l'urine  des  lynx,  etc.  Si  son  roman  car- 
thaginois était  l'œuvre  de  dix  années  de  travail,  on  vit  que  ces 
dix  années,  Flaubert  ne  les  avait  pas  unicjuement  employées  à 


GUSTAVE   FLAUBERT  175 

polir  des  phrases.  Dans  Salaînmbô  il  faisait  d'ailleurs  pour  Car- 
thage  ce  que,  dans  Madame  Bovarij,  il  venait  de  faire  pour 
Yonville.  Romans  historiques  ou  romans  modernes,  c'est  tou- 
jours le  même  procédé  :  d'une  part,  Flaubert  étudie  les  docu- 
ments et  les  monuments,  de  l'autre,  la  vie  elle-même  dans  sa 
réalité  actuelle.  Mais  les  scrupules  de  l'observateur  égalent  ceux 
de  l'érudit.  Pour  Salammbô,  il  demande  des  renseignements  à 
Tunis  sur  certaines  maladies  des  serpents  {Curr.,  III,  144); 
pour  Madame  Bovary,  il  passe  toute  une  après-midi  à  regarder 
la  campagne  à  travers  des  verres  de  couleur  {Coi-r.,  Il,  102),  et, 
pour  fil  cœur  simple  il  conserve  trois  semaines  sur  sa  table  un 
perroquet  empaillé-,  afin  de  «  peindre  »  d'après  nature  {Corr., 
IV,  241).  Quant  à  C Education  senti^nentale,  ce  livre  est  un  modèle 
du  roman  histori(jue  par  la  vérité  des  moindres  détails  comme 
par  celle  de  l'ensemble.  Mais  sait-on  ce  que  lui  coûtèrent  de 
recherches  Bouvard  et  Pécuchef^  Il  dut  lire  plus  de  quinze  cents 
volumes,  et  son  dossier  de  notes  avait  huit  pouces  de  hauteur 
{Corr.,  IV,  359). 

Pour  être  exact,  il  faut  être  impersonnel.  Flaubert  s'astrei- 
gnit donc  à  l'impersonnalité.  Je  dis  qu'il  s'v  astreignit,  car  la 
nature  ne  l'avait  pas  fait  aussi  peu  sensible  qu'on  pourrait  le 
croire  d'après  ses  œuvres.  «  Mes  personnages,  dit-il,  m'affec- 
tent, me  poursuivent,  ou  plutôt  c'est  moi  qui  suis  en  eux  » 
[Corr.,  III,  349).  Quand  M'""  Bovary  s'empoisonne,  il  sent  le 
goût  d'arsenic  dans  la  bouche,  il  est  comme  empoisonné  lui- 
même,  et  cet  empoisonnement  imaginaire  a  des  effets  très  réels, 
«  deux  indigestions  coup  sur  coup  »  {Corr.,  III,  349.  Cf.  aussi 

II,  97,  II,  358,  IV,  241,  etc.).  Il  s'en  veut  de  sa  sensibilité.  Il 
se  reprocherait  tout  au  moins  de  la  trahir  dans  ses  œuvres. 
L'homme  est  sensible;  l'artiste  «  éprouve  une  répulsion  invin- 
cible à  mettre  sur  le  papier  quelque  chose  de  son  cœur  »  {Corr., 

III,  306).  Ne  croyons  pourtant  pas  que  Flaubert  préconisât  je 
ne  sais  quelle  inhumanité  de  l'art.  Lui-même  se  reprend.  «  Je 
me  suis  mal  exprimé,  écrit-il  à  George  Sand,  en  disant  qu'il  ne 
fallait  pas  écrire  avec  son  cœur;  j'ai  voulu  dire  :  ne  pas  mettre 
sa  personnalité  en  scène.  »  Ce  que  Flaubert  n'admet  pas,  c'est 
que  le  romancier  intervienne  lui-même  dans  le  récit  pour 
exprimer  ses  propres  émotions,  prétende  toucher  ses  lecteurs 


176  LE  ROMAN 

par  <les  appels  directs  à  leur  sensibilité.  Dans  Madame  Bovary, 
nous  sentons,  nous  devinons  plutôt  la  sympathie  de  l'auteur 
pour  Charles,  sa  commisération  pour  la  misérable  Emma.  Dans 
Un  cœur  simple,  Théroïne,  quelle  qu'en  soit  la  niaiserie,  nous 
touche  par  sa  bonté  et  par  sa  candeur.  «  Cela  n'est  nullement 
ironique.  Je  veux  apitoyer,  faire  pleurer  les  âmes  sensibles,  en 
étant  une  moi-même  »  {Co7n\,  IV,  2.34).  Mais  quand  Flaubert 
nous  apitoie,  ce  n'est  point  en  sollicitant  notre  pitié.  Il  s'in- 
terdit toute  marque  d'émotion.  A  ses  yeux,  l'art  vrai,  c'est 
l'art  impassible,  qui  représente  les  choses  telles  qu'elles  sont, 
qui  ne  nous  montre  de  l'auteur  que  la  vérité  de  son  observa- 
tion et  la  beauté  de  son  style. 

Flaubert  ne  cache  pas  moins  ses  idées  que  ses  sentiments. 
Il  se  contente  de  mettre  sous  nos  yeux,  sans  commentaires  et 
sans  réflexions,  le  tableau  fidèle  de  la  vie.  C'est  pour  lui  un 
principe  absolu,  que  l'art,  sous  peine  de  déchoir,  ne  peut  servir 
aucune  doctrine,  qu'il  doit  non  seulement  répudier  les  thèses, 
mais  encore  écarter  autant  que  possible  toute  tendance  préju- 
dicielle. L'objet  de  l'art  ne  consiste  pas  à  prouver  ni  à  conclure, 
mais  à  représenter.  Il  voulait  que  l'auteur,  absent  de  son  œuvre, 
fît  croire  à  la  postérité  qu'il  n'avait  pas  A'écu.  Réprimer,  en 
écrivant,  des  choses  «  qu'il  voudrait  cracher  et  qu'il  ravale  » 
{Corr.,  III,  300),  des  «  convictions  qui  l'étoufTent  »  (lY,  220), 
c'est  un  sacrifice  continuel  qu'il  fait  à  sa  discipline. 

On  pourrait  lui  reprocher  son  ironie,  qui  ne  laisse  pas  de 
trahir  l'homme  dans  l'artiste.  Et  sans  doute,  l'ironie  suppose 
que  nous  nous  dominons,  que  nous  restons  jusqu'à  un  certain 
point  maîtres  de  nous.  «  Quand  est-ce,  dit-il,  qu'on  écrira  les  faits 
au  point  de  vue  d'une  blague  supérieure,  comme  le  bon  Dieu  les 
voit,  d'en  haut?  »  Mais  justement  la  «  blague  »  de  Flaubert 
n'est  pas  toujours  assez  «  supérieure  ».  Si,  même  en  face  de 
ces  bourgeois  qui  l'exaspèrent,  il  retient  sa  colère  et  son  indi- 
gnation toujours  grondantes,  son  ironie  suffit  à  le  découvrir. 
Elle  gâte  parfois  Madame  Bovary,  souvent  VEducation  senti- 
mentale, d'un  bout  à  l'autre  Bouvard  et  Pécuchet. 

Le  pessimisme  de  Gustave  Flaubert  a  rapport  à  son  aversion, 
à  son  mépris  de  tout  ce  qu'il  qualifiait  par  le  mot  de  bourgeois. 
On  ne  saurait  dire  que  Flaubert  fût  pessimiste,  ni  dans  le  sens 


(GUSTAVE   FLAl'BERT  177 

philosophique  (ki  terme,  ni  même  par  son  caractère  ou  son 
humeur.  Ce  qui  lui  en  a  valu  le  nom,  c'est  que,  presque  tou- 
jours, il  s'astreint,  en  vertu  de  ses  théories  esthétiques  et  pour 
être  plus  sur  de  rester  impersonnel,  à  peindre  une  médiocrité 
qui  lui  faisait  horreur.  Les  romantiques  la  haïssaient  aussi, 
cette  médiocrité,  mais  ils  ne  la  peignaient  pas,  ils  s'en  détour- 
naient au  contraire  pour  imaginer  je  ne  sais  quelle  vie  idéale. 
Romantique  par  sa  haine  du  bourgeois,  Flaubert  est  naturaliste 
par  son  acharnement  à  le  décrire.  Et  son  pessimisme  aussi  pro- 
cède de  là.  Les  personnag-es  de  Flaubert  sont  des  tvpes,  si  l'on 
veut,  mais  des  types  de  la  réalité  la  plus  commune,  figures 
insignifiantes,  ternes,  vulgaires,  qui  n'ont  aucun  caractère  par 
elles-mêmes,  que  rien  ne  distingue  de  la  veulerie  ambiante. 
Tandis  que  les  romantiques  créaient  des  héros  ou  des  monstres, 
il  bannit  jalousement  tout  idéalisme,  celui  du  bien,  mais  aussi 
celui  du  mal.  Il  prend  pour  personnages  les  premiers  venus  de 
ses  contemporains  et  les  représente  dans  la  fade  uniformité  de 
leur  vie  ordinaire.  Une  fois,  (juand  il  écrit  la  Tentalion,  son 
pessimisme  s'exalte;  c'est,  en  certains  chapitres,  une  moquerie 
toute  lyrique  du  genre  humain  avec  ses  abominations,  ses 
folies,  ses  cruautés.  Mais,  partout  ailleurs,  il  ne  fait  guère  que 
décrire  la  coutumière  platitude.  Et  le  triomphe  de  son  art,  c'est 
justement  d'avoir  donné  à  cette  ])latitude  un  tel  relief. 

Entre  les  ouvrages  de  Flaubert,  le  plus  romanti([ue  est 
Salammbô,  le  plus  naturaliste  est  V Éducation  senllmeiilale. 
Sans  parler  du  style,  continûment  admirable  par  la  droiture, 
par  la  fermeté,  par  une  concision  splendide,  et  qui  n'a  d'autre 
défaut  qu'une  certaine  raideur,  sans  apprécier  ce  que  vaut  une 
restitution  archéologique  dont  l'exactitude  minutieuse  égale  la 
beauté  pittoresque,  Salammbô  renferme  quelques  chapitres  qui 
ne  le  cèdent  pas  en  intérêt  véritablement  humain  aux  plus 
belles  scènes  de  Madame  Bovari/.  Il  faut  avouer  pourtant  que, 
dans  son  ensemble,  le  livre  sent  la  rhétorique,  qu'il  a  quelque 
chose  de  pompeux  à  la  fois  et  de  dur.  Surtout  il  est,  oserai-je  le 
dire?  il  est  ennuyeux.  Flaubert  s'en  aperçut  lui-même  au 
moment  de  l'achever.  «  Si  un  roman,  écrivait-il  en  commençant 
le  siège  de  Carthage,  est  aussi  embêtant  qu'un  bouquin  scienti- 
fique, bonsoir,  il  n'y  a  plus  d'art.  »  Il  y  a  dans  Salammbô  de 

Histoire  de  la  langue.    VUl.  12 


I7S  LE  ROMAN 

l'aii  sans  doute  et  beaucoup,  mais  il  y  a  aussi  trop  d'archéo- 
lo^ào,  et  il  n'y  a  pas  assez  d'  «  humanité  ».  Quant  à  C Education 
senlimentale,  aucun  roman  peut-être  ne  ressemble  plus  à  la  vie. 
Et  c'est  tout  justement  par  là  que  pèche  ce  chef-d'œuvre  unique 
(le  vérité.  On  reproche  à  l'auteur  de  n'avoir  pas  «  composé  »  son 
livre.  11  le  comj)Osa  avec  de  si  subtiles  adresses,  que  la  compo- 
sition en  reste  inaperçue.  Tout  cela  paraît  non  seulement  épars, 
mais  incohérent,  parfois  oiseux.  Flaubert  n'a  rien  fait  d'aussi 
profond,  rien  non  ])lus  (jui  risque  davantage  de  passer  pour 
insigniliant.  Ce  qui  manque  à  fEducation,  c'est  la  fausseté  de 
la  perspective.  L'auteur  s'est  si  complètement  dissimulé,  il  a  si 
bien  réussi  à  imiter  la  nature,  que  son  ouvrage,  fait  de  scènes 
en  apparence  fortuites,  semble  n'avoir  aucun  sens. 

Le  roman  le  plus  parfait  de  Flaubert  est  Madame  Bovary.  On 
peut  donner  la  préférence  à  Salammbô  pour  sa  grandeur  épique 
et  ])our  l'éclat  de  ses  peintures,  à  f  Education  pour  la  fidélité 
minutieuse  avec  laquelle  il  y  reproduit  le  réel.  Mais  Madame 
Bovarjf  échappe  à  toutes  les  critiques  que  peuvent  mériter 
r Éducalion  et  Salammbô.  Ici  la  composition  est  d'une  fermeté 
magistrale;  l'intérêt  porte  uniquement  sur  le  caractère  et  les 
passions  de  personnages  semblables  à  ceux  que  nous  rencon- 
trons chaque  jour,  et,  quoique  l'auteur  ne  se  montre  nulle  part, 
la  signification  morale  de  son  œuvre  ressort  avec  une  pleine 
netteté.  Quant  au  style,  il  a  moins  que  partout  ailleurs  les 
défauts  de  la  perfection,  de  cette  perfection  impérieuse  et  stricte 
qui  finit  par  nous  accabler.  Flaubert  se  plaignit  souvent  de 
rester,  après  ses  autres  livres,  comme  s'ils  ne  comptaient  pour 
rien,  l'auteur  de  Madame  Bovari/  [Corr.,  IV,  319,  331). 
Quelque  admiration  que  méritent  l  Education  et  Salammbô, 
Madame  Bovanj  n'en  demeure  pas  moins  unique  entre  ses 
œuvres.  Elle  est  d'abord  la  |)lus  belle  en  soi,  la  plus  classique 
au  sens  large  du  mot;  mais  ensuite  elle  est  la  j)lus  significative, 
la  plus  complète,  celle  où  le  romantisme  et  le  naturalisme  se 
sont  le  mieux  combinés  et  fondus  pour  unir  l'idéal  au  réel,  la 
sympathie  humaine  au  respect  de  l'art,  l'intérêt  dramatique  à 
la  valeur  documentaire,  la  beauté  de  la  forme  à  la  solidité  du 
fond. 


L  ECOLE  IDEALISTE  179 


//.   —  L'Ecole  idéaliste. 

Dans  la  seconde  moitié  de  notre  siècle,  l'école  idéaliste  n'est 
plus  guère  représentée  que  par  ceux  des  romantiques  qui  pour- 
suivent encore  leur  carrière,  George  Sand  par  exemple;  et 
George  Sand  elle-même,  nous  l'avons  vu,  subit  dès  lors  l'influence 
du  réalisme  :  elle  écrit  des  histoires  plus  simples,  plus  vraies, 
prend  ses  personnages  dans  l'humanité  moyenne  et  ses  sujets 
dans  la  vie  de  tous  les  jours.  Parmi  les  romanciers  nouveaux, 
deux  pourtant  s'y  rattachent  encore,  Octave  Feuillet  et  Cher- 
buliez  :  très  dissemblables  au  surplus  l'un  de  l'autre,  ils  ont 
tous  deux  conçu  le  roman,  non  comme  une  étude  de  la  réalité, 
mais  plutôt  comme  une  œuvre  d'invention. 

Octave  Feuillet'.  — Si  l'on  pourrait  marquer  chez  Feuillet 
plusieurs  manières  successives,  son  trait  essentiellement  dis- 
tinctif  est  partout  le  même.  Tandis  qu'une  école  nouvelle  substi- 
tuait l'analyse  à  la  fiction  et  transformait  en  instrument 
d'enquête  un  genre  créé  tout  d'abord  pour  le  divertissement  des 
lecteurs  oisifs,  il  se  préoccupe  non  pas  tant  de  peindre  avec 
exactitude  les  choses  de  l'existence  réelle  que  d'inventer  des  his- 
toires plus  ou  moins  extraordinaires  et  des  héros  plus  ou  moins 
exceptionnels.  Le  romanesque,  voilà  son  domaine.  Ce  n'est  pas 
uniquement  préférence  de  goût,  c'est  une  véritable  tln'orie;  et 
cette  théorie  de  l'art,  qu'il  a  souvent  indiquée  dans  ses  romans 
mêmes  en  protestant  contre  le  réalisme,  s'accordait  avec  une 
certaine  conception  de  la.  vie,  conception  aristocratique_e.t  fac- 
tice^ dans  laquelle  le  romanesque  avait  une  grande  part,  non 
seulement  pour  détourner  de  certains  vices,  mais  aussi  pour 
élever  l'àme  et  la  rendre  capable  des  plus  hautes  vertus. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  ait  chez  Feuillet  rien  de  vrai. 
Le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre,  quoique  la  grâce  n'y  exclue 
pas  toujours  la  vigueur,  est  le  chef-d'œuvre  d'un  art  conven- 
tionné], qui  se  délecte  visiblement  à  embellir  la  réalité,  ou 
plutôt  à  lui  substituer  je  ne  sais  quel  monde  imaginaire,  tout 

1.  Né  à  Saint-Lô  en  1821,  mort  en  1890.  —  Le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre 
^18o8),  Monsieur  de  Cainors  (1867). 


:180  LE  ROMAN 

fleuri  d'élégances  supérieurement  distinguées.  Mais,  à  partir  de 
Monsieur  de  Camors  (dSGT),  Feuillet,  sans  perdre  les  qualités  de 
sa  première  manière,  y  en  ajoute  d'autres,  des  qualités  plus  vives 
et  plus  fortes,  et,  subissant  la  contagion  du  réalisme,  que 
venaient  d'inaugurer  les  Dumas  et  les  Flaubert,  Pidmet  dans  ses 
nouvelles  œuvres  autant  de  vérité  qu'en  comportent  soit  ses 
idées  sur  l'art,  soit  les  convenances  particulières  du  public  choisi 
auquel  il  s'adresse.  Et  même,  malgré  beaucoup  d'adresse  et  un 
tact  très  fin,  il  n'a  pas  toujours  réussi,  notamment  dans  ses  der- 
nières œuvres,  à  concilier  avec  son  idéalisme  superficiel  ce  que 
son  réalisme,  sous  les  formes  les  plus  élégantes,  dénote  parfois 
de  foncière  crudité. 

Les  romans  les  plus  réalistes  de  Feuillet  n'en  sont  pas  moins 
des  romans  romanesques.  Et  nous  lui  ferions  tort,  si,  pour  les 
apprécier,  nous  n'entrions  pas  autant  que  possible  dans  la  concep- 
tion qu'il  s'était  faite  du  genre.  Son  Jeune  homme  jjauvre,  après 
tout,  peut  sembler  quelque  chose  de  délicieux.  Le  roman  d'analyse 
et  d'enquête  documentaire  présente  sans  doute  un  intérêt  d'ordre 
supérieur;  mais  le  roman  romanesque  a  j^our  lui  cet  avantage 
de  nous  dérober  aux  banalités  ou  aux  petitesses  de  la  vie  ordi- 
naire.  Encore  ne  faut-il  pas  que  les  fictions  en  soient  trop  com- 
plaisantes, que  nous  y  sentions  Ijirtifice  et  le  conv^jiu.  Par  là 
pèchent  en  général  les  histoires  que  Feuillet  raconte  avec  tant 
de  charme.  D'abord,  il  les  arrange  à  plaisir,  et  l'on  admire- 
rait davantage  son  habileté  de  comp^osition,  si  elle  était  moins 
visible.  Ensuite,  nous  y  trouvons  souvent  un  peu^de  fadeiir, 
le  romancier  inventant,  au  gré  de  son  imagination,  des  person- 
nages qui  n'exercent  pas  toujours  assez  discrètement  le  droit 
qu'a  tout  honnête  homme  d'être  généreux,  magnanime,  voire 
d'être  beau,  élégant,  de  bien  s'habiller,  de  monter  à  cheval  et 
de  valser  avec  une  distinction  exquise.  Parfois  même,  ces^héros 
ont,  dans  leur  sublimité  morale,  quelque  chpse  d'artificiel,  je 
dirais  presque  de  faux;  ils  compliquent  leur  devoir  par  des 
raffinements  qui  ne  sont  pas  toujours  du  meilleur  aloi.  Aux 
romans  d'Octave  Feuillet  manque,  osons  le  dire,  la  sincérité  de 
l'observation.  Et,  si  l'auteur  de  la  Petite  Comtesse  et  àe  Monsieur 
de  Camors  réussit  mieux  que  tout  autre  à  peindre  le  grand 
monde,  dont  beaucoup  d'écrivains,  avant  ou  après  lui,  nous  ont 


HI3T.   DE   LA   LANGUE  &   DE   LA    LITT.    FR. 


T.   Vlir,    CH.   IV 


Armand  C.iliii  &  O^,  Édileuis,  Pji 


OCTAVE    FEUILLET 
d'après  un  cliché  phologiaphiqiie  de  Pierre   Peut 


L  ECOLE  IDEALISTE  181 

rendu  une  image  faussée  par  leur  indélicatesse  native  ou  parleur 
snobisme  roturier,  reconnaissons  aussi  que  ce  monde  est  un 
bien  petit  coin  de  l'humanité,  et  le  coin  le  moins  humain,  je 
veux  dire  le  plus  factice. 

Enfin  ce  qui  nous  gâte  surtout  les  romans  d'Octave  Feuillet, 
c'est  Ja^lhàse,  Ou  plutôt,  car  il  n'est  pas  interdit  au  romancier 
de  donner  des  leçons,  c'est  la  candeur  impudente  avec  laquelle 
il  met  l'invention  romanesque  au  service  de  certaines  doctrines. 
Défenseur  d'une  moi;aje_et_crune„religion  toutes  mondaines,. 
Feuillet  combine  à  plaisir  ses  histoires  en  vue  de  glorifier  l'or- 
thodoxie des  salons.  Dans  beaucoup  de  ses  livres,  la  nécessité 
de  la  thèse  détermine  manifestement  l'observation.  Il  subor- 
donne au  parti  pris  de  moraliser  la  conduite  de  sa  fable,  il  y 
sacrifie  la  vérité  des  personnages  et  celle  des  milieux. 

Octave  Feuillet  est  le  romancier  par  excellence  de  la  société 
élégante.  Il  a  fait  des  œuvres  aimables,  comme  le  Roman  d'un 
jeune  homme  pauvre;  il  en  a  fait  de  fortes,  comme  Monsieur  de 
Camors,  ou  de  finement  étudiées,  en  certaines  parties  du  moins, 
comme  Un  Mariage  dans  le  monde,  V Histoire  d'une  Parisienne, 
la  Morte.  Même  en  celles  où  son  «  aristocratisme  »  complaisant, 
oîi  son  idéalisme  spécieux  donnent  le  plus  à  la  convention,  û 
reste  toujours  un  écrivain  très  délicat,  très  pur,  il  a  le  sens  de 
l'harmonie,  de  la  mesure,  de  cet  art  achevé  tout  ensemble  et 
facile,  qui  est  dans  la  meilleure  tradition  de  notre  race. 

Victor  Cherbuliez.  —  Cherbuliez  '  s'est  tenu,  plus  que 
Feuillet  lui-même,  en  dehors  des  théories  qui  renouvelaient 
sous  ses  yeux  le  roman.  Il  n'a  pas  cessé  de  le  considérer  comme 
un  genre  dont  l'objet  essentiel  est  de  récréer  l'imagination  et 
d'amuser  l'esprit.  Aussi  ses  œuvres  abondent-elles  en  fictions 
ingénieuses,  mais  arbitraires,  et  qui  ne  font  que  piquer  la  curio- 
sité du  lecteur.  Les  personnages  eux-mêmes  y  ont  quelque 
chose  d'ambigu  et  d'un  peu  déconcertant.  Ils  manquent  de  sim- 
plicité, ce  qui  peut  être  conforme  à  la  nature  humaine;  seule- 
ment leur  complexité  paraît  factice.  Cherbuliez  remplace  trop 
souvent  l'observation  par  des  procédés  qui,  dénotant  un  esprit 
très  délié,  trahissent    l'inexpérience  de  la   vie.   On  sent  chez 

1.  Né  à  Genève  en  1829,  mort  en  1899. 


182  LK   HUM  AN 

l'auteur  un  homme  de  cabinet  qui  voit  peu  le  monde,  qui  médite, 
raisonne  et  moralise  beaucoup  plus  qu'il  n'observe,  un  humo- 
riste avisé,  subtil,  un  peu  pointu,  qui  invente  des  «  psychologies  » 
compliquées  pour  se  donner  le  plaisir  d'épiloguer  à  son  aise. 
Cherbuliez  se  montre  toujours  derrière  ses  personnages.  Nous 
l'apercevons  qui  tire  des  ficelles.  Il  n'a  nullement  le  don  de 
la  vie.  Il  manque  tout  à  fait  de  naïveté.  Cela  ne  l'empêche  pas 
au  surplus  d'être  intéressant.  Je  ne  dis  pas  de  nous  émouvoir, 
car  lui-même  s'émeut  rarement  :  son  goût  pour  l'analyse  ne  lui 
en  laisse  pas  le  loisir.  Mais  il  nous  intéresse  par  des  qualités  qui 
ne  sont  guère  à  vrai  dire  celles  d'un  romancier.  On  se  demande 
pourquoi  Cherbuliez  ne  s'est  pas  contenté  d'être  un  moraliste, 
de  renouveler  au  besoin  le  genre  du  conte  philosophique,  pour- 
quoi il  a  voulu  faire  des  romans.  Et  certes  il  a  fait  des  romans 
agréables,  disons  mieux,  supérieurs  en  certaines  parties.  Seule- 
ment ces  parties-là  excèdent  le  cadre  du  genre  :  ce  sont  des  cau- 
series en  marge  du  livre,  et  qui,  dans  un  roman,  ont  tort  d'inter- 
rompre l'action.  Ses  meilleurs  ouvrages  s'intitulent  le  Cheval 
de  Phidias,  le  Prince  Vitale,  Grand  Œuvre;  il  y  déploie  à  l'aise 
toutes  les  ressources  d'un  esprit  merveilleusement  agile,  d'une 
érudition  non  moins  variée  que  solide.  Si,  dans  ses  romans, 
Cherbuliez  prend  la  place  des  personnages,  nous  le  recon- 
naissons à  la  grâce  (un  peu  apprêtée)  de  son  style,  à  la  saveur 
de  ses  propos,  à  une  foule  de  boutades  piquantes,  de  réflexions 
narquoises,  à  tout  ce  qui  fait  de  lui  un  moraliste  des  plus  avisés 
et  des  plus  pénétrants. 

Eugène  Fromentin.  —  Après  Octave  Feuillet  et  Cher- 
buliez, il  faut  nommer  encore,  parmi  les  romanciers  qui  peuvent 
être  plus  ou  moins  directement  rattachés  à  la  même  école, 
Eugène  Fromentin  ',  peintre  et  critique  d'art,  l'auteur  de  Domi- 
nique, qu'il  dédia  à  George  Sand.  Dominique  suffit  pour  lui 
assurer  sa  place  dans  l'histoire  de  notre  littérature  romanesque. 
On  a  dit  que  tout  homme,  si  peu  qu'il  eût  vécu,  avait  en  soi  la 
matière  d'un  roman.  C'est  ce  roman  qu'a  écrit  Fromentin,  un 
roman  d'expérience  personnelle  où  il  s'est  peint  et  raconté  lui- 
même.  Par  là,  Dominique  nous  fait  penser   à  Adolphe.  Sans 

1.  Né  à  La  Rochelle  en  1820.  mort  en  1876.  —  Dominique  {{^^Tj. 


L  IMPRESSIONNISME  183 

<loute,  Adolphe  est  quelque  chose  de  plus  fort  et  de  plus  solide, 
de  plus  profond  dans  Fobservation  morale,  de  plus  serré  dans 
la  composition,  de  plus  sobre  encore  et  de  plus  intense  dans  le 
pathétique.  Mais  Dominique,  sans  compter  deux  ou  trois  scènes 
d'une  poignante  émotion,  a  plus  de  charme  et  de  douceur,  une 
mélancolie  subtile,  un  tour  de  rêverie  poétique,  une  grâce  sen- 
timentale que  nous  ne  trouvons  point  chez  Constant.  Quant  à  la 
situation,  le  roman  de  Fromentin  rappelle  la  Princesse  de 
Clèves;  et,  si  la  Princesse  de  Clèves  est  supérieure  à  Dominique 
par  son  élégante  simplicité,  par  sa  précision  lumineuse,  Domi- 
nique l'emporte  par  ce  que  la  psychologie  y  a  de  plus  détaillé, 
de  plus  nuancé,  de  plus  complexe.  Et,  très  fin  psychologue, 
Fromentin  est  aussi  un  peintre.  D'al)ord  ses  personnages  ne  sont 
pas  des  «  sujets  »  d'analyse  plus  ou  moins  abstraite;  ils  vivent, 
ils  ont  chacun  leur  fig-ure  individuelle,  marquée  de  traits  qui 
nous  la  rendent  visible.  Ensuite  ses  paysages  sont  achnirables 
de  vérité  sentie,  de  justesse  significative.  Ce  n'est  plus  ici  le  des- 
cripteur du  Sahara  ou  du  Sahel  avec  ses  teintes  ardentes.  Chan- 
geant de  pays,  il  a  changé  aussi  de  manière.  Les  paysages  de 
Dominique  ont  une  fraîcheur,  une  finesse  exquise,  ils  allient  à 
la  netteté  vive  et  pittoresque  je  ne  sais  quoi  d'adouci,  de  voilé, 
die  mystérieux,  qui  convient  soit  au  caractère  de  la  contrée  où  se 
passe  l'histoire,  soit  aux  sentiments  des  personnages  eux-mêmes. 
Il  y  a  dans  le  roman  beaucoup  de  morceaux  descriptifs  qu'on 
pourrait  citer  comme  des  chefs-d'œuvre.  Mais  ils  y  perdraient, 
car  c'est  un  des  plus  excellents  mérites  de  Dominique,  que  les 
descriptions  se  fondent  trop  bien  avec  le  récit  et  l'analyse  pour 
en  être  détachées  sans  dommage. 


///.  —  L'Impressionnisme. 

Presque  tous  les  romanciers  dont  nous  avons  à  parler  sont 
des  naturalistes.  Mais  il  faut  d'abord  faire  entre  eux  une  distinc- 
tion essentielle,  car  certains,  qu'on  appelle  de  ce  nom,  méritent  • 
plutôt  celui  d'impressionnistes.  Or,  sur  bien  des  points,  l'im- 
pressionnisme s'oppose  au  naturalisme.  Tandis  que  le  natura- 
lisme poursuit  une  vérité  objective,  absolue,  indépendante  du 


184  LK   IIUMAX 

«  moi  »,  riinpressioniiisine  prétend  interpréter  la  nature  et  non 
la  reproduire.  Prenons  le  terme  au  sens  le  plus  simple  et  n'y 
cherchons  pas  autre  chose  que  ce  qu'il  laisse  tout  d'abord 
entendre  :  un  impressionniste  est  celui  qui  traduit  ses  impres- 
sions. Il  s'agit  sans  doute  des  impressions  que  la  réalité  fait 
naître;  mais  cette  réalité,  l'impressionniste  ne  la  considère  que 
comme  un  moyen;  il  a  pour  véritable  objet  de  s'exprimer  soi- 
même.  C'est  ce  qui  nous  apparaîtra  clairement  chez  les  princi- 
paux représentants  du  genre,  qui  sont  les  Concourt  et  Daudet. 
Les  Goncourt.  —  Les  Concourt  '  se  sont  fait  honneur  d'avoir 
inventé  non  seulement  le  «  japonisme  »,  dont  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  de  parler,  et  F  «  écriture  artiste  »,  dont  nous  parlerons 
tout  à  l'heure,  mais  encore  la  vérité  littéraire.  Une  telle  assertion 
ne  laisse  pas  de  nous  surprendre.  On  peut  dire  néanmoins  que, 
même  après  Madame  Bovarij,  pour  ne  pas  remonter  au  delà, 
leurs  premiers  romans  apportaient  quelque  chose  de  nouveau, 
sinon  la  vérité  dans  l'art,  beaucoup  plus  ancienne  qu'ils  ne 
croyaient,  du  moins  une  certaine  vérité  spéciale  et  technique. 
Les  deux  frères  se  donnaient  volontiers  comme  des  historio- 
graphes, des  psychologues  et  des  physiologistes.  Ce  ne  sont  pas 
des  romans  qu'ils  prétendaient  faire,  mais  des  études.  Germinie 
Lacerleuxt  La  clinique  de  l'amour.  Madame  Gervaisais'^  Une 
monographie  de  la  religiosité  chez  la  femme.  Ils  se  sont  imposé, 
si  nous  les  en  croyons,  tous  les  «  devoirs  de  la  science  ».  Ils 
ont  les  premiers  conçu  la  littérature  comme  une  forme  de 
l'enquête  sociale,  et  en  ont  fixé  la  matière  dans  ce  qu'eux- 
mêmes  appelèrent  les  «  documents  humains  ».  Ils  ont  réduit 
au  minimum  la  «  fable  »  et  subordonné  l'ordonnance  géné- 
rale et  la  distribution  des  parties,  non  pas  au  «  drame  »,  qui 
pour  eux  est  négligeable,  mais  à  l'intérêt  proprement  documen- 
taire. Du  roman,  ils  ont  retranché  autant  que  possible  l'élé- 
ment romanesque. 

Germinie  Lacerleux  peut  bien  être  «  le  livre-type  qui  a  servi 

de  modèle  à  tout  ce  qui  a  été  fabriqué  depuis  sous  le  nom  de 

•  réalisme,    naturalisme,    etc.    »    (Préface   de    Chérie).   D'abord, 

d.  Kdmonil  de  Gonc.uurl.  né  à  Nancy  en  1822,  mort  ^n  IS'.iB;  Jnh^s  de  Goncourl, 
né  à  Paris  en  1830,  morl  en  1870.  —  Sœuv  PliUomène  (I8G1).  Renée  Mauperin  {\%U), 
Germinie  Lacerleux  (18Ga),  Madame  Gervaisais,  etc. 


L  IMPRESSIONNISME  185 

comme  étude  de  clinique  (mais  Sœur  Philomène,  à  vrai  dire, 
nétait  pas  autre  chose);  et  ensuite  parce  que  nous  y  trouvons 
pour  la  première  fois,  sinon  le  roman  du  peuple  de  Paris,  ce 
roman  que  sera,  dix  ans  plus  tard,  V Assommoir,  du  moins  la 
représentation  fidèle  de  personnages  empruntés  aux  «  basses 
classes  ».  Gela  aussi  est  caractéristique.  L'auteur  de  Madame 
Bovary  s'était  arrêté  à  la  petite  bourgeoisie  de  province  :  les 
Concourt  introduisirent  vraiment  dans  notre  littérature  roma- 
nesque ce  que  M.  Zola  nomme  «  le  héros  en  casquette  et 
l'héroïne  en  bonnet  de  linge  ».  On  sait  que  ce  «  livre-type  »  fit 
scandale;  il  mérite  aussi  de  faire  date. 

Pourtant,  quelques  sujets  qu'ils  traitent  et  quelques  person- 
nages qu'ils  mettent  en  scène,  les  Concourt  n'ont  rien  de  popu- 
laire. Aristocrates  par  leur  origine,  parleurs  goûts,  par  la  finesse 
de  leurs  sens,  cela  suffirait  déjà  pour  que  le  nom  de  naturalistes, 
dans  son  acception  ordinaire,  ne  pût  leur  convenir.  D'ailleurs 
ils  peignent  plus  souvent  les  mœurs  des  classes  riches  ou  culti- 
vées. Dans  la  préface  des  Frères  Zemgamno,  Edmond  explique 
pourquoi  tant  de  romanciers  s'attachent  au  laid  et  au  bas.  Pour- 
quoi? tout  simplement  parce  que  l'observation  en  est  plus  facile. 
A  ce  moment-là,  il  prépare  une  étude  de  la  haute  société  pari- 
sienne, étude  pour  laquelle  son  frère  et  lui-même  ont  mis  des 
années  à  recueillir  leurs  documents.  Après  les  Frères  Zem- 
gamno, «  tentative  dans  la  réalité  poétique  »,  il  nous  donnera 
cette  étude,  qui  est  Chérie.  Mais  Taristocratisme  natif  des  Con- 
court apparaît  en  des  livres  comme  Germinie  Lacerteux  ou  la 
Fille  Elisa  par  le  contraste  entre  le  fond  de  ces  livres,  milieux 
ou  figures,  et  les  subtils  raffinements  de  leur  forme. 

Si  même  les  Concourt,  comme  ils  le  déclarent,  ont  peint  la 
vie  vraie,  cela  sans  doute  est  bien  quelque  chose  de  naturaliste, 
ou  même  c'est  le  naturalisme  tout  entier.  Mais  qu'entendaient- 
ils  par  «  la  vie  »?  et  en  quoi  consiste  cette  «  vérité  »  (ju'ils  se 
glorifient  d'avoir  introduite  dans  le  roman?  Nous  remarquerons 
d'abord  que  presque  tous  leurs  personnages  sont  des  person- 
nages exceptionnels.  Or,  rien  de  plus  opposé  au  naturalisme, 
qui  a  pour  domaine,  non  point  le  rare  et  le  singulier,  mais  ce 
que  la  nature  otTre  de  plus  commun.  Ensuite  la  vérité  qu'ils 
nous  montrent,  c'est  en  général  —  sans  méconnaître,  dans  cer- 


186  LK   HOMAN 

tains  de  leurs  livres,  des  analyses  très  fines  (dans  Sœur  Philo- 
mène  par  exemple  et  dans  Madame  Gervaisais)  —  une  vérité 
superficielle,  toute  en  décors  et  en  costumes.  Leur  naturalisme, 
si  naturalisme  il  y  a,  s'en  tient  le  plus  souvent  à  la  peinture  des 
accessoires  :  nous  y  retrouvons  les  collectionneurs  de  bibelots 
et  les  amateurs  de  bric-à-brac.  On  sait  qu'ils  avaient  commencé 
par  des  travaux  historiques  :  ces  études  mêmes  nous  les  mon- 
trent préoccupés  de  tapisseries,  de  faïences,  s'intéressant  à  un 
menu  de  dîner  ou  à  un  échantillon  de  robe,  ce  qu'il  ne  faut  pas 
d'ailleurs  leur  reprocher,  mais  y  bornant  leur  curiosité  frivole,  '.m\ 

et  peu  capables  de  saisir,  dans  une  époque,  autre  chose  que  des 
reflets.  Ainsi  pour  la  réalité  contemporaine  :  ils  la  reproduisent 
surtout  par  ce  qu'elle  a  de  pittoresque,  et,  d'ordinaire,  n'en  ren- 
dent que  la  figure  extérieure. 

Des  <(  modernistes  »,  voilà  ce  que  sont  surtout  les  Concourt. 
Et  certes,  le  naturalisme  implique  de  soi  l'étude  et  la  représen- 
tation de  la  vie  contemporaine.  Seulement  ni  les  naturalistes  du 
xvu"  siècle  ni  les  nôtres  n'ont  réduit  leur  art  à  la  modernité. 
Par  delà  ce  qui,  dans  leurs  œuvres,  est  surtout  moderne,  je 
parle  de  la  mise  en  scène,  du  mouvement,  de  la  couleur,  il  y  a 
ce  qui  est  de  tous  les  temps,  ce  dont  la  vérité,  plus  intime  et 
plus  profonde,  ne  passe  pas.  «  On  ne  fait  bien,  disent  les  Con- 
court, que  ce  qu'on  a  vu.  »  La  maxime  semble  contestable,  car 
les  grands  peintres  de  la  vie  et  de  la  nature  humaine  possèdent 
un  sens  intuitif  en  vertu  duquel  ils  suppléent  aux  lacunes  iné- 
vitables de  l'observation.  Mais  du  reste  ce  qu'ont  vu  les  Con- 
court, ce  qu'ils  se  sont  attachés  à  peindre,  ce  n'est  guère  qu'une 
«  actualité  »  essentiellement  transitoire.  Eux-mêmes  remarquent 
que  la  littérature  moderne  diffère  surtout  de  l'ancienne  par  la 
substitution  du  particulier  au  g'énéral.  La  vérité  particulière, 
voilà  leur  objet  propre,  une  vérité  momentanée,  celle  de  la  sté- 
nographie et  de  la  photographie.  Et  elle  n'est  si  bien,  n'est  si 
complètement  la  vérité  toute  vive  et  toute  flagrante  d'aujour- 
d'hui que  par  la  notation  minutieuse  des  détails  qui,  demain, 
auront  péri.  Reconnaissons-leur  du  moins  le  mérite  d'avoir 
attrapé  au  vol,  avec  une  précision  extraordinairement  aiguë,  ce 
«  moderne  »  dont  ils  disaient  que  «  tout  est  là  ».  Aucun  écri- 
vain ne  donne  comme  eux  la  sensation  de  la  vie,  la  fiévreuse 


L  IMPRESSIONNISME  187 

sensation  d'une  vie  mobile,  inquiète,  formée  d'éléments  qui  se 
dissocient  avant  même  d'avoir  été  fixés  par  l'écriture. 

Un  tel  art  suppose  l'excitation  perpétuelle  des  nerfs.  C'est  leur 
propre  sentiment  que  les  Concourt  expriment  par  la  bouche 
d'un  de  leur  héros,  Charles  Demailly,  quand  ils  lui  font  dire  : 
«  Je  regarde  la  littérature  comme  un  état  violent  où  l'on  ne  se 
maintient  que  par  des  moyens  excessifs  ».  Il  y  a  des  écrivains 
dont  le  génie  consiste  dans  le  tempérament  harmonieux  des 
facultés.  En  quelque  siècle  qu'ils  aient  vécu,  à  quelque  race 
qu'ils  appartiennent,  ces  écrivains  sont  les  classiques.  «  J'appelle 
classique  le  sain  »,  disait  un  des  plus  grands.  Mais  le  sain,  pour 
employer  ce  mot  de  Gœthe,  répugne  aux  Concourt.  Un  beau  égal, 
sobre,  calme,  leur  semble  une  sorte  de  pensum.  Ils  ne  trouvent 
de  délicatesse  que  dans  le  raffinement,  d'énergie  que  dans  la 
crudité,  de  couleur  que  dans  le  papillotage,  de  vie  que  dans  la 
trépidation.  Ce  qui  est  uni  leur  paraît  monotone,  ce  (jui  est 
simple  leur  paraît  plat,  et  terne  ce  qui  n'a  pas  de  miroitement. 
Voyons  là  l'elTet  d'une  hyperesthésie  morbide.  Ils  se  félicitent 
moins  «  d'avoir  du  talent  »  que  d'être  «  des  vibrants  d'une 
manière  supérieure  ».  Leur  talent  est  tout  entier  dans  la  maladie 
nerveuse  qui  les  affine. 

Eux-mêmes  ne  l'ignoraient  pas.  Aussi  cultivèrent-ils  avec  soin 
leur  nervosité  native  et  ne  négligèrent-ils  aucun  moyen  de  s'en- 
tretenir dans  cet  état  d'exacerbation  saignante  qu'ils  considéraient 
comme  l'état  normal  de  l'artiste.  On  sait  que  le  plus  jeune  ne 
put  supporter  longtemps  un  tel  régime.  Mais,  en  sentant  l'ap- 
proche du  mal  qui  le  menace,  il  ne  s'arrête  ni  ne  se  donne 
relâche,  il  tend  au  contraire  tous  les  ressorts  de  sa  machine, 
il  pressure  avec  rage,  ne  voulant  })as  en  perdre  une  minute,  les 
dernières  heures  d'une  intelligence  qui  s'éteint.  Et  quand  Jules, 
vaincu  par  le  mal,  agonise,  Edmond  est  là,  son  carnet  à  la  main, 
notant,  pour  l'utilité  de  la  littérature,  les  dernières  convulsions 
de  son  frère  chéri. 

La  littérature!  C'est  elle  seule  qu'ont  aimée  les  Concourt. 
Ils  réalisèrent  mieux  que  nul  autre  écrivain  le  type  de  l'homme 
de  lettres.  Mieux  que  Flaubert  lui-même,  ou,  du  moins,  autre- 
ment, et  d'une  manière  plus  professionnelle  encore,  si  je  puis 
dire,  avec  ce  que  le  mot  laisse  entendre  non  pas  seulement  de 


188  LE  ROMAN 

travail  assidu  et  tenace,  de  rigoureuse  discipline  et  de  dures 
pratiques,  mais  aussi  de  préjug^és,  de  jalousies,  de  susceptibilités 
ombrageuses,  et  surtout  de  parfaite  indifférence  pour  les  senti- 
ments ou  les  idées  qui  n'ont  pas  de  rapport  avec  l'art,  avec  un 
art  considéré  comme  étant  sa  propre  fin,  réduit  à  n'avoir  d'autre 
matière  qu'une  modernité  spécieuse  et  fugace.  Les  Concourt 
ont  retranché  de  leur  vie  toutes  les  choses  étrangères  à  leur 
métier.  Aux  dîners  Magny,  tandis  que  le  bon  Flaubert  s'aban- 
donne et  se  déboutonne,  ils  prennent  des  notes.  Partout  et 
toujours  les  Concourt  sont  hommes  de  lettres.  Chez  eux,  le 
temps  que  leur  laisse  l'écriture,  ils  l'emploient  à  s'observer  et 
à  s'analyser.  Il  n'est  pas  jusqu'au  sommeil  dont  ces  «  forçats 
du  livre  »  ne  tirent  profit  en  épiant  leurs  rêves.  Mieux  vaut 
encore  ne  pas  dormir  :  ils  recherchent  l'insommie,  ils  l'entre- 
tiennent au  moyen  d'excitants  pour  avoir,  comme  eux-mêmes 
disent,  la  bonne  fortune  des  fièvres  de  la  nuit,  pour  se  ménager 
un  délire  lucide  qui  leur  paraît  éminemment  propice  à  la  fixa- 
tion rapide  et  vibrante  de  la  réalité  passagère.  Ce  culte  unique 
de  la  littérature,  très  méritoire  en  soi  ou  même  admirable, 
se  mêle  de  rites  maniaques,  de  puériles  superstitions  qui  en 
dénoncent  le  fanatisme  étroit  et  mesquin.  Là  encore  il  y  a  de 
la  maladie. 

Ne  demandons  pas  à  des  malades  comme  les  Concourt  une 
forme  d'art  régulière  et  méthodiquement  ordonnée.  Leurs  livres 
ont,  pour  la  plupart,  quelque  chose  de  fragmentaire  et  d'incohé- 
rent. L'unité  en  est  dans  le  rapport  (U^s  divers  chapitres  avec  un 
thème  commun,  la  représentation  des  mœurs  ])ropres  à  tel  ou 
tel  milieu.  Mais  ce  qui  serait  unité  s'il  s'agissait  d'une  étude, 
d'une  monographie  purement  descriptive  et  scientifique,  ne 
mérite  plus  ce  nom  quand  il  s'agit  d'une  œuvre  d'art.  A  l'unité 
de  l'œuvre  d'art  se  substitue  un  assemblage  de  parties  indépen- 
dantes et  détachées  qui  n'ont  entre  elles  aucune  suite.  N'osant 
supprimer  la  «  fabulation  »,  comme  ils  disent  dédaigneusement, 
les  Concourt  ne  veulent  pas  du  moins  qu'elle  les  asservisse  à 
une  continuité  monotone.  Quand  ils  n'attendent  pas,  pour  com- 
mencer leur  récit,  d'en  être  à  la  moitié  du  roman,  ils  ne  se 
font  aucun  scrupule  de  suspendre  l'action,  de  l'interrompre  par 
des  tableaux  épisodiques  et  des  scènes  adventices  ([ui  la  laissent 


L  IMPRESSIONNISME  189 

au  même  point.  Leur  impatience  répugne  à  toute  teneur;  ils 
procèdent  par  soubresauts  et  par  zigzags  sans  se  soucier  des 
lacunes,  sans  se  demander  seulement  si  le  lecteur  les  suit.  Dans 
leurs  romans  les  moins  désordonnés,  dans  Germinie  Lacerleiix, 
par  exemple,  et  Sœur  Philomène,  la  composition  admet  encore 
bien  des  hors-d'œuvre,  subit  bien  des  beurts.  Cela  n'est  pas 
ennuyeux,  et  même  cela  sans  doute  a  quelque  chose  de  vif, 
d'imprévu,  d'approprié,  si  l'on  veut,  aux  hasards  et  aux  incohé- 
rences de  la  nature.  Mais,  si  nous  ne  devons  pas  exiger  du 
romancier,  quand  il  peint  les  mœurs  et  non  pas  les  caractères, 
une  métbode  trop  rigoureuse,  si  nous  ne  demandons  pas  à  son 
œuvre  une  rectitude,  une  cohésion  qui  la  rendraient  plus  ou 
moins  contrainte  et  factice,  des  notes  et  des  croquis  tant  bien 
que  mal  juxtaposés,  comme  c'est  le  cas  de  Charles  Dernailly  et 
de  Manette  Salomon,  pourront  bien  faire  un  livre  plus  vivant, 
plus  pittoresque,  plus  suggestif  que  la  narration  suivie  et  régu- 
lière de  telle  ou  telle  «  bistoire  »  :  ils  ne  feront  jamais  ce  qu'on 
nomme  un  roman. 

Dans  r  «  écriture  .uiiste  »  des  Goncoui't,  nous  retrouvons 
encore  cette  nervosité  qui  leur  est  propre.  La  structure  de  leurs 
phrases  ressemble  à  celle  de  leurs  livres.  Même  aversion  pour 
la  régularité,  même  dédain  de  l'ordre  logique,  môme  goût  de 
l'accident,  du  discontinu,  de  l'inattendu.  Leur  unique  objet,  c'est 
de  peindre  l'impression.  On  dirait  comme  une  mimique.  Ils 
assujettissent,  ils  sacrifient,  si  besoin  est,  toutes  les  autres  qua- 
lités du  style  à  cette  qualité  par  excellence  :  la  vie.  Ils  se  font  un 
jeu  de  violer  la  grammaire,  de  bousculer  le  vocabulaire,  d'in- 
sulter aux  traditions  et  aux  convenances  de  notre  langue.  Que 
leur  importe  l'harmonie,  la  netteté,  la  correction  elle-même?  ils 
veulent  que  leur  écriture  rende  le  mouvement  et  la  couleur  des 
choses.  Non  moins  stylistes  que  Gustave  Flaubert,  ils  le  sont 
tout  difTéremment.  Ce  rhétoricien  façonne  ses  phrases  sur  des 
types  convenus,  en  raccourcit  ou  en  allonge  les  divers  membres 
sans  autre  souci  que  celui  de  l'équilibre,  d'une  cadence  agréable 
à  l'oreille.  Il  observe  religieusement  les  règles.  Il  n'ose  hasarder 
un  vocable  nouveau,  risquer  une  syntaxe  insolite.  Ce  qu'il 
appelle  ses  affres,  ce  n'est  pour  lui  que  l'inquiète  préoccupation 
de  ne  pas  répéter  un  mot  ou  d'éviter  un  hiatus.  Pour  les  Gon- 


190  LE  ROMAN 

court,  au  contraire,  toutes  les  fautes  de  style  auxquelles  l'auteur 
de  Madame  Dovarif  faisait  la  chasse  devic^nnent  des  qualités  si 
elles  les  aident  à  traduire  leurs  sensations  avec  plus  de  relief,  à 
en  donner  une  image  plus  précise  et  plus  \i\e.  Et  il  faut  bien 
reconnaître  que  la  prose  française  n'est  chez  nul  autre  écrivain 
aussi  souple,  aussi  nuancée,  aussi  pittoresque,  dans  le  sens  propre 
du  terme,  aussi  riche  en  effets.  Le  frisson  même  des  choses  vues 
et  senties  court  à  travers  ces  phrases  cahotantes.  Lanirue  admi- 
rable par  sa  force  expressive,  mais  instable,  biscornue  et  con- 
tournée; merveilleusement  vivante,  mais  dont  la  vie  s'accuse 
troj)  souvent  par  des  g'rimaces. 

Alphonse  Daudet.  Son  art.  —  Nous  pourrions  caracté- 
riser Alphonse  Daudet  '  presque  tout  entier  par  des  traits  qui 
se  rapportent  à  sa  personne  la  plus  intime.  Ce  que  Daudet  met 
dans  ses  livres,  ce  n'est  pas  seulement  une  merveilleuse  sensibi- 
lité (l'artiste,  c'est  encore  son  émotion,  c'est  sa  tendresse,  son 
ironie,  sa  pitié.  Entre  tous  les  romanciers  qui  s'inspirent  de  la 
réalité  ambiante,  nul  n'en  a  donné  une  expression  plus  indivi- 
duelle en  môme  tem[)S  que  plus  directe. 

Voyez  d'abord  son  procédé  d'élaboration.  Lui-même  l'a  sou- 
vent indiqué.  En  quelque  lieu  qu'il  se  trouve,  dans  la  rue  ou 
dans  un  salon,  il  note  les  détails,  les  particularités  qui  le  frap- 
pent. Toujours  à  l'affût,  il  ne  laisse  passer  devant  lui  sans  le 
retenir  aucun  air  de  visage  caractéristique,  aucun  mot  sig^nifi- 
catif,  aucune  intonation  qui  révèle  l'àme.  C'est  là  un  instinct 
et  comme  un  besoin  de  sa  nature.  De  même  qu'un  peintre  a  ses 
albums  d'esquisses,  il  avait  son  calepin,  véritable  répertoire  de 
ligures  croquées  sur  le  vif.  Veut-on  quelques  lignes  tirées  d'un 
de  ces  petits  cahiers?  Voici  Marseille,  un  fouillis  bruyant  et 
pittoresque  :  «  Des  cris  dans  toutes  les  langues  sonores,  Grecs, 
Maltais,  Italiens,  Provençaux.  Des  cloches,  tambours,  clairons 
des  ports,  cris  des  marchands  de  coquillages.  Au  bas  de  l'hôtel, 
un  oiselier.  Oiseaux  des  îles,  kakatoès  dans  des  cages  sur  la 
porte,  des  mouettes,  miaulements,  et,  de  temps  en  temps,  le 
rauque  mugissement  d'un  transatlantique,  pressant  la  mer  bleue 

1.  Né  à  Nimes  en  1840,  mort  en  1898.  —  Contes  du  lundi  (1873),  Fromont  jeune 
et  liisler  aine'  (1874),  le  Nabab  (1877),  les  Rois  en  exil  (1879)  l'Évanf/éliste  (1883), 
Sapho  (1884). 


L  IMPKESSIONNISMK  19i 

comme  une  eau  de  teinture,  rebroussée  de  vagues.  Des  forêts  de 
mâts  en  paquet,  en  écheveau.  La  rade,  les  îles,  rochers  gris, 
brume  soufrée  des  ports  de  mer,  navires  (pii  partent,  voiles, 
fumées  qui  s'envolent,  les  phares  qui  s'allument,  et,  dans  la 
nuit,  on  entend  un  rauque  mugissement,  la  voix  des  voyages.  » 

En  noircissant,  comme  il  dit,  ses  calepins,  Daudet  ne  songe 
point  à  la  préparation  de  tel  travail.  Le  livre  dans  lequel  trou- 
veront place  les  notes  prises,  il  ne  sait  pas  encore  quel  en  sera 
le  sujet.  Ces  notes  sont  moins  des  documents  que  des  impressions. 
Il  les  a  recueillies  sans  méthode  et  sans  suite.  Aucune  préoccu- 
pation antérieure  pas  plus  qu'aucune  théorie  ou  qu'aucun  sys- 
tème n'en  altère  la  sincérité  toute  primesautière.  Ses  romans  ne 
dérivent  pas  d'une  conception  abstraite.  Quand  une  figure  a  par- 
ticulièrement attiré  son  attention,  cette  figure,  autour  de  laquelle 
les  notes  s'amassent,  éveille  dans  son  esprit  l'idée  de  quelque 
livre  où  elle  jouera  le  principal  rôle.  Parfois  même,  un  livre 
commencé,  voilà  l'idée  d'un  autre  qui  se  met  à  la  traverse.  Il 
quitte  le  Nabab  pour  Jack,  et  je  ne  sais  plus  quel  travail  en 
train  pour  VEvangéliste.  Il  pari  sur  la  nouvelle  piste  avec  impa- 
tience, avec  fièvre.  Il  a,  en  écrivant,  des  frémissements  au  bout 
des  doigts.  Il  «  grossoie  »  tout  d'abord  une  sorte  de  brouillon 
hàtif,  cahotant,  hérissé  d'anacoluthes,  incorrect,  à  peine  ponctué, 
presque  illisible  pour  un  autre  que  lui.  Là,  ce  trouvère,  comme 
il  se  nomme,  lâche  la  bride  à  l'improvisation  sans  aucun  souci 
de  la  grammaire.  Plus  tard  viendra  «  la  partie  douloureuse  du 
travail  »,  celle  de  la  mise  au  point.  Conservait-il  son  premier 
manuscrit?  Rien  ne  serait  plus  intéressant  que  d'y  saisir,  d'y 
surprendre  l'inspiration  toute  vive.  Mais,  jusque  dans  le  texte 
définitif,  on  devine  encore  ce  jaillissement  de  la  verve. 

Avant  de  faire  des  romans,  Daudet  fit  des  contes.  Quelques- 
uns  sont  tout  fictifs  ;  ce  qui  nous  y  charme,  c'est  la  fantaisie  du 
trouvère.  Le  plus  grand  nombre  unissent  la  réalité  à  la  poésie, 
ou  plutôt  ne  sont  que  la  réalité  même  vue  et  sentie  par  un 
poète.  Bientôt  son  talent  devait  se  donner  plus  libre  carrière,  se 
déployer  avec  plus  de  vigueur  et  d'ampleur;  il  ne  fut  jamais 
plus  fin,  plus  gracieux,  plus  exquis. 

En  élargissant  son  cadre,  en  passant  du  conte  au  roman,  il 
ne  changera  point  de   méthode.  Les  contes,  pour  la   plupart, 


192  LE   ROMAN 

mettent  en  œuvre  une  scène  dont  lui-môme  cavait  été  témoin, 
tlxent  une  impression  pittoresque  ou  sentimentale.  Lorsqu'il 
compose  un  roman,  il  ne  fait  souvent  que  juxtaposer  des  sujets 
de  conte,  en  leur  doimant  un  centre  commun.  De  là  ce  (pie  ses 
livres  ont  d(*  peu  rii^oureusement  composé.  Deux  au  moins 
font  exception,  V Evangéliste  et  Saplio,  dont  l'unité,  au  con- 
traire, est  très  forte.  Mais  presque  tous  les  autres  manquent  de 
liaison  et  de  teneur.  Voyez  seulement  la  table  des  matières  du 
Nabab  :  Un  Début  dans  le  monde,  la  Famille  Joyeuse,  Jansoulet 
cbez  lui,  les  Fêtes  du  bey,  Une  élection  corse,  l'Exposition,  etc. 
Certains  s'épar{)illent  autour  de  la  donnée  principale.  L'auteur 
a  voulu  mettre  à  profit  trop  de  notes;  ce  qui  est  accessoire 
empiète  parfois  sur  c(^  qui  est  essentiel.  Nous  trouvons  dans 
les  Rois  en  exil,  dans  Nu)ua  Roumeslan,  même  dans  llmmortel, 
une  multitude  de  personnai^es,  quelques-uns  si  peu  nécessaires 
qu'on  pourrait  raconter  l'histoire  sans  les  nommer,  une  foule 
d'épisodes,  qui  sans  doute  prêtent  à  ces  livres  beaucoup  de 
mouvement  et  de  variété,  mais  qui  ont  le  tort  soit  de  rompre 
la  suite,  soit,  tout  au  moins,  de  disséminer  l'attention.  C'est  le 
défaut  de  l'impressionnisme.  Lisez  le  pi'emier  chapitre  du 
Nabab  :  Jcnkins  chez  lui,  Jenkins  à  l'hôtel  de  Mora,  Jenkins 
chez  Félicia  Ruys,  Jenkins  dans  l'atelier  d'André  Maraime,  au- 
dessus  des  Joyeuse.  Le  l)on  docteur  fait  une  tournée  de  visites. 
Eh  bien,  c'est  à  peu  près  ainsi  que  le  Nabab  nous  promènera 
tout  le  temps  d'un  endroit  à  l'autre.  Si  l'Evanr/éiiste  et  Sapho 
sont  d'une  contexture  plus  serrée,  c'est  que  le  premier  de  ces 
deux  livres,  fait  d'ailleurs  très  vite  et  sous  l'empire  d'une  vive 
émotion,  a  pour  objet  une  étude  d'âme,  et  que  le  second  procède 
d'une  idée  générale  qui  en  régit  tout  le  dévelopj)ement.  Les 
autres  livres  de  Daudet  ne  se  proposent  que  la  peinture  de  la 
société  contemporaine.  Il  n'importe  guère  que  les  épisodes  s'y 
multiplient,  fût-ce  aux  déi)ens  d'une  certaine  cohésion.  L'unité 
ne  fait  pas  défaut  :  elle  a  siniplement  des  interstices;  et  d'ail- 
leurs les  épisodes  eux-nuMnes  concourent  à  l'efTct  d'ensemble,  à 
la  signification  morale  du  tableau. 

Toute  œuvre  d'art  a  sa  logique  :  chez  Daudet,  cette  logique 
sait  s'accommoder  aux  complications,  aux  incidents,  aux 
caprices  de  la  réalité  ;  elle  n'afiecte  pas  une  sèche  rectitude,  elle 


ALPHONSE     DAUDET 

d'après  un  cliché  photographique  de  Nadar 


Hist.  de  la  Langue  et  de  la  Litt.  Fr.,  T.  VIIJ,  Ch.  IV  Armand  Colin  &  Ci^  Éditeurs,  Paris 


L  IMPRESSIONNISME  193 

admet  des  relâchements  et  comme  qui  dirait  des  inflexions. 
D'autres  éliminent  les  détails  qui  ne  sont  pas  indispensables  au 
développement  d'un  sujet  fixé  d'avance  avec  une  certitude  pré- 
cise et  circonscrite  avec  une  jalouse  rigueur.  Louons  chez  eux 
la  force  d'abstraction,  la  puissance  de  concentration.  Mais  si 
leurs  œuvres  ont  je  ne  sais  quoi  de  raide  et  de  mécanique,  où  se 
marque  trop  visiblement  le  travail  de  l'auteur,  gardons-nous 
d'exclure  une  forme  d'unité  moins  étroite  qui  ne  prend  pas  à 
tâche  de  contraindre  la  nature,  qui  lui  laisse  quelque  aisance 
dans  ses  démarches  ou  môme  quelque  liberté  dans  ses  jeux. 

L'imagination  de  Daudet  ne  consiste  point  à  inventer  des 
faits  ou  des  ])ersonnages  :  il  se  figure  avec  une  vivacité  extraor- 
dinaire ce  qui  a  passé  sous  ses  yeux.  Merveilleux  de  réalité 
tout  actuelle,  les  tableaux,  chez  lui,  n'ont  pas  la  perfection 
arrêtée  et  stricte  que  Flaubert  donnait  aux  siens.  Il  attrape  au 
vol  les  moindres  détails  et  les  fixe  dans  leur  mol)ilité  même. 
Cela  vibre  encore;  on  sent  l'air  frémir  et  chatoyer  la  lumière. 

Quant  aux  figures  humaines,  je  ne  sais  si  Daudet  a  jamais 
eu  son  égal  pour  la  vérité  pittoresque  des  portraits,  pour  le 
talent  de  rendre  la  physionomie,  l'attitude,  le  costume.  Et  ce 
n'est  pas  à  dire  que,  comme  certains  «  psychologues  »  l'ont 
insinué,  il  manque  de  «  psychologie  ».  Nous  ne  trouvons  pas 
chez  lui  cette  psychologie  froide  et  pédantesque  qui  consiste 
dans  les  réflexions  de  l'auteur;  et  si,  pour  être  un  psycho- 
logue, il  faut  nous  expliquer  avec  minutie  chaque  pas,  chaque 
geste  d'un  fantoche,  substituer  à  l'action  de  fastidieux  com- 
mentaires, Daudet  ne  mérite  pas  ce  nom.  Mais  peut-être  y 
a-t  il  une  différence  à  faire  entre  un  roman  et  un  traité  anato- 
mique.  La  psychologie  de  Daudet,  comme  ses  descriptions,  est 
vivante.  Elle  fait  corps  avec  les  personnages,  elle  se  tiaduit  par 
leurs  actes  et  par  leurs  paroles.  Tel  mot  vaut  mieux  qu'une 
longue  dissertation.  Rappelez-vous  celui  de  Delobelle  à  l'enter- 
rement de  sa  fille  :  «  Il  y  a  deux  voitures  de  maître.  »  Quelle 
planche  d'anatomie  illustrerait  mieux  l'àme  du  cabotin? 

Beaucoup  des  figures  innombrables  que  Daudet  a  mises  en 
scène  sont  passées  à  l'état  de  types.  «  La  vraie  joie  du  roman- 
cier, a-t-il  dit  lui-même,  restera  de  camper,  à  force  de  vraisem- 
blance, des  types  d'humanité  qui  circulent  désormais  dans  le 

Histoire  de  la  langue.  VllI.  1«> 


194  LE  ROMAN 

monde.  »  La  vraie  joie  du  romancier,  et  aussi  son  titre  supé- 
rieur. Il  y  a  là  une  véritable  création.  Après  Balzac,  Daudet  est 
certainement  celui  qui  aura  créé  le  plus  de  ces  personnages 
représentatifs  et  génériques.  C'est  Tartarin,  avec  sa  bonne 
face  et  ses  terribles  roulements  d'yeux,  Tartarin,  mélange  de 
candeur  et  de  rouerie,  de  jovialité  familière  et  de  théâtrale 
vantardise,  à  la  fois  aventureux  et  couard,  farouche  et  débon- 
naire, grotesque  et  sympathique;  c'est  Monpavon,  c'est  Sidonie 
Chèbe,  c'est  Delobelle,  Sapho,  d'Argenton,  et  combien  encore, 
dont  le  nom  seul  évoque  tout  un  portrait. 

Le  don  de  la  vie,  voilà  la  supériorité  de  Daudet.  Son  style 
môme  ne  se  soucie  que  de  la  rendre.  Ce  style,  créé  d'instant  en 
instant,  subordonne  la  forme  de  notre  langue  au  besoin 
d'exprimer  la  sensation  tout  immédiate  dans  son  originelle 
vivacité.  Comme  celui  des  Concourt,  il  multiplie  les  ellipses,  les 
anastrophes,  les  suspensions,  les  alliances  de  mots  imprévues,  il 
demande  à  tous  les  vocabulaires  leurs  termes  les  plus  signifi- 
catifs, il  se  modèle  sur  la  figure  môme  des  choses,  il  n'a  d'autre 
rythme  que  celui  des  impressions  successives.  Il  est  toujours  en 
mouvement.  Son  agilité  semble  parfois  un  peu  fébrile.  Nous 
éprouvons  quelque  inquiétude,  nous  avons  peur  que  la  phrase  ne 
trouve  pas  son  équilibre.  Mais,  si  moderne  que  soit  Daudet  par 
sa  nervosité  frémissante,  il  n'y  en  a  pas  moins  chez  lui  un  latin, 
presque  un  classique,  qui  concilie,  jusque  dans  ses  licences,  le 
souci  de  l'expression  vivante  avec  le  goût  de  la  mesure  et  le 
sens  d'une  juste  discipline.  Quelques  lignes  de  lui  se  recon- 
naissent à  l'instant,  car  il  n'a  eu  que  des  imitateurs  maladroits, 
son  style  étant  du  reste,  comme  parlait  Montaigne,  consub- 
stantiel  à  l'auteur,  étant  l'auteur  même.  Et  ce|)endant  on  ne 
pourrait  dire  que  ce  style  rompe  avec  la  tradition.  Il  ne  se 
déhanche  ni  ne  grimace.  Il  s'arrête  juste  au  point  oii  les  qualités 
dégénéreraient  en  défauts. 

Sa  sensibilité.  —  Qui  dit  impressionniste,  dit  par  là  môme 
impressionnable.  Cette  impressionnabilité,  si  vive  chez  Daudet, 
n'airecte  pas  seulement  ses  nerfs.  Chez  lui  le  sentiment  ne  le 
cède  en  rien  à  la  sensation.  Il  ne  prétend  pas  d'ailleurs  rester 
absent  de  son  œuvre.  Comment  pourrait-il  s'y  contraindre?  Le 
premier  récit  qu'il  lit  paraître  est  une  sorte  d'autobiographie, 


L  IMPRESSIONNISME  195 

et,  (lej)Liis  le  Petit  Chose,  il  a  pris  plus  d'une  fois  le  public  pour 
confident  de  ses  souvenirs  ou  de  ses  rêves.  Mais,  quand  il  ne  se 
raconte  pas  lui-même,  ceux  dont  il  raconte  Thistoire  émeuvent 
toujours  sa  sympathie.  C'est  en  les  aimant  qu'il  nous  les  fait 
aimer.  Nous  le  sentons  derrière  eux  qui  se  réjouit  de  leurs  joies 
et  s'attriste  de  leurs  tristesses.  Souvent  même  il  lui  arrive 
d'intervenir,  d'exprimer  son  émotion  directement.  Il  prend 
volontiers  le  lecteur  à  témoin.  Parfois,  c'est  un  mot  en  aparté, 
une  interjection  qui  lui  échappe.  Ailleurs,  il  interpelle  un  per- 
sonnag^e  :  «  Ah!  pauvre  lille,  tu  croyais  que  c'était  facile  de  s'en 
aller  de  la  vie...  »  Ou  bien  encore,  il  répète  deux  ou  trois  fois 
une  sorte  de  refrain  tout  lyrique  :  «  Monsieur  le  marquis  de 
Monpavon  marche  à  la  mort.  » 

Sans  doute  il  y  a  plus  de  force  dans  l'impersonnalité.  Un 
roman  tel  que  Madame  Bovari/,  où  l'auteur  ne  laisse  rien 
paraître  de  soi,  est  d'une  beauté  plus  sévère  et  jdus  imposante. 
Pourtant  ce  roman  même,  chef-d'œuvre  de  l'art  impassible,  ne 
sommes-nous  pas,  dans  certaines  scènes,  tentés  de  lui  reprocher 
sa  froideur  contrainte  et  presque  sa  cruauté?  Rien  d'agaçant 
comme  le  romancier  qui  commente  à  chaque  pas  les  faits  et 
gestes  do  ses  personnag"es,  approuve  celui-ci,  gourmande  celui- 
là,  et  dont  la  sensibilité  jette  sans  cesse  de  petits  cris.  Mais 
faut-il  se  retrancher  dans  une  indifférence  farouche?  Un  auteur 
cesse-t-il  d'être  un  homme?  Pourquoi  lui  en  vouloir,  si  son 
«  humanité  »  se  trahit,  çà  et  là,  par  une  marque  involontaire 
d'affection,  par  un  g'este  de  style,  par  un  tremblement  de  la 
voix?  Le  danger,  c'est  de  témoigner  pour  ses  héros  plus  d'inté- 
rêt qu'on  n'en  n'excite  chez  le  lecteur.  Avec  Daudet,  ce  danger 
n'est  pas  à  craindre.  Nous  lui  savons  gré  de  s'attendrir  parce  que 
nous  sommes  nous-mêmes  émus,  et  nous  l'accuserions  de  séche- 
resse s'il  restait  impassible. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  la  pitié  que  Daudet  décèle  son 
«  moi  »,  c'est  encore  par  l'ironie.  L'ironie  de  Daudet  se  fait 
acerbe  contre  les  cuistres,  les  charlatans,  les  cagots.  Le  plus 
souvent  elle  est  indulgente.  Nous  sentons  chez  lui  une  com- 
plaisance secrète  pour  les  Tartarin  et  les  Roumestan  ;  il  leur 
pardonne  bien  des  travers  en  faveur  de  leur  bonhomie  et  de 
leur  cordialité  plantureuse.  Enfin  cette  ironie  peut  aussi  n'être 


196  LE  ROMAN 

qu'une  forme  détournée  de  la  compassion.  Daudet  a  l'àme 
tendre.  De  bonne  heure  le  Petit  Chose  a. connu  la  souffrance. 
Un  précoce  apprentissage  de  misère  et  d'humiliation  aurait  pu 
aigrir  son  àme;  il  ne  fit  que  le  rendre  plus  sensible  aux  maux 
des  autres. 

En  un  temps  de  misanthropie  chagrine  ou  brutale,  Alphonse 
Daudet  est  foncièrement  optimiste.  On  lui  a  fait  même  un  criine 
d'embellir  certaines  de  ses  figures  avec  trop  de  prédilection. 
Rappelez-vous  par  exemple  le  docteur  Ilivals,  ou,  dans  un  autre 
genre,  Elysée  Méraut.  De  tels  personnages  ont-ils  quelque  chose 
de  convenu?  C'est  possible.  Mais,  notons-le  bien,  le  moindre 
trait  de  réalité  vulgaire  ou  mesquine  en  altérerait  tout  de  suite, 
en  dénaturerait  la  physionomie.  11  n'est  pas  défendu  au  roman- 
cier de  mettre  en  scène  de  braves  gens  ou  même  des  héros,  tant 
que  l'humanité  en  fournit  encore  quelques  spécimens.  Si  le  doc- 
teur Rivais  démentait,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  sa  bonté  d'âme, 
ou  Elysée  Méraut  son  chevaleresque  dévouement,  qui  ne  sent 
qu'il  y  aurait  là  une  discordance,  et,  sous  prétexte  de  vérité,  un 
ton  faux?  Dans  tous  ses  livres,  Daudet  réserve  une  place  au 
bien.  Ce  n'est  pas  un  effet  d'opposition  qu'il  recherche.  Il  ne 
veut  pas  seulement  reposer  ses  lecteurs.  Si,  comme  dans  Fro- 
monl  jeune  et  Risler  aîné,  comme  dans  le  Nabab  ou  les  Rois  en 
exil,  il  peint  l'intrigue,  la  corruption,  la  luxure,  lui-même 
éprouve  le  besoin  de  respirer  par  moments  une  autre  atmo- 
sphère; c'est  pour  sa  propre  satisfaction  qu'il  se  ménage  dans  un 
petit  coin  du  tableau,  le  spectacle  rafraîchissant  de  mœurs  pures 
et  dames  douces  ou  nobles.  11  fait  là,  peut-être,  preuve  de 
quelque  faiblesse.  Les  autres  parties  de  ses  livres,  celles  où  se 
décliaînent  l'avarice  et  la  convoitise,  sont,  comme  on  dit,  plus  ' 
fortes.  Mais  sont-elles  plus  vraies?  Tout  réaliste  ne  fait  [)as 
nécessairement  profession  de  pessimisme.  Nous  avons  un  pen- 
chant instinctif  à  tenir  le  vice  pour  réel,  à  taxer  aussitôt  toute 
vertu  de  convention  et  de  poncif.  Et  cependant,  ne  peindre  que 
le  mal,  c'est  donner  de  la  vie  une  idée  incomplète,  et,  par  suite, 
mensongère.  Daudet  fait  au  bien  sa  juste  place.  Souvent  il  a 
démasqué  l'hypocrisie;  ne  lui  reprochons  pas  d'avoir  parfois 
montré  ce  que  pouvaient  masquer  de  tendresse  les  dehors  de  la 
méchanceté,  de  l'envie  et  de  la  haine.  (On  se  souvient  peut-être 


L  IMPRESSIONNISME  197 

(lu  caricaturiste  lîixiou,  clans  le  portefeuille  duquel  se  décou- 
vrent, au  lieu  de  charges  féroces,  les  lettres  de  sa  petite  fille  et 
une  mèche  de  fins  cheveux.)  Ses  œuvres  nous  font  connaître 
des  personnages  aussi  vicieux,  aussi  dépravés  qu'il  y  en  a  dans 
celles  des  pessimistes;  mais  si  elles  n'excluent  pas  de  parti  pris 
tout  élément  de  bonté,  de  vertu,  de  noblesse  morale,  nous  l'en 
trouverons  à  la  fois  plus  humain  et  plus  vrai. 

Alphonse  Daudet  unit  dans  une  mesure  exquise  la  poésie  à 
l'observation.  Il  a  le  don  des  larmes,  et  rien  n'égale  la  grâce 
de  son  sourire.  Tendresse  et  ironie,  émotion  et  gaîté,  force  et 
grâce,  la  fantaisie  ailée  et  l'exactitude  scrupuleuse,  la  virtuo- 
sité d'un  styliste  et  la  spontanéité  d'un  improvisateur,  on  ne 
voit  pas,  entre  tant  de  traits  également  propres  à  le  définir, 
celui  qui  caractériserait  le  mieux  son  talent.  Aussi  bien  il  y 
aurait  manque  de  goûta  emprisonner  ce  génie  si  libre,  si  souple, 
dans  une  étroite  formule.  Disons  que  Daudet  est  justement,  de 
nos  romanciers  modernes,  le  plus  riche  et  le  plus  complet.  Lui 
seul  a  trouvé  le  secret  de  plaire  à  tous  les  publics;  lui  seul  inté- 
resse, émeut  les  âmes  simples,  sans  qu'y  perdent  rien  ni  la  pré- 
cision rigoureuse  de  son  analyse,  ni  l'exquise  distinction  de  sa 
facture.  Non  moins  artiste  que  Flaubert,  populaire  comme  un 
Dumas.  Ses  œuvres  sont  aussi  bien  celles  de  son  cœur  que  de 
son  génie.  Il  y  a  des  écrivains  qu'on  admire  et  d'autres  que  l'on 
aime;  il  y  en  fort  peu  qui  se  fassent  à  la  fois  aimer  et  admirer. 
Alphonse  Daudet  est  de  ceux-là.  Tous  les  admirateurs  que  son 
génie  lui  a  valus,  son  cœur  les  lui  a  faits  amis. 

M.  Pierre  Loti.  —  «  Je  me  déclare  incapable  de  vous  ranger 
dans  une  classe  d'écrivains  quelconque,  se  fait  dire  Loti  *  par 
son  ami  Plumkett  {Fleurs  d'ennui)  ;  vous  êtes  très  personnelle- 
ment vous,  et  nul  ne  pourra  jamais  vous  donner  un  nom,  et  on 
se  trompera  toujours  en  vous  appliquant  une  appellation  con- 
nue. »  Peut-être,  à  ce  moment-là,  le  mot  d'impressionniste 
ne  s'employait-il  pas  encore.  Si  Loti  est  très  personnellement 
lui-même,  c'est  justement  la  raison  pour  laquelle  aucune  autre 
appellation  ne  saurait  mieux  lui  convenir. 

Voici,  d'abord,  quelque  chose  de  rare  ou  même  quelque  chose 

1.  Pseudonyme  de  M.  Julien  Viaud,  né  à  Rochefort  en  1850.  —  Le  Mariage 
de  Loti  (1880),  Mon  frère  Yves  (1883),  Pécheur  d'Islande  (18d6),  Ramuntcho  (1897). 


198  LE  ROMAN 

d'unique  cliez  un  écrivain  de  cette  valeur  :  chez  Loti,  l'on  pour- 
rait dire  qu'il  n'y  a  pas  d'invention,  pas  d'idées,  pas  de  psycho- 
logie, pas  d'art. 

Pas  d'invention.  Dans  la  plupart  de  ses  livres,  le  thème  se 
réduit  à  presque  rien,  et,  dans  quelques-uns,  à  rien  du  tout.  Il 
ne  fait  guère  que  décrire.  L'action  ne  lui  sert  que  d'un  prétexte 
à  décors.  Aussi  bien  nul  autre  ne  s'est  plus  répété.  11  débute  par 
la  série  des  «  mariages  »  :  si  l'héroïne  change  de  couleur  et  la 
scène  de  cadre,  le  sujet  reste  toujours  le  même.  Puis,  après 
Mo7i  frère  Yves  et  Pécheur  d'' Islande,  c'est  Fantôme  d'Orient,  qui 
recommence  Aziyadé,  c'est  Matelot,  où  nous  retrouvons  un  peu 
de  tous  les  livres  antérieurs.  Avec  le  Désert,  Jérusalem,  la  Gali- 
lée, ce  sont  enfin  de  simples  itinéraires  :  incapable  de  trouver 
en  soi  rien  de  nouveau,  l'auteur  est  parti  cette  fois,  professionnel 
de  lettres,  pour  chercher  au  loin  des  «  motifs  »  encore  inédits. 
Pas  d'idées.  Un  dandysme  suranné,  tout  d'abord,  une  affecta- 
tion d'ennui,  de  désenchantement,  une  fanfaronnerie  enfantine 
d'incrédulité  et  de  perversion.  Ensuite,  les  lieux  communs,  vieux 
comme  le  monde,  sur  l'amour  et  la  mort,  sur  la  fuite  irrépa- 
rable du  temps,  sur  l'indifTérence  de  la  nature  devant  nos  joies 
et  nos  tristesses.  Loti  sent  et  ne  pense  pas.  Nul  écrivain  n'est 
moins  capable  de  réfléchir,  moins  apte  à  l'analyse  et  à  la  critique. 
Nous  ne  trouvons  dans  ses  livres  la  trace  d'aucune  préoccupation 
intellectuelle  et  morale.  Des  sentiments  et  des  images,  en  voilà 
toute  la  matière.  Il  n'a  jamais  fait  que  traduire  l'impression  du 
monde  extérieur,  réfracté  pour  ainsi  dire  à  travers  son  âme. 

Pas  de  psychologie.  Loti  nous  parle  continuellement  de  lui- 
même  :  mais  quelle  peut  être  la  psychologie  d'un  «  moi  »  tout 
sensilif?  Quant  à  ses  personnages,  ce  sont,  presque  toujours, 
des  êtres  rudinientaires.  Pour  héroïnes,  les  petites  sauvagesses 
qu'il  épousa  sous  divers  ciels,  créatures  frivoles,  légères,  qui  ne 
vivent  que  par  l'instinct.  Pour  héros,  des  simples,  de  grands 
enfants  sans  volonté,  complètement  abandonnés  au  hasard  des 
circonstances  et  au  caprice  de  leurs  impulsions.  Tel  le  spahi 
Jean  Peyral,  tels  encore  Yves  Kermadec  et  Yann.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'à  Ramuntcho  qui,  malgré  ses  délicatesses  sentimentales 
et  son  admiration  d'artiste  pour  les  beautés  de  la  nature,  ne  soit 
un  primitif,  lui  aussi,  une  âme  inconsciente,  faite  d'aspirations 


L  IMPRESSIONNISME  199 

vag-ues ,  de  fiirtives   réminiscences,  de    mélancolies   obscures. 

Pas  d'art  enfin.  D'abord,  la  composition.  Je  ne  parle  même 
pas  des  premiers  livres,  oii  le  récit  s'entremêle  au  hasard  de 
scènes  adventices.  Dans  ses  romans  les  mieux  composés,  Mon 
frère  Yves,  Pêcheur  d'Islande,  la  manière  de  Loti  a  toujours 
quelque  chose  de  discontinu.  Mais,  le  plus  souvent,  ce  n'est 
qu'une  succession  de  tableaux  qui  laissent  entre  eux  de  longs 
intervalles.  Voyez,  par  exemple.  Matelot.  11  n'y  raconte  pas  tout 
du  long  une  histoire  suivie;  il  note  certains  moments  dans  la 
vie  de  son  héros  sans  se  mettre  en  peine  îles  vides;  et  ces 
moments  n'ont  entre  eux  de  liaison  que  par  l'identité  du  per- 
sonnage à  l'existence  duquel  tout  se  rapporte.  Et  Ramuutcho 
même?  Plusieurs  chapitres  commencent  par  :  «  Huit  jours  après  », 
«  Deux  mois  plus  tard  »,  etc.  Une  demi-ligne  :  «  trois  ans  ont 
passé  »,  suffît  pour  joindre  la  seconde  partie  à  la  première.  On 
ne  nous  montre  de  l'action  que  quelques  phases,  isolées  les  unes 
des  autres.  Quant  au  style,  les  procédés  de  Loti,  car  il  en  a,  ne 
sont  que  les  formes  naturelles  et  comme  les  gestes  instinctifs  de 
la  sensibilité.  Il  avoue  de  bonne  grâce  son  inhabileté  au  métier 
d'écrire.  Rien,  chez  lui,  de  ce  qui  s'appelle  proprement  un  artiste. 
Il  ne  sait  parler  que  de  ce  qu'il  a  vu,  il  ne  sait  rendre  que  ce 
qu'il  a  senti.  Et  ce  qu'il  a  senti,  ce  qu'il  a  vu,  il  l'exprime  en  une 
écriture  toute  spontanée,  tout  élémentaire,  avec  des  phrases  mal 
équilibrées  qui  ne  produisent  jamais  l'elTet  de  quelque  chose 
de  fini,  qui  ne  font  que  noter  à  l'instant  même  les  impressions 
successives  par  des  traits  détachés. 

Qu'est-ce  qui  reste  donc  à  Loti?  D'être  un  peintre  et  un  poète. 
Un  des  plus  grands  peintres  et  surtout  un  des  plus  grands 
poètes  de  notre  littérature. 

Loti  excelle  à  nous  montrer  les  objets  visibles.  Nul  écrivain 
ne  lui  est  supérieur  pour  l'intensité  du  rendu,  pour  la  précision 
colorée  et  pittoresque.  D'autres,  Chateaubriand  par  exemple, 
ont  fait  des  tableaux  plus  amples  et  plus  grandioses  ;  mais,  s'il 
n'a  ni  la  vaste  imagination  de  Chateaubriand,  ni  le  fastueux 
éclat  de  son  style,  ni  la  magnifique  harmonie  de  son  rythme, 
il  donne  bien  mieux  que  lui  la  sensation  même  des  choses,  une 
sensation  vive  jusqu'à  l'acuité.  Officier  de  marine,  Loti  a  par- 
couru le  globe  entier  ;  et  de  tous  les  pays  où  le  portait  son  navire, 


200  LE  ROMAN 

il  nous  a  laissé  d'inoubliables  peintures  :  Tahiti,  avec  son 
indolence  alanguie  et  lascive  ;  le  Sénégal,  avec  sa  morne  splen- 
deur; le  Tonkin,  avec  son  atmosphère  immobile,  sa  végétation 
luxuriante  et  inerte;  le  désert  arabique,  avec  ses  horizons  qui 
tremblent  de  chaleur;  la  mer  surtout,  ou  plutôt  les  mers,  celle-ci, 
brillante  et  miroitante  sous  le  soleil  éternel,  celle-là  grise  et 
terne,  à  la  surface  de  laquelle  traîne  continuellement  comme 
un  reflet  de  pâle  crépuscule.  Et  pourquoi  même  le  suivre  aussi 
loin?  Voici  la  Bretagne,  dont  il  a  merveilleusement  rendu  la 
figure  à  la  fois  âpre  et  douce,  le  charme  mélancolique  qui  s'in- 
sinue au  cœur;  voici  le  Pays  basque,  où  les  choses  antiques 
gardent  toujours  le  même  aspect,  où  l'esprit  des  ancêtres,  dans 
le  silence  de  minuit,  plane  sur  les  forêts  et  les  montagnes,  prê- 
tant aux  formes  je  ne  sais  quoi  de  farouche  et  de  primitif... 

Mais,  déjà,  ce  n'est  plus  de  la  peinture,  c'est  de  la  poésie. 
D'autres  ne  mettent  dans  leurs  tableaux  que  le  relief  et  la  cou- 
leur des  choses;  Loti  en  traduit  l'âme.  Et  surtout  il  allie  ce 
que  la  réalité  a  de  plus  sensible  avec  ce  que  le  songe  a  de 
plus  vague.  Il  sait  suggérer  des  choses  imprécises  et  presque 
illusoires,  évoquer,  dans  une  lumière  indécise,  les  images  qui 
dorment  au  fond  de  la  mémoire.  Aussi  bien  je  n'oserais  répondre 
que,  dans  ses  descriptions,  tout  soit  d'une  fidélité  parfaite.  11 
nous  force  à  voir  les  objets  tels  qu'il  les  a  vus,  et  lui-même  les 
voit  colorés  par  ses  rêves.  Là  est  justement  l'originalité  parti- 
culière de  Loti.  Ce  qu'il  nous  rend,  ce  ne  sont  pas,  à  propre- 
ment parler,  les  choses,  c'est  leur  mirage.  Avant  de  connaître 
les  divers  aspects  de  la  nature,  il  en  avait,  tout  enfant,  je 
ne  sais  quelle  intuition  mystérieuse.  La  mer  même,  quand  il 
la  vit  pour  la  première  fois,  ne  le  surprit  point.  «  J'étais  né, 
dit-il,  portant  déjà  dans  la  tête  un  reflet  confus  de  son  immen- 
sité. »  Quoi  que  la  réalité  extérieure  lui  montre,  il  l'a  deviné 
et  pressenti.  Aussi,  dès  qu'une  image  sensible  apparaît  à  ses 
yeux,  cette  image  suscite  immédiatement  des  rcssouvenirs  loin- 
tains, tout  un  monde  d'impressions  latentes  et  fugaces,  qui, 
jusque-là,  demeuraient  ensevelies  dans  les  ténèbres  de  l'in- 
conscience. 

Ne  le  prenons  même  pas  pour  un  descripteur.  Le  descripteur 
ne  fait  que  repiuduire    des  apparences  nettes  et  brèves;  toute 


L  IMPRESSIONNISME  20t 

vision,  chez  Loti,  se  répercute  et  se  prolonge,  émeut  les  tré- 
fonds de  l'être,  liée,  par  delà  les  âges,  à  des  préexistences  loin- 
taines, à  d'obscures  hérédités.  Bien  souvent  il  se  plaint  d'être 
impuissant  à  traduire  avec  des'mots  les  subtiles  vibrations  de 
son  moi.  Ce  que  les  mots  ne  peuvent  noter,  étant  troj»  fixes 
et  trop  secs,  il  en  réfléchit  l'impression,  une  impression  à  la 
fois  trouble  et  pénétrante  comme  celle  que  nous  laissent  les 
lucidités  du  rêve.  Aucun  écrivain  n'est  moins  compliqué,  n'em- 
ploie un  vocabulaire  moins  rare;  et  pourtant  aucun  ne  sait 
aussi  bien  que  lui  traduire  «  l'indicible  ».  Ce  n'est  pas  là  un  art. 
C'est  le  secret  du  poète.  L'àme  de  Loti,  cette  àme  songeuse  et 
«  nostalgique  »,  tremble   tout  entière  dans  une  courte  phrase. 

Tandis  que  les  purs  descriptifs  expriment  les  reliefs  et  les 
contours,  autrement  dit  les  limites  précises,  il  a  toujours  devant 
soi  la  fuyante  perspective  des  choses  que  rien  ne  borne.  Sur 
l'océan  même  et  dans  l'immensité  du  désert,  son  imagination 
l'emporte  par  delà  les  étendues  que  l'œil  peut  encore  saisir.  A 
travers  ses  moindres  paysages  circule  je  ne  sais  quel  frisson 
d'infini.  Non  seulement  l'infini  de  l'espace,  mais  aussi,  mais 
surtout  TinOni  du  temps.  Il  nous  donne  en  quelques  mots 
l'hallucination  d'un  vertigineux  recul  au  fond  des  siècles. 

Si  Loti  n'a  rien  d'un  })enseur  et  d'un  philosophe,  certaines 
idées  universellement  humaines  affectent  à  un  tel  point  sa  sen- 
sibilité qu'il  les  exprime  avec  une  sorte  de  profondeur.  Une, 
notamment,  qui  domine  toutes  les  autres,  l'idée  de  la  mort.  Ce 
voluptueux  est  aussi  un  triste;  et  sa  tristesse  a  pour  cause  le 
sentiment  toujours  présent  de  «  la  poussière  finale  ».  Et  pour- 
quoi même  écrit-il?  il  n'écrit  que  pour  dérober  à  l'oubli  un  peu 
de  son  être,  un  peu  de  ce  qu'il  a  connu  et  aimé.  Vain  espoir  1 
Rien  ne  dure  ici-bas,  voilà  sa  plainte  éternelle.  Une  feuille  qui 
verdit,  un  soleil  qui  brille,  le  fait  penser  à  la  brièveté  lamen- 
table de  toute  chose.  Il  se  sent  mourir  jour  par  jour,  heure  par 
heure,  sans  pouvoir  rien  reprendre  au  temps  de  ce  qu'il  a 
dévoré,  rien  lui  soustraire  de  ce  qu'il  dévore  déjà.  Ce  n'est  pas 
seulement  la  mort  suprême  qui  l'épouvante,  ce  sont  les  morts 
successives  dont  la  vie  est  faite.  L'angoisse  de  Loti,  sans  cesse 
réveillée  par  chaque  instant  qui  passe,  qui  périt,  ne  lui  laisse 
savourer   aucun  plaisir,  corrompt  toute  joie,  mêle   à   l'amour 


202  LE  ROMAN 

même  comme  un  g-oût  du  néant.  Et,  sans  doute,  son  extraor- 
dinaire faculté  d'évocation  s'explique  par  l'âpre  désir  qu'il  a  de 
revivre  en  ressuscitant  les  objets  et  les  êtres  unis  dans  le  passé 
noir  à  sa  propre  existence.  Il  n'est  un  si  merveilleux  peintre  de 
la  vie  que  parce  qu'il  est  le  poète  de  la  mort. 

IV.  —  L'Ecole   naturaliste. 

M.  Emile  Zola.  La  théorie  du  naturalisme. — M.Emile 
Zola'  est  le  théoricien  du  naturalisme.  Il  n'a  point  inventé  le 
terme,  qui  existait  fort  avant  lui,  que  lui-même  signale  dans 
Montaigne.  Il  n'a  pas  davantage  inventé  la  chose.  Ce  qu'il  pré- 
conise sous  le  nom  de  naturalisme,  employé  déjà  par  Taine  en 
un  sens  analogue,  nous  en  avons  trouvé  tous  les  éléments  chez 
ses  devanciers,  chez  Dalzac  d'abord,  puis  chez  Flaubert  et  les  Con- 
court. Aussi  bien  M.  Zola  ne  se  donna  jamais  pour  un  novateur, 
et  répudia  toujours  le  titre  de  chef  d'école.  Il  présentait  le  natu- 
ralisme comme  une  méthode  et  non  point  comme  un  système. 
En  soi,  le  naturalisme  n'a  rien  de  scolastique.  La  seule  obliga- 
tion qu'il  impose  consiste  dans  le  respect  de  la  nature.  Il  est  le 
contraire  d'une  école;  car  toute  école  se  constitue  beaucoup 
moins  par  la  vérité  dont  elle  fait  profession  que  par  les  limites 
dont  elle  la  borne,  et  le  naturalisme  ne  fixe  aucune  limite, 
n'exclut  de  l'art  que  le  convenu  et  le  faux.  Mais  d'ailleurs  son 
objet  n'est  point  de  copier  la  nature.  A  la  nature  s'ajoute  l'homme. 
Chaque  écrivain  la  modifie,  consciemment  ou  non,  d'après  sa 
vision  personnelle.  L'art,  dit  M.  Zola,  c'est  «  la  nature  vue  à 
travers  un  tempérament  ».  Il  n'y  a  pas  de  formule  plus  libérale. 

Par  là  même,  il  n'y  en  a  pas  de  moins  précise.  Si  M.  Zola 
peut  justement  passer,  fût-ce  malgré  soi,  pour  un  fondateur 
<l'école,  il  le  doit  à  la  forme  décisive  et  systématique  que  revêtit 
sa  conception  de  l'art.  On  comprend  que  ni  Flaubert  ni  les 
Concourt  n'aient,  avant  lui,  institué  le  naturalisme.  Pour  être 
chef  d'école,  il  faut  des  qualités  qui  leur  manquaient.  Plus  de 

\.  Né  à  Paris  en  IStO.  —  TliPrèse  Iiaqiiin{iSùl);  les  liougon-Marquarl  (1871-1 893)  : 
l'Assommoir  (IS"1),  Germiaul  (1883),  la  Débâcle  (18^2);  les  Trois  villes  :  Lourdes 
<i894),  Rome  (iSJti),  Paris  (18'J8). 


L  ECOLE  NATURALISTE  203 

suite  que  n'en  avaient  des  névropathes  comme  les  Goncourt, 
plus  de  goût  pour  l'action  publique  et  plus  d'ardeur  militante 
que  n'en  avait  ce  méditatif  et  ce  misanthrope  de  Flaubert,  une 
volonté  tenace,  un  besoin  instinctif  de  discipline.  Peut-être  aussi 
quelques  défauts,  mais  qui,  dans  un  chef  d'école,  sont  eux- 
mêmes  des  qualités  :  certaine  étroitesse  de  logique  et  certaine 
candeur  d'orgueil  propre  à  tous  les  doctrinaires. 

Les  théories  de  M.  Zola  n'avaient  rien  de  nouveau,  que  d'être 
des  théories,  de  coordonner  en  système  quelques  idées  répandues 
dans  l'atmosphère  contemporaine,  et  qui  avaient  déjà  trouvé, 
pour  la  plupart,  leur  expression  définitive.  Aussi  bien  toutes 
ces  idées  se  ramènent  à  une  seule  formule  :  il  s'agit  d'appliquer 
dans  la  littérature,  et,  en  particulier,  dans  le  roman,  les  pro- 
cédés de  la  science.  C'est  ce  que  Balzac  avait  déjà  voulu  faire, 
ce  que  Flaubert  et  les  Goncourt  eussent  fait  peut-être,  s'ils 
n'avaient  pas  été  surtout  des  stylistes  et  des  virtuoses.  A  l'époque 
oîi  M.  Zola  commença  d'écrire,  la  science,  dans  toutes  les  choses 
de  l'esprit,  imposait  une  méthode  stricte,  fondée  sur  la  seule 
étude  des  phénomènes,  qui,  en  nous  comme  autour  de  nous,  se 
déterminent  les  uns  les  autres.  Avec  Taine,  cette  méthode  venait 
de  renouveler  la  critique  et  l'histoire  littéraire.  Ne  pouvait-elle 
renouveler  l'art  lui-même?  Selon  M.  Zola,  le  naturalisme  se  lie 
étroitement  à  l'évolution  scientifique  de  notre  temps,  ou  plutôt 
il  en  est  une  forme  particulière.  La  science,  écartant  les  hypo- 
thèses d'agents  occultes,  de  forces  abstraites,  d'entités  auto- 
nomes, ne  voit  dans  la  nature  que  des  phénomènes  de  mouve- 
ment et  dans  l'homme  que  des  phénomènes  de  conscience, 
soumis,  comme  tous  les  autres,  au  déterminisme  universel.  Si 
donc  notre  activité  intellectuelle  et  sentimentale  est  régie  par 
des  lois  fixes  aussi  bien  que  notre  activité  corporelle,  l'écrivain, 
le  romancier  notamment,  doit  «  opérer  sur  les  caractères,  sur 
les  passions,  sur  les  faits  humains  et  sociaux,  comme  le  physio- 
logiste sur  les  corps  ».  Le  roman  naturaliste  n'étudie  plus 
un  homme  abstrait,  un  homme  métaphysique,  mais  l'homme 
naturel,  soumis  aux  lois  physico-chimiques  et  déterminé  par 
les  influences  du  milieu.  Il  emprunte  à  la  science  sa  méthode. 
De  même  que  le  romantisme  et  le  classicisme  ont  correspondu 
à  un  âge  de  «  scolastique  »   et  de  «  théologie  »,  de  même  le 


204  LE  ROMAN 

naturalisme  est  la  littérature  de  notre  âge  scientifique.  Pour  le 
définir,  JM.  Zola  ne  trouve  rien  de  mieux  que  de  s'approprier 
un  livre  qui  fait  autorité  parmi  les  savants,  V Introduction  à 
r étude  de  la  médecine  expérimentale  :  il  lui  suffit,  le  plus  sou- 
vent, de  citer  Claude  Bernard,  en  remplaçant  le  mot  «  médecin  » 
par  le  mot  «  romancier  ». 

M.  Zola  use  d'un  mot  peu  juste  en  qualifiant  le  roman  natu- 
raliste de  roman  expérimental.  Mais  qu'importe?  Le  nom  ne 
fait  rien  à  la  chose.  Ce  qui  est  significatif,  c'est  que,  sous  le 
nom  d'expérience,  il  revendique  pour  le  romancier  le  droit  de 
modifier  la  nature.  Lui  même  en  a  largement  usé  sans  se  con- 
tredire. Le  naturalisme  ne  consiste  pas  dans  une  copie  de  la 
réalité.  On  ne  saurait  sans  impertinence  remontrer  à  M.  Zola 
que  cette  copie-là  ne  serait  plus  de  l'art.  M.  Zola  le  sait  aussi 
bien  que  personne.  La  méthode  qu'il  préconise  comporte  une 
intervention  personnelle  du  romancier.  Avec  la  part  de  l'obser- 
vateur, qui  sans  doute  est  la  plus  grande,  elle  fait  aussi  la  part, 
non  de  l'expérimentateur,  car  le  terme  est  impropre,  mais  de 
l'inventeur,  —  part  nécessaire,  puisque  l'art  ne  se  réduit  pas  à 
un  pur  et  simple  décalque,  part  légitime,  si  l'invention,  ne 
modifiant  que  des  contingences,  observe  fidèlement  ces  rapports 
qui  sont  les  lois  de  la  nature. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  naturaliste  chez  M.  Zola,  au  sens  parti- 
culier où  s'emploie  le  terme,  c'est  sa  conception  philosophique 
du  monde  et  de  la  vie  humaine,  c'est  son  matérialisme  et  son 
pessimisme. 

Dès  la  préface  de  Thérèse  Raquin,  il  déclare  étudier,  non 
des  caractères,  mais  des  tempéraments.  En  faisant  le  plan 
général  des  Rougon-Macquart,  il  donne  une  névrose  pour  point 
de  départ  à  son  œuvre,  et,  de  la  sorte,  il  diminue  autant  que 
possible  les  forces  de  l'intelligence  et  de  la  volonté  qui  pour- 
raient faire  échec  aux  influences  fatales  de  la  chair  et  du  sang. 
«  Les  naturalistes,  a-t-il  écrit,  remplacent  l'homme  métaphy- 
sique par  l'homme  j)hysiologique.  »  Accordons-lui  que  l'homme 
n'est  pas  une  sorte  de  mécanisme  purement  spirituel,  et  qu'il  y 
a  entre  les  sentiments  et  les  humeurs,  entre  les  idées  et  la  com- 
plexion  physique,  des  relations  trop  étroites  pour  qu'on  puisse, 
sans  en  tenir  compte,  nous  donner  une  image  véritable  de  la 


L  ECOLE   NATURALISTE  205 

vie.  «  Qui  dit  psychologue,  déclare-t-il,  dit  traître  à  la  vérité.  » 
Rien  de  plus  juste  si,  par  psychologue,  nous  entendons  le 
romancier  qui,  se  contentant  d'étudier  les  fonctions  intellec- 
tuelles et  morales,  nous  re})résente,  au  lieu  de  personnages 
vivants,  je  ne  sais  quelles  entités  scolastiques.  Mais  on  s'ex- 
plique pourtant  qu'un  poète  comme  Racine  ou  qu'un  romancier 
comme  Stendhal  néglige  ce  que  l'auteur  des  Roufjon-Macquart 
nomme  la  bête  humaine.  Les  fonctions  du  cœur  ou  du  cerveau 
sont  d'un  ordre  plus  élevé  que  celles  du  ventre.  Rien  d'étonnant 
qu'elles  intéressent  -davantage  l'écrivain.  Il  y  trouve  une 
matière  où  peut  mieux  s'exercer  la  délicatesse  de  son  analyse. 
Si  la  psychologie  ne  doit  pas  évincer  la  physiologie,  s'il  n'y  a 
pas,  sans  physiologie,  de  psychologie  vraiment  solide,  nous 
préférons  néanmoins  au  romancier  purement  }ihysiologiste  ce 
psychokigue  même  que  M.  Zola,  non  sans  raison,  accuse  de 
trahir  la  vérité.  L'auteur  des  Rou  g  on- Mac  quart  a  mis  en  scène 
des  figures  saisissantes,  dans  la  peinture  desquelles  se  mani- 
festent la  vigueur  et  l'ampleur  de  son  génie.  Ces  figures  sont 
presque  toujours  celles  d'êtres  qui  se  développent,  sous  l'in- 
fluence de  la  même  passion,  avec  une  rectitude  fatale,  avec  une 
continuité  imposante  et  morne. 

Le  matérialisme  de  M.  Zola  nous  explique  déjà  son  pessi- 
misme :  réduisant  l'homme  à  des  appétits,  M.  Zola  devait  for- 
cément mettre  au  jour  les  côtés  les  plus  vils  et  les  plus  abjects 
de  la  nature  humaine.  Ce  pessimisme  dérive  d'un  besoin  de 
vérité  auquel  nous  rendrons  tout  d'abord  hommage.  Pour  l'au- 
teur des  Roiigon-Macqxart  comme  pour  Taine,  qui  fut  son 
maître,  la  nature  humaine  est  celle  d'un  animal  féroce  et 
lubrique.  Il  faut,  si  l'on  a  le  souci  de  faire  vrai,  pénétrer  au  delà 
d'apparences  mensongères,  et,  sous  le  vernis  d'une  civilisation 
plus  ou  moins  raffinée,  découvrir,  soit  chez  l'homme  du  peuple, 
soit  chez  l'homme  de  salon,  ce  «  gorille  »  primitif  que  chacun 
de  nous  a  dans  le  sang.  Je  ne  dis  pas  que  M.  Zola  ait  raison. 
L'homme  vrai,  même  si  nous  le  supposons  foncièrement  lubri(|ue 
et  féroce,  ne  se  réduit  pas  à  ce  fonds  héréditaire;  en  l'y  rédui- 
sant, on  nous  peint  le  vrai  gorille.  Mais,  si  M.  Zola  se  trompe, 
c'est  de  bonne  foi.  On  l'a  accusé  tantôt  de  se  plaire,  par  déver- 
gondage d'imagination,  dans  la  crapule  et  dans  l'immondice. 


206  LE  ROMAN 

tantôt  <le  spéculer  sur  lo  scandale  pour  vendre  ses  livres  à  un 
grand  nombre  d'éditions.  Hien  de  plus  injuste.  M.  Zola  peut  bien 
être  cynique,  mais  il  est  chaste.  Une  conception  pessimiste  de 
la  nature  humaine  lui  en  fait  surtout  apparaître  ce  qu'elle  a  de 
bas  et  d'ignominieux;  une  idée  plus  ou  moins  fausse  de  la  vérité 
artistique  l'induit  à  croire  que  l'écrivain  doit  étaler  ces  ignomi- 
nies et  ces  bassesses.  En  les  mettant  sous  nos  yeux,  M.  Zola 
s'acquitte  d'un  devoir.  Elles  lui  répugnent  aussi  bien  qu'à  nous; 
et,  du  reste,  la  brutale  candeur  avec  laquelle  il  les  peint  ne 
pourrait  que  les  rendre  odieuses.  Si  nous  trouvons  des  ordures 
dans  certains  volumes  de  ses  Rougon-Macquart,  nous  n'y  trou- 
vons en  tout  cas  rien  de  pervers  ou  de  corrupteur.  C'est  bien  à 
tort  qu'on  le  taxerait  d'immoralité.  Un  livre  comme  V Assom- 
moir, avec  tout  ce  qu'il  contient  de  grossier  et  de  cru,  est  certes 
plus  moral  que  tant  de  romans  où  nos  soi-disant  moralistes, 
dans  un  langage  fleuri  des  grâces  les  plus  élégantes,  décrivent 
avec  complaisance  les  vices  raffinés  de  ce  qu'on  appelle  le 
monde. 

M.  Zola  artiste.  Le  peintre  et  le  poète.  —  Par  son  art, 
par  ses  procédés  d'élaboration  ot  de  composition,  M.  Zola  n'a 
rien  du  véritable  naturaliste.  Dans  la  manière  même  dont  il 
conçut  les  Roii gon- M acquarl ,  histoire  sociale  et  naturelle  d'une 
famille  sous  le  second  Empire,  nous  reconnaissons  l'esprit 
systématique  du  logicien.  Ce  fameux  arbre  généalogique,  qui 
parut  pour  la  première  fois  dans  Une  page  d'amour,  M.  Zola  le 
dressa  en  1868,  avant  d'avoir  écrit  une  seule  ligne  de  l'œuvre 
immense  à  laquelle  il  devait  travailler  pendant  vingt-cinq  ans. 
Dès  lors,  non  content  de  s'être  fait  un  devis  général,  il  avait  fixé 
le  nombre  des  volumes  et  tracé  pour  chacun  son  cadre  particu- 
lier. Yoilà  bien  le  triomphe  de  la  méthode  déductive,  qui  est 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  contraire  à  l'esprit  du  naturalisme.  Et, 
d'autre  part,  tandis  que  le  naturalisme  incline  de  soi-même  au 
relâchement  de  la  composition,  M.  Zola  procède  toujours  d'une 
façon  méthodique,  en  géomètre,  et  ses  romans  les  plus  touiïus 
ont  une  étroite  unité.  Nul  ne  sait  mieux  que  lui,  en  se  mettant 
à  la  tâche,  et  ce  qu'il  fera  et  comment  il  le  fera.  On  l'a  vu,  plus 
d'une  année  avant  la  publication  d'un  volume,  annoncer  que  ce 
volume  aurait  tant  de  chapitres,  et  chacun  de  ces  chapitres  tant 


L  ECOLE  NATURALISTE  207 

(ie  pages.  Sa  manière  môme  de  travailler,  la  suite  toujours 
égale  de  son  labeur,  manifestent  une  discipline  ferme  et  vigou- 
reuse qui  n'abandonne  rien  au  hasard.  Il  a  réglé  par  avance  les 
moindres  détails.  Telle  de  ses  œuvres  peut  nous  présenter  d'in- 
nombrables personnages  cjui  se  meuvent  et  se  croisent  à  travers 
une  multitude  d'incidents  :  elle  ne  laisse  pas  moins  une  impres- 
sion nette  et  distincte,  [»arce  que  tout  s'y  tient,  parce  qu'il  n'est 
aucun  de  ces  personnages  qui  ne  concoure  pour  sa  part  à  l'action, 
aucun  de  ces  incidents  qui  n'y  soit  directement  rattaché.  Quand 
M.  Zola,  appréciant  quelque  ouvrage  de  Concourt,  déclare  que 
le  roman  fmira  par  devenir  une  simple  étude  sans  péripéties  et 
sans  dénouement,  l'analyse  d'une  passion,  la  biographie  d'un 
personnage  ordinaire  racontée  au  jour  le  jour,  il  en  prend  aisé- 
ment son  parti  :  là,  c'est  le  critique  qui  parle,  et  le  critique  est 
naturaliste.  Mais,  comme  romancier,  lui-même  travaille  autre- 
ment. En  composant  ses  livres,  M.  Zola  soumet  la  «  nature  » 
aux  exigences  d'un  art  impérieux;  il  discij)line,  il  corrige,  il 
rectifie  et  simplifie,  par  besoin  d'unité,  celte  nature  indocile, 
tumulleuse,  désordonnée,  pleine  de  hasards  et  d'accidents,  que  le 
naturalisme,  s'il  est  conséquent  avec  ses  principes,  doit  repro- 
duire en  sa  complexité  dissolue. 

L'observation  elle-même,  chez  M.  Zola,  n'est  pas  celle  d'un 
vrai  naturaliste.  En  décrivant  la  cour  impériale  d'après  les  Sou- 
venirs cCun  valet  de  chambre,  et  les  mœurs  des  ouvriers  d'après 
le  SuOlitne  (ouvrage  de  Denis  Poulot),  il  ne  méritait  pas  sans 
doute  l'accusation  de  plagiat.  Ces  livres  ne  lui  fournissaient  que 
des  renseignements,  simples  constatations,  matériaux  vraiment 
anonymes,  qu'il  avait  tout  droit  de  mettre  en  œuvre,  comme 
l'auteur  d'un  drame  historique  cherche  dans  les  historiens  ses 
traits  de  couleur  locale.  Pourtant,  si  la  valeur  d'une  production 
littéraire  se  mesurait  à  celle  des  documents  qu'elle  contient?  Là 
sans  doute  aboutit  nécessairement  la  théorie  du  naturalisme 
scientifique.  Mais  nous  ne  confondons  pas  l'art  avec  la  science, 
et  M.  Zola  lui-même,  dans  ses  manifestes  les  plus  naturalistes, 
ne  préten  lit  jamais  le  réduire  à  une  sorte  de  statistique.  Ce  que 
je  remarque,  c'est  que  le  fond  de  son  œuvre  n'est  pas  toujours 
emprunté  à  l'observation  directe  de  la  vie  et  du  monde. 

Sans  doute  les  Rougon-Macquart  renferment  aussi  bien  des 


■208  LE  ROMAN 

choses  que  Tauteur  a  pu  voir  de  ses  yeux.  Et,  pour  voir  les 
choses  mêmes,  pour  en  prendre  une  connaissance  directe,  il  ne 
plaiprnit  jamais  ni  son  temps  ni  sa  peine.  Voyages  aux  endroits 
oii  devait  se  passer  Taclion,  séjours  dans  les  «  milieux  »  à 
décrire,  et,  plus  d'une  fois,  apprentissage  personnel  et  actif  de 
tel  ou  tel  métier,  il  ne  négligeait  rien  pour  donner  à  ses  livres 
une  exactitude  vraiment  documentaire.  Mais  ce  n'est  peut-être 
pas  assez;  en  tout  cas,  le  naturalisme  exige  davantage.  M.  Zola, 
quand  il  observait  la  réalité  vivante,  avait  dressé  le  plan  de  son 
ouvrage,  et,  plus  ou  moins  hâtive,  l'observation  ne  lui  servait 
guère  qu'à  en  remplir  les  cadres  déjà  préparés.  Or  le  natura- 
liste procède  d'une  tout  autre  façon.  Il  ne  se  dit  point  à  tel 
moment  :  Je  vais  traiter  tel  ou  tel  sujet,  que  je  ne  connais  pas, 
mais  sur  lequel  je  prendrai  des  notes,  beaucoup  de  notes.  C'est 
là  ce  que  se  disait  M.  Zola  en  dressant  le  plan  de  ses  Rongon- 
Macquart.  Un  volume  sur  la  bourgeoisie  provinciale,  un  sur  la 
bourgeoisie  parisienne,  un  sur  les  grands  magasins,  un  sur  l'art, 
un  sur  les  paysans,  un  sur  les  chemins  de  fer,  un  sur  l'armée,  etc. 
Le  naturaliste,  bien  au  contraire,  laisse  les  sujets  lui  venir.  Et  il 
rie  s'isole  pas,  il  ne  se  retire  pas  du  monde,  comme  M.  Zola.  En 
incessant  commerce  avec  la  réalité  contemporaine,  il  fait  moins 
ses  livres  qu'il  ne  les  emprunte  tout  faits  à  la  vie. 

On  retrouve  jusque  dans  le  style  de  M.  Zola  cette  rectitude 
robuste,  cette  solidité  de  carrure  qui  font  de  lui  le  plus  clas- 
sique, à  certains  égards,  entre  les  écrivains  de  notre  temps.  Je 
ne  parle  pas  des  détails  de  son  élocution.  ïro[)  facile  serait  d'y 
relever  un  grand  nombre  de  «  fautes  »,  comme  disait  l'ancienne 
critique.  Les  premiers  volumes  des  Roiirjon- Macquart  dénotent 
un  souci  de  la  forme  plus  attentif  et  plus  curieux.  Il  ne  tarda 
guère  à  se  reMcher,  non  seulement  à  faire  fi  du  «  ragoût  »,  mais 
à  négliger  ce  poli  et  ce  fini  d'exécution  qui  tourmentaient  un 
styliste  tel  que  Flaubert.  Ses  surcharges,  ses  rudesses,  ses  dis- 
parates, tout  ce  que  sa  facture  a  parfois  de  lourd,  de  rocail- 
leux, de  dilTus  et  de  confus,  ne  l'empêchent  pourtant  pas  d'être 
un  admirable  écrivain.  Il  a  réagi  contre  les  raffinements  et  les 
contournements  de  l'écriture  artiste.  C'est  par  là  qu'on  pour- 
rail  le  rapprocher  des  classiques,  sur  lesquels  lui-même  a  sou- 
vent conseillé  aux  jeunes  auteurs  de  prendre  modèle,  «  en  main- 


L  ECOLE  NATURALISTE  209 

tenant  la  grandeur  de  notre  génie  national  ».  Autant  les  Con- 
court se  complaisaient  dans  les  fioritures  et  dans  les  mièvreries 
de  l'expression,  autant  M.  Zola  va  droit  à  la  simplicité,  à   la 
netteté,  à  une  plénitude  égale  et  tranquille.  «  Tous  nos  mari- 
vaudages, dit-il,  ne  valent  pas  un  mot  juste  mis  en  sa  place; 
voilà  ce  que  je  sens,  ce  que  je  voudrais,  si  je  le  pouvais.  »  On 
regrette   qu'une   préoccupation    si   méritoire   de  la  justesse  se 
concilie  chez  M.  Zola  avec  trop  d'impropriétés  dans  l'écriture. 
M.   Zola  est  persuadé  que,  pour  bien  écrire,   il  suffit  d'avoir 
l'impression  forte  de  ce  qu'on  veut  exprimer.  Les  classiques, 
dont  lui-même  oppose   l'exemple   aux  stylistes  de   son  temps, 
avaient  au  plus  haut  point  le  souci  du  style.  Pascal,  par  exemple, 
refit  treize  fois  la  dix-huitième  proviiiciale.  Entre  Pascal  et  les 
virtuoses  du  xvii"  siècle,  Balzac  ou  Voiture,  il  y  a  cette  différence 
que  l'auteur  des  Provinciales  avait  pour  objet,  non  pas  de  faire 
admirer  son  talent,  mais  d'exprimer  sa  pensée  avec  le  plus  de 
netteté  possible  et  le  plus  de  force.  Au  reste  ni  lui,  ni  aucun 
autre  parmi  les  grands  auteurs  classiques,  ne  croyaient  qu'on 
put  sans  beaucoup  de  travail  écrire  simplement  et  naturellement. 
La  simplicité  et  le  naturel  ne  s'atteignent  que  par  un  art  patient. 
C'est  ce  que  M.  Zola  ne  voit  pas  assez.  Il  fait  vite;  et  de  là  bien 
des  défauts.  Mais  que  les  imperfections  du  détail  ne  nous  rendent 
pas  injuste  à  la  beauté  de  l'ensemble.  Aucun  écrivain  de  ce  temps 
ne  l'égale  en  vigueur  et  en  éclat;  aucun  n'a  sa  puissance  de  rhé- 
torique, sa  teneur  de   mouvement,  sa   prodigieuse   aptitude   à 
exprimer  en  de  grandioses  tableaux  la  vie  des  êtres  et  des  choses. 
M.  Zola  se  donne  comme  un  savant,  préoccupé  avant  tout 
d'exactitude.  Mais  oii  se  révèle  la  grandeur  de  son  œuvre?  Dans 
ce  qu'il  ajoute  à  la  nature  beaucoup  plus  que  dans  ce  qu'il  en 
tire.  Rappelons-nous   comment  lui-même  définit  l'art.  Si  l'art 
n'est  autre  chose  que  la  nature  vue  à  travers  un  tempérament, 
des  deux  termes  que  rapproche  cette  définition,  le  premier  est 
commun  à  tous  les  écrivains;  c'est  par  son  tempérament  propre 
qu'un  écrivain  se  classe  dans  telle  ou  telle  école,  ou  même,  en 
dehors  de   toute  école,  manifeste  une  originalité  qui  le  met  à 
part.  Or  le  tempérament  de  M.  Zola,  ou,  si  l'on  préfère,  son 
génie,  a  pour  faculté  caractéristique  l'imagination,  d'abord  l'ima- 
gination qui  saisit  fortement  le  réel,  et  ensuite,  et  surtout,  celle 

Histoire  de  la  langue.  VIIl.  14 


210  LK   ROMAN 

qui  le  déforme,  qui  l'amplifie,  lui  prête  des  formes  démesurées. 
L'auteur  des  Rougon-Macquart  se  plaint  d'avoir  trop  «  trempé 
dans  la  mixture  romantique  »  ;  et  nous,  c'est  justement  pour 
son  romantisme  que  nous  le  trouvons  grand. 

Peu  délicat  psychologue,  il  excelle  à  peindre.  Ses  personnag'es 
sont  toujours  marqués  de  traits  significatifs  qui  nous  les  rendent 
visibles,  même  ceux  du  second  plan,  même  ceux  qui  ne  font  que 
paraître.  Ils  ont  la  vie,  une  vie  plutôt  extérieure  et  pittoresque, 
mais  la  vie  enfin,  cette  vie  que  les  analystes  les  plus  sagaces 
ne  donnent  point  à  leurs  figures.  Et,  s'il  fait  vivre  les  individus, 
il  a  au  plus  haut  degré  le  don  de  mettre  en  mouvement  les 
masses.  Voyez,  par  exemple,  les  mineurs  de  Germinal.  On  n'a 
jamais  exprimé  aussi  puissamment  la  tumultueuse  unité  des 
foules  avec  leurs  vastes  ondulations  de  colères  sourdes  et  leurs 
effervescences  subites,  leurs  brusques  déchaînements.  Et  l'armée 
de  la  Débâclel  Elle  ne  vit  pas  seulement  dans  les  divers  acteurs 
qui  s'en  détachent;  elle  revêt  une  personnalité  collective,  si  l'on 
peut  dire,  une  existence  de  monstre  énorme,  où  ne  se  distin- 
guent plus  à  certains  moments  les  milliers  et  les  milliers  d'indi- 
vidus qu'elle  absorbe  en  soi  et  qui  n'ont  plus  qu'une  même 
âme  et  qu'un  même  souffle. 

Pour  les  choses  de  même  que  pour  les  êtres.  En  vertu  de  ses 
propres  théories,  M.  Zola  ne  devrait  nous  en  donner  qu'une 
notation  exacte  et  caractéristique.  Quand  on  lui  reprochait  de 
trop  décrire,  il  se  comparait  au  zoologiste,  qui,  parlant  d'un 
insecte,  est  bien  obligé  d'étudier  longuement  la  plante  dont  cet 
insecte  tire  sa  substance;  il  prétendait  bannir,  pour  lui-même, 
toute  description  qui  ne  fût  pas  un  «  état  »  du  milieu.  Ces 
termes  techniques  jurent  singulièrement  avec  les  procédés  de 
M.  Zola.  Il  exagère  tous  les  objets,  en  fait  saillir  les  contours  et 
rutiler  les  couleurs.  Ce  ne  sont  pas  des  notations,  ce  sont  d'écla- 
tantes peintures,  où  l'on  aurait  parfois  à  reprendre  de  la  lour- 
deur, de  l'empâtement,  une  opulence  criarde,  mais  dont  il  faut 
admirer  l'étonnant  relief.  Ceux  qui  préfèrent  une  manière  sobre, 
fine,  discrète,  doivent  pourtant  reconnaître  que  les  descriptions 
de  M.  Zola,  par  leur  densité  même,  par  ce  qu'elles  ont  de  copieux 
ensemble  et  de  cru,  atteignent  à  de  merveilleux  effets.  Nous 
n'avons  rien  peut-être  dans  notre  littérature  de  comparable  au 


L  ECOLE  NATURALISTE  211 

fameux  Paradou  pour  la  luxuriante  richesse.  Et  que  d'autres 
morceaux  non  moins  admirables  d'ampleur  et  de  puissance! 
Rappelez-vous,  entre  autres,  dans  un  de  ses  derniers  volumes, 
soit  la  magnifique  évocation  de  l'ancienne  Rome,  soit  le  tableau 
saisissant  de  la  Rome  moderne,  et,  en  particulier,  ces  pages  sur 
la  campagne  romaine,  dont  Chateaubriand  lui-même  n'a  pas 
mieux  rendu  la  grandeur  désolée,  la  majesté  solitaire  et  morne. 
M.  Zola  n'est  pas  seulement  un  peintre,  il  est  encore  un  poète. 
Au  poète  qu'est  M.  Zola  rapportons  notamment  ce  besoin  d'idéa- 
lisation et  de  synthèse,  manifeste  dès  le  début,  mais  qui  a  été 
croissant  jusqu'à  la  fin  des  Roîigon-Macquart,  et  que  sa  der- 
nière œuvre,  /es  Trois  Villes,  a  plus  que  jamais  fait  paraître 
comme  un  des  traits  essentiels  de  son  génie.  On  a  souvent 
remarqué  que  la  matière  inerte  fournit  à  presque  tous  ses 
livres  une  sorte  d'emblème  qui  en  figure  aux  yeux  la  significa- 
tion. C'est  le  cabaret  dans  V Assommoir,  la  mine  dans  Germinal, 
le  magasin  dans  Au  Bonheur  des  Dames,  la  Bourse  dans  l" Ar- 
gent. Et,  si  l'arbre  généalogique  des  Rougon-Macquart  est  bien 
dans  les  dix-neuf  premiers  volumes  de  la  série  ce  que  M.  Zola 
nomme  le  régulateur,  cet  arbre,  dans  le  dernier,  ne  commande 
pas  seulement  l'action,  mais  y  joue  le  principal  rôle.  Voyez 
encore  les  descriptions  symboliques  que  renferment  la  plupart 
de  ses  ouvrages,  surtout  les  plus  récents,  Rome  et  Paris.  Quant  à 
ses  personnages,  M.  Zola  leur  donne  presque  toujours  une  signi- 
fication générale,  et  chacun  d'eux,  tout  en  ayant  sa  physionomie 
propre,  résume  en  lui  soit  une  classe  de  la  société,  soit  une 
famille  de  tempéraments.  Et  ce  n'est  pas  assez  de  dire  qu'ils 
sont  des  types;  beaucoup,  du  moins,  sont  de  véritables  sym- 
boles. Dans  la  Débâcle,  par  exemple,  Maurice  et  Jean,  les  deux 
héros  du  livre.  Leur  symbolisme  se  marque  dès  les  premières 
pages,  et  pas  un  instant  l'auteur  ne  le  perd  de  vue.  Mais  la 
dernière  partie  le  met  en  pleine  lumière.  Quand  Jean  et  Maurice 
se  retrouvent  dans  Paris,  au  début  de  la  Commune,  ce  ne  sont 
pas  seulement  les  deux  amis  que  M.  Zola  nous  montre  en  face 
l'un  de  l'autre,  ce  sont  les  deux  Frances  qu'il  oppose,  celle  d'hier, 
gâtée,  pervertie,  impuissante  à  se  refaire,  et  celle  de  demain, 
la  France  saine,  simple  et  solide,  qui  déjà  renaît  à  l'espérance,  et 
va  reprendre,  marchant  vers  l'avenir,  sa  grande  et  rude  besogne. 


212  LE   ROMAX 

La  Débâcle  est  le  jtremier  roman  de  M.  Zola  où  le  symbole 
prend  une  importance  telle,  où  il  d<jmine  tout  le  sujet,  pr«'sid<' 
à  la  composition  d'ensemble,  s'empare  des  Heures  maîtresses. 
donne  au  livre  son  unité  et  sa  valeur  supérieure.  Mais  nous  le 
retrouvons,  non  moins  significatif,  dans  le  Docteur  Pascal,  qui 
termine  la  série  des  Rov gon-Macquarl ,  et  dans  les  Trois  Villes. 
Qu'est-ce  qui  fait  l'intérêt  du  Docteur  Pascal,  sinon  le  conflit 
de  l'esprit  scientifique  et  du  mysticisme,  représentés  l'un  par 
le  docteur  lui-même,  et  l'autre  par  Clotilde?  Et  la  trilogie  des 
Trois  Villes''!  Jamais  l'imagination  symbolique  de  l'auteur  ne 
s'était  donné  plus  ample  carrière  que  dans  cette  œuvre  puissante 
où  il  résume  à  grands  traits  toute  sa  philosophie  morale  et 
sociale. 

Bon  gré  mal  gré,  M.  Zola  est  non  pas  l'analyste  (pie  lui-même 
prétend  être,  mais  un  lyrique  et  surtout  un  épique.  Pourquoi 
emprunte-t-il  la  donnée  première  des  Rour/o)î-Macquart  à  l'obs- 
cure question  de  l'hérédité,  si  bien  que  les  vingt  volumes  peu- 
vent tenir  dans  une  page  de  l'arbre  généalogique?  C'est  que  les 
sciences  commençantes,  où  l'imagination  a  le  champ  libre, 
relèvent  des  poètes  plus  encore  que  des  savants.  Entre  la  vérité 
déjà  conquise  et  la  vérité  à  conquérir,  il  est  un  vaste  domaine 
dans  lequel  se  déploie  leur  faculté  divinatrice.  Mais  ce  poète, 
(jui  se  manifestait  tout  d'abord  chez  M.  Zola,  ne  fût-ce  que  par 
la  conception  générale  de  son  œuvre,  a  de  plus  en  plus  pris  le 
pas  sur  l'analyste.  Rappelons-nous,  dans  le  Docteur  Pascal, 
dans  Paris,  les  savants  que  l'auteur  met  en  scène.  C'est,  dans 
Paris,  le  grand  chimiste  Bertheroy,  car  je  ne  parle  même  pas 
de  Guillaume  Froment,  un  véritable  illuminé.  Bertheroy  doit 
ici  symboliser  la  science,  cette  science  qui,  se  préservant  des 
songeries  et  des  chimères,  poursuit  son  chemin  pas  à  pas  avec 
une  imperturbable  tranquillité.  Tel  que  M.  Zola  nous  le  repré- 
sente, il  y  a  en  lui  de  l'utopiste  presque  autant  que  du  savant. 
Et,  dans  le  Docteur  Pascal,  c'est  Pascal  lui-même,  un  prétendu 
positiviste.  On  nous  dit  bien  qu'il  s'en  tient  au  fait,  qu'il  observe 
rigoureusement  la  discipline  scientifique;  on  nous  le  dit,  et  1  ou 
nous  montre  un  homme  que  son  imagination  égare,  qui  n'a 
banni  le  merveilleux  de  la  religion  que  pour  s'éprendre  d'occul- 
tisme, qui  non  seulement   compromet  sa  théorie  de  l'hérédité 


L  ÉCOLE   NATURALISTE  213 

en  d'étranges  aventures,  mais  qui,  pilant  de  la  substance  ner- 
veuse de  mouton  dans  de  l'eau  distillée,  prétend  que  sa  liqueur 
guérisse  n'importe  quelle  maladie  et  n'importe  quel  malade, 
refasse  une  humanité  toute  neuve,  rég"énère  et  sauve  le  monde. 
Ce  positiviste  est  le  plus  candide  des  thaumaturg-es. 

L'évolution  finale  de  M.  Zola.  —  Nous  avons  marqué 
tout  d'abord  ce  qu'on  a|»pelle  le  matérialisme  et  le  pessimisme 
de  M.  Zola.  Après  les  derniers  volumes  des  Rougon-Macquart , 
après  les  Trois  Villes,  il  faut  revenir  sur  un  jugement  que  cor- 
rige ou  même  contredit  la  suite  de  son  œuvre.  Déjà  t Argent 
accusait,  surtout  xors  la  fin,  une  tendance  visible  à  moins  de 
morosité  dans  la  conception  de  l'existence,  à  moins  de  misan- 
thro})ie  dans  la  conception  de  la  nature  humaine.  Vint  ensuite 
la  Débâcle,  d'où  se  dégag-e,  après  tant  de  malheurs  et  de  ruines, 
une  impression  de  robuste  espoir  et  de  courage  vivace.  Il  faut 
sans  doute  faire  des  réserves  sur  la  conclusion  du  Docteur  Pascal  ; 
mais  au  pessimisme  antérieur  des  Rougon-Macquarl  succède 
une  foi  invincible  dans  le  triom}dîe  de  la  vie.  Et  si  M.  Zola 
paraît  se  tro|>  re[>oser  sur  la  nature  en  lui  laissant  faire  d'elle- 
même  son  œuvre,  c'est  justement  parce  qu'il  juge  cette  œuvre 
bonne.  Nous  aurions  quelque  velléité  de  lui  reprocher  ici  une 
confiance  excessive.  Aussi  bien  le  Docteur  Pascal  n'est  pas  la 
fanatique  apologie  d'un  positivisme  sec  et  jaloux  qui  ferme 
l'horizon  aux  instincts  les  plus  élevés  de  Tàme  humaine.  Le  souci 
de  l'idéal  s'y  concilie  avec  le  respect  de  la  réalité,  et  la  sympa- 
thie humaine  y  fait  contraste  avec  cet  amer  plaisir  que  M.  Zola 
prenait  ailleurs  à  ravaler  l'homme.  Enfin  les  Trois  Villes,  et 
notamment  le  dernier  volume  de  la  trilogie,  expriment  avec  la 
plus  chaleureuse  éloquence  une  fervente  passion  de  la  justice  et 
de  la  fraternité.  M.  Zola  y  reste  conséquent  avec  lui-même  en 
glorifiant  la  science;  mais  l'œuvre  tout  entière  est  animée  par 
un  souffle  d'idéalisme  généreux  et  de  vaillant  optimisme.  Cette 
science  qu'il  glorifie,  elle  travaille  à  l'amélioration  de  la  vie 
humaine.  Plus  de  guerres,  plus  de  violences.  La  poudre  explo- 
sive de  Guillaume,  qui  devait  anéantir  Paris,  sert  à  actionner 
un  nouveau  moteur.  C'est  le  travail  rendu  moins  pénible,  ce 
sont  les  distances  rapprochées,  les  peui)les  fraternisant,  c'est  un 
peu  plus  de  bien-être  et  un  peu  plus  d'amour.  Ainsi  l'humanité 


214  LE  ROMATs' 

avance,  sans  heurts  et  sans  secousses,  dans  la  voie  du  progrès, 
du  progrès  moral  comme  du  progrès  matériel. 

Les  œuvres  les  plus  cyniques  de  M.  Zola  dénotaient  un  grave 
souci  de  moralité  sociale.  Ses  derniers  livres,  purgés  des  vilenies 
et  des  turpitudes  qui  souillaient  la  plupart  des  autres,  mettent 
le  moraliste  en  pleine  lumière.  Même  si  Ton  ne  partageait  pas 
ses  idées,  on  devrait  encore  lui  rendre  cet  hommage,  que, 
parmi  les  romanciers  modernes,  il  est  le  seul  qui  tire  le  roman 
des  frivolités  mondaines,  des  intrigues  de  l'adultère,  des  cas  de 
psychologie  amhiguë  et  subtile,  pour  l'intéresser  aux  plus 
hautes  questions  de  notre  temps. 

Guy  de  Maupassant.  —  Ni  Flaubert,  ni  les  Concourt,  ni 
Daudet,  ni  Zola  lui-même  ne  méritent  vraiment  le  nom  de 
naturalistes,  et  nous  avons  assez  dit  pourquoi.  Aussi  bien  le 
naturalisme  absolu  n'est  pas  possible.  Des  deux  termes  néces- 
saires à  la  production  de  l'œuvre  d'art,  il  en  supprimerait  un. 
L'œuvre  d'art  suppose  l'homme  et  la  nature,  la  nature  moditiée 
par  l'homme,  et  le  naturalisme  absolu  serait  tout  simplement 
une  représentation  intégrale  des  choses,  une  sorte  de  fac-similé 
tout  mécanique,  qui,  n'ayant  rien  d'humain,  n'aurait  donc  rien 
d'artiste.  Mais  si,  par  manière  de  parler,  il  est  permis  de  dire 
d'un  écrivain  que  l'art  chez  lui  se  confond  avec  la  nature,  cet 
écrivain  est  bien  Guy  de  Maupassant'.  Tout,  en  Maupassant, son 
éducation,  son  caractère  et  la  forme  de  son  esprit,  le  rendait 
éminemment  propre  à  être  le  naturaliste  que  ne  fut  aucun  de 
ses  devanciers  et  maîtres,  à  réfléchir  avec  lîdélité  cette  «  nature  » 
que  les  autres  avaient  si  profondément  modifiée  en  y  «  ajou- 
tant »  {homo  additus  natiirœ),  Flaubert  ses  soucis  de  styliste, 
les  Concourt  leur  inquiétude  nerveuse,  Daudet  sa  sensibilité 
fébrile,  M.  Zola  sa  débordante  imagination. 

Maupassant  peut  être  considéré,  à  ses  débuts,  comme  le 
disciple  de  Flaubert  et  de  M.  Zola.  Et,  du  premier,  son  par- 
rain, il  fut  plus  proprement  l'élève.  Excellent  maître  de  rhéto- 
rique, Flaubert  dut  pourtant  lui  inculquer,  avec  le  culte  méri- 
toire de  la  forme,  des  préoccupations  et  des  scrupules  excessifs 

i.  No  au  château  de  Miromesnil  (Seiiie-lnlerieiire)  eu  I80O,  mort  en  1893.  — 
Boule  lie  iiuif(lHiid),  la  Maison  Tellier  (1881),  Une  Vie  (1883),  Contes  de  la  Bécasse 
(1883),  rierre  et  Jean  (1888). 


L  ECOLE  NATURALISTE  215 

que  le  jeune  homme  eut  plus  tard  à  répudier.  Mais  ses  leçons 
visaient  surtout  à  l'exactitude.  «  Va  faire  un  tour,  lui  disait-il 
souvent,  et  raconte-moi  en  cent  lig-nes  ce  que  tu  auras  vu.  » 
Toute  l'éducation  de  Maupassant  fut  d'apprendre  à  voir  et  à 
exprimer  clairement  ce  qui  avait  passé  sous  ses  yeux. 

Bien  des  choses  peuvent  troubler  notre  vision.  Premièrement, 
des  idées  philosophiques  ou  encore  certaines  sollicitations  de 
l'esprit,  de  la  conscience.  C'est  par  là  que  l'on  est  homme,  et 
par  là,  en  conséquence,  que  l'on  altère  la  nature.  Mais  il  n'y  a 
chez  Maupassant  aucun  travail  intellectuel,  aucune  inquiétude 
morale.  Toute  sa  philosophie  est  faite  de  brutales  affirmations 
qui  se  bornent  à  constater  ce  qu'il  voit.  Il  ne  met  pas  l'homme 
en  face  de  la  nature,  mais  l'absorbe  en  elle.  Je  ne  sais  quelle 
ivresse  lascive  lui  inspire  parfois  une  sorte  de  ferveur.  Mais, 
là  encore,  il  n'y  a  rien  que  de  bestial.  Les  désirs  confus  de 
la  brute  font  frémir  son  corps  sans  que  son  esprit  éprouve 
le  moindre  trouble.  L'amour  même  ,  pour  lui,  n'est  qu'un 
besoin.  Il  ôte  à  l'amour  tout  idéal,  il  le  dépouille  de  ses  rayons 
et  de  ses  prestiges.  La  divinité  qu'il  sert,  c'est  la  Vénus  de 
Syracuse,  une  «  femelle  de  marbre  »,  saine,  robuste,  tranquille, 
que  ne  gâte  nulle  chimère  mystique,  nulle  velléité  d'au-delà.  Et 
s'il  n'y  a  pas  chez  lui  la  moindre  inquiétude,  il  n'y  a  pas  non 
plus  le  moindre  souci  de  moralité.  La  morale,  c'est  une  sage 
hygiène  (|ui  maintient  nos  organes  en  bon  état  pour  que  nous 
puissions  goûter  dans  leur  plénitude  les  jouissances  de  la  vie. 
Cette  philosophie  purement  naturelle  explique  sa  tranquillité 
d'esprit,  et,  par  suite,  sa  lucidité  de  vision. 

Maupassant  n'a  pas  davantage  de  théorie  esthétique;  car  une 
théorie  esthétique  suppose  toujours  une  conception  spéciale  du 
monde  et  de  la  vie,  ou  plutôt  n'est,  à  vrai  dire,  que  cette  con- 
ception même  appliquée  à  l'art.  On  sait  qu'il  fuyait  les  conver- 
sations littéraires,  qu'il  ne  parlait  jamais  de  livres  et  d'écri- 
vains, qu'il  méprisait  la  critique.  N'éprouvant  soi-même  aucune 
difficulté,  aucune  incertitude,  Maupassant  croyait  parfaitement 
simple  tout  ce  qui  faisait  autour  de  lui  le  sujet  d'interminables 
controverses  entre  les  diverses  écoles.  Il  ne  se  mêla  jamais  à 
ces  disputes,  ni  par  écrit,  ni  même  en  paroles.  Une  seule  fois 
il  se  départit  de  son  silence,  et  ce  fut  pour  mettre  en  tête  d'un 


216  LE  ROMAN 

(le  ses  cleriiiers  livres,  Pierre  et  Jean,  quelques  pages  de  préface 
où  toute  son  esthétique  revient  à  déclarer  que  l'écrivain  doit 
simplement  mirer  la  nature  sans  se  mettre  en  peine  d'aucune 
doctrine.  C'est  ce  que  Maupassant  lui-même  a  toujours  fait,  et, 
l'ayant  fait,  c'est  par  là  qu'il  est  le  plus  naturaliste  de  nos 
romanciers,  ou  plutôt  le  seul  vraiment  naturaliste.  Rien,  dans 
son  naturalisme,  qui  sente  l'école  comme  dans  celui  de 
M.  Zola,  qui  trahisse  l'application  d'une  théorie  préconçue.  Il 
ne  s'est  même  pas  dit  :  «  Soyons  naturaliste  »,  ce  qui  suppose 
déjà  certaines  intentions  systématiques,  tout  au  moins  des  idées 
peu  compatibles  avec  une  entière  soumission  à  l'objet.  Il  l'a  été 
sans  le  vouloir,  je  dirais  presque  sans  le  savoir.  Il  s'est  borné, 
comme  lui-même  nous  le  dit  d'un  de  ses  héros,  à  cueillir  les 
images  que  lui  présentait  le  monde,  pour  n(jus  les  rendre  telles 
quelles  avec  la  précision  d'un  appareil  photograjjhique. 

Nul  écrivain  ne  fut  aussi  naturellement  impersonnel.  Et,  chez 
Maupassant,  l'impersonnalité  n'a  rien  de  voulu.  Elle  ne  coûte 
aucun  etîort.  Elle  n'est  pas  due  à  l'observation  réfléchie  d'une 
doctrine  littéraire  qui  lui  défendît,  comme  à  Flaubert,  de  rien 
trahir  de  soi  que  la  netteté  de  son  regard  et  la  sûreté  de  sa 
main.  Il  reste  impersonnel  non  par  système,  mais  par  nature. 
Ceux  qui  l'ont  connu  dans  le  monde  nous  disent  qu'il  y  était 
toujours  des  plus  réservés.  Il  ne  parlait  pas  de  lui-même,  il 
évitait  tout  sujet  de  conversation  qui  aurait  provoqué  des  con- 
fidences. Ses  livres,  à  plus  forte  raison,  nous  le  laissent  ignorer. 
Mais  je  ne  veux  pas  dire  seulement  qu'il  ne  s'y  met  pas  en 
scène.  Son  art  est  entièrement  objectif.  Aucune  réflexion  ne  lui 
échappe  sur  les  personnages  qu'il  fait  défiler  sous  nos  yeux. 
On  ne  sait  ce  que  lui-même  en  pense,  et  peut-être  n'en  pense-t-il 
rien,  ne  s'est-il  préoccupé  que  de  nous  montrer  leur  figure 
avec  le  plus  de  vérité  possible.  Sa  philosophie,  toute  nihiliste, 
n'admettait  aucun  principe  qui  pût  lui  permettre  de  les  juger. 
Mais,  d'autre  part,  il  n'éprouve  pour  eux  que  de  rindifférence. 
Pas  un  mot  de  pitié  ou  de  mépris;  sa  sensibilité  est  tout  entière 
absorbée  dans  le  j)laisir  de  peindre.  Pas  même  cette  ironie  que 
les  artistes  les  plus  impersonnels  nous  laissent  parfois  surpren- 
dre. Sa  seule  affaire  consiste  à  reproduire  la  réalité. 

Maujiassant  est  encore  le  plus  naturaliste  de  nos  écrivains  en 


L  ECOLE  NATURALISTE  217 

ce  sens  que,  ne  méfiant  rien  de  lui-même  dans  ses  peintures, 
il  ne  peint  cependant  que  des  choses  vues.  D'autres  romanciers 
contemporains  ont  fait  de  môme.  La  différence,  c'est,  d'abord, 
que,  dans  le  cadre  restreint  du  conte,  Maupassant  pouvait  se 
borner,  sans  arrangement  factice  et  même  sans  aucune  inven- 
tion, aux  seules  données  de  la  réalité;  mais  surtout,  c'est  que 
l'observation,  chez  lui,  est  toute  désintéressée.  Les  romanciers 
naturalistes  posent  tous  en  principe  que  la  matière  d'un  roman 
doit  être  directement  empruntée  à  une  expérience  personnelle 
de  la  vie.  Aussi  se  donnent-ils  pour  tâche  d'observer  préalable- 
ment ce  qui  doit  faire  le  sujet  de  leurs  livres.  La  méthode  est 
sans  doute  excellente.  Mais,  s'il  paraît  bien  que  Maupassant  ne 
se  soit  imposé  aucune  méthode,  proposé  aucune  tâche,  cela 
vaut  encore  mieux  pour  l'observation.  Cela  la  dégage  des 
partis  pris,  même  involontaires,  qui  risquent  de  l'altérer,  cela 
lui  laisse  tout  son  naturel.  Les  objets  viennent  d'eux-mêmes 
faire  impression  sur  l'esprit.  Quand  c'est  l'esprit  qui  les  pré- 
vient, qui  les  sollicite,  sa  contraction  même,  si  je  puis  dire,  ne 
lui  permet  pas  d'en  être  le  simple  miroir.  Et,  puisque  l'écri- 
vain, après  tout,  ne  saurait  reproduire  la  réalité  tout  entière, 
on  peut  craindre,  s'il  choisit  volontairement,  en  vertu  d'une 
opération  réfléchie,  les  traits  les  plus  significatifs,  que  son 
choix  ne  se  rapporte  à  une  manière  de  voir  particulière,  à  un 
système  préconçu.  Mais  si,  comme  Maupassant,  il  se  laisse 
pénétrer  par  les  choses,  s'il  laisse  les  choses  agir  sur  lui  au 
lieu  d'agir  sur  elles,  il  nous  en  rendra,  grâce  à  cette  incon- 
science même,  une  plus  fidèle  image. 

On  a  souvent  dit  que  Maupassant  calomnie  la  nature  humaine, 
qu'il  ne  voit  chez  les  hommes  que  leurs  ridicules  et  leurs  bas- 
sesses. On  lui  prête  une  misanthropie  amère,  qu'on  veut  expli- 
quer par  son  pessimisme.  Mais  ce  pessimisme,  dont  nous  parle- 
rons tout  à  l'heure,  ne  se  manifesta  que  dans  la  seconde  partie 
de  sa  carrière,  et  c'est  justement  alors  que  Fàme  de  Maupas- 
sant s'attendrit.  A  vrai  dire,  le  reproche  ne  semble  pas  juste. 
Maupassant,  dans  son  observation  de  l'humanité,  reste  absolu- 
ment impartial.  11  n'y  apporte  ni  colère,  ni  haine,  il  la  montre 
telle  qu'il  la  voit,  et,  comme  sa  vision  n'est  troublée  par  aucun 
préjugé  de  système  philosophique,  de  morale  ou  d'école  litté- 


218  LE  ROMAN 

raire,  on  peut  dire  qu'il  la  montre  telle  qu'elle  est.  Aussi  bien, 
ce  n'est  pas  l'homme  qu'il  peint,  ce  sont  des  hommes,  des  indi- 
vidus, qu'il  n'a  même  pas  choisis,  ceux  que  les  hasards  de  son 
existence  lui  ont  rendus  familiers.  Quelques-uns  sont  abomi- 
nables, beaucoup  sont  fj;rotesques,  la  plupart  ne  sont  que  vul- 
g-aires.  Sonj^eons  que  ses  personnages  appartiennent  générale- 
ment aux  classes  sociales  oîi  il  y  a  le  moins  de  politesse,  où, 
par  conséquent,  apparaît  de  prime  abord  ce  fond  de  la  nature 
humaine  que  tous  les  moralistes  nous  représentent  comme  féro- 
cement égoïste,  Maupassant  ne  se  complaît  point  à  la  peinture 
du  mal  ou  du  laid;  s'il  les  peint,  c'est  parce  qu'il  les  a  trouvés 
devant  lui,  sans  les  chercher.  Du  reste  il  peint  aussi  le  bien  et  le 
beau  ;  mais,  n'y  ayant  à  vrai  dire  que  par  exception  des  «  bons  » 
et  des  «  méchants  »,  il  peint,  chez  le  même  homme,  le  mal  comme 
le  bien.  Et  si  le  plus  grand  nombre  de  ses  personnages  sont 
médiocres,  je  reconnais  là  encore  ce  naturalisme  (jui  a  pour 
domaine  propre  non  pas  l'exceptionnel  en  bien  ou  en  mal,  mais 
le  commun.  Je  disais  plus  haut  que  Maupassant  ne  peint  pas  de 
types;  seulement  ses  personnages  étant  pres(jue  tous  «  ordi- 
naires »,  chacun  d'eux  en  représente  un  grand  nombre  d'autres, 
qui,  dans  le  même  groupe  ou  dans  la  même  classe,  en  diffèrent 
à  peine.  Et  ainsi  ce  sont  bien  des  types,  si  l'on  veut;  mais, 
tandis  que  chez  les  romanciers  idéalistes,  voire  chez  la  plupart 
des  naturalistes,  le  type  a  quelque  chose  d'irréel  et  d'abstrait, 
sa  valeur,  chez  Maupassant,  provient  de  la  ressemblance  avec 
tel  individu  moyen  qui  a  servi  de  modèle. 

Maupassant  semble  être  moins  naturaliste  que  d'autres 
romanciers  contemporains  par  le  souci  qu'il  manifeste  de  la 
composition.  Mais  ne  serait-ce  pas  encore  là  prendre  le  mot  de 
naturalisme  en  un  sens  scolastique?  Quel  roman  nous  donne 
mieux  l'illusion  du  réel,  celui  qui  retrace  les  hasards  et  les 
détours  de  la  vie,  (|ui  reproduit  ce  (ju'elle  a  par  elle-même  d'on- 
doyant, d'aventureux,  de  touiîu,  ou  bien  celui  qui  ne  s'attache 
qu'aux  faits  significatifs,  liés  entre  eux  par  leur  commun  rap- 
port avec  le  sujet?  Maupassant  porte  dans  l'exposition  un  besoin 
instinctif  de  suite  et  d'unilé.  Remarquons  pourtant  que  ses 
romans  ont  en  général  une  allure  assez  libre,  et,  d'autre  part, 
que  la  «  nouvelle  »  n'admet  guère  de  développements  oiseux. 


L  ECOLE  NATURALISTE  219 

Quoi  qu'il  en  soit,  ses  nouvelles  sont  admirablement  compo- 
sées. D'abord  parce  qu'il  excelle  à  saisir  les  traits  caractéristi- 
ques des  êtres  et  des  choses,  mais  aussi  parce  que,  choisissant 
parmi  les  faits,  il  exclut  ceux  qui,  dépassant  son  cadre, 
pourraient  interrompre  le  récit  et  divertir  notre  attention. 
Et  ainsi,  «  au  lieu  de  nous  montrer  la  photographie  banale 
de  la  vie  »,  il  nous  en  donne,  pour  citer  ses  propres  paroles, 
«  une  vision  plus  complète,  plus  saisissante  que  la  réalité  elle- 
même  ». 

Quant  au  style  de  Maupassant,  il  est  essentiellement  natura- 
liste, si,  là  comme  ailleurs,  le  caractère  essentiel  du  natura- 
lisme doit  être,  comme  ce  semble,  le  naturel.  Aucun  procédé, 
aucune  manière.  Rien  qui  sente  l'auteur,  et  rien  non  plus  qui 
trahisse  l'homme.  Les  qualités  de  ce  style  sont  toujours  imper- 
sonnelles. Maupassant  nous  fait  voir  les  choses  mêmes  avec 
une  lucidité  telle  que  nous  ne  songeons  pas  à  admirer  son  art; 
entre  les  choses  et  nous,  nous  ne  nous  apercevons  pas  qu'il  y 
ait  un  intermédiaire,  tant  la  transparence  est  parfaite.  Or,  dans 
un  genre  qui  a  pour  objet  l'imitation  de  la  vie,  n'est-ce  pas  là 
le  suprême  éloge  que  l'on  puisse  faire  d'un  écrivain?  En  un 
temps  où  notre  langue  se  compliquait  et  se  contournait,  oij  de 
prétendus  naturalistes,  recherchant  le  rare,  le  subtil,  l'aigu, 
façonnaient  à  plaisir  leur  style  et  traduisaient  une  sensibilité 
maladive  par  de  bizarres  raffinements,  Maupassant  ne  voulut 
être  que  précis  et  net.  Tandis  que  d'autres  inventaient  des  locu- 
tions nouvelles  ou  recherchaient  au  fond  de  vieux  livres  inconnus 
celles  dont  nous  avions  perdu  l'usage,  il  ne  s'est  servi  que  des 
tours  et  des  mots  communs  à  tous,  et  en  a  fait  l'emploi  le  plus 
juste,  le  plus  propre,  le  plus  expressif.  Son  style  vaut,  non  par 
des  prouesses  de  virtuose,  mais  parla  simplicité,  par  la  rectitude, 
la  droiture,  par  une  franchise  robuste  et  vaillante.  Et  nous  n'y 
trouvons  pas  la  moindre  trace  d'effort.  Le  naturel,  qui  en  est  la 
qualité  distinctive  entre  toutes,  ne  produit  jamais  sur  nous  l'im- 
pression d'être  dû  à  l'art.  Maupassant  écrit  aA^ec  une  assurance 
tranquille  et  puissante.  Dès  ses  premières  nouvelles,  on  reconnut 
en  lui  un  maître  de  la  langue;  il  se  rangea  aussitôt  dans  la  lignée 
des  grands  classiques,  des  génies  clairs  et  sains  qui  nous  appa- 
raissent, par  cette  clarté  même  et  par  cette  santé  de  l'esprit, 


220  LK  ROMAN 

€omme   les    plus   caractéristiques    du   génie    national,    comme 
français  par-dessus  tous  les  autres. 

On  sait  que  Maupassant  fut,  en  pleine  activité  littéraire, 
atteint  d'une  maladie  mentale.  Déjà,  ses  récents  livres  sem- 
blaient dénoter  certain  trouble.  Quelques  années  avant  la  crise 
finale,  le  gai  conteur  laissait  paraître  çà  et  là  une  mélancolie 
noire.  Sur  Veau  parut  en  1885  :  ce  livre  est,  presque  d'un 
bout  à  l'autre,  désespérément  triste.  Dans  les  nouvelles  les 
plus  drolatiques  qu'il  écrivit  à  la  suite,  on  trouve  quelquefois 
des  pages  d'une  morosité  sombre.  Sans  nier  que  son  pessi- 
misme ne  doive  se  rapporter  au  mal  qui  le  menaçait,  on  peut 
y  voir  aussi  comme  un  effet  du  sensualisme  qui  fut  toute  la 
philosophie  de  Maupassant  et  toute  sa  morale.  Le  sensualiste 
trouve  tôt  ou  tard  ce  «  je  ne  sais  quoi  d'amer  »  qui  empoi- 
sonne la  source  des  jouissances.  Notre  chair  est  faible  :  trop  vif 
ou  trop  prolongé,  le  plaisir  tourne  à  la  souffrance,  et  la  capa- 
cité même  de  jouir  est  étroitement  bornée.  Bien  plus,  la  lassi- 
tude nous  vient  sans  que  nous  ayons  jamais  été  assouvis.  Et,  de 
là,  l'ennui  de  vivre,  de  là  «  l'horreur  de  ce  qui  est  »,  horreur  que 
Maupassant  a  éprouvée  plus  d'une  fois  jusqu'à  désirer  la  mort. 
Il  désire  la  mort,  et  pourtant  il  en  a  peur,  et  cette  peur  est  un 
des  sentiments  qu'il  exprime  sur  la  fin  avec  le  plus  d'intensité. 
Ennui  profond  de  la  vie  et  peur  de  la  mort,  c'est  assez  pour 
expliquer  son  pessimisme. 

Le  pessimisme  de  Maupassant,  qui  apparaît  dans  la  seconde 
moitié  de  sa  carrière,  est  quelquefois  amer  et  cruel.  Plus  sou- 
vent, il  se  marque  par  un  attendrissement  dont  nous  ne  l'au- 
rions pas  jusqu'alors  pensé  capable.  Ses  dernières  nouvelles  et 
surtout  ses  derniers  romans  sont  sur  ce  point  bien  significatifs. 
Et,  en  même  temps  qu'il  s'attendrit,  il  s'épure,  il  devient  moins 
brutal,  moins  cynique,  il  est  attiré  par  la  peinture  de  sentiments 
plus  délicats.  Après  des  romans  comme  Bel  Ami  et  Mont-Oriol, 
dont  les  personnages  n'ont  pour  la  plupart  rien  que  de  grossier, 
de  sensuel  et  presque  d'animal,  Pierre  et  Jean  dénote  chez  l'écri- 
vain, avec  sa  vigueur  coutumière,  une  singulière  finesse  d'ana- 
lyse et  une  sensibilité  qu'on  ne  lui  connaissait  pas  encore;  Fort 
comme  la  mort  et  Notre  cœur  nous  transportent  dans  les  milieux 
que  ne  fréquentait  guère  l'auteur  de  la  Maison  Tellier,  et  témoi- 


L  ECOLE   NATURALISTE  221 

gnent  d'une  conception  de  l'amour  qui  ne  ressemble  en  rien  à 
celle  dont  procédaient  les  Contes  de  la  Bécasse. 

Quelque  valeur  qu'aient  ses  romans,  et  même  si  deux  au 
moins,  Une  vie  et  Pierre  et  Jean,  méritent  une  place  éminente 
entre  les  productions  de  notre  littérature  romanesque  pendant 
la  dernière  moitié  du  siècle,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
Maupassant  restera,  non  comme  romancier,  mais  comme  nou- 
velliste. Ses  qualités  les  plus  originales  trouvent  dans  la  nou- 
velle leur  cadre  le  mieux  approprié.  Ce  genre,  après  avoir  pro- 
duit chez  nous  tant  de  petits  chefs-d'œuvre,  était  tombé  dans  le 
discrédit  :  il  le  fit  revivre  et,  tout  en  y  conservant  ces  grivoi- 
series et  même  ces  grossièretés  qui  toujours  en  furent  la  matière 
depuis  les  auteurs  de  fabliaux  jusqu'à  La  Fontaine,  il  le  modifia 
soit  par  un  goût  d'exacte  vérité  que  n'avaient  pas  connu  la 
plupart  de  ses  devanciers,  soit  par  une  ferveur  sensuelle  qui 
n'est  point  gauloise,  et  d'oii  provient  ce  qu'il  y  a  chez  lui  de 
poésie,  surtout  dans  l'expression  de  la  volupté  ou  dans  la  des- 
cription de  la  nature,  et  aussi  ce  qu'il  y  a  parfois  de  tristesse. 

On  peut  remonter  jusqu'à  Mérimée  sans  trouver  un  conteur 
qui  soit  comparable  à  Maupassant.  Mais,  si  Maupassant  ne  le 
cède  en  rien  à  l'auteur  de  Mateo  Falcone  et  de  f  Enlèvement  de 
la  redoute  par  la  netteté,  la  vigueur,  la  précision  sobre  et  pitto- 
resque, nous  trouvons  encore  chez  lui  une  aisance,  une  ampleur, 
j'oserais  })resque  dire  une  bonhomie  que  n'avait  point  Mérimée. 
Et  sans  doute  le  conte,  la  nouvelle,  est  un  genre  assez  exigu. 
Mais  quelle  qu'en  soit  l'exiguïté,  ce  genre  lui  a  suffi  pour  se 
rendre  l'égal  des  grands  maîtres  de  notre  langue.  Nous  ne  savons 
trop  quel  sort  fera  l'avenir  à  tant  de  romans  qu'a  produits  le 
xix"  siècle,  j'entends  ceux-là  même  d'un  Balzac  ou  d'une  George 
Sand,  d'un  Zola  ou  d'un  Alphonse  Daudet.  Mais  nous  pouvons 
être  dès  maintenant  assurés  que,  parmi  les  contes  de  Maupas- 
sant, il  y  en  a  bien  jusqu'à  vingt  ou  trente  qui  ne  périront  pas. 

M.  J.-K.  Huysmans.  —  Faut-il  classer  M.  Huysmans' 
parmi  les  naturalistes?  Un  vrai  naturaliste  doit  être  un  homme 
bien  portant.  Or,  M.  Huysmans  ne  jouit  pas  d'un  bon  estomac. 


i.  Né  à  Paris  en    I8i8.  —  Mart/ie,  histoire  cVune  jeune  fille  (1S78);  les  Sœur; 
Valard  (ISIVt);  A  rchours  (ISSU:  Lù-has  (1H90);  la  Vaihédralc  (1808). 


222  LE  ROMAN 

et  la  gastralgie,  qui  dévia  aussitôt  son  naturalisme,  a  fini  par  en 
faire  une  sorte  de  mystique.  Ses  premiers  livres  racontent  ou 
décrivent  des  choses  abjectes  et  dégoûtantes,  dont  lui-même  a 
la  nausée.  Puis,  c'est  A  rebours,  où  il  prend  le  contre-pied  de  la 
nature.  Type  du  «  décadent  »  maniaque,  DesEsseintes  se  délecte 
amèrement  dans  une  parodie  baroque  et  furieuse,  jusqu'à  ce 
que,  fourbu  et  pourri  par  les  plus  délirantes  perversions,  il 
s'affaisse  enfin  sur  ses  genoux  et  implore  la  grâce  divine.  Et,  dès 
lors,  on  prévoit  que  M.  Huysmans  va  se  convertir.  Mais  Là-bas, 
qui  suit  A  rebours,  nous  le  montre  d'abord  en  proie  au  Diable. 
Là-bas,  c'est  le  monde  occulte  de  la  magie  noire  ;  sacrilèges 
turpitudes,  mysticisme  orgiaque,  fièvres  obscènes  et  meurtrières, 
auxquelles  se  prend,  en  dernier  recours,  un  chercheur  de  sensa- 
tions rares.  Enfin,  dégoûté  de  ce  que  lui-même  appelle  ses 
«  porcheries  »,  le  héros  de  Là-bas  prend  le  parti  de  faire  une 
retraite  dans  un  couvent  de  trappistes.  Et  nous  avons  alors  En 
route.  Sans  parler  de  la  Cathédrale,  qui  n'a  plus  rien  de  roma- 
nesque, En  route  est  l'œuvre  capitale  de  M.  Huysmans.  Une 
foule  de  dissertations  y  encombrent  le  récit,  dans  lesquelles  il 
étale  hors  de  propos  un  pédantesque  et  indigeste  savoir.  M.  Huys- 
mans avait  bourré  Là-bas  de  toutes  ses  notes  sur  la  démono- 
pathie,  sur  les  travaux  spagiriques,  sur  les  incubes  et  les  suc- 
cubes; ici,  nous  le  voudrions  un  peu  moins  copieux,  lorsqu'il 
nous  révèle  les  secrets  du  plain-chant  ou  les  arcanes  de  la  mys- 
tique. Il  porte  d'ailleurs  en  ces  matières  elles-mêmes  une  trucu- 
lence de  style,  une  virtuosité  criarde,  où  nous  reconnaissons  la 
rhétorique  de  l'ancien  naturaliste.  Mais  tout  ce  qui  a  rapport 
au  sujet  même,  à  la  crise  morale,  est  d'un  intérêt  poignant. 
Nous  y  sentons  parfois  un  accent  d'angoisse  et  de  détresse  qui 
serait  quelque  chose  de  chrétien  si  l'érotisme  ne  se  mêlait  aux 
ravissements  mêmes  de  l'extase.  Plusieurs  scènes,  celle  par 
exemple  où  Durtal  se  confesse,  sont  vraiment  belles.  Et  là,  le 
style  de  M.  Huysmans,  ce  style  tourmenté,  empâté,  surchargé, 
charlatanesque,  répudie  comme  par  miracle  son  goût  pour  les 
grossières  enluminures. 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  223 

V.   —  Psychologues  et  moralistes. 

Vers  raiinée  1880,  le  naturalisme  était  en  plein  triomphe,  et 
la  physiologie  évinçait  complètement  la  psychologie.  M.  Zola 
avait  mené  une  vigoureuse  campagne  non  seulement  contre  les 
romanciers  qui  altéraient  la  nature  soit  en  y  mêlant  des  inven- 
tions gratuites,  soit  en  lui  imposant  de  factices  conventions, 
mais  encore  contre  ceux  qui  isolaient  Tâme  de  son  milieu  phy- 
sique, c'est-à-dire  du  corps  lui-même  et  de  tout  le  monde  exté- 
rieur. La  nouvelle  école  substitua  l'observation  de  la  réalité  aux 
procédés  intuitifs  ou  divinatoires  du  lyrisme  romantique;  à 
l'idéologie  classique,  celle  de  Stendhal,  et,  plus  haut,  celle  de 
Racine,  à  l'analyse  abstraite  des  idées  et  des  sentiments,  elle 
aurait  dû  substituer  une  représentation  totale  de  1  homme,  qui 
en  expliquât  physiologiquement  le  mécanisme  mental.  Mais, 
bornant  la  vie  dans  l'activité  fatale  des  instincts,  elle  exclut  de 
la  nature,  et,  par  suite,  de  l'art,  tous  les  éléments  que  son 
matérialisme  cru  laissait  hors  de  prise.  Une  réaction  était 
devenue  inévitable.  M.  Paul  Bourget  en  donna  le  signal.  Son 
plus  glorieux  titre  est  d'avoir  réintégré  dans  le  roman  ce  que 
nos  ancêtres  appelaient  l'observation  morale,  ce  que  nous  nom- 
mons de  nos  jours  la  psychologie. 

M.  Paul  Bourget.  —  M.  Bourget'  publia  tout  d'abord  deux 
ou  trois  volumes  de  vers,  qui  marquent  déjà  sa  curiosité  de 
psychologue.  Viennent  ensuite  des  essais  de  critique  oii,  faisant 
un  choix  parmi  les  écrivains  dont  la  génération  contemporaine 
subissait  particulièrement  l'influence,  il  tente  de  définir  et 
d'expliquer  les  sentiments  que  chacun  d'eux  propose  à  l'imita- 
tion de  leurs  jeunes  lecteurs.  Ce  n'est  pas  de  la  critique  litté- 
raire, c'est  une  enquête  sur  la  «  vie  morale  ».  La  même  préoc- 
cupation se  retrouve,  dès  le  début,  dans  ses  romans.  Elève  de 
Taine  et  non  moins  déterministe  que  M.  Zola,  il  n'en  écarte  pas 
moins  de  parti  pris  cette  physiologie  grossière  à  laquelle  le  natu- 
ralisme avait  trop  souvent  sacrifié  l'étude  de  l'àme.  L'âme  seule 


i.  Né  à  Amiens  en  1852.  —  Crime  «/'amowr  (1886),  le  Disciple  (1889),  Cos7nopolis 
(1893). 


224  LE  ROMAN 

l'intéresse.  Il  prétend  appliquer  sa  faculté  d'analyse  à  la  décom- 
position des  phénomènes  mentaux  et  passionnels  considérés  en 
eux-mêmes  et  détachés,  pour  ainsi  dire,  de  leurs  rapports  avec 
la  vie  animale.  Et  il  ne  faut  pas  sans  doute  oublier  combien 
M.  Bourg-et  lui-même  doit  au  naturalisme.  Si  le  roman  psycho- 
lojiique  mérite  son  nom,  ce  ne  peut  être  que  par  l'emploi  d'unr 
méthode  exacte.  Aussi  bien  que  les  naturalistes,  les  psycho- 
logues se  réclament  de  la  science,  à  laquelle  ils  prétendent 
emprunter  eux  aussi  leurs  matériaux  et  leurs  procédés.  Mais, 
tandis  que  ceux-là  ne  voient  dans  l'homme  qu'un  tempérament, 
ceux-ci  ne  se  préoccupent  que  de  son  existence  morale.  Le 
roman  psychologique,  tel  que  le  renouvela  M.  Bourget,  peut 
d'une  part  être  rattaché  au  naturalisme,  car  il  se  donne  pour 
une  œuvre  d'investigation  précise  et  documentaire,  conforme  à 
l'esprit  scientifique  d'où  le  naturalisme  lui-même  procède; 
d'autre  part,  il  s'y  oppose  directement,  son  investigation  ayant 
pour  domaine  cette  vie  de  l'àme  que  les  naturalistes  avaient 
subordonnée  à  la  vie  physique,  ou  même  qu'ils  y  avaient 
réduite. 

Du  moment  où  M.  Bourget  faisait  du  roman  une  œuvre  d'ana- 
lyse psychologique,  il  devait  en  transporter  la  scène  dans  ce 
qui  s'appelle  «  le  monde  ».  En  général  les  naturalistes  emprun- 
taient plus  volontiers  leurs  personnages  aux  classes  populaires, 
et  rien  là  d'étonnant  s'il  est  vrai  que,  dans  les  classes  inférieures 
de  la  société,  le  manque  de  culture  et  de  [>olilessse,  voire  les 
conditions  de  l'existence  même,  font  nécessairement  prévaloir 
l'activité  des  instincts  sur  celle  de  l'esprit  et  de  la  conscience. 
Les  héros  de  M.  Bourget,  au  contraire,  sont  presque  toujours 
des  mondains,  ou  bien  encore  des  intellectuels,  comme  nous 
disons  aujourd'hui,  mais  des  intellectuels  qu'il  mêle  au  plus 
brillant  commerce  et  ne  nous  montre  guère  que  dans  les  salons. 
Et  cela  se  comprend  ;  la  psychologie  des  gens  du  n)onde  ofl're 
une  matière  beaucoup  plus  riche;  et  même  il  y  a  maints  senti- 
ments, très  complexes,  très  subtils,  qui  ne  peuvent  se  développer 
que  chez  des  personnages  afiinés  j)ar  l'éducation  et  soustraits 
d'ailleurs  aux  soucis  et  aux  labeurs  de  la  vie  matérielle. 

Homancier  psychologue,  M.  liourgct  fut  donc  un  romancier 
mondain.  C'est  comme  tel  qu'il  se  lit  d'abord  connaître.  Et  si  la 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  225 

prédilection  qu'il  manifestait  pour  la  vie  élégante  contribua 
beaucoup  à  son  succès,  disons  aussi  qu'elle  justifia  certaines  cri- 
tiques. Il  parut  suspect  de  quelque  snobisme.  Ce  pénétrant 
analyste  détaillait  avec  complaisance  les  plus  futiles  bagatelles 
des  boudoirs,  et  trahissait  parfois  son  admiration  des  luxueuses 
superfluités  qui,  dans  le  monde,  passent  inaperçues.  Il  n'a 
jamais  cessé,  juscju'en  ses  derniers  romans,  de  montrer  un  goût 
assez  puéril  pour  les  colifichets  et  les  fanfreluches,  et  nous 
l'avons  vu  traiter  avec  indulgence  ses  marquises  les  moins 
recommandables,  attendri  qu'il  était  par  la  finesse  de  leurs 
«  dessous  ».  Au  reste,  dans  cette  notation  minutieuse  des  petits 
détails  qui  font  le  décor  de  la  vie  élégante,  on  pourrait  voir  le 
souci  de  décrire  exactement  le  «  milieu  »,  et  nous  ne  serions 
alors  "pas  plus  en  droit  de  la  lui  reprocher  que  nous  ne  repro- 
chons à  M.  Zola  celle  d'une  mansarde  ou  d'une  boutique,  si  nous 
n'y  sentions  quelquefois  un  enfantillage  indigne  de  son  talent. 

Le  titre  de  romancier  mondain  suppose  des  qualités  et  des 
défauts  qui  ne  sont  pas  ceux  de  M.  Bourget.  L'esprit  lui  manque 
totalement;  on  s'en  aperçoit  quand  il  met  en  scène  des  person- 
nages qui  devraient  en  avoir,  et  qui  s'évertuent  péniblement  à 
en  faire.  Il  faudrait  de  l'aisance,  de  la  légèreté,  de  la  grâce,  un  cer- 
tain détachement;  quelque  ironie  ne  messied  pas.  Mais  M.  Bourget 
est  plutôt  un  esprit  appliqué,  consciencieux,  et  même  un  peu 
lourd.  Il  ignore  l'art  de  glisser,  d'effleurer,  de  se  jouer  autour 
des  choses.  Il  n'a  pas  la  moindre  désinvolture.  Plutôt  que  d'être 
superficiel,  il  sera  laborieux  et  pédantesque.  Sa  gravité  mérite  les 
plus  grands  éloges;  elle  le  rend  particulièrement  impropre  à  un 
genre  qui  plaît  au  contraire  par  le  badinage.  Et,  si  sa  ferveur  lui 
prête  souvent  une  éloquence  passionnée,  elle  nous  fait  parfois 
sourire.  Aucune  rouerie  chez  M.  Bourget.  Nous  nous  demandons 
en  vérité  comment  l'expérience  du  monde  peut  se  concilier  avec 
la  candeur  dont  témoignent  souvent  ses  exclamations  pathéti- 
ques ou  ses  lamentations  angoissées. 

Admirablement  appropriée  au  caractère  de  son  talent,  la 
forme  du  roman  d'analyse  est  aussi,  disons-le  tout  de  suite, 
exposée  à  de  certains  défauts  qu'il  n'évita  point.  On  peut  lui 
reprocher  en  premier  lieu  d'avoir,  dans  plusieurs  de  ses  livres, 
étudié  des  exceptions.  La  différence  essentielle  entre  le  roman 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  15 


226  LE  ROMAN 

de  mœurs  et  le  roman  psychologique,  c'est  que  l'un  poursuit  le 
type  à  travers  les  individus,  les  vastes  lois  d'ensemble  à  travers 
les  faits  particuliers,  et  que  l'autre  s'attache  à  des  situations  et  à 
des  caractères  qui  sortent  de  l'ordre  commun.  Et  il  ne  s'agit  pas 
sans  doute  de  condamner  un  genre  qu'ont  illustré  chez  nous 
maints  chefs-d'œuvre.  Mais  les  personnages  et  les  cas  que 
M.  Bourget  nous  présente  le  plus  souvent  (André  Cornélis  par 
exemple.  Une  IdijUe  trarjique,  r Irréparable,  d'autres  encore), 
sont  trop  exceptionnels  pour  que  nous  puissions  nous  y  inté- 
resser beaucoup,  ou  même  en  apprécier  l'analyse.  Du  reste, 
quand  le  sujet  de  son  étude  nous  paraît,  en  somme,  assez 
simple,  il  lui  arrive  aussi  de  l'embrouiller  gratuitement,  comme 
s'il  ne  cherchait  qu'un  prétexte  à  nous  montrer  sa  dextérité. 
Virtuose  de  la  psychologie,  M.  Bourget  se  met  souvent  en  frais 
pour  le  plaisir  ou  pour  la  gloire.  On  voudrait  qu'il  s'épargnât 
la  peine  d'obscurcir  par  un  tas  de  commentaires  ce  que  nous 
autres,  profanes,  nous  trouvions  dabord  très  net. 

Ses  prétentions  scientifiques  à  titre  de  psychologue  ne  sont 
pas  plus  valables  que  celles  des  naturalistes  dans  le  domaine  de 
la  physiologie.  Et  même,  si  la  vie  morale  a  ses  lois  comme  la 
vie  matérielle,  nous  les  connaissons  beaucoup  moins;  et,  quand 
un  écrivain  nous  propose  des  personnages  d'exception,  son  ana- 
lyse a  vraiment  trop  beau  jeu.  Mais  notons  que  la  psychologie  de 
M.  Bourget  se  fonde  sur  une  théorie  dont  l'application  laisse  au 
romancier  toute  latitude.  D'après  nos  modernes  psychologues,  le 
«  moi  »  n'a  rien  de  fixe;  il  varie  sans  cesse,  et  perd  à  chaque 
nouvelle  évolution  sa  récente  identité;  il  se  compose  d'une  foule 
d'êtres  divers  qui  se  succèdent,  qui  surgissent  tour  à  tour  des 
abîmes  de  l'inconscience.  Tandis  que  nos  écrivains  avaient  jus- 
qu'alors maintenu  avec  soin  lunité  des  caractères,  M.  Bourget 
justifierait  par  cette  théorie  les  plus  bizarres  incohérences.  Aussi 
devons-nous  lui  savoir  gré  de  sa  discrétion,  puisqu'il  a  d'ordi- 
naire réduit  la  multiplicité  du  «  moi  »  à  une  modeste  dualité, 
à  l'antithèse  classique  du  cor])s  et  de  l'âme.  Mais,  quand  nous 
ne  lui  reprociions  pas  de  compliquer  arbitrairement  ses  person- 
nages, nous  lui  reprochons  alors  d'apjdiquer  à  la  description 
d'états  d'àme  qui  n'ont  en  eux-mêmes  rien  de  si  malin,  comme 
on  dit,  une  phraséologie  trop  souvent  rébarbative. 


PSYCHOLOGUES  ET   MORALISTES  227 

Car  M.  Bourget  épilogue  tout  le  long-  de  ses  livres,  et,  plutôt 
que  de  nous  faire  connaître  ses  héros  par  leurs  actes  et  leurs 
paroles,  il  s'ingénie  à  nous  les  expliquer  en  son  propre  nom, 
comme  si  un  roman  devait  être  un  traité  d'anatomie  morale. 
Voilà  sans  doute  la  plus  grave  critique  que  l'on  puisse  lui 
adresser.  Retranchons,  dans  Une  IdijUe  tragique,  dans  la  Duchesse 
bleue,  dans  André  Cornélis,  ce  qui  consiste  en  remarques  de 
l'auteur,  en  raisonnements,  en  dissertations  de  tout  g-enre,  et  il 
ne  reste  plus  g-uère  que  des  romans-feuilletons  à  la  fois  banals 
et  violents.  La  supériorité  de  M.  Bourg^et  éclate  en  ces  dissec- 
tions d'âme.  Mais  il  y  a  chez  lui  divorce  entre  le  romancier  et  le 
psychologue.  Sa  psychologie  s'interpose  dans  l'action  ou  s'y 
superpose.  Un  commentaire  perpétuel  empiète  sur  le  texte  et  le 
noie  dans  le  déluge  des  gloses.  M.  Bourget,  qui  avait  débuté  par 
la  critique,  changea  de  genre  sans  changer  assez  de  méthode.  Il 
lui  manque  cette  qualité  essentielle  du  romancier,  le  don  de  la 
vie.  Ses  personnages  ne  vivent  pas.  J'en  vois  deux  ou  trois  à 
peine  dont  l'image  se  fixe  dans  notre  esprit.  Le  baron  Desforges 
peut-être  et  le  marquis  de  Montfanon,  des  figures  secondaires. 

Les  plus  belles  œuvres  de  M.  Bourget  sont  celles  dont  le  sujet 
même  consiste  en  la  description  des  états  de  conscience.  Il  n'y 
a  dans  notre  littérature  rien  de  supérieur  au  Disciple  pour  la 
sagacité  pénétrante  et  la  vigueur  de  l'analyse.  Et  nous  ne  sau- 
rions ici  nous  plaindre  (|ue  l'analyste  se  substitue  au  romancier, 
car  un  livre  de  ce  genre  est  moins  un  roman  qu'une  étude 
morale.  Quand  la  psychologie,  extérieure  aux  personnages,  ne 
fait  pas  corps  avec  l'action,  nous  n'en  devons  pas  moins  louer 
chez  M.  Bourget  sa  rare  aptitude  à  découvrir  ce  que  le  «  moi  » 
révèle  de  plus  secret,  à  démêler  ce  qu'il  a  de  plus  complexe,  à 
suivre  le  développement  d'une  àme,  à  étudier,  comme  lui-même 
dit,  «  la  genèse,  l'éclosion  et  la  décadence  de  certains  senti- 
ments »,  surtout  de  ceux  qui  dérivent  de  l'amour.  Aucun  de  ses 
ouvrages  où  nous  ne  trouvions  d'admirables  planches  d'ana- 
tomie. Et,  même  si  ces  planches  sont  hors  texte,  elles  ont  pour- 
tant leur  valeur  pro[>re  et  leur  intérêt  d'ordre  supérieur. 

Outre  le  psychologue,  il  y  a  chez  M.  Bourget  le  moraliste.  Dès 
le  début,  M.  Bourget  s'intéressa  aux  choses  de  la  conscience. 
Ses   préoccupations  de  moraliste  font  d'ailleurs  un  contraste 


228  LE  ROMAN 

étrange,  sinon  avec  sa  curiosité  de  psychologue,  du  moins  avec 
ses  mièvreries  de  romancier  mondain  et  surtout  avec  sa  com- 
plaisance pour  les  troubles  du  cœur  et  les  faiblesses  de  la  chair, 
qu'il  prit  toujours  plaisir  à  retracer.  Sceptique  d'abord,  il  était 
un  sceptique  tendre,  un  sceptique  qui  eût  voulu  croire  et  auquel 
les  énigmes  de  la  vie  semblaient  cruelles.  Ce  décadent  tout 
imprégné  de  «  beylisme  »  trahissait  des  angoisses  où  nous  ne 
retrouvions  plus  un  disciple  de  Stendhal.  Bientôt,  on  parla  de  son 
évolution  morale  ou  même  de  sa  conversion.  Il  jetait  déjà,  dans 
la  préface  du  Disciple,  des  cris  d'alarme  et  de  repentir.  Mais 
cela  ne  l'empêchait  pas  de  publier  en  même  temjts  une  Physio- 
logie de  l'amour  qui  n'a  rien  d'évangélique.  Et,  depuis,  il  n'a 
fait  qu'osciller  entre  «  l'attrait  criminel  de  la  négation  »  et  «  la 
splendeur  de  la  croyance  ».  Plus  d'une  fois  il  met  en  scène  un 
mécréant  qui  finit  par  être  touché  de  la  gâce  :  le  même  person- 
nage, converti  aux  dernières  pages  d'un  livre,  reparaît  sous  un 
autre  nom,  dans  le  livre  suivant,  et  aussi  incrédule  que  jamais. 
Il  y  a  eu  de  tout  temps  chez  M.  Bourget  un  mystique  de  senti- 
ment; il  y  a  encore  un  dilettante,  il  y  a  un  voluptueux.  Quelques 
nobles  soucis  dont  témoignent  parfois  ses  romans,  je  n'en  sais 
guère  de  moins  «  moraux  ».  lu" Imitation  de  Jésus-Christ  ne  le 
dégoûte  point  des  Liaisons  dangereuses,  et  sa  religiosité  dolente 
fait  bon  ménage  avec  sa  sensualité  libertine. 

La  dernière  œuvre  de  M.  Bourget,  la  Duchesse  blette,  semble 
témoigner  d'une  certaine  fatigue.  Au  lieu  d'une  étude  de  vie 
intellectuelle  que  nous  promettait  le  premier  titre  {Trois  âmes 
d'artistes),  il  nous  y  donne  une  sorte  de  fait  divers.  Mais  d'ail- 
leurs ce  sont  les  mêmes  figures  que  dans  ses  précédents  livres. 
Toujours  cette  «  grande  coquette  »  ([ui  lui  avait  déjà  servi  tant 
de  fois,  toujours  ce  raté  supérieur,  chez  lequel  l'analyse  a  dis- 
sous toute  énergie  et  qui  passe  son  existence  à  s'ausculter  en 
gémissant.  L'analyse  de  M.  Bourget  s'exerce  dans  un  domaine 
(les  plus  restreints.  Aussi  ses  personnages  peuvent  être  ramenés 
à  quelques  types;  il  nous  en  donne  successivement  plusieurs 
exemplaires,  que  nous  distinguons  à  peine  l'un  de  l'autre.  C'est 
miracle  que  M.  Bourget  ait  pu  soutenir  si  longtemps  sa  répu- 
tation, même  quand  il  ne  faisait  que  se  répéter.  La  Duchesse 
bleue  doit  lui  servir  d'avertissement.  «  Passé  quarante  ans,  y 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  229 

fait-il  dire  lui-même  à  son  héros,  on  se  répète,  quelque  génie 
qu'on  ait;  mieux  vaut  se  taire.  »  Que  M.  Bourget  se  tût,  ce 
serait  dommage;  qu'il  nous  donnât  d'autres  Duchesses  bleues,  ce 
serait  plus  dommage  encore.  Même  s'il  se  taisait,  son  œuvre, 
telle  quelle,  n'en  resterait  pas  moins  comme  celle  d'un  rare 
psychologue  :  Cî^ime  (Tamovr,  le  Disciple,  Cosmopolis,  sont  des 
livres  qui  comptent  dans  l'histoire  du  roman  contemporain.  Mais 
pourquoi  ne  se  renouvellerait-il  pas?  Souhaitons-lui  seulement 
d'appliquer  à  d'autres  thèmes  et  à  d'autres  personnages  cette 
perspicacité,  cette  puissance  d'analyse  que  dénotent  encore 
maintes  pages  de  son  dernier  roman. 

M.  Edouard  Rod.  —  M.  Edouard  Rod  '  se  fit  tout  d'ahord 
connaître  comme  un  disciple  de  M.  Zola;  mais  il  abandonna  de 
bonne  heure  le  naturalisme,  où  ne  l'avait  engagé,  tout  jeune 
encore,  (ju'une  sorte  de  méprise.  Lui-même  a  indiqué  les 
influences  (|ui  déterminèrent  son  évolution  :  ce  sont  des 
influences  élrangèrcs  —  poésie  anglaise,  roman  russe,  peinture 
des  préraphaélites,  musique  allemande — ;  sa  qualité  de  Genevois 
l'y  exposait  davantage,  mais  surtout  elles  s'accordaient  avec  son 
caractère  propre,  avec  le  tour  de  son  esprit  méditatif,  naturelle- 
ment enclin  à  étudier  les  choses  de  la  conscience. 

Devenu  soi-même,  il  prit  aussitôt  le  contre-pied  du  natura- 
lisme. La  Course  à  la  mort,  le  premier  de  ses  livres  qui  compte, 
est  moins  un  roman  qu'une  confession  d'âme,  et  les  deux  sui- 
vants [le  Sens  de  la  vie,  les  Trois  cœurs)  se  passent  d'un  bout 
à  l'autre  en  analyses.  A  peine  si  quelques  traits  marquent  le 
cadre  des  scènes,  la  figure  extérieure  des  personnages;  mais,  s'il 
faut  nécessairement  une  «  fable  »,  l'auteur  ne  nous  en  fait  con- 
naître les  rares  incidents  que  par  leur  répercussion  morale.  La 
Course  à  la  mort,  œuvre  inquiète  et  passionnée,  a  pour  héros 
un  jeune  pessimiste  qui  croit  gémir,  comme  il  dit,  du  mal 
universel,  et  qui  souffre  beaucoup  plus  de  son  propre  mal  : 
révolté  d'abord,  puis  résigné,  il  finit,  tel  qu'Oberman,  par  une 
sorte  de  suicide  moral  et  se  réduit  à  l'inconscience  végéta- 
tive. Dans  le  Sens  de  la  vie,  nous  le  retrouvons  marié.  Dès 
lors,  n'ayant  plus  le  droit  de  mourir,  il  veut  savoir  quelle  est 

1.  Né  à  Nyon  (Suisse)  en  1857. 


230  LE  ROMAN 

la  signification  de  l'existence.  Il  essaie  de  vivre,  et  gâte  sa  vie 
comme  par  plaisir,  jusqu'à  ce  que,  fatigué,  découragé,  honteux 
de  soi-même,  il  demande  à  la  religion  de  l'endormir  dans  une 
incuriosité  béate.  Mais  sa  conscience  ne  tarde  pas  à  se  réveiller. 
Il  cherche  encore;  il  croit  que  l'amour  lui  donnera  le  bonheur  : 
il  se  reconnaît  {les  Trois  aeio's)  incapable  d'aimer. 

Le  voici  maintenant  en  quête  de  ce  que  les  autres  pourront 
lui  apprendre.  11  interroge  tour  à  tour  [Idées  morales  du  temps 
présent)  les  maîtres  de  la  pensée  contemporaine  :  aucun  ne  lui 
fait  une  réponse  qui  éclaire  son  intelligence  ou  apaise  son  àme. 
C'est  alors  qu'il  prend  la  résolution  de  regarder  comment  les 
hommes  vivent.  Et,  renonçant  à  trouver  le  mot  de  l'énigme,  il 
ne  se  désintéresse  pourtant  pas  des  questions  qui  l'avaient  jus- 
qu'alors préoccupé.  Les  romans  qu'il  va  faire  seront  ceux  d'un 
moraliste  que  sollicitent  les  problèmes  de  la  vie  intérieure. 

D'abord  la  Sacrifiée,  ensuite  Michel  Teissier,  les  Roches  blan- 
ches, Dernier  refuge,  qui  forment  une  sorte  de  trilogie.  La 
Sacrifée,  œuvre  sobre  et  forte,  discute  un  cas  de  conscience  tout 
particulier.  Quant  aux  trois  autres,  ils  ont  plus  de  portée  et  sont 
d'une  application  plus  générale.  Michel  Teissier  nous  montre 
qu'on  ne  saurait  être  heureux  en  violant  les  lois  du  devoir,  et 
les  Roches  blanches,  qu'on  ne  Test  pas  davantage  en  y  obéissant. 
Mais,  si  ce  qui  empêche  notre  bonheur,  c'est  la  morale,  il  n'y  a 
donc  qu'à  se  libérer  de  cette  morale  incommode  :  tel  est  le  thème 
de  Dernier  refuge,  oii  M.  Rod  divinise  l'amour  et  fait  du  suicide 
une  sorte  d'apothéose. 

Quel  que  soit  son  désir  d'extirper  en  lui  la  notion  du  bien  et 
du  mal,  M.  Rod  n'y  arrive  point,  et  ses  préoccupations  de  mora- 
liste ne  sont  jamais  plus  visibles  que  lorsqu'il  veut  s'étourdir  en 
exaltant  la  passion.  Du  reste,  tout  en  donnant  parfois  à  ses 
livres  quelque  chose  d'indécis  ou  même  d'équivoque,  cette 
inquiétude  même  en  fait  surtout  le  prix  et  l'intérêt  supérieur. 

Depuis  sa  trilogie,  M.  Rod  a  publié  deux  romans  :  Ijà-haul 
et  le  Ménage  du  pasteur  iXaudié.  Dans  le  premier,  il  décrit  les 
mœurs  populaires  de  la  Suisse.  Tandis  que  Dernier  refuge  glo- 
rifiait le  suicide,  I^à-haut  ouvre  aux  âmes  lassées  un  asile  où 
elles  reprendront  force  et  courage.  L'auteur  lui-même,  après 
avoir  retracé  les  agitations  du  cœur  et  les    troubles  de  la  con- 


PSYCHOLOGUES   ET  MORALISTES  231 

science,  raffermit  sa  vertu  tantôt  dévoyée  par  une  dialectique 
subtile,  tantôt  éblouie  par  le  mirage  des  passions.  Dans  le 
Mênaije  du  pasteur  Naudié,  il  revient  à  la  peinture  de  la  vie 
domestique.  Là  encore  ,  nous  avons ,  comme  dans  Michel 
Teissier,  un  cas  di?  morale,  mais  qu'il  traite  avec  simplicité, 
avec  mesure,  en  évitant  toute  apparence  de  thèse.  Et,  de  ses 
romans,  celui-là  est  le  plus  net  et  le  mieux  conduit. 

M.  Rod  s'est  essayé  tour  à  tour  en  maints  genres  divers.  Il  unit 
en  lui  des  qualités  qui  semblent  s'exclure.  Ce  moraliste  ingénieux 
a  fait  voir  dans  Dernier  refuge  qu'il  était  capable  de  peindre  la 
passion,  dans  les  Roches  blanches  et  dans  le  Ménage  du  pasleur 
Naudié,  qu'il  savait  donner  la  vie  à  ses  personnages,  rendre  un 
tableau  fidèle  et  caractéristique  de  la  réalité  sensible.  Ce  n'est 
pas  une  raison,  s'il  vient  de  Genève,  pour  qu'on  le  trouve  lourd 
et  terne.  Nous  avons  sans  doute  des  romanciers  plus  vifs  et 
plus  brillants.  Tels  qu'ils  sont,  ses  romans  méritent  de  grands 
éloges  pour  la  forte  sobriété,  pour  la  délicate  justesse,  pour 
l'harmonie  intime  du  fond  et  de  la  forme.  Si  M.  Rod  ne  nous 
a  pas  donné  des  «  scènes  de  uKeurs  parisiennes  »,  il  y  en  a  bien 
assez  d'autres  qui  se  font  en  ce  genre  une  réputation  facile.  Et 
même,  ne  soyons  pas  fâchés  que  son  meilleur  ouvrage,  le  der- 
nier, soit  une  étude  sévère  dans  laquelle  il  ne  s'est  certainement 
pas  soucié  d'affrioler  la  curiosité  mondaine. 

M.  Paul  Margueritte.  —  Comme  M.  Rod,  M.  Paul  Mar- 
gueritte  '  fut  d'abord  naturaliste.  Parmi  les  maîtres  de  l'école, 
c'est  aux  Concourt  qu'il  parait  se  rattacher.  Il  signa,  lui  cin- 
quième, en  1887,  un  manifeste  contre  ï  auteur  des,  lîou  g  on- iMac- 
quart,  qui  publiait  alors  la  Terre.  Cette  protestation,  d'ailleurs, 
ne  visait  pas  les  théories  littéraires  de  M.  Zola,  mais  le  cynisme 
de  ses  peintures.  On  lui  reprochait  de  «  descendre  au  fond  de 
l'immondice  ».  Ne  croyons  pas  que  M.  Margueritte  eût  fait  preuve 
jusque-là  d'une  si  louable  pruderie.  Dans  ses  ouvrages  antérieurs 
s  étale  au  contraire  le  naturalisme  le  plus  cru  (  Tous  quatre, 
l  Impasse,  etc.).  Faut-il,  sous  ce  prétexte,  en  faire  un  disciple 
de  M.  Zola?  Son  impressionnabilité  nerveuse  le  rapprochait 
plutôt  des  Concourt.  Les  premiers    livres  de  M.    Margueritte 

1.  Né  à  Lnghoual  (Algérie),  en  1860.  —  La  Force  des  choses  (1891),  la  Tourmente 
(1893),  le  Désaslre  (1898). 


232  LE   ROMAN 

dénotaient  même,  par  leur  allure  fébrile,  je   ne   sais  quoi  de 
maladif. 

Devenu  bientôt  plus  mûr  et  mieux  portant,  il  garda  toujours 
quelque  chose  d'inquiet,  de  discontinu,  et  comme  une  brièveté 
lancinante.  Ses  meilleures  pages  elles-mêmes  nous  donnent 
rarement  l'impression  de  la  plénitude.  En  revanche,  aucun  écri- 
vain de  sa  génération  n'a  le  trait  plus  net  et  plus  pénétrant. 

Tel  nous  le  montrent  trois  volumes  de  contes,  qui  valent  sur- 
tout par  la  vivacité  de  la  composition,  par  l'exactitude  des 
détails  et  la  sobriété  incisive  du  style.  Aussi  bien  il  y  en  a  de 
tous  les  g-enres  et  de  tous  les  tons.  Etudes  et  anecdotes,  fantai- 
sies et  scènes  de  la  vie  réelle ,  esquisses  attrapées  au  vol  et 
véritables  «  méditations  »;  de  la  gaîté  par  endroits,  et,  plus 
souvent,  du  sérieux,  de  la  tristesse;  des  choses  qui  ont  amusé 
l'œil  de  l'écrivain  et  des  choses  qui  ont  mis  en  branle  son  ima- 
gination ou  qui  ont  fait  réfléchir  son  esprit.  Mais  partout, 
jusque  dans  le  rêve,  une  précision  aiguë. 

Trois  ou  quatre  de  ses  romans  méritent  d'être  spécialement 
mentionnés.    Dès    Jours    d^ épreuve   (1880),    M.   Margueritte   a 
rompu  définitivement  avec  les  préjugés  et  les  conventions  du 
naturalisme.  Il  nous  y  montre  l'affection  de  deux  époux  gran- 
dissant et  s'épurant  à  travers  les  mesquineries,  les  trivialités, 
les  tracas  de  la  vie  domestique.  Son  réalisme,  non  point  afTadi, 
mais  s'ouvrant  à  la  tendresse,  à  une  tendresse  grave  et  vaillante, 
glorifie  les  modestes  vertus,  les  humbles  devoirs  d'une  existence 
étroitement  bornée;  si  bien  que  le  livre,  qui  a  pour  sous-titre 
Mœurs  bourgeoises,  prend  sur  la  fin  je  ne  sais  (juel  ton  épique. 
—  La  Force  des  choses  (1891)  mit  tout  de  suite  M.  Margueritte  au 
premier  rang  de   nos  jeunes  romanciers.  Rien  de  plus  simple 
que  cette  histoire.  A  trente  ans,  le  héros  perd  sa  femme.  Abîmé 
dans  son  désespoir,  il  lui  semble  désormais  impossible  de  vivre. 
Mais  le  voici  (|ui  peu  à  peu  se  laisse  reprendre  par  les  nécessités, 
par  les  devoirs  de  la  vie,  et  bientôt  par  ses  joies.  Chaque  jour 
afiaiblit  le  souvenir,   efface  l'image  de  la  morte.   Il    finit  par 
épouser  une  jeune  veuve  dont  la  sympathie  délicate  avait  con- 
solé son  deuil.  Ce  sujet  même  imposait  à  l'auteur  une  ordon- 
nance en  contradiction  avec  les  habituels  i)rocédés  du  roman. 
Il  fallait  que  son  récit  atteignît  d'abord  le  plus  haut  degré  de 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  233 

pathétique,  puis  que  l'émotion,  à  son  comble  dans  la  pre- 
mière partie,  s'amortît  ensuite  jour  après  jour  en  vue  du 
dénouement  nécessaire.  En  effet  M.  Margueritte  a  peint  avec 
une  vérité  si  poignante  l'ag-onie  de  son  héros  que  la  seconde 
partie  risquerait  de  nous  paraître  fade.  Mais  au  lent  déclin  de 
la  douleur  s'oppose  l'empire  toujours  croissant  de  ce  qu'il 
appelle  la  force  des  choses.  Là  est  à  vrai  dire  le  sujet  du  livre, 
dans  le  travail  insensible  et  irrésistible  grâce  auquel,  sur  la 
tombe  même  de  ce  qui  n'est  plus,  germe  et  fleurit  l'espoir  de 
ce  qui  veut  être.  En  tout  cas,  les  cent  cinquante  premières 
pages  font  bien  la  moitié  d'un  chef-d'œuvre.  —  Ma  Grande 
(1893),  qui  suivit,  commence  par  une  idylle  douce  et  grave,  se 
termine  par  un  drame  navrant  dans  sa  simplicité  même.  C'est 
une  œuvre  sincère,  vraie,  humaine,  un  livre  aussi  peu  livresque 
que  possible. 

Les  autres  ouvrag'es  que  JVl.  Marg-ueritte  a  faits  depuis  ont 
peut-être  moins  de  valeur;  la  Tourmente  même,  qui  renferme 
des  scènes  supérieures,  mais  où  l'on  ne  retrouve  pas  la  lucidité 
de  composition  et  la  rectitude  ordinaire  de  l'auteur.  Cette  année- 
ci,  en  collaboration  avec  son  frère,  M.  Victor  Margueritte,  il  a 
publié  le  Désastre,  premier  volume  d'une  trilogie  à  laquelle 
feront  suite  les  Tronçons  du  glaive  (la  Défense  nationale)  et  la 
Commune.  Le  Désastre  est  moins  un  roman  qu'une  étude  d'his- 
toire, et  peut-être  même  les  deux  auteurs  eussent-ils  mieux  fait 
d'en  exclure  tout  élément  «  romanesijue  ».  Si  leur  livre  rappelle 
la  Débâcle,  il  n'y  a  d'analogie  que  dans  le  sujet.  La  Débâcle 
était  une  œuvre  patriotique  et  humaine,  le  Désastre  est  surtout 
une  œuvre  militaire.  Quant  à  la  forme,  ces  cin({  cents  pag^es  ne 
font  guère  d'un  bout  à  l'autre  que  juxtaposer  de  menus  détails, 
des  «  notations  »  précises  et  vibrantes,  qui  produisent  je  ne  sais 
quel  effet  de  miroitement.  Dans  les  plus  beaux  épisodes,  le 
souffle  reste  court.  Mais,  outre  son  exactitude  historique,  le 
livre  nous  donne  une  impression  de  réalité  prise  sur  le  fait.  Il  y 
a  là  maints  tableaux  admirables  (jui  rendent  la  vie  même  avec 
une  extraordinaire  netteté  d'analyse. 

M.  J.-H.  Rosny.  —  L'éducation  de  M.   Rosny  '  fut  toute 

1.  11  y  a  en  réalité  deux  frères  Rosny.  —  Daniel  Valgraive  (1891),  Vamireli  (1891). 


234  LE  ROMAN 

scientifique,  ou,  })our  mieux  dire,  encyclopédique.  De  là  sa 
théorie  de  Fart,  fondée  sur  «  la  compréhension  de  l'univers 
entier  »,  sur  une  science  universelle  qui  est  pour  l'artiste 
comme  «  un  appareil  amplificateur  de  ses  facultés  esthétiques  ». 
De  bonne  heure  lui-même  s'initia  «  au  monde  élargi,  à  la  genèse 
des  forces  infiniment  puissantes  et  subtiles,  aux  merveilles  de 
la  préhistoire,  à  la  physiologie,  à  l'ontologie,  à  toute  cette  épo- 
pée de  la  recherche  et  du  travail  ».  Aucun  de  nos  romanciers 
n'est  aussi  «  savant  ».  La  «  science  »  de  M.  Rosny  paraît  souvent 
indigeste  et  rébarbative;  il  en  abuse,  il  en  fait  parade  hors  de 
propos  avec  un  pédantisme  ingénu.  Mais  aussi  M.  Rosny  lui 
doit  sa  forte  originalité.  D'abord  c'est  par  elle  qu'il  a  renouvelé 
la  description  de  la  nature  :  ses  tableaux,  même  s'ils  se  héris- 
sent de  physique,  de  chimie,  d'histoire  naturelle,  empruntent 
soit  à  l'intelligence  scientifique  des  jthénomènes  maints  traits 
significatifs  dont  un  «  littérateur  »  ne  s'avise  point,  soit  à  «  la 
compréhension  de  l'univers  entier  »  une  ampleur,  une  majesté 
singulières.  Ensuite  et  surtout,  c'est  d'elle  que  dérive  sa  philoso- 
phie ;  car  la  science  lui  apparaît  comme  l'éducatrice  et  la  bien- 
faitrice de  l'homme,  qui  doit  en  tirer  et  la  discipline  de  la  vie 
sociale  et  la  règle  de  la  vie  morale.  Tous  ses  romans  ont  une 
portée  largement  humaine.  Cet  esprit  essentiellement  généralisa- 
teur  éprouve  toujours  le  besoin  de  ramener  les  individus  au  type, 
les  cas  spéciaux  à  la  thèse.  Sa  psychologie  se  soucie  peu  des 
nuances  particulières  qui  caractérisent  telle  ou  telle  sensibilité; 
elle  est  une  «  psychologie  d'Espèce.  » 

M.  Rosny  commença  par  des  peintures  de  mœurs  :  mœurs 
londoniennes  [Nell  Horn),  mœurs  du  Paris  socialiste  {le  Bilatéral, 
Marc  Fane),  mœurs  des  gens  de  lettres  {le  Termite).  Mais,  là 
même,  il  ne  se  contente  pas  d'observer  et  de  décrire.  Nell  Horn 
respire  une  pitié,  une  tendresse  ferventes  pour  les  déshérités  de 
la  vie.  Le  Bilatéral  et  Marc  Fane,  romans  humanitaires,  ont 
pour  idée  essentielle  une  évolution  pacifique  qui,  par  les  progrès 
de  la  science,  améliorera  le  sort  des  classes  populaires.  Et  le 
Termite  lui-même,  quel  en  est  le  sens?  A  cette  littérature  stérile 
qui,  sous  le  nom  de  naturalisme,  se  consume  en  une  sorte  de 
cataloguement  tout  mécanique,  M.  Rosny  oppose  sa  propre 
conception  de  l'art,  essentiellement,  profondément  humaine. 


PSYCHOLOGUES   ET  MORALISTES  235 

Ce  qui  fait  l'intérêt  supérieur  de  romans  tels  que  Daniel  Vnl- 
graive,  t Impérieuse  boulé,  V Indomptée,  l'Autre  femine,  c'est  le 
noble  souci  de  moralité  individuelle  ou  sociale  dont  ils  témoi- 
gnent. Dans  Daniel  V'algraive,  l'auteur  ne  vise  à  rien  de  moins 
que  l'instauration  d'une  morale  toute  scientifique.  Conciliant 
l'égotisme  avec  l'altruisme,  il  exalte  ce  que  l'un  peut  avoir  de 
vaillant  et  de  fier,  et  défend  l'autre  contre  ce  que  certains  mora- 
listes y  font  entrer  d'abaissement  volontaire  et  de  lâche  humi- 
lité. Parmi  ses  livres,  celui-là  se  disting^ue  entre  tous  les  autres, 
au  point  de  vue  du  style  et  de  l'ordonnance,  comme  une  œuvre 
sobre,  forte,  d'une  gravité  concise  et  hautaine.  Mais  il  n'en  est 
aucun  dans  lequel  nous  ne  retrouvions  le  moraliste  viril,  le 
généreux  optimiste  qui  se  plaît  à  magnifier  la  vertu  et  la  puis- 
sance de  l'homme.  M.  Rosny  a  fait  aussi  deux  ou  trois  romans 
préhistoriques.  Ces  romans  eux-mêmes  ne  procèdent  pas  d'une 
autre  inspiration.  Si  le  Bilatéral  et  Marc  Fane  célébraient  par 
avance  les  «  futuritions  »  idéales,  si  Daniel  Valgraive  exaltait  la 
conscience  humaine  dans  sa  lutte  contre  les  fatalités  du  mal, 
Yamireh,  ce  sauvage  magnanime,  figure  épique,  figure  symbo- 
lique, résume  le  génie  de  notre  race  en  ce  qu'il  a  de  plus  hardi, 
de  plus  vaillant  et  de  plus  tendre. 

M.  Rosny  a  plus  de  génie  que  de  talent.  Ses  meilleurs  livres 
sont  souvent  déparés,  soit,  dans  l'ensemble,  par  le  désordre  de 
la  composition,  soit,  dans  le  détail,  par  des  gaucheries,  des 
incohérences,  des  touches  criardes,  par  l'abus  de  constructions 
insolites  et  de  termes  baroques,  surtout  par  une  phraséologie 
scientifique  qui  horripile  le  lecteur  honnête  homme.  Mais  que 
ces  défauts  ne  nous  fassent  pas  méconnaître  sa  haute  valeur.  Il 
y  a  chez  M.  Rosny  une  noblesse  d'àme,  une  candeur  et  une  fer- 
veur sentimentale,  une  généreuse  humanité  qui  le  rendent  élo- 
quent. Dans  le  style  même,  à  travers  les  bizarreries,  les  rudesses 
ou  même  les  incorrections,  que  de  belles  trouvailles!  Son  ori- 
ginalité, qui  heurte  trop  souvent  notre  goût,  se  marque  aussi 
par  des  mérites  supérieurs  ;  c'est  le  relief,  l'éclat,  la  précision 
resplendissante ,  c'est  une  fraîcheur  vigoureuse ,  une  grâce 
saine  et  robuste,  une  simplicité  grandiose  ,  c'est  enfin  je  ne 
sais  quelle  saveur  de  primitive  nature  et  comme  de  poésie 
vierge. 


230  LE  ROMAN 

M.  Marcel  Prévost.  —  Le  proinier  roman  de  M.  Marcel 
Prévost  ',  le  Scorpion,  est  surtout  une  élude,  une  analyse  à  la 
fois  psycholoiiique  et  physiolog-ique,  voire  patlioloj^ique.  D'émi- 
nentes  qualités  d'observation  et  do  style  valurent  à  ce  livre  un 
vif  succès,    assaisonné   de   (|uelque    scandale.    Chonchelle,  qui 
suivit  le  Scorpion,  a,  tout  au  début,  quelque  agrément;  mais 
l'bistoire   ne    tarde   pas   à  se  compliquer    d'incidents   extraor- 
dinaires, et  c'était  peut-être  afin    d'en  sauver  les   invraisem- 
blances que  le  jeune  écrivain  faisait  dans  sa  préface  l'apologie 
du  roman   romanesque.  Nous  revenons  aussitôt,  malgré  cette 
préface,  à  la  psychologie  et  à  la  physiologie.  On  trouve  dans 
Mademoiselle  Jaiifre  des  caractères  fortement  tracés  et  de  vigou- 
reux tableaux.  M.  Prévost  n'a  rien  écrit  de  plus  charmant  que 
l'idylle  du  début,  mais  rien  d'aussi  solide  que  l'étude  morale  qui 
donne  au  livre  sa  signification.  Après  Cousine  Laura,  œuvre 
médiocre  et  sans  portée,  la  Confession  cVun  amant  pose,  du  jour 
au  lendemain,  son  auteur  en  apôtre,  en  pasteur  des  âmes;  il  y 
prêche  la  régénération  de  ses  contemporains  par  la  pitié  active, 
par  l'effort  utile.  Ce   roman,    très  distingué  pour  la  simplicité 
délicate  du  style,  pour  la  rare  élégance  du  sentiment,  est  des 
plus  suspects  au  point  de  vue  moral,  et  des  plus  superficiels  en  ses 
quintessences  au  point  de  vue  psychologique.  Mais  M.  Prévost 
y  payait  tribut  à  l'esprit  du  jour;  et  la  Confession  fit  |»our  sa 
gloire  ce  que  n'avait  pu  faire  Mademoiselle  Janfre.  Dans  l Au- 
tomne d\ine  femme,  il  y  a  des  analyses  extrêmement  fines  : 
toute  la  portion  du  livre,  par  exemple,  où  l'auteur  nous  montre 
son  héroïne  s'acheminant  peu  à  peu  vers  la  chute,  dénote  un 
moraliste  délié,  un  écrivain  (jui  sait  les  }dus  subtiles  nuances. 
Enfin  les  Demi-Merrjes,  son   dernier  roman,  est  l'étude    d'un 
milieu  tout  particulier,  d'un  monde   équivoque,  gracieux   à  la 
fois  et  corrompu,  que  M.  Prévost  retrace  avec  beaucoup  d'esprit, 
de  vivacité,   de  relief.  Aucun  sujet  ne  lui  convenait  comme  la 
peinture  de  ces  jeunes  filles  déjà  presque  femmes,  auxquelles 
leur  ambiguïté  môme  prête  je  ne  sais  quel  charme  pervers. 

M.  Prévost  est  un  romancier  «  féministe».  Reconnaissons-lui 
toutes  les  qualités  de  cet  emploi,  l'aisance,  le  tact,  l'aménité,  la 

I.  Né  à  Paris  en  18C2.  —  Le  Scorpion  (188"),  Mademoiselle  Jaufre  (1889],  les 
Demi-Vierqes  (1893). 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  237 

douceur  voluptueuse,  la  tendresse  insinuante.  Il  ne  s'empêtre 
pas,  comme  tel  autre,  de  lourdes  dissertations.  Aucun  pédantisme 
dans  son  anatomie.  Très  expert  aux  choses  du  cœur,  il  les 
déduit,  il  les  distille  avec  une  dextérité  supérieure.  Ses  défauts 
même  le  rendent  aimable  :  il  a  de  la  grâce  dans  la  mollesse  et 
de  la  suavité  dans  la  langueur. 

M.  Prévost  n'en  est  pas  moins  un  moraliste  excessivement 
austère.  Il  n'a  écrit  que  des  histoires  amoureuses,  et  toutes 
ces  histoires  tendent  à  l'abomination  de  l'amour.  Il  dépouille 
l'amour  de  ses  rayons  et  de  ses  prestiges,  il  en  fait  voir  la  maté- 
rialité grossière,  l'égoïsme,  la  vaine  et  factice  exaltation.  Il  le 
représente  comme  une  faiblesse  honteuse,  comme  un  instru- 
ment de  servitude;  il  le  montre  avilissant  ceux  qui  se  laissent 
prendre  à  ses  maléfices,  ruinant  chez  eux  toute  force  et  toute  vertu. 
Par  là,  M.  Prévost  continue  la  tradition  des  ascétiques.  «  Va- 
t'en,  bête!  »  criait  saint  Jérôme  à  la  femme.  Dépourvue  de  toute 
moralité,  dominée  par  ses  humeurs,  inconsciente  et  irrespon- 
sable, la  femme,  pour  M.  Prévost,  est  vraiment  une  sorte  de 
bête,  une  bête  de  ruse  et  de  proie,  sans  cesse  à  l'affût  de  l'homme 
pour  le  captiver,  pour  le  séduire,  ou,  si  ses  artifices  ne  réussis- 
sent pas,  pour  lui  faire  violence. 

Saint  Jérôme,  fuyant  les  femmes,  se  retira  au  désert;  et  là 
encore,  malgré  ses  jeûnes  et  ses  mortifications,  il  retrouvait 
devant  lui  leur  image  tentatrice.  C'est  ainsi  que  les  anathèmes 
de  M.  Prévost  contre  «  l'être  aux  caresses  dissolvantes  »  ne 
l'empêchent  pas  d'en  être  fort  préoccupé.  Il  mêle  beaucoup  de 
sensualité  à  son  ascétisme.  Contempteur  de  l'amour,  il  en  peint 
les  douceurs  et  les  ivresses  avec  la  plus  tendre  sympathie  ;  et 
même,  si  quelques  mots,  çà  et  là,  ne  manifestaient  le  blâme  du 
moraliste,  nous  pourrions  le  croire  peu  sévère  aux  élégantes 
perversités  qu'il  se  donne  la  délectation  de  décrire.  Misogyne  et 
féministe  à  la  fois,  ses  héroïnes  ne  diffèrent  les  unes  des  autres 
que  par  la  façon  dont  il  les  conduit  vers  la  chute. 

M.  Paul  Hervieu.  — M.  Paul  Hervieu',  qui,  depuis  deux 
ou  trois  années,  s'est  exclusivement  consacré  au  théâtre,  a  écrit 
quelques  romans  très  divers  soit  par  le  sujet,  soit  par  le  ton,  et 

1.  Né  à  Neuillv-sur-Seine  en  185". 


238  LE  ROMAN 

(le  valeur  inég'ale  :  il  faut  au  moins  signaler  ceux  dans  lesquels 
il  décrit  la  vie  du  «  monde  »,  deux  surtout,  Peints  par  eux-mr mes 
(1893)  et  [Armature  (1895).  Le  premier  est  un  recueil  de  lettres. 
Comme  le  titre  l'indique,  les  personnages  y  font  leur  propre 
portrait,  nous  montrant  leurs  ridicules  et  leurs  vices,  dont  ils 
n'ont  pas  conscience,  avec  une  vérité  tout  ingénue.  De  soi, 
M.  Hervieu  n'a  rien  mis  dans  Peints  par  eux-mêmes  que  son 
ironie  tranquille  et  perçante,  d'autant  plus  féroce  qu'elle  sait 
mieux  se  dissimuler.  L Armature  consiste  en  une  suite  d'épi- 
sodes liés  entre  eux  par  l'idée  générale  du  roman.  Ce  qui  étaye 
la  société  moderne,  ce  qui  en  fait  la  partie  résistante,  c'est 
l'argent  :  tout  le  reste,  principes,  vertus,  affections,  n'a  rien  de 
solide;  pur  décor,  garniture  plus  ou  moins  brillante  que  le 
moindre  accident  crève.  L'auteur,  d'un  bout  à  l'autre  du  livre, 
soutient  très  fortement  son  tbème,  mais  non  pas  sans  quelque 
contrainte.  Il  y  a  peut-être  dans  V Armature  moins  d'observation 
que  de  logique;  il  y  a  de  la  raideur,  et  l'art  en  est  laborieux  et 
tendu.  Par  là  ce  livre  me  paraît  inférieur  au  précédent.  Dans 
l'un  comme  dans  l'autre,  M.  Hervieu  se  montre  un  analyste 
perspicace,  qui,  ne  se  faisant  point  illusion  sur  des  élégances 
superficielles,  éprouve  un  âpre  plaisir  à  montrer  ce  qu'elles  recou- 
vrent de  vilenies  ou  même  de  criminelles  perversités.  Joignez 
de  rares  mérites  d'écrivain,  lentre  lesquels  je  mettrais  une  pré- 
cision vigoureuse  et  lucide,  s'il  n'affectait  souvent  des  entortil- 
lages  bien  pénibles  et  s'il  ne  se  singularisait  parfois  aux  dépens 
de  la  grammaire. 

M.  Maurice  Barres.  —  C'est  la  psychologie  de  sa  propre 
individualité  qui  tout  d'abord  intéressa  M.  Barrés  ^  Le  jeune 
écrivain  cherchait  surtout  à  se  connaître  soi-même,  à  défen(hT 
son  «  moi  »  contre  les  «  barbares  »,  à  maintenir  l'unité  origi- 
nale de  ce  «  moi  »  délicat  et  fuyant  qui  était  pour  lui  l'objet 
d'un  véritable  culte.  Ses  deux  premiers  livres  {Sous  Vœil  des 
barbares.  Un  homme  libre)  sont  d'ailleurs  fort  enchevêtrés.  Il 
s'y  montre,  çà  et  là,  un  ingénieux  analyste,  et,  dans  certains 
passages,  un  rare  écrivain,  très  pur,  très  net,  d'une  vénusté 
souple  et  gracile.  Mais  on  a  peine  à  suivre  sa  pensée;  et,  d'ail- 

1.  Né  à  Cliarmcs  (Vosges)  en  1862. 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  239 

leurs,  il  affecte  une  désinvolture  artincielle,  des  recherches  et 
des  contournements  qui  fatiguent  vite.  Le  Jardin  de  Bérénice 
indique  une  phase  nouvelle  dans  l'évolution  de  M.  Barrés.  Cette 
Bérénice  symbolise  l'àme  du  peuple,  avec  lequel  il  a  senti  le 
besoin  de  se  mettre  en  communion,  afin  de  chercher  maintenant 
dans  le  «  moi  »  des  autres  ce  qui  pourrait  élarjj:ir  son  propre 
«  moi  »,  desséché  par  une  «  individuation  »  jalouse.  Prétentieux 
et  de  fantaisie  souvent  pénil)le,  le  Jardin  de  Bérénice  n'en  ren- 
ferme pas  moins  des  analyses  déliées,  et  surtout  quelques 
paysages  dans  lesquels  M.  Barrés  rend  avec  une  singulière 
finesse  les  impressions  de  sa  sensibilité  ]>récieuse  et  mièvre. 
L'Ennemi  des  lois,  qui  est  une  glorification  de  l'anarchie,  se 
compose  de  deux  éléments,  l'un  à  peu  près  sérieux,  l'autre  humo- 
ristique. Et  ce  qu'il  a  de  sérieux  est  parfois  joli,  mais  ce  qu'il  a 
d'humoristique  est  entortillé  et  laborieux. 

La  dernière  œuvre  de  M.  Barrés,  les  Déracinés^  (1898), 
marque  une  complète  transformation.  L'objet  essentiel  en  est 
de  dénoncer  les  périls  de  l'individualisme,  en  protestant  contre 
une  forme  de  société  qui,  au  lieu  de  grouper  les  énergies  par- 
ticulières suivant  leurs  affinités  respectives,  les  laisse  ou  bien 
se  consumer  en  efforts  que  l'isolement  stérilise,  ou  bien,  par 
cet  isolement  même,  s'exaspérer  jusqu'à  la  révolte.  Le  livre, 
très  curieux,  très  intéressant  par  les  théories  sociales  qu'il 
discute,  manque  de  cohésion  dans  son  ordonnance  et  de 
logique  dans  le  développement  de  sa  thèse.  L'écriture  même 
en  est  souvent  impropre  et  lourde.  Il  renferme  pourtant  de  fort 
belles  scènes  et  des  chapitres  d'une  analyse  très  pénétrante. 
Sachons  gré  à  l'auteur,  même  si  son  art  y  perd  en  élégance,  de 
répudier  l'insidieuse  et  sèche  ironie  où  il  s'était  jusqu'ici 
complu,  pour  écrire  une  œuvre  sincère  et  humaine. 

M.  Anatole  France.  —  Les  livres  de  M.  Anatole  France^ 
ne  rentrent  en  aucun  genre  bien  défini.  Peut-être  devrions-nous 
lui  donner  une  place  à  part.  Il  est  moins  un  romancier  propre- 
ment dit  qu'un  moraliste. 

Soit  dans  la  boutique  de  son  père,  soit  sur  ces  quais  fami- 

1.  Premier  volume   d'ime  trilo^iie  intitulée  :  le  Roman  de  Vénergic  nationale. 

■2.  Né  à  Paris  en  1844.  —  Le  Crime  de  Sijloexlre  Bo«/i«rf/  (1881),  Thaïs  (1890),  la 
Mtisserie  de  la  reine  Pédauc/iie  (1893),  l'Orme  du  mail,  le  Mannequin  d'osier, 
V Anneau  d'améltnyste  (1897-1899). 


240  LE  ROMAN 

liers  où  se  lit  son  éducation  intellectuelle,  M.  Anatole  France 
fut  tout  d'abord  en  commerce  journalier  avec  les  livres.  Enfant, 
par  leur  aspect  même,  les  bouquins  rongés  des  vers  lui  inspi- 
rèrent «  un  profond  sentiment  de  l'écoulement  des  choses  ». 
Puis,  en  lisant  à  tort  et  à  travers,  il  s'apergut  assez  vite  que  la 
pensée  de  l'homme  est  pleine  d'incertitudes  et  de  contrariétés. 
«  Que  de  livres!  »  dit  M""  Préfère,  lorsqu'elle  entre  dans  la 
bibliothèque  de  M.  Bonnard.  «  Et  vous  les  avez  tous  lus?  »  — 
«  Hélas!  oui  »,  répond  le  vieux  savant,  «  et  c'est  pour  cela  que 
je  ne  sais  rien  du  tout,  car  il  n'y  a  pas  un  de  ces  livres  que  n'en 
démente  un  autre,  en  sorte  que,  quand  on  les  connaît  tous,  on 
ne  sait  que  penser.  »  Bien  avant  d'atteindre  l'àg-e  de  Sylvestre 
Bonnard,  M.  France  avait  été  amené  par  ses  lectures  aventu- 
rières à  ne  savoir  que  penser  du  monde  et  de  la  vie,  ou,  pour 
mieux  dire,  à  penser  que  la  vie  et  le  monde  n'ont  aucun  sens. 

Elevé  par  une  mère  pieuse,  la  Légende  dorée  et  Y  Imitation 
(le  Jésus-Christ  l'entretinrent  du  néant  des  choses  humaines 
sans  lui  inspirer  la  foi  dans  les  choses  divines.  C'est  surtout 
du  xvm"  siècle,  rencontré  sur  les  quais  à  chaque  pas,  qu'il 
nourrit  sa  jeune  intelligence.  Venu  trop  tard  pour  en  partager 
les  ardeurs,  il  s'assimila  le  travail  critique  des  «  philosophes  », 
et,  en  particulier,  cette  notion  de  «  relativité  »  universelle  par 
laquelle  ils  ruinèrent  le  dogmatisme  du  siècle  précédent.  Et, 
tandis  que  l'histoire  et  l'archéologie  lui  montraient  les  diver- 
sités de  la  figure  humaine  et  les  perpétuels  changements  des 
cultes,  des  systèmes  et  des  mœurs,  quelques  aperçus  des 
sciences  jihysiques,  de  l'astronomie  notamment,  laissèrent  dans 
son  esprit  la  profonde  impression  du  peu  qu'est  l'homme. 

Nous  ne  pouvons  rien  saisir  qui  ait  une  réalité  objective.  La 
nature  se  joue  de  nous  en  faisant  paraître  à  nos  yeux  des  phé- 
nomènes illusoires.  Il  n'y  a  de  vrai  (jue  le  sourire  de  la  Maïa 
éternelle.  Telle  est  la  philosophie  de  M.  France,  et  ses  premiers 
vers  l'expriment  déjà.  C'était  aussi  celle  de  Leconte  de  Lisie 
auquel  il  dédia  les  Poèmes  dorés.  Mais,  tandis  que  Leconte  de 
Liste  la  sculpte  en  vers  éclatants  et  durs,  elle  se  répand,  chez 
M.  France,  avec  une  fluidité  subtile.  A  vrai  dire,  c'est  de  Renan 
qu'il  procède.  Il  est  lui-même  comme  un  Renan  de  la  dernière 
manière,  plus  mêlé  au  monde  et  qui  ne  connut  jamais  la  foi. 


PSYCHOLOUUES  ET  MORALISTES  241 

Même  dans  son  Jardin  fVÉpicnre,  M.  France  n'a  nulle  part 
essayé  de  coordonner  sa  philosophie  en  système.  In  système 
quelconque  dénote  chez  son  auleur  ce  dogmatisme  incurable 
dont  beaucoup  de  sceptiques  ont  eux-mêmes  été  dupes.  Aussi 
bien  la  philosophie  de  M.  France  tient  tout  entière  dans  une 
seule  vérité,  c'est  que  rien  n'existe  en  soi.  Cette  vérité-là,  elle 
lui  est  toujours  présente.  Même  dans  ses  plus  lég-ères  fictions, 
elle  se  montre,  par  do  rapides  ouvertures.  Des  simulacres, 
voilà  tout  ce  qui  s'offre  à  nous.  Il  n'y  a  point  de  métaphysique  : 
les  traités  des  métaphysiciens  sont  des  romans,  plus  amusants 
que  les  autres,  aussi  peu  véritables.  Il  n'y  a  point  de  morale  : 
il  y  a  seulement  des  mœurs,  qui  changent  de  siècle  en  siècle  et 
de  pays  à  pays.  11  n'y  a  point  de  science  :  notre  science,  puisque 
nous  l'appelons  ainsi,  ne  va  pas  au  delà  des  phénomènes.  Un 
(pil  armé  dun  microscope  est  toujours  un  œil  humain,  et  le 
microscope  ne  lui  sert  qu'à  multiplier  et  à  compliquer  ses  illu- 
sions. Les  mathématiques  elles-mêmes  ne  sont  vraies  que  [lar 
rapport  à  nous,  car  le  temps,  d'où  tlépemlent  les  nombres,  et 
l'espace,  d'où  dépendent  les  lig-nes,  n'ont  hors  de  nous  rien  de 
réel.  Nous  ne  voyons  jamais  que  le  reflet  de  notre  àme. 

Une  telle  philosophie  ne  mène  pas  forcément  au  pessimisme. 
L'angoisse  du  pessimiste  suppose  une  énigme  dont  le  mot  nous 
échap])e.  Or,  pour  M.  France,  il  n'est  point  d'énigme.  Son  nihi- 
lisme même  le  préserve  du  désespoir.  Comment  se  désespérer 
de  ne  connaître  rien,  quand  on  croit  qu'il  n'y  a  rien  à  connaître? 
Et  le  croire,  c'est  justement  en  cela  que  consiste  la  sagesse 
du  vrai  philosophe.  Mais,  trop  sceptique  pour  être  anxieux, 
M.  France  est  surtout  trop  artiste  pour  ne  pas  se  complaire 
dans  le  spectacle  de  l'univers.  Qu'importe,  si  la  nature  nous 
trompe  par  une  vaine  fantasmagorie?  On  peut  touj(»urs  en 
récréer  ses  yeux.  Rien  n'est  vrai  pour  le  philosophe,  qui  sait 
ne  voir  que  des  formes  vides.  Mais  l'artiste  jouit  de  ces  formes. 

Tout,  chez  M.  France,  se  subordonne  à  l'art.  D'abord,  la  reli- 
gion. Car  son  christianisme  ne  fut  jamais  qu'imaginatif  et  sen- 
timental. Ensuite,  la  philosophie.  Elle  lui  apparaît  comme  le 
plus  ingénieux  des  exercices,  si  du  moins  on  en  écarte  le  pédan- 
tisme  et  l'esprit  de  svstème,  si  l  on  maintient,  au-dessus  des 
spéculations  où  s'empêtrent  les  barbacoles,  une  sagesse  facile 

lllSTOIKE    DK    LA   LANGUE     YIII.  IP 


242  LK  ROMAN 

et  désabusée.  11  voit  les  idées  comme  de  pures  formes  que 
modèlent  les  caprices  du  poète.  Il  ne  se  fait  aucun  sci'upule  de 
se  contredire,  et  ses  contradictions  elles-mêmes  sont  le  jeu  d'un 
philosophe  qu'aucun  système  n'emprisonne,  mais  aussi  d'un 
artiste  qui  varie  les  points  de  vue  sans  autre  objet  que  de  mul- 
tiplier Mulour  de  soi  les  belles  images.  Enfin,  la  science.  Il  sait 
l'histoire  aussi  bien  qu'un  chartiste,  et  même  on  a  pu  le  prendre 
pour  tel.  Certaines  époques  lui  sont  particulièrement  familières. 
Mieux  que  personne  il  connaît  rantiquilé  chrétienne,  l'Italie  du 
moyen  âg-e,  ou  encore  notre  xvni"  siècle.  Mais  l'érudit,  chez  lui, 
a  travaillé  pour  Tartiste.  Dans  les  anciens  textes,  M.  France 
cherche  la  forme  vivante  du  passé.  Et  son  érudition  ne  s'étale 
point.  A  peine  si  de  rares  échappées  nous  la  laissent  entrevoir. 
Bien  plus  discret  que  Flaubert,  il  n'en  garde  que  ce  qui  tient  à 
l'essence  même  des  personnes  ou  des  choses. 

Pour  être  un  romancier,  bien  des  qualités  lui  manquent. 
L'invention  d'abord,  et  puis  la  logique,  et  encore  une  certaine 
candeur.  L'invention  n'est  pas  une  faculté  qui  se  développe  au 
milieu  des  livres.  Une  àme  imprégnée  de  littérature  doit  avoir 
peu  d'aptitude  à  inventer.  Si  nous  prenons  le  mot  dans  son 
sens  étroit,  nul  romancier  n'a  été  moins  inventif.  Jocaste,  les 
Désirs  de  Jean  Servieii,  sont  des  récits  incohérents  et  pénibles. 
Plus  tard,  M.  France  va  demander  ses  sujets  aux  fabliaux  du 
moven  âge,  à  la  vie  des  saints,  ou  bien  encore  se  contente  de 
feuilleter  son  âme  et  d'en  raconter  les  aventures.  Dans  la  Bôlh- 
serie  de  la  reine  Pédauque,  toute  la  partie  romanesque  consiste 
en  incidents  bizarres,  laborieusement  compliqués.  Dans  F  Orme 
du  mail  et  le  Mannequin  d'osier,  (''est  à  peine  si  nous  trouvons 
çà  et  là  quel(|ue  trace  d'une  fable.  L'action  paraît  sans  doute  à 
M.  France  chose  assez  grossière.  Ses  personnages,  surtout  les 
plus  importants,  n'agissent  point.  Méditatifs  comme  lui-même, 
ils  laissent  la  vie  se  réfléchir  dans  leur  «  moi  »  :  au  lieu  d'agir, 
ils  raisonnent,  ils  moralisent;  ils  se  font  connaître  par  des  con- 
versations. 

Quant  à  la  logique,  avouons  que  M.  France  n'en  prend  guère 
souci.  L'esprit  de  suite  lui  fait  défaut.  Au  collège,  il  fut  un 
élève  distrait  et  inégal,  ennemi  de  la  discipline,  impatient  de 
toute  régularité,  un  «  amateur  »,  constamment  occupé  de  choses 


PSYCHOLOGUES  ET  MORALISTES  243 

étrangères  à  la  classe,  suivant  en  soi-même  les  détours  de  sa 
rêverie.  Et,  depuis,  c'est  toujours  l'école  buissonnière.  Il 
semble  n'écrire  que  par  plaisir.  Il  ne  s'interdit  aucune  digres- 
sion qui  le  tente;  il  se  laisse  aller  aux  saillies  de  son  humeur 
aventureuse.  La  rectitude  lui  répugne  comme  inélégante  et 
sèche.  Il  aime  la  g'râce  des  sinuosités.  Aussi  presque  tous  ses 
livres  ont-ils  ([uelque  chose  de  capricieux  en  leur  ordonnance. 
C'est  l'action  qui  fait  l'unité  d'un  roman;  mais  l'action  est  si  peu 
importante  dans  les  romans  de  M.  France,  qu'elle  ne  saurait  en 
faire  l'unité.  Et  l'auteur,  que  rien  ne  presse,  que  ne  gêne  aucun 
cadre  fixé  d'avance,  promène  au  hasard  sa  fantaisie,  nous  inté- 
ressant moins  au  dévelo|»pement  d'une  fable,  insignitiante  ou 
baroque,  et  d'ailleurs  sans  cesse  interrompue,  qu'aux  diversions 
dont,  chemin  faisant,  elle  s'égaie. 

Ne  disions-nous  pas  encore  que  la  candeur  lui  manque?  Cer- 
tains romanciers  en  ont  trop,  et,  dupes  de  leurs  inventions,  les 
prennent  au  trag;ique  sans  se  demander  si  nous  les  prenons  au 
sérieux.  Peut-être  M.  France  n'en  a-t-il  pas  assez.  Il  considère 
ses  propres  personnages  avec  une  curiosité  nonchalante.  Il 
garde  son  àme  tranquille  et  désintéressée.  Tout  n'étant  pour  le 
sage  qu'apparence,  illusion,  duperie  de  la  raison  ou  des  sens, 
tout  ne  doit  aussi  lui  servir  que  d'amusement  à  son  esprit.  El 
cela  sans  doute  est  fort  bien  quand  M.  France  met  en  scène  les 
Coignard  ou  les  Bergeret,  créés  l'un  et  l'autre  à  sa  ressem- 
blance. Mais  voyez  le  Lys  rouge.  11  y  a  dans  le  Lys  rouge  des 
scènes  pathétiques;  elles  ne  nous  émeuvent  guère,  parce  que, 
derrière  Thérèse  et  Dechartre,  nous  sentons  l'auteur,  qui  se 
donne  à  soi-même  le  spectacle  de  leurs  passions. 

Le  vrai  domaine  du  roman,  c'est,  semble-t-il,  la  réalité  con- 
temporaine. M.  France  a  souvent  demandé  aux  anciens  temps 
le  sujet  de  ses  contes.  Il  se  disait  que  le  recul  des  temps  idéalise, 
et  que  les  plus  belles  histoires  sont  aussi  les  plus  vieilles.  Si  ses 
derniers  ouvrages  sont  des  romans  modernes,  sa  conception 
esthétique  n'a  pas  changé.  Même  appliquée  au  tableau  de  la  vie 
ambiante,  elle  reste  celle  d'un  artiste  qui,  en  prenant  la  réalité 
pour  matière,  a  le  beau  pour  objet. 

Après  le  Lys  rouge  déjà,  mais  surtout  après  les  deux  volumes 
de  Y  Histoire  contemporaine,  on  nous  a  parlé  d'un  Anatole  France 


244-  LK   UOiMAX 

naturaliste.  Quel  contresens!  Naturaliste,  M.  France  ne  Test  à 
aucun  (leeré.  Le  naturalisme  lui  répugne  comme  ne  représen- 
tant, sous  prétexte  de  faire  vrai,  que  des  laideurs  et  des  ignomi- 
nies, comme  outrageant  la  majesté  de  la  nature  et  la  pudeur 
des  âmes.  En  art,  il  n'y  a  de  vrai  que  ce  qui  est  beau.  La  vérité 
artistique  s'appelle  poésie.  Et  même,  est-ce  que  le  naturalisme 
est  plus  réel  que  l'idéalisme?  Vaine  prétention  et  sotte  duperie! 
Quelque  jaloux  qu'il  se  montre  d'être  un  observateur  impartial, 
un  traducteur  fidèle,  le  naturaliste  ne  peut  nous  transmettre 
(jue  sa  propre  vision;  il  nous  dit  sim])lement  de  quelle  manière 
son  âme  déforme  le  monde.  Or  si,  naturalistes  aussi  bien 
qu'idéalistes,  nous  sommes  tous  également  les  jouets  des  appa- 
rences, si  les  témoignag'es  que  nous  portons  de  la  nature  cor- 
respondent non  point  aux  choses  elles-mêmes,  mais  aux  états 
de  notre  àme,  alors  ce  n'est  pas  la  vérité  que  nous  devons 
demander  à  l'art,  c'est  la  beauté.  Il  ne  s'agit  que  de  songes; 
|)référons  les  plus  aimables.  Pourquoi  opposer  la  réalité  à 
l'idéal?  L'idéal  es!  la  seule  réalité  que  nous  puissions  atteindre. 

Pour  décrire  la  Sicile  dans  le  Crime  de  Sylvestre  Bonnard^  ou, 
dans  Thaïs,  les  bords  du  Nil,  M.  France  ne  crut  pas  qu'il  lui 
fallût  d'abord  faire  le  voyage.  Et  ses  descriptions  sont  pour- 
tant admii-ables.  En  peignant  d'après  nature  et  sur  le  moment 
même,  le  réaliste,  asservi  à  l'objet,  nous  en  donne  une  image 
directe  et  grossière.  Il  ne  cboisit  ])as.  Il  ne  fait  que  juxtaposer, 
sans  ordre  et  sans  mesure,  tous  les  détails  que  saisit  son  œil. 
Mais  lisez,  dans  Thaïs,  cette  page  :  «  Au  matin,  il  vit  des  ibis 
immobiles  sur  uiu^  patte,  au  bord  de  l'eau,  qui  réfléchissait  leur 
cou  |)àb'  ef  rose.  Les  saules  étendaient  au  loin  sur  la  berge  leur 
doux  feuillage  gris;  des  grues  volaient  en  triangle  dans  le  ciel 
clair,  et  l'on  entendait  parmi  les  roseaux  le  cri  des  hérons  invi- 
sibles. Le  fleuve,  roulant  à  perte  de  vue  ses  larges  eaux  vertes, 
011  les  voiles  glissaient  comme  des  ailes  d'oiseau  »,  etc.  Quel 
harmonieux  paysage!  (^omme  Ions  les  traits  sont  justes,  nets, 
caractérisli(|ues!  Comme  lenscuihle  nous  laisse  une  impression 
de  beaulé  lumineuse  en  même  temps  que  de  vérité  significative! 
Comme  nous  sentons  (jue  le  tableau  s'est  ordonné  et  composé 
flans  l'imagination  du  pcinire  «pii  en  a  conçu  le  modèle  idéal! 

Ce  n'est  point  à  dire  que  M.  France  j)eigne  moins  bien  des 


PSYCHOLOGUES  ET   MORALISTES  i't.i 

choses  vues.  Qu'on  se  rappelle  seulement  les  Champs-Elysées 
dans  Jocaste,  et,  dans  la  Rôtisserie,  les  alentours  du  mont  Valé- 
rien,  ou  encore  les  quais  de  la  Seine  dans  le  Livre  de  mon  ami.  Il 
ne  recule  même  pas  devant  le  laid  ou  le  trivial.  Giterai-je,  par 
exemple,  la  description  d'une  boucherie?  «  Elle  était  grillée 
comme  une  cage  de  lions.  Au  fond,  contre  la  planche  à  débiter 
la  viande,  le  boucher,  sous  des  quartiers  de  mouton  pendus  à 
des  crocs,  sommeillait...  Les  bras  nus  et  croisés,  son  fusil 
encore  pendant  à  son  coté,  les  jambes  écartées  sous  le  tablier 
blanc,  taché  de  sang  rose,  il  balançait  lentement  la  tête  »,  etc. 
Rien,  dans  cette  description,  que  de  précis  et  d'expressif;  et, 
malgré  l'exactitude  presque  technique  des  détails,  elle  est  d'une 
élégance  toute  classique.  Pas  de  serpent,  disait  Boileau,  qui  ne 
puisse  plaire  aux  yeux.  L'objet  le  plus  commun,  «  imité  par 
l'art  »,  peut  évoquer  encore  l'image  de  la  beauté,  car  la  beauté 
réside,  non  dans  les  choses,  mais  en  nous. 

Ainsi  M.  France,  même  quand  il  retrace  la  vie  contempo- 
raine, difTère  des  naturalistes.  Disons  mieux,  sa  conception  de 
l'art  s'oppose  à  la  leur.  Et  je  ne  parle  pas  seulement  du  peintre. 
Je  considère  maintenant,  non  plus  la  représentation  des  choses, 
non  plus  même  la  figure  et  les  attitudes  des  personnages,  mais 
les  propos  par  lesquels  chaque  personnage  exprime  son  «  moi  ». 
C'est  là  sans  conteste  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable  dans  les 
livres  de  M.  France.  Quoique  la  partie  dramatique  du  Lys 
roHf/e,  sinon  de  la  Reine  Pédauque,  ait  par  elle-même  beaucoup 
de  prix,  on  peut  croire,  sans  faire  tort  à  l'auteur,  que  les  conver- 
sations dont  ces  deux  romans  s'agrémentent  en  font  le  mérite 
principal.  Les  personnages  de  M.  France,  avons-nous  dit,  agis- 
sent peu  et  parlent  beaucoup.  Qu'ils  parlent  bien!  A  plusieurs  il 
communique  la  profondeur  de  son  génie,  à  tous  la  finesse  de  son 
art.  Il  lui  est  impossible,  quand  il  fait  parler  les  plus  médiocres, 
de  ne  pas  leur  prêter  un  tour  élégant  et  délicat. 

Dans  presque  tous  ses  livres,  il  s'est  mis  en  scène  sous  des 
noms  divers.  Trois  personnages  principaux  le  représentent,  plus 
ou  moins  «  transposé  »,  toujours  facile  à  reconnaître,  M.  Syl- 
vestre Bonnard,  l'abbé  Jérôme  Coignard  et  M.  Bergeret.  Et  ces 
trois  personnages  difîèrent  sensiblement  l'un  de  l'autre.  Pas 
seulement  d'aspect,  de  costume  et  de  profession,  mais  aussi  de 


246  LH^   RdMAX 

physiononiio  morale.  Sylvestre  Bonnard  est  un  vieil  archéo- 
logue, que  son  savoir  rébarbatif  n'empêche  pas  d'avoir  le  cœur 
seifsible  et  l'imagination  pleine  de  rôves  ;  M.  Jérôme  Coignard, 
lin  homme  d'église,  solidement  retranché  dans  son  orthodoxie 
jalouse;  M.  Bergeret,  un  abominable  voltairien,  qui  scandalise 
ses  élèves  eux-mêmes  par  le  libertinage  de  son  esprit.  Pourtant 
nous  leur  trouvons  un  air  de  famille.  Ils  ressemblent  tous  trois 
à  M.  France.  D'abord  par  la  forme  de  leur  langage.  Chez  tous 
trois,  c'est,  dans  la  façon  de  parler,  un  délicieu-x  mélange  de 
gravité  et  de  bonhomie,  une  politesse  exquise,  une  succulente 
plénitude,  c'est  cette  grâce  ingénue  et  captieuse,  cette  simpli- 
cité fleurie  et  cette  savante  candeur  qui  n'appartiennent  qu'à 
M.  France,  qui  font  de  son  style  quelque  chose  d'inimitable.  Et 
tous  trois  aussi  expriment,  chacun  à  sa  manière,  la  même  phi- 
losophie, M.  Bonnard  avec  plus  de  réserve  et  de  douceur,  l'abbé 
Jérôme  avec  une  tranquille  hardiesse,  M.  Bergeret  avec  une 
àpreté  chagrine.  A  vrai  dire,  elle  ne  se  traduit  guère,  chez 
M.  Bonnard,  que  par  brèves  échappées;  il  n'en  dénonce  pas 
moins,  à  l'occasion,  les  incertitudes  de  l'esprit  humain,  et  la 
vanité  de  la  science,  et  même  le  néant  de  l'univers.  M.  Coignard 
et  M.  Bergeret  l'appliquent,  eux,  à  la  morale  privée  et  publique, 
et  leur  analyse  mine  les  fondements  de  la  société  humaine. 

M.  France  partage-t-il  toutes  leurs  opinions?  Nous  devons 
sans  doute  faire  une  part  au  jeu  de  sa  fantaisie.  Mais  c'est  déjcà 
quelque  chose  d'assez  significatif  qu'il  invente  de  tels  person- 
nages, qu'il  se  fasse  un  malin  plaisir  de  livrer  le  monde  à  leurs 
sophismes.  (Deux  volumes  pour  Coignard,  trois  pour  Bergeret, 
sans  compter  le  Choulette  du  Lijs  rour/e.)  Ces  opinions,  au 
reste,  il  les  exprime  en  son  propre  nom  dans  le  Jardin  d'Epi- 
nire.  Elles  sont  en  accord  avec  sa  philosophie.  Et  pourtant  ne 
le  faisons  pas  aussi  pervers  qu'il  veut  parfois  s'en  donner  la 
mine.  Ce  sceptique  a  du  moins  le  cœur  tendre,  et,  si  le  Jardin 
d'Epicure  est  un  bréviaire  de  scepticisme,  nous  y  sentons  par- 
tout la  tendresse  de  son  cœur. 

Deux  mots  résument  la  morale  de  M.  France  :  ironie  et  pitié. 
Sans  doute  son  ironie  se  fait  parfois  bien  méprisante,  et  sa  pitié, 
souvent,  prend  le  ton  du  dédain.  En  nous  humiliant,  il  nous 
décourage.  Si  l'on   en  croyait  l'abbé  Coignard  et  M.  Bergeret, 


PSYCHOLOGUES  ET   MORALISTES  247 

qui  s'évertuent  Tun  et  l'autre  à  dégrader  l'humanité,  il  faudrait 
s'abstenir  de  toute  action,  de  toute  recherche,  se  laisser  vivre 
le  plus  doucement  possible  en  considérant  le  monde  comme  un 
curieux  spectacle,  fait  pour  le  plaisir  du  dilettante.  C'était 
déjà  la  sagesse  de  M.  Bonnard,  qui  répétait  avec  Horace  :  Sapias, 
vina  liques.  Quant  à  Coignard  et  à  Bergeret,  tous  leurs  raison- 
nements procèdent  de  ce  principe  que  l'homme  est  un  être  incu- 
rabiement  mauvais,  et  tendent  vers  cette  conclusion  que  la 
charité  du  vrai  philosophe  lui  fait  un  devoir  de  raA^aler  la  science 
et  la  vertu  de  ses  semblables,  afin  qu'ils  ajustent  à  leur  igno- 
minie naturelle  la  conception  de  leur  bonheur. 

Appelons-en  de  M.  Bergeret  et  de  M.  Coignard  à  M.  France 
lui-même.  M.  France  aime  sincèrement  les  hommes.  Pourquoi 
veut-il  leur  donner  pour  témoins  et  pour  juges  l'ironie  et  la  pitié? 
«  L'une,  en  souriant,  nous  rend  la  vie  aimable;  l'autre,  qui 
pleure,  nous  la  rend  sacrée.  »  Aussi  bien  il  y  a  toujours  dans  le 
monde  troj)  de  violents,  trop  de  sectaires,  et  des  livres  tels  que 
les  siens  sont  des  plus  propres  à  nous  guérir  de  tout  fanatisme. 
En  rabaissant  les  idées  sur  lesijuelles  l'homme  fonde  une  vaine 
gloire,  ils  le  délivrent  de  la  colère,  de  la  haine,  et,  s'ils  ne  le 
tirent  pas  au  sublime,  lui  enseignent  du  moins  la  modestie  et 
la  tolérance,  qui  ont  bien  leur  prix. 

M.  France  ne  se  piqua  jamais  d'être  conséquent  avec  lui- 
même.  Les  âmes  exemptes  de  tout  illogisme  lui  font  peur. 
«  Gomme  une  vaste  contrée  possède  les  climats  les  plus  divers, 
il  n'y  a  guère  d'esprit  étendu  qui  ne  renferme  de  nombreuses 
contradictions.  »  Son  scepticisme  consiste  à  ne  rien  nier,  à  tout 
croire.  N'ayant  pas  de  religion  qui  lui  soit  propre,  les  plus 
diverses  formes  de  religion  lui  sont  également  sympathiques. 
Non  seulement  il  n'excommunie  personne,  mais  il  va  dans  chaque 
temple  communier  avec  les  fidèles.  Ce  nihiliste  chante  l'espé- 
rance. Ce  dilettante  glorifie  l'amour.  Ce  raffiné  loue  la  simpli- 
cité du  cœur.  Ce  voluptueux  proclame  que  la  véritable  joie  est 
dans  la  souffrance.  Ce  philosophe  enfin,  quittant  une  divine 
ataraxie,  se  jette  dans  la  mêlée  des  passions  humaines.  M.  Coi- 
gnard finit  par  renier  d'un  seul  mot  son  insidieuse  sophistique 
en  déclarant  que,  pour  bien  mériter  des  hommes,  il  faut  revêtir 
les  ailes  de  l'enthousiasme.  Et  M.  Bergeret?  Après  aA^oir  bafoué 


■248  LK   UOMAN 

toute  morale,  toule  idée  d'honneur  et  de  vertu,  le  voici  main- 
tenant qui  s'exalte  pour  la  vérité,  (|ui  se  fait  le  serviteur  de  la 
justice,  qui  laisse  apparaître  ce  que  sa  raillerie  dissolvante  nous 
cachait  jusqu'ici  de  piété  humaine. 

Les  derniers  livres  de  M.  France  avaient  une  saveur  acerbe. 
Certains  lui  reprochèrent  la  violence  de  ses  satires.  Mais  elle 
démentait  le  sceptique.  M.  France  n'était  pas  ce  sage  que  l'on 
imaginait,  égoïste  avec  douceur,  bienveillant  par  incuriosité, 
tolérant  par  indifférence,  dépris  de  tout  idéal,  libéré  de  toute 
passion,  délectant  son  esprit  à  brouiller  le  bien  et  le  mal,  la 
vérité  et  l'erreur,  et  s'évadant  hors  de  la  vie,  dans  une  contem- 
plation ironique  et  dédaigneuse.  Ce  sage-là,  du  moins,  a  ses 
heures  de  folie.  Nous  le  savions  déjà.  Nous  l'avions  vu  défendre 
avec  une  conviction  jalouse  l'indépendance  de  l'esprit  humain 
et  la  dignité  de  la  pensée. 


VI.   —  Romanciers  rustiques. 

11  nous  reste  à  parler  de  quelques  écrivains  qui  ont  peint  de 
préférence  la  vie  et  les  mœurs  campagnardes.  Nous  eussions  dû 
peut-être  les  ranger,  chacun  d'après  ses  affinités,  sous  les  déno- 
minations, plus  ou  moins  précises,  dont  nous  nous  sommes 
déjà  servis.  Cladel,  par  exemple,  serait,  sur  bien  des  points, 
un  romantique,  et  Fabre  un  naturaliste,  voire  un  des  plus 
naturalistes  parmi  nos  romanciers.  Mais,  à  considérer  leurs 
sujets  et  leurs  personnages,  ces  trois  ou  quatre  écrivains  se 
distinguent  trop  des  autres  et  se  ressemblent  trop  entre  eux 
pour  qu'il  ne  soit  pas  permis  d'en  former  un  groupe  particulier. 
Excusons-nous  seulement  si  ce  dernier  groupe  se  rapporte  à  la 
matière  des  œuvres  et  non  à  la  conception  philosophique  ou 
esthétique  des  auteurs. 

Ferdinand  Fabre.  —  Les  romans  de  Ferdinand  Fabre' 
ont  pour  matière  ses  impressions  et  ses  souvenirs  de  jeunesse, 
le  collège  de  Bédarieux,  le  séminaire  de  la  Montagne-Noire,  et 

I.  Né  à  lîédarieux  en  18;i0,  mort  en  189S.  —  Les  Courbezon,  le  Chevrler  (1868>- 
VAbié  Tigrnne  (187;i),  Barnaié  (1875),  Mon  onde  CélesUn  (1881),  Lucifer  (lS8ii. 
Ma  Vocation  (1889). 


IIOMANCIEIIS  RUSTIQUES  U9 

surtout  le  séjour  de  quelques  années  qu'il  fit  chez  «  l'oncle  Fui- 
cran  »,  curé  (le  Camplong,  dans  la  familiarité  des  choses  et  des 
i^ens  d'église,  dans  celle  aussi  des  mœurs  villageoises  et  des 
sites  cévenols.  On  j)eut  dire  qu'il  est  là  tout  entier.  Pas  un  de 
ses  livres  où  nous  ne  trouvions  l'enfant  de  chœur  et  le  petit 
paysan.  Ce  sont  toujours  des  scènes  de  la  vie  cléricale  ou  des 
scènes  de  la  vie  rustique;  et,  dans  les  unes  comme  dans  les 
autres,  il  ne  fait  guère  que  se  remémorer  le  passé.  11  peint  de 
mémoire,  avec  le  tour  d'idéalisation  que  prennent  d'ordinaire 
les  figures  lointaines;  mais  il  peint  aussi  d'après  nature,  sans 
artifice,  sans  système,  ce  qui  fait  de  lui  un  réaliste  au  sens  le 
plus  simple  et  le  plus  vrai  du  mot. 

Maint  romancier  avait  déjà  mis  en  scène  les  gens  de  la  cam- 
pagne. Ce  qui  fait  l'originalité  de  Fabre,  c'est  qu'il  vécut  avec 
eux,  ou,  mieux  encore,  de  leur  vie.  Aussi  ses  romans  champêtres 
nous  donnent-ils  une  image  de  la  vérité  même,  en  un  genre  si 
souvent  faussé  par  la  convention.  (Juant  à  ses  romans  cléri- 
caux, il  est  le  premier  qui  fasse  une  peinture  exacte  des  mœurs 
ecclésiastiques.  Il  nous  montre  ses  prêtres  dans  leur  milieu 
propre,  dans  l'exercice  de  leur  ministère.  Au  type  factice  du  bon 
curé  —  ou  du  mauvais  —  qui  d'ailleurs  n'avait  guère  eu  jusque- 
là  qu'un  rôle  épisodique,  il  substitua  des  figures  d'une  réalité 
caractérisque,  des  figures  précises,  individuelles,  qui,  nous  le 
sentons,  ont  été  directement  et  longuement  observées. 

Peintre  de  la  vie  cléricale,  M.  Ferdinand  Fabre  ne  dissimule 
pas  les  faiblesses  de  certains  prêtres.  Ni  la  sincérité  de  son 
esprit,  ni  la  franchise  de  son  art  ne  devaient  le  lui  permettre. 
Le  clergé  régulier  lui  inspire  d'ailleurs  peu  de  sympathie 
{Madame  Fuster,  Tir/rane,  Lucifer).  Même  dans  le  clergé  sécu- 
lier, qu'il  met  le  plus  souvent  en  scène,  bien  des  défaillances, 
bien  des  vices  sont  apparus  à  cet  observateur  attentif  et  qui  a 
tout  vu  de  si  près.  C'est  chez  les  uns  l'épaisseur  d'esprit,  chez 
d'autres  la  vulgarité  morale,  attachement  aux  choses  de  la 
terre,  mesquinerie  de  sentiments,  bavardage,  gourmandise, 
humeur  médisante  et  cachottière,  chez  le  plus  grand  nombre 
une  platitude  servile,  chez  certains  une  basse  jalousie  et  une 
perfide  méchanceté. 

Sur  le   fond   se  détachent  quelques  figures  :  le   curé-doyen 


2b0  LE  ROMAN 

Clochard,  qui  poursuit  de  sa  haine  ce  pauvre  Célestin  ;  rarclii- 
prêtre  Clamouse,  type  d'imhécillité  pusillanime;  Tabhé  Mical, 
politique  artilîcieux  et  retors;  Tabbé  de  Luzernat,  que  sa  nais- 
sance destine  aux  plus  hautes  charges  et  dont  la  triomphante 
vanité  fait  ressortir  sa  sottise  expansive  et  joviale.  Au-dessus 
de  ces  figures  encore  subalternes,  il  y  en  a  quelques-unes  que 
Fauteur  a  mises  en  pleine  lumière.  Il  y  a  surtout  Tigrane  et 
Lucifer,  celui-là  qui  symbolise  l'ambitieux  tantôt  violent,  tantôt 
hypocrite,  celui-ci,  —  la  plus  vigoureuse  création  du  roman- 
cier, la  plus  expressive  et  la  plus  puissante,  —  prêtre  de  grand 
talent,  de  noble  caractère,  pieux,  simple,  chaste,  mais  laïque 
fourvoyé  dans  l'Eglise,  qui,  ne  voulant  ni  se  révolter  ni  se  sou- 
mettre, est  réduit  finalement  à  chercher  un  refuge  dans  la  mort. 
Fabre  a  tracé  maints  autres  personnages  d'ecclésiastiques 
avec  une  sympathie  manifeste.  Parmi  ceux  du  second  plan, 
citons  les  Ferrand,  les  Garpezat,  et,  dans  fAbbé  Tigrane,  cet 
admirable  Ternisien,  âme  douce,  humble,  vraiment  évangé- 
lique,  qui  sait  au  besoin  montrer  de  la  fermeté,  mais  dont  la 
patience,  la  mansuétude,  la  tendresse,  font  contraste  avec  les 
furieux  emportements  de  Capdepont.  Et,  au  premier  plan,  voici 
les  Courbezon,  les  Célestin  ou  les  Fulcran,  auxquels  Fabre 
témoigne  toute  sa  prédilection.  Ils  ne  sont  pas,  eux,  des  «  intel- 
lectuels ».  Ils  ne  roulent  ni  desseins  ambitieux,  comme  Tigrane, 
ni  plans  de  réforme  comme  Lucifer.  Aucun  talent  ne  les  élève 
au-dessus  de  leurs  modestes  fonctions.  Simples  curés  de  cam- 
pagne, ils  n'ont  reçu  du  ciel  que  les  dons  du  cœur.  Mais,  dans 
l'obscur  village  qu'ils  desservent,  Icui-  zèle  charitable  trouve 
moyen  de  s'exercer.  Ils  connaissent  familièrement  tous  leurs 
paroissiens;  ils  vivent  avec  eux,  entourés  d'affection  et  de  res- 
pect, ayant  toujours  un  sage  conseil  à  donner,  heureux  de  récom- 
penser par  un  éloge  celui  qui  a  assisté  quelque  voisin  de  son 
pain  ou  de  son  argent,  et  ne  craignant  pas  de  réprimander, 
voire  du  haut  de  la  chaire,  celui  qui  s'est  montré  dur  au  pauvre 
monde.  Courbezon  a  sa  physionomie  particulière.  Le  saint 
homme,  l'apôtre,  est  en  même  temps  un  visionnaire,  et  son 
incoercible  charité  lui  fait  oublier  toute  prudence  humaine. 
Quant  à  Célestin  et  à  Fulcran,  Fabre  ne  peint  en  eux  que  le 
desservant  de  campagne.  Nous  les  retrouvons  dans  plusieurs 


HOMANCIERS  HUSTIOUES  2bl 

de  ses  livres.  Il  y  revient  toujours  avec  une  complaisance 
intime.  Sous  le  nom  de  Fulcran  ou  sous  celui  de  Célestin,  c'est 
un  des  personnages  les  plus  exquis  de  notre  littérature  roma- 
nesque. Aussi  simple  qu'un  enfant,  il  a  dans  sa  simplesse  même 
quelque  chose  de  vénérable.  Timide  par  nature,  humble  de 
cœur,  il  n'en  sait  pas  moins  imposer  le  respect,  dès  que  la 
dignité  du  ministère  pourrait  subir  la  moindre  atteinte.  Son 
éloquence  môle  à  je  ne  sais  quelle  emphase  naïve  une  douce 
bonhomie,  une  aménité  copieuse.  Rien  n'est  plus  charmant  que 
les  discours  où  se  répand  la  sagesse  ingénue  du  vieillard,  sa 
sagesse  en  même  temps  cordiale  et  solennelle,  auguste  et 
bénigne.  Fabre,  dont  le  talent  est  d'ordinaire  plus  robuste  que 
délicat,  a  mis  dans  cette  figure  une  grâce,  une  suavité  déli- 
cieuses. 

Après  les  prêtres,  voici  les  paysans.  Mais  c'étaient  eux-mêmes 
des  pavsans  que  presque  tous  les  prêtres  de  Fabre,  Célestin  et 
Fulcran,  Gourbezon,  et  même  Tigrane.  Aussi  sincère  et  fidèle 
romancier  des  mœurs  rustiques  que  des  mœurs  cléricales,  on 
peut  dire  que  Fabre  a  le  premier  représenté  les  paysans  dans 
toute  la  vérité  de  leur  caractère.  Nous  sentons  chez  ceux  de 
George  Sand  la  secrète  prédilection  de  la  «  bonne  dame  »,  et 
encore  le  tour  de  son  génie  naturellement  idyllique.  Du  reste, 
les  Cévenols  ne  ressemblent  guère  aux  Berrichons;  iils  d'une 
terre  âpre  et  rocailleuse,  ils  sont  plus  rudes,  et,  chez  eux,  la 
tendresse  même  a  comme  un  fond  d'austérité  native.  Nous  trou- 
vons, dans  les  romans  de  Fabre,  des  personnages  vigoureuse- 
ment esquissés  qui  repésentent  ce  que  l'àme  paysanne  recèle 
de  plus  grossier,  de  plus  féroce  :  voyez,  par  exemple,  dans  Bar- 
nabe, la  Combale,  dans  Xavière,  Benoîte  Oradou,  dans  Mon 
oncle  Célestin,  la  Galtière,  dans  les  Courbezon,  Pancol  et  Fumât, 
et  surtout  la  Pancole,  cette  abominable  mégère,  type  d'une  sai- 
sissante réalité,  à  la  peinture  de  laquelle  on  ne  pourrait  reprocher 
que  quelques  touches  un  peu  crues.  Mais  ceux-là  même  que  leur 
oppose  l'auteur  n'ont  jamais  rien  de  fade,  ni  la  Courbezonne, 
ni  Félice,  ni  même  Séveraguette,  exquise  figure  de  sainte,  ni 
enfin  le  chevrier  Éran,  chez  lequel  l'élévation  morale,  la  délica- 
tesse du  cœur,  la  grâce  poétique  du  sentiment,  ne  nous  laissent 
jamais  perdre  de  vue  sa  rusticité  native.  Et  Fabre  n'excelle  pas 


252  LE  ROMAN 

moins  à  faire  parler  ses  paysans  que  ses  prêtres.  On  noterait 
sans  doute  au  passage  certaines  expressions  ou  certaines  tour- 
nures qu'il  répète  volontiers,  parce  qu'elles  ont  un  goût  de  ter- 
roir. Mais  nous  ne  sentons  nulle  part  le  procédé.  Dans  le  Che- 
vrier,  Eran  lui-même  a  la  ])arole.  C'est  d'un  bout  à  l'autre  une 
merveille  que  ce  langag-e  dru,  savoureux,  imagé,  qui,  pas  un 
instant,  ne  décèle  l'auteur.  Je  ne  vois  de  comparable  au  Che- 
vrier  qu'un  ou  deux  ouvrag-es  de  Georg^e  Sand,  la  Petite  Fadette, 
par  exemple,  ou  les  Maîtres  sonneurs.  Et  si  George  Sand  reste 
supérieure  par  la  plénitude  et  la  moelleuse  douceur  de  son 
style,  celui  de  Fabre,  quelquefois  un  peu  âpre,  a  aussi,  par  là 
même,  plus  de  relief  et  plus  de  trempe. 

Comme  scène,  le  pays  cévenol,  dont  Fabre  nous  a  donné 
d'admirables  tableaux.  Ces  plaines  graveleuses,  ces  rocs  escarpés 
et  sauvages  trouvaient  eu  lui  un  peintre  tout  particulièrement 
apte  à  reproduire  leur  abrupte  sévérité,  tempérée,  çà  et  là,  d'une 
grâce  fruste,  soit  parce  qu'il  les  connaissait  et  les  aimait  dès 
l'enfance,  soit  parce  que  son  génie  avait  je  ne  sais  quelle  affinité 
secrète  avec  le  sol  natal.  Il  met  dans  la  description  des  mœurs 
villageoises  une  vérité  significative.  Il  s'attache  à  nous  retracer 
les  plus  humbles  détails,  et  ces  détails  nous  montrent  eux-mêmes, 
outre  le  rustique,  un  poète,  amoureux  de  sa  montagne,  qui  en  a 
respiré  avec  ivresse  l'air  salubre  et  vivifiant.  Maintes  pages  de 
Fabre  expriment  le  sentiment  de  la  nature  en  ce  qu'il  a  de  pri- 
mitif, non  pas  avec  je  ne  sais  quelle  tendresse  alanguie  de  cita- 
din, mais  avec  une  gravité  robuste  et  fervente. 

Parmi  les  romanciers  contemporains,  l'auteur  du  Chevrier  et 
de  Lucifer  nous  apparaît  comme  un  isolé.  Cela  tient  principale- 
ment à  la  matière  même  de  son  œuvre.  Pour  personnages,  des 
prêtres  et  des  paysans;  pour  cadre,  un  pays  lointain,  un  coin  de 
terre  revèche.  Mais  s'il  n'a  pas  eu  ce  que  lui-même  appelle 
la  grande  réputation,  on  doit  se  l'expliquer  aussi  par  sa  modestie 
naturelle,  par  son  aversion  du  bruit  et  de  la  réclame,  par  son 
goût  sincère  pour  l'obscurité  |»aisible  et  laborieuse  dans  hujuelle 
il  composait  à  loisir  et  sans  impatience^  des  œuvres  solides, 
franches,  copieuses,  d'une  allure  tranquille  et  forte. 

11  y  a  chez  Fabre  une  certaine  naïveté  qui  rappelle  celle  d'un 
Fulcran  et  d'un  Célestin.  L'exposition,  dans  ses  livres,  dénote 


ROMANCIERS  RUSTIQUES  253 

souvent  quelque  g-aucherie.  Le  voici  par  exemple  qui,  inter- 
rompant le  récit,  adresse  directement  la  parole  au  lecteur  :  c'est 
pour  nous  rendre  attentifs  à  une  réflexion,  pour  s'assurer  que 
nous  avons  compris,  pour  nous  avertir  que  tel  mot  échappé  à 
tel  personnage  jette  sur  lui  un  nouveau  trait  de  lumière.  Ail- 
leurs il  nous  demande  la  permission  de  «  s'arrêter  sur  une  phy- 
sionomie très  caractérisée  et  très  singulière  ».  Ou  bien  encore 
il  exprime  avec  ingénuité  les  sentiments  que  lui  inspirent  ses 
héros,  tantôt  l'admiration,  la  sympathie,  la  pitié,  tantôt  une 
véritable  horieur.  Et  cette  gaucherie  même  a  son  charme;  elle 
marque  non  seulement  la  candeur  de  l'homme,  mais  aussi  la 
bonne  foi  de  l'écrivain  qui  croit  à  ses  propres  inventions. 

11  est  des  romanciers  plus  divers  que  Fabrc  :  il  n'en  est  pas 
de  plus  original  et  de  plus  vigoureux.  Aussi  bien  le  genre  que 
créa  Fabre  a  sa  variété.  En  premier  lieu  par  le  grand  nombre 
des  figures,  qui  ont  chacune  leur  caractère  propre.  Ce  sont  tou- 
jours des  ecclésiastiques  ou  des  villageois,  mais  c'est  tout  le 
monde  des  ecclésiastiques,  depuis  le  pape  lui-même  jusqu'aux 
humbles  desservants,  et  tout  le  monde  des  villageois,  les  fer- 
miers, les  pâtres,  les  ermites,  les  bûcherons,  les  vendangeurs 
ou  batteurs  de  châtaignes,  sans  oublier  le  médecin  de  campagne 
et  l'usurier  du  bourg  voisin.  Et  lorsque  deux  de  ses  person- 
nages nous  paraissent  d'abord  offrir  entre  eux  quelque  simili- 
tude, regardons-les  plus  attentivement  :  il  n'y  a  rien  de  commun 
entre  Jourfier  et  Capdepont,  et  l'abbé  Courbezon  est  tout  autre 
que  l'abbé  Célestin.  Et  si,  d'autre  part,  on  reproche  au  roman- 
cier la  monotonie  de  sa  manière  et  non  plus  de  sa  matière,  il 
faut  reconnaître  sans  doute  que,  pour  la  composition  et  la  mise 
en  œuvre,  Mon  oncle  Célestin  ressemble  aux  Courbezon,  ou  même 
Lucifer  à  V Abbé  Tigrane.  Mais  ce  sont  déjà  là  deux  manières 
tout  à  fait  distinctes.  L'une,  celle  de  Lucifer,  sobre,  courte, 
d'une  teneur  serrée  et  forte,  l'autre,  celle  de  Mon  oncle  Célestin, 
familière,  minutieuse,  toufîue,  abondante  en  détours  et  en 
retours.  Et  je  ne  sais  laquelle  je  préfère.  Il  y  a  plus  de  vigueur 
dans  Lucifer,  une  intensité  singulière  de  rendu,  une  cohésion 
puissante.  Dans  Mon  oncle  Célestin  ou  dans  les  Courbezon,  les 
détails,  qu'il  multiplie  à  profusion,  nous  donnent  une  image 
fidèle  et  complète  de  la  vie.  C'est  comme  si  le  cours  des  choses 


234  LE   UllMAX 

se  déroulait  sous  nos  yeux.  Je  no  vois  pas  chez  nous  un  seul 
autre  romancier  qui  nie  fasse  vivre  ainsi  moi-même  avec  ses 
personnages,  qui  me  les  rende  à  ce  point  connus  et  familiers, 
qui  les  décrive  et  les  raconte  tout  uniment,  eux  et  ce  qui  les 
entoure,  choses  et  gens,  dans  leur  habitude  ordinaire  et  quoti- 
dienne. Là  est  l'originalité  la  plus  caractéristique  de  Fabre,  et 
c'est  par  là  qu'il  mérite  excellemment  le  nom  de  réaliste. 

Laissons  marcher  le  temps,  qui  met  chacun  à  sa  place.  Fer- 
dinand Fabre  n'a  pas  eu  la  sienne.  Maints  romanciers  pour  le 
moment  font  plus  grand  bruit,  dont  l'avenir  ne  conservera  sans 
doute  aucune  mémoire.  On  doit  s'attendre  à  un  énorme  déchet. 
Mais  nous  ne  nous  aventurerions  pas  trop,  je  crois,  en  disant 
que,  parmi  les  vingt  volumes  de  Fabre,  trois  ou  quatre  sont 
assurés  de  rester.  C'est  quelque  chose.  Et  même  je  ne  vois  pas 
beaucoup  de  nos  romanciers  qui  puissent  s'en  promettre  autant. 

Léon  Cladel*.  —  Né  de  souche  paysanne,  Léon  Gladel  vint 
de  bonne  heure  à  Paris  et  s'y  lia  avec  les  Parnassiens.  Après 
avoir  publié  quelques  recueils  de  nouvelles  fantasques  et 
pénibles,  un  retour  qu'il  fit  dans  le  Quercy  natal  le  révéla  à  lui- 
même.  En  revoyant  le  pays  où  s'étaient  écoulés  ses  premiers 
ans,  Cladel  retrouva  son  àme  d'enfant  semblable  à  celle  des 
petits  pâtres  avec  lesquels  il  prenait  ses  ébats.  Dès  lors  le  raffiné 
redevient  un  rustique.  Il  n'écrit  plus  que  des  romans  campa- 
gnards. Ce  ([ui  lui  reste  de  son  commerce  avec  le  Parnasse,  ce 
n'est  qu'un  culte  superstitieux  de  la  forme.  «  Du  style  en  tout 
et  pour  tout!  »  Ses  scrupules  ne  laissent  pas  de  lui  faire  tort;  il 
manque  souvent  de  naturel,  et  l'on  sent  dans  sa  phrase  un  écri- 
vain trop  ingénieux  à  se  créer  des  difficultés  gratuites.  Comme 
les  paysans  que  Cladel  a  mis  en  scène  sont  des  créatures  frustes, 
ces  recherches  du  styliste  paraissent  d'autant  plus  inopportunes. 
Ce  n'est  pas  du  moins  à  l'élégance  qu'il  vise;  et  même  il  méprise 
la  politesse,  la  régularité  facile  et  unie.  Son  style  a  beaucoup 
de  vigueur,  beaucoup  d'éclat.  Mais,  âpre  et  tourmenté,  il  est  par 
là  même  en  accord  avec  les  milieux  et  les  personnages  qu'il 
exprime.  Cladel  se  complaisait  à  peindre  chez  ses  paysajis 
l'égoïsme,  la  stupidité,  l'avarice,  la  luxure  bestiale.  La  plupart 

1.  Né  à  MontaiilKin  en  183".. 


ROMANCIERS   RUSTIQUES  25o 

des  histoires  (ju'il  nous  raconte  sont  terrifiantes.  C'est  un  roninn- 
tique  attardé  qui  se  laisse  emporter  par  sa  fougue,  mais  qui 
clierche  aussi  dans  l'étrange  et  dans  l'atroce  une  originalité 
suspecte.  Il  n'a  pas  été  en  vain,  à  ses  débuts,  le  familier  de  Bau- 
delaire. Mais  du  reste  son  tragique  ne  manque  pas  de  puissance. 
Et  des  œuvres  comme  le  Boiiscassié,  la  FiHe  votive  de  Saint-Bar- 
tliolomée  Porte-Glaive,  V Homme  de  la  Croix-aux-Bœufs ,  méritent 
assurément  de  survivre  à  leur  auteur. 

M.  Emile  Pouvillon.  —  M.  Emile  Pouvillon  '  est  toujours 
resté  dans  sa  province  natale.  Par  là  s'explique  sans  doute  qu'il 
n'ait  pas,  sinon  parmi  les  lettrés,  une  renommée  égale  à  sa 
valeur.  Il  publia  d'abord  un  livre  de  nouvelles,  que  recom- 
mandent le  souci  du  détail  exact  et  une  précision  lumineuse.  Ce 
fut  ensuite  Césette,  pastorale  vraiment  exquise,  puis  jeaii  de 
Jeanne  et  Vlunocent,  où  il  allie  à  la  finesse  du  sentiment  la 
couleur  de  l'imagination  et  la  netteté  significative  du  style. 
Citons  encore  les  Ant/bel,  drame  rustique,  d'une  simplicité  qui 
n'exclut  ni  la  force,  ni  môme  la  grandeur.  Le  livre  qui  peut 
faire  le  mieux  connaître  M.  Pouvillon  dans  la  diversité  très 
nuancée  de  son  talent  est  ])eut-ètre  ce  recueil  de  contes  qu'il 
intitule  Petites  âmes.  On  y  trouve  tous  les  tons  et  tous  les  genres, 
(laîté  ingénue,  discrète  émotion,  ironie  légère,  çà  et  là  une 
pointe  de  mélancolie.  Et  partout,  quels  que  soient  le  ton  et  le 
genre,  c'est  la  même  justesse  de  touche,  la  même  sobriété  vive 
etcaractéristi(|ue.  Ses  paysans  ne  ressemblent  point  aux  rustres 
lubriques  et  féroces  de  Cladel.  Il  les  idéalise,  très  délicatement  : 
quelque  mièvrerie  parfois,  mais  nulle  fadeur.  Toutes  les  his- 
toires de  M.  Pouvillon  ont  pour  scène  des  sites  du  Rouergue  ou 
du  Quercy.  C/est  un  admirable  peintre  de  paysages.  Sentiers 
qui  bondissent  sur  les  pentes,  tout  blancs  au  midi,  comme  des 
ruisseaux  de  pierres,  combes  pareilles  à  d'immenses  cuves  rem- 
plies de  soleil,  villages  noirs  aiguisant  leurs  pignons  sur  le  ciel 
d'un  bleu  cru,  il  a  merveilleusement  rendu  le  caractère  de  sa 
contrée  natale,  non  pas  avec  l'abrupte  vigueur  de  Cladel,  mais 
avec  une  lucidité  pittoresque  qui  est  sa  marque  propre. 

M.   André   Theuriet.  —   M.   André   Theuriet-    a   depuis 

1.  Né  à  Montauban  en  18i0. 
i.  Né  à  Marly-le-Roi  en  183:i. 


-2;; 6  LE   HOMAN 

quelque  temps  modifie  sa  manière  et  ses  sujets.  Les  histoires 
qu'il  nous  raconte  maintenant  sont  encore  dune  lecture  agréable, 
et  l'on  y  retrouve  parfois  sa  ^ràce  et  sa  délicatesse,  mais  non 
plus  ce  charme  particulier  de  vérité  sentie  qu'avaient  des  livres 
tels  que  Sauvageonne  on  la  Maison  des  deux  Barbeaux.  C'est  à 
ses  romans  champêtres  et  iirovinciaux  que  M.  Theuriet  doit  le 
meilleur  de  sa  réputation.  Les  Ardennes  ont  en  lui  leur  poète 
familier.  Nous  no  le  trouvons  jamais  mieux  inspiré  que  par  ses 
souvenirs  d'enfant  et  de  jeune  homme,  par  son  amour  pour 
le  «  ]tays  »,  dont  les  hois  et  les  prés  servent  de  cadre  à  ses 
fraîches  idylles.  Il  est  surtout  le  peintre,  non  des  mœurs  pro- 
prement rustiques,  mais  <le  cette  vie  provinciale  qui,  dans  les 
j)etites  villes,  conline  à  la  vie  campagnarde;  il  en  exprime  avec 
un  charme  pénétrant  l'intimité  domestique,  humbles  vertus, 
joies  modestes,  sentiments  profonds  et  recueillis.  Il  y  a  chez 
M.  Pouvillon  un  art  plus  savant;  chez  M.  Theuriet,  il  y  a  peut- 
être  plus  de  douceur  et  de  tendresse. 

Conclusion.  —  En  suivant  l'évolution  de  la  littérature  roma- 
nesque pendant  ces  cinquante  dernières  années,  nous  avons 
caractérisé  les  écoles  qui  prévalurent  tour  à  tour.  Mais,  parmi 
tous  les  genres  littéraires,  celui  du  roman  est  le  plus  libre  el 
le  plus  souple.  Aussi  ne  s'enferma-t-il  jamais  <lans  une  formule 
exclusive;  le  naturalisme  bien  entendu  n'a  en  soi  rien  de 
scolastique,  son  (d)jet  étant  une  représentation  fidèle  et  com- 
plète des  choses  vues.  Au  |)oint  où  nous  en  sommes  sur  la  lin 
de  notre  siècle,  chaque  écrivain  suit  sa  propre  voie,  et,  si  l'on 
peut  dire,  s'ajoute  directement  à  la  nature.  Loin  d'avoir  fait 
banqueroute,  h^  natuialisme  a  décidément  triomphé;  il  n'a 
triomphé  qu'en  s'élargissant,  en  lépudiant  des  préjugés  et  des 
conventions  qui  l'obligeaient  à  mutiler  la  vie,  en  cessant  d'être 
une  école.  Toutes  les  écoles  tombent  les  unes  sur  les  autres,  et 
les  œuvres  qui  restent  de  chacune  sont  justement  celles  qui 
dépassaient  son  cadre.  Notre  littérature,  quoi  que  certains  en 
pensent,  n'a  pas  besoin  d'écoles  nouvelles.  Il  ne  lui  faut  que 
des  talents  sincères  et  originaux.  Et  ce  sera  la  plus  heureuse 
condition  pour  le  |)rochain  siècle,  de  n'être  gêné  par  aucune 
de  ces  formules  qui  restreignent  nécessairement  le  domaine  de 
l'art  ot  o|»priineiit  le  génie  individuel. 


BIBLIOGRAPHIE 


BIBLIOGRAPHIE 


Sur  Flauhert  :  P.  Bourget,  Essais  de  psychologie  contemporaine.  — 
F.  Brunetière,  Le  roman  naturaiistr;  Histoire  et  littérature,  I.  —  M.  Du 
Canap,  Souvenirs  littéraires.  —  A.  France,  La  vie  littéraire,  II.  —  Sainte- 
Beuve,  Lundis,  XIII;  Nouveaux  lundis,  IV.  —  Scherer,  Études  sur  lu 
littérature  contemporaine,  IV.  —  Zola,  Les  romanciers  ualumlistcs. 

SrR  Feuillet  :  Brunetière,  Nouveaux  essais  sur  la  littérature  contempo- 
raine.—  Doumic,  Portraits  d'écrivains.  —  A.France,  La  vie  littéraire,  lll. 

—  J.  Lemaître,  Les  contemporains,  III.  —  G.  Pellissier,  Essais  de  litté- 
rature contemporaine.  —  Sainte-Beuve,  Nouveaux  lundis,  V.  —  Zola,  Les 
romanciers  naturalistes. 

Sur  Fromentin  :  Sainte-Beuve,  Nouveaux  lundis,  VII.  —  Scherer, 
Études  sur  la  littérature  contemporaine,  V. 

Sur  les  Concourt  :  P.  Bourget.  Essais  de  psychologie  contemporaine.  — 
Doumic,  Portraits  d'écrivains.  —  A.  France.  La  vie  littéraire,  I.  —  Jules 
Lemaitre,  Les  contemporains.  III.  —  G.  Pellissier,  Le  mouvement  litté- 
raire nu  A7A'<^  siècle.  —  Sainte-Beuve,  Nouveaux  lundis,  X.  —  Zola,  Les 
romanciers  naturalistes;  Le  roman  expérimental. 

Sur  Daudet  :  Brunetière,  Le  roman  naturaliste.  —  Doumic.  Portraits 
d'écrivains;  Études  sur  la  littérature  française,  III.  —  J.  Lemaître,  Les 
contemporains,  U,  IV.  — G.  Pellissier,  Le  mouvement  littéraire  au  XIX'"  siècle. 

—  R.  Rod,  Nouvelles  études  sur  le  XIX*^  siècle.  —  Zola.  Les  romanciers 
naturalistes. 

Sur  Loti  :  Brunetière,  Histoire  et  littérature,  IL  —  Doumic,  Éludes  sur 
la  littérature  française,  III.  — A.  France,  La  vie  littéraire.  I.  —  G.  Pellis- 
sier, Nouveaux  essais  de  littérature  contemporaine.  —  Scherer,  Études  sur 
la  littérature  contemporaine,  IX. 

Sur  Zola  :  Brunetière,  Le  roman  naturaliste.  —  Doumic,  Études  sur 
la  littérature  française.  II;  Portraits  d'écrivains. —  A.  France.  La  vie  litté- 
raire, I,  IL  —  J.  Lemaitre,  Les  contemporains,  I,  IV.  —  G.  Pellissier, 
Essais  et  Nouveaux  essais  de  littérature  contemporaine.  —  Scherer,  Etudes 
sur  la  littérature  contemporaine,  VIL 

Sur  Maupassant  :  Brunetière.  Le  roman  naturaliste.  —  A.  France,  La 
vie  littéraire,  I,  II,  IV.  —  J.  Lemaître,  Les  contemporains,  I,  V,  VI. 

Sur  Bourget  :  Brunetière,  Nouveaux  essais  sur  la  littérature  contempo- 
raine. —  Doumic,  Écrivains  d'aujourd'hui.  —  A.  France.  La  vie  littéraire, 
I,  III.  —  J.  Lemaître,  Les  contemporains,  IV.  —  G.  Pellissier.  Essais  et 
Nouveaux  essais  de  liltértture  contemporaine;  Éluda  de  littérature  contem- 
poraine. —  Scherer,  Études  sur  la  littérature  contemporaine ,  X. 

Sur  Fabre  :  J.  Lemaître,  Les  contemporains,  IL  —  G.  Pellissier,  Ètudis 
de  littérature  contemporaine. 

Sur  a.  France  :  Doumic,  Études  sur  la  littérature  frança'ise,  IL  — 
J.  Lemaître,  Contemporains,  II,  VI.  —  G.  Pellissier,  Nouveaux  essais  de 
littérature  conte n\por aine;  Études  de  littérature  contempora'ine.  —  E.  Rod, 
Nouvelles  études  sur  le  A'/A'"  siècle. 

Sur  Cherbuliez,  IIuysmans,  Rod,  Margueritte,  Rosny,  Prévost,  IIervieu, 
Barrés,  Cladel,  Pouvillon,  Tiieuriet,  cf.,  outre  les  ouvraiies  cités  plus 
haut,  Doumic,  Les  Jeunes.  —  G.  Deschamps.  La  vie  et  les  livres,  etc. 


Histoire  de  la  langue.  VllI.  •  • 


CHAPITRE  V 
L'HISTOIRE  ' 


La  plupart  des  historiens  français  avaient  fait  leur  réputa- 
tion au  temps  de  la  Renaissance  historique,  dans  la  première 
moitié  du  siècle.  Guizot,  Thiers,  Mignet,  Tocqueville,  Louis 
Blanc,  Michelet,  n'ont  achevé  leur  œuvre  que  sous  le  second 
Empire;  mais  par  leurs  conceptions  et  leur  méthode  ils  appar- 
tiennent si  complètement  à  la  période  de  la  monarchie  consti- 
tutionnelle et  du  romantisrne  qu'il  n'y  a  plus  lieu  à  parler 
d'eux  dans  ce  chapitre. 

Pendant  que  ces  survivants  de  la  génération  précédente  con- 
tinuaient à  retenir  l'attention  du  puhlic,  une  nouvelle  génération 
apportait  une  manière  nouvelle  de  comprendre  l'histoire  et  de  la 
présenter.  La  transformation  s'annonce  dans  la  seconde  moitié 
de  l'Empire  par  les  premières  œuvres  de  Renan  (la  Vie  de 
JésuK),  de  Taine  (les  Essais  de  critique,  Y  Histoire  de  la  littéra- 
ture anglaise),  de  Fustel  de  Goulanges  [la  Cité  antique).  Elle  se 
manifeste  avec  éclat  dans  les  œuvres  monumentales  de  ces  trois 
historiens,  toutes  trois  parues  depuis  1870,  les  Origines  du 
cJtrislianisme  et  V Histoire  du  peuple  d' Israël  de  Renan,  les  Ori- 
gines de  la  France  contemporaine  de  Taine,  Y  Histoire  des  insti- 
tutions de  l'ancienne  France  de  Fnstel  de  Goulana'es. 


\.  l'ar  M.  V.\\.  Seignobos,    niaitre    do   (OiilV'rcrifes  à    la    faciillé  îles  leltres  de 
Tniversiti'  de  Paris. 


RENAN    ET   TAINE   COMME   HISTORIENS  239 


/.   —  Renan  et   Taine  comme  historiens. 

Renan  et  Taine  ont  fondé  leur  réputation  littéraire  comme  cri- 
tiques avant  cVabonler  l'histoire;  ce  sont  surtout  leurs  «  essais  » 
littéraires,  artistiques,  philosophiques,  politiques  qui  ont  établi 
leur  influence  et  répandu  leurs  idées  ;  il  était  donc  juste  de  les 
ranger  parmi  les  critiques'.  Et  pourtant  leur  œuvre  maîtresse  à 
tous  deux,  celle  à  laquelle  eux-mêmes  tenaient  le  plus,  est  une 
œuvre  d'histoire.  Voilà  })Ourquoi  il  a  paru  nécessaire  de  consa- 
crer ici  une  étude  spéciale  à  leurs  grands  ouvrages  historiques. 

L'œuvre  historique  de  Renan.  —  Renan  est  venu  à  l'his- 
toire par  l'érudition,  — et  par  une  des  spécialités  les  plus  étroites 
de  l'érudition,  par  l'orientalisme  sémitique.  Ses  études  de  sémi- 
naire l'avaient  engagé  dans  l'étude  de  l'hébreu;  il  entrait  dans 
la  vie  laïque  déjà  spécialisé.  Son  premier  g-rand  ouvrag-e  fut 
Y  Histoire  des  langues  sétnititjues;  puis  vint  la  mission  archéolo- 
gique en  Phénicie  et  le  voyage  en  Palestine  doù  il  rapporta  les 
matériaux  de  sa  Mission  de  Pliénicle  et  les  impressions  d'oi^i 
sortit  la  Vie  de  Jésus.  Devenu  à  la  suite  de  cette  mission  pro- 
fesseur de  langues  sémitiques  au  Collège  de  France,  il  s'enferma 
strictement  dans  l'érudition  pure.  Pour  écarter  le  public  que  son 
nom  désormais  célèbre  amenait  naturellement  à  lui,  il  fit  son 
cours  dans  une  petite  salle  et  lui  conserva  le  caractère  d'un 
enseignement  technique.  En  même  temps  il  organisait  la 
publication  du  Corpus  des  inscriptions  sémitiques  qu'il  a  dirigée 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  ne  se  bornant  pas  à  une  surveillance 
générale,  mais  prenant  sur  lui  les  démarches  pratiques  et  par- 
fois même  le  soin  des  détails.  Linguiste,  archéologue,  épigra- 
phiste,  il  avait  pratiqué  tous  les  métiers  techniques  qui  préparent 
les  matériaux  de  l'histoire.  Mommsen  pouvait  dire  «  qu'en  dépit 
"le  son  beau  style  Renan  était  un  vrai  savant  ». 

Mais  à  la  différence  des  érudits  ordinaires,  Renan  avait  une 
philosophie  complète  de  l'humanité,  fondée  sur  une  psychologie 
très  fine  et  sur  une  confiance  très  ferme  dans  la  force  de  la 
vérité  et  de  la  vertu,  il  l'avait  déjà  au  moment  où  il  entra  dans 

1.  Voir  ci-ilessoiis,  chaiiilrc  vu  :  La  ciiliqiie. 


260  L  HISTOIRE 

le  monde  laïque;  et  il  Ta  formulée  dans  f  Avenir  de  la  science, 
ce  livre  si  ])lein  d'idées  publié  seulement  en  1890,  mais  écrit 
en  1848.  On  y  voit  combien  les  idées  fondamentales  de  Renan 
sont  restées  fermes  et  comme,  malgré  les  apparences,  sa  con- 
ception générale  de  l'bistoire  a  peu  varié. 

Toute  son  œuvre  historique  sort  d'une  même  pensée  :  il  a 
voulu  montrer  l'évolution  d'où  est  sortie  la  religion  chrétienne, 
la  plus  puissante  de  toutes  les  religions  du  monde,  la  plus  inté- 
ressante pour  nous  puisqu'elle  est  liée  à  toute  la  civilisation 
occidentale.  Mais  au  lieu  de  remonter  aux  origines  lointaines  en 
étudiant  le  judaïsme,  il  est  allé  d'abord  au  problème  qui  le 
passionnait  le  plus,  au  fait  décisif  de  toute  cette  évolution,  la 
Vie  de  Jésus  (1863).  Et  par  ce  premier  ouvrage  il  a  déchaîné 
une  polémique  si  violente  qu'en  moins  de  deux  ans  elle  a  rendu 
son  nom  célèbre  dans  tout  le  monde  chrétien.  Cette  violence 
que  nous  avons  peine  à  comprendre  aujourd'hui,  s'explique  par 
la  nouveauté  du  sujet  :  c'était  la  première  fois  en  France  que  la 
vie  du  fondateur  du  christianisme  était  présentée  sous  la  forme 
d'une  biographie  historique. 

La  Vie  de  Jésus  fut  le  premier  d'une  série  de  sept  volumes  réunis 
plus  tard  sous  le  titre  commun  Histoire  des  origines  du  chris- 
tianisme, qui  parurent  sous  des  titres  particuliers,  à  des  inter- 
valles irréguliers  pendant  vingt  ans  (1862-82).  C'est  toute  l'his- 
toire de  l'Eglise  chrétienne   racontée  })ar  ordr(^  chronologique. 

La  Vie  de  Jésus  (1863)  s'arrête  à  la  Passion. 

Les  Apôtres  (1866)  conduisent  l'histoire  des  disciples  directs 
du  Christ  et  des  premiers  convertis  jusqu'à  la  prédication  de 
saint  Paul. 

Saint  Paul  et  sa  mission  (1867)  raconte  «  l'odyssée  chré- 
tienne »  de  ra|)otre,  jusqu'au  voyage  à  Rome. 

V Antéchrist  (1873)  c'est  la  crise  de  la  persécution  des  chré- 
tiens à  Rome  et  de  la  destruction  de  Jérusalem,  qui  jette  les 
communautés  chrétiennes  dans  les  conditions  nouvelles  où  va 
se  former  le  christianisme  définitif. 

Les  Evangiles,  et  la  deuxième  génération  chrétien>ie  (1877), 
c'est  l'histoire  de  cette  formation,  la  rédaction  des  Evangiles  et 
la  naissance  des  premières  sectes;  ce  volume  s'étend  sur  un 
demi-siècle  jusqu'à  la  fin  du  règne  de  ïrajan. 


RENAN   ET   TAINE  GOMME  HISTORIENS  261 

L'Église  chrétienne  (1879)  expose  l'organisation  de  l'Église 
et  les  progrès  de  la  religion  sous  Hadrien  et  Antonin. 

Le  dernier  volume  de  la  série,  Marc  Aurèle et  la  fin  du  monde 
antique  (1881),  présente  au  premier  plan  le  gouvernement  et  la 
philosophie  de  l'empereur  et  raconte  les  conflits  entre  les 
sectes  et  les  persécutions  contre  les  chrétiens  sous  son  règne. 
Il  se  termine  par  un  tahleau  général  du  dogme,  des  rites  et  des 
mœurs  du  monde  chrétien,  à  ce  moment  oh  la  religion  du  Christ 
et  des  Apôtres  est  constituée  avec  ses  traits  essentiels. 

Après  avoir  descendu  le  cours  de  l'évolution  du  christianisme 
jusqu'au  point  où  il  lui  semhlait  définitivement  fondé,  Renan  a 
voulu  remonter  aux  origines  les  plus  lointaines,  et  a  entrepris 
de  raconter  l'évolution  de  la  religion  juive  depuis  la  période 
légendaire  des  patriarches  héhreux  jusqu'à  la  venue  du  Christ, 
C'est  le  sujet  de  V Histoire  du  peuple  d'Israël,  divisée  en  cinq 
volumes.  Le  tome  premier  parut  en  188".  Renan  prévoyait 
déjà  que  le  reste  de  sa  vie  ne  suffirait  plus  à  son  entreprise, 
mais  il  ajoutait  :  «  La  joie  de  voir  avancer  l'œuvre  me  soutient 
tellement  que  j'espère  la  terminer.  »  11  eut  juste  le  temps  de 
l'achever;  les  deux  derniers  volumes  parurent  après  sa  mort. 

Cet  ensemble  de  douze  volumes  forme  une  histoire  complète 
des  origines  de  la  civilisation  religieuse  de  l'Occident,  depuis  la 
naissance  du  culte  primitif  des  Beni-Israël,  jusqu'à  l'avènement 
du  christianisme  catholique.  L'étude  des  religions,  jusque-là 
réservée  aux  théologiens,  Renan  d'un  seul  coup  l'a  fait  entrer 
dans  le  domaine  commun.  L'histoire  religieuse,  sortant  du 
cabinet  des  érudits,  apparaissait  brusquement  devant  le  public, 
et  prenait  place  dans  l'histoire  générale  de  l'esprit  humain.  Le 
scandale  fut  inouï,  mais  il  ne  fît  pas  dévier  Renan  de  la  ligne 
qu'il  s'était  tracée. 

Il  avait  choisi  la  formation  de  la  religion  judéo-chrétienne 
parce  qu'il  y  voyait  l'un  des  trois  grands  faits  de  l'histoire  de 
l'humanité.  «  Pour  un  esprit  philosophique,  disait-il,  c'est-à-dire 
pour  un  esprit  préoccupé  des  origines,  il  n'y  a  vraiment  que 
trois  histoires  de  premier  intérêt  :  l'histoire  grecque,  l'histoire 
d'Israël,  l'histoire  romaine.  »  Malgré  sa  tendresse  pour  la  civili- 
sation grecque,  qu'il  appelait  «  le  miracle  de  la  Grèce  »,  il  ne 
regrettait  pas  «  le  vœu  de  naziréen  qui  l'attacha  de  bonne  heure 


262  LHISTdIRE 

au  problème  juif  et  chrétien.  »  Car  c'était  l'origine  des  croyances 
qui  avaient  rempli  son  esprit,  de  ces  croyances  auxquelles  il 
avait  cessé  de  croire,  mais  qu'il  ne  cessa  jamais  d'aimer.  Le 
public,  comme  l'auteur,  trouvait  à  la  fois  dans  ces  études  le 
charme  romantique  des  siècles  lointains,  et  l'attrait  passionnant 
des  questions  religieuses  contemporaines. 

Renan  concevait  cette  histoire  comme  un  tableau  complet 
de  l'évolution  religieuse  pendant  cette  longue  série  de  siècles. 
Il  ne  lui  suffisait  pas  do  montrer  abstraitement  la  formation  des 
dogmes,  des  pratiques,  ou  des  institutions  religieuses;  il  ne  lui 
suffisait  même  pas  de  décrire  dans  le  détail  concret  la  vie  reli- 
gieuse des  fondateurs  du  christianisme  ou  du  judaïsme. 

Il  savait  que  la  religion  d'un  peuple,  plus  encore  peut-être 
que  ses  autres  formes  d'activité,  est  liée  à  l'ensemble  de  sa 
vie,  que  si  on  est  obligé  de  l'isoler  pour  en  étudier  les  mani- 
festations, on  n'en  fait  comprendre  les  causes  et  les  transforma- 
tions qu'en  la  replaçant  dans  le  milieu  général. 

Il  a  tenu  à  décrire  la  société  oii  ses  personnages  avaient 
vécu,  de  façon  à  montrer  le  lien  entre  les  phénomènes  religieux 
et  les  conditions  oii  ils  se  sont  produits.  Il  a  été  amené  ainsi  à 
faire  une  histoire  générale  des  deux  premiers  siècles,  où  l'orga- 
nisation politique  et  sociale  de  l'Empire  romain  et  la  vie  intel- 
lectuelle de  la  société  païenne  forment  le  fond  du  tableau  sur 
lequel  se  détachent  les  aventures  des  chrétiens  ;  c'est  même 
parfois  un  empereur,  Néron  ou  Marc  Aurèle,  qui  devient  le  per- 
sonnage principal.  Quant  à  VHisloire  du  peuple  d'Israël,  c'est 
presque  autant  une  histoire  politique  et  sociale  qu'une  his- 
toire religieuse  ;  aussi  la  variété  des  tableaux  est-elle  chez  Renan 
presque  aussi  grande  que  dans  V Histoire  de  France  de  Michelet. 
La  critique  et  la  métliode.  —  Les  documents  de  l'histoire 
religieuse,  chrétienne,  juive,  presque  tous  postérieurs  aux  faits 
qu'ils  racontent,  rédigés  par  des  auteurs  inconnus,  remaniés 
dans  des  conditions  inconnues,  souvent  même  manifestement 
légendaires,  ne  pouvaient  être  utilisés  qu'après  de  minutieuses 
opérations  de  critique  de  textes  et  de  sources.  Ce  travail,  auquel 
un  homme  n'eût  pu  suffire,  Renan  n'a  pas  eu  à  le  faire  :  il  le 
trouvait  fait  par  plusieurs  générations  de  tbéologiens.  Cette 
longue  élaboration   critique,   œuvre  de  deux  siècles  d'exégèse, 


RKNAN   ET  TAINE  COMME  HISTORIENS  263 

réduisait  la  tâche  à  un  simple  inventaire  des  résultats  acquis. 
Renan  n'a  eu  qu'à  choisir  entre  les  nombreuses  solutions  pro- 
posées par  les  commentateurs  des  livres  sacrés.  Mais,  s'il  n'a 
pas  eu  l'occasion  de  faire  œuvre  originale  de  critique,  il  a  du 
moins  toujours  fait  œuvre  personnelle  d'examen,  ne  prenant  à 
son  compte  aucune  conclusion  d'un  devancier  sans  l'avoir  étu- 
diée; les  notes  au  bas  des  pages  en  sont  la  preuve,  et  dans  le 
texte  même  les  discussions  sur  l'origine  et  l'authenticité  des  textes 
tiennent  assez  de  place  pour  rappeler  sans  cesse  la  solide  éru- 
dition de  l'auteur. 

Les  documents  sur  le  monde  juif  et  sur  les  chrétiens  des  pre- 
miers siècles  sont  en  quantité  si  petite  et  de  qualité  si  médiocre 
qu'on  n'en  peut  tirer  que  bien  peu  de  conclusions  certaines. 
Tout  ce  qu'on  sait  de  Moïse,  des  Juges  d'Israël,  de  David  ou 
du  Christ  et  des  Apôtres,  en  combien  de  pages  cela  tiendrait-il? 
Si  l'on  exigeait  de  ces  vieilles  histoires  la  même  mesure  de  cer- 
titude que  nous  réclamons  de  l'histoire  du  xix*  siècle,  le  récit  des 
faits  établis  remplirait  à  peine  quelques  pages.  Renan  avait  assez 
de  critique  et  d'érudition  pour  reconnaître  le  caractère  légen- 
daire de  la  plupart  des  traditions  sur  lesquelles  il  était  réduit  à 
opérer.  Et  comme  il  ne  voulait  pas  paraître  dupe,  il  a  pris  soin 
d'avertir  qu'il  ne  fallait  pas  croire  trop  complètement  ce  qu'il 
racontait,  qu'après  tout  il  n'y  croyait  pas  lui-même.  «  Il  ne 
s'agit  pas  en  de  pareilles  histoires  de  savoir  comment  les  choses 
se  sont  passées,  il  s'agit  de  se  figurer  les  diverses  manières  dont 
elles  ont  pu  se  passer.  »  Et  il  ajoute  avec  une  bonhomie  nar- 
quoise :  «  Toute  phrase  doit  être  accompagnée  à' un  peut-être.  Je 
crois  faire  un  usage  suffisant  de  cette  particule .  Si  on  n'en 
trouve  pas  assez,  qu'on  en  suppose  les  marges  semées  à  profu- 
sion, on  aura  alors  la  mesure  exacte  de  ma  pensée.  » 

Souvent  quand  les  documents  lui  suggéraient  plusieurs  «  peut- 
être  »  différents,  il  ne  prenait  pas  la  responsabilité  de  choisir 
entre  les  solutions  contradictoires.  Il  raconte  d'abord  comment 
saint  Paul  eut  peut-être  la  tête  tranchée  à  Rome,  et  ensuite 
comment  il  périt  peut-être  dans  un  naufrage.  Parfois  il  étendait 
par  une  interprétation  ingénieuse  le  sens  d'un  document,  de 
façon  à  couvrir  une  lacune  trop  douloureuse  pour  l'imagination  ; 
c'est  ce  qu'il  a  appelé  «  solliciter  doucement  les  textes.  » 


264  L  HISTOIRE 

Se  faisait-il  illusion  sur  la  valeur  scientifique  de  ce  procédé? 
Il  s'est  défendu  avec  une  vivacité  contraire  à  ses  habitudes, 
comme  s'il  s'était  senti  touché  à  un  point  faihle,  contre  «  les 
dédains  d'une  jeune  école  présomptueuse  aux  yeux  de  laquelle 
toute  thèse  est  prouvée  dès  qu'elle  est  négative  ».  Il  cherchait, 
disait-il,  «  à  tenir  le  milieu  entre  la  critique  qui  eni}doie  toutes 
ses  ressources  à  défendre  des  textes  depuis  longtemps  frappés 
de  discrédit  et  le  scepticisme  exagéré  qui  rejette  en  bloc,  a 
priori,  tout  ce  que  le  christianisme  raconte  de  ses  premières 
origines.  »  Il  se  plaisait  dans  ce  juste  milieu  qu'il  qualifiait 
de  «  méthode  intermédiaire  »  entre  la  créflulité  et  l'excès  de 
critique. 

Même  les  traditions  légendaires,  il  voulait  les  maintenir  dans 
l'histoire;  il  s'irritait  contre  «  les  esprits  étroits  à  la  française  qui 
n'admettent  pas  qu'on  fasse  l'histoire  de  temps  sur  lesquels  on 
n'a  pas  à  raconter  une  série  de  faits  matériels  certains  »,  leur 
reprochant,  «  pour  ne  pas  admettre  de  fables  »,  de  «  rejeter  de 
précieuses  vérités.  »  Il  n'indiquait  pas  le  procédé  pour  distin- 
guer des  fables  ces  précieuses  vérités,  car  ce  procédé  n'existe 
pas.  Mais  il  se  rassurait  par  la  théorie  romantique  de  la  couleur 
locale.  «  L'historien  criticjue,  disait-il,  a  la  conscience  en  repos 
quand  il  s'est  étudié  à  bien  discerner  les  degrés  divers  du  cer- 
tain, du  probable,  du  plausible,  du  possible.  S'il  a  quelque 
habileté  il  saura  être  vrai  quant  à  la  couleur  générale,  tout  en 
prodiguant  aux  allégations  particulières  les  signes  de  doute  et 
les  peut-être.  »  Ce  qui,  en  langage  brutal,  revient  à  dire  qu'un 
homme  habile  peut  avec  des  faits  de  détail  tous  faux  ou  douteux 
composer  un  ensemble  vrai  et  certain. 

Renan  conservait  pour  la  légende  la  tendresse  des  romanti- 
ques ;  peut-être  parce  qu'elle  fournissait  à  son  génie  d'écrivain 
une  matière  qu'une  critique  exacte  eût  trop  appauvrie.  «  La 
légende,  a-t-il  dit,  naît  d'ordinaire  d'un  mot  juste,  d'un  senti- 
ment vrai  transformé  en  réalité  au  moyen  de  violences  faites 
au  temps  et  à  l'espace.  »  Il  déclarait  la  légende  des  saints 
«  merveilleusement  instructive,  pour  ce  qui  tient  à  la  couleur 
des  temps,  et  aux  mœurs,  »  et  même,  parlant  de  la  «  période 
obscure  »  antérieure  à  l'histoire  certaine,  il  «  l'appelait  la  partie 
la  plus  vraie  et  la  plus  importante  de  l'histoire.  »  «  Un  roman, 


RENAN   ET   TAINE  COMME   HISTORIENS  265 

disait-il,  est  à  sa  manière  un  document  quand  on  sait  dans  quelle 
relation  il  est  avec  le  siècle  oîi  il  fut  écrit.  »  Mais  il  ne  disait 
pas  qu'on  ne  sait  jamais  dans  quelle  relation  est  la  légende  avec 
le  siècle  qu'elle  est  censée  faire  connaître. 

L'ignorait-il  lui-même?  C'est  bien  peu  probable.  «  Quand  la 
tradition  populaire  ne  sait  rien,  elle  continue  de  parler  tou- 
jours »,  a-t-il  (Ht.  Il  était  dans  sa  nature  de  douter  bien  plus  que 
d'affirmer  ,  et  il  savait  discerner  les  cas  oîi  l'on  n'a  «  pour 
décider  que  des  raisons  de  sentiment  qui  no  s'imposent  pas.  » 
S'il  fut  dupe  de  la  légende,  il  ne  fut  sans  doute  qu'une  dupe 
volontaire;  il  aimait  le  parfum  du  vase,  mais  il  se  doutait  bien 
que  le  vase  était  vide. 

En  jouant  ainsi  avec  les  légendes  et  en  mélangeant  les  conjec- 
tures aux  faits  certains,  Renan  évitait  de  donner  à  la  vérité 
historique  des  contours  tranchés,  pénibles  à  l'œil  d'un  artiste. 
Son  récit  baigne  dans  une  atmosphère  vaporeuse  qui  lui  donne 
le  charme  des  grandes  œuvres  romantiques.  Il  a  su  tirer  parti 
même  de  la  criti(|ue  pour  produire  des  effets  littéraires;  chez 
lui  la  discussion  technique  des  textes  se  transforme  en  un  jeu 
varié  d'opinions  ou  d'images;  et  l'aride  problème  d'érudition 
disparaît  derrière  le  spectacle  attrayant  du  travail  d'esprit  d'un 
grand  artiste. 

L'œuvre  d'érudition  se  fond  ainsi  avec  l'œuvre  d'imagination 
en  un  ensemble  harmonieux  oij  l'on  ne  peut  plus  démêler  l'art 
et  la  science.  Le  récit  chez  Renan  n'est  d'ordinaire  que  l'analyse 
des  documents  cités  au  bout  de  la  page,  l'interprétation  est 
fidèle,  et  pourtant  les  traits  en  sortent  transfigurés  ;  du  texte 
insignifiant  ou  fragmentaire,  l'imagination  de  l'auteur  a  tiré 
un  tableau  pittoresque  de  mœurs  ou  une  délicate  description 
de  sentiments. 

Renan  ne  procède  pas,  comme  les  érudits,  par  propositions 
abstraites  et  générales;  il  raconte  et  il  décrit;  les  détails  con- 
crets abondent  pour  peindre  les  actes,  les  habitudes,  et  même 
les  motifs.  Il  s'est  représenté  le  dehors  et  le  dedans  de  ses  per- 
sonnages. Cette  reconstruction  n'est  possible  que  par  un  effort 
de  l'imagination  qui  étend  au  passé  par  analogie  les  observa- 
tions faites  sur  le  présent.  Toute  «  résurrection  »  historique 
reproduit  ainsi  le  tempérament  personnel  de  l'auteur.  Renan 


266  l'histoire 

était  avant  tout  un  fin  psychologue  (ce  qu'on  appelait  jadis  en 
lang-ue  classique  un  moraliste).  Ce  qu'il  se  plaît  surtout  à 
évoquer,  ce  sont  les  états  intérieurs,  il  excelle  dans  le  «  por- 
trait »  individuel  ou  collectif.  Mais  tout,  descriptions,  récits, 
portraits,  réflexions  et  critique,  est  si  parfaitement  fondu  qu'on 
échappe  à  cette  impression  de  mosaïque  que  produit  presque 
toujours  un  livre  d'histoire. 

L'exposition  de  Renan  conserve  toujours  le  caractère  artis- 
tique. «  Je  prie  le  lecteur  sérieux  do  croire  que  je  le  respecte 
assez  pour  ne  rien  négliger  de  ce  qui  peut  servir  à  trouver  la 
vérité...  Mais  j'ai  pour  princi})e  que  l'histoire  et  la  dissertation 
doivent  être  distinctes  l'une  de  l'autre.  L'histoire  ne  peut  être 
bien  faite  (ju'après  que  l'érudition  a  entassé  des  bibliothèques 
entières  d'essais  critiques  et  de  mémoires;  mais  quand  l'histoire 
arrive  à  se  dégager,  elle  ne  doit  au  lecteur  que  l'indication  de 
la  source  originale  sur  laquelle  chaque  assertion  s'appuie.  » 
Une  fois  en  règle  avec  son  devoir  d'érudit,  Renan  s'efTorce  de 
donner  à  son  public  l'impression  non  de  la  science,  mais  de  la 
vie  réelle.  Ainsi  s'explique  l'emploi,  si  fréquent  dans  VHistoire 
du  peuple  d'Israël,  de  ces  rapprochements  contemporains  qui 
ont  choqué  comme  des  anachronismes  de  langue.  Quand  il 
appelle  Néron  «  un  personnage  de  mardi-gras,  un  mélange  de 
fou,  de  jocrisse  et  d'acteur,  un  bourgeois  qui  se  croirait  obligé 
d'imiter  dans  sa  conduite  Han  d'Islande  et  les  Burgraves  », 
quand  il  compare  David  à  Abd-el-Kader,  ou  les  prophètes  juifs 
aux  anarchistes,  c'est  qu'il  veut,  en  éveillant  des  souvenirs 
familiers,  rapprocher  du  lecteur  ces  personnages  lointains  et 
donner  l'impression  qu'eux  aussi  ont  été  des  hommes  sembla- 
bles à  ceux  que  nous  connaissons.  C'est  une  façon  familière 
d'affirmer  l'unité  de  l'espèce  humaine. 

Quant  au  style  historique  de  Renan,  on  ne  saurait  le  définir 
plus  exactement  que  par  cette  apju'éciation  de  M.  Monod  :  «  une 
langue  simple  et  pourtant  originale,  expressive  sans  étrangeté, 
souple  sans  mollesse,  qui  avec  le  vocabulaire  un  peu  restreint 
du  xvu"  et  du  xvni-  siècle  sait  rendre  toutes  les  subtilités  de  la 
pensée  moderne,  une  langue  d'une  ampleur,  d'une  suavité  el 
d'un  éclat  sans  pareil.  » 

L'œuvre  historique  de  Renan  est  plutôt  la  création  person- 


RENAN   ET  TAINE  GOMME  HISTORIENS  267 

nelle  dun  artiste  de  génie  que  le  travail  d'un  grand  érudit.  Mais 
dans  toute  la  littérature  historique  du  monde  on  ne  trouverait 
pas  une  œuvre  où  une  pensée  aussi  intelligente  se  soit  exprimée 
avec  autant  de  grâce  et  d'élégance. 

L'œuvre  historique  de  Taine.  —  Taine  avait  derrière  lui 
toute  une  cari'ière  de  critique  littéraire  et  artistique,  il  avait 
déjà  un  nom  célèbre  quand  il  a  commencé  son  œuvre  histo- 
rique. Il  y  apjiortait  l'ignorance  complète  des  procédés  techni- 
ques et  de  la  méthode  critique  propres  à  l'histoire  et  la  préoccu- 
pation de  faire  acte  de  bon  citoyen  en  contribuant  à  l'éducation 
de  son  pays.  La  puissance  littéraire  du  style,  la  pénétration 
critique,  l'inexpérience  professionnelle,  l'intention  politique,  se 
sont  combinées  pour  produire  une  œuvre  unique  dans  notre 
littérature,  les  Origines  de  la  France  contemporaine. 

C'est  une  construction  colossale,  bâtie  sur  un  plan  d'ensemble 
que  l'auteur  a  d'avance  dessiné  et  publié.  Il  s'agit  de  trouver  la 
constitution  politique  qui  convient  le  mieux  à  la  France;  ce 
n'est  pas  aux  Français  (ju'il  faut  la  demander,  comme  on  essaie 
de  le  faire  depuis  un  siècle  et  sans  succès;  il  faut  la  chercher 
dans  leur  histoire.  «  La  forme  sociale  et  politique  dans  laquelle 
un  peuple  }»eut  entrer  et  rester  n'est  pas  livrée  à  son  arbitraire, 
mais  déterminée  par  son  caractère  et  son  passé...  C'est  pour- 
quoi si  nous  parvenons  à  trouver  la  nôtre,  ce  ne  sera  qu'en  nous 
étudiant  nous-mêmes...  Qu'est-ce  que  la  France  contemporaine? 
Pour  répondre  à  cette  question,  il  faut  savoir  comment  cette 
France  s'est  faite...  A  la  fin  du  siècle  dernier...  elle  subit  une 
métamorphose.  Son  ancienne  organisation  se  dissout,  elle 
en  déchire  elle-même  les  plus  précieux  tissus.  Puis  elle  se 
redresse.  Mais  son  organisation  n'est  plus  la  même...  Dans  l'or- 
ganisation que  la  France  s'est  faite  au  commencement  du  siècle, 
toutes  les  lignes  générales  de  son  histoire  contemporaine 
étaient  tracées...  C'est  pourquoi,  lorsque  nous  voulons  com- 
prendre notre  situation  présente,  nos  regards  sont  toujours 
ramenés  vers  la  crise  terrible  et  féconde  par  laquelle  l'ancien 
régime  a  produit  la  Révolution  ;  et  la  Révolution,  le  régime  nou- 
veau. Ancien  régime,  révolution,  régime  nouveau,  je  vais  tâcher 
de  décrire  ces  trois  états  avec  exactitude.  » 


268  L  HISTOIRE 

Taine  est  mort  avant  d'avoir  pu  achever  cette  trilogie;  de  la 
troisième  partie  il  n'a  pu  terminer  qu'un  morceau,  Napoléon,  il 
a  laissé  la  fin  à  l'état  de  fragment.  Mais  tout  le  reste  est  con- 
forme au  plan  qu'il  s'était  tracé.  L'ensemble  est  divisé  en  trois 
séries,  consacrées  chacune  à  l'une  des  trois  phases  dont  elle 
porte  le  nom  dans  son  titre,  avec  des  subdivisions  en  livres  qui 
marquent  les  divers  aspects  de  la  société  ou  les  actes  successifs 
du  drame. 

U Ancien  régime  décrit  (en  un  volume)  la  société  française  à 
la  veille  de  la  Révolution.  C'est  une  analyse  des  conditions  qui 
ont  préparé  la  destruction  de  l'ancien  régime,  divisée  en  cinq 
livres  :  I.  La  structure  de  la  société  (les  classes  dominantes  et 
leurs  privilèges).  —  II.  Les  Mœurs  et  les  cdraclères  (la  cour,  les 
salons,  la  vie  mondaine).  —  III.  L'esjJrit  et  la  doctrine  (forma- 
tion des  idées  de  réforme  politique).  —  IV.  La  propagation  de  la 
doctrine  (causes  du  succès  des  idées  de  révolution  dans  l'aristo- 
cratie et  la  bourgeoisie).  —  \.  Le  peuple  (misère,  ignorance, 
brutalité  des  paysans,  des  aAenturiers  et  des  soldats).  La  con- 
clusion montre  la  révolution  prête. 

La  Révolution  forme  trois  volumes  qui  ont  chacun  reçu  plus 
tard  un  sous-titre.  Le  tome  I,  L'anarchie,  raconte  la  révolution 
faite  par  la  Constituante  de  1789  à  1791;  il  se  divise  en  trois 
livres  :  I.  Uanarchie  spontanée  (émeutes  de  Paris  et  jacqueries 
de  1789);  IL  V Assemblée  constituante  et  son  œuvre  (conditions 
de  travail  et  décisions  de  l'Assemblée);  IIL  La  Constitution 
appliquée  (administration  des  municipalités,  désordres  et  vio- 
lences). 

Le  tome  II,  La  conquête  jacobine  (divisé  en  douze  chapitres), 
décrit  la  formation  et  les  progrès  du  parti  vulgairement  appelé 
jacobin  *  depuis  1791  jusqu'à  l'élection  de  la  Convention. 

Le  tome  III,  Le  (jouvernement  révolutionnaire,  est  presque  tout 
rempli  par  une  description  du  régime  établi  pendant  la  guerre 
€n  1793  et  1794;  il  se  divise  en  cinq  livres.  I,  L  établissement 
du  gouvernement  révolutionnaire  (organisation  du  gouverne- 
ment); II,  Le  programme  jacobin  {exposé  et  réfutation  des  doc- 
trines attribuées  aux   hommes  de  1793);  III,  Les  gouvernants 

1.  Le  vocabulaire  politique  de  Taine  manque  de  précision;  il  emploie  confu- 
sément le  mol  jacobin  pour  désigner  les  révolutionnaires. 


RENAN  ET  TAINE   COMME   HISTORIENS  269 

(psychologie  de  quelques  hommes  marquants,  Marat,  Danton, 
Hobespierre,  description  du  personnel  de  gouvernement)  ;  IV,  Les 
ijouvernés  (description  et  éloge  des  victimes  de  1793,  résultats 
matériels  de  ce  régime).  Le  livre  V,  Fin  du  gouverne^nent  révo- 
lutionnaire, résume  sommairement  les  luttes  intérieures  du 
9  thermidor  au  18  brumaire. 

Le  régime  moderne,  qui  devait  décrire  la  réorganisation  de  la 
société  française  au  xix"  siècle,  est  resté  inachevé.  Le  tome  I  est 
une  étude  du  caractère,  des  idées  et  des  créations  politiques  et 
administratives  de  Napoléon  I".  Le  tome  II  '  consiste  en  deux 
études,  l'une  sur  l'Eglise  catholique,  l'autre  sur  l'enseignement, 
fragments  d'un  tableau  de  la  France  contemporaine  que  Taine 
n'a  pas  eu  le  temps  de  terminer. 

Ses  idées  directrices  en  histoire.  —  Longtemps  avant 
de  faire  œuvre  d'historien,  Taine,  dans  ses  préfaces  %  a  formulé 
en  système  ses  idées  sur  le  rôle,  l'objet  et  la  méthode  de  l'his- 
toire. Sa  théorie  n'est  pas  le  résumé  d'expériences  historiques; 
il  n'avait  pratiqué  encore  que  la  critique  littéraire  ;  c'est  une 
conception  philosophique  qu'il  a  essayé  d'appliquer  à  l'histoire. 
Aussi  doit-on  examiner  d'abord  les  idées  ifénérales  de  Taine, 
puisqu'elles  ont  dirigé  ses  travaux  et  qu'il  les  a  imposées  à  toute 
une  génération  de  littérateurs. 

Taine  déclare  que  l'histoire  est  une  science.  Comme  toute 
science  elle  cherche  par  l'expérience  des  «  faits  complexes  »  et 
par  l'ab-straction  des  «  éléments  simples  »,  des  «  causes  »  ou 
«  lois  ».  Son  objet  propre,  ce  sont  les  hommes  et  les  groupes 
d'hommes,  elle  est  une  application  de  la  psychologie.  «  Pour 
comprendre  les  transformations  que  subit  telle  molécule  hu- 
maine ou  tel  groupe  de  molécules  humaines,  il  faut  en  faire  la 
psychologie...  Tout  historien  perspicace  et  philosophe  travaille 
à  celle  d'un  individu,  d'un  groupe,  d'un  siècle,  d'un  peuple  ou 
d'une  race.  »  Cette  psychologie  descriptive  des  individus  et  des 
groupes  c'est  encore  l'histoire  à  la  façon  de  Voltaire  et  de 
Macaulay,  modifiée  seulement  dans  la  forme  par  l'ornement  de 
la  «  couleur  locale  »  emprunté  aux  romantiques. 

1.  Paru  après  la  mort  de  l'auleiir. 

•2.  H  a  semé  dans  ses  éludes  littéraires  à  propos  de  plusieurs  historiens  (Tite 
Live.  Miehelet,  Guizot,  Aug.  Thierry.  Carlyle,  Macaulay)  beaucoup  de  remarques 
générales  sur  la  nature  de  l'histoire,  mais  elles  ne  forment  pas  un  système. 


270  L  HISTOIRE 

Mais  Taine  ne  veut  pas  en  rester  à  la  pure  description,  il  lui 
faut  des  causes  et  des  lois;  il  les  cherche  dans  «  l'analogie  entre 
l'histoire  naturelle  et  l'histoire  humaine  ».  «  Les  facultés 
humaines,  dit-il  dans  la  préface  des  Essais,  ont  la  vie  du  cer- 
veau pour  racine.  Par  cette  ])rise  les  lois  organiques  étendent 
leur  empire  jusque  dans  le  domaine  «  des  sciences  morales  »... 
L'histoire,  la  dernière  venue,  peut  découvrir  des  lois.  »  Mais  au 
lieu  de  partir  de  l'expérience  historique,  Taine  transplante  dans 
l'histoire  les  lois  de  la  l)iologie  :  «  connexion  des  caractères, 
halancement  organique,  subordination  des  caractères,  unité  de 
composition,  sélection  naturelle  ».  Il  est  vrai  qu'il  n'en  a  fait 
aucun  usage  pratique. 

C'est  l'Introduction  à  Y  Histoire  de  la  l/tlé  rature  anglaise  qui 
donne  la  formule  définitive  des  idées  directrices  de  Taine,  la 
célèbre  théorie  des  «  trois  facteurs  »  de  l'histoire,  le  milieu,  la 
race,  le  moment.  Il  ne  sagit  pas  ici  d'en  discuter  la  valeur; 
mais  on  peut  indiquer  comment  elle  a  entravé  le  travail  de  l'his- 
torien. Aucun  des  trois  facteurs  nest  défini  avec  précision. 

Le  milieu  est-il  l'ensemble  des  conditions  matérielles  et 
morales,  —  ou  l'ensemble  des  conditions  matérielles,  naturelles 
et  artificielles,  —  ou  même  seulement  le  sol  et  le  climat  tels 
que  les  a  faits  la  nature? 

La  race  est-elle  (au  sens  anthropologique)  une  variété 
d'hommes  descendus  des  mêmes  ancêtres,  marquée  par  des 
caractères  physiologiques  communs? —  Ou  n'est-elle  que  l'en- 
semble des  hommes  parlant  des  langues  de  même  origine,  ou 
pratiquant  des  usages  analogues  (la  race  sémitique,  la  race 
aryenne),  —  ou,  moins  encore,  une  communauté  d'hommes 
dirigée  par  un  même  gouvernement?  (Taine  se  laisse  aller  à 
parler  de  race  anglaise,  de  race  française  et  même,  après  la 
révolte  ([ui  a  détaché  les  Provinces-Unies  de  l'empire  de  Phi- 
lippe II,  il  aperçoit  une  race  hollandaise  distincte  de  la  race 
belge.) 

Qu'est-ce  que  le  moment^  qu'il  appelle  ailleurs  le  sièclel  Est- 
ce  l'accumulation  des  habitudes  produites  par  des  conditions 
antérieures? —  Ou  l'action  des  autres  peuples  contemporains? 
ou  l'ancienneté  du  dévelo})pement  ? —  Et  quelle  est  la  durée 
d'un  moment'! 


RENAN  ET  TAINE  COMME  HISTORIENS  271 

De  toutes  ces  formules  vagues,  Taine  lui-même  n'a  tiré 
aucun  principe  de  classement;  dans  les  Origines  de  la  France 
contemporaine  il  n'a  rien  pu  expliquer  par  le  milieu,  il  n'a  osé 
invoquer  la  race  que  pour  rendre  compte  du  caractère  de  Napo- 
léon, le  moment  n'intervient  que  dans  l'analyse  de  l'esprit  révo- 
lutionnaire. Mais  ces  trois  fantômes  lui  ont  parfois  caché  la  vue 
des  faits  réels  et  continuent  à  troubler  la  vision  de  ses  disciples. 

Plus  encore  que  par  des  théories  philosophiques  Taine  s'est 
laissé  guider  dans  l'étude  des  faits  par  sa  doctrine  politique. 
«  J'ai  écrit,  dit-il,  comme  si  j'avais  eu  pour  sujet  les  révolutions 
de  Florence  ou  d'Athènes  »  —  et  «  Ceci  est  de  l'histoire,  rien  de 
plus,  et  j'estimais  trop  mon  métier  d'historien  pour  en  faire  un 
autre  à  côté  en  me  cachant.  »  Ses  protestations  étaient  sincères, 
il  était  d'avance  si  pénétré  de  ses  conclusions  qu'il  les  imposait 
aux  faits  sans  s'en  apercevoir  :  il  croyait  aux  conditions  néces- 
saires de  toute  société,  et  maniait  sa  théorie  comme  une  propo- 
sition scientifique  universelle  qu'il  suffisait  d'appliquer  au  cas 
particulier  de  la  France. 

7  TJette  théorie  politique  directrice  reposait  sur  deux  idés  fon- 
damentales que  Taine  a  souvent  exprimées.  L'une,  probable- 
ment d'origine  positiviste,  c'est  la  croyance  à  la  bassesse  incu- 
rable de  la  nature  humaine  :  l'homme  est  un  animal  égoïste, 
féroce  et  déraisonnable,  il  ne  vit  paisiblement  en  société  qu'à 
condition  d'être  contenu  par  des  habitudes  traditionnelles,  une 
hiérarchie  sociale  et  un  gouvernement  fort.  «  Le  gouvernement 
c'est  le  gendarme  armé  contre  le  sauvage,  le  brigand  et  le  fou 
que  chacun  de  nous  recèle  »  ;  si  ces  freins  faiblissent,  la  société 
se  dissout  dans  l'anarchie,  les  fanatiques  et  les  coquins  tyranni- 
sent et  exploitent  la  masse  désorganisée,  jusqu'à  ce  qu'un  tyran 
unique  rétablisse  le  gouvernement.  —  L'autre  idée,  certaine- 
ment venue  d'Angleterre,  c'est  la  théorie  aristocratique  libé- 
rale et  conservatrice  de  Burke.  La  société  civilisée,  étant  con- 
traire à  l'instinct  naturel,  est  une  chose  compliquée  et  fragile, 
formée  lentement  par  une  série  d'expériences  pratiques  et  de 
compromis  ;  pour  subsister  elle  a  besoin  d'être  réglée  par  la 
coutume,  non  par  la  raison,  d'être  gouvernée  par  une  classe  héré- 
ditaire de  notables  habitués  à  être  respectés,  non  par  des  man- 
dataires élus.  Si  on  l'expose  aux  aventures  d'une  constitution 


-272  L  HISTOIIIE 

rationnelle  et  d'un  gouvernement  élu,  <'lle  se  dissout  et  retombe 
à  l'état  sauvag-e. 

Sur  les  limites  de  l'autorité  nécessaire  à  cette  société,  l'école 
libérale  anglaise  fournissait  aussi  à  Taine  des  règles  univer- 
selles. L'Etat  est  un  instrument  conijiliqué;  «  plus  il  est  parfait, 
plus  il  devient  spécial  ».  Sa  fonction  propre  est  de  «protéger»; 
dans  les  autres  fonctions  il  devient  incapable,  «  mauvais  cbef 
de  famille,  mauvais  (dief  d'industrie,  mauvais  agriculteur, 
mauvais  commerçant,  mauvais  disIrilHitcur  du  travail  et  des 
subsistances,  mauvais  régulateur  de  la  j)roduction  et  de  la  con- 
sommation     médiocre    administrateur   de    provinces    et   de 

communes,  médiocre  philanthrope,  médiocre  directeur  de 
beaux-arts,  de  science,  d'enseignement,  de  culte.  »  «  Ces  fonc- 
tions sont  mieux  remplies  par  les  indiviihis  libres  et  les  asso- 
ciations »;  et  parmi  les  individus  ceux  qui  les  remplissent  le 
mieux  sont  les  notables  dans  lesquels  est  «  concentré  presque 
tout  l'acquis  de  la  civilisation  séculaire  ».  —  L'organisation 
économique  est  de  même  soumise  en  tout  pays  aux  conditions 
formulées  par  les  économistes  libéraux,  la  propriété  indivi- 
duelle produit  de  l'épargne,  l'héritage,  l'impôt  proportionnel. 

Toutes  ces  règles  empiriques,  fondées  sur  la  courte  expérience 
des  Anglais  de  la  fin  du  xvni°  siècle,  Taine  les  traite  comme  les 
lois  universelles  des  sociétés  humaines;  si  un  peuple  refuse  de 
s'y  conformer,  s'il  veut  élire  ses  gouvernants,  étal)lir  l'égalité 
sociale,  augmenter  l'action  des  pouvoirs  publics,  modiiier  son 
régime  économique,  il  va  à  une  désorganisation  certaine.  Donc 
si  dans  le  passé  un  peuple,  ayant  fait  ces  choses,  a  traversé 
des  crises  violentes,  on  peut  affirmer  que  ces  tentatives  sont 
la  cause  de  la  catastrophe.  Les  Origines  de  la  France  contem- 
poraine  ne  sont  qu'une  a}»plication  de  cette  loi  générale  à  la 
nation  française. 

Taine  opérait  avec  les  notions  abstraites  de  gouvernement, 
d'État,  de  peuple,  de  notal)les,  comme  avec  des  grandeurs  flxes, 
pareilles  en  tout  temps  et  en  tout  pays;  il  a  admis  une  férocité 
irréductible  dans  le  peuple,  une  supériorité  universelle  de 
raristocratie,  une  incapacité  d'agir  inhérente  à  tout  gouverne- 
ment, une  organisation  iuimuable  de  la  propriété  et  de  l'impôt. 
11  n'a  pas  songé  à  vérilier  si  l'évolution  des  sociétés  contempo 


RENAN  ET  TAINE  COMME  HISTORIENS  273 

raines  confirmait  ou  démentait  ses  prétendues  lois.  Et  il  lui  est 
arrivé  cette  singulière  aventure  d'écrire  six  volumes  pour 
démontrer  qu'une  catastrophe  anormale  avait  produit  dans  son 
pays  un  régime  politique  exceptionnel,  dans  le  temps  où  presque 
tous  les  autres  pays  civilisés  adoptaient  le  même  régime. 

La  critique  et  la  méthode.  —  Taine,  avant  d'aborder 
l'étude  de  la  Révolution,  n'avait  jamais  travaillé  que  sur  des 
documents  imprimés,  —  et  même  sur  des  documents  littéraires. 
Son  entreprise  l'a  obligé  à  rassembler  des  matériaux  de  toute 
nature.  Il  est  venu  aux  Archives,  il  y  a  goûté  l'ivresse  du  docu- 
ment inédit  (la  préface  de  V Ancien  régime  en  donne  un  témoi- 
gnage d'une  naïveté  touchante),  et  il  s'est  transformé  en  uncon- 
sciencieux  travailleur  d'archives.  Mais  il  n'a  jamais  opéré  avec 
méthode. 

Sauf  des  indications  confuses  et  incomplètes  en  tête  de  quel- 
ques volumes,  il  ne  donne  pas  de  bibliographie,  pas  même  une 
liste  des  documents  inédits;  il  ne  semble  pas  avoir  compris 
qu'en  un  objet  si  mal  étudié  un  inventaire  méthodique  des 
matériaux  était  indispensable. 

Il  n'a  pas  eu  plus  de  méthode  en  matière  de  références.  Il  a 
garni  le  bas  de  ses  pages  d'extraits  de  documents  inédits  et 
d'indications  de  sources.  Mais,  sans  parler  de  la  fréquence  des 
citations  inexactes  (Taine  est  probablement  le  plus  inexact  des 
historiens  français  du  siècle),  les  renvois  sont  disposés  si  con- 
fusément que  souvent  on  n'aperçoit  pas  d'abord  quel  passage 
du  texte  ils  sont  destinés  à  prouver.  Au  lieu  d'attribuer  à  chaque 
passage  la  note  qui  doit  le  confirmer,  il  se  contente  souvent  de 
faire  des  paquets  de  références  qu'il  dépose  de  temps  en  temps 
au  bas  d'une  page,  à  la  fin  d'un  paragraphe.  Parfois  l'indica- 
tion est  si  vague  qu'elle  en  devient  dérisoire.  L Ancien  régime 
en  fournit  des  exemples  à  peine  croyables.  Page  5  :  «  cf.  passim 
Grégoire  de  Tours  et  la  collection  des  Bollandistes.  »  Passim^ 
une  collection  de  plus  de  60  volumes  grand  in-folio  î  —  Page  369  : 
«  Galiani,  Correspondance,  passim.  » 

Les  documents  sur  lesquels  il  travaillait,  même  les  manuscrits, 
n'étaient  pas  de  nature  à  exiger  une  préparation  technique,  ils 
n'avaient  besoin  ni  de  chronologie,  ni  de  critique  de  textes.  Res- 
tait une  seule  opération  préalable,  indispensable  à  tout  travail 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  18 


274  LlllSTOlllK 

historiquo,  la  critique  de  provenance;  il  devait  se  demander  : 
Quels  sont  les  auteurs  des  documents  et  que  Aalent  leurs  affir- 
mations? Là  encore  l'éducation  historique  a  fait  défaut  à  Taine. 
Il  n'a  jamais  examiné  inétliodi(|uement  ni  les  témoiiinages  parti- 
culiers ni  même  la  valeur  générale  de  chaque  témoin;  il  lui 
arrive  parfois  d'indiquer  les  conditions  où  s'est  trouvé  l'auteur 
d'un  récit;  mais  ces  renseignements,  souvent  insuffisants,  sont 
d'ordinaire  empruntés  à  l'auteur  lui-même  et  reproduits  sans 
critique.  Les  souvenirs,  rédigés  longtemps  après  les  faits,  si 
pleins  de  faussetés  volontaires  ou  d'erreurs  de  mémoire,  si 
suspects  à  tout  historien  expérimenté,  Taine  les  distingue  à 
peine  des  récits  contemporains.  Sa  confiance  dans  les  soi-disant 
Mémoires  de  Bourrienne  en  est  un  exemple  frappant.  Le 
portrait  de  Napoléon,  il  l'a  tracé  en  partie  avec  des  traits 
empruntés  à  des  récits  de  fantaisie  '.  Il  reproduit  naïvement 
les  racontars,  les  anecdotes  apocryphes,  les  inventions  drama- 
tiques des  pamphlets  contemporains  ou  des  mémoires  posté- 
rieurs; aucune  invraisemblance  n'ébranle  sa  robuste  crédulité. 
La  foule  revenant  de  Versailles  le  6  octobre  s'est  arrêtée, 
dit-il,  à  Sèvres  chez  un  perruquier  pour  faire  friser  et  pou- 
drer des  têtes  coupées;  pas  d'autre  garant  que  Duval,  Souvenirs 
de  la  Terreur.  Taine  ajoute  naïvement  :  «  Douteux  presque 
partout  ailleurs,  ici  témoin  oculaire,  il  dînait  en  face  du  })erru- 
quier.  » 

Non  seulement  Taine  ne  contrôlait  pas  la  valeur  de  ses  docu 
ments,  mais  il  n'en  reproduisait  pas  exactement  le  contenu. 
Il  n'avait  })as  cette  méthode  sévère  d'analyse  qui  consiste  à 
lire  en  cherchant  seulement  à  savoir  ce  que  l'auteur  a  voulu 
dire,  sans  se  demander  encore  ce  qu'on  en  })ourra  tirer.  Il 
lisait  le  texte  à  travers  son  imagination,  avec  la  préoccupation 
de  trouver  des  traits  pittoresques  ou  des  faits  caractéristiques  ; 
les  mots  les  plus  frappants,  ceux  qui  lui  fournissaient  une 
image  ou  un  trait  pour  un  tableau  d'ensemble,  faisaient  sur  lui 
une  impression  si  forte  qu'ils  lui  cachaient  parfois  l'ensemble 
de  la  phrase.  Il  lui  est  ainsi  arrivé  souvent  d'opérer  comme  s'il 
avait  une  opinion  faite  d'avance  qu'il  s'agissait  seulement  d'illus- 

1.  La  critique  en  a  iMé    l'aile  en  parlie  par  le  prince  Napoléon.  Napoléon  el  ses 
historii>ns.  ISIS. 


RENAN   ET  TAINE  COMME  HISTORIENS  27»; 

trer  par  des  exemples  —  ce  que  certains  critiques  littéraires, 
appellent  «  documenter  ».  —  Aussi  l'a-t-on  accusé  de  parti  pris, 
et  de  passion ,  là  où  il  n'y  avait  peut-être  qu'une  analyse 
incorrecte. 

A  ces  renseignements  imparfaitement  critiqués  et  mal 
analysés  Taine  a  appliqué  une  synthèse  vigoureuse,  conséquence 
logique  de  sa  conception  de  la  science.  «  De  tout  petits  faits 
bien  choisis,  importants,  significatifs,  amplement  circonstanciés 
et  minutieusement  notés,  voilà  la  matière  de  toute  science; 
chacun  d'eux  est  un  spécimen  instructif,  une  tète  de  ligne,  un 
type  net  auquel  se  ramène  toute  une  file  de  cas  analogues.  » 
En  histoire  comme  en  critique  littéraire,  Taine  a  toujours 
cherché  le  cas  particulier  qui  pouvait  servir  de  «  spécimen  », 
d'  «  exemplaire  »,  de  «  type  ».  Trouver  le  détail  caractéris- 
tique, celui  qui  manifeste  le  caractère  essentiel  duquel  dépen- 
dent tous  les  autres  caractères,  faire  cette  opération  sur  un 
ou  deux  individus  choisis  comme  types  d'une  espèce,  de  façon  à 
généraliser  les  résultats  obtenus  sur  ces  cas  spécimens,  remonter 
enfin  de  ces  caractères  essentiels  des  types  aux  conditions  géné- 
rales où  vit  l'espèce  et  par  conséquent  aux  causes  qui  ont  déter- 
miné ces  caractères,  cette  marche,  qui  est  celle  des  sciences 
naturelles,  Taine  a  voulu  la  suivre  en  histoire,  et  cette  analogie 
imprudente  a  été  la  principale  cause  de  ses  mécomptes. 

Les  individus  n'étaient  pour  lui  que  des  représentants  d'une 
espèce,  il  eût  donc  fallu  d'abord  résoudre  cette  question  : 
«  Qu'est-ce  qu'une  espèce?  »  Taine  avait  emprunté  cette  notion 
à  l'histoire  naturelle  et  n'a  jamais  expliqué  comment  elle 
s'appliquait  aux  hommes.  Car  il  n'y  a  qu'une  seule  esjièce 
humaine  et  si  l'on  veut  la  diviser  en  sous-espèces,  il  faut  déter- 
miner d'abord  les  caractères  différentiels  qui  constitueront 
chaque  variété  et  permettront  de  classer  les  individus.  Dans  sa 
critique  littéraire,  Taine  avait  essayé  de  se  servir  de  la  race,  en. 
enlevant  d'ailleurs  au  mot  toute  signification  précise.  Dans 
l'histoire  de  la  Révolution  il  n'a  plus  même  cette  ressource, 
puisqu'il  admet  une  race  française  unique  ;  il  en  est  donc  réduit 
à  ériger  en  espèces  les  dilTérences  de  comlition  sociale,  d'éduca- 
tion, d'opinion  politique;  ses  espèces,  ce  sont  le  noble,  le  paysan, 
le  bourgeois,  le  girondin,  le  jacobin  (ou  le  montagnard,  car  les 


276  L'HISTOIRE 

deux  termes  se  confondent  dans  sa  langue).  Sur  ces  mots  pris 
au  sens  vague  qu'ils  ont  dans  l'usage  il  op«'re  sans  analyser, 
sans  préciser,  sans  distinguer.  Il  ne  cherche  les  différences  ni 
entre  les  diverses  régions  de  la  France  ni  entre  les  divers 
moments  de  la  Révolution. 

Ce  type  conventionnel  fixé  par  une  formule  d'apparence  scien- 
tifique, Taine  aime  à  l'incarner  dans  un  personnage,  qu'il  décrit 
en  détail  suivant  la  méthode  des  romanciers.  C'était  son  pro- 
cédé habituel  pour  l'histoire  de  la  litérature  et  de  l'art.  Il  l'a 
appliqué  aux  «  jacobins  »  et  à  Napoléon,  dont  il  a  tracé  des 
portraits  à  la  façon  des  réalistes  romantiques. 

Mais  d'ordinaire  il  se  borne  adonner  des  spécimens  des  actes; 
il  choisit  un  épisode  caractéristique  et  conclut  :  «  D'après  celui- 
là,  jugez  des  autres  ».  L'anecdote  est  pour  lui  un  procédé  non 
seulement  d'exposition,  mais  de  raisonnement.  Il  est  inutile  de 
signaler  le  danger  de  cette  méthode.  Des  anecdotes  frappantes, 
une  bonne  moitié  est  apocryphe  et  la  plupai't  des  autres  sont 
des  accidents  ou  des  cas  de  fantaisie  individuelle  dont  le  sou- 
venir s'est  conservé  justement  parce  qu'ils  étaient  exception- 
nels. C'est  sur  une  collection  de  faits-divers,  en  partie  pris  à  des 
sources  suspectes,  que  ïaine  fonde  son  impression  générale; 
d'un  acte  d'un  individu  il  conclut  à  tout  son  caractère;  de  cet 
individu,  à  tout  un  groupe;  de  quelques  épisodes  locaux  il  tire 
le  tableau  de  l'état  général  d'un  pays.  Un  cas  ou  deux  lui 
suffisent,  pourvu  qu'ils  soient  frappants.  La  généralisation 
est  chez  lui  un  procédé  normal.  Et  comme  aucun  frein  de 
méthode  ne  le  retient,  il  généralise,  à  son  insu,  dans  le  sens  de 
ses  impressions  et  de  ses  doctrines.  Mais  l'illusion  d'opérer  en 
naturaliste  lui  a  fait  croire  qu'il  disséquait  des  spécimens,  classi- 
fiait  des  caractères  et  déterminait  des  espèces. 

Comme  il  croyait  avoir  déterminé  le  caractère  dominant  des 
espèces  d'hommes  engagés  dans  la  Révolution  française,  il  a 
cru  h^nir  les  causes  de  la  catastrophe  :  un  peuple  misérable, 
affolé,  une  bande  d'ambitieux  pervertis  par  une  fausse  doctrine, 
les  défenseurs  de  l'ordre  paralysés  i»ar  une  éducation  trop 
raffinée.  Or  les  phénomènes  sociaux  se  prêtent  mal  à  ce  pro- 
cédé de  vigoureuse  simplification.  Pour  comprendre,  je  ne  dis 
pas  la  cause,  mais  seulement  la  nature  d'un  événement  aussi 


RENAN   ET  TAINE  GOMME  HISTORIENS  277 

complexe  que  la  Révolution,  on  a  besoin  d'abord  d'embrasser 
l'ensemble  des  faits  ;  la  règle  doit  donc  être  de  commencer  par 
dresser  un  inventaire  général  des  actes  des  différents  groupes. 
Taine,  lui,  a  oublié  les  actes  des  adversaires  de  la  Révolution, 
De  l'exposé  des  abus  de  l'ancien  régime,  il  saute  d'un  coup 
aux  insurrections  de  juillet  1789,  sans  avoir  dit  un  mol  ni  des 
élections  aux  Etats  généraux,  ni  du  conflit  entre  les  députés  du 
Tiers  et  les  privilégiés,  ni  des  tentatives  du  parti  de  la  cour 
contre  l'assemblée,  c'est-à-dire  d'aucun  des  faits  qui  ont  amené 
les  soulèvements.  —  La  résistance  du  clergé  réfractaire,  la 
fuite  du  roi,  l'entente  de  la  cour  avec  l'Autriche,  l'invasion 
prussienne,  tous  ces  faits  qui  ont  amené  la  naissance  du  parti 
républicain  sont  de  même  laissés  dans  l'ombre,  de  façon  à  faire 
paraître  monstrueuse  l'arrivée  au  pouvoir  des  «  Jacobins  ».  — 
Les  mesures  violentes  du  Directoire  sont  présentées  sans  tenir 
compte  des  complots  royalistes  et  des  menaces  d'invasion  qui 
les  ont  motivées.  C'est  la  peinture  d'un  duel  oii  l'on  aurait 
effacé  l'un  des  deux  adversaires,  ce  qui  donne  à  l'autre  l'aspect 
d'un  fou. 

Le  titre  qui  eût  répondu  au  contenu  de  cet  ouvrage  aurait 
été  :  «  Tableau  des  abus  de  l'ancien  régime  et  des  désordres  de 
la  Révolution.  »  En  croyant  faire  une  histoire  générale  du  mou- 
vement, Taine  a  péché  par  dénombrement  incomplet;  n'ayant 
aperçu  qu'une  seule  espèce  de  faits,  il  n'a  pas  vu  la  nature  de 
la  Révolution  française,  il  a  pris  un  combat  pour  un  accès  de 
folie. 

La  même  précipitation  qui  l'a  fait  se  méprendre  sur  la 
nature  de  l'évolution  politique  de  la  France  l'a  mis  hors  d'état 
d'en  rechercher  méthodiquement  les  causes.  La  connaissance, 
même  complète,  d'une  série  unique  de  faits  ne  permet  pas  de 
déterminer  sûrement  l'enchaînement  des  causes;  la  comparaison 
de  plusieurs  séries  analogues  est,  en  toute  science  empirique,  le 
seul  procédé  pour  distinguer  parmi  les  faits  antécédents  ceux 
qui  ont  été  nécessaires  pour  la  production  des  faits  conséquents. 
Avant  d'affirmer  que  la  démocratie  française  était  l'effet  de 
causes  spéciales  à  la  France,  il  eût  fallu  examiner  l'évolution 
parallèle  des  autres  nations;  or  Taine  a  ignoré  l'histoire  con- 
temporaine des  États-Unis,  de  la  Suisse,  de  l'Allemagne  et  même 


278  L  HISTOIRE 

de  l'Angleterre;  les  termes  de  comparaison  lui  faisaient  donc 
entièrement  défaut  pour  disting^uer  dans  l'évolution  française  ce 
qui  provenait  de  causes  communes  à  tous  les  peuples  civilisés 
contemporains. 

Généralisations  hâtives,  dénombrements  incomplets,  igno- 
rance des  évolutions  parallèles,  tous  ces  vices  de  méthode  lui 
venaient  d'un  même  défaut  :  il  concluait  trop  vite,  parce  qu'il 
se  fiait  trop  à  ses  formules,  et  en  cela  il  avait  «  l'esprit  clas- 
sique »  qu'il  attribue  aux  philosophes  du  xvnf  siècle.  Mais,  en 
supprimant  systématiquement  des  séries  entières  de  faits  néces- 
saires pour  rendre  l'ensemble  intelligible,  il  obtenait  un  tronçon 
monstrueux,  frappant  pour  l'imagination,  et  en  cela  il  restait 
un  romantique.  Le  désir  scientifique  de  comprendre  était  moins 
fort  chez  lui  que  le  besoin  artistique  d'être  étonné. 

Le  même  besoin  de  frapper  l'imagination  a  fait  adopter  à 
Taine  des  formes  de  langage  surprenantes  dans  un  ouvrage 
d'histoire.  Souvent  il  prend  un  tour  oratoire  familier;  il  inter- 
pelle le  lecteur  :  «  Rappelez-vous.  —  Suivons  la  foule  des  voitures. 
—  Yoyons-le  à  l'œuvre.  —  Considérez.  —  Regardez.  »  De  ses 
modèles  romantiques  il  a  gardé  le  goût  enfantin  de  la  couleur 
locale  représentée  par  des  mots  ou  des  détails  d'aspect  inusité. 
«  C'est  sa  manse,  sa  bourgade,  sa  comté.  »  -  -  «  Le  vicomte  dans 
la  tour  qui  défend  l'entrée  de  la  ville  ou  le  passage  du  gué...,  le 
marquis,  jeté  en  enfant  perdu  sur  la  frontière  brûlée,  sommeille 
la  main  sur  son  arme  comme  le  lieutenant  américain  dans  un 
blockhaus  du  Far- West  au  milieu  des  Sioux.  »  —  «  Grâce  à  ces 
braves,  le  paysan  (en  note  Villanus)  est  â  l'abri.  »  Mais  surtout 
il  emploie  la  forme  épique,  sa  figure  favorite  est  la  métaphore. 
11  en  développe  une  parfois  pendant  tout  un  chapitre;  un  tiers 
de  l'Ancien  rc'ijùne  décrit  les  étages  de  la  maison  (la  société), 
les  effets  du  poison  (la  doctrine  philosophique)  et  le  monstre 
(le  peuple)  qui  va  tout  détruire.  11  s'agissait  d'atteindre  l'imagi- 
nation du  lecteur  en  lui  présentant  un  spectacle  matériel  plus 
saisissant  que  les  abstractions  de  l'histoire  des  institutions. 

Forcer  l'attention  du  public  était  la  pensée  constante  de 
Taine,  non  par  préoccupation  de  sa  propre  personne  mais  par 
dévouement  à  ses  idées.  En  voulant  frapper  fort,  il  a  souvent 
■frappé  faux.  Son  œuvre  historique  est  un  monument  puissant, 


FUSTRL   IIE  CdULANdES  279 

déjà  à  demi  ruiné;  l'architecte,  ignorant  le  métier  de  maçon, 
n'a  pas  su  choisir  des  matériaux  solides. 

Mais  ce  n'est  pas  en  vain  qu'un  génie  sincère  et  vigoureux 
applique  pendant  des  années  sa  pensée  à  l'étude  d'une  question. 
Les  Oriiiines  de  la  France  contemporaine  ne  serviront  pas  de 
manuel  pour  l'étude  de  la  Révolution  française,  mais  elles  ont 
définitivement  détruit  la  légende  républicaine  et  préparé  le  ter- 
rain sur  lequel  commence  à  s'élever  l'histoire  scientifique  <le  la 
Révolution. 


//.   —  Fusîel  de   Coulanges. 

La  carrière  de  Fustel  de  Coulanges.  —  Fustel  de 
Coulanges,  né  en  1830,  appartenait  à  la  même  génération  que 
Taine  et  Renan;  mais  sa  réputation,  établie  plus  tard  et  sur  un 
fondement  plus  étroit,  a  été  —  et  restera  sans  doute  —  limitée 
à  un  cercle  beaucoup  plus  restreint  d'admirateurs.  Sa  vie,  unie 
et  sédentaire,  a  été  celle  d'un  professeur  et  d'un  érudit  absorbé 
par  son  enseignement  et  ses  travaux.  Elève  de  l'Ecole  normale 
(1850-53)  au  moment  où  la  réaction  politique  y  avait  désorga- 
nisé les  études  d'histoire,  il  ne  dut  rien  à  l'enseignement  des 
professeurs.  Envoyé  à  l'École  d'Athènes,  il  en  revint  avec  un 
excellent  travail  sur  l'île  de  Chio,  mais  sans  y  avoir  pris  le 
goût  de  l'archéologie.  Il  fit  son  instruction  historique  tout  seul, 
par  la  lecture  des  textes. 

Après  quelques  années  passées  comme  professeur  de  lettres 
dans  l'enseignement  secondaire,  il  obtint  une  chaire  d'histoire 
à  la  faculté  de  Strasbourg  on  il  resta  jusqu'en  1870.  C'est  là 
que  dès  1863  il  écrivit  la  Cité  antique;  ce  livre,  édité  aux  frais 
de  l'auteur,  fit  lentement  son  chemin  dans  le  public  cultivé. 
Fustel  devint  pourtant  alors  assez  connu  pour  être  appelé  en 
1870  comme  maître  de  conférences  à  l'École  normale.  Il  n'y 
resta  que  jusqu'en  1877,  mais  son  enseignement  y  laissa  une 
empreinte  profonde.  Aucun  des  normaliens  qu'il  initia  à  l'in- 
telligence de  l'histoire  n'a  cessé  de  se  considérer  comme  élève 
de  Fustel. 

Il  quitta  l'Ecole  normale  pour  la  Sorbonne,  où  il  fut  suppléant 


•280  l'histoire 

d'histoire  ancienne,  puis  titulaire  de  la  chaire  d'histoire  du 
moyen  âge  créée  pour  lui  (1879).  Il  y  trouva  un  auditoire 
nombreux  et  respectueux,  mais  très  peu  d'élèves  véritables,  et 
il  regretta  toujours  ses  normaliens.  Il  interrompit  son  ensei- 
gnement pour  revenir  à  l'Ecole  normale  comme  directeur 
(1880-83).  Cette  fonction  ne  convenait  ni  à  ses  goûts  ni  à  ses 
aptitudes;  il  avait  hésité  à  l'accepter.  Il  s'en  déchargea  au  bout 
de  trois  ans,  et  reprit  son  enseignement  à  la  Sorbonne  jusqu'au 
moment  où  l'épuisement  et  la  maladie  le  forcèrent  à  prendre 
un  congé.  Il  continua  d'ailleurs  de  travailler,  emportant  ses 
notes  dans  le  Midi,  où  les  médecins  l'avaient  envoyé  se  reposer, 
et  ces  dernières  années  furent  celles  de  sa  plus  grande  produc- 
tion scientifique.  Il  s'était  surmené  par  un  travail  continu  et 
mourut  à  bout  de  forces  en  septembre  1889. 

Son  œuvre  historique  '.  —  Dans  cette  carrière  si  uniforme 
en  apparence,  une  crise  profonde,  bien  que  toute  intérieure,  a 
produit  un  changement  de  méthode,  de  procédés,  d'attitude  qui 
permet  de  diviser  les  œuvres  de  Fustel  en  deux  groupes  et  sa 
vie  scientifique  en  deux  périodes. 

La  première  période  est  celle  des  synthèses  larges  et  rapides, 
présentées  dans  une  forme  sereine,  œuvres  de  haute  vulgari- 
sation scientifique  d'un  professeur  qui  veut  mettre  à  la  portée 
du  public  cultivé  les  résultats  de  l'érudition.  Tel  est  le  caractère 
de  la  Cité  antique  (1864)  et  du  tome  I  de  V Histoire  des  institu- 
tions (1874).  La  Cité  antique,  rédigée  en  six  mois,  est  un  travail 
de  première  main  qui  repose  sur  une  connaissance  personnelle 
des  textes  antiques,  mais  ce  n'est  pas  un  travail  d'érudition.  Il 
s'agissait  de  «  montrer  d'après  quels  principes  et  par  quelles 
règles  la  société  grecque  et  la  société  romaine  se  sont  gouver- 
nées. »  La  préoccupation  qui  domine  ce  livre,  c'est  de  faire 
ressortir  «  les  différences  radicales...  qui  distinguent  à  tout 
jamais  ces  peuples  anciens  des  sociétés  modernes.  Notre  système 
d'éducation  qui  nous  fait  vivre  dès  l'enfance  au  milieu  des  Grecs 
et  des  Romains  nous  habitue  à  les  comparer  sans  cesse  à  nous... 
De  là  beaucoup  d'erreurs Pour  connaître  la  vérité  sur  ces 

1.  Il  ne  sera  ])as  parlé  ici  des  travaux  secondaires  de  Fustel,  mémoires  spé- 
ciaux, comptes  rendus  crilit|ues,  articles  rie  revue  réunis  en  volumes:  on  en 
trouvera  une  bibliographie  détaillée  dans  Guiraud,  Fustel  de  Cuulanges. 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &   DE  LA   LITT.    FR.  T.   VIII,  CH.   V 


Armand  Colin  &  C'^,  Éditeurs,  Paris 


FUSTEL     DE     COULANGES 


FUSTEL   DE  GOULANGES  281 

peuples  anciens,  il  est  sage  de  les  étudier  sans  song^er  à  nous.  » 
Les  institutions  antiques  paraissent  «  obscures,  bizarres,  inex- 
plicables »  si  on  les  étudie  séparément.  Elles  deviennent 
claires  dès  qu'on  les  rapproche  des  croyances  anciennes.  Fustel 
part  des  croyances  les  plus  anciennes  des  peuples  classiques^ 
Grecs,  Romains,  Aryas  de  l'Inde,  des  croyances  dont  on  trouve 
la  trace  dans  les  rites,  dans  la  langue,  dans  les  croyances; 
c'est  le  livre  I.  —  De  ces  croyances  primitives  naît  la  famille  avec 
l'organisation  de  la  propriété  et  des  successions;  c'est  le  livre  II. 
—  Puis  la  religion  des  dieux  de  la  nature  g-roupe  les  familles 
et  crée  la  cité  avec  ses  rites,  ses  magistrats,  ses  lois;  c'est  le 
livre  III.  —  Puis  les  croyances  changent,  et  le  changement 
produit  les  révolutions,  les  quatre  révolutions  successives  qui 
bouleversent  les  cités  antiques  ;  c'est  le  livre  IV.  —  Enfin  les 
vieilles  croyances  meurent  et  avec  elles  le  régime  municipal 
disparait;  c'est  le  livre  V.  Toute  l'évolution  est  résumée  en 
une  formule  :  «  Nous  avons  fait  l'histoire  d'une  croyance.  Elle 
s'établit,  la  société  humaine  se  constitue.  Elle  se  modifie,  la 
société  humaine  traverse  une  série  de  révolutions.  Elle  dispa- 
rait, la  société  change  de  face.  Telle  a  été  la  loi  des  temps 
antiques.  » 

Après  avoir  expliqué  les  institutions  du  monde  antique, 
Fustel  voulut  exposer  par  la  même  méthode  l'évolution  géné- 
rale des  institutions  de  l'ancienne  France.  Le  tome  I,  publié 
en  1874,  conduisait  l'évolution  jusqu'à  la  ruine  de  la  royauté 
mérovingienne,  en  quatre  livres  :  la  Gaule,  l'Empire,  l'Invasion,  le 
royaume  des  Francs.  Il  décrivait  le  régime  des  peuples  gaulois, 
les  raisons  et  les  effets  de  la  conquête  romaine,  —  le  pouvoir 
impérial,  le  régime  municipal  romain  en  Gaule,  les  institutions 
politiques,  justice,  armée,  impôts,  la  propriété,  les  classes 
sociales,  les  mœurs  et  l'état  moral,  —  puis  les  Germains  au 
i"  siècle,  leur  genre  de  vie  en  société,  leur  gouAernement,  les 
Germains  au  moment  de  l'invasion,  les  causes  et  la  nature  des 
invasions,  l'établissement  des  Wisigoths,  des  Burgondes,  et 
des  Francs,  les  effets  de  l'invasion  sur  la  condition  des  diffé- 
rentes populations  et  sur  la  propriété,  —  enfin  le  régime  politique 
et  social  du  royaume  mérovingien.  C'était  un  tableau  d'en- 
semble d'une  période  de  sept  siècles. 


282  L  IlISTliIRE 

Fustel  comptait  faire  tenir  en  <|uatre  volumes  toute  l'histoire 
des  institutions  depuis  les  origines  gauloises  jusqu'à  la  Révolu- 
tion de  1789;  le  tome  II  aurait  exposé  la  féodalité,  du  vni''  au 
xni"  siècle;  le  tome  III  (xiv-xvi^  siècle),  l'établissement  de  la 
monarchie;  le  tome  IV,  la  monarchie  (xvn''  et  xvui"  siècles).  Un 
événement  imprévu  bouleversa  son  projet  et  donna  à  tous  ses 
travaux  une  direction  nouvelle  qui  changea  le  caractère  même 
de  ses  œuvres,  l^e  premier  volume  de  Y  Histoire  des  insdtiilions 
fut  bien  accueilli  <hi  ]»ublic  (la  2*^  édition  parut  dès  1877);  mais 
dans  le  monde  des  érudits  il  souleva  une  opposition  violente. 
Fustel  avait,  comme  dans  la  Cité  antique,  appliqué  sa  règle 
d'exposition  de  ne  citer  jamais  que  des  documents,  et  d'éviter 
toute  mention  de  travaux  contemporains;  môme  les  discussions 
contre  des  opinions  modernes  }>renaient  la  forme  d'allusions 
anonymes.  Or,  sur  des  questions  capitales,  le  régime  politique 
et  la  propriété  chez  les  Germains,  le  caractère  de  l'invasion, 
les  origines  germaniques  des  institutions  mérovingiennes,  il 
apportait  un  système  opposé  aux  théories  de  l'école  germanique 
qui  dominait  alors  le  monde  des  érudits.  On  lui  reprocha  d'ignorer 
les  travaux  de  ses  devanciers  et  —  ce  qui  le  touchait  plus  vive- 
ment —  de  dénaturer  les  faits  par  esprit  de  système.  Il  inter- 
rompit alors  son  œuvre,  et  revenant  sur  les  résultats  de  ses 
recherches  antérieures,  se  mit  à  les  présenter  avec  un  appareil 
de  preuves  érudites  et  de  discussions,  pour  montrer  à  ses  cri- 
tiques qu'il  était  capable  de  les  suivre  sur  ce  terrain. 

De  cette  crise  est  sortie  la  seconde  série  des  œuvres  de 
Fustel.  La  préface  des  Recherdtes  sur  quelques  problèmes  dltis- 
toire  (188S),  qui  inauguraient  cette  nouvelle  manière,  la  définit 
ainsi  :  «  Ce  sont  des  travaux  préliminaires...  Je  demande  qu'on 
me  permette  de  les  donner  sous  la  forme  première  qu'ont  tous 
mes  travaux,  c'est-à-dire  sous  la  forme  de  questions  que  je  me 
pose  et  que  je  m'efforce  d'éclaircir.  Le  lecteur  à  qui  j'adresse  ce 
volume  est  surtout  celui  qui  a  une  prédilection  })Our  les  questions 
difficiles  de  l'histoire.  »  L'ouvrage  est  en  effet  formé  de  quatre 
monographies,  sans  aucun  lien,  sur  des  questions  controversées 
(le  colonat,  la  propriété  chez  les  Germains,  la  marche,  les  tri- 
bunaux mérovingiens).  Chacune  est  une  longue  dissertation  où 
tous  les  textes  sont  cités,  critiqués  et  interprétés  un  à  un,  où  les 


FUSTEL  DE  COULANGES  283 

systèmes  modernes  sont  exposés  et  discutés  minutieusement. 
Fustel  s'y  présente  en  pur  érudit,  et,  s'il  y  apparaît  encore  en 
écrivain  et  en  philosophe,  c'est  à  son  insu. 

Au  même  système  de  composition  appartiennent  V Alleu  et  le 
domaine  rural  (1889),  le  Bénéfice  et  le  patronat,  publié  en  1890, 
après  la  mort  de  l'auteur;  ce  sont  des  études  sur  les  transfor- 
mations du  régime  de  la  propriété  et  de  la  possession  depuis 
l'Empire  romain  jusqu'aux  Carolingiens. 

En  même  temps,  le  tome  I  de  VHistoire  des  Institutions, 
refondu  dans  cette  nouvelle  manière,  renforcé  par  des  discus- 
sions de  textes  et  des  polémiques  d'érudition,  devenait  une  série 
de  trois  volumes  sous  des  titres  distincts,  publiés  en  commençant 
par  le  dernier,  la  Monarchie  franque,  en  1888,  par  Fustel,  la 
Gaule  romaine,  et  V Invasion,  après  sa  mort,  par  un  de  ses  élèves, 
M.  JuUian.  Ainsi  l'œuvre  historique  de  Fustel,  interrompue  par 
les  attaques,  puis  reprise  en  sous-œuvre  avec  de  nouveaux  procé- 
dés, est  restée  un  monument  inachevé  et  incohérent  au  premier 
aspect.  Cette  merveilleuse  unité  qui  avait  donné  à  la  Cité 
antique  la  puissance  d'une  œuvre  d'art,  s'est  brisée  au  choc  de 
la  polémique;  les  nécessités  de  l'érudition  ont  réduit  l'ouvrage 
d'ensemble  à  l'état  de  fragment. 

La  méthode  et  la  critique.  —  Fustel  de  Coulanges  a  été 
le  plus  méthodique  des  historiens  français,  aucun  n'a  parlé 
aussi  souvent  delà  méthode  historique  et  n'a  fait  autant  d'efforts 
pour  s'y  conformer.  Cette  préoccupation  apparaît  surtout  dans 
les  œuvres  de  la  fin  de  sa  vie,  mais  il  était  certainement  de 
bonne  foi  quand  il  affirmait  avoir  toujours  «  travaillé  suivant 
la  même  méthode,  par  l'étude  directe  des  documents  et  l'obser- 
vation du  détail.  »  Il  regardait  l'histoire  comme  une  science, 
qui  «  comme  toutes  les  sciences  procède  par  l'analyse  »  ;  ce 
n'est  pas  une  «  science  facile  »,  car  elle  étudie  un  «  objet  infini- 
ment complexe  »,  la  «  société  humaine  »,  qui  exige  une  «  longue 
et  scrupuleuse  observation  du  détail  »  avant  d'arriver  à  une  vue 
d'ensemble.  «  Pour  un  jour  de  synthèse,  il  faut  des  années 
d'analyse.  » 

Pénétré  d'horreur  pour  «  les  généralités  vagues  »  et  les  for- 
mules «  déclamatoires  »  ',  si  fréquentes  dans  les  ouvrages  histo- 

1.  Celaient  les  expressions  les  plus  habituelles  de   son   vocaLulaire  critique 


284  L  HISTOIRE 

riques  de  son  temps,  il  commençait  toujours  par  poser  les  ques- 
tions avec  précision;  il  ne  voulait  opérer  qu'avec  des  faits. 
Très  défiant  à  l'ég-ard  des  systèmes  qui  dans  notre  siècle  ont 
encombré  Thistoire  au  point  de  cacher  la  vue  du  passé,  il  reje- 
tait systématiquement  toute  étude  de  seconde  main  et  s'astrei- 
gnait à  chercher  toujours  les  faits  dans  l'analyse  des  documents. 
«  L'historien,  dit-il,  doit  se  borner  aux  textes  attentivement 
observés.  »  —  «  Lire  les  textes  »  ou  «  Cela  n'est  pas  dans  les 
textes  »,  ces  formules  revenaient  comme  un  refrain  dans  ses 
ouvrages  et  dans  son  enseignement. 

Cependant  Fustel  n'a  jamais  fait  lui-même  aucune  des  opé- 
rations techniques  de  l'érudition;  il  n'a  ni  déchiffré  un  manus- 
crit, ni  rétabli  un  texte,  ni  publié  un  document;  il  n'a  môme 
jamais  produit  un  travail  original  de  critique  externe  sur  la 
provenance  d'une  source  et  sur  la  comparaison  de  sources 
parallèles.  Ces  textes  qu'il  opposait  si  rigoureusement  aux  con- 
jectures des  modernes,  il  les  prenait  élaborés  dans  les  éditions 
des  érudits,  comme  un  architecte  reçoit  les  matériaux  préparés 
par  les  ouvriers.  Il  dépendait  ainsi  des  modernes  plus  étroite- 
ment qu'il  ne  se  l'avouait;  il  a  fait  plus  d'une  construction  rui- 
neuse pour  avoir  employé  des  documents  dont  il  n'avait  pas 
lui-même  vérifié  la  provenance. 

La  Cité  antique  (même  l'édition  revisée)  ne  marque  pas  un 
soin  méthodique  dans  le  choix  des  éditions,  et  quant  à  la  pro- 
venance des  renseignements  donnés  par  les  écrivains  anciens 
elle  fournit  des  exemples  déconcertants  d'absence  de  critique. 
«  Sur  la  manière  dont  Rome  fut  fondée,  dit-il,  l'antiquité  abonde 
en  renseignements.  Deux  écrivains  doivent  surtout  nous  inspirer 
une  grande  confiance,  le  savant  Varron  et  le  savant  Verrius 
Flaccus,  tous  les  deux  fort  instruits  des  antiquités  romaines,  nul- 
lement crédules  et  connaissant  assez  bien  les  règles  de  la  critique 
historique.  Nous  ne  sommes  pas  en  droit  de  rejeter  un  tel  nombre 
de  témoignages.  »  —  De  cet  exemple  d'aveuglement  on  peut 
rapprocher  tout  ce  qui  est  dit  sur  «  les  vieilles  annales  de 
Sparte  » ,  les  «  annales  et  monuments  des  Messéniens  » ,  et  surtout 
les  prétendues  «  vieilles  archives  des  villes  »  antiques  avec  leurs 
«  inappréciables  documents  »  d'où  serait  dérivée  toute  la  tradi- 
tion antique. 


PUSTEL  DE  COULANGES  285 

Fustel  était  parfois  d'une  crédulité  envers  les  anciens  qui 
contrastait  singulièrement  avec  son  scepticisme  vis-à-vis  des 
modernes.  On  a  peine  à  croire  que  dans  l'édition  revisée  de  la 
Cité  antique  il  ait  conservé  la  phrase  suivante  :  «  L'historien 
Denys  (d'Halicarnasse),  qui  consultait  les  textes  et  les  hymnes 
anciens,  assure  que  les  Sabines  furent  mariées  suivant  les  rites 
les  plus  solennels,  ce  que  conflrment  Plutarque  et  Gicéron.  » 
On  ne  trouve  pas  beaucoup  plus  de  précautions  critiques 
dans  V Histoire  des  institutions,  pas  même  dans  les  ouvrages  de 
la  période  de  polémique  oîi  les  textes  sont  discutés  pourtant  de 
beaucoup  plus  près.  Sur  les  diplômes  mérovingiens,  où  il  fallait 
bien  examiner  la  provenance,  puisque  la  plupart  sont  apocryphes, 
Fustel  a  suivi  l'opinion  des  anciens  éditeurs;  en  cas  de  doute, 
il  préfère  admettre  l'authenticité  et  ne  se  résigne  qu'à  regret  à 
rejeter  un  texte,  même  quand  il  est  manifestement  faux. 

Sa  critique  interne  n'était  guère  moins  traditionaliste.  Lui,  si 
indépendant  des  opinions  modernes,  il  répétait  docilement  tout 
ce  qui  avait  été  dit  par  un  ancien.  Non  seulement  il  admet 
comme  certaine  toute  affirmation  d'un  contemporain,  ne  se 
demandant  guère  si  l'auteur  n'a  pas  déguisé  la  vérité  ou  com- 
mis une  erreur  que  pour  repousser  cette  supposition  injurieuse, 
mais  sa  confiance  est  si  grande  dans  les  textes  qu'elle  s'étend 
même  aux  écrivains  de  seconde  ou  de  troisième  main,  pourvu 
qu'ils  soient  anciens.  Un  bon  tiers  de  la  Cité  antit/ue  est  rempli 
par  des  récits  légendaires  ou  des  fabrications  de  basse  époque 
sur  les  révolutions  des  cités  grecques  et  les  troubles  intérieurs 
de  Rome.  —  De  même  la  légende  de  Frédégaire  sur  les  Francs  et 
la  tradition  orale  recueillie  par  Grégoire  de  Tours  sont  traitées 
presque  comme  des  récits  de  témoin  oculaire.  Il  lui  est  même 
arrivé  de  décrire  les  sentiments  des  Romains  du  iv*"  siècle  d'après 
les  discours  composés  par  Tite-Live  et  de  chercher  les  pensées 
de  Glovis  dans  les  paroles  que  lui  prête  Grégoire  de  Tours.  Sa 
foi  dans  la  légende  athénienne  ou  la  légende  romaine  est  si 
entière  qu'il  va  jusqu'à  essayer  de  l'interpréter  (il  l'a  fait,  pour 
Thésée,  les  rois  de  Rome,  Camille).  On  dirait  qu'il  a^ait  épuisé 
toute  sa  force  de  doute  à  douter  des  systèmes  modernes  et  qu'il 
ne  lui  en  restait  plus  pour  repousser  les  affirmations  des  écrivains 
antiques. 


28(1  L  HISTOIRE 

Mais  il  y  a  un  domaine  où  sa  [)énétration  critique  a  fait  de 
lui  un  maître  de  la  science  historique,  c'est  l'analyse  et  l'inter- 
prétation des  documents.  Il  a  posé  cette  règle  de  méthode  salu- 
taire qu'avant  de  se  faire  aucune  opinion  sur  un  fait,  il  faut 
avoir  lu  les  textes  sans  autre  préoccupation  que  d'en  com- 
prendre exactement  le  sens.  L'art  de  l'historien,  dit-il,  «  consiste 
à  tirer  des  documents  tout  ce  qu'ils  contiennent  et  à  n'y  rien 
ajouter  de  ce  (ju'ils  ne  contiennent  })as.  »  Il  commençait  par 
réunir  tous  les  textes  sur  le  sujet  et  les  analyser  exactement; 
dans  la  seconde  période  de  sa  vie  il  prit  même  le  parti  de  donner 
en  détail  les  résultats  de  ses  analyses.  Comme  il  travaillait  sur 
des  documents  anciens  où  le  sens  des  mots  est  discutable,  sur  des 
périodes  très  étendues  au  cours  desquelles  les  mots  changent  de 
sens,  sur  des  institutions  désignées  par  des  termes  dont  le  sens 
varie  avec  le  contexte,  l'opération  décisive  dans  ses  analyses 
consistait  à  déterminer  le  sens  précis  des  mots  aux  difTé rentes 
éj)oques.  Il  le  faisait  en  groupant  tous  les  passages  où  le  mot 
se  rencontrait  et  en  suivant  scrupuleusement  l'évolution  du  sens  : 
quelques-unes  de  ces  études  (sur  les  mots  marca,  commrniis, 
alleu)  sont  des  modèles  de  critique  d'interprétation.  Ce  procédé, 
appliqué  méthodiquement  à  une  centaine  de  mots,  lui  a  suffi  pour 
renouveler  la  connaissance  des  institutions  des  temps  méro- 
vingiens. 

Ses  procédés  de  synthèse.  —  Fustel  n'avait  rien  du 
dilettantisme  des  érudits  qui  manient  la  critique  pour  le  plaisir 
d'opérer.  L'analyse,  même  dans  ses  derniers  ouvrages,  où  elle 
occupe  presque  toute  la  place,  n'a  jamais  été  pour  lui  qu'un 
moyen  d'arriver  à  des  conclusions.  Et  ses  conclusions  ont  tou- 
jours été  générales.  Ce  qu'il  cherchait,  c'était  le  caractère  géné- 
ral d'une  société  et  l'évolution  générale  des  institutions  à  travers 
les  âges;  la  Cité  antique  porte  en  sous-titre  «  Etude  sur  le  culte, 
le  droit,  les  institutions  de  la  Grèce  et  de  Kome  »  ;  tous  les  autres 
ouvrages  sont  des  parties  d'une  «  Histoire  des  institutions.  » 
Fustel  ne  s'intéressait  pas  aux  individus,  il  n'a  jamais  fait  aucun 
portrait  de  personnage,  il  a  seulement  esquissé  des  portraits 
collectifs  (de  l'Athénien,  du  Romain);  il  ne  décrit  ni  les  actes, 
ni  les  motifs;  il  ne  parle  ni  des  grands  hommes  ni  des  grands 
événements.  Il  ne  veut  montrer  que  des  habitudes  communes 


FUSTEL  DE  COULANGES  287 

à  toute  une  société;  même  quand  il  raconte  une  anecdote,  c'est 
à  titre  de  trait  de  mœurs,  comme  preuve  d'un  usage  ou  d'un 
sentiment  habituel;  quand  il  reproduit  la  formule  d'un  docu- 
ment, ce  n'est  point  par  recherche  du  pittoresque  ou  de  la  cou- 
leur locale,  c'est  pour  faire  comprendre  un  état  d'esprit. 

Les  faits  particuliers  tirés  des  documents  n'étaient  donc  pour 
Fustel  que  le  point  de  départ  de  conclusions  sur  l'état  général 
d'une  société  ;  l'analyse  n'était  qu'une  préparation  de  matériaux 
pour  la  synthèse.  Tous  ses  ouvrages  sont  des  constructions  puis- 
santes. La  Cité  antique  est  le  tableau  général  de  toutes  les 
institutions  sociales  et  politiques  de  tous  les  peuples  grecs  et 
italiens  ramenées  à  un  principe  unique  ,  les  croyances,  et  de 
toutes  les  révolutions  expliquées  par  une  cause  unique,  le  chan- 
gement des  croyances.  ^Histoire  des  institutions  se  compose 
d'une  succession  de  synthèses  :  la  conquête  romaine  expliquée 
parles  conflits  sociaux  des  peuples  gaulois,  le  régime  impérial 
ramené  aux  principes  fondamentaux  île  Viinperium  et  de 
l'organisation  aristocratique  des  classes  ,  l'inA^asion  réduite  à 
l'établissement  sur  le  territoire  gaulois  de  bandes  guerrières 
désorganisées ,  la  monarchie  franque  expliquée  comme  une 
tentative  grossière  de  faire  fonctionjier  le  mécanisme  du  gouver- 
nement romain  avec  un  personnel  barbare.  Même  les  travaux 
spéciaux  sur  le  colonat,  la  propriété  germanique,  l'alleu,  le 
[latronat,  le  bénéfice,  sont  tous  construits  de  façon  à  faire  res- 
sortir un  principe  fondamental. 

Quelle  méthode  dirigeait  ces  constructions?  Fustel  ne  l'a 
jamais  (Ut;  lui  qui  a  si  souvent  formulé  les  règles  de  l'analyse, 
n'a  jamais  parlé  des  règles  de  la  synthèse.  Peut-être  les  appli- 
quait-il par  un  mouvement  instinctif  de  son  esprit  spontané- 
ment systématique,  car  il  semble  n'en  avoir  pas  pris  conscience  : 
«  L'histoire,  a-t-il  dit,  n'est  pas  une  science  de  raisonnement, 
elle  est  une  science  de  faits  »  ;  il  a  dit  ailleurs  qu'elle  est  une 
science  d'observation,  et  il  l'a  comparée  à  la  chimie;  en  quoi 
il  se  trompait,  car  l'historien  n'observe  rien  que  du  papier  noirci, 
et  c'est  par  une  suite  compliquée  de  raisonnements  qu'il 
remonte  des  signes  tracés  sur  le  papier  à  la  connaissance  des 
pensées  et  des  actes  des  hommes  d'autrefois  '. 

I.  Voir  sur  ce  point  Langlois  et  Seignolios,  Introd.  aux  études  Itisforiques,  1898* 


288  L  HISTOIRE 

Fustel  faisait  un  usage  constant  du  raisonnement,  et  même 
de  l'espèce  la  plus  dangereuse,  le  raisonnement  par  générali- 
sation, dont  il  avait  besoin  pour  arriver  à  ses  conclusions. 
D'ordinaire  il  raisonnait  juste.  Mais,  comme  il  ne  s'était  pas 
méthodiquement  rendu  compte  du  rôle  des  raisonnements  dans 
l'histoire,  il  opérait  d'instinct  sans  prendre  toutes  les  précautions 
nécessaires,  et  il  lui  est  arrivé  parfois  d'établir  des  conclusions 
sur  une  base  trop  étroite.  Il  cherchait  les  habitudes  générales  de 
toute  une  société,  institutions,  conceptions  ou  croyances,  et  le 
plus  souvent  il  n'avait  pour  se  renseigner  qu'un  petit  nombre 
de  documents  clairsemés,  dont  l'analyse  lui  fournissait  tout  au 
plus  des  règles  officielles,  peut-^être  constamment  violées  dans  la 
pratique,  ou  quelques  cas  individuels  isolés.  Il  lui  fallait  donc 
généraliser.  Mais  dans  quelle  mesure?  à  quel  groupe  d'hommes, 
à  quelle  étendue  de  pays,  à  quelle  durée  de  temps  attribuer  le 
phénomène  social  constaté  dans  un  exemple  particulier?  Sur 
cette  question  il  n'a  pas  eu  de  théorie  précise  et  sa  pratique  a 
varié.  Les  généralisations  sont  beaucoup  plus  imprudentes  dans 
la  Cité  antique  où,  à  partir  de  deux  ou  trois  cas,  parfois  acciden- 
tels, il  induit  les  sentiments  de  tous  les  Grecs  ou  de  tous  les 
Romains  de  toutes  les  époques.  Les  œuvres  des  dernières  années, 
plus  réservées  dans  les  conclusions,  donnent  à  penser  que  l'ex- 
périence avait  amorti  son  ardeur  à  généraliser. 

Mais  jamais  il  n'a  opéré  avec  une  correction  irréprochable  : 
il  groupait  en  un  seul  tableau  des  masses  d'hommes  trop  nom- 
breuses et  des  périodes  trop  longues,  chacune  de  ses  synthèses 
était  trop  large  pour  pouvoir  être  exacte.  La  Cité  antique  pré- 
sente en  un  résumé  unique  la  religion,  le  droit  privé,  le  gouver- 
nement de  tous  les  Grecs  et  de  tous  les  Romains,  sans  distinc- 
tion d'époque,  comme  si  tous,  du  viif  au  i"  siècle,  avaient  eu 
même  religion,  même  droit,  même  gouvernement.  Le  travail 
paraît  divisé  en  périodes,  mais  ces  périodes  sont  restreintes  à 
l'étude  des  révolutions.  Le  tableau  des  croyances,  des  rites,  delà 
vie  privée  est  fait  avec  des  traits  pris  dans  toutes  les  époques,  c'est 
le  vieux  procédé  du  roman  historique.  La  suite  des  temps  s'est  si 
complètement  confondue  que  des  usages  cités  dans  les  deux  pre- 
miers livres  pour  prouver  l'empire  des  croyances  sur  les  âmes 
se  trouvent  exactement  contemporains  (v^-iv"  siècles)  des  guerres 


PUSTEL  DE  COULAMIES  289 

civiles  atiribuées  à  la  ruine  de  ces  mêmes  croyances.  Dans 
VHistoire  des  Institutions  les  cinq  siècles  de  la  Gaule  romaine 
sont  ramassés  en  un  seul  exposé,  et  la  monarchie  franque  appa- 
raît presque  immobile  de  Glovis  à  Da^obert.  De  même  les 
groupes  d'hommes  sont  imparfaitement  distingués;  il  est  parlé 
en  général  des  Grecs,  des  Romains,  des  Germains;  toute  société 
est  traitée  comme  un  bloc  homogène,  et  même  quand  elle  est 
divisée  en  classes,  il  semble  que  tous  les  hommes  de  chaque 
classe  soient  identiques.  La  pénurie  des  documents  en  matière 
de  sociétés  antiques  explique  ces  groupements  trop  larges  aux- 
quels les  historiens  de  l'antiquité  ne  commencent  à  renoncer 
que  depuis  quelques  années. 

L'absence  complète  de  documents  solides  sur  la  vie  sociale 
et  politique  des  Grecs  avant  le  iv"  siècle,  des  Romains  avant  le 
1)1%  avait  entraîné  Fustel  à  un  procédé  de  raisonnement  contraire 
à  sa  propre  théorie.  «  Ce  n'est  pas  avec  la  logique,  a-t-il  écrit  en 
1885,  qu'il  faut  faire  l'histoire,  c'est  avec  les  seuls  documents.  » 
Et  pourtant,  c'est  sans  documents  qu'il  a  écrit  une  partie  de  la 
Cité  antique.  S'il  avait  en  1863  appliqué  ses  principes,  il  n'aurait 
rien  pu  dire  des  origines  de  la  religion,  de  la  famille,  de  la  pro- 
priété, du  régime  des  successions,  et  presque  rien  de  la  formation 
des  cités.  Car  les  documents  ne  nous  apprennent  rien  de  cela. 
Mais,  ayant  entrepris  de  suivre  l'évolution  des  sociétés  antiques 
depuis  leurs  origines,  il  n'a  pu  se  résigner  à  laisser  une  pareille 
lacune  dans  son  exposition,  et,  faute  de  documents,  il  l'a  com- 
blée par  des  hypothèses  justes  souvent,  toujours  ingénieuses, 
mais  fondées  seulement  sur  des  raisonnements  à  partir  de  la 
nature  humaine.  Il  a  employé,  quoique  largement,  un  procédé 
analogue  dans  VHistoire  des  institutions,  pour  reconstituer  l'opi- 
nion publique  en  Gaule,  les  causes  de  la  désorganisation  de 
l'empire  et  de  l'invasion,  et  les  origines  de  la  composition  pécu- 
niaire chez  les  Francs.  Seuls  les  derniers  ouvrages  sont  exempts 
de  ce  genre  d'imprudences. 

Les  procédés  d'exposition.  —  Fustel  a  eu  deux  méthodes 
d'exposition  comme  il  a  eu  deux  méthodes  de  travail.  Sa  première 
manière  semble  calculée  sur  un  public  confiant  et  docile.  Il  entre 
en  matière  directement,  sans  indications  de  bibliographie,  sans 
introduction  critique;  il  annonce  brièvement  le  sujet  qu'il  va 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  IJ 


200  L'HISTOIRE 

traitor  et  Texposition  se  déroule  aussitôt  d'une  façon  continue. 
]jes  documents,  analysés  ou  traduits,  sont  fondus,  d'ordinaire, 
dans  l'exposition,  tout  au  plus  s'en  distinguent-ils  par  des  guille- 
mets;  on  passe  sans  secousse  des  citations  de  textes  aux  expli- 
cations et  aux  réflexions;  à  peine  de  loin  en  loin  une  remarque 
critique  sur  la  valeur  d'un  texte  ;  jamais  aucune  discussion  d'opi- 
nions modernes  ;  l'appareil  d'érudition  se  réduit  à  des  renvois  au 
passage  d'où  le  texte  est  tiré  et  à  de  rares  et  courtes  citations.  Il 
s'agit  plutôt  de  communiquer  la  connaissance  que  de  la  prouver. 
L'ensemble  des  matières  est  distribué  en  livres  d'après  une 
ordonnance  logique.  Ainsi  sont  composées  la  Cité  antique  et 
V Histoire  des  institutions. 

Les  œuvres  de  la  seconde  manière  semblent  au  contraire  rédi- 
gées pour  un  public  défiant  et  malveillant  qu'il  s'agit  de  con- 
vaincre. Elles  sont  munies  de  l'appareil  de  l'érudition  contem- 
poraine :  en  tête  une  bibliographie  des  sources  et  une  introduction 
critique;  dans  le  texte  ou  dans  les  notes  les  citations  complètes 
des  documents,  et  sur  chaque  question  l'énumération  des  tra- 
vaux modernes  accompagnée  de  discussions  et  de  polémiques 
(sans  compter  les  appendices  à  la  fin  du  volume).  Il  ne  reste 
plus  (ju'une  division  par  chapitres.  C'est  une  série  de  monogra- 
phies. Et  jiour  marquer  plus  nettement  ce  caractère,  la  proposi- 
tion qu'il  s'agit  de  prouver  est  d'ordinaire  annoncée  en  tête  et 
répétée  en  manière  de  conclusion. 

Ces  deux  méthodes  d'exposition  correspondent  à  deux  concep- 
tions diflerentes  du  rôle  de  l'historien  ;  la  seconde  est  jtrobable- 
inent  plus  scientifique  et  Fustel  Ta  adoptée  jioiir  montrer  à  ses 
contradicteurs  que  lui  aussi  pouvait  faire  figure  d'éru<lit;  mais 
il  semble  bien  que  la  première  soit  plus  artistique.  Aussi  ne 
faul-il  pas  s'étonner  (pie  (hms  les  œuvres  de  Fustel  la  valeur 
scientifique  soit  en  raison  inverse  du  mérite  littéraire.  Les 
Recherches,  l'Alleu,  la  Monarchie  franque  ont  bouh'versé  l'his- 
toire des  institutions  m<M'ovingiennes  et  forcé  même  les  germa- 
nistes à  abandonner  (|uelques-unes  de  leurs  thèses,  mais  ce  sont 
des  livres  illisibles  pour  tout  nutre  cpiun  s[iécialiste.  La  Cité 
antique  est  un  ehef-d'œuvre;  mais  elle  est  pleine  d'erreui-s,  de 
«'onjectures  hasardeuses  et  de  fautes  de  critiipie;  on  ne  peut  j»as 
plus  la  faire  lire  à  un  étudiant  désireux  de  s'instruire  (pi'on  ne 


FUSTEL  DE  COULANGES  291 

lui  donnerait  l'histoire  deMiclielet;  les  manuels  allemands  (Tanti- 
quités  n'en  tiennent  presque  aucun  compte,  et  plusieurs  même 
ne  la  nomment  pas. 

Ces  <Ieux  manières  ont  un  trait  commun  :  l'exposition  est 
limitée  aux  faits  qu'il  s'agit  de  faire  comprendre;  Fustel  s'est 
toujours  défendu  d'avoir,  en  écrivant  l'histoire,  aucune  arrière- 
pensée  morah'  ou  |>(diti(jue.  11  avertit  expressément  qu'il  n'a 
«  songé  ni  à  louer  ni  à  décrier  les  anciennes  institutions  de  la 
France  »,  il  a  voulu  seulement  «  les  décrire  et  en  marquer  l'en- 
chaînement». On  ne  rencontre  chez  lui  que  peu  de  ces  réflexions 
personnelles  dont  la  [)lupart  des  histori(^ns  jiarsèment  l'exposé 
des  faits;  encore  la  plupart  sont-elles  des  remarques  de  criti(|ue 
ou  des  ohsei'vations  de  jtsycholoiiie  iiénérale  nécessaires  pour 
apprécier  la  valeur  d'un  texte  ou  pour  construire  un  raisonne- 
ment. Cette  œuvre  si  longue  ne  contient  peut-être  pas  un  hors- 
d'œuvre;tout  au  [dus,  dans  l;i  descri[»tion  du  régime  impérial  et 
dans  le  tableau  des  usages  barbares,  (|U(d(pies  remarques  inci- 
dentes laissent-elles  entrevoir  des  préférences  ou  des  antipathies 
inconciliables  avec  une  stricte  neutralité. 

Le  style  de  Fustel  est  à  l'imag'e  de  sa  méthode  de  travail  :  il 
est  intelligent  et  honnête.  Fustel  était-il  un  écrivain?  On  peut  le 
contester,  car  il  n'a  pas  eu  de  forme  originale;  il  a  rej)ris  les 
formules  de  Montesquieu  et  de  Tocqueville,  avec  moins  d'esprit 
que  Montesquieu  et  un  tour  moins  sentencieux  (pie  Tocqueville. 
Mais  il  écrivait  bien,  toujours  correctement  et  souvent  avec 
vigueur.  C'est  qu'il  avait  <leux  résolutions  fermes,  tournées  en 
habitude  :  se  faire  comprendre  le  plus  complètement  du  lecteur 
et  avec  le  moins  d'etTort  possible,  éviter  tout  ce  qui  ne  servait 
pas  à  se  faire  conijtrendre.  (^es  deux  règles  ont  suftl  à  le  défendre 
contre  les  vices  habituels  de  la  langue  historique,  la  solennité 
oratoire  des  anciennes  écoles,  les  métaphores  ornementales  et 
les  émotions  simulées  des  romantiques,  le  jargon  technique  des 
juristes,  les  ai)stractions  vagues  des  philosophes.  Comme  il  pre- 
nait la  peine  de  choisir  chacun  de  ses  m(ds,  il  échappait  aux 
formules  conventionnelles  et  aux  ex[)ressions  toutes  faites  (|ui 
rendent  si  banal  le  style  de  la  jdujiart  des  historiens;  il  donnait 
toujours  l'impression  d'avoir  pensé  lui-même,  et  d'avoir expiimé 
précisément  ce  ([u'il  pensait;  de  là  la  distinction  et  l'autorité  de 


21)2 


L  IIISTOIUE 


sa  langue.  Gomme  il  n"('MTivait  pas  un  uiot  inutile  et  n.ijoutail 
aucun  ornement  |>our  se  faire  valoir,  sa  langue  <''l.iit  solire  et 
ferme.  Gomme  il  tenait  à  être  ('om|>ris  sans  edort,  il  euijtlovaif 
un  vocal)ulaire  simjiic  et  familier,  et  des  tournures  do  phrase 
hahituelles,  ce  qui  rendait  son  style  clair  et  naturel.  11  avait 
horreur  des  abstractions  |tersonnifiées  ;  à  peine  en  trouverait-on 
([uelques  cas  écha|tpés  par  inadvertance  dans  la  Cité  antique*  et 
V Histoire  des  institutions  -.  Quand  il  voulait  désigner  un  grroupe 
d'honHiies,  il  ra|»pelait  par  son  nom  ])ro[»re  collectif  (les  Athé- 
niens, les  Homains,  les  Germains,  les  Francs);  ou  hien,  à  l;i 
fa(;on  de  Tocqueville,  il  disait  «  les  hommes  »,  «  les  hommes 
(le  ce  temps  ».  11  intitule  un  cha|»itre  :  «  Gomment  les  hommes 
étaient  jugés  sous  Th^mpii'e  romain.  »  Ses  généralisations  sont 
parfois  excessives,  elles  embrassent  sous  im  seul  nom  collectif 
des  h(Hnmes  ti'ès  dissemblables  et  séparés  par  un  long'  intervalle 
(comme  les  Grecs  de  tous  les  pays  du  ix®  au  i"  siècle);  mais  ce 
sont  du  moins  de  vraies  généralisations,  elles  désig'nent  toujours 
des  g-roupes  d'hommes,  non  des  entités  imaginaires. 

En  se  défendant  contre  ces  formules  abstraites  qui  (uit  si  vite 
fait  d'introduire  dans  la  conception  des  événements  tout  un 
Olvmpe  d'êtres  mvstiques,  il  s'assurait  une  vue  claire  des  réalités 
sociales,  (*t  tout  en  traitant  des  questions  abstraites  et  g'énérales. 
il  ne  cessait  jamais  de  donner  l'impression  de  la  vie. 

Ainsi,  par  une  surveillance  rigoureuse,  Fustel  s'était  doniK'' 
toutes  les  qualités  qui  peuvent  s'acquérir;  son  style  est  précis, 
ferme,  concis,  élevé  et  vivant;  il  est  si  [tarfait  qu'il  semble  un 
don  de  la  nature  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  examiné  de  près. 

La  philosophie  de  Fustel.  —  Fustel  ne  |)arlait  (ju'avec 
impatience  de  la  |)hilos(»phie  de  l'histoire  et  regardait  comme  une 
injure  qu'on  le  traitât  de  philosophe.  Mais,  comme  tout  historien 
(jui  pense,  il  nvait  une  philosophie.  Les  faits  épars  extraits  un 
à  un  des  documents,  il  b^s  reliait  |»arune  conception  d'enseml)!*' 
de  la  sociéti''  humaine  <d  de  son  évolution. 


1.  ••  La  loi  qui  peniict  au  père  de  vendre  son  fils...  n'a  pas  t'té  imaginée  par  la 
cité.  La  cilé  aurait  i)lulôt  dit  au  père,  etc.  »  —  «  Le  patricial  s'était  fait  un  gou- 
vernement conforme  à  ses  principes.  »  —  «  Les  ditrérenls  àpes  de  la  vie  du 
genre  humain.  » 

2.  «  L'Empire  romain  cherchait  volontiers  des  soldats  au  dehors...  11  songea 
à  enrôler  des  Germains.  » 


FUSTEL  DE  COL'LANIiES  293 

La  Cité  antique  tout  entirre  repose  sui'une  idée  j)liilosophiqiie. 
«  L'histoire  n'étudie  pas  seulement  les  faits  matériels  et  les 
institutions,  son  véritable  objet  d'études  est  l'âme  humaine;  elle 
iloit  aspirer  à  conuaître  ce  (jue  eette  àme  a  cru,  pensé,  senti.  »  De 
même  Y  Histoire  des  institutions  eiii(\est'\née  surtout  à  «chercher 
les  conditions  foncbamentales  des  jieuples  de  la  Gaule  ».  «  Ces 
institutions...  étaient  conformes  à  la  nature  humaine,  car  elles 
étaient  d'accord  avec  les  mœurs,  les  lois  civiles,  les  intérêts 
matériels,  la  manière  de  penser  et  le  tour  d'esprit  des  généra- 
tions d'hommes  fpi'elles  régissaient...  Les  institutions  politiques 
ne  sont  jamais  l'œuvre  de  la  volonté  d'un  homme.  La  volonté 
même  de  tout  un  peuple  ne  suffit  pas  à  les  créer.  Les  peuples 
ne  sont  pas  gouvernés  suivant  qu'il  leur  plaît  de  l'être,  mais 
suivant  que  l'ensemble  de  leurs  intérêts  et  le  fond  de  leurs  opi- 
nions exigent  qu'ils  le  soient.  »  Dans  ces  deux  ouvrages  revien- 
nent plusieurs  fois  les  expressions  «  l'esprit  humain  »  ou  «  les 
idées  de  l'esprit  »,  ou  «  l'état  d'àme  »,  ou  même  «  l'état  psycho- 
logique ».  Tous  deux  sont  des  systèmes  d'explication  psycholo- 
gique des  institutions  anciennes. 

Les  conclusions  que  Fustel  croyait  trouver  dans  les(b)cuments, 
il  les  tirait  de  sa  conception  personnelle  des  sociétés.  La  Cité  an- 
tique est  encore  toute  imprégnée  de  la  doctrine  de  l'école  «  histo- 
rique »  allemande  que  les  institutions  sont  le  produit  d'un  «  esprit 
du  peuple  »  et  que  chaque  société  a  une  organisation  congénitale 
indépendante  de  la  volonté  de  ses  membres.  Toute  la  vie  antique 
est  expliquée  par  des  croyances  communes  à  la  «  race  aryenne,  » 
que  «  les  Grecs,  les  Italiens,  les  Hindous  »  ont  «  transportées  les 
uns  sur  les  rives  du  Gange,  les  autres  sur  les  bords  de  la  Médi- 
terranée ».  Fustel  n'a  jamais  expliqué  dans  quel  sens  il  enten- 
<lait  cette  expression  de  r«ce,  si  elle  désignait  un  véritable  groupe 
anthropologique  issu  d'ancêtres  communs  ou  seulement  une 
vague  communauté  de  langue  et  d'usages.  Il  est  permis  de  croire 
qu'il  l'avait  empruntée  au  vocabulaire  de  son  temps  sans  l'avoir 
analysée,  cai-  dans  ses  dernières  œuvres  il  a  cessé  d'en  faire 
usage;  il  a  même  fait  remarquer  à  propos  des  Germains  que  les 
peuples  diffèrent  surtout  entre  eux  par  leur  degré  de  développe- 
ment. 1!  insiste,  non  sans  impatience,  sur  «  le  caractère  abso- 
lument inimitable  »  des  sociétés  antiques.  «  Rien  dans  les  temps 


204  LHISTOIUK 

modernes  ne  leur  ressemble.  Rien  dans  ruveiiir  ne  poiiiia  leur 
ressembler.  » 

Sous  ces  formes  empruntées  au  vocabulaire  de  son  temps, 
Fustel  conservait  la  conception  fondamentale  des  philosopbes 
du  xvni"  siècle,  de  Voltaire,  qu'il  semble  avoir  peu  connu,  de 
Rousseau  contre  lequel  il  a  polémisé  :  il  croyait  à  l'unité  de 
la  nature  bumaine.  Quand  il  a  eu  à  trouver  les  motifs  des  usages 
et  à  se  représenter  les  croyances,  il  a  invoqué  «  la  nature 
humaine  »  ou  les  sentiments  généraux  de  «  l'àme  humaine  ». 
Il  a  dit  :  «  Il  est  naturel  à  l'homme  »,  ou  «  Il  n'est  pas  dans  la 
nature  humaine  »,  ou  «  Il  n'est  pas  humainement  possible  ». 
Pour  reconstituer  «  l'état  psychologique  »  des  sociétés  anciennes, 
il  s'est  servi  de  raisonnements  fondés  sur  la  ressemblance  des 
hommes  d'autrefois  avec  les  hommes  d'aujourd'hui. 

Sa  tournure  d'esprit  philosophique  le  portait  à  chercher  un 
principe  général  auquel  il  put  ramener  toute  l'organisation  de 
la  société.  Il  crut  d'abord  l'avoir  trouvé  dans  les  croyances.  «  Si 
les  lois  de  l'association  humaine  ne  sont  plus  les  mêmes  que 
dans  l'antiquité,  c'est  qu'il  y  a  dans  l'homme  quelque  chose  de 
changé.  Nous  avons  une  autre  partie  de  notre  être  qui  se  modifie 
de  siècle  en  siècle,  c'est  notre  intelligence.  Elle  est  toujours  en 
mouvement...  et  à  cause  d'elle  nos  institutions  et  nos  lois  sont 
sujettes  au  changement.  L'homme  ne  pense  plus  aujourd'hui  ce 
qu'il  pensait  il  y  a  vingt-cinq  siècles  et  c'est  pour  cela  qu'il  ne  se 
gouverne  plus  comme  il  se  gouvernait.  »  Dans  la  C Ité  antique,  c  est 
la  religion  qui  est  le  phénomène  dominant,  le  lien  de  toutes  les 
institutions;  les  faits  économiques  n'y  apparaissent  que  vers  la 
fin,  quand  les  textes  précis  d'Aristote  et  de  Polyhe  forcent  à 
parler  des  luttes  entre  riches  et  pauvres  ;  et  encore  n'y  tiennent-ils 
qu'un  rôle  subalterne.  Mais  à  mesure  que  Fustel  a  avancé  en 
âge,  il  a  fait  à  la  vie  économique  une  place  plus  large.  Dans 
VIfistoire  des  Inslitutions  il  insiste  sur  l'importance  du  régime 
de  la  propriété  et  il  finit  par  déclarer  (dans  la  préface  de  V Alleu) 
qu'  «  en  tout  temps  et  en  tout  pays  la  manière  dont  le  sol  était 
possédé  a  été  l'un  des  principaux  éléments  de  l'organisme  j)oli- 
tique  et  social  ».  Cette  évolution  est-elle  due  à  la  différence 
entre  les  documents  narratifs  sur  lesquels  repose  la  Cité  antique 
et  les  textes  juridiques  ou  les  chartes  qui  ont  servi  aux  travaux 


PUSTEL   DE  GOULANGES  295 

sur  les  sociétés  gallo-romaine  et  franque?  Ou  Fustel  a-t-il  subi  à 
son  insu  le  mouvement  général  qui  dans  le  dernier  quart  de 
notre  siècle  a  entraîné  tous  les  esprits  vers  l'interprétation  éco- 
nomique de  l'histoire? 

Quel  que  fût  ce  principe  général,  croyance  ou  intérêts,  Fustel 
l'a  toujours  conçu  comme  le  lien  entre  les  phénomènes  que  les 
documents  ne  nous  montrent  jamais  qu'isolés;  il  a  toujours  été 
préoccupé  de  découvrir  et  de  montrer  ce  lien.  Mais  sa  langue  a 
varié.  Dans  ses  premiers  ouvrages  il  ne  parle  encore  que  de 
«  l'étroite  relation  qu'il  y  a  toujours  entre  les  idées  de  l'intel- 
ligence humaine  et  l'état  social  d'un  peuple.  »  En  1885  apparaît 
la  métaphore  tirée  de  l'organisme  :  «  La  propriété  sociale...  est 
une  sorte  d'organe  en  rapport  avec  d'autres  organes  dont  l'har- 
monie constitue  une  société  vivante  »,  et  dans  la  Monarchie  fran- 
que elle  s'étale  sous  la  forme  devenue  banale  :  «  Après  avoir 
analysé  tous  les  organes  de  ce  gouvernement,  nous  pouvons 
essayer  la  synthèse  de  cet  organisme  ».  Dans  la  préface  de  V Alleu 
où  il  déclare  que  l'histoire  est  la  «  science  des  sociétés  humaines  », 
la  «  science  des  faits  sociaux,  c'est-à-dire  la  sociologie  même  », 
il  en  vient  à  parler  la  langue  des  sociologues  contemporains  : 
«  Chacune  de  ces  sociétés  fut  un  être  vivant.  » 

Le  problème  de  l'évolution  des  sociétés  humaines  l'avait 
occupé  de  tout  temps.  La  Cité  antique  était  un  essai  de  découvrir 
la  cause  de  la  création  et  de  la  destruction  des  cités.  Il  croyait 
l'avoir  trouvée  dans  le  changement  graduel  des  croyances,  sans 
peut-être  se  rendre  compte  que  notre  connaissance  des  sociétés 
antiques  est  trop  incomplète  pour  nous  permettre  d'assigner 
exactement  à  une  espèce  de  faits  sa  part  d'action  dans  l'évolution 
générale.  Nous  ne  connaissons  du  monde  antique  que  l'aristo- 
cratie de  quelques  cités  ;  c'est  trop  peu  pour  affirmer  que  tout 
le  mouvement  des  sociétés  antiques  a  dépendu  de  la  religion 
de  ces  aristocraties. 

h'Histoire  des  institutions  est  aussi  avant  tout  une  étude 
d'évolution;  il  s'agit  de  suivre  des  «  institutions  formées  d'une 
manière  lente,  graduelle,  régulière  »,  les  «  règles  apportées  en 
Europe  par  les  Romains,  »  et  qui  «  s'y  sont  maintenues  à  travers 
les  âges  ».  U Alleu  est  consacré  à  étudier  la  «  continuité  des 
faits  et  des  usages  »  en   matière   de  propriété.  Mais  dans  la 


290  L'HISTOIHE 

seconde  partie  de  sa  carrière  Fustel  renonce  à  ramener  tout 
changement  social  à  ime  transformation  des  idées;  il  a  entrevu 
l'action  des  causes  matérielles,  il  a  perdu  son  assurance  dans 
la  recherche  des  causes,  il  se  borne  à  affirmer  la  succession  des 
faits.  Son  attitude  est  moins  philosophique  et  plus  critique  ;  ses 
conclusions  n'ont  plus  la  hardiesse  sereine  des  affirmations  de 
la  Cité  antique;  la  contradiction  l'a  forcé  à  rentrer  dans  les 
limites  étroites  de  l'histoire. 


///.   —  Liste   des   historiens   conicmporains. 

Principe  de  ce  catalogue.  —  Renan,  Taine  et  Fustel  de 
Coulanges  semblent  être  dans  cette  seconde  moitié  du  xix"  siècle 
les  seuls  historiens  qui  se  soient  imposés  à  la  fois  au  public  et 
aux  connaisseurs  assez  fortement  pour  avoir  un  droit  indiscu- 
table à  une  place  dans  l'Histoire  de  la  littérature  française. 
Cependant  on  donnerait  une  impression  fausse  si  on  laissait 
ignorer  l'existence  du  mouvement  historique  contemporain  qui 
s'est  manifesté  par  tant  d'œuvres  estimées.  Mais  une  étude  cri- 
tique ou  même  une  simple  description  des  ouvrages  d'histoire, 
soumise  à  l'obligation  de  s'enfermer  dans  les  limites  d'une 
notice  de  quelques  pages,  aurait  risqué  de  se  heurter  à  des 
obstacles  insurmontables.  Une  appréciation  sommaire,  fût-elle 
juste,  semblera  toujours  arbitraire  au  lecteur  dont  elle  cho- 
quera les  préférences;  pour  la  justifier  aux  yeux  de  ceux  qui 
ne  sont  pas  convaincus  d'avance,  il  faudrait  pouvoir  consacrer 
à  chaque  historien  plusieurs  pages  d'analyse  et  de  discussion  ; 
une  revue  rapide  accompagnée  de  quelques  épilhètes  prendrait 
trop  facilement  la  tournure  d'une  corvée  de  compliments  obliga- 
toires ou  d'une  outrecuidante  distribution  de  bonnes  et  de  mau- 
vaises notes.  Comment  parler  d'hommes  la  plupart  vivants  sans 
blesser  ceux  qu'on  n'admire  pas  et  sans  paraître  flatter  ceux 
qu'on  admire?  Et  comment  s'assurer  contre  l'action  inconsciente 
sur  ses  jugements  de  ses  antipathies  ou  de  ses  préférences  per- 
sonnelles? On  a  donc  pris  ici  le  parti  de  renoncer  à  toute  critique, 
à  toute  discussion  et  de  se  borner  à  mentionner  les  noms  des 
historiens  et  de  leurs  principales  œuvres. 


LISTE  DES  HISTORIENS  CONTEMPORAINS  297 

Cette  simple  énumération  de  noms  ne  va  même  pas  sans  diffi- 
cultés ;  la  production  d'ouvrages  historiques  est  énorme  de 
notre  temps,  dans  cette  foule  il  faut  choisir.  Si  l'on  fait  le  choix 
iVaprès  son  jugement  personnel,  on  n'évitera  pas  le  reproche 
de  partialité  et  on  sera  soi-même  certain  de  le  mériter,  car, 
sinon  les  sentiments  personnels,  du  moins  les  goûts  littéraires  et 
les  préférences  intellectuelles  sont  pour  une  part  indiscernable 
dans  l'impression  qu'on  a  de  l'importance  d'un  historien  ,  et 
c'est  parfois  une  sympathie  ou  une  antipathie  inconsciente  qui 
nous  fera  trouver  l'un  considérable  et  l'autre  insignifiant.  On 
a  donc  pris  le  parti,  pour  éviter  toute  appréciation  subjective, 
d'adopter  pour  principe  de  choix  un  critérium  extérieur  :  on  s'en 
tiendra  aux  historiens  qui  ont  été  membres  de  llnstitut;  cette 
qualité  leur  donne  une  consécration  officielle  qui  les  désigne  à 
l'attention  du  public.  Les  purs  érudits  seront  ainsi  énumérés  en 
même  temps  que  les  historiens  dans  le  sens  littéraire;  mais  il 
n'existe  pas  de  procédé  objectif  pour  les  distinguer  '  les  uns  des 
autres. 

Les  historiens  membres  de  l'Académie  française. 
—  L'Académie  française  a  maintenu  sa  tradition  d'avoir  tou- 
jours parmi  ses  memJjres  plusieurs  représentants  du  genre  histo- 
rique. Deux  générations  d'historiens  se  sont  ainsi  succédé  dans 
la  seconde  moitié  du  siècle,  sans  compter  ceux  de  la  génération 
antérieure  que  l'Académie  a  reçus  après  1850  pour  des  ouvrages 
antérieurs  et  qui  pour  cette  raison  ne  figurent  pas  ici  (Duver- 
gier  de  Hauranne,  de  Carné,  le  duc  de  Noailles,  Henri  Martin). 

La  première  génération,  celle  des  hommes  nés  avant  1830, 
comprend,  outre  Renan  et  Taine,  plusieurs  écrivains  attachés  à 
la  tradition  de  l'antiquité  et  de  la  renaissance;  ils  emploient  les 
formes  classiques  de  la  narration  et  du  portrait,  jugent  les  per- 
sonnages et  les  actes  au  nom  de  la  morale  ou  d'un  idéal  per- 
sonnel, distribuent  les  éloges  ou  les  flétrissures;  leur  style  est 
soutenu  et  oratoire,  dans  le  goût  des  grands  siècles  littéraires. 


1.  J'avais  d'abord  essayé  de  m'en  tenir  aux  deux  classes  de  l'Institut  qui 
ont  un  caractère  littéraire,  l'Académie  française  et  l'Académie  des  sciences 
morales,  en  écartant  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  qui  est  plutôt 
un  corps  d'érudits.  Mais  la  distinction  ne  se  soutenait  pas  dans  la  pratique: 
elle  aboutissait  à  passer  sous  silence  des  œuvres  exactement  semblables  à  celles 
qui  auraient  été  mentionnées:  jai  dû  y  renoncer. 


298  L'HISTOIRK 

La  génération  nouvelle  paraît  partagée  entre  deux  concep- 
tions contradictoires  de  l'histoire.  M.  Thurcau-Dangin  reste  fidèle 
à  la  tradition  classique;  M.  Sorel  est  un  disciple  de  Taine  ; 
M.  Lavisse  joint  à  une  simplicité  très  moderne  de  style  la 
tendance  toute  contemporaine  à  écrire  l'histoire  dans  un  mode 
purement  scientifique.  Les  autres  semblent  chercher  une  tran- 
saction entre  ces  formes  extrêmes. 

De  Vieil-Castel,  )8(>0-1887,  Histoire  delà  Restauration,  20  vol.,  18G0-78. 

Victor  Duruy,  1811-18',)i.  —  Principaux  ouvrages  :  Histoire  des  Romains, 
7  vol.,  1813-74;  Histoire  des  Grecs,  3  vol.,  dernière  édition  1887-89. 

Jurien  de  la  Gravière  (l'amiral),  1812-1892.  Dans  la  série  d'études  historiques 
qui  forme  une  sorte  d'histoire  universelle  de  la  marine  les  principales  sont  : 
Marines  d'autrefois,  18G5;  Marines  des  XV°  et  XVI^  siècles,  2  vol.,  1878; 
Les  campagnes  d'Alexandre,  6  vol.  1883-84;  Les  derniers  jours  de  la  marine  à 
rames.  188o. 

Duc  de  Broglie,  né  en  1821,  VÈgllse  et  Vempire  romain  au  IV°  siècle; 
Constantin,  Valentinien  et  Théodose,  6  vol.,  1856-66;  Le  secret  du  roi,  2  vol., 
1888;  Frédéric  H  et  Marie-Thérèse,  2  vol.,  1882;  Frédéric  U  et  Louis  XV, 

2  vol.,  1884;  Marie-Thérèse  impératrice,  2  vol.,  1888. 

Camille  Rousset,  1821-1892,  Histoire  de  Louvois,  4  vol.,  1861-63;  Les 
volontaires  de  1791,  1876;  Histoire  de  lu  guerre  de  Crimée,  2  vol.,  1877;  La 
conquête  d'Alger,  1879;  L'Algérie  de  1830  à  1840,  1887;  La  conquête  de 
V Algérie  de  I8il  à  4857,  2  vol.,  1889. 

Duc  d'Aumale,  1822-1897,  Histoire  des  princes  de  Condé  pendant  les  A' F/'' 
et  XVI I'^  siècles,  7  vol.,  1869-74. 

Gaston  Boissier,  né  en  1823,  Cicéron  et  ses  amis,  1860;  La  religion  romaine 
d'Auguste  aux  Antonins,  2  vol.,  1874;  La  fin  du  paganisme,  2  vol.,  1891. 

Emile  Ollivier,  né  en  1829,  Le  19  janvier,  1869;  Le  ministère  du  2  janvier, 
1875  ;  L'Église  et  l'État  au  concile  du  Vatican,  1879  ;  L'Empire  libéral,  1894. 

Costa  de  Beauregard,  né  en  1835,  Un  homme  d'autrefois,  1878;  Les  der- 
nières années  du  roi  Charles-Albert,  1890. 

Thurcau-Dangin,  né  en  1837;  son  principal  ouvrage  est  l'Histoire  de  la 
monarchie  de  juillet,  7  vol.,  1886-92. 

Ernest  Lavisse,  né  en  1842,  Études  sur  l'histoire  de  Prusse,  1879;  Vue  géné- 
rale de  l'histoire  politique  de  l'Europe,  1890;  La  jeunesse  du  grand  Frédéric, 
1891;  Le  grand  Frédéric  avant  l'avènement,  1893. 

Albert  Sorel,  né  en  1842,  Histoire  diplonuit'ique  de  la  guerre  franco-alle- 
mande, 1875,  2  vol.  ;  La  question  d'Orient  au  XVHi  siècle,  1877;  L'Europe  et 
la  Révolution  française,  4  vol.,  1885-1892. 

Henry  Houssayc,  né  en  1848,  Histoire  d'Alcibiadc,  2  vol.,  1873;  1814,  his- 
toire de  la  campagne  de  France,  1888;  1815,  2  vol.,  1893;  Waterloo,  1899. 

Gabriel  Hanotau.x,  né  en  1853,  Histoire  de  Richelieu,  2  vol.,  1893-1896. 

Albert  Vandal,  né  en  1853,  L'alliance  russe  sous  Napoléon  Z®""  (1891-96), 

3  vol.  {Napoléon  et  Alexandre  I"',  1896,  t.  III  de  la  coll.). 

i.  Les  dates  jusqu'en  I89i  sont  données  d'après  la  grande  publication  commé- 
moralive  du  comte  de  Franqueville,  Le  premier  siècle  de  l'Institut  de  France,  1895. 


LISTH  DES   HISTOIUENS  CONTE.^IPORAINS  299 

Les  historiens  à  TAcadémie  des  sciences  morales.  — 

L'Académie  des  sciences  morales  a  une  section  de  cinq  membres 
réservée  à  «  l'histoire  pliilosoi)hique  »  ;  elle  a  en  outre  fait  place 
à  quelques  historiens  dans  les  sections  de  morale,  de  législation 
et  d'économie  politique.  Il  n'est  pas  toujours  facile  à  vrai  dire 
de  décider  quels  membres  de  ces  sections  on  peut  considérer 
comme  historiens;  l'étude  des  législations  se  confond  parfois 
avec  liiistoire  des  institutions  contemporaines;  on  s'est  résolu 
ici  à  adopter  l'interprétation  la  plus  large. 

Section  d'histoire  générale  et  philosophique  '  : 

Rosseuw  Saint-IIilaire,  1802-1889,  Histoire  de  l'Espagne  depuis  les  premiers 
temps  jusqu'à  la  mort  de  Ferdinand  VU,  14  vol.,  1831-1879. 

Chéruel,  1809-91,  Histoire  de  f administration  monarchique  en  France, 
2  vol.,  1855;  Histoire  de  France  pendant  la  minorité  de  Louis  XV[,  4  vol., 
1879-80.  —  Histoire  de  France  sous  le  ministère  de  Mazarin,  3  vol.,  1883. 

II.  Doniol,  né  en  1818,  Histoire  des  classes  rurales  en  France,  1857;  La 
Révolution  française  et  la  féodalité,  1874;  Histoire  de  la  participation  de  la 
France  à  la  libération  des  États-Unis,  3  vol.,  1876-1889. 

Zeller,  né  en  1819,  Entretiens  sur  liiistoire,  1869;  Histoire  d'Allemayne, 
7  vol.,  1872-1891  ;  Histoire  conlemporaine  de  l'Italie,  1879. 

Himly,  né  en  1823,  Histoire  de  la  formation  terr'itoriale  des  Étals  de  l'Eu- 
rope centrale,  2  vol.,  1876. 

Gelîroy,  1826-1895,  Gustave  Uî  et  la  cour  de  France,  2  vol.,  1867;  Rome  et 
les  barbares,  1874. 

Rocquain,  né  en  1833,  L'esprit  révolutionnaire  avant  la  Révolution,  187S  ; 
La  cour  de  Rome  et  l'esprit  de  réforme  avant  Luther,  2  vol.,  1894. 

R.  Stourm,  né  en  1837,  Les  finances  de  l'ancien  régime  et  de  la  Révolution, 

2  vol.,  1885. 

G.  Picot,  né  en  1838,  Histoire  des  États  généraux,  2  vol.,  1872. 
Alfred  Rambaud,  né  en  1842,  L'empire  byzantin  au  X^  siècle,  1870  ;  La  Russie 
épique,  1876;  Histoire  de  Russie,  1878;  Histoire  de  la  civilisation  française, 

3  vol.,  1885-88. 

G.  Monod,  né  en  184i-,  Études  critiques  sur  les  sources  de  l'histoire  mérovin- 
gienne, 1872;  Bibliographie  de  l'histoire  de  France,  1888.  —  Direction  de  la 
Revue  historique  depuis  1876. 

A.  Luchaire,  né  en  1846,  Histoire  des  institutions  monarchiques  sous  les 
prem'iers  Capétiens,  2  vol.,  1883;  Les  Communes  françaises,  1888;  Manuel  des 
institutions  françaises,  1892. 


1.  Ont  été  membres  à  la  fois  de  l'Académie  française  et  de  l'Académie  des 
.sciences  morales  :  Duruy,  le  duc  d'Aumale,  le  duc  de  Broglie,  Sorel. 


:?00  L  HISTOIRE 

Section]  de  politique,  administration  et  finances  (supprimée 
en  1866),  et  économie  politique,  statisti(|ue  et  finances  : 

Vuitry,  1803-188o,  Études  sur  le  régime  financier  de  la  France,  2  vol.,  1877- 
83;  Le  désordre  des  finances  à  la  fin  du  régne  de  Louis  XIV,  ISSo. 

P.  Clément,  1807-1870,  Histoire,  vie  et  administration  de  Colbert,  1846; 
Jacques-Cœur  et  Charles  Vil,  2  vol.,  1853;  La  police  sous  Louis  XIV,  1866. 

Léonce  de  Lavergne,  1809-1887,  Les  Assemblées  provinciales  sous  Louis  XVI, 
1863;  Les  Économistes  français  du  AT///"  siècle,  1870. 

M.  Block,  né  en  1816,  Dictionnaire  d'administration,  1'"  édit.,  18b6;  Les 
progrés  de  la  science  économique  depuis  Adam  Smith,  2  vol.,  18'.J0. 

Baudrillart,  1821-1881,  Histoire  du  luxe  privé  et  public  depuis  Vantiquite, 
4  vol.,  1878-80. 

Cuclieval-Clarigny,  né  en  1821,  Histoire  de  la  Presse  en  Angleterre  et  aux 
États-Unis,  iS'à9;  Lord  Beaconsftcld  et  son  temps,  1880. 

Levasseur,  né  en  1828,  Histoire  des  classes  ouvrières  en  France,  2  séries, 
1859  et  1867;  La  population  française,  2  vol.,  1889-91. 

Paul  Leroy-Beaulieu,  né  en  1843,  V administration  locale  en  France  et  en 
Angleterre,  1872;  La  colonisation  chez  les  peuples  modernes,  1874. 

Section  de  législation,  droit  public  et  jurisprudence  : 

Daresle,  né  en  1821,  La  justice  administrative  en  France,  1862;  François 
Holman,  1876;  Études  d'histoire  du  droit,  1889. 

Aucoc,  né  en  1828,  Conférences  sur  V administration  et  le  droit  adminis- 
tratif, 3  vol.,  d869-76;  Le  Conseil  d'État  avant  et  depuis  1780,  1876. 

Glasson,  né  en  1839,  Histoire  du  droit  et  des  institutions...  de  V Angleterre, 
6  vol.,  1882;  Histoire  du  droit  et  des  institutions  de  la  France,  6  vol.,  1887-93. 

De  Franqueville,  né  en  1840,  Le  gouvernement  et  le  parlement  britannique, 
3  vol.,  1887;  Le  système  judiciaire  de  la  Grande-Bretagne,  2  vol.,  1895. 

Section  de  morale  : 

L.  Reybaud,  1809-1879,  Éludes  sur  les  réformateurs  ou  socialistes  modernes. 
2  vol.,  1840-43;  Économistes  modernes,  1862. 

Ernest  Havet,  1813-1889,  Le  christianisme  et  ses  origines,  4  vol.,  1872-84. 

De  Pressensé,  1824-1891,  Histoire  des  trois  premiers  siècles  de  féglise  chré- 
tienne, 4  vol.,  1858-77;  L'Église  et  la  Révolution  française,  1865-. 

Bardoux,  1830-1897,  Les  légistes,  1877;  Le  comte  de  Montlosiir  et  le  galli- 
canisme, 1881 . 

Les  historiens  à  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres.  —  L'usage  s'est  établi  de  réserver  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres  aux  hommes  qui  se  recom- 
mandent par  des  travaux  de  linguistique,  de  (diilologie,  d'ar- 
chéologie, d'épigraphie,  de  numismatique;  c'est  proprement 
1  académie  de  l'érudition.  Mais  les  spécialistes,  en  France,  ne 
s'enferment  pas  d'ordinaire  si  complètement  dans  la  technique 


LISTE  DES   IIISTOUIENS   CONTEMPORAINS  301 

qu'il  ne  leur  arrive  d'écrire  parfois  un  livre  d'histoire  acces- 
sible au  public  cultivé;  on  ne  trouverait  presque  pas  d'érudit 
français  qui  n'ait  jamais  publié  que  des  monographies  spéciales. 
Rien  n'autoriserait  donc  à  dresser  un  catalogue  d'historiens 
d'où  seraient  exclus  les  érudits;  la  plupart  ont  produit  des 
œuvres  en  tout  point  semblables  à  celles  des  autres  historiens 
et  quelques-unes  des  histoires  de  notre  temps  les  plus  agréables 
à  lire  ont  été  écrites  par  des  spécialistes.  Il  ne  serait  même 
guère  possible  de  distinguer  entre  les  différentes  branches 
d'histoire;  les  institutions  publiques,  le  droit  privé,  la  religion, 
l'archéologie,  l'épigraphie,  se  touchent  de  si  près  et  s'enchevê- 
trent si  souvent  dans  la  pratique  que  toute  classification  serait 
arbitraire.  On  trouvera  donc  ici  les  noms  de  tous  les  érudits 
dont  les  travaux  ont  un  caractère  historique,  excepté  ceux  dont 
l'œuvre  a  été  purement  linguistique  ou  philologique  (tels  que 
Pavet  de  Courteille  ou  Burnouf),  avec  l'indication  de  leurs  prin- 
cipaux ouvrages  historiques. 

Natalis  de  Wailly,  1805-1880,  Publication  critique  des  Œuvres  de  Villehar- 
douin  et  de  Joinville. 

Hauréau,  1812-1896,  CJiarleinagne  et  sa  cour,  185  i;  Bernard  Délicieux  et 
nnquisitio)i  albigeoise,  1877. 

E.  Laboulaye,  1811-1883,  Histoire  des  États-Unis  d'Amérique,  3  vol  ,  1854. 

Wallon,  né  en  1812,  Histoire  de  l'esclavage,  3  vol.,  1818;  Jeanne  d'A/c, 
2  vol.,  1860;  La  Terreur,  2  vol.,  1873;  Saint  Louis  et  so7i  temps,  2  vol.,  1875; 
Histoire  du  tribunal  révolutionnaire,  6  vol.,  1880-82;  Les  représentants  du 
'peuple  en  mission,  5  vol.,  1888-90. 

Huillard-BréhoUes,  1817-1870,  Historia  diplomatica  Frederici  sccundi,  5  v., 
18.'i2-59,  V Introduction;  Vie  et  ouvrages  de  Pierre  de  la  Vigne,  1864. 

Max.  Deloche,  né  en  1817,  La  triistis  et  l'antrustion,  1873. 

A.  Maury,  1817-1892,  Histoire  de  la  religion  de  la  Grèce  antique,  3  vol., 
1857-59;  La  magie  et  l'astrologie  dans  Vantiquité  et  au  moyen  âge,  1860. 

Le  Blant,  1818-1897,  Inscriptions  chrétiennes  de  la  Gaule,  1856-92;  Les  per- 
sécutions et  les  martyrs,  1893. 

Mariette,  1821-1881,  Le  Serapeum  de  Memphis,  1857-66;  Abydos,  1870; 
Dendcrali,  1873-75;  Les  mastabas  de  l'ancien  empire,  1882-86. 

Siméon  Luce,  1821-1892,  Histoire  de  la  Jacquerie,  1859;  Histoire  de  Ber- 
trand du  Guesclin,  1876;  Jeanne  d'Arc  éi  Domrémy,  1886. 

De  Barthélémy,  né  en  1821,  Nouveau  manuel  de  num'ismatique ,  1851-52; 
Le  temple  d'Auguste  et  la  nationalité  gauloise,  1864. 

E.  Desjardins,  1823-1880,  Géographie  historique  et  administrative  de  la 
Gaule,  4  vol.,  1870-92. 

Oppert,  né  en  1825,  Expédition  scientifique  en  Mésopotamie,  3  vol.,  1857-64; 
Histoire  des  empires  de  Chaldée  et  d'Assyrie,  1806;  Le  peuple  et  la  langue 
des  Mèdes,  1879. 


302  L'HISTOIRE 

Deulé,  1826-1874,  VAcropole  (rAthi-nes,  2  vol.,  1854;  Auguste  et  sa  famille, 
1807;  Tibère,  1800;  Le  sang  de  Germaniciis,  1809;  Le  procès  des  Césars,  1870. 

l.éopold  Delisle,  né  en  1826,  Étude  sur  la  condition  des  classes  agricoles  en 
Normandie,  1851;  Histoire  du  château  de  Saint-Sauveur,  1807.  (Les  œuvres 
principales  sont  les  publications  de  catalogues  et  d'inventaires.) 

D'Arbois  de  Jubainville,  né  en  1827,  Histoire  des  ducs  et  des  comtes  de 
Cliantpagiic,  0  vol.,  1859-09;  Les  premiers  habitants  de  VEurope,  2  vol.,  1877; 
Résumé  d'un  cours  de  droit  irlandais,  2  vol.,  1888-90. 

DeRozière,  lS2H-\8':)~ ,  Recueil  des  formules  usitées  dans  l'empire  des  Fi'ancs, 
3  voL,  1861. 

Boutaric,  1829-1877,  La  France  sous  Philippe  le  Bel,  1861  ;  Inslitations  mili- 
taires de  la  France,  1803;  Saint  Louis  et  Alphonse  de  Poitiers,  1870. 

Heuzey,  né  en  1831,  Le  mont  Olympe  et  l'Acarnanic,  1862;  Monographies 
d'archéologie. 

G.  Perrot,  né  en  1832,  Exploratioii  archéologique  de  la  Galalic  et  de  ta 
Bithynic,  1863-72;  Véloquence  politique  et  judiciaire  éi  Athènes,  1873:  Histoire 
de  l'art  dans  rantiquité,  parait  depuis  1881. 

Léon  Gautier,  1832-1897,  Les  épopées  françaises,  4  vol.,  1865-68;  La  cheva- 
lerie, 1884. 

Barth,  né  en  1834,  Les  religions  de  l'Inde,  1879. 

Comte  Riant,  1836-1888,  Expéditions  et  pèlerinages  des  Scandinaves  en 
Terre-Sainte,  1865. 

Foucart,  né  en  1836,  Des  associations  relig'icuses  chez  h's  Grecs.  1873  ;  Or'ii/inc 
et  nature  des  mystères  d'Eleusis,  1895. 

Fr.  Lenormand,  1837-1883,  Manuel  d'histoire  ancienne  de  l'Orient,  1858; 
Les  premières  cicilisations,  2  vol.,  1874;  Les  sciences  occultes  en  Asie.  2  vol., 
1874-75;  La  Grande-Grèce,  3  vol.,  1883-84. 

Bergaigne,  1838-1888,  La  religion  védique,  2  vol.,  1878-83. 

Paul  Viollet,  né  en  1840,  Les  Établissements  de  saint  Louis,  i  vol.,  1881-80; 
Précis  de  Vhistoire  du  droit  français,  ISS'^;  Histoire  des  institution-;  politiques 
et  administratives  de  la  France  (depuis  1889). 

Bouché-Leclercq,  né  en  1841,  Histoire  de  la  divination  dans  l'ant'iquité,  1879- 
1881,  4  vol.  ;  Manuel  d'institutions  romaines,  1S86;  L'astrologie  grecque,  1899. 

Alb.  Duniont,  18f2-84,  Les  Balka)is  et  l'Adriatique,  1873;  Essai  sur 
l'éphébie  attiquc,  1875. 

L'abbé  Duchesne,  né  en  [S'i3, Éludes  sur  le  Liber pontifcalis,  1877;  Études 
sur  la  liturg'ie  latine,  1889. 

G.  Schlumbcrger,  ne  en  \Sii,  Numismatique  de  l'Orient  latin,  1898;  Sigil- 
lographie de  l'empire  byzantin,  1896;  Un  empereur  byzantin  au  X^  siècle. 
1891;  L'épopée  byzantine,  1896. 

Longnon,  né  en  1844,  Géographie  de  la  Gaule  au  V/"-'  siècle,  1878;  Atlas 
historique  de  la  France,  paraît  depuis  188i. 

Miintz,  né  en  1845,  Les  arts  (i  la  cour  des  papes,  3  vol.,  1878-82;  Raphaël, 
sa  vie,  ses  œuvres  et  S07i  temps,  1883;  La  Renaissance  en  Italie  et  en  France. 
1885;  Histoire  de  l'art  pendant  la  Renaissance,  3  vol.,  1888. 

Héron  de  Villefosse,  né  en  18i-5,  Nombreuses  monographies  d'épigraphic 
et  d'archéologie. 

r.lermont-Ganneau,  né  en  1816,  La  stèle  de  Mésa,  1870;  Mythologie  icono 
grapfiique,  [S18;  Les  antiquités  sémitiques,  1890. 


L'ORIENTATION  DE  L'HISTOIRE  303 

Ph.  Berger,  né  en  18  iC»,  Histoire  de  l'écriture  dans  l'antiquité,  1891. 

Maspero,  né  en  1840,  Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient,  3  vol., 
1894;  Monographies  d'égyptologie. 

Senarl,  né  en  1817,  Essai  sur  la  légende  de  Buddha,  1882;  Monographies  et 
publications  de  notes  relatives  à  l'Inde. 

Homolle,  né  en  1848,  Les  archives  de  l'intoidancc  sacrée  de  Delos,  1887. 

A.  Giry,  né  en  18i-9,  Les  Établissements  de  Rouen,  1883-1885,  2  vol.; 
Manuel  de  diplomatique ,  1894. 

M.  Collignon,  né  en  1849,  Mythologie  figurée  de  la  Grèce,  1883;  Histoire  de 
la  céramique  grecque,  1888;  Histoire  de  la  sculpture  grecque,  1892. 

De  Lasteyrie,  né  en  18  W,  Étude  sur  les  comtes  et  vicomtes  de  Limoges,  1875. 

E.  Babelon,  né  en  185^,  Histoire  ancienne  de  VOrient  de  Lenormant,  t.  V 
et  VI,  1886-1888. 

Sans  croire  àrinfaillibilité  des  corps  savants,  on  peut  admettre 
que  cette  liste  des  membres  de  l'Institut  é(juivaut  à  peu  près  à 
une  liste  des  historiens  français  les  plus  notables.  Il  y  manque 
cependant  au  moins  deux  noms,  ceux  des  deux  hommes  qui  les 
premiers  ont  fondé  l'étude  scientifique  de  la  Révolution  fran- 
çaise sur  un  dépouillement  méthodique  et  un  examen  critique 
des  documents  strictement  contemporains  :  M.  Aulard,  qui  a 
renouvelé  l'histoire  intérieure  de  la  Révolution  ';  M.  ('huquet, 
qui  a  en  créé  l'histoire  militaire  -. 


IV.  —  L'orientation  de  l'histoire. 

L'histoire,  depuis  l'antiquité,  est  restée  classée  parmi  les 
genres  littéraires  et  a  toujours  eu  sa  place  dans  l'histoire  des 
littératures.  Les  historiens  étaient  avant  tout  des  écrivains  qui 
trouvaient  dans  les  faits  passés  la  matière  première  pour  le 
travail  de  leur  imagination.  Mais  peu  à  peu  dans  l'œuvre  d'art 
l'érudition  s'est  infiltrée  sous  forme  de  notes,  de  citations,  de 
remarques  critiques,  de  dissertations  et  de  discussions;  et  ainsi, 
depuis  un  demi-siècle,  l'ouvrage  d'histoire  est  devenu  un  mélange 
disparate  où  la  proportion  des  éléments  techniques  va  toujours 

1.  Les  Orateurs  de  la  Constituante,  1882.  —  Les  Oi-atciirs  de  la  Lét/islatii:e  et  de 
la  Convention,  2  vol.,  1883-86.  —  Études  et  leçons  sur  la  Révolution  française,  deux 
séries,  1893-98.  —  Le  culte  de  la  Raison,  1892.  —  La  Société  des  Jacobins,  6  vol., 
1889-97.  —  Recueil  des  actes  du  Comité  de  salut  public,  1 1  vol.,  1889-99.  Nombreux 
articles  dans  la  revue  La  Révolution  frayiçaise  dont  M.  Aulard  est  directeur. 

2.  Les  guerres  de  la  Révolution,  11  vol.  sous  didërents  titres.  —  La  guerre  (iS70- 
■1871).  —  La  jeunesse  de  Xapoleon,  3  vol.,  1896-99. 


304  L  lilSTOlUI'] 

en  augmentant,  et  ({ui,  de  plus  en  plus,  perd  l'apparence  artis- 
tique. 

Cette  évolution  va-t-elle  continuer  et  achever  d'expulser  l'arl 
de  l'histoire?  Une  analogie  s'impose  ici  avec  tant  de  force  qu'on 
ne  peut  s'empêcher  d'en  être  frappé.  La  zoologie,  qu'on  appelait 
alors  Yhistoire  naturelle,  fournissait  encore  il  n'y  a  guère  plus 
d'un  siècle  matière  à  une  œuvre  du  genre  littéraire  ;  personne 
ne  s'étonne  de  voir  figurer  Buffon  dans  une  histoire  de  la  litté- 
rature française  au  xvni"  siècle.  Qui  penserait  aujourd'hui  à  faire 
une  place  à  un  livre  de  science  naturelle,  quelle  qu'en  fût  la 
valeur  de  forme?  Ce  serait  presque  une  insulte  à  l'auteur.  — 
N'en  sera-t-il  pas  de  même  un  jour  pour  l'histoire?  Et  dans 
l'histoire  de  la  littérature  française  qu'on  écrira  à  la  fin  du 
xx^  siècle  y  aura-t-il  encore  un  chapitre  pour  les  historiens? 

Il  est  toujours  imprudent  d'énoncer  des  prévisions  cent  ans 
à  l'avance;  on  s'expose  trop  à  prêter  à  rire  à  la  postérité.  Mais 
du  moins  on  a  le  droit  de  réunir  les  faits  déjà  accomplis  pour 
chercher  en  quel  sens  se  produit  le  mouvement  contemporain. 

Tout  d'abord  il  est  évident  que  les  conditions  du  travail 
historique  se  sont  transformées  profondément  au  cours  du 
xix"  siècle.  Nous  ne  sommes  plus  au  temps  oi!i  tout  homme 
cultivé,  ayant  du  loisir,  croyait  pouvoir  s'improviser  historien. 
Écrire  l'histoire  commence  à  paraître  un  métier  qui  exige  un 
apprentissage.  Ce  changement  se  marque  même  par  un  signe 
extérieur  :  depuis  un  siècle  il  s'est  créé  une  profession  d'histo- 
rien. Presque  tous  les  hommes  qui,  en  Allemagne,  se  sont  fait 
un  nom  par  leurs  œuvres  historiques',  ont  été  des  professeurs 
d'Université.  En  France  même,  où  pourtant  la  tradition  litté- 
raire est  restée  plus  forte,  les  trois  historiens  les  plus  originaux 
de  la  fin  du  siècle,  Renan,  Taine,  Fustel  de  Goulanges,  ont  été 
tous  trois  des  professeurs  et  c'est  dans  les  Universités  ou  au 
Collège  de  France  que  se  recrute  la  grande  majorité  des  sec- 
tions historiques  de  l'Institut.  —  L'honnête  homme  devenu 
historien  sur  le  tard  tend  de  plus  en  plus  à  passer  pour  un 
amateur. 

Les  spécialistes,  devenus  ainsi  maîtres  de  l'histoire,  tendent  à 

1.  Savigny,  Niebulir,  Raiike.  Monunsen,  Droysen,  Syljcl,  Treitsclike. 


L  ORIENTATION  DE  L'HISTOIRE  303 

lui  imposer  un  caractère  de  plus  en  plus  technique.  Occupés 
surtout  de  serrer  la  vérité  le  plus  près  possible  et  de  trans- 
mettre le  plus  exactement  possible  les  résultats  de  leurs 
recherches,  ils  deviennent  indifférents  à  la  valeur  dramatique 
ou  pittoresque  des  choses.  Ce  qui  les  intéresse,  c'est  la  méthode 
pour  atteindre  les  faits  plutôt  que  la  contemplation  des  faits 
acquis.  La  même  tournure  d'esprit  qui  leur  permet  de  résoudre 
les  problèmes  de  la  technique  historique  les  rend  impropres 
à  l'effort  d'imagination  nécessaire  pour  fondre  en  un  ensemble 
harmonieux  les  résultats  de  leurs  recherches.  Ils  le  savent 
d'ordinaire  et,  quand  ils  ne  sont  pas  aveuglés  par  la  vanité  de 
paraître  écrivains,  ils  mettent  leur  ambition  à  être  admis  dans  le 
corps  des  savants  plutôt  qu'à  se  faire  passer  pour  artistes.  Dans 
l'opinion  même  du  public  l'historien  tend  de  plus  en  plus  à  être 
classé  avec  le  naturaliste,  et  de  moins  en  moins  avec  le  romancier. 

Cette  façon  d'envisager  l'histoire  ne  peut-elle  se  concilier 
avec  une  forme  littéraire?  C'est  ici  la  vieille  question  si  l'his- 
toire est  un  art  ou  une  science.  On  s'en  tirait  autrefois  en 
décidant  qu'elle  participait  des  deux,  science  en  tant  qu'elle 
recherchait  la  vérité,  art  en  tant  qu'elle  faisait  revivre  les 
choses  passées.  Mais  dans  notre  siècle  les  exigences  de  la 
science  se  sont  si  fort  accrues  qu'on  peut  se  demander  si  elles 
ne  deviennent  pas  de  plus  en  plus  incompatibles  avec  les  con- 
ditions essentielles  de  l'art. 

Toute  science  travaille  à  établir  des  propositions  incontesta- 
bles sur  lesquelles  l'accord  puisse  être  complet  entre  tous  les 
hommes;  l'idéal  est  d'arriver  à  une  formule  si  impersonnelle 
qu'elle  ne  puisse  être  rédigée  autrement  ;  une  proposition  marquée 
de  l'empreinte  personnelle  d'un  homme  n'est  pas  encore  une 
vérité  scientifique  prête  à  entrer  dans  le  domaine  commun. 
Aussi,  tandis  que  l'artiste  cherche  à  mettre  sur  son  œuvre  la 
marque  de  sa  personnalité,  le  savant  doit-il  s'etTorcer  d'effacer 
la  sienne.  Les  historiens  commencent  à  sentir  confusément  cette 
nécessité,  ils  ont  renoncé  à  la  recherche  romantique  des  formes 
originales  et  s'efforcent  d'adopter  un  ton  impersonnel  et  abstrait. 

L'histoire  est  ainsi  de  plus  en  plus  une  œuvre  collective  à 
laquelle  collaborent  des  milliers  de  travailleurs  et  oîi  il 
devient  de  plus  en  plus  difficile  de  démêler  la  part  de  chacun; 

lIlSTOinE    DE    LA   LANGUE.    VUI.  ■>-^J 


300  L  illSTlIllih: 

l'histoire  de  l'antiquité  est  mèine  une  œuvre  internationale. 
Ce  caractère  collectif  se  manifeste,  en  France  comme  en  Alle- 
macno,  par  le  nombre  croissant  des  œuvres  d'exposition  histo- 
rique entreprises  en  collaboration.  C'est  encore  là  une  comiition 
défavorable  au  déploiement  de  la  personnalité  d'un  artiste. 

Impersonnelle  et  collective,  l'histoire  tend  à  le  devenir  de 
plus  en  plus,  à  mesure  qu'elle  cherche  à  adopter  des  procédés 
scientifiques;  c'est  le  caractère  de  toute  science,  en  opposition 
à  l'œuvre  d'art  toujours  personnelle  et  individuelle.  Mais  elle 
est  en  outre  gênée  plus  qu'aucune  autre  science  par  les  condi- 
tions défectueuses  de  la  connaissance  historique.  Au  lieu  de  se 
placer  directement  en  face  des  objets  à  observer,  comme  le  font 
les  sciences  naturelles,  l'histoire  est  réduite  à  chercher  les  faits 
indirectement  dans  les  documents;  elle  ne  les  voit  donc  qu'à 
travers  l'esprit  de  l'auteur  du  document  et  que  dans  la  mesure 
oij  il  a  convenu  à  cet  auteur  de  les  faire  connaître;  la  vérité  ne 
lui  apparaît  jamais  que  défigurée  et  par  lambeaux. 

L'historien,  quand  il  a  pris  conscience  du  caractère  dépen- 
dant et  incomplet  de  ses  procédés  d'investigation,  se  sent  gêné 
dans  l'exposition.  Il  sait  que  la  valeur  de  chacune  de  ses  affir- 
mations dépendra  uniquement  de  la  valeur  de  sa  source.  Or  les 
sources  sont  de  valeur  si  inégale  et  il  y  a  tant  de  degrés  entre 
la  certitude  complète  d'un  fait  et  le  doute  complet!  L'historien 
peut-il  se  dispenser  d'avertir  ses  lecteurs?  Un  bon  travail  d'his- 
toire n'est,  après  tout,  que  le  résumé  d'une  analyse  critique  des 
sources.  En  méthode  rigoureuse  tout  récit  devrait  être  accom- 
pagné des  textes  qui  lui  servent  de  preuves;  et  bien  que  dans 
la  pratique  pour  des  raisons  de  brièveté  on  se  contente  souvent 
de  simples  références,  chaque  page  ne  se  présente  qu'avec  un 
rez-de-chaussée  de  notes;  c'est  une  règle  toujours  observée  dans 
un  livre  d'érudition.  Le  public,  il  est  vrai,  préfère  ne  pas  voir 
cet  appareil  et  c'est  sans  doute  pour  le  salisfaire  que  dans  ces 
dernières  années,  en  Allemagne  comme  en  France,  tant  délivres 
d'histoire  ont  paru  sans  notes';  on  ne  sert  au  lecteur  que  la 
narration,  on  cache  la  discussion  critique  dans  des  appendices 
à  la  fin  des  chapitres  ou  même  à  la  fin  (hi  volume.  Mais  ce  n'est 

1.  C'est  le  cas  de  la  cnlleclion  Onckeii  el  do  la  BibUotliek  dexilscher  Geichichle. 


L'ORIENTATION  DE  L'HISTOIRE  307 

là  qu'un  artiflce  typographique.  Qu'on  le  montre  ou  qu'on  le 
dissimule,  l'appareil  critique  n'est  pas,  comme  le  ferait  croire 
une  métaphore  malencontreuse,  un  simple  échafaudage  qu'on 
enlève  après  avoir  achevé  la  construction  ;  il  forme  les  fondations 
mêmes  de  l'édifice.  Tout  ce  que  l'historien  dira  dépend  étroite- 
ment du  travail  qu'il  aura  fait  sur  les  documents.  Suivant  les 
conclusions  de  son  enquête  critique,  son  récit  sera  radicalement 
différent.  S'il  a  pleinement  conscience  de  l'importance  de  sa 
décision,  il  ne  voudra  pas  la  prendre  sans  en  donner  les  raisons; 
et  pour  peu  que  les  renseignements  fournis  par  les  textes  soient 
de  provenance  indirecte,  c'est  une  longue  confidence  qu'il  lui 
faudra  faire  à  ses  lecteurs.  Il  devra  leur  dire  au  moins  sous 
quelle  forme  se  présente  la  tradition,  par  quels  intermédiaires 
elle  a  passé,  par  quels  préjugés  et  quelles  passions  elle  est 
colorée  et  quelles  lacunes  elle  laisse.  Et  tout  cela  n'est  guère 
matière  à  littérature. 

La  critique,  si  elle  est  maniée   en   conscience,  imposera  à 
l'historien    de    bien   autres  sacrifices    artistiques.    Une    bonne 
moitié  des  traits  dramatiques  et  pittoresques  conservés  par  la 
tradition  sont  parfaitement  légendaires;  la  proportion  est  encore 
plus  forte  pour  les   époques    lointaines,  qui  sont  précisément 
les  plus  chères  à  l'imagination  des  artistes.  Quant  aux  anec- 
dotes, elles   ont  d'autant   plus  de  chances   d'être  apocryphes 
qu'elles  paraissent  plus  caractéristiques.   L'historien  soucieux 
de  tracer  un  tableau  exact  du  passé,  devra   renoncer  à  toutes 
ces  fausses  couleurs.  Mais  combien  le  passé  apparaîtra  déco- 
loré! Qu'on  retranche  de  V Histoire  de  la  conquête  de  fAngleteîTe 
d'Augustin  Thierry  tous  les  épisodes  tirés  de  Dudon  de  Saint- 
Quentin  dans  lesquels  il  n'y   a  pas  un  mot  de  vérité  certaine 
et  on  verra  ce    qui  restera   de  l'histoire  des  Normands  avant 
la  conquête.  Même  les  récits  des  narrateurs  célèbres  que  nous 
reproduisons  docilement  parce  qu'étant  seuls  de  leur  époque 
ils  ne  sont  contredits  par  aucun  autre,  si  on  les  soumet  à  un 
examen  critique,  se  résolvent  en  éléments  légendaires  pour  la 
plupart;  ces  charmants  conteurs,  Hérodote,  Grégoire  de  Tours, 
Joinville,  sont  même  des  guides  d'autant  plus  dangereux  qu'ils 
donnent  l'impression  de  la  sincérité  et  de  la  vie;  parce  que  leur 
imagination,  en  accommodant  les  choses  k  la  mesure  de  notre 


308  L"HIST(I1RE 

goût,  a  produit  un  récit  «  plus  vrai  que  la  vérité  »,  comme  on 
(lit  en  critique  littéraire.  L'historien  soucieux  de  yeW/e  réelle 
devra  couper  impitoyablement  tous  ces  détails  charmants. 
Un  tempérament  d'écrivain  ne  se  résignerait  pas  à  de  tels  sacri- 
fices. Pour  les  faire  il  faudra  une  conscience  de  savant.  Et 
alors  que  de  matière  artistique  perdue  ! 

Pour  toutes  les  périodes  de  l'histoire  où  chaque  fait  est 
connu  d'ordinaire  par  un  document  unique,  la  critique  ne  laisse 
subsister  que  des  lambeaux  de  connaissanc(^  insuffisants  pour 
constituer  un  récit  à  la  fois  certain  et  intéressant,  c'est-à-dire 
à  la  fois  scientifique  et  artistique;  ce  qui  est  certain  se  réduit 
aux  résultats  abstraits  ou  généraux  qui  n'ont  aucun  caractère 
esthétique,  et  ce  qui  est  intéressant,  ce  sont  les  détails  légen- 
daires, apocryphes,  ou  douteux.  Seules  les  époques  récentes  — 
depuis  le  xvif  siècle  environ  —  peuvent  être  connues  sûre- 
ment dans  le  détail;  mais  elles  sont  dépourvues  de  ce  mys- 
térieux attrait  du  passé  lointain  qui  fait  une  grande  partie  de 
.la  valeur  poétique  de  l'histoire. 

De  même,  les  «  portraits  »  de  personnages,  regardés  jadis 
comme  une  des  formes  de  l'art  historique,  ne  peuvent  plus 
guère  prétendre  à  une  place  dans  l'histoire  scientifique  ;  il  est 
bien  rare  que  les  documents  fournissent  les  éléments  d'un  por- 
trait certain,  et  l'on  sait  trop  ce  qu'il  y  a  de  conjectures  dans  la 
«  psychologie  »  même  d'un  contemporain  que  nous  pouvons 
connaître  directement,  pour  accueillir  comme  vérité  établie  la 
reconstitution  d'un  caractère  historique  sur  lequel  on  n'a  que 
des  renseignements  indirects. 

Ainsi  privé  par  la  critique  de  presque  tous  les  matériaux 
dramatiques  ou  pittoresques,  comment  l'historien  pourrait-il 
encore  faire  œuvre  d'artiste?  Quels  moyens  lui  reste-t-il  de 
manifester  sa  personnalité?  Quelles  qualités  peut-il  déployer? 
L'ordre,  la  clarfé,  la  précision,  la  correction,  la  concision?  Ce 
sont  les  qualités  d'un  l)on  traité  de  sciences  naturelles  ou  de 
chimie;  elles  ne  suffisent  pas  pour  faire  un  écrivain  célèbre; 
l'exemple  de  Fustel  de  Coulanges  est  là  pour  le  prouver. 

Enfin  dans  l'arrangement  des  matières  l'historien  scientifique 
aura  des  préoccupations  contradictoires  avec  les  conditions 
de  l'art.  Gomme   il   tiendra    surtout    à   montrer   les   caractères 


l'orientation  UE  l'histoire  309       . 

g^énéraux  des  sociétés  et  le  lien  entre  les  faits,  il  renoncera  à 
exploiter  l'impression  poétique  du  mystère  des  temps  passés, 
et  l'étonnement  produit  par  les  détails  exceptionnels.  Il  sacri- 
fiera l'intérêt  dramatique  et  la  couleur  romanesque  au  désir  de 
montrer  l'analogie  entre  le  passé  et  le  présent  et  de  faire  com- 
prendre la  marche  générale  de  l'évolution. 

L'histoire  ainsi  traitée  n'aura  plus  grand  attrait  pour  le 
public;  mais  n'est-ce  pas  un  des  caractères  de  l'esprit  scienti- 
fique d'opérer  pour  l'amour  de  la  vérité,  sans  souci  de  l'appro- 
bation extérieure?  C'est  l'artiste  qui  se  plie  au  goût  de  son 
public,  le  savant  n'obéit  qu'à  ses  règles  de  méthode.  Il  est 
vrai  que  les  historiens  français  de  la  première  moitié  du  siècle 
ont  du  leur  succès  à  la  masse  des  lecteurs;  ils  ont  séduit  par 
la  couleur  locale  une  génération  dont  l'idéal  était  le  roman 
historique  de  Walter  Scott.  L'histoire  apparaissait  en  ce  temps 
comme  le  grand  magasin  du  drame  et  de  l'épopée;  et  l'historien 
ne  se  distinguait  pas  bien  nettement  du  romancier.  Les  peintres 
du  xv"  siècle  avaient  pu  costumer  Alexandre  en  chevalier,  les 
classiques  avaient  pu  faire  parler  Pyrrhus  en  homme  de  cour  parce 
que  personne  en  leur  temps  ne  réclamait  l'exactitude  historique 
du  costume  ou  du  langage  ;  de  môme  le  public  romantique  qui 
se  croyait  très  instruit  en  couleur  locale  a  pu  prendre  pour  le 
tableau  exact  du  passé  les  fantaisies  d'Augustin  Thierry,  ou  les 
«  résurrections  »  de  Michelet  et  de  Carlyle.  Mais  ces  temps 
sont  passés,  la  couleur  locale  romantique  a  vécu  de  l'inexpé- 
rience en  critique,  elle  est  morte  aujourd'hui  et  ne  peut  pas 
plus  revenir  à  la  vie  que  la  peinture  d'Alexandre  en  chevalier 
et  de  Pyrrhus  en  courtisan.  Une  forme  d'art  naïve  a  besoin  de 
la  naïveté  de  l'artiste  et  de  la  naïveté  du  public. 

Une  histoire  faite  sans  critique  pourra  trouver  encore  des 
lecteurs,  et  même  en  trouver  beaucoup,  et  qui  y  prendront  grand 
plaisir.  Mais,  si  elle  est  déclarée  méprisable  par  les  spécialistes, 
le  public  osera-t-il  se  révolter  contre  ce  jugement?  Une  réputa- 
tion purement  littéraire  sera-t-elle  encore  respectée?  Cela  ne 
semble  plus  guère  probable.  Pour  qu'un  homme  soit  sacré  grand 
historien  il  lui  faut  réunir  la  sympathie  du  public  et  l'estime 
des  gens  du  métier.  Ces  deux  conditions  se  rencontraient  encore 
il  y  a. un  demi-siècle,  quand  le  métier   n'était  pas   organisé; 


310  L  HISTOIRE 

elles  deviennent  de  plus  en  plus  incompatibles.  Le  moment 
semble  venu  oii  il  faudra  choisir.  Les  historiens  ne  peuvent 
plus  guère  hésiter,  ils  sacrifieront  le  succès  artistique  aux  exi- 
gences de  la  science  et  le  public  cessera  de  les  compter  parmi 
les  littérateurs. 

BIBLIOGRAPHIE 

Sur  Taine  et  Renan  comme  historiens  :  G.  Monod,  Les  maîtres  de 
r histoire,  Renan,  Taine,  Michelet,  1894. 

Sur  Renan  :  DufiF  (Mountsluart),  Ernest  Renan,  1893  (en  anglais).  — 
—  M.  Vernes,  article  dans  Revue  de  VHistoire  des  religions,  1893.  — 
Jean  Réxùlle,  article  dans  Revue  de  l'Histoire  des  religions,  ia.nv.  1894. 

Sur  Taine  :  Margerie,  H.  Taine,  1894.  —  Aulard,  article  dans  La 
Révolution  française. 

Sur  Fustel  de  Coulanges  :  P.  Guiraud,  Fustel  de  Coulanges,  1896. 

Pour  l'cnumération  des  historiens  membres  de  l'Institut  et  de  leurs  œuvres, 
de  Franqueville,  Le  premier  siècle  de  l'Institut  de  France,  2  vol.,  1895,  et 
Jordell,  Catalogne  annuel  de  la  librairie  française. 

Sur  les  conditions  générales  de  l'histoire  :  Ch.-V.  Langlois  et  Sei- 
gnobos,  Introduction  aux  études  historiques,  2*^  éd.,  1898. 


CHAPITRE    VI 
LES   MÉMOIRES   AU   XIX     SIÈCLE' 


Mémoires  militaires  :  Marbot.  —  Des  mémoires  mili- 
taires de  l'Empire,  les  plus  connus,  quoique  les  ])lus  récents, 
sont  assurément  ceux  de  Marbot.  Depuis  sept  ans  qu'ils  ont 
paru,  le  goût  du  public  pour  les  costumes  et  les  choses  de 
l'époque  impériale  aidant,  ils  ont  été  dans  chaque  main.  Leur 
succès  a  provoqué  toute  une  littérature  d'œuvres  analogues 
qui  n'a  jamais  été  si  abondante,  depuis  1815,  au  temps  oii 
le  succès  du  Mémorial  (1823-1 82 i)  déterminait  les  éditeurs 
à  publier  les  Mémoires  de  Berthier  (1827),  de  Savary  (1828), 
de  Bourienne  (1829),  de  Fouché  (1824)  et  le  grand  recueil  ano- 
nyme des  Victoires  et  Conquêtes  des  Français  (1826).  Le  plus 
curieux,  c'est  qu'à  soixante-dix  ans  d'intervalle,  ces  Mémoires 
de  Marbot  ont  été,  comme  le  Mémorial,  un  dernier  appel  de 
Napoléon  à  la  postérité  et  aux  Français. 

Lorsqu'à  Sainte-Hélène,  le  15  avril  1821,  l'Empereur  rédigea 
son  testament,  il  y  inscrivit  le  nom  du  colonel  Marbot  pour  une 
somme  de  100  000  francs  :  «  à  charge  de  continuer  à  écrire  pour 
la  gloire  des  armées  françaises,  à  en  confondre  les  calomnia- 
teurs et  les  apostats  ».  Dans  l'acte  testamentaire  ce  legs  précé- 
dait celui  (jui  était  fait  à  Bignon  pour  l'engager  à  écrire  de 
son  côté  l'histoire  de  la  diplomatie  impériale.  Marbot  était 
chargé  de  l'histoire  militaire. 

1.  Par  M.  Emile  Bourgeois,  docteur  es  lettres,  maître  de  conférences  à  l'Ecole 
normale  supérieure. 


312  LES  MEMOIRES  AU  XIX"  SIECLE 

Jusqu'en  1815  rien  ne  l'avait  désigné  pour  cette  tàclie  spé- 
ciale. Il  avait  fait  dans  les  armées  de  l'Empire  une  carrière 
honoraMe,  mais  secondaire.  Fils  cadet  du  liénéral  Marbot  qui 
avait  commandé  en  chef  les  armées  républicaines  au  pied  des 
Pyrénées,  et  protégé  dans  leurs  débuts  Aug-ereau  et  Lannes, 
Marcelin  Marbot,  né  en  1782,  eng-agé  tout  jeune  dans  les  hus- 
sards, hardi  et  habile  à  la  fois,  avait  gag^né  ses  épaulettes  de 
sous-lieutenant  au  siège  de  Gênes  (1799).  Les  relations  de  son 
père  dont  il  renia  la  tradition  républicaine  lui  facilitèrent  de 
très  bonne  heure  l'accès  de  l'état-major.  Bernadotte  servit  sa 
carrière.  Augereau  le  prit  pour  aide  de  camp  jusqu'en  1807 
et  le  recommanda  à  Murât  qui  l'emmena  en  Espagne.  Quand 
Murât  devint  roi  des  Deux-Siciles,  Marbot  passa  au  service  de 
Lannes,  puis  de  Masséna  et  les  suivit  à  Wagram.  Ce  fut  seule- 
ment dans  la  campagne  de  Russie  où  il  devint  commandant, 
puis  colonel  de  hussards,  qu'il  rentra  dans  le  rang;  d'ailleurs  il 
s'y  conduisit  bravement.  Le  fait  de  s'être  déclaré  le  20  mars  1815 
pour  Napoléon  après  avoir  conservé  son  grade  dans  l'armée 
royale  lui  valut,  à  la  veille  de  Waterloo  oij  il  fut  encore  blessé, 
le  titre  de  général.  Mais  le  gouvernement  de  Louis  XVIII 
l'exila  le  24  juillet  1815  et  ne  lui  permit  pas,  quand  il  revint 
d'Allemagne  après  trois  ans  d'exil,  de  reprendre  du  service. 

Ce  fut  alors  seulement,  dans  cette  retraite  forcée,  qu'il  se  fit 
écrivain.  Ce  Gascon  se  vantait  d'être  né  heureux.  Son  début 
dans  les  lettres  fut  un  coup  de  maître.  L'un  des  anciens  officiers 
de  l'Empire,  beaucoup  plus  célèbre  que  lui,  le  général  Rogniat, 
avait  publié  en  1816  des  Considérations  sur  Fart  de  la  guerre 
qui  avaient  fait  du  bruit  en  Europe.  On  avait  pris  plaisir  à  lire 
cet  auteur  français  qui  critiquait  les  armées,  les  opérations  de 
Napoléon,  lui  reprochait  le  défaut  de  méthode  ou  l'abus  du 
soldat.  Et  naturellement  à  Sainte-Hélène,  l'Empereur  en  avait 
ressenti  une  vive  indignation.  «  De  semblables  assertions  sont 
déjdacées  dans  la  bouche  d'officiers  français  »,  disait-il  à  Ber- 
trand auquel  il  dicta  sous  forme  de  notes  une  réfutation  vio- 
lente. Lorsqu'à  son  retour  d'Allemagne,  Marbot,  en  1820,  fit 
paraître  une  réponse  au  général  Rogniat,  des  Remarques  criti- 
ques sur  son  livre,  Napoléon  dans  cet  officier  qui  prenait  la 
plume  )>our  sa  défense  salua  avec  joie  un  vengeur  et  le  pen- 


LES  MÉMOIRES  AU  XIX'=  SIÈCLE  3i;i 

sioiina  par  testament.  Marbot,  un  an  après,  passait  à  la  caisse 
de  M.  Laffitte  et  y  touchait  d'un  coup  la  somme  de  62  143  francs, 
sur  laquelle  il  put  fournir  deux  cents  francs  à  son  jeune  cousin 
Canrobert,  si  dépourvu  alors  qu'il  ne  pouvait  aller  embrasser 
sa  mère,  à  la  mort  de  son  père,  en  Gascogne. 

Une  note  insérée  dans  ce  premier  ouvrage  semblait  indiquer 
la  connaissance  des  grandes  opérations  militaires  auxquelles 
Marbot  avait  assisté,  peut-être  le  désir  de  les  raconter.  Dans  le 
récit  de  la  bataille  d'Essling,  il  s'essayait  déjà.  Le  legs  de  l'Em- 
pereur lui  en  faisait  un  devoir;  le  souvenir  ému  de  ses  compa- 
gnons d'armes,  son  passé  même,  un  droit  :  «  Ils  n'entendaient 
pas  le  langage  de  la  gloire,  ripostait-il  au  général  Rogniat  qui 
accusait  les  Français  de  ne  pas  le  comprendre,  les  soldats  d'Ar- 
cole,  de  Rivoli,  de  Gastiglione,  de  Marengo,  et  ceux  d'Auerstaedt, 
d'Iéna,  de  Wagram,  ces  milliers  de  braves  qui  couraient  à  une 
mort  presque  certaine  dans  le  seul  espoir  d'obtenir  la  croix  de 
la  Légion!  »  Le  ton  même,  dans  ce  livre  de  technique  plutôt 
aride,  s'annonçait  vivant,  plein  de  verve  et  d'accent.  Et  pour- 
tant le  narrateur,  l'écrivain  se  tut  ensuite  pendant  trente 
années,  moins  exact  à  l'appel  de  son  Empereur  que  ne  l'avaient 
été  Bignon  ou  Las  Cases.  Peut-être  était-ce  défiance,  hésitation 
à  tout  raconter  quand  il  était  loin  d'avoir  tout  vu  ;  peut-être 
aussi  désir  d'action,  assez  naturel  pour  un  officier  que  la  chute 
de  l'Empire  arrêtait  en  plein  succès  ;  l'occasion  aussi  d'une  for- 
tune qui  s'offrit  quand  l'avenir  paraissait  fermé.  Marbot  allait 
volontiers  d'une  occasion  à  une  autre.  Réintégré  en  1814  dans 
l'armée,  il  s'était  trouvé  comme  chef  d'un  régiment  de  hus- 
sards sous  le  commandement  du  duc  d'Orléans  que  Louis  XVIII 
venait  de  faire  Colonel  général  de  cette  arme.  Cette  rencontre 
le  mit  en  relations  durables  avec  la  famille  du  futur  roi  qui,  en 
1828,  le  choisit  pour  instructeur  militaire  du  duc  de  Chartres. 
Dans  le  poste  de  confiance  où  ce  choix  le  i»laça,  les  événements 
de  1830  furent  pour  Marbot  un  coup  de  fortune.  A  peine  ébau- 
chée en  1815,  sa  carrière  se  détermina  dans  les  campagnes 
d'Anvers  et  d'Algérie  où  il  suivit  et  guida  son  élève.  Lieutenant 
général  (1838),  pair  de  France  (1845),  Marbot  aidait  Louis- 
Philippe  à  faire  accepter  à  la  France  éprise  de  gloire,  et  fière 
des  souvenirs  napoléoniens,  son  gouvernement  [dus  modeste. 


314  LES  MÉMOIRES   AU  XIX''  SIÈCLE 

Dans  celte  pièce  habilement  ménagée  par  leNajmléonde  la  paix, 
Marbot  eut  son  rôle,  à  peu  près  identique  à  celui  qu'il  avait  eu 
sous  l'Empire,  d'officier  d'état-major,  brave  à  l'occasion,  mais 
aussi  fort  adroit.  Un  témoin  peu  suspect,  son  cousin  Canrobert, 
entendit  un  jour  Marbot  lui  reprocher  durement  de  passer  à 
d'autres  les  croix  que  sa  haute  influence  lui  procurait  :  «  Je  ne 
veux  pas  de  Romain  dans  ma  famille.  »  Le  reproche  en  dit  long 
sur  les  deux  caractères.  Pour  juger  Marbot,  le  trait  mérite  d'être 
retenu. 

Le  fait  est  qu'en  ces  vingt  années,  au  service  de  la  famille 
d'Orléans,  Marbot,  attentif  à  sa  fortune,  parut  oublier  tout  à  fait 
la  dette  que  lui  avait  créée  le  legs  de  Napoléon.  Sans  doute  il 
lui  arrivait  de  raconter  des  épisodes  des  grandes  guerres  impé- 
riales, «  mais  il  n'aimait  à  raconter  que  ceux  auxquels  il  avait 
pris  jtart  ».  Ce  détail  est  pris  dans  l'oraison  funèbre  que  lui 
consacrait  au  Journal  des  Débats  Cuvillier-Fleury,  précepteur 
comme  lui  du  prince  d'Orléans.  Par  ces  récits  Marbot  se  faisait 
valoir  au  moins  autant  que  Napoléon  dont  il  négligeait  d'écrire 
l'histoire. 

On  peut  en  effet  fixer  la  date  à  laquelle  il  se  résolut  à  rédiger 
les  Mémoires  qui  ont  fait  de}»uis  si  grand  bruit.  Ce  fut 
celle  de  la  retraite  à  laquelle  la  Révolution  de  Février  1848 
l'obligea.  Comme  Marbot  parle  dans  le  tome  l"  du  colonel  Can- 
robert servant  en  Algérie,  que  ce  titre  ne  fut  donné  à  son 
cousin  que  le  10  novembre  1847,  et  celui  de  général  en  1850, 
voilà  l'époque  où  l'auteur  commença  son  œuvre  certainement. 
Elle  était  achevée  quand  il  mourut  :  nous  le  savons  par  Cuvil- 
lier-Fleury qui  croyait  en  1854  la  publication  prochaine.  La 
preuve,  c'est  qu'en  1855  la  famille  toucha  du  gouvernement 
impérial  une  somme  de  32  000  francs  pour  acquit  du  legs  dont 
Marbot  n'avait  pas  touché  en  1822  le  montant  intégral.  Marbot 
et  Napoléon  désormais  étaient  quittes. 

Par  quels  motifs  secrets  les  Mémoires  du  général  demeurè- 
rent-ils ensuite  plus  de  trente  ans  dans  les  archives  de  la  famille? 
Napoléon  III  se  déliait-il  des  jugements  de  Marbot  sur  le  fonda- 
teur de  la  dynastie.  L'argent  qu'il  fit  verser  à  ses  héritiers  fut-il 
le  prix  du  sil(>nce  ou  des  corrections?  Certains  mots  échappés  à 
Cuvillier-Fleury  le  laisseraient  croire.   «  Nous  n'anticiperons 


LES  MEMOIRES   AU  XIX'    SIÈCLE  31îi 

pas,  Jisait-il,  sur  une    publication   qui   ne   saurait   être,  nous 
l'espérons,  ni  éloignée,  ni  incomjAèle.  »  Incomplète,  pourquoi? 

A  coup  sûr,  les  héritiers  de  Marbot  savaient  le  prix  de  ces 
Mémoires  :  «  rare  et  curieux  travail  »,  disait  son  ami  des  Z>eAa/s. 
En  faisant  l'éloge  du  conteur  qu'il  avait  connu,  Cuvillier-Fleury 
indiquait  les  mérites  de  l'écrivain  :  «  Il  faut  faire  remarquer  tout 
ce  qu'il  mettait  d'esprit,  de  verve,  d'originalité  et  de  couleur 
dans  le  récit  des  événements  militaires  auxquels  il  avait  pris 
part...  Précision  du  langage,  vigueur  du  trait,  don  de  marquer 
aux  yeux  par  quelques  touches  les  tableaux  qu'il  voulait  peindre 
rien  ne  manquait  au  général  Marbot  pour  intéresser  aux  scènes 
de  la  guerre  les  auditeurs  les  plus  indifférents.  » 

De  l'esprit,  de  la  couleur  et  de  la  verve,  voilà  des  qualités 
qu'on  ne  saurait  refuser  à  Marbot.  Telles  de  ses  anecdotes  sont 
de  petits  chefs-d'œuvre  de  bonne  humeur,  et  môme  de  grâce  : 
son  arrestation  par  les  gendarmes  au  retour  d'Espagne,  en  1802, 
parce  qu'il  s'est  réveillé  trop  tard  pour  la  diligence  et  qu'il 
s'est  donné  faisant  sa  route  à  pied  les  apparences  d'un  déser- 
teur; la  revue  de  Toulouse  un  peu  après,  en  présence  de  Berna- 
dotte  avec  les  officiers  qui,  pour  le  règlement,  ont  affublé  leurs 
chevaux  de  fausses  (|ueues,  et  leurs  propres  jambes  de  faux 
mollets;  son  séjour  à  Versailles,  à  l'Académie;  l'histoire  de 
M"*  Sans-Gène,  du  général  Morland  embaumé  dans  un  tonneau 
de  rhum  après  Austerlitz  et  retrouvé  parmi  des  bocaux  au 
Muséum  :  «  Aimez  donc  la  gloire  et  allez  vous  faire  tuer  pour 
qu'un  olibrius  de  naturaliste  vous  place  dans  sa  bibliothèque 
entre  une  corne  de  rhinocéros  et  un  crocodile  empaillé!  » 

Marbot,  je  l'ai  dit,  a  toujours  été  un  homme  heureux.  Il  ne 
dépendait  pas  de  lui  qu'un  public,  trente  ans  après  sa  mort,  se 
trouvât  préparé  au  goût  des  bibelots  Empire.  Il  en  apportait  de 
charmants,  d'inédits,  et  qu'on  crut  authentiques.  Quelle  jolie 
scène,  bien  faite  pour  enrichir  les  collections  et  la  légende  que 
M.  de  Narbonne  invitant  à  sa  table  son  valet  de  pied,  un  brave 
chevronné,  retour  d'Egypte  :  «  Il  n'est  pas  convenable  qu'un 
chevalier  de  la  Légion  donne  des  assiettes  »  ;  —  ou  bien  Marbot 
lui-même  dans  l'incendie  d'Iéna  sauvant  l'honneur  à  deux  jeunes 
demoiselles,  filles  d'un  professeur  de  l'Université,  dont  l'une 
avec  exaltation  lui  prédit  le  bonheur  dans  les  combats  prochains! 


:H0  les  MEMOIRES  AU  \\X'  SIÈCLE 

Dans  ce  cadre  réduit  d'ailleurs,  Marbot,  comme  Meissonier, 
fait  tenir  tant  de  choses.  Ses  tableaux  no  sont  pas  seulement  de 
la  peinture  anecdotique.  Il  s'en  trouve  de  vastes  qui  valent  par 
l'ordonnance,  par  la  vie  surtout  et  la  perspective  des  détails. 
Le  sens  de  la  vie,  Marbot  l'a  au  plus  haut  point,  sous  toutes 
ses  formes  :  mouvement,  pittoresque,  émotion.  Par  là,  il  pro- 
cède de  Monluc,  son  compatriote.  Il  serait  même  le  Monluc  de 
l'Empire,  si  la  guerre  eût  été  avec  Napoléon  ce  qu'elle  était 
au  XVI®  siècle,  si  Marbot  avait  eu  à  la  guerre  un  commerce 
plus  fréquent  avec  le  soldat. 

Lorsqu'il  a  été  mêlé  à  une  action  décisive,  à  Eylau  par  exemple, 
son  récit  égale,  dépasse  en  intensité  son  propre  effort.  Par  la 
neige,  aux  avant-postes,  sous  le  feu  de  l'artillerie  russe,  le 
14*  de  ligne  agonise  sur  le  monticule  où  il  s'est  retranché.  Déjà 
deux  aides  de  camp  lui  ont  été  expédiés  par  Augereau,  et  ne 
sont  pas  revenus.  Marbot  part  à  son  tour  «  prêt  au  sacrifice  de 
sa  vie,  avec  toutes  les  précautions  nécessaires  à  la  sauver  ». 
«  Lisette,  plus  légère  qu'une  hirondelle,  et  volant  plus  qu'elle  ne 
courait  dévorait  l'espace,  franchissait  les  monceaux  de  cadavres 
d'hommes  et  de  chevaux,  les  fossés,  les  affûts  brisés,  les  feux 
mal  éteints  des  bivouacs.  Des  milliers  de  Cosaques  éparpillés 
couvraient  la  plaine.  Les  premiers  qui  m'aperçurent  tirent 
comme  des  chasseurs  dans  une  traque,  lorsque  voyant  un  lièvre 
ils  s'annoncent  mutuellement  sa  présence  par  des  cris.  »  Sain 
et  sauf,  Marbot  arrive  au  monticule  trop  tard  pour  arracher  à  la 
mort  la  poignée  de  braves,  assez  tôt  pour  recueillir  l'aigle  du 
régiment,  et  ses  adieux  héroïques  scandés  des  cris  de  «  vive 
1  Empereur  ».  «  C'était  le  Cessa?'  morituri  te  salutanl  de  Tacite, 
mais  ce  cri  était  poussé  par  des  héros.  »  Dans  cette  affreuse 
mêlée,  dont  il  a  rendu  plus  tard  les  effets  tragiques,  il  a,  jus- 
qu'au moment  où  sa  bête  blessée  l'a  renversé  dans  sa  chute, 
échappé.  Lisette  l'a  sauvé  d'abord  ;  elle  s'est  battue  pour  elle 
et  pour  lui  :  à  un  grenadier  russe  qui  lui  portait  un  coup  de 
baïonnette,  «  elle  arracha  avec  ses  dents  le  nez,  les  lèvres,  les 
paupières,  toute  la  j)eau  du  visage  et  en  fit  une  tête  de  mort 
vivante  et  toute  rouge  ».  Avec  ce  dernier  trait,  comme  nous 
voilà  loin  de  l'esprK,  de  la  mesure,  dun  art  qui  pourrait  être 
l'effet  de  la  recherche!  L'auteur  s'efface  presque  derrière  ses 


LES  MÉMOIRES   AU  XIX'  SIECLE  317 

souvenirs.  La  bataille  est  là,  toute  proche,  dans  son  horreur, 
hommes,  êtres  et  choses  sur  le  même  plan,  comme  dans  l'épopée. 

Il  y  a  plus  d'un  passage  de  ce  genre  dans  Marbot  :  et  ce  sont 
ceux-là  qui  resteront,  quand  la  mode  sera  à  d'autres  goûts,  à 
d'autres  époques.  Un  mot  de  Napoléon  tel  que  celui-ci,  du 
23  décembre  1808,  «  j'ai  passé  la  Guadarrama  par  un  temps 
assez  désagréable  »,  ne  pourra  plus  être  séparé  du  commentaire 
spirituel,  pittoresque,  ému  de  son  historien  :  «  La  neige  aveuglait 
hommes  et  chevaux;  un  vent  des  plus  impétueux  venait  d'en 
enlever  plusieurs  et  de  les  jeter  dans  un  précipice.  Tout  autre 
que  Napoléon  se  fût  arrêté  :  mais  voulant  prendre  les  Anglais 
à  tout  prix,  il  parla  aux  soldats  et  ordonna  que  ceux  d'un  même 
peloton  se  tiendraient  par  les  bras,  afin  de  ne  pas  être  emportés 
par  le  vent.  Pour  donner  l'exemple,  l'Empereur  forma  l'état- 
major,  se  plaça  entre  Lannes  et  Duroc  auprès  desquels  nous  nous 
rangeâmes  en  entrelaçant  nos  bras.  Puis,  au  commandement  de 
Napoléon  lui-même,  la  colonne  se  porta  en  avant,  gravit  la 
montagne,  malgré  lèvent  impétueux  qui  nous  refoulait,  la  neige 
qui  nous  fouettait  au  visage  et  le  verglas  qui  nous  faisait  trébu- 
cher à  chaque  [»as.  Arrivés  à  mi-côte,  les  généraux  qui  portaient 
de  grandes  bottes  à  l'écuyère  ne  purent  avancer.  Napoléon  se  fit 
alors  hisser  sur  un  canon  où  il  se  mit  à  califourchon.  Les 
maréchaux  firent  de  même.  Nous  parvînmes  au  sommet  de  la 
montagne.  »  Quelle  silhouette  de  l'Empereur  en  campagne!  Et 
comme  ce  tableau  justifie  les  conseils  que  Napoléon  donnait  à 
son  frère  Jérôme  six  mois  après.  «  Il  faut  être  soldat,  et  puis 
soldat  et  encore  soldat.  Il  faut  bivouaquer  à  son  avant-garde, 
être  jour  et  nuit  à  cheval,  marcher  avec  l'avant-garde  pour  avoir 
des  nouvelles  ou  bien  rester  dans  son  sérail.  Vous  faites  la 
guerre  comme  un  satrape.  Est-ce  de  moi,  bon  Dieu,  que  vous 
avez  appris  cela?  » 

Quand  Marbot  raconte  ce  qu'il  a  vu,  les  souvenirs  héroïques 
et  tragiques  du  siège  de  Saragosse,  l'assaut  de  Ratisbonne, 
Essling  on  Wagram,  ses  tableaux  restituent  la  réalité  tout 
entière.  Et  l'on  ne  peut  refuser  à  sa  vigoureuse  vieillesse,  à  son 
talent  demeuré,  à  cinquante  ans  d'intervalle,  l'expression  fidèle 
des  faits  d'armes  auxquels  sa  jeunesse  fut  associée,  les  éloges 
que  le  public  a  faits  de  ses  Mémoires. 


;H8  les  mémoires  au  XIX*^  SIÈCLE 

Mais  pourquoi  a-t-il  prétendu,  outre  cela,  écrire  une  histoire, 
l'histoire  de  Napoléon,  de  toutes  ses  armées,  de  tous  ses  maré- 
chaux, juger  leur  œuvre,  leurs  mérites  qu'il  n'avait  le  plus  sou- 
vent pu  apprécier  lui-même!  C'est  malheureusement  une  très 
notable  partie  de  son  œuvre  que  cette  partie  artificielle,  fausse, 
sujette  à  caution.  Le  jour  oii  le  public  sera  éclairé  par  les 
critiques,  il  pourrait  bien,  et  ce  serait  un  nouvel  excès,  ne 
laisser  au  général  Marbot  que  la  réputation  «  d'un  Gascon 
craqueur  comme  un  châtelain  des  bords  de  la  Garonne  ». 

Je  prendrai  un  exemple,  l'un  des  plus  frappants  :  la  Grande 
Armée  s'ébranle  vers  les  plaines  de  Souabe  pour  la  campagne 
d'Ulm  et  d'Austerlitz.  Aide  de  camp  d'Augereau,  Marbot  appar- 
tient au  seul  corps  que  Napoléon  n'amène  pas  à  lui,  de  la 
Forêt  Noire  à  la  Moravie.  Et  cela  se  comprend;  le  1"  corps,  au 
moment  où  l'Empereur  veut  surprendre  Mack,  est  inutilisable, 
étant  à  Brest;  Marbot  n'a  pas  quitté  l'état-major  d'Augereau. 
Augereau  ne  passera  le  Rhin  à  Huningue  que  le  jour  de  la  capi- 
tulation d'Ulm  (19  octobre).  Il  arrêtera  sur  les  bords  du  lac  de 
Constance  les  débris  de  l'armée  autrichienne,  le  corps  de  Jella- 
chich,  le  16  novembre,  une  quinzaine  à  peine  avant  Austerlitz. 
Depuis  le  début  de  la  campagne  jusqu'au  2i  novembre  1805. 
Napoléon  se  déclare  sans  aucune  nouvelle  d'Augereau.  Et 
Marbot,  demeuré  à  deux  cents  lieues  de  la  Grande  Armée, 
raconte  les  opérations  de  1805  et  les  juge.  Il  reproche  à  l'Em- 
pereur le  combat  de  Diernstein,  le  sacrifice  de  la  division 
Gazan,  sauvée  par  son  seul  héroïsme,  et  le  silence  du  maître 
sur  cette  affaire  glorieuse  «  à  peine  mentionnée  dans  les  Bulle- 
tins »,  dit-il;  «  Combat  à  jamais  mémorable  dans  les  annales 
militaires  »,  dit  le  BuUelin  officiel  du  13  novembre. 

Mais  voici  qui  devient  plus  grave  :  Marbot  a-t-il  été  du  moins 
témoin  de  la  bataille  d'Austerlitz?  C'est  une  de  ses  grandes 
pages.  Il  déclare  être  arrivé  au  (juartier  général  de  la  Grande 
Armée  le  22  novembre,  chargé  |)ar  Augereau  de  porter  à  l'Em- 
pereur la  nouvelle  de  la  ca})ilulation  de  Jellachich  et  les  dra- 
peaux autrichiens.  C'est  bien  peu  de  six  jours  pour  faire  avec 
des  bagages  la  route  de  Bregenz  à  Brunn.  En  ce  temps-là,  c'est 
vrai,  on  allait  vite.  Mais  le  doute  s'accroît,  lorsqu'on  lit  le  Bul- 
letin impérial  du  4  décembre  1805,  postérieur  de  deux  Jours  à 


LES  MEMOIRES  AU  X\X'  SIECLE  319 

Austerlitz  :  «  En  ce  moment  arrive  au  quartier  général  la  capi- 
tulation envoyée  par  le  maréchal  Aug'ereau  du  corps  d'armée 
autriciiien  commandé  par  le  général  Jellachich.  »  Et  le  doute 
se  précise  par  la  comparaison  de  ces  cent  pages,  du  récit  d' Aus- 
terlitz en  particulier  avec  le  récit  que  Thiers  en  avait  publié  en 
1847,  à  temps  pour  permettre  à  Marbot  d'établir  un  mensong'e. 

J'en  dirai  autant  de  son  rôle  à  léna.  A  l'en  croire,  il  fut  au 
premier  rang-  sur  ce  plateau  du  Landgrafenberg  où,  dans  la  nuit 
qui  précéda  la  bataille,  se  massèrent  avec  leur  artillerie  les 
corps  de  Soult  et  de  Lannes.  Or  toujours  Marbot  était  avec 
Augereau  qui  n'arriva  de  Kahla  qu'assez  tard  dans  la  nuit.  Le 
V  corps  ne  reçut  ses  ordres  qu'au  matin,  le  44  :  il  se  divisa  en 
deux  pour  remplacer  sur  le  plateau,  après  l'attaque,  les  troupes 
qui  s'y  étaient  massées,  et  pour  les  rejoindre  d'autre  part  par 
la  vallée  de  la  Miihl.  Avant  le  14  et  le  début  de  la  bataille, 
Marbot  n'a  pu  rien  voir  de  ce  qu'il  décrit  si  complaisamment 
comme  un  témoin. 

On  devrait  se  défier  de  lui.  toutes  les  fois  qu'il  fournit  son 
prétendu  témoignage  à  l'histoire  sur  un  des  grands  faits  de 
l'épopée  impériale,  ouvrier  de  légende,  mais  non  pas  historien. 
A  l'entendre,  un  hasard  l'aurait  merveilleusement  servi  pour  lui 
permettre,  après  le  siège  de  Gênes,  d'assister  à  la  bataille  de 
Marengo.  Aide  de  camp  de  Masséna,  il  aurait  quitté  Gênes  aus- 
sitôt après  la  capitulation  pour  l'annoncer  h  Bonaparte  et  le 
rejoindre  à  Montebello  avant  la  grande  bataille.  Rien  de  vrai  : 
c'est  par  une  série  de  dépêches  enlevées  à  Mêlas  que  le  vain- 
queur de  Marengo,  sans  contact  aucun  avec  le  corps  de  Gênes 
ni  avec  Masséna,  connut  ses  opérations.  Toute  une  série  de 
lettres  du  Premier  Consul  datées  du  8  juin,  établissent  ce  point  et 
donnent  à  Marbot  un  démenti  absolu.  Décidément,  il  y  a  chez  lui 
un  procédé  de  narration  inquiétant.  Pour  relier  sa  propre  his- 
toire, faite  naturellement  d'épisodes  limités,  à  l'histoire  générale 
et  se  donner  le  droit  de  la  raconter  avec  autorité,  il  se  procure 
le  don  d'ubiquité  qui  n'appartient  à  personne.  Ses  fonctions 
d'aide  de  camp,  toujours  en  route,  forment  ce  qu'on  pourrait 
appeler  son  truc.  C'est  une  pure  invention  dramatique  que  la 
plupart  de  ses  missions  ordinairement  inventées.  Les  distances 
avec  lui  ne  comptent  pas,  la  vérité  pas  beaucoup  plus. 


.520  LES  MÉMOIRES   AU  XIX*^  SIÈCLE 

J'en  signalerai  une  qui  me  paraît  le  modèle  de  sa  manière  : 
cette  course  qu'il  fît  à  travers  l'Espagne  vers  Bayonne  pour 
apprendre,  soi-disant,  à  l'Empereur,  l'insurrection  de  Madrid  du 
2  mai  1808,  course  rapide  autant  que  dangereuse.  L'honneur  eût 
été  grand  pour  Marbot  de  l'avoir  entreprise,  au  milieu  d'un  pays 
révolté  déjà,  quand  on  n'en  voulait  charger,  si  on  l'en  croit, 
aucun  aide  de  camp  titulaire.  Belle  occasion  de  se  faire  valoir, 
de  voir  à  Bayonne  les  victimes  de  la  politique  napoléonienne, 
le  roi  et  la  reine  d'Espagne,  de  converser  familièrement  avec 
l'Empereur,  de  lui  donner  même  son  avis  sur  tous  ces  graves 
événements;  Marbot  entrait  de  plain-pied  dans  l'histoire  :  eh 
bien!  il  faut  l'en  faire  sortir.  Un  mot  de  Napoléon  dans  sa  cor- 
respondance y  suffit  :  5  mai,  Bayonne  :  «  Je  reprends  ma  lettre. 
D'Hannencourt  (aide  de  camp  de  l'Empereur)  est  arrivé  à 
quatre  heures  avec  votre  lettre  du  2,  qui  me  donne  la  nouvelle 
de  l'insurrection  de  Madrid.  » 

Ainsi  s'effondrent,  quand  on  les  compare  à  des  documents 
authentiques  par  leur  texte  et  leurs  dates,  la  plupart  des  récits 
<le  Marbot,  la  légende  de  ses  prouesses.  Son  historique  de  la 
campagne  de  Russie,  oîi  il  n'a  eu  qu'une  faible  part,  est  parfois 
emprunté  textuellement,  comme  une  copie,  à  l'ouvrage  du 
baron  Fain,  publié  en  182"  :  Le  manuscrit  de  18l'2.  Il  est  peu 
probable  que,  sans  l'aide  précieuse  et  visible  du  livre  de  Thiers, 
Marbot  ait  retrouvé  dans  ses  seuls  souvenirs  les  éléments  de  sa 
narration.  Sa  situation  d'officier  d'état-major  lui  a  permis  de  se 
présenter  à  la  postérité  comme  un  témoin  :  son  témoignage 
tardif  et  suspect  n'est  pas  de  ceux  qui  doivent  faire  autorité. 

S'il  s'est  mis,  par  ses  qualités  de  narrateur,  au  premier  rang 
4e  tous  les  écrivains  militaires  du  premier  Empire,  comme  auteur 
<le  Mémoires  il  perdra  l'autorité  qu'on  lui  a  trop  laissée.  Une 
histoire  vivement  écrite  sur  d'autres  histoires,  malgré  les  appa- 
rences d'authenticité  que  lui  donne  un  élégant  semis  d'anecdotes 
personnelles,  ne  constitue  pas  des  Mémoires  proprement  dits  : 
pas  plus  que  des  ornements  habilement  ajoutés  à  un  meuble 
moderne  n'en  feront  jamais  une  })ièce  originale  et  authentique. 

Thiébault.  —  Il  faut  en  somme  nous  défier  de  la  mode  et 
<lcs  bibelots.  L'une  passera;  j)armi  les  autres,  on  en  découvrira 
de  douteux.  Les  Mémoires  du  baron  Thiébault,  que  cette  mode 


LKS   MEMOIRES   Al"  XIX^'  SIECLE  321 

encore  nous  a  valus,  et  qui  plaisent  au  premier  abord  par  l'abon- 
dance et  la  fraîcheur  des  souvenirs,  méritent  aussi  d'être  exa- 
minés de  près.  Gomme  ceux  de  Marbot,  ils  ont  été  écrits  long- 
temps après  les  événements  commencés  en  1824,  composés 
surtout  à  partir  de  1836,  revus  et  corrigés  en  4846;  œuvre  éga- 
lement de  vieillesse  et  de  retraite. 

Car  Adrien-Henri-Dieudonné  Thiébault,  fils  de  l'écrivain  que 
D'Alembert  avait  placé  auprès  de  Frédéric  II  et  qui  a  raconté 
ses  vingt  ans  de  séjour  en  Prusse,  était  né  à  Berlin  en  1769.  De 
treize  ans  plus  âgé  que  Marbot,  il  quitta  le  service  de  l'armée 
treize  ans  plus  tôt,  et  se  mit  comme  lui  à  écrire  au  même  âge. 
Ce  qu'il  avait  à  raconter,  c'était  aussi  une  carrière  d'officier 
d'état-major.  Il  l'avait  commencée  dans  la  campagne  de  1792- 
1793  auprès  du  général  Valence,  ce  qui  faillit  lui  coûter  cher. 
Il  la  continua  auprès  de  Masséna,  ce  qui  lui  fit  tort,  après  le  siège 
de  Gênes,  auprès  de  Napoléon.  Mais  il  voulait  parvenir  et  il 
parvint  :  à  Austerlitz,  il  s'illustra  et  devint  en  Portugal,  à  la 
suite  de  Junot,  général  de  division  eu  1808.  Dans  la  guerre 
d'Espagne  où  les  auxiliaires  de  Napoléon  furent  souvent  au-des- 
sous de  leur  tâche,  il  y  eut  peu  de  généraux  qui  surent  comme 
Thiébault  remplir  leur  double  devoir  d'administrateur  et  de 
soldat.  Avec  cela,  très  fidèle  à  Napoléon  aux  heures  difficiles  de 
1814  et  de  1815,  il  s'imposa  pourtant  à  la  Restauration  qui  le 
nomma  en  1818  lieutenant  général  d'état-major,  lui  emprunta 
en  1819  ses  plans  pour  l'organisation  du  corps  et  de  l'Ecole  et 
lui  confia  la  présidence  du  Comité  d'état-major  au  ministère 
(1823).  C'était  le  temps  où  Louis  XVIII  essayait  de  donner  aux 
Français  les  illusions  des  gloires  impériales.  Quand  Charles  X 
commença  en  1826  à  redouter  leur  enthousiasme  et  le  réveil  du 
bonapartisme,  Thiébault  fut  écarté,  condamné  à  la  retraite. 
La  Révolution  de  1830  le  rappela  dans  une  demi-activité,  au 
cadre  de  réserve,  d'où  il  fut  enfin  rayé  en  1834.  Il  avait  alors 
soixante-cinq  ans.  L'âge  l'avertissait  de  se  hâter,  s'il  voulait 
écrire  l'histoire  de  sa  vie  avant  de  l'avoir  terminée. 

Les  cinq  volumes  qu'il  a  écrits  en  deux  années  à  peine, 
de  1836  au  mois  d'août  1837,  peut-être  même  en  une  seule 
année,  ne  lui  ont  guère  coûté  de  peine.  Il  avait  fait  métier 
d'écrire  autant  que  de  combattre.  Il  avait  en  1789,  à  vingt  ans, 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  *  ' 


:{22  LES   MEMOIRES   AU   XIX''  SIECLE 

publié  un  premier  livre,  le  Souper  du  Jeudi;  dix  ans  après,  un 
second,  livre  technique  d'état-major;  en  dSOl,  le  journal  du  siège 
de  Gênes.  Il  aurait  voulu  qu'alors  Bonaparte  l'engageât  comme 
historiographe  :  «  le  Mémorial  eût  commencé  avec  le  siècle  ».  Il 
se  consola  par  un  discours  à  l'Académie  de  Tours  en  1802,  des 
romances,  une  histoire  de  l'Université  de  Salamanque.  Jamais 
il  ne  cessa  d'écrire  des  plans  de  campagne  ou  de  trag-édies,  des 
vers,  des  récits  de  bataille,  des  manuels  techniques,  des  dis- 
cours. C'était  un  héritage  de  famille  que  cette  disposition  à  faire 
de  tout,  de  ses  campag'nes,  de  ses  entretiens,  de  ses  idées,  œuvre 
littéraire.  Il  avait  été  le  collaborateur,  puis  l'éditeur  de  son  père. 
Sa  vanité  d'auteur  s'était  développée  de  bonne  heure  dans  les 
milieux  oii  il  fut  introduit. 

Il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  avait  vingt  ans  quand  la  Révolution 
se  fit  et  près  de  vingt-quatre  ans  au  début  de  sa  carrière  mili- 
taire. Il  n'est  pas  né,  comme  Marbot,  pour  la  guerre.  Les  tem[)s 
nouveaux  lui  ont  créé  des  habitudes  nouvelles  :  ils  ne  lui  ont 
pas  fait  perdre  un  pli  que  le  xviu"  siècle  lui  avait  donné  pour  la 
vie  :  le  goût  de  la  conversation,  des  anecdotes  (jui  passent  de 
salon  en  salon,  des  plaisanteries  devenues  classiques  sans  l'être, 
des  aventures  d'amour,  des  bonnes  fortunes  vraies  ou  fausses. 
Tout  cela  tient  dans  ses  mémoires  autant  de  place  que  les  récits 
de  guerre,  plus  peut-être.  Ce  n'en  est  pas  la  meilleure  partie 
assurément.  Mais  cette  partie  explique  l'œuvre  et  ses  défauts. 

«  Ce  n'est  pas  sur  des  papiers  qu'on  établira  jamais  la  vérité 
de  l'histoire.  »  Thiébault  a  perdu  ses  notes,  ses  registres  :  il 
l'avoue  et  n'en  a  cure.  Sa  mémoire  est  riche  en  souvenirs  d'en- 
tretiens entendus  dans  tous  les  salons  de  l'ancien  régime,  de  la 
Restauration  et  de  l'Empire,  dans  les  camps.  Toute  anecdote  lui 
est  bonne  :  il  en  sait  de  Rivarol,  de  Gassicourt  et  de  son  })ère.  Il 
en  retrouve  chez  ses  vieux  compagnons  d'armes.  Il  y  a  notam- 
ment un  certain  M.  de  la  Roserie  «  qui  hii  dicte  des  pages 
entières  »,  Ils  annotent  ensemble  les  livres  de  Mignet  et  de 
Tliiers.  Et  souvent  les  Mémoires  de  Thiébault  ne  sont  que  la 
transcription  de  leurs  conversations.  Il  n'est  jamais  désagréable 
de  recueillir  ainsi  de  la  bouche  d'un  vieillard  les  propos  de  sa 
jeunesse,  les  menus  faits  de  sa  vie,  ses  impressions  sur  toutes 
choses  (juand  il  a  tant  vu  :  mais  il  faut  se  résigner  au  bavardage, 


LES  MEMOIRES   AU  XIX'-  SIÈCLE  323 

prendre  son  parti  du  radotage,  des  longueurs  et  de  Tinvraisem- 
blable.  Il  ne  faut  pas  craindre  môme  le  récit  de  ses  bonnes  for- 
tunes. Thiébault,  sur  ce  chapitre,  est  intarissable  :  nous  savons 
qu'il  «  n'aime  pas  les  actrices,  les  juives  et  les  négresses  », 
qu'il  ne  comprend  point  «  la  volupté  sans  l'embonpoint  ».  C'est 
une  telle  part  de  sa  vie,  ces  confidences,  qu'il  ne  nous  fait  grâce 
de  rien,  qu'il  s'arrête,  ne  trouvant  plus  rien  à  dire,  quand  sa 
«  Zozotte  chérie  »,  sa  seconde  femme,  est  morte  en  1820.  Et  les 
souvenirs  d'enfance  souvent  puérils,  les  histoires  de  brigands! 
A  en  croire  Thiébault,  toutes  les  femmes  à  la  fin  du  xvm"  siècle 
faisaient  assassiner  leurs  amants,  Paris  n'eût  été  qu'un  coupe- 
gorge.  Et  les  récits  de  centenaires,  les  disputes  de  petites  villes 
entre  le  préfet,  le  général  et  le  premier  président  à  Orléans;  et 
les  bons  mots  des  gens  d'esprit  qui  n'en  ont  pas,  les  procès 
scandaleux,  les  atTaires  de  pots-ile-vin  où  se  ruinent  les  inven- 
teurs et  les  spéculateurs  :  voilà  tout  ce  qu'il  faut  entendre.  Peut- 
être  est-ce  pénible,  quoi(|ue  parfois  amusant,  à  lire.  C'est  un 
pêle-mêle  oi^i  l'histoire  a  peu  de  place,  où  la  vérité  court  des 
risques,  où  la  littérature  se  confond  avec  les  futilités. 

Il  faut,  dans  les  Mémoires  de  Thiébault,  s'arrêter  de  plus  près 
aux  souvenirs  de  sa  carrière  militaire.  Quoiqu'il  soit  entré 
comme  par  hasard  dans  les  armées  de  la  Révolution,  garde 
national  de  la  section  des  Feuillants,  parti  pour  la  frontière  avec 
les  grandes  levées  patriotiques,  il  s'est  attaché  à  ces  troupes 
improvisées;  il  a  pris  leurs  goûts,  leur  langage  et  leurs  mœurs. 
Lorsque  Grouvel,  ami  de  son  père,  voulut  l'emmener  comme 
secrétaire  de  légation  en  Danemark,  Thiébault  refusa  et  s'en 
alla  servir  à  Wissembourg.  S'il  a  aimé  ces  soldats,  ces  généraux 
de  la  Révolution,  devenus  avec  lui  les  vétérans  de  l'Empire,  les 
héros  d'Austerlitz,  il  les  a  peints  cependant  au  naturel.  Et  ses 
croquis  demeurent  parmi  les  plus  fidèles  et  les  plus  vrais.  Sa 
grande  supériorité  sur  Marbot,  c'est  qu'il  a  consacré  plus  de 
pages  à  ses  compagnons  d'armes  qu'à  lui-même.  On  ne  songe 
plus  à  lui  reprocher  la  prolixité,  l'abus  des  anecdotes  et  des 
détails.  On  voudrait  la  galerie  plus  complète  encore.  Chaque  cro- 
quis est  une  page  d'histoire.  Voici  La  Fayette  saisi  au  naturel,  le 
jour  de  la  Fédération,  à  la  tête  des  gardes  nationaux  «  galopant 
dans  les  siècles  à  venir  ».  Et  maintenant,  voici  les  officiers  qui 


:{24  F^KS  MKMOIIJKS   Al'   XIX°  SIECLE 

|tarf('nt  pour  la  frontière,  en  grands  seigneurs,  avec  leur  état- 
major  «  (rofficiers  et  de  femmes  de  troupes  »;  les  soldats  de  la 
g-arde  nationale,  bourg-eois  feuillants,  habitués  à  leurs  aises,  à 
leur    vaisselle  d'étain,  au  service   de  leurs  domestiques  qu'ils 
emmènent.  Ils  ont  pour  chefs  des  g'énéraux  qui  tremblent  aux 
ordres    venus  de  la  Convention,    ou  des   hommes    comme   le 
fameux   Jouy,    boau-frère   de   Thiébault,   royaliste  dans  l'âme, 
épris  d'aventures,  en  cherchant  dans  la  Révolution,  parlant  son 
langage,  organisant  ses  armées,  avec  une  verve  et  un  entrain 
endiablés,   cynique  et  suspect,  hardi   et  rusé.    Le   portrait  de 
Thiébault  est  aussi  instructif  qu'excellent.  La  guerre  dure  :  chez 
tous  ces  hommes  (|ue  l'amalgame  de  Dubois-Crancé  a  fondus, 
patriotes,  bourgeois,  intrigants   et  gens   du   peuple,  l'ambition 
s'éveille  avec  la  passion  de  la  g'ioire.  Au  camp  de  Marly,  Murât 
fait  à  la  veille  de  brumaire  ses  confidences  :  «  On  ne  parvient 
que  par  les  états-majors.  Un  régiment  est  un  cul-de-sac.  y>   Et 
alors  des  puissances  nouvelles  se  lèvent,  Masséna,  Macdonald, 
Murât,  en  rivalité  dès  1799  les  uns  avec  les  autres,  et  toujours 
en  dispute  d'ambitions,  d'honneurs  et  de  profits,  sous  le  joug 
commun  du  chef  qu'ils  acceptent  et  qu'un  jour,  las  de  la  g-uerre, 
inquiets  des  retours  de  la  fortune,  ils  rejetteront.  Thiébault  les 
a  tous  jugés  de  près  en  Espagne.  Il  connaît  leur  façon  de  par- 
venir, de  s'enrichir.  Le  général  Poinsot,  avant  de  se  mettre  en 
campagne,  achète  des  propriétés  à  crédit;  à  la  première  victoire, 
sa  femme  se  dépèche  d'arriver  au  (juartier  général  et  rapporte 
les  fonds.  Nul  n'a  mieux  décrit  (|ue   Thiébault  les  armées  de 
l'Empire,  les  prouesses   de  leurs  officiers,  leur  vie   aussi.  Le 
brave,  le  grand  Lassalle  a  fondé  la  société  des  altérés.  Et  Dieu 
sait  que  bi  corporation  mérite  son  titre!  Vrais  lurons  en  cam- 
pagne, déchaînés  sur  les  habitants,  objets  de  leurs  plaisanteries, 
parfois  fortes,  aussi  hardis  à  prench-e  les  co'urs  (|ue  les  retran- 
chements à  l'ennemi,  souvent  en  retard  au  service,  jamais  au 
péril,  voilà  les  collègues  de  Thiébault  et  Thiébault  lui-même. 
L'exemple  a  été  donné  aux  soldats  que  nous  voyons  déjà  autour 
d'IJlm  forcer  les  caves,  piller  les  propriétés,  ravir  les  femmes. 
Chez  tous  ces  hommes  il  y  a  cependant,  officiers  ou  soldats, 
d'autres  mobiles,  l'iionneur  du  bataillon,  du  régiment  :  «  c'est 
le  clocher  natal.  »  L'armée  est  une  patrie  :   elle  tient  lieu  de 


LKS   MÉMOIRES   AU   XIX'"   SIECLK  32o 

l'autre  qu'on  ne  voit  plus  qu'à  de  rares  intervalles.  Des  officiers, 
Nansouty,  Préval,  refusent  des  grades  pour  rester  à  la  tète  de 
leur  régiment  formé  par  eux,  cité  dans  vingt  Bulletins  à  l'ordre 
du  jour.  «  L'honneur  est  pour  le  corps,  non  pour  l'homme.  » 
Voilà  le  secret  de  tant  d'héroïsmes,  de  tant  de  conquêtes,  mêlés 
de  heaucou[)  d'ambition,  de  cupidité  et  de  violence.  «  Voilà  l'es- 
prit militaire  de  cette  époque  »,  dit  Thiébault.  Nul  ne  l'a  mieux 
caractérisé.  Il  a  été  pour  cette  France  du  xix"  siècle,  groupée 
tout  entière  dans  les  camps,  ce  que  Saint-Simon  a  été  pour  les 
courtisans  de  Louis  XIV,  un  peintre  et  un  juge. 

Macdonald.  —  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  comparer 
son  œuvre  aux  Mémoires  des  hommes  de  guerre  les  plus  illustres, 
à  ceux  de  Macdonald  par  exemple.  Macdonald  n'a  pas  comme 
Marbot  de  prétentions  à  l'histoire.  Il  n'est  pas  comme  Thiébault 
un  collectionneur  d'anecdotes.  Quoiqu'il  ait  reçu  avant  d'entrer 
dans  la  Révolution  et  dans  l'armée  une  instruction  supérieure 
à  celle  de  ses  collègues,  il  ne  se  pique  pas  de  littérature  et  n'a 
point  voulu  écrire  des  Mémoires.  C  est  simplement  l'image  de 
sa  vie  qu'il  a  essayé  de  fixer  en  1825  à  grands  traits  par  quel- 
ques souvenirs.  Point  de  [)a])iers  ni  de  journal  qui  aient  pu 
l'aider  à  reconstituer  ses  campagnes  :  il  les  a  négligés  dans  des 
caisses  qui  se  sont  perdues.  Impossible  donc  de  faire  plus  que 
son  portrait  aux  dilîérentes  époques  de  sa  vie.  Le  dessin  est 
sobre,  parfois  sec.  Macdonald  raconte  ses  campagnes  comme  il 
les  a  faites,  «  au  pas  de  course  ».  S'il  parle  du  18  fructidor, 
c'est  de  cette  manière  brève  :  «  un  événement  politique  eut 
lieu  »,  qui  ne  constitue  pas  un  jugement.  La  fin  de  la  Répu- 
blique, la  dictature  ne  le  sollicitent  pas  à  plus  de  détails.  «  Le 
18  brumaire  arriva,  j'y  pris  franchement  part.  Il  faillit  échouer. 
Nous  aurions  alors  été  tous  compromis  et  victimes  du  parti  qui 
aurait  triomphé  pour  le  malheur  de  la  France.  » 

Beaucoup  plus  tard  cependant,  Macdonald  causait  avec  le 
comte  d'Artois  et  s'excusait  de  n'avoir  pas  émigré  :  «  Il  faut  que 
je  fasse  un  aveu  à  Votre  Altesse  royale.  —  Lequel?  — -  J'adore 
la  Révolution.  »  Je  me  hâtai  d'ajouter  :  «  J'en  déteste  les 
hommes  et  les  crimes.  L'armée  n'y  a  point  participé  ;  jamais  elle 
n'a  regardé  derrière  elle.  Elle  déplorait  les  excès  de  l'intérieur. 
Comment  n'adorerais-je  pas  cette  Révolution?  C'est  elle  qui  m'a 


320  LKS  MEMOIRES   AL'   XIX''  SIECLE 

élevé,  iirandi.  Sans  elle  aurais-je  l'iionneur  de  déjeuner  à  la 
table  du  roi,  à  côté  de  Votre  Altesse  royale?  »  L'aveu  est  pré- 
cieux, en  sa  simple  franchise  qui  ne  déplut  pas  à  Charles  X.  Le 
culte  de  ces  officiers  pour  la  Révolution  et  pour  l'Empire  est  un 
culte  intéressé  :  ce  qu'ils  aiment  dans  le  nouveau  régime,  ce  ne 
sont  pas  ses  idées,  ses  libertés.  Ce  sont  les  grades,  les  biens 
qu'il  leur  a  donnés,  l'égalité  avec  les  premiers  personnages  de 
l'ancien  régime.  Dans  les  armées  du  Nord,  de  1792  à  1795,  la 
faveur  a  procuré  à  Macdonald,  simple  cadet  alors,  plus  qu'autre- 
fois trente  ans  de  bons  services,  un  grade  de  général  de  division 
à  l'armée  de  Pichegru.  Il  le  dut  à  Bournonville.  En  Italie,  il  a 
fait  d'autres  profits,  entre  autres  une  superbe  collection  de 
tableaux  et  d'antiques.  Puis,  sous  le  Consulat,  le  voilà  pourvu 
d'une  ambassade,  d'une  autre  en  Russie,  plus  brillante  encore 
s'il  l'eut  acceptée,  grand  officier  de  la  Légion  d'honneur.  A  la 
veille  de  l'Empire,  son  honnêteté  que  révolta  le  procès  de  Moreau 
lui  fit  tort  et  l'écarta  cinq  ans  des  honneurs  et  des  champs  de 
bataille.  Mais  Napoléon  avait  besoin  de  lui  :  lui,  souffrait  de 
n'être  pas  maréchal.  N'avaient-ils  pas,  comme  le  disait  l'Empe- 
reur «  qui  estimait  son  nerf  et  ses  talents,  commencé  la  guerre 
ensemble  ».  Ils  la  firent  de  nouveau  à  Wagram  :  Macdonald 
revint  maréchal  et  duc  de  Tarente.  Tous  les  régimes  lui  appor- 
taient de  nouveaux  honneurs  :  la  Restauration  le  combla.  El 
dans  cette  dernière  transition  entre  l'Empire  et  le  gouvernement 
des  Bourbons,  il  eut  un  premier  rôle  qui  achève  de  le  peindre 
et  qu'il  a  raconté  sans  détours.  Comme  Ney  et  Caulaincourt,  il 
a  considéré  alors  que,  Napoléon  vaincu,  les  maréchaux  repré- 
sentaient l'armée,  et  que  l'armée  c'était  la  France.  S'il  n'eût 
tenu  qu'à  lui,  et  si  le  duc  de  Raguse  n'avait  pas  trahi  et  rEm|>e- 
reur  et  l'armée,  Napoléon  eût  été  forcé  d'abdi([uer,  mais  son 
fils  défendu,  gouverné  par  les  maréchaux,  recommandé  par  eux 
à  Alexandre  I",  aurait  gardé  sa  place.  La  France  aurait  été  aux 
prétoriens.  «  L'armée,  disait  Macdonald  au  czar,  ne  laissera  pas 
fouler  aux  pieds  la  gloire  dont  elle  s'est  couverte  :  malheureuse 
par  son  chef,  avec  ou  sans  lui,  elle  renaîtra  de  ses  cendres  ])lus 
forte.  »  Talleyrand  fit  échouer  le  plan  de  Macdonald.  Les 
Mémoires  du  maréchal  gardent  la  trace  de  ses  rancunes.  Si  le 
récit  de  la  crise  de  1814  y  est  i)lus  comjtlet  que  celui  de  toutes 


LES   MÉMOIRES   AU   XIX'    SIÈCLE  327 

les  campagnes  et  victoires  antérieures,  ce  n'est  pas  seulement 
l'effet  d'une  impression  plus  fraîche  d'événements  plus  récents. 
Il  achève  vraiment  la  figure  du  maréchal  qui,  après  tant  d'hon- 
neurs et  de  hiens  si  rapidement  conquis,  rêva  avec  tous  ses 
pareils  un  instant  de  couronner  cette  carrière  par  le  grouverne- 
ment  de  la  France.  Rêve  aussi  naturel  à  ses  yeux  que  le  récit 
qu'il  en  a  fait  :  la  vraie  France,  c'était  l'armée  et  «  l'armée, 
dit-il,  était  pour  nous  ». 

Séruzier.  —  Quelqu'un  qui  ne  l'aurait  pas  démenti,  c'est  le 
colonel  baron  Séruzier,  dont  les  Mémoires  parus  en  4823  ont 
été  récemment  réédités.  Il  est  bon  d'avertir  le  lecteur  que  si  dans 
cet  ouvrage  le  baron  prend  la  parole  pour  raconter  sa  vie,  ce 
n'est  pas  lui  qui  écrit.  Mis  en  réforme  en  1815,  dans  la  retraite, 
le  colonel  d'artillerie  que  ses  soldats  avaient  surnommé  le  père 
aux  Boulets,  a  noté  en  une  quarantaine  de  pages  sescampag-nes. 
Ce  brave,  véritable  type  de  soldat  paysan  que  l'esprit  d'aventure 
avait  poussé  de  son  village  aux  armées  révolutionnaires,  eût  été 
fort  en  peine  d'écrire  un  livre.  Un  de  ses  compagnons  d'armes 
plus  lettré  reçut  le  manuscrit,  y  ajouta  beaucoup,  le  divisa  en 
chapitres,  mit  des  notes  et  des  dates.  Ce  rédacteur,  Lemierre  de 
Corvey,  d'une  famille  protestante  de  Rennes,  a  hésité  toujours 
dans  sa  vie  mouvementée  entre  les  lettres,  l'armée  et  la  musique. 
Destiné  par  son  père  à  devenir  officier  du  g'^énie,  il  s'était,  à  la 
veille  de  la  Révolution,  fait  compositeur  de  musique  à  l'école  de 
Berton.  Un  instant  sous-lieutenant  en  4792,  il  revint  écrire 
quelques  opéras-comiques  en  1793  et  décidément  fît  jusqu'à 
ce  que  la  Restauration  le  renvoyât  à  la  musique,  aux  romans 
et  à  la  littérature,  toutes  les  campag:nes  comme  Séruzier. 

Ce  musicien  lettré  a-t-il  senti  ce  qu'il  y  avait  de  saveur  dans 
les  quarante  pages  qu'il  avait  reçues  pour  les  développer? 
Soldat  de  l'Empire  lui  aussi  y  a-t-il  ajouté  le  propre  accent  de 
ses  souvenirs  personnels?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  s'il  a 
voulu  dans  ce  genre  faire  œuvre  d'artiste,  il  y  a  réussi.  Plus 
discret  queMarbot,  plus  vivant  que  Macdonald,  il  n'a  pas  mêlé  à 
ces  souvenirs  d'un  héros  l'histoire  de  l'Empire.  Il  a  laissé  à 
Séruzier  sa  physionomie  d'officier  de  fortune,  prêt  à  toutes  les 
besognes  commandées  par  l'Empereur,  adoré  de  ses  soldats 
quoiqu'il  leur  demandât  l'impossible.  Qu'ils  soient  de  Séruzier 


3-28  LES  iMEMOIRES  AU  XIX"  SIECLE 

OU  de  Lemierre,  il  est  peu  de  Mémoires  qui  renseignent  de  plus 
près  sur  la  composition  et  l'esprit  de  la  Grande  Armée. 

On  sait  le  concours  que  Napoléon  attendait  de  son  artillerie. 
A  cette  arme,  il  devait  ses  premières  victoires.  Elle  lui  devint 
de  plus  en  plus  utile,  à  mesure  que  ses  armées  plus  nombreuses 
se  heurtèrent  à  des  masses  plus  grandes.  A  Auersticdt,  l'artil- 
lerie soutint  la  belle  opération  de  Davout,  laissé  seul  contre 
toute  une  armée.  A  Eylau,  elle  lui  donna  le  temps  d'arriver  sur 
le  champ  de  bataille.  A  Wagram,  elle  décida  de  la  victoire.  Aussi 
entre  l'Empereur  et  ses  officiers  d'artillerie  s'établit  une  familia- 
rité très  étroite.  La  faveur  était  grande  d'être  ainsi  distingué  : 
Séruzier  la  savoure.  Une  décoration  bien  gagnée  lui  fait  moins 
plaisir  qu'un  surnom  qui  vaut  d'ailleurs  tout  un  portrait.  «  Nous 
pouvons  dormir  tranquilles,  dit  l'Empereur.  Jupiter  moustache 
est  aux  avant-postes.  »  Napoléon  donnera  de  l'avancement,  des 
dotations,  le  titre  de  baron  à  son  «  vieux  Séruzier  ».  Le  colonel 
ny  est  pas  insensible.  Mais  la  joie,  c'est  de  s'entendre  ainsi 
appelé  sur  le  champ  de  bataille.  Cela  vaut  mieux  que  de  «  l'avoir 
connu  »  d'en  être  ainsi  connu,  et  que  l'armée  répète  cet  éloge 
de  l'Empereur  justifié  par  le  rôle  de  l'artillerie  à  Friedland  : 
«  Il  n'y  a  que  mon  vieux  Séruzier  qui  ne  trouve  rien  d'impos- 
sible à  mes  ordres.  »  Le  brave  homme  a  sans  doute  un  peu  exa- 
géré son  importance  et  son  rôle.  Il  est  fier,  comme  Macdonald, 
plus  encore,  étant  parti  de  plus  bas,  d'avoir  appris  à  des  princes 
souverains  «  qu'un  homme  en  vaut  un  autre  »,  d'avoir  fait 
manœuvrer  lartillerie  à  Erfurth  devant  le  czar  et  instruit  un 
instant  le  grand-duc  Constantin.  Après  tout,  ce  n'est  pas  un 
comparse,  c'est  un  acteur.  Son  récit,  vivant,  limité  à  la  mesure 
de  son  rôle,  fait  apercevoir  dans  leur  réalité  quelques  scènes 
décisives,  et  le  chef  principal  du  drame. 

Et  en  même  temps,  comme  Séruzier  est  sorti  de  la  foule,  qu'il 
en  demeure  très  rapproché,  il  a  ressenti  et  traduit  ses  passions. 
Il  est  à  la  fois  tout  près  de  l'Empereur,  et  très  près  du  soldat 
toujours.  On  regrette  que  son  collaborateur  Lemierre  ait  affaibli 
quelques  «  peintures  et  quelques  expressions  un  peu  trop  mâles  ». 
Elles  ne  lui  eussent  pas  fait  plus  de  tort  qu'à  Cambronne.  A  Auer- 
stiedt,  blessé,  et  voyant  ses  troupes  ébranlées  par  l'accident,  il 
bandait  sa  plaie  avec  sa  cravate,  remontait  bien  vite  à  cheval 


LES  MEMOIRES   AU   XIX"   SIÈCLE  :529 

pour  lancer  à  ses  hommes  une  plaisanterie  salée,  faire  sonner  la 
charge  et  enlever  les  quarante  bouches  à  feu  des  Prussiens.  Ce 
n'était  qu'une  de  ses  65  blessures,  et  peut-être  la  moins  verte 
de  ses  apostrophes.  Il  ne  commandait  pas  à  des  demoiselles.  Ses 
vieilles  moustaches,  comme  il  les  appelle,  n'en  étaient  pas  plus 
mal  vues,  dans  les  intervalles  de  repos  qui  séparaient  leurs 
campagnes,  des  populations,  des  jeunes  filles  même.  Avant, 
pendant,  après  la  bataille,  Séruzier  décrit  la  vie  de  ces  braves 
gens  qui  se  confondait  avec  la  sienne,  avec  naïveté,  avec 
sûreté  :  chef  et  soldats  faisaient  corps.  Le  colonel  disait  au  chi- 
rurg-ien  qui  le  menaçait  d'une  amputation  et  d'une  jambe  de 
bois  :  «  Sabrez,  sabrez;  mais  surtout  ne  sciez  pas.  »  Un  tambour 
du  terrible  57%  enfant  de  seize  ans,  criait  à  son  colonel  au 
moment  de  la  charge  :  «  Commandant,  chacun  sa  place,  la 
mienne  devant  vous.  »  Ce  sont  de  ces  mots  qui,  pendant  cin- 
quante ans,  ont  consolé  les  Français  de  leur  défaite,  inspiré 
RafFet  et  nouri'i  la  légende  impériale. 

Mémoires  de  soldats.  Fricasse,  Pils,  Goignet.  —  Les 
Mémoires  de  Séruzier  nous  conduisent  aux  Cahiers  du  capitaine 
Coignet,  aux  Mémoires  des  soldats  dont  ces  détails,  scènes, 
portraits  ou  anecdotes  font  tout  le  prix  et  le  charme.  Ils  sont 
nombreux,  aujourd'hui,  ces  commentaires  des  humbles  qui  sou- 
tinrent dans  les  armées  la  gloire  de  la  Révolution  et  de  l'Em- 
pire, ceux  du  ser;/('Ht  Fricasse,  ardent  républicain,  volontaire  de 
1792  qui  n'aime  de  son  métier  que  le  devoir  au  service  de  la 
République,  sincère,  mais  inhabile  à  voir  et  à  conter;  — les  sou- 
venirs d'un  jeune  abbé  échappé  du  séminaire  dans  l'armée  de  la 
République,  et  revenu  à  l'Eglise  après  la  paix  d'Amiens,  plus 
soldat  et  moins  patriote  que  le  précédent,  attaché  «  à  sa  chère 
<lemi-brigade  »  ;  — le  journal  du  grenadier  Pils,  enfant  d'Alsace, 
<iue  la  joie  d'entendre  la  musique  militaire  a  fait  soldat  et  qui 
pendant  huit  ans  ne  verra,  n'écoutera  que  le  chef,  objet  unique 
de  ses  admirations  et  de  ses  services,  Oudinot.  —  Son  cama- 
rade Coignet  est  de  tous  le  plus  complet,  le  plus  vivant.  Non 
pas  qu'il  s'embarrasse  dans  des  considérations  stratégiques  et 
donne  sur  les  guerres  une  vue  d'ensemble.  Mais  il  est  soldat 
dans  l'àme,  et  il  représente  bien  tous  les  soldats  de  ce  temps, 
dont  la  conscription  a  fait  la  vocation.  Détaché  à  vingt  ans  d'une 


:V.]0  LES   MEMOIRES   AU   XIX'^'  SIECLE 

famillo  ])Ourguignonne  qui  n'avait  point  été  tendre  pour  son 
enfance,  sur  les  routes  d'Europe  oii  il  a  conquis  le  grade  de 
capitaine  de  la  Garde,  vaguemestre  des  équipages  de  l'Empe- 
reur, Coignet  a  supporté  pas  mal  d'épreuves,  et  reçu  nombre 
de  blessures;  il  s'est  fait  du  régiment,  de  l'armée,  une  famille  : 
les  soldats  de  sa  sorte  n'ont  pas  d'autre  borizon  de  sentiments 
et  de  pensées.  De  ce  culte,  l'Empereur  est  le  Dieu,  un  Dieu 
qu'eux  du  moins  ne  trabiront  pas  en  1814.  A  défaut  des  con- 
quêtes que  Coignet  aurait  voulu  reprendre  avec  lui,  il  fît  la 
conquête  à  Auxerre,  oii  il  revint  désemparé,  d'une  brave  épicière 
et  par-dessus  le  marcbé  d'une  épicerie  acbalandée  qui  lui  donna 
l'aisance  dans  sa  vieillesse.  Alors  pendant  quarante  ans,  le  café 
Milon,  où  l'on  faisait  cercle  pour  l'entendre  raconter  ses  campa- 
gnes, lui  tint  lieu  de  bivouac.  Il  garda  et  entretint  pour  la  pos- 
térité l'illusion  du  régiment.  Il  semblait  que  ce  fût  pour  lui, 
revenu  vivant  à  sa  petite  patrie,  comme  la  consolation  nécessaire 
d'un  long  exil,  loin  de  la  grande  patrie  militaire. 

A  beau  mentir  qui  vient  de  loin,  dit  le  proverbe.  C'était  un 
peu  le  sentiment  des  auditeurs  de  Coignet  au  café  Milon. 
«  Napoléon  même  n'en  a  pas  tant  vu.  »  Coignet  faisait  partie  de 
la  Garde  :  en  arrière  par  conséquent  dans  la  plupart  des  com- 
bats, il  n'en  voyait  que  l'action  décisive.  Il  a  eu  sa  part  de 
gloire  et  d'efîorts,  c'est  certain.  A  Montebello,  il  a  pris  et  gardé 
un  canon  sur  l'ennemi.  A  Marengo,  il  était  de  ces  braves  qui,  à 
l'aile  gauche,  tinrent  quatre  beures  pour  donner  à  Desaix  le 
temps  d'arriver  et  le  virent  venir  avec  sa  division,  «  l'arme  au 
bras  comme  une  forêt  que  le  vent  fait  vaciller  ».  A  Austerlitz, 
il  tenait  bien  sa  place  dans  les  vingt-cinq  mille  bonnets  à  poil, 
rempart  mouvant  qui  fît  céder  toute  résistance.  Ce  n'est  qu'un 
coin  du  tableau,  mais  tout  près  du  centre.  A  Essling,  le  régi- 
ment de  Coignet  restait  trois  beures  sous  le  feu  de  cinquante 
canons  sans  pouvoir  faire  un  pas,  regardant  la  mèche  qui  s'al- 
lumait aux  pièces  pour  le  décimer.  Il  était  encore  à  la  campagne 
de  Russie,  marchant  droit,  ne  quittant  qu'avec  la  vie  son  sac  et 
son  fusil  malgré  des  soufTrances  inouïes.  Ces  souvenirs  et  ces 
titres  valaient  la  peine  que  Coignet  s'en  contentât.  Mais  il  lui 
eût  fallu  changer  de  nature  presque,  «  et  à  ses  pareils  aussi  ». 
On  ne  s'imagine  pas,  malgré  la  discipline,  combien  l'égalité  est 


LES  MEMOIRES   AL'  XIX''  SIECLE  331 

demeurée,  dans  cette  armée,  la  passion  dominante.  C'est  le  péril 
et  la  mort  qui  sont  la  toise  commune.  De  là  une  tendance  géné- 
rale du  soldat,  (le  l'officier  et  du  maréchal  à  se  croire,  quand 
ils  sont  braves,  dignes  de  tout,  aptes  à  tout,  causes  de  tout.  A 
ce  point  de  vue,  Marbol  et  Coignetsont  frères.  AUlm,  Napoléon 
reçoit-il  l'épée  de  Mack  :  Coignet  l'a  vu.  Il  était  là  montant  sa 
garde.  En  1807  il  a  vu  la  reine  de  Prusse  prendre  à  Kœnigsherg" 
la  main  de  son  Empereur.  Il  a  assisté,  lui,  simple  officier,  au 
mariage  de  Marie-Louise  dans  la  chapelle  où  les  plus  grands 
personnages  n'avaient  pas  trouvé  place.  Il  a  conduit  le  soir 
«  quarante  dames  de  généraux  »  au  buffet.  Les  dames  pas  plus 
que  les  boulets  ne  lui  faisaient  peur.  Il  était  entreprenant,  et, 
si  on  l'en  croit,  très  heureux.  On  ne  l'attendait  pas  :  on  venait 
à  lui.  Comme  Marbot  il  a  le  don  d'ubiquité  —  et,  de  Dresde,  en 
1813,  il  a  parfaitement  entendu  les  propos  qui  s'échangeaient 
dans  le  quartier  général  autrichien. 

La  réalité  c'est  qu'il  n'a  rien  oublié  des  propos  que  ses  cama- 
rades tenaient  au  bivouac.  Voilà  le  vrai  prix  de  son  livre, 
recueil  de  traditions,  d'entretiens  de  la  foule  qui  d'ordinaire  ne 
trouve  pas  d'historien,  sauf  aux  heures  épiques.  Ces  heures-là 
se  font  rares  dans  les  civilisations  modernes  oîi  la  première 
place  est  aux  hommes  d'État  :  quand  la  foule  paraît  par  hasard 
sur  la  scène,  on  retrouve,  comme  dans  le  lointain  passé  où  se 
sont  formées  les  épopées,  ses  passions  instinctives,  son  goût  de 
l'extraordinaire,  ses  légendes,  ses  cris  d'admiration  ou  de  souf- 
france. Ici  l'on  est  assuré  du  moins  que  son  interprète,  Coignet, 
a  existé.  On  s'en  souvient  encore  à  Auxerre  où  il  mourut, 
il  y  a  quarante  ans  à  peine.  Est-il  certain  en  revanche  que 
Coignet,  eût  écrit  lui-même  ces  pages  vivantes  et  pittoresques? 
Le  manuscrit  publié,  conservé  par  son  éditeur,  M.  Loredan 
Larchey,  est  de  son  écriture.  Et  l'authenticité  a  été  formelle- 
ment attestée  par  l'un  des  amis  de  l'auteur,  son  exécuteur  tes- 
tamentaire. Pourtant,  il  reste  un  point  douteux  :  si  le  fond  est 
tiré  des  souvenirs  de  Coignet,  la  forme  est-elle  de  lui  qui,  sans 
instruction,  eut  toujours  toutes  les  peines  du  monde  à  écrire 
même  une  lettre?  Ce  fut,  nous  le  savons,  à  la  sollicitation  d'un 
journaliste  et  d'un  avocat  d'Auxerre  qu'en  1849  Coignet  associa 
la  postérité  à  son  auditoire  du  café  Milon.  Ils  lui  apportèrent 


,332  LES  MEMOIRES   AU   XIX"   SIECLE 

<le  Thiers  les  neuf  volumes  du  Consulat  et  de  l'Empire  récem- 
ment parus,  le  livre  de  Norvins,  les  Conquêles  et  Victoires  des 
Français  :  pour  réveiller  et  grouper  ses  souvenirs,  ils  les  lui 
lurent.  La  collaboration  alla-t-elle  au  delà?  On  ne  le  saura  sans 
doute  jamais.  Le  plus  curieux  est  (ju'il  y  a  eu  de  l'œuvre  deux 
manuscrits  différents  :  celui  que  Coignet  publia  de  son  vivant 
en  1851,  celui  qui  fut  retrouvé  après  sa  mort  dans  ses  papiers 
€t  transmis  à  M.  Larchey.  Ce  double  effort  étonne  de  la  part 
J'un  vieux  brave  qui  aimait  plus  causer  qu'écrire.  Sans  doute 
la  suite  de  \  Histoire  de  Thiers,  parue  dans  l'intervalle  des  deux 
manuscrits,  fut  pour  les  deux  lettrés  et  le  capitaine  une  nou- 
velle occasion  de  collaborer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  un  caractère  commun  à  tous  ces 
Mémoires  militaires,  très  important  à  noter,  que  leur  origine. 
Les  plus  récemment  parus,  ceux  de  Coignet  et  de  Marbot,  se 
rattachent  directement  à  l'œuvre  de  Thiers.  Les  plus  anciens, 
ceux  de  Macdonald,  de  Séruzier,  de  Berthier,  de  Savary  sont 
liés  à  la  publication  du  Mémorial,  au  grand  mouvement  bonapar- 
tiste qui,  au  temps  de  Déranger,  son  chef  incontesté,  entraîna 
les  Français  vers  la  Révolution  de  1830.  Ceux  de  Thiébault 
enfin  appartiennent  à  une  époque  intermédiaire  que  Louis-Phi- 
lippe consacra  par  l'inauguration  à  Versailles  d'un  vrai  musée 
impérial,  par  le  retour  des  cendres  de  l'Empereur.  Tous  révèlent 
la  collaboration  des  lettrés,  des  historiens  avec  les  survivants 
de  la  grande  épopée  militaire,  les  services  qu'ils  se  sont  mutuel- 
lement rendus  dans  un  culte  commun  (|ui  prépare  la  réputation 
des  uns,  et  fonde  la  gloire  des  autres.  Nous  avons  donné  à  ces 
Mémoires  la  place  |»rincipale,  parce  que  c'est  celle-là  aussi  que 
leur  inspiration  tient  dans  les  préoccupations  et  les  sentiments 
d'une  nation  demeurée  de  1815  à  1852  toute  militaire,  quoique 
désarmée. 

M'""  Jullien.  —  Cette  inspiration,  on  la  retrouve  dans  les 
Mémoires  des  femmes  de  ce  temps.  Combien  ils  diffèrent  de 
ceux  qui  constituent  la  partie  la  plus  riche,  la  plus  vivante  des 
œuvres  analogues  du  xvui"  siècle!  El  cependant  les  femmes  qui 
nous  ont  laissé  des  souvenirs  et  leurs  impressions  sur  le  Pre- 
mier Empire  appartiennent  par  leurs  origines,  leur  éducation  au 
temps  où  leurs  pareilles,  par  les  salons,  régnaient  encore.  Les 


LES  MÉMOIRKS   AU  XIX'^  SIÈCLE  3:5:^ 

bruits,  les  émotions  de  la  rue  et  du  peuple  ont  commencé  à 
envahir  leur  domaine,  déjà  sous  le  règ-ne  de  Louis  XVI  :  elles 
abdiquaient  à  la  veille  de  la  Révolution,  lorsque  la  fièvre  les  a 
gag-nées.  Rien  de  plus  sing-ulier  que  les  Mémoires  de  M'""  Jullien, 
élève  et  admiratrice  de  Rousseau  comme  M"'  de  Staël,  entraînée 
par  la  g-énérosité  de  son  cœur  et  son  éducation  vers  la  liberté, 
bientôt  mêlée  par  la  curiosité  et  la  passion  au  mouvement  des 
clubs,  à  la  vie  de  l'Assemblée,  aussi  ardente  que  sa  servante  à 
suivre  les  événements  de  la  rue,  emportée  tout  entière  par  le 
courant  de  la  Révolution. 

M""  Cavaignac.  —  Pour  d'autres,  l'élan  a  été  plus  tardif,, 
et  c'est  seulement  la  g-loire  de  la  nation  au  temps  de  Napoléon 
qui  les  a  transformées,  presque  le  regret  de  cette  gloire  après^ 
la  chute.  Pour  saisir  cette  transition,  les  Mémoires  d'une 
inconnue  sont  fort  précieux,  mémoires  écrits  vers  1840  par 
une  vieille  femme  née  dix  ans  avant  la  Révolution,  dont  le  père 
était  fermif^r  général  et  lettré,  dont  le  mari  fut  un  conven- 
tionnel et  un  serviteur  de  l'Empire.  Dans  le  salon  de  son  père, 
financier  opulent,  directeur  du  Journal  de  Paris,  oh  passèrent 
toutes  les  célébrités  du  temps,  Helvétius,  La  Harpe,  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  Florian,  Lagrange  et  Laplace,  où  l'on  causait, 
faisait  des  lectures  et  beaucoup  de  musique  en  l'honneur  de 
Gluck  et  sous  la  direction  de  Grétry,  M"^  de  Corancez,  petite- 
fille  par  sa  mère  d'un  ami  intime  île  Rousseau,  Romilly,  se 
disposait  avec  grâce  à  tenir  dans  la  société  libérale  de  son  temps 
le  rang  que  les  mœurs  de  cette  société  lui  destinaient.  Quoique 
sa  mère.  Genevoise,  fut  très  républicaine,  qu'elle-même  eut  été 
initiée  à  la  Révolution  par  le  culte  de  Rousseau,  la  politique  ne 
l'atteignit  pour  ainsi  dire  qu'en  passant.  Elle  déclare  elle-même 
qu'elle  aurait  pu,  selon  son  mariage,  devenir  une  rovaliste  ultra  : 
«  nos  opinions  à  nous  autres  femmes  n'étant  guère  que  nos  affec- 
tions ».  Elle  épousa,  en  1797,  un  compatriote  de  son  père,  Jean- 
Baptiste  Cavaignac,  député  à  la  Convention,  alors  membre  des 
Cinq-Cents,  qui  la  mena  dans  le  monde  du  Directoire.  Mais 
c'était  un  tout  autre  monde  que  celui  où  elle  avait  vécu  :  ni  les 
politiques  comme  Prieur,  Cambon,  ou  Jean  Bon  Saint-André 
«  qui  lai  trouvait  beaucoup  d'esprit  parce  qu'elle  l'écoutait  sans 
l'interrompre  »,  ni  les  jeunes  personnes  nouvellement  mariées 


33 i  LES   MEMOIRES   AU  XIX"  SIKCLE 

à  des  députés  ne  lui  rappelaient  la  société  oîi  elle  avait  grandi. 
Celle-là  lui  fut  si  étrangère,  qu'elle  n'en  garda  plus  tard  aucun 
souvenir.  Elle  jtrenait  si  |)eu  d'intérêt  à  cette  politicjue  «  que  les 
grandes  ligures  de  Desaix  et  de  Klébcr  étaient  pour  elle  vingt 
ans  après  des  ombres  pres([ue  effacées  ». 

La  grandeur,  l'éclat,  la  puissance  que  la  France  dut  à 
Bonaparte  purent  seules  ramener  les  regards  de  M""  Cavaignac 
du  passé  sur  le  présent.  «  Sans  doute,  disait-elle,  la  liberté  eût 
mieux  valu  que  cette  main  de  fer.  »  Mais  elle  doutait  de  cette 
liberté  à  laquelle  elle  n'avait  jamais  cru  beaucoup.  Et  le  maître 
que  son  mari  allait  servir  à  Naples,  sous  les  ordres  de  Joseph 
et  de  Joachim  Murât  pendant  treize  ans,  était  si  grand,  et  sur- 
tout la  France  avec  lui  dans  une  telle  splendeur,  que  le  tableau, 
le  cadre  et  l'homme  la  séduisirent  pour  toujours.  Il  faut  entendre 
de  quel  ton,  obligée  de  solliciter  le  baron  de  Miilling,  comman- 
dant de  Paris  pour  les  Alliés  en  1815,  elle  lui  criait,  singulier 
langage  pour  une  solliciteuse  :  «  Depuis  que  je  suis  au  monde, 
j'ai  vu  les  Français  occuper  toutes  les  capitales  de  l'Europe, 
Vienne,  Berlin,  Madrid;  je  ne  suis  pas  moins  étonnée  que 
désespérée  de  vous  voir  à  Paris  :  pour  le  comprendre,  il  faut 
me  rappeler  que  vous  étiez  vingt  contre  un.  »  Le  retour  de  l'île 
d'Elbe  est  demeuré  pour  elle  une  apothéose,  «  au-dessus  de  tout 
ce  qui  a  })aru,  de  tout  ce  qui  a  été  célébré  parmi  les  anciens 
comme  parmi  les  modernes  ».  Depuis  lors  elle  n'a  ])lus  perdu 
de  vue  «  la  triomphante  ligure  de  Napoléon,  de  son  bataillon 
revenu  avec  lui  de  l'exil,  de  la  France  rendue  à  la  gloire,  à  elle- 
même  ».  C'est  qu'en  cette  journée  mémorable,  la  Française 
qu'elle  était,  attachée  aux  formes  d'une  société  polie,  inacces- 
sible aux  passions  populaires,  s'est  transfigurée.  «  Elle  a  cherché 
la  foule  au  lieu  de  la  fuir,  ivre,  comme  elle,  d'attente  et  de 
joie.  »  Dans  la  rue  où  elle  est  enfin  descendue,  elle  a  com- 
munié avec  cette  foule,  avec  ces  vétérans  aux  joues  halées, 
cuivrées  par  le  soleil,  mouillées  de  larmes.  Désormais,  elle  a 
les  ardeurs  des  néophytes,  elle  gardera  dévotement  le  culte  d(^ 
la  gloire  et  du  héros  grandi  par  son  martyre  à  Sainte-Hélène, 
aussi  fidèle  jusqu'à  sa  mort  à  l'Empereur  que  les  vété- 
rans de  la  Grande  Armée.  Pour  un  peu  elle  conspirerait  avec 
eux  contre  Louis-Philippe,  «  le  nouveau  maître  improvisé  par 


LES  MÉMOIRES  AU  XIX'  SIÈCLE  33o 

La  Fayette,  opprobre  et  perte  de  la  France  ».  Ces  violences 
de  langage,  dictées  par  la  colère,  injuste,  comme  à  l'ordinaire, 
étonnent  :  c'est  une  conclusion  singulière  ]>our  une  telle  vie. 
En  revanche,  il  n'y  a  pas  de  meilleure  préface  au  livre  qu'on 
pourrait  écrire  sur  le  fils  de  cette  bourgeoise,  convertie  comme 
le  peuple  à  la  religion  de  l'Empire,  sur  le  général  Cavaignac, 
victime  quelques  années  plus  tard  de  cette  religion  populaire 
<|ue  sa  mère  avait  embrassée. 

M"""  de  Rémusat.  —  Les  souvenirs  de  M'"^  Cavaignac 
n'ont  pas  fait  le  bruit,  ni  pris  l'importance  des  Mémoires  de 
M'""  de  Rémusat.  Plus  sincère  peut-être,  la  femme  du  conven- 
tionnel n'avait  ni  l'esprit  pénétrant  et  fin,  ni  les  dons  d'observa- 
tion, de  grâce  et  de  style  que  la  femme  du  premier  chambellan 
de  Napoléon  a  reçus  et  transmis.  Les  deux  œuvres  non  plus  ne 
sauraient  se  comparer  pour  l'étendue.  Et  pourtant  il  faut  les 
rapprocher,  parce  qu'elles  s'expliquent  l'une  l'autre.  D'abord 
M"-  de  Corancez  et  Claire  de  Vergennes  étaient  du  même  âge, 
toutes  deux  nées  en  1780;  mais  surtout  elles  étaient  du  même 
monde  :  entre  une  fille  de  financier  comme  la  première,  ou  une 
fille  d'intendant  receveur  des  vingtièmes,  comme  la  nièce  du 
célèbre  Yergennes,  nulle  différence  au  point  de  vue  du  milieu,  de 
l'éducation.  C'est  grand  dommage  que  M™'  de  Rémusat  ait  négligé 
de  raconter  sa  jeunesse  :  il  eût  été  précieux  de  savoir  comment, 
élève  de  Rousseau,  elle  acquit  la  culture  qui  développa  les 
grâces  et  les  qualités  de  son  esprit  naturellement  curieux  et 
délicat.  Quelques  détails  lui  en  sont  revenus  à  la  mémoire, 
lorsqu'elle  écrivit  beaucoup  plus  tard  ses  souvenirs,  vers  1820. 
Sa  mère  était  une  intime  amie  de  M"''  d'Houdetot,  la  Julie  de 
Jean-Jacques,  l'amie  fidèle  surtout  de  Saint-Lambert  qui  mourut 
chez  elle,  emportant  les  regrets  de  M'""  de  Rémusat.  C'est  dans 
le  salon,  dans  les  jardins  d'Eaubonne,  aux  côtés  de  M"""  d'Epinay, 
auprès  de  Marmontel  et  de  l'abbé  Morellet,  que  s'est  écoulée 
l'enfance  de  Claire  de  Vergennes.  «  J'allais  fort  souvent,  dit- 
elle,  dans  cette  société.  »  M'""  d'Epinay  lui  a  laissé  quelque 
chose  de  sa  droiture  de  sens  fine  et  profonde;  Saint-Lambert  et 
^orellet  lui  ont  appris  à  «  marcher  nettement  de  conséquence 
en  conséquence  »;  Rousseau  et  Marmontel  lui  ont  fait  goûter 
les  premières  joies  d'une  àme  s'ouvrant  à  la  vie  de  l'esprit  et  du 


:{36  LES   MKMOIHKS   AL'   XIX'    SIKCLK 

monde  dans  un  cadre  que  les  splendeurs  des  palais  impériaux 
ne  lui  ont  fait  jamais  oublier.  Que  de  regrets  pour  M™""  do  Ré- 
musat,  lorsqu'elle  vit,  avec  le  siècle  nouveau,  s'échapper  sans 
retour  ce  temps  oij  on  savait  causer!  Ses  regrets  expliquent  ses 
rêves  :  au  milieu  du  présent,  dans  la  cour  qui  s'est  formée 
auprès  de  son  mari,  préfet  de  l'Empire,  sa  pensée,  ennuyée, 
attristée,  forme  des  projets  de  retraite  pour  un  avenir  dont  le 
dessin  n'est  qu'un  mirage  de  son  passé.  «  Une  jolie  lialiitation 
à  la  campagne,  où  on  élèverait  bien  ses  enfants,  là  un  bon  et 
aimable  ami  qu'on  ne  (juitterait  guère,  et  la  cara  liberta.  Quel 
plaisir!  »  Elle  a  jugé  plus  tard  et  de  bien  des  façons  Napoléon. 
Mais  Napoléon  aussi  l'a  jugée,  et  le  piquant  c'est  que  le  juge- 
ment nous  est  venu  par  elle  :  «  Vous  autres,  vous  avez  vos  sou- 
venirs. C'est  tout  simple  :  vous  avez  vu  d'autres  temps.  » 

L'apostrophe  de  Napoléon  s'appliquait  à  l'homme  égale- 
ment que  M""  de  Vergennes  épousa  en  1790,  M.  de  Rémusat, 
magistrat  de  l'ancien  régime,  privé  par  la  Révolution  de  ses 
emplois,  mais  surtout  de  la  société  où  il  avait  jusque-là  vécu  et 
pour  laquelle  il  était  fait  :  «  une  certaine  finesse  dans  l'esprit, 
disait  de  lui  son  fils,  de  la  gaieté,  des  manières  douces  et  polies, 
une  galanterie  assez  distinguée  ».  M.  de  Vergennes,  qui  avait 
accepté  à  la  suite  de  La  Fayette  le  régime  nouveau,  avait  été 
envoyé  par  Robespierre  à  l'échafaud  le  24  juillet  1794.  Sa  femme 
était  ruinée  par  la  confiscation  :  elle  s'était  réfugiée  à  Saint- 
Gratien;  M.  de  Rémusat  avait  fui  avec  elle  les  orages  de  Paris.  Il 
semblait  alors  que  la  vraie  consolation  de  ces  émigrés  à  l'inté- 
rieur fût  l'amour  de  cette  campagne  que  Rousseau  leur  avait 
appris  à  aimer,  avec  un  très  vif  désir  d'y  refaire  leur  groupe  de 
gens  d'esprit,  de  mondains,  dispersé  i)ar  la  tempête.  «  La  société 
n'existait  plus  »  :  M.  de  Rémusat  la  fit  revivre  par  son  com- 
merce, parles  ressources  de  sa  nature  enjouée  et  instruite.  On 
voisinait  comme  avant  1789  avec  les  hôtes  de  Sannois,  M""  d'Hou- 
detot,  les  Beauharnais.  Dans  le  malheur,  le  jeune  magistrat 
rendit  à  tout  ce  monde  l'illusion  du  passé  et  se  fit  son  avenir. 
Ce  fut  l'occasion  de  sou  mariage,  un  mariage  d'ancien  régime, 
mais  un  mariage  d'amour,  où  l'ami  choisi  fut  le  mari  :  «  le 
mari,  suivant  le  j(di  portrait  de  Talleyrand,  sut  qu'il  avait  à  lui 
un  trésor.  11  eut  le  bon  esprit  d'en  savoir  jouir  et  le  garda.  » 


LES  MEMOIRES  AU   XI.V  SIECLE  :J37 

Tel  était  le  ménage,  lorsque  la  fin  Je  la  tourmente  révolution- 
naire, les  victoires  de  Napoléon  sur  les  partis  et  Tétrang-er,  son 
mariage  avec  Joséphine,  l'intimité  des  Vergennes  et  des  Beau- 
harnais  l'amenèrent  au  palais  de  Bonaparte,  et  sur  la  scène  de 
l'histoire.  En  1802,  M.  de  Rénuisat  fut  nommé  préfet  du  Palais. 
Dépourvu  d'ambition,  étranger  à  toute  intrigue,  il  n'aurait,  selon 
sa  femme,  accepté  cette  charge  que  «  pour  assurer  l'avenir  de 
ses  enfants  »  à  défaut  de  celui  que  la  Révolution  lui  avait 
enlevé.  La  vérité  est  qu'il  fut  séduit,  et  sa  femme  plus  que  lui 
encore,  par  le  prestige  du  Premier  Consul,  par  l'intérêt  incom- 
parable du  spectacle  et  de  la  gloire  qu'il  donnait  aux  Français  : 
«  Les  Français,  dit-elle,  sont  un  peu  comme  les  femmes, 
prompts  à  l'enthousiasme,  exigeants  et  pressés.  »  Muette  sur 
ses  premières  années.  M""'  de  ilémusat  n'a  pas  conservé  dans 
ses  Mémoires,  on  verra  plus  loin  pourquoi,  le  souvenir  de  ces 
élans  qui  la  rattachèrent  très  vite  et  très  sincèrement  au  régime 
nouveau.  Il  faut  le  chercher  dans  ses  lettres  adressées  depuis  1804 
à  son  mari  :  l'enthousiasme  qu'elle  y  exprime  n'était  pas,  comme 
on  l'a  dit,  une  efi'usion  de  commande,  déterminée  par  la  prévi- 
sion que  cette  correspondance  pourrait  venir  sous  les  yeux  du 
maître.  Le  ton  est  trop  sincère  et  trop  vrai  :  «  Quel  empire, 
mon  cher  ami,  (jue  cette  étendue  de  pays  jusqu'à  Anvers,  et 
quel  état  remarquable  que  celui  de  la  France!  Voilà  bien  de 
quoi  causer  la  surprise  et  l'admiration,  voilà  de  quoi  réchauffer 
des  imaginations  généreuses,  et  je  sens  que  je  ne  suis  pas 
encore  vieille  pour  cette  sorte  d'exaltation.  » 

Une  de  ces  lettres  entre  autres,  par  les  confidences  qu'elle 
renferme,  prouve  bien  que  ces  louanges  étaient  données  par  le 
cœur,  et  non  dictées  par  «  l'esprit  ou  par  l'esprit  de  conduite  ». 
«  Quand  je  songe,  écrit-elle  en  1805,  que  toute  cette  prospérité, 
cette  gloire  dont  mon  pays  est  couvert  sont  l'ouvrage  d'un 
seul  homme,  je  me  sens  pénétrée  d'admiration  et  de  reconnais- 
sance. Cher  ami,  ceci  est  bien  entre  nous,  car  il  est  des  per- 
sonnes qui,  voudraient  trouver  à  ces  sentiments  un  autre  motif 
que  celui  qui  les  inspire.  »  Cette  réserve,  pas  plus  que  l'éloge, 
n'était  faite  pour  être  connue  du  maître  ni  du  public. 

Les  contemporains  se  demandèrent  en  effet  si  l'enthousiasme 
de  M'"'  de   Rémusat  n'avait  pas  sa  source  dans  un  sentiment 

Histoire  de    la  langue.  VIII.  »~ 


3:{8  LES  MÉMOIRES  AU  XIX'^   SIÈCLE 

plus  tendre  pour  l'Empereur.  S'ils  avaient  pénétré  le  cœur  de 
cette  jeune  femme  uniquement  attachée  à  son  mari,  ce  soupçon 
ne  leur  serait  pas  venu.  Mais  à  la  voir  distinguée  par  Napoléon 
et  heureuse  de  l'être,  il  était  naturel  que  le  soupçon  leur  vînt.  On 
jasa  de  son  séjour  au  camp  de  Boulogne,  où  plus  d'une  fois  elle 
dîna  en  tête  à  tète,  pendant  une  maladie  de  son  mari,  avec  Napo- 
léon. La  froideur  de  Joséphine,  au  retour,  sembla  confirmer  les 
doutes  de  son  entourage.  La  correspondance  et  les  Mémoires 
de  M°°  de  Rémusat  les  ont  dissipés  :  mais  les  criti(jues  qui  ont 
voulu  depuis  réfuter  les  jugements  portés  par  elle  sur  Napo- 
léon, le  prince  Napoléon,  entre  autres,  ont  repris  ces  insinua- 
tions pour  expliquer  par  une  passion  satisfaite  ou  froissée,  ses 
admirations  et  ses  haines.  Un  mot  malheureux,  échappé  à  son 
fils  que  Sainte-Beuve  consultait  un  jour  sur  les  sentiments  de 
M"""  de  Rémusat,  a  servi  de  thème  et  de  prétexte  : 

«  Va,  je  t'ai  trop  aimé  pour  ne  point  te  iiaïr.  » 

En  réalité,  M'""  de  Rémusat,  romanesque  et  raisonnable,  n'a 
eu  qu'un  roman  dans  sa  vie,  dont  son  mari  fut  le  héros.  Mais 
chez  cette  femme  d'un  autre  siècle,  qui  fût  demeurée  comme  ses 
pareilles  étrangère  à  la  vie  publique  et  à  l'histoire,  le  siècle 
nouveau,  glorieux  par  FelTort  de  la  France  et  le  génie  de  Napo- 
léon, a  éveillé  une  grande  passion.  Son  cœur  a  battu  avec  celui 
de  la  nation.  Si  elle  avait  à  ce  moment  écrit  ses  Mémoires,  ils 
eussent  été  comme  ses  lettres  sur  le  ton  du  dithyrambe.  Ecrits 
plus  lard,  ils  n'ont  conservé  de  ces  illusions  passionnées  que 
le  dépit  de  les  avoir  senties  disparaître  au  contact  d'une  réalité 
trop  prochaine  et  trop  brutale.  C'est  la  nuance  délicate  qui  en 
fait  principalement  le  prix. 

Ils  nous  ont  apporté  en  effet  un  portrait  de  Napoléon  assez 
cru,  assez  fouillé,  que  Taine  a  mis  en  valeur.  Point  de  noblesse, 
point  de  grandeur,  de  l'égoïsme  et  de  l'ambition;  l'exploitation 
systématique  des  passions  de  la  France,  de  son  amour  de  l'égalité 
et  de  la  gloire,  pour  des  fins  secrètes  et  personnelles;  le  mépris 
des  sentiments  généreux,  de  l'amour  et  de  la  vertu,  un  art  infini 
d'employer  les  mauvais  au  service  de  la  tyrannie;  la  passion  du 
pouvoir  que  Bonaparte  avait  enfin  «  comme  le  sang  dans  les 
veines  ».  Et  pourtant  cette  réserve  et  cette  nuance  :  «  Peut-être 


LES  MEMOIRES  AU  XIX'=   SIECLE  339 

qu'il  eût  mieux  valu,  s'il  eût  été  plus  et  surtout  mieux  aimé  ». 
L'illusion  subsiste  et  perce  encore  sous  les  décombres  de  ce 
culte  passionné  qui  brûle  ce  qu'il  avait  adoré.  Dans  ces  Mémoires, 
h  la  fois  précis  comme  une  instruction,  et  indignés  comme  un 
réquisitoire,  l'état  d'âme  du  juge  est  aussi  intéressant  à  noter 
que  le  procès  de  l'Empereur  traité  en  accusé,  presque  en  cri- 
minel. 

Ce  procès.  M""  de  Rémusat  ne  l'eût  sans  doute  pas  instruit,  ni 
intenté,  si,  comme  M""  de  Cavaignac,  avec  son  mari  elle  était 
allée  vivre  loin  de  la  cour  et  du  maître  dans  une  préfecture  loin- 
taine. Elle  eût  continué  à  jouir  de  cette  gloire  française,  dont 
les  ministres  et  les  généraux  de  l'Empire  étaient  fiers  d'être  au 
loin,  parmi  les  peuples  qui  se  courbaient  devant  elle,  les  servi- 
teurs et  les  soutiens.  Mais  il  n'y  a  pas  de  grand  homme  (|ui 
résiste  à  l'examen  de  son  valet  de  chambre.  Et  malgré  les  litres 
pompeux  dont  ils  étaient  revêtus,  M.  et  M'"®  de  Rémusat  avaient 
des  offices  de  ce  genre  :  premier  chambellan,  dame  du  palais 
auprès  de  Napoléon  et  de  Joséphine.  Napoléon  a  voulu  une 
cour  composée,  comme  celle  do  Louis  XIV,  de  Français  et  de 
Françaises  attachés  à  sa  maison,  à  sa  personne,  à  celles  de 
l'impératrice  et  des  princesses  de  sa  famille.  Il  a  cru  achever 
par  la  docilité  et  les  emplois,  les  conquêtes  de  son  génie,  la 
séduction  de  sa  gloire.  Il  s'est  trompé  :  il  n'était  pas  fait  pour 
être  vu  d'aussi  près,  incapable  de  soutenir  l'efTort  de  la  repré- 
sentation, et  de  cacher  les  faiblesses  de  sa  condition  humaine. 
Le  Dieu  a  manqué  à  son  culte  ;  il  a  lui-même  désabusé  ses  fidèles. 
Quelle  désillusion  pour  ces  courtisans  d'un  autre  temps,  comme 
il  disait,  de  le  trouver  à  la  cour,  à  la  chasse,  dans  son  salon,  sa 
chambre,  au  théâtre,  brutal  et  familier  comme  un  troupier,  inha- 
bile à  se  présenter,  à  marcher,  à  saluer,  à  causer,  sans  grâce  et 
sans  abandon,  ou  rude  d'approche  quand  il  s'abandonnait!  Dans 
la  conversation,  il  procède  par  interrogations  qui  sentent  l'in- 
terrogatoire, par  réponses  brusques  qui  ne  souffrent  pas  la 
contradiction.  Comment  l'aimer  encore,  quand  il  aflécte  le 
cynisme  des  termes,  le  mépris  du  sentiment?  Il  glace  les  cour- 
tisans ou  il  les  met  en  fuite.  Et  si  les  femmes  surtout,  qui  en 
souffrent,  assistent  à  cette  contrainte  et  à  cette  crainte,  elles  se 
vengent  en  l'observant.  L'examen  dissipe  peu  à  peu  le  prestige 


340  LES  MEMOIRES   AU  X1X'=  SIÈCLE 

de  ses  triomphes  qui  avait  enflammé  d'abord  leur  imagination 
et  leur  cœur  :  soupçonneux,  irascible,  parfois  cruel,  le  tyran  se 
découvre,  et  le  héros  s'efTace.  M""^  de  Rémusat  a  vu  ainsi  peu 
à  peu  s'évanouir  le  charme  qui  l'avait  conquise  au  génie  de  l'Em- 
pereur. Et,  comme  elle  était  d'un  monde  oii  depuis  deux  siècles 
l'étude  des  caractères  et  des  passions  était  une  tradition,  presque 
un  devoir,  elle  a  eu  vite  fait  de  percer,  en  l'épiant  avec  un  sou- 
rire, ce  regard  de  César  qui  faisait  trembler  son  entourage.  Elle 
a  pénétré,  dans  ces  yeux  mélancoliques  ou  irrités,  les  replis 
de  cette  âme  qui  de  près  se  laissait  connaître,  par  des  gestes 
brusques  ou  calculés,  par  des  scènes  intimes  habilement  notées 
au  passage,  celles  qui  précédèrent  à  la  Mal  maison  le  drame  de 
Vincennes,  ou  le  réveil  du  maître  après  la  nuit  de  ce  crime 
d'Etat,  la  partie  d'échecs  le  soir  du  19  mars  1804,  les  prélimi- 
naires enfln  du  divorce.  Sans  doute,  les  commérages  sont 
comme  la  rançon  de  cette  analyse  d'un  grand  homme  par  sa 
domesticité.  Les  histoires  envahiraient  l'histoire,  si  elle  puisait 
à  cette  source  sans  en  connaître  l'origine.  Mais  l'ensemble 
est  vivant  comme  un  portrait  d'après  nature,  quoique  fait  de 
mémoire  :  et  c'est  un  tableau  précieux  que  cette  œuvre  dont 
l'accent  est  sincère,  la  touche  ferme  et  les  détails  fouillés  et 
rendus  dans  leur  réalité  intime.  Chez  M'"°  de  Rémusat  l'art  est 
surtout  dans  la  précision  du  souvenir,  l'intérêt  dans  l'émotion, 
presque  dans  la  haine  qui  ont  fait  douter  de  son  impartialité, 
et  qui  laissent  deviner  l'étendue  de  son  admiration  désen- 
chantée. 

Il  était  tout  naturel  qu'on  songeât  à  rapprocher  cette  esquisse 
de  l'Empereur  et  de  l'Empire  du  tableau  analogue  que  M°"^  de 
Staël  en  a  laissé.  Publiées  en  1818,  les  Considérations  de 
M^"  de  Staël  sur  les  événements  de  la  révolution  française,  ces 
Mémoires  d'une  adversaire  implacable  de  Napoléon  ont  sans 
aucun  doute  porté  M"""  de  Rémusat  à  joindre  son  témoignage  à 
celui  du  juge  le  plus  sévère  que  Bonaparte  ait  rencontré.  On 
s'est  trop  hiUé  d'en  conclure  qu'elle  n'était  (juun  reflet,  (pi'un 
écho  même.  L'analogie  de  leur  éducation,  de  leurs  origines 
explique  l'analogie  de  leurs  jugements  sur  l'Empire.  M.  Sorel 
ajustement  noté  que  pour  Germaine  Necker  «  un  salon  comme 
celui  de   sa  mère   demeura  la  patrie  idéale  de   son  esprit;   le 


LES  MÉMOIRES  AU  XIX"  SIECLE  341 

bonheur  dans  le  mariage,  l'utopie,  et  une  royauté  de  salon, 
ramhition  de  son  existence  «.  Il  y  a  eu  entre  elle  et  M""  de 
Rémusat,  et  même  M"""  Cavaignac,  un  passé  commun,  et,  dans 
la  diversité  des  génies  et  des  fortunes,  des  points  dé  contact 
nécessaires.  Analogie  cependant  n'implique  point  identité  :  et 
des  rencontres  ne  sont  pas  un  plan  de  campagne  concerté.  En 
avril  1814,  M"'"  de  Rémusat  reprochait  à  son  fils  de  s'indigner 
contre  le  pamphlet  de  Chateaubriand  :  Bonaparte  et  les  Bourbons. 
«  Ce  n'est  pas  un  pamphlet,  disait-elle.  Il  ne  renferme  pas  une 
exagération  par  rapport  à  l'Empereur.  Je  mettrais  mon  nom  à 
chacune  des  pages  de  ce  livre  s'il  en  était  besoin  pour  attester 
qu'il  est  un  tableau  fidèle  de  tout  ce  dont  j'ai  été  témoin.  » 
Le  livre  de  M'"^  de  Staël  la  trouva  dans  les  mêmes  disposi- 
tions :  mais,  au  lieu  de  signer  ce  nouveau  tableau,  pour  en 
attester  la  vérité,  elle  fit  le  sien  à  sa  manière,  et  le  fit  supé- 
rieur par  certains  côtés;  inférieur,  c'est  certain,  par  beaucoup 
d'autres;  et  assez  difTérent.  Le  Napoléon  de  M"""  de  Staël, 
quoique  bien  observé,  demeure  plutôt  une  création  littéraire, 
subjective,  d'un  grand  écrivain.  Celui  de  M""  de  Rémusat  est  vu, 
vécu;  ce  n'est  pas  l'étude  d'un  esprit  et  d'un  caractère  seule- 
ment, c'est  un  être  de  chair,  d'une  réalité  toute  chaude,  saisi 
dans  son  milieu,  dans  son  action  aussi  présente  que  si  dix  ans 
déjà  ne  s'étaient  pas  écoulés  depuis  sa  disparition. 

Il  faut  dire  cependant  que  M""  de  Rémusat  a  eu  des  collabo- 
rateurs. Elle  ne  les  dissimule  pas.  «  Ces  différentes  anecdotes, 
dit-elle  quelque  part,  que  j'écris  à  mesure  que  je  me  les  rappelle,, 
je  ne  les  ai  sues  que  bien  plus  tard,  lorsque  mes  relations  plus 
intimes  avec  M.  de  Talleyrand  m'ont  dévoilé  les  principaux 
traits  du  caractère  de  Bonaparte.  »  Les  Beauharnais,  Joséphine, 
sa  protectrice,  l'amie  de  sa  famille,  lui  ont  communiqué  leurs 
rancunes,  leurs  invectives  contre  le  clan  des  Bonaparte,  avides 
et  médiocres,  conduits  par  Joseph  et  par  Laetitia  à  l'assaut  de 
la  fortune  et  des  honneurs,  implacables  pour  la  femme  de  Napo- 
léon et  ses  parents.  Et  M"'*"  de  Rémusat  a  inscrit  les  preuves 
à  l'appui,  compté  les  coups,  cité  les  épisodes  de  ce  duel  au 
couteau.  Nul  doute  que  ses  sympathies  ne  soient  pour  José- 
phine contre  Joseph,  et  même  pour  la  reine  Hortense  contre 
son  mari,  le  roi  Louis.  Il  est  aussi  certain  que  l'Impératrice,  à 


342  LES  MÉMOIRES  AU  XIX"  SIECLE 

ses  heures  de  jalousie  et  de  colère,  à  la  veille  de  l'abandon,  a 
pris  la  dame  du  Palais  pour  confidente.  Quoique  très  partiale, 
cette  collaboration  a  son  prix  :  elle  concourt  à  rim{)ression 
générale  de  l'œuvre,  à  cette  peinture  de  l'Empire  vu  du  dedans, 
de  l'Empereur  étudié  dans  son  intimité,  qui  peuvent  expliquer 
la  fragilité  de  l'édifice  élevé  par  Napoléon,  les  déceptions  de 
son  génie  impuissant  contre  son  entourage. 

Talleyrand.  —  La  partie  des  Mémoires  de  Talleyrand  con- 
sacrée à  l'Empire  et  à  Napoléon  est,  on  le  sait,  la  plus  pauvre, 
fragmentée  en  épisodes  comme  l'entrevue  d'Erfurlh,  qui  font 
perdre  de  vue  l'ensemble.  M."""  de  Rémusat  a  restitué  le  rôle  et 
les  conversations  du  grand  chambellan  pendant  cette  période 
de  sa  vie  oii  son  action  fut  décisive  :  lorsqu'on  compare  les 
entretiens  qu'elle  a  consignés  avec  les  propos  recueillis  de  la 
bouche  de  Talleyrand  par  les  envoyés  étrangers,  Metternich, 
Tolstoï,  la  valeur  et  le  prix  de  ce  témoignage  se  dégagent  avec 
certitude.  Désabusée  de  ses  illusions  sur  l'Empereur  comme 
son  mari  était  las  d'un  maître  exigeant,  M™^  de  Rémusat  a  prêté 
depuis  1806  une  oreille  complaisante,  attentive  aux  critiques  de 
Talleyrand.  Peu  à  peu,  elle  et  son  mari  sont  entrés  dans  l'inti- 
mité du  grand-chambellan.  Ils  n'en  sont  pas  encore  au  complot  : 
«  J'ai  besoin  d'admirer  et  de  me  fier  à  la  puissance  qui  traîne 
après  elle  la  destinée  de  ce  qui  m'est  cher  »,  écrit-elle  le 
12  décembre  1806.  Mais  bientôt  les  Rénmsat  ont  pris  part  à  ces 
intrigues  de  fonctionnaires  lassés  des  exigences  du  parvenu, 
inquiétés  par  son  ambition,  disposés  à  sauver  leur  mise,  dont 
Talleyrand  est  avec  Fouché  l'artisan.  Quand  on  fera  un  livre 
sur  l'opposition  sous  le  Premier  Empire^  à  défaut  de  Tacite,  on 
cherchera  Suétone  dans  ces  mémoires  de  fonctionnaires  aigris 
ou  désabusés,  échos  fidèles  et  précieux  des  critiques  par  les- 
quelles, dans  le  salon  de  M'""  de  Rémusat,  les  serviteurs  du 
tyran  préparaient  et  justifiaient  leur  abandon. 

Ghaptal;  Beugnot.  —  Ces  Mémoires  achèvent  le  taldeau 
complet  de  l'époque  impériale.  Tandis  que  l'armée  fait  au  loin 
l'œuvre  de  gloire  dont  la  foule  est  éprise,  tandis  que  les  Fran- 
çais et  les  Françaises  apportent  à  cette  œuvre  le  concours  de 
leur  admiration  qui  fait  oublier  les  deuils  dans  l'ivresse  du 
triomphe,  les  fonctionnaires  du  nouveau  régime,  plus  rappro- 


LES  MÉMOIRES  AU  XIX"^  SIÈCLE  :u:î 

chés  (lu  maître,  courbés  vers  la  réalité  par  leur  besogne  quo- 
tidienne, calculant  leurs  fortunes  et  leur  avenir,  notent  les  fai- 
blesses, comptent  le  prix  de  la  gloire  et  en  font  le  bilan.  C'est 
là  le  mérite  d'oeuvres  où  la  littérature  a  peu  de  part,  comme 
les  souvenirs  de  Chaptal  et  de  Beugnot,  ou  les  fragments  de 
Mémoires  de  Mole,  l'un  des  bommes  à  qui  Napoléon  s'est  le 
plus  confié. 

Pasquier.  —  Cette  sorte  de  Mémoires  compte  une  œuvre 
pourtant,  dont  le  fond  encore  est  supérieur  à  la  forme,  dont  la 
forme  ne  laisse  pas  d'être  agréable  dans  sa  simplicité.  Le  chan- 
celier Pasquier,  maître  des  requêtes,  conseiller  d'Etat  et  préfet 
de  police  sous  l'Empire,  a  écrit  «  l'Histoire  de  son  temps  ».  Par 
le  dernier  poste  que  lui  confia  Napoléon  il  était  en  situation 
d'en  connaître  les  dessous  et  les  détails.  Et  il  faudrait  se  garder 
de  juger  la  valeur  des  détails  par  la  sobriété  et  la  mesure  avec 
lesquelles  l'auteur  les  rapporte.  Ils  sont  en  général  d'une  pré- 
cision et  d'une  sûreté  remarquables.  Ce  qui  intéresse  surtout, 
c'est  l'étude  de  cette  âme  de  fonctionnaire  qui  a  gardé  les 
manières  polies  de  l'ancien  régime,  qui  admire  l'œuvre  impé- 
riale, et  servira  et  jugera  avec  la  même  politesse,  qui  n'exclut 
pas  le  jugement  intérieur,  les  régimes  suivants.  Ni  violence,  ni 
indignation  chez  cet  homme  qui  était  pourtant  un  très  honnête 
homme,  devant  les  actes  du  maître  ou  les  trahisons  de  son 
entourage,  que  la  France  a  expiés.  Il  ne  réclame  point  :  il 
enregistre.  On  doit  tenir  compte  des  remaniements  très  visibles, 
des  coupures  que  les  éditeurs  ont  pratiquées  sur  son  registre. 
Mais  cette  façon  de  tenir  registre,  de  noter  est  une  forme  de 
mémoires  qui  n'a  guère  paru  jusqu'au  xix*"  siècle  dans  notre 
littérature.  Elle  caractérise  une  époque  et  juge  tout  un  monde 
nouveau,  formé  par  les  régimes  anciens,  constitué  définitive- 
ment par  le  premier  Empire  pour  le  servir  ou  le  trahir. 

Chateaubriand.  Les  «  Mémoires  d'outre-tombe  ».  — 
Faut-il  pour  le  titre  que  l'auteur  a  donné  lui-même  à  ses  sou- 
venirs, les  ranger  dans  la  littérature  de  ce  genre,  à  la  première 
place,  comme  le  voudrait  le  plus  récent  éditeur,  M.  Edmond  Biré, 
tout  près  de  Saint-Simon,  très  au-dessus  de  tous  les  mémoires 
du  xix''  siècle  que  nous  venons  de  relire,  de  Marbot,  de  M"°  de 
Rémusat?  C'est  la  première    question  qui   se  pose,  quand  on 


344  LES  MEMOIRES  AU  XIX°  SIECLE 

aborde  cette  œuvre  à  laquelle,  avec  prédilection,  Chateaubriand 
a  donné  trente  ans  de  sa  vie,  œuvre  précieuse  à  ce  titre  déjà. 

En  1834,  Sainte-Beuve  eut  chez  M"^  Récamier,  à  TAbbaye- 
au-Bois,  les  prémices  des  Mémoires  encore  inachevés  dont 
l'amie  de  Chateaubriand  donnait  le  régal  à  ses  invités  :  «  Il  a 
fait,  dit-il,  et  dû  faire  un  poème.  Quiconque  est  poète  à  ce 
degré  reste  poète  jusqu'à  la  fin.  »  Plus  sévère  môme  pour  le 
poète,  lorsqu'en  1850  il  critiqua  les  Mémoires  publiés  dans 
leur  entier  et  défigurés  par  la  publication,  Sainte-Beuve  disait 
encore,  citant  l'opinion  de  Gray  sur  ce  genre  d'œuvres  :  «  Si 
on  voulait  se  contenter  d'écrire  exactement  ce  qu'on  a  vu,  sans 
apprêt,  sans  ornement,  sans  chercher  à  briller,  on  aurait  plus 
de  lecteurs  que  les  meilleurs  auteurs;  mais  il  faudrait  pour  cela 
se  dépouiller  de  toute  alTectation  personnelle,  et  n'avoir  pas 
en  partage  une  de  ces  imaginations  impérieuses,  toutes-puis- 
santes qui,  bon  gré,  mal  gré,  se  substituent  à  la  sensibilité,  au 
jugement  et  même  à  la  mémoire.  » 

L'arrêt  du  célèbre  critique,  devenu  bien  vite  un  verdict  pour 
la  majorité  des  lecteurs  déconcertés  par  le  caractère  singulier 
de  l'œuvre,  prose  et  poésie  à  la  fois,  souvenirs  du  passé  et 
impressions  du  présent  mêlés,  vie  de  l'auteur  et  peinture  du 
siècle  groupés  par  une  fantaisie  de  poète,  a  longtemps  relégué 
les  Mémoires  cf outre-tomhe  parmi  les  ouvrages  qu'on  lisait  le 
moins,  faute  de  les  pouvoir  comprendre.  On  revient  aujour- 
d'hui sur  ce  jugement  auquel  la  haine  ou  la  rancune  des  partis 
politiques  atteints  par  les  reproches  de  Chateaubriand  n'ont 
pas  été  étrangères.  M.  Edmond  Biré  a  repris  avec  des  preuves 
nombreuses  curieusement  réunies  la  revision  du  texte.  Il  invite 
le  lecteur  à  y  chercher,  sur  l'histoire  de  notre  siècle,  des  infor- 
mations, des  souvenirs,  des  opinions,  à  ne  plus  négliger  ces 
Mémoires,  en  tant  que  mémoires,  à  écouter  comme  un  témoin 
autorisé  de  son  temps  l'écrivain,  le  politique  auquel  on  n'accor- 
<lait  que  les  mérites  incontestables  d'un  grand  artiste. 

Avant  d'accepter  cet  arrêt  de  revision,  et  de  conclure  comme 
M.  Edmond  Biré,  nous  examinerons  d'abord  les  origines  et  la 
composition  de  l'œuvre.  Son  histoire  est  souvent  celle  de  Cha- 
teaubriand lui-même,  que  nous  ne  referons  pas. 

Si  l'on  s'en  rapportait  aux  débuts  des  Mé7noires  eux-mêmes, 


LES  MEMOIRES  AU  XIX^  SIECLE  345 

c'est  en  octobre  1811,  clans  la  propriété  de  l'écrivain,  à  Aunay, 
que  les  premières  lignes  en  auraient  été  tracées.  Là  n'est 
cependant  pas  le  point  de  départ  véritahle.  Il  est  plus  loin  dans 
sa  vie.  «  C'est  à  Rome,  a-t-il  dit  ailleurs,  que  je  conçus  pour  la 
première  fois  les  mémoires  de  ma  vie.  »  Chateaubriand  venait 
de  perdre  M"**  de  Beau  mont.  Il  restait  «  abandonné  sur  les 
ruines  de  Rome  »  ;  le  deuil,  la  solitude  poussaient  l'auteur  de 
René  aux  accès  morbides  d'une  mélancolie  qu'il  tenait  de 
l'hérédité  et  de  sa  première  jeunesse.  Atteint  comme  Rousseau, 
et  séduit  en  même  temps  par  son  g-énie  qui  l'a  souvent  inspiré^ 
il  chercha  comme  lui  dans  le  récit  de  ses  passions,  dans  la 
peinture  de  son  tourment  moral  et  peut-être  physique,  le  moyen 
d'échapper  à  la  réalité  qui  exaspérait  sa  sensibilité,  de  la  fuir 
dans  le  rêve  ou  dans  le  passé,  de  «  ramener  ses  pensées  errantes 
à  un  centre  de  repos  ».  Il  conçut  alors  le  poème  de  sa  vie, 
comme  les  Confessions  qui  sont  un  pur  poème.  Il  s'en  est 
expliqué  à  ce  moment  avec  Joubert  dans  des  termes  qui  ne 
laissent  aucun  doute  sur  la  portée  de  l'œuvre  :  «  Mon  seul 
bonheur  est  d'attraper  quelques  heures  pendant  lesquelles  je 
m'occupe  d'un  ouvrage  qui  seul  peut  apporter  l'adoucissement 
à  mes  peines,  ce  sont  les  Mémoires  de  ma  vie.  »  Tout  en  jurant 
de  ne  pas  prendre  pour  modèle  les  Confessions,  de  ne  pas- 
écouter  les  faiblesses  de  sa  vie,  «  de  n'en  pas  étaler  les  plaies  »,. 
il  évoque  malgré  lui  le  livre  et  l'écrivain  qui  demeurent  à  la 
source  de  ces  mémoires,  autrement  inexplicables. 

Lorsqu'en  1809  il  les  reprit,  au  lendemain  d'une  nouvelle 
disgrâce,  pour  les  quitter  en  1814,  les  reprendre  encoreen  1817, 
les  quitter  de  nouveau  et  terminer  en  1822  ce  qui  devait  être 
la  première  partie,  il  plaçait  dans  sa  préface  cet  avertissement  : 
«  J'écris  principalement  pour  rendre  compte  de  moi-même  à 
moi-même.  »  Il  s'analysa  pour  se  consoler  :  «  Je  n'ai  jamais  été 
heureux;  je  n'ai  jamais  atteint  le  bonheur  que  j'ai  poursuivi 
avec  une  persévérance  qui  tient  à  l'ardeur  naturelle  de  mon 
âme.  Personne  ne  sait  quel  était  le  bonheur  que  je  cherchais, 
personne  n'a  connu  entièrement  le  fond  de  mon  cœur.  Aujour- 
d'hui que  je  regrette  encore  les  chimères  sans  les  poursuivre, 
que,  parvenu  au  sommet  de  la  vie,  je  descends  vers  la  tombe,  je 
veux,  avant  de  mowrÏY ,  remonter  vers  mes  belles  années,  expliquer 


346  LES  MÉMOIRES  AU  XIX"  SIÈCLE 

mon  inexplicable  cœur,  voir  enfin  ce  que  je  pourrai  dire  lorsque 
ma  plume  sans  contrainte  s'abandonnera  à  tous  mes  sou- 
venirs. » 

Cette  préface  du  manuscrit  de  4826  montre  bien  ce  qu'était 
l'œuvre  quand  elle  se  fut  développée  sur  le  plan  et  selon 
le  germe  primitifs  de  1803  à  1826  :  une  nouvelle  forme  de 
Confessions  conçue  et  achevée  comme  un  poème  et  une  épopée 
dont  Chateaubriand  était  le  centre  et  le  héros,  une  nouvelle 
tentative  d'art,  très  originale  par  la  composition,  l'expression 
et  le  sentiment,  une  autobiograpliie  qui  ne  ressemble  à  nulle 
autre. 

C'est  un  très  grand  service  que  M.  Edmond  Biré  vient  de 
rendre  à  l'écrivain  en  publiant  celte  première  partie,  divisée  par 
Chateaubriand,  comme  les  Mémoires  tout  entiers,  en  livres.  Il 
resterait  à  savoir  comment  le  manuscrit  livré  à  Emile  de  Girardin 
ou  aux  éditeurs  par  la  société  d'amis  qui  l'avait  acheté  en 
1836  à  l'auteur  réduit  à  la  gêne  la  plus  étroite,  s'était  trouvé, 
quand  les  Mémoires  parurent  en  1848  dans  la  Presse  en  feuil- 
letons, puis  en  volumes,  à  ce  point  tléfiguré  qu'il  n'y  eût 
plus  trace  des  divisions  indispensables  à  l'intelligence  même  de 
l'œuvre.  Le  manuscrit  des  trois  premiers  livres,  copié  en  4826 
])ar  les  soins  de  M""  Récamier,  a  pu  ainsi,  quand  il  parut  en 
1874  par  les  soins  de  M"*  Lenormant  sous  le  titre  Souvenirs 
cVenfance  et  dans  sa  vraie  forme,  sembler  une  œuvre  indé- 
pendante des  Mémoires.  C'était  pourtant  le  point  de  départ 
authentique,  l'indice  le  plus  sur  du  travail  achevé  en  1826. 

Un  artiste  pouvait  seul  le  concevoir,  comme  l'a  fait  Chateau- 
briand. A  l'heure  et  dans  le  lieu  oii  il  invoque  tel  ou  tel  sou- 
venir de  son  passé,  il  esquisse  le  tableau  du  présent,  rattacbe 
ou  compare  ses  sensations  à  celles  qu'il  va  rappeler.  Il  vit  et  il 
revit  au  début  de  chaque  livre  dans  ces  merveilleux  prologues 
oîi  se  révèle  l'effort  de  poésie  et  de  synthèse  qui  marque  le 
génie  du  maître.  Jules  Janin,  Ed.  Quinet  avaient  dès  1834 
signalé  l'harmonie  singulière  de  cette  œuvre  d'art,  que  Cha- 
teaubriand avait  lui-môme,  dans  une  préface  de  1833,  ainsi 
définie  :  «  Les  événements  variés  et  les  formes  changeantes  de 
ma  vie  entrent  ainsi  les  uns  dans  les  autres  ;  il  arrive  que  dans 
les  instants  de  ma  prospérité,  j'ai  à  parler  du  temps  de  mes 


LES  MEMOIRES  AU  XtX'  SIECLE  347 

misères,  et  que  dans  mes  jours  de  tribulation  je  retrace  mes 
jours  de  bonheur.  Les  divers  sentiments  de  mes  âges  divers, 
ma  jeunesse  pénétrant  dans  ma  vieillesse,  la  gravité  de  mes 
années  d'expérience  attristant  mes  années  légères,  les  rayons 
de  mon  soleil,  depuis  son  aurore  jusqu'au  couchant,  se  croi- 
sant, se  confondant  comme  les  reflets  épars  de  mon  existenceN 
donnent  une  sorte  d'unité  indéfinissable  h  mon  travail.  »  Était-ce 
l'unité  qui  convient  à  des  mémoires?  A  l'impression  directe  et 
juste  des  événements,  des  impressions  plus  récentes,  contem- 
poraines d'autres  événements,  peuvent  se  substituer  qui  font 
tort  à  la  vérité  de  l'ensemble,  à  l'autorité  des  souvenirs.  Sainte- 
Beuve  a  relevé  ce  défaut  dans  les  Mémoires  d' outre-tombe.  Il  y 
a  insisté,  sans  montrer  d'ailleurs  que  c'était  le  revers  sacrifié 
d'une  médaille  dont  la  face,  admirablement  conçue  et  com- 
posée, était  une  des  plus  belles  qu'eût  frappées  Chateaubriand 
dans  la  pleine  puissance  de  son  génie.  Ce  qu'il  faut  regretter, 
ce  n'est  pas,  malgré  ses  conséquences  au  point  de  vue  de  l'his- 
toire, ce  mode  de  composition,  dramatique,  vivant,  personnel, 
qui  fait  le  prix  et  l'originalité  des  Mémoires  d' outre-tombe  :  c'est 
plutôt  la  décision  prise  par  l'auteur  en  1828  d'y  renoncer. 

Il  venait  d'être  nommé,  par  le  cabinet  Martignac,  ambassa- 
deur à  Rome,  dans  cette  ville  où  il  avait  conçu  le  plan  de  ses 
Mémoires.  Le  même  séjour,  à  vingt-cinq  ans  d'intervalle,  le 
ramenait  au  môme  objet.  Il  entreprit  une  seconde  partie  de  son 
autobiographie  :  «  Mes  deux  voyages  à  Rome  sont  deux  penden- 
tifs, esquissés  sous  la  voûte  d'un  même  monument  ».  Mais  il 
n'était  plus  en  1828  le  voyageur  égaré  sur  les  ruines  de  Rome, 
l'amant  désolé  qui  avait  perdu  M"""  de  Beaumont.  Homme 
d'Etat,  ambassadeur  de  la  Restauration  dont  il  avait  été  le 
ministre,  confident  du  tsar  Alexandre  I"  à  Vérone,  émule  de 
Canning,  il  avait  pris  ou  repris  sa  part  des  affaires  publiques. 
Initié  aux  mouvements  des  assemblées,  des  cabinets,  de  l'Eu- 
rope, «  il  faisait  de  l'histoire,  et  il  pouvait  l'écrire  ».  Nul  souci 
alors,  comme  en  1803,  de  se  réfugier  dans  son  passé.  Ce  fut 
sa  vie  présente,  son  rôle  historique  dont  il  voulut  conserver 
le  souvenir.  Il  ne  faut  plus  chercher  le  modèle  de  cette  seconde 
partie  dans  les  Confessions,  mais  dans  les  mémoires  des 
hommes  d'État  écrivains,   Michel  de  L'Hôpital,  d'Ossat.  Il   le 


348  LES  MEMOIRES  AU  XIX*"  SIÈCLE 

dit  cl  il  le  prouve  en  insérant  clans  ce  «  récit  écrit  an  moment 
actuel  lie  sa  vie  »,  ses  lettres,  ses  mémoires,  ses  papiers  diplo- 
matiques. S'il  eût  continué  son  œuvre  sur  le  plan  primitif, 
il  eût  repris  son  histoire  au  point  où  il  l'avait  laissée,  vers 
1800;  il  eût  donné  de  sa  vie  sous  le  Consulat  et  l'Empire 
des  souvenirs  comme  ceux  qu'il  avait  écrits  à  Londres  en  4822 
de  sa  vie  d'émig^ré.  Ici,  en  1828,  la  manière  change,  et  le  ton. 
Ce  n'est  pas,  comme  il  l'a  dit  plus  tard  en  reliant  le  tout,  un 
ornement  qu'il  ajoute  au  monument  dont  la  première  partie 
était  achevée.  C'est  une  œuvre  nouvelle  où  le  passé  n'a  plus  sa 
place,  où  la  poésie  et  le  rêve  reculent  devant  la  prose  diploma- 
tique, où  les  prologues  font  place,  en  tête  de  chaque  livre,  à 
l'indication  des  documents  employés.  C'est  de  l'histoire,  ce 
sont  de  vrais  mémoires.  M.  de  Marcellus,  associé  par  ses  fonc- 
tions et  son  amitié  à  la  vie  de  Chateaubriand  tout  entière,  a 
signalé  dès  1859  cette  difîérence  de  ton  et  de  style.  «  Le  dernier 
de  ses  ouvrages,  a-t-il  dit,  n'a  point  subi  les  combinaisons  d'une 
composition  uniforme.  »  Ce  n'est  plus  que  par  un  artifice  de 
titre  que  l'auteur  a  pu  se  donner  les  apparences  de  parler  du 
présent  autrement  que  s'il  était  le  présent,  en  se  présentant 
comme  un  témoin  dont  la  voix  viendrait  A' Outre-tombe.  Point 
d'autre  recul  possible,  en  efTet,  pour  conserver  à  la  seconde 
partie  de  son  œuvre,  poursuivie  au  jour  le  jour  jusqu'à  la  mort 
de  Charles  X,  la  forme  extérieure  de  la  première  partie. 

Si  l'auteur  était  mort  en  même  temps  que  le  souverain  dont 
il  partagea  courageusement  l'exil  et  la  retraite,  laissant  derrière 
lui  ses  Mémoires  inachevés,  et  cette  grande  lacune  dans  le  récit 
de  sa  vie  qu'il  combla  de  1836  à  1839,  la  différence  profonde 
entre  ses  souvenirs  d'enfance,  véritable  poème  de  sa  jeunesse,  cf 
ses  récits  de  Rome  et  de  la  révolution  de  1830,  vrais  Mémoires 
contemporains  de  sa  vieillesse,  eût  apparu,  moins  effacée  qu'elle 
ne  le  fut  ensuite  par  un  labeur  et  des  retouches  postérieurs. 
Quand  il  reprit  la  plume,  encouragé  parle  suffrage  de  ses  amis, 
pour  recoudre  et  refondre  en  un  seul  ouvrage,  les  Mémoires 
actuels,  ces  deux  œuvres  d'une  inspiration  et  d'une  facture  si 
différentes,  il  fut  forcé  d'employer  les  deux  manières  dont  il 
s'était  servi  en  1811  ou  en  1828.  De  sa  vieillesse,  il  revenait  au 
récit  de  son  âge  mûr,  pour  dire  sa  rentrée  en  France,  ses  occu- 


LES  MEMOIRES  AU  XIX"  SIÈCLE  349 

pations  littéraires  sous  TEmpire,  sous  la  Restauration,  ses  luttes 
avec  Napoléon,  son  rôle  auprès  delà  monarchie  légitime.  C'était 
comme  une  suite  ajoutée  à  distance  à  cette  épopée  de  sa  jeu- 
nesse interrompue  pendant  quatorze  années.  Mais  enchaîné  par 
son  dessein  de  la  rejoindre  aux  mémoires  des  dernières  années 
de  sa  vie,  il  n'était  plus  libre  de  s'abandonner  à  son  rêve.  Il 
craignait  que  sa  mémoire  charg-ée  de  lui  verser  ses  souvenirs 
ne  lui  faillît.  «  Mes  années,  ajoutait-il,  sont  mes  secrétaires; 
quand  l'une  d'elles  vient  à  mourir,  elle  passe  la  plume  à  sa 
puînée  et  je  continue  de  dicter.  »  Il  suivait  l'ordre  chronolo- 
g'ique.  «  Je  deviens  maintenant  historien  »,  dit-il  en  abordant 
simplement,  presque  sans  préface,  le  récit  de  l'époque  napoléo- 
nienne pour  lequel  il  s'était  fait  presque  érudit  en  demeurant 
grand  écrivain  et  poète  pour  comprendre  et  traduire  des  actions 
épiques  encore.  Et  cette  fois  ce  fut  comme  une  troisième  forme 
de  son  talent  créateur,  intermédiaire  entre  le  poème  de  sa  jeu- 
nesse et  les  mémoires  de  sa  vieillesse,  une  histoire  documentée 
et  poétique,  dont  le  frag'ment  qui  en  fut  tiré  à  cette  époque  et 
publié  à  part,  le  Congrès  de  Yérone,  donne  la  mesure,  la  valeur 
et  le  ton.  «  C'était  un  dernier  effort  heureux  de  son  viril  génie  » 
que  Vinet  a  dig-nement  célébré,  et  bien  justement,  lorsqu'il  ren- 
dait hommage  à  «  l'historien  poète  ».  De  cette  œuvre  en  douze 
volumes,  nous  dirons  ce  que  Vinet  disait  de  l'auteur  lui-même  : 
«  On  se  trompe  lorsqu'on  croit  qu'il  n'a  fait  que  se  continuer.  » 
Elle  n'est  pas  d'une  seule  tenue  :  poème,  histoire  et  mémoires 
s'y  succèdent,  et  méritent  chacun  une  étude  à  part.  «  Tout  n'est 
pas  adressé  aux  mêmes  lecteurs  » ,  disait  Chateaubriand  lui- 
même.  Un  jugement  unique  n'est  pas  celui  qu'il  eût  souhaité; 
soit  élogieux  comme  celui  de  M.  Edmond  Biré,  soit  à  plus  forte 
raison  injuste  comme  celui  de  ses  contemporains. 

Qu'importent,  si  on  jug-e  ses  souvenirs  d'enfance  comme 
une  œuvre  d'art,  les  confusions  de  dates  et  d'impressions,  les 
contradictions,  les  défaillances  de  mémoire  ou  de  jugement? 
Peut-on  dire,  comme  l'a  fait  Sainte-Beuve  en  concluant  sur 
l'ensemble  des  Mémoires  que  des  portraits  que  Chateaubriand 
a  essayé  de  donner  de  lui,  René  soit  la  seule  œuvre  parfaite? 
Moins  complète  assurément  que  cette  œuvre  lyrique,  la  seule 
où  il  se  soit  mis  tout  entier  «  du  berceau  à  la  tombe,  et  de  la 


350  LES  MEMOIRES  AU  XIX'=  SIECLE 

tombe  à  son  berceau  »,  celle  qui  donne  lo  mieux  en  raccourci  sa 
vie,  et  dévoile  le  plus  secrètement  les  «  mystères  de  son  inexpli- 
cable cœur  »,  où  soient  plus  largement  représentées  les  variétés 
du  lyrisme,  ode,  hymne  ou  satire,  familières  à  son  génie.  11  ne 
se   trompait  pas  quand  il   marquait  sa  prédilection  pour  cette 
partie  de    ses    Mémoires,   «  celle  à  laquelle  il  s'était   le  plus 
attaché  ».  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans  notre  littérature,  poésie 
ou  prose,  de  pages  plus  nobles,  plus  pittoresques,  plus  émues 
que  les  prologues,  que  par  exemple  cet  hymne  juvénile  des  pre- 
mières  amours,  chanté   })ar  le  poète  à  l'amante  idéale,  ou  le 
souvenir  religieusement   évoqué    de   sa   sœur  Lucile    qui    fait 
pensera  la  tendre  intimité  de  Renan  et  d'Henriette.  Les  paysages, 
les   descriptions,   la    vie   à  Gombourg   dans   le  vieux    manoir 
paternel,  le  passage  dans  l'émigration  et  le  camp  de  Thionville, 
la  campagne  romaine  ou  la  lande  bretonne  ont  là  d'autant  plus 
de  relief  et  de  charmes  qu'ils  n'encadrent    plus   des  fictions. 
Ce  sont  des  tranches  de  réalité,  des  impressions  toutes  vives  et 
toutes  personnelles.  Sans  doute  l'éternel  ennui  que  Chateau- 
briand promène  dans  tous  ses  chefs-d'œuvre  est  le  fonds  prin- 
cipal de  celui-ci.  «  Je  navals  vécu  que  quelques  heures,  dit-il  dès 
le  début,  et  la  pesanteur  du  temps  était  déjà  marquée  sur  mon 
front.  Après  le  malheur  de  naître,  je  n'en  connais  pas  de  plus 
grand  que  de  donner  le  jour  à  un  être.  Je  n'ai  jamais   eu  de 
repos.  »  Mais  ce   mal  de  la  vie,  ce  pessimisme  morbide  et  qui 
ailleurs  a  paru  affecté,  cet  étalage  du  moi  impuissant,  orgueil- 
leux et  rêveur,  se  supportent  ici,  dans  le  récit  de  cette  jeunesse 
tristement  isolée   auprès   d'un  vieillard  malade  et  de  femmes 
courbées  sous  ses  manies.  Ils  s'expliquent  par  les  bouleverse- 
ments sociaux  dont  l'écrivain  a  été  le  témoin  et  la  victime.  La 
sympathie  qu'on  éprouve  pour  ce   seigneur   déraciné,  obligé, 
disposé  «  à  se  faire  des  aïeux  à  lui  »,  préférant  son  nom  à  son 
titre,  pour  cet  émigré  qui,  dans  la  cour  de  Versailles  où  il  a  fait 
ses  débuts,  a  senti  passer  et  noté  l'àme  des  foules  révolution- 
naires, donne  au   lecteur  le  désir  et  le   moyen  d'excuser  des 
angoisses,  naturelles  après  tout,  dans  une  telle  crise,  presque  de 
les  aimer.  Si  l'on  trouve  trop  de  mauvais  goût,   dans  la  façon 
dont  l'auteur    se  pose   en  face    de    son    siècle    et  des   grands 
hommes,  de  Napoléon  «  né  la  même  année  que  lui,  sous-lieute- 


LES  MÉMOIRES  AU  XIX"  SIÈCLE  351 

nant  comme  lui  »,  de.Frédéric  II  «  le  scliismatique  défroqué  », 
dans  son  mépris  pour  ces  gloires  humaines,  dans  l'exagération 
de  son  orgueil  qui  va  jusqu'à  la  sottise,  dans  ces  draperies,  ces 
poses,  selon  le  mot  de  George  Sand;  enfin  dans  les  boursou- 
flures d'un  style  souvent  déclamatoire,  qui  répond  à  l'afl'ectation 
du  caractère,  on  pardonne  h  Chateaubriand  ces  défauts,  insup- 
portables s'il  eût  fait  des  mémoires,  comme  on  les  pardonne  à 
Victor  Hugo  proscrit,  écrivant  dans  l'exil  les  Châtiments,  pour 
l'épopée  personnelle  dont  ils  sont  comme  la  rançon.  Le  mau- 
vais goût  du  style  s'efTace  et  disparaît  presque  devant  les  trou- 
vailles de  ce  génie  créateur  de  formes  nouvelles,  rajeunies  du 
latin  ou  de  notre  vieille  langue,  qui  ont  eu  leur  influence  sur 
les  romantiques  et  même  sur  les  «  décadents  »  de  notre  temps. 
L'efl'ort  se  juge  aux  résultats,  et  l'homme  à  sa  puissance.  «  En 
moi,  a  dit  Chateaubriand,  a  commencé  une  révolution  dans  la 
littérature  française.  »  Où  cette  révolution  se  marque-t-elle 
mieux  que  dans  ces  souvenirs  de  jeunesse,  œuvre  lyrique,  unique 
de  son  espèce,  sans  pi"écédent  dans  notre  littérature,  où  tant  de 
grands  écrivains  de  notre  temps  sont  allés  chercher  depuis  leur 
inspiration,  des  règles  pour  sentir  et  pour  écrire.  «  Ce  sont  des 
pages  du  plus  grand  maître  de  notre  siècle,  disait  George  Sand, 
qu'aucun  de  nous,  freluquets  formés  à  son  école,  ne  pourrions 
écrire  en  faisant  de  notre  mieux.  » 

Et  puis,  voici  que  cette  autobiographie,  tout  d'un  coup,  nous 
révèle  à  partir  de  1802  un  autre  côté  de  ce  génie  fécond  et 
souple.  Pour  écrire  dans  sa  vieillesse  le  récit  de  son  âge  mûr. 
Chateaubriand  s'est  fait  historien.  Comment  le  comparer  à 
Saint-Simon  qui  a  voulu  l'être  et  n'y  a  jamais  réussi?  C'est  plutôt 
Voltaire  écrivant,  pour  l'opposer  à  la  monarchie  de  Louis  XV, 
le  Siècle  de  Louis  XIV.  En  18:18,  contre  la  monarchie  contrefaite 
de  Juillet,  pâle  reflet  des  gloires  françaises,  contre  le  «  Napo- 
léon de  la  paix  »,  Chateaubriand  évoque  la  grande  figure  de 
Napoléon.  Des  faits  qu'il  a  racontés,  il  a  été  le  témoin;  des 
hommes  qu'il  met  en  scène,  le  contemporain.  Ce  sont  des 
mémoires  qu'il  écrit,  mais  il  les  écrit  en  historien,  soucieux 
d'autres  témoignages  que  du  sien.  Il  a  discuté  les  généalogies 
de  Bonaparte  ;  il  s'est  procuré  les  pa|)iers  de  la  famille  impé- 
riale, confiés  au  cardinal  Fesch,  conservés  aujourd'hui  à  Flo- 


:ro2  LES  MÉMOIRES   AU  XIX'^  SIECLE 

rence,  dont  M.  Masson  a  réceinment  tiré  un  Napoléon  inconnu, 
€onnu  déjà  par  les  Mémoires  <ï Outre-tombe.  Il  a  discuté  avec 
autorité  les  Mémoires  de  Jomini,  du  baron  Fain,  de  Séiiur;  il 
est  allé  enfin  à  la  source  principale,  la  correspondance  de  Napo- 
léon, qui  n'était  pas  encore  publiée.  «  On  y  voit,  dit-il,  courir  la 
navette  à  travers  la  chaîne  des  révolutions  attachées  à  la  nôtre.  » 
Voilà  la  trame  de  cette  œuvre  d'un  nouveau  genre  qui  gagne- 
rait singulièrement  à  une  édition  particulière,  comme  ce  Congrès 
de  Vérone,  l'une  de  nos  meilleures  œuvres  historiques. 

Historien,  Chateaubriand  l'a  été  non  seulement  par  le  souci 
de  l'exactitude  et  la  recherche  de  l'information;  il  l'a  été  par 
l'intelligence  de  l'ensemble  et  du  détail,  par  la  clairvoyance. 
M.  Albert  Sorel,  au  lendemain  de  ses  belles  études  sur  l'Europe 
etlaRévolution,  souscrirait  à  ce  jugement  que  je  trouve  au  début 
lie  cette  histoire  :  «  Lorsque  la  guerre  de  la  Révolution  éclata,  les 
rois  ne  la  comprirent  point.  Ils  virent  une  révolte  où  ils  auraient 
dû  voir  le  cliangement  des  nations,  la  lin  et  le  commencement 
d'un  monde  :  ils  se  flattèrent  qu'il  ne  s'agissait  pour  eux  que 
d'agrandir  leurs  États  de  quelques  provinces;  ils  croyaient  aux 
anciens  traités,  aux  négociations  diplomatiques.  Cette  vieille 
Europe  pensait  ne  combattre  que  la  France.  Elle  ne  s'apercevait 
pas  qu'un  siècle  nouveau  marchait  sur  elle.  »  Quel  historien 
d'autre  part  ne  voudrait  avoir  écrit  ces  lignes  oii  se  dessinent, 
avec  une  philosophie  si  sûre,  les  résultats  de  l'œuvre  impé- 
riale :  «  Bonaparte  aurait  été  bien  étonné  si,  du  récit  de  ses 
conquêtes,  il  eût  pu  voir  qu'il  s'emparait  de  Venise  pour 
l'Autriche,  des  Légations  pour  Rome,  de  Gènes  pour  le  Pié- 
mont, de  l'Espagne  pour  l'Angleterre,  de  la  Pologne  pour  la 
Russie,  de  la  Westphalie  pour  la  Prusse,  semblable  à  ces  sol- 
dats qui,  dans  le  sac  d'une  ville,  se  gorgent  d'un  butin  qu'ils 
sont  obligés  de  jeter,  faute  de  le  pouvoir  emporter,  tandis  qu'au 
même  moment  ils  perdent  leur  patrie.  »  Cela  est  supérieur  à 
Voltaire  et  fait  penser  à  Michelet.  L'image  vivante,  juste,  fixe  la 
vérité  du  jugement  ou  du  portrait  :  «  Napoléon  a  pris  croissance 
dans  notre  chair,  il  a  brisé  nos  os;  il  s'est  nourri  de  la  moelle 
des  lions;  une  partie  de  sa  puissance  vient  d'avoir  trempé 
dans  la  Terreur.  »  Poésie  et  images,  vérité  et  documents,  cette 
partie  des  Mémoires  contient  dans  le  fond,  dans  la  forme,  tout 


LES  MEMOIRES   AU  XIX'   SIÈCLE  353 

ce  qui  constitue  l'histoire,  rafraîchie  au  souffle  de  Chateaubriand, 
renouvelée  aux  sources  originales  dans  les  premières  années  de 
ce  siècle. 

«  Au  temps  d'Anquetil,  écrivait  récemment  M.  G.  Lanson, 
Chateaubriand  a  vu  ce  qu'il  fallait  chercher,  ce  qu'on  pouvait 
trouver  dans  les  textes,  les  documents  originaux,  le  détail  carac- 
téristique qui  contient  Fànie  et  la  vie  du  passé.  L'histoire  qui 
est  à  la  fois  évocation  et  résurrection  est  sijrtic  de  lui.  »  Non 
seulement  il  a  donné  l'impulsion,  mais  le  modèle  peut-être. 
Et  l'on  retrouve  Michelet  et  son  admirable  résumé  de  l'Histoire 
romaine,  animée,  informée,  dans  cette  page  consacrée  par 
Chateaubriand  au  récit  de  Brumaire,  qui  est  un  des  chefs- 
d'œuvre  de  notre  langue  et  de  notre  histoire  : 

«  Le  8  octobre,  il  rentre  dans  la  rade  de  Fréjus,  non  loin 
de  ce  golfe  Jouan  où  il  se  devait  manifester  une  terrible  et 
dernière  fois.  Il  aborde  à  terre,  part,  arrive  à  Lyon,  prend  la 
route  du  Bourbonnais,  entre  à  Paris  le  16  octobre.  Tout  paraît 
disposé  contre  lui.  Barras,  Sieyès,  Bernadolte,  Moreau  ;  et  tous 
ces  opposants  le  servent  comme  par  miracle.  La  conspiration 
s'ourdit;  le  gouvernement  est  transféré  à  Saint-Cloud.  Bona- 
parte veut  haranguer  le  Conseil  des  Anciens  :  il  se  trouble,  il 
balbutie  les  mots  de  frères  d'armes,  de  volcan,  de  victoire,  de 
César;  on  le  traite  de  Cromwell,  de  tyran,  d'hypocrite  :  il  veut 
accuser  et  on  l'accuse;  il  se  dit  accompagné  du  Dieu  de  la 
guerre  et  du  Dieu  de  la  fortune;  il  se  retire  en  s'écriant  :  «  Qui 
m'aime  me  suive  !  »  On  demande  sa  mise  en  accusation  ;  Lucien, 
président  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  descend  de  son  fauteuil 
pour  ne  pas  mettre  Napoléon  hors  la  loi.  Il  tire  son  épée  et  jure 
de  percer  le  sein  de  son  frère,  si  jamais  il  essaie  de  porter 
atteinte  à  la  liberté.  On  parlait  de  faire  fusiller  le  soldat  déser- 
teur, l'infracteur  des  lois  sanitaires,  le  porteur  de  la  peste,  et 
on  le  couronne.  Murât  fait  sauter  par  les  fenêtres  les  représen- 
tants :  le  18  brumaire  s'accomplit;  le  gouvernement  consulaire 
naît,  et  la  liberté  meurt. 

«  Alors  s'opère  dans  le  monde  un  changement  absolu  :  l'homme 
du  dernier  siècle  descend  de  la  scène,  l'homme  du  nouveau 
siècle  y  monte;  Washington,  au  bout  de  ses  prodiges,  cède  la 
place  à  Bonaparte  qui  recommence  les  siens.  Le  9  novembre, 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  23 


354  LES  MEMOIRES  AU  XIX'  SIÈCLE 

le  président  des   Etats-Unis  ferme  l'année   4791).   Le  premier 
consul  de  la  République  française  ouvre  l'année  1800.  » 

Si  Napoléon  revenait  à' ouire-tombe  comme  les  Mémoires,  je 
ne  sais  si  de  «  son  œil  admirable,  irrand  découvreur  d'hommes  », 
lui  qui  en  1802,  à  la  fête  donnée  })ar  Lucien,  chercha  et  tout 
droit  rencontra  Chateaubriand  perdu  parmi  les  courtisans  épiant 
son  sourire,  il  n'irait  pas  droit  encore  à  cette  œuvre,  sévère 
parfois  pour  ses  actes,  indulgente  et  plus  conforme  à  son  génie 
que  beaucoup  d'éloges  postérieurs,  parce  qu'elle  était  à  la 
fois  exacte  et  compréhensive.  Il  s'arrêterait  à  ce  jugement  qui 
ne  lui  déplairait  pas,  et  qui  demeurera  peut-être  sur  l'homme 
et  son  succès  le  jugement  définitif.  «  Une  imagination  prodi- 
gieuse animait  ce  politique  si  froid  :  il  n'eût  pas  été  ce  qu'il 
était  si  la  muse  n'eût  été  là;  la  raison  accomplissait  les  idées  du 
poète.  Tous  ces  hommes  à  grande  vie  sont  un  composé  de  deux 
natures,  qui  les  fait  capables  d'inspiration  et  d'action  :  l'une 
enfante  le  projet,  l'autre  l'accomplit.  » 

Il  nous  reste  à  parler  des  Mémoires  proprement  dits,  c'est-à- 
dire  de  la  partie  rédigée  à  Rome  de  1828  à  1833  avant  la  précé- 
dente. Je  le  répète,  parce  que  l'œuvre  m'apparaît  ainsi  composée 
de  trois  parties  très  diflérentes,  les  deux  premières,  poème  ou 
histoire,  quoique  fragments  d'autobiographie,  sont  à  la  fois 
moins  et  plus  que  des  Mémoires.  Ce  qui  explique  les  critiques 
des  uns,  les  éloges  des  autres,  la  surprise  première  de  tout  le 
public  en  1830.  Nous  voici  maintenant  en  présence  de  vrais 
Mémoires,  écrits  par  un  acteur  de  la  politique,  le  soir  de  ses 
actes;  par  un  témoin,  au  fur  et  à  mesure  que  les  événements  se 
déroulent  sous  ses  yeux.  Pour  les  dernières  années  de  la  Res- 
tauration, les  premières  années  de  la  monarchie  de  Juillet,  c'est 
un  document  de  premier  ordre,  et  comme  le  testament  de  la 
monarchie  légitime  en  France.  La  mort  de  Charles  X,  n'est-ce 
point  aussi  la  disparition  d'un  régime?  S'il  a  été  un  serviteur 
passionné,  clairvoyant  et  dévoué  de  ce  régime.  Chateaubriand 
a  marqué  avec  une  rare  précision  les  étapes  de  sa  décadence, 
l'avènement  et  la  poussée  de  la  démocratie.  Il  a  bien  compris  la 
France  et  l'Europe  de  son  temps  :  il  les  a  expliquées  par  des 
dépêches  de  Rome,  auxquelles  on  attacherait  plus  de  prix  sans 
doute,  s'il  avait  laissé  aux  historiens  le  soin  et  le  plaisir  hono- 


LES  MEMOIRES  AU  XIX"  SIÈCLE  .-{bîJ 

rables  de  les  découvrir  inédites  encore  dans  les  archives.  On 
citerait  son  mémoire  de  1829  sur  la  Question  d'Orient  adressé 
à  M.  de  la  Ferronays,  son  ami  :  on  lui  ferait  bien  l'honneur 
qu'on  fait  à  Guizot.  Il  a  peut-être  eu  tort  d'épargner  la  besogne 
aux  historiens  qui  l'ont  trop  nég-ligé,  de  juger  avec  pièces  à 
l'appui  ses  contemporains  qui  s'en  sont  cruellement  vengés. 
Les  historiens  à  leur  tour  auraient  tort  de  mépriser  les  clartés 
qu'il  leur  fournit  et  de  poursuivre  ces  rancunes. 

Et  comme  d'autre  part  il  ne  s'est  pas  borné  à  décrire  sa  vie 
publique,  qu'il  a  dans  ces  mémoires  livré  ses  lettres  intimes  à 
M™"  Récamier,  vrai  journal  de  ses  dernières  années,  peint  ses 
contemporains,  et  son  milieu,  l'ceuvre  d'art  subsiste  et  domine 
encore  cette  iruvre  historique.  Ce  ne  sont  pas  des  mémoires 
propres  à  faire  connaître,  comme  ceux  du  xvu''  siècle,  l'homme, 
les  mobiles,  les  ressorts,  les  modes  d'action  d'une  société.  S'ils 
ressemblent  à  ceux  de  Saint-Simon,  c'est  par  leur  forme  orgueil- 
leuse. Mais  c'est  le  seul  point  de  contact  entre  les  deux  gentils- 
hommes. Chateaubriand  ne  sent  pas  en  autrui  les  passions 
humaines,  il  ne  les  sent  qu'en  lui.  Ce  qu'il  n'analyse  pas,  il  le 
voit  du  moins.  S'il  ne  pénètre  ni  ne  fouille,  il  dessine  les  con- 
tours, les  attitudes  de  ses  semblaldes,  de  son  milieu,  portraits, 
groupes  et  tableaux.  Il  est  un  grand  peintre  sinon  du  dedans, 
du  moins  du  dehors;  un  peintre  spirituel  parfois.  Ses  silhouettes 
d'hommes  d'Etat,  dans  le  monde  de  la  diplomatie  et  de  la  cour, 
nous  révèlent  une  autre  forme  de  son  génie,  l'esprit  vif  et  de  bon 
aloi.  Et  les  silhouettes  sont  justes  :  La  Fayette  «  qui  hume  le 
parfum  des  Révolutions  »,  M.  de  Polignac  u  qui  aime  trop  la 
Charte  et  de  trop  près  »,  M.  Thiers  «  perché  sur  la  monarchie 
contrefaite  comme  le  singe  de  M.  de  Tallevrand  sur  le  dos  d'un 
chameau  ».  Tandis  que  Chateaubriand  esquisse  ainsi  et  les 
autres  et  son  temps,  il  achève  jusqu'à  la  lîn  du  livre  de  s'ana- 
lyser et  de  se  peindre.  Commencée  comme  une  confession, 
l'œuvre  s'achève  de  même.  Le  vieillard  rajeunit  sa  pensée  aux 
rêveries  de  son  adolescence.  Il  retrouve  dans  son  passé  des 
consolations  à  la  dure  réalité  des  dernières  heures.  Il  n'y  a  pas 
dans  les  plaintes  que  la  vie  lui  a  arrachées,  de  sanglot  plus  triste 
et  plus  vrai  que  celui  qui  s'exhale  de  sa  dernière  préface  :  «  Par 
un  attachement  peut-être  pusillanime,  je  regardais  ces  mémoires 


356  LES  MÉMOIRES   AU  XIX«  SIÈCLE 

comme  des  confidents  dont  je  n'aurais  pas  voulu  me  séparer. 
Si  j'en  étais  encore  le  maître,  je  les  garderais  en  manuscrits, 
j'en  retarderais  l'apparition  de  cinquante  années.  Il  est  naturel 
que  mes  jours  en  se  prolongeant  deviennent  sinon  une  impor- 
tunité,  du  moins  un  dommage  pour  ceux  à  qui  la  triste  nécessité 
qui  m'a  toujours  tenu  le  pied  sur  la  gorge  m'a  forcé  de  les 
vendre.  Personne  ne  peut  savoir  ce  que  j'ai  souffert  d'avoir  été 
obligé  d'hypothéquer  ma  tombe.  » 

L'hypothèque,  nécessaire  à  sa  misère,  a  été  certainement 
fatale  à  cette  dernière  œuvre  qui,  à  elle  seule,  pouvait  lui  assurer 
la  gloire  et  la  richesse.  On  n'y  a  vu,  quand  elle  parut,  que  des 
mémoires  :  on  l'a  jugée  comme  tels,  sévèrement,  injustement. 
Ce  qu'il  laissait  en  réalité  à  ses  créanciers,  c'était  comme 
le  double  de  toutes  ses  œuvres,  un  autre  exemplaire  de  René 
dans  ses  souvenirs  de  jeunesse,  une  histoire  de  son  temps,  qui 
valait  le  récit  du  congrès  de  Vérone,  et  des  mémoires  au  moins 
égaux  à  ses  écrits  politiques,  poème,  épopée,  histoire,  dépêches 
d'homme  d'Etat,  trente  ans  de  labeur,  de  pensée,  de  rêves  et 
d'efforts  qui  expliquent  sa  prodigieuse  et  légitime  influence  sur 
son  siècle. 

BIBLIOGRAPHIE 

Marbot,  Mémoires,  4  vol.,  1891,  in-8.  —  Marbot,  Remarques  critiques 
sur  V ouvrage  de  M.  le  lieut.  général  Rogiiiat,  Paris,  1820,  in-8.  —  G.  Bapst, 
Le  maréchal  Canrobert;  Souvenirs  d'un  siècle,  Paris,  1898,  t.  I.  —  Biographie 
Didot,  1800  :  Article  Marbot  (Louvet).  —  Article  des  Débats  (Cuvillier- 
Fleiiry),  22  nov.  1854.  —  Rev.  histor.,  1891,  t.  II,  p.  108.  —  Le  général 
Jomini  et  les  mémoires  du  baron  Marbot,  Paris,  1893.  —  Le  général  Oudinot 
et  Marbot  (Annales  de  l'Est,  Nancy,  avril  189oj.  —  Léon  Graselier, 
Marbot  (Figaro,  août  1896).  —  Ch.  Malo,  Débats,  8  avril  1895 

Thiébault,  Mémoires,  3  vol.,  1893-1895. 

Macdonald,  Mémoires,  1892  (Revue  des  Deux  Mondes,  1^'  et  15  cet.  1891; 
Rev.  Il  lit.,  1892,  t.  II,  p.  370). 

Séruzier  (baron),  Mémoires  militaires,  V^  édition,  1823;  2*=  édition, 
Paris,  1894. 

Coignet  (capitaine),  Cahiers,  édil.  Larchcy,  1883,  Paris  (voir  H.  Hous- 
saye,  Rev.  des  Deux  Mondes,  1883,  t.  LX,  p.  566);  Nouvelle  Revue,  1897, 
t.  VI  (article  de  Ganniers,  Le  vrai  capitaine  Coignet). 

Journal  d'une  bourgeoise  pendant  la  révolution  (M'"''  JuUien),  Paris, 
1881,  in-12;  Les  mémoires  d'une  inconnue  (M'""  Cavaignac),  Paris,  1894. 

M'"'^  de  Rémusat,  Mémoires,  3  vol.  in-8,  1879-1880;  Lettres,  2  vol., 
1881,  —  Le  prince  Napoléon,  Napoléon  et  ses  détracteurs,  Paris,  1887.  — 
Paul  Bailleu,  Zur  Geschichte  Napoléons  I  {Hlstorische  Zeilschfrit,  1898, 
I,  p.  46). 


BIBLIOGRAPHIE  357 

Chaptal,  Mes  souvenirs  sur  Napoléon,  Paris,  1889. 

Bertin,  La  Société  sous  le  consulat,  Paris,  1890. 

Beugnot  (comte),  Mémoires,  1867,  in-8. 

Pasquier,  Histoire  de  mon  temps,  6  vol.,  Paris,  1893-1895  (Welschin- 
ger,  article  dans  le  journal  le  Monde,  Paris,  24  juillet  1893.  —  Bailleu, 
article  cité. 

Chateaubriand,  Mémoires  d'Outre-Tombe,  l'--  édition,  1849-1850,  12  vol. 
in-8  ;  2*^  édit.,  1861,  6  vol.  in-8;  3^  édit.  (par  M.  Edm.  Biré,  avec  une  intro- 
duction et  de  notes,  Paris,  4  vol.  in-12  en  cours  depuis  1898);  Souvenirs 
d'enfance  et  de  jeunesse  de  Chateaubriand  (M""*'  Lenormant),  Paris,  1874, 
in-lè;  Congrès  de  Vérone,  2  vol.,  Paris,  1838. 

Articles  critiques.  —  Jules  Janin,  Revue  de  Paris,  t.  III,  mars  1834.  — 
Nisard,  Lectures  des  mémoires  de  Chateaubriand,  Paris,  in-8,  1834.  — 
Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  t.  I,  p.  17.  —  A.  Vinet,  Études 
sur  lu  littérature  française,  Paris,  185-9-1851,  t.  I,  p.  352-432.  —  Sainte- 
Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  I,  p.  408.  —  Marcellus,  Chateaubriand  et 
son  temps,  1  vol.,  1850.  —  Ch.  Lenormant  [Correspondant,  25  oct.  et 
10  nov.  1850).  —  E.  M.  De  Vogiié,  Chateaubriand  {Rev.  des  Deux  Mondes, 
15  mars  1892).  —  Victor  Giraud.  Les  mémoires  d'Outre-Tombe  (ibid., 
5  avril  1899). 


CHAPITRE  VII 
LA   CRITIQUE' 


La  critique  en  France,  de  1850  à  1900,  a  un  caractère  assez 
différent  de  la  critique  telle  qu'elle  avait  été  en  ce  pays  de  1800 
à  1850.  La  critique,  en  cette  seconde  moitié  du  siècle,  d'abord 
a  cessé,  sinon  d'être  militante,  du  moins  de  se  partager  en  deux 
camps  nettement  hostiles.  D'autre  part,  elle  a  essayé  de  devenir 
scientifique,  de  se  constituer  en  science,  de  devenir  à  propre- 
ment parler  la  science  littéraire. 

Elle  a  cessé  d'être  partagée  en  deux  camps  par  la  raison  que 
la  littérature  a  cessé  d'être  partagée  en  deux  camps  elle-même. 
A  partir  de  1850,  il  y  a  plus  de  deux  écoles  littéraires  en  France  : 
il  y  en  a  quatre  ou  cinq. 

Le  romantisme  existe  encore,  soit  en  la  personne  de  ses 
représentants  de  la  première  heure,  soit  en  la  personne  de  disci- 
ples de  ceux-ci,  notables  eux-mêmes. 

L'école  parnassienne  existe  à  part,  issue,  à  la  vérité,  du 
romantisme,  mais  s'en  détachant  par  un  plus  grand  souci  de 
la  forme  châtiée  et  surtout  concise,  aussi  par  un  retour  à  l'anti- 
quité et  un  néo-classicisme  qui  la  rattache  beaucoup  plus  à 
André  Chénier  qu'à  Lamartine  ou  Hugo. 

L'école  réaliste,  enfin,  directement  opposée  à  l'école  roman- 
tique, encore  que,  comme  il  arrive  toujours,  ses  initiateurs 
soient  encore  très  marqués  des  empreintes  de  l'école  précédente 

1.  P;ir.M.KmileFaKLiel,i)r<)fessciir;i  laFacullé  des  loUrcsdc  l'UinvcrsUé  de  Paris. 


LA  CRITIQUE  3S9 

(Balzac,  Flaubert),  cherche  avec  passion  à  se  rapprocher  de  la 
vérité  et  de  la  nature  et  donne  naissance  à  deux  sectes  diffé- 
rentes :  le  groupe  qui  s'est  intitulé  «  naturaliste  »  et  qui  s'est 
attaché  à  la  peinture  surtout  matérielle  des  êtres  et  des  objets 
méprisables;  — le  groupe  psychologique,  qui  a  cherché  la  vérité 
des  caractères,  des  complexions  et  des  tempéraments  dans 
toutes  les  classes  et  à  tous  les  degrés  de  la  société. 

Si  cela  fait  au  moins  quatre  écoles  diverses  coexistant,  on 
comprend  assez  qu'il  ne  [»eut  plus  y  avoir  bataille  rangée  dans 
la  critique;  mais  (lis|,)ersion,  dissémination,  par  suite  plus 
grande  liberté  d'allures  et,  jusqu'à  un  certain  point,  sinon  plus 
grand  mérite,  du  moins  plus  grande  originalité,  au  moins  appa- 
rente, de  conceptions  diverses. 

D'un  autre  côté,  la  critique  a  cherché  à  devenir  scientifique, 
comme  c'est  le  sort  et  comme  ce  sera  toujours  la  prétention  de 
toutes  les  sciences  conjecturales.  Les  sciences  conjecturales 
sont  toujours  partagées  entre  la  passion  honorable  et  légitime 
de  devenir  sciences  exactes  et  la  crainte  de  se  tuer  en  essayant 
de  devenir  telles.  L'histoire  a  horreur  d'être  légendaire,  pitto- 
resque et  oratoire,  et  voudrait,  pour  qu'on  la  prît  au  sérieux, 
être  aussi  précise  que  la  géométrie.  La  morale  a  horreur  d'être 
un  système  d'impressions,  d'intuitions  et  d'aspirations,  et  appelle 
à  son  secours  la  statistique  pour  devenir  la  science  exacte  des 
mœurs.  Et  en  même  temps  l'histoire  sent  que  si  elle  n'accep- 
tait comme  certain  que  ce  qui  serait  aussi  prouvé  que  l'égalité 
des  angles  d'un  triangle  à  deux  angles  droits,  elle  n'aurait  plus 
de  matière  du  tout  et  devrait  se  déclarer  n'existant  pas.  Et  il  en 
est  de  même  de  la  morale,  comme  de  toutes  les  sciences  philo- 
sophiques du  reste.  Et  ces  sciences  tendront  toujours  à  l'exacti- 
tude, avec  pleine  raison,  sans  y  pouvoir  jamais  atteindre,  heu- 
reusement pour  elles. 

La  critique  a  fait  de  même,  jusqu'à  rencontrer  la  ])orne  oîi 
toute  science  conjecturale  éprouve  qu'à  vouloir  faire  un  effort 
de  plus  elle  serait  contrainte  de  se  renoncer. 

Tels  sont  les  deux  caractères  les  plus  généraux  de  la  critique 
de  1850  à  1900. 

Nous  étudierons  successivement  ici,  comme  nous  avons  fait 
pour  la  période  de  1820  à  1850,  d'abord  les  auteurs  eux-mêmes, 


360  LA    ClUTIQl'K 

les  créateurs,  en  tant  qu'ils  ont  fait  acte  de  critiques  dans  leurs 
préfaces,  manifestes,  etc.  ;  —  ensuite  les  critiques  proprement 
dits; —  ensuite,  sommairement,  les  revues  et  journaux  litté- 
raires en  tant  qu'ils  ont  apporté  une  contribution  jugée  sérieuse 
à  la  critique  ou  cà  l'iiistoire  littéraire. 


/.  —  Les  auteurs. 

Victor  Hugo.  —  Ilujio  avait  chan^'^é  trois  fois  de  manière 
avant  1850.  A  cette  date,  et  pendant  une  vingtaine  d'années 
après  cette  date,  il  rêvait  surtout  d'être  un  poète  épique  faisant 
entrer  l'humanité  tout  entière  dans  le  cadre  de  plus  en  plus 
élargi  de  ses  poèmes.  Cette  mégalomanie  littéraire  qui  a  com- 
mencé par  nous  valoir  l'admirable  première  Légende  des  siècles, 
et  qui  nous  a  infligé  plus  tard  des  poèmes  moins  heureux,  l'a 
poussé  à  étudier  Shakespeare  plus  diligemment  qu'il  n'avait 
fait  jusque-là  et  à  écrire  le  livre  y)restigieux  et  un  peu  vide  qui 
est  intitulé  William  Shakespeare. 

Hugo  y  affirme  surtout  son  admiration  profonde  pour  le  grand 
poète  anglais,  et  plus  généralement  pour  tout  ce  qui  est  colossal 
en  littérature,  ou  qu'il  juge  tel.  Il  veut  que  le  poète  donne  au 
lecteur  la  sensation  de  l'océan,  de  la  montagne  ou  du  désert.  Il 
désire  être  accablé.  Le  beau  est  mis  par  lui  au-dessous  du  grand, 
ou  plutôt  le  beau  a  pour  condition  essentielle  d'être  l'énorme. 
Et  c'est  en  reconnaissant  ces  caractères  à  certains  auteurs,  ou 
en  tiiant,  pour  ainsi  parler,  avec  quelque  violence,  certains 
auteurs  du  côté  île  cette  définition,  qu'il  recommande  à  l'admi- 
ration des  hommes,  Homère,  Eschyle,  Dante,  Juvénal,  Shake- 
speare et  quelques  autres  du  même  genre,  si  genre  il  y  a,  avec 
un  mépris  })eu  dissimulé  pour  tout  le  reste. 

Cette  critique  un  peu  étroite,  infiniment  personnelle,  peu 
adroite,  même  au  point  de  vue  personnel,  puisqu'elle  eflacerait 
ou  ravalerait  les  trois  quarts  de  Hugo  lui-même,  ne  }»eut  arrêh'r 
très  longtemps,  quoique  brillamment  exprimée,  l'attention  de 
l'histoire  littéraire. 

A  cela  se  joint  une  théorie  de  la  critique  assez  singulière, 
beaucoup  et  Iro]»  raillé<',  qui  resto,  d'ailleurs,  très  fausse  à  notre 


LES  AUTEURS  361 

avis,  et  qui  est  celle-ci  :  non  seulement  il  n'y  a  de  fécond  que  la 
«  critique  des  beautés  »,  mais  la  critique  consiste  à  admirer. 
Ou  un  auteur  est  admirable,  ou  il  ne  l'est  pas.  S'il  ne  l'est  pas, 
il  n'existe  jtoint;  ne  nous  en  occupons  nullement.  S'il  l'est, 
admirons-le  tout  entier,  sans  restriction,  sans  choix,  sans  préfé- 
rence, sans  regretter  qu'il  ait  tel  défaut  déparant  telle  qualité; 
car  ses  défauts  sont  liés  à  ses  qualités  et  en  sont  la  condition,  et 
les  unes  n'existeraient  pas  sans  les  autres. 

Ce  n'est  pas  prouvé  ;  mais  il  y  a  un  grain  de  vérité  dans  cette 
doctrine  radicale.  Elle  doit  nous  servir  au  moins  à  bien  consi- 
dérer un  auteur  comme  un  èlro  vivant  où  beautés  et  laideurs 
sont  également  les  résultats  de  causes  profondes  et  intimes 
qu'il  s'agit  de  découvrir.  Reste  que  dans  un  auteur  à  admirer, 
Hugo  veut  surtout  qu'on  estime  ses  défauts  inévitables,  pour 
qu'on  nen  parle  pas,  et  c'est  précisément  parce  qu'ils  sont  ])eut- 
étre  inévitables,  qu'il  en  faut  parler,  non  dans  le  but  de  dépré- 
cier l'auteur,  mais  dans  le  but  de  le  définir.  On  n'aura  pas 
défini  Homère  si  l'on  n'a  pas  remar(|ué  qu'il  est  bavard  et  long 
quelquefois.  On  en  aura  donné  une  idée  incomplète,  donc 
fausse.  Une  a})plication  parfaite  du  système  de  Hugo,  c'est, 
chose  peut-être  piquante,  le  «  portrait  »  d'Homère  par  Boileau 
dans  le  chant  HI  de  VArt  poétique.  Or  ce  portrait  est  faux  mer- 
veilleusement. H  faut  dire  aussi  que  celui  de  Shakespeare  dans 
le  William  Shakespeare  n'est  pas  très  juste. 

Lamartine.  —  Lamartine  a  écrit,  depuis  1856  jusqu'en 
18G2,  un  cours  familier  de  l ittérature ,  à  raison  d'un  «  entretien  » 
par  mois,  qui  est  l'ouvrage  le  plus  inégal  du  monde,  tantôt 
écrit  de  génie,  tantôt  se  ressentant  de  la  fatigue  de  l'auteur, 
tantôt  d'une  justesse  d'appréciation  parfaite,  soutenue  d'une 
étonnante  imagination,  tantôt  d'une  déconcertante  faiblesse  de 
jugement,  à  travers  quoi  il  n'est  que  trop  facile  de  démêler  une 
presque  complète  ignorance  du  sujet  traité. 

Lamartine,  dans  ces  nombreux  volumes,  a  touché  à  tous  les 
sujets  et  à  presque  toutes  les  grandes  oeuvres  des  littératures 
anciennes  et  modernes.  H  a  écrit  de  la  littérature  chinoise,  de 
David,  de  Goethe,  d'Homère,  de  Job,  d'Horace,  de  Pétrarque, 
de  Boileau,  de  Racine,  de  Jean-Jacques  Rousseau,  de  Déranger, 
de  Musset,  d'Alphonse  Karr,  et  d'Alexandre,  poète  du  xix''  siècle. 


;502  LA   CRITIQUE 

Son  caprice  était  son  seul  guide  et  sa  sensibilité  et  son  imagi- 
nation  ses  seules  méthodes. 

Rien  ne  serait  plus  injuste  pourtant,  ni  plus  sot  que  de 
mépriser  ces  dissertations,  que  Lamartine  aurait  pu  intituler 
«  causeries  poétiques  ».  Ce  (jue  Ton  y  trouve,  ce  n'est  pas, 
comme  dans  Hugo,  des  exaltations  lyriques  de  tous  les  génies 
qui  paraissent  à  l'auteur  avoir  quelque  analogie  avec  le  sien  ;  ce 
n'est  ])as,  comme  dans  Gautier,  des  peintures  ou  des  bas-reliefs 
suggérés  à  l'auteur  par  une  lecture  qu'il  a  faite  ou  une  repré- 
sentation à  laquelle  il  a  assisté;  ce  sont  de  brillantes  rêveries 
inspirées  à  Lamartine  par  l'impression  qu'une  rencontre  (qui 
était  souvent  la  première)  avec  un  auteur  célèbre  a  laissée  dans 
l'àme  de  Lamartine.  Et,  à  cause  de  cela,  il  y  a  souvent  dans  ces 
pages  une  fraîcheur  de  sensation  absolument  ravissante.  Je  sais 
peu  de  choses  plus  belles,  plus  touchantes,  plus  profondément 
senties  que  les  pages  que  ÏUdijssée  a  inspirées  à  Lamartine. 
Elles  sont  comme  le  développement  facile,  abondant  et  fastueux 
(les  vers  de  la  Vif/ne  et  la  Maison  : 

Adieux,  retours,  départs  pour  de  lointaines  rives, 
Soleil  que  l'on  revoit,  après  des  nuits  plaintives, 
A  ce  foyer  des  cœurs,  univers  des  absents. 

Et,  après  tout,  rien  ne  donne  une  idée  plus  juste  de  ce  que 
l'on  peut  appeler  Vâme  de  V Odyssée. 

Ainsi  souvent  —  «  C'est  une  suite  aux  Confidences  »,  disait-on 
malignement  des  Entretiens.  Ce  n'était  pas  tout  à  fait  cela. 
Entrer  comme  dans  le  cœur  d'un  auteur,  quand  ce  cœur  était  tel 
que  l^amartine  y  pût  entrer;  y  retrouver  des  sensations  accou- 
tumées ou  anciennes,  les  raviver  et  rajeunir  par  ce  commerce, 
en  être  ému  profondément,  les  jeter  sur  le  papier  avec  cette 
prodigalité  d'effusion,  d'attendrissement  et  d'imagination  qui  est 
le  propre  même  de  Lamartine,  telle  était  la  manière,  toute  per- 
sonnelle, mais,  aussi,  que  lui  seul  pouvait  se  permettre,  de 
Lamartine  dans  les  Entretiens.  C'était  moins  des  entretiens 
familiers  que  des  entretiens  intimes  de  littérature.  Et,  comme 
forme,  ils  sont,  à  la  rencontre,  littéralement  admirables. 

Emile  Zola.  —  M.  Emile  Zola  qui  a  été  le  chel"  de  l'école 
réaliste  de  18"0  environ  à  181Î0  et  qui  a  ci'éé  le  mot  «  natura- 


•    LES   AUTEURS  363 

lisme  »  pour  distinguer  son  école  de  l'école  précédente,  quoiqu'il 
n'y  eût  aucun  lieu  d'inventer  un  terme  nouveau,  a,  dans  plu- 
sieurs volumes  de  critique  ou  plutôt  de  polémique  littéraire, 
essayé  de  définir  sa  doctrine.  Elle  tient  tout  entière  dans  le  mot 
«  vérité  »,  qa'il  évite,  et  dans  le  mot  «  expérimental  »,  dont  il  a 
tort  d'abuser,  puisqu'il  est  faux,  le  romancier  comme  le  moraliste 
ne  pouvant  faire  «  d'expériences  »,  mais  seulement  des  obser- 
vations. M.  Zola  proscrit  l'imagination,  et  ne  veut  que  des  faits 
présentés  dans  un  bon  ordre.  Le  romancier  doit  être  un  savant. 
Comme  le  savant,  il  doit  observer,  noter,  puis  grouper.  Rien  de 
plus.  Il  doit  être  absolument  impersonnel.  Il  ne  doit  nullement 
intervenir  dans  ce  qu'il  raconte  ou  dans  ce  qu'il  peint.  Son 
œuvre  doit  témoignernon  de  lui,  mais  de  son  absence.  Il  faudrait 
qu'on  criit  qu'il  n'existe  pas.  Et,  sans  doute,  il  existe;  mais  sa 
soumission  à  son  objet  doit  être  telle  qu'il  soit  comme  passif 
dans  le  travail  de  la  réalité  déposée  en  lui.  Puisqu'elle  est 
déposée  en  lui  et  non  en  un  autre,  elle  en  sortira  évidemment 
différente  de  ce  qu'elle  eût  été,  déposée  en  un  autre.  Mais,  au 
moins,  que  ni  l'imagination,  ni  la  volonté  n'intervienne,  et 
qu'un  roman  soit  «  la  réalité  vue  à  travers  un  tempérament.  » 

Et  puisqu'il  faut,  encore,  g-rouper  les  faits,  pour  les  présenter 
dans  un  certain  ordre,  comment  donc  faire?  — Mais,  comme  chez 
le  savant.  Il  ne  faut  pas  grouper  les  faits,  il  faut  qu'ils  se  grou- 
pent eux-mêmes.  Comment?  D'après  leur  loi,  leur  loi  vraie,  leur 
loi  naturelle.  Et  c'est  ainsi  que  le  romancier  est  un  «  natura- 
liste ».  Il  doit  demander  au  savant,  ou,  savant  lui-même, 
trouver,  reconnaître  quelles  sont  les  grandes  lois  naturelles, 
c'est-à-dire  biologiques,  physiologiques,  sociales  qui  gouvernent 
les  êtres  humains,  les  générations, les  familles  et  races  humaines. 

Programme  très  beau  et  très  décevant,  selon  toute  apparence; 
car  l'homme  doué  des  qualités  que  M.  Zola  exige  du  romancier, 
et  mutilé  des  facultés  qu'il  juge  dangereuses,  se  feraphysiologue 
et  ne  songera  jamais  à  être  ni  romancier  ni  poète  ;  —  assez 
bon,  cependant,  comme  tendances,  n'y  ayant  rien  de  plus  utile  à 
recommander  aux  romanciers  que  le  souci  de  l'exactitude,  la 
passion  de  la  vérité  et  même  ce  goût  de  la  science  qui  n'a  pas 
été  inutile  à  Balzac,  qui  élargit  leur  horizon  et  donne  une  cer- 
taine profondeur,  toujours  trop  rare,  à  leurs  conceptions. 


364  LA   GRITIOUK     ' 

Et  que  M.  Zola  ait  lui-même  été  fidèle  à  son  programme,  c'est 
ce  qui  ne  doit  pas  être  examiné  dans  le  chapitre  consacré  à  la 
critique. 

Quand  M.  Zola  cesse  d'être  théoricien  littéraire  pour  être 
critique  proprement  dit  et  examiner  les  ouvrages  des  autres,  il 
est  très  conforme  à  ses  tendances  générales.  Il  a  horreur  des 
hommes  d'imagination  et  de  rhétorique,  déteste  Hugo,  déteste  et 
méprise  peut-être  un  peu  George  Sand  ;  déteste  Sainte-Beuve  qui 
aime  la  poésie  sentimentale  et  a  horreur  de  la  trivialité;  aime 
Musset,  ce  qui  prouve  peut-être  un  peu  que  Musset  ne  paraît  pas 
à  tout  le  monde  un  rhéteur,  un  déclamateur  et  un  joueur  de 
guitare;  chérit  les  Goncourt  et  Alphonse  Daudet,  qui  son(, 
comme  lui,  des  observateurs  minutieux  et  diligents,  peut-être 
môme  un  peu  plus  que  lui. 

Avec  sa  grande  loyauté,  critique  de  lui-même,  il  reconnaît  que 
«  le  virus  romantique  »  l'a  pénétré  dans  sa  première  jeunesse  et 
qu'il  a  fait  des  efforts  surhumains  pour  l'éliminer;  et  cette  cri- 
tique-confession n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  moins  pénétrant  dans 
ses  appréciations  littéraires. 

Paul  Bourget.  —  M.  Paul  Bourget  est  de  tous  les 
«  auteurs  »,  celui  qui  a  fait  le  plus  œuvre  de  critique.  Son 
esprit  est  même  éminemment  critique,  et  l'on  peut  dire  qu'il 
a  été  des  livres  à  la  vie,  de  la  peinture  de  la  vie  à  la  vie  elle- 
même ,  procédé  d'élargissement  successif  et  de  compréhen- 
sion de  plus  en  plus  grande,  qui  n'est  pas  le  seul  légitime, 
mais  qui  n'a  rien  d'irrationnel  et  qui  a  donné  ici  de  très  beaux 
résultats. 

Comme  critique,  M.  Bourget,  élève  de  Taine,  élève  de 
Stendhal,  s'est  attaché  à  considérer  les  auteurs  comme  les 
conséquences  directes  des  grands  courants  de  pensées,  de  senti- 
ments et  de  mœurs  qui  sont  les  caractéristiques  dominantes  du 
siècle  où  nous  vivons,  à  ne  considérer  que  les  auteurs  qui 
peuvent  être  tenus  pour  représenter  ces  grands  courants,  et  à 
n'examiner  guère  en  eux  que  l'influence  de  ces  grandes  forces. 
C'est  donc,  avant  tout,  un  critique  historien  et  sociologue. 

Les  grandes  forces  principales  qui  ont  comme  pesé  sur  les 
auteurs  de  notre  siècle  et  dont  à  leur  tour,  en  en  dcAenant  les 
représentants,  ils  sont  devenus  les  agents,  sont  la  science,  lo 


LES  AUTEURS  36S 

philosophie  pessimiste  ou  plutôt  la  conception  pessimiste  de 
l'Univers,  et  le  cosmopolitisme,  c'est-à-dire  l'effacement  des 
mœurs  locales,  et  à  la  fois  une  pénétration  entre  elles  et  une 
lutte  entre  elles  des  différentes  races  qui  peuplent  notre  planète. 

Ce  point  de  vue,  ou  ces  points  de  vue  sont  d'une  singulière 
élévation.  Ils  ont,  à  la  vérité,  quelque  chose  d'un  peu  préconçu; 
ils  étaient  de  nature  à  s'accommoder  plutôt  au  travail  d'un  philo- 
sophe sociolog-ue  qu'à  celui  d'un  critique  proprement  dit;  ils 
forçaient  un  peu  M.  Bourget  à  trouver  dans  les  auteurs  qu'il 
examinait  Tune  des  grandes  influences  qui,  de  l'avis  de 
M.  Bourget,  se  partagent  le  monde,  et  à  ne  vouloir  voir  dans 
tel  auteur  que  les  manifestations  de  cette  influence.  Mais  le 
parti  pris  ou  le  système  n'est  désastreux  que  chez  les  sots,  étant 
toujours,  chez  les  hommes  de  goût,  corrig-é  par  ce  qu'il  y  a  en 
eux  qui  est  resté  instinctif  et  qui  n'a  pas  été  systématisé  ;  et, 
même  quand  on  n'était  point  de  l'avis  de  M.  Bourget  sur  le 
fond  des  choses,  on  était  singulièrement  éclairé,  souvent  ravi 
par  les  remarques  de  détail  ou  les  aperçus  latéraux,  pour  ainsi 
dire,  qui  étaient  toujours  infiniment  pénétrants,  très  originaux, 
très  neufs  et  qui  avaient,  très  marqué,  ce  caractère  de  critique 
mi-partie  littéraire  et  philosophique,  commun  à  toute  la  cri- 
tique de  la  seconde  moitié  du  xix°  siècle. 

Comme  théoricien  purement  littéraire,  M.  Bourget  se  ratta- 
chait à  Stendhal  et  à  Flaubert,  et,  avant  même  de  prêcher 
d'exemple,  recommandait  la  noble  et  très  difficile  forme  de 
roman  qui  s'appelait  autrefois  le  roman  d'observation  morale  et 
qu'on  appelle  depuis  M.  Bourget  «  le  roman  psychologique  ». 
La  Princesse  de  Clèves,  Adolphe,  le  Rouge  et  le  Noir  et  les  tra- 
gédies de  Racine  sont  les  spécimens  les  plus  illustres  de  ce 
genre  de  roman,  essentiellement  français,  et  l'une  des  gloires  de 
la  littérature  française.  Jamais  il  n'avait  été  abandonné  en 
France,  et  il  serait  ridicule  de  s'imaginer  qu'il  n'y  a  rien  du 
roman  psychologique  soit  dans  Balzac,  soit  dans  Georges  Sand, 
pourtant  si  éloignés  l'un  de  l'autre;  mais  encore,  tout  étant 
affaire  de  mesure,  il  s'agissait  de  ramener  le  roman  à  être  sur- 
tout psychologique,  à  être  essentiellement  une  étude  d'âmes,  à 
être  cela  et  un  peu  autre  chose,  puisque  c'est  nécessaire;  mais  à 
être  cela  plus  qu'autre  chose.  Il  s'agissait  surtout,  au  moment  oîi 


366  LA  CRITIQUE 

M.  Bourg-et  écrivait,  de  dresser,  avec  force  et  éneriiie  de  reven- 
dication, le  roman  psycholog-iquo  en  face  du  roman  purement 
(et  un  peu  bassement)  réaliste,  en  face  du  roman  qui  s'appelait 
lui-même  «  naturaliste  »  et  qui  se  targuait  de  «  n'avoir  pas 
besoin  de  psychologie  ».  C'est  à  quoi  s'employait  très  vivement, 
pour  ne  parler  que  de  son  œuvre  de  critique,  M.  Paul  Bourget. 

A  ces  différents  titres,  ce  que  M.  Bourget  a  écrit  en  tant  que 
critique  a  eu  une  très  grande  influence  sur  la  marche  des  idées 
littéraires  et  occupe  une  très  grande  place  dans  l'histoire  litté- 
raire. 

Puisqu'il  s'agit  ici  des  auteurs  qui  ont  pris  un  moment  la 
parole  comme  critique,  pour  plaider  soit  pro  domo  sua,  soit  })ro 
domo  commnni,  il  faut  luentionner  M.  Marcel  Prévost,  qui, 
au  début  de  sa  carrière  littéraire,  après  ses  })remiers  succès,  a 
fait  une  courte  campagne  de  presse  pour  prouver  l'opportunité 
de  restaurer,  après  le  roman  réaliste  et  le  roman  psychologique 
et  le  roman  naturaliste,  tout  simplement  le  «  roman  roma- 
nesque »;  et  qui,  en  cette  revendication,  se  réclamait  du  grand 
nom  de  George  Sand.  Il  y  avait  de  l'esprit  dans  cette  petite 
escarmouche  littéraire  et  aussi  du  bon  sens,  et  ce  (ju'on  pourrait 
appeler  le  sens  du  pul)lic,  un  roman  qui  n'aura  rien  de  roma- 
nesque étant  destiné  à  ne  jamais  aller  jusqu'à  la  foule.  La  con- 
clusion des  esprits  équilibrés,  un  peu  éclectique,  fut  que  tous 
les  romans,  à  quelque  genre  qu'ils  se  rattachassent,  et  de  quel- 
ques })enchants  secrets  de  l'auteur  qu'ils  portassent  la  marque, 
devraient  certainement  avoir  quelque  chose  de  romanesque  dans 
l'arrangement  et  dans  le  tour  pour  être  agréables  et  agréés. 

Et  tels  sont,  à  notre  connaissance,  les  seuls  «  auteurs  »  de 
marque  (|ui  aient,  à  un  moment  donné,  fait  œuvre  de  critiquas 
depuis  1850. 

//.   —  Les  critiques  proprement  dits. 

Nous  nous  occuperons  d'abord  des  derniers  critiques  qui  ont 
subi  rinfluence  romantique,  ou  qui  ont  encore  été  pénétrés,  plus 
ou  moins,  de  l'esprit  romantique.  Théophile  Gautier  et  Paul  de 
Saint-Victor  sont  les  plus  notables. 


LKS  CRITIQUES   PROPREMENT    DITS  307 

Théophile  Gautier.  ■ —  Gautier  fit  beaucoup  de  criti(jue, 
plus  même  qu'il  n'aurait  voulu,  depuis  1810  enA'iron  jusqu'en 
1870,  critique  d'art,  critiijue  littéraire,  critique  de  littérature 
dramatique  surtout.  Remarquons  d'abord  que  même  dans 
ses  œuvres  de  poète  ou  de  romancier,  il  aimait  à  glisser  ses 
idées  générales  sur  l'art.  J'ai  signalé,  dans  un  précédent  cha- 
pitre de  cet  ouvrage, les  idées  sur  Shakespeare  (|ui  font  quelques 
pages  exquises  de  Mademoiselle  de  Maupin;  tout  le  monde 
connaît  ces  vers  fameux  (VEmanx  et  Camées  intitulés  Y  Art  : 

Oui,  l'œuvre  sort  plus  belle 
D'une  forme  au  travail 

Rebelle, 
Vers,  marbre,  onyx,  email. 


Lutle  avec  le  Carrare, 
Avec  le  Paros  dur 

Et  rare, 
(lardien  du  contour  pur. 

D'une  main  délicate 
Poursuis  dans  un  filon 

D'agate 
Le  profil  d'Apollon. 

Sculpte,  lime,  cisèle: 
Que  ton  rêve  flottant 

Se  scelle 
Dans  le  bloc  résistant. 


Et  c'était  là  (1850)  le  petit  manifeste  littéraire,  la  Défense  et 
illustration  de  «  l'école  du  Parnasse  »,  de  cette  école  qui  a  mis 
son  principal  soin  dans  le  fini  du  travail  et  la  perfection 
«  impeccable  »  de  la  forme. 

Comme  critique  proprement  dit,  Gautier  était  un  homme  qui 
aimant  peu  analvser,  qui  aimant  peu  démonter  une  œuvre  pour 
en  montrer  le  mécanisme,  ou  la  disséquer  pour  en  montrer 
l'organisme,  la  genèse  et  le  développement,  qui,  en  un  mot, 
aimant  peu  la  critique,  —  a  vraiment,  en  sa  qualité  de  peintre  à  la 
plume,  inventé  une  critique  nouvelle.  Il  a  inventé  ce  qu'on  peut 
appeler  la  critique  plastique.  Il  ne  jugeait  pas  les  œuvres,  il  les 
peignait,  il  les  sculptait.  Elles  étaient  pour  lui  des  modèles  dont 


368  LA   CRITIQUE 

il  faisait  des  statues  ou  des  tableaux.  C'est  précisément  pour 
cela  que  la  qualité  des  œuvres  lui  importait  infiniment  peu, 
puisque,  de  mauvais  modèles,  il  pouvait  faire  et  il  faisait,  quand 
lui  en  venait  le  caprice,  des  peintures  ou  sculptures  merveil- 
leuses. Etait-il  en  présence  d'un  tableau?  Oh!  qu'il  était  loin  de 
cette  critique  d'art  qui  est  de  la  critique  littéraire  et  qu'on  a  tant 
reprochée  à  Diderot!  Ce  tableau  il  ne  l'appréciait  point,  il  ne  le 
jugeait  point;  non  pas  même  il  rêvait  devant  lui.  Il  le  peignait 
par  des  mots;  il  le  faisait  voir  à  ceux  qui  ne  le  voyaient  pas  : 
«  Oui,  ce  sont  bien  là  les  intérieurs  garnis,  à  hauteur  d'homme, 
de  carreaux  de  faïence,  les  fines  nattes  de  jonc,  les  tapis  de 
Kabylie,  les  piles  de  coussins  et  les  belles  femmes  aux  sourcils 
rejoints  par  le  fin  nez,  aux  paupières  bleuies  de  khiol,  qui,  non- 
chalamment accoudées,  fument  le  narguilhé,  ou  prennent  le 
café,  que  leur  offre,  dans  une  petite  tasse  à  soucoupe  de  filigrane, 
une  négresse  au  large  rire  blanc.  » 

Yeut-il  nous  donner  une  idée  de  Lamartine?  Il  ne  fera  ni  une 
analyse  psychologique  de  l'âme  de  Lamartine,  ni  une  étude  de 
l'éducation  de  son  esprit,  ni  une  enquête  sur  ses  procédés  de 
style,  ni...  ;  il  nous  pehidra  les  vers  de  Lamartine;  il  nous  en  fera 
un  tableau  :  «  Les  vers  se  déroulent  avec  un  harmonieux  mur- 
mure comme  les  lames  d'une  mer  d'Italie  ou  de  Grèce...  Ce 
sont  des  déroulements  et  des  successions  de  formes  ondoyantes, 
insaisissables  comme  l'eau;  mais  qui  vont  à  leur  but;  et,  sur  leur 
fluidité,  peuvent  porter  l'idée,  comme  la  mer  porte  les  navires.  » 

Telle  est  la  critique  de  Théophile  Gautier,  Se  laisser  «  impres- 
sionner »  par  l'œuvre,  démêler  l'impression  dominante  qu'elle 
lui  laisse;  puis  de  cette  impression  faire  une  nouvelle  œuvre 
d'art,  lui  donner  une  forme  concrète,  palpable,  plastique,  d'une 
couleur  ou  d'un  relief  magistral,  et  placer  ainsi  le  lecteur  dans 
la  même  situation  d'esprit,  dans  le  même  état  d'âme  où  il  a  été, 
où  il  aurait  été,  où  il  aurait  dû  être,  où  il  devait  être  devant 
l'œuvre  première  elle-même.  — Critique  qui  n'est  donnée  qu'aux 
artistes,  qui  finit  à  la  vérité  par  fatiguer,  surtout  le  critique, 
qui  ?î(?  va  pas  loin,  j'entends  qui  ne  peut  pas  avoir  en  elle  des 
ressources  indéfinies,  qui,  une  fois  un  peu  lasse,  tourne  en  pas- 
tiche, ou  qui,  une  fois  lasse,  se  renonce  elle-même  et  tourne 
à  la  simple  causerie  brillante  à  propos  et  à  côté  du  sujet;  cri- 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  369 

tique  cependant,  qui,  tant  qu'elle  ne  s'abandonne  pas  et  reste 
surveillée,  est  infiniment  suggestive,  entretient  le  lecteur  dans 
le  commerce  du  beau  et  n'est  rien  autre  chose  qu'une  généreuse 
et  magnifique  collaboration  avec  les  auteurs. 

Paul  de  Saint- Victor.  —  Paul  de  Saint-Victor  '  était  un 
élève  de  Gautier  et  avait  exactement  le  même  genre  de  cri- 
tique avec  moins  de  talent  pittoresque  et  plus  de  talent  oratoire. 
Si  le  mot  de  critique  extatique,  qui  a  été  risqué  à  propos  de  cer- 
taines pages  de  Swinburne,  fut  jamais  admissible,  c'est  à  Paul 
de   Saint- Victor  qu'il  fut   applicable.  Si  une  page   de  critique 
pour  Lamartine  est  une  méditation,  une  rêverie  ou  une  confi- 
dence, pour  Théophile  Gautier  une  peinture  ou  un  bas-relief, 
pour  Paul  de  Saint-Yictor  elle  est  une  ode.    Constamment   ora- 
toire et   souvent  lyrique,  Paul   de  Saint- Victor,   à  peine  a-t-il 
reçu  l'impression   de  l'œuvre   d'art,   s'enflamme  à  ce  propos, 
s'exalte,    s'emporte     soit    en    transports     d'admiration,    soit, 
quoique    moins   souvent,    en    transports    d'indignation    et    de 
colère  (par  exemple  à  propos  de  Swift),  et  nous  entraine  dans 
le  mouvement  violent  de  son  imagination  ardente  et  impétueuse. 
Peu  de  goût  dans  tout  cela,   ou  du   moins  un  goût  peu   sur, 
comme  lorsque,   frappé   d'un    rapprochement    presque    fortuit 
qui  n'est  presque  qu'un  caprice  d'imagination,  il  fait  un  long 
parallèle   entre  Philoctète  et  Robinson    Crusoé;   peu   de   goût 
mais  beaucoup  de  verve,  de  mouvement,  quelque  chose  de  spa- 
cieux, de  grands  horizons,  des  chevauchées  en  pays  indéfinis, 
et  comme  la  sensation  du  plein  air  et  du  plein  ciel. 

On  ne  saurait  croire  ce  que  l'influence  romantique  a  fait  en 
un  demi-siècle  de  la  critique,  et  la  distance  incalculable  (et  déci- 
dément trop  grande)  qu'il  y  a  entre  Morellet  et  Paul  de  Saint- 
Victor.  Il  ne  faut  point  du  tout  mépriser  ce  genre,  surtout  quand 
il  est  aux  mains  d'un  homme  d'un  si  grand  talent.  Il  faut  en 
avoir  une  prudente  et  salutaire  défiance;  mais  il  ne  faut  pas  le 
mépriser.  Il  ne  rend  pas  un  compte  exact  des  auteurs;  mais  il 
pousse  à  les  lire.  Un  homme,  instruit,  du  reste,  et  amateur  de 
lettres,  vous  rencontre  et  vous  dit  :  «  Avez-vous  lu  l'Arioste? 
C'est  merveilleux!  Une  grâce,  un  esprit,  un  caprice,  une  fleur 

1.  Né  à  Paris  en  1M27,  mort  en  1881. 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  24 


370  LA  CRITIQUE 

de  fantaisie  riante.  Et  profond,  avec  cela!  Plus  philosophe  que 
Platon  et  aussi  grand  poète  !  Toute  la  pensée  moderne  est  dans 
l'Arioste.  Oh!  l'homme  divin,  comme  disait  Voltaire.  A  toi, 
Arioste,  qui...  »  —  Ou  vous  n'avez  pas  lu  l'Arioste,  et  vous 
éprouA'ez  comme  le  besoin  de  le  lire;  ou  vous  l'avez  lu,  et  il 
vous  semble,  en  quittant  votre  ami,  que  vous  ne  l'avez  point  lu 
du  tout;  et  dans  les  deux  cas  vous  vous  empressez  de  l'ouvrir 
ou  au  moins  vous  vous  promettez  de  l'ouvrir  aussitôt  que  vous 
pourrez.  Voilà  l'effet  de  la  critique  romantique  quand  elle  est 
pratiquée  par  un  homme  éloquent,  du  reste,  et  doué  de  style.  Le 
premier  qui  ait  fait  de  la  critique  romantique,  c'est  La  Fontaine 
allant  par  la  ville,  et  disant  :  «  Avez-vous  lu  Baruch?  Quel 
homme  que  ce  Baruch!  Peut-on  n'avoir  pas  lu  Baruch!  » 

Alexandre  Vinet.  —  A  la  même  époque,  c'est-à-dire  un 
peu  plus  tôt,  mais  son  influence  en  France  ne  s'est  fait  sentir 
qu'après  1830,  lorsque  Sainte-Beuve  l'eut  fait  connaître,  le  Suisse 
Alexandre  Vinet  '  donnait  un  enseignement  critique  aussi 
différent  que  possible  de  celui  de  Paul  de  Saint- Victor. 
Alexandre  Vinet  était  pasteur  protestant,  comme  tous  les 
Suisses,  et  la  préoccupation  morale  dominait  toute  sa  pensée 
philosophique  et  toute  sa  pensée  littéraire.  Il  professait  à  Lau- 
sanne et  partag'eait  son  temps  entre  la  prédication  et  l'ensei- 
gnement de  la  littérature  française  qui  était  pour  lui  une  autre 
forme  de  prédication.  Plus  moraliste  que  théologien,  du  reste, 
et  même  presque  exclusivement  moraliste,  il  avait  avec  la  lit- 
térature française  des  affinités  qui  ne  laissaient  pas  d'être  des 
sympathies,  car  il  n'était  pas  homme  à  ne  s'être  point  aperçu 
que,  si  peu  austère  qu'elle  soit  quelquefois,  la  littérature  fran- 
çaise est  à  peu  près  tout  entière  une  littérature  de  moralistes. 

Nos  Montaigne,  nos  Pascal,  nos  La  Bruyère,  nos  La  Roche- 
foucauld, nos  Vauvenargues,  nos  sermonnaires,  tout  notre 
xvin"  siècle,  une  g-rande  partie  de  notre  xix"  siècle  l'attiraient 
très  fortement.  Sur  Pascal  surtout  il  a  profondément  rétléchi, 
passionnément  cherché  et  discuté;  et,  dit  avec  une  parfaite  jus- 
tesse Sainte-Beuve,  «  la  totalité  de  ses  articles  sur  Pascal,  si  on 
les  réunissait  en  un  volume,  présenterait  les  conclusions  les 

1.  Né  prés  (le  Lausanne  en  ITÛT,  niorl  en  18 H. 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  371 

plus  exactes  où  l'on  puisse  atteindre  sur  cette  grande  nature 
tant  controversée.  »  (Le  volume  a  été  fait.) 

Psychologue  aussi  délié  que  moraliste  fervent,  il  excellait,  à 
travers  les  livres,  à  saisir  l'homme  et  à  pénétrer  jusqu'au  moi 
d'un  auteur.  Il  se  définissait  lui-même  tout  autant  (ou  presque 
autant)  que  son  illustre  correspondant  quand  il  écrivait  à 
Sainte-Beuve  :  «  Je  vous  avoue  que  c'est  votre  pensée  intime 
qui  m'attache  à  vous  dans  vos  écrits...  Vous  semblez,  monsieur, 
confesser  les  auteurs  que  vous  critiquez  et  vos  conseils  ont 
quelque  chose  d'intime,  comme  ceux  de  la  conscience.  »  Il 
poursuivait  ainsi  cet  examen  de  la  conscience  des  autres  avec 
une  lucidité  calme  et  sûre  où  il  y  avait  quelque  chose,  j'entends 
le  meilleur,  de  La  Rochefoucauld  et  de  La  Bruyère;  et  l'on  sen- 
tait le  directeur  de  conscience  derrière  le  critique. 

Quant  à  ses  jugements,  ils  étaient  toujours  dominés  par  une 
pensée  morale  aussi  haute  qu'elle  était  pure,  et  il  ne  faut  pas 
croire  que  c'était  là  quitter  le  domaine  de  la  critique  pour  s'éta- 
blir dans  un  autre  ou  dévier  vers  un  autre.  Bien  au  contraire, 
ce  qui  manquait  depuis  assez  longtemps  à  la  critique  était  ainsi 
réintégré  dans  cette  science  ou  dans  cet  art,  à  savoir  le  souci 
de  l'importance  sociale  de  la  littérature,  le  souci  des  rapports 
nécessaires,  toujours  existants,  quoique  parfois  oubliés,  entre  la 
littérature  et  l'état  social,  et  en  un  mot  le  souci  des  relations  de 
la  littérature  avec  la  civilisation  elle-même. 

Ajoutons  que  la  gravité,  l'austérité  d'Alexandre  Vinet  étaient 
trop  chrétiennes  comme  aussi  elles  étaient  trop  éclairées  pour 
n'être  pas  tempérées  d'indulgence  et  de  douceur.  Vinet  était  un 
critique  sévère  dominé  par  la  charité;  et  c'était  en  lui  une  ori- 
ginalité de  plus.  Son  influence  fut  très  grande  et  ne  doit  pas  être 
mesurée  au  canton  circonscrit  où  se  répandait  sa  parole,  non 
pas  même  au  chiffre  des  éditions  de  ses  livres.  Car  il  eut  suc- 
cessivement deux  disciples  illustres  en  qui  ont  revécu  des 
parties  difîérentes  essentielles  de  son  esprit,  et  le  premier,  qui 
est  Sainte-Beuve  à  partir  de  1845  environ,  a  gardé  de  lui  la 
préoccupation  constante  du  côté  moral  des  choses  de  lettres;  et 
le  second,  qui  est  M.  Ferdinand  Brunetière,  a  gardé  de  lui  la 
pensée  constante  aussi  du  rôle  social  de  la  littérature. 

Et  à  cet  égard,  si  son  humilité,  si  vraie  et  si  sincère,  ne  s'op- 


372  LA   CRITIQUE 

posait  encore  à  ce  que  ses  admirateurs  le  dissent  sur  sa 
tombe,  on  pourrait  affirmer  que  Vinet  a  continué  jusqu'à  la 
fin  du  xix*"  siècle  à  être  presque  l'àme  même  de  la  critique 
française. 

Sainte-Beuve.  —  H  y  a  ici  quelques  mots  à  dire  encore  de 
Sainte-Beuve  lui-même.  Nous  avons,  en  rendant  compte  de  la 
période  qui  va  de  1820  à  1850,  suffisamment  caractérisé  ses 
tendances,  son  tour  d'esprit,  l'évolution  de  sa  pensée  et  le  rôle 
qu'il  a  joué.  Il  nous  faut  ici  mentionner  seulement  que  de  1849 
à  18G9  il  continua  sa  tâche  de  critique  pour  ses  Causeries  du  lundi 
et  ses  Nouveaux  Lundis,  qui,  môme,  sont  restés  ses  livres  les 
plus  populaires,  tl  est  à  remarquer  qu'à  mesure  qu'il  avançait, 
sans  devenir  inférieur  à  lui-même,  et  (jusque  vers  1865)  au  con- 
traire, il  tournait  le  dos,  cependant,  au  mouvement  général  de 
la  critique;  et  ceci  n'est  pas  contre  lui,  et  peut-être  est  contre 
elle;  mais,  en  tout  cas,  c'est  un  fait. 

La  critique  autour  de  lui  devenait  de  plus  en  plus  philoso- 
phique, et  tâchait  de  devenir  scientifique.  Lui,  né  à  la  vie  litté- 
raire au  temps  de  la  critique  littéraire-historique,  non  seulement 
restait  historien,  mais  devenait  déplus  en  plus  historien,  jugeait 
moins,  décidait  moins,  dogmatisait  moins,  si  tant  est  qu'il  eût 
jamais  dogmatisé,  s'attachait  de  plus  en  plus  aux  faits,  parti- 
culièrement aux  faits  menus  et  significatifs,  faisait  plus  que 
jamais  l'histoire  des  mœurs  par  l'histoire  des  esprits,  n'était 
que  rejeté  un  peu  plus  du  côté  de  l'histoire  par  l'esprit  systé- 
matique et  les  généralités  précipitées  de  ses  jeunes  rivaux,  pour 
lesquels  il  ne  semble  point  qu'il  ait  eu  un  très  grand  faible. 

Du  reste,  plus  que  jamais  psychologue  sagace,  «  confesseur  » 
curieux  et  avisé,  ancien  directeur  de  consciences  devenu  exa- 
minateur de  consciences,  juge  d'instruction  habitué  au  laby- 
rinthe des  âmes,  moraliste  en  un  mot  de  plus  en  plus  expert, 
et  homme  de  goût  un  peu  plus  timoré,  mais  en  somme  plus  sûr, 
à  notre  avis,  que  dans  la  première  moitié  et  surtout  dans  le  pre- 
mier tiers  de  sa  carrière.  On  peut  dire  que  son  immense  auto- 
rité, de  1850  à  1869,  a  pour  ainsi  dire  couvert  et  dérobé  aux 
yeux  le  mouvement  de  la  critique  générale  qui  s'opérait  comme 
derrière  lui.  Il  était  considéré  un  peu  comme  la  critique  même, 
et  ce  que  la  critique  devenait  hors  des  voies  qu'il  continuait  à 


LES  CRITIQUES   PROPREMENT  DITS  373 

suivre   apparaissait  peu,  tant  qu'il   vécut,  et  se  déclara  brus- 
quement quand  il  disparut. 

Du  reste  par  ses  qualités  toutes  personnelles,  en  dehors  de 
toute  question  de  procédé  ou  de  méthode,  il  était  homme  à  offus- 
quer bien  des  travaux,  bien  des  efforts  et  bien  des  talents  non 
seulement  pendant  sa  vie,  mais  encore  après  sa  mort.  Et  c'est 
ce  qui  est  arrivé.  A  l'heure  même  où  nous  écrivons,  nous  ne 
savons  pas  si  Sainte-Beuve  n'est  pas  le  plus  vivant  de  tous  les 
critiques. 

Quand  il  mourut  cependant,  toute  une  nouvelle  critique  s'était 
levée,  très  instruite,  très  armée,  pleine  de  talent,  qui  valait, 
Sainte-Beuve  excepté,  toute  la  critique  française  depuis  la  mort 
de  Voltaire  jusqu'à  1860.  Elle  comptait,  sans  parler  des  moin- 
dres, Emile  Montég-ut,  Edmond  Schérer,  Edme  Caro,  Fran- 
cisque Sarcey,  Taine,  Renan;  elle  allait  compter  Ferdinand 
Brunetière,  Anatole  France,  Jules  Lemaître.  Ce  sont  ces  deux 
groupes  qu'il  nous  reste  à  étudier  successivement. 

Emile  Montégut.  — Emile  Montégut  *  débuta  dans  la  Revue 
des  Deux  Mondes,  vers  1850,  et  ne  s'occupa  pendant  long- 
temps que  de  littérature  étrangère  et  particulièrement  de  litté- 
rature anglaise.  Il  était  très  expert  en  choses  d'Angleterre  et 
en  parlait  avec  assurance.  Il  avait  le  goût  très  fin,  très  difficile, 
très  rigoureux,  très  original  et  personnel  aussi,  ne  reculant 
point  devant  le  paradoxe ,  quand  il  le  jugeait  une  vérité , 
comme  lorsqu'il  déclarait  qu'Hamlet  était  l'homme  le  plus 
énergique  et  de  la  trempe  la  plus  solide  qui  eût  jamais  été. 
Mais  la  lecture  assidue  des  littératures  étrangères  lui  donnait 
cette  large  intelligence  de  la  littérature  qui  avait  souvent 
manqué  à  Gustave  Planche,  et  empêchait  qu'il  ne  fût  un  de 
ces  simples  «  impressionnistes  »  qui,  tantôt  se  donnent  pour 
ce  qu'ils  sont,  en  quoi  ils  font  bien,  tantôt  donnent  à  leurs 
goûts  personnels  les  fausses  apparences  d'un  système,  comme 
il  était  bien  un  peu  arrivé  à  Planche  et  à  Nisard  lui-même. 

C'est  ainsi  que  Montégut  ne  fut  point  déconcerté  par  l'avène- 
ment, si  j'ose  dire,  de  la  troisième  manière  de  Hugo  et  déclara, 
seul  je  crois,  que  des  différents  Hugo  que  Victor  Hugo  conte- 

I.  Né  à  Limoges  en  1820,  mort  en  189o. 


374  LA   CRITIQUE 

nait  en  lui,  c'était,  avec  la  Légende  des  Siècles,  le  plus  grand  qui 
venait  de   naître.    Montégut  avait   essentiellement  le  sens  du 
srand,  sans  le  confondre  le  inoins  du  monde  avec  le  grandiose 
et  encore  moins  avec  l'emphatique.  Plus  artiste  que  moraliste, 
c'était  le  beau  qu'il  cherchait  dans  les  œuvres;  c'était  le  beau 
qui  le  transportait  de  ravissement,  et  sur  quoi  il  ne  se  trompait 
])as  et  ce  qu'il  savait,  quelquefois,  admirablement  faire  com- 
prendre. Son  style  souple  et  brillant  avait  les  qualités  de  ce  que 
nous  avons  appelé  la  «  critique  romantique  »  sans  en  avoir  les 
défauts;  car  nul  [>lus  que  Montégut  ne  fut  plein  de  choses  et 
d'idées.  Il  me  semble  avoir  été  un  peu  paresseux,  et  s'être  un 
peu  prématurément  retiré  sous  sa  tente.  De  là  vient  que  son 
influence  a  été  faible  et  que  son  nom  même  commence  à  baigner 
à  demi  dans  l'oubli.   Un  critique  doit  vivre  longtemps,  écrire 
longtemps,  se  répéter  souvent.  Il  doit  prendre  exemple  sur  cet 
excellent    critique   des   mœurs    qui    s'appela  Bourdaloue.    La 
longévité  est  une  des  principales  qualités  du  critique.  Nous  la 
souhaitons  à  qui  de  droit.  Elle  ne  fut  pas  pour  rien  dans  le 
succès  de  Sainte-Beuve,  quand  on  songe  que,  s'il  n'est  pas  mort 
vieux,  il  commença  à  vingt  ans.  Montégut  commença  beaucoup 
plus  tard  et   s'arrêta  beaucoup  plus    tôt.   Non   seulement    les 
curieux,    mais  ceux  qui  veulent  s'instruire  et  faire  provision 
d'idées  doivent  rechercher  ses  trop  rares  volumes  et  même,  et 
peut-être  surtout,  les  articles  de  lui  restés  enfouis  dans  la  collec- 
tion de  la  Bévue  des  Deux  Mondes. 

Edmond  Schérer.  —  Comme  Montégut,  Schérer  *  était 
versé  dans  les  littératures  étrangères,  familier  avec  les  auteurs 
allemands,  anglais  et  italiens,  lisait  dans  le  texte  et  avec  autant 
de  plaisir  que  de  zèle,  Dante,  Gœthe  et  Shakespeare.  11  avait, 
de  plus,  une  très  forte  éducation  philosophique,  ayant  com- 
mencé par  la  théologie  protestante,  ayant  de  celle-ci  passé  à  la 
philosophie  allemande,  très  profondément  pénétré  fie  Hegel, 
et  étant  toujours  resté  d'une  insatiable  avidité  intellectuelle. 

Il  commença  par  des  études  de  philosophie  religieuse  et 
d'exégèse  qui  furent  extrêmement  remarquées  vers  1860;  puis 
ayant  rompu  avec  la  foi  chrétienne  par  une  de  ces  crises  intellec- 

1.  Né  à  Paris  en  181o,  mort  en  1889. 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  'M'i 

tuelles  et  morales  qui  ont  été  fréquentes  dans  la  première  partie 
et  dans  le  milieu  de  ce  siècle  et  qui  n'ont  éclaté  que  dans  les 
grands  esprits  et  les  grandes  âmes,  il  devint  un  philosophe  et 
un  critique  philosophe,  le  plus  philosophe,  peut-être,  de  tous  les 
critiques  du  siècle,  par  son  tour  d'esprit  et  par  ses  procédés 
d'exposition. 

Son  tour  d'esprit  était  de  considérer  la  pensée  générale,  l'idée 
maîtresse  d'un  homme,  sa  conception  plus  ou  moins  consciente, 
du  monde,  et  de  la  vie  humaine  et  des  destinées  humaines, 
comme  ce  qui  (levait  le  définir  et  donner  l'explication  de  tout 
son  caractère  et  de  tout  son  talent. 

Et  son  tour  d'esprit  était  encore,  dans  l'homme  où  il  ne  trou- 
vait point  de  conception  générale  des  choses,  de  penser  et  de 
déclarer  qu'il  n'y  avait  rien,  et  que  l'homme  en  vérité  était  nul. 

Il  était,  par  exemple,  comme  stupéfait  devant  Théophile  Gau- 
tier, comme  devant  le  néant  même,  et  je  ne  sais  pas  ce  qu'il 
aurait  été  devant  Théodore  de  Banville,  s'il  s'était  avisé  de  faire 
attention  à  cet  écrivain.  C'est  dire  qu'il  était  limité  du  coté 
des  choses  d'art  et  que  pour  comprendre  un  poète  il  fallait  que 
celui-ci  fût  Virgile,  (lœthe,  Byron,  Shelley,  Corneille,  Racine, 
Lamartine  ou  Vigny.  On  peut  faire  remarquer,  du  reste,  que 
quoique  évidemment  trop  exclusif,  ce  critérium  donne  des 
résultats  encore  satisfaisants,  et  que  cette  sorte  de  crihle  ne 
met  point  à  part  les  moins  grands  d'entre  les  poètes.  Schérer 
était  exclusif,  mais  sa  manière  d'exclure  était  encore  une  forme 
de  ce  que  Voltaire  appelait  le  grand  goût. 

Quant  aux  auteurs  qui  avaient  des  idées,  Schérer  les  com- 
prenait admirablement  et  les  expliquait  jusqu'à  les  compléter. 
Il  était  merveilleux  à  saisir  une  idée  avec  justesse  et  avec  une 
pleine  maîtrise,  et  à  la  pousser  jusqu'au  dernier  terme  de  l'évo- 
lution qu'il  était  naturel  qu'elle  dût  avoir;  à  saisir  aussi  l'idée 
contraire  et  à  la  pousser  de  même  jusqu'à  son  extrémité;  et 
ainsi,  d'abord,  à  propos  de  quoi  que  ce  fût,  il  traçait,  quand  il 
le  voulait,  une  sorte  de  tableau  complet  de  l'intellect  humain 
et  du  domaine  qu'il  pouvait  occuper  ou  parcourir,  et  ensuite, 
avec  une  manière  d'insistance  chaffrine  et  d'amertume  intellec- 
tuelle,  morale  peut-être,  il  aboutissait  à  celte  conclusion  que 
prises  dans  toute  leur  extension  et  menées  jusqu'à  leur  dernier 


.{70  LA   CRITIQUE 

tci-mo,  toutes  les  idées  générales  se  valent,  sont  également  pro- 
bables quoique  contraires,  et  qu'en  définitive  il  n'y  a  rien  sur 
quoi  l'esprit  humain  puisse  s'arrêter  et  s'asseoir. 

Schérer  a  dressé  ainsi  vingt  fois  le  bilan  de  la  banqueroute 
intellectuelle.  Personne  ne  fut  si  riche  pour  aboutir  à  la  faillite. 
Personne  n'eut  tant  de  preuves  et  si  fortes  pour  prouver  que 
rien  n'est  prouvé,  et  personne  ne  fut  si  capable  de  voir  tout, 
de  comprendre  tout  et  de  se  servir  de  tout  pour  se  diriger  vers 
le  nihilisme  et  pour  conclure  à  rien. 

Il  en  résulte  une  grande  tristesse  à  le  lire,  qui  était  évidemment 
la  sienne  et  qu'il  vous  communique  sans  afTectation,  sans  char- 
latanisme, en  toute  morne  sincérité  de  cœur  et  d'esprit.  Jamais 
la  joie  ne  fut  plus  absente  de  quelque  part  que  de  ses  écrits  ; 
et  tous  semblent  porter  en  titre  courant  :  «  J'ai  dit  touchant  le 
rire  :  il  est  insensé,  et  touchant  la  joie  :  de  quoi  sert-elle?  » 
Auprès  de  lui  le  grave  Yinet,  qui  ne  laissa  pas  d'être  son  maître, 
comme  de  tant  d'autres,  semble  souriant,  et  en  elTet,  Vinet, 
d'une  part  avait  conservé  la  foi  que  Schérer  avait  abandonnée, 
la  charité  que  Schérer  n'a  pas  connue  intimement,  et  une  sorte 
d'ingénuité  enfantine  qui  se  fait  jour  de  temps  en  temps  et  qui 
est  exquise,  tandis  que  Schérer  fait  l'efTet  de  n'avoir  jamais  été 
enfant. 

Nature  noble  et  haute,  toutefois,  qui  a  rendu  à  la  critique  ce 
grand  service  de  l'habituer  à  certains  mépris,  de  la  tourner 
obstinément  du  côté  des  hautes  questions,  et  de  lui  donner  un 
esprit  philosophique  un  peu  inaccoutumé  jusqu'à  lui;  critique 
hautain  <jui  fut  trop  dur  pour  les  frivoles,  mais  qui  fut  impla- 
cable pour  les  orduriers,  qui  confondait  trop  facilement  les 
artistes  aimables  avec  les  baladins,  et  les  réalistes  un  peu  crus 
avec  les  simples  industriels  en  turpitudes;  mais  qui  tenait  ferme 
au  moins  ce  principe  qu'on  ne  doit  se  servir  de  la  plume  que 
pour  l'idée  et  de  l'idée  que  pour  la  vérité,  fût-on  convaincu, 
comme  il  l'était,  qu'il  faut  la  chercher  toujours  et  qu'on  ne 
la  trouvera  jamais. 

Caro.  —  Garo  \  fut  surtout  un  philosophe,  et  c'est  dans 
l'histoire    de    la  littérature    philosophique    qu'il  tient  la    plus 

1.  Né  à  Poitiers  on  1826,  mort  en  1887. 


LES  CRITIQUES   PROPREMENT  DITS  377 

grande  place  qu'il  doive  occuper.  Mais  s'étant  aperçu  que  de  son 
temps  la  critique  empiétait  sing-ulièrement  sur  le  domaine  de  la 
philosophie,  il  trouva  assez  naturel  que  la  philosophie  empiétât 
fraternellement,  socialiter,  sur  le  domaine  de  la  critique,  et 
de  là  vinrent  ses  belles  études  sur  les  auteurs  de  la  fin  du 
xvui''  siècle  et  sur  la  pensée  générale  de  Gœthe.  Caro  avait 
des  partis  pris.  Il  croyait  difficilement  que  ceux  qui  étaient 
d'une  autre  école  philosophique  que  la  sienne  eussent  l'esprit 
juste.  Il  était  exclusif  et,  sinon  batailleur,  du  moins  combatif, 
puisque  la  langue  néologique  nous  fournit  une  atténuation. 
Mais  il  était  très  intelligent.  Ce  qu'il  comprenait,  ce  qu'il  vou- 
lait comprendre  dans  un  auteur  qu'il  étudiait,  il  le  comprenait 
tout  à  fait  à  fond.  Il  avait  une  sorte  de  sagacité  philosophique^ 
c'est-à-dire  un  peu  subtile,  qui  lui  servait  à  merveille  à  analyser, 
à  disséquer,  à  démêler  une  pensée  générale  et  à  la  suivre 
comme  fibre  à  fibre  jusqu'à  sa  racine  profonde,  jusqu'à  son 
germe  lointain  et  obscur.  Autrement  dit,  c'était  un  excellent 
critique  d'idées.  Il  n'a  point  pratiqué,  du  reste,  d'autre  critique 
que  cette  critique-là;  et  ce  qu'il  a  voulu  faire  c'est  l'histoire 
des  idées  en  un  certain  temps  sur  les  textes  qui  nous  en  res- 
tent, ou  l'histoire  intellectuelle  d'un  grand  poète  qui  fut  un 
grand  penseur. 

Il  avait,  de  plus,  ce  qui  manque  quelquefois  aux  critiques- 
proprement  dits  et  ce  que  ses  habitudes  de  professeur  de  phi- 
losophie lui  avaient  donné,  un  admirable  talent  de  disposition 
et  d'ordonnance.  L'idée  est  distribuée  dans  un  volume  de  lui 
avec  une  exactitude  harmonieuse  qui  lui  donne  toute  sa  valeur,, 
toute  sa  portée  et  une  véritable  beauté  artistique.  Au  milieu 
de  tant  de  volumes  de  critique,  qui,  malgré  leur  haut  mérite  et 
le  talent  dont  ils  font  foi,  sont  cependant  encore  des  recueils- 
d'articles,  la  postérité  distinguera  ces  ouvrages  de  Caro  et  de 
Taine  qui  sont  des  limbes  dans  la  haute  acception  que  Buffon^ 
comme  aussi  Montesquieu,  donnait  à  ce  mot.  L'incursion  de 
Caro  dans  la  critique  a  été  une  conquête  et  comme  elle  n'a  pas 
peu  contribué  à  donner  à  la  critique  contemporaine  ces  habi- 
tudes de  préoccupations  philosophiques  qui  la  caractérisent,, 
on  peut  ajouter  que  cette  conquête  s'est  justifiée  par  la  coloni- 
sation. 


378  LA  CRITIQUE 

Francisque  Sarcey.  —  Le  nom  de  Sarcey*  nous  ramène  à 
la  critique  pure,  si  ce  mot  a  bien  maintenant,  un  sens,  à  la  cri- 
tique technique,  pour  être  plus  clair.  Pendant  que  les  très  illus- 
tres et  vénérables  survivants  de  l'époque  romantique,  Jules 
Janin  et  Théophile  Gautier,  considéraient  le  feuilleton  drama- 
tique comme  une  matière  à  fantaisies  brillantes  et  conservaient 
à  cet  humble  genre  littéraire  le  caractère  de  «  littérature  person- 
nelle »  qui  avait  été  un  trait  commun  à  toute  la  littérature 
romantique,  un  homme  arrivait,  simple  de  façons  et  de  style, 
bien  nourri,  du  reste,  de  bonne  littérature  classique  et  parti- 
culièrement de  littérature  du  x\uf  siècle,  qui  s'avisait  que  ce 
qui  était  le  plus  utile,  instinctivement  désiré  et  humblement 
cherché  par  le  public,  ce  qui  était  le  plus  pertinent,  et,  en  tout 
cas,  ce  qui  était  le  plus  conforme  à  sa  propre  nature,  était  peut- 
être  d'analyser  les  pièces,  de  montrer  comment  elles  étaient 
construites,  pourquoi  à  tel  moment  elles  ennuyaient,  pourquoi 
à  tel  autre  elles  faisaient  plaisir,  et  par  conséquent,  chose  aussi 
salutaire  aux  auteurs  qu'au  pul)lic,  défaire  voir  ce  que  c'était  que 
le  «  métier  »  dramatique,  ce  que  c'était  que  la  «  dramaturgie  », 
ce  que  c'était  que  l'art  de  bien  faire  une  pièce  de  théâtre. 

Car  «  c'est  un  métier  de  faire  un  livre  comme  de  faire  une 
pendule  »,  et  cette  maxime  de  La  Bruyère  a  dû  être  inscrite 
en  lettres  d'or  dans  le  cabinet  de  travail  du  jeune  critique  de 
1860.  C'était  tout  simplement  revenir,  un  peu  instinctivement, 
à  Aristote,  que  Sarcey  n'avait  pas  précisément  étudié,  et  à 
Lessing-,  que  Sarcey  a  déclaré  n'avoir  lu  que  depuis.  Pour 
Sarcey  comme  pour  Aristote  et  pour  Lessing",  le  théâtre  est  un 
art  tout  à  fait  à  part  des  autres,  qui  perd  plus  qu'il  ne  gagne 
à  empiéter  sur  le  ilomaine  des  autres  arts  ou  à  laisser  les  autres 
arts  pénétrer  en  lui,  qui  doit  donc  être  considéré  en  son  essence 
et  seulement  en  son  essence  et  qui  doit  se  garder  lui-même  de 
sortir  de  ce  qu'il  est  essentiellement. 

Or  qu'est-il  bien  essentiellement?  Il  n'est  pas  la  représenta- 
tion de  la  vie  humaine,  puisque  la  vie  humaine  est  peinte  éga- 
lement par  le  poème  é])ique,  parle  roman,  sans  compter  qu'elle 
l'est  aussi  par  les  tableaux  et  les  sculptures.  Le  théâtre  repré- 

1.  Né  à  Dourdan  en  1828,  mort  en  1899. 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  379 

sente  donc  la  vie  humaine,  mais  la  représenter  n'est  pas  de  son 
essence  même. 

Le  théâtre  n'est  pas  non  plus  une  manière  de  mettre  sous  les 
yeux  d'une  façon  concrète  des  idées  ou  des  thèses  qui  luttent 
les  unes  contre  les  autres,  puisque  la  discussion  des  idées  est 
l'affaire  du  livre,  du  journal,  du' pamphlet,  de  l'assemblée  déli- 
bérante ;  et  sans  doute  encore,  d'Aristophane  à  Molière  et  de 
Molière  à  Dumas  fils,  le  théâtre  a  discuté  des  idées  et  soutenu 
des  thèses  ;  mais  il  n'est  pas  de  son  essence  même  de  discuter 
et  de  soutenir. 

Dira-t-on  même  que  le  théâtre  est  le  domaine  de  la  passion? 
On  n'aura  pas  tort,  et  il  est  naturel  que  là  oià  des  hommes 
marchent  et  parlent,  pour  les  divertir,  devant  des  hommes 
vivants,  la  passion,  sous  ses  différentes  formes,  soit  à  sa  place 
plus  qu'ailleurs.  Mais  encore  le  roman,  le  poème  épique,  la 
poésie  lyrique  sont  animés  de  toutes  les  passions  possibles  et 
les  peignent.  Cela  est  du  ressort  du  théâtre;  mais  n'est  pas 
encore  son  essence  même. 

Qu'est  donc  essentiellement  une  pièce  de  théâtre? 

C'est  une  action  représentée  par  des  hommes  qui  agissent 
[acteurs),  sur  des  planches,  à  dessein  de  retenir  quinze  cents 
spectateurs  entre  quatre  murs  pendant  trois  heures  sans  qu'ils 
aient  envie  de  s'en  aller. 

Voilà  bien  «  le  théâtre  »  en  soi,  puisque  c'est  ce  que  ne  peu- 
vent être  ni  l'épopée,  ni  le  roman,  ni  le  lyrisme,  ni  l'élégie,  ni 
la  poésie  didactique,  ni  rien,  sauf  le  théâtre. 

Toutes  les  qualités  nécessaires  du  théâtre  dériveront  de  «îette 
définition  parce  qu'elles  y  sont  contenues.  La  pièce  de  théâtre 
devra  donc  être  avant  tout  une  action,  et  là  où  il  n'y  aura  pas 
d'action  il  n'y  aura  pas  de  théâtre.  Elle  devra  être  une  action 
continue;  car  dès  que  l'action  s'interromprait  d'une  façon  sen- 
sible, le  spectateur  ne  se  sentirait  plus  au  théâtre  et  aurait  envie 
d'aller  lire  la  pièce,  et  non  de  rester  à  l'entendre.  —  Pour  être 
une  action  continue,  elle  devra  être  combinée  avec  assez  d'art 
pour  éveiller,  surprendre,  ranimer,  satisfaire  de  toutes  les  ma- 
nières possibles  la  curiosité;  et  Yintérét  de  curiosité  sera  le  fond 
même  du  plaisir  dramatique. 

La  pièce  de  théâtre  devra  donc  être  avant  tout  une  intrigue 


380  LA  CRITIQUE 

bien  faite.  Cette  intrigue  devra  être  claire,  quoique  assez  com- 
pliquée pour  que  l'intérêt  de  curiosité  ne  tombe  pas;  elle  devra 
être  précise  et  nettement  marquée  en  ses  phases  principales  et 
en  ses  points  culminants,  on  pourrait  dire  rythmée,  afin  que  le 
spectateur  ait  la  sensation  qu'il  avance,  qu'il  approche  de  la 
crise  principale,  enfin  qu'il  approche  du  dénouement  ;  car  le 
sentiment  confus  qu'il  pourrait  avoir  que  la  pièce  n'a  pas  de 
raison  pour  ne  point  se  prolonger  indéfiniment  le  mettrait  à  la 
gêne  et  lui  donnerait  envie  de  couper  court. 

Il  est  bon  encore  que  passions,  mœurs  et  idées  ne  soient  pas 
trop  exceptionnelles,  mais  soient  prises  dans  la  moyenne  de 
l'humanité,  dans  cette  moyenne  que  le  public  des  théâtres  pré- 
cisément représente  ;  d'abord  pour  que  mœurs ,  passions  et 
idées  soient  vraisemblables  aux  yeux  de  ce  public,  ensuite  et 
surtout  parce  que,  quand  mœurs,  passions,  idées  sont  trop  rares 
et  exceptionnelles,  le  public  a  ce  sentiment  qu'elles  seront  trop 
longues  à  expliquer ,  trop  difficiles  à  analyser  et  que,  vu  le 
temps  qu'il  faudra  pour  tout  cela,  Vaction  ne  commencera  pas 
ou  sera  souvent  interrompue  ;  et  cette  crainte  ou  ce  pressen- 
timent sont  mortels  au  théâtre. 

Ainsi  de  suite.  D'une  définition  très  nette,  très  juste,  un  peu 
étroite  et  exclusive,  de  l'essence  du  poème  dramatique,  Sarcey 
avait  fait  sortir  toute  une  théorie,  très  précise  aussi  et  d'une 
grande  rigueur,  de  tout  ce  que  le  théâtre  devrait  être. 

Armé  ainsi  d'un  critérium  très  défini,  Sarcey,  pendant  qua- 
rante années,  a  jugé  les  pièces  de  théâtre  avec  une  autorité 
incontestable,  et,  du  reste,  une  verve,  une  passion,  un  amour 
de  son  métier  et  un  amour  du  théâtre  lui-même  que  jamais 
aucun  critique  dramatique  n'a  eus  à  un  pareil  degré. 

On  comprend  bien  que,  comme  il  arrive  toujours,  il  a  un 
peu  trop  incliné  dans  le  sens  de  ses  opinions.  11  a  un  peu  trop 
cru  que  ce  qui  est  l'essence  du  théâtre  en  est  le  tout,  et  il  lui 
est  arrivé  ainsi  de  préférer  le  noyau  au  fruit.  Il  n'a  jamais  dis- 
simulé qu'un  mélodrame  «  bien  fait  »  ou  un  vaudeville  «  bien 
fait  »  lui  plaisait  plus  qu'une  œuvre  littéraire  ou  artistique  oîi 
l'intérêt  de  curiosité  était  faible.  Il  n'a  jamais  admis  qu'on 
donnât  au  théâtre  «  ce  qui  n'était  pas  du  théâtre  ».  Au  fond  il 
avait  raison,  on  plutôt  il  aurait  eu  raison  s'il  n'y  avait  ([u'un 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  ;581 

théâtre,  c'est-à-dire  s'il  n'y  avait  qu'un  public.  C'est  ce  qui  rend 
la  question  un  peu  plus  difficile  qu'il  n'a  cru.  Tel  public  ne 
veut  en  elîet  au  théâtre  que  «  du  théâtre  »,  c'est-à-dire  une 
action  bien  conduite  et  rapide.  Tel  autre,  tout  en  voulant  tou- 
jours une  action,  souffre  volontiers  qu'elle  soit  réduite  au  mini- 
mum et  ne  soit  que  l'armature  mince  et  dissimulée  qui  soutient 
et  présente  aux  yeux  une  œuvre  d'art;  et  le  public  antique  et 
le  public  du  xvn"  siècle  et  une  partie  du  public  actuel  sont  dans 
ce  sentiment.  Dire  «  ceci  est  du  théâtre;  ceci  n'est  pas  du  théâtre  » 
est  donc  beaucoup  moins  décisif  qu'on  ne  croit.  Il  ne  le  serait 
que  si  l'on  savait  de  quel  public  l'on  parle.  Au  fond  :  «  il  s'agit 
de  retenir  quinze  cents  spectateurs  pendant  trois  heures  entre 
quatre  murs  sans  qu'ils  s'ennuient  »  revient  à  dire,  puisqu'on 
ne  sait  pas  de  quels  spectateurs  on  parle  :  «  Il  s'agit  de  me 
retenir  pendant  trois  heures  sans  que  je  m'ennuie.  »  Les  théo- 
ries les  plus  générales  sont  toujours  beaucoup  plus  personnelles 
qu'elles  n'en  ont  l'air  et  que  ne  le  croit  le  théoricien. 

Mais,  précisément,  Sarcey,  par  ses  goûts  et  sa  tournure 
d'esprit,  se  trouvail  être  le  représentant,  intelligent  et  réfléchi, 
mais  le  représentant  très  exact  de  la  moyenne  du  public  français 
de  la  seconde  moitié  du  xix''  siècle.  En  donnant  du  «  théâtre  » 
la  définition  qui  était  conforme  à  ses  goûts,  juste,  du  reste, 
en  son  fond,  il  en  tirait  donc  bien  les  règles  de  dramaturgie 
qu'il  était  très  bon  et  très  utile  à  leurs  intérêts  que  les  drama- 
tistes  de  la  seconde  moitié  du  xix"  siècle  suivissent  ;  et  il  devait 
être  suivi  lui-même  par  le  public  avec  une  singulière  fidélité 
pendant  près  d'un  demi-siècle,  ce  qui  est  sans  exemple  dans  les 
annales  du  théâtre. 

Sa  conscience  professionnelle,  sa  force  extraordinaire  d'atten- 
tion, son  incapacité  d'être  jamais  fatigué  ou  distrait,  sa  bonne 
humeur,  la  lucidité  de  ses  expositions,  son  style  franc,  direct  et 
clair  étaient  du  reste  des  qualités  assez  rares  pour  expliquer  son 
succès  extraordinairement  prolongé  et  son  influence. 

Taine.  —  Taine  *  fut  un  philosophe,  un  historien  et  un 
critique. 

Gomme  philosophe,  esprit  amoureux  du  net,  du  précis,  du 

1.  -Né  à  Vouziers  en  1828,  mort  en  1893. 


3  82  LA  CRITIQUE 

circonscrit  et  du  définissable,  il  fut  littéralement  exaspéré,  et  au 
delà  de  toute  mesure,  par  la  philosophie  spiritualiste  qui  régnait 
vers  4845;  il  déclara  la  guerre  à  toute  métaphysique  et  revint 
très  nettement  à  la  philosophie  du  xvni"  siècle  et  plus  particuliè- 
rement à  Condillac  et  à  la  théorie  de  la  sensation  transformée. 
L'homme  ne  connaît  rien  que  par  la  sensation  et  il  n'a  en  lui 
que  des  sensations.  Ces  sensations  se  transforment  en  lui  par 
l'effet  d'une  faculté  qui  est  en  l'homme  et  qui  s'appelle  l'abs- 
traction. L'abstraction  transforme  les  sensations  en  idées  et  tout 
ce  qui  existe  est  ainsi  représenté  dans  l'esprit  de  l'homme  par 
des  idées  abstraites.  Ces  idées  abstraites  se  coordonnent  dans 
l'esprit  de  l'homme,  se  groupent,  se  subordonnent  les  unes  aux 
autres  selon  leur  degré  de  généralité,  la  plus  générale  renfer- 
mant les  autres  comme  des  subdivisions  d'elle-même,  et  le 
monde  devient  ainsi  dans  l'esprit  de  l'homme  un  système 
d'idées  générales.  Autrement  dit,  les  sensations  groupées  ont  été 
représentatives  de  phénomènes,  les  idées  abstraites  ont  été 
significatives  de  phénomènes  et  de  groupes  de  phénomènes,  les 
idées  abstraites  sont  significatives  des  rapports  constants  entre 
les  phénomènes,  c'est-à-dire  de  ce  que  nous  appelons  des  lois. 
Et  abstraire  et  généraliser  étant  tout  ce  que  l'homme  peut 
faire,  ce  que  nous  venons  de  dire  indique  tout  ce  que 
l'homme  peut  savoir.  Il  peut  connaître  des  phénomènes  et  des 
lois  de  phénomènes,  et  ces  lois  il  peut  les  faire  rentrer  encore 
les  unes  dans  les  autres,  de  manière  à  s'élever  à  la  conception 
d'une  loi  suprême  qui  les  contienne  toutes.  Mais  c'est  tout  ce 
(|u'il  pourra  jamais  faire.  Jamais  il  ne  pourra  connaître  une 
cause,  jamais  il  ne  pourra  savoir  ni  le  par  qui,  ni  le  par  quoi, 
ni  le  pour  quoi;  et  il  ne  connaîtra  jamais,  imparfaitement  encore, 
mais  toujours  de  plus  en  plus,  que  le  comment.  Le  par  qui,  le 
par  quoi,  le  pour  quoi,  causes  efficientes  ou  causes  finales,  c'est 
de  la  métaphysique;  le  comment  c'est  de  la  science.  La  métaphy- 
sique n'existe  pas,  ou  elle  existe,  si  l'on  veut,  comme  un  poème 
lyrique.  La  science  existe,  peut  avoir  et  a  une  base  solide,  le 
fait  bien  observé  ;  peut  avoir  et  a  une  méthode,  l'abstraction  pré- 
cise et  la  généralisation  contrôlée.  La  philosophie  doit  être  une 
science.  Elle  le  sera  en  s'arrêtant  au  seuil  de  la  métaphysique 
sans  jamais  le  franchir. 


HIST.    DE   LA    LANGUE   &    DE   LA    LITT.    FF 


T.   VIII,    CH.   VII 


Armand  Colin  &  C'«,  Éditeurs,  Pans 


H.     TAINE 
d'après  un  cliché  photo^^raphique  de  P.   Sauvanaud 


^ 


i; 

I 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  383 

Cette  philosophie  peut-elle  être  salutaire  à  l'humanité?  A  la 
vérité  Taine  se  fait  très  peu  cette  question.  Le  vrai  est  ce  qu'il 
peut.  Il  n'a  pas  besoin  d'avoir  de  mérite.  Il  a  toujours  pour 
lui  d'être  le  vrai,  à  quoi  il  n'y  a  rien  à  répondre  et  à  quoi 
il  est  puéril  de  désirer  ajouter  quelque  chose.  Si  l'on  veut,  et 
Taine  l'a  indiqué,  le  vrai  a  cette  utilité  d'être  sain  par  lui-même, 
de  mettre  l'esprit  dans  un  état  qui  peut  n'être  pas  gai,  mais  qui 
est  calme.  Avec  le  vrai  et  la  résolution  de  ne  rien  chercher 
au  delà  du  vrai,  on  se  sent  sur  un  terrain  solide  et  dans  un 
horizon  circonscrit,  à  la  A'érité,  mais  où  l'on  a  conscience  qu'on 
n'erre  point.  Ce  qui  est  malsain  c'est  non  seulement  le  rêve,  non 
seulement  la  chimère,  mais  la  probabilité.  Le  cerveau  est  fait 
pour  concevoir  le  vrai  comme  l'œil  pour  voir  clair.  Il  com- 
mence à  être  malg^de  quand  il  conçoit  l'incertain,  comme  l'œil 
quand  il  voit  trouble.  L'évidence  est  la  santé  de  l'esprit. 

Remarquez  de  plus  que  l'homme  doit  vivre  «  conformément 
à  sa  nature  »,  comme  l'ont  très  bien  dit  les  stoïciens  et  que  sa 
nature  ne  peut  pas  être  de  connaître,  lui,  atome,  le  secret  vrai 
d'un  univers  qui  le  dépasse  infiniment.  Que  le  chrétien  qui  croit 
que  ce  secret  lui  a  été  révélé  vive  moralement  sur  cette  croyance, 
il  n'est  point  en  contradiction  avec  sa  nature,  et  au  contraire  à 
proclamer  que  le  grand  secret  n'a  pu  être  connu  que  par  révéla- 
tion il  déclare  qu'il  est  dans  la  nature  de  l'homme  de  ne  point 
le  découvrir.  Mais  le  philosophe  non  chrétien,  ou  qui  raisonne 
en  faisant  abstraction  de  sa  foi  chrétienne,  est  en  contradiction 
avec  sa  nature  même,  et  il  est  très  malsain  de  contrarier  sa 
nature  et  d'exiger  d'elle  plus  qu'elle  ne  peut  soutenir.  Entre 
le  christianisme  et  le  positivisme  il  n'y  a  rien  qui  soit  selon  la 
raison  et  selon  la  nature. 

Cette  philosophie  n'était  pas  originale  et  n'était  pas  donnée 
comme  originale.  Elle  était  la  philosophie  classique  telle  qu'elle 
avait  été  enseignée  en  France  depuis  Condillac  jusqu'à  La 
Romiguière,  c'est-à-dire  jusqu'en  1815.  Mais  Taine  la  présentait, 
d'abord  avec  une  vivacité  incisive  et  vigoureuse  de  polémique 
contre  les  professeurs  de  philosophie  spiritualiste  (Cousin,  Jouf- 
froy,  etc.),  ensuite  avec  une  suite  puissante  de  raisonnements  et 
un  enchaînement  dialectique  que  l'école  précédente,  trop  ora- 
toire, n'avait  pas  connus  ;  enfin  dans  un  style  concret,  coloré. 


.384  LA  CRITIQUE 

pittoresque,  qui  était  d'un  aussi  ^rand  efl'et  sur  les  imaginations 
•que  sa  logique  sur  les  esprits.  Il  fut,  pour  les  hommes  de  1860, 
le  véritable  maître  positiviste,  Auguste  Comte  étant,  comme 
très  mauvais  écrivain,  beaucoup  plus  difficile  à  aborder,  et 
du  reste  soulevant  trop  de  questions  à  la  fois,  et,  enfin,  ayant 
voulu,  sans  sortir  de  la  conception  positiviste,  constituer  une 
religion  nouvelle,  ce  qui  le  faisait  paraître  contradictoire  aux 
•esprits  superficiels. 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  Taine,  débutant  en  maître 
•et  en  chef  d'école,  n'insista  point,  ne  creusa  pas  le  sillon,  et 
après  un  livre  de  polémique  et  de  position  de  la  question  [Les 
philosophes  fraierais  du  XIX'^  siècle)  et  un  livre  dogmatique 
{L'Intelligence)  ne  s'occupa  plus  guère  jusqu'à  la  fm  de  sa  vie 
que  de  critique,  de  morale  et  d'histoire,  toujours,  à  la  vérité,  à  un 
point  de  vue  philosophique,  mais  non  pas  de  manière  à  exposer 
entièrement  le  système  dont  il  avait  tracé  les  grandes  lignes  et 
A  remplir  les  cadres  qu'il  avait  établis.  Il  reste  qu'il  a  été  une 
<les  pensées  philosophiques  les  plus  vigoureuses  du  siècle,  et  une 
date  essentielle  dans  l'histoire  de  la  philosophie  française. 

Comme  moraliste  Taine  est  extrêmement  intéressant,  d'au- 
tant plus  que  ses  idées  de  moraliste  donnent  la  clef  d'une  partie 
de  sa  critique  et  de  toute  son  œuvre  d'histoire.  Taine  était  pro- 
fondément misanthrope.  Il  l'était  de  nature,  non  pas  qu'il  fût 
amer  et  haineux,  et  il  a  été  un  ami  exquis  de  courtoisie,  d'ama- 
bilité, de  diligence  et  de  délicatesse.  Mais  il  était  timide,  un  peu 
renfermé,  et  il  était  un  homme  supérieur  et  il  aimait  à  raisonner. 
C'est  autant  de  raisons,  sinon  pour  détester  les  hommes,  du 
moins  pour  ne  point  les  aimer  et  être  comme  inquiet  à  leur 
endroit.  Il  était  timide  et  les  hommes  sont  bruyants,  encom- 
brants et  incommodes.  Il  ne  recherchait  pas  la  société  d'êtres 
qui  en  général  aiment  mieux  effacer  un  modeste  que  l'encou- 
j:'ager,  et  parmi  lesquels  on  ne  se  fait  entendre  qu'en  forçant  la 
voix.  Il  se  repliait  volontiers  sur  lui-même  et  ne  trouvait  pas 
•les  hommes  aimables,  parce  qu'il  savait  peu  les  rendre  aimables 
en  se  rendant  sympathique  à  eux.  Il  était  homme  supérieur;  et 
il  faut  aux  hommes  supérieurs  une  souplesse  infinie,  qui  lut 
donnée  à  très  peu  d'entre  eux,  pour  engrener,  sauf  un  petit 
nombre  d'amis,  avec  les  autres  hommes.  La  distance  est  trop 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  385 

grande  qu'il  faudrait  à  chaque  pas,  à  chaque  phrase  et  à  chaque 
mot,  savoir  faire  oublier.  L'extrême  bonté  de  cœur,  que  Taine 
avait  parfaitement,  n'y  suffit  pas,  ni  la  modestie,  qu'il  avait 
également;  il  y  faut  une  faculté  de  prompte  adaptation  qui  est 
toute  naturelle  à  l'homme  médiocre,  que  possède  quelquefois 
l'homme  supérieur,  qui  est  plutôt  une  bonne  fortune  qu'un 
mérite,  qu'il  ne  faut  nullement  reprocher  à  l'homme  supérieur 
de  n'avoir  point  et  qui  certainement  manquait  un  peu  à  Hippo- 
lyte  Taine. 

Pour  ces  raisons,  sans  compter  celles  que  je  ne  vois  pas,  il 
vivait  en  une  perpétuelle  défiance  à  l'égard  de  la  race  humaine. 
L'homme  était  toujours  pour  lui,  en  son  fond,  «  le  gorille  féroce 
et  lubrique  »  (|ui  fut  peut-être  son  ancêtre  préhistorique.  Il 
était  avide,  toujours  affamé  et  souvent  cruel.  11  était  mené  par 
des  instincts  puissants  transformés  en  passions  violentes.  Il 
était  un  animal  sauvage,  bridé  par  le  harnais  et  l'attelage  social, 
mais  resté  sauvage,  et,  pour  un  rien,  devenant  terrible. 

Pis  encore,  quoique  déjà  le  portrait  semble  noir  :  pour  Taine 
l'homme  est  un  fou.  Ce  qui  distingue  quelques  hommes  des 
animaux,  c'est  la  raison;  mais  ce  qui  distingue  la  généralité  des 
hommes  des  animaux,  ce  n'est  pas  la  raison.  L'homme  est  un 
animal  qui  a  de  l'imagination.  Doué  de  la  faculté  d'abstraction, 
de  la  faculté  de  généralisation,  de  la  faculté  dangereuse  de  prêter 
à  ses  idées  abstraites  et  à  ses  idées  générales  les  apparences  de 
la  vie,  une  vie  factice,  et  de  les  voir  comme  des  êtres  animés, 
son  cerveau  se  peuple  d'hallucinations,  s'encombre  de  chi- 
mères, et  projetant  le  tout  au  dehors,  peuple  et  encombre  le 
monde  de  fantômes  effrayants,  d'êtres  fantastiques  dont  il  a 
peur,  de  monstres  dont  il  s'épouvante.  Soit  qu'il  regarde  en 
lui,  soit  qu'il  regarde  dans  ce  monde  extérieur  qu'il  a  com- 
pliqué à  plaisir,  il  est  en  présence  d'un  peuple  de  figures  étranges 
qui  le  hantent,  l'obsèdent  et  le  déséquilibrent.  C'est  un  halluciné 
perpétuel  et  un  perpétuel  candidat  à  la  démence.  Cet  homme 
qui  vous  parle  est  gouverné  par  des  légendes  qu'il  s'est  faites  ou 
qu'il  a  héritées  et  qui  dirigent  sa  vie  intellectuelle,  sa  vie  morale 
et  sa  vie  pratique.  Comment  ne  le  point  considérer  comme 
extrêmement  dangereux  et  effroyable? 

De  fait,  Taine  en  était  très  épouvanté  et  n'éprouvait  à  son  égard 

Histoire  de  la  langue.  VII [.  •  25 


380  LA   CRITIQUE 

aucun  sentiment  de  bienveillance  spontanée,  et  toute  sa  philan- 
thropie, d'autant  plus  méritoire,  était  volontaire.  Depuis  La 
Rochefoucauld,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu  un  philosophe  aussi 
peu  convaincu  que  Taine  de  la  bonté  de  la  nature  humaine. 
Remarquez  même  que  La  Rochefoucauld  est  beaucoup  plus 
bienveillant  pour  l'homme.  Entre  ceux  qui  croient  l'homme  bon 
et  ceux  qui  le  croient  méchant,  il  y  a  ceux  qui  ne  le  croient  ni 
méchant  ni  bon,  et  il  faut  bien  savoir  que  La  Rochefoucauld 
est  de  ceux-ci.  Il  le  croit  uniquement  guidé  par  son  intérêt. 
«  Calomnie!  disent  les  optimistes,  l'homme  a  de  bons  senti- 
ments. »  —  «  Plût  à  Dieu  que  La  Rochefoucauld  dît  vrai!  répon- 
dent les  pessimistes,  l'homme  n'est  pas  guidé  par  ses  intérêts; 
il  l'est  par  ses  passions,  qui  sont  mauvaises  et  cruelles.  »  La 
Rochefoucauld  est  entre  les  deux.  Il  n'est  pas  si  misanthrope 
qu'il  en  a  l'air;  on  pourrait  l'habiller  en  philanthrope.  Impos- 
sible de  donner  cette  couleur  à  Taine.  Il  est  avec  ceux  qui 
jugent  La  Rochefoucauld  trop  indulgent  pour  la  nature  humaine. 

C'est  dans  ces  dispositions  que  Taine  aborda  l'histoire;  ou 
plutôt,  très  systématique,  il  aborda  telle  période  de  l'histoire  et 
non  telle  autre,  avec  le  dessein  plus  ou  moins  conscient  de  s'en 
servir  comme  d'un  exemple  à  ses  théories  sur  l'homme;  ou, 
encore,  ayant  abordé  telle  période  de  l'histoire  pour  une  raison 
autre  que  celle-ci,  il  s'aperçut  très  vite  que  cette  période  pouvait 
servir  assez  naturellement  d'illustration  à  sa  théorie  morale  et 
il  ne  s'est  pas  refusé  d'en  user  à  cet  effet. 

Il  entreprit  l'histoire  de  la  désorganisation  de  la  France  de 
l'ancien  régime,  et  de  l'organisation  de  la  France  nouvelle. 
C'était  le  grand  sujet  laissé  inachevé  par  Tocqueville,  et  ni 
Tocqueville  ne  pouvait  avoir  un  plus  grand  successeur,  ni  Taine 
un  initiateur  plus  digne  de  lui.  Dans  cette  désorganisation  il 
rencontra  d'abord  les  convulsions  de  la  rue,  les  fureurs,  les 
excès  et  les  accès,  les  «  anarchies  spontanées  »  et  les  «  anarchies 
organisées  »  ;  et  ce  fut  toute  une  partie,  non  pas  la  plus  impor- 
tante, mais  la  plus  en  lumière,  la  partie  narrative  de  son 
ouvrage.  Elle  est  systématique  et  elle  est  passionnée.  Elle  est 
systématique,  j'ai  dit  en  quoi.  Taine  veut  montrer  le  fond  de 
l'homme,  l'être  désordonné  et  cruel  qu'est  l'homme  pour  lui. 
Il  fait  remarquer  que  dans  les  temps  calmes  cet  homme  ne 


LES  GRIÏKJUES  PROPREMEiNT   DITS  387 

[laraît  pas.  L'homme  social  est  un  homme  artificiel.  Il  est 
monté  comme  une  horloge,  comme  une  machine  bien  faite  ou 
plutôt  comme  le  rouage  d'une  grande  machine.  On  ne  dirait  pas 
qu'il  est  impulsif,  et  je  le  crois  bien,  l'impulsion  lui  vient  du 
dehors;  et,  par  la  réaction  naturelle  qui  va  des  actes  aux  senti- 
ments et  aux  états  d'àme,  de  ce  que  les  actes,  qui  sont  com- 
mandés, sont  réguliers,  les  sentiments  paraissent  réguliers  et 
les  états  d'àme  relativement  calmes.  Ils  le  sont  même,  la  réac- 
tion des  actes  sur  l'être  intime  allant  plus  loin  qu'à  l'apparence. 
Mais  en  leur  fond  ces  sentiments  et  états  d'àme  sont  désor- 
donnés et  violents.  La  preuve,  c'est  que,  dès  que  la  contrainte 
extérieure  n'existe  plus,  l'être  violent  se  débride  et  se  déchaîne. 
Pourquoi,  si  ce  n'est  qu'il  était  tel?  La  preuve  est  faite.  Regardez 
l'homme  pendant  les  révolutions  pour  savoir  ce  que  c'est  que 
l'homme  :  il  est  horrible. 

Et  Taine  a  insisté  de  toutes  ses  forces  sur  ces  descriptions  et 
narrations  })arce  qu'elles  étaient  pour  lui  des  démonstrations. 

La  démonstration  n'est  pas  très  probante.  De  ce  que  l'homme 
est  sauvage  en  temps  de  révolutions  il  ne  s'ensuit  pas  néces- 
sairement que  la  sauvagerie  soit  le  fond  de  sa  nature.  Qu'est-ce 
que  «  le  fond  »?  Est-ce  l'état  permanent  ou  l'état  accidentel? 
Parce  qu'il  m'arrive  de  me  mettre  en  colère  est-on  fondé  à 
dire  :  «  Au  fond,  il  est  irascible  »?  Pourquoi  le  fond  de  l'homme 
ne  serait-il  pas  ce  qu'il  se  montre  dans  les  temps  calmes,  qui 
sont  beaucoup  plus  prolongés  que  les  temps  orageux?  —  Parce 
que  dans  les  temjts  calmes  l'homme  est  un  être  artificiel  modelé 
par  la  société.  —  J'entends  bien  ;  mais  quelle  est  la  part  de  l'action 
de  la  société  sur  l'individu,  et  quelle  est  celle  de  l'individu  sur 
la  société?  Si  cette  société  est  régulière,  est-ce  que  cela  ne  peut 
pas  être  parce  que  les  individus  la  font  régulière  par  leur  régu- 
larité? Elle  les  régularise;  ils  la  régularisent  aussi  sans  doute; 
et  il  est  même  à  croire  que,  si  c'est  elle  qui  continue,  ce  sont  eux 
qui  ont  commencé.  Il  est  à  croire  que  l'ordre  des  sociétés  vient 
du  besoin  d'ordre  chez  les  individus.  Et  s'il  en  était  ainsi  «  le 
fond  »  de  l'homme  serait  son  état  ordinaire  dans  les  sociétés 
normales.  La  démonstration  n'est  pas  faite. 

Si  elle  est  systématique,  cette  partie  narrative  de  l'histoire  de 
la    Révolution  par  Taine  est  aussi  très  passionnée.  On  l'en  a 


:J88  l\   CIUTKJUE 

un  peu  raillé.  Si  Taiue  était  déterministe  résolu  et  croyait  que 
rien  n'arrive  qui  ne  doive  fatalement  arriver,  comment  pouvait- 
il  se  faire  qu'il  s'emportât?  Quand  on  est  déterministe,  on  ne 
s'irrite  pas  plus  contre  les  fureurs  révolutionnaires  que  contre 
le  tonnerre  (jui  gronde,  la  pluie  qui  tombe  ou  la  sécheresse  qui 
s'éternise. 

La  raillerie  peut  avoir  sa  justesse;  mais  ces  infidélités  à  une 
doctrine  générale,  qui  empêchent  une  doctrine  d'être  un  parti 
pris,  sont  très  naturelles  et  très  excusables.  Elles  ont  même  leur 
mérite  littéraire.  On  n'est  jamais  fâché,  quand  on  s'attendait, 
non  sans  quelque  crainte,  à  trouver  un  auteur,  de  trouver  un 
homme,  et  l'on  n'en  saurait  vouloir  à  ïaine  de  n'avoir  pas 
atTecté  un  flegme  philosophique  que  peut-être  sa  doctrine  cher- 
chait à  lui  imposer,  mais  qu'il  n'éprouvait  pas.  De  ce  qu'une 
œuvre  qui  pouvait  être  systématique  est  vivante,  il  ne  faut 
jamais  se  plaindre. 

Mais  la  partie  de  beaucoup  la  plus  importante  de  ce  grand 
ouvrage,  la  partie  essentielle,  est  la  partie  déductive,  celle  où 
Taine  montre  par  quel  enchaînement  de  faits  et  aussi  par  quel 
enchaînement  d'idées  se  convertissant  en  faits,  la  France 
ancienne  est  devenue  la  France  nouvelle.  Les  causes  principales 
de  la  Révolution  française  j)Our  Taine  sont  les  suivantes  :  abus 
criants  de  l'ancien  régime;  gaspillage  inouï  de  la  fortune 
publique  et  entassement  de  la  fortune  publique  sur  quelques 
têtes  sans  profit  pour  le  bien  commun;  inégalité  honorifique  ne 
répondant  plus  à  rien  et  insupportable  à  ceux  qui  étaient  au 
bas  de  la  hiérarchie;  enfin  développement  de  l'esprit  classique 
français  devenant  idéologie  abstraite  et  raison  raisonnante. 

Sur  les  premiers  points,  Taine  n'étant  pas  original,  nous  ne 
dirons  rien  ;  sur  le  dernier  nous  insistons  un  moment. 

Taine  avait  toujours  cru  que  l'esprit  littéraire  français  con- 
sistait dans  l'exposition  des  idées  générales.  On  le  lui  avait 
enseigné  au  collège;  Nisard  avait  eu  sur  Taine  i)lus  d'influence 
que  Taine  ne  le  croyait;  Taine  fut  plus  convaincu  de  cette  idée, 
plus  systématiquement  convaincu,  que  ne  l'étaient  ses  maîtres. 
Partant  de  cette  doctrine,  qui  est  fausse,  (jue  les  hommes  du 
xvu^  siècle  exerçaient  surtout  leur  faculté  d'abstraction  et  ne 
procédaient  dans  leurs  peintures  que  par  types  généraux  et  dans 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT   DITS  389 

leurs  expositions  que  par  idées  générales,  il  vit  ou  crut  voir 
cette  tendance  devenir  au  xvni"  siècle  le  goût  de  l'idée  pure, 
détachée  et  contemptrice  de  la  réalité,  dédaignant  les  faits,  le 
goût  de  raisonner  indéfiniment  avec  beaucoup  de  logique  sur 
ces  idées  vidées  de  réalité  et  préconçues;  et  c'est  tout  cela  qu'il 
appela  la  raison  raisonnante. 

Et  c'est  la  raison  raisonnante  qui  a  fait  la  révolution.  Elle  a, 
sans  tenir  compte  des  faits,  des  traditions,  de  l'œuvre  du  temps, 
dressé  un  programme  conforme  à  un  idéal  tout  mental,  tout 
psychique,  et  elle  s'est  efforcée  de  le  réaliser. 

Une  chose  pouvait  s'opposer  à  son  effort,  avertir  que  cet 
effort  était  vain  et  téméraire  :  la  science;  la  science  qui  sait  au 
contraire  que  vieilles  institutions  sociales  et  vieux  préjugés 
sociaux  sont  des  faits  qui  n'existent  que  parce  qu'ils  répondent 
à  un  besoin,  qu'ils  n'ont  donc  pas  à  donner  leurs  raisons  et  à 
prouver  leur  légitimité,  qu'ils  se  détruisent  lentement  d'eux- 
mêmes,  car  ils  évoluent,  mais  qu'on  ne  les  supprime  pas  brus- 
quement au  nom  d^ne  idée,  et  que,  si  on  les  supprime,  ils 
renaissent  après  une  perturbation  funeste  et  gratuite.  Mais  la 
science  n'était  pas  suffisamment  constituée  à  cette  époque. 
L'esprit  littéraire,  devenu  esprit  «  philosophique  »,  avait  de 
l'avance  sur  elle  et  c'est  lui  qui  a  enivré  les  esprits,  qui  ne  pou- 
vaient ainsi  que  faire  fausse  route. 

Un  peu  de  vrai  et  beaucoup  de  faux,  dans  cette  idée  générale. 
Comment  l'esprit  classique  du  xvn"  siècle  est-il  devenu  l'esprit 
philosophique  du  xvm",  ceci  n'est  clair  que  pour  quelqu'un  qui 
croit  que  l'esprit  littéraire  du  xvii^  siècle  est  un  esprit  d'abstrac- 
tion, ce  qui  n'est  point;  et  l'école  de  1660  est  bien  plutôt  une 
école  de  réalisme.  Ecartons  donc  d'abord  cette  origine.  Quant 
à  l'esprit  littéraire  du  xvnf  siècle,  à  le  considérer  en  lui-même, 
tant  s'en  faut  qu'il  soit  purement  idéologique.  Rousseau,  Diderot, 
Voltaire,  sans  parler  de  Montesquieu,  sont  extrêmement  curieux 
des  faits,  sont  en  grande  partie  des  réalistes  aussi,  et  sont  très 
loin  de  se  perdre  toujours  dans  le  raisonnement  se  suffisant  à 
lui-même;  et,  au  cours  même  des  merveilleuses  expositions  que 
Taine  fait  de  leurs  œuvres,  il  est  forcé  souvent,  lui  aussi,  d'en 
convenir.  Il  faut  chercher  dans  les  auteurs  de  second  ordre 
comme  d'Holbach,  Helvétius  et  Gondorcet,  cet  esprit  idéolo- 


MOU  LA   CRITIQl  E 

g^ique  dont  Taine  a  besoin  })oiir  expliquer  le  mouvement  intel- 
lectuel dont  serait  née  la  Révolution,  et  il  est  douteux  que  ces 
hommes  aient  eu  toute  rinfluence  qu'il  aurait  fallu  pour  faire 
une  révolution  comme  celle  de  1789. 

On  risquera  peu  de  se  tromper  beaucoup  en  diminuant  rin- 
fluence qu'auraient  eue  les  «  philosophes  »  sur  le  mouvement  de 
1789,  inQuence  à  laquelle  nos  pères  ont  cru  comme  à  un  dogme. 
Les  Cahiers  de  1789,  qui  sont  sans  doute  des  témoignages  assez 
considérables,  le  prouvent.  Il  est  plus  vraisemblable  que  la 
Révolution  française  fut  d'abord  une  révolution  économique 
produite  par  le  malaise  général  (jui  était  l'eflét  d'une  adminis- 
tration déplorable;  puis,  que,  tout  étant  détruit  par  la  violence 
du  déchaînement  et  des  résistances,  il  a  bien  fallu,  sans  êîre 
dominé  par  l'esprit  idéologique,  tout  reconstruire  comme  sur 
table  rase,  c'est-à-dire  avec  des  idées. 

Quelque  objection  qu'il  y  ait  lieu  de  faire  au  système  d'expli- 
cation de  Taine,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  comme  œuvre 
d'art,  le  demi-volume  où  Taine  donne  ce*  explications  est  un 
des  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  française. 

De  même  les  chapitres,  dans  le  dernier  volume  et  passhu,  où 
Taine  donne  sa  philosophie  de  la  Révolution  française.  Elle  est 
pour  lui,  comme  pour  Tocqueville,  une  aggravation  de  l'ancien 
régime.  Elle  a  redoublé  la  centralisation  politique,  administra- 
tive, financière,  scolaire,  intellectuelle  qui  était  déjà  le  vice  fon- 
damental de  l'ancienne  monarchie.  Elle  a  renforcé  l'Etat  et 
diminué  l'individu.  Elle  a  fait  une  nation  de  fonctionnaires,  au 
lieu  de  faire  une  nation  d'hommes  libres.  Les  assises  de  la 
«  caserne  impériale  »  ont  été  fondées  et  construites  par  la 
Révolution  française  et  nous  vivons  encore  dans  cette  caserne 
qui  ne  fait  que  s'accroître,  tout  en  rétrécissant  ses  issues. 

Il  est  difficile,  d'abord  de  ne  pas  admirer  l'ampleur  à  la  fois 
et  l'exactitude  de  cette  peinture,  de  cette  description  magistrale 
de  la  France  moderne;  ensuite  de  ne  pas  donner  raison  à  Taine 
sur  la  réalité  du  tableau.  Qiuint  aux  conclusions  qu'il  semble  en 
tirer  (car  cet  ouvrag-e  est  inachevé),  quant  aux  tendances  décen- 
tralisatrices qui  apparaissent  à  peu  près  à  toutes  les  lignes  de 
cette  grande  œuvre,  (|u'en  pourra-t-on  dire,  si  ce  n'est  que  ce 
n'est  la  faute  ni  de  l'ancien  régime  ni  de  la  Révolution,  ni  de 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  391 

l'Empire,  ni  de  ceux  qui  se  sont  successivement  coucliés  dans 
le  lit  du  grand  empereur,  si  la  centralisation  croissante  est  une 
nécessité  des  peuples  modernes;  si  ce  n'est  que  tous  les  grands 
faits  économiques  tendent  à  la  centralisation  et  forcent  d'y 
tendre  chez  toutes  les  nations  sans  exception  ;  si  ce  n'est,  sur- 
tout, que  le  fait  même  qu'il  y  ait  dans  l'étroite  Europe  plusieurs 
peuples  également  forts,  rivaux  et  tassés  les  uns  contre  les 
autres,  force  chacun  à  se  concentrer  et  à  se  contracter  sur  lui- 
même;  si  ce  n'est  enfin  qu'une  décentralisation  politique,  qu'une 
décentralisation  financière,  qu'une  décentralisation  militaire, 
paraissent  absolument  impossibles  et  que  seules  semblent  pou- 
voir être  essayées  une  demi-décentralisation  administrative  et 
une  large  décentralisation  intellectuelle? 

Mais  ces  questions  dépassent  les  bornes  nécessaires  de  cette 
étude  et  nous  ne  pouvons  que  les  indiquer.  Ce  qui  est  à  men- 
tionner ici,  c'est  que  les  Origines  de  la  Finance  contemporanie 
ont  eu  une  immense  influence  et  n'ont  été  rien  de  moins  que  le 
point  de  départ  d'un  mouvement  d'esprits  qui  dure  encore  et  qui 
se  déclare  par  des  ouvrages  extrêmement  sérieux,  et,  signe  plus 
frappant  encore,  par  des  ouvrages  frivoles. 

Gomme  critique  proprement  dit,  et  ici  nous  insisterons  davan- 
tage, Taine  a  été  véritablement  un  inventeur.  D'abord,  de  cette 
critique  littéraire  philosophique  qui,  dans  cette  seconde  moitié 
du  xix"  siècle,  a  succédé  à  la  critique  littéraire  historique,  il  est 
le  représentant  le  plus  autorisé  et  le  plus  éclatant;  ensuite  il  est 
véritablement  le  premier  qui  ait  essayé  de  faire  de  la  critique 
littéraire  une  science  exacte,  ou,  tout  au  moins,  une  science 
précise;  et  la  tentative,  quoique,  à  notre  avis,  destinée  à  échouer 
toujours,  est  singulièrement  honorable  et  elle  a  été  poursuivie 
par  lui  avec  une  incomparable  vigueur  d'esprit. 

Avisant  deux  ou  trois  lignes,  cinq  ou  six  fois  répétées,  de 
Stendhal,  vague  réminiscence  de  Montesquieu,  et  que  Stendhal 
n'avait  pas,  je  crois,  bien  comprises,  et  dont,  en  tout  cas,  il 
n'avait  tiré  aucun  parti,  Taine  posa  en  principe  que  l'homme  de 
génie  est  le  produit  direct  du  sol  oîi  il  est  né,  comme  un  arbre, 
et  qu'il  doit  s'expliquer  par  ce  sol  et  par  la  manière  particulière 
dont  il  y  a  été  nourri.  On  pourra  donc  ramener  les  mille  causes 
qui  ont  contribué  à  former  un  homme  de  génie  à  trois  causes 


392  LA  CRITIQUE 

principales,  qu'il  s'agira  seulement  d'étudier  bien,  })Our  bien 
rendre  compte  de  l'homme  de  génie  lui-même. 

Ces  trois  causes  sont  la  race  dont  il  fut,  le  milieu  (alentours, 
habitat,  amis,  société  du  temps)  où  il  a  vécu,  le  moment  parti- 
culier 011  il  est  né  à  la  vie  intellectuelle  et  où  il  a  commencé  de 
penser,  de  parler  et  d'écrire.  On  ne  comprendra  un  homme 
supérieur  que  quand  on  connaîtra  ces  trois  choses;  elles  seront 
les  trois  clefs  nécessaires  et  suffisantes  qui  l'ouvriront. 

Toutes  les  études  littéraires  de  Taine  ont  été  conçues  d'après 
cette  idée  et  menées  d'après  ce  plan.  Cette  méthode  est  très 
ingénieuse  et  elle  est  très  intéressante.  Elle  autorise  et  elle 
oblige  le  critique,  ({uel  que  soit  l'homme  qu'il  examine,  à  décrire 
le  peuple  auquel  il  a  appartenu,  la  province  qui  lui  a  donné  le 
jour,  la  ville  où  il  fut  enfant,  la  population  de  cette  ville,  et  ce 
sont  autant  de  tableaux  larges,  brillants,  curieux,  et  c'est  tout 
profit  pour  le  lecteur,  quand  le  critique,  comme  pour  Taine 
c'est  le  cas,  est  un  historien,  un  peu  élève  de  Michelet. 

Mais  précisément  pour  ce  qu'elle  prétendait  être,  mais 
comme  méthode  scientifique,  il  n'y  a  rien  de  plus  contestable 
que  cette  méthode.  D'abord  elle  est  une  application,  une  dériva- 
tion plutôt  de  ce  fameux  axiome,  dogme  littéraire  du  commen- 
cement (le  ce  siècle,  que  «  la  littérature  est  l'expression  de  la 
société  ».  Or  rien  n'est  moins  prouvé.  IJ  faudrait  s'entendre.  Il 
faudrait  savoir  de  quelle  littérature  il  s'agit  et  de  quelle  société. 
Si  l'on  entend  par  «  société  »  cette  société  restreinte  qui  existe 
à  tous  les  siècles  des  nations  civilisées  et  qu'on  pourrait  appeler 
la  société  mondaine,  littéraire  et  artistique,  il  est  très  certain 
que  la  littérature;  la  représente  ;  mais  c'est  trop  vrai  et  ne  mène 
à  rien.  Que  les  voltairiens  du  xvnf  siècle  soient  représentés  par 
Voltaire,  ce  n'est  pas  douteux  ;  mais  n'a  aucune  portée.  —  Mais  si 
l'on  entend  par  «  société  »  la  société  nationale,  la  société  fran- 
çaise du  xviu''  siècle,  alors  il  faudra  se  demander  de  quelle  litté- 
rature nous  parlons  quand  nous  disons  que  la  littérature 
exprime  cette  société.  Car  la  littérature  n'est  pas  un  bloc  homo- 
gène ;  il  y  a  à  chaque  époque  trois  ou  quatre  littératures  super- 
posées. Or  la  société  française  d'une  époque  est  beaucoup  mieux 
«  exprimée  »  par  la  littérature  des  mémoires,  des  correspon- 
dances, des  journaux  et  gazettes,  c'est-à-dire  par  toute  la  litté- 


LES   CRITIQUES  PROPREMENT   DITS  393 

rature  inférieure  que  par  la  haute  littérature,  laquelle 
«  exprime  »  surtout  ceux  qui  la  produisent.  Il  faut  donc  écarter 
d'abord  toute  la  littérature  supérieure  pour  appliquer  avec 
sûreté  la  méthode  de  Taine.  Et  précisément,  c'est  toujours  aux 
grands  hommes  de  la  littérature  et  particulièrement  aux  grands 
poètes  que  Taine  s'est  attaché,  appliquant  ainsi  sa  méthode  à 
ceux  à  qui  elle  s'appliquait  le  moins.  Car  si  les  médiocres  sont 
très  précisément  et  les  produits  et  les  représentants  de  leur  race, 
de  leur  milieu  et  de  leur  moment,  et  si  ce  qu'ils  écrivent  dans 
leurs  journaux,  mémoires  ou  livres  d'un  jour  est  pensé  autant 
par  leurs  voisins  que  par  eux  et  n'a  rien  de  personnel,  les 
hommes  supérieurs,  précisément,  ne  sont  supérieurs  que  par  ce 
qui  les  distingue  de  leurs  contemporains,  et  la  seule  chose  qui 
soit  intéressante  en  eux,  c'est  précisément  cette  différence,  d'où 
il  suit  que  la  méthode  explique  tout  d'eux,  excepté  ce  qui  vau- 
drait la  peine  d'être  expliqué. 

Il  en  résulte  que  la  méthode  de  Taine  indique  toujours  mieux 
ce  que  n'a  pas  été  un  grand  auteur  que  ce  qu'il  fut,  et  ce  qu'ont 
été  ceux  qui  n'étaient  pas  lui,  que  ce  qu'il  a  été  lui-même.  Son 
La  Fontaine  sera  très  bien  le  portrait  d'un  Champenois  du 
xvn*  siècle,  son  Racine  le  portrait  d'un  homme  de  cour  du 
xvn"  siècle,  et  son  Balzac  le  portrait  d'un  Parisien  surchautîé 
du  xix"  siècle;  mais  ce  qu'ont  été  particulièrement  La  Fontaine 
ou  Racine  ou  Balzac  est  beaucoup  moins  net.  Excellente  méthode 
pour  peindre  les  voisins  d'un  grand  homme  et  montrer  en 
quoi  il  leur  ressemble,  ce  qui  est  intéressant  ;  faible  pour  le 
peindre  lui-même  et  montrer  en  quoi  il  se  distingue  des  autres, 
ce  qui  le  serait  davantage.  «  J'ai  lu  un  Corneille  de  Taine,  pour- 
rait dire  un  mauvais  plaisant,  et  le  siècle  de  Louis  XIII  est  un 
siècle  bien  amusant.  Je  l'ai  parcouru  avec  délices.  Il  a  des 
mœurs  toutes  particulières  et  un  tour  d'esprit  tout  à  fait 
curieux.  L'architecture  est  d'un  style  très  élégant  et  précieux. 
Les  modes  d'habillement  sont  pleines  d'une  fantaisie  très  savou- 
reuse. —  Et  Corneille  dans  tout  cela?  —  Corneille? Il  me  semble 
que  j'en  ai  entendu  parler.  Je  crois  môme  qu'il  était  le  cicérone 
qui  me  promenait  à  travers  toutes  ces  curiosités.  » 

Ai-je  besoin  d'ajouter  qu'on  échappe  toujours  à  son  système 
et  que  Taine  ne  laissait  pas  de  s'en  évader  pour  peindre  comme 


394  LA  CRITIQUE 

tout  le  monde  un  homme  de  génie  d'après  ses  œuvres  et  pour 
montrer  les  beautés  de  ces  œuvres,  comme  tout  le  monde,  selon 
l'impression  qu'il  en  avait  reçue?  Mais  s'il  rompait  quelquefois 
sa  chaîne,  il  faut  convenir  que  souvent  il  la  reprenait  volontiers. 

Toutefois,  ce  qui  précède  n'est  que  la  moitié  de  la  méthode 
critique  de  Taine.  Quand  il  avait  expliqué  un  auteur  par  ses 
entours,  qui  l'expliquent  d'autant  moins  qu'il  est  plus  grand,  il 
l'analysait  en  essayant  de  se  placer  au  centre  de  cet  auteur 
même,  et  c'était  la  seconde  partie  de  sa  méthode. 

Ici  intervenait  cette  faculté  qui  pour  Taine  est  à  peu  près  le 
tout  de  l'homme,  et  qui  chez  lui  était  sinon  le  tout,  du  moins  le 
fond  môme,  la  faculté  d'abstraction.  Taine  croyait  que  l'homme, 
mathématiquement  «  déterminé  »  par  son  caractère  inné,  et 
fatalement  poussé  par  les  forces  de  ce  caractère,  «  théorème  qui 
marche  »,  peut  être  ramené  tout  entier  à  une  force  unique  à 
laquelle  toutes  les  autres  se  subordonnent  et  qui  est  le  grand 
moteur  de  cette  machine.  Cette  force  centrale  c'est  la  «  faculté 
maîtresse  «.''Cette  faculté  maîtresse  soumet  à  elle-même  toutes 
les  facultés  moins  fortes  qu'elle,  les  fait  servir  à  son  dessein  ou 
plutôt  à  sa  tendance,  et  modèle  sur  elle-même  l'être  entier. 
Découvrir  la  faculté  maîtresse  d'un  homme,  sera  donc  le  saisir 
lui-même,  comme  dans  sa  racine,  et  rien  ne  sera  plus  facile 
ensuite  que  de  suivre  dans  tous  ses  actes  et  dans  toutes  ses 
œuvres  le  développement  de  cette  force  initiale. 

Comme  procédé,  cette  idée  est  excellente;  carelle  donne  à  un 
portrait  ou  à  une  étude  une  unité,  une  netteté,  une  rectitude  où 
l'esprit  du  lecteur  comme  celui  de  l'auteur  se  complaît  fort. 

Comme  méthode  même  ce  n'est  pas  mauvais  encore;  car 
c'est  à  peu  près  nécessaire.  Dans  la  complexité  d'une  nature 
humaine,  surtout  quand  elle  est  riche,  il  faut  bien,  pour  n'être 
pas  indéfini,  et  pour  être  clair,  éloigner,  écarter  beaucoup  d'élé- 
ments secondaires,  et,  assez  vite,  on  arrive,  sans  trop  forcer  les 
choses,  à  une  seule  partie  très  importante,  qui  nous  paraît,  qui 
est  peut-être,  à  peu  près,  sinon  le  tout,  du  moins  ordonnatrice 
et  régulatrice  du  tout. 

Comme  vérité,  l'idée  de  Taine  ne  peut  pas  être  acceptée  sans 
de  fortes  réserves.  Aux  yeux  du  bon  sens,  de  l'observation 
non  systématique,  il  semble  qu'il  y  a  des  hommes  qui  sont  con- 


LES  (CRITIQUES  PROPREMENT   DITS  39!^ 

struits  selon  la  conception  de  Taine  et  qu'il  y  en  a  qui  sont 
construits  tout  différemment.  Il  y  a  des  hommes  construits  sys- 
tématiquement et  d'autres  qui  ne  le  sont  pas  ainsi.  Taine  lui- 
même  est  construit  systématiquement  et  on  peut,  pour  faire  son 
portrait,  lui  appliquer  sa  méthode.  D'autres  ont  un  jeu  plus 
libre.  Certains  ont  une  faculté  maîtresse,  comme  certains  ont 
une  passion  maîtresse.  D'autres  ont  plusieurs  facultés  qui  se 
contre-balancent,  et  qui  luttent  entre  elles  ou  concourent,  comme 
certains  ont  plusieurs  passions  qui  sont  en  conllit  ou  qui  finis- 
sent par  s'équilibrer.  Faire  tenir  un  homme  dans  une  formule, 
quelquefois  est  possible,  satisfait  l'esprit,  quelquefois  est  impos- 
sible, répugne  à  l'esprit  qui  tente  de  le  faire  et  surtout  à  ceux 
qui  assistent  à  cette  tentative.  On  voit  assez  bien  la  faculté 
maîtresse  d'un  Hugo  ou  d'un  Chateaubriand  et  le  moyen  de 
faire  rentrer  dans  cette  faculté  maîtresse  ou  d'y  rattacher  tout 
ce  qu'ils  ont  été.  On  voit  moins  bien  la  faculté  maîtresse  d'un 
Lamartine,  d'un  La  Fontaine,  d'un  Bossuet  (quoique  Nisard 
ait  dit  (jue  c'était  le  bon  sons)  ou  même  d'un  Voltaire.  On  sent 
que  pour  certains  auteurs,  comme  pour  certains  hommes,  le 
procédé  qui  sert  à  les  exposer  peut  être  déductif,  et  que  pour 
certains  autres  c'est  au  procédé  descriptif  qu'il  faut  recourir. 
On  sent  que  la  nature  humaine  est  très  diverse  et  que  pour  s'en 
rendre  compte  il  faut  une  méthode  aussi  diverse  qu'elle,  c'est- 
à-dire,  peut-être,  qu'il  faut  plusieurs  méthodes,  et  que  les  Mon- 
taigne, les  La  Bruyère  et  les  Sainte-Beuve  ont,  comme  d'ins- 
tinct saisi  ici  le  véritable  procédé,  qui  est  d'en  avoir  plus  d'un. 

—  Mais  alors  la  critique  n'est  pas  une  science!  Elle  n'est  qu'un 
art!  —  Il  est  possible,  il  est  probable  môme  qu'elle  est,  comme 
toutes  les  sciences  qui  s'appliquent  à  l'humanité,  une  science 
toujours  en  partie  conjecturale  ,  c'est-à-dire  un  savoir  plutôt 
qu'une  science,  une  connaissance  incomplète  qui  est  mêlée 
d'art  et  de  science;  qui  sait  jusqu'à  un  certain  point;  ensuite  a 
des  intuitions;  ensuite  suppose;  ensuite  imagine;  et  enfin  est 
destinée  à  se  rapprocher  toujours  de  la  science  sans  l'atteindre 
jamais. 

Les  deux  méthodes  de  Taine,  la  première  d'approches  et 
d'investissement,  la  seconde  de  prise  et  de  conquête,  ont  donc 
et  servi  et  desservi  leur  autour,  tantôt  l'égarant  hors  du  sujet, 


390  LA  CRITIQUE 

tant  l'y  établissant  assez  fortement.  Mais  ce  qui  est  indépen- 
dant (le  ses  méthodes  c'est  son  talent,  qui  fut  très  grand;  ce  sont 
ses  facultés  de  moraliste  })arfois  pénétrant,  d'historien  informé 
et  passionnément  diligent,  quoi({ue  trop  prompt  aux  générali- 
sations et  trop  enfoncé  dans  les  idées  fixes,  de  peintre  enfin, 
vigoureux,  énergique,  puissant,  n'ayant  d'autre  défaut  que  de 
ne  pas  dissimuler  sa  force  et  de  n'avoir  jamais  connu  les  grâces 
de  la  nonchalance. 

Comme  de  tous  les  talents  qui  s'imposent  au  lieu  de  s'insi- 
nuer, l'influence  de  Taine  fut  prompte,  générale  et  décisive.  Le 
«  milieu  »  était  bon,  du  reste,  et  le  «  moment  »  aussi.  Le 
pessimisme,  d'abord  par  réaction  contre  le  double  optimisme 
révolutionnaire  et  romantique,  un  peu  plus  tard  par  influ(Mice 
de  l'Allemagne,  était  très  répandu  en  France,  et  Taine  était 
pessimiste  de  nature,  de  système  et  de  conclusions.  Le  maté- 
rialisme, par  l'effet  de  réactions  analogues,  gagnait  du  terrain, 
et,  sans  être  matérialiste  à  la  façon  du  xvni''  siècle,  Taine  était 
énergiquement  anti-métaphysicien ,  sans  compter  qu'il  était 
«  matérialiste  »  dans  son  style,  comme  on  disait  vers  1840. 

Enfin  (sans  qu'il  faille  pousser  trop  cette  considération)  l'in- 
dividualisme moderne  s'accommode  un  peu  d'une  doctrine  ou 
d'une  tendance  qui  est  négative  de  l'individualité  des  grands 
écrivains.  Il  n'y  a  pas  contradiction,  bien  au  contraire.  L'indi- 
vidualisme est  jaloux  et  no  déteste  point  qu'on  enlève  ou  qu'on 
paraisse  enlever  leur  moi  à  des  hommes  supérieurs  dont  le  moi 
est  extraordinaire  et  humiliant. 

Pour  ces  raisons,  en  y  ajoutant  la  principale  qui  est  que 
Taine  avait  du  génie,  il  a  exercé  pendant  vingt  ans  environ 
chez  nous  l'empire  que  Spencer  a  eu  dans  les  pays  de  langue 
anglaise.  Sa  philosophie  fut  à  la  mode  et  presque  populaire; 
sa  morale  ne  fut  que  trop  répandue;  sa  critique  fut  classique, 
scolaire  et  n'a  été  détrônée,  encore  incomplètement,  que  par 
celle  de  M.  Ferdinand  Brunelière. 

Son  histoire  seule  fut  très  discutée.  Elle  était  moins  dans  le 
«  moment  ».  La  puérile  adoration  de  la  Révolution  française 
durait  encore  et,  chose  divertissante,  comme  les  révolution- 
naires étaient  pour  la  plupart  matérialistes,  ce  qui  est  une  con- 
tradiction, la  révolution  ayant  été  essentiellement  idéaliste,  ils 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  397 

virent  une  contradiction  dans  Taine  qui  était  log^ique,  et  lui 
reprochèrent  «  étant  matérialiste  »  d'être  anti-révolutionnaire, 
alors  qu'il  était  tout  naturel  qu'il  réprouvât  dans  la  Révolution 
l'œuvre  de  la  «  raison  pure  »,  de  la  chimère  optimiste  et  du 
spiritualisme  effréné. 

Mais,  tout  compte  fait,  son  influence  fut  considérable,  et  elle 
ne  fut  combattue  guère  que  par  celle  de  Renan,  qui  fut  plus 
lente,  procédant  par  insinuations  et  captation  caressante. 

Et,  surtout,  ce  fut  un  grand  penseur,  que  la  postérité  mettra 
au  rang-  des  Auguste  Comte  et  des  Renan,  un  peu  au-dessous 
peut-être;  au  rang  des  Condorcet,  des  Tracy,  des  Condillac,  et 
sans  doute  un  peu  au-dessus;  dont  les  intuitions  furent  pro- 
fondes, dont  les  aperçus  furent  lointains,  dont  les  erreurs  mêmes 
furent  si  fécondes  en  discussions  qu'elles  ont  ensemencé  pour 
longtemps  le  champ  des  idées. 

Ernest  Renan.  —  Renan  '  qui,  comme  Taine,  du  reste,  a 
sa  place  marquée  dans  cet  ouvrage  aussi  bien  au  chapitre  des 
philosophes  qu'au  chapitre  des  historiens  et  aussi  bien  au  cha- 
pitre des  historiens  qu'au  chapitre  des  critiques,  peut  être  défini 
d'un  seul  mot,  qui,  heureusement,  n'est  pas  une  formule  :  ce  fut 
l'homme  le  plus  intelligent  du  xix'  siècle.  On  peut  considérer 
sa  vie  comme  l'histoire  d'une  intelligence  qui  conçoit  d'abord 
un  certain  ordre  d'idées ,  puis  un  autre ,  sans  abandonner  le 
premier,  puis  un  autre  sans  abandonner  les  deux  précédents; 
qui  à  chaque  élargissement  de  son  cercle  cherche  à  combiner 
toutes  les  idées  d'autrefois  avec  toutes  les  idées  nouvelles,  et  y 
réussit  à  force  de  souplesse  et  aussi  de  puissance;  qui  enfin,  aux 
approches  du  terme,  joue  un  peu  avec  toutes  les  idées  possibles, 
se  les  étant  toutes  rendues  familières,  et  dont  c'est  le  signe  de 
fatigue  de  folâtrer  avec  les  idées  générales  avec  une  aisance 
merveilleuse. 

Il  commença  par  la  vie  chrétienne  et  par  la  conception  chré- 
tienne; et  il  en  garda  toujours  non  seulement  la  marque,  mais 
le  fond  même,  si  le  fond  en  est  l'attache  aux  choses  spirituelles, 
le  mépris  des  choses  d'intérêt,  la  croyance  que  l'homme  ne  vit 
que  par  la  pensée,  la  croyance  qu'il  ne  vaut  que  par  la  pureté, 

1.  Né  à  Tréguier  en  1823,  mort  en  1892. 


398  LA  CRITIQUE 

le  désintéressement,  le  culte  de  l'esprit  et  en  un  mot  par  l'idéal, 
la  croyance  aussi  que  ce  culte  de  l'idéal  a  pour  représentants  et 
pour  ministres  ici-bas  un  certain  nombre  d'hommes  marqués 
d'un  signe,  et  que  ce  clergé  de  l'humanité  est  un  patriciat  qui 
devrait  avoir  des  droits  spéciaux  et  qui  a  toujours  des  devoirs 
particuliers.  Renan  fut  destiné  en  sa  jeunesse  à  la  prêtrise;  il 
cessa  d'être  clerc;  il  ne  cessa  jamais  d'être  lévite. 

Quittant  le  séminaire  aux  approches  de  18i8  par  respect  pour 
sa  conscience  qui  lui  interdisait  d'enseigner  une  foi  qu'il  n'avait 
plus,  il  s'éprit  de  science,  et  transporta  à  la  science  toute  la 
passion  qu'il  avait  eue  pour  la  religion.  Il  fit  de  la  science  une 
religion  à  proprement  parler,  la  considérant  comme  la  direc- 
trice de  l'humanité,  lui  demandant  de  résoudre  «  tout  le  pro- 
blème »,  de  dire  le  mot  de  l'énigme  de  l'univers,  croyant  qu'elle 
le  dirait  sûrement,  la  dénonçant  à  l'avance  comme  une  vanité 
si  elle  devait  ne  pas  le  dire,  en  attendant  lui  conférant  le  carac- 
tère sacré,  voulant  que  ses  représentants  et  ses  ministres  fus- 
sent tenus  pour  pasteurs  des  peuples  et  respectés  et  obéis 
comme  tels,  voulant  aussi  que,  s'ils  devaient  avoir  les  droits 
du  sacerdoce  ils  en  eussent  aussi  les  obligations,  concevant 
pour  guider  l'humanité  un  savant  qui  serait  un  ascète  et  un 
ascète  qui  serait  un  savant,  s'enivrant  de  cette  vision  où  il  y 
avait  des  souvenirs  du  séminaire,  des  réminiscences  du  saint- 
simonisme  et  des  influences  d'Auguste  Comte  [Avenir  de  la 
science,  écrit  en  1848). 

Dès  lors,  sa  philosophie,  sa  politique,  sa  critique  et  le  rôle 
scientifique  qu'il  se  réserve  se  dessinent  dans  son  esprit.  Sa 
philosophie  sera  celle  d'un  positiviste,  au  fond,  mais  d'un  posi- 
tiviste si  plein  d'imagination  qu'il  ne  se  résoudra  jamais  à 
couper  les  ailes  de  sa  poésie  et  de  sa  fantaisie  même,  qu'il  ne 
se  résignera  point  à  s'arrêter  au  seuil  de  l'inconnaissable,  quitte 
à  donner  pour  des  «  probabilités  »  ou  pour  des  «  rêves  »  ce 
qu'il  saura  qui  n'est  point  prouvé  et  ne  peut  l'être. 

I^ositiviste  pourtant,  il  posera  en  principe  cette  vérité  néga- 
tive que  Dieu  «  n'agit  point  en  ce  monde  par  des  volontés 
particulières  »  (Malebranche)  et  ([u'il  n'y  a  aucune  trace  de 
surnaturel  dans  le  monde.  Donc  })oint  de  religions  révélées; 
point  de  «  religions  naturelles  »  non  plus,  à  proprement  parler, 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &  DE   LA    LITT.   FR. 


T.  VIII,    CH.  VIT 


ERNEST     RENAN 
d'après  un  cliché  photographique  d'Adam  Salomon 

(Phot.   Goupil  et  Ce) 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  399 

la  nature  n'enseignant  point  de  religion  et  ne  révélant  qu'un 
système  tle  forces  agissant  d'une  façon  déterminée  les  unes  sur 
les  autres. 

Mais  une  philosophie  générale  peut  exister  par...  par  suppo- 
sition; et  la  supposition  peut  être  permise,  et  l'on  va  voir,  du 
reste,  qu'elle  peut  être  admirable.  On  peut  supposer  qu'au  com- 
mencement il  y  avait  un  effort  du  néant  vers  l'être,  ou,  si  cela 
paraissait  inintelligible,  quoiqu'il  ne  le  soit  point,  un  effort 
de  l'incoordonné  vers  le  coordonne,  de  l'indéfini  vers  je  défini, 
de  l'aveugle  vers  l'intelligent,  de  l'inconscient  vers  le  conscient, 
du  chaos  en  un  mot  vers  le  monde.  Cet  effort,  ce  7iisus,  il  est 
primordial  et  il  est  éternel.  Il  s'est  produit  au  commencement 
uchronique  des  choses,  il  se  continue  depuis  lors,  il  se  conti- 
nuera éternellement.  L'effort  vers  l'être  s'est  réalisé  dans  les 
étoiles  et  les  planètes  se  dégageant  du  tourbillon  cosmique, 
puis  dans  le  minéral,  puis  dans  le  végétal;  la  vie  apparaît,  elle 
est  une  organisation  ;  elle  est  l'être  véritable  ;  vie  plus  riche, 
être  plus  complet  dans  l'animal;  vie  intelligente  et  consciente 
d'elle-même,  être  plus  complet,  dans  l'homme.  De  la  chose  à 
l'homme  progrès  constant,  effort  de  plus  en  plus  réalisé,  être 
qui  veut  être,  qui  s'essaye  à  être,  qui  réussit  à  être,  enfin  qui  est. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  et  même  ce  n'est  rien.  Cet  être  qui  est 
intelligent  de  lui-même  et  conscient  de  lui-même,  ce  qu'aucun 
être  avant  lui  ne  fut,  il  n'est  pas  grand'chose,  il  a  en  lui  une 
quantité  d'être  bien  faible,  s'il  n'est  intelligent,  en  effet,  que  de 
lui-même  et  s'il  n'est  conscient  que  de  soi.  La  véritable  supé- 
riorité de  l'homme,  ce  par  quoi  il  est  plus  que  ne  so)it  les  autres 
êtres,  c'est  qu'il  a  une  certaine  intelligence  de  l'univers  et  une 
certaine  conscience  de  l'univers.  Il  le  comprend,  il  le  ramasse 
en  lui  et  il  le  reflète.  L'univers  aboutit  à  l'homme  et  se  com- 
prend lui-même  dans  l'homme  seul.  Il  devient  intelligent  par- 
tiellement dans  les  animaux;  mais  il  ne  devient  intelligent  d'une 
intelligence  qui  tend  à  être  totale  que  dans  l'homme. 

Il  y  a  plus  :  dans  l'homme  il  devient  moral.  Il  ne  l'est  qu'en 
lui.  Il  n'y  aurait  pas  un  atome  de  moralité  dans  l'univers  si 
l'homme  n'existait  pas.  La  nature  n'enseigne  point  la  moralité 
à  l'homme;  elle  lui  enseigne  le  contraire.  Qu'est-ce  à  dire?  Que 
la  morale  est  un  préjugé?  C'est  comme  si  l'on  disait  que  la  vie 


400  LA   CRITIQUE 

est  un  préjugé  parce  qu'elle  n'existe  pas  dans  le  minéral  et  que 
le  minéral  ne  l'enseig^ne  pas  à  la  plante  ;  c'est  comme  si  l'on 
disait  que  la  locomobilité  est  un  })réjugé  parce  qu'elle  n'existe 
pas  dans  le  végétal  et  que  le  végétal  ne  l'enseigne  pas  à  la  bête  ; 
c'est  comme  si  l'on  disait  que  la  raison  est  un  préjugé  parce 
qu'elle  n'existe  pas  dans  les  animaux  et  que  les  animaux  ne 
l'enseignent  pas  à  Tliomme. 

Qu'est-ce  à  dire  encore?  Que  la  morale  est  une  invention 
humaine?  Point  du  tout.  L'homme  n'invente  rien.  Il  est  le  point 
d'aboutissement  du  processus  général.  L'univers  qui  alioutit 
dans  la  plante  à  la  vie,  qui  aboutit  dans  l'animal  à  l'intelligence 
partielle,  aboutit  dans  l'homme  à  l'intelligence  générale,  à  la 
conscience  générale  et  à  la  moralité. 

Et  dès  lors?  Dès  lors,  loin  que  ce  soit  fini,  tout  commence. 
Le  nisus  universel  a  abouti  à  être,  dans  l'homme,  un  animal 
capable  seulement  de  nisus  indéfini  et  de  progrès  sans  terme. 
L'homme,  et  c'est  son  sigiie,  l'homme,  seul  de  tous  les  animaux, 
est  capable  de  progrès.  Cela  est  pour  l'avertir  que,  loin  qu'il 
doive  contempler  en  lui-même  l'avènement  de  l'univers,  il  doit 
considérer  que  l'univers,  en  vérité,  commence  en  lui,  n'est  avant 
lui  qu'une  ébauche,  est  en  lui  un  germe  capable  de  développe- 
ment, et  que  l'œuvre  de  l'homme,  en  comprenant  l'univers,  en 
intellectualisant  l'univers,  en  moralisant  l'univers,  est  de  pousser 
l'univers  du  côté  de  la  perfection. 

Et  comme  l'être  véritable  c'est  l'être  parfait;  comme  l'être  à 
quoi  il  manque  quelque  chose  n'a  qu'un  semblant  d'existence, 
n'a  qu'une  existence  qui  n'est  qu'un  désir  d'existence  et  une 
image  de  l'existence  qui  sera  un  jour,  en  poussant  l'univers  du 
côté  de  la  perfection  intellectuelle  et  morale,  l'homme  en  vérité 
a  créé  l'univers.  L'univers  est  une  création  continue  qui  aboutit 
à  l'bomme,  pour,  par  l'homme,  aboutir  plus  haut;  parlons 
mieux,  qui  aboutit  à  l'homme,  pour,  par  l'homme,  réellement 
aboutir. 

Mais  l'être  parfait,  qui  est  en  éternelle  formation  pai'  le  nisus 
aveugle  de  l'univers,  par  l'elTort  intelligent  de  l'homme,  qu'est- 
ce  enfin?  Mais...  c'est  Dieu.  Les  hommes  n'ont  jamais  donné  à 
l'être  parfait  d'autre  nom  que  celui  de  Dieu.  Ce  à  quoi  l'univers 
tend  c'est  à  Dieu;  ce  à  quoi  l'homme  tend  s'il  veut  y  tendre, 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  401 

s'il  est  conscient,  intelligent  et  moral,  c'est  à  Dieu;  ce  que  fait 
l'univers  en  tendant  à  l'être  et  ce  que  fait  l'homme  en  tendant 
à  la  perfection  de  l'être,  c'est  Dieu.  Dieu  est  au  bout  de  l'effort 
du  monde  et  de  l'efTort  de  l'homme.  Il  se  fait,  il  devient,  fil, 
comme  ont  dit  les  philosophes  allemands.  Nous  contribuons  à  le 
faire.  Nous  disons  fiat  Deus,  en  disant  ftat  lux.  La  création  n'est 
pas  au  commencement  des  temps;  elle  est  à  la  fin  des  temps; 
le  monde  marche  vers  la  création  du  monde.  La  création  n'est 
pas  une  dégradation  de  la  divinité  laissant  tomber  de  ses  mains 
une  œuvre  imparfaite;  elle  est  une  ascension  de  l'œuvre  impar- 
faite vers  une  perfection  qui  sera  Dieu  réalisé. 

Et  que  cette  théorie  n'étonne  point  ou  ne  scandalise  pas,  en 
ce  qu'elle  semble  atermoyer  l'existence  de  Dieu  et  la  faire 
dépendre  de  nos  tentatives  et  du  succès  de  nos  efforts.  Ce  qui 
trompe  ici  c'est  la  notion  de  temps.  Pour  nous,  qui  distribuons 
tout  dans  le  temps  et  ne  pouvons  concevoir  les  choses  que  sous 
l'espèce  du  temps,  sub  specie  temporis,  nous  voyons,  dans  la 
théorie  précédente,  l'univers  s'acheminant  vers  un  Dieu  hypothé- 
tique qui  pourra  exister  si  les  circonstances  le  favorisent;  mais 
imaginez  les  choses,  le  temps  étant  supprimé,  sub  specie  seterni- 
tatis,  le  temps  n'étant  qu'un  moment  :  l'univers  est  Dieu  réalisé, 
sans  que  Dieu  attende.  Dieu  est  réalisé  dès  le  premier  nisus  du 
monde  vers  Dieu,  puisque  ce  nisus  doit  aboutir.  Dieu  est  réalisé 
au  commencement  (apparent)  <le  l'univers  comme  à  la  fin 
(apparente)  du  monde.  Il  est  au  début  et  au  dénouement  et  dans 
l'intervalle.  Il  est  dans  son  devenir.  Il  a  été,  et  il  est  dans  il 
sera,  puisque  pour  lui,  passé,  présent  et  futur  n'ont  pas  de 
sens,  puisque  pour  lui  et  en  lui  foi  été,  je  suis  et  Je  serai  sont 
le  même  temps. 

Mais  nous,  qui  sommes  dans  le  temps,  nous  ne  pouvons  le 
concevoir  que  dans  les  conditions  du  temps,  et  nous  ne  pouvons 
le  voir  que  réalisé  dans  ce  que  nous  appelons  l'avenir,  réalisé 
par  notre  croyance  en  lui,  notre  espérance  en  lui,  notre  ardeur 
vers  lui,  notre  obstination  à  vouloir  qu'il  soit  et  à  le  faire. 

C'est  dans  cette  philosophie  hardie,  originale  et  singulière- 
ment haute  que  se  vérifie  ce  que  j'ai  dit  de  l'aptitude  de  Renan, 
le  grand  intellectuel,  à  concevoir  tout  un  nouveau  monde  d'idées, 
sans  abandonner  les  idées  qu'il  a  eues  précédemment  et  en  les 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  26 


402  LA  CRITIQUE 

faisant  rentrer  comme  dans  le  cadre  des  nouvelles  venues.  Pour 
lui,  le  christianisme  en  ses  éléments  essentiels  trouve  sa  place 
dans  ce  nouveau  système,  y  est  accueilli  et  n'y  est  point  blessé. 
Dieu  existe  en  ce  sens  qu'il  plane  au-dessus  du  monde  qui  le  crée. 
11  est  créateur  en  ce  sens  que  le  monde  n'a  de  sens  et  n'existe 
que  par  son  aspiration  vers  l'être  parfait  qui  est  Dieu.  Il  est 
rémunérateur  et  veng^eur  en  ce  sens  que  le  suprême  châtiment 
pour  rhomme  c'est  de  ne  point  participer  à  Dieu  en  ne  contri- 
buant pas  à  le  réaliser,  et  sa  suprême  récompense  est  d'être 
comme  un  moment  du  Dieu  éternel.  Les  hommes  sont  les 
«  enfants  de  Dieu  »,  puisqu'ils  sont  comme  sa  chair,  puisqu'ils 
sont  ce  dont  il  est  fait.  Ils  auront  la  «  vie  éternelle  »  s'ils  le 
méritent,  c'est-à-dire  qu'ils  auront  en  eux  quelque  chose  qui  ne 
passe  point,  s'ils  pensent  les  choses  éternelles  et  les  réalisent 
en  les  pensant  :  «  La  partie  éternelle  de  chacun,  c'est  le  rapport 
qu'il  a  avec  l'infini  ».  L'àme  est  immortelle,  en  ce  sens  qu'elle 
échappe  au  temps  dès  qu'elle  est  capable  d'éternité,  dès  qu'elle 
fait  partie  de  l'éternel  en  sachant  le  concevoir. 

Ainsi  de  suite.  La  philosophie  un  peu  flottante  de  Renan 
rallie  les  opinions  en  les  subtilisant,  en  n'en  prenant,  en 
quelque  sorte,  que  l'essence  pure  et  en  montrant  avec  une 
suprême  habileté  que  cette  essence  ne  se  distingue  point  de 
celle  d'à  côté  ou  de  très  loin,  ou,  tout  au  moins,  qu'elle  a  comme 
le  même  parfum.  Ce  fut  le  philosophe  subtil,  caressant  et 
charmeur.  Gela  tenait  à  ce  qu'il  ne  songeait  qu'à  se  satisfaire, 
et  qu'il  était  très  bon.  Il  était  hospitalier  pour  satisfaire  son 
besoin  de  tout  concilier  et  de  tout  aimer,  et  il  mettait  les  sou- 
plesses et  les  adresses  infinies  de  son  intelligence  au  service  de 
l'hospitalité  de  son  cœur.  Sans  compter  que  son  intelligence 
aimait  à  planer  sur  le  vaste  champ  des  contradictions  et  des 
antinomies  et  trouvait  un  plaisir  de  force  aisément  et  gracieu- 
sement exercée  à  les  résoudre  en  les  conciliant.  Sans  compter 
encore  que  son  esprit  doucement  malin  ne  détestait  pas  montrer 
à  tout  le  monde  que  chacun  avait  un  peu  tort  de  tant  tenir  à  son 
opinion,  puisque  chacun  pensait  sans  le  savoir  ce  que  pensait 
son  voisin,  et  celui-ci  ce  que  pensait  l'autre,  sans  être  assez  avisé 
pour  s'en  apercevoir. 

La  politique  de  Renan  fut  la  résultante  la  plus  nette  de  l'état 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  4®3 

d'esprit  qu'avaient  laissé  en  lui  et  son  quasi-sacerdoce  chrétien 
et  son  quasi-sacerdoce  scientifique.  Toute  sa  vie  il  fut  aristo- 
crate impénitent.  Soit  qu'il  se  souvînt  de  l'idée  qu'il  avait  eue 
du  rôle  de  prêtre,  soit  qu'il  se  souvînt  de  l'idée  qu'il  avait  eue 
du  savant,  il  aboutissait  toujours  à  cette  idée,  et  s'y  tenait,  que 
l'humanité  doit  être  p^uidée  par  son  élite.  Pour  lui  la  démocratie 
n'était  pas  une  organisation  politique,  c'était  l'absence  d'orgar 
nisation.  Il  ne  cherchait  pas  à  s'expliquer  pourquoi  l'humanité 
semble  tendre  vers  la  démocratie  comme  d'un  progrès  continu, 
ce  qui  est  cependant  significatif  et  fait  pour  frapper  un  homme 
pénétré  de  l'idée  du  progrès  universel.  Si  le  monde  est  en 
progrès  et  tend  comme  nécessairement  vers  le  mieux,  c'est-à 
dire  vers  une  organisation  de  plus  en  plus  savante,  ou,  si  l'on 
veut,  de  moins  en  moins  rudimentaire,  comment  se  peut-il  faire 
que  les  sociétés,  après  avoir  connu  les  organisations  aristocra- 
tiques, inclinent  et,  pour  parler  selon  les  idées  de  Renan; 
reviennent  à  l'organisation  et  à  l'état  comme  élémentaire  et 
primitif  de  la  démocratie?  Pour  ceux  qui  ne  croient  pas  au 
progrès,  l'objection  n'existe  pas.  Pour  ceux  qui  ont  remplacé  le 
mot  progrès  par  celui  d'évolution  et  qui  croient  au  progrès 
sans  doute,  mais  non  continu,  et  que  les  régressions  sont  con- 
ditions et  fonctions  du  progrès,  l'objection  n'existe  pas.  Mais 
Renan  semble  avoir  été  un  progressiste  proprement  dit.  Peut- 
être  ne  l'était-il  qu'à  moitié  et  admettait-il  des  moments,  sinon 
de  recul,  du  moins  de  stagnation  et  de  tâtonnement  et  croyait-il 
que  nous  sommes,  dans  le  cours  de  l'histoire,  à  un  de  ces  mo-^ 
ments-là. 

Toujours  est-il  qu'il  estimait  sans  hésitation  que  le  monde 
moderne,  en  politi<|ue,  tourne  le  dos  à  la  vérité,  même  relative, 
fait  absolument  fausse  route,  et  devra,  pour  se  remettre  en 
marche  vers  le  bien,  vers  son  propre  bien,  changer  absolument 
de  direction.  Le  gouvernement  du  peuple  par  le  peuple  est  un 
leurre;  le  gouvernement  du  peuple  par  les  mandataires  du 
peuple  ne  serait  bon  que  s'il  était,  selon  un  mot  célèbre,  «  le 
gouvernement  des  meilleurs  choisis  par  tous  »  ;  mais  il  n'en  est 
rien,  et  ce  gouvernement  n'est  pas  autre  chose  que  le  gouveiv 
nement  du  peuple  par  ceux  qui  lui  ressemblent  sans  le  valoir»; 
Car  Renan  a  médit  de  la  démocratie;  du  peuple,  non,  Il  estime 


404  LA  CRITIQUE 

sa  générosité,  sa  candeur,  son  esprit  de  fraternité  et  de  charité, 
sa  facilité  à  s'éprendre  d'une  idée  générale  pour  peu  qu'elle  ait 
des  apparences  au  moins  de  grandeur  et  de  noblesse,  son 
absence  complète  du  sentiment  du  ridicule,  qui  n'est  pas  une 
lacune,  mais  une  force,  et  une  force  saine.  Seulement  il  croyait 
■que  la  politique  est  une  science  et  que  le  peuple  n'est  pas  savant, 
et  il  en  reste  toujours  à  sa  conception  de  f  Avenir  de  la  science  : 
une  nation  dirigée  et  gouvernée  par  son  académie  des  sciences 
morales;  et  de  plus  il  croit  que  le  peuple  est  inhabile  à  se  con- 
naître en  hommes,  et  son  opinion  là-dessus  est  exactement  le 
contre-pied  de  celle  de  Montesquieu  :  «  Le  peuple  est  admirable 
pour  choisir  ses  magistrats  ».  Renan  n'a  point  varié  en  politique, 
et,  malgré  certaines  concessions  apparentes  qui  pourraient  bien 
n'être  que  des  redoublements  d'ironie,  et  qui,  en  tout  cas,  ne 
sont  que  des  boutades,  il  est  mort,  ou  en  regrettant  que  le  monde 
devînt  démocratique,  ou  en  espérant  que  ce  n'était  là  qu'un 
passage. 

La  critique  de  Renan  ne  peut  pas  nous  occuper  longtemps  puis- 
qu'il s'est  peu  occupé  de  critique.  Au  fond,  il  méprisait  ce  genre 
de  divertissement.  Il  ne  lisait  les  critiques  que  quand  ils  étaient 
des  penseurs,  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  assez  rare,  et  quand 
ils  abordaient  les  idées  générales.  Il  estimait  fort  «  M.  Taine  », 
tout  en  n'étant  de  son  avis  sur  quoi  que  ce  soit.  C'est  que  Taine 
était  l'auteur  de  V Intelligence,  des  Philosophes  français,  des 
Essais  de  critique  et  d'histoire,  et  peut-être  de  Thotnas  Grain- 
dorge.  De  tous  les  autres  critiques  du  siècle  et  des  siècles  pré- 
cédents, je  crois  être  sûr  qu'il  n'a  lu  aucun.  Il  a  fait  œuvre 
de  critique  cependant,  assez  souvent,  au  cours  de  ses  études 
générales,  et  l'on  pourrait,  en  réunissant  ces  extraits,  former 
un  petit  volume  qui  ne  serait  point  sans  saveur.  Renan,  pour 
tout  dire  —  ou  à  peu  près  —  d'un  seul  mot,  n'aimait  pas  la  litté- 
rature. Poète,  et  grand  poète,  comme  on  peut  s'en  apercevoir 
en  lisant  les  Souvenirs  d'enfance,  il  avait  peu  de  goût  pour  les 
poètes  et  l'on  voit  par  ce  qu'il  a  écrit  sur  Victor  Hugo  combien 
son  admiration  est  forcée,  et  gauche  parce  qu'elle  se  force.  Des 
prophètes  hébreux  il  a  compris  l'éloquence,  et  ne  s'est  pas 
donné  la  peine  de  comprendre  la  poésie.  Il  a  peu  de  goût 
pour  le  xvn"  siècle,  ne  parle  de  Bossuet  que  pour  déclarer  à 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  405 

son  égard  une  manière  de  répulsion,  et  n'a  évidemment  que 
peu  de  commerce  avec  Corneille,  Racine  et  La  Fontaine.  Quant 
aux  romans,  il  a  reçu  un  romancier  à  l'Académie  française  en 
en  déclarant  qu'il  regrettait  le  temps  où  des  indications  margi- 
nales, des  «  manchettes  »,  permettaient  de  voir  rapidement  ce 
dont  il  s'agissait  sans  qu'on  fût  obligé  de  lire  le  texte.  Pis 
encore  :  il  a  dit  un  jour  qu'il  se  souhaitait  dix  années  d'extrême 
vieillesse,  de  vieillesse  impuissante  à  toute  occupation  intellec- 
tuelle, pour  lire  des  romans.  On  ne  peut  guère  être  plus  négatif. 

Il  détestait  même,  non  pas  le  style,  c'est  assez  prouvé,  mais 
le  souci  du  style  et  le  travail  pour  l'apprendre  et  les  méthodes 
pour  s'en  faire  un.  L'éducation  littéraire  classique,  originaire 
des  collèges  de  Jésuites  et  florissante  dans  les  collèges  de  l'Uni- 
versité moderne,  lui  était  en  horreur  :  «  Les  compositions  de 
pure  rhétorique  m'inspiraient  [au  petit  séminaire]  un  profond 
ennui.  Je  ne  pus  jamais  faire  un  discours  supportable.  »  — 
«  Ecrire  sans  avoir  à  dire  quelque  chose  de  pensé  personnelle- 
ment me  paraissait  le  jeu  d'esprit  le  plus  fastidieux.  »  —  Cet 
enseignement  est  trop  peu  «  rationnel  »,  trop  peu  «  scienti- 
fique »  ;  «  ne  dirait-on  pas  que  ces  deux  cents  élèves  sont  tous 
destinés  à  être  poètes,  écrivains,  orateurs?  »  Il  croit  que  l'artiste 
n'a  un  style  qu'à  la  condition  de  ne  pas  avoir  appris  à  écrire,  ce 
qui  est  vrai  en  ce  sens  que  l'on  n'a  un  style  original  que  si  on  a 
un  esprit  original,  lequel,  ou  n'a  jamais  appris  à  écrire,  ou  a 
désappris  ce  qu'on  lui  a  enseigné  là-dessus;  mais  ce  qui  ne 
prouve  point  que  l'éducation  littéraire  soit  inutile,  laquelle  n'a 
pour  but  que  d'apprendre  aux  esprits  ordinaires  à  écrire  pro- 
prement comme  tout  le  monde. 

En  un  mot  Renan,  en  littérature,  n'estime  absolument  que 
la  pensée,  et  particulièrement  que  la  pensée  philosophique, 
exprimée  en  une  langue  originale;  et,  s'il  ne  supprimerait  pas, 
du  moins  il  dédaignerait  tout  le  reste.  Il  n'y  a  point  d'affectation^ 
quoiqu'il  y  ait  quelque  excès,  dans  cette  manière  de  voir, 
puisque  Renan  a  un  style  que  certainement  il  ne  doit  qu'à  lui, 
et  puisque,  s'il  s'est  fait  à  lui-même  cette  infidélité  d'être  plu- 
sieurs fois  un  vrai  poète,  du  moins  aucune  ligne  de  son  œuvre 
né  sent  la  rhétorique. 

Mais  la  grande  tâche  de  Renan  fut  l'histoire.  Un  grand  monu- 


406  LA  CRITIQUE 

ment  et  quelques  maisonnettes  autour,  c'était  le  programme 
qu'il  s'était  tracé  de  bonne  heure.  Ses  maisonnettes  furent  ses 
Dialogues  philosophiques,  ses  études  diverses  d'histoire  reli- 
gieuse, ses  articles  de  sociologie  et  de  politique,  plus  tard  ses 
drames  ou  romans  dialogues,  ou  fantaisies  philosophiques  et 
morales.  Son  monument  fut  l'histoire  des  origines,  de  la  nais- 
sance et  du  développement  du  Christianisme  jusqu'au  iv"  siècle, 
c'est-à-dire  VHistoire  d'Israël  et  VJIistoire  des  origines  du 
Christianisme. 

Il  avait  choisi  ce  sujet  pour  montrer  par  un  grand  exemple 
comment  les  idées  morales  évoluent  dans  l'humanité;  comment 
le  monde  est  capable  (ïun  progrès  et  par  conséquent  comment 
il  est  capable  de  progrès.  Si  l'office  du  monde  est  de  réaliser  un 
Dieu,  nulle  histoire  ne  sera  plus  considérable  que  celle  qui  mon- 
trera comment,  à  une  époque  précise,  à  un  moment  de  l'histoire 
qui  a  duré  environ  quinze  siècles,  mais  s'est  condensé  à  peu 
près  en  cinq  cents  ans,  l'humanité  a  réussi  à  créer  un  être 
qu'elle  a  cru  un  Dieu,  une  religion  qui  contenait  plus  de  divin 
que  toutes  les  religions  précédentes,  et  a  mis  dans  le  monde, 
pour  ainsi  dire,  une  plus  grande  source  et  un  plus  grand  fleuve 
de  divinité. 

Ce  grand  sujet,  il  l'a  traité  complètement,  avec  une  fermeté 
de  dessein  dont  ne  le  détournaient  nullement  ses  excursions  dans 
la  politique,  dans  la  science  morale  et  dans  la  philosophie.  Il 
est  certainement  regrettable  qu'il  ait  commencé  à  l'aborder  par 
le  milieu  ou  par  le  centre,  débutant  (en  1863)  par  la  fameuse 
Vie  de  Jésus,  continuant  par  l'histoire  du  christianisme  jusqu'à 
Marc  Aurèle,  achevant  par  V Histoire  des  Juifs  ;  et  la  méthode  du 
In  médias  res  n'était  nullement  indiquée  ici.  Il  en  est  résulté  que 
longtemps  la  grande  personnalité  de  Jésus  a  paru  au  lecteur  avoir 
éclaté  dans  le  monde  sans  antécédents  qui  l'expliquassent,  ce 
qui  était  conforme  à  la  conception  du  christianisme  qu'avaient 
eue  nos  pères,  mais  précisément  contraire  à  la  conception  de 
Renan  lui-même.  Il  en  résultera,  même  pour  la  postérité  qui 
lira  l'ouvrage  en  commençant  par  son  commencement,  une 
manière  ou  une  apparence  de  rupture,  Aliiatus  entre  l'histoire 
des  Juifs  et  l'histoire  des  chrétiens;  et  ceci  même  n'est  pas  du 
tout  conforme  à  la  pensée  de  Renan. 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  407 

Il  est  à  remarquer  même,  sans  insister  trop  sur  ce  point, 
auquel  cas  on  sortirait  de  la  mesure,  que  la  figure  même  de 
Jésus,  assurément  essentielle,  n'aurait  sans  doute  pas  été  la 
même  si  Renan  fût  arrivé  à  elle  après  avoir  non  seulement 
connu  (il  les  connut,  il  les  connaissait  déjà  fort  bien)  mais  étudié 
dans  un  commerce  plus  intime  les  prophètes  antérieurs  à  Jésus. 
Il  est  probable,  dans  cette  hypothèse,  que  Renan  se  fût  un  peu 
plus  avisé  que  Jésus  leur  ressemblait,  et  que  ce  qu'il  a  mis  d'un 
peu  trop  féminin  dans  le  personnage  de  Jésus,  sans  disparaître 
complètement,  ce  qu'il  ne  faudrait  point,  eût  été  sensiblement 
réduit;  et  que,  par  suite,  le  mot  qui  revient  souvent,  quoi  qu'on 
fasse,  en  lisant  la  Vie  de  Jésus,  c'est  à  savoir  le  mot  de  roma- 
nesque, n'eût  pas  eu  prétexte  à  venir  à  l'esprit  en  la  lisant. 

Puisque  nous  en  sommes  aux  critiques,  il  faut  répéter  celle 
que  tout  le  monde  a  faite,  et  avec  plus  de  vivacité  que  d'autres 
M.  Brunetière,  et  qui  vise  une  certaine  tendance,  plus  forte  à 
mesure  qu'on  avance,  à  des  rapprochements  imprévus  et  trop 
spirituels  entre  les  choses  d'un  passé  très  ancien  et  les  choses 
contemporaines.  Encore  que  ceci  soit  dans  le  dessein  de  «  faire 
comprendre  »,  on  soupçonne  trop  que  c'est  un  peu  aussi  dans  le 
dessein  de  s'amuser  ou  d'amuser,  de  quoi  ce  n'est  pas  le  lieu, 
et  d'ailleurs  c'est  moins  propre  à  faire  comprendre  les  choses 
que  ce  n'est  de  nature  à  en  donner  une  idée  fausse. 

Disons  encore,  pour  épuiser  les  objections,  que  Renan  n'a  pas 
eu  le  courage,  très  difficile,  de  rejeter  absolument  les  légendes, 
et  là  où  l'on  ne  sait  rien,  de  dire  :  on  ne  sait  rien,  ce  qui  est  le 
premier  devoir  en  choses  d'histoire.  Rapporter,  si  l'on  Aeut,  les 
légendes  à  titre  de  documents  sur  l'état  d'esprit  de  ceux  qui  y 
ont  cru,  et  strictement  à  ce  titre,  cela  est  permis,  peut-être  même 
utile.  Chercher  dans  les  légendes  la  part  de  vérité,  le  minimum 
de  vérité  qu'elles  peuvent  contenir,  là  où  les  documents  font 
défaut,  est  œuvre  vaine,  puisqu'il  est  œuvre  de  pure  et  simple 
imagination;  et  ceci  s'applique  à  ï Histoire  d'Israël  et  à  une 
partie  de  la  Vie  de  Jésus;  nullement  au  reste  de  l'ouvrage. 

Ces  réserves  faites,  il  n'y  a  qu'à  admirer  comme  il  n'y  a  qu'à 
profiter  dans  cet  étonnant  monument  historique  et  littéraire.  Le 
grand  livre  de  Renan  c'est  l'explication  de  la  banqueroute  du 
monde  antique.  Comment  et  pourquoi  l'antiquité  avec  sa  philo- 


408  LA  CRITIQUE 

Sophie,  sa  «  sagesse  »,  sa  littérature  morale  si  forte  et  si  belle, 
sa  poésie  «  qu'on  a  crue  divine  »,  à  un  moment  donné,  a-t-elle 
cessé  de  suffire  au  genre  humain?  Comment  a-t-elle  pu  être  rem- 
placée dans  l'estime  et  dans  l'adoration  des  hommes  par  une 
doctrine  issue  du  mysticisme  ardent  de  quelques  obscurs  pro- 
phètes juifs?  Comment  cette  révolution  morale,  qui  touchait  au 
fond  même  de  la  nature  humaine,  a-t-elle  été  si  rapide  et  comme 
foudroyante,  n'ayant  guère  mis  que  trois  siècles  à  s'accomplir 
entièrement,  malgré  l'obstacle  immense  de  cette  civilisation 
vingt  fois  séculaire  qu'il  fallait,  sinon  détruire  pour  la  rem- 
placer, du  moins  attaquer  tout  entière  avec  l'air  de  la  vouloir 
détruire? 

L'explication  dernière  de  ce  fait  miraculeux  a-t-elle  été 
donnée  par  Renan?  On  le  peut  contester.  Tout  au  moins  il  a 
bien  mis  en  une  vive  lumière  cette  grande  pensée  que  la  révo- 
lution chrétienne  a  été  la  conquête  du  monde  par  J'idée  de  jus- 
tice. Le  monde  ancien  connaissait  le  droit,  il  ne  connaissait  pas 
l'idée  de  la  justice  universelle.  Il  connaissait  le  droit,  c'est-à- 
dire  une  convention,  très  élevée  du  reste  et  très  intellectuelle, 
pour  maintenir  un  ordre  non  seulement  matériel,  mais  un  ordre 
moral  dans  la  cité.  Ce  qu'il  ne  connaissait  point,  c'était  l'idée 
d'un  droit  pour  tous,  d'une  équité  pour  tous  les  hommes,  d'une 
justice  considérée  non  comme  un  contrat  social,  mais  comme 
une  âme  du  monde  lui-même.  Et  c'est  cette  pensée  qui  était  le 
fond  même  de  l'esprit  des  prophètes,  le  fond  même  aussi  de 
l'esprit  de  Jésus  et  qui  a  conquis  l'univers  à  la  suite  de  saint 
Paul  et  de  ses  successeurs. 

Quelque  objection  que  je  voie  personnellement  à  cette  consi- 
dération générale,  et  si  persuadé  que  je  puisse  être  que  l'idée 
de  justice  est  dans  les  prophètes,  mais  n'est  point  dans  Jésus  et 
qu'il  l'a  franchie  pour  lui  substituer  l'idée  beaucoup  plus  féconde 
de  charité;  tout  le  monde  conviendra  et  qu'il  y  a  beaucoup  de 
vrai  dans  cette  conception  de  Renan,  la  pensée  des  Prophètes 
s'étant  certainement  mêlée  à  celle  de  Jésus  dans  la  propagation 
de  la  «  bonne  nouvelle  »,  et  surtout  que  Renan  a  été  magis- 
tral dans  l'exposition  de  cette  idée. 

Mais  il  y  a  plus  :  à  côté  du  principe  de  justice  vraie,  de  justice 
universelle,  le  christianisme  apportait  au  monde  un  idéal  de 


LES   CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  400 

pureté,  de  chasteté,  de  moralité  profonde,  de  moralité  pra- 
tiquée non  seulement  par  modération  et  respect  d'autrui,  mais 
de  moralité  pratiquée  pour  elle-même,  de  sainteté  en  un  mot, 
qui  était  chose  tout  aussi  nouvelle,  plus  nouvelle  peut-être, 
étonnante  pour  les  hommes,  singulière  et  bizarre  aux  yeux  de 
presque  tous  les  anciens  sages,  capable  aussi  de  ravir  l'huma- 
nité, de  décupler  ses  forces,  de  lui  en  donner  pour  ainsi  parler 
de  nouvelles,  d'inattendues  et  surnaturelles,  capable,  en  un  mot, 
de  changer  radicalement,  pour  un  temps  seulement  peut-être, 
mais  enfin  de  changer  radicalement  la  nature  humaine  elle- 
même.  —  Et  voilà  encore  ce  que  Renan  a  fait  éclater  merveilleu- 
sement dans  sa  grande  histoire. 

Si  nous  entrions  dans  le  détail,  et  au  moins  indiquons-le, 
nous  dirions  que  Renan  avait,  de  par  son  sujet  même,  à  se 
montrer  expert  en  ce  qu'on  appelle  la  psychologie  des  peuples, 
et  que  c'est  le  plus  grand  attrait  peut-être  de  sa  grande  œuvre 
qu'il  a  été  passé  maître  en  cette  affaire.  Servi  par  son  informa- 
tion, qui  était  considérable  et  sûre,  plus  encore  par  son  admi- 
rable finesse  de  flair  et  ses  instruments  subtils  de  moraliste, 
nul  n'a  mieux  su,  et  nul  su  mieux  faire  voir  au  lecteur  ce  que 
c'était  qu'un  Juif,  un  Arménien,  un  Athénien,  un  Corinthien,  un 
Africain,  un  Romain  de  Rome,  au  n%  au  ni^,  au  iv"  siècle.  Nul 
n'a  mieux  su  peindre  moralement  une  province,  un  peuple,  une 
ville;  nul  n'a  vécu  d'une  manière  plus  intime  avec  la  population 
de  ces  temps  lointains  et  n'a  su  mieux  se  rendre  compte  de 
ses  pensées,  de  ses  sentiments,  de  ses  passions,  de  ses  vœux, 
de  ce  qu'elle  était,  de  ce  qu'elle  regrettait,  de  ce  qu'elle  dési- 
rait, de  ce  qu'elle  attendait,  de  ce  qu'elle  exigeait,  soit  d'une 
aspiration  vague,  soit  d'une  ardeur  inquiète  et  fiévreuse. 

Et  enfin  les  portraits  d'hommes,  un  David,  un  saint  Paul,  un 
Néron,  un  Marc  Aurèle,  sont  parmi  les  plus  beaux,  les  plus  en 
relief,  les  plus  minutieusement  vivants,  quoique  parfois  avec  un 
peu  trop  de  je  ne  sais  quelle  coquetterie  de  la  part  du  peintre, 
qui  aient  jamais  été  tracés. 

Avec  quelques  inégalités  qui  ne  sont  jamais  telles  qu'on 
puisse  songer  à  parler  de  défaillances,  cet  ouvrage  est  un  des 
plus  imposants  de  ceux  qui  honorent  la  littérature  universelle. 

Vers  la  fin  de  sa  vie,  en  achevant  ce  grand  monument  qui  ne 


410  LA  CRITIQUE 

fut  terminé  que  l'année  qui  précéda  celle  de  sa  mort,  Renan  se 
montra  au  monde  sous  un  aspect  un  peu  nouveau,  auquel  il  se 
complut  peut-être  un  peu  trop  et  que  certaines  admirations,  non 
exemptes  de  frivolité,  l'encourag-èrent  trop  à  accuser.  Il  avait 
infiniment  d'esprit;  il  avait  fait  le  tour  de  toutes  les  idées;  il 
s'habitua  un  peu  à  jouer  spirituellement  avec  elles  pour  le 
plaisir,  pour  le  divertissement,  très  élégant  et  à  la  portée  de 
très  peu  de  gens,  de  l'intelligence  la  plus  souple  et  la  plus  alerte 
qui  fut  peut-être  jamais  depuis  Platon.  Il  se  permit  des  quarts 
d'heure  de  pessimisme  noir,  comme  dans  le  Prêtre  de  Némi; 
d'optimisme  ironique  encore,  énigmatique  et  inquiétant,  comme 
dans  Caliban  ;  de  lamentation  mêlée  de  sourires  sur  la  mort  de 
l'idéal,  comme  dans  VEau  de  Jouvence;  de  considérations  un 
peu  sarcastiques  sur  la  vertu,  comme  dans  fAbbesse  dejouarre. 
Il  avait,  parlant  à  la  jeunesse  dans  un  banquet  ou  autre  réunion 
familière,  dos  gaietés  indulgentes  et  des  appels  à  la  joie  de  vivre, 
où  le  ton  demi-convaincu,  demi-détaché,  faisait  qu'on  se  deman- 
dait si  M.  Renan  se  moquait  de  son  passé,  de  son  présent  ou  de 
ses  auditeurs,  ce  qui  était  le  plus  probable. 

Les  contradictions  entre  les  idées,  après  l'avoir  inquiété  si 
fort,  l'amusaient  un  peu  plus  que  peut-être  il  ne  sied,  et  il 
prenait  un  malin  plaisir  soit  à  les  accuser  fortement  pour  les 
mieux  voir,  soit  à  les  concilier  par  un  tour  d'esprit  et  un  tour 
d'adresse  où  se  déclarait  bien  un  peu  d'indilTérence  à  leur  endroit. 

11  aimait  encore  à  donner  à  ses  anciennes  idées  tout  le  tour 
paradoxal  qu'elles  pouvaient  avoir  et  qu'il  mettait  autrefois  son 
soin  à  ne  leur  point  donner;  et  par  exemple  il  est  inutile  de 
traduire  la  création  continue  de  Dieu  et  son  progrès  à  travers 
le  monde  par  cette  formule  trop  spirituelle:  «  Dieu  n'existe  pas; 
mais  il  existera  peut-être  un  jour  »  ;  mais  Renan  ne  se  refusait 
pas  le  plaisir  de  cette  traduction  déconcertante. 

Dirai-je  que  Schopenhauer  eut  sur  lui  à  cette  époque  une 
grande  influence? Personne  n'eut,  je  crois,  une  grande  influence 
sur  Renan,  excepté  ses  premiers  professeurs,  les  bons  prêtres 
de  Tréguier,  et  plus  tard  sa  sœur.  Mais  il  prenait  le  plus 
grand  plaisir,  et  trop  vif,  à  mettre  Schopenhauer  en  formules 
prestes,  ingénieuses  et  inquiétantes,  «  à  la  française  »  ou  plutôt 
à  la  Chamfort,  et  à  jouir  un  peu  et  de  la  confusion  où  ce  jeu 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  4H 

jetait  les  esprits  sérieux  et  de  l'applaudissement  qu'y  donnaient 
les  superficiels,  sans  du  reste  les  comprendre,  ce  qui  encore 
était  pour  l'amuser  davantage. 

De  fait,  il  se  divertit  beaucoup  dans  sa  vieillesse,  ce  qui  est  du 
reste,  il  l'a  fait  remarquer,  le  propre  d'une  àme  pure  et  d'une 
conscience  tranquille,  sans  jamais,  d'ailleurs,  perdre  de  vue  ni 
de  contact  le  fond  solide  qui  était  en  lui.  Mais  il  se  divertit  un 
peu  trop.  Il  donna  l'idée  d'un  Montaigne  moderne,  d'un  scep- 
tique plus  dangereux  même  que  Montaigne,  et  d'un  «  dilettante  » 
qui  ne  voyait  plus  dans  les  idées  que  les  jouets  brillants  d'une 
intelligence  supérieure.  Sceptique,  il  ne  l'était  point,  et  les  quatre 
ou  cinq  pensées  essentielles  auxquelles  il  tenait,  il  ne  les  aban- 
donna jamais.  Mais  il  jouait  avec  le  scepticisme  comme  un 
armurier  sûr  de  lui  avec  une  arme  dont  il  est  certain  qu'il  ne 
sera  jamais  blessé,  sans  songer  assez  qu'il  en  pourrait  blesser 
les  autres. 

Dernier  trait  d'esprit  et  de  manœuvre  déconcertante,  c'est 
après  toutes  ces  espiègleries  qu'il  publia  le  livre  le  plus  dogma- 
tique qu'il  eût  jamais  fait,  son  livre  de  jeunesse,  t Avenir  de  la 
science,  en  disant  qu'il  ne  fallait  pas  s'y  tromper  et  qu'il  n'avait 
au  fond  nullement  changé  depuis  ce  livre-là.  Et  c'est  en  effet  sur 
cette  dernière  pensée  conforme  à  la  première  qu'il  le  faut  juger 
en  définitive.  Il  fut  en  quelque  manière  un  positiviste  chrétien. 
Positiviste,  il  avait  posé  en  principe  et  affirma  toujours  que 
dans  le  train  du  monde  rien  n'est  surnaturel  ;  que  tous  les  instru- 
ments de  connaissance  de  l'homme  sont  l'observation  et  le  rai- 
sonnement; que  la  science,  ainsi  nmnie,  doit  organiser  scienti- 
fiquement et  rationnellement  l'humanité;  enfin  que  le  progrès 
était  possible,  et  l'était  dans  ces  conditions.  Resté  chrétien  et 
profondément  pénétré  de  l'esprit  chrétien,  du  christianisme  il 
avait  gardé  le  goût  de  la  vie  intérieure,  le  culte  de  l'idéal,  l'effort 
pour  «  participer  à  l'infini  »,  le  mépris  de  la  terre,  le  dégoût  des 
ambitions  et  des  avidités  matérielles,  le  souci  et  la  pratique  de 
l'examen  de  conscience,  une  sorte  d'impuissance  enfin,  dont 
nous  n'avons  pas  à  nous  plaindre,  à  éloigner  la  métaphysique 
de  ses  préoccupations. 

Cet  assemblage  a  certainement  quelque  chose  d'un  peu  sin- 
gulier. Il  ne  faut  que  réfléchir  un  instant,  cependant,  pour  se 


412  LA  CRITIQUE 

rendre  compte  qu'il  correspondait  parfaitement  à  l'état  d'âme 
du  monde  cultivé,  à  l'époque  où  Ernest  Renan  a  vécu.  Ce  ne 
fut  pas  une  habileté  de  sa  part;  mais  son  succès  vint  précisément 
de  ce  qu'il  exprimait  avec  plus  de  force,  plus  de  largeur  et  plus 
d'éclat  les  préoccupations  diverses  et  contradictoires  du  public 
à  qui  il  s'adressait.  Il  disait  aux  hommes  de  la  fin  du  xix"  siècle 
qu'ils  n'avaient,  eux,  d'autres  outils  de  connaissance  et  d'autres 
instruments  de  travail  que  les  procédés  scientifiques  et  qu'il  y 
avait  quelque  chimère  à  chercher  autre  chose.  Il  leur  disait 
aussi  que  l'humanité  avait  vécu,  puissamment  vécu,  de  pensées 
et  de  sentiments  d'un  tout  autre  ordre,  qu'il  était  ridicule  et 
misérable  de  mépriser,  et  encore  que  ces  pensées  et  sentiments 
persistent  en  nous  sous  des  formes  nouvelles  ou  avec  de  nou- 
veaux aspects  et  sont  encore  peut-être  bien  ce  qu'il  y  a  en  nous 
de  meilleur.  Ainsi  il  répondait  et  à  nos  exigences  précises,  et  à 
nos  aspirations  confuses,  et  à  nos  regrets;  et  il  semble  qu'il  était 
ainsi  fait  que  rien  de  ce  qu'il  écrivait  ne  pouvait  paraître  sans 
retentir  au  fond  de  nos  âmes. 

Qu'en  est-il  résulté?  D'abord  une  grande  admiration  pour  lui; 
de  plus  un  grand  mouvement  d'idées  dans  tous  les  sens,  ce  qui, 
sans  doute,  est  toujours  une  chose  excellente;  enfin  quelque 
souci  d'imiter  ce  qu'il  y  avait  de  magnifiquement  hospitalier 
dans  cette  intelligence,  et  cela  chez  les  esprits  moyens  se  trans- 
formait en  esprit  de  tolérance  intellectuelle.  Renan  a  comme 
interdit  à  l'humanité  de  dire  d'une  pensée  considérable,  d'une 
doctrine,  d'une  croyance,  qu'elle  est  méprisable.  En  cela,  vol- 
tairien  à  tant  d'égards,  il  est  non  seulement  antivoltairien;  mais 
comme  l'Antivoltaire  lui-môme.  Il  a  appris  au  monde  un  genre 
particulier  de  tolérance  qui  est  une  demi-adhésion  à  tout  ce  qui 
fut  et  à  tout  ce  qui  est  sincère.  Gela  vaut  un  système,  et  peut- 
être  vaut  beaucoup  mieux.  Il  était  naturel  que  l'homme  souve- 
rainement intelligent  fût  comme  le  protecteur,  ou  indulgent  ou 
chaleureux,  de  tout  ce  qui  est  intellectuel. 

Ferdinand  Brunetière.  —  M.  Brunetière  commença  à  se 
faire  connaître  comme  critique  aux  environs  de  1875.  Unique- 
ment critique,  ne  voulant  être  que  critique,  et  persuadé,  un  peu 
trop  peut-être,  que  pour  être  bon  critique  il  ne  faut  pas  être 
créateur,  il  ne  faut  pas  être  «  auteur  »,  il  a  mis  ses  efforts  à 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  413 

constituer  la  critique  à  l'état  de  science  de  la  littérature,  ayant 
son  objet  nettement  délimité,  sa  méthode  précise,  ses  principes 
et  règles  fixes,  et  enfin  subordonnée  à  la  morale  comme  à  sa 
dernière  fin,  ainsi  que  toute  science  devrait  l'être. 

Il  avait  pour  remplir  ce  programme  les  qualités  les  plus 
solides  et  précieuses  :  l'amour  des  lettres  et  des  livres,  une 
mémoire  magnifique,  une  érudition  très  étendue  de  très  bonne 
heure  et  qui  devait  devenir  étonnante,  une  puissance  de  travail 
extraordinaire,  un  goût  sûr,  quoique  un  peu  rigoureux,  un  cou- 
rage qui  était  si  loin  de  craindre  la  lutte  qu'on  l'a  quelquefois 
soupçonné  de  la  désirer. 

Aussi  s'affirma-t-il  tout  d'abord  avec  autorité  comme  critique 
autoritaire.  Il  apportait  avec  lui  des  règles  auxquelles  il  croyait, 
ce  qui  est  bien,  et  auxquelles  il  obéissait  lui-même,  ce  qui  est 
mieux.  Persuadé  que  la  «  littérature  personnelle  »  est  extrême- 
ment dangereuse,  tant  au  point  de  vue  moral  qu'au  point  de 
vue  même  littéraire,  il  s'imposait  à  lui-même  de  n'être  pas,  non 
plus,  un  critique  personnel,  de  ne  pas  juger  selon  son  «  impres- 
sion »  et  son  humeur,  mais  selon  les  principes  généraux  qu'il 
s'était  tracés,  et  par  une  comparaison  constante  des  ouvrages 
qui  se  présentaient  à  lui  avec  les  grandes  œuvres  qui  restent, 
sinon  des  modèles,  et  il  ne  faut  pas  qu'elles  le  soient,  du  moins 
des  exemples  et  comme  des  types  de  perfection  ou  d'excellence. 
En  face  d'une  œuvre  il  se  demandait  donc,  non  si  elle  lui  plaisait, 
ce  qui  n'a  rien  de  scientifique,  mais  d'abord  si  elle  était  approuvée 
par  cette  partie  de  lui-même  qui  était  faite  de  réflexion  et  qui 
avait  été  comme  modelée  par  les  grands  artistes  des  temps 
passés. 

Il  se  demandait  ensuite  si  elle  avait  un  but,  ou  plutôt  si  elle 
se  dirigeait  et  dirigeait  adroitement  les  hommes  vers  le  but,  car 
il  n'y  en  a  qu'un,  qui  est  le  maintien  et  le  progrès  de  la  moralité. 
Il  combattait  ainsi  vivement  la  théorie  de  fart  pour  Vart,  et 
affirmait  qu'il  n'y  avait  point  à  estimer,  qu'il  n'y  avait  qu'à 
traiter  de  frivolité  ou  de  baladinage  toute  œuvre  qui  en  ses 
dernières  suites  n'était  point  capable  d'élever  les  esprits  et  de 
fortifier  les  cœurs  tout  en  séduisant  les  imaginations.  Une  œuvre, 
pour  être  une  grande  œuvre,  doit  aller  plus  loin  qu'elle-même 
par  les  impressions  qu'elle  laisse,  et  un  art  ne  remplit  pas  ses 


414  LA   CRITIQUE 

destinées  s'il  ne  remplit  que  sa  définition.  Un  artiste  est  un 
homme  qui,  en  même  temps  qu'il  est  artiste  parfait,  trouve  le 
moyen  de  pousser  l'humanité  plus  loin  et  plus  haut  que  l'art 
par  la  séduction  ou  la  puissance  de  l'art  lui-même,  et  par 
exemple  il  n'y  a  pas  de  plus  grands  artistes  qu'un  Bossuet  ou 
un  Pascal. 

Autre  })rincipe  aussi  important  et  qui  dérive,  du  reste,  du 
précédent  :  il  y  a  une  hiérarchie  des  arts  ;  il  y  a  des  arts  inférieurs 
et  des  arts  supérieurs;  il  y  a  des  arts  (jui  ne  sont  qu'un  diver- 
tissement et  il  y  en  a  d'autres  qui,  tout  en  étant  un  divertisse- 
ment encore,  sont  une  occupation  sérieuse  et  salutaire  de 
l'esprit.  Et  ici  se  retrouve  la  théorie  de  M.  Brunetière  sur  la 
«  littérature  personnelle  »  et  la  «  littérature  impersonnelle  ». 
La  littérature  personnelle  est  celle  oii  l'auteur  nous  occupe  de 
lui,  et  elle  est  vaine;  la  littérature  impersonnelle  est  celle  oîi 
l'auteur  nous  occupe  des  pensées  qui  lui  sont  communes  avec 
l'humanité  tout  entière  ou  avec  une  grande  partie  de  l'humanité, 
et  cette  littérature-là  est  la  vraie.  Or  les  genres  inférieurs  sont 
ceux  où  l'auteur  peut,  naturellement,  légitimement  en  quelque 
sorte,  sans  étonner  le  lecteur,  mettre  beaucoup  de  sa  propre 
personne,  et  les  grands  genres  sont  ceux  où  il  paraît  tout  de 
suite  impertinent  qu'il  montre  sa  physionomie  ou  qu'il  mette 
ses  «  intimités  ».  Et  voici  un  critérium,  et  pour  mesurer  l'impor- 
tance qu'on  doit  attacher  à  un  genre,  et  pour  estimer  aussi  le 
f]oût  d'un  auteur  selon  qu'il  intervient  de  sa  personne  dans  un 
genre  qui  admet  cette  intrusion  ou  dans  un  genre  qui  l'exclut, 
et  pour  estimer  encore  le  goût  d'une  nation  ou  d'un  siècle,  selon 
qu'il  confond  les  genres  ou  les  distingue,  selon  qu'il  les  hiérar- 
chise ou  les  égale,  selon  qu'il  permet  ou  ne  permet  pas  l'inter- 
vention de  la  personnalité  des  auteurs  dans  un  genre  qui  la 
repousse,  etc. 

Et  encore  M.  Brunetière,  malgré  les  tendances  générales  du 
siècle,  revenait  vaillamment  à  la  «  critique  des  défauts  »,  la  pré- 
férant à  la  «  critique  des  beautés  »  sans  exclure  celle-ci,  per- 
suadé que  les  défauts  sont  de  fausses  beautés  qu'il  est  très  impor- 
tant de  démêler  des  véritables,  si  même  tout  le  goût  ne  consiste 
pas  en  cela  même;  que,  par  conséquent,  la  critique  des  beautés 
n'a  pour  objet,  en  exaltant  les  beautés  vraies,  que  de  signaler 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT   DITS  415 

par  prétention  les  beautés  fausses;  que,  par  suite  encore,  la 
critique  des  défauts  arrive  exactement  au  même  but  en  signalant 
des  beautés  vraies  par  prétérition  et  les  autres  par  dénonciation 
formelle,  avec  cette  difîérence  seulement  que  la  critique  des 
défauts  est  plus  directe  et  plus  courageuse. 

Et  telles  étaient  les  principales  tendances  de  M.  Brunetière 
comme  critique  proprement  dit,  et,  soutenu  par  ces  principes  très 
fermes,  il  combattait  le  combat  de  la  critique  avec  une  vigueur 
de  dialectique,  une  pénétration  d'analyse  et  de  dissection,  un 
mouvement  de  stylo  qui  sent  le  combattant  et  l'orateur,  une 
langue  enfin  puisée  aux  meilleures  sources,  pleine,  solide  et 
essentielle,  qui  rappelle,  quelquefois  en  se  souciant  trop  de  la 
rappeler,  la  façon  d'écrire  des  plus  grands  écrivains  classiques. 

Il  fut  historien  littéraire  autant  que  critique.  Il  avait,  comme 
historien  littéraire,  le  don  de  voir  les  ensembles  et  les  masses  et 
de  localiser  avec  sûreté  le  moindre  fait  littéraire  dans  le  groupe 
de  causes  et  d'effets  auquel  il  était  naturel  et  rationnel  qu'il  fût 
attribué.  Son  Manuel  de  l" histoire  de  la  littérature  française,  ana- 
logue au  Manuel  de  V histoire  moderne  de  Michelet,  donne  une 
idée  exacte  de  cette  manière  qui  consiste  à  ne  jamais  voir  un 
fait  que  relativement  à  ce  qui  l'a  vraisemblablement  amené  et 
à  ce  qui  vraisemblablement  en  est  sorti,  ni  un  homme  que  par 
rapport  aux  influences  qu'il  a  subies  et  à  celles  qu'il  a  exercées. 

C'est  de  cette  habitude,  non  seulement  excellente,  mais  néces- 
saire, et  sans  laquelle  le  biographe  littéraire  peut  exister,  mais 
non  l'historien  littéraire,  ce  qui  revient  à  dire  que  sans  elle 
l'histoire  littéraire  n'existe  point,  qu'est  peu  à  peu  sortie  l'in- 
vention la  plus  originale,  peut-être  la  plus  féconde  de  M.  Ferdi- 
nand Brunetière,  et  à  laquelle  son  nom  restera  attaché,  à  savoir 
la  théorie  de  V évolution  des  genres.  M.  Brunetière,  pénétré  des 
doctrines  de  Darwin  et  d'Herbert  Spencer,  voit  les  genres  litté- 
raires comme  des  espèces  du  règne  littéraire,  tout  ainsi  qu'il  y  a 
des  espèces  dans  le  règne  végétal  ou  le  règne  animal,  et  il  les 
voit  évoluer  comme  évoluent  les  espèces  végétales  et  animales 
dans  la  nature.  Les  genres  littéraires  naissent  à  l'état  d'ébauche, 
prennent  peu  à  peu  les  organes  qui  leur  sont  nécessaires,  arri- 
vent à  leur  vie  pleine  et  complète,  s'arrêtent  ou  semblent  s'ar- 
rêter un  instant  dans  cette  plénitude,  puis  déclinent,  puis  se 


416  LA  CRITIQUE 

transforment  en  d'autres  genres,  quelquefois  très  différents  en 
apparence,  dans  lesquels  ils  revivent  et  se  développent  à  nouveau, 
et  ainsi  indéfiniment.  Suivre  un  genre  littéraire  dans  toute  son 
évolution  d'abord,  puis,  quand  il  semble  se  perdre,  dans  sa 
transformation,  puis  dans  tout  le  processus  de  cette  végétation 
ou  plutôt  de  cette  vie  nouvelle,  c'est  l'office  même  que  se  doit 
proposer  l'historien  littéraire  qui  croit  que  l'histoire  littéraire 
peut  être  une  science. 

C'est  ainsi  qu'il  pourra  expliquer  peut-être  certains  phéno- 
mènes considérables  et  qui  étaient  aussi  inexplicables  qu'ils 
étaient  grands,  par  exemple  la  naissance  d'un  genre  à  Vétal 
adulte.  Qu'une  poésie  lyrique  naisse  quelque  part  à  l'état  évi- 
demment enfantin,  cela  n'a  en  vérité  pas  besoin  d'explication; 
mais  que  le  genre  lyrique,  après  deux  siècles  d'effacement  et  de 
langueur  voisine  de  la  mort,  éclate  tout  à  coup  en  France  au 
commencement  du  xix''  siècle  avec  une  vigueur  dont  on  ne  con- 
testera pas  les  caractères  virils,  voilà  sans  doate  ce  qu'il  faudrait 
expliquer  et  voilà  ce  dont  la  théorie  de  l'évolution  des  genres 
rend  ou  peut  rendre  compte. 

Quelques  objections  que  l'on  puisse  faire  à  cette  grande 
théorie  littéraire,  il  faut  bien  convenir  qu'elle  est  la  production 
d'un  esprit  singulièrement  vigoureux  et  qu'elle  peut  donner  des 
résultats  infiniment  intéressants.  A  tout  le  moins  elle  a  la  valeur 
d'une  méthode  d'investigation  historique,  morale  et  littéraire 
tout  ensemble;  et  cette  méthode  est  toute  nouvelle.  Ce  n'est  pas 
d'une  médiocre  intelligence  de  l'avoir  inventée,  et  ce  n'est  pas 
une  médiocre  gloire  de  lui  avoir  donné  son  nom. 

Voilà  le  groupe  d'idées  générales  qui  a  été  comme  le  centre 
intellectuel  de  M.  Brunetière.  S'y  ramenant  toujours,  avec  con- 
stance et  avec  la  ténacité  qui  est  dans  son  caractère,  il  a  enseigné 
par  la  plume,  par  la  parole,  par  ses  articles,  par  ses  livres,  par 
ses  cours  à  l'Ecole  normale  et  à  la  Sorbonne,  par  ses  conférences 
publiques  en  France  et  à  l'étranger,  et  répandu,  outre  ses  idées 
maîtresses,  une  foule  d'idées  de  détail,  toujours  neuves  et  origi- 
nales, qui  sont  à  l'heure  où  nous  écrivons  le  fond  même  de  l'ensei- 
gnement littéraire  en  France  et  dans  une  partie  de  l'Europe. 

Anatole  France.  —  M.  Anatole  France  était,  comme  cri- 
tique, si  différent  de  M.  Brunetière  qu'il  formait  avec  lui  comme 


LES  GKITlfjrES  PROPREMENT   1)[TS  417 

un  contraste.  Pondant  les  quelques  années  qu'il  s'occupa  de  cri- 
tique au  journal  le  Temps,  y  publiant  des  chroniques  littéraires 
qui  ont  été  réunies  en  partie  en  plusieurs  volumes  sous  le  titre 
de  la  Vie  littéraire,  il  s'attachait  moins  à  juger  les  livres  confor- 
mément à  certaines  idées  directrices,  et  moins,  même,  à  en  rendre 
compte,  qu'à  analyser  avec  finesse  et  à  décrire  avec  précision  et 
])onne  grâce  l'impression  qu'il  en  ressentait.  Le  mot  de  «  cri- 
tique impressionniste  »  qui  fut  en  vogue  à  cette  époque  (1885- 
1890)  est  prohablement  venu  du  titre  que  M.  Jules  Lemaître 
avait  donné  à  ses  livres  sur  l'art  dramatique,  Impressions  de 
théâtre;  mais  il  fut  plus  particulièrement  appliqué  à  M.  Anatole 
France  dans  la  polémique  et  dans  les  conversations  courantes. 

C'est  qu'en  effet,  en  disciple  de  Renan,  et,  puisqu'il  y  en  a  eu 
plusieurs,  surtout  du  Renan  de  la  dernière  manière,  M.  Anatole 
France  posait  en  principe  que  la  critique  «  impersonnelle  » 
n'existait  point,  que,  l'homme  ne  pouvant  pas  sortir  de  lui-même, 
ce  n'était  jamais  la  pensée  d'un  autre  qu'il  pouvait  atteindre, 
mais  la  sienne  seulement  —  modifiée,  excitée  plutôt  par  la 
rencontre  de  celle  d'un  autre,  —  qu'il  pouvait  saisir,  analyser, 
développer  et  exprimer. 

Et  c'était  en  effet  les  mémoires  d'une  àme,  ayant  pour  inci- 
dents la  rencontre,  l'intervention,  la  visite  de  tel  livre  ou  de  tel 
autre,  que  M.  Anatole  France  racontait,  de  semaine  en  semaine 
dans  sa  Vie  Uttéraire,  dont  le  titre  vrai  eût  été  «  Vie  intellec- 
tuelle de  M.  Anatole  France  »,  ou  «  Voyage  sentimental  de 
M.  France  à  travers  les  livres  ». 

Absolument  conforme  en  cela,  et  non  pas  peut-être  en  cela 
seul,  au  grand  Montaigne,  c'est  une  suite  de  portraits  de  lui- 
même,  selon  les  jours,  selon  les  humeurs  différentes,  selon  les 
reflets  différents  que  les  livres  laissaient  sur  lui,  selon  les 
différents  aspects  de  sa  «  librairie  »,  que  M.  Anatole  France 
traçait  au  jour  le  jour;  et  il  ne  faut  point  s'étonner  que 
M.  France  ressemblât  à  Montaigne,  puisqu'il  ressemblait  au 
Renan  des  dernières  années,  à  celui  qui,  en  ses  discours  aca- 
démiques, faisait  plutôt  des  confidences  sur  l'état  d'esprit  de 
M.  Renan  que  des  études  sur  les  auteurs  qu'il  avait  à  peindre. 

Et  M.  France  ne  rappelait  pas  Renan  et  Montaigne  seulement 
par  sa  manière  de  transformer  la  critique  en  journal  intime,  il 

HiSTOII'.E    DE    LA    LANGUE.    VI  H.  ■4' 


418  LA  CRITIOL'E 

faisait  songer  à  ces  grands  hommes,  aussi  par  sa  manière 
d'écrire,  par  la  grâce  charmante,  insinuante,  et  presque  exempte 
de  coquetterie,  d'un  style  excellemment  personnel  et  original, 
par  beaucoup  d'esprit,  quelquefois  appliqué  à  la  louange,  plus 
souvent  peut-être  admettant  quelque  malice,  par  un  sens  exquis, 
merveilleusement  délicat,  des  modifications  insensibles  de  l'âme 
à  travers  les  légères  agitations  de  la  vie.  Un  paysage  entrevu, 
un  souvenir  de  jeunesse  ou  d'enfance,  un  mot  réveillant  de 
lointaines  pensées  endormies,  un  vieil  ami  qui  publie  un  petit 
livre,  Homère,  à  propos  d'une  traduction,  ou  de  rien;  et  c'est 
une  rêverie,  une  méditation,  une  réflexion,  un  entretien  de 
l'esprit  avec  lui-même,  et  c'est  une  page  de  plus,  fine  et  pro- 
fonde, humoristique  ou  discrètement  attendrie,  que  M.  France 
ajoute  à  son  œuvre,  apparemment  légère,  singulièrement  impé 
rative  et  «  suggestive  »,  féconde  pour  le  lecteur  en  réflexions 
aussi,  en  soliloques  aussi,  et  pour  ainsi  dire  en  états  d'âme. 

M.  Anatole  France,  qui,  au  fond,  n'aimait  pas  la  critique,  si 
peu,  en  vérité,  qu'il  daignât  en  faire,  la  quitta  assez  vite  pour 
trouver  ailleurs  une  autre  gloire.  Il  devait  pourtant  être  men- 
tionné par  nous  pour  y  avoir  passé  et  pour  y  avoir  laissé  une 
grande  trace;  car  il  a  eu  beaucoup  d'imitateurs,  comme  tous  les 
écrivains  éminemment  personnels,  les  esprits  nés  imitateurs 
étant  merveilleux  pour  s'aviser  toujours  d'imiter  ceux  qui  ne 
sont  pas  susceptibles  d'imitation. 

Jules  Lemaître. —  M.  Jules  Lemaître  était  d'un  genre 
d'esprit  assez  seml)lable,  et  sur  lui  aussi  l'influence  de  Renan  fut 
assez  forte.  Lui  aussi  était  «  impressionniste  »  et  ne  se  piquait 
que  de  se  rendre  compte  des  impressions  qu'il  recevait  et  d'en 
rendre  compte  aux  autres.  «  Ce  ne  sont,  disait-il  dans  l'avant- 
propos  de  son  premier  volume  de  critique,  que  des  impressions 
sincères  notées  aA'ec  soin.  L'esprit  critique,  comme  l'a  défini 
Sainte-Beuve  {Pensées  de  Joseph  Delorme),  est,  de  sa  nature, 
facile,  insinuant,  mobile  et  compréhensif.  C'est  une  grande  et 
limpide  rivière  qui  serpente  et  se  déroule  autour  des  œuvres  et 
des  monuments  de  la  poésie,  comme  autour  des  rochers,  des 
forteresses,  des  coteaux  tapissés  de  vignobles  et  des  vallées 
touffues  qui  bordent  ses  rives.  Tandis  que  chacun  des  objets  du 
paysage  reste  fixe  en  son  lieu  et  s'inquiète  peu  des  autres,  que 


LES  CRITIQLES  PROPREMENT  DITS  419 

la  loLir  féodale  dédaigne  le  vallon  et  que  le  vallon  ignore  le 
coteau,  la  rivière  va  de  l'un  à  l'autre,  les  baigne  sans  les  déchi- 
rer, les  embrasse  d'une  eau  vive  et  courante,  les  (•onqorend,  les 
réfléchit,  et  lorsque  le  voyag-eur  est  curieux  de  connaître  et  de 
visiter  ces  sites  variés,  elle  le  prend  dans  une  barque,  elle  le 
porte  sans  secousse  et  lui  développe  successivement  tout  le  spec- 
tacle changeant  de  son  cours.  » 

Il  était  donc  «  impressionniste  »  et  ne  songeait  qu'à  dire  ce 
(jui  lui  plaisait  ou  lui  déplaisait  dans  une  œuvre  d'art  et  pour- 
quoi elle  le  charmait  ou  lui  répugnait.  Et  la  critique  ainsi  con- 
prise  valant  ce  que  vaut  l'homme  qui  la  pratique,  elle  avait 
chez  M.  Lemaître,  comme  chez  M.  France,  une  immense  et  une 
exquise  valeur.  Mais  d'autre  part  M.  Jules  Lemaître  était  un 
moraliste  très  aigu  et  très  délié  et  qui  avait  le  goût  très  vif  des 
études  morales.  Toute  question  littéraire  revient  pour  M.  Bru- 
netière  à  une  </uestlon  de  morale,  tout  examen  d'un  livre  revient 
pour  M.  Jules  Lemaître  à  une  enquête  morale.  Sans  prétendre 
résoudre  les  |)roblèmes,  M.  Jules  Lemaître  s'attache  passionné- 
ment aux  états  desprit  et  de  cœur  dont  les  livres  ou  les  pièces 
de  théâtre  sont  révélateurs  ;  et  il  s'est  trouA^é  ainsi  que  des 
livres  donnés  un  j)eu  nonchalamment  comme  de  simples  impres- 
sions de  lecteur,  de  spectateur  ou  de  dilettante,  ont  pris,  parce 
qu'ils  l'avaient  en  naissant,  la  valeur  d'études  morales  philoso- 
phiques et  même  religieuses  sur  le  temps  présent  ou  sur  le 
temps  qui  vient  de  finir. 

Si  vous  ajoutez  à  tout  cela  que  personne  n'a  plus  de  taletit 
que  M.  Jules  Lemaître,  qu'il  est  un  maître  écrivain  sous  une 
apparence  abandonnée,  (jue  sa  phrase  souple,  aisée,  légère, 
avec  des  mouvements  de  brusquerie  qui  restent  des  grâces , 
rappelle  le  mot  de  M.  Bourget  sur  le  style  de  Renan  :  «  Une 
phrase  de  Renan,  on  ne  sait  pas  comment  c'est  fait  »,  ce  qui 
veut  dire  que  c'est  le  style  le  plus  naturel  du  monde  et  tout 
simplement  le  mouvement  même,  spontané  et  libre,  d'un  esprit 
né  pour  plaire;  on  ne  s'étonnera  pas  que  l'influence  de  M.  Jules 
Lemaître  ait  été  si  grande.  Ce  fut  une  influence  de  séduction. 
Tous  les  esprits  distingués,  ce  qui  fit  qu'il  eut  pour  lui  l'élite, 
le  reconnurent  et  lui  firent  cortège,  accompagnés  de  tous  ceux 
qui  croyaient  l'être,  ce  qui  fit  qu'il  eut  pour  lui  la  foule.  Mieux 


420  LA   CUITIUIK 

encore  :  il  en  fut  ^\m  s'avisèrent  que  cette  inquiétude  des  faits 
moraux  et  des  choses  morales  était  chez  M.  Jules  Lemaître  le 
signe  d'une  profonde  bonté  de  cœur  et  d'un  grand  instinct  de 
pitié,  et  que  sous  le  «  dilettante  »  il  y  avait  un  homme  infini- 
ment tendre  et  inquiet  de  l'universelle  souffrance  humaine. 
M.  Jules  Lemaître  a  gagné  les  cœurs  après  avoir  ébloui  les 
esprits. 

Il    a   abandonné  partiellement  la  critique  pour  le  théâtre  et 
pour  l'action  politique.  Il  n'est  pas  impossible  qu'il  y  revienne. 

Emile  Faguet.  —  M.  Faguet  fut  surtout  et  est  encore  un 
critique  universitaire.  Très  classique,  et  jugé  par  beaucoup  d'un 
goût  un  peu  exclusif,  sinon  étroit,  il  a  donné  sur  les  quatre  grands 
siècles  littéraires  de  la  France  quatre  volumes  très  nourris, 
très  francs,  très  probes,  qui  sont  évidemment  destinés  à  prouver 
«pie  le  xvi''  siècle  a  été  surfait  comme  siècle  littéraire  et  le 
xvnr  comme  siècle  philosophique,  et  qu'il  n'y  a  de  considérable 
dans  la  littérature  française  que  le  xvn"  siècle  et  les  cinquante 
premières  années  du  xix".  On  lui  reconnaît  généralement  une 
faculté  assez  notable  d'analyser  les  idées  générales  et  les  ten- 
dances générales  d'un  auteur  et  de  les  systématiser  ensuite  avec 
vigueur  et  avec  clarté;  et  si  ce  ne  sont  ])as  là  des  portraits,  du 
moins  ce  sont  des  squelettes  bien  «  préparés  «,  bien  ajustés  et 
qui  se  tiennent  debout.  Moins  le  pittoresque,  il  est  ici  évidem- 
ment l'élève  de  Taine,  qui,  du  reste,  s'en  aperçut.  Ce  qu'il  se 
refuse,  probablement  parce  qu'il  lui  manque,  c'est  l'art  de 
combiner  les  ensembles,  de  dégager  l'esprit  général  d'un  siècle, 
de  suivre  les  lignes  sinueuses  des  filiations  et  des  influences, 
en  un  mot  c'est  l'art  des  idées  générales  en  littérature,  et  «  l'es- 
prit des  lois  »  littéraires.  Il  affecte  de  n'y  pas  croire,  et  comme 
presque  toujours,  le  scepticisme  n'est  sans  doute  ici  que  l'aveu 
un  peu  impertinent  d'une  impuissance. 

Laborieux,  du  reste,  assez  méthodique,  consciencieux,  en 
poussant  la  conscience  jusqu'à  être  peu  bienveillant,  ou  en  ne 
sachant  pas  pousser  le  scrupule  consciencieux  jusqu'à  la  bien- 
veillance, il  a  pu  rendre  et  il  a  rendu  des  services  appréciables 
aux  étudiants  en  littérature,  qui  étaient  le  public  qu'il  a  toujours 
visé.  Sans  abandonner  la  critique,  qu'il  est  à  croire  qu'il  aimera 
toujours,  il  s'est  un  j>eu  tourné  depuis  quelques  années  du  côté 


LES  CRITIQUES  PROPREMENT  DITS  421 

(les  études   sociologiques,  où  c'est  à  (Vautres  (ju'à  nous   qu'il 
appartient  d'aj)précier  ses  efTorts. 

René  Doumic.  —  M.  Doumic,  chroniqueur  littéraire  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  est  surtout  un  critique  de  combat.  Beau- 
coup d'esprit,  une  verve  ironique  qui  part  d'un  esprit  assez  riche 
pour  qu'elle  ne  soit  pas  monotone,  une  dialectique  légère,  quoique 
très  serrée,  un  style  vif,  plein  et  dru,  en  font  un  adversaire 
redoutable  dans  les  batailles  littéraires.  Ce  qui  est  dissimulé  pour 
les  yeux  inattentifs  sous  l'armure  brillante  du  combattant,  mais 
ce  qui  apparaît  pleinement  quand  on  sait  y  regarder  d'un  peu 
près,  c'est  une  information  très  étendue,  surtout  en  littérature 
française,  un  sens  très  vif  et  très  sur  de  ce  qui  est  proprement 
l'art  français,  la  pensée  française  et  l'esprit  français,  un  goût 
très  exercé  et  très  prompt  qui  sait  démêler  les  beautés  vraies 
des  vains  et  précieux  prestiges  ;  c'est  encore  un  souci  de  la 
dignité  des  lettres  et  de  la  moralité  qui  doit  toujours  soutenir, 
ou,  au  moins,  accompag'ner  les  travaux  et  même  les  divertisse- 
ments de  l'esprit.  M.  Doumic,  jeune  encore,  et  qui  a  montré 
sa  mesure  sans  la  remplir,  a  un  avenir  glorieux  dans  la  critique 
et  est  destiné  à  occuper  brillamment  une  des  places  que  quel- 
ques-uns désertent  un  peu,  dans  une  hâte  peut-être  excessive  de 
discrétion,  avant  d'être  obligés  de  les  quitter. 


///.   —  Les  revues  et  journaux. 

Les  principaux  journaux  et  revues  ayant  un  caractère  litté- 
rau'e  et  contenant  des  études  critiques  ont  été  en  France  depuis 
1850  :  la  Revue  des  Deux  Mondes,  fondée  en  1830,  existant 
encore;  la  Revue  de  Paris,  fondée  en  1893,  existant  encore;  le 
Correspondant,  fondé  en  1828,  existant  encore;  la  Revue  bleue, 
précédemment  intitulée  Revue  des  cours  et  Revue  politique  et 
littéraire,  fondée  en  1863,  existant  encore;  le  Mercure  de 
France,  dont  le  titre,  qui  date  de  1672,  a  été  relevé  en  1890, 
existant  encore;  la  Revue  blanche,  fondée  en  1889,  existant 
encore;  VOpinion  nationale,  fondée  en  185",  où  M.  Francisque 
Sarcey  créa  son  feuilleton  dramatique,  disparue  aujourd'hui; 
le  Moniteur  universel,  fondé  en  1789,  où  Théophile  Gautier  et 


422  LA  CRITIQUE 

Sainte-Boiive  écrivaient,  existant  encore,  mais  sans  caractère 
littéraire  très  marqué;  le  Journal  des  Débats,  fondé  en  178.8, 
où  ont  écrit  Cuvillier-FIeury,  Prévost-Paradoi,  ïaine,  Renan, 
J.-J.  Weiss,  Jules  Janin,  M.  Jules  Lemaître,  existant  encore; 
le  Temps,  Fondé  en  1860,  où  M.  Sarcey  se  transporta  (juand  il 
eut  quitté  V Opinion  nationale,  où  Sainte-Beuve  se  transporta 
en  48()9  quand  il  eut  quitté  le  Moniteur  universel,  où  écrivirent 
Edmond  Schérer,  Jules  Glaretie,  Gaston  Deschamps,  Adol}>lie 
Brisson,  Paul  Souday,  etc.,  existant  encore. 

La  h'evue  des  Deux  Mondes  fut  toujours  assez  éclectique, 
tout  en  se  souciant  de  rester  en  général  attachée  aux  traditions; 
la  Revue  de  Paris  de  même,  avec  un  peu  plus  d'inclination  aux 
nouveautés;  le  Correspondant,  surtout  politique,  a  en  littérature 
comme  en  toute  matière  un  cai'actèrc  moral  et  religieux  très 
accusé  ;  la  Revue  bleue  représente  assez  hien  les  opinions  litté- 
raires de  la  majorité  de  l'Université  de  France. 

Les  journaux,  laissant  à  leurs  rédacteurs  littéraires  une  grande 
liberté,  n'ont,  aucun,  une  marque  d'école  ou  de  tendances  très 
nette,  et  tout  au  plus  peut-on  dire  que  VOjnnion  nationale  con- 
servait un  caractère  d'esprit  voltairien,  que  le  Temps  avait  des 
traces  d'esprit  protestant,  que  le  Journal  des  Débats  laissait 
percer  quelque  chose  du  persiflage  aristocratique  de  la  haute 
bourgeoisie.  Entin,  le  MercJire  de  France  et  la  Revne  blanche 
ont  été  et  sont  encore  les  organes  les  plus  répandus  des  opi- 
nions discutées  et  des  tendances  novatrices.  Ils  sont  à  la  tète 
de  ce  qu'on  appelle  les  «  Revues  jeunes  ». 

On  se  propose  ici  d'indiquer  surtout  de  quelle  manière  les 
«  mouvements  littéraires  »,  c'est-à-dire  les  nouveautés  intellec- 
tuelles (mouvement  réaliste,  mouvement  parnassien,  mouve- 
ment symJioliste,  mouvement  exotique,  mouvement  dit  «  du 
vers  libre  »),  ont  été  successivement  accueillis  par  les  diflérents 
organes  de  la  critique. 

La  Critique  et  le  «  réalisme  ».  —  Le  mouvement  réa- 
liste a  |iour  dates  prinçi|»ales  les  OHivres  de  ChampOeury  (1848- 
18G0  environ).  Madame  Bovary  (1857)  de  Flaubert,  Fanny  de 
Feydeau  (1858),  les  œuvres  de  M.  Zola  (1870-1899),  mais  en 
notant  que  l'influence  de  M.  Zola  est  en  baisse  depuis  1890 
environ. 


LES  REVUES   ET  JOURNAUX  423 

C'est  certainement  à  propos  de  Champfleury  que  le  mot  Je 
«  réalisme  »  se  répandit  dans  les  conversations  littéraires  et  les 
articles  de  critique,  et  prit  un  sens  assez  net,  ce  qui  était  raison- 
nable du  reste,  le  réalisme  de  Balzac  étant  mêlé,  comme  on  sait, 
de  beaucoup  d'imagination  créatrice  ou  fantastique,  et  Champ- 
fleury donnant  beaucoup  plus  l'idée  d'un  genre  précis  et  sans 
mélange,  étant  Balzac  moins  l'imagination,  moins  la  puissance 
créatrice,  moins  les  idées  et  moins  le  talent. 

Il  fut  très  discuté,  lui,  son  genre  et  sa  doctrine.  On  s'aperçut 
bien  que  quelque  chose  s'en  allait,  ce  qui  était  sûr,  et  que 
quelque  chose  naissait,  ce  qui  était  moins  évident,  mais  pos- 
sible. Avec  une  certaine  indécision,  comme  il  arrive  à  propos 
de  tous  ces  commencements,  un  rédacteur  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes  écrivait  en  I80I  :  «  Par  l'étrangeté  des  sujets, 
les  contes  de  Champfleury  appartiennent  aussi  à  l'école  de 
Hugo  (??);  mais  l'auteur  s'en  écarte  par  le  soin  sérieux  qu'il 
apporte  à  peindre  les  objets  et  les  personnes...  Il  est  le  réaliste 
de  la  fantaisie  (??  conviendra  plutôt  aux  Concourt,  qui  seront, 
au  moins,  les  réalistes  de  l'exceptionnel).  L'école  de  l'image 
et  de  la  fantaisie  pure  succombe  après  avoir  détrôné  l'école 
classique,  et  à  son  tour  l'art  réaliste  s'apprête  à  recueillir  l'hé- 
ritage de  l'art  puérilement  pittoresque...  L'école  réaliste  sera 
plus  vite  caduque  encore  que  ses  aînées.  » 

On  voit  à  cette  époque  cette  «  école  réaliste  »,  représentée 
alors  par  le  seul  Champfleury,  préoccuper  beaucoup  la  Revue 
des  Deux  Mondes  :  «  Qu'est-ce  que  le  réalisme,  demande  en  1853 
Charles  de  Mazade,  sinon  l'absence  complète  d'art?  »  Et  jus- 
qu'en 1859,  quoique  la  Revue  eût  publié  elle-même  du  Champ- 
fleury, on  voit  de  nouvelles  charges  exécutées  avec  entrain  dans 
le  célèbre  recueil  contre  l'auteur  des  Bourgeois  de  Molincharf. 

Mais,  dès  1851,  Cuvillier-Fleury  au  Journal  des  Débals  est 
assez  indulgent  à  Champfleury,  tout  en  lui  préférant  Octave 
Feuillet,  ce  qui  est  une  opinion  acceptable. 

Ce  fut  en  1857  que  le  réalisme  naquit  vraiment  avec  l'œuvre 
immédiatement  célèbre  d'un  inconnu,  avec  Madame  Bovary.  Ce 
roman  fut  accueilli  avec  défiance,  tant  à  cause  de  certaines  cru- 
dités qui  maintenant  paraissent  anodines,  que  par  cette  vulga- 
rité continue,    qui,  remarquons-le  bien,  était  chose  nouvelle, 


424  LA  CRITIOIE 

Balzac  sachant  être  vulgaire,  mais  se  résignant  peu  à  l'être 
sévèrement,  en  quelque  sorte,  à  l'être  d'une  façon  rigoureuse- 
ment conforme  au  sujet,  et  donnant  toujours  quelque  chose  aux 
g-oûts  romanesques  de  son  temps  ou  plutôt  aux  siens  propres. 
Aussi  le  premier  mot  prononcé  fut  celui-ci  :  «  L'aventure  est 
peu  poétique.  Elle  prouve  qu'il  y  a  quelque  danger  pour  une 
femme  de  province  à  faire  des  dettes  et  à  poursuivre  l'idéal  par 
la  commodité  de  Y  Hirondelle...  L'auteur  saisit  les  objets  par 
l'extérieur  sans  pénétrer  jusqu'aux  profondeurs  de  la  vie 
morale.  »  {Revue  des  Deux  Mondes,  ISol.) 

Sainte-Beuve  fut  très  favorable  [Moniteur  du  4  mai),  comme 
un  homme  qui  avait  écrit  Volupté  et  qui  retrouvait  à  très  peu 
près  son  ancien  héros  métamorphosé  en  femme  et  peut-être 
plus  vrai  sous  cette  nouvelle  forme.  Cuvillier-Fleury  fut  assez 
étrange.  S'apercevant  bien  que  Madame  Bovary  était  l'œuvre 
d'un  écrivain,  il  fut  désobligé  précisément  de  ce  que  des  aven- 
tures du  dernier  bourgeois  fussent  présentés  en  un  style  diligent, 
extrêmement  artistique  et  original,  et  en  arriva  à  préférer  la 
manière  de  Champfleury  à  celle  de  Flaubert  :  «  Le  style!  dit-on. 
Elle  a  le  style!  $.i  elle  Fa,  acceptons-la;  car  ôtez  le  style  de 
-Phèdre,  \ous  avezMessaline(?).  Otez  le  style  de  Manon  Lescaut (1), 
vous  avez  la  première  venue...  Cependant  j'aime  mieux  les  pho- 
tographies de  Champfleury  que  les  mannequins  fardés  de  Flau- 
bert, les  Aventures  de  Mademoiselle  Mariette  que  Madame 
Bovary.  Le  réalisme  n'est  pas  grand'chose;  mais  paré  des  ori- 
peaux du  romantisme,  c'est  moins  que  rien.  Là  est  l'écueil  pour 
M.  Flaubert.  » 

Et  ce  qu'il  y  a  de  curieux  c'est  que  cette  critique  était  plus 
vraie  pour  ce  que  devait  devenir  Flaubert  que  pour  ce  qu'il  était, 
et  qu'elle  était  indécise  comme  critique  et  juste  comme  pro- 
phétie, et  que  «  le  réalisme  paré  des  oripeaux  du  romantisme  » 
était  bien  «  l'écueil  »  où  n'avait  pas  donné  Flaul)ert,  mais  où  il 
devait  toucher  plus  tard. 

A  partir  de  cette  date,  on  voit  la  critique,  en  même  temjis  sans 
doute  que  le  public,  slmhituer  peu  à  peu  à  Madame  Bovary.  En 
4863,  Saint-René  Taillandier  ne  reproche  plus  à  Madame  Bovary 
la  vulgarité,  ni  une  certaine  préciosité  de  style  mêlée  à  la  vul- 
garité et  jurant  avec  elle;  il  lui  reproche  à  la  fois  le  ton  d'indif- 


LES  REVUES  ET  JOURNAUX  42o 

férence  et  d'impassibilité  <le  l'auteur  et  la  partialité  de  l'auteur 
en  faveur  de  l'héroïne,  ce  qui  est  parfaitement  contradictoire, 
mais  ce  qui  montre  que  le  critique,  un  peu  embarrassé,  sent 
surtout  le  besoin  de  reprocher  quelque  chose  :  «  Le  bien  et  le 
mal,  les  entraînements  et  les  résistances,  le  déverg-ondag^e  et  le 
repentir,  il  décrit  tout  du  même  ton,  avec  une  impartialité  gla- 
ciale. Il  se  tient  systématiquement  en  dehors  de  son  œuvre.  Il 
est  dédaigneux,  hautain,  sans  entrailles.  On  dirait  par  instants 
qu'il  s'intéresse  à  la  malheureuse  créature  dont  il  raconte  la  vie 
et  la  mort;  qu'il   la  plaint  et   qu'il  veut  la  faire  excuser...   » 

Mais  le  temps  marche;  on  s'aperçoit  que  Madame  Bovanj  a 
clos  l'ère  du  romantisme,  non  seulement  en  y  substituant  avec 
l'autorité  du  talent  un  art  nouveau,  mais  en  en  ridiculisant  les 
excès  et  en  en  dénonçant  l'intluence;  et,  en  1876,  Emile  Mon- 
tégut  ne  craint  pas  d'écrire  ;  «  Livre  qui  fait  date,  non  seule- 
ment dans  l'histoire  de  la  littérature,  mais  dans  l'histoire  morale 
de  la  nation...  Madame  Bovari/  a  été  en  toute  réalité  pour  le 
faux  idéal  mis  à  la  mode  par  la  littérature  romantique  ce  que  le 
Don  Quichotte  a  été  pour  la  manie  chevaleresque,  ce  que  les 
Précieuses  ridicules  ont  été  pour  l'intluence  de  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet. »  — Et  enfin,  à  la  mort  de  Flaubert,  M.  Brunetière,  en 
faisant  le  départ  du  bon  et  du  médiocre  dans  l'œuvre  de  Flau- 
bert, mettait  Madame  Bovary  au  premier  rang  des  grandes 
œuvres  qui  font  une  révolution  dans  l'histoire  littéraire. 

La  destinée  d'une  autre  œuvre  réaliste  de  la  même  époque  est 
aussi  curieuse  et  même  davantage.  Fanm/  de  Feydeau,  parue 
en  1858,  eut  précisément  une  histoire  inverse  de  celle  de 
Madame  Bovary.  Beaucoup  moins  profonde  que  celle-ci,  et 
même  assez  superficielle,  mais  préparée  par  l'œuvre  de  Flau- 
bert, Fanny,  qui,  du  reste,  n'était  pas  sans  mérite,  eut  un  succès 
étourdissant.  Sainte-Beuve,  qui  plus  tard  s'en  repentit  un  peu, 
la  salua  avec  une  vive,  une  profonde  sympathie;  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  sous  la  signature  aujourd'hui  inconnue  de  Lataye, 
lui  fut  très  favorable,  et  l'article  est  très  médiocre,  mais  reste 
significatif  du  grand  effet  produit  sur  le  public  du  temps;  et  ce 
qui  l'est  tout  autant  c'est  que,  quelques  semaines  après,  Emile 
Montégut  revenait  sur  l'ouvrage  à  la  mode  pour  détruire  l'effet 
du  premier  article,  avec  des  arguments  surprenants,  du  reste,  et 


426  LA  CRITIQUE 

cette  affîniialioii  singulière  que  la  jalousie  d'un  amant  à  l'éganl 
d'un  mari  était  chose  «  exceptionnelle,  particulière,  bizarre, 
irrationnelle  et  excentrique  »  ;  tandis  qu'IIippolyte  Rigault,  au 
Journal  des  Débals,  disait  assez  linemeut  que  Fannij,  avec  une 
extraordinaire  précision  d'analyse,  montrant  une  singulière  affé- 
terie du  style,  il  fallait  en  conclure  que  c'était  une  histoire  vraie 
contée  à  l'auteur  en  style  simple  et  rédigée  par  lui  en  style 
laborieux  :  «  Il  faut  avoir  éprouvé  ces  tourments  pour  les  si 
bien  connaître  et  n'en  avoir  |)as  soutîert  pour  être  si  maniéré 
en  les  racontant.  » 

Bref,  Fannij  fut  un  événement.  Il  s'en  fallut  de  peu  que  Fey- 
deau  ne  fût  l'Améric  Vespuce  de  Flaubert  et  ne  passât  pour 
avoir  découvert  le  réalisme  entrevu  confusément  par  son  pré- 
décesseur. Mais  les  ouvrages  de  Feydeau  qui  suivirent  firent 
tort  au  premier;  Fatmij,  par  elle-même,  à  force  d'être  lue,  parut 
moins  lisible,  et  à  mesure  que  Fanmj  somijrait.  Madame  Bovarij 
sélevait  dans  l'estime  des  hommes,  comme  nous  avons  vu. 

Puis  parurent  les  Goncourt  et  enfin  M.  Emile  Zola. 

Avant  d'en  parler  signalons  un  manifeste  littéraire  qui  avait 
précédé  de  très  peu  Madame  Bovary  et  Faiinij.  11  est  fort 
curieux.  Il  est  de  Louis  Ulbach  et  sert  de  préface  à  un  roman, 
Suzanne  Duchemin,  paru  en  1855.  L'auteur  y  attaque  Mérimée, 
Alfred  de  Musset  et  l'école  réaliste  de  1850  (c'est-à-dire  Champ- 
fleury);  Mérimée  considéré  comme  un  «  faux  homme  à  idées  », 
«  Campistron  de  Stendhal  »,  Musset  considéré  comme  un  «  fan- 
taisiste »,  et  l'école  réaliste  comme  une  «  filleule  de  Paul  de 
Kock  qui  se  croit  héritière  de  Balzac  »,  Il  n'y  a  de  vrai  que 
la  «  littérature  d'idées  »  et  c'est  Stendhal  ',  et  «  la  littérature 
d'images  »  et  c'est  le  romantisme;  et  enfin  il  y  a  une  littérature 
«  synthétique  »,  combinant  images  et  idées,  et  c'est  celle  de 
Balzac,  et  c'est  de  celle-ci  qu'il  faut  s'inspirer. 

Ce  manifeste  est  intéressant  comme  significatif  de  l'intluence 
de  Balzac  et  de  Stendhal  et  comme  le  premier  symptôme,  à  ma 
connaissance,  de  cette  double  dévotion  à  Stendhal  et  à  Balzac 
qui  allait  croître  pendant  trente  ans.  Il  ne  passa  point  inaperçu, 
du  reste,  et  fut  très  commenté  et  discuté,  à  ce  point  que  l'auteur 

1.  Une  cdilion  complète  de  StencUial  avait  paru  en  1853. 


LES  REVUES  ET  JOURNAUX  427 

put  croire  que  c'était  pour  trop  lire  sa  préface  qu'on  ne  lisait 
point  son  roman. 

Quant  aux  Goncourt,  très  surveillés  dès  leur  apparition, 
signalés  pour  leur  roman  En  18...  par  Jules  Janin  dès  4851,  et 
assez  justement  incriminés  d'avoir  trop  d'esprit  et  trop  de 
recherche,  ils  étonnent  Pontmartin  en  1861  {Sœur  Philomène), 
qui  reconnaît  qu'ils  sont  capables  d'une  étude  morale  assez  for- 
tement poussée,  mais  ne  peut  s'accommoder  de  cette  fureur  de 
description  minutieuse  et  de  très  mauvais  goût;  et  en  1865,  s'ils 
dégoûtent  M.  de  La  Genevais  par  leur  Germinie  Lacerteux,  ils 
le  désarment,  chose  assez  naturelle,  par  leur  Renée  Mawperin  et 
le  caractère  fort  neuf  alors  et  très  exact  du  petit  struggler  for 
life,  du  jeune  «  arriviste  »  féroce,  comme  on  a  dit  plus  tard,  qui 
est  contenu  dans  ce  roman. 

En  général,  les  Goncourt,  aussi  peu  réalistes  (selon  moi)  que 
possible,  puisqu'ils  peignent  toujours  des  caractères  exception- 
nels et  même  excentriques,  furent  peu  attaqués  par  la  critique. 
Ils  étaient  plutôt  négligés  par  elle,  autant  qu'ils  étaient  encensés 
par  un  petit  cénacle  de  fervents,  et  ils  ont.  comme  côtoyé,  bril- 
lamment du  reste,  le  demi-siècle  littéraire  où  ils  ont  vécu. 

M.  Emile  Zola,  au  contraire,  était  tellement,  par  sa  nature 
même,  celui  qui  dcA'ait  porter  le  réalisme  aux  excès  qui  pour 
ainsi  dire  l'attendaient,  il  était  tellement  l'homme  prédit  à 
l'avance  par  J.-J.  Weiss  dans  son  article  sur  «  la  littérature 
brutale  »  (1862),  qu'il  fut  attaqué  du  premier  coup  par  la  critique, 
comme  il  était  adopté  du  premier  coup,  autant  que  Daudet, 
plus  peut-être,  par  le  public. 

Presque  inconnu  avant  1870,  il  était  très  vivement  malmené 
en  1873  par  M.  Paul  Bourget  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes. 
Cet  article  de  M.  Bourget,  qui  est  un  de  ses  premiers  écrits,  peut 
être  considéré  comme  le  manifeste  du  roman  psychologique  qui 
allait  naître.  «  Que  sera  le  roman  désormais?  »  se  demande  le 
jeune  auteur.  Sera-t-il  le  roman  à  thèse,  comme  le  Mmqjrat 
de  George  Sand?  Sera-t-il  le  roman  «  impersonnel  »,  à  la 
manière  de  Mérimée  et  de  Flaubert?  Il  devra  surtout  être  une 
réaction  énergique  contre  le  réalisme.  Il  faut  en  finir  avec  cette 
manie  «  de  peindre  des  fous  et  des  malades  »  —  voilà  contre 
M.  Zola  —  et  aussi  «  pour  avoir  trop  étudié  des  caractères  com- 


428  LA   CRITIQUE 

pliqués  et  raffinés  nous  perdons  le  sens  ex<{uis  des  belles 
natures  »  —  voilà  contre  les  Goncourt.  —  Le  roman  à  naître 
sera  donc  une  étude  morale  très  attentive  avec  tendances  idéa- 
listes, et  Tarticle  se  termine  par  une  charge  à  fond  contre  M.  Zola 
et  son  école. 

Très  peu  de  temps  ajtrès,  par  son  })remier  article  (1813), 
M.  Brunetière  dénonçait  à  son  tour  le  vice  essentiel  de  M.  Zola 
qui  est,  sous  prétexte  de  réalisme,  de  n'être  pas  réel,  puisqu'il 
mutile  la  nature  humaine,  la  vérité  étant  que  «  nous  irap[»arte- 
nons  à  la  réalité  que  par  les  parties  les  plus  basses  de  nous- 
mêmes  »;  il  sig^nalait  le  lien  étroit  qui  existait  selon  lui  entre 
les  théories  de  Taine  et  les  pratiques  de  M.  Zola,  et  enfin  com- 
mençait vigoureusement  cette  campagne  contre  le  «  natura- 
lisme »,  qu'il  poursuivit  avec  obstination  pendant  environ  dix 
années. 

Il  fut  secondé  dans  cette  guerre  par  Edmond  Schérer,  par 
M.  Anatole  France,  par  M.  Jules  Lemaître  (avec  quelques  atténua- 
tions) et  en  un  mot  à  peu  près  par  toute  la  critique.  M.  Emile 
Zola,  très  fidèlement  aimé  du  public,  n'a  été  défendu  que  par 
quelques  critiques  étrangers,  et  en  France  que  par  quel(|ues  écri- 
vains de  second  éclat. 

Les  destinées  du  réalisme  au  théâtre  furent  assez  curicHises 
aussi.  Il  ne  faut  nullement  croire  que  Dumas  fils  et  Emile 
Augier  réussirent  sans  contestation  ni  protestation.  Le  public 
les  adopta  tout  de  suite;  mais  la  critique,  comme  pour  le  réa- 
lisme dans  le  roman,  fut  assez  longue  à  s'y  accommoder.  Il  faut 
songer  que,  sauf  Sarcey  et  Emile  Montégut,  jeunes  alors,  les 
critiques  dramatiques  appartenaient  à  la  génération  de  1830  ou 
s'y  rattachaient  étroitement.  Jules  Janin  vieillissait  et  attachait 
peu  d'importance  à  l'art  nouveau  qui  se  manifestait,  cherchant 
peu  à  en  analyser  les  éléments  et  s'amusant  à  de  capricieuses 
arabesques  à  propos  de  chaque  ouvrage,  })lut(M  (pi'à  essayer  de 
le  comprendre.  Planche,  par  nature,  n'était  content  de  rien; 
Théophile  Gautier  était  content  de  tout;  Paul  de  Saint-Victor, 
qui  lui  succéda,  ne  songeait  guère,  en  écoutant  une  pièce,  qu'à 
l'harmonie  des  phrases  qu'il  ferait  pour  se  dispenser  d'en  rendre 
compte.  Et  donc,  tous,  sauf  Emile  Montégut  et  Sarcey,  étu- 
diaient peu  les  j»ièces  en  elles-mêmes;  et  encore  Sarcey,  élève 


LES   REVUES   ET  JOURNAUX  429 

de  Scribe,  pour  ainsi  parler,  ne  les  étudiait  guère  qu'en  leur 
mécanisme  et  au  point  de  vue  de  la  technique,  choses  où,  du 
reste,  il  était  passé  maître;  et  Montégut,  sans  mépris  préconçu, 
et  critique  très  consciencieux,  avait  à  l'égard  du  théâtre  de  1860 
une  répugnance  dont  je  n'ai  pas  réussi  à  bien  démêler  les 
motifs. 

Pour  ces  raisons,  les  deux  grands  dramatistes  du  xix*^  siècle 
furent  accueillis  froidement  par  la  criti([ue  et  eurent  très  long- 
temps à  lutter  contre  ses  rigueurs. 

La  Gabrielle  d'Emile  Augier  fut  [)roprement  étranglée  par 
Gustave  Planche,  qui  en  vit  très  bien  les  défauts,  mais  qui  ne 
s'aperçut  point  que  c'était  la  première  attaque  ^n  peu  vigou- 
reuse dirigée  contre  le  romantisme,  le  premier  essai  un  peu 
médité  et  réfléchi  de  réalisme  bourgeois  au  théâtre,  et  par 
conséquent  quelque  chose  qui  avait  chance  de  devenir  une  date. 

On  se  doutait  bien  cependant  que  le  temps  du  romantisme 
était  fini,  car  Madame  de  Montarcif  (1856)  étonna  fort.  Très 
applaudie,  et  avec  raison,  elle  servit  surtout  à  mesurer  les  dis- 
tances parcourues  et  à  faire  qu'on  s'aperçut  que  depuis  bien  des 
années  l'histoire  avait  abandonné  le  théâtre  ou  le  théâtre 
l'histoire.  Planche  le  fit  remarquer,  et  tout  eu  reconnaissant 
que  Louis  Bouilhet  était  un  «  très  bon  élève  de  Hugo  »,  signala 
à  quel  point  il  semblait  retardataire. 

Quant  à  Montégut,  depuis  1855  environ  jusqu'en  1878,  il 
n'eut  jamais  qu'un  refrain,  assez  singulier,  c'est  qu'à  aucune 
époque  de  l'histoire  littéraire  le  théâtre  n'avait  été  aussi  indi- 
gent que  de  1855  à  1878.  En  1860,  il  déplore  la  décadence  du 
théâtre,  constate  que  le  réalisme  l'a  envahi  tout  entier,  fait 
remarquer,  du  reste,  que  tous  les  théâtres  jouent  la  même 
pièce  sous  différents  litres  (Père  prodir/ue.  Duc  Job,  Testament 
de  César  Girodol),  et  enfin  (à  propos  de  le  Petit-fils  de  Masca- 
rille,  de  Meilhac),  hasarde  que  telles  pièces  mo<lernes  trahissent 
une  étude  trop  attentive  peut-être  du  théâtre  de  Molière,  «  lequel 
préoccupe  plus  qu'il  ne  faudrait  quelques-uns  des  auteurs  dra- 
matiques de  ce  temps.  » 

La  même  année,  sous  ce  titre  :  «  Décadence  du  théâtre  »,  il 
croit  trouver  une  cause  de  ce  déclin  en  ce  que  «  la  hiérarchie 
des  théâtres  est  détruite  et  il  n'y  a  plus  de  scènes  principales  et 


430  LA   CRITIQUE 

(le  scènes  secondaires  ».  La  même  année,  ses  répugnances  pour 
le  genre  Emile  Augier  et  Dumas  fils  se  tournent  en  bienveil- 
lance à  l'égard  de  M.  Sardou,  dont  le  Garai  lui  plaît  beaucoup. 
Il  y  a  peut-être  depuis  quelques  années  «  une  tendance  à  trans- 
former le  vaudeville  en  comédie  »  {Pâlies  de  mouche,  Garai),  et 
«  si  la  comédie,  depuiti  si  longtemps  morle,  doit  renaître,  elle 
renaîtra  du  vaudeville...  La  comédie  renaîtra  de  la  farce  pari- 
sienne, comme  jadis  la  farce  italienne  »  contribua  à  la  faire 
naître. 

En  18G1,  il  proteste  contre  les  Effrontés,  qu'il  considère 
comme  une  double  injure,  souverainement  injuste,  à  la  presse 
parisienne  et  à  la  bourgeoisie  parisienne.  La  même  année,  il 
déplore  que  le  «  tliéàtre,  (|ui  a  tenu  une  si  grande  place  dans  la 
vie  intellectuelle  de  la  France,  devienne  de  jour  en  jour  davan- 
tage un  lieu  dp  plaisir  banal  ». 

En  18G2,  il  gémit  sur  la  décadence  de  plus  en  plus  manifeste 
au  tliéàtre,  sur  la  disette  de  talents,  la  multiplicité  des  pièces  à 
spectacle,  etc.,  tout  en  reconnaissant  avec  satisfaction  et  justice, 
du  reste,  à  propos  de  A- os  Inlhnes,  que  Sardou  est  décidément 
Scribe  ressuscité. 

En  1863,  à  propos  de  la  «  Liberté  des  Théâtres  »  qui  était 
promise,  il  se  demande  si  «  ce  monotone  et  stérile  statu  quo  (]ui 
pèse  depuis  plus  de  six  ans  (1857-1863)  sur  le  théâtre,  va  enfin 
finir  ».  En  1864,  il  démontre  combien  r Ami  des  femmes  est  vide 
et  invraisemblable;  il  s'étonne  que  M.  de  Montègre  ait  son 
caractère  et  y  soit  fidèle,  au  lieu  d'être  un  homme  raisonnable 
et  capable  de  raisonner  :  «  Il  entre  dans  une  colère  sans  pareille,^ 
comme  s'il  avait  acquis  des  droits  sur  M™"  de  Sinierose,  sans 
qu'il  lui  vienne  à  la  pensée  de  se  dire  qu'il  manque  à  la  pre- 
mière des  conditions  (|ue  lui  a  imposées  M'""  de  Simerose,  c'est- 
à-dire  le  respect  de  sa  liberté,  (jue  l'amour  platonique  ne  donne 
aucun  droit  à  l'amour  véritable  et  qu'il  est  en  ce  moment  aussi 
absurde  que  mal  appris.  »  11  est  irrité  de  cette  «  misanthropie 
sèche  qui  règne  d'un  bout  à  l'autre  de  la  pièce  »  ou  plutôt  de 
cette  «  demi-misanthropie  »  (|ui  y  circule.  «  Or  quand  on  est 
misanthro})e,  il  ne  faut  pas  l'être  à  demi.  »  Et  il  conclut  en 
disant  que  «  cette  pièce  est  la  moins  fortement  conçue  que 
M.  Dumas  fils  ait  encore  produite.  » 


LES  REVUES   ET  JOURNAUX  431 

En  1878,  examinant  le  théâtre  d'Auffier  dans  son  ensemble, 
il  reproche  surtout  au  célèbre  dramatiste  de  n'avoir  laissé  aucun 
«  type  ». 

On  voit  qu'Augier  et  Dumas  fils  ont  été  peu  soutenus  par  la 
critique  littéraire.  Ils  Font  été  par  le  public  d'abord,  ce  qui 
peut  suffire,  et  ensuite  à  peu  près  par  le  seul  Sarcey,  (|ui  eut 
très  vite  une  assez  forte  autorité.  Il  était  assez  naturel  qu'élevé 
dans  le  goût  et  l'admiration  de  Balzac,  d'une  part,  et  de  Scribe 
de  l'autre,  il  reconnût  du  premier  coup  des  talents  ({ui  étaient 
faits  d'abord  de  force  originale,  ensuite  de  Balzac  pour  ce  qui 
était  observation  morale  et  tendance  d'esprit,  et  de  Scribe  pour 
ce  qui  était  procédés  et  technique.  Sarcey  fut  donc  le  grand 
défenseur  et  tenant  d'Aug"ier  et  de  Dumas  (plus  que  de  M.  Sardou, 
qu'il  aimait  moins,  sans  méconnaître  sa  dextérité  dramatique), 
et  une  partie  de  la  g-rande  influence  qu'il  acquit  sur  le  public,  il 
la  dut  précisément  à  ce  qu'il  ne  s'était  ni  trompé  sur  les  grandes 
destinées  qui  les  attendaient  ni  opposé  à  elles.  Encore,  pour  ce 
qui  est  de  Dumas  fils,  cette  «  misanthropie  sèche  »,  qu'elle  fût 
complète  ou  partielle,  que  Montégut  lui  reprochait,  s'accom- 
modait mal  au  tempérament  jovial  de  Sarcey  lui-même,  et  il  se 
détachait  de  Dumas  fils  ou  ne  pouvait  le  suivre  quand  celui-ci 
inclinait  au  pessimisme,  comme  dans  V Ami  des  femmes  ou  la 
Visite  de  noces. 

L'école  réaliste  au  théâtre  fut  donc  peu  encouragée  par  la 
critique  littéraire  en  gfénéral  et  par  la  criti([ue  dramatique  en 
particulier.  Elle  réussit  surtout  par  elle-même,  et  c'est  la  posté- 
rité qui  est  arrivée  à  cette  conclusion,  généralement  acceptée 
aujourd'hui,  je  crois,  qu'il  n'y  a  pas  eu,  au  moins  pour  le 
théâtre  dit  «  comique  »,  c'est-à-dire  non  tragique,  car  il  faut 
s'entendre,  de  plus  grande  époque,  depuis  Molière,  que  celle  qui 
va  de  1850  environ  {Gabrielle,  1849,  Dame  aux  camélias,  1852) 
à  1880. 

Quant  au  réalisme  en  grénéral,  ([uoique  très  atta(jué  comme 
on  l'a  vu,  et  visiblement  en  suspicion,  il  avait  dans  Balzac  et 
aussi  dans  Mérimée  et  dans  Stendhal  de  tels  précurseurs,  il 
avait  dans  Alphonse  Daudet  et  dans  Flaubert  de  si  grands  repré- 
sentants, qu'il  a  fallu  la  façon  extrêmement  étroite  dont  M.  Zola 
le  comprit  et  le  parti  pris  de  vulg'arité  ([u'il  y  introduisit  pour 


432  r.V   CHITIQUE 

le  compromettre  auprès  de  la  critique  française  et  aussi  pour 
en  précipiter  l'évolution  et  aider  à  la  réaction  qui  vient  tou- 
jours, mais  qui  est  venue  pour  l'art  réaliste  plus  tôt  peut-être 
qu'il  n'eût  été  d'ordre  naturel  qu'elle  arrivât. 

Je  m'étendrai  moins  sur  le  «  mouvement  parnassien  »,  sur  le 
symbolisme,  sur  le  vers  libre,  sur  l'exotisme  et  sur  la  manière 
dont  la  critique  accueillit  ces  diverses  manifestations  de  l'acti- 
vité littéraire,  parce  que  ces  diverses  tentatives  furent  beaucouj» 
moins  contestées  et  discutées. 

La  Critique  et  le  «  Parnasse  ».  — ^  Le  «  Parnasse  », 
ainsi  nommé  d'une  publication  de  la  librairie  Lemerre  où  les 
jeunes  poètes  de  1850  participèrent,  fut,  comme  on  sait,  l'béri- 
tage  de  Théopbile  Gautier  agrandi  par  Leconte  de  Lisle,  cultivé 
par  les  Sully  Prudhomme,  les  Coppée,  les  Catulle  Mendès,  les 
Heredia,  les  Léon  Yalade,  les  Dierx,  les  Anatole  France,  etc. 
Il  fut  en  général  très  bien  accueilli.  Il  ne  rompait,  en  somme, 
aucune  tradition.  Il  n'était  pas  une  réaction.  Il  était  une  modi- 
fication du  romantisme.  Il  était  le  romantisme  avec  plus  de 
souci  de  la  forme,  de  la  versification  châtiée  et  rigoureuse,  avec 
aussi  (et  cela  seulement  chez  quelques-uns)  un  certain  dédain  de 
la  littérature  personnelle,  des  épanchements,  et  une  certaine 
prétention  à  «  l'impassibilité  ». 

Leconte  de  Lisle  fut  signalé  au  public  dès  1853,  à  propos  des 
Poèmes  antiques,  comme  un  nouvel  André  Chénier,  comme  un 
poète  humaniste  qui  voulait  faire  revivre  l'àme  païenne  et  ne 
vivre  absolument  lui-même  que  de  cette  àme-là.  La  Revue  des 
Deux  Mondes  parla  «  d'un  souffle  d'André  Chénier  mêlé  au 
souffle  de  M.  de  Laprade  »  (sans  ironie).  On  discuta  surtout  la 
fameuse  préface  des  Poèmes  antiques  où  il  était  affirmé  (jue  le 
monde  n'avait  pas  connu  la  poésie  «  depuis  la  Grèce,  depuis 
Sophocle,  jusqu'à  la  Renaissance  ».  C'était  l'opinion  très  arrêtée 
de  Leconte  de  Lisle,  puisqu'on  la  retrouve  trente  ans  plus  tard 
dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française;  mais, 
en  1853,  c'était  d'abord  une  réplique  au  Génie  du  christianisme , 
d'où  Leconte  de  Lisle  «royait,  non  sans  quelque  raison,  que 
tout  le  romantisme  était  sorti  ;  et  c'était  ainsi  une  réplique  à 
l'abbé  Gaume,  qui  l'année  précédente,  dans  son  Ver  ro7if/enr, 
avait  dénoncé  avec  violence  l'influence  persistante  et  selon  lui 


LES  UKVUKS   ET  JOURNAUX  V-VA 

néfaste  du  paganisme  à  travers  la  civilisation  moderne;  de 
sorte  que  les  Poèmes  antiques  et  leur  préface  étaient  une  manière 
de  développement  des  deux  vers  de  Sainte-Beuve,  exécrables, 
du  reste,  mais  beaucoup  répétés,  soit  en  riant,  soit  sérieuse- 
ment, à  cette  époque  : 

Paiianisnic  iiniiiortcl,  es-lu  morl?  On  le  d'il. 
Mais  Pau  tout  bas  s'en  moque  et  la  Sirène  en  rit. 

Tant  il  y  a  que  (îustave  Plancbe,  toujours  antiromantique, 
signala,  avec  une  satisfaction  incomplète  (car  il  n'aimait  pas 
plus  le  pasticbe  antique  que  le  pasticbe  étranger),  mais  assez 
vive  :  1°  le  retour  à  la  tradition  antique  [Poèmes  antiques  de 
Leconte  de  Liste,  Homère  de  Ponsard);  2^  l'abandon  du  moyen 
àg-e,  par  tous  avec  indifférence,  par  Leconte  de  Lisle  avec 
malédiction  ;  3°  la  transformation  (il  ne  disait  pas  l'abandon)  de 
la  littérature  personnelle,  laquelle  sans  cesser  d'être,  au  lieu  de 
rester  solitaire  et  comme  ég'oïste,  devenait  amicale  et  familiale 
(Laurent  Pichat,  M.  Eug.  Manuel;  il  devait  avoir  raison  plus 
encore  un  peu  plus  tard  avec  M.  Coppée),  et  il  ne  laissait  pas 
d'y  avoir  assez  de  pénétration  dans  ces  quelques  vues. 

Quand  parut,  eii  183",  le  recueil  des  poésies  de  Théodore  de 
Banville,  on  en  loua  fort  Tliabileté  technique,  l'invention  ryth- 
mique, etc.  ;  mais  on  en  prit  texte  pour  assurer  que  la  nouvelle 
école  n'était  qu'un  romantisme  décadent,  un  romantisme  flam- 
boyant; et  il  y  avait  un  peu  de  cela  dans  toute  l'école;  mais 
encore  c'était  vrai  surtout  de  Théodore  de  Banville. 

MM.  Sully-Prudhomme  et  Coppée  eurent  au  moins  ce  très 
grand  succès  que  leurs  débuts  furent  pleinement  aperçus;  mais 
ils  furent  très  discutés,  et  avec  une  àpreté  qui  étonne  un  peu  de 
nos  jours.  L'article  de  Louis  Etienne  dans  la  Revue  des  Veux 
Mondes  (18G9)  fut  assez  sévère  pour  M.  Sully-Prudhomme.  Il  y 
était  parlé  de  «  talent  très  sérieux  »  et  de  «  peu  de  jeunesse  », 
et,  moitié  éloge,  moitié  épigramme,  on  donnait  comme  épi- 
graphe à  son  volume  : 

Pauca  meo  Gallo,  sed  qua'  légat  ipsa  Lycoris. 

M.  Coppée  était  loué  davantage,  surtout  pour  la  Bénédiction 
et  le  Banc,  avec  un  souvenir  aimable  pour 7e  Passant,  qui  était 
de  l'année  précédente.' 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  ■«-" 


434  LA   CRITIQUE 

Mais,  en  1875,  M.  Brunetière  fut  plus  sévère  encore  pour  les 
deux  poètes  qui  se  partageaient  la  faveur  du  public,  dans  son 
article  sur  «  la  poésie  intime  ».  II  y  montrait  que  le  «  person- 
nalisme  »  finit  par. aboutir  à  Fénigmatique  et  (|ue  certains  sonnets 
de  M.  Sully-Prudhomme  sont  extrêmement  difficiles  à  entendre; 
de  même  que  «  l'intimité  »  finit  par  aboutir  à  la  vulgarité, 
comme  dans  le  Petit  épicier  de  Montronye,  etc. 

Tout  compte  fait,  «  le  Parnasse  »  fut  relativement  respecté 
par  la  critique,  avec  une  nuance  de  froideur  ou  plutôt  d'indiffé- 
rence. Leconte  de  Liste  seul  lui  imposait  et  ne  fut  jamais  con- 
testé comme  grand  poète,  et  il  m'a  toujours  paru  qu'il  y  avait  là 
deux  injustices,  l'une  de  trop  grande  admiration  et  l'autre  de 
trop  grand  détachement,  et  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  je 
pardonne  plus  aisément  à  la  première  qu'à  la  seconde. 

La  Critique  et  le  «  Symbolisme  ».  —  Le  «  Symbo- 
lisme »  et  le  «  Vers  libre  »  occupèrent  beaucoup  les  «  petites 
revues  »  et  un  peu  les  grandes.  C'étaient  les  deux  aspects  d'une 
réaction  contre  le  Parnasse.  Le  Symbolisme  voulait  mettre  plus 
de  pensée  dans  les  vers  que  n'en  mettaient  généralement  les 
Parnassiens,  et  en  cela  il  se  rattachait,  bon  gré  mal  gré,  à 
M.  Sully-Prudhomme;  mais  il  y  voulait  mettre  une  pensée  très 
mystérieuse,  volontairement  flottante,  suggestive  d'idées,  plutôt 
qu'exprimant  des  idées  nettes,  et  en  cela  il  s'éloignait  absolu- 
ment de  M.  Sully-Prudhomme  et  se  rattachait  à  Lamartine 
plutôt  qu'à  tout  autre;  et  enfin  il  voulait  que  ces  pensées, 
vagues  et  mystérieuses  pour  qu'elles  restassent  poétiques, 
fussent  toujours  enveloppées  d'images  pour  rester  pittoresques, 
et  en  cela  c'était  plutôt,  comme  le  vit  très  bien  M.  Brunetière, 
à  tel  poète  volontairement  obscur  du  xvi"  siècle,  comme  Maurice 
Scève,  que  se  rattachaient  décidément  les  symbolistes. 

Quant  au  «  vers  libre  »  dont  usaient  presque  tous  les  sym- 
bolistes, ou  pour  lequel  ils  avaient  tous  quelque  tendresse,  il 
consistait  à  briser  la  forme  trop  rigoureuse,  le  métal  tro})  dense 
du  vers  parnassien,  à  en  amortir  l'éclat  jugé  trop  dur,  à  en 
atténuer  les  rimes  jugées  trop  riches,  c'est-à-dire  d'une  sonorité 
qui  était  estimée  un  amusement  puéril.  Il  consistait  à  saisir  le 
rythme  propre,  non  consacré,  non  traditionnel,  non  imposé  par 
les  habitudes  de  l'oreille,  le  rythme  intrinsèque  et  immanent 


LES  REVUES  ET   JOURNAUX  435 

d'une  ligne  de  prose  courte  ou  longue,  et,  quand  cette  ligne 
était  jugée  rythmique  en  etTet,  à  déclarer  que  c'était  un  vers.  Et 
enfin  il  consistait  à  soutenir  la  suite  de  ces  lignes  et  à  les  unir 
entre  elles  par  le  lien  très  léger  d'assonances  au  lieu  de  rimes. 

C'était  la  répudiation  très  nette  de  Hugo  et  surtout  de  Gautier, 
et  la  répudiation  plus  nette  encore  et  plus  vive  de  tout  le  Par- 
nasse. La  petite  presse  railla  très  fort  ces  tentatives  qu'il  était 
extrêmement  facile,  et  un  peu  trop,  de  tourner  en  ridicule  et  que 
certaines  excentricités  de  polémique  ou  de  propagande,  de  la 
part  des  «  symbolistes  »,  des  «  décadents  »  et  des  «  vers-libristes  », 
ne  laissaient  pas,  non  plus,  de  compromettre  gravement. 

Au  fond,  il  y  avait  dans  ce  double  mouvement  l'idée  que  ce 
qui  n'est  pas  mystérieux  n'est  pas  poétique,  ce  qu'avaient  sou- 
tenu Chateaubriand,  M""  de  Staël  et  Alfred  de  Yigny,  sans 
compter  Lamartine;  et  l'intention  de  mettre  plus  de  musique,  et 
une  musique  plus  spontanée,  constamment  créée,  dans  les  vers. 

Parmi  les  critiques  sérieux,  M.  Brunetière  fut  le  seul  qui  le 
comprit  bien.  Son  article  Syinbolistes  et  Décadents  {Revue  des 
Deux  Mondes,  1888)  eut  l'importance  d'un  manifeste  et  alla 
jusqu'au  fond  même  de  la  question.  Il  eut  peut-être  le  tort  de 
considérer  surtout  le  Symbolisme  comme  une  réaction  contre  le 
Réalisme  et  le  Naturalis)ne,  ce  qui  vient  de  ce  qu'on  se  plaît 
toujours  à  voir  les  autres  attaquer  ce  que  l'on  n'aime  point.  Le 
symbolisme  était  un  peu,  sans  doute,  une  réaction  contre  le 
réalisme  et  à  coup  sur  il  n'avait  pour  celui-ci  aucun  faible; 
mais  il  réagissait  surtout  contre  le  romantisme  et  contre  le  Par- 
nasse, comme  je  l'indiquais  tout  à  l'heure. 

Mais,  avec  une  pleine  raison,  M.  Brunetière  montra  le  Sym- 
bolisme dérivant  de  Verlaine,  qui  avait  dit  :  «  De  la  musique 
avant  toute  chose!  »  et  qui  avait  dit  encore,  mettant  ensemble 
exemple  et  précepte  : 

Prends  réloquence  et  tords-lui  le  cou. 
Tu  feras  bien,  en  train  d'énergie, 
De  rendre  un  peu  la  rime  assagie. 
Si  l'on  n'y  veille,  elle  ira  jusqu'où? 
Oh!  qui  dira  les  torts  de  la  rime? 
Quel  enfant  sourd  ou  quel  nègre  fou 
Nous  a  formé  ce  bijou  d"un  sou, 
Qui  sonne  creux  et  faux  sous  la  lime? 


436  LA  CRITIQUE 

Il  mettait  on  lumière  cette  idée  ({110  le  Symbolisme  ne  son- 
g-eait,  somme  toute,  qu'à  chercher  l'àmc  des  choses,  selon  le 
mot  d'Amiel  :  «  Un  paysage  est  un  état  d'esprit  »,  ou  ne  cher- 
chait (|u'à  mettre  une  àme  dans  les  choses  on  la  leur  supposant, 
et  (|u'à  ce  titi'o,  il  était  tout  simplement  la  poésie  même. 

Il  indiquait  enfin,  diiuc  vue  très  profonde,  que  le  vers  libre 
et  les  théories  du  vers  libre  avaient  pour  cause  prochaine 
l'influence  de  Wagner  et  pour  cause  plus  générale  l'inlluence  de 
la  musique  sur  le  xix^  siècle,  la  musique  ayant  sur  les  âmes  au 
xix"  siècle  le  même  empire  qu'avait  eu  sur  elles  l'architecture 
aux  siècles  classiques,  et  la  pensée  se  réglant  de  nos  jours, 
inconsciemment  et  par  une  secrète  affinité,  sur  le  rythme, 
comme  autrefois  elle  se  réglait,  sans  le  savoir  et  par  des  ana- 
logies intimes,  sur  les  lignes  architecturales.  Il  concluait  en 
disant  que  rien  n'était  plus  légitime  ni  même  plus  profond  que 
le  mouvement  du  symbolisme  et  les  tentatives  du  vers  libre; 
mais  qu'il  restait  aux  symbolistes  et  aux  décadents,  comme  à 
toutes  les  écoles  du  monde,  à  prouver  l'excellonce  de  leurs 
doctrines  par  un  chef-d'œuvre,  seul  genre  de  preuve  admise  en 
littérature. 

On  sait  que  ces  deux  écoles,  ou  cette  école  à  double  aspect, 
n'a  pas  administré  cette  preuve-là.  Elle  a  eu  du  moins  ce  succès 
assez  notable  que  les  moins  aventureux  de  ses  partisans,  et  non 
les  moins  bien  doués,  M.  Henri  de  Régnier  et  M.  Fernand  Gregh, 
ont  été,  le  premier  admis  à  la  Revue  des  Deux  Mondes,  le  second 
couronné  par  l'Académie  française  pour  un  recueil  éclectique  011 
beaucoup  de  vers  conformes  aux  règles  traditionnelles  faisaient 
bonne  figure,  et  d'où  les  vers  émancipés  n'étaient  pas  exclus. 

La  Critique  et  le  mouvement  exotique.  —  Il  nous  reste 
à  dire  quelques  mots  de  ce  qu'on  jteut  appeler  le  mouvement 
exotique  et  de  la  façon  dont  il  a  été  traité  par  la  critique  fran- 
çaise. Je  ne  parle  point  de  l'intluence  de  la  littérature  anglaise 
et  de  la  littérature  allemande,  qui  s'est  exercée  sur  nous  dans 
la  première  moitié  de  ce  siècle  et  qui  n'est  pas  de  mon  présent 
sujet.  Je  parle  de  l'influence  de  la  littérature  russe,  de  la  littéra- 
ture Scandinave  et  de  la  littérature  italienne. 

La  littérature  russe  avait  été  mise  à  la  mode  en  France  dans 
une   certaine    mesure    par   Mérimée,   qui    est   certainement   le 


LES  REVUES   ET  JOURNAUX  437 

premier  qui  s'en  soit  inquiété,  et  qui  ait  éveillé  l'attention  sur 
ce  sujet.  Longtemps  après  lui,  en  1881.  dans  plusieurs  revues 
et  journaux  et  particulièrement  dans  la  Hernie  des  Deux  Mondes, 
M.  E.  Melchior  de  Vogiïé  révéla  à  la  France  Tolstoï  etDostoïewski, 
et  grâce  au  talent  du  critique  autant  qu'au  génie  des  auteurs, 
grâce  aussi  au  volume  de  M.  Ernest  Dupuy  sur  «  les  grands 
maîtres  de  la  littérature  russe  »,  paru  exactement  dans  le  même 
temps,  l'engouement  s'attacha  aux  Russes  pendant  une  dizaine 
d'années. 

On  traduisit  une  foule  d'ouvrages  anciens  et  nouveaux 
d'auteurs  russes,  jusqu'à  descendre  un  peu  trop  bas  peut-être 
dans  cette  mine,  excès  indiscret  et  compromettant  même  pour 
la  cause  qu'on  voulait  servir,  et  zèle  imprudent  que  M.  E.  Mel- 
chior de  Yogïié,  aussi  au  courant  de  la  question  que  possible, 
dénonça  lui-même  pour  le  modérer. 

Ce  qui  a  surnagé  de  cette  inondation  un  peu  tumultueuse, 
c'est  Gogol  et  Tourguenief,  connus  et  aimés  déjà  avant  1884, 
les  deux  grandes  œuvres  de  Tolstoï,  Guerre  et  Paix  et  Anna 
Karénine,  et  la  Maison  des  morts  de  Dostoïewski. 

Mais  ce  qu'il  faut  remarquer  aussi  c'est  que  la  profonde 
impression  qu'avait  i)roduite  Tolstoï  sur  les  imaginations  fran- 
çaises s'est  tournée  en  une  certaine  ferveur  pour  les  idées  qu'il 
s'est  mis  à  répandre  de[)uis  qu'il  a  cessé  d'être  romancier,  et 
qu'il  y  a  eu,  qu'il  y  a  encore  un  tolstoïsme  moral  en  France 
qui  a  survécu  au  tolstoïsme  littéraire.  Il  n'est  jamais  inutile, 
pour  faire  un  succès  à  un  Contrat  social,  d'avoir  écrit  une  A^ou- 
velle  Héloïse. 

A  la  «  russomanie  »,  si  l'on  me  permet  ce  terme,  succéda  la 
vogue  des  «  Scandinaves  »,  c'est-à-dire  des  deux  grands  dra- 
matistes  norvégiens  MM.  Ibsen  et  Bjœrnson.  Cette  mode,  par- 
faitement justifiée  du  reste,  à  notre  avis,  nous  vint  d'Angleterre 
et  d'Allemagne,  mais  d'Angleterre  surtout.  Vers  1886,  le  grand 
critique  William  Archer  s'attacha  à  faire  comprendre  à  ses 
compatriotes  le  génie  d'Henrik  Ibsen,  le  fit  traduire,  le  fit  jouer, 
l'expliqua,  le  commenta,  créa  enfin  autour  de  ce  nom  une  agi- 
tation littéraire.  Il  réussit.  Une  partie  du  public  anglais  se  prit 
d'un  très  grand  goût  pour  l'auteur  des  lievenants  et  de  Maison 
de  Poupée.  La  France  suivit,  ou  du  moins  Paris.  Le  Théâtre 


438  LA   CRITIQUE 

Libre  d'abord,  le  Théâtre  de  YŒuvre  ensuite,  jouèrent  la  plu- 
part des  pièces  d'Ibsen,  mises  en  français  par  différents  traduc- 
teurs et  surtout  par  le  comte  Prozor,  et  quelques-unes  des  pièces 
de  Bjœrnson,  notamment  Au  delà  des  forces. 

La  critique  française  fut  très  divisée.  M.  Jules  Lemaître,  avec 
quelques  réserves,  dans  le  Journal  des  Débats;  M.  Henry  Bauer 
sans  aucune  réserve  ni  discrétion  dans  Y  Echo  de  Paris,  appuyè- 
rent le  nouveau  venu  en  France  (car  ce  fut  sur  le  nom  d'Ibsen 
que  la  bataille  se  livra  presque  exclusivement)  ;  Francisque 
Sarcey  fut  très  nettement  hostile  au  nouvel  auteur,  dont  les 
obscurités  le  rebutaient  et  dont  le  «  symbolisme  »,  vrai  ou  sup- 
posé, l'irritait  fort  et  lui  semblait  incompatible  avec  le  théâtre. 
Un  livre  de  M.  Auguste  Ehrhard,  Heurik  Ibsen  et  le  théâtre 
contemporain  (1892),  jeta  une  grande  lumière  sur  le  débat  et 
est  devenu  comme  classique  en  cette  matière.  Malheureuse- 
ment, comme  on  le  voit  par  sa  date,  il  est  incomplet,  et,  si  l'on 
compte  quatre  manières  dans  l'évolution  du  génie  de  M.  Ibsen, 
il  s'arrête  au  moment  où  la  quatrième  commence. 

M.  Jules  Lemaître,  en  1895,  dans  un  grand  article  de  la  Revue 
des  Deux  Mondes  résuma  le  débat,  avec  des  conclusions  très 
sympathi([ues  aux  littératures  étrangères,  mais  cette  idée  géné- 
rale que  ces  littératures  sur  beaucoup  de  points  s'inspirent  de 
la  nôtre  et  ne  font  souvent  que  répéter  ce  que  le  romantisme 
français  a  répandu  par  le  monde. 

M.  Georges  Brandès,  dans  un  article  de  Cosmopolis  (1897), 
d'une  part  s'inscrivit  en  faux  contre  l'article  de  M.  Jules 
Lemaître  et  affirma  que  la  littérature  française  avait  eu  peu 
d'influence  sur  la  littérature  européenne  et  en  particulier  que 
M.  Ibsen  n'avait  jamais  rien  lu  de  George  Sand;  d'autre  part 
prétendit  qu'il  n'y  avait  aucun  symbolisme  dans  M.  Ibsen  et 
railla  très  durement  les  Français  d'y  en  avoir  trouvé. 

M.  Lemaître  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  et  M.  Faguet 
dans  le  Journal  des  Débats  lui  répliquèrent. 

Au  «  mouvement  Scandinave  »  peuvent  se  rattacher  les  quel- 
ques représentations  des  drames  des  Allemands  Gerhardt 
Hauptmann  et  Hermann  Sudermann  qui  ont  été  données  en 
France.  Ces  pièces  n'ont  pas  eu  un  grand  succès  et  n'ont  pas  été 
très  vivement  discutées  par  la  critique. 


LES   REVUES   ET  JOURNAUX  439 

L'engouement  pour  «  les  Septentrionaux  »  a  complètement 
cessé  en  France,  et,  sans  avoir  été  précisément  remplacé  par 
un  autre,  a  fait  place  à  un  commencement  de  curiosité  pour 
les  littératures  méridionales.  M.  de  Vogué,  toujours  éveillé  et 
curieux  de  toute  nouveauté  artistique  et  de  toute  noble  tentative 
d'art,  a  appelé  rattention  des  Français,  en  ces  dernières  années, 
sur  le  romancier-poète  Gabriele  d'Annunzio,et  il  a  été  vivement 
secondé  dans  le  journal  le  Temps  par  M.  Gaston  Deschamps, 
qui,  de  plus,  a  plaidé  avec  chaleur  pour  cet  autre  romancier 
italien,  plus  réaliste,  M.  Fogazzaro. 

Ces  deux  campagnes  ont  abouti,  sans  compter  que  le  talent  de 
ces  deux  auteurs  aurait  suffi  à  leur  assurer  le  succès;  et  non  seu- 
lement M.  d'Annunzio  et  M.  Fogazzaro  ont  été  très  lus  et  fort 
ofoûtés  en  France  ;  mais  encore  ils  ont  été  très  recherchés  et 
très  choyés  dans  le  voyage  en  France  qu'ils  ont  fait,  successi- 
vement, mais  à  très  peu  de  distance,  dans  les  premiers  mois  de 
l'année  1898.  Il  faut  noter  toutefois,  qu'au  Théâtre  de  la  Renais- 
sance, la   Ville  Morte  de  M.  d'Annunzio  n'a  eu  aucun  succès. 

Enfin  la  curiosité  des  Français,  qu'on  accuse  parfois  d'être 
faible  et  même  de  ne  point  exister  à  l'égard  des  littératures 
étrangères,  et  qui  est  plus  vive  et  plus  prompte  que  celle  des 
étrangers  à  notre  endroit,  puisqu'enfin  il  est  prouvé  que  nous 
avons  lu  Ibsen  presque  aussitôt  qu'il  s'est  manifesté  et  que 
M.  Ibsen  n'a  jamais  lu  George  Sand,  s'est  aussi  portée  en  ces 
derniers  temps  du  côté  de  l'Espagne,  et  M"'"  Arvède  Barine  a 
vivement  mis  en  lumière  le  talent  des  auteurs  dramatiques 
espaghols  Echegaray  et  Tamayo  y  Baus;  et  M.  Alfred  Gassier, 
en  son  livre  le  Théâtre  espagnol  (1898),  a  poussé  l'étude  des 
dramatistes  espagnols  depuis  les  origines  jusqu'aux  Echegaray, 
Feliu  y  Godina,  Galdos,  Dicenta,  etc. 

Quelques  représentations  d'Echegaray  et  de  Tamayo  ont 
même  été  données  à  Paris  avec  bon  accueil  du  public,  soit 
par  des  acteurs  réunis  en  société,  soit  par  la  troupe  de  l'acteur 
Novelli,  en  1898. 

Telles  ont  été  les  principales  questions  qui  ont  occupé  la  cri- 
tique courante  et  figuré  dans  les  revues  et  journaux  depuis 
1850  jusqu'à  l'heure  où  nous  sommes. 

La  critique  française  en  cette  seconde  moitié  de  siècle,  sans 


440  LA   CUlTinri' 

avoir  un  Sainte-Beuve  (si  Ton  veut  atlrihuer  Sainte-Beuve  à  la 
première  moitié  du  mx*"  siècle),  sans  j)Ouvoir  se  parer  et  se  con- 
sacrer d'un  aussi  grand  nom,  me  semble,  par  son  érudition, 
par  sa  variété,  par  son  goût  tiès  hospitalier,  par  sa  conscience, 
par  ce  fait  aussi  que  des  liommes  qui  en  dépassent  le  cadre, 
comme  Renan  et  Taine,  s'y  sont  exercés  et  ont  ajouté  à  sa 
gloire,  avoir  rendu  les  plus  grands  services  à  la  cause  des 
bonnes  lettres,  avoir  constamment  tenu  les  esprits  en  éveil  et 
en  haute  curiosité,  avoir  soulevé  sans  les  résoudre  toutes  les 
questions  importantes,  avoir  soutenu  énergiquement  les  bons 
auteurs  sans  maltraiter  cruellement  les  mauvais,  avoir  le  plus 
souvent  porté  des  jugements  qui  se  sont  trouvés  ceux  de  la 
postérité  commençante;  c'est-à-dire  enfin  avoir  à  peu  près  rem- 
pli l'office  que  la  critique  doit  s'attribuer  et  auquel  elle  a  le 
devoir  de  ne  pas  rester  trop  inégale. 


BIBLIOGRAPHIE 

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lier de  littérature,  1S.")G-I862.  —  Emile  Zola,  Mes  haines,  1873;  Documents 
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Salons  de  peinture  au  Moniteur  universel  de  18 iO  à  1870.  —  Paul  de  Saint- 
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1867;  Les  deux  masrjues,  1880.  —  Alexandre  Vinet,  Etudes  sur  la  litté- 
rature franç'tîsc  au  XIX'^  siècle,  18o7;  Êtude.<  sur  Biaise  Pascal,  1852  ;  Histoire 
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Causeries  du  lundi  et  Nouveaux  lundis,  1849-1860.  —  Emile  Montégut, 
articles  dans  \ii  lievue  des  Deux  Mondes  de  1850  à  1873;  Essais  sur  la  litté- 
rature anglaise,  1883;  Poètes  et  artistes  d' Italie,  1878,  etc.  —  Edmond 
Schérer,  Études  sur  la  littérature  contemporaine,  1861-1885.  (Elude  sur 
Edmond  Schérer,  par  O.  Gréard.  1880.) 

Edma  Caro,  La  Philosoidiic  de  (iœthe,  lcS80;  La  fin  du  XVIII^  siècle, 
1883,  etc.  —  Francisque  Ssrcey,  Feuilleton  dramatique  de  l'Opinion  natio- 
nale, puis  du  Temps  de  1850  à  1800  (un  choix  de  ces  articles  est  en  prépa- 
ration par  les  soins  de  son  successeur  M.  Gustave  Larroumet).  —  Hippolyte 
Taine,  Les  j^hilosophes  français  du  XIX'^  siècle,  185.5;  La  Fontaine  et  ses  falj les, 
1H60;  Essais  de  criticiue  et  d'histoire,  1857;  Xoureaux  essais  de  crithiue  et 
d'histoire,  1865;  Histoire  de  la  littérature  anglaise,  1864;  les  origines  de 
la  France  contemporaine,  1875-1800,  elc.  —  Ernest  Renan,  Vie  de  Jésus, 
1860;  Histoire  générale  et  systèmes  comparés  d'S  langues  sémili<iues,  1845; 
Averroès  et  l'Averroisme,  1852;  Les  Apôtres,  [mù;  Saint  Paul,  1867;  L'An- 
téchrist, 1873;  Les  Évangiles  et  la  seconde  génération  chrétienne,  1877;  L'Église 
chrétienne,  1870;  Marc  Aurèle,  18SI;  Histoire  du  peuple  d'Israël,  1887-1880; 
Souvenirs  d'enfance  et  de  Jeunesse,  1883;  Dialogues  philosophiques,  1875;  La 
réforme  intellectuelle  et  morale,  \H~, 2:  Drames  philosophiques,  1888;  L'Avenir 


lilBLlOGllAPIIIE  441 

de  la  scitncc,  écrit  en  IStN,  publié  en  1890.  (ÉtiiLle  sur  Ernest  Rman,  par 
M.  Gabriel  Séailles.)  —  Ferdinand  Brunetière,  Études  critiques 
sur  rhistoire  de  la  littérature  française,  1880;  Nouvelles  études  critiques  sur 
Vhistoire  de  la  littérature  française,  1882;  Histoire  et  littérature,  188;j-1886; 
Éludes  critiques  sur  l'Instoire  de  la  littérature  française,  ^'^  si'rie,  1887;  His- 
toire et  littérature,  3°  série,  1887;  Questions  de  critique,  1881);  Nouvelles 
cjiiestions  de  critique,  1890;  Études  critiques  sur  Vhistoire  de  la  littérature 
française,  4"^  série,  1891;  Essais  sur  la  littérature  contemporaine,  1892;  Le 
Roman  naturaliste  (édition  définitive),  1892;  Études  critiques  sur  rhistoire  de 
la  littérature  française,  o'^  série,  1893;  Nouveaux  essais  sur  la  Littérature 
contemporaine,  1895;  L'Évolution  de  la  poésv'.  lyrique  en  Erance,  189 i; 
Manuel  de  rhistoire  de  la  Littérature  française,  1898,  etc.  —  Anatole 
France,  La  vie  littéraire,  recueil  des  articles  publiés  dans  le  Temps,  1887- 
1893.  —  Jules  Lemaître.  Impressions  de  théâtre,  1888-1890;  Les  contem- 
porains, 1880-1899.  —  Emile  Faguet,  XVI"  siëcle,  XVlt  siècle,  XVIIl"  siècle, 
XlX'^siècle,  éludes  littéraires,  Iss.'i-lS'.t;);  Politiques  et  moralistes  du  XIX° siècle, 
2  vol.,  1890-1893.  —  René  Doumic,  Portraits  d'écrivains,  1896;  articles 
dans  la  Bévue  des  Dean  Mondes,  1891-1899. 

JoiiiMiaiix  et  Revues.  —  Collections  de  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
de  la  Bévue  de  Paris,  du  Correspondant,  de  la  Revue  bleue,  du  Temps,  du 
Journal  des  Débats,  etc. 


CHAPITRE  VIII 

PHILOSOPHES,   MORALISTES, 
ÉCRIVAINS   ET   ORATEURS    RELIGIEUX' 


/.   —  Philosophes. 

Les  dernières  années  de  Victor  Cousin.  Son  influence. 

—  Le  milieu  de  ce  siècle  trouve  la  philosophie  en  France  orga- 
nisée et  disciplinée  comme  un  rég-iment,  selon  la  comparaison 
de  l'un  des  plus  brillants  officiers  de  ce  régiment,  de  Jules 
Simon.  Le  colonel  est  Victor  Cousin.  Pour  des  raisons  politi- 
ques et  pédagogiques,  auxquelles  il  faut  ajouter  un  naturel 
instinct  de  domination,  et  grâce  à  une  autorité  personnelle 
autant  qu'officielle,  Cousin  institua  une  philosophie  d'Etat  dont 
ce  fut  l'afTaire  de  la  génération  suivante  de  s'émanciper. 
Pour  cet  objet,  Cousin  atténua  sa  propre  doctrine  par  <les 
retouches  successives,  et  l'expurgea,  autant  que  possible,  de 
toute  trace  d'influence  allemande,  et  surtout  de  tout  soupçon 
de  [lanthéisme.  Il  rattacha  plus  (m  moins  exactement  cette  doc- 
trine à  une  origine  glorieuse  et  française,  à  Descartes  ;  il  Tap- 
j)ela  le  spiritualisme,  et  en  fît  les  contours  dogmatiques  assez 
arrêtés  pour  rassurer  les  adversaires  de  la  philosophie,  assez 
larges  pour  que  de  libres  esprits  pussent  encore  s'y  mouvoir. 
Tout  n'est  pas  à  reprendre  et  à  regretter  d'ailleurs  dans  cette 
direction  imprimée  par  Cousin  à  la  philosophie  de  son  temps. 

\.  Par  ,M.  Itaymond  Tliaïuin,  «Idch'ur  es  lettres,  professeur  an  lycée  (londorcel. 


PHILOSOPHES  443 

Cousin  était  parti  de  cette  idée,  idée  de  politique  et  d'historien 
sans  doute  plutôt  que  de  métaphysicien,  qu'il  fauten  France  une 
philosophie  française,  et  il  s'était  appliqué  à  tenir  celle-ci  aussi 
loin  de  l'empirisme  anglais  que  de  la  spéculation  allemande;  et 
il  avait  vu  assez  juste  pour  que  sa  philosophie,  si  elle  n'es 
plus  chez  nous  la  philosophie  des  professionnels,  soit  restée 
celle  de  l'immense  majorité  du  public  philosophique.  De  ce 
public  il  fut  en  partie  l'éducateur.  Par  lui  un  plus  grand  nombre 
d'esprits  fut  initié  et  intéressé  aux  problèmes  que  la  philoso- 
phie soulève.  Gela  tint  à  l'éclat  et  au  retentissement  de  sa  parole 
et  de  ses  écrits.  Mais  cela  tint  surtout  à  ce  que  la  philosophie 
put  devenir,  sous  sa  tutelle,  l'objet  d'un  enseignement  plus 
largement  dispensé.  Même  affranchie  de  cette  tutelle,  elle  a  gardé 
ses  positions,  ot  par  là  la  pédagogie  contemporaine  relève 
encore  de  Cousin.  Son  œuvre  fut  en  ce  sens  une  œuvre  libé- 
rale, et  la  réaction  impériale,  en  s'en  prenant  à  l'enseignement 
philos()})hiquo,  tel  qu'il  l'avait  organisé,  acheva  de  lui  donner 
cette  marque.  En  même  temps  qu'il  étendait  ainsi  la  clientèle 
de  la  philosophie.  Cousin  enrôlant  et  inspirant  toute  une 
équipe  de  professeurs  lui  assura  des  ouvriers  nombreux  et 
d'abord  disciplinés.  Son  influence  dura  même  plus  que  son  gou- 
vernement effectif  qui  prenait  fin  avec  la  première  moitié  de 
ce  siècle. 

Cousin  sortit  en  effet  de  la  vie  publique  et  de  l'enseignement 
après  le  coup  d'Etat.  Toute  son  activité  intellectuelle  se  réfugia 
alors,  comme  on  l'a  déjà  raconté,  dans  l'étude  de  ce  xvu'^  siècle 
où  ses  travaux  sur  Pascal  l'avaient  introduit.  Pascal  lui  avait 
fait  connaître  Jacqueline.  Jacqueline  le  mena  à  M""  de  Sablé,  à 
M"""  de  Longueville,  à  M'"'  de  Chevreuse,  à  M"""  de  Hautefort.  Il 
écrivit  ainsi  neuf  Aolumes  qui  sont,  dit  un  malicieux  biographe, 
«  un  agréable  mais  singulier  appendice  aux  huit  volumes 
(Y Histoire  de  la  philosop/iie,  aux  cinq  volumes  de  Fragments 
philosophii[ues,  aux  manuscrits  de  Proclus,  au  sic  et  non  d'Abé- 
lard  ».  Ce  sont  livres  d'érudition,  mais  d'une  érudition  éprise 
et  passionnée;  et  on  plaisanta  pendant  de  longues  années,  à 
la  suite  de  Taine,  sur  l'amour  posthume  de  Cousin  pour 
M"*"  de  Longueville.  Il  est  certain  en  effet  qu'un  Kant  ou  un 
Descartes  eussent  occupé  autrement  leurs  loisirs.  Mais  les  occu- 


444        PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET   OllATELIlS  RELIGIEUX 

pations  préférées  do  la  vieillesse  de  Cousin  servent  justement  à 
éclairer  la  nature  de  son  talent,  et  c'est  pour  cetto  raison  (jue  nous 
revenons  sur  un  sujet  déjà  traité  dans  celte  histoire.  Cousin 
rapproche  la  philosophie  de  la  littérature,  la  philosophie  qui, 
pour  son  maître  Descartes,  et  pour  beaucoup  de  nos  contempo- 
rains, entretient  plutôt  avec  la  science  ses  relations  essentielles. 
De  cet  exemple  aussi  il  faudra  une  génération  entière  pour 
s'affranchir. 

Cousin  avait  donné  un  autre  exemple.  Il  avait  traduit,  édité; 
il  avait  écrit  lui-même  une  histoire  de  la  philosophie.  Beau- 
coup de  ses  cours  avaient  été  des  expositions  et  dos  discussions 
de  doctrines  célèbres  qu'en  les  réfutant  il  faisait  connaître.  Sa 
propre  doctrine,  on  le  sait,  sous  le  nom  d'éclectisme,  en  évitant 
de  verser  dans  un  des  systèmes  existants,  leur  faisait  à  tous 
quelques  emprunts.  En  un  mot.  Cousin  fut  un  historien.  Dans 
un  siècle  qui  accorda  une  telle  place  aux  études  historiques,  il 
fonda  l'histoire  de  la  philosophie.  Par  là  il  fut  de  son  temps,  à 
la  façon  d'un  devancier.  Et  par  là  aussi  nous  relevons  de  lui. 
Que  l'on  compare  aux  anciens  cahiers  de  philosophie  l'ensei- 
gnement contemporain  qui  nous  apprend  ce  qu'ont  pensé  tel 
ou  tel,  bien  plutôt  qu'il  ne  nous  apprend  ce  qu'il  convient  de 
penser.  Cousin  fut  ainsi  1  inspirateur  de  nombreux  travaux  qui 
se  suivirent  de  près  vers  le  milieu  de  ce  siècle.  Barthélémy 
Saint-Hilaire,  qui  se  voua  ensuite  à  la  traduction  d'Aristote, 
avait  d'abord  fait  de  la  philosophie  indienne  et  du  bouddhisme 
sa  spécialité.  Franck  étudia  la  Kabbale  juive,  Yacherot  avait 
écrit  trois  beaux  volumes  sur  l'école  d'Alexandrie.  Ilauréau 
jmblia  une  consciencieuse  histoire  de  la  philosophie  au  moyen 
âge.  Le  moyen  âge,  depuis  retombé  dans  l'oubli,  fut  encore 
l'objet  des  travaux  de  Jourdain,  et  d'un  écrivain  élégant,  ({ui 
était  comme  en  marge  de  l'éclectisme,  Rémusat.  Le  même 
Hémusat  donna  de  Bacon  une  monographie  estimée.  Les  Pères 
de  l'Eglise,  que  les  philosophes  universitaires  eurent  ensuite  le 
tort  de  négliger,  furent  eux-mêmes  explorés.  Nous  pourrions 
citer  d'autres  noms  propres  et  d'autres  travaux.  Parmi  ceux 
mêmes  que  nous  avons  cités,  peu  sont  des  œuvres  délinitives; 
quelques-uns  même  ont  été  refaits  et  mieux  faits  depuis.  Mais 
ceux-là  sont  les  premiers,  ce  qui  est  quelque  chose  ;  et  en  outre 


PHILOSOPHES  445 

ils  font  masse  et  témoignent  d'une  impulsion  commune.  Entre 
tous,  celui  qui  dut  aller  le  plus  au  cœur  de  Cousin  fut  l'histoire 
de  la  philosophie  cartésienne  de  Francisque  Bouillier.  L'amhi- 
tion  de  Cousin  était  en  effet,  nous  l'avons  dit,  de  renouer  la  tra- 
dition jihilosophique  du  xyu*^  siècle,  interrompue  par  l'empi- 
risme du  xvnf .  Bouillier  rappelait  les  titres  de  la  philosophie 
française,  dans  iin  siècle  oii  on  parle  surtout  en  France  des 
philosophies  élranirères;  et  son  œuvre  était  en  même  temps 
d'une  larg-e  et  scrupuleuse  information. 

Les  spiritualistes;  M.  Ravaisson.  —  Nous  ne  pouvons 
nommer  davantage  tous  les  aides  de  camp  de  Cousin  et  tous 
ses  disciples  dans  l'ordre  dogmatique.  Garnier  eut  comme 
département  la  psychologie;  M.  Lévèque  l'esthétique,  Saisset  la 
théologie  naturelle.  Trois  penseurs  surtout  méritent  de  nous 
retenir  par  l'importance  de  leur  œuvre  et  l'autorité  dont  ils 
ont  joui  :  Janet,  Caro  et  Simon,  celui-ci  tôt  enlevé  à  la  ])hiloso- 
phie  par  la  politique.  Janet  et  Caro  ont  philosophé  côte  à  côte 
pendant  de  longues  années  et  ils  ont  comhattu  les  mêmes  adver- 
saires (car  leur  œuvi'e  se  développe  en  partie  par  opposition 
aux  théories  qui  vinrent  disputer  le  terrain  au  spiritualisme), 
Caro  [»lus  intransigeant,  plus  dominateur,  Janet  plus  insinuant, 
plus  conciliant,  —  tous  deux  dialecticiens  consommés  au  point 
que,  pour  l'un  d'eux  au  moins,  le  polémiste,  aux  yeux  du 
puhlic,  a  fait  tort  au  penseur. 

De  ce  puhlic,  Caro  connut  toutes  les  faveurs,  puis  toutes  les 
injustices.  Il  eut  une  notoriété  plus  étendue  que  n'en  obtiennent 
d'ordinaire  les  écrivains  philosophiques.  Grâce  à  elle,  il  con- 
tribua, comme  auparaA^ant  Cousin,  à  répandre  le  goût<les  hauts 
problèmes.  Comme  Cousin  aussi  il  vulgarisa  les  doctrines  qu'il 
réfuta,  par  des  expositions  préalables  d'une  loyauté  lumineuse. 
Ses  adversaires  lui  doivent  tous  ainsi  quelque  chose.  Entre  tous, 
l'honnête  homme  que  fut  Littré  fut  idéalisé  par  lui.  Ajoutez 
qu'il  était  à  l'affût  de  toutes  les  nouveautés,  avec  une  curiosité 
d'esprit  égale  à  la  fermeté  de  sa  doctrine.  Comme  Cousin 
enfin,  Caro  fut  un  lettré  en  même  temps  qu'un  philosophe.  Tou- 
tefois ses  œuvres  de  critique  littéraire  à  lui  restent  toutes 
empreintes  de  philosophie.  Et  c'est  là  la  forme  particulière  de  son 
esprit  et  de  son  talent.  Dans  la  littérature,  ce  qu'il  poursuit  sur- 


446        PHILOSOPHES,   MORALISTES  ET  ORATEURS  RELIGIEUX 

tout,  quoique  aussi  sensible  que  personne  aux  enchantements  de 
la  forme,  c'est  la  présence  latente  et  comme  la  trace  des  idées; 
car  il  croit  qu'il  y  a  des  idées  et  de  la  philosophie  partout.  A 
travers  l'œuvre  qu'il  étudie  il  pénètre  l'àme  de  l'écrivain,  et, 
toujours  plus  au  fond,  la  pensée  philosophique  qui  est  l'âme 
de  cette  àme.  Il  étudia  son  temps  en  particulier  avec  cette 
méthode,  interrogeant  la  conscience  collective,  comme  il  eût 
interrogé  une  conscience  individuelle.  Il  pratiqua  ainsi  un  des 
premiers  ce  qu'on  a  a})pelé  depuis  la  psychologie  sociale.  Mais 
sa  curiosité  ne  fut  jamais  une  curiosité  de  dilettante,  ni  même, 
dirions-nous,  une  curiosité  de  savant  désintéressé.  Le  mal 
décrit,  il  va  droit  aux  remèdes,  aux  remèdes  que  lui  suggère  sa 
foi  spiritualiste.  Cette  foi  s'attache  à  un  petit  nombre  d'articles, 
qu'il  tient  pour  solidaires  les  uns  des  autres.  Le  problème  moral 
et  le  problème  métaphysique  que  l'on  s'eflbrçait,  sous  ses  yeux, 
de  dissocier,  lui  apparaissent  à  lui  comme  inséparablement  liés; 
et  il  fit  de  l'idée  de  Dieu  (un  ouvrage  qui  portait  ce  titre,  fut  son 
plus  grand  succès)  l'affaire  personnelle  de  sa  philosophie.  Son 
talent  était  de  nature  oratoire.  Mais  jus(pi'au  dernier  livre,  il 
alla  jtrogressant,  c'est-à-dire  se  sim[»litiantet  se  débarrassant  des 
ornements  inutiles. 

L'effort  philosophique  de  Paul  Janct  porta  sur  un  plus  grand 
nombre  de  questions,  sur  toutes  les  questions.  L'œuvre  est  con- 
sidérable, répartie  sur  cinquante  années  de  labeur  ininterrompu. 
L'influence  aussi  fut  grande.  Pendant  de  longues  années  l'en- 
seignement français,  et  partant  cette  philosophie  que  la  plupart 
reçoivent  et  à  laquelle  ils  se  gardent  de  rien  changer,  procédèrent 
de  Janet.  Nous  en  faisions  la  remarque  en  lisant  dans  la 
Bévue  philosophique  un  récent  exjjosé  des  idées  de  Janet. 
Nous  nous  disions  à  nous-même  :  mais  cela  est  partout!  Cela 
est  partout  depuis  Janet.  Lui  aussi  a  beaucoup  réfuté,  et  il 
a  contribué  adonner  à  la  dialectique  dans  la  philosophie  et  dans 
l'enseignement  une  place  peut-être  excessive.  Mais  la  philo- 
sophie de  Janet,  qui  apparaît  au  premier  abord  comme  une 
philosophie  de  combat,  est  plutôt  une  philosophie  de  concilia- 
tion; il  établit  une  hiérarchie  de  systèmes  et  subordonne  les 
points  de  vue,  sans  en  rejeter  absolument  aucun.  Le  point  de 
vue  le  plus  exact  sur  les  choses  est,  pour  lui,  celui  de  la  con- 


PHILOSOPHES  447 

science  s'approfontlissaiit  de  plus  en  plus  elle-même.  La  philo- 
sophie de  Janet  est  une  philosophie  de  la  conscience.  —  Ses 
deux  principaux  ouvrages  dogmatiques  sont  le  livre  des  Causes 
finales  et  la  Morale.  Janet  a  traité  en  outre  un  grand  nomhre 
de  questions  de  morale  pratique,  de  littérature,  de  pédagogie, 
de  politique  même.  Il  a  écrit  sur  la  Famille  un  livre  char- 
mant. Il  a  pu  extraire  lui-même  de  ses  œuvres  un  recueil 
de  pages  choisies,  à  la  portée  de  tous  les  lecteurs,  épreuve  à 
laquelle  peu  de  philosophes  pourraient  se  soumettre.  «  J'ai 
aimé  »,  dit-il  d'une  façon  touchante  dans  la  préface  d'un  dernier 
ouvrage  qu'il  a})pelle  son  testament  philosophique,  «j'ai  aimé  la 
philosophie  dans  toutes  ses  parties,  dans  tous  ses  aspects  et  dans 
toutes  ses  applications.  Philosophie  populaire,  philosophie 
didactique,  philosophie  transcendante,  morale,  politique,  appli- 
cation à  la  littérature  et  aux  sciences,  histoire  de  la  philosophie, 
j'ai  touché  à  tout,  nihil  philosophicum  a  me  alienum  putavi.  » 
Jules  Simon  appartient  à  l'histoire  des  idées  politiques  et  à  la 
politique  elle-même  plutôt  qu'à  l'histoire  de  la  philosophie.  Il 
fut  toutefois  un  prédicateur  de  morale,  grave  et  éloquent  au 
début  de  sa  carrière,  d'une  bonhomie  teintée  de  malice  dans 
sa  verte  et  longue  vieillesse.  Ses  livres  sur  la  Religion  naturelle 
et  le  Devoir  sont  de  la  première  époque.  Nos  contemporains 
ont  surtout  connu  et  apprécié  le  Jules  Simon  de  la  seconde 
époque  dont  l'éloquence  connut  plus  de  ressources,  presque 
trop  de  ressources.  ^lais  celui-ci  cesse  de  plus  en  plus  d'appar- 
tenir à  la  i)hilosophie;  et  nous  ne  dirons  donc  rien  de  ce  talent 
qui  sut  se  renouveler  à  un  âge  où  chez  d'autres  il  s'éteint,  ni  de 
cette  virtuosité  telle  qu'elle  empêcha  de  voir  une  rare  unité  de 
conduite  et  de  pensée,  ni  enfin  de  cet  apostolat  de  charité  par 
lequel  il  prit  noblement  sa  revanche  de  l'impopulaiité  encourue 
et  du  pouvoir  perdu.  Car  ce  qui  touche  un  philosophe  ne  touche 
pas  nécessairement  la  philosophie.  Mais  nous  dirons,  et  c'est 
ce  qui  explique  la  place  déterminée  que  nous  avons  faite  à  Jules 
Simon  dans  cette  étude,  que  le  libéralisme  obstiné,  qui  fut  la 
note  dominante  de  sa  vie  publique,  avait  son  fondement  dans 
des  convictions  philosophiques.  Il  crut  en  politique  aux  idées 
et  aux  principes.  Et  ces  principes  étaient  ceux  qui  se  dédui- 
saient    de    la    philosophie    de    Cousin.    Toutes    les    libertés 


448        PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET   ORATEURS   RELIGIEUX 

n'étaient  pour  lui  que  les  traces  et  les  conséquences  dans  la 
vie  sociale  du  libre  arbitre  humain,  un  des  dogmes  de  l'éclec- 
tisme. Un  de  ses  livres  est  intitulé  :  La  Liberté  de  conscience; 
un  autre  :  La  Liberté  civile;  un  aulrc  :  La  Liberté  politique.  S'il 
limite  la  liberté  dans  le  domaine  économique,  c'est  parce  que 
quelque  chose  de  supérieur,  la  moralité  elle-même,  est  en  jeu. 
C'est  en  moraliste  en  elTet  qu'il  aborde  la  question  sociale.  «  Le 
livre  qu'on  va  lire  est  un  livre  de  morale  »,  telle  est  la  première 
ligne  de  la  préface  de  L'Ouvrière.  Ce  même  livre  s'achève  sur 
une  ])rofession  de  foi  s|»iritualiste.  Jules  Simon  n'oublia  donc 
jamais  qu'il  était  philosophe,  et,  comme  les  philosophes  du 
xvni®  siècle,  il  s'efforça  de  faire  descendre  les  principes  dans 
les  faits. 

Avec  M.  Ravaisson  nous  revenons  à  la  philosophie  pure.  A 
la  diflerence  de  Janet,  M.  Ravaisson  a  eu  une  production  peu 
abondante.  Une  thèse  sur  L' Habitude,  un  Essai  sur  la  méta- 
physique d'Aristote,  un  rapport  sur  La  pliiluso/i/iie  en  L^rauce 
au  XLX''  siècle,  joignez-y  quelques  articles  en  petit  nombre, 
voilàpour  la  [dîilosophie.  Carnous  n'oublions  pasque  M.  Ravais- 
son est  aussi  un  archéologue,  et,  (ju'après  Aristote,  la  Vénus  de 
Milo  l'a  le  plus  longtemps  occupé.  Le  premier  des  livres  cités, 
la  thèse  sur  L'Habitude,  date  de  1838.  Ce  contemporain  est  un 
ancêtre.  M.  Ravaisson  se  refuse  même  aux  secondes  éditions,  et 
il  a  })u  voir  ses  propres  ouvrages  atteindre  de  son  vivant  des 
prix  fabuleux.  M.  Ravaisson  a  donné  lui-même,  dans  un  bel 
article  sui'  l'éducation,  la  théorie  d'une  vie  où  la  pensée  ne 
serait  pas  une  tâche;  et  il  rappelle,  en  la  prenant  à  la  lettre, 
cette  phrase  où  Pascal  dit  que,  (piand  Platon  et  Aristote  se 
sont  divertis  à  faire  leurs  Lois  et  leur  Politique,  ils  l'ont  fait 
en  se  jouant.  Il  a  vécu  sa  propre  vie  intellectuelle  conformément 
à  cet  idéal  «  chevaleresque  plutôt  que  scolastique  »,  porté  vers 
tout  ce  qui  est  grand  et  beau  par  une  sorte  de  don  de  nature, 
allant  droit  aussi,  dans  toutes  les  questions  qu'il  traite,  aux 
principes  les  plus  hauts,  sans  condescendre  aux  applications  et 
aux  détails.  C'est  un  grand  seigneur  de  la  pensée. 

M.  Ravaisson  n'est  pas  un  éclectique.  11  n'est  en  rien  un  dis- 
ciple. Il  oppose  lui-même  à  ce  qu'il  ap[)elle  le  demi-spiritualisme 
<le    l'école   éclectique  «    le  spiritualisme    véritable,    celui    qui 


HIST.    DE  LA   LANGUE  &   DE  LA  LITT.    FR. 


T.  VIII,   CH.  VIII 


Armand  Colin  &  C'^  Éditeurs,  Paris 


JULES     SIMON 
d'après  un  cliché  photographique  de  Nadar 


PHILOSOPHES  449 

retrouve  jusque  dans  la  matière  l'immatériel,  et  qui  explique 
la  nature  même  par  l'esprit  ».  La  matière,  pour  M.  Ravaisson, 
n'est  en  effet  que  le  dernier  degré  et  comme  l'ombre  de  l'exis- 
tence. Il  n'y  a  d'existence  véritable  que  celle  de  l'àme.  Le 
monde  tout  entier  a  pour  origine  une  libéralité,  une  condescen- 
dance de  Dieu,  qui  tire  de  lui-même  les  créatures  en  anéantis- 
sant quelque  chose  de  la  plénitude  infinie  de  son  être.  Libéra- 
lité plus  haute  encore,  il  les  fait  remonter  de  deg^ré  en  deg-ré  par 
la  vertu  qu'il  a  déposée  en  elles,  et  par  l'amour  qu'il  leur  inspire, 
jusqu'à  les  faire  semblables  à  lui. 

Le  style  dans  lequel  M.  Ravaisson  enveloppe  ces  puissantes 
et  poétiques  conceptions  participe  de  leur  majesté.  M.  Ravaisson 
est  un  grand  écrivain,  mais  d'une  façon  très  différente  de  celle 
de  Voltaire,  et  qui  est  [leu  commune  en  France.  Il  entr'ouvre 
plus  qu'il  ne  livre  sa  pensée;  il  sug-gère  plus  qu'il  n'exprime. — 
Aussi  l'influence  de  M.  Ravaisson  a-t-elle  été  d'une  autre 
nature  que  celle  des  penseurs  que  nous  avons,  avant  lui,  passés 
en  revue.  Il  n'a  pas  atteint  ce  qu'on  appelle  le  grand  public;  il 
n'a  pas  non  plus  imprégné  de  sa  pensée,  par  une  action  répétée, 
cet  autre  public  :  celui  des  classes.  Encore  moins  s'est-il  mêlé 
aux  affaires  de  son  temps.  Il  n'a  eu  que  des  fidèles.  Il  n'a  été 
entendu  que  d'un  petit  nombre,  sans  même  l'avoir  cherché,  et 
sans  presque  s'être  aperçu  du  culte  dont  il  était  l'objet.  Mais  son 
idéalisme  hautain  a  exercé  sur  toute  la  pensée  française  de  la 
fin  de  ce  siècle  une  sorte  dattrait  comparable  à  celui  que  le 
dieu   d'Aristote,  si  bien   défini  par  lui,   exerce  sur  les   choses. 

Les  positivistes  et  l'influence  anglaise;  Taine.  — 
Nous  allons  assister  maintenant  à  la  manifestation  de  tendances 
différentes  de  celles  que  nous  venons  d'étudier,  au  lent  chemi- 
nement d'une  doctrine  contemporaine  de  l'éclectisme,  et  dont 
le  succès  moins  rapide  fut  plus  profond,  le  positivisme,  enfin 
à  la  pénétration  de  l'influence  des  grandes  philosophies  étran- 
gères, anglaises  et  allemandes.  L'œuvre  essentielle  de  Comte 
appartient  à  la  première  moitié  de  ce  siècle.  Mais  Comte  eut 
des  disciples,  des  apôtres.  Littré  fut  l'un  d'eux.  La  vie  de 
Littré   fut,  comme  on    l'a    dit  ',  un  acte    de    travail   prolongé 

1.  Caro,  M.  Littré  et  la  positivisme,  p.  8. 

Histoire  de  la  langue.  VIU.  29 


4o0        PHILOSOPHES.   :\10RALISTES   ET   ORATEURS   RELIGIEUX 

pendant  plus  de  soixante  ans.  L'austère  dignité  de  cette  vie  ne 
fut  pas  sans  profiter  au  bon  renom  de  la  doctrine  que  défendait 
Littré,   et    dont    les  conséquences    morales   devinrent,    de    par 
son  exemple,   moins  suspectes.  Littré   a  eu    toutes   les  ambi- 
tions et  toutes  les  curiosités  de  resjtrit.  Il  sera  rendu  hommage 
ailleurs    à    Fauteur  du    Dictionnaire.   Rien    ne   saurait   mieux 
témoigner  de  l'étendue  et  de  la  variété  de  ses  connaissances  que 
la  table  des  matières  d'un  livre  de  lui  intitulé  :  La  acicnce  au 
point  de  vue  philosophique.  Dans  ce  livre  il  est  question  des 
étoiles  filantes,  de  l'électro-magnétisme,  des  fossiles,  des  peuples 
sémitiques,  de  l'origine  de  l'idée  de  justice,  et  de  bien  d'autres 
choses  encore.  Ce  fut  la  philosophie  de  Comte  qui  a])porta  à  cet 
esprit  universel,  avec  la  coordination  de  son  savoir,  la  paix  et 
la  sérénité.  La  hiérarchie  des  sciences,  et  la  subordination  à  lu 
science  de  l'ordre  moral  et  social  devinrent  ses  articles  de  foi. 
Littré  parle  de  Comte  en  des  termes   qui  rappellent  Lucrèce 
parlant  d'Epicure.  Et  dès  lors  il  voue  une  partie  de  son  temps 
divisé  entre  tant  de  besognes  à  propager  ce  qu'il  croit  être  la 
bonne    parole.   —    Cependant   cet    esprit   critique    et   sincère 
s'exerça  de  plus  en  plus  sur   la   pensée    même    du  maître.  Il 
avait  commencé  par  mettre  à  part  l'œuvre  des  dernières  années 
de  Comte,  la  politique  théocratique,  la  prédominance  attribuée 
au  sentiment,  tout  ce  qui  tendait  à  faire  du  positivisme,  selon 
le  mot  de  Huxley,  «  un  catholicisme  avec  le  christianisme  en 
moins  ».  Puis,  entre  ses  mains,  le  positivisme  se  réduit  gra- 
duellement, jusqu'à  finir  par  consister  surtout  dans  la  négation 
de  toute  métaphysique  et  de  toute  religion.  Fondée  pour  s'élever 
au-dessus  des  idées  purement  négatives   du  xvni''  siècle,  cette 
grande  philosophie  ainsi  interprétée  allait  contre  son  but  et  était 
ramenée  en-deçà  de  son  point  de  départ.  Littré  a  reconnu  lui- 
même  la  perte  de  beaucoup  de  ses  illusions  philosophiques  et 
sociologiques  dans  une    seconde  édition    du  recueil   d'articles 
intitulé  :  Conservation,  Révolution  et  Positivisme,  donnée  plus 
de  vingt  ans  après   la   première,   et  où,  avec  une  rare  bonne 
foi,  il   commente   sévèrement  et  parfois  réfute   ses  anciennes 
affirmations. 

La  sincérité  :  voilà,  d'un  mot,  la  grande  qualité  de  Littré.  Il  la 
pousse  jusqu'au  point  où  elle  tient  lieu  de  talent,  où  elle  devient 


PII1L0S(IPHP]S  451 

elle-même  un  mérite  littéraire.  Littré  a,  en  efTet,  le  souci  cons- 
tant d'exprimer  exactement  ce  qu'il  pense,  tout  ce  qu'il  pense. 
Il  se  reprend,  se  corrige,  alourdit  sa  phrase  ;  mais  cette  grande 
bonne  foi  fait  impression,  et  double  l'autorité  de  ce  qu'il  dit.  Il 
est  un  écrivain  dans  la  mesure  où  on  peut  l'être,  sans  être,  si  peu 
que  ce  soit,  un  artiste.  Il  a  écrit  de  vraiment  belles  pages,  sur- 
tout celles  oîi  s'expriment  son  amour  de  l'humanité  et  le  senti- 
ment de  la  solidarité  qui  unit  les  diverses  générations.  Elles  ont 
un  caractère  d'enthousiasme  et  d'austérité  religieuse.  C'est  bien 
une  religion  nouvelle,  d'ailleurs,  que  le  positivisme,  sur  cette 
base,  a  voulu  édifier. 

Nous  rapprochons  de  Littré,  faute  de  savoir  oîi  le  mieux 
placer  (il  pourrait,  à  certains  égards,  être  rapproché  aussi  des 
néokantiens),  un  penseur  qui  n'est  pas  un  positiviste,  penseur 
isolé,  dont  le  renom  est  grand  auprès  des  connaisseurs,  et  qui 
est,  relativement  à  quelques  contemporains,  un  précurseur, 
Cournot.  Un  juge  compétent,  M.  Liard,  égale  sa  doctrine  aux 
plus  grandes  de  ce  siècle.  Cournot  arrive  à  la  philosophie  par 
les  sciences,  et  en  cela  il  se  rapproche  de  Comte,  mais  aussi  de 
Descartes,  s'il  s'oppose  à  ceux  qu'il  appelle  avec  quelque  dédain 
les  néocartésiens,  aux  spiritualisles  de  l'école  de  Cousin.  En 
cela  encore  il  rouvre  une  voie  où  beaucoup  sont  entrés  après 
lui.  Comme  Comte,  il  croit  que  l'objet  de  la  philosophie  est 
«  l'architectonique  des  sciences  )>,  et  qu'elle  n'a  qu'un  rôle  de 
régulatrice  et  d'ordonnatrice,  rôle  d'autant  plus  utile  d'ailleurs 
que  chaque  science,  en  se  fortifiant,  semble  plus  disposée  à 
faire  parade  de  son  autonomie.  Mais  il  croit  à  un  ordre  des 
choses  que  la  philosophie  ne  peut  atteindre,  il  est  vrai,  qu'avec 
une  probabilité  croissante,  jamais  avec  certitude.  La  raison 
est  le  besoin  et  le  pressentiment  de  cet  ordre,  une  sorte  de 
sens  du  vrai,  qu'aucune  intuition  ne  lui  révèle,  mais  dont 
l'enchaînement  de  plus  en  plus  grand  de  nos  notions  diverses 
est  comme  le  signe.  Cournot  accepte  et  adopte  en  quelque  sorte 
la  pensée  célèbre  de  Bossuet  :  «  Le  rapport  de  la  raison  et  de 
l'ordre  est  extrême  ;  l'ordre  est  ami  de  la  raison  et  son  prin- 
cipal objet  ».  Nous  sommes  loin  du  positivisme.  Cournot  prend 
même  à  partie  cette  école,  etremarque  que  toute  science  digne 
de  ce  nom  ne  saurait  elle-même  rester  positive,  puisque,  aux 


4o2        PHILOSOPHES,   MOUALISTKS   HT   OltATHlUS   UELIGIEIX 

faits  positifs  qui  la  composent,  il  faut,  pour  les  relier,  certaines 
idées  dont  la  critique  est  justement  l'objet  de  la  philosophie.  Le 
départ  entre  l'idée  et  le  fait  est  donc  aussi  un  départ  entre  la 
philosophie  et  les  sciences,  deux  fonctions  de  l'esprit  associées, 
mais  distinctes.  Et  Cournot  poursuit  cette  philosophie  incluse 
non  seulement  dans  les  sciences  morales  et  sociales,  mais  dans 
les  sciences  les  plus  positives  et  jusque  dans  les  mathéma- 
tiques. Les  deux  grands  ouvrages  de  Cournot  sont  le  Traité  de 
Cenchainement  des  idées  fondamentales  dfins  les  sciences  et  dans 
r/iistoire,  et  VEssai  sur  les  fondements  de  nos  connaissances. 

Avec  Taine  nous  avons  affaire  à  un  penseur  qui  ne  fut  ori- 
ginal que  dans  le  détail,  mais  (|ui  lit  la  fortune  de  toutes  les 
idées  auxquelles  il  s'attacha.  Ce  fut  en  philosophie  un  disciple, 
mais  de  ces  disci[des  aussi  g-rands  que  les  maîtres.  11  est,  d'ail- 
leurs, le  disciple  de  beaucoup  de  gens,  —  ce  qui  constitue  une 
(jrigiiialité,  —  et  en  lui  se  fait  la  synthèse  d'inlluences  qui  aspi- 
raient à  se  rencontrer.  11  est  le  disciple  de  Condillac  et  de  la 
philosophie  du  xvm''  siècle.  11  est  le  disciple  de  Spinosa  et  de 
Hegel.  Il  est  le  disciple  de  Mill  et  de  la  |)hilos()phie  anglaise. 
Mais,  au  travers  de  Mill  lui-même,  c'est  de  Comte  qu'il  relève. 
En  histoire,  en  littérature,  en  critique  dart  son  œuvre  peut  se 
résumer  ainsi  :  il  s'est  appli(|ué  à  transporter  aux  sciences 
morales  la  méthode  des  sciences  naturelles  ;  et  cela  est  du  pur 
comtisme.  11  a  donc  contribué,  mieux  que  personne,  grâce  à  la 
variété  de  son  œuvre  et  à  l'éclat  de  son  talent,  à  répandre  dans 
la  lin  de  ce  siècle,  et  en  tout  ordre,  les  façons  de  penser  positi- 
vistes. 

Mais  ce  sont  ses  ouvrages  de  philosophie  proprement  dite  qui 
seuls  doivent  être  brièvement  rappelés  ici,  quoiqu'il  y  ait  de  la 
philosophie  encore  dans  ses  livres  d'histoire  et  de  critique.  11 
débuta  par  un  pamphlet  surtout  dirigé  contre  Cousin  :  Les  Plii- 
losojïhes  français  au  dix-neuvième  siècle.  Mais  ce  |tamphlet  était 
plus  qu'un  pamphlet,  et,  sous  la  forme  familière  et  vive,  une 
pensée  profonde  et  systématique  s'annonçait.  Quelques  années 
après])ariit  l'étude  sur  Mill,  étude  respectueusement  enthousiaste. 
«  Dans  le  ga'and  silence  de  la  philosophie,  voici,  disait  Taine, 
un  maître  qui  s'avance  et  qui  i)arle.  On  n'a  rien  vu  de  semblable 
depuis  Hegel.  »  Enlin  Taine  donna  son  beau  livre  sur  VJntelli- 


PHILOSOPHES  433 

gence.  C'était  rintroduction  en  France  d'une  psycholoizie  nou- 
velle. «  De  tout  ])etits  faits  bien  choisis,  importants,  sig^nifica- 
tifs,  amplement  circonstanciés  et  minutieusement  notés,  voilà 
aujourd'hui  la  matière  de  toute  science.  »  Voilà  aussi,  pour 
Tainc,  la  matière  de  la  psychologie.  Ajoutons  que  cette  psycho- 
logie n'est  pas  descriptive,  mais  explicative.  Elle  dég^age  les" 
éléments  de  la  connaissance  et,  de  réduction  en  réduction,  arrive 
aux  plus  simples,  puis,  de  là,  aux  changements  physiologricjues, 
qui  en  sont  les  conditions,  sauf  à  vérifier  enfin,  par  une  sorte 
de  svnthèse,  ces  hardies  analyses.  La  pensée  de  derrière  la 
tête  de  notre  auteur  est  que  les  faits  psycholog'iques  ne  sont, 
comme  tous  les  faits,  qu'une  manifestation  de  la  loi  mécanique 
de  la  conservation  de  l'énerg^ie,  elle-même  dérivée  peu  distante 
d'une  loi  suprême  qui,  «  se  développant  en  lois  subordonnées, 
aboutit,  sur  tous  les  points  de  l'étendue  et  de  la  durée,  à  l'éclo- 
sion  incessante  des  individus  et  au  flux  inépuisable  des  événe- 
ments «.  Toutefois  la  pure  spéculation  pliilosophique  n'occupe 
guère  que  cinq  ou  six  pages  dans  son  livre;  «  elle  est  une  con- 
templation de  voyag'eur  que  l'on  s'accorde  pour  quelques  minutes, 
lorsqu'on  atteint  un  lieu  élevé.  Ce  qui  compose  véritablement 
une  science,  ce  sont  les  travaux  du  pionnier.  »  Voilà  pourquoi, 
quoi  qu'on  pense  du  système  d(^  Taine,  son  livre  reste,  livre 
abondant  en  faits  curieux  et  en  explications  ing-énieuses,  au 
nombre  desquelles  est  la  théorie  célèbre  de  la  perception  exté- 
rieure envisagée  comme  une  hallucination  véridique.  —  VA  toutes 
ces  abstractions  philosophiques  sont  revêtues  du  style  de  Taine, 
c'est-à-dire  le  plus  vivant,  le  plus  imag^é  qui  fut  jamais.  On 
n'avait  pas  vu  depuis  longtemps,  en  philosophie,  ni  une  infor- 
mation d'un  caractère  aussi  scientifique  ni  une  langue  d'un 
caractère  aussi  concret'. 

L'école  critique  et  l'influence  allemande;  Renan.  — 
Tout  autre  est  la  manière  des  penseurs  qui  ont  subi  et  intro- 
duit en  France  l'influence  de  la  philosophie  hégélienne.  «  Il  a 
besoin  d'apercevoir  beaucoup  d'objets  d'un  seul  coup;  il  en 
ressent  comme  un  ag-randissement  subit;  et  il  a  goûté  tant  de 
fois  ce  plaisir  intense  qu'il  n'y  en  a  plus   d'autre   pour  lui.  » 

1.  Les  dernières  pages  que  Taine  ait  écrites  sont  des  Noies  philosophiques  sur 
les  éléments  derniers  des  clinsesl 


4o4        PHILOSOPHES,    MORALISTES   ET   ORATEURS   RELIGIEUX 

Ainsi  parle  ïaiiie,  à  la  fin  do  ses  Philosophes  Français,  A'xm 
personnage  symijolique ,  M.  Paul.  M.  Paul,  c'est  Yacherot. 
Vacherot  avait  été  le  disciple,  le  protégé  de  Cousin.  Mais  il 
resta  fidèle  à  Cousin,  au  Cousin  de  la  première  manière,  plus 
que  Cousin  lui-même  n'eut  voulu.  C'est  Cousin  qui  avait  appris 
à  Vacherot  l'admiration  de  Hegel.  Cousin  en  revint,  mais  non 
Vacherot,  A  l'influence  de  Hegel  il  faut  ajouter  celle  de  Plotin, 
cet  Hegel  des  anciens  temps.  La  première  grande  œuvre  de 
Vacherot  fut,  en  effet,  une  histoire  de  la  philosophie  d'Alexan- 
drie. C'est  le  troisième  volume  de  cette  histoire,  où  se  posent 
des  questions  relatives  à  l'origine  de  certains  dogmes,  qui  fut 
l'occasion  d'un  conflit  célèbre  entre  Vacherot,  directeur  des 
études  à  l'Ecole  normale,  et  le  P.  Gratry,  aumônier  de  la 
même  école.  Vacherot  fut  suspendu  de  ses  fonctions.  Un 
dédommagement  lui  était  promis.  Mais  survint  le  coup  d'Etat, 
et  il  refusa  le  serment.  «  Il  avait  une  grande  place,  et  la  quittait 
pour  garder  ses  opinions  »,  dit  Taine  de  M.  Paul.  Sa  pensée 
se  partage  dès  lors  entre  deux  directions  :  l'une  spéculative, 
l'autre  sociale  et  politique.  En  1858  paraît  la  Métaphysique  et 
la  Science;  en  4859,  la  Démocratie. 

En  métaphysique,  Vacherot,  qui  se  place  au  point  de  vue  de 
l'ensemble,  se  refuse  à  ne  voir  dans  l'univers  que  les  choses  par- 
ticulières qui  sont  comme  les  détails  qui  le  composent,  et  il 
reconnaît  la  nécessité  de  Dieu.  Ce  Dieu  n'est  pas  une  personne, 
et  cependant  Vacherot  n'est  pas  jjanthéiste.  Il  a  écrit  sur  le 
crime  du  panthéisme  qui  est,  en  divinisant  tout,  de  tout 
absoudre,  une  de  ses  pages  les  plus  éloquentes.  Il  divise  Dieu 
en  deux  moitiés.  La  première  moitié,  c'est  l'existence  une  et 
absolue,  c'est  le  réel,  tout  le  réel.  Mais  le  réel  n'est  pas  le  vrai, 
et  le  vrai,  l'idéal,  la  perfection,  voilà  l'autre  moitié  de  Dieu. 
Cette  perfection  joue  le  rôle  de  cause  finale,  et  exerce  son 
attrait  sur  l'harmonie  du  monde,  qui  n'est  pas  le  fait  d'un 
simple  agencement  mécanique,  mais  celui  d'une  perpétuelle 
aspiration  vers  le  mieux.  Toutefois,  (|uand  on  va  au  fond  des 
choses,  cet  idéal  n'existe  que  dans  la  pensée  humaine,  et 
l'on  peut  se  demander  dès  lors  comment  il  peut  exercer  une 
telle  action  :  «  Si  l'on  supprime  l'homme,  avoue  Vacherot, 
Dieu  n'existe  j»lus  «.  La  philosophie  lie  Vacherot  n'en  est  pas 


PHILOSOPHES  4dd 

moins  le  premier  exemple  d'un  effort  plusieurs  fois  renouvelé 
dans  cette  fin  de  siècle  pour  concilier  avec  certaines  négations 
le  culte  obstiné  de  l'idéal,  et  pour  insérer  l'idée  de  Dieu  dans 
un  système  d'où  la  réalité  divine  a  disparu. 

En  politique,  Vacherot  est  le  type  du  libéral  intransigeant  et 
impénitent.  11  lui  semble  que  l'Empire  abuse  du  mot  démo- 
cratie. Il  explique  ce  qu'il  convient  d'entendre  par  ce  mot  et  se 
fait  bravement  condamner  à  la  prison.  Mais  la  République  elle- 
même  trompe  son  attente.  Le  titre  du  livre  de  1859  était  La 
Démocratie.  11  reprend  ce  titre  et,  le  modifiant  pour  le  préciser, 
il  publie,  en  1892,  La  Démocratie  libérale.  En  fait,  ce  démocrate 
ne  devait  pas  mourir  républicain.  11  devint  réactionnaire  par 
libéralisme  dépité  et  découragé.  Peut-être  aussi  cette  distinc- 
tion de  l'idéal  et  de  la  réalité  qui  avait  été  le  fond  de  sa  pensée 
philosophique  ne  fut-elle  pas  étrang^ère  à  l'évolution  plus  appa- 
rente que  réelle  de  sa  pensée  politique.  Vacherot,  homme  poli- 
tique, renonçant  à  réaliser  son  idéal,  et  mettant  délibérément 
la  république  rêvée  hors  de  la  réalité,  comme  Dieu  lui-même, 
donnait  raison  à  Vacherot  métaphysicien. 

Renan,  lui,  ne  fut  pas  un  libéral;  et  il  eut  toutes  les  souplesses 
de  pensée  que  Vacherot  ne  connut  jamais.  11  n'y  en  a  pas 
moins  entre  la  philosophie  de  Vacherot  et  quelques  aspects  de 
cette  philosophie  ondoyante  qui  fut  la  philosophie  de  Renan; 
d'étroites  analogies.  Pour  Renan,  tantôt  Dieu 'est  le  réel,  tout  le 
réel,  il  est  :  «  Celui  (|ui  est  »,  et  tantôt  il  est  l'idéal,  et  même 
un  idéal  qui  n'est  qu'une  catég-orie.  Les  deux  moitiés  du  Dieu 
de  Vacherot  sont  ici  deux  définitions  contradictoires  entre  les- 
quelles oscille  la  pensée  mobile  de  Renan,  sans  daig'ner  faire 
effort  pour  les  concilier.  Cette  absence  de  systématisation  est 
un  des  caractères  de  la  pensée  de  Renan,  avant  même  qu'il 
s'y  complaise  et  s'en  fasse  une  attitude;  et  en  un  sens  il 
n'est  pas  un  philosophe'.  11  ne  l'est  pas  non  plus,  nous  le  ver- 
rons, si  par  philosophe  on  entend  un  inventeur  d'idées.  Mais  il 
l'est  en  cent  autres  sens;  car  de  tout  il  tire  de  la  philosophie, 

1.  Aussi,  pas  plus  que  Taine,  auquel  ce  ne  fut  cependant  pas  l'esprit  de 
système  qui  fil  défaut,  n'a-t-il  pas  sa  vraie  place  dans  ce  chapitre;  et  il  ne  nous 
est  donné  d'en  i)arlcr  que  brièvement,  et  pour  le  situer  entre  les  courants 
d'idées  qui  aboutissent  à  lui  ou  qui  en  repartent. 


4'J6        PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET   OIIATEUHS  HELIGIEIX 

et  de  rliaque  sujet  il  se  fait  un  centre  d'oîi  sa  pensée  rayonne. 

Chaque  grand  siècle  modèle  sa  philosophie  et  sa  conception 
du  monde  sur  la  science  dans  laquelle  il  excelle.  T^es  [diilosophes 
du  xvn"^  siècle  sont  des  géomètres,  et  leur  philosophie  a  (juelque 
chose  de  géométrique.  Il  était  fatal  que  la  philosophie  du 
XIX*  siècle  s'inspirât  des  sciences  expérimentales  et  des  sciences 
historiques,  qui  sont  les  sciences  de  ce  siècle.  La  confiance  de 
Renan  dans  la  science  a  quelque  chose  de  religieux.  Il  parle 
d'  «  organiser  scientifiquement  l'humanité  »,  et,  ce  qui  est  moins 
clair  et  plus  prohlématique  encore,  d'  «  organiser  Dieu  ». 
L'Avenir  de  la  Science  est  ce  livre  de  foi,  de  foi  juvénile,  dans 
lequel  Renan  déverse  des  ardeurs  de  croyant  devenues  sans 
emploi.  Toutefois  le  fond  des  idées  est  commun  ici  à  Renan  et  à 
Auguste  Comte,  sans  parler  de  Saint-Simon. 

Mais,  entre  toutes  les  sciences,  la  science  de  Renan  est  l'his- 
toire; et  l'histoire  va  être  pour  lui  la  vraie  philosophie.  Jusqu'ici, 
dit-il,  on  est  arrivé  à  la  philosophie  par  l'étude  de  la  nature; 
c'est  aux  sciences  de  l'humanité  qu'on  demandera  maintenant 
les  éléments  des  plus  hautes  spéculations.  N'est-ce  pas  une  raison 
philologique  qui  a  décidé  de  la  vie  de  Renan?  Et  ne  sont-ce  pas 
d'ordinaire  ces  événements  de  l'àme  individuelle  que  nous  gros- 
sissons pour  en  faire  une  méthode  universelle?  D'une  certaine 
façon  toutes  les  sciences  rentrent  dans  l'histoire  :  la  chimie 
nous  raconte  l'hi'stoire  de  la  molécule,  les  sciences  naturelles 
l'histoire  de  la  vie,  et  les  difiérentes  sciences  échelonnées  imi- 
tent, par  leur  succession,  le  développement  progressif  des  choses. 
A  l'infiuence  de  Comte  s'ajoute  ici  celle  de  Hegel.  Rien  n'est, 
tout  devient.  A  la  catégorie  de  l'être  il  faut  suhstituer  en  tout 
la  catégorie  du  devenir.  Renan  a  répandu  dans  notre  pays,  en 
les  accommodant  au  goût  français,  des  façons  germaniques  de 
penser.  Il  fut  pour  l'Allemagne,  au  xix*"  siècle,  ce  que  Voltaire 
avait  été,  au  xvni",  [)Our  l'Angleterre  :  un  interprète. 

Tout  devient  :  Dieu,  l'humanité,  la  société.  Au  Dieu  personnel, 
à  l'homme-type  de  l'ancienne  psychologie,  à  la  société  ahstraite 
de  la  déclaration  des  droits  de  l'homme,  Renan  suhstitue  un 
Dieu  qui  se  fait,  un  homme  plus  ou  moins  homme,  une  société 
fondée  sur  le  droit  historique,  et  en  perpétuelle  transformation. 
Cette  méthode  rend  la  pensée  de  Renan  hospitalière  pour  toutes 


PHILOSOPHES  4o7 

les  formes  de  croyance  et  d'existence  qui  ont  eu  leur  heure  ou 
qui  l'auront.  Cela  lui  devient  ainsi  un  système  de  n'en  pas  avoir. 
En  philosophie  politique,  selon  qu'il  regarde  le  passé  ou  l'avenir, 
il  fait  l'eilet  d'un  réactionnaire  ou  d'un  utojdste,  quoique  ses 
utopies  (mais  cela  tient  à  d'autres  raisons)  aient  elles-mêmes 
une  teinte  réactionnaire. 

Aux  influences  de  Comte  et  de  Hegel,  M.  Faguel  joint,  et 
avec  raison,  surtout  si  l'on  pense  au  Renan  des  dernières  années, 
celle  de  Schopenhauer,  mais  d'un  Schopenhauer  dont  la  misan- 
thropie se  serait  changée  en  indulgence  bonne  fille  et  en  malice. 
Mais  Renan  transforme  toutes  ces  influences  par  sa  nature 
propre.  Et  dans  cette  nature  est  son  orig'inalité  véritable  qui 
n'est  pas  une  orig-inalité  de  créateur.  Son  éducation  de  Breton 
et  de  séminariste  restèrent  le  fond  permanent  d'un  esprit  sur 
lequel  toutes  les  connaissances  humaines  déposèrent  leurs  allu- 
vions.  Nous  avons  déjà  observé  ce  besoin  théologique  d'absolu 
qui  le  fait  se  donner  à  la  science  comme  à  une  religion  nou- 
velle. Le  savant  est  pour  lui  le  prêtre  des  temps  nouveaux,  si 
bien  qu'en  quittant  la  soutane,  il  frouve  le  moyen  de  rester  une 
manière  de  prêtre  et  de  garder  le  sentiment  d'appartenir  à  une 
partie  privilég-iée  de  l'humanité.  Puis,  dans  son  àme  apaisée, 
une  tendresse  revint  à  la  surface,  et  comme  un  culte  posthume 
pour  tout  ce  qu'il  avait  renié.  La  vocation  enfin  était  telle  en 
lui  qu'il  continua  toute  sa  vie  à  traiter  des  choses  de  la  foi,  de 
la  vie  intérieure  avec  un  mélange  tout  ecclésiastique  de  respect 
et  de  familiarité.  Et  ces  apparentes  contradictions  de  sa  nature 
se  trouvaient  justifiées  par  sa  philosophie,  qui  permet  d'adorer 
d'une  certaine  façon,  et  comme  rétrospectivement,  ce  à  quoi  l'on 
ne  croit  plus. 

Son  àme  fut  ainsi  une  harmonie  de  notes  discordantes.  Il 
eut,  hélas!  le  tort  de  s'apercevoir  du  charme  étrang-e  des  sons 
qu'elle  rendait,  et  il  les  lui  fit  rendre  hors  de  propos  pour  le 
plaisir  de  s'écouter  et  d'être  écouté.  C'est  que  cette  musique, 
comme  il  dit,  était  celle  qui  convenait  à  ses  contemporains, 
sans  que  ceux-ci  avant  lui  s'en  fussent  doutés.  11  contenta  leur 
esprit  scientifique  et  leur  g-oùt  romantique  du  passé.  11  est 
l'inventeur  de  cette  chose  qui  fut  à  la  mode  :  la  piété  sans  foi. 
Il  restaura  l'idéal  au  sein  du  positivisme,  et  créa  un  état  d'esprit 


458        PHILOSOPHES,    MORALISTES   ET   OHATEURS   UELIGIEL'X 

un   peu  trouble  qui    fut  quelque   temps    celui  de    notre  géné- 
ration. 

Les  néokantiens.  —  En  Allemagne,  après  le  vif  succès 
des  disciples  de  Kant  les  plus  distants  du  maître,  Hegel  et  Sclio- 
penhauer,  un  mouvement  de  réaction  vers  Kant  s'accomplit. 
Quelque  chose  d'analogue  eut  lieu  en  France.  Un  contemporain 
de  Renan,  dont  le  nom  n'arrivaque  tardivement  jusqu'au  public, 
M.  Renouvier,  se  remettait  à  l'école  de  Kant  et  ramenait  ses  lec- 
teurs à  des  manières  plus  austères  de  philosopher.  Ces  lecteurs 
étaient  en  petit  nombre  ;  mais,  par  ses  ouvrages  nombreux,  par  la 
Critique pJnloso2jlii.qiie,  M.  Renouvier  exerçait  sur  eux  une  action 
répétée.  Puis  ils  étaient  de  ceux,  professeurs,  pasteurs,  hommes 
de  pensée  enfin,  qui  répandent  une  action  reçue  et  la  multi- 
plient. M.  Renouvier  écrit  si  incorrectement,  si  lourdement,  que 
ses  défauts  finissent  par  constituer  un  style  qui  a  son  caractère. 
Il  a  des  elTets  de  masse  et  respire  une  vigoureuse  probité.  Mais 
M.  Renouvier  est  mieux  qu'un  écrivain  :  un  penseur,  un  des  plus 
grands  penseurs  de  la  seconde  moitié  de  ce  siècle. 

M.  Renouvier  est  un  polytechnicien.  Comme  Descartes,  comme 
Kant,  ce  furent  les  sciences  qui  le  menèrent  à  la  philosophie. 
Un  problème  le  préoccupait,  qu'avait  fait  naître  en  lui  l'emploi  de 
la  méthode  infinitésimale  en  géométrie.  Il  arrive  aux  géomètres 
de  s'exprimer  comme  s'ils  admettaient  la  réalité  d'un  nombre 
infini  (pi'ils  tiennent  d'ailleurs  pour  impossible.  M.  Renou- 
vier résolut  d'exorciser  ce  fantôme,  et  d'exclure  rigoureusement 
de  sa  théorie  de  la  connaissance  et  de  l'être  toute  affirmation 
qui  impliquerait  l'existence  actuelle  d'un  infini  de  quantité.  Il 
se  trouva  que  ce  parti  pris  était  singulièrement  fécond,  et  que 
toute  une  philosoj)hie  se  déduisait  de  cette  seule  négation  de 
l'infini  actuel.  Avec  lui  sombre,  en  eflet,  non  seulement  la  réalité 
de  l'espace  et  du  temps,  mais  la  réalité  de  la  chose  en  soi,  du 
noumène  kantien,  cette  survivance  de  l'antique  substance, 
toute  doctrine  substantialiste  aboutissant  nécessairement  à 
l'unité  de  substance,  c'est-à-dire  au  panthéisme  et  au  fatalisme, 
c'est-à-dire  encore  à  la  réalisation  de  l'infini.  M.  Renouvier  subis- 
sant en  partie,  sans  doute,  l'influence  d'Auguste  Comte,  remonte 
ainsi  au  delà  de  Kant,  jusqu'à  David  Hume,  dont  il  accepte  le 
phénoménisme.  Mais  dans  ce  phénoménisme  de  David  llume  il 


PHILOSOPHES  459 

restitue  avec  Kaiit  les  lois  de  la  raison.  Il  appelle  sa  philosophie 
un  criticisme.  Disons  qu'elle  est  un  criticisme  phénoméniste.  — 
Toujours  parce  qu'un  nombre  infini  est  impossible,  il  n'y  a  pour 
M.  Renouvier  ni  plein,  ni  nécessaire,  ni  continu.  Les  antino- 
mies de  Kant  sont  résolues  ou  plutôt  supprimées.  Pour  la  même 
raison  le  monde  a  eu  un  commencement,  un  auteur,  M.  Renou- 
vier a  même  dit  un  moment  :  plusieurs  auteurs.  La  contingence 
est  placée  au  principe  même  des  choses. 

îl  semble  que  nous  soyons  bien  près  de  l'affirmation  du  libre 
arbitre  humain.  Toutefois  M.  Renouvier  fait  intervenir  ici,  dans 
l'évolution  de  sa  propre  pensée,  l'influence  d'un  homme  que 
nous  ne  connaissons  que  par  lui  et  à  qui  il  reporte,  dans  son 
amitié  généreuse,  l'honneur  d'une  partie  de  sa  doctrine  :  Jules 
Lequier.  Lequier  vécut  le  problème  de  la  liberté  dans  sa  vie 
douloureuse  et  dans  sa  mort  tragique  et  voulue.  Il  y  a,  dans  ses 
pag-es  inachevées  et  mutilées,  des  accents  qui  rappellent  Pascal. 
Nul  ne  sent  mieux  que  lui  ce  qu'a  de  paradoxal  et  d'effrayant  ce 
pouvoir  humain  de  produire  un  phénomène  qui  ne  sorte  d'aucun 
autre,  qui  soit  un  commencement.  Et,  d'autre  part,  il  ne  démontre 
pas  la  liberté,  il  l'affirme  par  un  [)remier  acte  de  liberté.  Mais  son 
ambition  est  de  renouveler  la  philosophie  en  rattachant  tous  les 
problèmes  à  celui-là,  de  telle  sorte  que  la  philosophie  entière  est 
suspendue  à  un  choix,  à  une  démarche  de  la  pensée  qui  est  plutôt 
un  acte  de  la  volonté.  Voici  un  exemple  de  cette  dépendance 
des  questions.  Lequier,  qui  est,  lui  aussi,  un  polytechnicien, 
est  surtout  frappé  des  objections  adressées  à  la  liberté  au  nom 
de  la  science,  qui  semble  postuler  la  nécessité.  Et,  par  un  ren- 
versement audacieux  de  l'argument,  il  en  vient  à  rendre  la 
science  solidaire,  non  plus  de  la  nécessité,  mais  de  la  contin- 
gence. Le  libre  arbitre  est,  en  effet,  pour  lui,  la  condition  de  la 
certitude,  parce  qu'avec  lui  disparaîtrait  —  tout  jugement  étant 
pareillement  nécessité  et  partant  équivalent  —  la  distinction 
du  vrai  et  du  faux,  comme  d'ailleurs  celle  du  bien  et  du  mal. 

Cet  argument  subtil  et  hardi  est  inséré  par  M.  Renouvier  comme 
au  cœur  de  son  propre  système  et  y  pousse  des  rejetons  en  tous 
sens.  De  là  la  théorie  des  futurs  imprévisibles,  et  la  négation 
de  toute  prescience  à  leur  sujet;  de  là  de  nouvelles  raisons  de 
rejeter  les  antinomies  kantiennes;  delà  la  possibilité  de  résister, 


400         IMIILOSOPHKS,   MOIJALISTKS   HT   ORATKUUS   liELKHEUX 

par  la  direction  imprimée  aux  idées,  à  ce  que  M.  Renouvier 
appelle  le  vertige  mental,  et  même  à  l'aliénation.  De  là,  surtout, 
cette  théorie  île  la  certitude,  échapiiant  à  la  nécessité  de  l'évidence 
et  devenant  alTaire  de  conviction  morale.  Et  le  philosophe  qui 
exalte  ainsi  la  liherté  est  celui  qui  a,  d'ailleurs,  mieux  que  tout 
autre,  montré  son  domaine  borné  de  toutes  parts  par  tous  les 
tienres  de  solidarité. 

La  prédominance  des  préoccupations  morales  dans  la})hiloso- 
pliie  (le  M.  Renouvier  se  rattache  à  cette  théorie  de  la  liherté.  La 
morale  est  vraiment  le  centre  de  gravité  de  ce  nouveau  stoïcisme, 
comme  elle  l'était  de  l'ancien  stoïcisme.  Et  cette  morale  est, 
pour  la  même  raison,  une  morale  individualiste,  hostile  à  toute 
doctrine  de  progrès  fatal,  comme  à  tout  déterminisme  histo- 
iique.  Pour  la  même  raison  encore,  l'idéal  de  cette  morale  est 
un  idéal  (h'  justice.  Elle  prétend  se  rattacher  à  la  fois  au  kan- 
tisme et  à  la  ])hilosophie  française  du  xviif  siècle,  et  exprimer  la 
pure  doctrine  de  la  Révolution. 

M.  Renouvier  a  eu  des  disciples  enthousiastes,  avec  la  collabo- 
ration desquels  il  publie  encore  un  recueil  annuel  de  remai'qua- 
bles  essais,  sous  le  titre  (V  Année  philosophique.  Aucun  système  de 
notre  tem|)s  n'a  offert  cette  cohésion  et  cette  continuité.  Entre 
tous  ces  disciples,  M.  Pillon  a  été  le  type  de  la  ildélité  philoso- 
phique, abdiquant  toute  recherche  d'originalité  personnelle  pour 
développer  et  défendre  la  doctrine  de  celui  qu'il  ne  cesse  d'ap- 
peler son  maître.  Ces  deux  noms  resteront  associés  dans  l'his- 
toire, comme  ils  l'ont  été  dans  un  labeur  de  près  d'un  demi-siècle, 
exemple  mémorable  de  l'accord  parfait  de  deux  penseurs.  Il  y  a 
une  vingtaine  d'années,  MM.  Liurd  et  Brochard  servirent  à 
M.  Renouvier  d'interprètes  auprès  de  l'Université,  envers  qui  il 
avait  été  injuste,  et  qui  ne  lui  garda  pas  rancune.  Détracteur  de 
la  philosophie  officielle,  il  lui  arriva,  ou  |)eu  s'en  faut,  d'être 
j)endant  quelque  temps  l'insjtirateur  attitré  de  l'enseignement 
public,  sa  mâle  doctrine  répondant,  en  même  temps  qu'aux 
besoins  intellectuels  des  penseui-s,  aux  instincts  moraux  des 
éducateurs. 

La  philosophie  de  Secrétan  est  en  étroite  parenté  avec  celle  de 
M.  Renouvier,  quoiqu'elles  se  soient  développées  indépendam- 
ment l'une  de  l'autre.  Secrétan  appartient  à  la  Suisse  proies- 


4 


IMIlLOSOmiES  461 

tante,  à  laquelle  la  philosophie  doit,  dans  cette  même  période, 
Ernest  Naville,  réditcur  de  Maine  de  Biran,  rauteur  d'un  grand 
nombre  d'ouvrages  de  morale,  de  théologie,  de  logique  et  de 
politique.  Naville  a  enseigné  à  Genève,  Secrétan  à  Lausanne. 
Le  [)hilosophe  de  Lausanne,  connu  tardivement  en  France,  sauf 
de  quelques-uns,  y  a  apparu,  il  y  aune  dizaine  d'années,  comme 
dans  une  légende,  sous  les  traits  d'un  patriarche  de  la  pensée. 
La  personne  même  de  Secrétan  a  servi  de  modèle  à  un  de  nos 
romanciers  les  plus  épris  de  vie  morale,  M.  Edouard  Rod.  Le  père 
du  pasteur  Naudié  est  un  portrait  posthume  de  Secrétan. 

La  philosophie  de  Secrétan  est  couramment  désignée  sous  le 
nom  de  philosophie  de  la  liberté.  Philoaoplne  de  la  liberté  est  le 
titre  de  son  princi[)al  ouvrag:e,  dans  lequel  il  montre  toutes  les 
grandes  doctrines  cherchant,  sans  oser  le  prononcer  déllnitive- 
ment,  ce  dernier  mot  des  choses.  Liberté,  cela  signifie  liberté 
divine  et  liberté  humaine;  et  ces  deux  libertés  expliquent  la 
création,  la  chute  et  la  rédemption.  La  jdiilosophie  de  la 
liberté  et  la  philosophie  du  christianisme  sont  en  efîet,  pour 
Secrétan,  choses  équivalentes.  Dans  cette  métaphysique  chré- 
tienne, les  dogmes  ne  sont  pas  posés  tout  d'al>ord,  mais  déduits 
et  comme  découverts.  Le  point  de  départ  de  cette  déduction 
est  l'unité  du  principe  de  l'être,  sorte  d'axiome  de  la  raison. 
C'est  par  où  la  })hilosophie  de  Secrétan  lient  aux  grandes  philo- 
sophies  allemandes  de  la  première  moitié  du  siècle.  Mais 
Secrétan  ne  part  du  panthéisme  que  pour  le  dépasser  et  le 
réfuter  en  le  dépassant.  L'être  absolu  est  causa  sui  dans  toute  la 
force  du  terme.  11  est  donc  absolue  liberté,  et  même  liberté  d'être 
libre.  Toute  perfection  de  nature  serait  imperfection,  puisqu'elle 
serait  détermination.  «  Je  suis  ce  que  je  veux  »  est  la  S(Hile  for- 
mule qui  convienne  à  l'absolu.  Cet  absolu  est  en  quelque  sorte 
antérieur  à  Dieu.  Etre  Dieu  suppose  un  monde  dont  on  est  le 
dieu.  Si  Dieu  est  Dieu,  c'est  qu'il  l'a  voulu;  et  il  l'a  voulu,  en 
elîct,  puisque  le  monde  existe.  De  cette  liberté  divine  tout 
dépend  :  Dieu,  pour  Secrétan  comme  pour  Descartes,  est  l'auteur 
des  essences  aussi  bien  que  des  existences,  l'auteur  des  vérités 
logiques,  mathématiques  et  morales.  La  liberté  absolue  n'est  pas 
soumise  à  la  raison.  Elle  est  le  principe  de  la  raison. 

Du  point  de  vue  de  cette  liberté  absolue,  toutes  les  difficultés 


4G2         l'IIILOSOPHES,   MORALISTES   ET   ORATEURS   RELIGIEUX 

s'évanouissent,  notamment  celles  qui  naissent  de  la  prescience 
et  (le  la  prédestination,  car  c'est  borner  Dieu  que  l'oliliger  d'être 
sans  bornes.  Dieu  est  infini  s'il  le  veut,  et  Uni  s'il  le  veut.  La 
réalité  et  l'individualité  de  la  créature  deviennent  dès  lors  pos- 
sibles. Dieu  a  créé,  non  par  besoin  (car  cette  explication  ferait 
du  monde  un  complément  nécessaire  de  Dieu),  mais  par  amour. 
Il  veut  l'être  qu'il  crée  pour  cet  être  lui-même;  création  libre 
suppose  amour  gratuit.  Mais,  créée  pour  elle-même,  la  créature 
doit  être  libre.  L'amour  créateur,  la  liberté  créée,  tels  sont, 
conclut  Secrétan,  les  deux  acteurs  du  drame  universel. 

Cet  amour  du  créateur  attend  et  appelle  l'amour  de  la 
créature.  Mais  la  créature  n'a  pas  répondu  à  cet  appel.  La 
chute  est  prouvée,  non  seulement  par  les  souffrances  sans 
raison  qui  assaillent  l'homme  dès  le  berceau,  mais  par  les  invi- 
tations au  mal  qui  sont  en  nous,  ou  qui  sortent  pour  ainsi  dire 
des  conditions  extérieures  dans  lesquelles  nous  nous  trouvons 
engagés.  La  conséquence  logique  de  cette  résistance  de  la 
volonté  de  la  créature  à  la  volonté  du  créateur  eût  été  son  anéan- 
tissement. Puisque  la  créature  a  subsisté,  c'est  qu'il  s'est  opéré, 
dans  la  volonté  de  Dieu,  un  dédoublement.  La  deuxième  per- 
sonne apparaît,  le  Fils,  ou  Dieu  se  diminuant  afin  qu'une  liberté 
contraire  à  la  sienne  puisse  durer  et,  en  durant,  se  relever;  car 
une  liberté  ne  peut  être  relevée  que  par  elle-même.  —  Telle 
est  l'interprétation ,  d'une  hardiesse  toute  protestante ,  que 
Secrétan  donne  de  la  rédemption. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  toute  cette  métaphysique  religieuse 
aboutit  à  une  morale?  Je  trouve  en  moi  le  sentiment  de  l'obli- 
gation. Mais  l'obligation,  pour  Secrétan,  ne  se  conçoit  pas  sans 
un  être  qui  oblige,  et  n'aurions-nous  pas  d'autre  moyen  de  con- 
naître Dieu  que  nous  aurions  celui-là.  La  recherche  de  la  nature 
du  devoir  nous  fait  constater  un  nouvel  accord  de  la  philosophie 
et  de  l'Evangile.  Je  suis  libre  et  je  suis  partie  d'un  tout  auquel 
la  science  me  montre  de  plus  en  plus  lié.  Liberté  et  solidarité 
constituent  une  antinomie  que  résoudra  l'amour,  la  charité. 
Nous  devons  aimer  le  prochain  parce  que  le  prochain  c'est  nous- 
mêmes.  Nous  réalisons  par  l'amour  l'unité  substantielle  et 
remontons  à  nos  origines.  A  la  différence  de  Renouvier,  Secrétan 
ne  se  contente  donc  pas  de  la  justice  qui  enferme  chacun  chez 


PHILOSOPHES  463 

soi  et  éternise  les  individualités.  —  La  pensée  de  Secrétan  resta 
ouverte,  jusqu'à  ses  dernières  années,  à  toutes  les  découvertes 
de  la  science,  comme  à  tous  les  rêves  d'amélioration  morale  et 
sociale. 


//.   —  Philosophes  (suite). 
Le  mouvement  contemporain. 

Le  mouvement  idéaliste.  —  Il  est  difficile  de  démêler, 
entre  ceux  qui  sont  exactement  nos  contemporains,  quels  sont 
ceux  (jue  la  postérité  distinguera,  et  comment  elle  les  répartira, 
si  complexe  est,  sous  nos  yeux,  le  réseau  des  influences  échan- 
gées. C'est  cependant  ce  qu'il  nous  faut  essayer  de  faire. 

M.  Lachelier  relie  notre  génération,  dont  il  a  été  le  maître, 
aux  penseurs  que  nous  avons  déjà  passés  en  revue.  Il  procède 
de  Ravaisson.  Mais  il  a  lu  Kant,  et  a  contribué,  avec  Renouvier, 
à  répandre  en  France  la  philosophie  critique.  C'est  donc  par  un 
détour  qu'il  reviendra  à  la  philosophie  de  la  finalité  et  de  la 
beauté.  Il  cherche  le  fondement  de  l'induction,  et  c'est  de  ce 
problème  ([ue  va  sortir  toute  sa  doctrine.  Ainsi  Kant  écrit  la 
Critique  de  la  Raison  pure  pour  fonder  la  science.  M.  Lachelier 
admet,  comme  Kant,  que  les  lois  de  l'univers  ne  sont  que  les 
nécessités  de  la  pensée,  et  que  la  loi  des  causes  efficientes  est 
la  première  de  ces  nécessités.  Mais,  innovant  en  cela  sur  tous 
ses  prédécesseurs,  il  reconnaît  une  autre  condition  indispen- 
sable à  l'induction  :  le  principe  de  finalité.  Toute  induction 
implique  la  croyance  à  la  stabilité  au  moins  relative  des  espèces 
et  des  genres.  Or  celle-ci  ne  résulte  pas  de  la  seule  causalité,  et 
n'est  concevable  que  si  elle  est  pour  la  nature  une  fin.  Le  mou- 
vement, en  effet,  est,  par  lui-même,  indifférent  à  toute  direc- 
tion. Et  «  le  monde  d'Épicure,  avant  la  rencontre  des  atomes, 
ne  nous  offre  qu'une  faible  idée  de  la  dissolution  où  l'univers, 
en  vertu  de  son  propre  mécanisme,  pourrait  être  réduit  d'un 
instant  à  l'autre  ».  Dépassant  Kant  alors,  et  s'engageant  dans 
une  voie  qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  qu'ont  suivie 
ses  premiers  successeurs  allemands,  M.  Lachelier  fait  de  l'unité 


46i         PHILOSOPHAS.   MOllALISTES   ET   OIIATEUIIS   UELKUEUX 

téléologique  do  chaque  être  une  sorte  de  noumèiie,  et  qui  n'est 
point  hors  de  notre  atteinte.  La  loi  des  causes  efficientes  nous 
conduisait  à  un  mécanisme  ;  la  loi  des  causes  finales  nous  fait 
aboutir  à  un  dynamisme.  De  l'idée  de  moyens  qui  se  rangent  et 
s'adaptent,  nous  nous  élevons,  en  effet,  à  l'idée  d'une  spontanéité 
qui  se  dirige  vers  une  fin.  Encore  un  pas,  et  la  nature,  dans  son 
ensemble,  nous  apparaîtra  comme  une  œuvre  de  liberté.  «  Ainsi 
l'empire  des  causes  finales,  en  pénétrant,  sans  le  détruire,  dans 
celui  des  causes  efficientes,  substitue  partout  la  force  à  l'inertie, 
la  vie  à  la  mort,  la  liberté  à  la  fatalité La  véritable  philo- 
sophie de  la  nature  est  un  réalisme  spiritualisle,  aux  yeux 
duquel  tout  être  est  une  force,  et  toute  force  une  pensée  qui 
tend  à  une  conscience  de  plus  en  plus  complète  d'elle-même.  » 
Le  spiritualisme  de  M.  Lachelier  dilTère,  d'ailleurs,  de  celui  de 
Cousin,  en  ce  qu'il  enveloppe  le  kantisme  au  lieu  de  l'ignorer 
ou  de  le  méconnaître.  Il  n'est  pas,  par  rapport  à  lui,  une  philo- 
sophie de  réaction,  mais  de  progrès. 

M.  Lachelier  a  peu  écrit  :  sa  thèse  sur  l'induction,  dont  nous 
venons  de  donner  une  rapide  esquisse,  et  un  article  intitulé 
Psychologie  et  Métaphysique  ont  été  réunis  par  lui  en  un  petit 
volume;  et  on  peut  presque  dire  qu'il  est  l'homme  de  ce  seul 
volume.  Si  M.  Lachelier  tient  une  telle  place  dans  l'histoire  de 
la  philosophie  contemporaine,  c'est  que  ce  petit  volume  est  de 
la  quintessence  de  pensée.  Il  est  en  même  temps  un  modèle  de 
style  philosophique,  si  l'on  entend  par  là  la  stricte  adaptation 
de  la  forme  à  l'idée.  Si  la  phrase  de  M.  Lachelier  paraît  obscure, 
c'est  parce  que  la  rigueur  des  déductions  et  la  largeur  des 
aperçus,  unies  à  l  extrême  sobriété  de  l'expression,  exigent  de 
l'esprit  du  lecteur  une  tension  dont  peu  sont  capables.  La 
grande  réputation  de  M.  Lachelier  tient  en  outre  à  son  ensei- 
gnement à  l'Ecole  normale,  que  tous  ceux  qui  l'ont  entendu  ont 
représenté  comme  le  plus  fécond  et  le  plus  suggestif. 

Comme  Lachelier  procède  de  Ravaisson,  Boutroux  procède 
de  Lachelier.  C'est  au  nom  de  la  science  (pion  postule  la 
nécessité.  Or,  pour  l'auteur  de  la  Contingence  des  lois  de  la 
nature  et  de  CIdée  de  loi  naturelle,  à  ne  se  placer  qu'au  point 
de  vue  de  la  science,  il  reste  de  l'indétermination  dans  les 
choses.  La  cause  n'explique  jamais  tout  son  effet.  Si  l'effet  est 


PHILdSOPHES  463 

identique  à  la  cause,  il  ne  fait  (ju'uu  avec  elle  et  n'est  pas  un 
elTet  véritable.  S'il  s'en  distingue,  la  cause  ne  contient  pas  ce  en 
quoi  l'effet  se  distingue  d'elle.  Donc,  à  chaque  pas,  il  y  a  du 
nouveau  dans  le  monde,  et  nouveauté  c'est  contingence.  Con- 
tingence, lorsque  la  conscience  s'ajoute  à  la  vie;  contingence, 
lorsque  la  vie  s'ajoute  à  la  matière;  contingence,  lorsque,  dans 
la  matière,  les  propriétés  physiques  et  chimiques  s'ajoutent  aux 
propriétés  mathématiques.  Le  mathématique  ne  se  déduit  pas 
lui-même  rigoureusement  du  logi(|ue,  ni  l'existence  du  pos- 
sible. Les  diverses  lois  qui  régissent  ces  formes  successives  de 
l'être  constituent  des  types  irréductibles,  à  la  base  de  chacun 
desquels  est  un  fait  expérimental  imprévisible.  Tant  s'en  faut 
donc  que  l'idée  de  loi  et  l'idée  de  nécessité  soient  idées  iden- 
tiques. 

En  découvrant  toutes  ces  fissures  dans  la  construction  géomé- 
trique des  choses,  M.  Boutroux  ouvre  à  la  liberté,  dont  la 
contingence  est  comme  le  signe,  —  et  par  liberté  il  faut 
entendre  à  la  f(ns  le  libre  arbitre  humain  et  la  Providence 
divine,  —  toutes  les  possibilités  dont  elle  a  besoin.  Sa  doctrine 
apparaît  donc  «  comme  propice  aux  croyances  de  la  conscience 
humaine  »  :  doctrine  toute  scientifique,  qui  laisse  entrevoir 
des  conclusions  morales,  qui  détruit  tout  au  moins  l'antinomie 
redoutable  de  la  science  et  de  la  morale.  —  M.  IJoutroux  a 
témoigné  en  outre  de  ses  préoccupations  de  moraliste  dans  un 
opuscule  intitulé  :  Questions  cV éducation,  et  qui  contient  autant 
de  petits  chefs-d'œuvre  que  de  questions  traitées,  chefs-d'œuvre 
de  sincérité  et  de  profondeur.  L'action  de  M.  Boutroux  est  la 
plus  considérable,  à  l'heure  présente,  sur  la  philosophie  univer- 
sitaire. Son  enseignement  à  la  Sorbonne,  oii  aucune  concession 
n'est  faite  au  public,  attire  cependant  un  public  nombreux. 
L'élégance  de  cet  enseignement  a  un  caractère  à  la  fois  mathé- 
matique et  moral,  toute  faite  qu'elle  est  de  limpidité  et  d'austérité. 

Comme  de  Ravaisson  procédait  Lachelier,  et  de  Lachelier 
Boutroux,  Bergson  procède  de  Boutroux.  M.  Bergson  est  surtout 
un  psychologue;  mais,  à  la  ditTérence  d'une  école  de  psycholo- 
gues dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  la  psychologie  lui  sert 
à  pénétrer  dans  la  métaphysique,  et,  par  là,  sa  méthode,  quoique 
d'un  caractère  très  personnel,  ressemblerait  plutôt  à  celle  des 

HlSTOIRF.    DE    LA    LANGUE.    VIII.  oO 


4G6  I>1IIL()S01»HHS,   MORALISTES  ET   OUATEURS   RELIGIEUX 

|)liilosoj)lies  classiques.  Ce  sont  les  états  profonds  de  la  con- 
science qui  deviennent,  pour  lui,  chacun  quelque  chose  d'unique 
en  son  genre,  et  il  appelle  liherté  le  rapport  du  moi  concret  à 
l'acte  qu'il  accomplit,  rapport  indéfinissable,  qui  échappe  à  toute 
analyse,  et  partant  à  toute  détermination.  La  notion  de  durée 
pure,  c'est-à-dire  de  durée  dépouillée  de  tout  ce  qui  est  espace, 
nombre,  homogénéité,  notion  dégagée  par  lui,  renverse  en 
même  temps  toutes  les  explications  mécanistes  e(  association- 
nistes  de  l'espi'it.  Les  deux  livres  de  M.  Bergson,  VEssai  sur  les 
données  immédiates  de  la  conscience  et  Malière  et  mémoire,  ont 
fait  date  et  ont  marqué  l'avènement  d'une  philosophie  très 
dilïérente  de  celle  que  Taine  avait  longtemps  aidée  à  régner. 
Très  jeune  encore,  M.  Bergson  jouit  d'une  grande  autorité.  Il 
fait  école.  Son  style  est  merveilleux  de  souplesse  et  se  prête  à 
toutes  les  hardies  subtilités  d'une  pensée  qui  renouvelle  toutes 
les  questions  qu'elle  touche. 

Ce  qui  caractérise  les  philosophes  que  nous  venons  de  nommer, 
c'est,  outre  ce  que  nous  avons  dit  de  chacun  d'eux,  leur  remar- 
quable information  scientifique.  Le  temps  n'est  plus  oîi,  pour 
être  philosophe,  il  suffisait  d'être  élo([uent  et  de  vibrer  sous 
l'émotion  des  grands  problèmes.  Il  faut  aujourd'hui  savoir 
beaucoup,  la  spéculation  consistant,  sinon  exclusivement  dans 
la  synthèse  des  résultats  acquis,  du  moins  dans  un  accord  des 
exigences  de  la  pratique  avec  l'état  actuel  des  connaissances. 
Quelques-uns  même  ont  fait  de  la  philosophie  des  sciences 
leur  objet  propre.  Durand  de  Gros  a  tiré  de  la  science  une  méta- 
physique idéaliste.  MM.  Evellin  et  Hannequin  ont  écrit,  dans 
le  même  ordre  d'idées,  des  œuvres  vigoureuses.  La  Revue  de 
métaphi/sique  et  de  morale  a  contribué  à  renouer  en  particulier 
l'union  très  ancienne,  mais  longtemps  compromise,  des  mathé- 
matiques et  de  la  philosophie. 

A  l'école  philosophique  dont  nous  avons  parlé  est,  en  outre, 
étroitement  associée  une  école  d'historiens  de  la  philosophie. 
(]e  sont  parfois  les  mêmes  qui,  selon  les  heures,  dogmatisent  ou 
étudient  les  doctrines  du  passé,  (pjoique  la  division  du  travail 
tende  de  plus  en  plus  à  s'établir  entre  les  difTérentes  besognes 
philosophiques.  Le  propre  des  récents  historiens  français  de  la 
philosophie,  et  ce  qui  les  distingue,  par  exemple,  de  leurs  plus 


PHILOSOPHES  467 

grands  confrères  allemands,  c'est  de  s'attacher  moins  à  faire 
manœuvrer  une    quantité  imposante   de   textes   isolés   qu'à  se 
pénétrer  d'un  auteur  et  à  essayer  de  le  faire  revivre,  en  expo- 
sant ses  doctrines  «  selon  l'esprit  et,  jusqu'à  un  certain  point, 
dans  le  style  même  de  cet  auteur  ».  M.  Boutroux  a  formulé 
lui-même  ces  règles  et  a  joint  l'exemple  au  précepte  \  M.  Ollé- 
Laprune   avait  auparavant  appliqué    la   même  méthode ,  avec 
une   sorte    de   divination    de    la  pensée   antique,  à   l'étude   de 
la  morale  d'Aristote.  Parmi  nos  jeunes  maîtres,  chacun  a  son 
département.  M.  Brochard  s'est  fait  de  la  philosophie  ancienne 
un  domaine  incontesté.  Un  autre"  étudie  la  philosophie  alle- 
mande:  un    autre  ^  la   philosophie    anglaise.   Les   philosophes 
français,  voire  les  contemporains,  ont  aussi  leur  interprète  \ 
Un  grand  souci  d'ohjectivité  est  le  trait  commun  de  cette  généra- 
tion d'historiens. 

Le  mouvement  positiviste  :  psychologues  et  socio- 
logues. —  L'école  positiviste  n'est  plus  qu'une  petite  chapelle 
dont  M.   Laffitte   est  le  desservant.  Mais  le   positivisme    s'est 
répandu  comme  état  d'esprit  et   comme  discipline.  Toute  une 
école   de   psycholog-ues    peut  lui  être  rattachée,  qui  d'ailleurs 
pourrait  faire  remonter  plus  haut  encore  ses  origines,  jusqu'à 
l'école  de  la  sensation  transformée,  et  même  jusqu'à  l'auteur 
du  Traité  des  Passions,  jusqu'à  Descartes,  et  se   targuer  ainsi 
d'une  tradition  hien  française.  Jouffroy  avait  dit  que  la  psycho- 
logie  et  la  physiologie  sont   complètement  distinctes,  et  que, 
pour  constituer  la  science  de  l'esprit,  l'observation  intérieure 
seule  suffit.  C'est  la  thèse  contraire  que  soutiennent  les  psycho- 
logues dont  nous  parlons.  Beaucoup  de  physiologistes  se  sont 
trouvés  faire  de  la  psychologie  sans  le  savoir,  ou  en  le  sachant. 
Tels  Lélut,  Charcot,  et  d'autres  encore.  M.  Ri  bot  a  servi  d'in- 
termédiaire entre  ces  physiologistes  et  les  psychologues,  et  a 
défini,  avec  un  talent  tout  fait  de  netteté,  la  méthode  nouvelle 
en  psychologie.  La  psychologie,  pour  lui,  doit  être  une  science 
indépendante   de   toute  attache  métaphysique,    aussi  bien   que 
n'importe  quelle  autre  science  positive.  C'est  une  science  expé- 
rimentale, qui  se  propose  l'étude  des  phénomènes  de  l'esprit, 

1.  Éludes  d'histoire  de  la  philosophie.  —  2.  M.  Lévy-Brùhl.  —  3.  M.  Georges 
Lyon.  —  4.  M.  Séailles. 


4G8 


PlIILOSdPHES,    M0I$AL1STI]S    ET   ORATEIHIS   IlELKilEUX 


suivant  la  méthode  des  sciences  naturelles.  Le  psychologue  est, 
à  vrai  dire,  un  naturaliste  d'une  certaine  espèce;  il  n'est  plus 
un  philosophe.  Ainsi  toutes  les  sciences  se  sont  peu  à  peu  déta- 
chées de  la  philosophie,  et  leurs  progrès  n'ont  commencé  qu'après 
cette  émancipation.  En  même  temps  qu'il  définissait  ainsi  la 
psychologie,  telle  qu'il  l'entend,  M.  Ribot  nous  faisait  connaître 
les  travaux  accomplis  dans  la  même  voie  par  les  psychologues 
anglais  et  allemands.  Pour  sa  part,  il  s'attachait  de  préférence 
aux  phénomènes  j)sychologiques  morbides,  la  pathologie  étant 
à  ses  veux  une  expérimentation  de  l'ordre  le  plus  subtil,  insti- 
tuée par  la  nature,  et  avec  des  moyens  dont  l'art  humain  ne 
dispose  pas.  Les  petits  livres  de  M.  Ribot  sur  les  Maladies  de  la 
Mémoire  et  sur  les  Maladies  de  la  Volonté  sont  classiques.  Son 
disciple,  M.  Pierre  Janet,  médecin  et  philosophe  tout  à  la  fois, 
a  poussé  plus  loin  encore  l'expérimentation  en  psychologie, 
faisant  de  l'hypnotisme,  comme  on  l'a  dit,  un  procéilé  de  vivi- 
section morale. 

Auguste  Comte  est  le   fondateur  de   la  sociologie.  Mais,  en 
France,  du  moins,  la  science  fondée  resta  longtemps  sans  adeptes. 
Or  voici  que,  de  nos  jours,  la  sociologie  fait  fureur.  M.  Espinas 
en  avait  cherché  jusque  dans  les  sociétés  animales  les  lois  fon- 
damentales. Sous  nos  yeux, —  et  ces  discussions  sont,  pour  une 
science  jeune,  indice  de  vitalité,  —  deux  écoles  de  sociologie  se 
disputent  les  esprits.  Pour  les  uns,  la  société  est  quelque  chose 
de  réel,   on  avait  même  dit  pendant  quelque    temps  :   un  être 
réel  et  organisé.   Pour  les  autres,  elle  est  une  abstraction  de 
l'esprit  qui  n'a  de  base   que  dans  les  relations   des  individus. 
M.   Durckheim  est  le  l'éaliste,  M.   Tarde  le  nominaliste   de   la 
sociologie.  M.    Durckheim   ne  peut  admettre  que  ces  grandes 
choses  sociales  :  une  grammaire,  un  code,  une  religion,  soient 
l'œuvre  d'esprits  individuels.  Ce  sont  œuvres  impersonnelles, 
et,  comme  il  dit,  ce  sont  les  facteurs  de  l'individu,   loin  d'en 
être  les  fonctions.  M.  Tarde  dissout  en  des  unités  psychologiques 
cette  entité  :  la  société,  et  ne  laisse  rien  subsister  non  plus  de 
ces  fantômes  mis  à  la  mode  par  Rerian  et  par  Taine  :  le  génie 
d'un   peuple,  d'une  race,  d'une   religion.  Pour   lui,  il  faut,  au 
terme  de  toute  analyse,  en  arriver  à  l'initiative  individuelle,  à 
l'individu,  qui  seul  est  une  réalité.  M.  Durckheim  soutient  sa 


PHILOSOPHES  409 

thèse  avec  une  logique  serrée,  M.  Tarde  soutient  la  sienne  avec 
une  grande  abondance  de  connaissances,  avec  l'esprit  le  plus 
souple  et  le  plus  inventif. 

La  philosophie  des  idées-forces.  —  M.  Fouillée  est 
d'instinct  un  conciliateur.  Cela  tient  en  partie  à  l'extrême  ouver- 
ture de  son  esprit.  11  a  reçu  dans  cet  esprit  toutes  les  philoso- 
phies  du  passé,  toutes  les  influences  du  présent,  tous  les  pro- 
blèmes enfin.  Il  n'y  a  pas  de  philosophe  plus  complet  que  lui, 
aujourd'hui  surtout  que,  comme  nous  lavons  dit,  semble  pré- 
valoir, au  sein  de  la  philosophie  même,  la  division  des  questions 
et  du  travail.  11  a  débuté  par  des  travaux  d'histoire  dont  Socrate 
et  Platon  étaient  l'objet.  Il  a  abordé  ensuite  tous  les  chapitres 
essentiels  de  la  philosophie.  Puis  la  sociologie  l'a  un  des  pre- 
miers attiré.  En  ce  moment,  questions  d'enseignement  et  ques- 
tions sociales  se  dis|»utent  celte  extraordinaire  activité  d'esprit, 
ou  plutôt  se  la  partagent  sans  l'épuiser.  Au  contact  de  cette 
multiplicité  de  sujets  et  de  difficultés,  la  philosophie  personnelle 
de  M.  Fouillée  s'est  éprouvée  et  précisée  de  plus  en  plus. 
M.  Fouillée  ne  conteste  aucune  des  affirmations  du  positivisme 
et  de  l'évolutionnisme.  Mais  il  monire  l'insuffisance  de  leurs 
solutions.  On  a  pu  comparer  son  attitude  philosophique  à 
l'égard  de  Spencer  à  celle  de  Leibniz  à  l'égard  de  Descartes. 
Descartes  prétend  expliquer  par  le  mouvement  tous  les  phéno- 
mènes sensibles  :  sa  doctrine  s'appelle  le  mécanisme.  Leibniz 
ne  le  contredit  point,  mais  il  ajoute  que  le  mouvement  lui-même 
implique  la  force.  Au  mécanisme  il  ne  substitue  pas,  il  super- 
pose le  dynamisme.  De  même  M.  Fouillée  demande  qu'au  nombre 
des  facteurs  de  l'évolution  universelle  on  fasse  une  place  àl'idée, 
à  l'état  de  conscience.  Pour  lui  l'idée  est  une  force,  et  sa  philo- 
sophie s'appelle  la  philoso[diie  des  idées-forces.  Un  état  de  con- 
science, loin  de  n'être  qu'un  reflet,  un  épiphénomène,  comme 
on  avait  dit,  est  cause  efficace.  L'idéal  est  le  principe  du  réel. 
Il  suffit  que  la  liberté  soit  une  idée  pour  qu'elle  soit  plus  que 
rien,  et  de  même  le  droit,  et  de  même  le  contrat  social.  Mais 
on  pourrait  croire  jusqu'ici  que  les  idées  sont  intercalées,  comme 
à  titre  exceptionnel,  dans  une  série  de  forces  d'une  autre  nature, 
et  qui,  elles,  ne  seraient  pas  du  tout  des  idées.  C'est  sur  ce  point 
que  le  système  de  M.  Fouillée  s'est,  dans  ces  dernières  années, 


470         PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET   ORATEURS   RELIGIEUX 

plus  nettement  accusé.  De  même,  écrit-il,  (|u'on  nous  tout  est 
pensée  et  volonté,  de  même,  en  dehors  de  nous,  rien  ne  doit 
être  étrangler  à  la  pensée  et  à  la  volonté,  et  tout  en  doit  enve- 
lopper le  germe.  Le  sujet  pensant  et  voulant  a  un  mode  d'action 
qui  se  confond  avec  le  mode  d'action  fondamental  de  l'objet 
pensé;  ses  idées  ne  sont  que  des  réalités  plus  conscientes  que 
les  autres  réalités.  Tout  est  donc  pensée  et  volonté.  M.  Fouillée 
semble  même  incliner  de  plus  en  plus  à  dire  :  tout  est  volonté. 
Il  rejoint  Schopenhauer.  De  toute  façon,  sa  philosophie  rentre 
dans  un  courant  qui  a  entraîné  tant  de  grandes  philosophies 
européennes  de  ce  siècle  vers  les  solutions  à  la  fois  monistes 
et  idéalistes.  —  M.  Fouillée  a  un  talent  prestigieux.  On  pourrait 
presque  dire  de  lui  qu'il  a  trop  de  talent  pour  un  philosophe  ; 
il  en  vient  à  mettre  le  lecteur  en  défiance.  Ce  talent  a  des  côtés 
poétiques,  imaginatifs.  C'est  sa  vigueur  et  son  agilité  dialectique 
qui  se  sont  surtout  accentuées  dans  ces  dernières  années.  Les 
discussions  de  MM.  Renouvier  et  Fouillée  ont  eu  une  grandeur 
épique.  Jamais  adversaires  ne  furent  jdus  difîérents,  ni  plus 
égaux. 

Il  faut  associer  le  nom  de  Guyau  à  celui  de  Fouillée,  comme 
leurs  vies  furent  associées.  Guyau  est  mort  à  trente-trois  ans, 
après  avoir  laissé  une   œuvre   qui  suffirait  à   illustrer  une  vie 
plus   longue.  Son  talent,  d'une  rare  précocité,  allait  croissant 
de  livre  en  livre.  Ses  derniers  ouvrages,  la  Morale  sans  obliga- 
tion ni  sanction  et  V Irréligion  de  V avenir,  firent  luire  sur  lui  les 
premiers  rayons  de  la  gloire.  Son  œuvre  a  résisté  à  la  mort.  Il 
est  lu  aujourd'hui,  non  seulement  par  les  spécialistes,  mais  par 
les  jeunes  gens  sur  lesquels  il  exerce  une  rare  séduction.  Il  a, 
en  effet,  quelques  défauts,  mais  aussi  toutes  les  qualités  de  la 
jeunesse.  Il  a  écrit  en  vers  et  en  prose.  Ses  vers,  d'ailleurs  élé- 
gants, sont  prosaïques  ;  en  revanche  sa  prose  est  poétique,  par- 
fois trop  poétique.  Mais  que  de  chaleur  d'àme,  et  quel  don  de 
ressentir  et  d'exciter    la    sympathie!   Guyau    est    un   idéaliste 
emprisonné    dans    le    positivisme  de    notre    temps.    Son   àme 
lutte  contre  sa  doctrine,  et,  comme  il  dit  quelque  part,  il  s'obs- 
tine à  regarder  le  ciel,  même  vide.  C'est  cette  lutte  intérieure, 
où  tant  de  consciences  contemporaines  retrouvent  leur  propre 
histoire,  qui  fait  en  partie  l'attrait  de  la  lecture  de  Guyau.  Mais 


PHILOSOPHES  471 

Guyaii  a  laissé  autre  chose  que  le  souvenir  d'une  àme  doulou- 
reuse. Ce  malade  a  chanté  la  vie,  et  a  trouvé  dans  une  philo- 
sophie de  la  vie  la  conciliation  des  tendances  contradictoires  de 
son  esprit.  La  vie,  c'est  l'expansion,  c'est  la  fusion  intime  de 
l'existence  individuelle  et  de  l'existence  collective.  De  là  une 
esthétique  et  une  morale.  L'art,  c'est  la  vie  intense  et  d'indivi- 
duelle devenant  universelle.  «  L'art,  c'est  de  la  tendresse.  » 
Thèse  qui  s'oppose  à  la  théorie  du  jeu  et  de  l'art  pour  l'art. 
La  moralité,  c'est  également  la  dépense  sans  compter,  le  don 
de  soi,  le  rayonnement,  la  fécondité.  Son  contraire,  l'égoïsme, 
n'est  que  de  la  stérilité.  Et,  par  là,  la  morale,  comme  l'art,  a 
un  fondement  physiolojïique.  «  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on 
a  comparé  les  œuvres  du  penseur  à  ses  enfants.  »  On  pourrait 
dire  la  même  chose  des  œuvres  de  l'artiste,  et  des  actions  de 
l'homme  de  bien.  Par  cette  voie  enfin,  l'homme  atteint  jusqu'à 
l'immortalité,  en  laissant  vraiment  quelque  chose  de  lui  dans 
autrui.  La  solidarité  des  hommes  offre,  en  eflét,  en  cette  fin  de 
siècle,  un  champ  de  découvertes  encore  mal  formulées,  «  mais 
aussi  importantes  peut-être  dans  le  monde  moral  que  celles  de 
Newton  et  de  Laplace  dans  le  monde  sidéral  ».  Guvau  est  le 
mystique  de  la  sociologie. 

Nous  avons  réservé  Guyau  et  Fouillée  pour  les  dernières  pages 
de  ce  chapitre,  justement  parce  que  nous  trouvons  chez  eux 
un  essai  de  synthèse  de  tendances  plus  accusées,  mais  séparées 
chez  les  penseurs  précédents.  Cette  synthèse  est  provisoire, 
comme  tout  est  provisoire  dans  l'évolution  de  la  pensée  philoso- 
phique, et  nous  ne  voudrions  pas  du  tout  qu'on  y  vît  une  con- 
clusion. Ces  pages  n'en  comportent  point.  Nous  avons  parlé 
avec  respect,  avec  un  égal  respect,  de  toutes  les  manifestations 
de  la  pensée  contemporaine,  cherchant  à  tout  comprendre  et  à 
tout  faire  comprendre.  Et  ce  respect  ne  nous  a  pas  coûté.  Le 
dédain  des  maîtres  peut  être  une  attitude  élégante  dans  son 
impertinence.  Ce  n'est  pas  la  nôtre;  et  elle  est  au  fond,  croyons- 
nous,  moins  philosophique  que  la  déférence.  Quand  il  s'agit,  non 
pas  seulement  d'écrivains,  mais  de  penseurs,  et  de  ceux  qui 
dominent  notre  temps,  quel  est  celui  d'entre  nous  dont  l'esprit 
n'est  pas  fait  d'un  peu  de  leur  pensée  à  eux?  Ne  pourrions-nous 
pas  dire  presque  tous  :  à  Taine  je  dois  ceci,  le  respect  du  fait,  par 


472         l'lllLOSlH»ilES,   MOHALISTES  ET   OlîATEriîS   IlELlCIErX 

exemple;  et  cela  à  Secrétan  et  à  M.  Renouvier,  à  savoir  un  plus 
mâle  sentiment  de  rohlisfation  morale;  et  à  M.  Fouillée  encore 
la  notion  ]tlus  claire  de  reffiracité  des  idées.  Il  faudrait  ne  rien 
devoir  aux  gens  pour  les  traiter  sans  égards;  et  même  à  ceux 
dont  nous  ne  [tarlageons  pas  toutes  les  doctrines,  sommes-nous 
sûrs  de  ne  rien  devoir?  Un  Descartes  seul  peut  se  croire  libre 
de  toute  dette  de  ce  genre.  Encore  se  trompait-il  en  le  croyant. 


///.   —  Moralistes  et  pédagogues. 

Les  questions  morales  dans  la  littérature  contempo- 
raine. —  Le  Français  est  né  moraliste,  et  la  littérature  morale 
a  toujours  occupé  une  place  importante  dans  l'histoire  générale 
de  la  litlérature.  Beaucoup  d'écrivains  de  notre  pays  n'ont 
cherché,  comme  Descartes  dit  l'avoir  fait,  d'autre  science  que 
celle  qui  se  peut  trouvent  en  soi-même  ou  hicn  dans  le  grand 
livre  du  monde.  La  littérature  française  est  une -littérature  de 
réflexion  sur  la  vie  et  sur  l'âme  humaines.  Toutefois  le  genre, 
que  l'on  pourrait  appeler  le  genre  moraliste,  a  dans  notre  siècle 
un  département  plus  étendu  et  aussi  des  frontières  plus  iiulé- 
cises.  Cela  tient  à  la  confusion  générale  des  genres.  On  moralise 
aujourd'hui  au  théâtre,  même  en  ce  sens  qu'on  y  dogmatise  et 
(ju'on  y  [irêche.  On  moralise  dans  les  romans,  dans  les  jour- 
naux. De  plus,  tout  est  devenu  problème,  et  enfin  tel  ordre  de 
questions,  que  le  xyu*"  siècle  i-ései'vait  aux  sermons  et  aux  lettres 
de  direction,  est  tombé  dans  le  domaine  [lublic.  Les  problèmes 
se  sont  donc  à  la  fois  multipliés  et  laïcisés.  Nous  touchons  à 
tout.  Binons  y  touchons  à  propos  de  tout;  de  telle  sorte  que 
les  moralistes  de  ce  temps  en  sont  les  j)oètes,  les  auteurs  dra- 
niiiliques,  les  critiques,  aussi  bien  que  les  philosophes,  sans 
parler  des  moralistes  proprement  dits.  Cette  étude,  pour  être 
complète,  devrait  revenir  sur  beaucoup  des  auteurs  et  beaucoup 
des  questions  qui  ont  déjà  eu  leur  place  dans  cette  histoire;  et 
il  se  trouvera  même  (jue  ce  sont  les  plus  grands  |ieut-être dont 
nous  ne  parlerons  pas. 

Voici  l'idée  que  Dumas  s'est  faite  du  théâtre  :  «  Nous  sommes 


MORALISTES   ET   PEDAGOGUES  473 

donc  perdus,  et,  je  le  repète  el  laffirme,  ce  grand  art  de  la 
scène  va  s'effiloquer  en  oripeaux,  paillons  et  fanfreluches,  il  va 
devenir  la  propriété  des  saltimbanques  et  le  plaisir  grossier  de 
la  populace,  si  nous  ne  nous  hâtons  de  le  mettre  au  service  des 
grandes  réformes  sociales  et  des  grandes  espérances  de  l'àme.  » 
Les  titres  seuls  des  pièces  de  Dumas  :  le  Demi-Monde,  la  Qxes- 
lion  (V argent,  le  Fils  nature/,  etc.,  suffisent  à  montrer  qu'il  s'est 
tenu  parole,  et  qu'il  a  porté  sur  la  scène  tous  les  problèmes 
moraux  et  sociaux  de  ce  temps.  Ses  préfaces  sont,  par  surcroît, 
des  manifestes  moraux  oij  les  plus  délicates  questions  sont  trai- 
tées dans  un  style  et  avec  une  logique  à  l'emporte-pièce.  —  Mais 
nous  ne  parlerons  pas  de  Dumas.  —  Le  roman  de  nos  jours  est 
devenu  un  moyen  d'investigation  dans  le  domaine  des  phéno- 
mènes sociaux,  ou  l»ien  l'illustration  de  lois  psycho-physiologi- 
ques, comme  celle  de  l'hérédité.  11  y  a  eu  aussi  le  roman  pure- 
ment psychologique  .  —  Mais  nous  ne  parlerons  pas  des 
romans.  —  L'histoire,  en  cherchant,  derrière  les  événements, 
les  institutions  et  les  croyances,  a  été  surtout  une  histoire 
morale.  La  poésie  elle-même  a  plus  que  jamais  tenté  de  conci- 
lier avec  les  moyens  d'expression  qui  lui  sont  propres  la  pensée 
abstraite  et  philosophique.  Il  y  a  eu  des  poèmes  intitulés  Justice 
et  Bonheur.  —  Mais  nous  ne  parlerons  pas  de  M.  Sully-Prud- 
homme.  —  Nous  rappellerons  seulement  que  les  plus  grandes 
philosophics  de  ce  temps  ont  été  orientées  vers  la  vie  morale. 
La  primauté  de  la  raison  praticjue  est  le  dogme  de  ce  siècle. 
Nous  rappellerons  que  la  critique  de  notre  temps  est  surtout 
une  critique  d'idées,  et  que,  partant,  le  départ  entre  critiques 
et  moralistes  est  difficile  à  faire.  Caro  était  allé  de  la  philosophie 
cà  la  critique.  Drunetière,  Faguet  vont  de  la  critique  à  la  philo- 
sophie, philosopliie  morale  et  sociale,  ou  même  philosophie  tout 
court. 

Parmi  les  anciens,  Paradol  et  Scherer  méritent,  <à  notre  point 
de  vue,  une  mention  spéciale.  Paradol  est,  en  effet,  l'auteur  d'un 
livre  sur  les  Moralistes  français,  où  il  passe  en  revue  les  grands 
ancêtres  de  ceux  dont  nous  allons  avoir  à  nous  occuper.  Il  parle 
d'eux  avec  une  gravité  élégante,  ajoutons  avec  une  solennité  un 
peu  démodée;  puis,  à  la  fin  du  livre,  ose  se  mesurer  avec  eux, 
et  ajoute  à  des  études  sur  Pascal  et  La  Rochefoucauld  des  disser- 


474         PIKLOSOPHES,   MORALISTES   ET   ORATEURS   RELIGIEUX 

tations  sur  l'ambition,  sur  la  maladie  et  la  mort,  dont  on  peut 
dire  du  moins  qu'elles  ne  paraissent  pas  déplacées  dans  le  voisi- 
nage de  ces  terribles  noms.  —  Scherer  est  un  Renan  protestant, 
un  Renan  triste  qui  ne  se  console  de  la  foi  perdue  ni  par  une 
autre  foi,  la  foi  dans  la  science,  ni  par  le  dilettantisme,  —  qui 
furent  les  consolations  successives  de  Renan.  «  La  révolution 
la  plus  profonde  qui  puisse  marquer  notre  vie,  écrivait-il,  est 
celle  qui  s'accomplit  lorsque  l'absolu  nous  écbappe,  et,  avec 
l'absolu,  les  contours  arrêtés,  le  sanctuaire  privilégié,  et  les 
oracles  de  la  vérité.  »  Il  avait  perdu  l'absolu,  il  ne  le  retrouva 
pas,  et  ne  cessa  de  soufTrir  de  la  constatation  répétée  de  son 
impuissance.  Dans  son  article  célèbre  sur  la  Crise  actuelle  de  la 
morale,  et  dans  beaucoup  d'autres,  il  a  l'air  de  retourner,  avec 
une  âpre  volupté,  le  fer  des  négations  dans  la  plaie  de  son  âme. 
Il  se  compare  lui-même,  avec  ses  aspirations  non  satisfaites,  à 
un  enfant  qui  demande  la  lune  dont  il  a  vu  l'imag-e  dans  un 
puits.  Ce  que  ce  noble  pessimisme  a  communiqué  à  sa  critique 
de  hauteur,  et  peut-être  aussi  d'étroitesse,  quelle  puissance  de 
mépris  il  a  puisée  en  lui,  on  l'a  dit  excellemment,  et  nous  n'y 
reviendrons  pas. 

Historiens  des  idées  morales.  —  Les  moralistes  d'au- 
jourd'hui se  divisent  en  deux  groupes  :  ceux  qui  sont  attentifs 
au  seul  présent,  ceux  qui,  au  contraire,  se  plaisent  à  revivre  la 
vie  morale  du  passé.  Pendant  longtemps  un  parti  pris  théolo- 
gique en  faveur  de  la  morale  moderne,  c'est-à-dire  de  la  morale 
chrétienne,  a  nui  à  la  connaissance  sincère  de  la  morale  antique. 
Notre  temps  a  tiré  de  son  scepticisme  même  une  tolérance  intel- 
lectuelle plus  grande  et  un  élargissement  de  la  sympathie,  (|ui 
s'imposèrent  ensuite  même  aux  écrivains  chrétiens.  L'auteur 
d'une  Histoire  des  idées  morales  dans  fantiquité,  J.-F.  Denis, 
mérite  d'être  cité  ici  comme  un  précurseur.  Son  nom  est  peu 
connu,  et  son  œuvre  sans  élégance.  Mais  sa  pénétrante  éru- 
dition signala  dans  l'antiquité  certaines  formes  de  sentiment 
que  l'on  croyait  exclusivement  chrétiennes.  De  très  anciens 
apologistes  chrétiens  avaient  sans  doute  fait  ces  mêmes  rap- 
prochements, à  une  date  où  le  christianisme,  encore  sur  la 
défensive,  se  cherchait  avec  la  morale  antique  des  ressem- 
blances plutôt  que  des  dilTérences.  Pour  notre  temps  ils  étaient 


MORALISTES  ET  PEDAGOGUES  475 

redevenus  une  nouveauté.  Ernest  Havet  s'attacha  à  eux,  et  les 
multiplia  au  point  de  ne  rien  laisser  subsister  de  l'orig-inalité  de 
la  morale  chrétienne.  Son  livre  sur  les  Origines  du  Christianisme 
emprunte  à  cette  thèse  une  puissante  unité,  malgré  la  diversité 
des  objets  d'étude,  et  aussi  quelque  chose  de  tendu  et  d'ardent. 
C'est  un  livre  de  polémique,  et  la  revanche  de  l'injustice  dont 
l'antiquité  avait  été  longtemps  victime.  Le  même  Havet  est 
l'éditeur  de  Pascal;  nous  disons  bien  :  l'éditeur  de  Pascal, 
quoique  les  éditions  rivales  ne  manquent  pas,  et  qui  toutes  ont 
ajouté  quelque  chose  à  l'établissement  et  à  l'interprétation  du 
texte.  Tel  commentateur  d'Aristote  est  ainsi  appelé  par  excel- 
lence le  commentateur.  Havet,  par  l'importance  de  son  travail 
d'exégèse,  par  sa  richesse  d'information,  par  je  ne  sais  quel 
accord  de  son  âme  janséniste,  sinon  clirétienne,  avec  celle  de 
son  auteur,  a  fait  de  son  édition  une  œuvre  originale.  C'est  une 
bonne  fortune  que  d'avoir  ainsi  attaché  son  nom  à  celui  de 
Pascal. 

Dans  l'étude  de  la  morale  antique,  d'autres  ont  su  s'aiï'ranchir 
de  tout  parti  pris  et  de  tout  esprit  de  controverse.  M.  Jules 
Girard  a  étudié  le  sentiment  religieux  en  Grèce,  et  la  nature  de 
son  talent  a  contribué  à  établir  cette  opinion  que  la  familiarité 
avec  la  littérature  grecque  communiquait  à  certains  esprits  des 
qualités  vraiment  attiques.  Ce  que  M.  Girard  a  fait  pour  la 
Grèce,  M.  Boissier  l'a  fait  pour  Rome.  L'ceuvre  de  M.  Boissier 
est  considérable.  M.  Boissier  a  été  pour  nos  contemporains  le 
critique  littéraire  attitré  de  l'antiquité.  Quelques-uns  de  ses 
ouvrages  ont  été  presque  populaires,  notamment  un  des  premiers, 
livre  vraiment  jeune  par  l'allure  du  pinceau  et  la  vivacité  des 
touches,  Cicéron  et  ses  amis.  Et  quel  talent  ne  faut-il  pas  pour 
faire  lire  par  des  milliers  de  lecteurs  un  livre  sur  Cicéron!  Le 
talent  de  M.  Boissier  est  des  plus  souples,  des  plus  vivants,  ce  qui 
n'empêche  pas  son  information  d'être  des  plus  sûres  et  des  plus 
riches.  A  des  qualités  légères  et  faciles  M.  Boissier  a  uni  le 
travail  le  plus  méthodique,  et  son  succès  est  d'un  bon  exemple. 
Nous  faisons  voisiner  M.  Boissier  avec  les  moralistes  dans  ce 
chapitre,  parce  que,  parties  de  l'histoire  littéraire  proprement 
dite,  ses  études  se  sont  orientées  de  plus  en  plus  vers  l'histoire 
religieuse  et  morale.  M.  Boissier  a  obéi  en  cela  à  une  sorte  de 


476         PHILOSOPHES,   MOltÂLISTES   ET   OUATEUllS   RELKilEUX 

loi  que  suljissent  tous  les  critiques  coiit(Miiporairis.  Comme  les 
malades  ramènent  tout  à  leur  mal,  dans  notre  état  d'inquiétude 
morale,  nous  voyons  partout  des  problèmes  moraux,  qu'il 
s'agisse  du  présent  ou  du  passé.  Ajoutez  <pic,  à  cause  même  de 
la  crise  de  nos  croyances,  rien  ne  nous  intéresse  comme  les 
croyances  d'autrefois.  On  aime  chez  autrui  ce  qu'on  n'a  pas  chez 
soi.  — ^  Martlia  a  été  encore  plus  exclusivement  moraliste.  Dans 
l'antiquité  latine,  il  est  allé  droit  aux  penseurs  et  aux  phéno- 
mènes moraux.  De  là  son  livre  sur  Lucrèce,  ses  Moralistes  sous 
Vemplre  romain,  ses  Etudes  morales  S7ir  lanthinilc.  Il  a  ajouté  à 
la  connaissance  du  stoïcisme,  telle  que  nous  la  donnaient  les  his- 
toriens de  la  philosophie.  Après  le  bel  article  de  M.  Ravaisson 
sur  le  stoïcisme,  il  faut  lire  les  pénétrants  chapitres  de  Martha 
sur  la  direction  de  conscience  chez  Sénèque,  ou  sur  l'examen  de 
conscience  d'un  empereur  romain.  Il  nous  a  montré  les  stoï- 
ciens comme  les  ministres  d'une  religion  laïque,  et  il  a  parlé 
avec  piété  de  ces  formes  imprévues  de  la  piété.  Son  style  a  les 
grâces  et  l'onction  de  quelques-uns  de  nos  moralistes  classiques, 
Duguet  ou  Nicole. 

Après  l'antiquité,  l'époque  que  les  historiens  des  idées  morales 
étudièrent  avec  prédilection  fut  le  xvm"  siècle.  Les  travaux  de 
Barni  et  de  Bersot  s'y  rapportent.  Cettte  prédilection,  pendant 
quelque  temps,  fut  à  elle  seule  une  manifestation  de  rationalisme. 
C'est  seulement  depuis  une  vingtaine  d'années  que  MM.  Faguet 
et  Brunetière  ont  créé  un  mouvement  d'opinion  plus  favorable 
au  xvu"  siècle  et  défavorable  au  xvin',  pour  lequel  Taine  avait 
également  manqué  d'indulgence.  Ajoutons  que  certains  symp- 
tômes* donnent  déjà  à  penser  que  ces  préférences  n'auront  rien 
de  définitif.  Il  y  a  ainsi  des  modes  même  en  histoire  littéraire. 

Écrivains  moralistes  :  Bersot,  Amiel,  Doudan.  — 
Bersot,  dont  le  nom  vient  d  être  prononcé,  fui  d'aboi'd  profes- 
seur de  philosoj)hi(%  puis  j(»urnaliste;  il  mourut  directeur  de 
l'Ecole  normale,  fonction  dans  laquelle  il  remplit  vraiment  sa 
destinée.  Il  avait  eu  de  bonne  heure  la  vocation  pédagogique, 
et  rêvait  dès  ses  débuts  d'un  provisorat,  ce  (|ui  n'est  pas  un 
rêve  banal  chez  un  jeune  homme.  Peu  avant  de  mourir,  il  écrivit 

1.  Voir  k'  livre  de  M.  Ilcnrv  Michel  sur  Vidée  de  VÉlul. 


MORALISTES  ET   PEDAGOGUES  477 

à  son  ami  Schéier  pour  le  prier  d'extraire  de  ses  œuvres  deux 
volumes;  car  «  on  n'arrive  pas  à  la  postérité  avec  un  lourd 
bagage  »,  et  indiquait  lui-même  le  titre  que  porterait  un  de  ces 
volumes  :  Un  moraliste.  L'autre  devait  avoir  trait  aux  questions 
d'enseignement.  Bersot  pratiquait  le  journalisme  d'une  façon 
peu  commune,  et  qui  le  devient  de  moins  en  moins  :  l'article 
était  longuement  préparé  ;  et  sa  simplicité  savante,  sa  parfaite 
mesure,  le  trait  dégagé  prestement,  mais  sans  fracas,  tout  cela 
était  l'etTet  d'un  art  qui  n'improvisait  guère,  et  qui  réussissait 
à  mettre  d'accord  ce  qu'il  y  avait,  dans  la  nature  de  Bersot,  de 
malice  et  de  bienveillance,  d'ironie  et  d'émotion.  Il  a  décrit  lui- 
même  en  quelques  lignes  cliarmantes,  sa  méthode  de  travail, 
qui  se  confondait  avec  sa  vie  même.  Il  s'excuse  de  recueillir 
d'éphémères  articles  :  «  Ces  pages,  nous  les  avons  méditées,  les 
yeux  sur  notre  feu,  dans  les  longs  hivers;  nous  les  avons  pro- 
menées avec  nous  dans  nos  promi'nades  solitaires;  nous  pour- 
rions dire  où  elles  sont  nées,  au  milieu  de  quelles  préoccupa- 
tions et  de  quel  événement,  dont  elles  seules  gardent  la  trace, 
que  seul  nous  reconnaissons  à  une  certaine  teinte  gaie  ou  triste, 
à  un  accent  (jui  nous  émeut  encore.  Elles  sont  nous-mêmo,  elles 
sont  nos  années  qui  ne  reviendront  pas.  »  Dans  les  dernières 
années  de  Bersot,  une  affreuse  maladie,  et  qu'il  supporta  avec 
une  mâle  et  douce  résignation,  donna  à  son  talent  quelque  chose 
de  plus  frémissant  et  de  plus  profond.  Il  écrivit  alors  sur  la 
douleur,  à  propos  d'un  livre  de  M.  Bouillier,  des  pages  telles 
que  le  lecteur,  dit  Schérer,  en  était  [tresque  troublé  et  demandait 
«  à  quelle  profondeur  de  funèbre  expérience  de  pareilles  leçons 
avaient  été  puisées  ».  Sa  mort,  qu'il  vit  venir,  fut  d'un  sage, 
stoïque  moins  l'apprêt. 

Bersot  était  d'origine  suisse.  Amiel  est  Genevois.  Il  fut  pro- 
fesseur à  Genève;  il  occupa  à  l'Université  la  chaire  d'esthétique, 
puis  celle  de  }»hilosophie.  Il  avait  auparavant  voyagé  en  Alle- 
magne, et  s'était  nourri  de  science  allemande.  Il  fut  toute  sa  vie 
une  énigme  pour  ses  amis,  si  grande  était  la  disproportion  entre 
ses  écrits,  écrits  en  prose  rares  et  seulement  estimables,  vers 
seulement  jolis,  et  la  valeur  qu'on  s'accordait  à  lui  reconnaître. 
Le  Journal  intime,  paru  après  sa  mort,  en  1882,  donna  le  mot 
de  cette  énigme.  Et,  du  coup,  Amiel   se  trouva  avoir  dépassé 


478         PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET   ORATEUIIS   RELIGIEUX 

les  espérances  mêmes  les  plus  flatteuses  (ju'on  avait  fondées  sur 
lui.  Cette  confidence  journalière,  oîi  se  lisait  l'explication  de 
son  apparente   impuissance,  était  en   cflct  l'analyse   psycholo- 
gique la  })lus  profonde  et  la  plus  douloureuse.  Elle  révélait  un 
état  d'âme,  non  pas  absolument  nouveau,  mais  éprouvé  cette 
fois  et  décrit  avec  une  acuité  qui  permettait  d'en  mieux  établir 
le  diagnostic.  Amiel  appartient  à  l'espèce  littéraire  des  mélan- 
coliques. Mais  sa  mélancolie  est,  plus  qu'aucune  autre,  d'ordre 
intellectuel  et  philosophique.  C'est  bien  cette  fois  le  vrai  martyr 
de  la  pensée.  Il  soulTre  de  trojt  savoir  et  de  se  sentir  perdu  dans 
l'immensité  des  choses,  avec  laquelle  il  a  le  singulier  don  de 
s'identifier.  Il   s'est  défini  lui-même  en   disant   que   l'extrême 
objectivité  de  la  pensée  s'unissait  en  lui  à  l'extrême  subjectivité 
du  sentiment.  Le  sentiment  sans  doute  est  toujours   subjectif. 
Mais  le  sien  a  une  subjectivité  exagérée,  des  délicatesses  mala- 
dives, un  art  de   souffrir  bien    à  lui  et  auquel   il   tient.  Et  sa 
pensée  aussi  est  plus  objective  que  de  raison.  Elle  a  une  telle 
plasticité  qu'il  se  compare  à  un  Protée.  Il  se  dépersonnalise. 
Il  est  autrui.  «  Mon  ùme,  dit-il,  est  la  capacité  de  toutes  formes  ; 
elle  n'est  pas  àme,  elle  est  l'àme.  Tiraillé  par  mille  possibilités, 
je  puis  être  plus  facilement  l'homme  qu'un  homme.  »  Ce  n'est 
pas  seulement  aux  formes  diverses  de  l'humanité  que  s'étend 
cette  extraordinaire  sympathie  intellectuelle.  L'infini  le  teiUe,  le 
mystère  le  fascine.  Il  se  sent  devenir  anonyme.  Il  lui  semble, 
comme  il  l'exprime  lui-même  admirablement,  que  sa  conscience 
se  retire  dans  son  éternité.  «  Il  est  la  conscience  de  l'être,  et  la 
conscience  de  l'omnipossibilité  latente  au  fond  de  cet  être.  » 

La  contemplation,  surtout  allant  jusqu'à  l'absorption,  n'a 
jamais  été  une  bonne  hygiène  de  la  volonté.  De  ce  tète-à-tête 
avec  l'infini,  Amiel  revient  trop  exigeant  pour  ce  que  ses 
facultés  d'homme,  pour  ce  que  la  vie  terrestre  peut  donner.  Il  a 
la  nostalgie  de  l'absolu.  Il  est  toute  tendresse,  et  il  ne  se  mariera 
pas,  il  n'aimera  pas.  Il  n'osera  pas  davantage  réaliser  son  rêve 
d'art,  de  peur  de  trouver  la  réalité  trop  inégale  au  rêve.  «  L'im- 
mensité de  l'ambition  m'a  guéri  de  l'ambition.  Comment  s'en- 
thousiasmer de  quelque  chose  de  chétif,  quand  on  a  goûté  de 
la  vie  infinie?»  —  Rien  du  dilettante  d'ailleurs.  Car  il  souffre, 
plus  qu'il  ne  jouit,  de  cette  vie  en  dehors  de  la  vie  commune  que 


MORALISTES   ET   PEDAGOGUES  479 

sa  pensée  lui  a  faite.  Il  sait  quelle  impuissance  est  la  rançon  de 
sa  supériorité  et  de  son  ubiquité  intellectuelles.  Puis  cet  analyste, 
et  qui  a  fait  sortir  tant  de  tristesse  des  profondeurs  où  il  pénètre, 
a  un  tempérament  enjoué.  Il  a  écrit  sur  l'enfance  sa  page  la  plus 
fraîche.  Ce  critique  au  courant  de  toutes  les  raisons  de  douter 
a  une  àme  religieuse.  Enfin,  quelque  chose  au  moins,  dans  le 
désarroi  de  ses  certitudes,  reste  debout  :  le  sentiment  du  devoir. 
Il  se  demande  quelle  est  sa  foi,  et  si,  au  moment  même  où  il 
combattes  sceptiques  et  triomphe  d'eux,  il  n'est  pas,  au  fond, 
de  leur  avis.  La  tradition  et  les  croyances  populaires  l'attirent  et 
le  repoussent  à  la  fois,  offrant  à  sa  pensée  endolorie  le  repos 
dans  l'abdication.  Que  devenir  dans  cette  angoisse?  «  La  réponse 
est  toujours  la  même  :  s'attacher  au  devoir.  »  N'y  eût-il  point 
de  Dieu,  le  devoir  serait  encore  «  l'étoile  polaire  de  l'humanité 
en  marche  ». 

Si  nous  réfléchissons  à  l'inextricable  conflit  de  systèmes  dans 
lequel  nous  vivons,  et  d'où  émergent  les  grandes  philosophies 
du  devoir,  il  nous  apparaîtra  que  l'àme  troublée  d'Amiel  est 
une  image  assez  exacte  de  l'àme  collective  dans  la  seconde  partie 
de  ce  siècle.  Cette  nature  d'exception  est  en  même  temps  repré- 
sentative. 

Doudan,  comme  Amiel,  ne  fut  connu  du  grand  public  qu'après 
sa  mort.  L'œuvre  posthume  est  ici  tout  simplement  un  recueil 
de  lettres.  Comme  Amiel,  il  fit  toute  sa  vie  l'impression  d'un 
homme  supérieur,  mais  que  paralysait  un  souci  trop  vif  de  la 
perfection.  Sainte-Beuve  l'appelle  un  «  suprême  délicat  »,  et  le 
compare  à  Joubert.  Mais,  à  la  différence  d'Amiel,  les  dons  de 
son  esprit  ne  nuisirent  pas  à  son  bonheur.  Il  leur  dut,  au  con- 
traire, toutes  sortes  de  compensations  à  une  stérilité  littéraire 
qui  n'était  même  pas  chez  lui  une  souffrance.  Il  leur  dut  des 
amitiés  illustres  et  quelque  chose  comme  une  carrière.  Doudan 
était  un  humble  répétiteur  du  collège  Henri  IV,  remarqué  seu- 
lement de  quelques  amis,  lorsque  la  recommandation  de  l'un 
d'eux  le  fît  entrer  comme  précepteur  dans  la  famille  de  Broglie. 
Il  n'en  devait  plus  sortir.  Il  y  fut  l'ami  fidèle,  l'oracle  écouté  en 
toute  question  délicate,  l'arbitre  de  tout  ce  qui  relève  du  goût. 
En  relation  avec  tout  ce  qui  fréquentait  le  salon  du  duc  de 
Broglie,  il  tenait  tête  dans  la  discussion  aux  plus  brillants  eau- 


480         1>1IIL()S0PHES,    M(I|{AL1STI-:S    KT   OiîATRlHS   RELIGIEUX 

seurs,  même  à  (Cousin.  Ses  lettres  révèlent  quelques-unes  des 
qualités  du  causeur  :  elles  témoig^nent  d'une  grande  sûreté 
d'esprit  unie  à  une  grande  finesse,  mais  surtout  d'un  goût  par- 
fait dans  la  comluite  comme  dans  le  jugement.  11  conseille  avec 
discrétion  ;  il  met  un  art  aimahlo  à  se  mêler  à  la  vie  d'autrui, 
toujours  réservé,  d'une  réserve  doucement  fière  sur  la  sienne. 
Le  g'oùt  est  tellement  sa  règle  ordinaire  que  les  convictions 
même  morales  semblent  chez  lui  alTaire  de  goût.  Son  spiritua- 
lisme très  ardent  a  ce  caractère.  Doudan  pense  avec  indépen- 
dance, mais  avec  une  indépendance  qui  craint  de  s'encanailler. 
De  l'observatoire  confortable  où  il  est  [)lacé,  il  voit  passer  les 
hommes  et  les  événements,  et  juge  les  uns  et  les  autres  avec 
cette  supériorité  ironique,  un  peu  agaçante,  de  l'homme  de  goût. 
De  cette  ironie,  toutefois,  il  excepte  ses  amis,  auxquels  il  est  fort 
attaché.  A  son  amitié  se  joignent  même  des  instincts  d'éduca- 
teur et  de  directeur  qu'il  exerce  à  l'égard  de  ses  plus  jeunes 
correspondants.  Il  a,  dans  une  situation  comparable,  quelques 
côtés  de  talent  qui  rappellent  La  Bruyère.  C'est  un  La  Bruyère 
plus  familier,  comme  le  comporte  le  g-enre  épistolaire,  et  plus 
bienveillant.  Mais  ce  serait  lui  faire  tort  que  de  pousser  trop 
loin  ce  parallèle. 

Les  questions  d'éducation.  —  Ce  qui  caractérise  quel- 
ques-uns des  moralistes  de  ce  temps,  c'est  qu'ils  ne  se  sont  pas 
contentés  de  constater  et  de  décrire;  ils  ont  voulu  agir,  et, 
comme  les  problèmes  pédagog-iques  sont  étroitement  liés  aux 
problèmes  moraux  et  sociaux,  dans  ce  temps  de  crise  morale  et 
sociale,  la  jeunesse  a  eu  plus  de  conseillers  tjue  jamais  et  l'édu- 
cation plus  de  réformateurs.  Comme  de  juste,  on  est  allé  cher- 
cher des  exemples  à  l'étranger.  M.  Bréal  a  pi-opagé  dans  notre 
haut  enseignement  les  méthodes  allemandes,  qui  g^ag^naient  à 
passer  par  son  lucide  esprit.  On  a  aussi  étudié  le  passé,  pour  y 
retrouver  certaines  traditions,  ou  pour  se  donner  des  raisons  de 
louer  le  présent.  M.  Liard  a  préludé  à  de  profandes  réformes 
dans  l'organisation  de  notre  enseignement  supérieur  par  l'étude 
des  universités  d'autrefois.  M.  Compayré  a  donné  une  histoire, 
qui  s'est  fort  répandue,  des  théories  de  l'éducation.  Les  méthodes 
essentielles  de  notre  enseignement  secondaire  étaient  frappées 
de  suspicion  parFrary  dans  un  pamphlet  intitulé  La  Question  du 


MORALISTES   ET   PÉDAGOGUES  481 

latin;  et  que  de  fois  depuis  ce  pamphlet  n'a-t-il  pas  été  refait! 
Le  caractère  de  la  pédagogie  du  xix''  siècle,  c'est  l'invasion  des 
sciences  dans  les  programmes.  M.  Berthelot  trouve  que  cette 
conquête  n'est  pas  encore  assez  définitive,  et  il  ne  manque  pas 
une  occasion  de  proclamer  que  de  la  science  seule  relèvent 
désormais  la  morale  et  réd,ucation.  Au  contraire,  Bersot  et, 
plus  récerriment,  M.  Fouillée  défendent  pied  à  pied  l'ancien  type 
d'éducation.  Enfin  le  baccalauréat,  sans  parler  de  l'internat,  a, 
à  lui  seul,  toute  une  littérature. 

Au-dessus  des  questions  de  programmes,  quel  que  soit  leur 
sens  caché  et  philosophique,  nos  pédagogues  se  sont  heurtés 
à  une  question  plus  haute  que  l'on  appelait,  dans  une  contro- 
verse récente,  la  question  de  l'àme  de  l'école,  la  question  de 
l'âme  de  l'éducation.  La  religion  ne  fournissant  plus  de  motif 
d'action  assez  universellement  admis,  l'éducation  se  laïcisant 
de  plus  en  plus,  il  a  fallu  combler  le  vide,  chercher  ailleurs  de 
quoi  soulever  les  égoïsmcs  enfantins,  et  dessiner  un  idéal 
humain  qui,  dérivant  de  la  conception  philosophique  la  plus 
actuelle,  fût  pourtant  à  la  portée  de  l'intelligence  et  de  la  con- 
science moyennes.  C'est  à  cela  que  se  sont  employés  des 
hommes  venus  d'études  difîércntes  et  apportant  chacun  ses 
préoccupations  et  ses  préférences. 

Les  pédagogues  :  les  historiens;  Michelet.  —  Voici 
le  groupe  des  historiens.  L'initiateur  ici  est  Michelet.  Michelet 
est  un  éducateur  dans  toutes  les  parties  de  son  œuvre,  une  des 
plus  riches  et  des  plus  variées  de  l'histoire  de  la  littérature 
française;  il  a  été,  dans  son  enseignement  oral,  un  maître  incom- 
parable, et  c'est  lui  qui  a  trouvé  cette  formule  où  il  exprime 
le  don  qu'il  faisait  de  lui-môme,  à  savoir  que  «  l'enseignement 
est  l'amitié  ».  Mais  deux  de  ses  livres  sont  plus  proprement 
des  livres  de  pédagogie,  si  ce  mot  pédant  peut  leur  convenir  :  Le 
Peuple  et  Nos  fils.  Il  a  cru  à  l'éducation.  «  Quelle  est  la  pre- 
mière partie  de  la  politique?  L'éducation.  La  seconde?  L'éduca- 
tion. Et  la  troisième?  L'éducation.  »  Ce  n'est  pas  assez  dire.  Et, 
quoiqu'il  ait  parlé,  avec  plus  de  lyrisme  que  personne,  de  l'édu- 
cation familiale  et  du  rôle  de  la  mère,  il  a  cru  à  l'école,  l'école 
nationale  où  se  nouera  «  le  nœud  sacré  de  la  cité  »,  «  l'école 
vraiment  commune,  où  les  enfants  de  toute  classe,  de  toute  tra- 

HlSTOIRE    DE    LA    LANGUE.    VIII.  31 


482         PHILOSOPHKS,   MOHALISTKS   KT   OHATELllS   IIKLKHKUX 

dition  viendraient  un  an,  deux  ans,  s'asseoir  ensemble  avant 
l'éducation  spéciale  ».  Michelet  est  l'interprète  éloquent,  au 
milieu  de  notre  siècle,  de  la  pédagogie  révolutionnaire.  En  cette 
matière,  la  Révolution  n'a  fait  que  projihéliser.  Et  Michelet 
trace  à  son  tour  un  programme  propiiétiquc ,  prophéties 
que,  cette  fois ,  notre  génération  a  en  partie  réalisées .  La 
Révolution  avait  posé  ce  principe,  rappelle  Michelet,  que  la 
première  dépense  de  l'Etat,  c'était  l'instruction.  Ce  principe  est 
entré  aujourd'hui  dans  la  loi.  Mais  ce  n'est  pas  assez  de  donner 
l'instruction.  Michelet  pense  à  l'enfant  pauvre,  et  forme  ce  vœu 
que  l'Etat  donne  à  cet  enfant  pauvre  le  pain  du  corps  avec  le 
pain  de  l'esprit.  Le  vœu  de  Michelet  est  à  moitié  exaucé. 

Si  parfois,  dans  la  pédagogie  de  Michelet,  comme  dans  d'au- 
tres parties  de  son  œuvre,  il  y  a  plus  de  poésie  que  de  préci- 
sion, on  peut  toutefois  dégager  les  deux  dogmes  essentiels  sur 
lesquels  elle  repose.  Le  premier  est  venu  à  Michelet  de  Rous- 
seau. C'est  le  culte  de  la  nature.  11  e&i peuple,  et  il  a  le  sens  du 
peuple,  plus  près  de  la  nature  que  les  classes  plus  imprégnées 
de  civilisation.   Il  aime  les    humbles,  les  animaux  même  qu'il 
appelle   «    des    frères  inférieurs   ».   «    Les    plantes,    les     ani- 
maux...   irré[)rochables    enfants    de  '  Dieu,   voilà  nos   précep- 
teurs. )>  Il  se  fait  l'apôtre  de  l'instinct,  du  sentiment.  Il  croit  à 
la  bonté  humaine,  et  n'a  pas  assez  de  colère  contre  le  dogme 
du  péché.  C'est  un  blasphème,  pour  lui,  que  de  nier  l'innocence 
de    l'enfant;    et  c'est    ce    blasphème  qu'il  ne   peut  pardonner 
au    christianisme.  Il  en    vient    à  résumer  dans   le  dogme  de 
Rousseau,    le  dogme  de  la  bonté  naturelle,  toute    la   philoso- 
phie de  la  Révolution,  et  c'est  l'évangile  nouveau  qu'il  oppose  à 
l'ancien  évangile.  Du  même  principe  il  déduit  la  primauté  de 
l'action  sur  la  réflexion,  d'accord  en  cela  avec  quelques-uns  des 
plus  grands  parmi   les   penseurs  de  ce  siècle.   «   L'action   est 
moralisatrice....  L'action,  l'action,  c'est  le  salut.  »  L'éducation 
sera  donc  un  appel  constant  aux  énergies  de  l'enfant.  L'enfant 
répondra  à  cet  appel,  parce  que  l'enfant  est  voisin  de  l'instinct. 
La  pensée  instinctive  est  en  même  temps  idée  et  action.  Elle 
est  cela  chez  l'homme  de  génie;  elle  l'est  aussi  dans  le  peuple 
et  chez  l'enfant. 

Le  second  dogme   de  Michelet,  c'est  le  dogme  de  la  patrie. 


.Mdli.VLISTES   ET   PEDAGOGIES  483 

Il  faut  à  la  jeune  àme  un  substantiel  aliment,  une  chose 
vivante.  Ce  sera  la  Patrie.  Il  faut  «  fonder  la  Patrie  au  cœur 
même  de  l'enfant  ».  Dans  l'école  éminemment  nationale  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure  «  on  n'apprendra  rien  autre  que  la 
France  ».  Ce  culte  n'est  pas  exclusif;  car,  par  ses  origines,  la 
France  remonte  haut  dans  le  passé;  c'est  elle  qui  continue  le 
grand  mouvement  humain  commencé  depuis  longtemps.  Son 
histoire  est  l'histoire  de  l'humanité.  Elle  a  donné  son  àme  aux 
nations,  et  c'est  de  quoi  elles  vivent.  Voilà  pourquoi  elle  a  le 
droit  et  le  devoir  de  s'enseigner  elle-même,  pour  qu'elle  puisse 
continuer  son  rôle  d'institutrice  et  de  rédemptrice.  Voilà  com- 
ment aussi  le  culte  de  la  Patrie  et  le  culte  de  la  Révolution  se 
confondent  dans  l'àme  de  Michelet.  Et  ce  double  culte  a  été,  à 
coup  sur,  une  des  sources  les  plus  pures  d'idéal  et  de  foi  oii 
ait  puisé  la  pédagogie  de  notre  temps. 

A  côté,  ou  plutôt  au-dessous  de  Michelet,  il  faut  citer  Quinet. 
Comme  lui  il  est  à  la  fois  anti-chrétien  et  religieux,  historien  et 
poète.  Michelet  lui  a  dédié  le  livre  du  Peuple,  en  rappelant  que 
leurs  travaux  à  l'un  et  à  l'autre  ont  germé  de  cette  même  racine 
vivante  :  «  le  sentiment  de  la  France  et  l'idée  de  la  Patrie  ». 
Mais  de  Quinet,  malgré  un  sentiment  vif  des  conditions  nou- 
velles de  pensée  et  de  vie  morale  créées  par  la  Révolution, 
malgré  la  claire  vision  de  ce  grand  fait  historique  :  l'avènement 
ilu  peuple,  malgré  une  grande  générosité  d'âme  enfin,  il  ne 
restera  guère  qu'un  nom,  nom  qu'une  association  fraternelle 
avec  celui  de  Michelet  suffit  d'ailleurs  à  faire  durer.  Ce  qui  est 
génie  chez  Michelet  n'est  souvent  en  effet  chez  lui  que  rhéto- 
rique et  déclamation  .  Le  ton  prophétique  est  dangereux  à 
prendre.  C'est  justement  quand  les  prophéties  se  sont  réalisées, 
ou  que  le  temps  du  moins  en  a  atténué  l'audace,  qu'on  risque 
d'être  plus  injuste  envers  leur  auteur.  On  ne  lui  sait  pas  gré 
d'avoir  prévu;  on  oublie  les  dates,  et  on  ne  pense  qu'au  style 
dont  l'emphase  est  devenue  sans  excuse. 

Nous  rapprocherons  aussi  de  Michelet,  à  titre  d'ouvrier  de  l'édu- 
cation nationale,  un  historien  contemporain,  Ernest  Lavisse. 
Ce  qui  caractérise  M.  Lavisse,  c'est  d'être  à  la  fois  un  homme 
d'étude  et  un  homme  d'action.  Il  estime  que  la  science,  c'est-à- 
dire  le  savant,  ne  iloit  pas  s'isoler  de  la  vie,  mais  s'y  mêler  et 


484         PIIILOSOPUKS.    MORALISTES   HT   (IHATEURS    llELKiIKUX 

a^ir  sur  elle.  Et,  ])our  sa  part,  il  éprouve  un  irrésistible  besoin 
d'aider  ses  rêves  à  se  réaliser.  Son  nom  restera  attaché  à  l'his- 
toire de  l'enseignement  supérieur  dans  ces  dernières  années.  Il 
avait  étudié  l'histoire  d'Allemagne  et  avait  constaté  que  les  uni- 
versités d'outre-llhin  avaient  été  comme  la  conscience  de  l'Alle- 
magne contemporaine.  Il  résolut  d'élever  les  universités  fran- 
çaises à  une  fonction  analogue.  Mais,  pour  exercer  une  fonction, 
il  faut  d'abord  exister.  Il  travailla  donc  à  reconstituer  les  univer- 
sités, c'est-à-dire  l'union  des  différents  enseignements  se  sentant 
solidaires,  et  vivifiés  par  cette  solidarité  même.  — Une  université 
c'est,  en  même  temps  que  le  rapprochement  des  enseig'nements 
et  la  fécondation  mutuelle  des  mélhodes,  le  groupement  des 
individus.  M.  Lavisse  exprimait  un  jour  ce  souhait  :  «  Si  je 
savais  un  lieu  où  les  jeunes  gens  se  réunissent,  j'irais;  car  j'ai 
bien  des  choses  à  leur  dire  ».  Les  jeunes  g-ens  se  réunirent  et 
M.  Lavisse  alla  à  eux.  —M.  Lavisse,  qui  croiten  tout  aux  bien- 
faits de  l'union,  est  de  ceux  encore  qui  ont  tâché  à  rapprocher 
les  distances  entre  la  faculté  et  l'école,  et  à  faire  descendre  de 
l'enseignement  supérieur  dans  l'enseignement  primaire  des  idées 
justes  et  de  bonnes  méthodes.  Il  a  travaillé  à  l'extension  univer- 
sitaire avant  que  la  chose  et  le  mot  fussent  à  la  mode.  Et  tout 
cela  a  un  but  :  refaire  la  patrie.  Le  dogme  de  la  Patrie  doit  être, 
pour  M.  Lavisse  comme  pour  Michelet,  l'âme  de  l'éducation 
nouvelle.  L'histoin^,  d'où  ce  dogme  sort  vivant  et  fort  de  toutes 
les  émotions  que  les  vicissitudes  de  la  patrie  ont  fait  naître  dans 
l'âme  de  l'enfant,  est,  pour  cette  raison,  le  meilleur  des  ensei- 
gnements civiques.  —  Ceux  qui  ont  entendu  M.  Lavisse  ont  subi 
l'autorité  de  cette  voix  bien  timbrée,  métallique,  qui  sonne  la 
charge.  Son  style  a  les  qualités  de  sa  parole,  sans  rien  de  redon- 
dant ni  d'oratoire,  dans  le  mauvais  sens  du  mot.  Il  frappe  tou- 
jours fort  et  juste. 

Les  pédagogues  :  les  philosophes;  M.  Gréard.  —  Les 
philosophes  qui  traitèrent  de  l'éducation,  en  y  apportant  les 
mêmes  préoccu[>ations  politiques  et  patriotiques  qui  s'imposent  à 
tous,  s'inspirèrent  aussi  d'un  idéal  né  de  leurs  convictions  spiri- 
tualistes  et  kantiennes,  celui  d'une  huuianité  égale  en  valeui" 
chez  tous,  parce  que  cette  valeur  a  quelque  chose  d'absolu,  et 
que  représente  à  leurs  yeux  le  plus  hu  mble  élève  de  la  plus  humble 


MORALISTES  ET   PÉDAGOGUES  485 

école.  Le  droit  à  l'éducation  leur  paraît  être  la  condition  de 
l'exercice  de  tous  les  autres  droits;  et  ce  droit  découle  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  notre  société,  qui  découlent  eux-mêmes 
de  la  philosophie  dont  nous  itarlons.  Jules  Simon  est  l'ancêtre 
de  cette  école  de  pédagogues  contemporains.  Le  premier  cha 
pitre  du  livre  de  V Ecole  est  intitulé  ainsi  :  «  Le  peuple  qui  a  les 
meilleures  écoles  est  le  premier  peuple;  s'il  ne  l'est  pas  aujour- 
d'hui, il  le  sera  demain  ».  Jules  Simon  a  été  l'apôtre  de  l'in- 
struction gratuite  et  obligatoire.  De  la  trilogie  scolaire  de  la 
République  :  gratuité,  obligation  et  laïcité,  il  n'admettait  que 
les  deux  premiers  termes,  et  ce  fut  même  là  l'occasion  de  la 
rupture  de  son  parti  avec  lui.  Mais  le  temps,  qui  ne  laisse  plus 
voir  que  les  grandes  lignes  et  réconcilie  les  gloires,  fait  appa- 
raître Jules  Simon  comme  le  maître  de  ceux  même  qui  l'ont 
dépassé  et  combattu. 

Dans  cette  histoire  de  l'organisation  de  notre  enseignement 
primaire,  nous  omettons  volontairement  le  rôle  des  hommes 
politiques,  pour  nous  attacher  seulement  à  ceux  qui,  le  sachant 
ou  non,  en  faisant  œuvre  d'organisateurs,  ont  fait  du  même  coup 
œuvre  littéraire.  MM.  Buisson  et  Pécaut  sont  de  ceux-là.  L'œuvre 
littéraire  de  M.  Buisson,  si  l'on  excepte  un  gros  livre  d'histoire- 
religieuse,  est  dispersée.  Articles  de  dictionnaire  ou  de  revue, 
circulaires,  discours,  sous  cent  formes  il  répand  sa  foi  dans 
l'excellence  de  l'œuvre  entreprise.  Ce  qui  le  caractérise,  ainsi 
que  Pécaut,  c'est  un  mélange,  dont  l'éducation  protestante  est 
presque  seule  à  donner  le  secret,  de  libre  pensée  et  de  religiosité. 
Ce  mélange  existe  chez  Renan,  mais  avec  un  tout  autre  carac- 
tère. Il  y  a  plus  de  sérieux  moral  chez  ceux  dont  nous  parlons; 
et  cependant  notre  terrible  logique  française  éprouve  quelque 
malaise  en  face  de  celte  conciliation  de  tendances  intellectuelles 
et  morales,  qu'à  tort  ou  à  raison  elle  juge  contradictoires. 
Pécaut  est  de  ceux  qui  ont  le  mieux  senti,  et  de  meilleure  heure, 
les  difficultés  d'une  éducation  exclusivement  laïque,  en  même 
temps  que  sa  nécessité.  Tous  ses  etîorts  ont  tendu  à  chercher 
dans  l'art,  dans  la  poésie,  dans  la  claire  vision  du  devoir,  dans 
l'ardeur  du  patriotisme  les  substituts  possibles  des  motifs  reli- 
gieux absents.  Il  a  incarné  son  idéal  pédagogique  dans  une  maison 
d'éducation  qu'il  a  créée  et  dirigée  pendant  seize  ans.  la  maison 


4IS6         l'IllLdSdIMIES.    .MOKA LISTES   ET   (lUATEl'IlS   IlELKllEl'X 

de  Fontenay.  Là,  il  a  été  un  Saint-Cyran  laïque,  et  lautorité 
qu'il  a  exercée  avait  quelque  chose  de  religieux  par  la  profon- 
deur. Quelques-unes  des  allocutions,  véritables  homélies,  adres- 
sées par  le  directeur  à  ses  élèves,  ont  été  publiées  et  ont  justifié 
la  légende  qui,  dans  le  monde  pédagogique,  s'était  faite  auloui* 
du  nom  de  Pécaul. 

Au  moment  où  tant  de  réformes  s'accomplissaient  dans  l'en- 
seignement public,  on  éprouva  le  besoin  de  les  rattacher  à  une 
doctrine.  M.  Marion  eut  l'honneur  de  fonder  à  la  Sorbonne  l'en- 
seignement de  l;i  science  de  l'éducation.  Un  livre  avait  aupara- 
vant fait  sa  réputation  de  moraliste,  le  livre  sur  La  Solidarité 
morale.  Parler  de  solidarité,  qui  serait  chose  banale  aujourd'hui, 
était  chose  nouvelle  il  y  a  vingt  ans.  Mais  Marion  eût  rajeuni 
même  un  vieux  sujet  par  la  grâce  aisée  et  la  pénétration  de  ses 
analyses.  En  pédagogie,  Marion  a  cru  à  la  bonté  de  l'enfant,  à 
ses  énergies  spontanées,  et  il  a  considéré  comme  fin  essentielle 
de  l'éducation  la  valeur  propre  de  l'individu.  De  là  la  méses- 
time oi!i  il  tient  ce  qu'il  appelle  les  moyens  bas,  les  coups,  l'es- 
pionnage, l'émulation  même,  moyens  de  dressage,  non  d'édu- 
cation. Il  a  attaché  son  nom  à  une  réforme  de  la  discipline 
scolaire  qui  réduit  le  châtiment  à  n'être  qu'une  notation  maté- 
rielle de  la  faute,  et  un  avertissement  adressé  à  la  conscience  de 
l'enfant.  On  a  écrit  de  nos  jours  qu'optimisme  et  éducation 
étaient  mots  synonymes.  L'œuvre  de  Marion  semble  faite  pour 
justifier  cette  parole. 

Si  nous  écrivions  une  histoire  de  la  pédagogie,  il  nous  fau- 
drait citer  beaucoup  d'autres  noms  qui  n'ont  pas  leur  place  dans 
une  histoire  de  la  littérature,  si  largement  hospitalière  que  nous 
la  fassions.  L'école  de  pédagogie  contemporaine  sera,  croyons- 
nous,  une  des  gloires  de  ce  temps.  On  dira  :  «  les  pédg^ogues 
de  la  troisième  Républifjue  »  comme  on  dit  :  «  les  pédagogues 
de  Port-Royal  ».  Mérite  rare  aujourd'hui,  une  inspiration  com- 
mune fait  vraiment  de  ces  écrivains,  d'esprit  personnel  et  indé- 
pendant, de  vrais  collaborateurs.  Ils  forment  vraiment  une  école. 
Une  œuvre  collective,  des  Instructions  ministrrielles  rédigées 
en  fait  par  les  plus  autorisés  des  professeurs  contemporains, 
traitant  chacun  de  l'enseignement  pour  lequel  il  est  compétent, 
mériterait  d'èlre  tirée  des  cartons  officiels  où  elle  est  enfouie. 


MORALISTES   ET   PEDAGOGUES  487 

et  livrée  à  une  plus  large  publicité.  Cela  ne  ferait  pas  un  livre 
amusant  de  plus,  mais  cela  ferait  un  Traité  des  études  qui  ne  le 
céderait  à  aucun  autre. 

Un  homme  domine  tout  le  mouvement  pédagogique  de  ce  der- 
nier quart  de  siècle,  et  a  contribué,  par  l'autorité  de  sa  personne 
et  de  son  talent,  plus  encore  que  par  celle  de  ses  fonctions,  à 
lui  donner  l'unité  dont  nous  parlons,  M.  Gréard.  On  le  compare 
à  Roliin.  Mais  l'horizon  de  Rollin  est  forcément  borné  aux  col- 
lèges d'alors.  Il  n'est  pas  au  contraire  de  question  d'enseignement 
primaire,  secondaire  et  supérieur  à  laquelle  M.  Gréard  n'ait 
touché.  Il  a  écrit  sur  l'éducation  des  jeunes  filles  son  livre  peut- 
être  le  plus  exquis.  Rien  ne  montre  mieux  la  différence  de  la 
pédagogie  du  temps  passé  et  de  celle  de  notre  temps,  plus  variée 
dans  ses  objets,  plus  souple  dans  ses  méthodes,  plus  ouverte  à 
tous  les  vents  de  l'esprit,  que  le  rapprocliement  de  ces  deux 
noms  :  Gréard  et  Rollin.  M.  Gréard  se  plaît  à  reg-retter  la 
vieille  Sorbonne.  Il  n'en  est  pas  moins  l'homme  de  la  nouvelle, 
et  nul  n'a  su  allier,  avec  plus  de  tact,  le  goût  du  passé  au  senti- 
ment des  nécessités  du  présent. 

Autre  différence  avec  Rollin  :  M.  Gréard  a  excellé  dans  l'édu- 
cation justement  parce  qu'il  ne  s'y  est  pas  enfermé.  On  a 
remarqué  avec  finesse  qu'il  a  élevé  le  rapport  administratif  à  la 
hauteur  d'un  genre  littéraire.  Mais  il  n'a  pas  écrit  que  des  rap- 
ports administratifs.  Il  a  débuté  par  un  livre  sur  Plutarque.  Ses 
études  morales  sur  Scherer  et  Paradol  furent,  dans  sa  vie 
occupée,  comme  une  trêve  au  labeur  accoutumé.  Ces  histoires 
d'âmes  traversées  par  des  crises  de  pensée  religieuse  et  politique 
l'attiraient,  et  il  les  a  racontées  avec  une  sobriété  émue.  Mais 
n'oublions  pas  qu'il  a  écrit  aussi  sur  Meissonier,  et  qu'il  pré- 
pare un  livre  sur  Sainte-Beuve.  Un  hasard  malicieux,  mettant 
en  présence  l'administrateur  austère  qu'est  M.  Gréard  et  deux 
enfants  terribles  de  la  littérature  contemporaine,  a  voulu  qu'il 
eût  à  recevoir,  à  l'Académie  française,  MM.  Jules  Lemaître  et 
Anatole  France;  et  sa  gravité  douce,  tempérée  d'un  sourire,  a 
montré,  ce  jour-là,  que  l'administrateur  austère  n'ignorait  rien 
et  comprenait  tout.  Nisard  '  disait  qu'il  y  a  quelqu'un  qui  n'est 

I.  Histoire  de  la  lan;/i/e  française,  ISCil.  l.  IV,  \t.  121. 


488         PHILOSOPHES,   MORALISTES  ET   ORATEURS  RELIGIEUX 

guère  plus  aimable  que  le  pédant,  c'est  le  pédagogue.  Nisard 
n'écrirait  plus  cela  aujourd'hui.  M.  Gréard  a  réhabilité  la  péda- 
gogie, en  montrant  qu'elle  n'excluait,  chez  ceux  qui  s'en  occupent, 
aucune  forme  de  talent.  Jules  Ferry  l'a  appelé  le  premier  insti- 
tuteur de  France.  Au  xvn"  siècle,  M.  Gréard  eût  été  précepteur 
d'enfant  royal.  Mais  tous  les  enfants  du  peuple  souverain  sont 
aujourd'hui  enfants  royaux;  et  c'est  un  signe  des  temps  que 
l'application  des  facultés  les  plus  délicates  et  les  plus  hautes  à 
cette  besogne  autrefois  dédaignée,  l'éducation  populaire. 

L'action  morale.  —  Il  nous  reste  à  parler  d'un  groupe 
d'hommes  de  bonne  volonté  et  de  talent,  qui  ont  voulu  mettre  ce 
talent  au  service  de  cette  bonne  volonté,  et  être,  par  la  plume, 
des  hommes  d'action.  Ce  sont  des  moralistes  d'avant-garde,  à 
l'atrùt  des  problèmes  et  qui  ne  laissent  pas  dormir  les  consciences. 
M.  de  Vogiié,  qui  avait  initié  les  Français  à  la  littérature  russe  et  à 
Tolstoï,  put  passer  un  instant  pour  leur  chef  de  file.  Mais  la  litté- 
rature et  la  politique  le  reprirent.  En  réalité  Paul  Desjardius 
fut  toujours  l'àme  de  ce  groupe.  Il  avait  débuté  dans  la  littéra- 
ture par  l'ironie  et  le  dilettantisme.  Après  ce  qu'on  pourrait 
appeler  sa  conversion,  son  style,  sans  rien  perdre  de  sa  singu- 
lière saveur,  acquit  plus  de  netteté  et  de  force.  Le  Devoir  pré- 
sent fut  un  des  succès  littéraires  de  ce  temps.  Paul  Desjardins  a 
longtemps  dépensé  son  talent  sans  compter  dans  une  publication 
anonyme,  le  bulletin  de  V  Union  jmur  V  ad  ion  morale,  oîi  ses 
articles  se  reconnaissaient  à  je  ne  sais  quoi  de  subtil  et  de  poétique 
tout  à  la  fois.  Il  a  renouvelé  un  genre  de  littérature  abandonné, 
la  littérature  mystique.  Mais  son  mysticisme  reste  laïque  et 
rationaliste. 

Le  plus  fidèle  collaborateur  de  Desjardins  fut  le  pasteur 
Wagner.  Les  titres  de  ses  livres  :  VaiUance,  Justice,  Jeunesse, 
La  Vie  simple,  disent  assez  ce  qu'est  l'œuvre  et  ce  qu'est  l'homme. 
Outre  leur  action  directe,  ces  écrivains  et  ceux  qui  s'associèrent 
dans  quelque  mesure  à  leur  eiTort,  eurent  cette  action  indirecte 
de  désapprendre  à  notre  génération  le  goût  de  la  littérature  qui 
n'a  pour  objet  que  de  plaire,  et  de  restaurer  cette  idée  oubliée  : 
qu'il  y  a  un  devoir  moral  de  l'écrivain. 


ÉCRIVAINS  ET  ORATEURS  RELIGIEUX  489 


IV.  —  Ecrivains  et  orateurs  religieux. 

Après  1850,  toute  une  g-énération  de  grands  catholiques  est 
sur  le  point  de  disparaître.  Lacordaire  s'enferme  dans  Sorèze 
et  se  voue  à  l'éducation.  D'ailleurs  on  ne  lira  peut-être  plus  ses 
sermons  qu'on  lira  encore  ses  Lettres,  aux  jeunes  gens.  La  car- 
rière parallèle  et  rivale  du  P.  de  Ravignan  s'achève  également. 
La  helle  àme  d'Ozanam  va  s'éteindre.  Du  côté  des  orateurs  poli- 
tiques, on  se  tait  pour  bien  des  raisons.  Montalembert  publie 
ses  œuvres  complètes,  non  sans  tristesse  et  sans  reg"rets  pour 
une  vie  active  c[ui  est  pour  lui  dans  le  passé. 

Les  noms  d'écrivains  religieux,  laïques  ou  ecclésiastiques, 
que  nous  allons  rencontrer  dans  la  seconde  partie  de  ce  siècle, 
eurent  moins  d'éclat  que  ceux  de  Montalembert  et  de  Lacor- 
daire, et  ne  furent  pas,  du  vivant  de  ceux  qui  les  portaient,  de 
grands  noms.  Mais  les  jugements  des  contemporains  sont  sou- ' 
vent  revisés  par  la  génération  qui  les  suit.  Il  y  a  des  gloires 
qui  baissent  et  d'autres  qui  grandissent. 

Philosophes.  —  Un  des  noms  les  moins  contestés,  autrefois 
comme  aujourd'hui,  est  celui  d'un  philosophe  qui  appartient 
autant  à  la  première  qu'à  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  Gratry. 
Gratry  était  né  dans  une  famille  d'une  haute  moralité,  mais 
sans  croyances.  Le  premier  contact  avec  l'expérience  lui  causa 
une  déception  :  les  hommes  n'étaient  pas  tous  aussi  bons  que 
ses  parents.  Il  retrouva  le  patadis  perdu  dans  la  foi  chrétienne 
et  fut  dès  lors  convaincu  «  qu'aimer  Dieu  par-dessus  toutes 
choses,  et  tous  les  hommes  comme  soi-même  pour  l'amour 
de  Dieu,  consacrer  sa  vie  à  cela  seul,  c'est  la  religion  infail- 
lible, aussi  certaine  que  la  géométrie  ».  Remarquons  cet  appel 
fait  à  la  géométrie.  Là  va  être  l'originalité  de  Gratry.  Il  entre 
à  l'école  polytechnique  pour  se  faire  prêtre  ensuite  et  pour 
essayer  de  réconcilier  la  science  et  la  théologie  catholique  qui, 
depuis  Galilée,  ont  entre  elles  des  rapports  tendus.  L'hypo- 
thèse qui  faisait  de  la  terre  le  centre  du  monde  et  le  dogme 
de  l'Incarnation  étaient  en  parfaite  harmonie.  Gratry  cherche 
dans    les   hypothèses   nouvelles    comme  des   compensations   à 


400         PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET    OllATEUllS   RELIGIEUX 

cette  harmonie  perdue,  soit  qu'il  situe  notre  immortalité  dans 
les  immenses  régions  de  l'espace  ',  soit  qu'il  fasse  apparaître 
dans  certaines  données  scientifiques  ce  que  saint  Thomas 
appelait  des  «  vestiges  »  de  la  Trinité.  11  voit  une  preuve  de 
l'existence  de  Dieu  dans  le  seul  pressentiment  de  l'infini  que 
trahit  le  fait  de  la  prière;  et  il  signale  dans  ce  procédé  instinctif 
l'analogue  du  passage  du  fini  à  l'infini,  par  la  suppression 
des  limites,  qu'opère  le  calcul  infinitésimal.  —  Quoi  que  l'on 
pense  des  inventions  philosophiques  du  P.  Gratry,  il  a  eu 
l'intuition  des  conditions  nouvelles  qui  s'imposent  à  la  philoso- 
phie, et  en  particulier  à  la  philosophie  chrétienne.  Il  a  insisté 
sur  l'absurdité  de  ce  qu'il'  appelle  la  philosophie  séparée,  séparée 
des  sciences,  séparée  de  la  religion,  séparée  de  la  poésie  et  de 
l'instinct. 

Sa  pensée  et  son  style  à  lui  sont  pleins  de  poésie.  Mais  c'est 
un  merveilleux  d'un  nouveau  genre  qui  fait  les  frais  de  cette 
poésie,  le  merveilleux  scientifique.  S'agit-il  de  décrire  le  mou- 
vement de  la  terre,  il  faut,  dit-il,  «  la  voir  voguer  comme  un 
navire  et  louvoyer  sur  l'écliptique,  en  roulant  sur  son  axe  et 
courant  autour  de  ce  centre  glorieux  d'où  lui  viennent  la 
lumière  et  la  vie.  » 

Un  autre  rêve  de  Gratry  était  le  rêve  de  la  paix  universelle. 
Il  travailla  à  la  fondation  d'une  société  qui  devint  la  société 
d'arbitrage  entre  les  nations.  —  Cet  homme  généreux  et  paci- 
fique soutint  contre  Vacherot,  sous-directeur  de  l'Ecole  normale, 
dont  il  était  l'aumônier,  une  polémique  célèbre  à  laquelle  nous 
avons  ailleurs  fait  allusion,  et  dont  les  deux  adversaires  sor- 
tirent grandis.  —  Deux  noms  sont  associés  à  celui  de  Gratry, 
qui  ne  sont  plus  des  noms  d'adversaires,  celui  du  P.  Petétol, 
avec  lequel  il  réorganisa  l'Oratoire,  et  celui  du  disciple  fidèle, 
labbé  Perreyve. 

L'abbé  Bautain  est  contemporain  de  Gratry.  Dans  un  cours 
complet  de  psychologie  (il  met  en  sous-titre,  ce  qui  est  déjà 
significatif  :  psychologie  cxpéritnentale),  il  insiste  beaucoup 
plus  sur  la  ])artie  anatomique  et  physiologique  des  organes  des 
sens  qu'on  ne  le  faisait  alors.  Il  dit  avoir  la  conviction  qu'il 

i.  Vers  la  même  «laie  paraissait  Terre  et  Ciel  de  Ji'aii  lleynaLul,  livre  (jui  eiil 
son  heure  de  eéiéhritc. 


ECIIIVAIXS   ET   OllATKUliS   UELIGIELX  491 

faut  connaître  l'homme  physique  pom^  expliquer  l'homme  intel- 
lectuel et  moral,  et  déclare  avoir  pour  sa  part  étudié  la  méde- 
cine. Cela  a  son  importance  et  son  originalité  en  1859,  et  cela 
nous  montre  la  philosophie  religieuse  déjà  moins  exclusive  et 
moins  timorée  que  ne  l'était  à  la  même  date  le  spiritualisme 
officiel.  —  Le  même  ahbé  Bautain  est  l'auteur  d'un  livre  sur  la 
Chrétienne  de  nos  Jours,  où  il  oppose  la  femme  telle  qu'il  la 
conçoit  à  la  femme  telle  qu'il  la  voit.  Ce  livre  est  tout  près 
d'être  une  satire,  où  l'oncticni  le  cède  à  la  vigueur  des  griefs  et 
des  portraits.  Sur  les  salons  modernes,  sorte  de  «  bazars  matri- 
moniaux »,  sur  la  religion  mondaine,  et  sur  la  charité  de  même 
acabit,  nul  n'a  été  plus  sévère. 

Deux  philosophes  chrétiens,  de  date  plus  récente,  ont  été 
également  occupés  de  philosophie  scientifique  :  l'abbé  de  Broglie, 
dont  le  premier  ouvrage  a  pour  titre  le  Positivisme  et  fa  Science 
expérimentale,  et  M.  Denys  Cochin.  L'abbé  de  Broglie  est, 
comme  Gratry  et  comme  Renouvier,  un  polytechnicien.  Son 
enseignement  à  l'Institut  catholique  l'attir.i  ensuite  du  côté  de 
l'histoire  et  do  la  morale.  Il  mourut,  victime  de  son  zèle  dans 
la  direction  des  consciences,  même  les  plus  humbles,  assassiné 
par  une  vieille  fille  excentrique. 

L'alliance,  poursuivie  par  Gratry,  de  la  philosophie  religieuse 
et  de  la  science  donne  lieu,  en  ce  moment,  dans  une  certaine 
partie  du  monde  religieux,  à  un  mouvement  jdiilosopnique  inté- 
ressant dont  le  centre  semble  être  à  l'Institut  de  Louvain.  C'est 
le  mouvement  néo-thomiste  qui  s'inspire,  d'ailleurs,  des  conseils 
et  de  l'autorité  de  Léon  XIII.  Le  péripatétisme  est  assez  large 
pour  s'accommoder  de  tous  les  faits  positifs  que  la  science  force 
la  philosophie  à  faire  entrer  en  ligne  de  compte.  Ainsi  la  philoso- 
phie religieuse  nouvelle  se  donne  des  airs  de  réel  libéralisme. 
En  outre,  c'est  de  sa  part  une  tactique  habile  <|ue  de  dérouter 
les  adversaires  de  la  religion  en  déplaçant  le  centre  de  gravité 
philosophique  du  catholicisme.  Les  arguments  de  la  philosophie 
du  xvni"  siècle  ne  valent  plus  contre  le  thomisme  renouvelé.  Il 
faut  trouver  autre  chose. 

Nous  parlerons  enfin  à  cette  place,  à  cause  du  caractère  loya- 
lement apologétique  de  ses  dernières  œuvres,  dun  philosophe 
universitaire  qui  fut  très  discuté  et  très  aimé,   Ollé-Laprune. 


492         PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET    UltATEURS   UELIOIBUX 

«  Plus  je  médite,  disait-il  un  jour,  sur  la  suite  et  l'histoire  de 
ma  vie,  plus  il  m'apparaît  (|ue  ma  tâche  spéciale  c'est  de  rendre 
témoignage  à  la  vérité  chrétienne  dans  le  monde  philosophique 
et  dans  l'Université.  »  Ajoutons  que  dans  le  monde  catholique  il 
rendait  témoig-nage  à  l'Université  et  à  l'Ecole  normale,  et  jouait 
ainsi  entre  deux  régions  intellectuelles  qui,  le  plus  souvent, 
s'ignorent,  le  rôle  d'un  messager  de  paix.  Son  idée  philoso- 
phique essentielle,  exprimée  dans  sa  thèse  sur  la  Certitude 
morale,  <^t  que  d'autres  ouvrages  ne  firent  que  développer,  c'est 
<[ue  la  connaissance  même  philosophique,  la  certitude  même 
rationnelle  ne  sont  point  tâches  de  pur  entendement  et  de  pure 
raison.  La  philosophie  est  affaire  d'âme.  Ce  n'est  pas  assez  dire. 
Dans  une  helle  page,  Ollé-Laprune  oppose  au  penseur  qui  n'est 
qu'un  penseur,  et  qui  accomplit  en  pensant  comme  une  fonc- 
tion spéciale,  celui  qui  pense  avec  son  âme  tout  entière  et, 
«  tranchons  le  mot,  avec  son  corps,...  en  s'appuyant  sur  le  sol 
qui  le  porte,  en  demeurant  en  contact  avec  l'humanité  dont  il 
fait  partie,  avec  les  vivants,  avec  les  morts...  »  La  philosophie 
est  pour  Ollé  l'achèvement  et  l'épanouissement  d'une  vie  totale 
et  normale.  Le  savoir  et  le  savoir-vivre  se  fondent  et  se  pénè- 
trent. De  toute  idée,  par  suite,  il  est  porté  à  chercher  le  com- 
mentaire et  comme  la  preuve  dans  la  vie,  la  transposant,  pour 
la  juger,  en  action.  Méthode  où  nous  retrouvons  les  leçons  de 
Gratry  et  de  Caro,  méthode  trop  appropriée  à  la  vie  limpide  et 
harmonieuse  qu'Ollé  offrait  en  gage  de  sa  propre  doctrine, 
méthode  dangereuse,  si  elle  n'était  maniée  avec  cette  sympathie 
pour  les  âmes  qui  fut  à  la  fois  une  des  vertus  intellectuelles  et 
morales  d'Ollé-Laprùne.  On  ne  peut  dire,  en  effet,  s'il  fut  plus 
intransigeant  dans  ses  convictions  ou  plus  bienveillant  pour  les 
personnes.  Il  reste  de  lui,  dans  le  souvenir  de  tous  ceux  qui  l'ont 
connu,  une  image  faite  également  de  douceur  et  de  dignité.  Il  a 
écrit  une  langue  presque  archaïque  par  son  extrême  pureté  si 
elle  n'était,  d'ailleurs,  si  souple  et  si  vivante.  Elle  exprime  à 
merveille  la  pureté  d'une  pensée  qui  ne  connut  ni  trouble  ni 
doute. 

Écrivains  divers.  —  Du  plus  doux  des  hommes,  nous 
passons  au  ]dus  violent.  Veuillot,  lui,  est  un  converti.  Elevé  sans 
foi,  il  ne  retrouve  pas,  il  découvre  la  religion  et  il  se  donne  à  elle 


ECRIVAINS   ET   ORATEURS   RELIGIEUX  493 

avec  passion.  Elle  satisfait  toutes  les  tendresses  sans  objet  de 
son  âme,  et  aussi  ses  haines,  ses  haines  contre  un  état  social  qui 
refuse  aux  déshérités  même  l'espérance.  Car  Veuillot,  comme 
Michelet,  dont  Jules  Lemaître  '  le  rapproche,  est  sorti  du  peuple 
et  reste  peuple.  Ce  sera  donc  la  Révolution,  ce  sera  la  bour- 
geoisie rationaliste  et  libre  penseuse  qui  deviendront  les  cibles 
de  ce  fougueux  converti.  L'idéal  révolutionnaire  d'une  société 
sans  croyances,  la  philosophie  dont  cet  idéal  est  issu,  le  xvni*^  siè- 
cle, l'université  oii  ces  idoles  sont  encensées,  autant  d'adversaires 
que  Veuillot,  poursuivant  l'œuvre  de  J.  de  Maistre  et  devançant 
l'œuvre  de  Taine,  mais  descendant  des  hauteurs  spéculatives  où 
ceux-ci  se  tiennent  dans  la  polémique  la  plus  emportée,  plus 
satirique  que  penseur,  plus  journaliste  que  philosophe,  com- 
battit dans  un  combat  de  chaque  jour.  Il  dessina  avant  Flaubert, 
sous  le  nom  de  Coquelet,  le  type  de  Homais.  Incroyants  de 
toute  nuance,  pasteurs  protestants  sont  crayonnés  par  lui  au 
vitriol.  Les  Odeurs  de  Paris  et  les  Libres  Penseurs  sont,  au  dire 
de  M.  Jules  Lemaître,  nos  plus  beaux  livres  de  satire  sociale. 

Subsidiairement  Veuillot  s'en  prend  aux  catholiques  ses 
frères,  à  tous  ceux  qui  ne  le  sont  pas  assez  pleinement,  qui  font 
à  l'esprit  laïque  et  libéral  quelques  concessions.  Et,  comme  c'est 
l'ordinaire  que  les  luttes  fraternelles  soient  les  plus  passionnées, 
Veuillot  se  met  en  frais  d'anathèmes.  Un  épisode  bien  signifi- 
catif de  cette  lutte  fut  la  campagne  menée  par  Veuillot  contre 
l'éducation  gréco-latine,  c'est-à-dire  païenne,  donnée  aujour- 
d'hui aux  fils  des  chrétiens,  comme  aussi  bien  il  y  a  quinze 
siècles.  Veuillot  reprend  la  thèse  de  Tertullien  avec  lequel 
il  a  tant  d'affinités  :  fanatisme  religieux,  ardeur  de  tempéra- 
ment, langue  drue,  savoureuse,  populaire.  Ils  sont  de  ceux  qui 
sont  toujours  plus  royalistes  que  le  roi,  plus  catholiques  que  les 
évêques  et  qui  risquent  de  devenir  hérétiques  par  peur  de  l'être. 

Veuillot,  à  côté  de  sa  vie  publique  et  de  ce  (ju'on  peut  appeler 
sa  prose  publique,  a  eu  une  vie  de  piété  intérieure  et  de  tendresse 
familiale  que  la  publication  de  sa  correspondance  a  fait  con- 
naître, ajoutant  à  son  talent  et  à  sa  gloire  des  notes  inattendues. 
Jules  Lemaître,  pour  cette  correspondance  et  pour  le  reste,  sacre 

1.  Jules  Lemailre,  Les  conlemporains,  6*  série. 


V04         l'UlLOSOPlIKS.   MOHALISTHS    KT   OHATEUKS   HKLIGIEUX 

Veuillol  i^ranil  écrivain  et  le  compte  dans  la  demi-douzaine  des 
très  grands  prosateurs  de  ce  siècle. 

M"'  Dupanloup  fut  un  des  adversaires  de  Yeuillot.  M^'  Dupan- 
louj)  a  été  orateur;  il  a  été  un  homme  politique;  mais  il  a  été 
surtout  un  éducateur.  Il  a  dit  de  lui-môme  :  «  Je  crois  pouvoir 
me  rendre  le  témoignage  que  rien  ne  m'a  plus  constamment  et 
plus  vivement  préoccupé  que  l'éducation.  J'ai  publié  sur  l'édu- 
cation des  jeunes  gens  et  des  hommes  plusieurs  volumes  oii  les 
considérations  philosophiques  et  les  vues  générales  ne  m'ont  pas 
empêché  d'entrer  dans  tout  le  détail  pratique  des  choses  \  » 
M''  Dupanloup  ne  s'affranchit  pas  de  certaines  traditions  et  aussi 
de  certains  regrets.  C'est  ainsi  qu'il  demande  que  la  philosophie 
s'enseigne  sous  la  forme  scolastique  et  en  latin.  Il  demande  en 
outre  que  l'on  choisisse  pour  cet  enseignement  (qui  ne  vaut 
pourtant  que  par  sa  liberté)  un  auteur  élémentaire  qui  serve  de 
guide  au  maître  et  à  l'élève.  Dans  les  discussions  politiques 
auxquelles  donnèrent  lieu  les  questions  d'enseignement,  Dupan- 
loup se  trouva  être  l'adversaire  forcé  des  Duruy  et  des  Jules 
Simon.  Malgré  tout,  il  a  été  touché  par  l'esprit  du  siècle,  et  c'est 
ce  que  Yeuillot  ne  lui  pardonne  pas.  Il  est  le  défenseur  des 
humanités.  Il  insiste,  avant  les  universitaires,  sur  les  soins  phy- 
siques et  hygiéniques.  Il  aime  l'enfance,  et  sous  d'autres  termes 
que  nos  ('Mlucateurs  laïques,  il  en  célèbre  le  charme  et  ta  spon- 
tanéité, appelant  dons  divins  ce  que  d'autres  appellent  bonté 
naturelle.  Il  prélude  aux  conseils  à  donner  par  une  étude  psy- 
chologique attentive  de  l'enfance,  disciple  sans  le  savoir  de 
Jean-Jacques  Rousseau.  Il  a  écrit  sur  l'éducation  des  filles,  en 
particulier,  des  livres  qui  sont  la  digne  continuation  de  celui  de 
Fénelon  dont  ils  s'ins|iirGnt,  employant  des  arguments  qui  furent 
aussi  ceux  des  réformateurs  officiels  de  l'enseignement  des 
jeunes  filles,  combattant  tous  les  étranges  préjugés  qui  excitent 
les  maris  et  les  pères  à  contrarier  dans  leurs  femmes  et  dans 
leurs  filles  «  de  nobles  goûts  d'étude,  et  à  éteindre  en  elles  cette 
[)ure,  vive  et  gracieuse  intelligence  qui  devrait  être  la  douce 
lumière  du  foyer,  et  même  prolonger  quelquefois  plus  loin  son 
modeste  rayonn<Mnenl.  » 

1.  Lettres  mil-  l'éduculion  des  filles,  lellrc  (riiilrodiiclion,  ]i.   i. 


HIST.    DE  LA    LANGUE  &   DE  LA    LITT.    Ff 


T.   VIIL   CH.   VIII 


Ainiand  Colin  &  C<',  Ëditciirs,   Pans 


M^"    DUPANLOUP 
d'après  un  cliché  photo.îraphique  de  Pierre  Petit 


A 


ECRIVAINS   ET   OHATEL'RS   RELIGIEUX  495 

Parmi  les  confrères  de  M"'  Dupanloup  dans  Tépiscopat,  l'his- 
torien de  la  littérature  française  rencontre  beaucoup  de  talents 
entre  lesquels  le  choix  est  embarrassant.  Il  doit  du  moins  une 
mention  à  M^'  Pie  pour  ses  mandements,  à  M^'  Darboy  sur- 
tout pour  des  lettres  de  jeunesse,  vaillantes  et  enjouées,  non 
exemptes  de  soucis  d'ambition,  à  M"'  Perraud  pour  son  histoire 
de  l'Oratoire,  à  M^'"  Freppel  pour  ses  livres  d'histoire  religieuse. 
Orateurs.  —  Si  l'on  excepte  un  laïque  qui  fut,  à  ses  heures, 
un  véritable  prédicateur,  et  dont  l'œuvre  sociale  et  ])olitique  sera 
appréciée  ailleurs,  M.  de  Mun,  le  plus  ixrand  des  orateurs  reli- 
gieux de  la  fin  de  ce  siècle  est  aujourd'hui  en  dehors  de  l'Église, 
c'est  le  P.  Hyacinthe.  Toujours  pris  entre  les  catholiques  qui 
le  renient,  et  les  libres  penseurs  dont  il  ne  veut  pas  être,  le 
P.  Hyacinthe  fait  l'effet  d'un  déclassé.  Son  talent  oratoire  n'en 
a  pas  moins  été  très  grand,  poétique,  élevé,  généreux.  On  pour- 
rait lui  reprocher  seulement  un  certain  ilottement  de  la  pensée. 
Il  est  arrivé  de  sortir  de  l'un  de  ses  sermons  en  disant  :  C'est 
très  beau,  mais  qu'est-ce  exactement  qu'il  a  voulu  dire? 

L'ordre  des  dominicains  est  celui  qui  s'est  donné  plus  spécia- 
lement à  la  prédication,  trop  négligée  par  les  Jésuites,  malgré 
quelques  exceptions  comme  celles  du  P.  Matignon  et  du 
P.  Clair  '.  Mais  les  dominicains  sont  comme  obsédés  par 
l'exemple  illustre  de  Lacordaire  :  ils  exagèrent  le  geste, 
cherchent  la  tirade  poétique,  et  sont  trop  épris  de  modernisme. 
Deux  noms  méritent  d'être  retenus  :  celui  du  P.  Monsabré  et 
celui  du  P.  Didon.  Le  P.  Monsabré  a,  pondant  de  longues 
années,  prêché  à  Notre-Dame  où  il  a  fait  une  exposition  com- 
plète du  dogme  catholique.  Sa  dialectique  a  de  la  vigueur,  de  la 
rondeur;  mais  la  pure  amplification  y  tient  trop  de  place.  L'art 
un  peu  gros  se  montre,  quoique  l'efTet,  grâce  à  de  puissants 
moyens,  reste  considérable.  Le  P.  Didon  a  fait  des  sermons 
d'une  telle  actualité  que  ses  supérieurs  s'en  sont  émus  et  que 
la  parole  lui  a  été  retirée.  Comme  Lacordaire,  il  a  remplacé  la 
prédication  par  l'éducation  et  y  a  trouvé  un  égal  succès.  Dans 
ce  nouvel  emploi,  il  saisit  d'ailleurs  toutes  les  occasions  de 
parler  publiquement,  et  c'est  alors  qu'il  tombe,  plus  que  tout 

1-  Voir  DoLimic,  Écrivains  d'aiiJourcVhui,  notes  sur  les  prédicateurs. 


40G         PHILOSOPHES,   MORALISTES   ET  ORATEURS  RELIGIEUX 

autre,  sous  le  reproche  d'excessive  modernité.  Tous  les  lieux 
cominuns  à  la  mode  Font  tour  à  tour  séduit.  Aujourd'hui  c'est 
le  thème  :  «  Enrichissez-vous  ».  Demain  ce  sont  les  exercices 
physiques.  Ensuite  l'édu»  ation  anglaise  et  la  colonisation. 
L'excellence  de  la  force  et  le  culte  du  glaive  ont  eu  leur  jour. 
C'est  d'ailleurs  le  propre  des  tempéraments  oratoires  d'aller 
droit  aux  lieux  communs,  et  il  faut  voir,  en  outre,  dans  la  pré- 
dilection du  P.  Didon  pour  les  questions  actuelles,  de  l'ouver- 
ture et  de  la  largeur  d'esprit,  disons  même,  malgré  la  forme 
combative  et  impérieuse  des  harangues,  un  réel  libéralisme. 

M^'  d'IIulst  a  été  une  des  figures  les  plus  intéressantes  du 
clergé  contemporain.  H  y  a  en  lui  quelque  chose  des  évèques 
grands  seigneurs  d'autrefois.  Mais  ce  grand  seigneur  s'est  fait 
une  vraie  àme  de  prêtre,  et  ce  prêtre  est  de  ceux  qui  ont  le 
mieux  connu  les  exigences  de  leur  temps.  Recteur  de  l'Institut 
catholique,  il  a  relevé  dans  le  clergé  le  niveau  des  études  et  a 
pu,  dans  un  certain  milieu,  paraître  hardi.  Son  autorité  clair- 
voyante dans  la  direction  des  consciences,  l'onction  légèrement 
hautaine,  mais  d'autant  moins  banale,  de  ses  homélies  étendi- 
rent sa  réputation.  Il  fut  ap])elé  à  la  chaire  de  Notre-Dame.  Là, 
sa  réputation  cessa  de  grandir.  Il  s'était  fait  cependant  des  con- 
férences de  Notre-Dame  une  idée  très  haute,  pensant  qu'elles 
étaient  instituées  pour  apporter  aux  problèmes  contemporains 
les  solutions  chrétiennes  \  Pour  sa  part,  il  s'efforça,  après  tant 
d'autres,  de  réconcilier  la  religion  avec  la  science  contempo- 
raine. Il  est  très  renseigné  pour  tout  ce  qui  touche  aux  pro- 
blèmes philosophiques,  moins  renseigné  peut-être  pour  les 
questions  d'histoire  et  de  critique.  Mais  son  éloquence,  d'une 
admirable  correction  et  d'une  élégante  froideur,  a  quelque  chose 
de  professoral.  Il  s'excuse  lui-même  de  ce  qu'il  appelle  son 
«  aride  catéchisme  ».  xVu  fond,  il  pousse  le  respect  de  son 
public  et  la  peur  de  la  déclamation  jusqu'au  point  où  ces  vertus 
devieiment  des  faiblesses.  Si,  au  moins,  il  était  allé  au  bout  du 
système  que  lui  dictait  sa  nature,  il  aurait  peut-être  inauguré 
une  forme  nouvelle  et  utile  de  la  prédication  religieuse.  Mais  il 
reste  à  moitié  chemin  entre  le  sermon  et  la  leçon. 

1.  Carême,  1894,  \>.  "1. 


ECRIVAINS   ET   OKATEUIIS   IIELIGIEUX  407 

Écrivains  et  orateurs  protestants.  —  Au  moment  où 
nous  prenons  cette  histoire,  Vinet  est  mort  et  Adolphe  Monod 
n'a  plus  que  quelques  années  à  vivre  et  encore  moins  à  prêcher. 
L'un  avait  été  le  plus  grand  écrivain,  l'autre  le  plus  grand  ora- 
teur protestant  de  notre  siècle.  A  la  même  époque  commence 
un  mouvement  qui  a  duré  pendant  toute  la  seconde  moitié  de 
ce  siècle  et  qui  entraîne  de  plus  en  plus  le  protestantisme  vers 
ce  que  Bossuet  appelait  le  socinianisme.  Colani  vient  en  effet 
de  fonder  la  Bévue  de  théologie  de  Strasbourg,  qui  introduisit 
en  France  la  critique  des  textes  sacrés.  Scherer,  dont  la  défec- 
tion est  aussi  de  la  même  date,  est  son  associé  dans  cette  œuvre. 
De  cette  publication  est  sortie  l'évolution  du  protestantisme 
pendant  cinquante  ans.  Albert  Réville  fait  de  l'histoire  des  reli- 
gions un  département  de  l'histoire  générale,  y  appliquant  la 
même  méthode  et  la  même  critique.  Il  faut  lire  de  lui  les  l^ro- 
légomènes  à  Vhisloire  des  religions,  et  ses  deux  volumes  sur 
Jésus  de  Nazareth.  De  Pressensé  suit  timidement  le  mouve- 
ment. Il  continue  de  croire  à  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Ses 
travaux,  parallèles  de  ceux  de  Renan,  ont  été  éclipsés  par  eux. 
Ils  sont  d'un  esprit  libéral  et  religieux  tout  à  la  fois. 

Le  doyen  actuel  de  la  faculté  de  théologie  protestante  de 
Paris,  Aug.  Sabatier,  vient  d'écrire  un  livre  très  remarqué, 
V Esquisse  d^nne philosophie  de  la  religion,  d'après  la  psgcholog ie 
et  r histoire.  Cherchant  une  conciliation  des  deux  cultes  de  ce 
temps,  celui  de  la  méthode  scientifique  et  celui  de  l'idéal  moral, 
dans  une  conception  renouvelée  de  la  religion,  il  fonde  celle-ci, 
hors  des  atteintes  de  la  criti(|ue  historique  et  philosophique, 
dans  une  expérience  morale  intime.  «  La  religion,  c'est  la 
prière  du  cœur.  «  M.  Sabatier  reste  chrétien  parce  que  c'est 
dans  le  Christianisme  qu'il  trouve  l'enveloppe  et  le  symbole  le 
plus  exact  de  cette  religion.  Il  reste  protestant,  parce  que  c'est 
le  moyen  pour  lui  de  se  rattacher  au  Christ,  sans  asservir  sa 
conscience  à  aucun  joug  extérieur.  Ce  livre  est  la  confidence 
très  éloquente  d'une  àme  très  haute,  mais  dont  la  foi  vit,  comme 
disait  Renan,  de  l'ombre  d'une  oml)re,  et  dont  l'optimisme  a, 
par  son  excès  même,  quelque  chose  de  déconcertant. 

Sous  ces  influences  dogmatiques  diverses,  la  prédication  pro- 
testante  a  été  très   individualiste.    Coquerel   le   père   prêchait 

Histoire  de  la  languk.  VIII.  32 


498  1>11ILOSOI>11KS,   MOIIALISTES    ET   ÛUATKIUS   UKLUIIEUX 

comme  si  le  dogme  n'avait  pas  existé.  Mais  il  continuait  d'y 
croire,  s'il  ne  s'en  servait  pas.  En  cessant  d'y  croire,  Coquerel 
le  fils,  homme  d'un  grand  talent  d'ailleurs,  a  relâché  encore  un 
lien  déjà  si  lâche.  Avec  tels  des  j)asteurs  contemporains,  la 
prédication  protestante  est  une  prédication  exclusivement 
morale.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  dans  le  protestantisme,  à  côté  des 
libéraux  de  toutes  nuances,  des  orthodoxes  que  le  spectacle  des 
entraînements  du  libéralisme  rend  plus  orthodoxes  encore.  En 
dehors  des  noms  que  nous  venons  de  dire,  les  noms  à  retenir 
sont  celui  du  pasteur  Bersier,  dont  la  voix  était  monotone  et  le 
geste  pauvre,  mais  dont  les  sermons  très  étudiés  gagnent  à  être 
lus,  et  celui  du  pasteur  Viguié,  très  libéral  de  doctrine,  mais 
très  évangélique  d'accent,  et  dont  la  parole  avait  à  la  fois  de 
l'ampleur  et  delà  sérénité. 


BIBLIOGRAPHIE 


Il  n'existe  pas  d'ouvrage  d  ensemble  sur  l'histoire  des  idées  philosophi- 
ques et  morales  en  P'rance  dans  la  seconde  partie  de  ce  siècle.  Le  Rapport 
de  M.  Ravaisson  sur  la  PhUosoplde  en  France  un  XIX''  siècle,  cité  dans  le 
cours  de  ce  chapitre,  s'arrête  en  1867. 

Consulter  les  Histoires  générales  de  la  philosophie,  et  en  particulier  celle 
d'Ueberweg.  La  partie  l'rançaise  est  traitée  par  MM.  P.  Janet  et  Ruyssen. 
Consulter  en  outre  les  Revues  générales,  et  surtout  les  Revues  spéciales 
dans  lesquelles  se  marque  le  mouvement  des  idées  de  notre  temps  : 

Porii  i.A  PHILOSOPHIE  :  la   Revue   de  philosophie  positive;  —  la  Critique 
philosophique  (ces   deux  revues  ont  cessé  de  paraître)  ;  —  la  Revue  philo- 
sophique; —  la  Revue  de  uiéfaphysique  cl  de  morale. 
Voir  on  outre  l'Année  philosophique  et  VAnnre  psijcholofjiquc. 
PocR  LA  sociologie:  la  Revue  iniernalionale  de  socioloijie  qIY Année  socio- 
logique. 

Pour  la  pédagogie  :  la  Revue  internationale  de  VEnsei(jneinenl  :  —  la  Revue 
universitaire;  la  Revue  pédar/oyique.  Consulter  en  outre  la  publication  oHl- 
cielle  connue  sous  le  nom  de  Fascicules  du  musée  pédagogique. 

Pour  la  philosophie  religieuse  :  les  Annales  de  philosophie  chrétienne: 
les  Études  religieuses,  publiées  par  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus;  la 
Revue  Thomiste;  la. Revue  du  clergé  français;  la.  Revue  chrélienne;  les  Annales 
de  bibliographie  théologique. 


CHAPITRE    IX 
ÉCRIVAINS    ET    ORATEURS    POLITIQUES 


/.   —  L'Empire  (i852-i8yo). 

Sous  la  Restauration,  sous  la  monarchie  de  Juillet,  sous  la 
deuxième  République,  jusqu'au  coup  d'État  de  décembre  1851, 
la  France  a  joui  de  la  liberté  de  parler  et  d'écrire,  et  l'on  a  vu, 
dans  un  précédent  chapitre,  que  ni  les  orateurs  de  marque, 
ni  les  publicistes  de  valeur  ne  lui  ont  manqué,  durant  cette 
période  si  honorable  de  son  histoire. 

L'élan  était  trop  vif  pour  se  briser  entièrement  contre  la  légis- 
lation régressive  et  les  pratiques  absolutistes  du  second  Empire. 
S'il  essaya,  comme  tous  les  régimes  nés  d'une  violation  du 
droit,  et  qui  ne  reposent  que  sur  la  force,  de  gouverner  dans  le 
silence,  il  n'y  réussit  que  d'une  manière  très  relative  et  toute 
passagère.  Dès  1857,  il  existe  au  Corps  législatif  une  opposition 
qui  parle.  Dès  1854,  il  paraît  des  livres  oii  l'idée  du  droit,  les 
principes  essentiels  de  la  morale  politique  sont  exposés  avec 
éclat,  en  attendant  d'autres  livres  qui,  bientôt,  traceront  les 
linéaments  du  régime  destiné,  dans  la  pensée  de  tous  ceux  que 
soucie  la  chose  publique,  à  remplacer  l'Empire.  L'objet   com- 


1.  Par  M.  Henry  Michel,  docteur  es  lettres,  chargé  de  cours  à  la  Faculté  des 
Lettres  de  l'Université  de  Paris. 


;;00  ÉCRIVAINS   ET   ORATEURS  POLITIQUES 

mun  de  presque  tous  les  orateurs,  de  presque  tous  les  publi- 
cistes  à  cette  date,  est  d'aviver  dans  le  cœur  des  g-énérations  qui 
l'ont  connu,  le  regret  du  régime  parlementaire,  et  d'inspirer  à 
la  jeunesse  le  goût  des  institutions  libres.  Quelques  exceptions, 
cependant,  sont  à  relever.  Le  libéralisme  a  trouvé  en  face  de 
lui  des  adversaires  dont  deux  ou  trois,  par  la  plume  ou  par  la 
parole,  ont  conquis  la  notoriété,  et  mérité  une  place  dans  l'his- 
toire de  la  littérature. 


LES  ÉCRIVAINS   POLITIQUES 

Jules  Simon.  —  Dans  une  série  d'ouvrages  dont  le  pre- 
mier date  de  4854,  Jules  Simon  '  s'applique  à  restaurer  les 
principes  sur  lesquels  repose  la  liberté  politique.  Il  parle  en 
moraliste  —  c'est  son  tour  d'esprit,  et  comme  son  pli  profes- 
sionnel —  du  devoir,  de  la  liberté  de  conscience,  de  la  liberté 
civile.  Pourtant,  le  caractère  abstrait  de  ces  titres  ne  doit  pas 
faire  illusion.  L'auteur  ne  s'interdit  pas  de  traiter  les  problèmes 
pratiques  qui  préoccupent  les  esprits  de  son  temps.  Il  y  touche 
de  trop  haut  pour  s'exposer  aux  rigueurs  d'une  administration 
pourtant  défiante,  et  sur  ses  gardes.  Mais  il  n'en  dit  pas  moins 
tout  ce  qu'il  tient  à  dire,  et  plus  même  qu'il  n'a  l'air  de  dire. 
C'est  un   trait  commun   à  tous  les  écrivains  libéraux  d'alors.  . 

Ils  s'adressent  à  un  public  averti,  qui  entre  dans  leurs  inten-  f 

lions,  lit  entre  les  lignes,  achève  ce  qu'ils  se  bornent  à  indi- 
quer. Les  études  de  Jules  Simon  nous  paraissent  aujourd'hui 
un  peu  vagues,  un  peu  complaisamment  éloquentes.  Elles  ont, 
à  n'en  pas  douter,  éveillé  naguère  des  idées  précises,  elles  ont 
ému  leurs  premiers  lecteurs. 

Lanfrey.  —  Tout  auprès  de  Jules  Simon  se  place  Lanfrey-. 
Lui   aussi,  c'est  par  le    côté  moral   qu'il  aborde  les  questions 

1.  Jules  Simon  (I814-189G),  maître  de  cunférencos  ;ï  l'ICcule  normale,  iirofcsseur 
suppléant  à  la  Sorbonne,  membre  de  l'Asscnihlée  conslitnantc,  sort  de  la 
vie  fiublique  après  le  coup  d'État,  et  n'y  rentre  qu'à  la  fin  de  l'Empire.  11  est 
membre  du  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale,  ministre,  puis  président 
du  Conseil,  et  sénateur  sous  la  troisième  Républi(]ue.  Membre  de  l'Académie 
française. 

2.  Pierre  Lanfrey  (1828-18"),  historien  et  i)ubliciste;  memlire  de  l'Assemblée 
nationale,  ambassadeur,  sénateur. 


L  EMPIRE  501 

politiques.  Mais,  s'il  y  entre  de  biais,  il  pénètre  au  fond.  Je  n'ai 
pas  à  parler  ici  de  Y  Histoire  de  Napoléon.  Mais  V  Eglise  et  les 
philosophes  au  xvnf  siècle,  YEssai  sur  la  Révolution,  les  Chro- 
niques politiques  assurent  à  Lanfrey  un  rang  très  distingué 
dans  une  école  où  le  talent  n'est  pas  rare.  Lanfrey  a  du  talent, 
et  il  a  de  l'âme.  Si  l'expression,  chez  lui,  s'alourdit  parfois, 
la  pensée  ne  fléchit  jamais;  un  souffle  toujours  pur  circule  à 
travers  tant  de  pages,  dont  plusieurs  méritent  de  durer.  Il  ne 
faut  pas  demander  à  Lanfrey  cette  forme  de  l'impartialité  qui 
consiste  dans  l'indulgence  des  appréciations,  et  les  ménage- 
ments du  langage.  Mais,  en  présence  d'un  jugement  qui  paraît 
trop  sévère,  il  faut  tâcher  de  discerner  les  raisons  qui  l'ont 
dicté  à  Lanfrey.  Elles  viennent  toujours  de  la  conscience. 

Vacherot.  —  La  Démocratie  de  Vacherot'  est  un  ouvrage 
plus  complet  qu'aucun  des  essais  de  Lanfrey  ou  de  Jules  Simon, 
et  plus  proprement  politique.  Non  que  Vacherot  se  soit  désin- 
téressé, en  l'écrivant,  des  questions  de  haute  philosophie  qui 
dominent  la  politique  elle-même.  Il  est  superflu  de  dire  que 
l'auteur  de  tant  de  beaux  travaux  sur  la  psychologie  et  la  méta- 
physique est  resté  philosophe  jusque  dans  ses  spéculations  poli- 
tiques. Mais  il  n'en  a  pas  moins  traité  franchement,  dans  ce 
livre,  de  l'organisation  qui  convient  à  la  démocratie.  Et  il  a  été 
condamné  à  la  prison  par  l'Empire,  pour  expier  cette  audace. 

Après  Tocqueville,  et  sur  ses  traces,  Vacherot  a  cherché  à 
quelles  conditions  la  démocratie  pourra  conserver  la  liberté 
politique,  et  comment  elle  devra  s'y  prendre  pour  concilier  le 
droit  de  l'État  et  le  droit  individuel.  Comme  Tocqueville, 
Vacherot  croit  cette  conciliation  possible.  Pas  plus  que  son 
illustre  devancier,  il  ne  voit  dans  le  droit  de  l'Etat  et  dans  le 
droit  de  l'individu  les  deux  termes  d'une  contradiction.  Cette 
idée,  qui  devait  faire  plus  tard  une  telle  fortune,  entre  les  mains 
des  ennemis  de  la  démocratie,  aidés  —  il  n'est  que  juste  de  le 
dire  —  par  certains  amis  maladroits,  est  absente  de  l'esprit  de 
Vacherot.  La  démocratie  dont  il  constate  le  progrès  et  dont  il 
appelle  de  ses  vœux  le  triomphe,  fait  nécessairement  une  place 
large  à  l'action  de  l'État,  mais  demeure  une  démocratie  libérale. 

\.  Étiftnne  Vacherot  (1S()9-1897),  maître  de  conférences  à  l'Ecole  normale, 
membre  de  l'Assemblée  nationale. 


502  ÉCRIVAINS  ET   ORATEURS   POLITIQUES 

La  démocratie  libérale,  telle  qu'il  la  comprend  alors,  n'appa- 
raît pas  dans  son  livre,  comme  dans  celui  de  Tocqueville,  sous 
l'aspect  d'une  force  de  la  nature,  dont  il  faut  subir  l'action 
avec  un  sentiment  composé  à  dose  inégale  de  résignation  et 
d'inquiétude.  Pour  Vacherot,  la  démocratie  est  un  régime  social 
et  politique  comme  les  autres,  mais  le  seul  qui  convienne  au 
temps  où  il  vit,  à  la  société  dont  il  est  membre.  Ce  régime 
arrive  à  son  heure.  Il  possède  cette  sorte  de  légitimité  qui 
consiste  dans  la  parfaite  adaptation  à  l'époque  et  au  milieu. 

Quelques  parties  du  livre  ont  vieilli.  Elles  semblent  aujour- 
d'hui ou  chimériques,  rapportées  aux  réalités  qui  ont  surgi,  ou 
timides,  comparées  à  la  hardiesse  de  nos  aspirations.  Mais  le 
livre,  pris  dans  son  ensemble,  garde  une  tenue  et  comme  une 
solidité  exceptionnelles.  Ajoutez  :  une  réelle  beauté  de  forme. 
La  langue  de  Vacherot  est  ferme,  colorée;  sa  phrase,  nerveuse 
et  vivante. 

Après  le  groupe  des  philosophes  politiques,  vient  celui  des 
théoriciens  de  la  science  politique.  J'en  citerai  deux  :  le  duc 
Victor  de  Broglie  ot  Laboulaye. 

Le  duc  Victor  de  Broglie.  —  Le  duc  Victor  de  Broglie  ', 
en  abandonnant  la  vie  [)ublique,  n'avait  pas  dit  adieu  aux 
études  de  politique.  Il  était  persuadé,  comme  beaucoup  de 
survivants  de  la  Restauration  et  du  règne  de  Louis-Philippe, 
que  l'Empire  ne  durerait  pas,  et  que  la  liberté  retrouverait  son 
heure.  Dans  le  calme  hautain  de  sa  retraite,  mettant  à  profit 
l'expérience  acquise,  il  se  demanda  comment  devrait  être 
organisée  la  vie  politique  et  administrative  du  pays,  le  jour 
où  l'Empire  tomberait,  pour  que  tout  retour  offensif  du  césa- 
risme  fût  désormais  impossible.  De  là,  les  ]'ues  sur  le  gouver- 
nement de   (a  France. 

Ce  n'est  pas  un  livre  achevé;  ce  sont  plutôt  des  notes  dispo- 
sées, d'ailleurs,  avec  méthode,  et  suffisamment  développées  pour 
qu'il  ne  reste  rien  d'obscur  dans  la  pensée  de  celui  qui  les  a  rédi- 
gées. Telles  qu'elles  nous  ont  été  livrées,  ces  notes  complètent 
la  phvsionomie  si  intéressante  du  duc  de  Brofflie  :  i'ai  essavé  de 
l'esquisser  dans  le  volume  qui  précède  celui-ci,  je  n'y  reviendrai 

1.  Voir  ci-dessus,  l.  Vil,  p.  610. 


l'empire  :".o:^ 

pas.  Elles  nous  font,  en  outre,  connaître  au  vrai  l'état  d'esprit 
de  presque  tous  les  libéraux  d'alors,  plus  attachés  au  fond  qu'aux 
formes  de  la  liberté  politi(jue,  indifTérents  à  l'éticjuette  dont  le 
gouvernement  de  l'avenir  devait  être  revêtu,  pourvu  que  ce  gou- 
vernement donnât  à  la  France,  avec  île  fortes  institutions 
locales,  toutes  les  libertés  modernes,  entourées  de  garanties 
sérieuses.  On  sait  qu'il  se  constitua,  vers  la  fln  de  l'Empire,  un 
groupement  des  diverses  oppositions  à  tendances  libérales,  et 
qu'un  programme  commun,  dit  «  programme  de  Nancy  »,  dont 
la  décentralisation  était  l'article  principal,  fut  alors  accepté, 
aussi  bien  des  monarchistes  constitutionnels  que  des  républi- 
cains. L'ouvrage  du  duc  de  Broglie,  par  ses  tendances  générales, 
peut  être  rnltaché  à  ce  mouvement.  Mais  l'auteur  est  trop  jaloux 
de  son  originalité,  trop  particulier  en  son  humeur  pour  appar- 
tenir entièrement  h  un  système  ou  à  une  école.  Il  est  d'abord 
lui-même;  et  de  là,  certaines  indii'ations.  d'un  caractère  aven- 
tureux, qui  donnent  à  ce  projet  de  constitution,  dégagé  de  tout 
dogmatisme  constitutionnel,  une  allure  semi-utopique.  Le  livre 
n'en  a  pas  moins  grand  air  et  lière  mine.  11  est  marcjué,  comme 
tout  ce  qu'a  laissé  le  duc  de  Broglie,  discours,  écrits  de  tout 
genre,  d'un  cachet  aristocratique.  Au  vrai,  la  faiblesse  de  ce 
livre  est  de  proposer  à  une  nation,  engagée  profondément  dans 
l'évolution  démocratique,  des  institutions  qui  eussent  fait  d'elle, 
si  elle  avait  pu  les  adopter,  une  grande  aristocratie  populaire 
et  libérale,  mais  ressemblant  à  l'Angleterre  plus  qu'à  la  Suisse 
ou  aux  Etats-Unis. 

Laboulaye.  —  La  carrière  de  Laboulaye',  comme  celle  de 
beaucoup  d'entre  les  hommes  dont  nous  avons  à  parler  ici,  anti- 
cipe sur  la  période  à  laquelle  ces  pages  sont  consacrées,  et  la 
déborde.  En  1852,  Laboulaye  s'est  déjà  fait  connaître  par  de 
beaux  travaux  sur  l'histoire  du  droit.  S'il  n'est  pas  entré  dans 
les  Assemblées  de  la  seconde  République,  il  a  pris  part  aux  polé- 
miques qui  ont  entouré  d'abord  le  vote  de  la  Constitution  de 
1848,  puis  la  question  de  la  revision  du  pacte  constitutionnel. 
Historien  du  droit,   il   est  l'élève  de  Savigny;  politique,  il  est 

I.  Edouard  Lefelivre  de  Laboulaye  (1811-1883),  écrivain  et  historien  du  droit, 
professeur,  puis  administrateur  du  Collège  de  France,  membre  de  l'Assemblée 
nationale  et  du  Sénat. 


504  ÉGUIVAINS   ET   ORATEURS   POLITIQUES 

iml)ii  (lo  la  tradition  et  des  exemples  des  Etats-Unis.  A  rAmc- 
ri(}ue,  il  doit  le  culte  de  la  liberté;  à  Savigny,  le  respect  des 
lentes  formations,  des  sourdes  croissances  historiques.  Plus  déli- 
bérément que  Montesquieu,  avec  une  vue  plus  distincte  du  but, 
et  un  sens  très  avisé  des  moyens,  Laboulaye  donne  au  lii)éra- 
lisme,  tel  qu'il  le  conçoit  et  le  défend,  par  la  parole  et  par  la 
plume,  par  l'enseig^nement  et  par  les  livres,  en  mille  occasions, 
au  cours  d'une  vie  très  longue,  la  teinte  historique  qu'il  a 
gardée  depuis  dans  notre  pays.  li  met  les  faits  au-dessus  des 
principes.  Il  poursuit,  avant  tout,  le  réel  do  la  liberté.  f 

Ses  livres  —  la  Liberté  religieuse,  les  Etudes  morales  et  jJo/i- 
tiques,  VEtat  et  ses  limites,  et  surtout  le  Parti  libéral  —  ren- 
ferment les  avertissements  les  plus  sages.  Laboulaye  a  bien 
compris  la  liberté;  il  a  insisté,  avec  raison,  sur  sa  condition 
primordiale,  qui  est  le  droit  de  croire  en  matière  religieuse  ce 
que  l'on  veut,  ou  plus  exactement,  ce  que  l'on  peut.  Mais  il 
a  été  entraîné,  par  son  sens  pratique  et  positif,  à  la  Franklin,  à 
croire  que  tout  gouvernement  peut,  s'il  sait  s'y  prendre,  assurer 
a  un  pays  la  liberté.  Il  a  admis  que  le  second  Empire  lui-même 
était  capable  d'entreprendre  cette  œuvre,  si  violemment  en 
contradiction  avec  ses  origines,  il  a  donné  à  pleines  voiles  dans 
la  chimère  de  l'Empire  libéral.  Désabusé  par  les  événements 
de  1870,  il  devait  être  à  l'Assemblée  nationale  l'un  des  hommes 
les  plus  consultés  sur  les  institutions  nouvelles  qu'il  conve- 
nait de  fonder.  Ses  Lettres  politiques  contiennent  l'esquisse 
d'une  Constitution  très  neuve,  à  certains  égards,  et  très 
hardie. 

La  marque  propre  de  Laboulaye,  c'est  la  fusion  de  deux 
esprits,  l'esprit  démocratique  et  l'esprit  que  l'on  peut  appeler 
conservateur,  en  spécifiant  que  l'on  entend  par  là  l'esprit  de 
transaction  et  de  ménagements  pour  les  réalités  politiques 
existantes.  Au  service  de  cette  doctrine,  qui  était  évidemment 
destinée  à  ])rovoquer  les  objections  du  radicalisme  démocratique, 
et  celles  du  conservatisme  bourgeois,  Laboulaye  a  mis  une 
intelligence  déliée,  subtile,  beaucouj)  d'esprit,  et  du  plus 
piquant,  un  talent  de  plume  très  personnel  et  très  rare.  Il  serait 
certainement  le  plus  écrivain  des  publicistes  du  second  Empire, 
si  Prévost-Paradol  n'avait  pas  (Jcrit. 


L  EMPIRE  :io:i 

Prévost-Paradol.  —  On  verra,  dans  un  autre  chapitre  de 
cette  histoire,  ce  qu'a  été  Prévost-ParadoP  journaliste.  Sans 
doute,  les  articles  qu'il  a  prodigués  d'une  plume  rapide  resteront 
son  principal  titre  de  gloire.  Mais  il  n'a  pas  voulu  qu'on  le 
jugeât  uniquement  sur  ces  articles,  oii  sa  pensée,  contrainte  en 
des  limites  étroites,  obligée  de  se  plier  à  la  discipline  d'un  parti, 
ne  pouvait  ni  se  déployer  dans  sa  richesse,  ni  s'épanouir  en  son 
indépendance.  Il  jugeait,  d'ailleurs,  avec  sévérité,  avec  trop  de 
sévérité,  l'ironie  qui  a  été  son  arme  dans  la  polémique.  Il  y 
voyait  une  forme  inférieure  et  quelque  peu  méprisable  du  talent 
d'écrire.  Il  tenait  à  se  montrer  capable  de  simplicité  forte.  Un 
livre  devait  lui  permettre  de  donner  plus  complètement  sa 
mesure.  Il  écrivit  donc  la  France  nouvelle,  un  des  événements 
d'idées  de  la  période  à  laquelle  ce  chapitre  nous  reporte. 

Le  nom  de  Prévost-Paradol  était  déjà  célèbre  quand  ce  livre 
parut.  L'auteur  savait  qu'on  le  jugerait  avec  les  exigences  qu'il 
est  naturel  d'avoir  pour  un  maître.  Forme  et  fond,  l'ouvrage 
devait  remplir  l'attente  qu'il  excitait.  L'auteur  part  de  cette 
donnée,  que  la  France  ne  peut  demeurer  ce  qu'elle  est  sans 
courir  un  péril  mortel.  Il  lui  faut  absolument  se  transformer, 
devenir  une  France  nouvelle.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  l'état 
présent  du  pays  annonce  la  décadence?  Telle  est  bien  la  pensée 
de  Prévost-Paradol,  qui  détaille,  en  un  chapitre  important, 
tous  les  signes  visibles  de  cette  décadence.  Il  est  inutile  de 
s'attacher  à  cette  partie  de  l'ouvrage  qui,  nécessairement,  date 
quelque  peu.  La  société  française  a  changé  depuis  trente-deux 
ans.  Et  si  elle  continue  d'être  malade,  comme  il  ne  manque  pas 
de  médecins  pour  le  prétendre,  d'autres  symptômes  du  mal 
frappent  aujourd'hui  les  yeux,  des  symptômes  qui  commandent 
une  médication  difTérente.  Mais  l'idée  maîtresse  de  Prévost- 
Paradol  garde  tout  son  intérêt.  La  France  ne  peut  se  «  renou- 
veler »  qu'à  la  condition  de  substituer  aux  agitations  périodi- 
ques sur  la  forme  du  gouvernement,  un  etfort  viril  et  sincère 
pour  prendre  les  mœurs  de  la  liberté.  Non  que  Paradol  soit 
complètement  indifférent  aux  formes  politiques.  Il  est  deux 
principes  qui  lui  paraissent  au-dessus  de   toute  contestation  : 

1.  Prévost-Paradol  (1829-1870),  professeur,  journaliste,  ambassadeur.  Membre 
de  l'Académie  française. 


•100  ÉCRIVAINS    ET   OHATHURS   POLITIQUES 

le  g-ouvernement  par  des  assemblées  librement  élues,  et  la  res- 
ponsabilité ministérielle.  Ces  deux  principes  contiennent  toute 
la  substance  du  régime  parlementaire.  Sont-ils  inscrits  dans  la 
Constitution  d'un  pays?  Ce  pays  est  libie.  Il  n'y  a  pas,  chez  la 
nation  qui  les  méconnaît,  de  liberté  politique. 

Quant  à  savoir  comment  le  chef  de  l'Etat  doit  s'appeler,  roi 
ou  président,  Prévost-Paradol  juge  ce  point  tout  à  fait  secon- 
daire. Il  met  en  balance  les  avantages,  les  inconvénients  de  la 
république  et  ceux  de  la  monarchie  constitutionnelle.  Il  marque 
finalement  une  préférence  pour  celle-ci,  mais  il  admet  parfaite- 
ment qu'on  ne  soit  pas  de  son  avis. 

Si  Prévost-Paradol  s'était  borné  à  demander  pour  la  France 
des  assemblées  librement  élues,  à  préconiser  certaines  réformes 
dans  la  magistrature,  l'administration  de  la  justice,  la  législa- 
tion de  la  presse,  celle  des  cultes,  ou  enfin  la  loi  militaire  — 
en  subordonnant  à  ces  réformes  la  question  de  répuldique  ou  de 
monarchie  constitutionnelle,  —  son  livre  ne  différerait  pas  sen- 
siblement (le  celui  du  duc  de  Broglie,  qui  a  même  le  mérite 
d'apporter  à  ses  vues  réformatrices  plus  de  précision,  et  comme 
un  sens  supérieur  de  la  matière  politique.  La  France  nouvelle 
n'aurait  pas  ému  à  ce  point  ses  premiers  lecteurs,  et  ceux  qui, 
au  lendemain  de  la  guerre  de  1870,  eurent  la  curiosité  de  la 
relire.  Il  y  a,  dans  ce  livre,  un  autre  élément  d'intérêt.  Prévost- 
Paradol  a  compris  que  la  puissance  et  la  prospérité  d'un  pays 
sont  dans  un  rapport  étroit  et  mobile  avec  celles  des  autres 
grands  pays  qui  l'entourent.  Il  a  vu  que  la  France  marchait  h. 
une  diminution  irrémédiable,  si  elle  se  contentait  de  demeurer 
stationnaire,  tandis  que  la  Prusse  prenait  un  accroissement 
ininterrompu.  Avec  une  sûreté  de  coup  d'œil  qui,  à  distance, 
nous  paraît  moins  méritoire,  mais  qui  frappa  vivement,  sitôt 
les  événements  accomplis,  Prévost-Paradol  fit  toucher  du  doigt 
les  raisons  qui  allumeraient  bientôt  la  guerre  entre  la  France  et 
la  Prusse;  et  dans  un  courageux  mouvement  de  patriotisme,  il 
osa  ])résager  la  défaite,  au  lieu  de  bercer  et  d'endormir  la 
vanité  nationale  au  refrain  flatteur  de  son  ancienne  gloire.  Il 
y  a  là  des  pages  qui  font  honneur  à  la  clairvoyance  de  Pré- 
vost-Paradol. Comme  elles  ont  reçu  la  formidable  et  doulou- 
reuse consécration  des  faits,  ces  pages  portent  un  caractère  de 


L'EMPIRE  oOT 

vérité  qui  en  rehausse  le  prix.  Elles  demeurent  toutes  vives 
dans  le  souvenir  des  générations  pour  qui  les  désastres  de 
1870  sont  autre  chose  qu'un  épisode  historique  déjà  lointain. 

La  France  nouvelle  est  un  livre,  un  vrai  ivre,  et  Prévost- 
Paradol  est  visihlement  content  d'avoir  fait  un  livre.  Si  pour- 
tant on  en  examinait  de  près  la  contexture,  on  verrait  que  les 
chapitres  de  ce  livre,  à  peu  d'exceptions  près,  sont  courts, 
médiocrement  nourris,  et  hrillent  surtout  par  les  qualités  qui 
recommandent  les  articles  du  journaliste  :  une  certaine  hriè- 
veté  forte,  l'art  de  mettre  en  valeur  une  idée,  une  seule.  La 
lang-ue  est  d'une  pureté  impeccable,  et  d'une  tenue  impeccable 
aussi.  Certes,  Prévost-Paradol  mérite  les  louanges  qu'on  a  faites 
de  ses  dons  d'écrivain.  Et  ce  n'est  })as  sa  faute  si  le  goût  a 
changé,  si  nous  préférons  aujourd'hui  plus  d'abandon,  de  laisser 
aller.  Il  n'y  a  pas  beaucoup  de  nég-ligences  chez  lui,  il  n'y  en 
a  pas  assez.  Sa  phrase  cadencée,  rythmique,  aux  amples  replis, 
choquait  déjà  quelques-uns  de  ses  camarades  d'Ecole  normale. 
Ils  lui  reprochaient  de  «  faire  du  Rousseau  »,  tandis  qu'ils 
renouvelaient,  eux,  la  phrase  courte,  alerte,  militante  de  Vol- 
taire. Il  nous  est  difficile  de  leur  donner  complètement  tort, 
bien  qu'on  essaye,  en  ce  moment  même,  de  remettre  à  la  mode 
la  période,  mieux  adaptée,  semble-t-il,  à  la  g'ravité  des  pen- 
sées qui  chargent  le  front  assombri  d'une  humanité  redevenue 
inquiète  et  songeuse. 

Prévost-Paradol  demeure  à  nos  yeux  un  beau  talent,  nous 
nous  expliquons  qu'on  l'ait  fort  admiré,  nous  l'admirons  encore, 
mais  il  en  est  un  peu  de  ses  écrits  comme  de  ces  portraits  de 
femmes  du  second  empire,  que  la  crinoline  nous  gâte.  Il  fau- 
drait ne  regarder  que  la  tête,  les  yeux,  l'ovale  charmant, 
l'expression  désabusée  du  visage. 

LES   ORATEURS 

Les  circonstances,  le  milieu.  —  La  Constitution  du  14  jan- 
vier 1852,  modifiée  par  le  sénatusconsulte  du  7  novembre  1852, 
qui  fait  du  Président  décennal  de  la  République  française  l'Em- 
pereur des  Français,  laissait  subsister  les  apparences  d'une 
représentation  nationale.  Un  Corps  législatif  était  institué  pour 


508  ÉCRIVAINS  ET   OllATEUllS  POLITIQUES 

discuter  et,  voter  les  projets  de  loi  et  l'impôt.  Mais  si  un  projet 
de  loi  venait  à  être  modifié  par  la  commission  chargée  de  l'exa- 
miner, Tamendement  proposé  était  renvoyé,  sans  discussion, 
au  Conseil  d'Etat,  et  ne  pouvait  être  soumis  à  la  délibération 
du  Corps  législatif  qu'après  avoir  été  adopté  par  le  Conseil 
d'État.  Les  séances  du  Corps  législatif  étaient,  en  principe, 
publiques,  mais  il  suffisait  d'une  demande  signée  de  cinq 
membres,  pour  qu'il  se  formât  en  comité  secret.  Le  compte 
rendu  des  séances  ne  pouvait  consister  que  dans  la  reproduc- 
tion du  procès-verbal,  dressé  à  l'issue  de  chacune  d'elles  par 
le  président  du  Corps  législatif,  président  que  l'Empereur  avait 
nommé.  Les  ministres  ne  pouvaient  être  pris  dans  le  Corps 
législatif.  Aucune  pétition  ne  pouvait  lui  être  adressée,  l'exer- 
cice de  ce  droit  n'ayant  lieu  qu'auprès  du  Sénat.  Ce  régime 
devait  durer  sans  modifications  jusqu'au  23  novembre  18G0, 
date  à  laquelle  le  droit  de  voter  l'adresse  fut  accordé  au  Corps 
législatif,  la  publicité  des  séances  devint  une  réalité,  enfin  des 
ministres  sans  portefeuille  et  sans  responsabilité  devant  cette 
assemblée,  vinrent  appuyer  do  leur  j)arole  les  projets  du  gou- 
vernement. Ce  fut  la  première  des  «  concessions  »  d'où  devait 
sortir,  par  degrés,  ce  qu'on  a  nommé  «  l'Empire  libéral  ». 

On  conçoit  qu'à  partir  de  1860  la  vie  politique  ait  pu  renaître 
dans  le  Corps  législatif.  Cependant,  jusqu'en  1863,  l'opposition 
n'y  devait  compter  que  cinq  membres.  Elle  s'élargit  à  cette  date, 
et  davantage  encore  en  1867.  La  tribune,  qui  avait  été  démolie 
le  lendemain  du  coup  d'Etat,  est  rétablie. 

Il  fallait  rappeler  ces  dates,  et  mentionner  ces  particularités, 
pour  que  le  lecteur  se  rendît  compte  des  conditions  dans  les- 
quelles les  orateurs  du  second  Empire  ont  usé  de  la  parole. 
Jusqu'en  1867,  pas  de  tribune  :  donc,  un  appareil  peu  favorable 
aux  grands  mouvements  d'éloquence.  Jus(|u'en  1860,  point  de 
débats  de  politique  générale;  mais  la  critique  plus  ou  moins 
vive,  toujours  |)récise  et  positive,  des  projets  de  loi  préparés 
par  le  Conseil  d'État.  Voibà  pour  l'opposition.  Quant  à  la  majo- 
rité, elle  n'a  pas  besoin  de  parler  :  elle  vote.  C'est  seulement  à 
partir  de  1867  que  la  pensée  du  gouvernement  trouve  dans  les 
«  ministres  sans  portefeuille  »  des  organes  plus  ou  moins 
sonores.  Aussi  bien,  est-ce  durant  les  trois  années  qui  s'écoulent 


L  EMPIRE  509 

depuis  lors  jusqu'à  la  guerre,  que  réloquence  politique  a  sur- 
tout brillé. 

Les  Cinq.  —  Il  serait  peu  juste,  cependant,  d'oublier  la 
période  héroïque  des  «  Cinq  ».  Parmi  eux,  Jules  Favre  et  Ernest 
Picard  se  classent  au  premier  rang.  Tous  deux  ont  porté  à 
l'Empire,  cependant  bien  fort  à  cette  date,  des  coups  qui  lui  ont 
été  sensibles.  Tous  deux  ont  contribué  à  réveiller  dans  le  pays 
le  goût  de  la  liberté  politique.  Tous  deux  ont  veillé  à  ce  que  le 
souvenir  des  origines  frauduleuses  du  régime  ne  s'effaçât  point 
de  la  mémoire  des  contemporains.  Mais  combien  peu  ces  deux 
orateurs,  associés  dans  un  effort  commun,  se  ressemblent  entre 


eux 


Jules  Favre.  —  Jules  Favre'  est  l'orateur  «  éloquent  »  par 
excellence.  11  a  débuté  au  Palais,  dans  les  grandes  causes  poli- 
tiques. Il  les  a  plaidées  avec  ampleur,  avec  éclat.  Durant  la 
monarchie  de  Juillet,  il  a  fait  servir  ses  plaidoiries  à  la  diffu- 
sion de  l'idée  républicaine.  11  est  auprès  de  Ledru-Rollin  un 
agent  zélé,  et  parfois  compromettant,  du  gouvernement  provi- 
soire. Il  a  siégé  à  la  Constituante  et  à  la  Législative,  déjà  très 
écouté,  déroutant  parfois  ses  amis  politiques,  capable  de  fautes 
graves  et  d'initiatives  heureuses,  très  discuté,  mais  très  admiré. 
C'est  donc,  bien  qu'il  ne  soit  pas  très  vieux,  un  vétéran  de  la 
vie  parlementaire  qui  entre  au  Corps  législatif,  pour  y  devenir 
le  chef  de  l'opposition  républicaine. 

Tel  il  s'était  montré  jusqu'alors,  tel  il  reste  dans  ce  rôle 
nouveau.  La  ])arole  coule  largement  de  ses  lèvres,  chaude, 
colorée,  pathétique,  élégante  pourtant.  Ce  mélange  de  correc- 
tion et  d'émotion  constitue  peut-être,  avec  l'abondance,  le  carac- 
tère propre  de  son  art.  Notons  aussi  la  modération  naturelle  de 
la  pensée  et  de  l'expression.  Les  discours  de  Jules  Favre,  lus 
aujourd'hui,  semblent  pécher  par  une  sorte  d'outrance  dans  la 
mesure.  Il  est  vrai  que  les  habitudes  de  la  tribune  actuelle 
peuvent  faire  paraître  timide  une  parole  jadis  réputée  hardie. 
Mais  il  faut  se  reporter  au  temps  oii  elle  s'est  produite,  tenir 
compte  des  nécessités  politiques,  des  mœurs  oratoires  d'alors. 

1.  Jules  Favre  (1S09-1S80),  avocat,  membre  de  la  Constitiianle  et  de  la  Législa- 
live,  entre  au  Corps  législatif  en  1863.  Membre  «lu  gouvernement  de  la  Défense 
Nationale,  ministre  sous  la  présidence  de  Tliiers,  sénateur.  Membre  de  l'Aca- 
démie française. 


510  ÉCRIVAINS  ET   OUATEUUS   POLITIQUES 

On  s'aperçoit,  du  reste,  à  y  regarder  de  près,  que  la  modéra- 
tion du  ton  n'exclut  pas,  chez  Jules  Favre,  l'âpreté  des  juge- 
ments, et  que  s'il  porte  dans  l'invective  une  décence,  une 
solennité  qui  ne  sont  plus  de  notre  temps,  ni  presque  de  notre 
goût,  il  n'en  fait  pas  moins  passer  de  très  mauvais  moments  à 
l'adversaire.  Autre  trait  :  il  arrive  que  la  discussion  de  Jules 
Favre  paraisse  flotter  dans  le  vide.  Elle  a  une  tendance  à  gagner 
trop  tôt  les  idées  générales.  Jules  Favre,  orateur,  est  toujours 
resté  quelque  peu  «  homme  de  48  ».  Il  a  les  qualités  et  les 
défauts  d'une  époque  infiniment  plus  fertile,  malgré  la  légende, 
en  qualités  qu'en  défauts. 

Ernest  Picard.  —  Ernest  Picard  ',  lui  aussi,  est  venu  à  la 
politique  par  le  barreau,  le  barreau  étant  la  seule  carrière  où  il 
fût  possible  de  se  former  à  la  parole  sous  l'Empire.  Mais  Ernest 
Picard  est  entré  dans  la  vie  publique  bien  plus  tard  que  Jules 
Favre,  et  il  a  subi,  étant  plus  jeune,  d'autres  disciplines.  Son 
talent  exprime,  au  surplus,  un  tempérament  tout  original. 

C'est  un  bourgeois  de  Paris,  très  fin,  très  avisé,  passablement 
narquois,  d'un  esprit  caustique,  d'un  bon  sens  robuste.  Il  a 
mis  dans  la  circulation  des  mots  qui  ont  fait  fortune,  précisé- 
ment peut-être  parce  que  l'esprit  n'y  est  que  la  })ointe  du  bon 
sens.  Les  mots  de  ce  genre  jaillissaient  dans  la  conversation 
d'Ernest  Picard,  et  ses  discours  étaient  une  conversation. 
Tandis  que  Jules  Favre  balance  des  périodes  naturellement 
cadencées,  et  prend  son  vol,  à  tout  propos,  Ernest  Picard,  en 
phrases  menues,  lucides,  cinglantes,  fait  la  critique  des  textes 
de  lois  apportés  par  le  gouvernement,  des  paroles  prononcées 
par  ses  orateurs.  Il  excelle  à  profiter  des  fautes  de  l'adversaire. 
Il  est  un  contradicteur  redoutable  et  redouté,  parce  que  la 
démonstration,  chez  lui,  s'achève  sur  un  mot  drôle,  presque 
toujours  bon  enfant,  mais  cruel,  et  qui  restera. 

M.  Emile  Ollivier.  —  Entre  Jules  Favre  et  Ernest  Picard, 
M.  Emile  Ollivier-  a  été,  de  bonne  heure,  sur  la  brèche.  Et  il  y 
a  vaillamment  combattu  pour  la  liberté  politique,  jusqu'au  jour 

1.  Ernesl  Picard  (1S21-IS77),  avocat,  membre  du  Corps  législatif,  puis  du  gou- 
vernement de  la  Défense  Nationale,  ministre  sous  la  présidence  de  Thiers. 
représentant  de  la  France  à  Bruxelles,  sénateur. 

2.  Emile  Ollivier  (  1825),  avocat,  député  au  Corps  législatif,  ministre  de  l'Empire. 
Membre  de  l'Académie  française. 


HIST.    DE    LA    LANGUE   &    DE    LA    LITT     FR. 


T.    VIII.   CH.    IX 


Armand  Colin  <fc  C'',  Kditenis,  Pari: 


JULES  FAVRE 

D'APRÈS    UNE    PEINTUFE    DE    CH.     LEFEBVRE 
gravée  par  G.  Bertinot 


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L  EMPIRE  511 

OÙ  il  a  pris  sur  lui  <le  réaliser  le  rêve  de  quelques  habiles  — 
et  de  quelques  ingénus  —  en  mariant  la  liberté  politique  avec 
l'Empire.  Une  évolution  très  sensible  dans  ses  discours  et  ses 
écrits  l'avait  conduit  de  l'opposition  aux  confins  du  pouvoir.  Il 
s'y  installa  le  2  janvier  1870,  et  il  eut  le  malheur  de  présider  le 
ministère  qui  déclara  la  guerre  à  la  Prusse. 

(]omme  orateur,  durant  la  période  de  la  vie  où  nous  nous 
reportons  ici,  M.  Emile  Ollivier  n'a  possédé  ni  les  dons  si  per- 
sonnels d'Ernest  Picard,  ni  l'élévation  et  la  chaleur  de  Jules 
Favre.  Mais  il  avait  une  assurance  extraordinaire  dans  ses  vues, 
et  cette  confiance  dans  le  sens  propre,  qui  peut  parfois  tenir 
lieu  de  principes  à  l'homme  politi([uo.  Au  service  de  ses  idées, 
il  a  mis  une  extraordinaire  facilité,  j'allais  écrire  fluidité  de 
parole,  une  verve  méridionale  un  peu  mêlée,  mais  non  exempte 
de  vigueur,  ni  d'éclat,  ni  d'emphase. 

Autres  orateurs.  —  Les  élections  de  4863  avaient  fait 
entrer  au  Corps  législatif  de  l'Empire  et  Marie,  et  Berryer,  et 
ïhiers.  Les  élections  de  1869  y  introduisirent  Gambetta.  Il  n'a 
parlé  que  bien  peu  de  temps  à  la  tribune  du  Corps  lég'islatif, 
mais  il  y  a  apporté  la  révélation  d'un  talent  extraordinaire.  Il 
a  été  l'une  des  forces  (|ui  ont  jeté  l'Empire  à  bas.  Il  a  proclamé 
la  République  en  plein  Palais-Bourbon,  dans  un  discours  célèbre 
sur  le  plébiscite,  à  un  moment  où  le  régime  impérial  conservait 
encore  les  apparences  de  la  force  et  de  la  prospérité.  Mais  si, 
comme  tous  les  orateurs-nés,  Gambetta  a  été  presque  complet 
dès  le  premier  jour  où  il  a  parlé,  l'expérience  de  la  vie  et  des 
affaires,  les  spectacles  douloureux  et  les  leçons  de  la  guerre 
devaient  ajouter  encore  à  la  ])uissance  de  sa  parole,  et  j'essaierai 
de  le  peindre  à  son  plus  beau  moment. 

L'éloquence  officielle.  —  En  face  des  orateurs  d'opposi- 
tion, l'Empire  a  eu  les  siens,  dont  plusieurs  méritent  d'être 
mentionnés  ici.  Il  y  a  d'abord  un  membre  de  la  famille  impé- 
riale, le  prince  Napoléon  *,  qui  a  fait,  en  plusieurs  circonstances, 
goûter  au  Sénat  une  parole  forte,  concise,  où  l'on  se  plaisait 
à  dénoncer  des  traits  de  parenté  avec   celle  de  Napoléon  I". 

1.  Napoléon-Joseph-Charles-Paiil  Bonaparte  (1S22-189I),  second  fils  du  roi 
Jérôme,  membre  de  la  ('-onslituante  et  de  la  Législative,  prince  français  après 
le  coup  d'Étal.  E^t  rentré  en  ISIG  dans  la  vie  publique,  comme  député. 


512  HCUIVAI.NS   ET   ORATEIRS  POLITIQUES 

Du  reste,  s'il  a,  le  plus  souvent,  parlé  pour  soutenir  la  politique 
impériale,  il  est  arrivé  au  prince  Napoléon  de  la  désapprouver, 
et  de  le  dire.  Cette  indépendance  d'humeur,  jointe  à  une  certaine 
force  d'esprit  et  à  dos  dons  d'expression,  lui  crée  une  situation 
à  part. 

Les  «  ministres  sans  portefeuille  »  n'ont  aucune  tendance  à 
l'originalité.  Choisis  pour  parler  au  nom  du  souverain,  et  pour 
avoir  raison  en  son  nom,  devant  une  majorité  docile,  ils  se  per- 
mettent fort  peu  de  libertés  avec  le  programme  qui  leur  est 
tracé.  Trois  d'entre  eux  ont  acquis  quelque  réputation  :  Bil- 
lault',  qui  avait  donné  des  espérances  aux  libéraux  de  l'Assem- 
blée constituante;  Baroche  -  et  Rouher  ',  qui  furent  les  exem- 
plaires achevés  de  la  fonction. 

Le  talent,  tout  en  façade,  de  ces  ministres  de  la  parole,  celui 
de  Rouher  particulièrement,  symbolise  assez  bien  le  régime  à 
la  défense  duquel  il  était  consacré  :  dehors  spécieux,  aspects 
brillantes,  point  de  solidité,  ni  de  force  intérieure.  Ni  le  régime, 
ni  les  fonctionnaires  bien  rentes  qui  ont  accepté  d'en  faire  la 
perpétuelle  et  monotone  apologie  ne  cherchent  leur  point 
d'appui  dans  la  conscience.  Là  est  la  cause  de  leur  commune 
fragilité.  Et  qui  donc  aujourd'hui  songerait,  si  ce  n'est  pour  y 
chercher  un  renseignement,  à  relire  les  discours  d'un  Billault, 
d'un  Baroche,  d'un  Rouher,  qui  ne  furent  pourtant  pas,  je  l'ai 
dit,  dépourvus  de  mérite?  L'œuvre  de  l'orateur  ne  vit  que  s'il 
y  palpite  une  àme  de  passion  vraie. 


//.   —  La   troisième  République. 

LES  ORATEURS 

Première  période  (1870-1876).  —  Proclamée  le  4  sep- 
tembre 1870,  la  République  n'a  été  dotée  d'une  Constitution 
que  le   2o    février   i8"o.   A  cette   date,  l'Assemblée  nationale 

1.  Aiifî.-Adolplie-Marie  Billault  (lso:i-18C:î),  avocat,  député  en  1837,  membre  de 
la  Constitiianle,  président  du  Corps  législatif  en  1861,  puis  ministre. 

2.  Pierre-Jules  Raro(  lie  (1802-1870),  avocat,  député  en  1847,  ministre  en  1850, 
président  du  Conseil  (UÉtal,  ministre  sans  jiortefeuille,  sénateur  de  l'Empire. 

3.  Eugène  Rouher  (181't-18S'0.  avocat,  membre  de  la  Constituante  et  de  la 
Législative,  vice-président  du  Conseil  d'Etat  et  ministre  après  le  coup  d'Etat. 
A  siégé  dans  les  assemlflées  de  la  troisième  Répulilique. 


LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE  513 

donna  à  la  France  la  liberté  politique,  avec  sa  garantie  :  le 
régime  parlementaire.  Toutefois,  dès  le  13  février  1871,  l'As- 
semblée nationale  avait  organisé,  de  manière  provisoire,  le 
pouvoir  exécutif.  Et  l'on  peut  dire  que,  dès  le  13  février  1871  ^ 
les  conditions  élémentaires  du  gouvernement  libre  se  trouvaient 
rétablies.  Il  y  avait  une  tribune,  où  allaient  être  portées  toutes 
les  hautes  questions  qui  préoccupaient  alors  les  esprits,  soit 
celle  des  responsabilités  de  la  guerre  et  de  la  défaite,  soit  celle 
de  la  réorganisation  politique,  militaire,  économique  du  pays. 
Le  chef  du  pouvoir  exécutif  était  en  relations  directes,  person- 
nelles, avec  l'Assemblée  nationale.  Il  parlait  dans  toutes  les 
occasions  importantes.  Jamais  la  tribune  ne  fut  plus  intéres- 
sante qu'alors.  La  politique  de  la  France  s'y  faisait  véritable- 
ment au  jour  le  jour.  Les  discours  de  Thiers  étaient  ses  prin- 
cipaux moyens  de  gouvernement.  Cette  phase  très  particulière, 
qui  a  duré  de  février  1871  à  mai  1873,  est  sinon  remplie,  du 
moins  dominée  par  le  nom  de  Thiers. 

Thiers.  —  Thiers  *  apportait  à  la  tribune,  outre  le  prestige 
d'un  talent  qui  avait  déjà  donné  sa  mesure  sous  la  monarchie 
de  Juillet,  sous  la  deuxième  République  et  à  la  fin  de  l'Empire, 
l'incomparable  autorité  que  lui  assuraient  les  suffrages  déposés 
sur  son  nom  par  les  électeurs  de  vingt-deux  départements,  une 
expérience  sans  rivale,  et  les  inspirations  du  patriotisme  le 
plus  ardent.  Les  désastres  que  la  France  venait  de  subir, 
l'émotion  profonde  qu'il  en  avait  ressentie  donnent  à  l'élo- 
quence de  Thiers,  dans  cette  dernière  portion  de  sa  carrière, 
je  ne  sais  quoi  de  plus  chaud,  de  plus  vibrant  qu'autrefois. 
Mais,  à  cela  près,  c'est  bien  toujours  le  même  orateur,  préoc- 
cupé, avant  tout,  d'instruire  pour  convaincre. 

Je  ne  voudrais  pas  reparler  ici  des  orateurs  que  j'ai  déjà 
eu  l'occasion  de  caractériser;  je  ne  voudrais  pas  non  plus, 
anticipant  sur  les  temps  qui  vont  suivre,  parler,  dès  à  pré- 
sent, d'orateurs  dont  l'action  s'est  surtout  fait  sentir  plus 
tard.  Je  ne  m'arrêterai,  en  ce  moment,  que  sur  deux  noms, 
qui,  avec  celui  de  Thiers ,  peuvent  être  considérés  comme 
essentiellement  représentatifs  de   cette   première    période.   Ils 

I.  Voir  ci-dessus,  t.  VII,  p.  612. 

Histoire  de   la  langue.  VIU,  33 


514  ÉCRIVAINS  ET  ORATEURS  POLITIQUES 

appartiennent   tous   deux   à   la  droite    de    l'Assemblée    natio- 
nale. 

M.  Buffet.  —  La  vie  de  M.  Buffet*  a  été  longue.  Il  a  pu, 
après  avoir  appartenu   aux  Assemblées  de   la   seconde  Répu- 
blique, et  à  l'Assemblée  nationale  de  1871,  siéger  encore  au 
Sénat,  et  y  occuper  une  grande  place.   Durant  cette   vie  très 
longue,  M.  Buffet  n'a  cessé  d'être  en  progrès.  Il  a  pratiqué  de 
mieux  en  mieux  la  manière  très  personnelle  qu'il  s'était  faite. 
Singulièrement  informé  des  choses  de  l'administration  et  des 
matières  financières,  il  épluchait  avec  une  attention  scrupuleuse 
tous  les  textes  de  lois,  et  sitôt  qu'il  y  découvrait  quelque  défec- 
tuosité, ou  qui  lui  paraissait  telle,  il  la  dénonçait  à  la  tribune 
en   paroles   sobres,  dites  d'une  voix  martelée,  scandées    d'un 
geste  sec,  qui  les    enfonçait  dans  l'oreille.  Les  conséquences 
pratiques  des  lois  préoccupaient  fort  M.  Buffet,  mais  plus  encore 
les  atteintes  qu'elles  pouvaient  porter  aux  principes   religieux 
et  politiques  auxquels  il  était  fermement  attaché.  S'agissait-il 
de  quelque  mesure  importante,  le  discours  s'élargissait,  prenait 
une  ampleur  et  une  hauteur  de  ton  souvent  saisissante.  Mais, 
dans  cet  ordre  de  qualités,  le  parti  auquel  appartenait  M.  Buffet 
comptait  des   talents    supérieurs   au   sien,   tandis  que   comme 
disputeur  sur  des  points  de  fait,  ou  des  points  de  droit,  il  avait 
peu  de  rivaux. 

Le  duc  Albert  de  Broglie.  —  M.  de  Broglie  -,  comme 
M.  Buffet,  a  pris  une  part  très  active  aux  événements  de  la 
période  qui  nous  occupe.  Il  a  dirigé  les  affaires,  et  il  aurait  bien 
voulu  diriger  aussi  la  marche  de  son  pays  vers  le  but  qu'il  esti- 
mait le  plus  désirable  :  la  réconciliation  de  la  France  moderne 
avec  la  monarchie,  et  avec  quelques-unes  des  idées  qui  ont  tradi- 
tionnellement servi  de  support  à  l'institution  monarchique.  Chef 
de  l'opposition  de  droite  contre  Thiers,  chef  du  gouvernement 
au  lendemain  de  la  démission  du  premier  président  de  la  Répu- 
blique ;  puis,  de  nouveau,  opposant,  au  Sénat,  après  la  victoire 

I.  Louis-Joseph  BufTet  (ISIS-ISOS),  avocat,  membre  de  la  Constituante,  ministre 
sous  la  présiilence  de  Louis-Napoléon,  et  sous  l'Empire.  Membre,  puis  prési- 
dent de  l'Assemblée  nationale.  Président  du  Conseil  sous  le  gouveriiemenl  lUi 
maréchal  de  Mac-Mahon,  sénateur. 

■2.  Duc  Albert  de  Broglie,  né  en  1821.  Historien  et  homme  politique,  membre 
de  l'Assemblée  nationale,  président  du  Conseil,  sénateur.  Membre  de  l'Académie 
française. 


LA   TROISIEME  RÉPUBLIQUE  51?5 

définitive  du  parti  répuldicain,  M.  le  duc  de  Broglie  a  marqué 
sa  place  dans  l'histoire  de  l'éloquence  politique. 

Non  qu'il  possède  de  grands  moyens  physiques  :  sa  diction  et 
sa  voix  ont,  au  contraire,  de  tout  temps,  manqué  l'une  de  puis- 
sance, et  l'autre,  d'agrément.  Mais  ces  dons,  si  importants 
quand  ils  s'ajoutent  au  talent  et  à  l'âme,  peuvent  manquer  à 
un  orateur  sans  affaiblir  notablement  la  portée  de  sa  parole, 
pour  peu  que  celle-ci  ait,  par  ailleurs,  de  mérites.  La  parole  de 
M.  le  duc  de  Brog-lie  est  châtiée,  élégante,  habile;  et  si  la  g'ràce 
qui  désarme  l'auditoire  ne  lui  a  pas  été  départie,  il  possède 
l'autorité  qui  le  conquiert.  Autorité  faite  d'études,  de  savoir, 
de  A'ues  parfaitement  arrêtées.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  les 
idées  d'un  orateur  soient  justes.  Mais  il  est  très  nécessaire 
à  un  orateur  d'avoir  des  idées.  M.  le  duc  de  Broglie  en  a,  et 
il  sait  se  servir  de  celles  qu'il  a.  On  lui  a  même  reproché  le 
tour  doctrinaire  de  son  esprit,  ce  qui  est,  le  plus  souvent,  une 
façon  de  dire  à  un  orateur  que  l'on  n'aime  pas  sa  doctrine.  Il 
est  bon  que  la  race  des  doctrinaires  ne  périsse  pas.  La  tribune 
retentit  trop  souvent  d'appels  aux  passions  ou  aux  intérêts.  Que 
deviendrait-elle,  le  jour  où  les  idées,  même  fausses,  cesseraient 
de  s'y  produire? 

Peut-être  s'étonnera-t-on  que  le  duc  de  Broglie  et  M.  Buffet 
tiennent  ici  une  place  relativement  importante .  Mais  il  a 
semblé  équitable  de  la  mesurer  à  leur  talent,  plutôt  qu'à  la 
fortune  des  idées  pour  lesquelles  ils  ont  lutté.  Tous  deux  ont 
marché  contre  l'opinion  dominante,  et  contre  l'esprit  de  leur 
temps.  Ils  ont  eu  la  malchance  d'y  opposer  non  pas  des  thèses 
éternelles,  mais  de  fragiles  combinaisons  d'école  et  de  cabinet. 
Voilà  pourquoi  leur  action  politique  a  été  stérile.  Mais  un  ora- 
teur peut,  dans  les  circonstances  les  plus  défavorables,  déployer 
des  qualités  éclatantes  ;  et  l'histoire  de  l'éloquence  politique 
serait  singulièrement  incomplète,  si  elle  ne  faisait  la  part  des 
vaincus. 

Deuxième  période  (1876-1889).  —  La  deuxième 
période,  qui  commence  avec  la  mise  en  pratique  de  la  Constitu- 
tion de  187o,  se  termine  en  1889. 

De  187G  à  1889,  la  République,  après  avoir  pourvu  au  plus 
pressé,  à  la  liberté  politique,  cherche  à  faire  prévaloir  dans  la 


51 G  ÉCRIVAINS    KT   ORATEL'RS   POLITIQUES 

législation  l'esprit  laïque  et  le  principe  d'égalité.  Le  parti  réjm- 
blicain  veut  tirer  de  ce  principe  quelques-unes  d'entre  les  appli- 
cations qu'il  comporte,  et  orienter  dans  le  sens  d'un  ratio- 
nalisme ferme,  ({uoique  respectueux  des  besoins  religieux, 
l'éducation  de  la  jeunesse.  Les  partis  hostiles  à  la  République 
veulent,  dans  la  France  nouvelle,  conserver  le  plus  possible  de 
la  France  d'autrefois,  et  maintenir  notamment  le  contact  tra- 
ditionnel entre  l'École  et  l'Eglise.  Ils  veulent  aussi  sauver  le 
[dus  possible  d'entre  les  privilèges  sociaux  que  les  «  classes 
moyennes  »  de  la  Restauration,  de  la  monarchie  de  Juillet  et 
du  second  Empire  ont  eu  grand  soin  de  se  réserver. 

Gambetta.  —  Comme  le  nom  de  Thiers  a  dominé  la  pre- 
mière périofle,  celui  de  Gambetta  '  domine  la  seconde.  Gambetta 
est  mort  trop  tôt  jiour  l'avoir  vue  finir;  mais  les  années  mêmes 
qui  suivent  sa  mort  sont  pleines  de  son  souvenir,  et  ses  vues, 
ses  méthodes  planent,  tantôt  reprises  par  ses  disciples,  tantôt 
combattues  par  ses  adversaires,  sur  les  débats  du  temps. 

Gambetta,  au  Corps  législatif  de  l'Empire,  avait  étonné  à  la 
fois  par  la  hardiesse  de  sa  parole,  et  par  la  modération  de  sa 
conduite.  Cependant,  il  n'est  alors  qu'un  jeune  homme  plein 
de  fougue,  d'une  fougue  tempérée  par  le  sens  pratique.  Les 
belles  inspirations  de  son  éloquence,  il  les  doit  à  sa  jeunesse, 
à  son  indignation  contre  l'Empire,  à  la  passion  avec  laquelle 
il  revendique  les  formes  réelles  et  sincères  de  la  souveraineté 
populaire,  contre  les  apparences  de  ce  régime,  exf)loitées  par 
l'Empire.  La  guerre  l'a  mûri,  en  le  mêlant  aux  grandes  affaires, 
en  lui  donnant  le  sentiment  des  responsabilités,  en  éveillant, 
dans  son  esprit  si  capable  de  s'assimiler  toutes  les  impressions 
nouvelles,  la  notion  du  gouvernement  d'un  grand  peuple,  et  de 
ses  conditions  indispensables.  La  guerre  a  fait  plus  que  mûrir 
Gambetta.  Elle  lui  a  laissé  au  cœur  une  blessure  toujours 
ouverte;  elle  a  surexcité  chez  lui  un  patriotisme  de  bon  aloi, 
fait  de  fierté  pour  son  pays,  qu'il  veut  aider  à  reconquérir  le 
rang  perdu.   Les  années  qui   s'écoulent  après   la  guerre   sont 


I.  Léon  Gaml)eUa  (1838-LSS2),  avucaL,  député  un  ISG'J,  membre  du  gouverne- 
ment de  la  Défense  Nationale,  et  chef  de  la  délectation  de  Tours,  élu  à  l'Assem- 
blée nationale  par  0  déparlements,  chef  du  parti  républicain,  après  la  mort  de 
Tliicrs;  président  de  la  Chambre,  et  ]irésideiil  du  Conseil. 


HIST.    DE   LA    LANGUE  &   DE  LA    LITT.   FR. 


T.   VIII,   CH.   IX 


Armand  ("olin  &  (""■,  lùiiteurs,  Paris 


LÉON     GAMBETTA 
d'après  un  cliché  photographique  d'Ht.  Carjat 


LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE  ol7 

encore  pleines  d'enseig^nements  pour  Gambetla.  Il  reçoit  à  la 
fois  celui  des  faits,  et  celui  d'un  homme  rompu  cà  toutes  les 
finesses  de  la  politique,  supérieurement  muni  du  savoir  et  du 
savoir-faire  qu'elle  exige,  l'enseignement  de  ïhiers.  Jusqu'à 
sa  mort,  c'est  Thiers  qui,  par  l'autorité,  l'éclat  des  services 
rendus,  est  à  la  tète  du  parti  républicain,  Gambetta  n'occupe 
que  le  second  rang,  et  ce  rang,  il  l'accepte,  derrière  un  homme 
qui  a  parlé  de  lui,  en  une  occasion  solennelle,  avec  sévérité  et 
avec  injustice  :  nouvelle  preuve  de  la  sagesse  de  son  esprit,  qui 
sait  si  bien  s'adapter  au  réel. 

Lors  de  la  crise  qui  porte  dans  notre  histoire  le  nom  de  «  crise 
du  16  mai  »,  Gambetta,  plus  jeune,  plus  actif  que  ïhiers,  passe 
au  premier  jdan;  et  quand  Thiers  meurt,  il  est  le  chef  reconnu, 
incontesté  de  l'immense  majorité  du  parti  républicain.  Je  n'ai 
pas  à  retracer  ici  les  événements  qui  portent  Gambetta  au  pou- 
voir et  qui  l'en  précipitent.  Mais  je  voudrais  essayer  de  dire  ce 
qu'il  a  été,  comme  orateur,  à  ce  moment  privilégié  de  sa  vie 
trop  courte,  au  moment  où  il  avait  recueilli  tout  ce  que  l'expé- 
rience des  choses  et  des  hommes  pouvait  lui  donner,  où  il  était 
en  possession  de  toute  sa  force. 

Gambetta  est  resté,  même  en  pleine  apothéose,  l'orateur  de 
tempérament  qu'il  avait  commencé  par  être.  La  parole  jaillit, 
chez    lui,   chaude,   abondante,    sonore,    majestueuse.  Elle    est 
servie  à  souhait  par  une  voix  profonde,  éclatante;  par  une  dic- 
tion merveilleusement  claire,  par  un  masque  puissant.  Gam- 
betta n'est  pas  très  grand,  mais  quand  il   monte  à  la  tribune, 
il  l'emplit.  Il  va,  d'un  bout  à  l'autre,  à  pas  rythmés,  comme  le 
lion  dans  sa  cage,  s'arrètant  parfois  pour  frapper  de  sa  large 
main  un  coup  sur  le  marbre.  Il  rejette  alors  la  tête  en  arrière, 
et  il   domine  de  haut  l'assemblée   à   laquelle  il   parle.  Je   l'ai 
entendu  plus  d'une  fois;  je  le  revois  toujours,  dans  cette  même 
attitude,  non  étudiée,  toute  naturelle.  Je  le  revois,  notamment, 
à  l'une  des  dernières  séances  où  il  ait  pris  la  parole,  quelques 
mois  avant  sa  mort,  dans  la  discussion  sur  les  affaires  d'Egypte. 
Il  venait  de  tomber  du  ministère.  Il  avait  devant  lui  une  majo- 
rité hostile  et  frémissante,  qui  ne  voulait  ni  l'écouter,  ni  surtout 
se    rendre  aux  arguments   élevés  et  de   portée  lointaine   qu'il 
invoquait  pour  presser  le  gouvernement  d'intervenir  en  Egypte. 


0.18  ÉOIUVAINS  ET   ORATEURS   POLITIQUES 

Il  sentait  que  cette  majorité  était  animée  contre  lui  de  passions 
que  sa  chute  môme  n'avait  pas  assouvies.  On  lui   rendait  la 
tâche  impossihle,  on  l'interrompait  par  des  murmures,  par  des 
injures.  Il  n'en  parlait  pas  moins,  disant  avec  une  force  admi- 
rable les  raisons  historiques  qui  empêchaient,  qui  devaient  empê- 
cher la  France  de  se  désintéresser  des  événements  d'Egypte  : 
faisant  prévoir,  avec  une  clairvoyance  trop  justifiée  par  la  suite 
des  faits,   toutes   les   conséquences  politiques,  morales,  finan- 
cières du  refus  d'intervention.   Il   n'y  avait,  dans  son  discours, 
ni  une  parole  amère,  ni  un  mot  de  trop.  Il  parlait  en  homme 
qui  eût  porté  encore  le  poids  du  pouvoir;  qui,  en  tout  cas,  pos- 
sédait à  un  degré  éminent  le  sens  des  destinées  et  des  intérêts 
durables  de  la  France.  Il  savait  que  les  misérables  préventions 
personnelles   semées   contre    lui    dans   le   Parlement    auraient 
raison  de  toute  son  éloquence.  Mais  il  parlait  tout  de  même, 
pour  accomplir  son  devoir,  et  dégager  sa  responsabilité.  A  dix- 
sept  années   de   distance,  j'ai   encore  sous  les  yeux    sa  lente 
promenade  en  long  et  en  large,  j'ai  encore  dans  les  oreilles  le 
son  de  sa  voix,  puissante  comme  eût  pu  l'être  la  voix  même 
de  la  France,  s'il  était  donné  à  un  pays  de  dicter,  aux  heures 
critiques,  leurs  obligations  à  ses  représentants  et  à  ses  chefs, 
triste  comme  la  voix  de  la  raison  vaincue  d'avance,  et  de  la 
sagesse  bafouée.  Il  y  avait  aussi,  dans  cette  voix,  une  nuance 
de  mépris,  aisément  perceptible.  Et  l'on  se  rappelait,  malgré 
soi,  une  autre  scène  inou])liable,  celle  oii  quelques  mois  aupa- 
ravant, insulté,  presque  violenté  dans  une  réunion  électorale,  il 
avait  traité  ses  ennemis  «  d'esclaves  ivres  »,el  par  un  mouve- 
ment superbe,  leur  avait  juiv  de  les  poursuivre  «  jusqu'au  fond 
de  leurs  repaires  ». 

Faut-il  ajouter  qu'à  mesure  que  son  esprit  percevait  plus  de 
rapports  entre  ])]us  de  choses  diverses,  l'éloquence  de  Gambetta 
croissait  en  substance?  Au  début,  elle  était  parfois  un  peu 
creuse,  ou,  si  l'on  préfère,  la  musique  des  mots,  dès  lors  très 
prenante,  dissimulait  mal  une  certaine  pauvreté  du  fond.  Ce 
défaut  disparut  dans  la  période  de  pleine  maturité.  Il  n'en  resta 
qu'un  seul,  imputable,  semble-t-il,  à  l'éducation  même  de  l'ora- 
teur :  c'est  la  faiblesse  et  la  mauvaise  qualité  de  la  langue  qu'il 
parle . 


LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE  î)19 

Gambetta  n'est  pas  un  lettré  qui  a  formé  amoureusement 
son  style.  En  revanche,  il  est  tout  le  contraire  de  riiomme 
qui  fait  profession  de  dédaigner  les  livres.  Il  lit  beaucoup,  beau- 
coup d'ouvrages  de  tout  genre,  volontiers  des  ouvrages  de  phi- 
losophie politique,  et  de  philosophie  scientifique.  Il  a  passé 
dans  la  langue  de  Gambetta  bien  des  termes,  bien  des  tour- 
nures qui  viennent  de  ces  lectures,  et  qui  n'étaient  pas  faits 
pour  l'alléger.  Cet  orateur  n'a  pas  été  le  moins  du  monde  écri- 
vain. De  là  vient  que  ses  discours,  lorsqu'on  les  lit,  ne  donnent 
à  aucun  degré  l'impression  qu'ils  donnaient  à  les  entendre. 
Quand  Gambetta  parlait,  les  incorrections,  les  lourdeurs,  les 
faiblesses  passaient  inaperçues,  emportées,  roulées  dans  le  flot 
de  passion  qui  battait  l'oreille  et  le  cœur. 

Ainsi  que  tous  les  orateurs,  Gambetta  aimait  les  formules 
qui  résument  un  discours,  expriment  une  situation,  et  sont 
pour  un  parti  comme  un  signe  de  ralliement  dans  la  mêlée.  Il 
en  a  laissé  quelques-unes,  que  l'on  répétera  longtemps,  pour  lui 
faire  honneur,  ou  pour  en  charger  sa  mémoire.  Dans  le  nombre, 
il  en  est  d'heureuses,  comme  celle  du  discours  de  Cherbourg, 
sur  les  revanches  que  la  justice  immanente  apporte  tôt  ou  tard 
au  droit  outragé.  Il  en  est  de  moins  heureuses,  et  qui  ne  sont 
pas  les  moins  connues.  Ne  faudrait-il  pas  prendre  garde  qu'entre 
les  formules  du  métaphysicien  et  celles  de  l'orateur  politique 
la  différence  est  grande?  Le  métaphysicien  pèse  à  loisir  celles 
où  il  enferme  sa  conception  méditée  de  l'absolu.  L'orateur 
improvise  les  siennes.  Elles  expriment  avec  vivacité,  avec 
force,  avec  éclat  s'il  est  possible,  l'émotion  du  moment.  Il  serait 
tout  à  fait  injuste  d'emprisonner  l'orateur  dans  ses  formules;  et 
plus  encore,  de  mesurer  son  intelligence  et  son  cœur  à  l'étroite 
sentence  où  il  a  logé,  pour  une  heure  ou  pour  une  année,  ce 
qui  lui  paraissait  alors  être  la  vérité  utile.  Gambetta  politique  et 
orateur  politique  est  plus  grand  que  ceux  de  ses  mots  qui  passent 
pour  l'exprimer  tout  entier. 

Jules  Ferry.  —  Assez  près  de  Gambetta,  je  placerais  Jules 
Ferry'.  Certes,  Jules  Ferry  n'a  ni  la  spontanéité,  ni  la  chaleur 

1.  Jules  Ferry  (lS32-lS9o),  avocat,  député  en  1869,  membre  tUi  gouvernement 
de  la  Défense  Nationale,  député  à  l'Assemblée  nationale,  ministre,  président 
du  Conseil,  sénateur  et  président  du  Sénat. 


520  KCUIVAINS   ET   OUATEUHS   POLITIQUES 

communicativc,  ni  la  cordialité  large  de  Ganibetta.  L'un  est  un 
Méridional  expansif,  l'autre  un  Vosgien  concentré.  L'un  est 
éloquent  de  nature,  l'autre  est  devenu  éloquent  à  force  de  cher- 
cher la  manière  la  plus  expressive  de  dire  ce  qui  lui  tenait  au 
cœur.  Mais,  à  cela  près  —  c'est  beaucoup,  et  cela  suffit  à  mettre 
un  intervalle  considérable,  —  quelques-unes  des  grandes  qua- 
lités et  presque  tous  les  défauts  de  Gambetta  se  retrouvent  dans 
la  parole  de  Ferry. 

La  parole  de  Ferry  est,  comme  celle  de  Gambetta,  souvent 
terne,  incolore,  chargée  d'un  apport  philosophique  ou  scienti- 
fique médiocrement  digéré.  Sa  phrase  est  souvent  mal  faite, 
lourde,  pénible  et  rocailleuse.  La  pensée  ne  trouve  ni  tout  de 
suite,  ni  même  toujours  une  forme  claire  et  alerte.  Cependant, 
aux  bons  endroits  —  et  ils  ne  sont  pas  rares,  et  ils  devien- 
nent de  plus  en  plus  fréquents,  à  mesure  que  l'intelligence  de 
Jules  Ferry  progresse,  —  il  y  a,  dans  cette  parole  travaillée, 
tendue,  voulue,  une  puissance  soit  d'émotion,  soit  de  démonstra- 
tion, sans  cesse  grandissante.  Comme  Gambetta,  Jules  Ferry  a 
beaucoup  appris  dans  la  vie  publique,  et  au  contact  des  hommes. 
Il  est  de  ceux  dont  l'esprit,  au  lieu  de  se  courber  sous  les 
années  et  sous  les  épreuves,  se  raidit.  Jamais  il  ne  parut  plus 
capable  d'entrer  en  sympathie  avec  quelques-unes  d'entre  les 
nobles  idées  qui  constituent  le  trésor  des  nations  libres,  qu'au 
moment  où  la  mort  brutale  est  venue  le  saisir. 

Jules  Ferry  a  eu  à  soutenir  presque  tout  le  poids  des  discus- 
sions relatives  aux  réformes  de  l'enseignement  public,  et  en 
particulier  aux  lois  qui  concernent  l'école  primaire;  et  il  a  servi 
de  cible  à  tous  ceux  qui  n'ont  pas  compris  d'abord  que  la 
République  française,  ne  le  voulût-elle  pas,  élait  condamnée, 
par  la  force  même  des  choses,  à  chercher  des  colonies  nou- 
velles. Dans  le  second  ordre  de  questions,  il  a  porté,  lui  aussi, 
comme  Gambetta,  un  sentiment  très  vif  et  qui  lui  fait  singuliè- 
rement honneur,  des  intérêts  et  du  rôle  historique  de  son  pays. 
Dans  le  premier,  il  a  témoigné  d'une  foi  robuste  en  la  raison 
humaine,  qu'il  jugeait  capable  de  fournir  une  règle  de  vie 
et  les  préceptes  d'une  morale.  Il  a  défendu  cette  thèse  contre 
des  adversaires,  les  uns  pleins  de  passion,  les  autres  pleins 
de  ressources.  Et  il  l'a  défendue,  en  maintes  circonstances, 


LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE  521 

avec  une  élévation,  une  puissance  de  dialectique,  une  sincé- 
rité d'accent  qui  sont  l'éloquence  môme.  Les  discours  qu'il 
a  prononcés  sur  ces  sujets  forment  autant  de  documents  des- 
tinés à  être  consultés  plus  tard  par  ceux  qui  écriront  l'histoire 
morale  de  notre  temps.  La  curiosité  investigatrice  une  fois 
satisfaite,  je  ne  doute  pas  que  l'on  ne  ressente,  en  pré- 
sence de  ces  discours,  une  très  vive  impression  de  force,  de 
grandeur,  et  môme,  j'écris  le  mot  après  l'avoir  pesé,  de 
respect. 

M.  de  Freycinet.  — M.  de  Freycinet*  n'est  venu  à  la  vie 
publique  ni  par  le  barreau  ni  par  la  presse.  Sa  culture  première 
est  toute  scientifique.  Et  les  qualités  fondamentales  de  sa  parole 
sont  celles  d'un  homme  de  science.  C'est  la  clarté  absolue  du 
plan  et  de  l'expression,  l'art  de  diviser  un  sujet,  et  de  le  traiter, 
quelque  aride  qu'il  soit,  sans  que  l'auditeur  éprouve  la  moindre 
peine  à  suivre.  Cette  clarté  n'est  pas  celle  de  Thiers,  qui  sim- 
plifie beaucoup,  et  rabaisse  la  matière  qu'il  expose,  pour  la 
mettre  au  niveau  des  moins  compétents.  La  clarté  de  M.  de 
Freycinet  est  moins  élémentaire.  Elle  a  quelque  chose  de  plus 
subtil,  de  plus  distingué. 

L'homme  de  science  se  double,  chez  lui,  d'un  diplomate.  Le 
diplomate  excelle  à  désarmer  ses  adversaires,  à  leur  présenter 
toujours  du  côté  le  plus  plausible  l'opinion  à  laquelle  il  s'efforce 
de  les  gagner.  D'autres  orateurs  mettent  leur  ambition  à  ter- 
rasser, à  pulvériser  les  idées  et  les  hommes.  M.  de  Freycinet 
s'attache  à  ramener  au  minimum  la  dissidence  qui  le  sépare  de 
ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui.  Il  voudrait  leur  persuader 
—  et  il  y  a  réussi  plus  d'une  fois  —  qu'en  se  rangeant  à  son 
opinion,  ils  ne  font  aucun  sacrifice,  ou  si  léger,  que  ce  n'est  pas 
la  peine  d'en  parler.  Et  il  déploie,  dans  ces  manœuvres,  une 
adresse,  une  ingéniosité  extraordinaires.  Egalement  capable  de 
traiter  à  fond  les  questions  techniques,  et,  dans  quelque  séance 
orageuse,  où  le  sort  d'un  cabinet  est  en  jeu,  d'occuper  la  tri- 
bune aussi  longtemps  qu'il  convient  pour  y  faire  un  discours, 
sans  avoir  dit  grand'chose,  M.  de  Freycinet  a  fait  applaudir,  en 

1.  Charles  de  Saulce  de  Freycinet,  né  en  1828,  adjoint  à  Gamijelta  pendant 
la  Défense  Nationale,  membre  de  l'Assemblée  nationale,  ministre,  président  du 
Conseil,  sénateur.  Membre  de  l'Académie  française. 


:i22  ECIIIVAINS   ET   ORATEURS   POLITIQUES 

combi(Mi  de  circonstances!  l'agilité  circonspecte  et  victorieuse 
d'un  talent  fait  surtout  de  souplesse  et  de  calcul. 

Il  faut  ajouter  que  M.  de  Freycinet  parle  une  langue  cor- 
recte et  pure,  élégante  même  en  sa  simplicité  un  peu  terne.  Ses 
discours,  s'ils  étaient  réunis,  l'emporteraient  aisément,  à  ce 
point  de  vue,  sur  ceux  de  Jules  Ferry  et  de  Gambetta.  Peut-être 
frapperaient-ils,  en  revanche,  par  une  certaine  indigence  doctri- 
nale, par  le  manque  d'idées  générales.  Peut-être  aussi  porte- 
raient-ils, trop  visible,  l'empreinte  de  la  circonstance  dans 
laquelle  ils  ont  été  prononcés,  celle  de  la  nécessité  politique  à 
laquelle  ils  devaient  parer.  Cest  la  rançon  des  qualités  qui 
avaient  assuré  à  ces  discours  un  effet  immédiat. 

Les  orateurs  radicaux.  —  Les  nuances  plus  avancées  de 
l'opinion  républicaine  ont  eu,  durant  cette  période,  des  inter- 
prètes de  valeur,  MM.  Henri  Brisson,    Goblet,   Clemenceau. 

M.  Henri  Brisson'  a  représenté  longtemps,  il  représente 
encore  dans  les  assemblées  de  la  République  un  radicalisme 
grave  et  quelque  peu  chagrin.  Sa  parole,  sa  tenue,  son  geste 
conviennent  à  l'expression  des  idées  dont  il  s'est  constitué  le 
défenseur.  Un  peu  solennelle,  l'éloquence  de  M.  Brisson  a 
néanmoins,  en  plus  d'une  circonstance,  exercé  une  action 
heureuse  sur  les  assemblées,  par  des  accents  partis  du  cœur. 
M.  Goblet-  ai»partient  à  une  autre  nuance  du  radicalisme,  le 
radicalisme  libéral.  H  a  parlé  en  avocat  abondant,  disert,  tou- 
jours clair  et  net,  énergique  en  ses  déclarations,  plus  capable 
de  chaleur  que  de  mouvement.  M.  Clemenceau^  a,  durant  de 
longues  années,  fait  l'office  de  «  la  hache  »  qui  sapait  les  dis- 
cours des  chefs  de  la  gauche,  et  aussi  leurs  ministères.  Il 
paraissait  alors  poursuivre  un  idéal  de  netteté  dans  les  atti- 
tudes, et  dans  les  combinaisons  ministérielles,  qui  ne  répondait 
guère  à  la  division  des  partis,  et  aux  possibilités  pratiques. 
L'œuvre  qu'il  accomplissait  était  toute  négative,  et  c'en  est 
évidemment  le  côté  critiquable.  Mais  il  parlait  avec  une  précision 

1.  Henri  Brisson,  né  en  183o,  membre  de  l'Assemblée  nationale,  et  de  la 
Chambre  des  députés,  plusieurs  fois  ministre  et  président  du  Conseil. 

■2.  René  Goblet,  né  en  1828,  membre  de  l'Assembb'e  nationale,  puis  de  la 
Chambre  des  députés,  ministre  et  président  du  Conseil. 

3.  Georges  Clemenceau,  né  en  18'tl.  A  siégé  à  la  Chambre  des  députés  jus- 
qu'en 1894. 


LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE  523 

supérieure,  avec  une  ùpreté  mordante  et  sarcastique.  Il  mettait 
à  nu  toutes  les  misères  de  la  politique  courante,  toutes  les 
faiblesses  des  hommes  qui  la  menaient.  Sa  parole,  surprenante 
de  relief,  s'est  mesurée  plus  d'une  fois  sans  désavantage  à 
celle  de  Gambetta.  Il  mérite  d'être  compté  parmi  les  orateurs 
de  la  troisième  République. 

Le  tableau  que  j'essaye  de  tracer  ici  serait  incomplet  si,  avant 
de  passer  aux  orateurs  de  droite,  je  n'en  signalais  deux  encore, 
appartenant  par  leurs  origines  à  l'opinion  républicaine  avancée, 
mais  qui,  l'âge  venu,  quelques-unes  de  leurs  passions  s'étant 
amorties,  ont  été  flnalement  plus  applaudis  par  leurs  anciens 
adversaires  que  par  leurs  anciens  amis.  Tous  deux,  au  demeu- 
rant, maîtres  dans  le  maniement  de  la  parole  publique,  je 
veux  dire  Challemel-Lacour  et  Jules  Simon. 

Jules  Simon.  —  Au  fond,  Jules  Simon  n'a  pas  changé. 
C'est  le  milieu  qui,  changeant  autour  de  lui,  tandis  qu'il  demeu- 
rait immobile,  l'a  fait  paraître,  dans  la  dernière  partie  de  sa 
vie,  un  peu  autre  qu'il  n'avait  été  au  début,  et  jusque-là.  Jules 
Simon  a  toujours  été  un  bourgeois  de  1840,  et  un  philosophe 
de  l'école  de  Cousin,  avec  des  ressouvenirs  d'une  enfance  pieuse, 
vécue  dans  un  collège  ecclésiastique  de  Bretagne.  Ces  ressou- 
venirs ont,  comme  il  arrive,  ag-i  davantage,  à  mesure  que  Jules 
Simon  vieillissait,  et  ils  ont  trempé  d'onction  chrétienne  le 
spiritualisme  autrefois  un  peu  sec  du  discijde  de  Cousin.  Jules 
Simon  a  possédé  de  bonne  heure,  et  il  a  gardé  jusqu'à  l'extrême 
fin  de  sa  vie,  d'admirables  moyens  oratoires.  Il  entrait  infini- 
ment d'art,  et  même  d'artifice,  dans  l'emploi  de  ces  moyens. 
L'orateur  débutait  d'une  voix  basse,  dolente  ou  plutôt  mourante, 
qui  s'affermissait  peu  à  peu,  et  s'élargissait  jusqu'à  remplir  le 
vaisseau  le  plus  vaste.  Il  disait  des  choses  fines,  nuancées,  très 
sincères,  j'en  suis  convaincu,  mais  si  bien  dites,  qu  elles 
n'avaient  pas  toujours  l'air  de  déceler  une  émotion  vraie. 
Il  mettait  au  service  des  causes  les  plus  nobles  —  Dieu,  la  loi 
morale,  la  conscience  —  trop  d'habiletés,  et,  si  j'osais  l'écrire, 
trop  de  ficelles,  pour  communiquer  à  l'auditeur  une  sécurité 
parfaite  dans  l'admiration.  Puis,  ses  procédés,  d'un  discours  à 
l'autre,  se  ressemblaient  beaucoup.  Certes,  il  avait  l'esprit  infi- 
niment varié,  mais  il  était  trop  amoureux  du  succès  pour  savoir 


324  ECUIVAINS   ET   ORATEURS   POLlTKjrES 

renoncer,  là  où  ils  n'étaient  pas  indispensables,  aux  moyens 
qu'il  appliquait,  quand  le  succès  paraissait  douteux.  Il  produi- 
sait un  peu,  surtout  à  la  fin  de  sa  vie,  l'impression  d'un  vir- 
tuose qui  se  grise  d'applaudissements,  et  recommence  sans  se 
lasser  le  tour  de  force  vocal  destiné  à  transporter  le  public.  On 
attendait  Jules  Simon  à  tel  point  de  son  discours,  comme  on 
attend  le  ténor  en  vogue  à  la  note  qu'il  est  seul  capable  de 
donner.  Comme,  à  la  ditTérence  de  la  plupart  des  ténors,  Jules 
Simon  avait  de  l'esprit  jusqu'au  bout  des  ongles,  quelques-uns 
de  ses  auditeurs  craignaient,  en  l'applaudissant,  de  lui  paraître, 
à  lui-même,  un  peu  simples,  et  ils  préféraient  s'abstenir.  On 
cite  tel  (le  ses  collègues  au  Sénat,  grand  critique,  grand  écri- 
vain, qui  quittait  régulièrement  son  banc  lorsque  Jules  Simon 
apparaissait  à  la  tril)une,  et  qui  allait  attendre  dans  les  couloirs 
ou  à  la  bibliothèque  que  le  rideau  fût  baissé  sur  le  spectacle. 
Mais  ces  défiances  d'un  goût  peut-être  trop  exigeant  ne  sau- 
raient prévaloir  contre  l'opinion  commune,  qui  saluait  en  Jules 
Simon  un  véritable  orateur. 

Ghallemel-Lacour.  —  Challemel-Lacour*  n'a  pas  abusé  de 
la  parole,  mais  lorsqu'un  grand  intérêt  privé  ou  public  l'a 
déterminé  à  parler,  il  en  a  supérieurement  usé.  On  se  rappel- 
lera longtemps  le  plaidoyer  qu'il  a  prononcé  à  l'Assemblée 
nationale,  pour  se  défendre  des  accusations  dirigées  contre  son 
rôle  à  Lyon,  durant  la  guerre.  On  se  rappellera  plus  long- 
temps encore  le  discours  qu'il  prononça  au  Sénat,  le  jour  où 
il  y  vint  faire  une  sorte  de  mea  culpa  général  pour  le  compte 
du  parti  républicain,  censurant  les  fautes  commises,  cberchant 
la  raison  de  ces  fautes,  indiquant  les  moyens  les  plus  propres 
à  en  prévenir  le  retour.  Dans  l'une  et  l'autre  occasion,  Chal- 
lemel-Lacour  s'est  montré  grand  orateur,  vif,  nerveux,  pres- 
sant, pathétique,  quand  il  s'est  défendu  contre  ses  ennemis; 
d'une  clairvoyance  hautaine  et  d'une  sincérité  courageuse, 
quand  il  a  procédé  à  un  examen  de  conscience  public,  devant 
des  adversaires  dont  [)lusioui's  ne  demandaient  (|u'à  tirer  parti 
de   certains   aveux;    et  devant   des   amis,  dont   le  plus  grand 

1.  Challcmel-Lacoiir  (lS:i7-1896),  professeur,  expulsé  de  France  au  coup  d'I-Ual, 
journaliste,  préfet  du  llliône  en  1«71,  membre  de  l'Assemblée  nationale,  aiiibas- 
sadciir,  ministre,  président  du  Sénat.  Membre  de  l'Académie  française. 


LA   TROISIÈME   RÉPUBLIQUE  ;j2o 

nombre  ne  comprenaient  guère  ou  n'approuvaient  qu'à  demi 
cet  acte  de  franchise. 

L'éloquence  de  Challemel-Lacour  n'est  ni  abandonnée,  ni 
négligée.  Il  est,  de  tous  les  orateurs  que  j'ai  passés  en  revue 
jusqu'à  présent,  le  plus  artiste.  Sa  phrase  parlée  ofTre  la  conci- 
sion forte  de  l'article  de  revue  ou  du  livre.  On  a  imprimé  ses 
discours.  Ils  ne  perdent  pas  à  être  lus.  Et  l'on  se  demande  s'ils 
n'ont  pas  été  faits  j)our  l'être.  Ils  donneraient  plutôt  l'impres- 
sion d'œuvres  trop  travaillées,  si  l'on  ne  savait  qu'il  y  a  bien 
des  sortes  de  naturel.  Comme  il  arrive  presque  toujours,  tout 
concordait  chez  Challemel-Lacour  à  provoquer  une  impression 
de  gravité  philosophique,  depuis  la  forme  de  ses  discours  jusqu'à 
son  maintien  à  la  tribune,  jusqu'au  son  de  sa  voix  et  à  sa  mine 
altière.  Ses  discours  pourraient  prendre  place  dans  le  récit  d'un 
historien  tel  que  Tite  Live.  On  se  dirait,  en  les  lisant  :  ce  n'est 
pas  le  vrai  discours  (jui  a  été  prononcé  dans  la  circonstance 
historique  relatée  à  cette  page,  mais  c'est  le  discours  tel  qu'il 
aurait  dû  être.  Louang-e  ou  critique?  Les  deux.  Il  manque  à 
Challemel-Lacour  orateur  quelques  défauts,  quelques  faiblesses. 
C'est  trop  fort,  trop  beau,  trop  uniformément  beau  et  fort. 
Pourtant,  la  vie  n'est  pas  absente  de  ces  discours.  Elle  perce 
sous  forme  de  vives  attaques  contre  les  hommes  qui  ne  pensent 
pas  comme  lui,  ou  qu'il  n'aime  pas.  Challemel-Lacour  a  eu, 
quoique  philosophe,  des  ironies,  des  colères,  des  mépris  qui  le 
sortaient  de  la  littérature. 

Les  orateurs  de  droite.  — Les  orateurs  n'ont  pas  manqué 
non  plus  à  la  droite  de  nos  assemblées  politi(jues,  durant  la 
période  que  nous  étudions.  Sans  les  mentionner  tous,  je  dirai 
ce  qu'a  été  M^'  Freppel,  ce  qu'a  été,  ce  qu'est  encore  M.  le 
comte  de  Mun. 

M.^r  Freppel.  —  M^'  Freppel  '  a,  durant  plusieurs  législa- 
tures, beaucoup  parlé.  Il  apportait  à  la  tribune  politique  une 
forte  préparation,  quelques  habitudes  qui  conviennent  plutôt  à 
la  chaire,  mais  surtout,  un  tempérament  original  et  vigoureux. 
Évêque,  M"'  Freppel  avait  l'exorcisme  et  l'anathème  faciles,  un 
peu  plus   que  la  bénédiction.  Il  rappelait  par  ses  façons  déci- 

1.  Ghaiies-Emile  Freppel  (1827-lS'JI),  évèqiie  d'Angers,  député. 


a2G  ÉCIUVAINS  ET   OliATEUUS   POLITIQUES 

dées,  agressives  même,  les  prélats  du  moyen  ùge,  grands  pre- 
neurs de  villes,  et  pourfendeurs  de  mécréants.  Ancien  profes- 
seur aux  facultés  de  théologie,  M"'  Freppel  enseignait  aussi  un 
peu  trop  volontiers  ses  collègues.  Mais  quand  il  avait  fini  de 
faire  sa  leçon,  ou  de  brandir  les  foudres  de  l'Église,  quand  il 
s'abandonnait  cà  l'émotion  du  moment,  quand  il  devenait  ingé- 
nument lui-même,  alors  l'évèque  d'Angers  se  montrait  orateur 
dans  le  meilleur  sens  du  mot.  Il  avait  les  dons  essentiels  :  la 
vie,  la  flamme,  ce  je  ne  sais  quoi  de  prime-sautier,  de  spontané 
qui  parle  au  cœur.  Il  aimait  la  lutte,  pour  la  victoire  sans  doute, 
mais  aussi  pour  la  lutte  elle-même.  Il  engageait  volontiers  un 
corps  à  corps  avec  l'adversaire.  Et  il  faisait  alors  le  geste  de 
retrousser  les  manches  de  sa  soutane.  Sa  longue  silhouette 
maigre,  quelque  peu  dégingandée,  sa  figure  aux  traits  forte- 
ment accusés,  sa  voix  haute  et  nasillarde,  avec  une  pointe 
d'accent  alsacien,  tout  cela  réuni  donnait  de  la  saveur  à  son 
action  oratoire. 

Il  faut  noter  encore  que  M^'  Freppel,  s'il  était,  comme  évèque, 
en  désaccord  avec  la  majorité  républicaine,  savait,  comme 
patriote,  rendre  justice  au  gouvernement,  là  où  il  lui  semblait 
être  dans  la  vérité  de  la  tradition  nationale,  et  dans  la  logique 
des  circonstances.  C'est  ainsi  que  la  politique  coloniale,  qui, 
dans  le  parti  républicain  lui-même,  vit  se  lever  contre  elle  tant 
d'adversaires,  trouva  toujours  en  M"'  Freppel  un  partisan  intel- 
ligent et  résolu. 

M.  de  Mun.  —  Ce  n'est  pas  dans  les  assemblées  politiques 
que  M.  le  comte  de  Mun  '■  s'est  fait  à  la  parole  publique,  et  ce 
n'est  même  pas  dans  ces  assemblées  qu'il  a  donné  le  plus  exac- 
tement la  mesure  de  son  grand  talent. 

M.  de  Mun  était  encore  officier  de  cavalerie,  quand  il  fit  ses 
premiers  discours  devant  les  ouvriers  des  cercles  catholiques. 
Savait-il  alors  qu'il  était  un  orateur?  A  supposer  qu'il  l'ignorât, 
l'action  de  sa  parole  sur  ses  auditeurs  eut  bientôt  fait  de  le  lui 
révéler.  Sans  s'y  être  préparé,  sans  l'avoir  appris,  il  trouvait 
des  mouvements  superbes,  de  nobles  envolées,  des  images 
grandioses.  Il  faisait  passer  le  frisson.  De  quoi  parlait-il  alors? 

1.  Le  coinLe  Albert  de  Mun,  né  en  1841,  ancien  officier,  député.  Membre  de 
l'Académie  française. 


LA  TROISIEME  REPUBLIQUE  o27 

De  la  condition  de  l'homme,  et  plus  spécialement  de  la  condi- 
tion des  humbles,  de  ceux  qui  gagnent  leur  pain  à  l'atelier;  de 
la  religion,  des  consolations  qu'elle  offre,  des  mystères  qu'elle 
recèle,  des  devoirs  qu'elle  crée.  Il  parlait  aussi  des  époques 
abolies,  du  moyen  âge  méconnu,  de  l'ancien  rég-ime  calomnié. 
Il  en  oubliait  les  hontes,  les  misères,  les  dilTormités,  pour  ne 
song'er  qu'à  l'organisation  du  travail,  et  aux  corporations,  vues 
par  leurs  bons  côtés,  en  tant  qu'institutions  oîi  la  solidarité 
professionnelle,  aidée  de  la  charité  chrétienne,  rapprochait 
patrons  et  ouvriers.  Il  allait  ainsi,  de  Aille  en  ville,  préconisant 
le  retour  à  la  foi  relig'ieuse,  aux  Adieux  liens  entre  les  classes,  à 
un  régime  renouvelé  du  xui^  siècle.  De  tout  cela,  il  parlait  avec 
enthousiasme,  non  sans  de  fréquentes  et  virulentes  critiques  à 
l'adresse  de  la  société  contemporaine,  de  la  pensée  libre,  et 
des  institutions  politiques  ou  économiques  du  temps  présent. 

Le  moment  vint  oi^i  M.  de  Mun,  déjà  célèbre  comme  confé- 
rencier populaire,  vit  s'ouvrir  deA'^ant  lui  les  portes  de  la 
Chambre.  Il  y  entra,  précédé  d'une  réputation  méritée.  La 
matière  des  discours  de  M.  de  Mun  à  la  Chambre  fut  à  peu 
près  la  même  que  dans  les  cercles  ouATiers.  Non  qu'il  se  soit 
interdit  de  prendre  part  aux  discussions  relatives  à  l'enseigne- 
ment, ou  aux  débats  de  politi(juo  g-énérale.  Mais  les  discours 
qu'il  a  prononcés  dans  ces  occasions  ne  sont  ni  les  meilleurs 
de  ses  discours,  ni  des  discours  sensiblement  supérieurs  à  ceux 
qu'auraient  pu  faire  d'autres  orateurs  de  son  parti.  Au  contraire, 
lorsqu'il  a  discuté  à  la  tribune  du  Parlement  les  questions  éco- 
nomiques et  sociales,  il  y  a  porté,  outre  ses  conceptions  per- 
sonnelles, dont  j'ai  marqué  le  caractère  et  l'origine,  toutes  les 
séductions  d'une  parole  brillante,  servie  par  un  bel  organe.  Il 
est  du  petit  nombre  de  ceux  qui  se  font  applaudir  jusque  sur 
les  bancs  où  siègent  les  adversaires  les  plus  déterminés  de  leurs 
doctrines. 

Il  est  essentiel  de  noter  que,  durant  la  période  dont  je  viens 
de  parler,  l'éloquence  politique  a  été,  en  g-énéral,  et  sauf  les 
exceptions  que  l'on  a  pu  relever  au  passag-e,  très  simple  en  son 
allure.  La  plupart  des  orateurs,  et  les  plus  réputés,  ont  tenu 
à  parler  en  hommes  pratiques,  positifs.  Ils  n'y  ont  pas  tous 
réussi,    ni  toujours.  Mais  telle  a   été,  très  certainement,  leur 


•i28  ÉCRIVAINS   ET   OUATEURS  POLITIQUES 

intention.  C'est  seulement  vers  la  fin  de  cette  période  que  le  ton 
a  une  tendance  à  se  relever,  tendance  très  sensible  chez  Chal- 
lemel-Lacour,  chez  le  comte  de  ]Mun,  et  qui  va  s'accentuer  dans 
la  période  suivante. 

Troisième  période  (1889-1899).  —  Les  débats  relatifs 
à  la  forme  des  institutions  ]>olitiques  ont  à  peu  près  cessé.  Les 
grandes  lois  constitutives  de  l'ordre  républicain  sont  promul- 
guées, et  quelquefois  obéies.  Des  trois  termes  de  la  devise 
républicaine,  qui  n'est  pas  une  devise  de  circonstance,  mais  qui 
exprime  avec  une  précision  remarquable  les  traits  essentiels 
d'un  régime  démocratique,  deux  semblent  acquis,  pour  autant 
du  moins  que  les  lois  et  les  institutions  peuvent  y  contribuer  : 
la  liberté  et  l'égalité.  Jusqu'ici,  cependant,  il  n'a  guère  été  ques- 
tion de  la  troisième  des  grandes  notions  qui  entrent  dans  l'idéal 
d'une  démocratie  :  la  fraternité.  Or  si  je  comprends  bien  le 
temps  011  nous  vivons,  il  semble  que  la  démocratie  française, 
après  s'être  assuré  par  des  lois  —  et,  je  le  répète,  dans  la 
mesure  où  les  lois  suffisent  à  les  assurer  —  les  bienfaits  de  la 
liberté  et  de  l'égalité,  se  soucie  à  présent  d'introduire  aussi 
dans  les  codes  le  principe  de  la  fraternité. 

Plusieurs  d'entre  les  orateurs  déjà  étudiés  dans  les  pages 
précédentes  ont  appartenu,  ou  appartiennent  encore  à  la  vie 
publique  .  Si  M .  Butîet  et  l'évéque  d'Angers  sont  morts ,  si 
M.  le  duc  de  Broglie  a  été  écarté  du  Sénat  par  les  électeurs, 
le  comte  de  Mun  reste  sur  la  brèche,  à  droite.  A  gauche,  M.  de 
Freycinet,  M.  Brisson  poursuivent  leur  carrière.  Bien  qu'elle 
ait  cessé  d'être  la  dominante,  on  compte  encore,  à  droite 
comme  à  gauche,  des  talents  distingués,  dans  la  note  propre- 
ment politique. 

M.  Ribot.  —  M.  Ribot  '  continue,  en  y  mettant  sa  marque, 
cette  tradition.  Il  possède  une  connaissance  approfondie  de  la 
plupart  des  matières  qui  concernent  la  vie  publique  :  droit, 
administration,  finances,  histoire  parlementaire  ou  diplo- 
matique. Il  est  l'un  des  plus  informés,  l'un  des  plus  cultivés 
parmi  les  hommes  d'Etat  contemporains.  Il  a,  en  outre,  manié 
plusieurs  fois  les  affaires,  et  acquis  de  la  sorte  cette  expérience 

1.  Alexandre  Ribot,  né  en    IS12,  a  été  d'abord  mafristral.  i)nis  est  entré  dans 
la  vie  publique,  est  devenu  député,  ministre  et  président  du  (lonseil. 


LA   TROISIEME   REPLBLIUUE  :',29 

personnelle  indispensable  non  seulement  au  politique,  mais  à 
l'orateur  lui-même.  La  parole  de  M.  Ribot  ne  manque  ni  de 
g-ravité,  ni  de  force,  ni  même,  le  cas  échéant,  de  chaleur.  Est-il 
besoin  de  dire  que  ni  pour  M.  Ribot,  ni  pour  aucun  des  contem- 
porains, je  ne  juge  ici  l'emploi  qu'ils  font  de  leur  talent,  mais 
seulement  ce  talent  lui-même?  Comme  M.  de  Freycinet,  avec 
l'intelligence  duquel  il  semble  que  l'intelligenee  de  M.  Ribot  ait 
plus  d'un  point  de  contact,  celui-ci  comprend  toutes  choses,  est 
capable  d'en  traiter  beaucoup  à  fond,  mais  paraît  souvent  plus 
jaloux  d'évoluer  avec  prestesse  autour  des  sujets  scabreux,  que 
de  s'y  engager.  Comme  M,  de  Freycinet,  M.  Ribot  emprunte 
souvent  le  thème  de  ses  discours,  et  ses  effets  oratoires  les 
plus  utiles,  aux  dispositions  momentanées  de  l'Assemblée  devant 
laquelle  il  parle.  Il  doit  à  cette  aptitude,  qui  est  un  peu  une 
habitude,  quelques-uns  de  ses  succès.  Mais,  comme  ceux  de 
M.  de  Freycinet,  les  discours  que  M.  Ribot  a  prononcés  dans 
cet  esprit  ne  portent  pas  la  marque  des  ouvrages  faits  pour 
durer.  J'achèverai  le  parallèle,  en  rappelant  que  M.  Ribot  a 
prononcé,  lui  aussi,  d'autres  discours  qui,  n'engageant  pas  une 
question  épineuse,  n'ayant  pas  pour  but  de  servir  un  intérêt 
ministériel,  offrent  un  ensemble  de  qualités  à  la  fois  solides  et 
brillantes,  l'abondance,  le  savoir,  la  flnesse  du  trait,  la  distinc- 
tion du  langage. 

MM.  Waldeck-Rousseau  et  Poincaré.  —  M.  Waldeck- 
Rousseau  et  M.  Poincaré  appartiennent,  par  leurs  origines  et 
par  leurs  antécédents,  à  cette  fraction  du  parti  républicain  qui  a 
toujours  été  plus  préoccupée  des  questions  politiques  que  des 
questions  sociales;  soit  que  les  résultats  politiques  lui  aient 
paru  devoir  être  d'abord  poursuivis,  soit  qu'une  certaine  timidité, 
et  l'influence  paralysante  de  certains  préjugés  bourgeois  l'aient 
longtemps  détournée  de  ces  questions.  Mais,  tous  deux,  ils  ont 
compris  qu'il  n'était  plus  possible  de  négliger  désormais  les 
revendications  des  partis  socialistes,  et  qu'il  convenait  de  les 
examiner  avec  une  attention  sincère. 

A  quelque  sujet  qu'elle  s'applique,  la  parole  de  M.  Waldeck- 
Rousseau  *  frappe  et  séduit  par  la  précision,  la  rigueur  et  l'élé- 

1.  Waldeck-Rousseau,  né  en  1 S iO, avocat,  député,  ministre,  président  du  Conseil. 
Histoire  de  la  langue.  VUI.  o4 


530  ECRIVAINS   ET   ORATEURS   POLITIQUES 

gance.  Ces  qualités,  que  d'autres  orateurs  font  paraître  à  un 
moindre  degré,  sont  portées  par  lui  à  leur  point  d'excellence. 
Il  semble  impossible  de  déplacer  un  développement  dans  ses 
discours,  de  modifier  une  phrase  dans  un  de  ses  développe- 
ments, de  corriger  un  mot  dans  une  de  ses  phrases.  M.  Wal- 
deck-Rousseau  est  naturellement  froid,  mais  il  arrive  à  provo- 
quer une  émotion  toute  logique.  Quand  on  écoute  M.  Waldeck- 
Rousseau,  et  que  l'on  parvient  à  rompre  le  charme,  pour 
retrouver  la  liberté  de  la  critique,  on  lui  souhaiterait  d'abord 
plus  d'action,  plus  de  véhémence,  plus  de  rayonnement.  Puis, 
on  s'aperçoit  que  cela  serait  inutile,  attendu  qu'il  obtient  par 
d'autres  moyens  les  mêmes  effets.  Dans  les  circonstances  où 
M.  Waldeck-Rousscau  a  donné  toute  sa  mesure,  on  peut  dire  que 
sa  parole  a  produit  une  impression  assez  voisine  de  la  perfection. 

M.  Poincaré  *,  lui  aussi,  a  la  fermeté  du  dessin,  la  vigueur 
de  l'ensemble,  le  fini  du  détail,  avec  une  nuance  plus  littéraire 
que  M.  Waldeck-Rousseau,  avec  plus  de  variété  peut-être  dans 
l'agencement  de  la  phrase  et  le  choix  des  mots.  Il  appartient  à 
la  famille  des  orateurs  qui  clarifient  tout  ce  qu'ils  touchent, 
d'abord  parce  qu'ils  prennent  la  peine  d'étudier  les  questions, 
et  ne  disent  que  ce  qu'ils  savent;  puis,  parce  qu'ils  réussissent  à 
dominer  le  sujet  qu'ils  ont  étudié,  et  à  choisir  entre  les  faits, 
entre  les  arguments,  pour  no  retenir  et  n'enchâsser  dans  leurs 
discours  que  ceux  qui  sont  de  nature  à  frapper.  En  laissant  tom- 
ber certains  arguments  et  certains  faits,  ces  orateurs  n'allègent 
pas  seulement  la  démonstration  :  ils  se  conforment  à  ce  prin- 
cipe d'un  art  supérieur,  qui  met  le  bien  dire  au  prix  d'une  cer- 
taine sobriété.  L'écueil  ici  est  la  sécheresse.  M.  Poincaré  n'y 
donne  pas  souvent.  Les  proportions  de  son  discours  laissent, 
en  général,  l'esprit  de  l'auditeur  le  plus  difficile  pleinement 
satisfait.  Lorsqu'il  arrive  à  M.  Poincaré  de  traiter  certains 
sujets,  où  les  aptitudes  du  lettré  peuvent  se  déployer,  il  ravit 
les  connaisseurs. 

M.  Bourgeois.  —  Plus  résolument  que  M.  Waldeck-Rous- 
seau ou  M.  Poincaré, M.  Bourgeois  ^  s'est  porté  en  avant,  dans  les 

1.  Uiiyiiiond  Poincaré,  né  en  1860,  avocat,  député,  ministre. 

2.  Léon  Bourgeois,  né  en  1854,  administrateur,  député,  ministre,  président  du 
Conseil. 


LA   TROISIÈME    RÉPUBLIQUE  îi.'H 

questions  économiques  et  sociales.  Il  a,  dirai-je  senti  ou  compris? 
([ue  le  moment  est  venu  de  faire  du  neuf,  et  sans  que  les  cir- 
constances aient  permis  jusqu'ici  à  son  action  de  s'exercer  avec 
suite,  il  a  marqué  le  but  qu'elle  s'est  assigné. 

Orateur,  M.  Bourgeois  possède  des  dons  précieux,  la  facilité, 
l'agrément,  l'éclat,  et,  par-dessus  tout,  le  naturel.  Rien,  dans  sa 
parole,  habile  cependant  quand  il  le  faut,  et  persuasive  presque 
toujours,  ne  sent  l'étude,  encore  moins  l'artifice.  Les  idées,  les 
mots  coulent  de  source.  Personne  ne  donne  plus  que  lui 
l'impression  de  la  parole  improvisée,  lorsqu'il  arrive  —  et  cela 
ne  peut  manquer  d'arriver,  même  à  un  politique  —  qu'il  ait 
médité  ce  qu'il  va  dire.  Le  plus  souvent,  d'ailleurs,  il  se  fie  à 
cette  heureuse  particularité  de  son  talent,  qui  lui  permet  d'être 
éloquent  sitôt  qu'il  ouvre  la  bouche,  et  sur  n'importe  quoi. 
Non  qu'il  ne  se  mêle  quelque  écume  à  ce  flot  de  paroles  vives, 
piquantes,  jolies.  Les  négligences,  les  impropriétés  ne  sont  pas 
rares.  Mais  elles  passent  avec  le  reste,  elles  passent  enveloppées 
de  bonne  grâce  souriante,  et  l'auditeur  n'est  sensible  qu'à 
l'impression  d'ensemble,  toujours  agréable,  parfois  frappante. 

M.  Jaurès.  —  Le  parti  socialiste  a  trouvé,  dans  ces  der- 
nières années,  un  orateur  de  tout  premier  ordre  en  M.  Jaurès  '. 
Ce  parti  compte  quelques  autres  représentants  qui  tiennent  la 
tribune  avec  honneur.  Il  n'en  compte  aucun  dont  les  dons  soient 
comparables  à  ceux  de  cet  ancien  professeur,  aussi  à  l'aise 
devant  une  foule  de  quelques  milliers  de  jiersonnes,  qu'à  la 
Chambre  ou  dans  un  amphithéâtre  d'Université. 

M.  Jaurès  n'est  pas  «  devenu  »  orateur.  Il  l'a  toujours  été.  Sa 
parole  revêt  naturellement  la  forme  la  plus  propre  à  frapper. 
Il  lui  est  impossible  de  causer  ou  d'écrire  sans  s'échapper  à  tout 
coup  en  saillies  impétueuses,  en  images  souvent  très  belles,  en 
périodes  d'une  douceur  musicale,  ou  d'une  sonorité  tonitruante. 
Malgré  ces  dons  si  rares,  M.  Jaurès  est  un  laborieux  qui  scrute 
les  questions  avant  de  les  traiter,  et  qui  est  tout  aussi  capable 
d'étonner  les  spécialistes,  par  un  discours  bourré  de  notions 
exactes,  que  d'enthousiasmer  une  foule,  en  lui  jetant  quelques 
phrases  enflammées.  A  la  tribune  il  est  dialecticien,  et  il  est 

I.  Jean  Jaurès,  né  en  1859,  professeur,  député,  journaliste. 


532  ECRIVAINS  ET   (lUATEURS   POLITIQUES 

poète.  J'ai  souvent  songé,  en  Técoutant,  à  Lamartine  orateur. 
C'est  la  même  parole  vibrante,  et  qui,  par  moments,  a  des 
ailes.  Et  ce  sont  les  mêmes  tours  de  force.  M.  Jaurès,  en  plus 
d'une  rencontre,  a  occupé  la  tribune  pendant  deux  séances 
consécutives.  Et  cela  sans  que  nulle  trace  de  fatigue,  nulle 
monotonie  apparût  dans  son  éloquence.  Elle  n'est  pas  seulement 
drue  et  copieuse,  elle  est  variée  autant  qu'abondante,  fine  autant 
que  puissante.  Il  y  a  de  grands  orateurs  qui  ont  manqué  d'esprit. 
Tel  n'est  pas  le  cas  de  M.  Jaurès.  Il  sème  les  traits  pénétrants 
avec  la  même  prodigalité  que  les  belles  phrases.  On  souhaite- 
rait seulement,  par  endroits,  un  peu  de  resserrement.  Les  cir- 
constances qui  ont  écarté  M.  Jaurès  <le  la  tribune  en  ont  fait  un 
polémiste.  Ses  articles,  aussi  éloquents  que  ses  discours,  ont, 
eux,  la  précision  surveillée  et  la  brièveté  contenue  qui  man- 
quaient parfois  à  sa  parole. 

M.  Jaurès  est  l'exemple  le  plus  fraj)pant  de  cette  manière, 
à  certains  égards  nouvelle,  qui  s'introduit,  en  ce  moment 
même,  dans  l'éloquence  politique.  Il  ne  se  croit  plus  obligé  à 
proscrire  les  grands  effets,  les  grands  mots.  Le  moyen  de  s'en 
abstenir,  quand  c'est  la  société  tout  entière  que  l'on  discute, 
dans  ses  institutions  fondamentales,  dans  ses  croyances  sécu- 
laires, quand  on  remet  tout  en  question,  la  morale  aussi  bien 
que  les  conditions  du  crédit,  ou  celles  du  travail?  Il  faut  bien 
qu'à  la  solennité  des  choses  réponde  celle  des  paroles  et  de 
l'accent.  Ce  qui  prouve,  d'ailleurs,  que  cette  évolution  n'est  })as 
illégitime,  c'est  que  notre  goût  la  ratifie.  On  aurait  pu  croire,  à 
en  juger  par  les  habitudes  qu'il  avait  prises  depuis  le  rétablisse- 
ment des  institutions  libres,  notre  goût  désormais  irrévocable- 
ment réfractaire  à  tout  ce  qui  ne  serait  pas  l'absolue  simpli- 
cité, la  langue  d'un  rapport,  celle  des  affaires.  Pas  le  moins 
du  monde  :  nous  avons  apprécié,  en  leur  temps,  les  Thiers,  les 
Léon  Say;  et  nous  éprouvons  tout  de  même  une  grande  satis- 
faction à  écouter  M.  Jaurès,  qui  leur  resseml)le  si  peu.  Chaque 
époque  croit  volontiers  que  ce  qui  lui  a  plu  d'abord  lui  plaira 
toujours,  et  que  rien  d'autre  ne  lui  jdaira.  Mais  tandis  (pi'elle 
érige  en  maximes  ses  préférences  d'un  instant,  la  nature  et  la 
vie  suscitent  ou  ressuscitent  des  formes  d'art  qu'elle  acceptera 
tout  de  même,  et  où  elle  trouvera  des  jouissances. 


LA   TROISIKMK   liÉPUHLIOUE  ';33 


LES  ECRIVAINS  POLITIQUES 

Les  livres  de  philosophie  politique  ou  de  politique  pure  sont 
plus  rares  depuis  une  trentaine  d'années,  mais  ils  ne  font  pas 
totalement  défaut. 

Il  y  a,  d'abord  —  sans  parler  ici  des  publicistes  qui,  ayant 
commencé  d'écrire  sous  l'Empire,  ont  plus  ou  moins  longtemps 
continué  à  le  faire  sous  la  République,  mais  dont  j'ai  rappelé 
les  noms  plus  haut,  les  Vacherot,  les  Laboulaye,  —  il  y  a 
d'abord  les  moralistes,  qui,  préoccupés  de  la  chose  publique, 
ont  voulu  donner  à  leur  pays  des  conseils  d'autant  plus  utiles 
qu'en  démocratie,  ])olitique  et  morale  sont  inséparables. 

Ernest  Bersot.  — Je  parlerais  ici  plus  long-uement  d'Ernest 
Bersot',  si  l'on  n'avait  trouvé,  dans  le  chapitre  précédent,  des 
pages  qui  lui  sont  consacrées.  Il  me  sufOra  de  rappeler  que  les 
derniers  écrits  sortis  de  cette  plume  si  Une  et  si  forte  à  la  fois, 
de  cette  âme  de  citoyen  sans  illusions,  mais  sans  pusillanimité, 
sont  des  pages  oii  il  est  fait  un  viril  appel  à  la  conscience  de  la 
démocratie,  liersot  la  met  en  garde  contre  les  périls  qui  la 
menacent  au  dedans  d'elle-même,  contre  les  ridicules,  qui,  si 
elle  y  donne,  diminueront  son  prestige.  Il  lui  propose  un  idéal, 
un  peu  limité  du  côté  des  questions  sociales  (c'est  la  commune 
faiblesse  de  l'école  libérale,  à  la  date  où  Bersot  en  a  épousé  les 
doctrines),  mais,  à  tous  autres  égards,  singulièrement  noble 
et  fier. 

Ed.  Schérer.  —  Comme  Bersot,  Schérer  -  s'est  préoccupe 
de  l'avenir  de  la  démocratie.  Et  il  écrit,  à  ce  sujet,  des  pages 
qui  veulent  être  méditées.  On  sait  quelle  intrépidité  de  pensée 
Schérer  a  portée  dans  tous  les  domaines  où  sa  critique,  si  péné- 
trante et  si  exigeante,  s'est  exercée.  Les  faits  politiques  et 
sociaux  ne  pouvaient  pas  l'effrayer  plus  que  les  autres  faits.  Il 
acceptait  tous  les  faits,  quitte  à  les  expliquer.  Il  accepte  donc  la 
démocratie.  Mais  chose  qui,  au  premier  abord,  peut  surprendre, 
il  l'accepte  sans  allégresse.  C'est  que,  jaloux  avant  tout,  et 
selon  son  habitude,  de  comprendre,  il  a  compris  que  la  démo- 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  4"6. 

2.  Voir  ci-dessus,  p.  374  et  p.  474. 


534  ÉCRIVAINS  ET   ORATEURS   POLITIQUES 

cratie  allait  amener  de  grands  changements,  dont  plusieurs 
n'étaient  pas  pour  lui  plaire.  L'un  surtout  de  ces  changements  à 
prévoir  chagrinait  Schérer.  Il  croyait  que  la  démocratie,  en  pas- 
sant le  niveau  sur  les  caractères,  les  volontés,  les  intelligences, 
et  en  élargissant  les  fonctions  de  l'Etat,  diminuerait  l'individu. 
Et  l'on  conçoit  sans  peine  que  ce  penseur  d'une  individualité 
si  caractérisée  ait  éprouvé  quelque  amertume  à  faire  pareille 
découverte.  Ainsi  s'explique  la  mélancolie  de  ces  pages,  mélan- 
colie sereine,  au  surplus,  car  Schérer  n'est  pas  de  ceux  qui  se 
fâchent  contre  l'inévitahle.  Il  constate,  regrette,  et  passe. 

Littré.  —  Littré  ',  qui  avait  collahoré  au  National,  près 
d'Armand  Carrel,  et  ({ui  y  avait  donné  des  pages  importantes, 
s'est  souvenu,  au  lendemain  de  la  guerre  de  1870,  qu'il  avait 
tenu  la  plume  du  puhliciste,  et  il  a  composé  un  certain  nomhre 
d'articles  dont  la  collection  forme  le  volume  intitulé  VEtahlisse- 
ment  de  la  troisième  République. 

Ces  articles,  d'une  haute  importance  pour  l'histoire  du  mou- 
vement des  idées  de  notre  temps,  indispensahles  à  consulter  si 
l'on  cherche  à  déterminer  la  nature  exacte  des  rapports  que  le 
parti  républicain  a  noués  avec  l'école  positiviste,  ont  en  outre 
une  valeur  littéraire  qui  n'a  pas  été  assez  remarquée.  D'une 
manière  générale,  on  ne  rend  pas  à  Littré  écrivain  la  justice 
qu'il  mérite.  On  le  juge  terne,  ennuyeux.  11  n'est  ni  l'un  ni 
l'autre.  Il  possède,  outre  la  précision  nerveuse  de  la  langue,  et 
un  heureux  choix  de  tours,  devenus  rares,  mais  qu'il  relève, 
en  historiographe  curieux  de  l'idiome  national,  des  qualités  de 
mesure  et  de  délicatesse  dans  l'abstrait.  Ces  qualités,  sans  frapper 
le  lecteur  pressé,  se  révèlent  à  celui  qui  prend  le  temps  de  goûter 
ce  qu'il  lit.  Littré  écrivain  rappelle,  parfois,  malgré  la  moder- 
nité de  son  vocabulaire  scientifique,  les  maîtres  de  Port-Royal. 
Il  y  a  du  Nicole  dans  la  modestie  voulue  de  son  style,  comme 
il  y  a  du  Le  Nain  de  Tillemont  dans  sa  patience  aux  investiga- 
tions minutieuses,  et  dans  la  probité  de  son  savoir.  La  simplicité 
discrète  de  l'expression  s'allie,  chez  Littré,  à  la  netteté  hardie 
de  l'affirmation.  Tout  son  caractère  est  dans  ce  contraste,  toute 
son  âme,  à  la  fois  courageuse  et  débonnaire. 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  ti'J. 


LA.  TROISIÈME  REPUBLIQUE  535 

Dupont-"White.  —  Bersot  et  Schérer  ont  parlé  des  choses 
de  la  politique  en  moralistes;  Littré,  en  philosophe.  L'écrivain 
qui  les  a  traitées  vraiment  dans  l'esprit  traditionnel  du  publiciste, 
c'est  Dupont- White  '. 

Quelques-uns  de  ses  ouvrages  sont  antérieurs  à  1870,  et  non 
les  moins  intéressants.  Mais  il  en  a  publié  d'autres,  après  la 
guerre,  qui  comptent  parmi  ses  titres  à  l'attention  et  à  l'estime. 
Dupont-White  est  un  esprit  original,  inventif,  et  fécond.  Il  a  eu 
beaucoup  d'idées,  et  quelques-unes  de  ses  idées  ont  fait  fortune, 
sans  qu'on  lui  attribue,  à  l'ordinaire,  le  mérite  de  les  avoir 
énoncées  le  premier.  Il  est  évident,  par  exemple,  bien  que  cela 
n'ait  pas  été  assez  dit,  que  le  socialisme  d'Etat,  de  forme  fran- 
çaise, a  trouvé  en  Dupont-White  un  précurseur.  Mais  je  consi- 
dère exclusivement  ici  l'écrivain  politique,  celui  qui  nous  a 
donné  Vhidividu  et  VElat,  la  Politique  actuelle.  Il  fait  preuve, 
dans  tous  ces  écrits,  d'une  culture  étendue.  Il  a  lu  les  auteurs 
étrangers,  et,  ce  qui  n'arrive  })as  toujours,  les  a  compris.  Il  se 
sert  de  ces  écrivains,  non  pour  chercher  dans  leurs  ouvrages 
des  arguments  en  faveur  de  ses  opinions,  ce  qui  est  la  manière 
dont  on  en  use  habituellement,  mais  pour  y  puiser  les  éléments 
dont  il  formera  ensuite  ses  propres  convictions.  Il  emprunte, 
mais  de  la  bonne  manière,  il  emprunte  en  transformant.  Trop 
personnel  pour  posséder  les  qualités  didactiques,  Dupont-White 
n'a  pas  exercé  sur  les  esprits  l'intluence  dont  il  était  digne. 
Peut-être  aussi  la  ligne  très  particulière  de  ses  pensées,  son 
indépendance,  son  éloignement  des  écoles  et  des  coteries 
doivent-ils  entrer  en  compte,  lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  pounjuoi 
ses  ouvrages  ne  jouissent  pas  d'une  renommée  plus  étendue. 

M.  Boutmy.  —  Les  livres  que  M.  Boutmy  ^  a  consacrés  à  la 
politique  comptent  parmi  les  plus  distingués  qui  aient  paru  dans 
ces  dernières  années.  Il  a  étudié  l'esprit  de  la  constitution 
anglaise,  l'esprit  des  constitutions  américaines,  et  certains  points 
spéciaux  de  droit  constitutionnel.  Dans  les  questions  auxquelles 
il  a  touché  —  elles  sont  tro[)  peu  nombreuses  —  il  a  pénétré  plus 
avant  qu'on  n'avait  fait  jusqu'à  lui,  et  assez  avant  pour  décou- 

1.  Charles  Dupont-While  (1807-1878),  publiciste. 

i.  Emile  Boutmy,  né  en  1835,  fondateur  et  directeur  de  l'École  libre  des 
sciences  politiques. 


536  ÉCRIVAINS  ET   ORATEURS   POLITIQUES 

rager  quiconque  serait  tenté  de  marcher  sur  ses  traces.  Épris 
de  synthèse,  il  enferme  en  de  courts  travaux  les  vues  les  plus 
sugg'estives.  Il  écrit  avec  un  sentiment  des  difficultés  du  style 
qui  plaît  aux  délicats. 

On  chercherait  vainement,  je  crois,  parmi  les  écrivains  pro- 
prement politiques,  et  en  dehors  de  la  presse  quotidienne  — 
dont  je  n'avais  pas  à  parler,  —  d'autres  noms  à  relever,  dans 
une  histoire  de  la  littérature.  Non  qu'il  n'en  ait  déjà  percé 
quelques-uns,  chez  les  jeunes;  mais  entre  ces  nouveaux  venus, 
il  serait  téméraire  de  faire  dès  à  présent  des  choix,  soit  pour 
offrir,  soit  pour  refuser  le  hrevet  d'écrivain. 

BIBLIOGRAPHIE 

Le  second  Empire.  —Textes  :  Jules  Simon,  le  Devoir,  1854;  la  Liberté, 
1839;  la  Politique  radicale,  1867.  —  Lanfrey,  VÈgUse  et  les  philosophes 
au  XVIIl°  siècle,  1857  ;  Essai  sur  la  Bcvolulion  française,  18o8  :  Éturhs  et  por- 
traits politiques,  1863;  Chroniques  politiques,  1883.  —  Duc  V.  de  Brog-lie, 
Vues  sur  le  gouvernement  de  la  France,  1861.  —  Prévost-Paradol.  Du 
gouvernement  parlementaire,  1860;  la  France  nouvelle,  1868.  —  Laboulaye, 
la  Liberté  religieuse,  1858;  VÈtat  et  ses  limites,  1860;  le  Parti  libéral,  son 
lirogramme,  son  avenir,  1863;  Lettres  politiques,  1872;  Questions  constitu- 
tionnelles, 1872.  —  Vacherot,  la  Démocratie,  1860. 

Jules  YsiVTe,  Discours  parlementaires.  1881.  —  Ernest  Picard,  Discours 
parlementaires,  1882-86.  —  Emile  Ollivier,  Démocrniic  et  liberté,  1867; 
Le  19  janvier,  1869;  Principes  et  conduite,  1875.  —  Billault,  OEurrcs,  1865. 

Criti(|uc  :  Notice  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Jules  Simon,  par  Liard, 
1898;  Notice  sur  la  vie  et  les  travaux  de  Labouluije,  par  H.  Wallon,  1889, 
suivie  d'une  bibliographie,  par  E.  de  Rozière.  —  Prévost-Paradol,  par 
O    Gréard.  189î.  —  Etienne  Vacherot,  par  Ollé-Laprune,  1898. 

La  TU()isii:.\iE  Républioue.  — Textes  :  le  Journal  of/icirl  de  la  République 
française.  —  Gambetta,  Discours  et  jjlaidoijers  politiques,  1881-1885.  — 
Jules  Ferry,  Discours  et  opinions,  \.  Vil,  1898.  —  Challemel-Lacour, 
Œuvres  oratoires,  1897.  —  Le  comte  de  Mun,  Écrits  et  discours,  1888- 
1895.  —  Mt-"'  Freppel,  Œuvres  polémiques  et  discours  politiques,  1874-1888. 

Bersot,  Morale  et  politique,  1808;  Conseils  d'enseignements  de  philosophie 
et  de  politique,  1879.  —  Schérer,  la  Démocratie  en  France,  188i-.  —  Littré, 
l'Établissement  de  la  troisième  République,  1880.  —  Dupont-White,  r In- 
dividu et  rÉtat,iSï)l:  la  Centralisation,  1860;/''  Progrès  politique  en  France, 
1868;  la  Politique  actuelle,  1875.  —  Boutmy,  Études  de  droit  constitu- 
tionnel, 1885;  le  Développement  de  la  constitution  et  de  la  société  en  Angle- 
terre, 1887. 

Consultor  Joseph  Reinach,  le  Conciones  français,  1894.  — M.  Pel- 
lisson,  les  Orateurs  pulitigues  de  la  France  de  1830  à  nos  jours,  1898. 


CHAPITRE    X 


LA    PRESSE   AU    XIX^   SIECLE 


Autrefois  et  aujourd'hui.  —  Sur  la  route  qui  vient  de 
Hollaïule,  un  reître  aux  bottes  évasées  se  dirige  vers  Paris  au 
galop  de  sa  bête.  Toute  l'attention  du  cavalier  est  pour  le  paquet 
ficelé  qu'il  cache  dans  les  fontes  de  sa  selle.  Au  milieu  de  la 
forêt  prochaine,  il  les  confie  à  un  courrier  venu  à  sa  rencontre, 
et  celui-ci  rentre  de  nuit,  prudemment,  par  une  porte  dérobée, 
dans  l'hôtel  armorié  de  son  maître.  Le  lendemain,  il  n'est  bruit 
que  du  dernier  numéro  de  la  Gazette  de  Hollande,  oii  Dubourg 
bafoue  impitoyablement  le  Roi.  Personne  n'a  vu  celte  brochure, 
et  tout  le  monde  la  connaît,  en  })arle;  elle  file  sous  les  man- 
teaux avec  une  discrète  habileté,  elle  se  répand  clandestine- 
ment :  le  roi  même  finit  }>ar  en  avoir  vent,  et  Dubourg  attiré 
dans  un  guet-apens  va  finir  ses  jours  au  fond  d'un  cachot  noir 
du  mont  Saint-Michel,  où  les  rats  le  dévorent  vif. 

Yoilà  le  journalisme  d'autrefois.  Comparez  à  celui  d'aujour- 
d'hui. 

Chaque  matin  des  centaines  de  mille  exemplaires  s'envolent 
des  presses  comme  une  nuée  papillotante. 

Les  vendeurs  se  répandent  par  les  carrefours,  les  porteurs 
déposent  les   numéros  sous   bandes  chez  les  concierges;  petits 

1.  Par  M.  Léo  Clarelie,  docteur  es  lettres. 


538  LA  PRESSE  AU  XIX'^  SIECLE 

employés  et  ouvrières  lisent,  tout  le  long  du  chemin  de  Tatelier, 
les  dernières  nouvelles  ou  le  feuilleton,  en  grignotant  un  petit 
pain.  Chez  lui,  le  hon  bourgeois  en  roltc  de  chambre  déplie  ses 
feuilles,  et  chacun  savoure  paisiblement,  s'il  en  a  le  loisir,  le 
contenu  de  nos  innombrables  «  quotidiens  ». 

Les  temps  ont  bien  changé  depuis  Louis  XIV.  Ils  change- 
ront encore. 

Quelque  peu  littéraire  que  soit  hi  |»resse  en  général,  elle  l'a 
été  davantage  autrefois,  et  il  vaut  la  peine  que  quelques-uns  de 
ses  représentants  les  plus  autorisés  prennent  une  place  modeste 
dans  notre  histoire  nationale  des  lettres.  Nous  allons  en  suivre 
à  grands  traits  le  développement  sous  sa  double  manifestation 
politique  et  littéraire,  en  nous  attachant  à  l'ordre  des  temps, 
pour  terminer  par  un  état  de  la  presse  en  ce  qu'elle  présente 
de  plus  caractéristique  aujourd'hui. 


/.  —  La  Presse  sous  V Empire 
et  la  Restauration. 

Historique.  —  Le  27  nivôse  an  VIII,  les  Consuls  suppri- 
ment GO  journaux  sur  73.  Trois  mois  après,  le  premier  Consul 
invita  Fouché  à  s'assurer  que  les  13  journaux  survivants  étaient 
en  conformité  avec  ses  désirs,  et  ne  choquaient  ni  le  pacte  social, 
ni  le  principe  de  la  souveraineté  du  peuple,  ni  la  gloire  de 
l'armée.  Il  institua  d'ailleurs  un  bureau  de  la  Presse  pour  main- 
tenir celle-ci  dans  les  bons  principes,  et  supprimer  les  journaux 
entachés  d'indépendance,  ayant  déclaré  :  «  Si  je  lâche  la  bride  à 
la  presse,  je  ne  resterai  pas  trois  mois  au  pouvoir  ». 

En  1805,  Napoléon  écrit  au  ministre  de  la  justice  :  «  Réprimez 
im  peu  plus  les  journaux,  faites-y  mettre  de  bons  articles.  Faites 
com[)rendre  aux  rédacteurs  du  Journal  des  Débats  et  du  Publicisic 
que  le  temps  n'est  pas  éloigné  oii,  m'apercevant  qu'ils  ne  sont 
pas  utiles,  je  les  supprimerai  avec  tous  les  autres,  et  nvn  conser- 
verai qu'un  seul.  » 

Peu  après,  le  Journal  des  Débats  fut  flanqué  d'un  censeur,  et 
se  vit  imposer  une  rédaction  ofticielle  avec  le  nom  nouveau  de 
Le  journal  de  Nùnpire.  L'Empereur  interdit  aux  journaux  de 


LA   PRESSE  SOUS   L  EMPIRE   ET   LA  RESTAURATION  :')39 

parler  de  la  politique  autrement  qu'en  copiant  les  articles  du 
Moniteiw,  et  il  inspirait  ceux-ci. 

Napoléon  était  tranquille  de  ce  côté;  la  presse  était  bridée,  et 
il  s'amusait  même  du  zèle  de  ses  censeurs,  qui  lui  faisait  dire  : 
«  Les  imbéciles  !  » 

Les  journaux  disparaissaient  les  uns  après  les  autres.  En  1810, 
ils  ne  sont  plus  que  six.  Ils  sont  quatre  en  1811.  L'année  sui- 
vante, la  Presse  devient  propriété  d'Etat.  Sous  un  pareil  régime 
on  conçoit  aisément  que  son  action  fut  nulle;  elle  était  le  porte- 
parole  officiel  du  pouvoir,  et  non  l'expression  de  l'opinion 
publique,  à  moins  qu'on  bornât  celle-ci  à  l'engouement  perpé- 
tuel et  sans  mélange  pour  les  actes  de  l'Empereui'. 

La  Restauration.  — •  Si  la  Charte  de  1814  parut  restaurer 
la  liberté  de  la  Presse,  au  milieu  d'autres  libertés,  ces  principes 
libéraux  furent  accommodés  aux  exigences  des  émigrés  de  façon 
telle  que  les  royalistes  justifiaient  ce  que  disaient  d'eux  les 
bommes  de  la  France  nouvelle  :  ils  n'avaient  rien  appris,  ni 
rien  oublié.  Ceux  qui  remplaçaient  sur  la  croix  d'honneur  l'ef- 
figie de  Napoléon  par  celle  de  Henri  IV,  effaçaient  un  quart  de 
siècle  de  notre  histoire.  La  censure  préventive  fut  rétablie. 
Après  les  Cent-Jours,  Fouché  reprit  son  œuvre  de  compression, 
et  reconstitua  les  tribunaux  d'exception  dits  «  cours  prévo- 
tales  »,  pour  connaître  des  délits  de  presse  et  tenir  les  journa- 
listes en  bride.  Ils  furent  soumis  à  l'autorisation  du  roi,  qui  se 
réservait  le  droit  de  suspension  ou  de  sui)pression. 

Des  luttes  brillantes  à  la  Chambre  constatèrent  la  solidarité 
de  la  tribune  et  de  la  presse.  Celle-ci  n'eut  jamais  de  si  rares 
défenseurs  :  Chateaubriand,  Benjamin  Constant,  de  Donald, 
Camille  Jordan,  Royer-Collard  parlaient  pour  elle,  tandis  qu'elle 
se  distinguait  elle-même  par  l'organe  de  publicistes  tels  que 
Fiévée,  Etienne,  Lamennais,  de  Barante,  Cousin,  Guizot,  Ville- 
main,  Mignet,  Thiers,  Sacy,  Saint-Marc  Girardin.  Quelle  admi- 
rable légion!  La  Presse  eut  à  peu  près  gain  de  cause. 

L'assassinat  du  duc  de  Berry  (43  février  1820),  tué  «  i)ar  une 
idée  libérale  »,  rendit  les  royalistes  plus  âpres  à  la  réaction.  Le 
ministère  Decaze  emporta  en  tombant  les  espérances  des  publi- 
cistes. Les  lois  d'exception  et  la  censure  reparurent  sous  le 
ministère  Richelieu,  et  Villèle  les  aggrava.  Il  y  eut  un  bureau 


540  LA    PllESSE   AU  XIX"  SIÈCLE 

de  l'esprit  public,  qui  coûtait  cher,  à  24  000  francs  d'appointe- 
ments  par  membre,  et  qui  fonctionna  pour  le  prix.  Les  procès 
se  multipliaient,  le  ministère  achetait  les  journaux  pour  les  faire 
taire.  Quelques-uns  firent  le  marché,  la  Quotidienne  refusa,  et 
dénonça  ce  scandale.  Acheter  un  journal,  cela  s'appelait  amortir 
ropposition. 

La  Presse  sous  Charles  X.  —  La  mort  de  Louis  XVJII 
parut  apporter  quelque  répit.  Charles  X  retira  l'ordonnance  du 
lî)  août  1824,  qui  avait  remis  en  vigueur  les  lois  de  1820  et  de 
1821  sur  la  censure.  Mais  ce  n'était  qu'apparence.  La  Presse 
accroissait  ses  audaces  à  proportion  qu'on  la  persécutait,  et 
Montlosier  ]>uldia  son  fameux  Mémoire  à  consulter,  puis  sa 
bruyante  Dénoncialion  aux  Cours  Royales.  En  décembre  1826, 
le  ministère  Villèle  tenta  de  museler  l'impudente  par  un  projet 
de  répression  si  violent  qu'on  l'appela  ironiquement  «  la  loi  de 
justice  et  d'amour!  »  Loi  vandale!  s'écria  Chateaubriand.  La 
Chambre  des  pairs  ne  la  ratifia  pas.  Paris  illumina. 

L'ère  des  répressions  n'était  pas  close.  Elle  se  continua  par  la 
condamnation  de  Cauchois-Lemaire,  publiciste,  auteur  d'une  bro- 
chure. Lettre  à  S.  A.  R.  le  duc  d'Orléans,  tendant  à  substituer  la 
branche  cadette  des  Bourbons  à  la  branche  aînée.  Les  promesses 
du  pouvoir  étaient  illusoires.  Une  loi  du  18  juillet  promettait  la 
tolérance,  et  le  10  décembre  Déranger  était  condamné  pour  chan- 
sons séditieuses.  Polignac  essaya  d'intimider  la  presse  politique; 
plusieurs  journaux  furent  condamnés;  certains  dont  la  |ioursuite 
était  trop  inique,  furent  acquittés  devant  les  cours  royales,  au 
g-rand  dépit  du  roi.  C'était  le  commencement  delà  fin!  he  Journal 
des  Débals  fait  feu  contre  le  «  parti  prêtre  »  et  ose  écrire  : 

«  Coblentz,  Waterloo,  1815,  voilà  les  trois  principes,  voilà 
les  trois  personnes  du  ministère.  Pressez-le,  tordez-le,  il  ne 
dégoutte  qu'humiliation,  malheurs  et  dangrers.  » 

Thiers,  Mignet,  Armand  Carrel  fulminèrent  dans  le  National 
(3  janvier  1830). 

La  prise  d'x^lger  (5  juillet)  remlit  au  roi  espoir  et  confiance; 
il  brava  roj)position,  sûr  de  lui,  signa  le  décret  de  dissolution  des 
chambres  où  les  221  avaient  affirmé  leur  existence  et  leur  oppo- 
sition, et  le  26  juillet  (juatre  ordonnances  sont  publiées  par  le 
Moniteur  universel.  Elles  suppriment  la  liberté  de  la  presse  et 


LA   PRESSE  SOUS   L'EMPIRE  ET   LA   RESTAURATION  541 

changent  le  mode  électoral.  Les  journaux  s'insurgent  tout  de 
lion.  Le  National  et  le  Temps  tirent  un  feu  nourri.  Le  pouvoir 
fait  briser  les  presses  des  journaux  libéraux  :  la  foule  brise  celles 
des  feuilles  royalistes.  Les  journées  de  juillet  mirent  Charles  X 
à  bas,  et  amenèrent  sur  le  trône  Louis-Philippe  P'",  parce  qu'il 
était  un  «  deux  cent  vingt  et  un  »  et  de  branche  cadette,  désigné 
pour  fonder  une  monarchie  ciloijenne. 

Ce  rapide  aperçu  historique  nous  amène  à  notre  première 
étape.  Retournons-nous  pour  parcourir  un  peu  plus  à  loisir  et 
un  peu  plus  spécialement  la  province  du  journalisme  pendant 
ce  laps  de  temps. 

La  Presse  politique.  —  Ce  n'est  jamais  qu'au  prix  de  la 
violence  qu'il  a  été  possible  de  bâillonner  l'opinion  en  France. 
Même  avant  la  Révolution,  bien  que  La  Bruyère  ait  dit  :  «  Un 
homme  né  chrétien  et  français  se  trouve  contraint  dans  la  satire, 
les  grands  sujets  lui  sont  interdits  »,  la  liberté  de  pensée  n'a 
jamais  été  entièrement  étouffée;  elle  se  faisait  jour  même  sous 
le  despotisme,  dans  les  chansons  narquoises  du  moyen  âge,  dans 
les  satires,  ballades,  pamphlets  de  tous  le  temps.  Elle  brava  les 
parlements  et  eut  Voltaire  pour  invincible  organe,  et  quelque- 
fois Malesherbcs  pour  complice. 

La  Restauration  fut  une  époque  rare  oii  un  article  de  journal 
était  un  événement.  Elle  nous  a  conservé  des  noms  qui  méri- 
tent une  mention  plus  ample,  à  commencer  par  Chateaubriand, 
et  à  suivre  par  quelques  autres  que  nous  allons  voir. 

Chateaubriand.  —  Chateaubriand  honore  le  journalisme 
par  la  beauté  de  son  style,  qui  répudie  la  forme  voltairienne 
pour  reprendre  la  grande  allure  et  le  déroulement  majestueux 
que  la  langue  française  avait  perdus  depuis  Bossuet;  il  y  apj)orte 
l'eurythmie  de  sa  sensibilité  gémissante,  qui  apitoyait  la  belle 
Irlandaise  Mary  Neal  ;  aussi  lui  disait-elle  :  —  «  You  carry  your 
hcart  in  a  sling.  »  (Vous  portez  votre  cœur  en  écharpe!) 

Ce  blessé  frappait  dur.  Sa  campagne  au  Conservateur  l'avait 
amené  au  congres  de  Vérone,  puis  au  ministère,  mais  l'entente 
avec  M.  de  Villèle  lui  était  impossible.  Le  6  juin  1824,  il  fut 
destitué,  «  congédié  comme  un  domestique  ».  Il  rentra  dans  le 
journalisme,  chez  son  ami  Berlin,  au  Journal  des  Débats,  dans 
l'opposition;  il  y  fut  terrible.  Il  disait  : 


:i42  L.V   PRESSE   AU   XIX'  SIECLE 

«  J'étais  arrivé  à  l'âge  où  les  hommes  ont  besoin  de  repos; 
mais  si  j'avais  jugé  de  mes  années  par  la  haine  toujours  crois- 
sante que  m'inspiraient  l'oppression  et  la  bassesse,  j'aurais  pu 
me  croire  rajeuni.  » 

Il  s'acharna  contre  Villèle,  et  Villèle  finit  par  tomber.  Ce  fut 
l'heure  la  plus  ])opulaire  de  Chateaubriand  combattant  à  la  tête 
du  parti  libéral. 

La  révolution  de  juillet  l'acclama.  Mais  il  restait  fidèle  à  la 
légitimité,  et  mettait  une  sorte  de  coquetterie  de  gentilhomme  à 
à  lui  être  plus  dévoué  dans  le  malheur.  Celui  que  la  jeunesse 
des  écoles  avait  porté  en  triomphe  dans  la  cour  d'honneur  du 
Luxembourg  se  faisait  traduire  en  police  correctionnelle  pour 
sa  fameuse  phrase  :  «  Madame,  votre  fils  est  mon  roi!  » 

Il  ne  fut  ni  journaliste  ni  chef  de  parti.  Il  fut  le  dilettante  des 
monarchies  en  ruine. 

Bonald.  —  Lamennais.  —  P.-L.  Courier.  —  Ben- 
jamin Constant.  —  Bonald,  son  compagnon  au  Conser- 
vateur, optimiste  et  dogmatique,  fougueux  et  intransigeant, 
d'une  scolastique  attardée,  fut  le  champion  éloquent  du  trône. 
Joseph  de  Maistre,  le  théoricien  de  la  théocratie  et  l'âpre  ven- 
geur des  rois,  pouvait  dire  de  lui  :  «  Je  n'ai  rien  pensé  que  vous 
ne  l'ayez  écrit,  je  n'ai  rien  écrit,  que  vous  ne  l'ayez  pensé.  » 
Lamennais,  le  libéral  ardent,  le  prêtre  tribun,  le  romantique  de 
la  soutane,  «  l'enfant  de  la  tempête  »,  comme  on  l'appela,  chercha 
avec  Montalembei't  et  Lacordairo,  dans  leur  journal  V Avenir, 
des  garanties  tant  contre  le  despotisme  que  contre  l'anarchie, 
et  crut  les  trouver  dans  le  développement  complet  de  la  liberté 
selon  l'Evangile  ;  écrivain  pathétique,  fantastique,  apocalyptique, 
visionnaire,  troublant,  grandiose  et  vigoureux  créateur  de  sym- 
lioles,  il  fut  l'apôlre  des  tendances  démocratiques  et  socialistes 
dilTuses  dans  les  Ecritures  et  ne  fut  surpassé  dans  ce  genre  que 
j)ar  son  disciple  dissident,  l'énergique  Lacordairo. 

Paul-Louis  Courier,  officier  amateur,  qui  s'absentait  selon 
le  besoin,  paysan  têtu,  propriétaire  bourgeois,  érudit  atrabi- 
laire qui  tomba  sous  la  balle  d'un  garde-chasse,  confia  au  Cen- 
seur sa  pensée  politique,  c'est-à-dire  :  un  gouvernement  qui  soit 
«  une  sorte  de  cocher  à  qui  la  nation  puisse  dire  :  Mène-moi 
là!  »  II  se    montra   ennemi  déclaré  du  trône  et  de  l'autel,  des 


LA   PRESSE  SOUS  L  EMPIRE  ET   LA  RESTAURATI(3N  :i43 

émigrés,  îles  carcs,  des  magistrats,  des  gendarmes,  avocat  des 
mesquines  tracasseries  du  village,  qu'il  rehausse  par  la  fineses 
d'un  La  Bruyère  et  l'ironie  d'un  Pascal. 

Benjamin  Constant,  théoricien  d'un  libéralisme  distingué, 
moins  brillant  journaliste  qu'agréable  romancier,  flotta  dans 
ses  contradictions,  qu'il  reconnaissait,  qu'il  admirait  et  qui  lais- 
saient le  public  chaleureux  mais  méfiant;  égoïste,  joueur,  poli- 
tique inconsistant,  qui  mit  l'unité  de  ses  principes  dans  la 
défense  absolue  de  l'individu  et  de  ses  aises  contre  l'Etat  et  contre 
toute  entrave,  prônant  un  gouvernement  assez  fort  pour  ])ro- 
téger  l'individu,  assez  limité  pour  ne  le  gêner  point. 

Fiévée,  le  petit  typographe,  chanta  la  Révolution  dans  la 
Chronique  de  Paris  et  dans  ses  opéras  comiques,  regretta  en 
prison  la  royauté,  loua  Napoléon  en  Angleterre,  le  blâma  quand 
il  s'aperçut  que  l'empereur  l'embrigadait  dans  sa  police,  et  alla 
louer  l'ancien  régime  dans  son  exil  de  Nevers,  assuré  qu'il  faut 
souvent  changer  d'opinion  pour  rester  de  son  parti. 

La  Presse  littéraire.  —  Le  journal  littéraire  fut  plus 
brillant  encore.  Il  était  moins  gêné,  étant  plus  inofïénsif,  bien 
que  la  criti(|ue  ait  souvent  déguisé  ses  blâmes  politiques  sous 
le  couvert  des  lettj'es.  Ce  fut  le  temps  des  grandes  et  belles 
études  qui  parurent  dans  les  feuilles  publiques,  et  que  nous 
relisons  encore.  A  cette  époque-là  le  journal  coûtait  cher  et 
n'allait  pas  aux  foules.  On  écrivait  pour  une  élite  et  le  journa- 
lisme honorait  son  homme;  ces  jours-là  sont  passés.  Il  fallait 
avant  l'article  une  sérieuse  préparation  générale,  complétée,  à 
l'heure  même,  par  une  préparation  spéciale  et  une  adaptation 
immédiate  au  sujet.  L'écrivain  rattachait  ses  développements  à 
une  doctrine,  à  sa  doctrine,  à  des  idées  générales,  sans  perdre 
de  vue  le  regard  de  l'absolu.  L'information  fiévreuse,  la  rédac- 
tion hâtive,  le  fait  contingent  et  relatif,  la  facilité  déplorable  à 
jaser  de  tout,  n'avait  pas  encore  gâté  le  métier  et  l'on  avait  le 
s])ectacle  de  journalistes  de  très  grande  valeur  comme  les 
quatre  critiques  classiques  du  Journal  des  Débats. 

Le  ft  Journal  des  Débats  >.  —  Geoffroy.  —  Geoffroy  est 
l'une  des  premières  et  des  grandes  figures  dans  l'histoire  de  la 
critique  littéraire  périodique. 

Avant  la  Révolution,  la   politique   était  absolument  bannie 


o44  LA  PRESSE  AU  XIX"  SIÈCLE 

des  feuilles  publiques  ;  les  gazetiers  ne  pouvaient  s'en  préoc- 
cuper qu'en  tapinois  et  en  fraude.  Les  journaux  avoués  et 
reconnus  se  contentaient  d'ajouter  à  la  fin  du  iFascicule  en  petits 
caractères,  comme  parmi  les  annonces,  les  dépêches  relatives  à 
l'état  do  l'Europe.  Les  publicistes  et  folliculaires  étaient  réduits 
à  la  portion  congrue,  aux  ])alivernes  et  aux  lettres  pures,  aux 
études  littéraires,  petits  vers  à  Ghloris,  ou  charades  et  chansons. 
Voltaire  avait  raison  en  disant  :  «  Les  journaux  sont  les 
archives  des  bagatelles.  » 

L'avènement  du  peuple  eut  entre  autres  effets  de  mettre  la 
politique  au  niveau  de  tout  le  monde  et  de  mettre  tout  le 
monde  au  fait  de  la  politique.  x\vec  des  alternatives  de  liberté 
ou  de  répression,  le  public  a  conquis  et  gardé  le  droit  de  s'in- 
téresser à  la  marche  du  pays  et  à  sa  fortune,  et  cette  nouveauté 
fut  si  séduisante  que  la  politique  prima  le  reste  et  étoulTa  la 
voix  des  Muses  clans  le  joui-nal. 

Peut-être  reverrons-nous  des  feuilles  littéraires,  comme  les 
Me?'cure  et\es  Annales  d'antan  :  ce  serait  pour  le  journalisme 
une  façon  honorable  de  se  réconcilier  avec  la  littérature. 

Quand  Geoffroy,  abbé  à  petit  collet  et  précepteur  des  fils  du 
financier  Boutin,  entra  dans  la  presse,  c'était  encore  au  temps 
où  celle-ci  était  purement  littéraire.  Il  dirigea  Y  Année  littéraire, 
où  il  sut  continuer  les  traditions  de  causticité  qu'y  avait  établies 
Fréron.  Lorsqu'il  entra  au  Journal  des  Débats  pour  y  représenter 
les  droits  des  lettres,  il  s'aperçut  que  celles-ci  avaient  une  rivale 
puissante  et  heureuse,  et  qu'il  fallait  déloger  de  la  première 
place;  le  feuilleton,  principal  locataire  de  l'ancienne  gazette, 
descendait  au  rez-de-chaussée. 

C'est  Geoffroy  qui  a  créé  le  feuilleton  dramatique,  dont  on 
n'avait  encore  j)ris  qu'une  idée  par  les  Examens  de  Corneille, 
la  Critique  de  V Ecole  des  femmes  ou  les  Commentaires  de  Vol- 
taire. Le  nouveau  venu  occupa  aussitôt  le  premier  rang,  créa  et 
releva  ce  genre  varié  qui  lui  fournit  l'occasion  de  se  mêler 
brillamment  à  toutes  les  polémiques  et  de  dire  leur  fait  aux 
philosophes  du  siècle  passé.  Il  (Uit  un  ascendant  considérable, 
une  intluence  redoutable,  faisant  et  défaisant  les  réputations, 
frajqiant  de  sa  main  trop  lourde  sur  ceux  qui  lui  déplaisaient, 
favorisant  les  intrigues  de  coulisses,  allumant  la  guerre  entre 


LA   PRESSE  SOLS   L  EMl'IRE   ET   LA    RESTAURATION  :,i:\ 

les  partisans  de  M""  Georges  et  ceux  de  M""  Duchesnois,  oppo- 
sant Lafon  à  Talma,  qui  vint  le  souffleter,  et  accordant  un  peu 
trop  à  la  vénalité,  à  la  partialité,  à  la  rudesse,  à  la  courtisanerie. 
On  le  chansonnait  à  ce  propos.  Il  fut  détesté  et  redouté  ;  on  le 
lui  fit  bien  voir  à  sa  mort,  quand  courut  cette  épigramme  : 

Nous  venons  de  perdre  Geoffroy, 

—  Il  est  mort?  —  Ce  soir  on  l'inhume. 
—  De  quel  mal?  —  Je  ne  sais.  —  Je  le  devine,  moi  : 
L'imprudent,  par  mégarde,  aura  sucé  sa  plume. 

Duviquet.  Feletz.  —  Duviquet  eut  la  témérité  justifiée 
de  succéder  à  GeolTroy,  et  cet  inconnu  se  fit  connaître  ;  il  lutta 
contre  les  barbares  ou  romantiques  avec  science  et  conscience, 
dans  des  articles  substantiels  qu'il  ne  prit  pas  la  peine  de  réunir 
en  volumes,  et  qu'il  devient  malaisé  de  retrouver  aujourd'hui. 

Dorimon  de  Feletz,  rédacteur  chez  les  Berlin,  ses  anciens 
condisciples,  fut  un  adversaire  habile  des  philosophes  du  siècle 
précédent;  nourri  de  la  tradition  classique,  inféodé  au  service 
de  Louis  XVIII,  qui  en  fit  un  inspecteur  d'Académie,  il  joig'nit 
à  une  grande  solidité  de  principes,  un  g-oùt  classique  et  sévère, 
servi  par  un  bon  style  ;  il  travaillait  à  la  restauration  du  sens 
moral,  dont  il  n'était  peut-être  pas  l'apôtre  le  plus  éloquent, 
mais  dont  il  fut  le  propagateur  le  plus  efficace  par  sa  fréquen- 
tation assidue  du  monde  et  des  salons.  Il  savait  mieux  que  per- 
sonne ce  que  voulait  la  société  parce  qu'il  l'entendait  de  sa 
bouche  ;  son  ami  Yillemain  a  pu  le  prendre  pour  centre  d'une 
belle  et  vaste  étude  sur  les  cercles  d'alors,  où  il  fréquentait,  le 
salon  diplomatique  de  M"""  de  Montcalm,  celui  de  M"""  de  Duras 
ou  de  Saint-Surin;  il  était  fort  répandu,  et  exerça  durant  trente 
années,  tant  aux  Débats  (\\i-ax\  Mercure,  une  véritable  magistra- 
ture littéraire. 

Ce  sont  là  les  figures  principales  qui  illustrent  le  journalisme 
jusqu'à  l'avènement  de  Louis-Philippe,  dans  le  règne  duquel 
jious  entrons  à  présent  pour  assister  à  l'une  des  plus  belles 
époques  de  la  presse. 


Histoire  de  la  langue.  VIII. 


35 


540  LA   PUISSE   AL'   XLV  SIECLE 


//.   —  La  presse  sous  Louis-Philippe. 

Historique.  —  Comme  don  de  joyeux  avènement,  Louis- 
Philippe  remercia  la  Presse,  à  qui  il  devait  son  trône,  en  abro- 
geant la  loi  de  1825;  la  presse  fut  libre.  A  la  période  agitée,  vio- 
lente, combative  du  règne  de  Charles  X  succéda  l'accalmie. 
Le  journal  vécut  de  cette  vie  paisible,  sans  agression  contre  le 
pouvoir,  laissant  à  la  petite  presse  illustrée  le  soin  de  manquer 
de  respect  à  la  personne  royale.  La  Caricature  ligura  Louis-Phi- 
lippe en  maçon  occupé  à  effacer  les  inscriptions  de  juillet. 
Charles  l^hilippon  essaya  d'établir  que  ce  maçon  ne  ressemblait 
pas  au  roi;  il  le  prouva  en  montrant  par  (|uatre  cro({uis  que  la 
tète  du  roi  ressemblait  à  une  poire.  Il  fut  condamné  à  six  mois 
de  prison  et  à  2  DUO  francs  d'amende.  Bientôt  le  mouvement 
rétrograde  s'accusa.  Le  ministère  du  13  mars  (183i)avec  Casimir 
Perier,  par  réaction  contre  les  émeutes  qui  mirent  à  sac  l'ar- 
chevèché  et  l'église  Saint-Germain  l'Auxerrois,  multi|dia  les 
rigueurs  contre  la  presse  libérale,  que  ne  contentaient  ni  la  sub- 
stitution de  la  branche  cadette  ni  les  tendances  arriérées  du 
pouvoir.  Le  socialisme  et  les  idées  communistes  se  faisaient 
jour.  Le  parti  républicain  s'affirmait  et  cria  :  Yive  la  Répu- 
blique !  aux  obsèques  du  général  Lamarque,  devant  7.")  000  fusils. 

Les  intentions  libérales  du  pouvoir  s'évanouirent  tout  à  fait. 
Un  citoyen  tira  en  revanche  un  coup  de  pistolet  sur  le  roi  à 
l'ouverture  des  chambres  (19  novembre  1832). 

La  Presse  ne  désarmait  pas  et  combattait  à  présent  dans  les 
rangs  des  deux  partis  de  résistance,  qui  saflîrmaient  l'un  près 
(h'  lautre  en  face  du  pouvoir;  rcîpublicains  et  bonapartistes 
autrefois  unis.  Après  l'émeute  de  IJarbès  et  Blanqui  d'une  part, 
après  le  débarquement  de  Louis-Napoléon  à  AVimereux,  les 
procès  de  presse  foisonnèrent.  La  résistance  se  faisait  de  plus 
en  plus  sentir;  aux  banquets  réformistes  les  citoyens  allumés 
commentaient  les  articles  des  journaux  sous  la  lueur  des  lampes 
éclairant  les  nappes  rougies  de  vin.  Les  journées  de  février  1848 
renversèrent  })ai-  des  barricades  le  monarque  intronisé  sur  des 
barricades. 


LA   PRESSE  SOUS  LOUIS-PHILIPPE  547 

La  république  de  Février  laissa  la  Presse  livrée  à  sa  fantaisie. 
C'est  alors  le  hourvari  d'une  licence  pour  la  première  fois  con- 
quise; les  journaux  naissent  innombrables,  et  font  un  bruit  de 
canards  en  troupes.  Il  n'y  a  plus  d'ontraveis  :  timbre,  caution- 
nement, déclaration,  autorisation,  condition  de  nationalité, 
d'âge,  de  moralité,  on  n'exig-e  plus  rien.  Il  n'en  coûte  que  le 
prix  du  papier  pour  un  journal.  Les  femmes  elles-mêmes  s'en 
mêlent  et  profitent  de  la  liberté  grande. 

La  liberté  est  voisine  de  la  licence  et  l'on  glisse  vite  de  l'une 
à  l'autre;  la  répression  s'imposa  bientôt.  Barbes  avait  ajouté  au 
mot  République  :  démocratique  et  sociale.  Le  parti  républicain 
se  scindait.  Les  socialistes  dirigèrent,  le  15  mai,  une  manifesta- 
tion contre  l'Assemblée  constituante,  tandis  qu'on  apprenait  les 
massacres  de  Rouen  et  de  Limoges.  Les  clubs  de  Barbes  et  de 
Blanqui  furent  fermés.  Le  général  Eugène  Cavaignac  fut 
nommé  ministre  de  la  guerre.  Il  réprima  manu  militari  les 
effervescences  populaires  des  journées  de  Juin.  Le  cautionne- 
ment des  journaux  et  le  timbre  furent  rétablis.  Douze  feuilles 
furent  supprimées,  parmi  lesquelbvs  la  Presse,  dont  le  directeur 
Emile  de  Girardin  fut  jeté  en  prison.  Celui-ci  devait  s'en  sou- 
venir plus  tard,  lors  des  élections  à  la  présidence,  et  Louis- 
Napoléon  trouva  en  lui  un  cliaud  partisan. 

Une  des  mesures  prises  contre  la  presse  trop  libre  fut  d'exiger 
la  signature  des  articles.  Le  journal  cessa  d'être  un  bloc  uni  et 
fort;  il  se  désagrégea  en  individualités  distinctes,  et  celles-ci 
seules  y  gag-nèrent.  C'était  servir  les  intérêts  de  l'ascendant 
personnel  de  l'écrivain  sur  les  masses.  Ainsi  se  formèrent  Louis 
Veuillot,  Henri  Rochefort,  Paul  de  Cassagnac.  Après  le  vote  de 
la  Chambre  qui  donna  raison  à  Louis-Napoléon  contre  Ledru- 
Rollin  à  propos  de  l'expédition  en  Italie,  la  seconde  République 
française  n'existait  plus,  et  la  presse  napoléonienne  redoubla 
d'audace,  indiquant  nettement  son  but.  A  la  revue  de  Satory, 
on  cria  Vive  f  Empereur!  et  celui-ci  vécut  à  partir  du  2  décembre. 

La  Presse  politique.  —  Durant  cette  période,  tous  ceux 
qui  tenaient  une  plume  furent  mêlés  à  la  politique  et  à  la 
presse  :  Chateaubriand,  attaché  à  la  Restauration,  puis  chef  de 
l'opposition,  dédaigneux  des  présents  du  pouvoir;  Lamartine, 
partisan  île  la.  j^oli tique  rationnelle,  rêvant  d'unir  en  1831  «  les 


548  LA   PRESSE  AU  XIX«  SIÈCLE 

royalistes  modérés  et  les  libéraux  très  élevés  et  à  manches 
lariies  »  (Lettre  à  Aimé  Martin),  d'abord  indépendant,  puis 
évoluant  à  gauche,  hostile  à  ce  qu'il  appelait  «  le  parti  des 
bornes  »  et  à  l'imfnobilité  gouvernementale,  à  la  politique  de 
Thiers  comme  au  doctrinarisme  solennel  de  Guizot.  Il  formula 
par  la  voix  de  la  Presse  ses  projets  et  son  programme,  dont  les 
grandes  lignes  étaient  marquées  par  une  chambre  unique, 
liberté  de  la  Presse,  lijjerté  de  l'enseignement,  séparation  de 
l'Église  et  de  l'Etat,  le  sulTrage  universel  à  plusieurs  degrés,  la 
centralisation  des  pouvoirs,  l'abolition  de  la  peine  de  mort,  la 
paix  extérieure,  la  charité  sociale,  —  programme  libéral  relevé 
par  des  idées  généreuses  et  un  peu  de  socialisme  sentimental. 

Lamartine.  —  Lamartine,  rare  orateur,  devait  être  bon 
journaliste.  Il  avait  le  sens  et  le  don  de  la  phrase.  Chez  lui  la 
pensée  se  tasse  en  une  vibrante  formule,  comme  sous  la  frappe. 
C'est  une  excellente  condition  pour  parler  au  peuple,  quelle  que 
soit  la  tribune,  celle  de  la  chambre  ou  celle  du  journal.  Ecoutez- 
le  repousser  contre  Thiers  le  projet  de  fortifications  de  Paris  : 
—  Qu'est-ce  que  des  murs?  Des  embarras  à  garder.  Les  armées 
sont  des  murs  qui  marchent,  des  murs  intelligents,  des  murs 
de  feu  et  d'armes.  Il  y  a  une  artillerie  qui  est  de  force  à  lutter 
contre  les  canons  du  despotisme  :  c'est  l'esprit  public,  c'est  l'opi- 
nion. Il  n'y  a  pas  de  puissance  matérielle  contre  l'explosion  de 
l'âme  d'un  grand  peuple!  » 

Son  action  et  sa  plume  défendirent  le  gouvernement  de  Février 
contre  les  descentes  des  faubourgs.  Il  connut  une  heure  de 
triomphe  et  de  quasi-dictature;  puis  il  rentra  dans  le  silence,  et 
son  rôle  final  dans  le  journalisme  fut  la  publication  d'une  revue, 
les  Enireliens  littéraires,  et  de  biographies  pojnilaires,  Féneloii 
ou  Gutenberg.  Il  écrivait  autrefois  pour  penseï-  :  à  présent  il 
écrivait  pour  vivre.  Il  mourut  sous  l'aumône  impériale. 

Gruizot  et  les* Doctrinaires.  —  Guizot,  qui  avait  débuté 
dans  le  journaUsme  au  Pii/jliciste  de  Suard  à  raison  de  1.50  francs 
paj'  mois  pour  six  articles,  Guizot  lutta  pour  la  liberté  poli- 
tique. ÏjQ  pouvoir  absolu  ne  lui  plaisait  guère,  mais  la  démo- 
cratie lui  semblait  impuissante.  Il  connut  Royer-Collard,  qui 
lui  marqua  la  grandeur  de  l'idée  royale,  mais  il  montra  à  son 
tour  à  son  illustre  ami,  [>ar  l'étude  du  passé,  l'alliance  séculairf 


LA   PRESSE  SOUS  LOUIS-PHILIPPE  ?i49 

de  la  royauté  et  du  peuple.  Ils  fondèrent,  avec  le  mélange  de 
leurs  opinions,  une  minorité  d'élite  dans  le  parti  monarchiste 
constitutionnel,  les  Doctrinaires.  Ils  n'étaient  pas  nombreux,  et 
Rémusat  cliansonnait  gaiement  son  propre  groupe  : 

Le  paiii  s'était  attroupé  ; 
Toute  la  faction  pensante 
Se  tenait  sur  un  canapé. 

Ce  canapé  était  divisé  en  deux  fractions,  les  jeunes  et  les 
vieux.  Ceux-ci  étaient  Royer-Collard,  de  Serre,  Camille  Jourdan, 
Beugnot;  les  jeunes  comptaient  Charles  de  Rémusat,  le  duc  de 
Broglie,  Germain.  Guizot,  malgré  son  âge,  marchait  avec  les 
vieux.  Les  doctrinaires  résolurent  de  présenter  une  doctrine  de 
gouvernement  qui  résolût  le  double  problème  de  concilier  le 
passé  de  la  France  avec  son  avenir,  l'ancien  régime  purifié  avec 
les  temps  modernes.  Ils  cherchèrent  des  principes  qui  fussent 
moins  brutaux  que  ceux  de  la  Révolution,  et  qui  pussent  cons- 
tituer ce  que  Rémusat  a  appelé  «  la  Philosophie^  de  la  Charte  ». 

C'était  une  pensée  louable,  digne  d'un  meilleur  sort,  si  elle 
eût  été  moins  timide  devant  les  événements  en  marche. 

Thiers.  —  Thiers  a  été  un  brillant  journaliste.  Il  le  disait 
lui-même  :  «  Je  n'ai  connu  dans  ma  vie  que  trois  journalistes, 
Rémusat,  Carrel  et  moi.  » 

Il  y  en  eut  d'autres;  mais  Thiers  eut  au  plus  haut  point  les 
«jualités  de  la  profession,  les  connaissances  étendues,  la  rapi- 
dité de  décision,  le  style  aisé,  logique,  précis. 

Il  était  arrivé  d'Aix  à  Paris  en  septembre  1821,  avec  Mignet. 
Recommandé  à  Manuel  et  à  Etienne,  il  entra  au  Constilutionnel, 
hostile  à  la  monarchie  restaurée.  Il  y  fît  le  salon  de  1822,  et  y 
traita  des  questions  d'histoire  et  de  littérature.  11  y  publia  des 
fragments  de  son  Éloge  de  Vauveiiargues  qu'il  avait  présenté 
sous  double  forme  au  Concours  de  l'Académie  d'Aix  :  les  deux 
manuscrits  obtinrent  les  deux  premières  distinctions. 

En  même  temps  il  écrivit  le  bulletin  aux  Tablettes  univer- 
selles, organe  libéral;  il  collabora  au  Globe,  où  il  fit  le  salon  de 
1824  et  dans  Y  Encyclopédie  progressive,  où  il  donna  sa  belle  et 
nette  étude  sur  le  système  de  Law.  Avec  une  infatigable  fécon- 
dité, il  fit  encore  les  articles  sur  Miss  Bellamy  du  théâtre  de 


IWiO  LA   PRESSE  AU  XIX°  SIECLE 

Covent  Garden,  sur  la  cathédrale  de  Cologne,  et  contre  le  roi 
M.  de  Yillèle  lit  taire  son  journal  en  l'achetant. 

Très  répandu,  très  occupé  par  les  débuts  de  son  Histoire,  et 
par  ses  voyages,  très  assidu  dans  les  salons,  chez  M.  Laffite, 
chez  M.  ïernaux,  chez  M.  de  Flahaut,  il  séduisait  les  hommes 
politiques  par  la  vivacité  de  sa  conversation  et  sa  curiosité  tou- 
jours en  éveil.  Le  vieux  Talleyrand  disait  déjà  de  lui  :  «  11  n'est 
pas  parvenu,  il  est  arrivé!  » 

Le  3  janvier  1830  il  fonda  le  National  avec  Mignet  et  Armand 
Carrel.  C'est  là  que  brillèrent  vraiment  ses  qualités  pétulantes, 
qui  étaient  mal  à  l'aise  dans  la  rédaction  du  vieux  Constitu- 
tionnel. Il  n'y  réussit  pleinement  qu'une  fois,  dans  un  long  article, 
«  article  ministre  »,  comme  on  a  dit,  consacré  à  la  brochure  de 
M.  deMontlosier  :  «  Un  cauciiemar  de  300  pages  »,  et  dans  lequel 
on  pressent  le  futur  historien  de  la  Révolution,  l'admirateur  de 
la  Convention  nationale,  «  ce  grand  phénomène  de  passions,  de 
guerre,  d'économie  publique,  d'administration  ». 

Au  National,  il  donna  sa  mesure;  il  y  débuta  par  un  article 
sensationnel  sur  la  Charte,  qu'il  présenta  comme  un  contrat 
bilatéral  liant  aussi  bien  le  roi  que  le  peuple,  et  laissant  à  celui- 
ci,  avec  le  vote  de  l'impôt,  une  influence  suffisante.  Il  fallait  s'y 
enfermer,  y  enfermer  avec  soi  le  gouvernement,  et  s'il  voulait 
en  sortir,  l'obliger  à  «  sauter  par  la  fenêtre  ».  Talleyrand  l'appe- 
lait «  un  esprit  très  monarchique  ».  De  fait,  avant  1830,  Thiers 
pensait  qu'avec  des  élections  franches,  une  majorité  sincère,  un 
ministère  représentant  cette  majorité  et  une  presse  libre,  on 
aurait  toute  la  liberté  désirable;  il  suffirait  d'un  roi  qui  régnât 
sans  gouverner.  Ce  «  monarchiste  »  prévoyait  et  appelait  la 
République. 

Ses  articles  contre  la  branche  aînée,  contre  l'expédition 
d'Alger,  contre  la  politique  du  ministère  de  Polignac  dans  les 
affaires  de  Grèce,  frappaient  comme  des  balles. 

Il  n'avait  pas  le  dogmatisme  empesé  de  M.  de  Rémusat,  de 
Guizoï,  de  Dubois,  ses  amis  du  Globe.  Il  avait  l'abondance,  la 
facilité,  les  négligences  aussi,  la  curiosité  d'esprit  qui  lui  faisait 
tout  voir,  tout  étudier  sans  jamais  perdre  de  temps  à  analyser 
sa  psychologie  ni  celle  des  autres,  dans  son  horreur  qu'il  pro- 
clamait contre  le  genre  impressif. 


LA    PRESSE   SOUS  LOUIS-PHILIPPE  r.r.l 

Augustin  Thierry.  —  Aiig^uslin  Thierry  vécut  trois  années 
dans  le  coninierce  de  Saint-Simon,  qui  ne  méconnaissait  pas 
l'importance  du  mouvement  communal,  et  mettait  dans  l'affran- 
chissement des  populations  urhaines  le  triomphe  des  idées 
modernes.  Ces  germes  portèrent  leurs  fruits  dans  le  cerveau 
du  grand  historien  mérovingien.  Celui-ci  collahora  au  Censeur 
Européen.  Il  fut  indépendant  non  pas  par  scepticisme,  mais  par 
la  difficulté  de  trouver  un  gouvernement  qui  le  pût  satisfaire. 

Dans  le  journal,  il  ahandonna  vite  la  politique  et  les  diatribes 
contre  le  pouvoir,  pour  se  consacrer  à  l'histoire,  du  jour  où 
après  avoir  lu  un  chapitre  de  Hume,  il  se  dit  :  «  Tout  cela  date 
d'une  conquête,  il  y  a  une  conquête  là-dessous!  » 

Il  publia  dans  le  Censeur,  sa  première  tentative  historique, 
fondée  sur  cette  idée.  C'était  une  esquisse  de  sa  grande  œuvre, 
qui  l'absorba. 

Proudhon.  —  Que  d'autres  encore!  P.-J.  Proudhon,  l'orgueil- 
leux rédacteur  du  Peuple,  l'apùtre  de  la  thèse,  de  l'antithèse  et 
de  la  synthèse,  logicien  vigoui'eux,  journaliste  déclamatoire  qui 
trouva  dans  l'association  seule  la  sauvegarde  des  libertés  indi- 
viduelles, et  confondit  la  vol  et  la  propriété,  qui  rêva  une  sorte 
de  fédéralisme  économique,  à  l'écart  de  la  politique,  prêt  à  le 
réaliser  fût-ce  par  l'empire,  qui  souhaita  une  juxtaposition 
d'individus  collectifs  faits  pour  se  souder  aussi  ensemble,  et  le 
remplacement  de  la  propriété  par  la  possession  transitoire  et 
méritée. 

Rémusat.  —  La  Guéronnière.  —  De  Genoude.  —  Et 
aussi  toute  la  dynastie  des  Rémusat  :  le  fils  de  la  célèbre  et  spi- 
rituelle M"^  de  Rémusat,  Charles,  formé  à  l'école  des  doctri- 
naires, ami  de  Thiers,  auteur  de  vigoureux  articles  du  Globe, 
libéral  d'abord,  puis  hostile  à  la  démocratie,  par  un  virement 
commun  à  tout  son  parti,  sous  Louis-Philippe,  pour  aboutir  à 
un  libéralisme  mitigé  et  surtout  à  de  hautes  études  philoso- 
phiques ;  —  le  fils  de  Charles,  Paul,  qui  partagea  sa  vie  entre 
ses  travaux  scientifiques  et  son  dévouement  à  M.  Thiers. 

C'est  encore  La  Guéronnière,  le  clair  de  lune  de  Lamartine, 
le  caméléon  politique,  rédacteur  on  chef  au  Pans,  fondateur  de 
la  France. 

Quant  à  de  Genoude,  le  royaliste  endurci  du  Conservateur,  du 


■»:j2  la    PUKSSK   AT   XIX"  SIECLE 

Défensenr,  de  V Etoile,  de  la  Gazette,  iils  de  cabaretier  commode 
aux  princes,  journaliste  fécond  et  incorrect,  défenseur  gagé  et 
rente  de  la  légitimité,  Louis  XVIII  l'anoblit  en  disant  :  «  Nous 
allons  lui  flanquer  du  de  par  devant  et  par  derrière,  à  ce  vail- 
lant cbevalier  du  trône  et  de  l'autel  ». 

Ce  fut  la  g-rande  époque  du  journalisme  [»olilique  et  militant, 
le  temps  d'insurrection  et  de  loyale  audace,  où  Martin  Bernard, 
b'  burgrave  de  la  liberté,  disait  :  «  Ou  venait  chez  nous  cher- 
cher des  })apiers,  on  y  trouvait  des  balles!  » 

Mais  par-dessus  tous,  deux  fig'ures  se  détachent  en  relief,  deux 
journalistes  de  pur  tempérament,  Emile  de  Girardin  et  Armand 
Carrel. 

Emile  de  Girardin  et  Armand  Carrel.  —  Emile  de 
Girardin  demeurera  comme  le  type  le  plus  accompli  du  jour- 
naliste moderne,  actif,  entreprenant,  brasseur  d'idées  etd'alTaires, 
inventif,  —  une  sorte  de  négociant  de  la  littérature,  qui  relève 
le  commerce  par  la  doctrine,  un  Voltaire  au  petit  pied,  un 
séide  de  la  renommée,  un  flatteur  de  la  réclame,  un  écrivain 
hâtif  dont  Sainte-Beuve  disait  sévèrement  :  «  Il  paraît  difficile 
de  conquérir  ce  nom  aux  lettres  ». 

Quelle  figure  originale,  à  peine  saisissable,  dans  sa  mobilité 
féconde  qui  en  agite  et  en  brouille  les  traits!  Essayons  pourtant 
de  les  fixer. 

Emile  de  Girardin  est  né  à  Paris  en  1802,  sous  l'Empire;  il 
est  mort  le  27  avril  1881,  sous  la  présidence  de  Jules  Grévy. 
Sa  biographie  complète  serait,  pour  qui  aurait  le  loisir  et  la 
place  de  l'écrire,  un  pur  roman.  Il  était  fils  adultérin  de  la  femme 
d'un  conseiller  à  la  Cour  et  d'un  lieutenant  général  qui  allait 
devenir  premier  veneur  sous  la  Restauration,  le  comte  Alexandre 
d<'  Girardin,  appartenant  à  une  des  grandes  familles  de  l'ancien 
régime.  Cet  enfant  fut  attribué  à  une  lingère  suisse  et  appelé 
Emile. 

Emile!  c'est  le  nom  qu'aimait  J.-J.  Rousseau,  et  le  futur 
doctrinaire  de  la  presse  était  ainsi  mis  dès  le  bas  âge  sous  le 
patronage  du  philosophe  qui  fut  le  précepteur  de  son  grand-père, 
Louis-Stanislas  de  Girardin,  l'auteur  de  V Itinéraire  des  Jardins 
d-  Ermenonville. 

Emile  n'a  pas   voulu  se  soustraire  à  ce  parrainag'e,  et  il  fut 


LA   PRESSE  SOUS   LOUIS-PHILIPPE  o".3 

vraiment  le  filleul  Je  Jean-Jacques,  dont  le  souvenir  était  encore 
tout  chaud  dans  la  famille  qui  l'avait  hébergé.  Quand  M""'  de 
Girardin  écrivit  plus  tard  La  joie  fait  peur,  elle  portait  à  la 
scène  une  anecdote  vraie  qui  se  passa  dans  la  famille  de  Les- 
sert  chez  les  descendants  de  cette  M'""  Boy  de  la  Tour,  qui  logea 
le  philosophe  à  Motiers.  M"''  Dupuy,  mère  d'Emile  de  Girardin, 
était  née  Fagan  :  c'est  elle  qui  est  la  fameuse  Jeune  fille  à  la 
colombe  de  Greuze.  M.  Alexandre  de  Girardin  avait  le  goût  bon. 
Emile  a  quelquefois  signé  Fagan.  A  l'époque  où  il  entra  dans  la 
vie,  la  génération  nouvelle  portait  en  terre  les  derniers  fils  de 
René  et  se  tournait  vers  l'action.  Il  fut  bien  de  son  temps  par 
son  activité  et  sa  résolution.  L'enfant  trouvé  se  campa  en  face 
de  la  société  et  se  promit  d'y  conquérir  sa  haute  place.  Il  se 
trace  à  lui-même  son  programme  dans  son  premier  livre,  cette 
curieuse  autobiographie  qu'il  a  appelée  Emile  et  oh  il  se 
raconte. 

Il  a  vu  et  prévu  avec  précision  les  exigences  de  la  lutte  pour 
la  vie  et  il  s'y  élance  avec  le  courage  de  la  clairvoyance.  «  Pour 
surgir  de  l'obscurité  il  n'est  plus  qu'un  moyen;  grattez  la 
terre  avec  vos  ongles,  si  vous  n'avez  pas  d'outils,  mais  grat- 
tez-la jusqu'à  ce  que  vous  ayez  arraché  une  mine  de  ses 
entrailles...  Quand  vous  l'aurez  trouvée  on  viendra  vous  la  dis- 
puter, mais  si  vous  êtes  le  plus  fort,  on  viendra  vous  flatter, 
et  quand  vous  n'aurez  plus  besoin  de  personne  on  viendra  vous 
secourir.  »  Il  s'arme  en  guerre  dès  le  début  et  il  n'a  pas  été 
vaincu. 

Il  força  l'entrée  du  monde  ;  il  était  élégant,  distingué,  hardi, 
courageux,  fortifié  par  la  libre  éducation  qu'il  avait  reçue  en 
Normandie  chez  un  palefrenier  du  haras  du  Pin.  De  santé 
robuste,  il  déclarait  avec  orgueil  qu'il  ne  savait  ce  que  c'était 
que  la  maladie.  Il  tenait  d'ailleurs  de  race,  était  d'une  figure 
agréable  et  de  manières  courtoises,  intrépide  et  ambitieux  avec 
ces  «  yeux  de  velours  »  que  les  Goncourt  ont  remarqués  à  une 
réception  chez  la  princesse  Mathilde.  Le  fond  de  sa  nature  fut  le 
sentiment  élevé  du  bien,  et  une  grande  délicatesse  de  cœur. 
Jeune,  il  connut  vite  les  femmes,  et  sut  comprendre  leur  supé- 
riorité dans  la  tendresse  et  le  dévouement.  Elle  est  de  lui,  cette 
pensée  qui  honore  son  cœur  :  «  Les  femmes  qui  sont  si  habiles 


l\:\'t  LA    IMtKSSI-    M    \1X'    SIKCLI' 

en  dissimulation,  feiiinent  plus  adroitement  (jue  nous  un  senti- 
ment qu'elles  n'éprouvent  pas;  mais  elles  cachent  moins  bien 
que  les  hommes  une  afTection  sincère  et  passionnée,  parce 
qu'elles  s'y  adonnent  davantage.  » 

Sa  nature  était  trop  fine  pour  bouleverser  lesg-randes  notions 
de  l'humanité,  et  il  respectait  l'idée  de  Dieu,  lui  qui  disait  :  — 
«  Toutes  les  grandes  pensées  aboutissent  à  Dieu!  »  Ce  ne  fut 
une  âme  ni  banale  ni  basse  ;  ce  fut  un  esprit  net  et  décidé. 
Il  comprit  vite  que  l'argent  est  le  nerf  de  la  lutte.  Il  avait 
perdu  en  spéculations  mauvaises  ce  qu'il  possédait;  il  secoua  la 
poussière  d'or  de  ses  chaussures  éculées  sur  les  marches  de  la 
Bourse,  et  ramassa  une  plume  et  un  nom.  Il  signa  sans  y  être 
autorisé,  Emile  de  Girardin,  prêt  à  plaider  la  cause  des  enfants 
trouvés  si  son  père  protestait.  Le  général  de  Girardin  ne  dit 
rien,  soit  qu'il  aimât  cette  crânerie,  soit  qu'il  flairât  un  lutteur 
redoutable. 

Explorant  de  son  regard  de  fauve  le  champ  de  la  littérature, 
il  aperçut  une  place  à  prendre,  dont  nul  ne  s'était  douté,  ni 
soucié.  Il  inventa  la  presse  à  bon  marché,  et  devina  l'avenir 
puissant  de  cette  institution  aujourd'hui  prospère  et  riche.  11  en 
est  le  créateur  et  c'est  là  sa  plus  grande  œuvre. 

Il  se  rappela  peut-être  le  mot  de  Benjamin  Constant,  qui 
voulait  qu'on  fît  du  journal  «  le  livre  de  ceux  qui  n'en  ont  pas, 
lu  par  le  mendiant  comme  par  le  roi  ». 

La  presse  de  son  temps  ne  portait  pas  assez  loin.  Les  abonne- 
ments coûtaient  cher,  et  il  y  avait  peu  d'abonnés.  L'heureux 
privilégié  recevait  le  matin  son  journal  sous  bande,  il  le  dépliait 
avec  l'orgueil  et  le  soin  que  méritait  ce  faste!  Il  le  lisait  avec 
cette  sage  et  prudente  application  que  la  caricature  a  popula- 
risée, les  lunettes  sur  le  nez,  les  pieds  sur  les  chenets,  le  menton 
rengorgé  :  il  le  déchiffrait  d'un  bout  à  l'autre,  car  il  lui  en  fallait 
pour  son  argent,  et  il  faisait  ensuite  à  des  voisins  amis  l'insigne 
faveur  de  leur  prêter  la  feuille. 

Il  fallait  étendre  et  vulgariser  ce  commerce.  Emile  de  Girardin 
s'y  consacra;  il  s'essaya  d'abord  par  des  publications  populaires 
de  reproductions  littéraires  ou  de  modes.  La  révolution  de  1830 
lui  offrit  le  moyen  d'appliquer  son  idée  et  de  tenter  l'expérience 
sur  un  champ  plus  vaste,  au  moment  où  les  esprits  échaufles, 


LA   PRESSE  SOUS   L0L'1S-PHIL!1>I»E  'Kio 

les  idées  en  ébullition,  les  partis  en  effervescence  allaient  se 
heurter  et  couvrir  le  monde  d'une  pluie  d'étincelles. 

Il  soumit  son  projet  à  Casimir  Perier,  et  lui  proposa  de 
mettre  le  Moniteur  à  un  sou  en  faisant  des  annonces.  On  ne  lui 
répondit  même  pas.  Il  fît  alors  l'essai  lui-même.  'ë)on  Journal  des 
connaissances  utiles,  à  4  francs  par  an,  eut  130  000  abonnés. 
Il  était  fixé  sur  la  valeur  de  son  idée,  il  pouvait  l'utiliser,  et 
il  n'y  manqua  point.  Le  succès  favorisa  son  journal  le  Musée 
des  Familles;  son  Almanach  de  France  eut  un  tirage  de 
1200  000  exemplaires,  et  il  en  alla  à  l'avenant  de  ses  autres 
entreprises,  V Atlas  universel  à  un  sou  la  carte,  ou  le  Journal 
des  instituteurs  à  36  sous  par  an. 

Ce  n'étaient  là  que  des  affaires  simplement  commerciales,  et 
on  ne  parlerait  plus  aujourd'hui  de  M.  de  Girardin,  s'il  eût  borné 
son  rôle  à  gagner  beaucoup  d'argent  en  distribuant  en  pâture 
au  public  des  romans  coupés  en  tranches  ou  des  feuilles  d'inté- 
rêt local. 

Cet  esprit  audacieux  conçut  le  projet  d'appliquer  son  système 
dans  une  sphère  plus  haute,  de  vulgariser  même  les  doctrines, 
de  répandre  à  des  milliers  d'exemplaires  l'œuvre  des  penseurs 
et  la  parole  des  hommes  politiques,  de  démocratiser  la  philoso- 
phie de  l'histoire. 

Autrefois  les  spéculations  élevées  étaient  l'apanage  d'une  caste 
restreinte  et  fermée,  abritée  derrière  la  barrière  du  latin.  Il  y 
avait  une  aristocratie  pensante,  ratiocinante,  dont  le  peuple 
soupçonnait  l'existence  sans  rien  entendre  à  ses  travaux. 
Descartes  écrivit  en  français  et  fît  tomber  cet  écran  protecteur. 

Plus  tard  ce  fut  la  rareté,  la  cherté  des  imprimés  qui  contin- 
rent les  aspirations  plébéiennes  vers  les  cimes  de  la  pensée;  un 
ostracisme  pesait  sur  le  peuple  aux  abords  du  savoir  et  de  la 
philosophie.  Emile  de  Girardin  a  frappé  sur  les  cloisons  derrière 
lesquelles  l'ouvrier  se  haussait  vainement  pour  voir  :  il  a  créé 
la  grande  presse  à  bon  marché. 

Il  eut  tout  d'abord  le  sort  commun  des  inventeurs,  qui  n'ont 
pas  pour  habitude  de  recueillir  eux-mêmes  les  fruits  de  leurs 
inventions,  et  il  put  chanter,  aussi  lui,  son  sic  vos  non  vobis,  quand 
il  vit  le  propriétaire  du  Droit,  Dutacq,  s'approprier  l'idée  qu'il  lui 
avait  soumise  et  publier  le  Siècle  suivant  la  formule  nouvelle. 


ooG  LA   PUESSK   Ai:  XIX''  SIECLE 

L'associé  devenait  le  concurrent.  Emile  de  Girardin  ne  se 
rebuta  pas,  refît  des  capitaux,  confia  la  rédaction  du  prospectus 
à  Victor  Hug-o,  qui  écrivit  :  «  Cette  œuvre,  ce  sera  la  formation 
paisible,  lente  et  log^ique  d'un  ordre  social  où  les  principes  nou- 
veaux dég-ag-és  par  la  Révolution  française  trouveront  enfin  leur 
combinaison  avec  les  principes  éternels  et  primordiaux  de  toute 
civilisation.  Tâchons  de  rallier  à  l'idée  applicable  du  progrès 
tous  les  hommes  d'élite  et  d'entrain,  un  parti  supérieur  qui 
veuille  la  civilisation  de  tous  les  partis  inférieurs  (jui  ne  savent 
ce  qu'ils  veulent.  » 

Il  s'entoura  de  collaborateurs  qui  furent  F.  Soulié,  Al.  Dumas, 
Th.  Gautier  pour  les  beaux-arts,  pour  les  courriers,  Granier  de 
Gassag-nac,  Méry,  Esquiros,  Fiorentino,  Léon  Gozlan.  Sa  glo- 
rieuse femme,  née  Delphine  Gay,  faisait  la  chronique  dans  les 
journaux  que  fondait  son  mari;  esprit  délié,  souple,  piquant, 
léger,  paradoxal,  l'auteur  ondoyant  et  divers  du  Chapeau  d'un 
horloger  et  de  La  joie  /a^Y/jez^r  traitait  spirituellement  les  sujets 
les  plus  frivoles,  avec  des  pointes  très  fines  qui  jaillissaient  de 
source,  et  avec  une  émotion  qu'elle  ne  ressentit  jamais.  Elle 
est  toujours  préparée  pour  l'efTet.  Elle  se  pavane  comme  dans 
un  salon,  elle  pose  pour  la  galerie,  elle  est  restée  ce  qu'elle 
fut  pour  Lamartine  quand  il  la  rencontra  à  la  cascade  de 
Vellino,  —  un  beau  sujet  de  pendule!  Elle  signe  le  Courrier  de 
Paris,  dans  la  Presse,  du  pseudonyme  de  vicomte  de  Launay. 

Les  actions  furent  enlevées  d'assaut,  et  la  Presse  fut  une 
arme  puissante,  un  engin  formidable  {1"  juillet  1836). 

Une  pareille  innovation  alarma  deux  catégories  de  confrères  : 
les  commerçants  de  la  plume  qui  redoutaient  une  concurrence 
terrible,  et  aussi  les  représentants  du  journalisme  pur,  chevale- 
resque, de  l'apostolat  par  la  presse. 

Le  type  le  plus  accompli  de  ce  parti  était  alors  Armand 
Carrel,  l'u-n  dos  plus  beaux  caractères  de  cette  époque,  celui 
dont  Victor  Hugo  écrivait  dans  une  lettre  récemment  publiée  : 
«  Tout  ce  que  je  sais  de  lui,  soit  par  ses  ouvrages,  soit  par  ses 
amis,  la  nature  âpre  et  forte  de  son  talent  et  de  son  caractère, 
cette  vie  pleine  d'honneur  et  de  courage,  de  si  bonne  heure 
disputée  aux  tribunaux  politiques,  tout  jusqu'à  cette  seule 
fois  oh  j'ai  causé  avec  lui  chez  Rabbe  et  où  j'ai  eu,  m'a-t-on  dit, 


LA   PRESSE  SOUS   LOUIS-PHILIPPE  'k;? 

le  malheur  de  le  blesser,  animés  que  nous  étions  tous  deux 
alors  d'exaltation  politique  bien  contraire,  tout  cela  m'a  inspiré 
depuis  longtemps  pour  M.  Carrel  une  de  ces  fortes  sympathies 
(pii  d'ordinaire  se  résolvent  tôt  ou  tard  en  amitié.  » 

Armand  Carrel  avait  alors  trente-six  ans.  Sortide  l'école  de  Saint- 
Cvr,  il  avait  toujours  donné  les  marques  d'un  esprit  droit  et  d'un 
courage  éprouvé.  Il  g'ardait  le  tempérament  militaire,  l'allure 
décidée,  le  caractère  absolu.  Après  avoir  écrit  des  livres  d'his- 
toire et  collaboré  à  divers  journaux,  il  fonda  le  National  avec 
Thiers  et  Mignet  en  1830  pour  renverser  les  Bourbons  et  prépa- 
rer l'avènement  de  la  branche  d'Orléans.  Après  deux  ans  de 
sympathie  pour  Louis-Philippe,  Armand  Carrel,  devenu  le 
rédacteur  en  chef  de  son  journal,  dénonça  les  mesures  rétro- 
grades du  gouvernement  et  répudia  son  alliance  avec  la  monar- 
chie dont  il  désapprouvait  l'essai  infructueux. 

Il  prit  rang"  parmi  les  premiers  journalistes  de  son  temps 
par  ses  qualités  de  soliriété,  de  netteté,  de  vigueur  et  de  clarté, 
par  sa  langue  pure  et  colorée,  par  son  énergie  calme  et  froide, 
sa  sincérité  généreuse  et  sa  fierté.  Avec  ses  instincts  de  comba- 
tivité, il  provoquait  les  actes  et  les  occasions  de  résistance,  de 
défi  au  gouvernement,  de  harangues  hardies  ou  d'articles 
agressifs.  On  l'appela  le  Bayard  du  journalisme;  le  nom  est 
bien  mérité,  car  il  fut  sans  re|»roche  et  sans  peur. 

Quand  Emile  de  Girardin  fonda  la  Presse,  Armand  Carrel 
désapprouva  cette  promiscuité  d'œuvres  et  d'annonces.  Ses  amis 
du  Bon  Sens  n'eurent  pas  de  peine  à  le  jeter  dans  la  polémique 
qu'ils  avaient  engagée.  On  sait  le  reste.  Le  leader  de  la  Presse 
releva  vertement  la  note  de  son  confrère,  et  un  duel  fatal  jeta 
sur  les  bas-côtés  de  la  route  de  Saint-Mandé,  dans  le  bois  de 
Yincennes,  Armand  Carrel  et  Emile  de  Girardin,  blessés  tous 
deux;  Armand  Carrel  ne  devait  pas  se  relever.  Il  faut  lire,  dans 
les  émouvantes  pages  qu'ont  écrites  Louis  Blanc  et  Littré,  le 
récit  de  ce  duel,  dont  le  souvenir  est  si  pathétique. 

Quel  tableau  poignant  que  celui  de  cette  mort,  Carrel  porté 
jusqu'à  la  porte  du  bois,  chez  un  ami  voisin,  après  avoir  fait  à 
son  meurtrier  cet  adieu  généreux  : 

«  Adieu,  Monsieur,  je  ne  vous  en  veux  pas.  » 

Un  vieux  militaire  passait,  Carrel  l'interpella  : 


o58  LA  PRESSE   AU  XIX''  SIÈCLE 

ft    Vous   avez    servi;    avez-vous    quelquefois    été    blessé    au 

ventre? 

—  Non,  monsieur,  seulement  au  bras  et  à  la  jambe;  mais  j'ai 
eu  plusieurs  camarades  blessés  au  ventre  qui  en  sont  revenus. 

—  Triste  blessure  que  celle-là  »,  ajouta  Carrel.  Quelle  scène 
lugubre,  la  petite  chambre  où  on  le  déposa  chez  M.  Peyra.  11 
voulut  monter  tout  seul  l'escalier.  Alors  ce  furent  la  péritonite, 
la  fièvre,  le  cauchemar,  la  cécité  envahissant  les  pupilles  et  lui 
faisant  crier  comme  Gœthe  mourant  : 

«  De  la  lumière!  de  la  lumière!  » 

Emile  de  Girardin  porta  noblement  et  avec  dignité  le  deuil 
de  cette  mort  dont  on  ne  saurait  le  rendre  responsable.  Il  avait 
essuyé  le  premier  le  feu  de  l'adversaire  et  il  sut  avoir  la  victoire 
affligée.  Quand  Dujarier  périt  en  duel  quelques  années  après,  en 
1844,  il  prononça  sur  sa  tombe  des  paroles  qui  lui  font  honneur, 
et  dont  il  faut  rapprocher  celles  qu'il  dit  encore,  trois  ans  après, 
à  la  cérémonie  expiatoire  organisée  par  les  Saint-Cyriens  à  la 
mémoire  d'Armand  Carrel. 

L'originalité  de  son  cas  fut  de  s'aviser  que  l'un  des  premiers 
devoirs  du  publiciste  est  d'avoir  le  démon  de  la  publicité.  Il 
est  le  père  et  le  roi  de  l'annonce;  il  est  américain  par  le  besoin 
de  tapage;  la  réclame  se  réclame  de  lui.  Il  demeura  toute  sa  vie 
l'enfant  amusé  par  le  vacarme,  qui  demandait  «  des  éperons 
pour  faire  du  bruit  ». 

Scherer  a  dit  :  «  Emile  de  Girardin  est  avant  tout  le  créateur 
d'une  nouvelle  industrie.  Les  actes  les  plus  marquants  de  sa  vie 
sont  le  journal  à  quarante  francs,  le  journal  à  deux  sous,  puis 
enfin  le  journal  à  un  sou.  » 

C'est  son  œuvre  la  plus  durable  :  œuvre  de  bon  négociant.  Ce 
journaliste  agite  des  bordereaux;  il  bat  de  la  caisse  et  il  la  rem- 
plit; son  bureau  de  rédaction  a  des  grillages  comme  un  comptoir. 

Sortons  de  sa  boutique.  Quel  fut  son  rôle?  Si  l'on  essaye  de 
délimiter  la  part  de  son  influence,  on  entre  en  défiance,  quand 
on  lit  le  titre  d'un  de  ses  dorniei's  ouvi'ages  (jui  achèvent  le  cou- 
ronnement de  sa  cai'rière  :  U impuissance  de  la  Presse,  Est-ce 
donc  là  le  terme  auquel  aboutissent  tant  d'efforts  énergiques  et 
surhumains,  tant  d'activité  tlépensée,  tant  de  questions  soulevées, 
et  résolues,  dattaijues,  de  ripostes,  de  polémiques?  La  presse 


LA   PRESSE   SOUS  LULIS-PHILH'PE  1)1)9 

est  une  puissance  dont  Faction  bonne  ou  fatale  est  toujours 
considérable.  Si  Girardin  fut  mécontent  des  résultats  de  sa 
carrière,  c'est  à  lui,  non  à  l'institution,  qu'il  doit  s'en  prendre. 
C'est  avec  les  idées  générales  et  les  systèmes  logiques  qu'on 
agit  sur  les  masses.  Girardin  manqua  de  doctrine.  Il  fut  l'homme 
de  chaque  jour,  et  son  talent  est  fait  d'à-propos  plus  que  de 
constance,  de  furie  plus  que  de  patience.  Ses  solutions  sont 
improvisées  plutôt  que  méditées,  et  il  n'y  tient  guère,  comme 
on  le  vit  quand  il  suspendit  ses  attaques  contre  Guizot,  à  la 
condition  qu'il  obtiendrait  la  pairie  pour  son  frère,  entachant 
ainsi  légèrement  sa  doctrine  de  vénalité.  Il  est  l'exemple  de 
l'insuffisance  d'une  plume  qui  n"a  à  son  service  ni  une  théorie 
profondément  réfléchie  et  arrêtée,  ni  une  éloquence  persuasive. 
L'encre  du  poléuîiste  a  besoin  pour  l'effet  efficace,  de  charrier 
de  grandes  idées.  h]mile  de  Girardin  aurait  dû  écrire  :  Impnis- 
Muicede  ma  presse!  l\  échoua  aux  élections  pour  la  Constituante; 
le  pouvoir  ni  le  peuple  ne  lui  confièrent  leurs  destinées;  ni  la 
monarchie  contitutionnelle,  ni  la  République,  ni  l'Empire  ne  se 
l'attachèrent,  bien  qu'il  eût  fait  des  avances  à  tous  les  régimes  : 
il  passait  pour  faire  plus  de  bruit  que  de  besog-ne.  Il  cherche  plus 
l'éclat  que  la  profondeur;  c'est  un  virtuose  de  l'exécution,  qui  fait 
chaque  matin  admirer  la  crànerie  et  l'adresse  de  ses  paradoxes. 

Une  seconde  cause  de  la  stérilité  de  son  œuvre,  et  celle-ci 
plus  étonnante,  c'est  sa  fécondité.  Il  eut  trop  d'idées;  aucune  ne 
porta.  Il  avait  dans  son  journal  la  Presse  une  rubrique  intitulée  : 
Une  idée  par  Jour,  ce  qui  fait  un  compte  de  trois  cent  soixante- 
cinq  idées  à  l'année.  C'est  beaucoup  trop,  si  l'on  songe  que 
pour  faire  entrer  une  seule  idée  dans  la  masse,  il  faut  la  marteler 
tous  les  jours  pendant  des  années,  en  frappant  assidûment  à  la 
même  place. 

Dominer  ses  idées  lui  parut  la  grande  aflaire  et  il  en  laissait 
sa  conviction  écrite  sur  un  album  où  il  avait  lu  cette  pensée 
signée  d'un  nom  qui  devait  beaucoup  briller  et  beaucoup  pâlir  : 

«  Marchez  à  la  tète  des  idées  de  votre  siècle,  ces  idées  vous 
suivent  et  vous  soutiennent.  Marchez  à  leur  suite,  elles  vous 
entraînent.  Marchez  contre  elles,  elles  vous  renversent.  » 

Louis  Napoléon  Bonaparte. 

"  1850.  •■ 


■iOO  LA   PUKSSE   Ai:   XIX'    SIECLE 

M.  do  Girartiin  prit  la  plume  et  écrivit  au  bas  de  l'autographe 
du  futur  empereur  :  «  Paroles  vraies!  Grandeur  à  qui  s'en  sou- 
A^ent,  malheur  à  qui  les  oublie.  » 

E.   DE   GiRARDIN. 

.   \  mars  ISnO.  » 

Emile  de  Girardin  a,  dans  une  page  célèbre,  défini  le  pou- 
voir des  mots. 

Il  est  l'homme  du  mot.  En  février  1867,  Rouher  avait  dit  à 
la  tribune  :  «  Nous  avons  conduit  le  pays  graduellement  et 
chaque  année  à  des  destinées  meilleures  ».  Il  reprend  le  terme, 
et  écrit  sous  le  titre  Les  Destinées  meilleures  un  article  à  sen- 
sation (jui  le  fait  condamner  à  5000  francs  d'amende  et  lui 
permet  de  signer  pendant  quelque  temps  ses  articles  :  «  Le 
condamné  du  6  mars  ».  L'expression  incisive,  le  mordant,  la 
verve,  des  ressources  inépuisables  de  polémiste,  agencées  comme 
dans  un  arsenal,  des  redondances  d'arguments,  des  excès  dont 
son  goût  médiocre  ne  l'avertissait  pas,  des  formules  bien  trou- 
vées, de  forte  matière  et  de  bonne  frappe,  une  vivacité  intellec- 
tuelle et  commerçante  qui  fait  songer  à  Beaumarchais,  tels  sont 
les  traits  essentiels  de  sa  physionomie  d'écrivain. 

La  presse  littéraire.  —  Villemain.  —  La  littérature  eut 
aussi  dans  la  presse  de  ce  temps  de  grands  noms,  gardiens  des 
belles  et  premières  traditions  du  journalisme  de  la  Restaura- 
tion, à  commencer  par  Yillemain,  avec  sa  tête  contrariée,  son 
crâne  dénudé  et  bossue,  sa  figure  ravinée,  toute  pétillante  d'in- 
telligence. Deux  grands  fantaisistes  d'inégale  valeur  et  de 
genres  différents  ont  éclairé  de  leur  fantasmagorie  pétillante 
les  sombres  querelles  du  pouvoir  et  du  peuple. 

Théophile  Gautier.  —  C'est  d'abord  Th.  Gautier  pour 
ses  feuilletons.  Ce  n'est  pas  le  Théo  tj-uculcnt,  fort  en  bouche, 
ôtant  sa  redingote  pour  danser  le  pas  du  créancier  et  à  l'alTùt 
des  théories  qui  pourront  «  épater  »  Sainte-Beuve  et  le  bour- 
geois, laissant  croître  sa  chevelure  de  romantique  à  tous  crins 
pour  la  secouer  comme  une  crinière  de  fauve  dans  les  bagarres 
contre  les  classiques,  «  ces  cagoux  et  ces  marmiteux  ». 

Il  fut  double  :  tantôt  fin  comme  un  artiste,  tantôt  grossier 
comme  un  artisan.  Il  plane  et  il  patauge  suivant  l'heure;  il 
excelle  aux  belles  phrases   et  à  la  savate;  il  jongle   avec  les 


LA   PRESSE   SOUS  LOUIS-IMIILIPPE  r.Ol 

mots  et  les  lialtères.  Dans  ses  articles  innombrables,  (jue  seul 
M.  de  Spoelbercli  de  Louvenjoul  a  pu  dénombrer,  il  fut  probe 
et  (Tune  excellente  tenue,  depuis  son  dél)ut  dans  le  Gastronorne 
en  1831  jusqu'à  ses  feuilletons  do  la  Pres^icei  du.  Journal  of/iciel, 
en  passant  par  le  Cabinet  de  Lecture,  YAlinanach  des  Muses,  la 
France  Littéraire,  les  Annales  Romantiques,  le  ]'oleur,  le  Dia- 
mant, \eSelam,  Y  Amulette,  Y  Abeille,  le  Rameau  cV  or ,  YAriel,  etc. 

Le  feuilleton,  c'était  pour  lui  le  martyre  et  le  gagne-pain.  11 
en  voyait  arriver  l'heure  avec  angoisse,  et  il  y  peinait.  11  eut 
l'imprudence  de  dire  son  dégoût  à  propos  de  la  mort  du  poète 
Gbaudesaigues,  «  un  poète  devenu  critique  faute  de  |)ain,  comme 
nous  tous  «.  Son  directeur  Emile  de  Girardin  le  tança  verte- 
ment. Gautier  disait  à  ses  amis  à  ce  propos  :  «  Je  n'ai  pour 
toute  réponse  qu'à  donner  ma  démission  de  rédacteur  de  la 
Presse,  mais  je  ne  le  veux  pas,  je  subis  l'outrage,  et  cela  seul 
aflirme  que  j'ai  eu  raison  de  dire  que  faute  de  pain,  le  poète 
en  est  réduit  à  des  travaux  qui  lui  sont  antipathiques;  non,  je 
ne  peux  pas  jeter  mon  feuilleton  au  nez  de  Girardin,  car  je  n'ai 
que  cela  pour  vivre,  et  d'autres  en  vivent  après  moi.  » 

Il  tira  peu  de  prolit  de  sa  plume,  et  cette  probité  faisait  sou- 
rire de  pitié  ce  Yankee  brasseur  d'atîaires  que  fut  (iirardin,  lui 
qui  disait  cyniquement  :  «  Gautier  est  un  imbécile  qui  ne  com- 
prend rien  au  journalisme  :  je  lui  avais  mis  une  fortune  entre 
les  mains;  son  feuilleton  aurait  dû  lui  rapporter  trente  ou  qua- 
rante mille  francs  par  an,  il  n'a  jamais  su  lui  faire  [)roduire  im 
sou.  Il  n'y  a  pas  un  directeur  de  théâtre  qui  ne  lui  eût  fait  des 
rentes,  à  la  condition  de  l'avoir  pour  porte-voix.  » 

Ce  blâme  est  un  rare  éloge  à  l'endroit  de  Gautier,  qu'il  honore 
autant  qu'il  compromet  son  auteur.  Gautier  n'eut  cependant 
dans  ce  travail  maussade  ni  fiel,  ni  aigreur;  il  est  toujours  bien- 
veillant et  bien  disant.  Il  se  revanchait  inter  pocula  et  entre 
amis,  dans  ces  propos  tonitruants  dont  les  Goncourt  furent  les 
micrographes,  et  oii  il  lui  échappait  des  bordées  de  colère. 

Théophile  Gautier  est  comptable  du  tort  qu'il  a  fait  à  la  cri- 
tique en  la  dispensant  de  se  renseigner  et  en  la  payant  de  mots. 
On  conte  qu'il  écrivit  un  voyage  à  Constantinople  pour  employer 
ses  droits  d'auteur  à  visiter  l'Orient  qu'il  ne  connaissait  pas. 
L'histoire    est    probablement   controuvée;    mais    on    ne    prête 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  "" 


;i62  LA   PllKSSK   Ai:   \[\'    SIECLE 

qu'aux  riches.  Il  n'apportait  pas  toujours  à  ses  articles  la  con- 
science et  l'étude  minutieuse  dont  font  |)reuve  ses  plus  belles 
pages  de  critique,  ses  iniiénieuses  et  chatoyantes  monographies 
des  Grolesques.  Il  fît  le  feuilleton  comme  on  fait  ce  qu'on  n'aime 
j)as,  en  amateur,  comme  on  dit  par  une  singulière  bizarrerie  de 
lancage. 

Fiorentino.  —  Un  autre  fantaisiste  d'envergure  plus  modeste 
fut  Fiorentino.  Fiorentino!  (juel  nom  charmeur  et  qui  éveille 
encore  à  distance  l'idée  d'un  napolitain  actif  et  intrigant,  léger 
et  sémillant;  nom  magique  dont  la  douce  harmonie  semble 
évoquer  l'écho  des  amoureuses  barcarolles  et  des  chansons  de 
mandoline.  Il  était  un  vrai  journaliste,  dans  la  pure  acception 
du  terme,  et  il  ne  s'est  pas  survécu.  Tenez  pour  véritablement 
digne  de  ce  titre  l'écrivain  qui  sait  trouver  le  mot  de  la  situa- 
tion à  un  moment  donné,  qui  sait  se  mettre  à  la  température 
exacte  de  l'opinion  à  une  certaine  heure,  qui  vibre  à  l'unisson 
de  la  foule  mobile  à  tous  les  instants,  mais  dont  la  prose  chaude 
et  réconfortante  à  cet  instant-là,  devient,  aussitôt  l'actualité 
passée,  de  la  lave  figée.  Les  professionnels  se  condamnent  par 
métier  à  n'être  pas  relus. 

On  ne  peut  être  à  la  fois  l'homme  du  moment  et  l'homme 
de  toujours. 

C'est  bien  le  cas  de  Fiorentino.  Nous  savons  par  nos  pères 
quel  succès  il  eut,  mais  nous  ne  le  lisons  plus. 

C'est  une  figure  pittoresque  dans  l'histoire  du  journalisme 
que  cet  Italien  dont  Emile  de  Girardin  dit  un  jour  :  «  Il  est  Ita- 
lien, il  doit  être  musicien!  »  Il  lui  confia  la  critique  musicale, 
et  celui-ci  y  lit  de  petits  chefs-d'œuvre. 

Quel  cas  curieux  que  celui  de  sa  double  et  simultanée  colla- 
boration dans  les  deux  journaux  qui  s'arrachaient  les  barbes  de 
sa  plume,  le  Conslilutionnel,  le  Moniteur  universel \  Au  premier 
il  donnait  des  études  de  large  envolée,  des  articles  d'art  pur 
signés  de  Rouvray;  puis  dans  l'autre  feuille,  il  reprenait  le 
même  sujet,  le  tj-aitait  sur  le  ton  facile  et  enjoué,  incisif  et 
paradoxal.  Durant  quinze  ans,  il  joua  ce  double  personnage,  il 
fut  le  maître  Jacques  du  journalisme,  le  Janine  biformis  de  la 
Presse,  le  critique  volant,  le  voltigeur  de  l'art,  pontifiant  ici, 
minaudant  là-bas,  et  revenant  après  quelques  lazzi  à  son  sacer- 


I 


LA  PRESSE  SOUS   LOUIS-PHILIPPE  afiS 

(loce  !  Prestigieux  improvisateur,  fanfaron  de  presse  et  de  facilité, 
qui  cachait  son  lal)eur  énorme  comme  une  faiblesse,  et  qui 
donna  à  son  temps  l'illusion  d'un  enfant  gâté  par  la  nature, 
insouciant  et  irresponsaljle  de  son  génie. 

Pendant  ce  temps,  parmi  les  hors-d'œuvre  dont  les  journaux 
s'émaillaient,  causeries,  chroniques,  feuilletons  de  théâtre, 
poussait  un  autre  bourgeon  qui  allait  devenir  un  taillis,  —  le 
roman-feuilleton,  avec  Dumas  et  Sue.  Cet  élément  est  devenu 
aujourd'hui  la  plus  nette  ressource  de  la  vente. 

Le  roman-feuilleton.  —  C'est  un  art  que  de  faire  un 
roman-feuilleton.  La  premier*^  condition  pour  y  réussir  est  de 
ne  point  songer  au  volume  qu'on  en  tirera.  Il  faut  que  chaque 
tranche  forme  un  tout,  et  que  la  part  d'intérêt  qui  s'v  trouve 
soit  suffisante  à  soutenir  l'attention  quotidienne.  Il  y  a  là  quelque 
chose  d'analogue  au  morcellement  ingénieux  auquel  étaient 
soumis  les  poèmes  de  la  décadence  latine  pour  la  lecture 
publique.  Il  faut  faire  un  sort  à  chaque  quart  de  chapitre,  et 
il  est  nécessaire  de  bien  tomber  en  page  par  un  «  mot  de  la  fin  » 
sensationnel. 

Alexandre  Dumas  ])ère  (4  Eugène  Sue  ont  créé  ce  genre  fruc- 
tueux. Les  trois  premiers  journaux  de  Paris  se  disputèrent  à 
prix  d'or  le  Juif  Errant,  qui  finit  par  rapporter  d'un  seul  coup 
100  000  francs  à  son  auteur  dans  le  Constitnlio)mel.  Ce  journal 
donnait  à  Dumas  père  64  000  francs  par  an  et  le  Siècle  lui 
assurait  150  000  francs  pour  noircir  100  000  lignes.  Le  Journal 
des  Débats  paya  dans  les  mêmes  }U'ix  les  Mi/stères  de  Paris. 
Il  y  avait  là  de  quoi  troubler  les  esprits,  et  l'on  explique  le 
rêve  gigantesque  que  fit  Théophile  Gautier  au  déclin  de  sa  car- 
rière. Emile  Bergerat  a  conté  quel  énorme  et  effrayant  feuil- 
leton nous  aurions,  si  le  maître  eût  réalisé  ses  rêves  de  malade 
usé,  quand  il  projetait  d'utiliser  les  notes  et  les  études  de  son 
ami  Clermont-Ganneau  pour  écrire  la  légende  du  Prince  des 
Haschischins,  dans  des  conditions  de  faste  féerique. 

Le  feuilleton  véritablement  digne  de  ce  nom  doit  éviter  d'être 
littéraire,  et  rechercher  par-dessus  tout  le  pathétique  violent, 
propre  à  fournir  le  sujet  d'une  affiche  aux  tons  crus.  Voilà  ce 
qui  saisit,  frappe,  remue,  attache  l'àme  des  ouvrières  roma- 
nesques et  des  concierges  inoffensives. 


;1 6  '(■ 


LA    PRESSE   M   XIV  SIECLE 


///.   —  La  Presse  sous   le  second  Eînpire. 


Historique.  —  Sous  le  second  Empire,  la  presse  est  réduite 
à  la  portion  strictement  congrue  j)ar  «  le  décret  organique 
<le  d8r)2  »,  qui  [U'odigua  les  amendes  et  ouvrit  les  prisons.  Le 
Figaro  fut  i)lànié  pour  avoii' osé  constater  (ju'un  soir  les  réver- 
bères du  boulevard  (hi  Prince-Eugène  ne  furent  pas  allumés  à 
l'heure.  L'opposition  se  réfugie  dans  la  petite  presse  frondeuse  et 
joviale  qui  marque  la  température  de  la  foule  avec  autant  de 
justesse  ([ue  les  opérettes  d'Oflenbach,  et  dont  les  représentants 
portent  des  titres  expressifs  :  le  liabeiais,  le  Dandy,  le  Mous- 
t/uetaire,  le  BruV oison,  le  Peignoir,  organe  des  boudoirs,  le 
llanufton,  la  Naïade,  organe  des  établissements  de  bains.  C'est 
une  littérature  sceptique,  joviale,  légère,  scabreuse,  dont  le 
Figaro  donne  le  branle  avec  ses  articles  espiègles  et  aventureux. 

Plus  grave,  le  Courrier  du  Dimanclie  protestait  et  raisonnait 
avec  Prévost-Paradol  :  il  fut  supprimé. 

L'opposition  |)ut  bientôt  grandir,  à  mesure  que  le  pouvoir  se 
détondait.  Dès  i86i,  la  Riw  gauche  faisait  entendre  les  Propos 
de  Labiénus;  Aurélien  Scholl,  Castagnary,  Siebecker,  Weiss  se 
postent  aux  avant-gardes;  Neftzer  fonde  le  Temps,  de  tendance 
lil)érale,  tandis  que  Moïse  Millaud  crée  le  Petit  Journal  à  un  sou, 
qui  donne  à  la  |>resse  une  diffusion  encore  inconnue  parmi  le 
peuple;  celui-ci  y  lut  avec  avidité  les  chroniques  de  Timothée 
Tri  mm. 

En  1867  resj»rit  public  se  réveille.  L'opposition  conq)te  des 
tirages  de  128  000  exemplaires;  les  journaux  officiels  ne  tirent 
plus  qu'à  42  000,  malgré  la  vigilante  oppression  de  Latour- 
Dumoulin.  L'approche  des  élections  législatives  de  1869,  «  le 
grand  redan  à  enlever  »,  inquiétait  le  pouvoir,  qui  sema  l'or 
et  les  fers.  La  presse  se  relève  de  .son  accablement.  Elle  est 
debout,  vaillante  et  forte,  et  combat  l'Empire.  Hochefort  allume 
sa  Lanterne,  et  Barbey  d'Aurevilly  sa  Veilleuse,  Ulbach  sonne 
sa  Cloche. 

Les  trois  Hugo,  Vacquerie,  Meurice,  Pyat,  Louis  Blanc, 
Lockroy  battent  le  Rappel  avec  énergie  et  audace.  Les  événe- 


LA  PRESSE  sors  LE  SECOND  EMPIRE  :i():i 

ments  de  1870-1871  les  aidèrent  dans  leur  lutte  contre  l'Empe- 
reur, qui  tomba. 

La  Presse  pendant  la  guerre  franco-allemande.  — 
Pendant  la  guerre  et  la  Commune  on  a  toute  licence,  et  plus  de 
deux  cents  journaux  naissent.  Le  soir  même  du  4  septembre, 
paraît  une  feuille  appelée  la  Bépnhlique .  Les  autres  journaux 
sont  intéressants  à  titre  de  documents;  ils  suivent  la  marclie 
des  événements  et  reflètent  comme  autant  de  miroirs  l'état  du 
peuple  et  des  choses.  Les  leaders  sont  Blanqui,  Vallès  dans  le 
Cvi  du  Peuple,  Félix  Pyat  (le  Vengeur),  Rocbefort  dans  le  Mol 
d'ordre,  Paschal  Grousset  (la  Bouche  de  fer). 

Tout  est  à  la  guerre.  Félix  Pyat,  conte  Montorgueil,  ouvrit 
dans  son  journal  une  souscription  à  un  sou  pour  offrir  un  fusil 
d'honneur  au  soldat  qui  viserait  et  toucherait  l'empereur  d'Al- 
lemagne. Il  récolta  300  francs.  Sur  le  canon  de  l'arme,  le  nom 
et  la  date  sont  restés  en  blanc. 

La  bonne  humeur  ne  perdait  pas  ses  droits,  et  le  rire  éclatait 
encore  au  milieu  des  obus  dans  les  petites  feuilles  illustrées  de 
André  Gill,  de  Moloch,  de  Le  Petit.  Durant  le  bombardement, 
l'organe  des  peureux,  le  Trac,  annonçait  que  le  journal  serait 
porté  à  domicile  «  jusque  dans  la  cave  du  souscripteur  ». 

D'autres  rient  moins.  Le  Feu  grégeois  conseille,  si  les  Prus- 
siens entrent  dans  Paris,  de  tout  faire  sauter  et  s'effondrer  dans 
la  nitroglycérine,  le  picrate  de  potasse,  le  pétrole,  la  poudre  à 
canon. 

Durant  l'investissement,  l'aspect  des  journaux  se  conforme 
aux  exigences  des  temps.  Jouaust  invente  le  journal  pelure 
qui  s'appelle  :  le  Moniteur  aérien,  la  Dêpêche-Bcdlon,  le  Ballon- 
Poste. 

Dans  l'intérieur  des  murs,  le  papier  se  fait  rare,  le  journal 
diminue  son  format,  n'a  plus  qu'une  feuille  sur  deux  :  c'est  la 
pénurie,  la  privation,  c'est  le  Siège! 

Ceux  de  l'opposition  étaient  les  plus  éloquents.  L'attaque 
est  toujours  plus  brillante  que  la  défense.  A  droite,  il  y  avait 
VUnion,  la  Gazette  de  France,  le  Courrier  du  Dimanche,  VUni- 
vers.  Le  gouvernement  impérial  avait  le  Constitutionnel,  le 
Pags,  la  France,  le  Siècle.  Les  républicains  luttaient  dans 
V Avenir  National,  les  Débats,  le  Temps.  Le  comte  de  Chambord 


:■.»)()  LA    IMIESSE   AL"   XIX'    SIECLE 

avait  doiiiiù  la  direction  de  \  Union  au  comte  de  Riançey,  qui 
avait  à  ses  côtés  Laurentie,  né  le  jour  de  la  mort  de  Louis  XYl. 
C'était  encore  l'époque  de  Nettement,  des  Poujoulat,  Baptislin 
et  Augustin,  celui  qui  brûlait  ses  longs  cheveux  aux  candélabres 
de  la  cheminée  contre  laquelle  il  s'adossait  dans  les  salons; 
d'Escande,  que  Félix  Pyat  appelait  «  petit  vieillard  escai'pé  et 
raboteux  ».  Granier  de  Cassagnac,  M.  de  la  Guéronnière,  John 
Lemoinne,  Neftzer,  le  fondateur  du  Temps  et  du  système  des 
correspondants  étrangers,  l'érudit  Coquille,  formaient  une  pha- 
lange drue  et  forte,  d'oîi  quelques  physionomies  se  détachent  à 
part.  Voici  Veuillot,  d'abord  —  Yeuillot  qui  lit  ce  conte  : 

Il  y  avait  une  fois,  non  pas  un  roi  et  une  reine,  mais  un  ouvrier  tonnelier 
qui  ne  possédait  au  monde  que  ses  outils,  et  qui,  les  portant  sur  son  dos 
rhiver  à  travers  la  boue,  l'été  sous  les  ardeurs  du  soleil,  s'en  allait  de  ville 
en  ville  et  de  campagne  en  campagne,  fabriquant  et  réparant  tonneaux, 
brocs  et  cuviers.  11  se  nommait  Franrois  :  il  était  né  dans  la  Bourgogne; 
il  ne  savait  pas  lire,  il  ne  connaissait  que  son  métier. 

Il  ajoutait  :  «  c'était  mon  père  »,  avec  l'orgueil  d'un  grand 
parvenu  qui  fait  sonner  ses  quartiers  de  paysannerie,  comme 
disait  Proudhon.  11  naquit  en  1813;  sa  mère  tenait  un  débit  de 
vins  à  Bercy.  Il  fît  ses  études  très  sommairement  à  la  muiiielle; 
il  fut  d'abord  saute-ruisseau  au  service  d'un  cabinet  de  lecture. 
Il  portait  des  paquets  de  livres  et  les  lisait  en  route.  Il  fit  de 
bonne  heure  ses  délices  de  Pisrault-Lebrun  et  de  Paul  de  Kock, 
ses  premiers  maîtres.  11  devint  employé  chez  le  père  de  Casimir 
Delavigne,  vit  quelques  gens  de  lettres,  se  sentit  piqué  par  la 
tarentule,  se  mit  à  écrire,  montra  ses  élucubrations  à  Fulgence, 
qui  l'approuva  et  l'attacha  à  un  journal  de  province;  il  avait 
dix-sept  ans.  Il  se  reconnut  aussitôt  la  vocation  de  la  polémique, 
mit  des  brûlots  dans  sa  critique  théâtrale,  bouscula  tout  et  tous, 
eut  duels  sur  duels,  composa  des  romans  à  la  Paul  de  Kock, 
but  du  Champagne  avec  Uomieu,  défendit  le  général  Bugeaud 
qui  venait  de  tuer  Dulong  en  duel,  étudia  ses  classiques  pour 
apprendre  à  écrire,  et  se  campa  en  franc  tireur  à  tous  crins.  11 
disait  de  lui  en  parlant  de  ce  temps-là  :  «  J'étais  alors  un  obus!  » 
11  fut  tout  de  suite  enrôlé  par  le  gouvernement  du  juste 
milieu  qui  essayait  de  se  fonder  après  la  Révolution  de  juillet, 
et  (|ui   avait  besoin  de  plumitifs.   «   Sans  aucune  préparation, 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &    DE   LA   LITT.   FR. 


T.    VIII.   CH.    X 


Armand  Colin  &  C'<'.  Éditeurs,  Paris 


LOUIS     VEUILLOT 
d'après  un  cliché  photographique  de  Nadar 


LA    PUKSSI-:   sous   Ll<:  SECUND   empire  367 

conte  Veuillot,  je  devins  journaliste.  Je  me  trouvais  de  la  Résis- 
tance; j'aurais  été  tout  aussi  volontiers  du  Mouvement.  »  Il 
écrivait  de  droite  et  de  gauche,  n'étant  comme  il  dit  lui-même 
«  qu'un  de  ces  condottieri  de  la  plume  qui  passent  alternative- 
ment d'un  camp  dans  l'autre  pour  vendre  moins  encore  leurs 
travaux  que  leur  inactivité  ».  Après  son  voyage  d'Italie,  grisé 
par  le  parfum  de  Rome,  écœuré  par  les  odeurs  de  Paris,  il  se 
jeta  éperdument  et  sincèrement  dans  les  bras  du  Christ,  dont 
il  devint,  non  pas  le  terre-neuve,  mais  le  bouledog-ue. 

Quand  il  fut  secrétaire  du  maréchal  Bugeaud  qu'il  avait 
autrefois  défendu,  le  maréchal  dut  le  renvoyer  en  disant  : 
«  Veuillot  n'est  bon  que  dans  la  polémique;  c'est  un  pamphlé- 
taire, et  voilà  tout.  »  L'appréciation  nous  paraît  aujourd'hui 
sévère  pour  désigner  l'un  des  trois  ou  quatre  plus  grands  jour- 
nalistes du  siècle. 

Veuillot  demeurera  dans  l'histoire  avec  les  traits  que  lui  prê- 
tait Gill  dans  ses  charges  à  la  plume,  avec  sa  large  figure  trouée 
de  petite  vérole,  comme  un  Mirabeau  d'église.  Nadar  le  repré- 
senta un  jour  sous  la  forme  d'une  écumoire  coiffée  d'un  cha- 
peau. Quelle  que  soit  la  variété  des  partis  qu'il  servit  tour  à 
tour,  et  il  les  a  servis  tous,  Veuillot  reste  comme  le  champion 
mal  embouché  du  parti  catholique;  c'est  celui  de  ses  avatars 
qui  dura  le  plus  longtemps  et  sous  lequel  l'histoire  l'a  stéréo- 
typé; c'est  le  Yeuillot  se  vengeant  de  l'écumoire  de  Nadar  en 
lui  criant,  le  jour  oii  l'illustre  aéronaute  partit  dans  le  ballon  le 
Géant  :  «  S'il  y  a  péril,  jetez  l'ancre  en  haut!  » 

Depuis  son  voyage  de  Rome  et  sa  conversion,  il  défendit  le 
Christ  à  coups  de  crosse  et  de  crucifix,  comme  un  moine-soldat. 
Emile  Augier  disait  de  lui  : 

«  C'est  le  bâtonniste  devant  l'arche  chantant  le  Dies  iras  avec 
un  mirliton.  » 

C'est  juste,  au  mirliton  près.  Veuillot  avait  vu  plus  nettement 
son  propre  rôle  quand  il  l'avait  défini  : 

«  Il  y  avait  dans  la  primitive  Église  des  porteurs  de  la  bonne 
nouvelle  qui  couraient  les  grands  chemins  tenant  à  la  main  un 
bâton.  Les  routes  alors  n'étaient  pas  sûres,  et,  ma  foi,  à  l'occa- 
sion, ils  se  servaient  du  bâton.  Je  suis  comme  eux  un  porteur 
de  la  bonne  parole.  J'ai  mon  bâton,  et  je  m'en  sers!...  » 


]\(\H  LA    PRKSSH   AU   XIX''   SIKCLK 

Le  monde  vu  à  travers  son  optique  spéciale  prend  des  défor- 
mations étranges,  grimace  et  devient  alTreux.  1!  porte  et  étale 
«  la  haine  de  son  pays  »  ;  il  est  l'Alceste  de  la  critique,  et  nul 
n'est  éparg-né:  Molière  est  un  moineau  lascif,  Jean-Jacques  est 
une  espèce;  il  a  des  aversions  vigoureuses  qu'il  justifie,  il  hait 
Marc-Aurèle  «  parce  qu'il  n'a  pas  fait  tuer  son  fils  Commode  », 
il  liait  Cliarles  IX  «  parce  (pi'il  n'a  pas  assez  égorgé  de  hugue- 
nots )>.  ('.était  le  co)nj)clle  inlrare  à  coups  de  fourche  et  de 
bottes. 

Veuillol  n'eut  pas  que  la  brutalité  en  partage.  11  fut  un  obser- 
vateur vif,  rapide  et  sincère,  un  portraitiste  excellent.  Ses 
croquis  de  parlementaires,  au  temps  oij  il  fut  feuilletoniste, 
sont  des  silhouettes  pleines  de  finesse  et  de  malice;  on  sent  qu'il 
a  lu  La  Bruyère  et  relu  Lesage.  Il  conte  qu'au  temps  de  sa  jeu- 
nesse il  feuilletait  les  volumes  en  vogue  de  Michelet,  de  Janin, 
de  G.  Sand;  ils  pensèrent  le  gâter.  Il  fut  sauvé  par  G  il  Blaa  de 
Santillane.  Ce  livre  à  peine  lu  «  le  dégoûta  à  l'instant  de  la 
faconde  moderne,  du  roman  d'intrigue,  du  roman  de  thèse, 
du  roman  de  passion  et  de  tout  cet  absurde  et  de  toute  cette 
emphase  qu'il  avait  tant  aimés  ».  Voilà  une  conversion  littéraire 
qui  est  un  beau  titre  à  l'actif  de  Gil  Blas,  dont  l'air  simple  et 
naturel  fut  plus  fort  que  l'afïeterie  et  la  complication.  Il  est  seu- 
lement regrettable  que  Veuillot  ne  lui  en  ait  pas  un  peu  plus  de 
reconnaissance.  Gil  Blas  passe  comme  le  reste  sous  ses  étri- 
vières  et  fut  déclaré  par  lui  au  point  de  vue  religieux  «  un  mau- 
vais livre  ».  Il  lui  trouve  même  du  venin!  Voilà  une  décou- 
verte qui  eût  bien  étonné  le  doux  Lesage. 

Quelle  carrière  remplie,  et  quelle  activité,  depuis  1813  et  la 
période  de  Louis-Philippe,  où  il  fait  la  polémique  sur  la  liberté 
(l'enseig-nement,  sur  la  question  des  Jésuites,  jusqu'à  l'Empire, 
qu'il  admire  d'abord  pour  le  fouailler  ensuite!  Elle  n'a  pas  eu 
grande  efficacité;  allié  de  la  cour  de  Rome  contre  l'épiscopat, 
Veuillot  a  ou  la  douleur  d'assister  à  la  déchéance  temporelle 
du  pape;  sa  lutte  pour  la  monarchie  ne  fut  pas  plus  heureuse, 
et  il  est  mort  sans  avoir  pu  appliquer  la  devise  de  son  drapeau, 
qu'il  a  brandi  pendant  quarante  années  en  secouant  des  tlam- 
mèches  au-dessus  des  institutions  :  «  Le  Christ,  solution  de 
toutes  les  difficultés  ». 


LA    IMIESSE  sors   LE  SECOND   EMPIRE  :;()9- 

Henri  de  Rochefort.  —  Quelle  étonnante  figure  encore  ce 
comte  Henri  de  Rochefort  de  Luçay  qui  a  laissé  ses  quartiers  de 
noblesse  pour  prendre  et  brandir  ses  quartiers  de  roture,  ce 
Rochefort  hâve  et  pâle  comme  un  ascète,  la  figure  longue  et 
pointue,  osseuse  et  énerg-ique,  surmontée  d'un  toupet  coton- 
neux, avec  des  yeux  perçants  et  vifs,  lutteur  nerveux  et  violent 
dont  on  ne  compte  plus  les  duels,  les  blessures,  qui  mania 
l'injure  avec  la  dextérité  prodigue  d'un  postillon  faisant  tour- 
billonner son  fouet,  et  dont  la  vie  offre  plus  d'aventures  que  le 
roman  d'un  conjuré!  Emeutes,  triomphes,  insultes,  prisons, 
amendes,  déportation,  captivité  en  forteresse,  séjour  à  la  Nou- 
velle-Calédonie, évasion  romantique,  mariag'e  au  couvent,  fuites 
déguisées,  exils  répétés,  publication  clandestine,  pamphlets 
intro(hiils  à  la  frontière  sous  le  manteau;  il  a  tout  connu,  et  ses 
mémoires  semblent  être  du  domaine  de  la  fiction. 

Tl  a  agi  par  la  plume  et  son  influence  fut  considérable.  Il  a 
contribuée  culbuter  l'édifice  vermoulu  de  l'Empire,  qu'il  sapait 
vigoureusement  et  dans  la  Lanterne  et  dans  la  Marseillaise, 
bafouant,  raillant,  frappant  et  cinglant  le  pouvoir.  C'est  un  vio- 
lent, une  tète  chaude,  un  fiévreux,  il  aime  l'à-coup;  il  vous  met 
le  pamphlet  sur  la  gorge;  il  est  le  condottiere  du  premier  Paris. 
C'est  sa  nature.  Son  style  est  un  stylet.  Dès  le  lycée,  il  efîarou- 
chait  un  jour  l'archevêque  Sibour  en  lui  lisant  des  vers  répu- 
blicains, à  l'occasion  de  la  première  communion.  Il  a  des  sur- 
prises violentes,  mais  drôles,  l'énergie,  le  nerf,  l'indignation 
éloquente.  Il  représenta  l'opposition  la  plus  intransigeante  sous 
l'Empire.  Il  obtint  gain  de  cause,  et  la  République  le  délivra  de 
prison  pour  l'appeler  au  conseil.  La  Commune  alla  trop  loin, 
pour  son  goût;  il  la  blâma  et  fut  vilipendé  par  Flourens;  la 
révolution  dévore  quelquefois  ses  enfants.  Il  avait  réclamé  la 
RépubUque  sous  l'Empire.  Sous  la  République  il  lutta  au  nom 
des  radicaux  contre  l'opportunisme.  Il  faut  toujours  un  obstacle 
à  ces  natures  combatives  nées  pour  bousculer  et  démolir;  le 
vide  les  réduit  à  l'inertie.  Pour  cogner  il  faut  rencontrer  une 
résistance.  Rochefort,  dont  l'activité  sommeillait,  retrouva  les 
beaux  jours  d'estocade  dans  l'aventure  boulangiste.  Il  éclaboussa 
le  gouvernement,  déversa  l'injure  et  amusa  la  galerie  par  le 
pittoresque  et  la  brutale  variété  de  ses  épithètes  qu'il  déversait 


r.TO  LA    PliESSK   Al"   XIX'    SIÈCLE 

à  seaux  sur  les  crânes  des  gouvernants  :  «  le  faussaire  Merlin, 
Trarieux  le  tilou,  rolain  le  traître,  le  mouchard  Versaillais 
Sigismond  Lacroix,  le  purulent  Joll'rin  »;  tous  les  ministres 
furent  des  coupe-jarrets,  des  escrocs,  des  potdcviniers,  des  arrê- 
teurs  de  dilig'ences;  Constans  est  à  lui  seul  «  saucissonnier  », 
chourineur,  escarpe  ;  voilà  le  ton  ! 

Prévost-Paradol.  —  A  côté  de  ces  leaders  il  faudrait  évo- 
quer et  convoquer  combien  d'autres  écrivains  de  haut  style  qui 
furent  journalistes  à  leurs  heures  :  Prévost-Paradol,  normalien 
à  l'esprit  brillant,  qui  dans  le  Courrier  du  Dimanche  harcela 
l'Empire  de  son  ironie  hautaine  pour  se  rallier  plus  tard  à  lui, 
dupé  par  les  formes  constitutionnelles;  qui  mit  le  poing  sur  les 
plaies  du  pays,  qui  dénonça  la  désorganisation  militaire,  les 
prodromes  de  guerre,  la  démocratie  grondante,  et  se  tua  à 
Washington,  persuadé  que  le  suicide  est  un  moyen  commode 
pour  sortir  de  difficulté.  Il  eut  de  son  temps,  comme  journa- 
liste, une  réputation  si  éclatante  qu'elle  fut  une  des  plus  belles 
gloires  de  la  carrière  :  il  en  reste  à  peine  le  souvenir.  L'écri- 
vain a  seul  survécu  au  journaliste  avec  quelques  excellents 
livres. 

Divers.  — Louis  Blanc,  cet  Espagnol  humanitaire,  fondateur 
du  Bon  Sens,  devint  le  fauteur  de  l'association  solidaire.  Martyr 
d'une  assemblée  affolée  au  15  mai,  promoteur  d'une  doctrine 
d'amour  et  de  dévouement,  dont  la  forme  fausse  était  celle  des 
couvents  :  «  A  chacun  selon  ses  besoins,  de  chacun  selon  ses 
facultés  »,  il  fut  un  homme  intégre,  pur,  bon,  qui  rêvait  le  bien- 
être  du  peuple  et  pi'oposait  dans  son  àme  douce,  après  la  guerre 
franco-prussienne,  (ju'on  ajoutât  une  colombe  aux  armes  de  la 
ville  de  Paris  en  souvenir  des  pigeons  voyageurs  du  siège. 

L'austère  Eugène  Pelletan,  le  dénonciateur  de  la  Nouvelle 
Babylone,  fut  le  tribun  d'une  prédication  militante  comme  son 
Jarousseau  du  Pasteur  du  désert.  Sa  plume  est  irritée;  il  est  le 
bourreau  du  second  Empire,  pessimiste  et  puritain.  L'ancien 
secrétaire  de  Lamartine  avait  gardé  l'élévation  des  idées  et  le 
sens  de  la  dignité.  Le  sourcil  hérissé,  la  barbe  longue,  la  taille 
haute  et  voûtée,  il  mettait  une  plume  preste  et  cruelle  au  service 
de  ses  principes  arrêtés.  Il  quitta  George  Sand,  alors  qu'il  était 
précepteur  de  son  fils,  pour  une  question  de  philosophie,  pour 


HIST.   DE  LA   LANGUE  &  DE  LA   LITT.    FR. 


T.  VIII,  CH.  X 


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Armand  Colin  &  C'",  Éditeurs,  Paris 


PRÉVOST-PARADQL 
d'après  une  gravure  originale  de  E.  p.  Le  Rat 


LA   PRESSE  SUUS   LE  SECUND    EMPIRE  oTl 

un  dissentiment  sur  Lucrezia  Florianl  et  le  rôle  de  la  femme, 
qu'il  voulait  discret. 

C'est  lui  qui  racontait,  avec  une  ironie  âpre,  avoir  vu  dans  le 
Midi,  au  15  août,  cette  pancarte  au-dessus  de  la  porte  d'un  épi- 
cier :  «  Ce  n'est  pas  moi,  c'est  ma  femme  qui  illumine  ».  Il  ne 
voulait  pas  que  la  femme  illuminât,  quand  le  mari  éteint  ses 
lampions.  L'auteur  de  la  Charte  du  foi/er  fut  un  écrivain  de  race, 
doublé  d'un  honnête  homme,  et  ce  type  n'est  pas  banal. 

Combien  d'autres  encore,  dans  des  camps  divers  :  le  Bruxel- 
lois Francis  Magnard,  qui  fut  d'abord  colleur  de  bandes  au 
Figaro  et  qui  ensuite  rachètera  les  libertés  de  son  Abbé  Jérôme 
par  une  politique  plus  conservatrice,  défendue  au  jour  le  jour 
dans  de  petites  notes  toujours  fort  remarquées,  pleines  de  bon 
sens,  de  justesse  et  d'un  léger  scepticisme.  Il  succéda  dignement 
à  Villemessant  dans  la  direction  du  Figaro^  oh  il  n'a  pas  été 
remplacé. 

A  l'opposé,  Jules  Vallès,  le  photographe  excentrique  des 
femmes  à  barbe  et  des  hercules,  le  porte-voix  des  réfractaires, 
l'Homère  de  la  rue,  mal  préparé  à  ce  rôle  par  ses  premières 
études  en  vue  de  l'Ecole  normale,  et  son  poste  de  secrétaire 
chez  Gustave  Planche,  révolté  qui  eut  l'horreur  éloquente  de  la 
pauvreté,  en  demeurant  bon  cœur  et  ami  dévoué,  qui  laissera 
dans  les  lettres  le  souvenir  d'un  bohème  endiablé,  épris  de  réa- 
lisme brutal  et  de  rêves  communistes. 

La  Presse  littéraire.  — Du  côté  des  lettres,  le  journalisme 
fut  brillant  durant  cette  période. 

Paul  de  Saint- Victor,  au  Pays,  à  la  Presse,  au  Moniteur 
Universel,  à  la  Liberté,  a  donné  au  monde  le  spectacle  incessant 
d'une  fanstasmagorie  scintillante,  d'une  pluie  éblouissante  de 
métaphores.  L'ancien  secrétaire  de  Lamartine  aveuglait  de  son 
éclat  et  de  ses  paillettes  son  ancien  patron,  qui  disait  :  «  Chaque 
fois  que  je  lis  de  Saint- Victor,  je  me  trouve  éteint  ». 

11  eut  une  prodigieuse  richesse  de  vocabulaire  et  d'images;  il 
n'eut  pas  le  tact  de  se  mesurer;  il  fut  trop  prodigue  de  son  bien 
et  ne  sut  pas  écouter  le  conseil  de  Fénelon,  qu'il  ne  faut  pas 
charger  une  étoffe  de  trop  de  broderies.  «  Tant  d'éclairs 
m'éblouissent,  je  cherche  une  lumière  douce  qui  soulage  mes 
faibles  yeux.  »  Paul   de  Saint-Victor  ne  vous  laisse  pas  res- 


:i72  LA   PRESSP]   AU  XIX"  SIECLE 

pirer,  et  sa  lecluro  faliiiue.  Comme  les  précieux  de  l'iiotel 
de  Rambouillet,  il  ne  làclic  pas  une  métaphore  avant  de 
l'avoir  épuisée;  comme  Sénèque,  il  ne  lâche  pas  une  idée  avant 
de  l'avoir  exprimée  cinq  ou  six  fois  en  trop  par  comparaisons 
nouvelles  et  variées;  il  piétine,  il  s'amuse,  il  tire  des  feux 
d'artifice,  il  lance  des  gerbes  de  fusées,  il  constelle  de  points 
d'or  son  champ  d'expériences.  Dans  la  fièvre  de  cette  jonglerie 
de  gemmes,  il  n'a  pas  le  temps  de  choisir  ses  projectiles,  dont 
l'amalgame  est  varié  et  imprévu.  Ses  idées  et  ses  comparaisons 
se  choquent  avec  fracas  et  étincelles;  c'est  un  tourbillon  oîi 
tournoicMil  les  êtres  et  les  choses,  qui  hurlent  souvent  d'être 
ensemble;  il  découvre  et  invente  des  ra[q3orts  surprenants, 
compare  Antigone  à  Marie-Madeleine,  le  pape  Léon  X  à  Thé- 
mistocle,  ou  Piron  au  prophète  Isaïe;  il  semble  vouloir  aftirmer 
seulement  l'originalité  de  sa  pensée  dans  sa  persistance  à 
brouiller  les  traditions  chrétiennes  avec  le  paganisme  hellénique 
ou  les  vieilles  religions  d'Orient.  C'est  un  styliste  qui  a  lu  les 
livres  et  vu  les  tableaux  dont  il  parle,  mais  qui  est  trop  lyrique 
pour  abdiquer  jamais  sa  personnalité,  et  pour  s'effacer  derrière 
son  sujet  d'études.  Celui-ci  n'est  pour  lui  qu'un  prétexte  et  une 
occasion  de  briller,  d'évoluer  savamment  devant  nous. 

Il  demande  à  la  lecture  ou  au  spectacle  des  motifs  d'impres- 
sions personnelles  à  exprimer  dans  un  éblouissement  de  trucu- 
lences, de  couleurs  et  de  projections  lumineuses.  Il  est  agréable 
à  lire;  mais  on  ne  saurait  accepter  ses  jugements  sans  contrôle  : 
ce  n'est  i)as  un  critique  de  tout  repos. 

Jules  Janin.  —  «  Oh  ISOi!  la  belle  époque  pour  naître  », 
disait  Jules  Janin.  Comme  il  naquit  cette  année-là,  voilà  un 
homme  qui  fut  1res  tôt  content  de  son  sort.  Par  la  suite,  il  n'eut 
pas  à  s'en  plaindre,  il  parvint  assez  rapidement  à  la  tribune 
littéraire  du  journal  des  Débats.  Pendant  vingt  ans,  il  fréquenta 
les  théâtres  avec  sa  figure  épanouie  dans  un  collier  de  barbe, 
riant  et  causant  avec  l'attitude  (ju'on  lui  voit  dans  le  tableau  de 
Lazerges,  Le  foyer  de  tOdéon,io\\a\  et  de  belle  humeur,  ayant 
le  mot  piquant  et  la  raillerie  aisée,  soit  qu'il  racontât  la  réception 
académique  de  Leduc,  de  Montmorency,  soit  qu'il  fît  son  (hscours 
à  la  porte  de  l'Institut.  Il  était  d'humeur  gaie.  M""  de  Girardin 
avait   dans   sa  comédie   C Ecole  des  Journal isles  représenté  ses 


LA    PUESSE   SULS   LE  SECOND    EMPIRE  :i73 

confrères  comme  sacripants  et  princes  de  débauche;  depuis  ce 
temps-là  Jules  Janin  demandait  son  chocolat  du  matin  en  criant  : 
«  Qu'on  m'apporte  ma  coupe  d'orgie!  » 

Ce  gros  homme  était  abondant,  amusant,  pittoresque;  ses 
lecteurs  étaient  ses  confidents,  il  leur  parlait  beaucoup  de  sa 
personne,  avec  rondeur  et  sympathie. 

D'influence,  comment  en  aurait-il  eu,  ne  défendant  rien  de 
précis  et  s'amusant  de  tout?  Il  applaudissait  Andromaque  et 
approuvait  Hermione;  il  rompit  quelques  premières  lances  pour 
Ponsard,  quitte  à  lui  casser  les  dernières  sur  le  dos;  il  s'extasia 
sur  Balzac  avant  de  demander  des  «  bottes  d'égoutier  »  pour 
s'aventurer  dans  la  fange  de  ses  œuvres.  Il  n'eut  que  de  l'agré- 
ment, il  n'eut  pas  d'effet,  ayant  négligé  de  rattacher  ses  juge- 
ments à  une  doctrine,  et  cette  doctrine  à  quelque  principe  qui 
donnât  à  son  œuvre  le  caractère  de  l'unité.  Il  fut  un  franc  jour- 
naliste. 

Sainte-Beuve.  —  Mais  voici  Sainte-Beuve  en  personne. 
Un  peu  de  malignité  envieuse,  des  complaisances  pour  le  pou- 
voir, des  insistances  sur  les  causes  g^rasses,  un  esprit  souple, 
une  étonnante  puissance  de  lecture,  une  grande  mobilité  de 
goûts,  une  intelligence  étrangement  et  rapidement  compréhen- 
sive,  le  besoin  du  pittoresque  et  du  détail  concret,  une  imagi- 
nation que  la  poésie  n'a  pas  tarie,  et  qui  lui  sert  à  remettre  sur 
pieds  et  en  pied  les  hommes  de  son  étude,  des  prétentions  justi- 
fiées à  faire  «  une  histoire  naturelle  des  esprits  »,  mais  gênées 
par  la  tendance  constante  à  faire  saillir  en  relief  puissant  les 
individualités  au-dessus  des  lois  générales,  Sainte-Beuve  eut 
tous  ces  dons  et  ces  quelques  faiblesses.  Il  a  donné  l'exemple 
d'un  labeur  gigantesque  qui  eût  mérité  de  laisser  dans  l'histoire 
littéraire  des  traînées  plus  profondes  et  des  influences  plus 
décisives.  Il  n'a  pas  fait  école  comme  Taine,  qui  avait  la  doc- 
trine plus  haute  et  mieux  arrêtée. 

Sainte-Beuve  est  un  curieux  charmant,  un  fin  connaisseur, 
un  critique  solidement  averti,  qui  parle  une  langue  exquise, 
souple,  séduisante,  imagée,  riche  en  bonheurs  et  en  trouvailles 
d'expressions. 

Il  a  tout  lu,  tout  vu,  tout  jugé;  il  faut  le  consulter  et  le  citer 
sur  tous  les  sujets  de  notre  littérature  et  sur  bien  des  points  de 


r.74  LA    IMIKSSK   AU   XIX"  SIECLH 

notre  histoire;  ses  portraits  sont  si  vivants,  si  merveilleuse- 
ment expressifs,  qu'ils  n'ont  pas  encore  été  revisés,  sauf  excep- 
tions. Mais  malgré  ses  aspirations,  il  a  manqué  d'une  élévation 
suffisante  dans  sa  doctrine,  dont  la  teneur  est  parfois  craquelée; 
il  voit  plutôt  de  près  que  de  haut;  il  a  des  curiosités  de  micro- 
graphe qui  s'amuse  sans  jamais  nous  ennuyer,  et  qui  s'écrie  : 
«  La  critique  est  une  légère  dissection.  » 

Mais  quel  charmeur  et  quel  aimahle  guide!  Il  faut  songer  à 
l'impatience  que  devaient  ressentir  ses  ahonnés  du  Moniteur  le 
jour  où  leur  journal  leur  apportait  le  nouveau  lundi,  et  à  leur 
joie  de  lire  d;ins  leur  jirimeur  ces  pages  délicieuses  qui  resteront 
longtemps  la  séduisante  encyclopédie  littéraire  de  notre  temps! 
Elles  n'ont  nullement  vieilli,  elles  ont  toujours  honne  et  fraîche 
mine  sous  la  reliure  des  volumes,  et  cette  éternelle  jeunesse 
constate  le  faihle  titre  de  leur  auteur  à  s'appeler  journaliste. 
Les  pages  qui  durent  prouvent  par  leur  longévité  qu'elles  étaient 
des  volumes  découpés  en  tranches  et  qu'elles  n'appartenaient 
pas  à  la  famille  de  ces  éphémères  destinés  à  vivre  quelques 
heures,  comme  les  papillons  de  l'Hypanis. 

C'est  Edmond  Ahout  qui  disait  :  «  Le  journal  est  comme  les 
petits  pâtés,  il  doit  être  mangé  à  la  houche  du  four.  » 

S'il  est  hon  encore  après  des  années,  ce  n'était  pas  du  petit 
pâté. 

Vaccxuerie.  Edmond  About.  Nisard.  Scherer.  —  Il 
faudrait  ici  encore  dire  les  colères  nerveuses  du  romantique 
Vacquerie,  qui  faisait  dans  le  Rappel  grimacer  ses  profils  de 
classiques  honnis,  et  condensait  ses  amusantes  attaques  dans  de 
courts  paragraphes  oîi  hrille  l'art  du  mot  de  la  fin  :  «  Lovelace, 
c'est  l'envers  de  l'orgueil,  c'est  la  modestie  de  Satan  »,  ou  : 
«  Prométhée  dédaigne  Jupiter  et  plaint  le  vautour.  »  On  ferait 
un  ample  choix,  de  ces  phrases  ou  de  ces  pages  où  triomphe 
l'antithèse,  et  où  le  journaliste  fait  preuve  qu'il  a  profité  à  l'école 
de  Victor  Hugo. 

Normalien,  voltairi<>n,  d'esprit  plus  agile  que  fort,  tapageur 
et  impertinent,  nettement  anticlérical,  indépendant  que  l'Empire 
décora,  Edmond  Ahout  fit  les  délices  des  lecteurs  du  Figaro,  du 
Moniteur,  de  V Opinion  nationale,  du  Gaulois  et  du  XI X"  Siècle, 
qu'il  fonda.  Après  la  guerre  de   1870,  ce   Lorrain   fit   de   son 


LA    PUKSSI':   sous   LE   SECOND   E.MPIUE  57:; 

patriotisme  et  de  son  républicanisme  naissant  un  amalgame 
d'où  jaillirent  de  belles  étincelles  dans  des  gerbes  d'articles  drus 
et  forts,  plus  agréables  peut-être  de  forme  que  solides  de  fond. 

Faut-il  nommer  ici  Désiré  Nisard,  qui  apportait  au  Journal 
des  Déhals  et  au  National  son  esprit  systématique  et  pénétrant, 
sagement  habile  à  comprendre  les  auteurs  que  lui  permettait 
d'étudier  son  intransigeance  purement  classique;  ou  Scherer,  un 
protestant  à  l'esprit  libéralement  ouvert,  subtil  et  hardi,  ana- 
lysant avec  son  style  impeccable  les  littératures  étrangères  et 
nos  grands  philosophes? 

Villemessant.  —  Mais  la  chronique  nous  réclame  et  nous 
éloigne  de  ces  esprits  sages  et  pondérés.  A  nous  les  grelots  et  la 
cravache  !  Voici  d'abord  Villemessant  ;  comme  Emile  de  Girardin, 
comme  Armand  Garrel,  il  est  un  enfant  de  l'amour.  Il  vendit 
d'abord  des  rubans  en  province  avant  de  faire  les  feuilletons  de 
modes  à  Paris.  Après  1848,  il  s'essaya  à  la  satire  et  débuta  à  la 
Chronique  de  Paris,  dans  la  carrière  du  persiflage,  où  il  allait  au 
Figaro  passer  maître,  «  raconter  le  demi-monde  aux  gens  du 
monde  »,  et  habiller  sur  des  vétilles,  ce  qui  était  le  seul  amuse- 
ment permis  sous  l'empire.  Le  gouvernement  appuya  ce  journal 
qui  empêchait  le  j)ublic  do  s'ennuyer  et  de  réfléchir.  Légei", 
gouailleur,  futile,  il  excella  dans  ce  genre  qu'il  définissait  nette- 
ment le  jour  où  il  déclarait  :  «  Un  chien  qu'on  écrase  sur  le 
boulevard  est  plus  important  qu'un  grand  homme  qui  meurt 
à  New-York  ». 

Taillé  en  hercule,  il  ne  craignait  pas  de  s'attirer  de  méchantes 
affaires;  sur  le  terrain,  il  changeait  la  rencontre  en  véritable 
pugilat,  cherchant  surtout  à  briser  l'épée  de  son  adversaire.  Une 
de  ses  victimes  le  frappa  un  jour  de  sa  canne  plombée.  Quand 
l'opposition  releva  la  tète,  il  laissa  ses  rédacteurs,  notamment 
Henri  Rochefort,  railler  les  hommes  et  les  choses,  et  transforma 
le  Figaro  en  journal  polificjue,  en  créant  à  côté  de  lui  le  Petit 
,Figaro  d'allure  toute  littéraire.  L'Empire  se  débarrassa  de  ses 
attaques  en  l'achetant.  Après  la  guerre,  il  se  voua  au  comte  de 
Ghambord,  qu'il  alla  voir  à  Frohsdorf  et  dont  il  disait  au  retour  : 
«  G'est  un  terre-neuve  qui  n'ose  pas  se  jeter  à  l'eau  ». 

Il  n'eut  pas  assez  de  conviction  pour  exercer  une  influence. 
Il  fut  expert  en  ironie  et  inventa  le  journalisme  frivole;  il  divertit 


r.70  LA   PIIESSE   AU   XIX''  SIECLK 

vson  tonips.  11  avait  une  j)ièlre  idée  de  son  [uihlic,  et  le  tenait 
pour  une  franche  bêle  qu'il  faut  lierner  et  réjouii'.  11  montrait 
une  lettre  d'un  abonné  qui,  averti  par  le  Figaro  (ju'une  afïaire 
financière  trop  léiièrement  recoin  mandée  était  sans  garantie, 
lui  écrivait  :  «  Je  vous  remercie  de  m'avoir  mis  en  garde.  J'allais 
prendre  mille  francs  d'actions;  mais  comme  l'affaire  est  mau- 
Yaise,  ayez  la  Itonté  <le  ne  m'en  acheter  que  pour  cinq  cents!  » 

Il  fut  un  pur  Parisien,  si  l'on  accepte  la  définition  connue  : 
<(  Un  sceptique  dans  le  paletot  d'un  naïf  ».  Au  fond,  il  était  bon. 
11  pleurait  sur  le  sort  de  Marie-Antoinette,  et  secourait  les  amis 
-en  détresse. 

Roqueplan.  —  Voici  à  ses  côtés  Uoqueplan,  le  distillateur 
pervers  de  la  Parisine,  type  sémillant  du  boulevardier,  pour 
qui  l'Opéra  et  le  Vaudeville  étaient  les  octrois  de  Paris,  qui 
s'habillait  chez  lui  tout  de  rouge,  botté  de  grands  mocassins 
brodés,  «l'air  à  moitié  bourreau,  moitié  Ojibewas».  Au  Fif/aro, 
un  Coin^titutioniiel,  il  observait  et  dépeignait  hommes  et  choses 
en  sceptique  railleur,  créait  au  besoin  des  mots,  comme  celui 
<le  lorette.  Doué  d'une  activité  que  ne  lassa  pas  la  direction 
d'une  demi-douzaine  de  théâtres,  il  se  tirait  des  mauvais  pas 
avec  esprit.  Ce  fut  un  enfant  terrible  de  Paris,  un  Beaumarchais 
au  petit  pied,  pilier  des  cafés  à  la  mode  et  des  coulisses,  un 
arbitre  des  élégances  et  un  dandy  coquet  de  la  chronique. 

Alphonse  Karr.  —  On  montre  encore  à  Saint-Raphaël,  en 
face  de  l'Oustalet  don  Capelan  (ju'habita  Gounod,  une  maison 
nichée  et  enfouie  dans  la  verdure,  silencieuse  et  recueillie  devant 
la  mer  bleue.  C'est  Maison  Close,  le  dernier  abri  d'Alphonse 
Karr,  le  nourricier  des  Guêpes.  Il  appartient  au  journalisme  par 
ses  articles  du  Figaro  et  surtout  par  ses  Guêpes,  d'abord  vives, 
alertes,  spirituelles,  piquantes;  elles  vieillirent  cependant,  et 
tirent  plus  tard  entendre  de  monotones  BoKrdonne»ients.  11  avait 
l'humour,  la  fantaisie,  le  mordant;  il  |»iend  une  attitude,  une 
pose  sympathique,  il  arrange  ses  effets  et  dispose  ses  acces- 
■soires;  prenez  comme  type  la  page  de  l'attentat  commis  sur 
lui  par  son  ennemie  Louise  Collet.  11  eut  le  don  du  mot  et  du 
trait.  Il  a  laissé  des  pensées  justes  :  «  Le  métier  d'écrire  et 
celui  de  gouverner  sont  les  seuls  (|u'on  ose  faire  sans  les  avoir 
appris,  y  11   reprenait,  pour  l'exprimer  avec   moins    de   force, 


LK  JOURNALISME  CONTEMPORAIN  577 

mais  non  sans  bonheur,  la  pensée  de  Pascal,  Pourquoi  me 
tuez-vous:' 

«  On  adore  la  gloire  militaire,  qui  ccmsiste  à  tuer  sans  haine, 
sans  motifs,  le  plus  grand  nombre  |)Ossible  d'hommes  nés  sous 
un  autre  ciel,  et  cela  dans  des  conditions  tellement  singulières 
que  si  demain  ce  pays  se  soumet,  après  avoir  été  suffisamment 
ravagé,  il  devient  un  crime  puni  par  les  lois,  par  l'horreur  et 
par  le  mépris  universel,  de  tuer  un  seul  de  ses  habitants  qu'il 
était  si  glorieux  de  massacrer  hier.  » 

Il  eut  des  trouvailles  comme  son  fameux  cri  à  propos  de  l'abo- 
lition de  la  peine  de  mort  :  «  Que  messieurs  les  assassins  com- 
mencent! »  Son  talent  est  fait  d'esprit  et  de  douce  philosophie  : 
«  On  se  plaint  que  les  roses  aient  des  épines  .  pour  moi  je  m'es- 
time heureux  que  les  épines  aient  des  roses.  «  La  politique  ne 
lui  réussit  pas;  il  gagna  la  retraite  du  sage,  taquina  le  goujon 
et  fit  un  Traité  de  pêche,  développa  la  culture  des  violettes, 
découvrit  Étretat,  puis  Saint-Raphaël,  et  entra  dans  l'horticul- 
ture. Quand  parurent  ses  derniers  ai'ticles,  bien  des  gens  ne 
pensaient  plus  à  lui,  et  il  fit  l'effet  d'un  revenant.  D'ailleurs  ils 
étaient  si  ternes  (ju'on  fit  courir  le  bruit  de  sa  mort,  et  l'on 
disait  que  sa  cuisinière  abusait  de  son  nom  pour  écrire  ses 
commérages  et  ses  mémoires. 


IV.   —  Le  journalisme  contemporain. 

Depuis  vingt-cinq  ans,  la  presse  a  })ris  des  développements 
et  un  caractère  de  plus  en  plus  précis  :  elle  devient  l'organe  de 
l'information,  au  détriment  des  doctrines  et  de  la  chronique. 
Le  pouvoir  s'est  rallié  à  l'opinion  de  Thiers  : 

«  La  Presse  peut  être  libre  sans  danger,  et  il  n'y  a  que  la 
vérité  de  redoutable;  le  faux  est  impuissant,  et  il  n'y  a  pas  de 
gouvernement  qui  ait  péri  par  le  mensonge.  » 

Liberté  relative  de  la  presse.  —  La  Presse  est  libre, 
pourvu  que  l'imprimeur  et  le  g-érant  responsables  signent  le 
journal,  que  leur  déclaration  de  publication  soit  dûment  déposée 
et  légalisée,  et  qu'ils  se  soumettent  aux  lois  ordinaires  relatives 
soit  à  la  diffamation,  soit  aux  outrages  aux  bonnes  mœurs.  Il 

Histoire  de  la  langue.  VHI.  37 


578  LA    l»Hh:sSE   AL'   XIX"  SIEHLK 

ne  leur  est  permis  d'insulter  ni  le  Président  de  la  République 
ni  les  ambassadeurs  :  on  leur  livre  seulement  les  ministres. 
Une  des  rares  obligations  qui  leur  soient  imposées  est  celle 
de  rectifier  dans  les  trois  jours  toute  fausse  nouvelle  pouvant 
porter  dommage  :  ce  n'est  pas  le  public  qui  se  plaindra  de  cette 
mesure.  Les  responsabilités  sont  étendues  libéralement  sur  le 
gérant,  l'éditeur,  l'auteur,  l'imprimeur  et  le  vendeur.  C'est  toute 
la  latitude  possible;  et  nous  voyons  les  beaux  résultats  de  cette 
liberté  dans  les  étonnantes  feuilles  (|ui  poussent  sur  le  pavé  de 
Paris.  Bien  qu'il  y  ait  des  injures  qui  honorent,  leur  assiduité 
ébranle,  dans  le  peuple,  le  principe  de  l'autorité  et  le  respect 
des  institutions.  La  seule  restriction  apportée  à  leur  développe- 
ment est  la  défense  faite  aux  colporteurs  de  crier  et  d'annoncer 
autre  chose  que  le  titre  du  journal.  Les  directeurs  de  journaux 
ont  tourné  la  difliculté  et  remplacé  l'annonce  orale  par  les  som- 
maires écrits  et  les  litres  à  cheval. 

Il  y  a  tout  un  art  pour  le  libellé  de  ces  «  vedettes  ».  Il  faut 
frapper  le  regard,  mordre  l'attention  des  gens  affairés  et  qui 
courent,  les  arrêter,  par  une  rédaction  truculente  et  brève, 
propre  à  affrioler  un  public  curieux  de  scandales,  d'injures, 
d'actualité  brûlante.  L'actualité!  Ce  mot  est  à  présent  le  sésame 
du  journalisme,  et  il  en  causera  la  mort.  La  littérature  et  les 
développements  s'en  éloignent;  tout  est  à  l'information  rapide, 
et  la  Presse  est  le  royaume  du  reporter. 

Mécanisme  du  journal  moderne.  —  Un  journal  est  ordi- 
nairement dirigé  par  un  rédacleur  en  chef,  assisté  d'un  secré- 
taire de  rédaction  pour  établir  la  mise  en  pages,  d'un  adminis- 
trateur pour  la  partie  commerciale  etd'un  gérant  pour  purger  les 
condamnations. 

L'article  de  tète,  dit  «  premier  Paris  »,  est  confié  à  une  plume 
autorisée  et  connue,  et  traite  la  question  à  l'ordre  du  jour,  de 
quelque  genre  qu'elle  soit,  politique  ou  anocdotique. 

Viennent  alors  les  Echos ,  nouvelles  mondaines  contées  en 
filets  minces,  et  souvent  taxées  par  l'administration  <|ui  met  à 
prix  les  places  réservées  à  la  vanité  humaine.  C'est  la  partie 
vivante  et  variée  du  journal,  le  tableau  de  la  vie  dans  les  mondes 
les  plus  intéressants,  et  chaque  journal  choisit  le  sien  pour 
plaire   à   ses  lecteurs.   Ici  c'est   le  milieu  (li|»lomatique,  —  hi 


f 


LK   .lOUHNALlSM?:  CONTKMPOHAIN  :i79 

c'est  le  demi-monde,  h^'chotier  qui  dirige  et  insère  ces  notes  a 
une  certaine  influence  par  son  pouvoir  de  distribuer  la  publicité 
et  de  caresser  Famour-propre.  Après  un  second  article  d'actua- 
lité vient  le  compte  rendu  des  séances  du  Parlement  et  du  Con- 
seil municipal,  des  tribunaux,  le  lot  des  principales  dépêches 
de  Fétranger,  la  relation  des  premières  représentations  théâ- 
trales de  la  veille,  en  deux  parties,  confiées  au  critique  et  au 
soiriste,  les  faits  divers  colligés  par  les  reporters,  le  courrier 
des  théâtres,  l'article  sur  la  Bourse  et  les  valeurs,  l'article  sur 
le  sport,  les  annonces  de  la  quatrième  page,  qu'on  désig'ne  du 
nom  pittores(|ue  «  le  mur  ».  Au  bas  des  colonnes,  au  rez-de-chaus- 
sée, s'allong-ent  les  feuilletons.  Le  mouvement  de  la  librairie 
n'est  plus  guère  marqué  que  par  l'insertion  payée  de  notules  qui 
déclarent  l'ouvrage  le  chef-d'œuvre  du  temps.  Un  critique  artis- 
tique visite  pour  les  lecteurs  les  expositions  de  peinture.  Un 
liseur  (h'^coupe  dans  les  journaux  rivaux  des  extraits  d'articles 
et  met  sous  les  yeux  de  l'abonné  une  revue  de  la  presse  chaque 
matin. 

Les  journaux  paraissent  à  toutes  les  heures  du  jour  :  la  plupart 
sont  du  matin.  Les  feuilles  du  soir  commencent  leur  apparition 
vers  trois  heures  de  l'après-midi  et  font,  selon  les  événements, 
trois  ou  quatre  éditions  successives,  dont  chacune  ne  diffère  de 
l'autre  que  par  un  petit  paragraphe  ajouté  en  «  Dernière  Heure  ». 
Les  relations  sont  minutieuses  et  long'ues  comme  une  descrip- 
tion de  Balzac,  circonstanciées  comme  un  rapport  d'huissier. 
l^a  mort  de  Louis  XVI  est  racontée  en  soixante-dix  lig-nes 
dans  les  journaux  du  temps  les  plus  prolixes  :  que  de  supplé- 
ments exigerait  aujourd'hui  un  fait  divers  de  cette  enverg-ure! 
Et  voilà  déjà  une  plaie  du  journal  moderne  :  le  bavardage.  Le 
journal  français  est  court  en  comparaison  du  journal  ang'lais 
et  américain.  Il  est  encore  trop  long-,  il  fait  perdre  trop  de  temps 
et  n'en  laisse  plus  pour  le  l'ivre,  qui  seul  approfondit,  instruit, 
met  en  garde  contre  les  aperçus  superficiels.  On  en  revient  au 
souhait  si  sensé  d'Arsène  Houssaye  (qui  ne  connaissait  pour- 
tant pas  le  grand  format  et  les  six  pages)  pour  les  journaux  de 
son  temps  :  «  Vive  le  journal  qui  ne  paraîtrait  que  quatre  fois 
l'an  avec  quatre  pages!  un  numéro  par  saison.  Et  il  serait 
malaisé  de  tout  dire  en  ces  quatre  grandes  pages  !  Un  tel  journal 


r.80 


LA    l'ilESSl-:   AT   \IX"  SIKCLE 


n'osorait    point    paraîlre    pour   (lél)itor  des   niaiseries   philoso- 
phiques, littéraires  et  chronicales.  » 

Le  dernier  journal  de  la  journée  paraît  à  dix  heures  du  soir. 
L'actualité  est  un  chani])  (pie  drainent  sans  cesse  d'heure  en 
heure  les  api)areils  conipliipiés  de  la  Presse;  elle  n'y  laisse 
rien.  Ses  moyens  d'exploration  sont  si  nombreux  et  si  perfec- 
tionnés que  la  moisson  est  toujours  abondante.  Plus  on  demande 
à  un  terrain,  plus  il  rend.  C'est  l'inactivité  qui  rend  stérile. 

L'information  rapide.  —  La  iirande  affaire  est  d'informer 
le  public  presque  au  moment  où  le  fait  s'est  produit.  Le  minis- 
tère est-il  renversé?  des  sénateurs  se  sont-ils  pris  de  querelle? 
Une  actrice  a-t-elle  divorcé?  Un  grand  incendie  a-t-il  éclaté? 
Le  devoir  du  premier  journal  à  paraître  à  cette  heure-là  est 
d'annoncer  aussitôt  l'événement  par  ses  camelots  du  boule- 
vard. Il  faut  à  cet  effet  connaître  vite  les  détails,  soit  par  le 
téléphone  dont  la  sonnerie  n'arrête  pas,  soit  par  le  reporter, 
souvent  primpé  sur  une  bicyclette;  il  faut  rédiger  A'ite,  compo- 
ser les  feuillets  au  fur  et  à  mesure  et  travailler  avec  cette  hâte 
fiévreuse  que  presse  l'heure. 

La  partie  typographique  est  importante  et  encore  imparfaite. 
L'information,  qui  a  à  son  service  le  téléphone  et  le  vélocipède, 
manque  d'un  moyen  rapide  de  composition.  On  n'a  pas  encore 
adopté  l'excellente  machine  à  composer  des  Américains,  qui 
imprime  les  caractères  en  relief  sur  la  feuille  d'étain. 

La  nouvelle  immédiate  est  la  seule  qui  ait  son  prix.  T^e 
journal  de  la  veille  —  ou  le  soir,  celui  du  matin  —  est  aussi 
méprisé  que  les  vieilles  lunes. 

Au  temps  de  La  Bruyère,  le  devoir  du  nouvelliste  était  de 
dire  :  «  11  y  a  tel  livre  qui  court  qui  est  imprimé  chez  Cramoisy  »  ; 
de  se  coucher  le  soir  sur  une  nouvelle  qui  se  corrom|)ait  la  nuit. 
C'était  l'enfance  de  l'art.  Aujourd'hui  il  ne  se  couche  pas  sur 
une  nouvelle;  quand  il  se  couche,  la  nouvelle  est  déjà  imprimée 
et  répandue  par  la  poste  à  des  milliers  d'exemplaires;  il  ne 
sait  pas  seulement  qu'il  y  a  tel  livre  qui  eoiirt;  mais  que  tel 
livre  est  en  projet  chez  tel  éditeur,  et  en  germe  dans  le  cerveau 
de  tel  écrivain  ;  il  donne  les  faits  du  jour  et  du  lendemain;  c'est 
la  chasse  aux  informations  de  la  dernière  heure  ou  <le  l'heure 
luochaine;  le  reporter  vit  dans  un  état  d'ébullition  perjtétuelle, 


LE  JOURNALISME   CUMEMPOllAIN  :i81 

(ractivité   fébrile,    qui   est  l'image  même   Je  la  vie  des    cités 
modernes. 

Reportage  et  intervie'w.  —  Le  reporter,  armé  de  son 
calepin  et  de  son  crayon,  exerce  un  dur  métier;  il  court  de  porte 
en  })orte,  visite  tous  les  commissariats  de  police,  où  il  copie  les 
résumés  qui  notent  les  chiens  noyés,  les  assassinats,  suicides, 
faits  divers,  incendies,  écrasés;  il  fréquente  les  secrétariats 
d'administrations,  de  ministères,  de  théâtres,  les  concierges,  les 
bouti(|uiers,  interroge  les  passants,  écrit  sur  ses  manchettes,  et 
revient  haletant  au  bureau  de  rédaction  pour  que  la  dernière 
nouvelle  soit  rédigée  et  composée  avant  l'heure  du  tirag-e. 

La  renaissance  et  le  dévelo[)pement  de  l'esprit  scientifique 
dans  la  seconde  moite  de  ce  siècle  ont  eu  une  influence  déci- 
sive sur  la  littérature,  devenue  précise,  réaliste,  documentée. 
Le  document!  le  journalisme  actuel  ne  demande  plus  autre 
chose;  l'ancienne  brillante  chronique  passe  pour  bavardage  et 
radotage  ;  il  ne  s'agit  plus  de  considérations  à  côté  ni  de  réflexions 
personnelles;  il  faut  des  faits,  et  le  reporter  est  l'ouvrier  (|ui 
les  découvre.  Il  est  partout  à  l'afTiit  et  aux  aguets,  il  est  l'indis- 
crétion même,  il  force  les  portes  et  les  coiîsciences,  et  fait 
parler  les  plus  rebelles  par  une  invention  nouvelle  qui  a  nom 
l'interview.  C'est  l'art  d'écouter  les  paroles  d'autrui  à  domicile 
pour  les  défigurer  à  l'impression.  Ce  qui  étonne  le  plus,  c'est  la 
candide  et  im[)assible  complaisance  des  gens  que  le  reporter  va 
déranger  chez  eux  et  qui  parlent  devant  leur  visiteur;  le  désir  de 
paraître  l'emporte  sur  celui  d'être  cru  raisonnable.  L'interview 
est  le  triomphe  de  la  vanité.  Et  que  penser  encore  de  ces  lec- 
teurs bénévoles  à  qui  l'on  distille  la  pensée  des  maîtres  à  travers 
le  canal  engorg^é  du  choniqueur,  et  qui  croient  boire  à  la  source? 
Aux  gens  du  monde,  aux  gens  de  lettres  que  flatte  l'honneur 
d'être  questionnés  par  l'opinion,  il  faudrait  rappeler  la  réponse 
que  s'attira  un  reporter  antique  de  la  part  d'un  brave  général 
qu'il  interviewait. 

Artaxercès  rencontrant  ïhémistocle  exilé  voulut  l'interroger 
sur  la  situation  générale  des  affaires  de  la  Grèce.  Le  héros 
grec  répondit:  «  De  même  qu'une  tapisserie,  le  discours  a 
besoin  d'être  développé  jtour  étaler  les  figures  qui  en  font  la 
beauté;  il  me  faut  du  temps  pour  exprimer  ma  pensée.  » 


:i82  LA   l'KKSSI-:   AU   XIX'    SIHCLK 

Nos  maîtres  d'aujourd'hui  n'éprouvent  plus  assez  le  besoin  de 
développer  leurs  tapisseries;  ils  nous  servent  dans  leurs  inter- 
views leur  pensée  en  rouleaux. 

L'interview  a  ses  petites  et  grandes  entrées  dans  la  man- 
sarde, et  au  palais,  chez  la  concierge  dont  la  tille  a  un  prix  au 
Conservatoire,  chez  la  blauchisseuse  élue  reine  de  la  mi-carême. 
Le  reportage  et  l'interview  ont  attiré  Fernand  Xau,  Pierre  Gif- 
fard,  Paul  Ginisty,  Hugues  Le  Roux;  Fernand  Calmette  va  faire 
causer  les  rois,  et  M"*"  Séverine  va  montrer  son  carnet  au  Pape. 
Charles  ChinchoUc  traverse  les  pays  avecla  mobilité  d'un  explo- 
rateur, et  Adolphe  Brisson,  Jules  Huret  interrogent  les  notoriétés 
littéraires  ;  Paulian  se  déguise  en  loqueteux  pour  étudier  chez 
eux  les  misérables;  d'aucuns,  parla  passion  de  la  documentation 
véritable  et  scientifique,  et  pour  voir  les  choses  de  plus  près,  ont 
chargé  sur  leur  dos  les  crochets  du  père  Martin,  ont  poussé  la 
voiture  à  bras  du  déménageur  populaire,  ont  manié  les  brosses 
du  cireur  de  bottes,  ont  gratté  la  guitare  des  chanteurs  des 
cours. 

Il  est  louable  d'être  exactement  informé  ;  mais  qui  ne  voit  quel 
discrédit  une  pateille  jjréoccupaliun  jette  sur  un  genre,  si  elle 
est  exclusive!  A  qui  en  douterait,  il  faudrait  faire  relire  cette 
belle  page  de  Gounod  qui  affirme  les  droits  de  la  grandeur  de 
l'absolu  devant  le  contingent  et  le  relatif  :  «  Ne  tombez  pas  dans 
cette  étrange  et  funeste  méprise  de  confondre  l'existence  avec 
la  vie  :  bien  que  soudées  l'une  à  l'autre  par  la  loi  créatrice,  il 
n'y  a  pas  deux  notions  qui  soient  plus  disparates.  C'est  le  relatif, 
le  fugitif  qui  est  le  milieu  propre  à  Yrxisteuce;  mais  la  vie  ne  se 
<lilate  et  ne  s'alimente  que  dans  la  tendance  vers  l'absolu.  Sou- 
venez-vous qu'on  ne  meurt  que  d'avoir  préféré  l'existence  à  la 
vie.  » 

Le  journal  s'avilit  parce  qu'il  ne  tient  plus  compte  que  de 
l'existence. 

Le  goût  de  l'informalion  rapide,  sèche  ,  nette  ,  est  anglo- 
américain.  Il  plaît  au  goût  français,  mais  il  ne  le  contente  pas 
complètement.  Nous  avons  l'esprit  trop  prime-sautier,  trop 
ouvert  aux  choses  de  l'esprit  pour  nous  payer  de  dépêches  en 
style  poussif.  L'abus  du  journal  d'information  pure  a  eu  pour 
corollaire  l'apparition  du  journal  littéraire,  qui  mêle  aux  nou- 


LE  JOURNALISME  CONTEMPORAIN  r,83 

vellcs    de   l'heure    |irésente    des    contes,   des    fantaisies,    des 
poésies  et  des  chansons. 

La  clironique.   —   Comme  la  carte-télégramme  a  tué  le 
genre  épistolairo,  Tinformation  par  fil  spécial  a  porté  le  dernier 
coup  au  genre  aimable,  qu'illustrèrent,  après  M""  de  Sovigné, 
Colnet  et  de  Jouy,  (luinot,  de  Pontmartin,  Paul  d'Ivoy,  Alta- 
roche,  Taxile  Delort,  Villemot  avec  sa  verve  endiablée  si  joli- 
ment dépeinte  par  Edmond  About,  dans  ses  lettres  à  sa  cousine 
Madeleine  :   «  L'excellent  petit  homme!  il  nous  contait  les  his- 
toires les  plus  drôles  sans  qu'on  fût  jamais  oblig^é  de  nous  faire 
sortir  du  salon.  Il  avait  énormément  d'esprit  sans  dire  du  mal 
de  personne.  Grand-papa  l'écoutait  en  se  frottant  les  mains  et  il 
me  disait  de  temps  à  autre  :  «  Valentin,  si  jamais  tu  écris  dans 
«  les  gazettes,  tâche  de  ressembler  à  Villemot.  »  C'étaient  aussi, 
Timothée  Trimm,  que  la  caricature  représentait  portant  à  bout 
de  bras  365  chroniques  par  an;  Arsène  Houssaye,  le  spirituel 
historien   des   Mille  et    une  Nvits  parisiennes,  dont  l'élégante 
galanterie  a  laissé  comme  un  parfum  capiteux  dans  son  œuvre  : 
aimable  fantaisiste,  qui  fut  médaillé  de   Sainte-Hélène,   parce 
qu'il  fut  blessé  en  1815,  étant  encore  dans  le  sein  de  sa  mère  ; 
Champfleury,  le  souriant   collectionneur  de   faïences,   de  mots 
drôles  et  d'anecdotes;  Albert  WolfF,  ce  cousin  éloigné  de  Henri 
Heine,  qui  brilla  au  Figaro,  qui  se  fit  pardonner  la  hideur  de 
son  visage  par  l'éclat  de  son  esprit,  et  qui  remarquait,  non  sans 
à-propos  :  «  Depuis  bien  des  années  je  me  demande  pourquoi 
la  Providence  m'a  fait  naître  en  Allemagne,  quand  elle  me  des- 
tinait à  écrire  en  français  ou  à  peu  près  ».  Il  fut  un  de  ces  sémil- 
lants représentants  de  l'esprit  parisien  qui  naquirent  pourtant 
loin  de  Paris,  comme  Hamilton  ou  Galiani,  Grimm  ou  Gleichen, 
Fiorentino  ou  Tchene  Ki  TonEr. 

La  brillante  et  piquante  chronique  languit;  Rigault,  Villemot 
et  Woltr  n'ont  pas  été  remplacés.  Tout  le  monde  aujourd'hui  se 
pique  de  chroniquer,  et  bien  peu  se  survivront.  M'"*  Séverine  a 
de  l'allure,  de  l'esprit,  de  la  verve  et  du  mordant;  Grosclaude, 
Alphonse  Allais  et  quelques  autres  font  rire  ou  sourire;  ils  sont 
les  Tabarins  de  la  Presse.  Si  la  parenté  ne  me  l'interdisait  pas, 
j'oserais  dire  que  la  Vie  à  Paris  de  Jules  Claretie  est  la  meil- 
leure manifestation  de  la  chronique  contemporaine.  Le  reste  de 


r,8V  LA    PRKSSK   AU  XIX'    SIECLI-: 

la  foule  chroniqueuse  est  composé  par  tout  ce  qui  tient  une 
plume  à  Paris,  romanciers,  dramaturges,  poètes,  qui  disent  leur 
avis  de  tout,  là  où  on  le  leur  laisse  dire. 

La  presse  d'affaires  et  la  publicité.  —  Un  vice  encore 
])lus  erave  compromet  le  journalisme,  et  c'est  la  tendance  du 
directeur  à  tout  faire  payer  :  il  devient  commerçant,  marchand 
de  publicité,  fournisseur  des  vanités  mondaines.  Il  supprime  son 
critique  des  livres;  les  éditeurs  qui  veulent  informer  le  public 
de  leurs  nouvelles  publications  paient  la  réclame  au  môme 
titre  que  les  pharmaciens  ou  les  fabricants  de  bretelles.  Tout 
ce  qui  touche  de  près  ou  de  loin  à  une  personnalité  ou  à  une 
entreprise  est  l'objet  d'une  taxe.  La  réclame  envahit  toutes  les 
pages,  s'embusque  au  coin  des  colonnes,  se  déguise  pour  sur- 
prendre le  lecteur  et  violenter  son  attention.  Vous  croyez  lire  le 
récit  d'un  accident,  un  incident  politique,  une  anecdote  rela- 
tive à  quelque  personnage  en  vue  :  au  détour  de  la  ligne  vous 
vous  apercevez  que  vous  êtes  dupe,  et  c'est  un  droguiste  qui  se 
présente  à  vous,  le  sourire  aux  lèvres  ,  avec  l'indication  du 
prix  de  la  boîte.  Les  plus  grands  journaux  se  font  le  tort  de 
tourner  au  genre  des  petites  affiches,  comme  s'ils  espéraient 
leurs  revenus  non  des  lecteurs,  mais  des  annonces.  Le  public  se 
chargera  de  les  remettre  à  la  raison,  le  jour  où  il  dénoncera  la 
supercherie,  et  trouvera  qu'il  serait  bien  naïf  d'acheter,  au  lieu 
d'un  journal,  un  prospectus.  Sieyès  ne  savait  pas  si  bien  dire, 
ou  prédire,  quand  il  s'écriait  :  «  La  Presse  est  le  commerce  de 
la  pensée  !  » 

La  critique  littéraire.  —  Les  livres  ne  sont  plus  l'occa- 
sion de  ces  aimables  et  fines  causeries  qu'écrivaient  les  Ville- 
main,  les  G.  Planche,  les  Hippolyte  Rigault,  les  Schérer.  Ernest 
Legouvé,  le  vaillant  et  sympathique  vieillard,  signe  encore  allè- 
grement de  substantiels  articles  de  critique  littéraire  dans  le 
Temps;  le  fin  et  mordant  Doumic,  l'ingénieux  Chantavoine, 
l'agréable  Philippe  Gille,  Gaston  Deschamps,  Henry  Bérenger, 
G.  Pélissier,  Ed.  Petit,  Parigot  et  quelques  autres  forment  la 
|)halange  de  plus  en  plus  réduite  des  liseurs  et  des  juges.  Un  édi- 
teur disait  un  jour  avec  grande  raison  :  «  Nous  avons  beaucoup 
d'écrivains  de  talent  qui  font  quantité  d'excellents  livres;  ceux-ci 
ne  se   vendent  pas,  parce  qu'il  n'y  a  plus  moyen   pour  nous 


LE  JOURNALISME  CONTEMPORAIN  oSIJ 

(Famener  jusque  sous  les  yeux  du  public  les  pages  qu'il  pourrait 
et  devrait  lire  ».  Il  est  vrai  :  le  public  n'est  plus  guidé  ni  ren- 
seigné; le  journal  n'est  plus  un  avertisseur  sincère  et  utile,  c'est 
un  charlatan  qu'on  paie  pour  prôner.  Le  public,  ayant  été  trop 
de  fois  dupe,  se  défie  et  se  rebelle  contre  les  conseils  de  ce 
mentor  perfide  et  salarié;  il  est  dérouté,  désorienté  sur  l'océan 
des  livres  nouveaux  dont  la  marée  monte  toujours;  il  s'y  perd, 
il  renonce  à  choisir,  et,  sollicité  d'autre  part  par  les  exercices  à 
la  mode,  les  sports  variés,  le  yacht  ou  la  bicyclette,  l'automo- 
bile, ennemis  jurés  de  la  librairie,  il  se  complaît  dans  une  absten- 
tion dont  éditeurs  et  auteurs  n'ont  pas  à  se  complimenter. 

La  critique  se  meurt;  elle  périt  sous  les  coups  répétés  de  la 
réclame  et  de  l'amour  du  lucre.  Le  directeur  de  journal  ne 
laisse  plus  son  collaborateur  s'exprimer  librement  sur  un 
livre  dont  l'éloge  de  commande  lui  rapportera  du  profit.  Il  ne 
fait  même  plus  les  frais  d'un  rédacteur  chargé  de  lire  et  d'ap- 
précier les  livres;  les  éditeurs  lui  épargnent  cette  dépense  super- 
flue en  joignant  à  l'envoi  du  volume  une  petite  note  qui  s'ap- 
pelle une  «  prière  d'insérer  »  et  qui  sûrement  ne  vilipende  pas 
l'ouvrage,  par  la  raison  qu'elle  a  été  rédigée  par  son  auteur. 
Voilà  où  en  sont  nos  mœurs  littéraires. 

La  Bruyère  ne  pourrait  plus  aujourd'hui  plaindre  le  métier 
fatigant  de  la  critique.  «  La  critique  souvent  n'est  pas  une 
science,  c'est  un  métier,  oi^i  il  faut  plus  de  santé  que  d'esprit, 
plus  de  travail  que  de  capacité,  plus  d'habitude  que  de  génie.  » 
Celle-ci  ne  coûte  plus  grand'peine,  et  ne  mériterait  même  pas 
sa  compassion  dédaigneuse. 

La  critique  dramatique.  —  La  critique  dramatique  a 
résisté  plus  longtemps  que  celle  des  livres  :  elle  est  sapée  et  elle 
périra  par  des  causes  différentes,  en  particulier  par  la  hâte  qu'a 
le  public  d'être  renseigné.  Autrefois  le  critique  prenait  son 
temps  pour  juger,  et  consacrait  aux  grandes  œuvres  le  loisir  et 
le  soin  qu'elles  méritaient.  Il  n'en  est  plus  ainsi.  Il  existe  encore 
deux  ou  trois  feuilletons  du  lundi  :  il  y  a  toute  apparence  qu'ils 
disparaîtront  avec  leurs  titulaires  actuels.  Le  journal  est  bien 
trop  pressé  pour  attendre.  Le  rideau  se  baisse  à  une  heure  du 
matin  sur  la  pièce  nouvelle;  il  faut  que  deux  heures  après  les 
machines   roulent  et  qu'aussitôt  la  poste  distribue  à  tous  les 


:i8(l  I.A    l'IlKSSK   AT   XIX'    SIKOLE 

coins  (lu  monde  les  trois  ou  quatre  colonnes  imprimées  où  le 
critique  ordinaire  de  la  feuille  dit  son  avis  motivé  sur  la  nou- 
veauté. Où  prendre  le  temps  matériel  de  les  écrire?  Tl  est  donc 
nécessaire  que  le  compte  rendu  soit  fait  non  pas  immédiatement 
après  la  première  représentation,  mais  avant!  Ce  n'est  pas  un 
compte  rendu,  c'est  une  prophétie  :  de  là  l'institution  des  répé- 
titions générales.  Bientôt  elles  ne  suffiront  plus,  que  dis-je? 
elles  ne  suffisent  déjà  plus.  Des  gens  appelés  courriéristes,  soi- 
7istes,  racontent  la  pièce,  non  pas  devant  que  les  chandelles 
soient  allumées,  mais  hien  devant  qu'elle  ait  quitté  le  tiroir  de 
l'auteur,  ou  même  sa  cervelle.  On  sait  un  mois  d'avance  quels 
seront  les  décors,  quels  seront  les  interprètes,  quels  costumes 
ils  porteront,  et  le  soir  de  la  premli're,  des  papiers  distrihués 
donnent  leur  nom  et  leur  âge,  la  hiographie  de  l'auteur,  le  sujet 
delà  pièce  :  le  théâtre  lui  aussi  fera  bientôt  faire  aux  directeurs 
de  journaux  l'économie  d'un  critique  dramatique  et  aura  ses 
«  prières  d'insérer  »  grassement  rétribuées.  Voilà  l'avenir.  Le 
journal  devient  un  bazar  où  tout  s'achète  et  se  vend,  et  le  public 
est  la  première  dupe  de  ses  impatiences.  Il  n'est  plus  renseigné 
du  tout,  et  il  attend  un  Journal  intègre. 

Pour  l'art  dramatique,  le  talent  perspicace,  pénétrant  et  ori- 
ginal d'Emile  Faguet,  un  des  juges  les  plus  surs  de  ce  temps, 
la  science  de  Larroumet,  la  facilité  aimable  de  Paul  Perret, 
de  Henry  Fouquier,  ou  tle  Pessard,  la  sévérité  louable  de 
Léon  Kerst,  et  bien  d'autres  écrivains  autorisés  et  experts 
comme  E.  Lintilhac,  Jean  Jullien,  Aderer,  H.  Bauer,  Bernard- 
Derosne,  constituent  un  corps  assez  Aaillantde  critique  tbéâtrale. 
Au-dessus  d'eux,  et  autrement,  deux  hommes  se  partagent 
actuellement  l'empire  du  feuilleton.  (Test  Francisque  Sarcey' 
et  Jules  Lemaîlre.  Le  sens  commun  est  leur  point  commun. 
Ils  se  complètent   agréablement  l'un  par  l'autre. 

Ces  deux  figures  sont  bien  distinctes  et  chacun  des  deux  cri- 
tiques a  sa  physionomie  nettement  caractérisée.  L'un  est  le 
représentant  fidèle  et  adéquat  de  l'opinion  du  grand  public,  dont 
il  a  une  inluilion  singuHère.  I^'autrc  représente  l'esprit,  la 
finesse,  le  dilettantisme  délicat,  les  impressions  vives  et  distin- 

I.  Francisque  Sarcey  est  niorl  iicndanl  rinipression  de  ce  volume  (10  mai  1899). 


LK  .lOl'H.XALlSME  CONTEMPUUAIX  :i87 

guées.  Le  premier  parle  au  nom  «lu  lion  goût,  de  l'art  classique 
si  l'on  entend  par  ce  mot  celui  qui  répudie  les  excentricités,  les 
acrobaties  de  style  ou  de  composition,  les  essais  aventureux. 
Le  second  ne  connaît  d'autre  goût  que  le  sien,  qui  est  éclec- 
tique, ondoyant  et  indulgent.  L'un  défend  et  impose  sa  doc- 
trine, très  nette,  très  ferme,  très  pénétrée  du  principe  de  la 
nécessité  pour  les  œuvres  dramatiques  de  s'astreindre  à  de  cer- 
taines règles  qui  sont  celles  des  maîtres,  netteté  d'exposition, 
clarté  de  l'intrigue,  prog:ression  de  l'intérêt,  précision  des  carac- 
tères, unité  de  l'action  qui  doit  s'agencer  autour  du  point  cul- 
minant ou  «  scène  à  faire  »;  l'autre  n'affirme  pas,  ne  demande 
rien,  n'inflige  et  ne  réclame  aucun  postulat,  et  se  fait  une  double 
loi  de  n'écouter  que  son  caprice  et  ne  considérer  que  son  plaisir. 

L'un  est  un  doctrinaire  obstiné  qui  durant  vingt  ans  a  martelé 
sur  l'esprit  du  public  le  boulon  de  ses  idées  têtues  avec  une  per- 
sévérance que  n'ont  déconcertée  ni  les  attaques  ni  les  railleries  -, 
l'autre  est  un  aimable  fantaisiste  qui  vibre  à  tous  les  chocs,  et 
qui  cache  sous  un  scepticisme  souriant  l'amour  du  beau  et  l'hor- 
reur du  mauvais  goût.  Jiu  fond  tous  deux  sont  du  même  avis  : 
mais  celui-là  fait  de  son  feuilleton  un  apostolat,  celui-ci  ne 
redoute  rien  tant  que  de  sembler  violenter  son  prochain. 

La  forme  dans  laquelle  ils  s'expriment  n'offre  pas  moins  de 
diversité.  L'un  écrit  avec  bonhomie  et  sans  gêne,  sans  souci  de 
la  lime,  avec  des  vulgarités  qui  bousculent  du  coude  de  déli- 
cieuses trouvailles  de  style,  d'expressions  et  d'heureuses  ren- 
contres de  plume.  Il  le  sait,  il  lèvent.  Il  écrit  pour  le  lundi,  non 
pour  le  livre,  et  il  se  refuse  à  réunir  en  volumes  la  collection  de 
ses  précieux  articles.  C'est  une  grande  et  rare  preuve  de  sagesse 
que  ce  renoncement,  bien  peu  l'auraient  à  sa  place,  et  d'aucuns 
chercheraient  dans  la  publication  annuelle  d'un  volume  pério- 
dique un  regain  de  notoriété  et  de  profit.  Il  a  pleine  conscience 
que  ses  articles  sont  écrits  pour  la  semaine  qui  les  voit  naître, 
avec  le  sans  façon  qu'il  aime,  il  juge  inutile  de  les  fixer  dans  un 
in-douze,  de  se  soumettre  à  une  critique  minutieuse  qu'il  ne 
cherche  pas  et  dont  il  n'a  cure;  et  d'autre  part  il  se  refuse  à 
donner  à  ses  chroniques  un  tour  différent,  une  forme  plus 
châtiée,  une  tournure  compassée  :  il  sait  qu'il  les  priverait  d'un 
grand  charme. 


588  LA  PRESSE  AU  X1X°  SIECLE 

L'autre  aime  et  soiiiiie  la  forme,  il  réunit  en  volumes  annuels 
ses  Jmp7'essions  de  thcàtre,  (|ui  conservent  toujours  leurs  qua- 
lités (le  finesse,  d'agrément,  de  perspicacité  pénétrante  et  iro- 
nique. Il  pi'omène  à  tous  les  spectacles  sa  curiosité  en  éveil  el 
se  laisse  aller  à  ses  paradoxes  inolïensifs  et  à  ses  émotions 
douces.  C'est  un  délicat,  un  penseur,  qui  philosophe  spirituelle- 
ment sur  les  sujets  les  plus  humbles  et  qui  cherche  les  con- 
trastes comme  il  aime  les  contradictions.  «  C(dui,  dit-il,  qui 
étant  entré  le  matin  à  l'église  s'en  va  le  soir  à  l'Éden-Théàtre 
a])rès  avoir  flâné  sur  les  boulevards  a  })u,  s'il  sait  voir,  apprendre 
des  choses  qui  ne  sont  pas  dans  les  manuels.  »  Il  s'amuse  et  il 
s'étonne  avec  une  naïveté  piquante  de  sa  propre  versatilité  et 
M.  Gréard  pouvait  lui  dire,  résumant  avec  finesse  les  traits  de 
cette  figure  mobile  :  «  J'aime,  dites-vous,  les  gens  qui  sont  de 
leur  religion  et  de  leur  opinion,  }>eut-ètre  parce  que  je  ne  suis 
pas  toujours  de  la  mienne.  L'eng'ageant  aveu,  monsieur,  et 
peut-on  mettre  plus  de  belle  humeur  à  nous  introduire  dans  vos 
luésintelligences  avec  vous-même!   « 

Critique  artistique,  scientifique,  musicale.  —  L'in- 
nombrable quantité  de  toiles  mal  peintes  et  de  sculptures 
affolées  qui  tombent  en  ava:lanches  périodiques  ou  demeurent 
quelque  temps  accrochées  aux  murs  de  nos  multiples  exposi- 
tions artistiques  est  appréciée  A'aille  que  vaille  par  une  armée 
de  critiques  dont  la  plupart  seraient  aussi  parfaitement  désignés 
pour  suivre  les  g-randes  manœuvres  ou  les  matches  cycliques. 
Il  faut  seulement  tirer  de  pair  des  hommes  comme  Eug.  Miintz, 
Charles  Yriarte,  Paul  iMantz,  André  Michel.  Ajoutez,  si  vous 
voulez,  Arsène  Alexandre  et  Roger  Marx,  ces  pâles  descendants 
des  Charles  Blanc,  des  Paul  de  Saint-Victor,  des  Théophile  Gau- 
tier, des  Delécluze,  que  renierait  Diderot  lui-même. 

Les  sciences  aussi  ont  leur  petite  place  dans  le  journal,  vul- 
garisées au  jour  le  jour  par  des  spécialistes  à  rôle  d'intermé- 
diaires. Ils  sont  le  canal  entre  le  savant  et  la  foule;  ce  sont  les 
commissionnaires  du  laboratoire,  les  nouvellistes  de  l'amphi- 
théâtre, les  chroniqueurs  de  la  chambre  noire,  et  ils  s'appel- 
lent :  IL  de  Parville,  Max  de  Nansouly,  l'Emile  Gautier,  Arthur 
Ciood,  D'  Bianchon.  M.  de  Cherville  a  fait  la  chronique  du  plein 
air,  de  la  pêche,  de  la  chasse. 


LK  JOUUNALISMI']   CONTKMI'OHAIN  580 

Chncuii  a  son  départeiiient  ou  sou  district  :  tel  suit  et  aunouco 
les  découvertes  de  l'arcliéologie  ;  tel  dénonce  les  on-dit  des  aca- 
démies; tel  autre  est  affecté  aux  nouvelles  militaires,  à  celles  de 
la  Boin\se  et  de  la  spéculation;  Bataille  s'est  taillé  une  manière 
de  réputation  à  résumer  l'histoire  au  jour  le  jour  des  tribunaux 
et  l'aspect  des  procès;  cet  autre  suit  les  sports,  pronostique  les 
gagnants,  et  disserte  sur  les  questions  de  yachting-,  rowing, 
records,  cycles,  foot-hall,  trotting-,  steeple-chase;  il  écrit  autant 
en  anglais  qu'en  français. 

Reyer,  Yéber,  Bruneau  tiennent  la  tète  de  la  critique  musi- 
cale, où  Castil  Blaze  s'adonnait  autrefois  à  toutes  les  excentri- 
cités. 

Le  nombre  des  journaux.  —  Au  milieu  de  cette  détresse 
et  de  cet  avilissement  de  la  presse,  le  nombre  des  journaux  aug- 
mente chaque  année.  A  la  lin  de  1898,  la  presse  française  était 
représentée  par  5  787  feuilles. 

A  Paris,  on  comjjtait  à  cette  date  2  401  journaux,  dont  16G 
sont  politiques  et  se  décomposent  en  128  républicains,  38  con- 
servateurs ou  neutres.  Il  n'y  a  qu'un  journal  politique  triheb- 
domadaire  et  16  bihebdomadaires,  78  sont  hebdomadaires; 
3  sont  mensuels,  l)  sont  bimensuels,  et  1  est  annuel  :  c'est  le 
Premier  Mai. 

En  province,  c'est  la  Gironde  qui  a  le  plus  de  périodiques.  On 
y  compte  1  journal  pour  5  212  habitants;  dans  le  Finistère,  il  y 
en  a  1  pour  39  323  habitants.  La  presse  départementale  se 
compose  de  1  102  org-anes  républicains,  ilO  conservateurs, 
1  87 i  divers . 

Ces  «  divers  »,  tant  à  Paris  (ju'en  province,  olTrent  une  grande 
variété.  Tout  y  passe,  et  rien  n'est  piquant  comme  la  liste  des 
titres  :  photographie,  ballons,  bicyclettes,  électricité,  méca- 
nique, médecine,  mag-nétisme,  religion,  sports,  modes,  mu- 
sique, théâtre,  finances,  jeux,  syndicats,  science  héraldique, 
bibliographie,  il  n'est  rien  qui  n'ait  son  organe.  Il  y  a  quatre 
journaux  de  mariag-es,  deux  de  naissances,  et  un  pour  la  mort, 
«  organe  des  refroidis  ». 

Balzac  disait  :  «  C'est  une  grave  préoccujjation  que  le  choix 
d'un  titre.  » 

Il  y  a  au  dépôt  du  ministère  de  l'Intérieur  une  collection  de 


590  LA    PRKSSE   AU  XIX''  SII<:(:LH 

titres  (le  pcriodiijues  :  nul  ne  peut  les  })ren(lre;  et  on  en  trouve 
toujours  de  neufs!  Quelle  ingéniosité!  A  côté  des  titres  entachés 
de  banalité  :  VEcho,  le  Courrier-,  Y  Impartial,  VEclaireur,  le 
Phare,  la  Vigie,  la  Vérité,  VAvenir,  le  Progrès,  VUnivers,  le 
Monde,  le  Matin,  le  Soir,  le  Jour,  la  France,  le  Pays,  la  Liberté, 
le  Temps,  la  République,  il  y  en  a  de  plus  particuliers,  le  Coîys 
(iras,  ou  le  Gymnase  et  le  Carabinier,  ou  ^4/7^;*  s'amuse,  sans 
compter  quatre  Espérance,  neuf  Etoile,  et  quantité  d'animaux, 
vingt  Abeilles,  un  CAfl^  A^o?>,  un  C/<«^  6^r/s,  un  Chien,  un  Cheval 
de  Guerre,  une  Cigale,  une  Fourmi,  une  Mouette,  une  Puce,  un 
Microbe  (Jarcassoiinais,  un  Canard  boiteux,  ou  plus  spéciale- 
ment le  F/r///-  rfw  Général  X. 

Le  Journalisme  en  province.  — Le  métier  de  journaliste 
en  j)rovince  est  surtout  l'art  de  manier  les  ciseaux.  A  part  quel- 
ques articles  d'intérêt  local,  le  journal  reproduit  des  coupures 
des  journaux  de  Paris.  Cependant  en  ces  derniers  temps  de 
décentralisation,  de  grandes  feuilles  de  province  ont  pris  un 
important  développement,  ont  agrandi  leur  format,  abaissé  leur 
prix  :  les  nouvelles,  les  articles  m.ème  leur  sont  téléphonés  de 
Paris;  les  rédacteurs  sont  pleins  de  zèle  et  de  talent;  les  abonnés 
sont  nombreux  et  le  tirage  monte. 

Le  Journal  illustré;  la  caricature.  — Il  ne  fau<h'ait  pas 
non  plus  négliger  la  presse  satirique  et  frondeuse,  goguenarde, 
tournant  tout  en  charge,  en  caricatui'cs,  en  chansons,  faisant  la 
guerre  à  coups  d'épingles,  et  tenant  les  rieurs  de  son  cùté,  nar- 
guant le  pouvoir  en  s'abritant  derrière  ses  malices  et  dissimulant 
ses  insolences  avec  des  gambades.  C'étaient  le  Figaro  de  Lepoi- 
tevin  Saint-Alme,  ou  le  Nain  jaune  de  Cauchois-Lemaire,  dont 
Louis  XVIII  se  débarrassa  en  lui  faisant  insérer  la  phrase  : 
«  Le  roi  s'endort  tous  les  soirs  aux  Tuileries  dans  la  peau  d'une 
béte.  »  Le  lendemain,  le  journal  était  supj)rimé.  Puis  ce  furent 
leilf/ro/r,  le  Corsaire,  la  Caricature,  avec  les  poires  de  Philij)on, 
le  Charivari  qui  ne  démentit  pas  son  titre.  La  Hestauration  et  le 
règne  de  Louis-Philippe  urent  la  belle  époque  de  ces  tirailleurs 
en  belle  humeur.  La  race  de  ces  petits  corsaires  gouailleurs  ne 
devait  pas  disparaître  sous  Napoléon  III,  {)uisque  Monselet, 
Scholl,  Banville,  Léo  Lespès,  Meilhac,  Taine  lui-même,  épar- 
pillaient les  fusées  sonores  de  leur  esprit  frondeur  au  sommet 


LH  .IDUUXALISMK  GUNTEMPORAIN  591 

des  colonnes  <iu  Fi;/aro  bihebdomadaire,  de  la  Vie  Parisienne, 
du  Grand  Journal.  Les  feuilles  fantaisistes  pullulaient  :  le  Sans 
le  sou,  autographié,  la  Bohème,  le  Trihoulet,  le  Rabelais,  la 
Balançoire,  la  Lune  qui  devint  ÏÉclipse,  le  Sifflet,  le  Tam- 
Tani. 

La  verve  des  caricaturistes  s'exerçait  à  plaisir  et  à  foison  dans 
ces  pamphlets  illustrés  où  Daumier  prodiguait  ses  silhouettes 
inoubliables,  où  André  Gill,  Bertall,  Cham,  Moloch,  Le  Petit, 
Gavarni,  haussaient  la  charge  à  la  hauteur  d'un  art  dont  la  tra- 
dition se  perpétue  de  nos  jours  par  les  fantaisies  de  Garan 
d'Ache,  de  Hobiila,  les  croquis  pessimistes  et  cruels  de  Forain, 
les  «  pierrots  »  de  Willette,  ce  grand  artiste,  les  «  mousque- 
taires »  de  Henri  Pille  et  les  «  bourgeois  »  des  Veber's,  les  por- 
traits de  Léandre. 

La  distinction  s'atténue  et  s'etîace  peu  à  [>eu  entre  la  petite  et 
la  grande  presse;  elles  se  ra})prochent,  se  pénètrent  et  fusion- 
nent. L'image  et  la  caricature  ont  pris  droit  de  cité  dans  les 
grands  journaux.  Les  plus  graves,  comme  le  Temps,  acceptent 
et  accueillent  des  clichés  de  cartes  géographiques,  de  vues,  des 
documents  graphiques.  Le  public  aime  les  illustrations  et  en 
veut  partout.  Toutes  les  publications,  périodiques  ou  quoti- 
diennes, leur  font  une  place.  Il  y  a  dans  ce  goût  et  cette  prédi- 
lection de  plus  en  plus  exigeants,  une  évidente  conséquence 
des  nouvelles  méthodes  d'éducation,  où  l'enseignement  par  la 
vue,  les  tableaux,  les  comjiendiums,  a  pris  une  part  prépondé- 
rante, due  logiquement  à  la  double  renaissance  de  l'esprit  scien- 
tifique et  de  l'esprit  critique  en  ce  siècle.  Nous  sommes  des 
visuels  plutôt  que  des  théoriciens.  L'esprit  nouveau  devait  con- 
duire au  réalisme  en  littérature,  et  le  goût  de  l'exactitude  dans 
la  description,  joint  au  progrès  de  la  photographie,  exigeait  la 
reproduction  graphique,  contrôle  et  complément  de  la  rédaction 
de  l'état  de  lieux.  La  matière  est  loin  d'être  épuisée.  Nous  ne 
parlons  pas  ici  de  ces  journaux  de  nature  spéciale,  qui  ne 
publient  rien  d'inédit,  et  sont  des  feuilles  de  simple  reproduc- 
tion, lucratives  pour  les  auteurs,  étroitement  mises  en  surveil- 
lance par  l'intraitable  Société  des  Gens  de  Lettres,  ni  des  revues 
et  autres  périodiques,  qu'on  elés  justement  papa  «  des  volumes 
découpés  en  livraisons  ». 


592  h\    l'UKSSE   AU   XIX"   SIECLK 

Conclusion  :  la  fin  du  Journalisme  littéraire.  —  L'in- 
vention (rÉmile  (le  (iirardin  agrandi,  a  ])ris  de  l'extension,  de  la 
complexité.  Si  Granierde  Cassagnac  ne  réussit  pas,  c'est  peut- 
être  que  l'idée  n'était  pas  encore  nu'ire  à  la  date  de  V Époque  : 
elle  a  mûri  depuis. 

C'est  fail,  le  journal  moderne  est  une  encyclopédie  quoti- 
dienne. Il  l'cnseiiine  son  lecteur  sur  tout,  depuis  les  faits  de 
théâtre  ou  les  procès,  jusqu'aux  questions  actuelles  de  beaux- 
arts,  de  modes,  de  finances  et  de  sports.  Aussi  n'y  a-t-il  que  les 
articles  de  revues  qui  demeurent,  comme  si  la  caractéristique 
foncière  de  la  presse  actuelle  était  la  caducité  précoce,  l'éva- 
nouissement rapide,  l'apparition  fugitive.  Tout  ce  qui  présente 
quelque  a|)parence  de  généralité  et  de  durée,  tenez  pour  assuré 
qu'il  est  étranger  au  journalisme,  et  que  tous  les  directeurs  le 
refuseront  comme  étant  «  de  la  mauvaise  copie  ».  Faire  du 
journalisme,  c'est  mettre  sa  gloire  en  viager.  Le  public  n'aime 
pas  ce  genre-là,  disent  les  directeurs  pour  s'excuser.  Mais  le 
public  n'est-il  pas  en  droit  de  leur  rejeter  le  volant,  en  accusant 
la  presse,  dont  l'action  est  grande  sur  l'opinion  des  foules,  de 
lui  avoir  donné  de  mauvaises  habitudes  et  des  suggestions  cou- 
pables, une  direction  fausse?  Ce  sont  les  rédacteurs  de  journaux 
qui  ont  forgé  à  leur  usage  ce  paradoxe  :  «  Un  journal  est  fait 
non  par  ses  rédacteurs,  mais  par  ses  abonnés.  » 

Quelle  eri'eur  !  Et  de  quoi  donc  servira  l'ascendant  considé- 
rable de  la  presse  sur  l'esprit  public,  si  elle  renonce  à  le  diriger 
pour  flatter  au  contraire  ses  goûts  pervertis,  parce  que  ce  rôle 
est  plus  lucratif?  Il  n'y  a  plus  de  penseurs,  ni  d'hommes  con- 
vaincus; la  presse  a  abdiqué  son  pouvoir  du  jour  où,  au  lien 
d'éclairer  et  de  guider  la  foule,  elle  s'est  mise  à  sa  remorque 
pour  grossir  le  tirage. 

La  presse  littéraire  n'est  plus  (|u'un  souvenir.  Emile  de 
Girardin  l'a  tuée.  Aujourd'hui  le  journalisme  guette  la  mode  et 
prend  le  vent.  Elle  était  le  guide.  Elle  est  passée  à  l'ai-rière- 
train.  Elle  flatte  la  foule,  lui  emprunte  ses  prédilections,  ses 
engouements,  son  langage;  elle  n'agit  plus,  elle  fait  recette. 
Tout  homme  qui  sait  tenir  une  plume  peut  entrer  dans  la 
cohorte  :  c'est  peut-être  le  seul  métier  qu'on  puisse  exercer  sans 
lavoir  aj»pris. 


LE  JOURNALISME  CONTEMPORAIN  393 

Le  style?  11  est  mieux  de  n'en  pas  avoir,  «  il  gênerait  l'abonné!  » 
Des  idées?  des  doctrines?  de  la  science?  Eh!  qui  s'en  doute,  et 
qui  donc  en  aurait  besoin  pour  les  nécessités  du  métier  actuel? 

Autrefois,  l'écrivain  puisait  ses  idées  aux  sources,  chez  les 
grands  penseurs;  il  se  faisait  leur  truchement  et  leur  vulgari- 
sateur auprès  des  foules,  et  certains  savent  encore  aujourd'hui  et 
s'en  rendent  compte,  que  toutes  les  idées  sur  lesquelles  nous 
vivons  aujourd'hui  et  qui  forment  le  fonds  commun  de  l'intelli- 
gence de  ce  siècle,  nous  viennent  des  philosophes;  c'est  Kant, 
c'est  Hegel,  c'est  Comte  et  Darwin,  Claude  Bernard  et  Pasteur, 
Taine  et  Renan  qui  ont  formé  ce  substratum  sur  lequel  nous 
nous  tenons  et  nous  circulons.  Le  journaliste  ne  s'en  doute  pas, 
ou  du  moins  feint  de  l'ignorer.  Il  a  renoncé  au  rôle  efficace  et 
utile  d'éclairer  les  masses;  c'est  lui  à  présent  qui  est  l'emprun- 
teur, et  (|ui  reçoit  d'elles  la  provision  de  ses  connaissances  et  de 
ses  doctrines  :  elles  ne  dépassent  pas  le  niveau  public.  Il  suffi^ 
pour  appartenir  à  une  rédaction  de  savoir  ce  que  tout  le  monde 
sait,  de  comprendre  ce  que  tout  le  monde  comprend.  Le  jour- 
nalisme s'est  intellectuellement  démocratisé,  et  ne  devance  ni 
ne  dépasse  le  suffrage  universel. 

Les  journalistes  sont  par  profession  les  acrobates  de  la  faci- 
lité et  de  la  rapidité.  Ils  sont  tenus  d'écrire  vite  et  à  toute  heure 
sur  tous  les  sujets;  ils  sont  les  Pic  de  la  Mirandole  du  reportage 
et  ils  ont  fait  du  Larousse  leur  livre  de  chevet,  leur  instru- 
ment d'improvisation. 

Improviser!  C'est  fort  bien  dit,  et  ceux-là  sont  heureux  qui 
se  vantent  d'en  avoir  le  talent  ou  la  facilité;  mais  qu'ils  n'ou- 
blient jamais  le  mot  si  juste  de  Sarcey  :  «  Vous  avez  beau 
ouvrir  le  robinet;  si  la  fontaine  est  vide,  il  ne  sort  que  du 
vent.  »  Il  ne  faut  pas  que  l'improvisation  soit  seulement  l'art 
de  donner  le  change  sur  l'ignorance. 

Certes,  il  serait  aventureux  de  nier  les  avantages  et  les  ser- 
vices de  la  presse  contemporaine,  garantie  de  la  liberté  de 
penser,  vulgarisatrice  du  bien,  du  mal  et  du  vrai,  commenta- 
trice des  faits  et  des  choses.  Nous  n'irons  pas  jusqu'à  la  louer, 
comme  le  faisait  récemment  un  Allemand,  d'entretenir  le  peuple 
dans  la  connaissance  de  l'alphabet,  par  un  service  analogue  à 
celui  que  rendit  la  traduction  de  la  Bible  par  Luther;  mais  elle 

Histoire  de  la  langue.    VIII.  Oo 


594  LA   PRESSE   AU  XIX"  SIECLE 

divulgue  ce  qui  demeurerait  à  jamais  ol»scur,  car  on  peut  dire 
que  ce  qui  n'a  pas  été  enregistré  par  les  journaux,  n'existe  pas. 
La  presse  eût  fait  connaître  l'invention  de  Papin,  et  celle-ci  ne 
fût  pas  rentrée  dans  l'oubli  en  attendant  que  Fulton  l'en  retirât. 
La  découverte  de  Rœntgen  a  mis  huit  jours  pour  faire  le  tour 
du  monde  entier. 

Un  avantage  considérable  en  naît  encore  pour  la  classe 
moyenne,  les  gens  d'instruction  ordinaire  et  de  niveau  médiocre, 
à  qui  elle  fournit  un  lot  d'idées  toutes  faites  et  de  connaissances 
résumées  et  pratiques.  Le  A^ulgaire  n'approfondit  pas  les  choses, 
et  par  vulgaire,  il  faut  entendre  ceux  qui  ne  sont  pas  savants. 
La  presse  lui  sert  et  lui  prépare  des  résultats  qui  lui  épargnent 
toute  réflexion  et  toute  recherche.  C'est  une  commodité,  mais 
aussi  un  désagrément  et  un  dam,  car  le  vulgaire  se  déshabitue 
de  penser,  et  s'inféode  aux  idées  de  son  journal  dont  il  subit 
fatalement  la  suggestion. 

Cette  désuétude  de  la  réflexion  personnelle  engendre  une 
paresse  intellectuelle  qui  écarte  le  public  des  idées  générales  et 
de  toute  philosophie.  C'est  un  abaissement,  une  capitulation  de 
la  personnalité  devant  une  institution.  C'est,  en  partie,  le  crime 
de  l'information  rapide,  et  de  la  trop  hâtive  vitesse  du  travail. 
L'article  de  tête  commente  la  dépèche  qu'on  va  lire  dans  le 
cours  du  journal;  on  ne  la  lira  donc  plus  avec  un  esprit  libre  de 
toute  idée  préconçue  ;  le  lecteur  est  ainsi  constamment  influencé 
par  des  rédacteurs  trop  pressés  :  les  uns  s'en  louent;  mais  le 
mal  est  fait,  et  l'esprit  public  s'amollit. 

Il  s'amoindrit  aussi  et  se  rétrécit  par  le  fait  de  la  Presse  qui 
lui  met  des  œillères,  l'empêche  de  voir  loin  et  en  arrière,  et  le 
maintient  courbé  sur  le  présent  immédiat.  Etourdi  par  le  flux 
de  dépêches  qui  arrivent  à  toute  heure,  le  lecteur  n'a  plus  le 
temps  do  penser,  pas  plus  à  l'avenir  qu'au  passé;  le  présent 
l'absorbe.  Un  fait  important,  vieux  de  quinze  jours,  est  oublié. 
La  mémoire  se  perd.  Il  n'y  a  plus  d'histoire.  Il  n'y  a  plus  qu'un 
défilé  mouvant  dont  le  panneau  actuel  accapare  toute  l'attention 
au  détriment  de  ceux  qui  ont  passé.  De  la  sorte,  il  n'y  a  plus 
ni  enseignement,  ni  expérience,  ni  profit  des  essais  antérieurs; 
comme  ils  sont  effacés,  leur  exemple  n'est  plus  utile,  et  les 
mêmes  fautes  se  reproduisent  par  ignorance  et  par  oubli. 


BIBLIOGRAPHIE.  593 

Mais  c'est  de  littérature  qu'il  s'agit  dans  l'Histoire  de  la  Litté- 
rature Française.  A  ce  point  de  vue,  plus  le  siècle  marche,  plus 
les  inventions  nouvelles  activent  et  font  haleter  la  chaudière,  le 
journal  suit  plus  fidèlement  ce  mouvement  emporté,  et  le 
divorce  est  de  plus  en  plus  irrémissible  entre  la  Littérature  et  la 
Presse. 

Ce  que  Théophile  Gautier  disait  déjà  de  son  temps,  combien 
l'événement  l'a  rendu  plus  vrai  et  plus  regrettable  encore  :  «  Le 
livre  seul  a  de  l'importance  et  de  la  durée;  le  journal  disparaît 
et  s'oublie.  C'est  un  arbuste  qui  perd  ses  feuilles  tous  les  soirs, 
et  qui  ne  porte  jamais  de  fruits.  » 


BIBLIOGRAPHIE 


Une  bibliographie  de  la  Presse  et  des  Journalistes  emplirait  plusieurs 
volumes.  La  plupart  des  noms  cités  dans  ce  chapitre  ont  t'ait  Tobjet  d'une 
ou  de  plusieurs  rtudes  générales  et  de  monographies  nombreuses. 'jNous 
ne  donnons  ici  que  les  indications  les  plus  utiles  et  les  plus  caractéris- 
tiques. 

Benjamin  Constant,  De  lu  liberté  de  la  presse  considén'e  som  le  rapport 
de  rintérêt  du  (joarernement,  1814.  —  Bonald,  Sur  la  liberté  de  la 
presse,  1827. —  Chateaubriand,  De  la  presse,  1828.—  Deschiens,  Collec- 
tion de  matériaux  pour  servir  à  rhistoire  de  la  révolution  bibliographique 
des  journaux,  1829.  —  M"'^  de  Girardin,  VÊcole  des  journalistes,  1840.  — 
H.  de  Balzac,  Monographie  de  la  presse  parisienne,  1843.  —  Eugène 
Hatin,  Histoire  du  journal  en  France,  1846.  —  Petit  de  Baroncourt. 
Physionomie  de  la  presse  ou  catalogue  complet  des  nouveaux  journaux  qui 
ont  paru  depuis  le  24  février  jusqu'au  20  août,  par  un  chiffonnier,  1848.  — 
Wallon,  Revue  critique  des  journaux  publiés  à  Paris  depuis  la  révolution 
de  février  jusqu'à  la  fin  de  décembre,  1849.  —  Ed.  Texier,  Histoire  des 
journaux,  18o0.  —  Littré,  Préface  aux  OEuvres  d'Armand  Carrel,  1858. 
Catalogue  du  Musée  des  journaux  d'Aix-la-Chapelle.  (Là  se  trouve  le  plus 
grand  journal  du  monde,  Yllluminated  Quadruple  Constellation.  New-York, 
1859;  2  m.  50  sur  1  m.  80,  8  pages  de  13  colonnes;  parait  une  fois  par 
siècle.)  —  Armand  Carrel,  Notice  sur  Paul-Louis  Courier.  —  Schérer, 
Mélanges  de  critique  religieuse  (Lamennais,  Proudhon,  Veuillot,  etc."),  18G0. 
—  Hipp.  Castille,  Les  journaux  et  les  journalistes,  1859.  —  Vaudin,  Gaze- 
tiers  et  Gazettes,  histoire  anecdotique  de  la  presse  parisienne,  1858-1800.  — 
A.  Germain,  Le  martyrologe  de  lapresse,  1789-1861.  Paris,  1861.  —  Eugène 
Hatin,  Histoire  politique  et  littéraire  de  la  presse  en  France,  8  vol.,  1859- 
1861.  —  F.  Ribeyre,  Les  grands  journaux  de  France,  1862.  —  Emile  de 
Girardin,  Les  droits  de  la  pensée,  1864.  —  Louis  de  Juvigny,  Caractère 
international  de  la  presse  moderne.  1865.  —  Brunet,  Manuel,  t.  VI,  Notice 
des  journaux,  1865.  —  Eug.  Hatin,  Bibliographie  de  la  presse  périodique 
française,  1866  (s'arrête  en  1865;  donne  6  240  titres  de  journaux).  —  Alf. 
Sirven,  Journaux  et  journalistes,  iH(\ù.  —  Ed.  Hervé,  La  presse  et  la 
législation  de  iSo2,  1866.  —  H.  de  Villemessant,  Mémoires  d'un  journa- 


596  I-V    PRESSE  AU  XIX"  SIECLE 

liste,  1807.  —  Jules  Janin,  La  Sorhonne  et  les  gazetiers,  1867.  —  F.  Mail- 
lard, Liste  des  joiirnattx  publics  à  Paris  pendant  le  siège  et  la  commune,  1871. 

—  Lemonnyer,  Les  journaux  de  Paris  pendant  la  commune,  1871.  —  Emile 
de  Girardin,  Vimpuissunce  de  la  presse,  1879.  —  Lorenz,  Cataloijue 
général  de  la  librairie  française,  éd.  1879,  t.  VU.  p.  609-010;  éd.  1880,1.  VlII, 
p.  275;  éd.  1888,  t.  XI,  p.  272  et  434;  éd.  1895,  t.  XIII,  p.  217  et  335.  — 
Raymond  Salmon-Legagneur,  Be  la  compétence  du  jury  en  matière  de 
presse,  1881.  —  Th.  Ziesing,  Le  Globe  de  iH2i  à  i830  considéré  dans  ses 
rapports  avec  le  romantisme,  1881.  —  Ameline  de  la  Brisslaine,  Com- 
mentaire de  la  loi  sur  la  liberté  de  lu  pn^sse,  Paris,  1881.  —  H.  Wels- 
chinger,  La  censure  sous  le  Premier  Empire,  1S82;  Ln  presse  sous  le  Consulat, 
VEmpire  et  la  Restauration,  1893.  —  C.  Bazille  et  Ch.  Constant,  Code  de 
la  presse  commenté,  1883.  —  Louis  Dulac,  De  ta  responsabilité  civile  en 
matière  de  délits  commis  par  la  voie  de  la  presse,  Lyon,  1884.  — G.  Barbier, 
Code  explique  de  la  Presse,  1887.  —  Ph.  Audebrand,  Un  café  de  journa- 
listes sous  Napoléon  III,  Paris,  1888.  —  Le  livre  du  centenaii^e  du  Jouvna.1  des 
Débats,  Paris,  1889.  —  G.  Price,  Petite  histoire  des  grands  journaux,  1889. 

—  Ed.  Clunet,  La  j)resse  dans  les  relations  internationales,  Paris,  1889.  — 
Louis  Barnier,  Les  lois  sur  lapresse,  Marseille,  1890.  —  Clovis  Hugues, 
Le  Journal,  Paris,  1890.  ■ —  G.  Leloir,  La  liberté  de  la  presse  et  le  droit 
commun,  Paris,  1890.  —  Marcel  Barthe,  lliscours  sur  les  délits  de 
presse,  1890.  —  Emile  Faguet,  Politiques  et  moralistes  du  dix-neuvième 
siècle,  Paris,  1891.  —  Le  P.  FayoUat,  L'apostolat  de  la  presse,  Paris,  1892. 

—  Eugène  Dubief,  Le  journalisme,  1892.  —  Paul  Deschanel,  Discours 
sur  les  lois  sur  la  presse,  1892.  —  Ed.  Aynard,  Discours  sur  la  j)ressc,  1892. 

—  Emmanuel  Arène,  Rapport  sur  le  budget  de  V Intérieur  en  1S92.  — 
Emile  Ollivier,  ])u  régime  de  lapresse,  Paris,  1892.  —  Emile  Loubet, 
Discours  sur  la  presse  (à  la  Chambre  des  députés),  1S92.  —  Georges  Mon- 
torgueil,  La  presse  depuis  4 830,  éd.  1893.  —  F.  Brunetière,  Discours  de 
réception  à  l Académie  française  (sur  John  Lemoinne),  1894.  —  Lajeune- 
Vilar,  Les  coulisses  de  la  presse,  1895.  —  Vicomte  de  Grouchy,  La  presse 
sous  le  premier  Empire  d'après  un  vianuscrit  de  lu  liibliothèque  de  l'Opéra, 
1896.  —  Paul  Brulat,  Le  Reporter,  1897.  —  P.  Fesch,  Lacordaire  jour- 
naliste, Paris.  1897.  —  Comte  d'Haussonville,  Lacordaire,  Paris,  1898. 

—  Joseph  Fabre,  Rapport  sur  la  presse,  1899.  —  D'"  J.  Druhen,  De 
Vinfhunre  du  journalisme  sur  la  santé  du  corps  et  de  l'esprit.  —  Firmin 
Maillard,  Histoire  anecdotique  et  critique  delà  Presse  parisienne.  —  René 
Doumic,  L'i  rie  et  les  mœurs  au  jour  le  jour,  p.  181,  1895.  —  Emile 
Loebl,  La  presse  et  la  vie  intellectuelle  du  temps  présent,  1890.  —  Archives 
du  sj/ndicat  des  associations  de  presse;  Archives  des  Congrès  de  la  presse.  — 
Ed.  Montagne,  Histoire  de  la  Société  des  gens  de  lettres.  —  Henri 
Avenel.  Le  Monde  des  Journaux;  Rapport  sur  la  Presse;  Aimuairc  de  la 
Presse  française  (1879-1900). 


CHAPITRE    XI 


LA    LITTERATURE    SCIENTIFIQUE 
AU    XIX^    SIÈCLE  » 


Cuvier  a  dit  de  Pascal,  qu'il  «  découvrit  »  la  prose  française. 

Mais  railleur  des  Provinciales,  ajoute  Cuvier,  avait  aussi,  dans  son 
enfance,  découvert  la  géométrie.  Aussi  me  semble-t-il,  qu'à  ce  caractère 
si  particulier  de  la  langue  française,  à  cette  netteté,  à  ces  tours  si  logi- 
ques, qui  ont  fait  dire  que,  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  clair,  dans  tout  ce 
qui  n'est  pas  bien  raisonné,  il  y  a  quelque  chose  qui  n'est  pas  français,  on 
reconnaîtrait,  quand  on  ne  le  saurait  pas  d'ailleurs,  quel  fut  le  genre 
d'esprit  de  l'écrivain  qui  contribua  le  plus  à  la  fixer  '^. 

La  France  compte  au  nombre  de  ses  plus  grands  écrivains 
Descartes,  Pascal  et  BufTon.  Les  savants  du  xix"  siècle  n'ont  pas 
été  infidèles  à  cette  tradition  glorieuse.  Mathématiciens  ou  chi- 
mistes, physiologistes  ou  physiciens,  nous  ont  laissé  des  œuvres 
qui  tiennent  une  place  importante  dans  notre  littérature.  Leurs 
livres  ont  déterminé  l'orientation  de  la  pensée  contemporaine; 
par  eux,  s'est  transformée  la  conception  de  l'histoire  et  de  la 
critique.  Taine  et  Renan  sont  les  contemporains  de  Claude  Ber- 
nard et  de  Berthelot  :  ils  sont  les  élèves  de  Laplace,  de  GeofTroy 
Saint-Hilaire  et  de  Cuvier. 

Une  histoire  sommaire  de  la  littérature  scientifique  est  obligée 

1.  Par  M.  Bernard  Brunhes,  professeur  à  la  Faculté  des  Sciences  de  l'Université 
de  Dijon. 

2.  CuviEH,  Discours  de  réception  à  l'Académie  française  (27  août  181S). 


IJ08  LA    LITTÉRATURE   SflIKNTIFiOl'E   AU  \\X'   SIÈCLE 

d'ignorer  les  mémoires  accessibles  aux  seuls  spécialistes.  Elle 
ne  saurait  s'arrêter  davantage  aux  ouvrages  d'exposition  dus  à 
des  écrivains  qui  ne  sont  pas  des  savants  eux-mêmes.  Elle  doit  se 
borner  à  l'œuvre  des  savants  qui  ont  voulu  avoir  et  qui  ont  eu  des 
lecteurs  en  dehors  du  monde  scientilique.  L'histoire  de  la  littéra- 
ture scientifique  permet  ainsi  de  relier  l'une  à  l'autre,  sans  se  con- 
fondre avec  elles,  l'histoire  de  la  science  et  l'histoire  des  idées. 


/.   —  Laplace.  —  Foiirier. 

Laplace.  —  Le  début  de  notre  siècle  fut,  pour  la  science 
française,  une  période  incomparable.  Nos  mathématiciens  s'ap- 
pelaient Monge,  Laplace,  Fourier,  Cauchy;  nos  physiciens. 
Ampère,  Fresnel,  Arago,  Carnot;  nos  chimistes,  Berthollet, 
Gay-Lussac;  nos  naturalistes,  Lamarck,  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
Cuvier.  A  la  «  Classe  des  sciences  »  de  l'Institut  réorganisé  par 
la  Convention,  dominait  l'autorité  souveraine  de  Laplace. 

Né  au  milieu  du  xvni"  siècle  (1749),  fils  de  paysans  de  Beau- 
mont-en-Auge,  Laplace  vient  à  dix-neuf  ans  à  Paris,  oii  il  est 
accueilli  pard'Alembert  ;  plus  tard  il  collabore  avec  Lavoisier  àdes 
expériences  mémorables  de  calorimétrie  et  de  physiologie;  ami 
de  Bonaparte,  il  est  ministre  après  le  18  brumaire;  il  deviendra 
marquis  et  pair  de  France  sous  la  Restauration.  Savant  uni- 
versel, il  est  avant  toutgéornètre;  et  sa  grande  œuvre  est  l'appli- 
cation des  méthodes  analytiques  aux  problèmes  d'astronomie. 
De  sd.  Mécanique  céleste  il  détache,  pour  le  publier  à  part  et  avant 
l'ouvrage  lui-même,  un  livre  entier,  VExposition  du  système  du 
Monde,  oîi  ses  résultats  et  ceux  de  ses  devanciers  sont  présentés 
en  un  langage  admirable  de  pureté  et  de  perfection  classique. 

«  On  a  vu  s'ouvrir  le  xix"  siècle  par  deux  grandes  compositions 
d'un  genre  différent,  mais  également  neuves,  le  Gé7iie  du  chris- 
tianisme et  Y  Exposition  du  système  du  Monde.  »  Ainsi  s'expri- 
mait en  4827  Royer-Collard,  succédant  à  Laplace  à  l'Académie 
française. 

Astronomie  et  physique  ne'wtoniennes.  —  Newton 
avait  fait  l'une  des  plus  grandes  découvertes  qui  aient  marqué 
dans  l'histoire  de  l'esprit  humain,  quand  il  montra  qu'on  rendait 


LAPLACE,   POURIER  599 

comj)te  des  lois  de  Kepler  sur  le  mouvement  des  planètes,  en 
admettant  qu'il  s'exerce  entre  deux  corps  célestes  quelconques 
une  force  attractive  de  même  espèce  que  celle  qui  entraîne  vers 
la  terre  les  corps  pesants  :  c'est  la  gravitation  universelle  qui  agit 
en  raison  inverse  du  carré  des  distances  et  en  raison  directe  des 
masses.  Newton  se  défendait  de  croire  à  l'existence  réelle  de 
cette  force  attractive  :  ses  disciples  n'en  prirent  pas  moins 
l'habitude  de  regarder  la  gravité  comme  une  propriété  essen- 
tielle à  la  matière  au  même  titre  que  l'étendue  et  l'inertie,  les 
seules  qualités  que  Descartes  lui  eût  accordées. 

Par  «  matière,  figure  et  mouvement  »,  Descartes  avait  pré- 
tendu expliquer,  non  seulement  le  monde  céleste,  mais  le  monde 
physique  tout  entier,  dans  la  prodigieuse  complexité  de  ses  phé- 
nomènes :  ses  exemples  n'avaient  pas  été  toujours  heureux,  et 
sa  physique  trouvait  encore  des  contradicteurs.  Le  système 
newtonien  qui  semblait  laisser  à  la  matière  une  qualité  de  plus, 
parut  offrir  plus  de  souplesse  pour  re})résenter  la  réalité.  Et  par 
une  singulière  fortune,  à  la  fin  du  xvm'"  siècle.  Coulomb  découvre 
que  les  lois  d'attraction  et  de  répulsion  électriques  et  magné- 
tiques sont  identiques  à  la  loi  newtonienne. 

Aussi,  quand  le  siècle  s'ouvre,  la  fascination  qu'exerce  sur  les 
esprits  la  «  physique  newtonienne  »  est  irrésistible.  L'on  ramène 
tous  les  faits  physiques  et  l'on  songe  à  ramener  les  phénomènes 
chimiques  à  des  attractions  et  répulsions  entre  atomes  de  matière 
ordinaire  ou  particules  de  fluides  impondérables;  et  l'on  ne 
doute  pas  que  les  problèmes  les  plus  compliqués  de  physique 
ne  se  puissent  résoudre,  en  dernière  analyse,  en  problèmes  de 
dynamique  auxquels  sont  applicables  les  méthodes  si  fécondes 
de  d'Alembort  et  de  Lagrange. 

La  stabilité  du  monde  dans  Laplace.  —  De  cette  phy- 
sique newtonienne,  Laplace  est  le  plus  illustre  représentant. 
C'est  lui  qui  donne,  le  premier,  une  théorie  des  phénomènes 
capillaires.  C'est  lui  qui  fonde  la  théorie  mathématique  de 
l'électricité  statique.  De  toute  son  œuvre  se  dégage  la  pensée 
qu'un  petit  nombre  de  lois  immuables  expliquent  le  monde  des 
cieux  et  le  monde  des  gouttes  d'eau,  que  ces  lois  suffisent  à 
nous  garantir  la  durée  de  l'univers  et  à  nous  rendre  compte  de 
son  orisine. 


600  LA   LITTÉRATIRE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX°  SIÈCLE 

Dans  i'onscmble  des  recherches  de  Lapince,  a  dit  Fourier,  on  doit 
remarquer  surtout  celles  qui  se  rapportent  à  la  stabilité  des  grands 
phénomènes;  aucun  objet  n'est  plus  digne  de  la  méditation  des  grands 
philosophes...  En  général,  la  nature  tient  en  réserve  des  forces  conserva- 
trices et  toujours  présentes,  qui  agissent  aussitôt  que  le  trouble  com- 
mence, et  d'autant  plus  que  l'aberration  est  plus  grande.  Elles  ne  tardent 
point  à  rétablir  l'ordre  accoutumé.  On  trouve  dans  toutes  les  parties  de 
l'univers  cette  puissance  préservatrice.  La  forme  des  grandes  orbites  pla- 
nétaires, leurs  inclinaisons  varient  et  s'altèrent  dans  le  cours  des  siècles; 
mais  ces  changements  sont  limités.  Les  dimensions  principales  subsistent, 
et  cet  immense  assemblage  de  corps  oscille  autour  d'un  état  moyen  vers 
lequel  il  est  toujours  ramené.  Tout  est  disposé  pour  l'ordre,  la  perpétuité 
et  l'harmonie  '. 

Newton  avait  ébauché  l'étude  des  perturbations  apportées  à  la 
marche  des  planètes  par  leurs  attractions  réciproques  :  il  pen- 
sait qu'elles  arriveraient  à  déranger  le  système  solaire,  si  Dieu 
ne  venait,  de  temps  à  autre,  rétablir  l'ordre  troublé.  Laplace  a 
fait  de  ces  perturbations  l'objet  principal  de  ses  études,  et  il  con- 
clut au  contraire  que  le  système  solaire  est  stable,  sans  qu'aucune 
intervention  soit  nécessaire. 

Leibnitz,  dans  sa  querelle  avec  Newton  sur  l'invention  du  calcul  infi- 
nitésimal, critiqua  vivement  l'intervention  de  la  divinité  pour  remettre 
en  ordre  le  système  solaire.  «  C'est,  dit-il,  avoir  des  idées  bien  étroites  de 
la  sagesse  et  de  la  puissance  de  Dieu.  «  Newton  répliqua  par  une  critique 
aussi  vive  de  l'harmonie  préétablie  de  Leibnitz,  qu'il  qualifiait  de  miracle 
perpétuel.  La  postérité  n'a  point  admis  ces  vaines  hijpothéses,  mais  elle  a 
rendu  la  justice  la  plus  entière  aux  travaux  mathématiques  de  ces  deux 
grands  génies.  {Exposition  du  sijstème  du  monde,  livre  V,  chap.  vi.) 

C'est  apparemment  cette  phrase  qui  a  donné  lieu  à  la  légende 
suivant  laquelle  Laplace  aurait  déclaré  au  premier  consul  que 
Dieu  est  «  une  hypothèse  inutile"  ».  Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'il  affiche  en  toute  circonstance  la  préoccupation  de  «  reculer 
constamment  les  causes  finales  aux  bornes  des  connaissances 
humaines  »,  et  de  poursuivre  jusqu'au  point  oij  elle  est  obligée 
de  s'arrêter,  l'explication  rationnelle  du  monde. 

L'ari'angement  des  planètes  peut  être  lui-même  un  effet  des  lois  du 
mouvement,  et  la  suprême  intelligence  que  Newton  fait  intervenir  ne 
peut-elle  pas  l'avoir  fait  dépendre  d'un  phénomène  plus  général?  Tel  est, 
suivant  nos  conjectures,  celui  d'une  matière  nébuleuse  éparsc  en  amas  divers, 
dans  l'immensité  des  deux.... 

1.  FouBiER,  Eloge  (le  Laplace. 

2.  Sur  celle  légende,  voir  le  très  intéressant  ouvrage  de  M.  Paye,  sur  VOrhjine 
du  monde,  ]?a.T\?>,  Gaulhier-Villars,  1896,  p.  127. 


LAPLACE,   FOURIER  GOl 

Dans  le  «  Système  du  monde  »,  il  n'y  a  pas  de  place  pour  les 
causes  finales  : 

La  stabilité  des  pôles  de  la  terre  à  sa  surface,  et  celle  de  l'équilibre  des 
mers,  l'une  et  l'autre  si  nécessaires  à  la  conservation  des  êtres  organisés, 
ne  sont  qu'un  simple  résultat  du  mouvement  de  rotation  et  de  la  pesan- 
teur universelle.  En  vertu  de  la  pesanteur,  les  couches  terrestres  les  plus 
denses  se  sont  rapprochées  du  centre  de  la  Terre,  dont  la  moyenne  den- 
sité surpasse  ainsi  celle  des  eaux  qui  la  recouvrent;  ce  qui  suffit  pour 
assurer  la  stabilité  de  l'équilibre  des  mers,  et  pour  mettre  un  frein  à  la 
fureur  dea  flots. 

S'il  n'y  a  ])oint  de  place  pour  les  causes  finales,  il  n'y  en  a 
pas  davantage  pour  le  hasard,  ou  pour  cette  notion  môme  de 
contingence  pour  laquelle  les  savants  et  les  philosophes  con- 
temporains se  sont  montrés  parfois  moins  sévères.  Laplace  le 
dit  expressément  dans  VEssai  philosophique  sur  les  probabilités 
qu'il  a  écrit  comme  introduction  à  son  Calcul  des  probabilités  : 

Tous  les  événements,  ceux  mômes  qui,  par  leur  petitesse,  semblent  ne 
pas  tenir  aux  grandes  lois  de  la  nature,  en  sont  une  suite  aussi  néces- 
saire que  les  révolutions  du  soleil.  Dans  l'ignorance  des  lois  qui  les  unis- 
sent au  système  entier  de  l'univers,  on  les  a  fait  dépendre  des  causes 
finales  ou  du  hasard,  suivant  qu'ils  arrivaient  et  se  succédaient  avec  régu- 
larité ou  sans  aucun  ordre  apparent;  mais  ces  causes  imaginaires  ont 
été  successivement  reculées  aux  bornes  de  nos  connaissances,  et  dispa- 
raissent entièrement  devant  la  saine  philosophie  qui  ne  voit  en  elles  que 
l'expression  de  l'ignorance  où  nous  sommes  des  véritables  causes. 

Style  de  Laplace.  —  La  phrase  de  Laplace,  ample  et  har- 
monieuse, atteint  parfois  à  la  majesté  de  la  phrase  de  Pascal; 
mais  on  y  chercherait  en  vain  cette  impression  de  respect  dont 
est  saisi  l'auteur  des  Pensées  devant  un  infini  que  la  science 
n'atteint  pas  : 

L'astronomie,  par  la  dignité  do  son  ol)Jet  et  par  la  perfection  de  ses 
théories,  est  le  plus  beau  monument  de  l'esprit  humain,  le  titre  le  plus 
noble  de  son  intelligence.  Séduit  par  les  illusions  des  sens  et  de  l'amour- 
propre,  l'homme  s'est  regardé  longtemps  conmie  le  centre  du  mouve- 
ment des  astres,  et  son  vain  orgueil  a  été  puni  par  les  frayeurs  qu'ils  lui 
ont  inspirées.  Enfin,  plusieurs  siècles  de  travaux  ont  fait  tomber  le  voile 
qui  cachait  à  ses  yeux  le  système  du  monde.  Alors  il  s'est  vu  sur  une 
planète  presque  imperceptible  dans  le  système  solaire,  dont  la  vaste 
étendue  n'est  elle-même  qu'un  point  insensible  dans  V immensité  de  V espace. 
Les  résultats  sublimes  auxquels  cette  découverte  l'a  conduit  sont  bien 
propres  à  le  consoler  du  rang  qu'elle  assigne  à  la  terre,  en  lui  mon- 
trant sa  propre  grandeur  dans  l'extrême  petitesse  de  la  base  qui  lui  a 
servi  pour  la  mesure  des  cieux. 


602  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX'  SIÈCLE 

Fourier.  —  Gomme  Laplace,  le  mathématicien  et  physicien 
Joseph  Fourier  est  un  classique  et  un  admirateur  des  lettres 
anciennes.  Mêlé,  comme  presque  tous  ses  contemporains,  aux 
événements  politiques,  Fourier  prend  part  avec  Monge  et  Ber- 
thollet  à  l'expédition  d'Egypte.  Secrétaire  de  l'Institut  d'Egypte, 
il  est  en  même  temps  ministre  de  la  justice  et  des  finances  après 
le  départ  de  Bonaparte,  et  c'est  à  lui  que  revient  le  douloureux 
devoir  de  présider  aux  funérailles  de  Kléber.  Préfet  de  l'Isère 
de  1804  jusqu'à  la  fin  de  l'Empire,  maintenu  dans  ce  poste  par 
la  première  Restauration,  il  prend  aux  Cent-Jours,  non  sans 
hésitation,  le  parti  de  Napoléon.  Après  1815,  il  vient  se  fixer 
à  Paris,  où  de  482-3  à  4830,  il  est  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie des  sciences.  Les  éJoges  qu'il  prononce  en  cette  qualité, 
ajoutent  à  sa  réputation  d'écrivain  :  et  l'auteur  de  la  Préface 
historique  de  la  Description  de  rEf/ypte  entre  en  4827  à  l'Aca- 
démie française. 

Fourier  avait  le  droit  de  reprocher  à  un  prédécesseur  aujour- 
d'hui tout  à  fait  oublié,  un  style  «  qui  n'est  pas  exempt  de 
recherche  »,  et  oii  l'on  remarque  trop  «  l'opposition  continuelle 
des  idées  et  même  celle  des  mots  ».  Il  aA'ait  su,  même  en  1800, 
à  l'époque  des  grandes  phrases  sonores  et  au  pied  des  Pyra- 
mides, parler  de  Kléber  avec  une  émotion  éloquente  mais  sans 
emphase  '.  En  4827,  il  avait  conservé  de  cette  expédition,  qui 
avait  ouvert  à  la  science  française  «  le  sanctuaire  de  l'Egypte  », 
le  souvenir  d'une  incomparable  épopée  militaire  et  scientifique, 

1.  Que  l'on  veuille  comparer  celle  «  oraison  funèbre  »  de  Kléber  avec  les 
morceaux  d'éloquence  dont  étaient  cuutumiers  les  savants  de  l'époque  révolu- 
tionnaire. 

Voici  l'exorde  de  Fourier  : 

<'  Français, 

«  Au  milieu  de  ces  apprêts  funéraires,  témoii-Miaiics  fugitifs,  mais  sincères,  de 
la  douleur  publique,  je  viens  rappeler  un  nom  (jui  vous  est  cher  et  que  l'his- 
toire a  déjà  placé  dans  ses  fastes.  Trois  jours  ne  se  sont  point  encore  écoulés 
que  vous  avez  perdu  Kléber,  général  en  chef  de  l'armée  française  en  Orient. 
Cet  homme  que  la  mort  a  tant  de  fois  respecté  dans  les  combats,  dont  les  faits 
militaires  ont  retenti  sur  les  rives  du  Rhin,  du  Jourdain  et  du  Nil,  vient  de 
périr  sans  défense  sous  les  coups  d'un  assassin...  « 

En  1791,  un  autre  secrétaire  perpétuel  de  l'Acadénne  des  sciences,  le  natura- 
liste Vicq  d'Azir,  s'exprimait  ainsi  dans  son  Éloge  de  Franklin  (i!  s'agit  du 
retour  de  Franklin  en  Amérique)  : 

«  Quel  spectacle  pour  toi,  magnanime  vieillard!  quelle  récompense  pour  tes 
bienfails,  quel  magnifique  triomphe  pour  ta  vertu!  Franklin!  cette  ville  dont 
lu  découvres  les  murs,  et  qui  t'est  si  chère,  ne  contient  plus  d'habilants! 
Regarde!  ils  sont  lous  sortis  pour  aller  à  ta  rencontre.  » 


LAPLACE,   FOURIER  603 

et  en  même  temps  la  vision  très  nette  de  l'avenir  de  l'Egypte  et 
l'espoir  que  cette  grande  épopée  ne  serait  pas  sans  lendemain. 

Mais  les  destinées  de  l'Egypte  ne  sont  point  accomplies.  Un  temps 
viendra  que  cette  terre  auguste,  depuis  tant  de  siècles  inutilement 
féconde,  recouvrera  sous  l'influence  des  arts  de  l'Europe  son  antique 
splendeur.  Elle  sera  une  seconde  fois  le  centre  des  relations  politiques 
de  l'ancien  conlinent.  Ses  mers  ouvriront  des  communications  faciles 
avec  l'Inde  et  l'Asie.  Elle  dominera,  elle  civilisera  l'Afrique,  et  les  peuples 
de  ces  vastes  contrées  lui  apporteront  à  l'envi  les  tributs  d'un  immense 
commerce.  Alors  les  vœux  de  Leibnitz,  de  Bossuet,  ceux  des  monarques 
et  des  hommes  d'État  les  plus  éclairés  de  l'Europe  seront  accomplis. 

En  1811,  Fourier,  alors  préfet  à  Grenoble,  puiîlie  les  premiers 
résultats  de  son  grand  ouvrage,  la  Théorie  analijtique  de  la  cha- 
leur; il  le  fait  précéder  d'un  discours  préliminaire  où  l'on  peut 
admirer  «  la  forme  si  élégante  et  si  pure  que  Fourier  donne 
habituellement  à  sa  pensée  »  (M.  Darboux).  Pas  plus  que 
Laplace,  Fourier  qui  est  en  mathématiques  un  novateur  et  un 
inventeur,  ne  fait  des  mathématiques  pour  elles-mêmes.  Il  a 
toujours  en  vue  l'application  aux  phénomènes  naturels,  à  l'as- 
tronomie, à  la  géologie,  à  la  physique. 

L'étude  approfondie  de  la  nature  est  la  source  la  plus  féconde  des  décou- 
vertes mathématiques.  Cette  étude,  en  offrant  aux  recherches  un  but  déter- 
miné, a  l'avantage  d'exclure  les  questions  vagues,  et  les  calculs  sans  issue. 

Moins  strictement  mécaniste  peut-être  que  la  plupart  de  ses 
contemporains,  Fourier  ne  prétend  pas,  pour  la  science,  à  une 
explication  de  la  nature  : 

Les  causes  primordiales  ne  nous  sont  point  connues,  mais  elles  sont 
assujetties  à  des  lois  simples  et  constantes  qu'on  peut  découvrir  par  l'ob- 
servation, et  dont  l'étude  est  l'objet  de  la  philosophie  naturelle. 

Et  le  rôle  de  l'analyse  est  de  provoquer  des  rapprochements 
entre  des  phénomènes  distincts,  beaucoup  plus  que  d'en  donner 
une  explication. 

L'Analyse  mathématique  est  aussi  étendue  que  la  nature  elle-même; 
elle  définit  tous  les  rapports  sensibles,  mesure  les  temps,  les  espaces,  les 
forces,  les  températures;  cette  science  difficile  se  forme  avec  lenteur, 
mais  elle  conserve  tous  les  principes  qu'elle  a  une  fois  acquis  ;  elle  s'ac- 
croît et  s'aflVrmit  sans  cesse  au  milieu  de  tant  de  variations  et  d'erreurs 
de  l'esprit  humain.  Son  attribut  principal  est  la  clarté.  Elle  n'a  point  de 
signe  pour  exprimer  les  notions  confuses.  Elle  rapproche  les  phénomènes 
les  plus  divers  et  découvre  les  analogies  secrètes  qui  les  unissent. 


604  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX"  SIÈCLE 

En  même  temps  que  l'Analyse,  sous  l'impulsion  de  Lagrange, 
de  Laplace  et  de  Fourier,  étendait  chaque  jour  son  domaine,  la 
Géométrie  pure  revenait  en  honneur  avec  deux  maîtres  illustres, 
Monge  et  Carnot.  Monge  est  l'inventeur  de  la  Géométrie  des- 
criptive. Lazare  Carnot  s'est  occuj)é  des  problèmes  philoso- 
phiques que  soulèvent  la  géométrie  et  l'analyse,  dans  sa  Géomélrie 
de  position  et  dans  ses  J{c/lexio)is  sia-  la  métaphijsique  du  calcul 
infinitésimal  (1797). 


II.  —  Ajiipère. 

Ampère.  —  Si  Laplace  ou  Fourier  attachent  une  grande 
importance  à  l'exposé  des  idées  philosophiques  qui  les  guident 
dans  leurs  recherches  ou  que  suggèrent  leurs  découvertes, 
André-Marie  Ampère  nous  offre  l'exemple  d'un  savant  que  la 
philosophie  des  sciences  préoccupe,  de  longues  années,  beau- 
coup plus  que  la  science  même. 

Ampère  a  laissé  en  physique  une  œuvre  immortelle.  La 
science  des  actions  réciproques  des  courants,  l'électrodyna- 
mique,  lui  est  due  tout  entière,  expériences  et  théorie  :  «  par 
un  privilège  unique,  il  en  est  à  la  fois  le  Kepler  et  le  Newton  » 
(J.  Bertrand).  Mais  l'électricité  elle  magnétisme  ne  l'ont  occupé 
qu'à  partir  de  1820,  et  pendant  cinq  ou  six  ans  seulement  d'une  vie 
active  et  agitée.  Il  avait  commencé  par  être  mathématicien;  il 
avait  jeté  en  chimie,  comme  en  passant,  une  ou  deux  idées  très 
fécondes;  en  histoire  naturelle,  il  adoptait  avec  enthousiasme, 
sans  se  soucier  des  criti(jues  de  Cuvier,  les  idées  de  Geoffroy 
Saint-llilaire  sur  l'unité  de  composition  organique.  Depuis  son 
arrivée  à  Paris  en  1805  jusqu'en  1820,  il  fut  surtout  philosophe, 
et  il  reprit  ses  travaux  de  philosophie  à  [»artir  de  1829  jusqu'à 
sa  mort  (183G). 

Souvenirs  et  correspondance.  —  Dans  la  notice  qu'il  lui 
a  consacrée,  Sainte-Beuve  a  révélé  l'existence  d'un  petit  cahier 
trouvé  au  milieu  des  notes  scientifiques  d'Ampère,  ayant  })0ur 
titre  :  Amorum.  C'est  l'histoire  exquise  et  naïve  de  son  amour  et 
de  son  mariage  avec  Julie  Caron.  Ces  souvenirs  ont  été  publiés 
depuis,  avec  la  correspondance  d'Ampère  dans  celte  première 


ampp:re  6o:i 

partie  de  sa  vie.  On  possède  d'autre  part  sa  correspondance  avec 
son  fils,  Jean-Jacques  Ampère.  Pour  connaître  l'homme  et  aussi 
pour  bien  comprendre  l'écrivain,  il  faut  relire  ces  trois  volumes  : 
ils  révèlent  un  penseur  prodigieusement  actif,  n'annonçant  une 
découverte  qu'en  se  promettant  d'en  faire  une  autre  «  quand  il 
en  aura  le  temps  »,  et  cela  au  milieu  des  soucis  les  plus  poi- 
gnants et  des  préoccupations  matérielles  les  plus  obsédantes; 
mais  c'est  un  penseur,  ayant,  à  l'inverse  de  Napoléon  qu'il  n'aima 
jamais  beaucoup,  «  autant  de  sensibilité  que  de  génie'  »;  ils 
révèlent  un  croyant  qui  traverse  des  périodes  cruelles  de 
doute,  et  qui,  avant  d'atteindre  au  calme  d'une  foi  sereine,  a 
maintes  fois  jeté  des  cris  d'angoisse  ardente,  qui  font  penser  à 
l'auteur  du  Mystère  de  Jésus  : 

Délîe-toi  de  ton  es[iril;  il  t'a  si  souvent  trompé!  Comment  pourrais-tu 
encore  compter  sur  lui?  Quand  tu  t/efïbcçais  de  devenir  philosophe,  tu 
sentais  déjà  combien  est  vain  cet  esprit  qui  consiste  en  une  certaine  faci- 
lité à  produire  des  pensées  brillantes... 

Mon  Dieu!  que  sont  toutes  ces  sciences,  tous  ces  raisonnements,  Joutes 
ces  découvertes  du  génie,  toutes  ces  vastes  conceptions  que  le  monde 
admire  et  dont  a  curiosité  se  repaît  si  avidement?  En  vérité,  rien,  que 
de  pures  vanités. 

Étudie  cependant,  mais  sans  aucun  emjiressement...  Étudie  les  choses 
de  ce  monde,  c'est  le  devoir  de  ton  état,  mais  ne  les  regarde  que  d'un  œil  ; 
que  ton  autre  œil  soit  constamment  fixé  par  la  lumière  éternelle.  Écoute 
les  savants,  mais  ne  les  écoute  que  d'une  oreille...  (Jounud,  p.  d'M). 

Nous  trouvons  enfin,  dans  ce  journal  et  dans  ces  lettres, 
l'écrivain  à  qui  les  idées  viennent  en  flot  et  en  foule,  et  qui 
apporte  parfois  à  les  mettre  en  œuvre  un  peu  de  cette  gaucherie 
qu'il  met  à  faire  sa  cour  ou  à  répéter  en  public  une  expérience. 
Quand,  de  son  lycée  de  Bourg,  il  écrit  à  Julie  qu'il  aura  fini  dans 
huit  jours  son  mémoire  sur  la  théorie  du  jeu,  et  qu'il  annonce 
ensuite  qu'il  remanie  son  travail,  qu'il  le  refond,  qu'il  le  change 
toujours,  on  retrouve  la  même  pensée  ardente  et  inquiète  qui 
lui  fera,  de  1829  à  1833,  retoucher  et  corriger  sans  cesse  la 
Classification  des  scie}ices. 

Mémoires  scientifiques.  — he  Mémoire  sur  la  théorie  mathé- 
matique des  phénomènes  électrodynamiques,  uniqicemoit  déduite 

1.  "  Que  n'a-t-il  autant  de  sensibilité  que  de  génie!  quel  homme  ce  serait!  • 
(Lettre  d'André  Ampère  à  sa  belle-sœur  Élise  Caron.  Journal,  p.  336.) 


600  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX«  SIÈCLE 

de  r expérience  (1827),  où  se  trouvent  condensées  les  recherches 
d'Ampère  en  électricité,  ne  présente  pas  à  la  lecture  le  charme 
que  l'on  trouve  à  lire  les  œuvres,  tout  à  fait  contemporaines,  de 
Fresnel  :  le  fondateur  de  l'optique  physique  nous  laisse  assister, 
sans  nous  fatiguer,  à  la  genèse  successive  de  ses  idées  :  il  s'ex- 
prime non  pas  seulement  de  manière  à  répondre  à  l'objection, 
mais  de  manière  à  empêcher  l'objection  de  naître  dans  notre 
esprit.  L'œuvre  d'Ampère  n'a  pas  non  plus  le  caractère  d'exposé 
synthétique  définitif  et  majestueux  que  nous  admirons  chez 
Laplace.  La  pensée  d'Ampère  ne  s'arrête  jamais  satisfaite,  et  elle 
va  trop  vite  pour  qu'il  soit  aisé  de  la  suivre;  à  chaque  instant,  il 
veut  donner  une  synthèse  des  résultats  qu'il  tient  déjà;  et  ces 
résultats  s'accroissant  et  se  modifiant  toujours,  l'exposé  synthé- 
tique change  avec  eux. 

L'  «  Essai  sur  la  philosophie  des  sciences  ».  — h^Essai 
sur  la  philosophie  des  sciences  est  le  principal  ouvrage  philoso- 
phique d'Ampère  '.  A  son  arrivée  à  Paris,  il  avait  fréquenté  beau- 
coup la  société  d'Auteuil,  les  idéologues  :  Cabanis,  Destutt  de 
Tracy,  Maine  de  Biran  :  avec  celui-ci  surtout,  il  se  sent  en  harmonie 
de  pensée.  Nettement  objectiviste,  Ampère  voit  aussi  l'origine  de 
l'idée  de  cause,  et  de  l'idée  du  inoi,  dans  la  conscience  de  l'effort 
volontaire.  S'il  n'a  pas  constitué  un  système  bien  personnel,  il  a 
été  l'un  des  derniers  représentants  de  cette  race  de  penseurs,  — 
devenus  de  ])lus  en  plus  rares  par  le  progrès  même  des  sciences 
et  les  nécessités  de  la  spécialisation,  —  capables  de  dominer 
toute  la  science  de  leur  époque  et  d'émettre  sur  tous  les  sujets 
des  idées  originales  et  fécondes. 

Chargé,  en  1819  et  1820,  du  cours  de  philosophie  à  la  Faculté 
des  Lettres  de  Paris,  Ampère  y  déveloj)pa  «  ses  idées  sur  la 
classification  des  faits  intellectuels  »  -;  ce  sont  ces  idées,  laissées 
de  côté  durant  les  années  qui  avaient  suivi  la  découverte  d'Œrs- 
tedt,  qu'il  reprend  en  1829  à  l'occasion  d'un  cours  de  physique 
générale  au  Collège  de  France  :  il  les  a  publiées  sous  le  titre 
d'Essai  sur  la  philosophie  des  sciences,  ou  exposition  analytique 
d'une  classi/ication  naturelle  de  toutes  les  connaissances  humaines. 

i.  La  sccomle  partie  de  l'ouvrage,  relative  aux  sciences  nooloqiqites,  n'a  été 
publiée  qu'après  la  mort  trAiulré-Marie  Auipère,  par  les  soins  de  son  lils  Jean- 
Jacques  (1843). 

2.  Essai  sur  la  philosophie  des  sciences.  Préface,  p.  xxvi. 


AMPERE  G07 

La  classification  d'Ampère  laisse  l'impression  de  quelque 
chose  d'ingénieux,  mais  de  compliqué.  La  bizarrerie  même  des 
noms  forgés  pour  désigner  certaines  études  considérées  comme 
sciences  distinctes,  n'y  a  pas  peu  contribué.  Si  certains  de  ces 
noms  sont  très  heureusement  choisis  et  sont  restés  dans  la 
lang-ue,  —  tel  le  nom  de  cinématique,  qui  désig-ne  la  partie  de  la 
mécanique  qui  traite  du  mouvement  en  lui-même,  sans  avoir 
égard  aux  forces  qui  le  produisent,  —  l'on  n'a  conservé  ni 
Yoryctotechnie,  ni  la  cerdoristique,  ni  la  cœnolbolorjie. 

Vers  la  même  époque,  Auguste  Comte  donnait  une  classifica- 
tion des  sciences  existantes,  groupées  d'après  leur  objet.  Les 
Encyclopédistes  avaient,  à  l'exemple  de  Bacon,  classé  les  con- 
naissances humaines  d'après  les  facultés  de  l'âme  qui  servent  à 
leur  étude  :  mémoire,  raison,  imagination.  Ampère  ne  se  con- 
tente ni  d'un  dénombrement  des  sciences  qui  existent,  ni  d'une 
division  arbitraire  des  facultés  qui  aboutit  à  faire  ranger  dans  le 
même  groupe,  relevant  de  la  mémoire,  des  sciences  aussi  dissem- 
blables que  l'histoire  proprement  dite  et  l'histoire  naturelle.  Il 
part  d'une  étude  psychologique  des  faits  intellectuels,  et  se 
demande  à  combien  de  points  de  vue  différents  l'on  peut  étudier 
les  objets  de  nos  connaissances';  il  en  trouve  quatre,  corres- 
pondant à  quatre  étapes  successives  de  la  pensée  :  appliquée 
aux  sciences  de  la  nature,  ou  cosmologiques,  cette  distinction  lui 
donne  les  sciences  mathématiques,  physiques,  naturelles,  médi- 
cales ;  appliquée  aux  sciences  de  l'esprit  ou  noologiques,  elle 
donne  les  sciences  philosophiques,  nootechniques  %  ethnolo- 
giques et  politiques.  Chacun  de  ces  huit  embranchements  se 
divise  par  l'application  de  la  même  méthode  en  quatre  sciences 
du  premier  ordre,  et  chacune  de  celles-ci  en  deux  sciences  du 
second  ordre,  ou  quatre  du  troisième  ordre,  de  sorte  qu'il  y  a  en 
tout  128  sciences  dans  le  tableau.  La  véritable  originalité  d'Am- 
père, par  laquelle  sa  classification  ne  ressemble  à  aucune  autre, 
c'est  que  par  l'application  de  ce  procédé,  si  étrange  qu'il  paraisse, 
en  dépit  ou  peut-être  à  cause  même  de  cette  préoccupation  sys- 
tématique de  symétrie.  Ampère  arrive  à  concevoir  et  à  définir 


1.  Voir  Lalande  :  Lectures  de  philosophie  scientifique,  p.  54. 

2.  Comprenant  la  littérature,  la  philologie,  l'étude  des  arts. 


608  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX"  SIÈCLE 

des  sciences  nouvelles  à  créer,  et  qu'en  ])récisant  leur  objet,  il 
sujrgère  constamment  des  idées  et  des  projets  de  recherches. 

En  veut-on  un  exemple?  au  terme  d'économie  politique. 
Ampère  substitue  celui  A" économie  sociale,  «  à  la  fois  plus  g'énéral 
et  mieux  approprié  au  but  que  se  propose  la  science  ».  Cette 
science  du  premier  ordre  comprendra  quatre  sciences  du  troi- 
sième ordre  :  la  statistique,  étude  purement  descriptive  de  l'état 
du  pays;  la  chrématolocjie,  étude  de  la  production  et  de  la  con- 
sommation des  richesses  ;  puis  la  cœnolbologie  comparée,  qui,  rap- 
prochant les  résultats  fournis  })ar  les  deux  sciences  précédentes, 

étahlit  (les  lois  générales  sur  les  l'apports  mutuels  qui  existent  entre 
les  dill'érents  degrés  de  bien-être  ou  de  malaise  des  diverses  populations, 
toutes  les  circonstances  dont  ils  dépendent,  telles  que  les  habitudes  et  les 
mœurs  de  ceux  qui  travaillent,  leur  plus  ou  moins  d'instruction,  leur  plus 
ou  moins  de  prévoyance  de  leurs  besoins  futurs  et  de  ceux  de  leurs 
familles,  le  sentiment  du  devoir  qui  se  développe  dans  les  hommes  ù 
mesure  que  leur  intelligence  se  perfectionne,  les  divers  degrés  de  liberté 
dont  ils  jouissent,  depuis  l'esclave  jusqu'au  paysan  norvégien,  ou  l'ouvrier 
de  New-York  ou  de  Philadelphie,  surtout  les  diflerentes  manières  dont  les 
richesses  sont  distribuées,  suivant  qu'elles  sont  concentrées  dans  un  petit 
nombre  de  mains,  ou  l'éparties  en  petites  propriétés  ou  petits  ca])itaux. 

Enfin  viendrait  la  cœnolbogénie,  répondant  au  quatrième 
point  de  vue,  qui  remonte  jtar  l'étude  précédente,  aux  causes  de 
la  prospérité  des  nations,  et  «  fait  connaître  par  quels  moyens 
on  peut  améliorer  graduellement  l'état  social  et  faire  disjtaraître 
peu  à  peu  toutes  les  causes  qui  entretiennent  les  nations  dans  un 
état  de  faiblesse  et  de  misère  ». 

Cette  préoccupation  de  ne  pas  réduire  toute  l'économie  poli- 
tique à  la  «  chrématologie  »,  ce  prog:ramme  de  monographies 
tracé  à  grands  traits,  ont-ils  été  sans  influence  sur  l'orientation 
des  études  sociales  après  1830?  Ces  idées  (jue  professait  Ampère, 
il  faut  songer  qu'il  les  répandait  partout  ;  il  les  développait  dans 
un  enseignement  public  très  suivi,  dont  les  journaux  rendaient 
compte.  Littré  connaissait  et  admirait  la  classification  d'Am- 
père, avant  d'avoir  jamais  entendu  parler  de  celle  d'Auguste 
Comte. 

Ampère  établit  une  distinction  tranchée  entre  les  sciences  du 
monde  et  les  sciences  de  l'esprit  :  il  ne  fait  pas,  comme  Auguste 
Comte  et  comme  Herbert  Spencer,  de  la  «  sociologie  »  une  simple 


LAMARCK,   GEOFFROY  SAINT-HILAIRE,   CUVIER,   HUMBOLDT     G09 

annexe  de  la  biologie  :  mais  par  là  même  qu'il  emploie  dans  les 
sciences  cosmologiques  et  noologiques  le  même  mode  de  rai- 
sonnement, les  mêmes  méthodes  d'observation  et  de  classement, 
il  met  en.  lumière,  bien  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'à  lui,  ce 
qu'il  y  a  de  commun  dans  les  procédés  de  la  pensée  humaine, 
s'appliquant  aux  sciences  de  la  nature  et  aux  sciences  de 
l'esprit. 


///.  —  Lamarcky   Q.eoffroy  Saint-Hilaire, 
Cuvier.  —  Humboldt. 

Cependant,  les  progrès  des  sciences  naturelles  suivaient  de 
près  ceux  de  l'analyse,  de  la  physique  et  de  la  chimie.  Trois 
hommes  surtout  ont  laissé  dans  la  science  des  êtres  vivants 
une  trace  profonde  :  Lamarck,  Geoffroy  Saint-Hilaire  et  Cuvier. 
S'il  convient  d'associer  ces  trois  noms  contemporains,  il  n'en 
faut  pas  conclure  qu'ils  doivent  être  mis  sur  le  même  plan. 
Par  la  somme  de  travaux  positifs  effectués,  de  découvertes 
incontestables  accomplies,  personne  ne  supporte  la  comparaison 
avec  Cuvier  :  mais  par  un  contraste  saisissant,  si  la  science 
qu'il  a  créée  de  toutes  pièces,  la  paléontologie,  reste  pour  Cuvier 
un  titre  de  gloire  immortel,  quelques-unes  des  idées  qu'il  a  sou- 
tenues avec  le  plus  d'àpreté  ont  beaucoup  vieilli;  et  les  concep- 
tions de  Geoffroy  Saint-Hilaire  et  de  Lamarck,  après  une  période 
d'injuste  dédain,  sont  au  contraire  revenues  en  honneur. 

Lamarck.  —  Le  chevalier  de  Lamarck,  après  de  brillants 
débuts  dans  la  carrière  d'officier,  avait  quitté  l'armée  et  s'était 
adonné  à  la  botanique.  La  Flore  française,  publiée  en  4778,  lui 
ouvrait  les  portes  de  l'Académie  des  sciences.  Lorsque  la  Conven- 
tion organisa  le  Muséum  d'histoire  naturelle,  Etienne  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  alors  âgé  de  vingt  et  un  ans,  fut  chargé  d'enseigner 
la  zoologie  et  de  classer  les  collections  des  animaux  supérieurs. 
Pour  étudier  les  animaux  inférieurs,  zoophytes,  vers,  mollusques, 
insectes,  on  s'adressa  à  Lamarck  :  ces  animaux  aujourd'hui 
rangés  en  embranchements  distincts  étaient  alors  groupés  pêle- 
mêle  :  c'était  l'inconnu.  «  Lamarck,  dit  Michelet,  accepta  l'in- 

HlSTOlKE    DE    LA  LANGUK.   VIU.  «^y 


610  LA  LITTÉRATURK  SCIENTIFIQUE  AU  XIX''  SIÈCLE 

connu.  »  C'est  lui  qui  introduisit  dans  la  science  la  distinction 
des  animaux  à  vertèbres  et  des  animaux  sans  vertèbres;  et  ce 
sont  les  études  faites  à  l'occasion  de  ses  cours  au  Muséum  qui 
ont  abouti  à  son  Histoire  naturelle  des  animaux  sans  vertèbres 
(1816-1822),  accueillie  par  une  approbation  unanime.  Mais  il 
n'avait  pas  attendu  jusqu'alors  pour  développer  les  idées  géné- 
rales que  lui  avaient  inspirées  ces  études,  dans  ses  Considéra- 
tions sur  rorganisation  des  corns  vivants  (1802),  et  surtout  dans 
SSL  Philosophie  zoologique  (1809). 

Lamarck,  esprit  aventureux  et  hardi,  qui  «  se  fiait  trop  à  sa 
puissance  déductive  et  à  sa  logique  de  savant  »  (Haeckel),  a 
commis  des  erreurs  nombreuses.  Sur  la  «  nature  du  son  »,  sur 
la  chimie,  il  a  énoncé  des  idées  étranges  et  qu'on  lui  a  repro- 
chées durement,  mais  non  sans  justesse.  Il  a  joué  un  rôle  capital 
dans  l'élaboration  de  la  doctrine  transformiste  :  non  qu'il  ait  eu 
le  premier  l'opinion  que  des  animaux  d'espèces  actuellement 
difTérentes  pouvaient  descendre  d'ancêtres  communs;  mais  la 
Philosophie  zoologique  est  le  premier  exposé  d'un  système  cohé- 
rent, où  l'on  essaie  de  montrer  comment  les  espèces  ont  pu  se 
différencier. 

Tout  changement  nn  peu  considth'able  et  ensuite  maintenu  ilans  les 
circonstances  où  se  trouve  chaque  race  d'animaux  opère  en  elle  un  chan- 
gement réel  dans  leurs  besoins.  Tout  changement  dans  les  besoins  des 
animaux  nécessite  pour  eux  d'autres  actions  pour  satisfaire  aux  nouveaux 
besoins,  et  par  suite  d'autres  habitudes. 

Et  comme,  d'autre  part,  on  peut  remarquer  que  : 

remploi  plus  fréquent  et  soutenu  d'un  organe  ({uelconque  fortifie  peu 
à  peu  cet  organe,  le  développe,  l'agrandit,  et  lui  donne  une  puissance 
proportionnée  à  la  durée  de  cet  emploi,  tandis  que  le  défaut  constant 
d'usage  de  tel  organe  l'afiaiblit  insensiblement,  le  détériore,  diminue  pro- 
gressivement ses  facultés  et  linit  par  le  faire  disparaître, 

il  s'ensuit  que  : 

Ce  ne  sont  i)as  les  organes,  c'est-à-dire  la  nature  et  la  forme  des  parties 
du  corps  d'un  animal  qui  ont  donné  lieu  à  ses  habitudes  et  à  ses  facultés 
particulières,  mais  ce  sont  au  contraire  ses  habitudes,  sa  manière  de 
vivre,  et  les  circonstances  dans  lesquelles  se  sont  rencontrés  les  individus 
dont  il  provient,  (\m  ont,  avec  le  temps,  constitué  la  forme  de  son  corps, 
le  nombre  et  l'état  de  ses  organes,  cnlin  les  facultés  dont  il  jouit. 

Et  Lamarck  donne  un  «  tableau  de  (hstribution  et  de  classifi- 
cation des  animaux  suivant  l'ordre  le  plus  conforme  à  celui  de 


LAMARCK,   GEOFFROY   SAINT-HILAIRE,   CUVIKR,    HUMBOLDT      611 

la  nature  »,  conduisant,  par  voie  de  complication  croissante,  des 
infusoires  aux  mammifères. 

Il  considère  comme  essentielle  pour  compléter  son  système, 
la  génération  spontanée  : 

La  nature  a  coiniuencé  et  recoinmeuce  tous  les  jours  par  former  les 
corps  organisés  les  plus  simples,  et  elle  ne  forme  directement  que  ceux- 
là,  c'est-à-dire  ces  premières  ébauches  (|u'on  a  désignées  par  l'expression 
de  générations  spontanées; 

et  on  le  voit  dessiner  ainsi  les  traits  principaux  du  système  qui 
prétendra  expliquer  la  production  de  tous  les  êtres,  depuis  la 
«  raonère  »  jusqu'à  l'homme,  par  le  seul  jeu  des  forces  physi- 
ques dans  la  nature.  Cependant  Lamarck  ne  saurait  encourir  le 
reproche  d'avoir  relégué  le  Créateur  au  rang  d'une  «  hypothèse 
inutile  »  ;  en  un  langage  qui  est  hien  celui  des  déistes  du 
xvni"  siècle,  et  qui  se  retrouve  avec  des  différences  de  talent, 
chez  Rousseau  et  chez  Robespierre,  Lamarck  invoque  constam- 
ment le  «  supi'ème  Auteur  »,  le  «  sublime  Auteur  »  de  toutes 
choses;  et  soutient  que  la  conception  transformiste  donne  une 
idée  tout  aussi  haute  de  sa  sagesse  et  de  sa  puissance. 

La  Philosophie  zooloylque  n'obtint  pas  du  vivant  de  Lamarck 
l'attention  qu'elle  a  suscitée  plus  tard.  Cuvier  et  ses  élèves  se 
montrèrent  particulièrement  sévères,  si  bien  qu'il  a  fallu  l'hom- 
mage d'un  des  adversaires  du  transformisme,  de  Quatrefages, 
pour  faire  rendre  à  Lamarck  l'honneur  qui  lui  revient.  U Eloge 
de  M.  de  Lainarck,  par  Cuvier,  est  consacré  à  la  critique  des 
savants  qui  «  ont  construit  laborieusement  de  vastes  édifices  sur 
des  bases  imaginaires,  semblables  à  ces  palais  enchantés  de  nos 
vieux  romans  que  l'on  faisait  évanouir  en  brisant  le  talisman 
dont  dépendait  leur  existence  »,  et  Cuvier  ne  s'attarde  même 
pas  à  discuter  l'hypothèse  fondamentale  de  la  Philosophie  zoolo- 
gique qui  «  ne  peut  supporter  l'examen  de  quiconque  a  disséqué 
une  main,  un  viscère  ou  seulement  une  plume  ». 

Geoffroy  Saint-Hilaire.  —  Si  Cuvier,  fort  de  son  érudi- 
tion infaillible  et  de  son  autorité  indiscutée,  pouvait  se  per- 
mettre un  pareil  dédain  à  l'égard  de  Lamarck,  il  ne  put  traiter 
aussi  légèrement  un  autre  adversaire  redoutable  qu'il  rencontra 
sur  sa  route.  Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire  a  développé  dans 
divers  écrits  réunis  sous  le  nom  de  Philosophie  anatomique,  ses 


612  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX''  SIÈCLE 

idées  sur  «  l'unité  décomposition  organique  »  MVIoins  audacieux 
que  Lamarck  qui  prétend  reconstituer  la  généalogie  des  espèces 
animales,  Geoffroy  se  contente  d'affirmer  leur  ressemblance 
profonde.  Cuvier  divisait  le  règne  animal  en  quatre  «  embranche- 
ments ».  Dans  un  même  embranchement,  il  affirmait  l'unité  de 
plan  :  et  l'on  ne  peut  s'empêcher,  en  effet,  de  retrouver  chez 
l'oiseau  les  mêmes  membres  que  chez  le  chien  ou  le  singe,  en 
dépit  des  différences  qui  existent  entre  une  aile,  une  jambe  ou 
un  bras.  Pour  Cuvier,  il  y  avait  «  quatre  plans  généraux  d'après 
lesquels  tous  les  animaux  semblent  avoir  été  modelés,  et  dont 
les  divisions  ultérieures,  de  quelque  titre  que  les  naturalistes 
les  aient  décorées,  ne  sont  que  des  modifications  assez  légères, 
qui  ne  changent  rien  à  l'essence.  » 

Geofîroy,  citant  ces  lignes,  ajoutait  :  «  Cette  doctrine,  nous  y 
adhérons  pleinement  :  celle  de  l'unité  de  composition  organique 
n'est  autre  ».  Mais,  à  l'inverse  de  Cuvier,  il  prétendait  retrouver 
chez  l'insecte  et  chez  le  mollusque  le  même  type,  la  même  dis- 
position d'organes  que  chez  le  vertébré. 

On  sait  que  la  nature  travaille  toujours  avec  les  mêmes  matériaux;  elle 
n'est  ingénieuse  qu'à  en  varier  les  formes...  S'il  arrive  qu'un  organe 
prenne  un  accroissement  extraordinaire,  Finlluence  en  devient  sensible 
sur  les  parties  voisines,  qui  dès  lors  ne  parviennent  plus  à  leur  dévelop- 
pement habituel;  elles  deviennent  comme  autant  de  rudiments  qui 
témoignent  en  quelque  sorte  de  la  permanence  du  plan  général... 

C'est  là  l'énoncé  de  sa  célèbre  loi  du  balancement  des  organes, 
à  laquelle  il  associe  \e.  principe  des  connexions  :  ce  qui  importe 
pour  déterminer  un  organe,  ce  n'est  pas  sa  forme,  c'est  sa  place, 
ce  sont  ses  connexions  avec  les  parties  voisines  :  «  un  os  dispa- 
raît plutôt  que  de  changer  de  place  ».  Dans  la  comparaison  des 
squelettes,  ce  n'est  point  le  nombre  des  os  qu'il  faut  considérer, 
mais  le  nombre  des  points  d'ossification. 

Plus  prudent  que  Lamarck  dans  ses  conclusions,  Geoffroy  est 
aussi  plus  précis  :  il  demande  des  enseignements  à  l'embryo- 
logie, à  l'histoire  des  métamorphoses,  à  la  tératologie  ou  science 
des  monstruosités.  S'il  ne  se  range   pas   lui-même   parmi  les 

1.  Un  exposé  d'ensemble  de  ses  idées  a  été  donné  par  son  fils  Isidore  Geo(Tn»> 
Saint-llilaire  [Vie,  travaux  et  doctrine  scientifique  d'Etienne  Gco/f'roy  Saint- 
Hitaire,  et  Zoologie  (jénérale,  1841). 


LAMARCK,   GEOFFROY  SAINT-HILAIRE,   CUVIER,   HUMBOLDT     613 

transformistes,  il  prépare  aux  transformistes  et  il  met  en  cir- 
culation des  armes  plus  solides  que  celles  qu'a  fournies 
Lamarck. 

En  1830,  il  est  aux  prises  avec  Guvier  :  dans  une  série  de 
communications  à  l'Académie  des  sciences,  les  deux  rivaux 
discutent  sur  l'organisation  des  mollusques,  Geoffroy  tenant 
pour  l'unité  do  plan,  Guvier  pour  la  différence  radicale  des 
embranchements. 

A  celte  discussion  mémorable,  poursuivie  jusqu'en  1831,  se 
mêla  tout  à  coup  la  voix  de  Gœthe,  qui  depuis  longtemps 
avait  émis  des  idées  analogues  à  celles  de  Geoffroy  ;  et  le  grand 
poète  déclarait  que  cette  discussion  dépassait  en  portée,  et  de 
beaucoup,  les  événements  politiques  accomplis  en  France  et  en 
Europe  à  la  même  époque. 

Georges  Guvier.  —  Longtemps  encore,  en  France,  ces  idées 
d'unité  de  plan  et  de  descendance  commune  d'espèces  diverses, 
resteront  pourtant  des  idées  d'opposition.  C'est  qu'elles  ont 
paru  trop  conjecturales  au  puissant  esprit  qui  exerce  de  1800 
à  1832  une  royauté  intellectuelle  incontestée.  Et  cet  esprit  n'est 
pas  seulement  celui  d'un  savant  initiateur  et  créateur.  C'est 
celui  d'un  homme  d'administration  qui  a  des  habitudes  autori- 
taires. Avant  de  se  vouer  aux  sciences  naturelles,  et  après  avoir 
renoncé  à  la  carrière  de  pasteur,  Georges  Cuvier,  qui  est  le  fils 
d'un  officier  suisse  au  service  de  la  France,  a  passé  quelques 
années  comme  élève  à  l'école  d'administration  de  Stuttgart  : 
Montbéliard,  où  il  est  né  en  1769,  dépend,  à  cette  époque,  du 
Wurtemberg;  et  il  rêvera  plus  tard  de  fonder  en  France  une 
école  analogue,  où  l'on  apprenne  les  fonctions  administratives  : 
il  estime  trop  l'importance  de  ces  fonctions  pour  trouver  bon 
que  ceux  qui  s'y  destinent  se  dispensent  d'apprentissage;  lui- 
même,  sous  la  Restauration,  ne  dédaignera  pas  de  joindre  à  ses 
fonctions  de  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences, 
celles  de  directeur  des  cultes  non  catholiques'.  Si  l'on  ajoute  que 
l'auteur  des  Leçons  cVanaloniie  comparée  (1805),  du  Règne  animal 
distribué  cV après  son  organisation  (1816)  et  des  Recherches  sur  les 

i.  Cuvier,  avec  Benjamin  Constant,  avait  vivement  engagé  le  Premier  Consul, 
lors  (les  négociations  qui  précédèrent  le  Concordat,  à  rétablir  en  France  la  reli- 
gion chrétienne  sous  la  forme  protestante.  (VoirJ.  Texte,  Revue  cV histoire  lilté- 
raire  de  la  /'V«?ice,  janvier  1898,  p.  22.) 


614  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX«  SIÈCLE 

ossements  fossiles  (1821)  est  un  écrivain  vigoureux  et  logique 
qui  se  préoccupe  beaucoup  moins  de  peindre  que  de  démontrer 
et  de  combattre,  qui  excelle  à  mettre  en  relief  les  points  faibles 
ou  contestables  dans  les  théories  de  ses  adversaires,  on  com- 
prendra qu'il  ait  pu  avoir  une  action  profonde  et  durable. 

Georges  Cuvier  est  le  véritable  fondateur  de  la  paléontologie, 
c'est-à-dire  de  la  science  des  êtres  vivants  disparus.  «  Auteur 
d'une  création  nouvelle  »,  il  a  su,  en  s'aidant  de  quelques 
débris  fossiles,  reconstituer  et  comme  ressusciter  les  animaux 
d'autrefois  : 

Heureusement,  l'anatomie  comparée  possédail  un  principe  qui,  bien 
développé,  était  capable  de  faire  évanouir  tous  les  embarras;  c'était 
celui  de  la  corrélation  des  formes  dans  les  êtres  organisés,  au  moyen 
duquel  cliaque  sorte  d'être  pourrait,  à  la  rigueur,  être  reconnue  par 
chaque  fragment  de  chacune  de  ses  parties. 

Ennemi  dos  hypothèses  «  qui  ne  sont  que  des  métaphores  », 
Cuvier  considtn'e  que  les  espèces  sont  immuables,  et  qu'aucun 
rapport  de  parenté  et  de  filiation  ne  relie  les  animaux  actuels 
aux  animaux  disparus.  Ceux-ci  ont  péri  à  la  suite  de  révolutions 
soudaines  et  violentes,  qui  ont  anéanti  chaque  fois  la  vie  sur  le 
globe  ou  sur  une  partie  importante  du  globe  :  ce  sont  ces  révo- 
lutions, au  nombre  de  cinq  ou  six,  dont  Cuvier  prétend  établir 
la  réalité  dans  le  Discours  sur  les  révolutions  de  la  surface  du 
globe,  qu'il  a  donné  comme  préface  à  ses  Recherches  sur  les  osse- 
ments fossiles. 

L'homme  est  relativement  nouveau  sur  la  terre,  et  c'est  à  tort 
que  l'on  a  voulu  chercher  dans  les  antiques  littératures  orien- 
tales ou  dans  les  monuments  égyptiens,  les  preuves  d'une  anti- 
quité de  la  race  humaine  atteignant  et  dépassant  10  000  ans.  La 
Genèse  reste,  pour  Cuvier,  le  livre  le  plus  ancien  en  qui  l'on 
puisse  avoir  confiance;  et  ce  livre  garde,  avec  la  tradition 
vraie  sur  l'âge  récent  de  l'humanité,  le  témoignage  de  la  dernière 
en  date  des  «  révolutions  du  globe  ». 

Les  idées  se  sont  modifiées  depuis  Cuvier.  Si  l'on  est  moins 
porté  de  nos  jours  qu'au  temps  de  Charles  Lyell  à  croire  à  l'ex- 
trême lenteur  des  phénomènes  géologiques,  on  n'admet  plus  les 
révolutions  soudaines  et  totales.  Si  l'on  est  revenu  de  certaines 
exagérations  sur  l'antiquité  des  monuments  orientaux,  on  n"e?t 


HIST.  DE  LA  LANGUE  &  DE  LA  LITT.   FR.  T.  VITI  CH.   XI 


Armand  Colin  et  Cir-,  Editeurs,  Paris 

CUVIER 

D'APRÈS     UNE     PEINTURE     DE     VINCENT,     GRAVÉE     PAR     MIG  ER 


i 


LAMARCK,   GEOFFROY  SAINT-HILAIRE,  CUVIER,   HUMBOLDT     G15 

plus  aussi  affirmatif  que  Giivier  sur  la  date  récente  de  l'appari- 
tion de  riiomme.  Enfin  et  surtout,  l'on  est  moins  préoccupé 
d'établir,  à  chaque  instant,  l'accord  entre  les  résultats  de  la 
géologie  et  l'interprétation  actuelle  des  récits  de  la  Bible.  On 
comprend  que  cette  tendance  «  concordiste  »  se  soit  développée 
par  réaction  contre  la  «  philosophie  »  du  xvui"  siècle,  qui  avait 
rejeté  a  priori  les  observations  scientifiques,  —  telle  la  décou- 
verte des  coquillages  fossiles  sur  les  montagnes,  ^  lorsqu'elles 
lui  avaient  semblé  compromettre  l'orthodoxie  de  la  négation  : 
à  cette  époque,  comme  Fa  dit  Flourens,  «  la  Philosophie  ne 
croyait  pas  encore  à  la  Science  ».  Mais  entre  ce  goût  de  la  con- 
cordance, que  Cuvier  a  certainement  contribué  à  remettre  en 
honneur,  etqui  a  produit  toute  une  littérature  souvent  médiocre, 
et  l'hostilité  des  polémistes  qui  n'ont  soutenu  des  hypothèses 
scientifiques  que  comme  machines  de  guerre  contre  les  croyances 
religieuses,  il  y  a  place  pour  une  attitude  à  la  fois  respectueuse 
et  libre,  comme  celle  de  GeolTroy  Saint-Hilaire  disant,  dans  une 
simple  note,  sans  insister  et  sans  prétendre  faire  lui-même  de 
l'exégèse,  que  ses  idées  n'ont  soulevé  aucune  objection  de  la 
part  des  personnes  autorisées*. 

Style  de  Cuvier.  —  En  recevant  à  l'xVcadémie  française 
Dupin  aîné,  qui  succédait  à  Cuvier,  M.  de  Jouy  comparait  ainsi 
le  style  de  Cuvier  à  celui  de  Bufîon  : 

Moins  éblouissant  de  coloi-is,  moins  prodigue  d'images,  moins  harmo- 
nieux dans  sa  période,  le  style  de  Cuvier  est  surtout  remarquable  par 
l'enchaînement  des  idées,  par  la  souplesse  des  formes,  par  toutes  ces 
combinaisons  d'un  esprit  dont  les  finesses  n'excluent  jamais  l'exacti- 
tude. 

Cuvier,  en  effet,  qui  a  laissé,  outre  ses  grands  ouvrages,  des 
Eloges  scientifiques  et  des  rapports  administratifs  remarqua- 
bles, est  très  inférieur  comme  écrivain  à  Buffon.  Ses  descrip- 
tions s'adressent  à  la  raison  plus  qu'à  l'imagination  :  cet  art  que 
nous  trouverons,  un  peu  après  Cuvier,  chez  Elie  de  Beauraont,  et 
que  nous  rencontrerons  souvent  chez  les  géologues  ou  paléonto- 
logistes contemporains,  de  savoir  être  précis  sans  être  technique» 

1.  "  L'une  (les  lumières  de  l'Éf^dise  de  France,  prélat  célèbre  par  la  vigueur  et 
la  dialectique  de  ses  écrits,  s'est  occupé  de  la  question.  11  voit  avec  évidence  le 
doigt  de  Dieu  se  manifestant  dans  ce  caractère  nécessaire  de  tous  les  éléments 
de  l'organisation.  ■•  {Philosophie  unatomique,  Discours  pi'é liminaire,  p.  32.) 


616  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX°  SIÈCLE 

d'évoquer  un  tableau  dont  la  vie  ne  fasse  aucun  tort  à  l'exacti- 
tude, cet  art  n'est  pas  encore  complètement  formé.  Et  si  la  prose 
classique,  comme  le  déclarait  Cuvier  lui-même  en  prenant  place 
à  l'Académie  ^française  en  1818,  est  en  grande  partie  l'œuvre 
d'un  géomètre  français,  Pascal,  il  ne  semble  point  qu'au  xix*  siècle 
les  écrivains  romantiques  aient  subi  au  même  degré  l'influence 
des  savants  adonnés  aux  sciences  d'observation. 

Humboldt.  —  Un  homme  pourtant,  vers  1830,  doit  être 
cité  pour  avoir  tenté  d'exprimer  la  poésie  de  la  nature  par  une 
description  strictement  scientifique  :  cet  homme,  à  vrai  dire, 
est  un  étranger.  Alexandre  de  Humboldt  a  consigné  le  récit  de 
ses  explorations  dans  les  Deux  Mondes,  aussi  bien  que  l'exposé 
de  sa  philosophie  de  la  nature,  dans  le  Cosmos.  Cet  ouvrage, 
qui  est  une  «  géographie  physique,  réunie  à  la  description  des 
espaces  célestes  »,  fut  écrit  en  allemand  et  traduit  en  français 
par  M.  Paye  (1835)  :  nous  n'aurions  pas  à  nous  en  occuper  ici, 
si  Humboldt  lui-même  n'avait  écrit  en  français,  une  longue 
introduction  (|ui  a  les  allures  d'un  manifeste. 

La  nature,  considérée  rationnellement,  c'est-à-dire  soumise  dans  son 
ensemble  au  travail  de  la  pensée,  est  l'unité  dans  la  diversité  des  phéno- 
mènes, l'harmonie  entre  les  choses  créées  dissemblables  par  leur  forme, 
par  leur  conslitution  propre,  par  les  forces  qui  les  animent;  c'est  le  tout, 
To  Tràv,  pénétré  d'un  souffle  de  vie. 

C'est  l'exposé  de  cette  forme  moderne  du  panthéisme  à 
laquelle  on  donne  quelquefois  le  nom  de  naturalisme.  La  science, 
pour  Humboldt,  suffit  à  constituer  une  philosophie  du  monde; 
elle  peut  aussi  inspirer  une  poésie. 

J'ai  tâché  de  faire  voir  dans  le  Cosmos  comme  dans  les  Tableaux  de  la 
Nature,  que  la  description  exacte  et  précise  des  phénomènes  n'est  pas 
absolument  inconciliable  avec  la  iieinlurc  animée  et  vivante  des  scènes 
imposantes  de  la  création... 

S'il  m'était  permis  de  m'abandonncr  aux  souvenirs  de  courses  loin- 
taines, je  signalerais,  parmi  les  jouissances  que  présentent  les  grandes 
scènes  de  la  nature,  le  calme  et  la  majesté  de  ces  nuits  tropicales,  lorsque 
les  étoiles,  déjjourvues  de  scintillation,  versent  une  douce  lumière  pla- 
nétaire sur  la  surface  mollement  agitée  de  l'océan;  je  rappellerais  ces 
vallées  profondes  des  Cordillères,  où  les  troncs  élancés  des  palmiers  agi- 
tent leurs  flèches  panachées,  percent  les  voûtes  végétales,  et  forment  en 
longues  colonnades,  une  forêt  sur  la  foret  *. 

1.  La  dernière  expression  est  empruntée  à  Bernardin  de  Saint-Pierre. 


LAMARCK,    GEOFFROY  SAINT-HILAIRE,   GUVIER,   HUMBOLDT      617 

Après  Guvier.  —  Après  Cuvier,  les  naturalistes  se  divi- 
seront en  deux  camps  :  ceux  qui,  reprenant  les  idées  de  Lamarck 
ou  de  Geoffroy,  soutiendront  l'unité  d'origine  ou  du  moins 
l'unité  de  règne;  et  les  disciples  de  Cuvier  qui  défendront 
comme  lui  la  fixité  de  l'espèce.  Pendant  longtemps  ces  derniers 
auront  seuls  l'oreille  du  public  français.  Les  plus  connus  sont  : 
Flourens,  l'éditeur  de  Bulïbn,  l'auteur  de  Y Ontolotjie  naturelle 
et  de  la  Longévité  humaine;  et  Armand  de  Quatrefages,  l'an- 
thropologiste  qui  a  soutenu  avec  autorité  VUnité  de  Ves'pèce 
humaine.  La  critique  de  Flourens  est  souvent  superficielle  et 
injuste;  de  Quatrefages  est  à  citer  au  contraire  comme  un  mo- 
dèle de  bonne  foi  scientifique  et  de  loyauté  dans  l'exposé  de 
doctrines  que  l'on  rejette  :  c'est  de  lui  que  Darwin  disait  «  qu'il 
aimait  mieux  être  critiqué  par  M.  de  Quatrefages  que  d'être 
loué  par  bien  d'autres  ». 

La  littérature  transformiste  a  produit  de  nos  jours  quelques 
belles  œuvres  :  œuvres  sereines,  pleines  de  couleur  et  de  poésie, 
où  l'on  a  tenté  de  peindre  les  transformations  successives  du 
monde  vivant,  comme  les  Enchainement&  du  monde  animal  et 
VEssai  de  Paléontologie  philosophique  de  Gaudry,  ou  le  Monde 
des  2^lantes  avant  l'appai^ition  de  lliomme,  du  comte  de  Saporta; 
ou  encore  œuvres  de  combat,  écrites  en  un  style  de  polémique 
très  animé,  comme  le  Transformisme  d'Edmond  Perrier,  ou  les 
leçons  et  les  articles  d'Alfred  Giard. 

Géologie  et  Géographie.  —  La  géologie  et  la  géographie 
sont  représentées  avec  talent,  après  Cuvier,  par  Elie  de  Beau- 
mont,  qui  «  étonna  le  monde  savant  par  sa  théorie  de  l'âge 
relatif  des  montagnes  »  (M.  de  Lapparent),  et  qui,  dans  V Intro- 
duction à  la  carte  géologique  de  France,  sut  allier  à  la  noblesse  du 
style  une  précision  extrême  dans  la  peinture  des  paysages.  Dans  le 
chapitre  qu'il  a  écrit  sur  les  Vosges,  on  peut  citer  tel  petit  tableau 
d'un  lac  dans  la  montagne,  où  l'indication  minutieuse  des  roches 
qui  forment  le  cirque  et  des  espèces  d'arbres  qui  en  tapissent  les 
pentes,  ne  fait  qu'ajouter  quelque  chose  de  plus  concret  à  l'im- 
pression de  fraîcheur  et  de  charme  que  donne  la  description.  De 
nos  jours,  en  même  temps  qu'Elisée  Reclus  donnait,  dans  la 
Terre,  une  sorte  de  nouveau  Cosmos,  où  les  données  actuelles  de 
la  météorologie,  de  la  physique,  de  l'astronomie,  sont  groupées 


618  LA  LITTEllATUIlE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX''  SIÈCLE 

en  une  synthèse  qui  est  exposée  en  une  lang^ue  riche  et  colorée, 
M.  de  Lapparent,  par  son  grand  Traité  de  géologie  et  ses  Leçons 
de  Géographie  physique,  montrait  par  un  exemple  saisissant  de 
quelle  puissance  sont  les  qualités  littéraires,  la  limpidité  et  Félé- 
gance  du  style,  pour  rendre  promptement  classiques  des  idées 
scientifiques  nouvelles. 


IV.    —    Arago.     —    Biot. 

Arago.  La  vulgarisation  scientifique.  —  Quand  Laplace 
détachait  de  sa  Mécanique  céleste,  VExposition  du  système  du 
monde,  ou  Cuvier,  de  ses  Recherches  sur  les  ossements  fossiles, 
le  Discours  sur  les  Révolutions  du  globe,  ils  se  préoccupaient  de 
faire  connaître  leurs  découvertes  en  dehors  du  monde  savant, 
mais  ils  ne  s'adressaient  pourtant  qu'à  un  puhlic  éclairé,  néces- 
sairement restreint.  Ampère  s'entretenait  volontiers  de  science 
et  de  philosophie  avec  des  gens  très  simples,  comme  certains 
de  ses  amis  de  Lyon  :  mais  à  l'opinion  de  ceux  qui  se  fussent 
désintéressés  de  la  métaphysique  et  de  l'idéologie,  il  n'aurait 
pas  su  lui-même  prendre  intérêt. 

François  Arago  représente,  parmi  les  savants  français, 
quelque  chose  de  nouveau  :  il  veut  apprendre  la  science  à  tous, 
non  seulement  aux  gens  instruits  et  lettrés,  mais  aux  ignorants 
et  aux  gens  du  peuple. 

Arago  est  en  France  le  créateur  d'un  genre  littéraire  très 
moderne  qui  tient  une  large  place  dansla  production  du  xix"  siècle, 
un  genre  où,  par  malheur,  il  est  aisé  de  se  montrer  inférieur  : 
la  vulgarisation  scientifique.  Le  succès  de  ses  cours  i\'Astro- 
nomie  populaire  est  resté  légendaire  :  «  Je  ferai  le  cours,  disait- 
il  dans  sa  leçon  d'ouverture,  sans  supposer  à  mes  auditeurs 
aucune  connaissance  mathématique  quelconque.  »  A  un  public 
ainsi  préparé,  il  explique  l'attraction  universelle,  les  lois  de 
Kepler,  l'aberration  de  la  lumière. 

Membre  de  l'Académie  des  Sciences  à  vingt-trois  ans, 
en  1809;  secrétaire  perpétuel  en  1830,  à  la  mort  de  Fourier, 
François  Arago  eut  une  carrière  très  active  et  tout  à  la  fois  une 


ARAGO,   BIOT  619 

vie  très  dispersée.  Il  commence  par  la  géodésie  en  mesurant 
dans  des  conditions  particulièrement  difficiles,  qu'il  a  racon- 
tées dans  VHistoire  de  7na  Jennesse,  la  méridienne  d'Espagne. 
Il  fait,_^en  physique,  plusieurs  découvertes  de  premier  ordre  : 
il  trouve,  en  1811,  la  polarisation  chromatique  et  la  polarisa- 
tion rotatoire  ;  il  collabore  avec  Fresnel  aux  expériences  sur  les 
interférences  de  la  lumière  polarisée,  et  il  se  fait  contre  Laplace, 
Biot  et  Poisson,  l'un  des  plus  ardents  défenseurs  de  la  théorie 
des  ondulations,  sans  cependant  oser  suivre  Fresnel  jusqu'à  l'idée 
des  vibrations  transversales.  Avec  Ampère,  il  introduit  dans  le 
solénoïde  l'aig-uille  de  fer  doux  qui  en  fait  l'électro-aimant;  en 
découvrant  le  «  magnétisme  de  rotation  »  il  fait  «  le  premier 
pas  vers  les  phénomènes  d'induction  qui  devaient,  dix  ans  plus 
tard,  immortaliser  Faraday  »  (Cornu). 

La  mulliplicité  de  ses  ocoiii)ali()ns,  sa  fiévreuse  activité  à  la  recherche 
de  nouvelles  expériences,  ne  lui  permettaient  guère  d'approfondir  lui- 
même  les  laits  qu'il  découvrait,  mais  il  les  signalait,  avec  un  l'are  désinté- 
ressement, à  ses  collègues  ou  à  de  jeunes  savants  qu'il  aidait  ensuite  de 
ses  conseils  et  de  sa  féconde  collaborai  ion  puur  en  déduire  les  consé- 
quences prévues  (Amiral  Mouchez). 

Arrivé  à  l'Académie  jeune,  ardent,  dit-il  dans  VHistoire  de  ma  jeunesse, 
je  m'y  mêlai  des  nominations  beaucoup  plus  que  cela  n'eût  convenu  à 
ma  position  et  à  mon  âge. 

Devenu  secrétaire  perpétuel,  il  manifeste  en  toute  occasion 
le  souci  de  rendre  la  science  accessible  à  tous.  C'est  lui  qui  fait 
ouvrir  les  portes  de  l'Académie  pour  qu'aux  séances  du  lundi 
le  public  et  les  journalistes  puissent  assister.  Il  entre  à  la 
Chambre  sous  la  monarchie  de  Juillet;  il  y  défend  constamment 
les  intérêts  de  la  science  et  de  l'industrie  nationale,  jusqu'au 
jour  où,  cette  monarchie  étant  tombée,  il  est  acclamé  en  1848 
membre  du  gouA'ernement  provisoire. 

Les  Notices.  La  machine  à  vapeur.  — Arago,  écrivain, 
est  connu  par  ses  notices  scientifiques,  publiées  pour  la  plu- 
part dans  V Annuaire  du  bureau  des  longitudes,  et  par  les  bio- 
graphies qu'il  a  écrites  en  sa  qualité  de  secrétaire  perpétuel.  Ses 
notices  sur  le  tonnerre,  sur  la  scintillation,  sur  le  daguerréotype, 
sur  la  machine  à  vapeur,  sont  admirables  de  lucidité.  Elles 
témoignent  de  l'enthousiasme  le  plus  ardent  pour  les  grandes 
applications  scientifiques  qui  ont  transformé  en  notre  siècle  la 


620  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX°  SIÈCLE 

vie  matérielle;  et  il  s'y  mêle  une  préoccupation  passionnée  de 
la  justice  due  aux  inventeurs.  C'est  lui  qui  soutient  et  patronne 
Daguerre,  et  qui  fait  comprendre  au  public  l'incalculable  impor- 
tance de  la  photographie.  Il  prédit  de  même  l'avenir  d^s  che- 
mins de  fer  et  celui  de  la  télégraphie  ;  défenseur  du  bien  général 
et  des  intérêts  de  l'industrie,  il  profite  de  sa  présence  à  la 
Chambre  pour  faire  repousser  le  projet  du  gouvernement  de 
Juillet  qui  voulait  se  réserver  l'usage  exclusif  du  télégraphe,  et, 
dans  une  autre  circonstance,  pour  faire  voter,  contre  le  gouver- 
nement, la  concession  des  grandes  lignes  de  chemin  de  fer  à  des 
compagnies  privées'. 

La  machine  à  vapeur,  son  histoire,  ses  applications,  l'ont 
occupé  à  maintes  reprises  ;  il  a  combattu  avec  une  vivacité  patrio- 
tique les  prétentions  des  auteurs  anglais  qui  passaient  sous  silence 
Denis  Papin  ;  il  s'est  appliqué  à  remettre  en  lumière  les  titres  de 
l'illustre  Français,  et  a  fini  par  obliger  tout  le  monde,  même  de 
l'autre  côté  du  détroit,  à  rendre  justice  à  l'inventeur  méconnu. 
Sa  notice  sur  James  Watt  (1834)  contient  quelques  pages  inté- 
ressantes, par  instants  assez  déclamatoires,  sur  les  «  machines 
considérées  dans  leurs  rapports  avec  le  bien-être  des  classes 
ouvrières  ».  Arago  professe  que  la  science,  en  accroissant  par 
ses  inventions  la  richesse  générale,  est  une  source  de  prospé- 
rité et  par  conséquent  un  bien  :  mais  le  progrès  dans  la  produc- 
tion des  richesses  n'entraîne  pas  par  lui-même  un  progrès  dans 
la  répartition  de  ces  richesses;  à  ce  dernier  progrès,  que  le  pre- 
mier rend  chaque  jour  plus  nécessaire,  la  science  ne  travaille 
point  :  y  travailler  est  le  rôle  de  la  loi.  Il  faut  combattre  ceux 
qui  nient  l'utilité  sociale  des  machines  :  mais  il  faut  reconnaître 


1.  Arago  était  rapporteur  de  la  Conuiiission  chargée  d'examiner  le  projet 
déposé  par  le  gouvernement,  et  aux  termes  duquel  les  lignes  de  Paris  à  Lille  et 
à  Strasl)ourg  devaient  être  construites  et  exploitées  par  l'État.  Lamartine 
appuyait  le  projet.  Arago  le  combattit,  alléguant  les  avantages  que  présentaient 
l'exécution  et  l'exploitation  par  l'industrie  privée,  insistant,  lui  polytechnicien 
et  admirateur  enthousiaste  do  l'École,  sur  l'inaptitude  des  ingénieurs  du  corps 
des  Ponts  à  traiter  avec  compétence  toute  la  partie  de  la  construction  relative 
aux  transactions  commerciales.  L'une  des  objections  à  la  construction  par  l'in- 
dustrie privée  était  la  crainte  de  l'agiotage.  La  commission  dont  Arago  était  rap- 
porteur y  répondit  en  proposant  «  la  suppression  radicale  des  actions  indus- 
trielles ...  (11  s'agit  avant  tout  des  actions  au  porteur.)  Les  discours  d'Arago  à 
cette  occasion  sont  des  modèles  d'éloquence  parlementaire  dans  des  questions 
d'aiïaircs.  La  Chambre,  le  10  mai  1838,  rejeta  le  projet  du  gouvernement,  par 
196  voix  contre  09. 


ARAGO,   BIOT  '  621 

aussi  qu'elles  ont  introduit  dans  l'industrie  une  perturbation  à 
laquelle  doit  porter  remède  «  l'autorité  ».  Et  il  faut  «  demander 
au  législateur  de  faire  cesser  la  hideuse  exploitation  du  pauvre 
par  le  riche  ». 

Les  Éloges  historiques .  —  Les  Éloges  historiques 
d'Arago  sont  conçus  dans  le  même  esprit  que  ses  notices  ou  son 
enseignement  public.  En  prononçant  son  premier  éloge,  celui 
de  Fresnel,  le  26  juillet  1830,  Arago  se  hâte  de  déclarer  qu'il 
s'écartera  de  la  forme  ordinaire  : 

Je  demanderai  même  qu'on  veuille  bien  le  considérer  comme  un  simple 
mémoire  scientifique  dans  lequel,  à  Foccasion  des  travaux  de  notre  con- 
frère, j'examine  les  progrès  que  plusieurs  des  branches  les  plus  impor- 
tantes de  l'optique  ont  faits  de  nos  jours. 

Les  éloges  d'Arago  renferment  en  efTet  l'histoire  des  sciences 
mathémati(|ues  et  physiques  dans  cette  incomparable  période 
do  1800  à  1830.  D'autres  secrétaires  perpétuels  ont  pu  écrire  des 
biographies  en  une  langue  plus  élégante  et  plus  châtiée  :  aucun 
n'a  laissé  des  notices  plus  intéressantes,  plus  vivantes  et  plus 
lues;  encore  aujourd'hui  c'est  une  mine  oii  ne  cessent  de  puiser 
tous  ceux  qui  ont  à  écrire  sur  les  savants  du  début  du  siècle. 

Si  ses  éloges  sont  des  fragments  d'Iiistoire  delà  science,  Arago 
n'a  garde  d'oublier  les  détails  biographiques,  et  il  faut  le  lire 
pour  sentir  l'impression  faite  sur  les  contemporains  par  les 
grands  événements  politiques  de  la  fin  du  siècle  dernier.  Avec 
Bailly  et  Condorcet,  nous  assistons  aux  scènes  sanglantes  de  la 
Révolution;  avec  Carnot  et  Monge,  nous  voyons  comment  s'or- 
ganisait la  victoire;  avec  Monge  encore,  avec  Fourier  et  Malus, 
nous  suivons  cette  éblouissante  campagne  d'Egypte  qui  a  laissé 
dans  l'àme  de  tous  ceux  qui  v  ont  pris  part,  une  admiration 
inefîaçable  pour  l'homme  de  génie  qui  l'avait  conçue.  En  1814 
et  1815,  nous  verrons  les  savants  se  diviser  :  les  uns,  comme 
Poisson,  ou  Fresnel,  accueillir  comme  une  délivrance  la  Res- 
tauration en  haine  du  régime  despotique  qui  avait  épuisé  la 
France;  d'autres,  et  de  vieux  républicains  comme  Monge  et 
Carnot,  mettre  leur  épée  au  service  de  l'Empire,  pour  combattre 
avant  tout,  dans  le  parti  monarchiste,  le  parti  de  l'étranger. 
Arago  sait  parler  de  tous  avec  sympathie  :  mais  il  ne  dissimule 
point  ses  préférences  de  républicain  et  son  culte  de  la  Révolu- 


622  LA  LITTÉHATL'RE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX-^  SIÈCLE 

tion.  Il  luiarrive,dansla  Révolution,  (l'admirer  etd'imiter  jusqu'au 
style;  c'est  ainsi  qu'il  cite  comme  une  leçon  donnée  «  en  très 
bons  termes  »  un  discours  de  Bailly,  où,  devant  l'Assemblée  Natio- 
nale, le  maire  de  Paris  «  exhale  sa  douleur  en  termes  pleins  de 
sensibilité ei  à' onction  » .  —  Les  deux  très  bons  ter)nes  sont  d'Arago. 

En  résumé,  soit  qu'il  enseigne  Y  Astronomie  jxypulaire,  soit 
qu'il  glorifie  le  rôle  national  de  la  science  pendant  la  Révolu- 
tion, soit  qu'il  défende  à  la  Chambre,  contre  l'anglomanie  à  la 
mode,  les  intérêts  de  l'industrie  française,  Arago  ne  songe  jamais 
à  s'écouter;  jamais  il  ne  songe  à  faire,  en  matière  de  style,  de 
l'art  pour  l'art;  il  ne  parle  jamais  que  pour  propager  et  pour 
défendre  des  idées. 

Biot.  —  Le  contraste  est  saisissant  entre  Arago  et  son  con- 
temporain et  collaborateur  Biot.  Esprit  fin,  érudit,  non  sans 
quelque  affectation,  Biot  n'écrit  que  pour  les  délicats,  et  se 
montre  dédaigneux  des  suffrages  de  la  foule.  Sainte-Beuve  a 
consacré  aux  œuvres  de  Biot  deux  de  ses  causeries  les  plus  spi- 
rituelles et  aussi  les  plus  malicieuses  '. 

C'est  un  grand  désavantage  d'avoir  à  parler  d'un  homme  éminent  lors- 
qu'on ne  peut  se  transporter  tout  d'abord  au  cœur  de  son  œuvre  et  au  centre 
de  sa  supériorité,  lorsqu'on  est  obligé  de  se  tenir  dans  les  dehors  en 
quelque  sorte  et  les  accessoires;  il  est  périlleux  de  prétendre  juger  d'un 
pays  dont  on  n'a  pas  visité  la  capitale  —  si  capitale  il  y  a  —  et  qu'on  n'a 
traversé  et  entamé  que  par  les  bords... 

Peu  de  savants  ont  été  plus  cultivés  que  Biot;  membre  de 
l'Académie  des  sciences  et  de  celle  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  il  joignait  à  ce  double  titre,  en  d857,  celui  de  membre 
de  l'Académie  française  :  il  avait  alors  (juatre-vingts  ans.  Elève 
de  l'Ecole  polytechnique  en  1795,  il  fait  avec  Gay-Lussac  le  pre- 
mier voyage  scientifique  en  ballon  (1804),  il  travaille  avec  Arago 
à  la  mesure  de  la  méridienne  d'Espagne  (1806  et  1807),  mais  il 
rentre  en  France  avant  la  fin  de  Fentreprise,  laissant  seul  un 
collaborateur  avec  lequel  il  ne  s'entendit  jamais  bien.  Sa  princi- 
pale découverte  est  celle  du  pouvoir  rotatoire  dans  les  liquides, 
et  l'une  dos  grandes  joies  de  sa  vieillesse  fut  d'assister  aux  pre- 
mières expériences  de  Pasteur.  Par  des  publications  littéraires, 
telles  que  V Essai  su7'  V histoire  des  sciences  pendant  la  Révolution 

1.  Sai.nte-Belve  :  Nouveaux  Lundis,  t.  II,  p.  "0. 


ARAGO,   BIOT  623 

française  (1803),  ou  Tarticle  De  V influence  des  idées  exactes 
dans  les  ouvrages  littéraires  (1809),  Biot  pensait  bien  se  créer 
des  titres  à  la  situation  de  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  sciences,  le  jour  oîi  Delambre  disparaîtrait.  Des  considéra- 
tions où  le  souci  de  la  science  et  du  talent  d'écrivain  ne  fut  pas 
le  seul  en  jeu,  où  l'intluence  déjà  décisive  d'Arago  joua  certai- 
nement un  rôle,  lui  flrent  préférer  Fourier  (1823).  Depuis 
lors  et  jusqu'aux  dernières  années  de  sa  longue  carrière,  Biot 
vécut  dans  une  demi-retraite,  publiant,  outre  ses  grands  traités 
(ÏAst7'0)wmie  et  de  PIn/sique  expérimentale,  de  nombreux  arti- 
cles qu'il  a  réunis  en  1858  sous  le  titre  de  Mélanges  scientifiques 
et  littéraires.  Maire  de  la  commune  de  Nointel  jusqu'en  1830, 
il  ne  fut  pas  maintenu  dans  ses  fonctions  par  le  gouvernement 
de  Juillet  ;  il  en  conserva,  contre  la  politique  et  les  savants  qui 
s'y  adonnent,  une  prévention  et  un  dédain  où  il  laisse  percer 
quelque  aigreur.  Dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie 
française,  il  proclame  que  : 

Celui  qui  se  sei'Ji  voué  à  ces  études  conleniplatives,  avec  une  passion 
sincère  et  profonde,  s'y  trouvera  aussi  complètement  dispensé  de  prendre 
part  aux  atl'aires  publiques  que  s'il  vivait  dans  Saturne  ou  dans  Jupiter. 

Et,  après  avoir  donné  à  la  jeunesse  ce  conseil,  fort  sage  : 

Vous  tous  jeunes  gens,  qui  arrivez  dans  la  carrière  des  sciences  en  y 
apportant  l'ardeur  vive  et  pure  de  votre  âge,  ne  laissez  jamais  éteindre 
en  vous  ces  nobles  sentiments  par  les  intérêts  de  vanité  ou  de  fortune  (}ui 
occupent  et  agitent  le  plus  grand  nombre  des  hommes  de  nos  jours... 

il  ose  ajouter  : 

Que  le  développement,  de  votre  intelligence  soit  votre  unique  but. 

Pasteur,  qui  déplorera  aussi  le  temps  consacré  par  les  savants 
aux  fonctions  politiques  et  administratives,  n'écrira  jamais  une 
phrase  pareille. 

lu  Essai  sur  lliistoire  générale  des  sciences  pendant  la  Révolu- 
tion est  un  opuscule  écrit  avec  une  ardeur  et  un  enthousiasme 
qu'on  ne  retrouvera  pas  dans  les  Mélanges.  A  côté  de  pages  très 
fermes  et  vraiment  éloquentes,  il  fournit  quelques  beaux  exem- 
ples du  style  ampoulé  de  l'époque  révolutionnaire. 

On  voulut  qu'une  vaste  colonne  de  lumière  sortît  tout  à  coup  du  milieu 
de  ce  pays  désolé,  et  s'élevât  si  haut  que  son  éclat  immense  put  couvrir 
la  France  entière  et  éclairer  l'avenir. 


624  LA  LITTERATURE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX"  SIECLE 

La  «  colonne  de  lumière  »,  c'est  l'Ecole  polytechnique,  dont 
la  création  succède  à  la  destruction  des  vieilles  universités.  Sur 
ces  universités,  Biot  émet  d'ailleurs  les  opinions  les  plus  judi- 
cieuses et  les  plus  modérées  : 

Au  milieu  de  la  secousse  géné-rale  qui  rbranlail  la  Frauce,  la  chute  des 
universités  ne  fit  aucune  sensation;  mais  rinllueuce  de  cet  événement 
sur  la  génération  qui  s'élève  n'en  sera  pas  moins  sensible  un  jour.  I^e  mal 
est  d'abord  insensible;  on  n'a  pas  détruit  la  vie;  on  a  llélri  les  organes 
de  la  reproduction. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  présenter  l'ancienne  éducation  comme  la 
seule  qui  puisse  donner  à  la  patrie  des  citoyens  éclairés;  je  sais  qu'il  lui 
manquait  beaucoup  de  choses  pour  remplir  ce  but;  mais  l'expérience 
nous  a  trop  appris  qu'en  fait  d'instruction  publiijue.  il  faut,  si  l'on  ne 
veut  pas  tout  perdre,  améliorer  et  non  détruire. 

Et  pour  l'avenir,  il  réclame  un  enseignement  qui  soit  quelque 
chose  de  libre  et  de  vivant  : 

Il  faut  que  les  professeurs  soient  guidés  et  non  asservis,  (jue  l'on  cherche 
à  exciter  les  esprits  plutôt  qu'à  les  enchaîner.  Ainsi,  point  de  corpora- 
tions enseignantes  :  elles  ressemblent  à  ces  statues  antiques  qui  servaient 
autrefois  à  guider  les  voyageurs  et  dont  le  doigt  immoitile  indique  encore, 
après  des  milliei>s  d'années,  des  routes  qui  n'existent  plus. 

En  littérature,  Biot  n'était  pas  du  côté  des  romantiques.  Admi- 
rateur quelque  peu  superstitieux  de  Virgile  et  d'Horace,  il 
reprochait  aux  rénovateurs  de  la  prose  française,  Bernardin  de 
Saint-Pierre  et  Chateaubriand,  d'avoir  de  fausses  beautés  fon- 
dées sur  des  observations  inexactes  :  il  lui  est  arrivé  même  de 
leur  chercher  des  chicanes  ridicules. 

Avec  sa  prédilection  pour  les  poètes  anciens  et  pour  les 
auteurs  classiques,  avec  son  souci  constant  de  bien  écrire,  Biot 
peut  passer  pour  le  type  du  savant  lettré  dont  le  goût  littéraire 
ne  va  pas  sans  quelque  prétention  littéraire. 

Les  mathématiciens  après  Laplace  et  Fourier.  — 
Parmi  les  mathématiciens  qui  ont  écrit,  il  faudrait  citer  encore 
Poinsot,  un  artiste  et  un  délicat,  qui,  sur  la  fin  de  sa  vie, 
aimait  à  relire  Molière,  Voltaire,  rarement  Montesquieu,  —  et 
plus  souvent,  une  page  de  Poinsot;  —  Michel  Chastes,  dont 
y  Aperçu  historique  sur  l'origine  et  le  développement  des  mé- 
thodes en  géométrie  reste  un  modèle  d'histoire  de  la  science;  — 
Cauchy,  qui  n'a  jamais  exposé  dans  la  langue  courante  l'objet 


ARAGO,   BIOT  625 

de  ses  travaux  d'analyse,  mais  qui  a  publié  à  diverses  reprises 
de  vigoureux  écrits  de  polémique;  —  et  surtout  de  nos  jours 
M.  Joseph  Bertrand. 

M.  Bertrand  se  rattache  à  la  tradition  de  Poinsot  :  soucieux 
avant  tout  d'élégance,  il  apporte  une  simplicité  nouvelle  à  toutes 
les  questions  d'analyse  et  de  géométrie  qu'il  lui  arrive  de  tou- 
cher. Mais  il  a  une  érudition  et  une  curiosité  que  Poinsot  n'avait 
à  aucun  degré.  Historien  de  l'ancienne  Académie  des  Sciences, 
des  Fondateurs  de  f  Astronomie  moderne,  M.  Bertrand  a  publié 
des  études  sur  des  savants  qui  furent  de  grands  écrivains  : 
Pascal  (1891),  à'Alembert  (1889).  M.  H.  Poincaré  qui,  lui 
aussi,  ne  dédaigne  pas  la  philosophie  des  sciences  et  à  qui  l'on 
doit  de  profondes  études  sur  les  fondements  de  la  mécanique  et 
<]e  la  géométrie,  a  très  heureusement  caractérisé  l'œuvre  de 
M.  Joseph  Bertrand  et  l'utilité  pour  la  science  même  de  la  partie 
critique  de  cette  œuvre  : 

Vos  devanciers,  lui  disail-ii,  pressés  de  coasLi'uire,  s'étaient  peut-être 
contentés  à  troj)  peu  de  frais;  ils  avaient  quelquefois  affirmé  trop  vite,  et 
beaucoup  de  leurs  assertions,  trop  longtemps  indiscutées,  étaient  déjà  sur 
le  point  de  devenir  articles  de  foi  (juand  votie  pénétrante  critique  nous 
a  heureusement  ramenés  à  ce  denii-scepticisnii'  (|ui  est,  i»our  le  savant,  le 
commencement  de  la  sagesse  '. 

A  ces  noms  il  faut  joindre  celui  de  Cournot,  moins  connu 
comme  mathématicien  que  comme  philosophe,  et  qui,  dans  ses 
travaux  sur  les  principes  de  l'économie  {)olitique,  et  sur  la  philoso- 
phie de  l'histoire,  comme  dans  ses  livres  sur  la  théorie  des  fonc- 
tions et  le  calcul  des  probabilités,  a  mis  une  vigueur  de  pensée  qui 
faisait  dire  à  Vacherot  et  à  ïaine  qu'on  ne  l'avait  pas  assez  lu. 

L'une  des  idées  maîtresses  de  Cournot  est  sa  conception  du 
hasard  :  la  qualité  de  fortuit  est  liée,  par  lui,  à  un  phénomène, 
quelle  que  soit  notre  connaissance  des  causes,  lorsque  celles-ci 
appartiennent  à  des  séries  indépendantes. 

La  raison  même  nous  impose  l'idée  du  hasard;  et  le  tort  imputable  à 
notre  ignorance  consiste  non  à  nous  forger  cette  idée,  mais  à  la  mal 
appli(iuer,  ce  dont  il  n'y  a  que  trop  d'exemples,  même  chez  les  plus 
habiles.  {Considérations  sur  la  marche  des  idées  et  des  événements  dans  les 
temps  modernes,  I,  p.  2.) 

1.  Discours  «le  M.  Poincaré  au  ciiK^uanlcnaire  iki  professorat  de  M.  J.  Ber- 
trand, Revue  scientifique,  ["  semestre  IS9>,  p.  GSk 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  -it) 


626  LA    LITTKHATriiK   SCIENTIPIOUK  AU  XIX''  SlI'^CLl^ 

Le  drtcrminismc  ubsulii.  Ici  qu'on  r;uliiicl  iivcr.  foiidcnicnl,  dans  l'ordre 
des  ]ihéiioiiiènes  physico-cliiiiiiqiics,  n'exelul  poiiil  la  nolioii  de  Tindé- 
pendance  dt;s  causes,  ni  pai-  suilc  celle  dr  raeridenlel  et  tin  forliiil.  (Matc- 
rialiiimc,  vilaii^me,  radoinilisinc,  p.  M.) 

La  distinction  du  nécessaire  et  du  fortuit,  de  l'essentiel  et  de 
Taccidentel,  est  capitale  pour  comprendre  «  la  vraie  nature  de 
l'histoire  ».  Et  dans  l'étude  de  l'histoire,  ce  mathématicien  se 
révèle  un  penseur  original.  Il  donne  pour  conclusion  à  son 
étude  sur  la  Révolution  française  une  jdirase  de  Chateaubriand 
au  Congrès  de  Vérone,  qui  est  comme  l'illustration  de  sa  propre 
doctrine  : 

Il  faut  se  i,'ai'dei'  de  pieiulie  les  idées  i('volulii)niiaii('s  du  temjts  pouc 
les  idées  l'évolulionnaires  des  hommes;  l'essentiel  est  de  distinguer  la  lente 
consiiiratioii  des  âges  de  la  consiiiration  hàlive  des  intéi'èts  et  des  sys- 
tèmes. 


V.  —  J.-B.   Dumas.  —  Berthelot. 

J.-B.  Dumas.  —  il  est  un  |ietil  nonilue  d'hommes  aussi  bien  faits 
pour  le  travail  silencieux  que  [xtur  les  débats  des  grandes  assemblées.  En 
dehoi's  des  études  personnelles  ([ui  leur  assurent  dans  la  [loslériié  une 
place  à  part,  ils  ont  l'esprit  attentif  à  toutes  les  idées  générales  et  le  cœur 
ouvertà  tous  les  sentiments  généreux.  Ces  liommes-là  sont  les  esprits  tuté- 
laires  d'une  nation.  .M.  Dumas  en  fut,  dés  sa  jeunesse,  un  type  souverain... 

Et  Pasteur,  rendant  cet  hommage  à  son  ancien  maître,  ajou- 
tait : 

Son  enseignement  avait  ébloui  ma  jeunesse,  j'ai  été  le  discijile  des 
enthousiasmes  qu'il  m'avait  ins|)irés. 

Né  en  1800  à  Alais,  d'une  famille  nombreuse  et  sans  fortune, 
Jean-Baptiste  Dumas  commença  ses  études  à  Genève,  puis  vint 
à  Paris,  où  il  justifia  bien  vite  la  protection  d'Ampère  et  d'Arago 
par  de  beaux  travaux  de  chimie.  Reçu  en  1832  à  l'Académie 
des  sciences,  il  publiait  en  1835  son  mémoire  célèbre  sur  les 
substitutions,  oii  il  montrait  que  dans  certains  composés,  des 
atomes  aussi  dilTcrents  (pie  ceux  de  chlore  et  d'hydrogène 
peuvent  se  substituer  l'un  à  l'autre  sans  modifier  l'architecture 
et  les  propriétés  essentielles  de  la  molécule.  C'est  une  des 
découvertes  qui  ont  fondé  la  chimie  organique  moderne,  Secré- 


.I.-B.   DIMAS,    BKUTHKLOT  627 

taire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences,  ministre  du  second 
Empire,  Dumas  prend  une  part  active  à  la  discussion  des  ques- 
tions économiques;  il  s'intéresse  à  toutes  les  inventions;  il  est 
l'un  des  fondateurs  de  l'Ecole  Centrale;  il  s'occupe  de  chimie 
industrielle  et  de  chimie  physiologique  aussi  bien  que  de  chimie 
pure;  il  dirige  la  publication  des  œuvres  complètes  de  Lavoi- 
sier;  rien  de  ce  qui  a  touché  au  grand  mouvement  scientifique 
de  notre  temps,  ou  aux  grands  intérêts  de  la  patrie,  au  cours  de 
sa  longue  existence,  ne  l'a  laissé  indifférent.  Dumas  est  mort  en 
1884;  il  était  depuis  18~G  membre  de  l'Académie  française  où 
il  avait  remplacé  Guizot. 

Les  éloges  qu'a  laissés  Dumas,  ceux  surtout  qu'il  a  consacrés 
à  Faraday,  à  Auguste  de  la  Rive,  à  Balard,  à  Sainte-Glaire 
Deville,  sont  très  éloquents  :  ce  sont  de  véritables  discours,  où 
l'on  sent,  du  commencement  à  la  fin,  le  discours  réellement 
prononcé  bien  plus  que  la  notice  écrite,  hes  Leçons  de  pli  ilosoplne 
chimique  (1837),  la  Statique  chimit/vt'  des  êtres  orr/anisés  (1841), 
sont  encore  des  conférences,  et  jusque  dans  les  sujets  les  plus 
prosaïques  en  apparence,  des  morceaux  d'éloquence.  Par  son 
langage  majestueux  et  de  grande  allure,  d'où  l'emphase  n'est 
pas  toujours  absente',  Dumas  excelle  à  mettre  en  relief  la 
portée  des  découvertes,  à  faire  sentir  ce  qu'ont  de  vraiment 
grand  les  idées  qu'ont  popularisées  la  physique  et  la  chimie 
de  notre  siècle. 

L.i  chimie  se  Iraiislorme,  dit-il,  en  faisant  le  récit  de  la  découverte  du 
bi'onie  par  Balaid;elle  perd  le  caractère  d'une  science  dont  les  détails 
s'adressaient  à  la  mémoire  pour  devenir  une  science  dont  les  principes 
relèvent  du  raisonnement.  Elle  revêt  le  caractère  mathématique,  et  depuis 
que  les  conséquences  de  la  découverte  du  brome  se  sont  développées,  le 
chimiste,  conune  l'astronome  lui-même,  jn-ut  prédire  l'existence  d'élé- 
ments inconnus  encore,  déterminer  h;ur  place  dans  l'ordre  naturel  et 
jiréciser  avec  certitude  toutes  leurs  propriétés. 


1.  Les  exemples  ne  manquent  pas  : 

«  Sainte-Claire  Deville  s'v  précipita  comme  un  coursier  r/énéreur...  ..  (Éloge  de 
Deville.) 

Dans  le  discours  prononcé  en  18S1,  au  Congrès  inlernalional  des  électriciens 
qui  fixa  les  unités  électriques,  Dumas,  pour  exprimer  la  prééminence  de  l'élec 
Iricité,  s'écriait  : 

«  La  mythologie  grecque,  personnifianL  avec  bonlieur  les  forces  de  la  nature, 
avait  rangé  les  vents,  les  flots  et  le  feu  sous  les  ordres  de  divinités  secondaires; 
elle  avait  fait  du  dieu  de  la  poésie  et  des  arts  le  représentant  céleste  de  la  Lu- 
mière: par  une  admirable  prescieti'^e,  elle  avait  rJierué  la  foudre  à  Jupiter!  >• 


628  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX°  SIÈCLE 

Poiu'  la  première  fois,  on  voyait  apparaître  sur  la  scène  du  monde  clii- 
miiiiif,  l'idée  sérieuse  de  l'existence  des  familles  parmi  les  éléments.  Le 
chlore,  le  brome,  l'iode  oiïraient  le  type  d'une  famille  naturelle  aussi 
incontestable  que  celles  qu'on  citerait  parmi  les  mieux  caractérisées 
dans  le  monde  des  êtres  oriianisés. 

A  cette  chimie  moderne,  dont  les  principes  relèvent  du  rai- 
sonnement, Dumas  a  donné  l'essor.  Il  en  a  compris  et  célébré 
la  grandeur  présente  et  l'avenir.  Il  a  célébré  aussi,  en  termes 
<\m  rappellent  parfois  le  xvni"  siècle,  mais  avec  une  bien  autre 
exactitude  et  avec  une  science  très  sûre  des  découvertes  con- 
temporaines, «  les  harmonies  de  la  nature  ». 

Les  plantes  et  les  animaux  viennent  dune  de  lair  i-l  y  retournent  donc; 
ce  sont  de  véritables  dépendances  de  l'atmosphère.  Les  plantes  repren- 
nent donc  sans  cesse  à  l'jur  ce  que  les  animaux  lui  fournissent;  c'est-à- 
dire  du  charbon,  de  l'hydropène  et  de  l'azote,  ou  plutôt  de  l'acide 
carbonique,  de  l'eau  et  de  l'ammoniaque.  Reste  à  préciser  maintenant 
comment,  à  leur  tour,  les  animaux  se  procurent  ces  éléments  qu'ils 
restituent  à  l'atmosphère,  et  ron  ne  peut  voir,  sans  admiration  pour  la 
simplicité  sublime  de  toutes  ces  lois  de  la  nature,  que  les  animaux 
empruntent  toujours  ces  éléments  aux  plantes  elles-mêmes. 

Ainsi  se  ferme  ce  cercle  mystérieux  de  la  vie  organique  à  la  surface  du 
globe...  Et  si  l'on  ajoute  à  ce  tableau  déjà  si  frappant  par  sa  simiilicité  et 
sa  grandeur,  le  rôle  incontesté  de  la  lumière  solaire,  qui,  seule,  a  le  pou- 
voir de  mettre  en  mouvement  cet  immense  appareil  que  le  règne  végétal 
constitue,  et  où  vient  s'accomplir  la  réduction  des  produits  oxydés  de 
!'air,  on  sera  frappé  du  sens  de  ces  paroles  de  Lavoisier  : 

«  l"n  Dieu  bienfaisant,  en  apportant  la  lumière,  a  répandu  sur  la  sur- 
face de  la  terre  l'organisation,  le  sentiment  et  la  pensée  '.  » 

La  conservation  de  l'énergie  et  la  théorie  méca- 
nique de  la  chaleur.  —  Esprit  «  ouvert  à  toutes  les  idées 
générales  »,  Dumas  a  compris  la  portée  du  grand  principe  de  la 
conservation  de  l'énergie,  ou,  comme  l'on  disait  vers  1850,  «  de 
la  conservation  de  la  force  ».  Ce  sont  des  savants  étrangers  à 
la  France,  le  médecin  allemand  Robert  Mayer,  le  physicien 
anglais  Joule,  et  l'ingénieur  danois  Colding,  qui  réussirent 
vers  1843  et  1844,  à  démontrer  l'  «  équivalence  de  la  chaleur  et 
du  travail  »,  et  à  faire  rejeter  l'hypothèse,  jusqu'alors  admise, 
de  l'indestruclibilité  du  calorique.  Et  c'est  l'illustre  Ilehmholtz 
qui,  généralisant  le  principe  de  l'équivalence,  proclama  le  pre- 
mier en    1847  la  conservation  de  l'énergie  (die  Erhaltung  der 

1.  Slalique  chùnique  de,-  ctres  orr/nnisés  (1811),  p.  G-". 


J.-B.   DUMAS,    BKllTHELOT  629» 

Kraft).  Mais  la  France  était  toute  prête  à  recevoir  une  idée 
qu'elle  avait  puissamment  contribué  à  faire  naître  :  l'idée  se 
trouvait  déjà  dans  l'ouvrage  de  Marc  Seguin,  le  neveu  de 
Montgolfier  :  De  rhifluence  des  chemins  de  fer  (1839).  Elle  fut 
vite  reprise  et  vulgarisée,  et  ne  tarda  pas  à  entrer,  avec  la  loi 
de  la  conservation  de  la  matière,  dans  le  bagage  de  notions- 
courantes  que  possède,  sans  les  toujours  bien  comprendre,  tout 
homme  muni  de  quelque  instruction. 

Deux  physiciens  surtout  se  sont  attachés  à  faire  connaître  et 
à  exposer,  à  des  points  de  vue  fort  différents,  la  science  nou- 
velle, la  «  théorie  mécanique  de  la  chaleur  »  :  Verdet  et  Hirn. 

Emile  Verdet  fut  un  savant  de  valeur  :  il  fut  surtout  un  pro- 
fesseur incomparable.  L'histoire  de  la  théorie  des  ondulations, 
qu'il  a  écrite  comme  Introduction  auxceuvres  d'A  iif/usti)i  Fresnel, 
est  un  modèle  achevé  de  style  d'exposition  scientifique.  Les 
Leçons  sur  la  théorie  mécanique  de  la  chaleur  sont  l'exposé  le 
plus  clair  de  cette  partie  de  la  science. 

Cette  doctrine  et  notamment  l'idée  de  l'équivalence  de  la  cha- 
leur et  du  travail  mécanique  sont  rattachées  par  Verdet  à  Thypo- 
thèse  mécaniste  qui  les  a  incontestablement  inspirées  :  l'hypo- 
thèse que  la  chaleur  est  «  un  mode  du  mouvement  ».  Et  Verdet 
pense  qu'il  y  a  «  mauvaise  foi  »  à  présenter  la  Thermodyna- 
mique comme  indépendante  de  cette  hypothèse  qui  s'est  montrée 
si  féconde. 

Hirn,  personnifiant  en  cela  l'une  des  tendances  de  la  science 
contemporaine,  estimait  au  contraire  qu'on  doit  faire  reposer  la 
Thermodynamique  —  ou  science  moderne  de  la  chaleur  —  non 
«  sur  des  hypothèses  ou  des  principes  de  physique  mécanique 
évidents  et  indiscutables ,  mais  bien  au  contraire  sur  quel- 
ques faits  expérimentaux  précis  ».  Dans  son  Exposition  de  la 
théorie  mécanique  de  la  chaleur,  intéressante  comme  ses  autres 
ouvrages  par  les  considérations  philosophiques  dont  elle  est 
semée,  il  proteste  contre  la  prétention  de  croire  démon- 
trée par  les  faits  la  théorie  qui  explique  le  monde  entier,  et  la 
force  elle-même,  par  la  matière  et  le  mouvement.  A  cette 
«  cinétique  moderne  »  il  oppose  un  «  dynamisme  de  l'avenir  » 
qui  conserve  un  «  élément  spécifiquement  distinct  de  la 
matière  ». 


630  LA   LlTTKRATrUE  SCIENTIFIflUE   AU  WX'  SIÈCLE 

Tendances  actuelles  en  physique.  —  De  nos  jours, 
s'est  manifestée  clans  la  iihysique  une  double  tendance  :  d'une 
part,  l'idée  newtonienne  d'attraction  à  distance,  le  dynamisme 
de  Laplace  et  d  Ampère  a  reculé  au  profit  des  théories  ciné- 
tiques pures  qui  n'admettent  d'autre  élément  primordial  que  la 
matière,  et  le  mouvement  communiqué  de  proche  en  proche 
par  l'intermédiaire  de  milieux.  La  victoire  de  la  théorie  des  ondu- 
lations lumineuses,  renouvelée  de  Huygens,  sur  la  doctrine 
newtonienne  de  l'émission,  a  consacré  cette  tendance  :  c'est  de  ce 
côté  qu'incline  M.  Cornu,  l'un  des  écrivains  dont  les  discours, 
les  notices  publiées  à  V Annucm'e  du  bureau  des  longitudes,  por- 
tent le  mieux  la  marque  de  la  netteté  scientifique  associée  à 
l'élégance  littéraire. 

D'autre  part,  le  mécanisme  lui-même,  sous  l'une  ou  l'autre 
de  ses  deux  formes  —  cinétique  inspirée  de  Descartes  ou  dyna- 
misme newtonien,  —  a  été  contesté  dans  sa  thèse  essentielle  et 
déclaré  insuffisant  pour  rendre  compte  du  monde  physique  '. 
Quelques  savants  l'ont  cru  incompatible  avec  le  second  des 
principes  de  la  science  de  la  chaleur,  le  principe  de  Carnot.  Ce 
«  second  principe  »,  énoncé  du  reste  avant  le  premier,  mais 
dont  la  portée  n'a  été  bien  comprise  que  plus  tard,  a  été  large- 
ment vulgarisé  en  Angleterre  sous  le  nom  de  «  principe  de  la 
dégradation  de  l'énergie  ».  En  France,  il  est  resté  beaucoup 
moins  connu;  et  c'est  pour  s'être  attaché  uniquement  à  l'idée  de 
conservation  de  l'énergie,  qu'on  est  arrivé  à  mettre  en  honneur 
un  mécanisme  exclusif  de  l'idée  de  dégradation.  Aussi  ne  doit- 
on  pas  s'étonner  (|ue  le  mouvement  qui  a  ramené  la  pensée 
scientifique  et  philosophique  vers  le  principe  de  Carnot,  ait 
entraîné  une  réaction  contre  le  mécanisme. 

Berthelot.  —  Faire  rentrer  non  seulement  la  physique, 
mais  la  chimie  elle-même  dans  la  mécanique,  telle  a  été  l'une 
des  préoccupations  constantes  de  M.  Berthelot.  A  la  vérité, 
l'édifice  de  «  mécanique  chimique  »  qu'il  a  prétendu  construire 
manque  un  peu  de  solidité  :  la  considération  trop  exclusive  du 
principe  de  la  conservation  de  l'énergie,  et  la  méconnaissance 
du  principe  de  la  dégradation  de  l'énergie,  l'ont  conduit  parfois 

I.  Voir,  par  exemple,  les  ouvrages  de  M.  Duhem,  ses  articles  dans  la  Revtie 
des  Questions  scientifiques  (Bruxelles,  1892,  1893,  1896). 


.J.-B.    HUMAS,    BERTHELOT  631 

à  une  vue  incomplète  des  choses,  qui  explique  les  lacunes  de  sa 
thermochimie,  et  qu'on  retrouve  jusque  dans  sa  philosophie  de 
la  nature.  L'admirable  série  de  synthèses  organiques  par  les- 
quelles il  s'était  révélé,  dès  ses  premiers  travaux,  l'un  des  plus 
grands  chimistes  qu'il  y  ait  eu,  l'avait  mis  aux  prises  avec  quel- 
ques-uns des  plus  hauts  problèmes  philosophiques  que  soulève 
la  science  :  le  travail  du  laboratoire  et  les  tâches  les  plus  absor- 
bantes et  les  plus  diverses  ne  l'ont  jamais  détourné  de  ces  pro- 
blèmes. 

Pendant  que  Wiirtz,  développant  les  principes  de  Laurent  et 
de  Gerhardt,  luttait  pour  faire  adopter  la  théorie  atomique  et  la 
notation  qui  la  symbolise,  pendant  que  Sainte-Claire  Deville, 
par  l'immortelle  découverte  de  la  dissociation,  fondait  la  chimie 
physique,  M.  Berthelot  réussissait  au  Collège  de  France  à  repro- 
duire de  toutes  pièces  à  partir  des  corps  simples  :  carbone, 
oxygène  et  hydrogène,  les  plus  importants  des  composés  orga- 
niques: l'alcool,  la  benzine,  l'acide  formique.  Il  semble  que  cette 
œuvre  de  synthèse  ait  été  plus  tôt  comprise  et  qu'on  en  ait  plus 
tôt  saisi  la  portée  qu'on  n'a  compris  la  théorie  atomique,  long- 
temps exilée  de  France  où  elle  était  née,  ou  la  chimie  physique, 
longtemps  expatriée  en  Hollande,  en  Allemagne  ou  en  Amérique. 

Parmi  les  raisons  qui  expliquent  cette  différence  d'accueil  de 
la  part  du  public  savant,  on  ne  doit  pas  méconnaître  ce  que  doit 
M.  Berthelot  à  ses  qualités  d'écrivain.  Wiirtz,  dans  ses  leçons 
et  ses  livres,  ne  man(juait  certes  ni  de  chaleur  ni  d'éloquence  : 
il  manquait  parfois  de  clarté,  et  sa  Théorie  «/om/ç?^^  n'apportait 
pas  aux  esprits  cette  lumière  définitive  que  projette  par  exemple 
le  livre  de  M.  Grimaux,  —  ce  petit  livre,  on  peut  le  dire,  qui  a 
vaincu  les  dernières  résistances. 

Sainte-Claire  Deville  a  formé  des  élèves  dignes  de  lui  dans 
son  laboratoire  de  l'École  Normale;  mais  ceux  qui  ne  recueil- 
laient au  dehors  que  sa  parole  écrite,  déroutés  parfois  par 
l'expression  d'un  scepticisme  scientifique  que  n'eût  pas  désavoué 
Magendie,  ne  trouvaient  pas,  dans  les  Leçons  sur  la  dissociation, 
ce  qu'il  faut  pour  gagner  à  l'admiration  de  la  science  les  gens 
qui  ne  sont  point  des  savants. 

M.  Berthelot,  muni,  au  contraire,  d'une  formation  littéraire 
très  soignée,  et  qui  lui  a  permis  plus  tard  de  se  remettre,  après 


(•,32  LA    I.ITTKUATrilK   SCIENTIFIQUK   AU  XIX"^  SIKCLE 

trente  ans  de  laboratoire,  à  la  lecture  des  manuscrits  grecs  des 
alchimistes;  douéd'une  exceptionnelle  faculté  «de  transposerses 
idées  d'un  sujet  à  un  autre  »;  lié  de  bonne  heure  à  Ernest  Kenan 
d'une  amitié  qui  ne  s'est  jamais  démentie,  a  toujours  associé  à 
un  travail  de  détail  exceptionnellement  actif,  la  préoccupation 
de  divulguer  les  idées  qui,  selon  lui,  se  dégageaient  de  ses  décou- 
vertes; et  la  forme  dont  il  a  su  les  revêtir  n'a  pas  peu  contribué 
à  lui  assurer  une  influence  sur  la  pensée  contemporaine. 

La  synthèse  chimique.  —  Avant  Berthelot,  l'on  avait 
étudié  les  corps  organiques,  c'est-à-dire  les  composés  qui  s'éla- 
borent dans  les  êtres  vivants,  végétaux  ou  animaux  :  quel- 
ques-uns avaient  été  reproduits  dans  les  laboratoires,  mais  en 
très  petit  nombre  et  comme  par  hasard.  L'idée  que  c'était  là 
l'exception,  que  la  formation  des  composés  au  sein  d'un  orga- 
nisme vivant  dépendait  de  «  l'action  mystérieuse  de  cette  force 
vitale,  action  opposée,  en  lutte  continuelle  avec  celle  que  nous 
sommes  habitués  à  regarder  comme  la  cause  des  phénomènes 
chimiques  ordinaires'  »,  était  si  universellement  répandue,  que 
Chevreul,  justement  illustre  par  ses  méthodes  d'analyse  et  |)ar 
ses  beaux  travaux  sur  les  corps  gras  d'origine  animale,  critiqua 
vivement  dans  le  Journal  des  Savants  le  livre  de  Berthelot  : 
la  Chimie  organique  fondée  sur  la  synthèse  (1860). 

Fort  des  admirables  résultats  (ju'il  venait  d'obtenir,  Berthelot 
ne  doutait  pas  qu'on  n'arrivât  quelque  jour  à  reproduire  «  des 
composés  qui  n'existent  encore  que,  dans  la  nature  tels  que 
les  matières  sucrées  et  les  principes  azotés  d'origine  animale  », 
et  n'apercevait  pas  «  de  barrière  absolue  et  tranchée  que  l'on 
puisse  redouter,  avec  quelque  apparence  de  certitude,  de  trouver 
infranchissable  ». 

L'importance  qu'il  donne  à  la  synthèse,  de  préférence  à  l'ana- 
lyse, pour  pénétrer  la  constitution  des  corps,  le  conduit  à  une 
très  belle  conception  <lu  rôle  de  la  chimie  : 

.\ous  louchons,  en  ofTel,  au  tniit  foiuliuncntal  (|ui  distinguo  les  sciences 
expériinen laies  des  sciences  d'observulion.  La  chimie  crée  son  objet.  Celte 
l'acullé  créatrice,  semijlable  à  ctdle  de  Tari  Ini-niênie,  la  dislingue  essen- 
licllcnient  des  sciences  naturtdies  el  Iiistoritiucs.  I,es  dernières  ont  un 
olijet  donné  d'avance  el  indé|ieii(laiil  de  la  volonté  cl  dr  ractioii  du 
savant,  (les  sciences  ne  disposeiil  iioiiil  de  leur  ohjct. 

1.  Gerhardl,  Précis  de  chinue  orr/ani'jiie.  l.  I,  |).  2  cl  '3,   ISii. 


.l.-B.   UUMAS,    BERTHELOT  633 

Ouvrages  d'histoire  et  de  pliilosophie.  —  A  partir 
(le  18G0,  M.  Berthelot  s'est  adonné  à  la  Thermochimie  et  à  la 
Mécanique  chimique.  Ce  n'est  que  plus  tard  qu'il  s'est  livré  à 
des  études  sur  l'histoire  de  la  chimie  dans  l'antiquité  et  au 
moyen  âge.  Dans  ses  livres  d'histoire,  percent  déjà  les  idées  qu'il 
lui  est  arrivé  de  développer  dans  des  discours  et  des  écrits  de 
polémique. 

Le  monde  est  aujourcriiui  sans  mystère  —  ainsi  commence  la  Préface  des 
Origines  de  Valclnmie;  —  la  conception  rationnelle  prétend  tout  éclairer  et 
tout  comprendre;  elle  s'eflbrce  de  donner  de  toutes  choses  une  explica- 
tion positive  et  logique,  et  elle  étend  son  déterminisme  fatal  jusqu'au 
monde  moral.  Je  ne  sais  si  les  déductions  impératives  de  la  raison  scien- 
lilîque  réaliseront  un  joue  celte  prescience  divine,  qui  a  soulevé  autrefois 
tant  de  discussions  et  que  Ton  n'a  jamais  réussi  à  concilier  avec  le  senti- 
ment non  moins  impérieux  de  la  liberté  humaine.  En  tout  cas  l'univers 
matériel  entier  est  revendiqué  par  la  science,  et  personne  n'ose  plus 
résister  en  face  à  cette  revendication. 

Ce  livre,  les  Origines  de  ralchimie,  est  consacré  à  l'histoire 
de  «  cette  période  nouvelle,  demi-rationaliste  et  demi-mystique, 
qui  a  précédé  la  naissance  de  la  science  pure  «.  La  science  a  été 
sauvée  par  la  conservation  des  pratiques  industrielles  : 

Quand  la  science  a  sombré  avec  la  civilisation,  la  pratique  a  subsisté  et 
elle  a  fourni  plus  tard  à  la  science  un  terrain  solide,  sur  lequel  celle-ci  a 
pu  se  déveloiqier  de  nouveau,  lorsque  les  temps  et  les  esprits  sont  rede- 
venus favorables.  La  connexion  historique  de  la  science  et  de  la  pratique, 
dans  l'histoire  des  civilisations,  est  ainsi  manifeste  :  il  y  a  là  une  loi 
générale  du  développement  de  l'esprit  humain... 

C'est  la  science  seule  qui  a  transformé  depuis  lors  et  même  depuis  le 
commencement  des  temps,  les  conditions  matérielles  et  morales  de  la  vie 
des  peuples... 

Et  M.  Berthelot  se  fait  volontiers  le  porte-parole  de  ceux  qui 
revendiquent  pour  la  science  le  droit  et  le  pouvoir  de  fonder 
une  morale. 

Dans  les  assemblées  parlementaires,  M.  Berthelot  a  défendu 
avec  une  éloquence  parfois  heureuse,  les  intérêts  de  la  haute 
culture.  On  n'a  pas  oublié  sa  réponse  au  général  Campenon 
lors  de  la  discussion  de  la  loi  militaire  : 

On  disait  tout  à  l'heure  que  pour  former  un  bon  soldat  il  faut  trois  anst 
Combien  d'années  croyez-vous  ([u'il  faille  pour  former  un  bon  savant? 


<):U  LA   LlTTÉRATrUK   SCIENTIFIQUE   AU  XIX"   SIÈCLE 


VI.  —  Claude  Bernard.  —  Pasteur. 

La  médecine.  —  Les  progrès  des  sciences  physiques  ont,  en 
notre  siècle,  transformé  la  médecine.  De  la  jiratique  d'un  art, 
la  médecine  est  en  voie  de  devenir  une  science.  Deux  hommes 
ont  été  les  princijiaux  artisans  de  cette  transformation  :  Claude 
Bernard  et  Pasteur. 

Si  le  premier  n'a  pas  été  le  fondateur  de  la  physiologie,  il  en 
a  été  la  plus  haute  personnification  :  il  en  a  défini  et  fixé  la 
méthode.  Au  second  était  réservé  l'honneur  de  mettre  en  lumière 
le  rôle  des  êtres  vivants  infiniment  petits.  Tous  deux  ont  écrit, 
et  pour  publier  leurs  découvertes  et  pour  défendre  leurs  prin- 
cipes et  leurs  idées;  mais  tandis  (|ue  Pasteur  ne  l'a  fait  que  par 
occasion  et  en  regrettant  presque  le  temps  perdu  pour  le  travail 
du  laboratoire,  Claude  Bernard,  sans  affectation  aucune  et  sans 
aucun  souci  d'amour-propre  littéraire,  a  pris  un  soin  spécial  «  à 
divulguer  les  idées  par  lesquelles  il  a  été  guidé  dans  ses 
recherches  et  dans  ses  procédés  d'investig-ation*  »  ;  il  a  consacré 
à  l'exposé  de  la  méthode  en  physiologie  un  livre  entier  qui  est 
un  chef-d'œuvre  :  Y hitroduclion  à  Cétiide  de  la  médecine  expé- 
rimentale. 

Laplace,  à  (jui  l'on  demandait  pourquoi  il  avait  proposé  de 
mettre  des  médecins  à  l'Académie  des  sciences,  bien  que  la 
médecine  ne  fût  pas  une  science,  répondit  :  «  C'est  afin  qu'ils  se 
trouvent  avec  des  savants.  »  L'illustre  auteur  de  la  Mécanique 
céleste,  (|ue  Claude  Bernard  regarde,  avec  Lavoisier  et  Bichat, 
comme  un  des  fondateurs  de  la  physiologie,  eut  sur  le  dévelop- 
pement de  cette  science  une  influence  décisive  ;  sans  parler  de 
ses  travaux  de  calorimétrie  animale  entrepris  avec  Lavoisier,  ce 
fut  Laplace  qui  décida  Magendie  à  se  livrer  à  la  physiologie  :  et 
Magendie  fut  le  maître  de  Claude  Bernard.  Expérimentateur 
habile  et  actif,  Magendie  est  l'auteur  de  beaux  travaux  sur  les 
nerfs  rachidiens;  mais  il  lui  manquait  une  vue  d'ensemble  et 
un  esprit  philosophique.  Lui  arrivait-il  de  retrouver  un  jour  le 

1.  Pasteur,  Examen  critique  d'un  l'crit  posthume  de  Claude  Bernard,  p.  xviii. 


CLALDE   HEUNAUU,    PASTEUR  035 

contraire  de  ce  qu'il  avait  vu  la  veille,  «  l'esprit  sceptique  de 
Magendie  ne  s'émouvait  pas  de  ces  obscurités  et  de  ces  contra- 
dictions apparentes  ;  il  continuait  à  expérimenter  et  disait  tou- 
jours ce  qu'il  voyait  ». 

Claude  Bernard.  —  Claude  Bernard  nous  offre  au  contraire 
l'exemple  peut-être  unique  d'un  savant  qui  érige  en  corps  de 
doctrine  la  théorie  de  la  recherche  dans  la  science  qui  est  la 
sienne.  L'auteur  du  Nomun  Organum  n'était  pas  un  savant. 

Il  serait  peut-être  facile  de  prouver,  comme  dit  Joseph  de  Maistre,  que 
ceux  qui  ont  fait  le  plus  de  découvertes  dans  la  science  sont  ceux  qui  ont 
le  moins  connu  Bacon,  tandis  que  ceux  qui  l'ont  médité,  ainsi  que  Bacon 
lui-même,  n'y  ont  guère  réussi.  C'est  qu'en  effet  ces  procédés  et  ces 
méthodes  scientifiques  ne  s'apprennent  que  dans  les  laboratoires,  quand 
l'expérimentateur  est  aux  prises  avec  les  problèmes  île  la  nature  ', 

Il  est  bien  rare  que  cet  expérimentateur  se  soit  trouvé  en 
même  temps  le  philosophe  et  l'écrivain  quia  réfléchi  sur  les  con- 
ditions de  la  recherche  scientifique  et  qui  livre  à  ses  contempo- 
rains et  à  ses  successeurs  le  fruit  de  ses  réflexions.  Dans  le 
Discours  de  la  Méthode,  Descartes  fait  bien  plus  de  métaphysique 
que  de  science.  La  Classification  des  connaissances  humaines  est 
tout  autre  chose  que  la  théorie  des  méthodes  qu'emploie  l'esprit 
^l'Ampèrepour  faire  des  découvertes  en  physique.  Ce  qui  se  rap- 
proche le  plus,  dans  notre  littérature,  de  Y  Introduction,  tout  en 
étant  une  œuvre  moins  importante  et  moins  étendue,  c'est  à 
coup  sûr  la  Préface  du  Traité  du  vide.  Pascal  a  fait  à  la  fois  la 
théorie  et  la  pratique  de  l'expérimentation  en  physique.  Mais 
avant  Pascal,  Bacon  avait  écrit;  avant  lui,  Galilée  avait  expéri- 
menté ;  en  physiologie,  on  peut  presque  dire  que  Claude  Ber- 
nard est  à  la  fois  Bacon  et  Galilée. 

L'Introduction  à  la  médecine  expérimentale.  —  A 
l'époque  oîi  il  écrit,  l'empirisme  est  encore  tout-puissant  en 
médecine  ;  l'indétermination  des  phénomènes  de  la  vie  est  encore 
soutenue  par  des  hommes  de  grande  autorité-.  Il  apporte  dans 


\.  Introduction  à  la  médecine  expérimentale,  p.  308. 

1.  Voir  l'Opinion  du  chirurgien  Gerdy  (citée  dans  les  Leçons  sur  les  phéno- 
mènes de  la  vie,  communs  aux  animaux  et  aux  végétaux,  I,  p.  59). 

■"  Dire  en  physiologie  que  les  phénomènes  vitaux  sont  constamment  identiques 
dans  des  conditions  Identiques,  c'est  énoncer  une  erreur  :  cela  n'est  vrai  que 
pour  les  corps  bruts.  » 


630  LA  LITTÉIIATUIIE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX''  SIÈCLE 

(les  sciences  encore  confuses  la  notion  de  roxpérimentation 
rationnelle,  et  Tidcc  qu'elles  sont  dominées  par  les  principes 
fondamentaux  des  sciences  physico-chimiques.  Son  enseignement 
et  ses  livres  ont  aujourd'hui  trop  répandu  ces  idées  pour  que  nous 
n'avons  pas  quelque  peine  à  nous  figurer  à  quel  point  elles  sont 
récentes.  Une  vulgarisation  de  seconde  main  les  a  d'ailleurs 
quelquefois  outrées  et  dénaturées  en  les  divulguant. 

Il  faut  adinoltre  comme  un  axiome  expérimental  que  chez  les  êtres 
vivants  aussi  bien  que  dans  les  corps  i)ruts,  les  conditions  d'existence  de 
tout  phénomène  sont  déterminées  d'une  manière  absolue.  Ce  qui  veut 
dire  en  d'autres  termes  que  la  condition  d'un  phénomène  une  fois  connue 
et  remplie,  le  phénomène  doit  se  reproduire  toujours  et  nécessairement  à 
la  volonté  de  l'expérimentateur.  La  négation  de  cette  proposition  ne  serait 
rien  autre  chose  que  la  négation  de  la  science  même  '. 

Pour  rechercher  ces  «  conditions  »  physico-chimiques  des 
phénomènes  de  la  vie,  la  méthode  à  suivre  est  la  méthode  expé- 
rimentale. Jusqu'alors  les  sciences  naturelles  étaient  surtout  des 
sciences  d'observation.  Flourens,  il  est  vrai,  avait  expérimenté, 
et  Magendie  ,  et  plusieurs  autres ,  mais  l'expérimentation 
physiologique  n'était  pas  entrée  dans  les  mœurs  scientifiques; 
de  même,  avant  Galilée,  l'on  avait  fait  des  expériences  de  phy- 
sique :  avant  lui,  l'expérimentation  n'était  pas  fondée. 

La  distinction  de  l'observation  et  de  l'expérience  n'a  été  nulle 
part  établie  en  meilleurs  termes  que  dans  les  pag-es,  à  bon  droit 
classiques,  par  lesquelles  débute  V Introduction. 

Dans  les  sciences  d'expérimentation,  l'homme  observe,  mais  de  plus  il 
agit  sur  la  matière,  en  analyse  les  propriétés  et  provoque  à  son  prolit 
l'apparition  de  phénomènes,  qui  sans  doute  se  passent  toujours  suivant 
les  lois  naturelles,  mais  dans  des  conditions  que  la  nature  n'avait  pas 
encore  réalisées.  A  l'aide  de  ces  sciences  expérimentales  actives,  l'homme 
devient  un  inventeur  de  phénomènes,  un  véritable  contremaître  de  la 
création  (p.  34). 

Maintenant  reste  la  question  de  savoir  si  la  médecine  doit  demeurer 
une  science  d'observation  ou  devenir  une  science  expérimentale...  Je  me 
borne  à  donner  simplement  ici  mon  opinion,  en  disant  que  Je  pense  que 
la  médecine  est  destinée  à  être  une  science  expérimentale  et  progressive. 

Doit-il  y  avoir   une  méthode  diflérente  dans  les  sciences  de 

1.  Inlruduclio)),  p.  116. 


CLAUDE  BERNARD,   PASTEUR  637 

la  vie  et  dans  les  sciences  physico-chimiques?  Ici,  Claude  Ber- 
nard a  toujours  nettement  distingué  les  faits  phvsico-chimiques, 
qui,  dans  rètre  vivant,  ne  sauraient  obéir  à  d'autres  lois  que 
celles  qui  régissent  la  matière  brute,  et  le  groupement  de  ces 
faits  qui  constitue  l'organisation  et  la  vie. 

Les  phénomènes  qui  se  passent  dans  l'être  vivant  ne  sauraient, 
pas  plus  que  ceux  qui  se  passent  dans  le  corps  brut,  constituer 
une  dérogation  aux  principes  de  la  conservation  de  la  matière 
ou  de  la  conservation  de  l'énergie'. 

Pour  faire  ap|iaraître  un  plu'ndniène  nouveau,  rexpérimentateur  ne 
fait  que  réaliser  des  conditions  nouvelles,  mais  il  ne  crée  rien,  ni  comme 
force  ni  comme  matière  (p.  146). 

Mais  si  Claude  Bernard  affirme  avec  insistance  que  les  phéno- 
mènes vitaux  sont  assujettis  à  des  conditions  physico-chimiques, 
vis-à-vis  desquelles  ils  sont  en  étroite  dépendance,  s'il  combat 
sans  réserve  la  conception  d'une  force  vitale  qui  ne  serait  pas 
assujettie  aux  grandes  lois  qui  régissent  les  forces  physiques, 
il  ne  méconnaît  nulle  part  ce  qu'il  y  a  de  spécial  et  de  nouveau 
dans  le  fait  même  de  la  vie. 

On  a  vu  et  l'on  voit  encore  des  chimistes  et  des  physiciens  qui,  au  lieu 
de  se  borner  à  demander  aux  phénomènes  des  corps  vivants  de  leur 
fournir  des  moyens  ou  des  arguments  propres  à  établir  certains  principes 
de  leur  science,  veulent  encore  absorber  la  physiologie  et  la  réduire  à  de 
simples  phénomènes  physico-chimiques.  Ils  donnent  de  la  vie  des  explica- 
tions ou  des  systèmes  qui  parfois  séduisent  par  leur  trompeuse  simplicité, 
mais  qui  dans  tous  les  cas  nuisent  à  la  science  biologique  (p.  163). 

A  l'enchaînement  des  phénomènes  physico-chimiques,  dont 
le  groupement  constitue  l'unité  de  l'être  individuel,  préside  tou- 
jours une  «  idée  directrice  ». 

Quand  un  poulet  se  développe  dans  un  œuf,  ce  n'est  point  la  formation 
du  corps  animal,  en  tant  que  groupement  d'éléments  chimiques,  qui  carac- 
térise essentiellement  la  force  vitale.  Ce  groupement  ne  se  fait  que  par 
suite  des  lois  qui  régissent  les  propriétés  jihysico-chimiques  de  la  nature, 
mais  ce  qui  est  essentiellement  du  domaine  de  la  vie,  et  ce  qui  nA\\- 
parlient  ni  à  la  chimie,  ni  à  la  physique,  ni  à  rien  autre  chose,  c'est  l'idée 

ï.  11  n'est  pas  question  de  la  loi  de  la  dégradation  de  l'énergie,  encore  insuf- 
fisamment "  vulgarisée  «  à  l'époque  de  Claude  Bernard,  et  même  b.  notre  époque, 
en  France  tout  au  moins.  La  question  de  savoir  si  les  êtres  vivants  y  sont 
soumis  a  été  agitée;  mais  il  ne  semble  guère  douteux  qu'on  y  doive  aussi 
répondre  par  l'aftirmalive. 


638  LA    LlTTÉRATl'UK  SCIENTIFIUIE   AU  XIX'    SIKCLE 

directrice  de  celle  évolulion  vitale.  Dans  lout  genne  vivaiil,  il  va  une  idée 
ci'éalrice  qui  se  développe  et  so  manifeste  par  l'oi'ganisalion.  Ici,  comme 
partout,  tout  dérive  de  l'idée  qui  elle  s(Mde  crée  et  dirige;  les  moyens  de 
manifestation  physico-chimiques  sont  ((immunsà  tous  les  i)hénomènes  de 
la  nature  et  restent  confondus  pèle-mèle  comme  les  caractères  de  l'al- 
phahet  dans  une  boîte  où  une  force  va  les  cherclifc  pour  exprimer  les 
pensées  ou  les  mécanismes  les  plus  divers  ip.  162). 

Caractères  de  la  philosophie  de  Claude  Bernard.  Son 
style.  — Avec  la  hauteur  de  vues  et  ladmirable  netteté  qui  le 
caractérisent,  on  sent  chez  Claude  Bernard  une  pondération  et 
un  hon  sens  qui  le  rattachent  directement  à  la  grande  lignée 
des  écrivains  bien  français.  Il  est  également  hostile  à  ceux  qui 
préfèrent  Thypothèse  aux  faits,  qui,  après  avoir  questionné  la 
nature,  «  se  mêlent  de  répondre  pour  elle  »,  et  à  ceux  qui  condam- 
nent «  remploi  des  hypothèses  et  des  idées  préconçues  »,  con- 
fondant à  tort  l'invention  de  Texpérience  avec  la  constatation  de 
ses  résultats.  Il  est  également  éloigné  de  l'étroitesse  d'esprit  du 
spécialiste  (jui  ne  s'élève  à  aucune  idée  générale,  et  des  concep- 
tions vagues  du  généralisateur  qui  ne  s'est  pas  plié  à  la  disci- 
pline du  laboratoire.  C'est  qu'il  a  le  privilège  unique  de  pouvoir 
illustrer  ses  conseils  par  l'exemple  de  ses  propres  découvertes  ;  et 
le  récit,  fait  avec  une  modestie  très  simple,  de  la  genèse  de  ses 
idées  dans  ses  admirables  recherches  sur  la  fonction  glycogé- 
nique  du  foie  ou  sur  le  suc  pancréatique,  offre  des  exemples 
de  méthode  inductive  autrement  instructifs  que  les  taldes  de 
Bacon. 

Le  caractère  le  plus  saillant  du  style  de  Claude  Bernard,  c'est 
sa  parfaite  simplicité.  Nul  mouvement  exclamatif  ou  interrogatif, 
très  peu  de  périodes,  aucune  recherche. 

Claude  IJernard,  a  dit  M.  Hrunetière,  ne  s'est  poini  pi(iu(''  de  donner 
une  forme  personnelle  et  originale  à  des  idées  communes,  ce  qui  est 
dailleurs  un  des  objets  de  l'art  d'écrire;  et  vous  le  savez  bien,  qu'ont  fait 
autre  chose  dans  notre  siècle  même,  h^s  Lamartine,  [lar  exemple,  les  Hug(\ 
les  Musset?  Mais  au  contraire,  à  des  idées  nouv(dles  comme  les  décou- 
vertes elles-mêmes  qui  en  étaient  les  commencemenls  et  les  suites,  il  a 
donné  la  forme  qu'il  fallait  pour  les  rendre  intelligibles  à  tous;  et  n'est-ce 
pas  là  justement  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  fonction  supérieure  de  l'art 
d'écrire  '? 

d.  Discours  iirononcc  à  Lyon,  à  rinauguralion  de  la  ^laUle  de  Claude  Ber- 
nard, le  2S  octobre  1894. 


CLAUDE   BEHNAHD.    PASTEUR  03» 

Physiologistes  et  médecins.  PaulBert.  — Les  livres  des 
physiologistes  et  des  médecins  se  S(jrit,  depuis  Claude  Bernard, 
inspirés  de  son  enseignement  et  imprégnés  de  ses  idées.  On 
retrouve  ces  idées  dans  les  le(_;ons  ou  dans  les  discours  de  Vulpian, 
qui  fut  quelque  temps  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des 
sciences,  dans  les  livres  ou  flans  les  articles  de  M.  Dastre  ou  de 
M.  Charles  Ricliet. 

On  les  retrouve,  mais  avec  un  sentiment  plus  prononcé  de 
méfiance  à  l'égard  de  ce  qui  dépasse  la  science,  et  associées 
même  à  cette  hostilité  contre  toute  croyance  qui  marque  les 
écrits  de  M.  Berthelot,  chez  Paul  Bert.  Une  partie  de  son  œuvre 
est  une  œuvre  de  polémique,  et  même  de  polémique  très  vio- 
lente, mais  l'homme  politique  ne  doit  pas  faire  oublier  chez 
Paul  Bert,  le  savant  et  le  professeur.  Dans  ses  leçons  sur  la 
Phijsiolu(jie  comparée  de  la  respiration,  dans  son  Anatomie  et 
jjliijsiologie  animale,  dans  ses  cours  aux  étudiants  delà  Sorbonne 
ou  aux  jeunes  tilles,  Paul  B(ni  expose  les  problèmes  de  la  vie 
avec  la  même  lucidité  que  son  maître  :  s'il  n'a  pas  toujours 
l'irréprochable  perfection  de  Claude  Bernard,  il  a  souvent  dans 
son  enseignement  quelque  chose  de  plus  chaud  et  de  plus  coloré. 

Paul  Bert  ne  méconnaît  pas  les  limites  de  la  science,  et  s'il  lui 
arrive  de  les  dépasser,  il  éprouve  un  scrupule  qui  le  pousse  à 
s'en  excuser.  Rap|»elant  que  l'école  positiviste  voudrait  fuir  les 
questions  comme  celles  du  rapport  entre  les  phénomènes  intel- 
lectuels et  la  matière  cérébrale,  et  les  bannir  même  des  préoc- 
cupations humaines,  il  ajoute  : 

Il  y  a  là  un  conseil  sage  et  prudrnt  ([in-  je  me  permets,  en  son  nom, 
de  vous  transmettre,  sans  pouvoir  cependant  répondre  cjue  j'aurai  pour 
ma  part  le  courage  de  le  suivre.  Quant  à  chasser  ces  problèmes  de  la 
pensée  humaine,  Je  ne  sais  si  ce  serait  œuvre  utile,  mais  à  coup  sûr  c'est 
œuvre  impossible. 

Cari  Vogt  et  le  matérialisme  scientifique.  —  Tous  les 
physiologistes  nont  pas  été  arrêtés  par  les  mêmes  scrupules  : 
quelques-uns,  avec  Cari  Vogt,  donnèrent  hardiment  comme 
démontrée  par  la  science  la  doctrine  qu'ils  appelaient  «  matéria- 
lisme scientifique  ».  Cari  Yogt,  professeur  à  l'Université  de 
Genève,  Allemand  d'oriaine,  a  écrit  en  allemand  et  en  français. 
Une  phrase  de  ses  Lettî^es  j)^msiologiques  donna  lieu,  vers  1874,. 


040  LA   LITTÉRATURE  SCIEXTIPIQI'E   AU   XIX"  SIÈCLE 

à  des  pohMiiiques  d'autant  plus  vives,  (jue  certains  défenseurs 
maladroits  des  doctrines  religieuses,  oublieux  de  renseignement 
des  docteurs  du  moyen  âge  qui  n'avaient  jamais  conçu  l'acte 
psychologique  sans  un  fait  physiologique  corrélatif,  apportaient 
dans  la  discussion  l'état  d'esprit  do  philosophes  imbus  du  spiri- 
tualisme cartésien  et  cousinien  : 

Toutes  les  propriétés  que  nous  désignons  sous  le  nom  d'activité  de 
rame,  disait  Cari  Vogt,  ne  sont  que  des  fonctions  de  la  substance  céré- 
brale; et  pour  nous  exprimer  d'une  faron  plus  grossière,  la  pensée  est  à 
peu  près  au  cerveau  ce  ijue  la  bile  est  au  foie  et  l'urine  aux  reins. 

C'est  moins  encore  contre  le  matérialisme  même  que  contre 
la  prétention  de  le  qualifier  de  scientifique  et  de  le  fonder  sur  la 
science,  que  n'a  cessé  de  protester  Pasteur. 

Pasteur.  —  Les  œuvres  de  Pasteur  n'ont  pas  encore  été 
réunies.  S'il  a  publié  en  quehjues  livres,  qui  sont  plutôt  des 
opuscules,  ses  découvertes  sur  certaines  applications  pratiques 
[Études  su?'  les  bières,  sur  les  vins,  etc.),  il  n'a  pas  exposé,  dans 
un  grand  ouvrage,  l'ensemble  de  ses  doctrines.  Il  faudrait  donc 
aller  chercher  l'écrivain  éloquent  et  vigoureux  (juil  fut,  dans 
des  mémoires,  dans  des  communications  à  l'Académie,  dans  des 
conférences,  dans  des  discours.  C'est  là,  il  est  vrai,  un  travail 
moins  difficile  pour  lui  que  |)0ur  d'autres  :  il  s'est  imposé  avec 
une  telle  force  à  l'attention  de  ses  contemporains  que  rien  de  ce 
qui  est  venu  de  lui  n'a  passé  inaperçu  :  et  tel  de  ses  discours, 
sans  avoir  jamais  été  réimprimé  dans  des  œuvres  ou  dans  un 
recueil,  est  dans  toutes  les  mémoires. 

L'histoire  de  ce  grand  esprit  a  été  retracée  de  main  de  maître 
par  l'un  de  ses  disciples  et  des  continuateurs  de  son  œuvre, 
M.  Duclaux  {Pasteur,  Histoire  d'un  esjD'it).  A  ce  savant,  écri- 
vain, lui  aussi,  d'une  originalité  vigoureuse,  on  doit  plusieurs 
ouvrages  [le  Microbe  et  la  Maladie;  Ferments  et  Maladies), 
où  les  doctrines  de  l'école  de  Pasteur  sont  exposées  avec  net- 
teté et  ampleur.  Dans  une  histoire  des  idées  issues  de  cette  école, 
s'entremêleraient  nécessairement  les  citations  de  Pasteur  et 
celles  de  M.  Duclaux. 

La  vie  de  Louis  Pasteur  est  bien  connue.  Fils  d'un  tanneur  de 
Dole  qui  s'établit  bientôt  à  Arbois,  élève  au  collège  d'Arbois, 
maître  d'études  au  lycée  de  Besançon,  il  entre  en  1843  à  l'Ecole 


CLAUDE  BERNARD,   PASTEUR  641 

normale,  où  il  est  conquis  par  l'enseig-nement  de  Dumas  ;  pré- 
parateur à  l'École,  il  s'adonne  à  la  cristallog-raphie  et  débute 
dans  la  science  par  une  brillante  découverte  en  physique  molé- 
culaire :  il  reconnaît  que  l'acide  tartrique  inactif  à  la  lumière 
polarisée,  l'acide  racémique,  n'est  inactif  que  par  compensation  : 
qu'il  est  un  mélange  d'acide  tartrique  ordinaire  déviant  à  droite, 
et  d'un  acide  nouveau,  identique  au  premier  à  cela  ^  Is  qu'il 
dévie  à  gauche.  La  séparation  des  deux  n'est  rien  moins 
qu'aisée.  Elle  peut  être  réalisée  par  une  fermentation  qui  détruit 
plus  vite  un  des  acides  que  l'autre  :  dès  lors  s'impose  à  l'esprit 
de  Pasteur  la  pensée  du  rôle  des  êtres  vivants  microscopiques 
dans  les  phénomènes  physico-chimiques  et  dans  les  phénomènes 
physiologiques  et  pathologiques.  A  travers  des  études  en  appa- 
rence bien  diverses,  sa  carrière  scientifique  n'a  été  que  le  déve- 
loppement harmonieux  et  logique  de  cette  seule  idée.  Il  serait 
faux  de  dire  que  Pasteur  ne  se  trompa  jamais;  mais  il  sut  tou- 
jours faire  son  profit  de  ses  erreurs  mêmes,  et  les  tournar  en 
enseignements  féconds. 

Doyen  de  la  Faculté  des  Sciences  de  Lille  en  1854,  il  «st  en 
relations  avec  des  industriels  qui  font  appel  à  sa  science  :  et  c'est 
dans  une  distillerie  que  furent  entrepris  ses  premiers  travaux 
sur  la  levure  de  bière  et  son  rôle  dans  la  fermentation  alcoolique. 
Plus  tard  sont  venues  les  études  sur  les  vins,  sur  les  maladies 
des  vers  à  soie,  sur  les  maladies  des  bestiaux,  sur  le  charbon, 
enfin  la  découverte  de  la  guérison  de  la  rage,  qui  devait  mettre 
le  sceau  à  sa  popularité. 

Les  générations  spontanées.  —  Les  premières  années 
de  son  séjour  à  Paris,  à  partir  de  4856,  furent  occupées  par  la 
querelle  des  générations  spontanées.  Rarement  polémique  scien- 
tifique eut  un  plus  grand  retentissement  :  comme  dans  la  ques- 
tion du  transformisme,  des  passions  étrangères  à  la  s  ;ience  pure 
s'y  étaient  mêlées.  L'alchimiste  Van  Helmont  avait  écrit  autre- 
fois :  «  Les  odeurs  qui  s'élèvent  du  fond  des  marais  produisent 
des  grenouilles,  des  limaces,  des  sangsues,  des  herbes  et  bien 
d'autres  choses  encore.  »  Pour  avoir  une  portée  de  souriS;  il 
recommandait  de  comprimer  une  chemise  sale  dans  l'orifice 
d'un  vase  contenant  des  grains  de  blé.  Au  bout  de  21  jours 
environ,  le  grain  était  transformé  en  souris. 

Histoire  de  la  langue.  VUI.  41 


642  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  X1X«  SIÈCLE 

A  mesure  que  les  moyens  d'observation  se  perfectionnaient, 
la  génération  spontanée  avait  été  restreinte  par  ses  défenseurs 
à  des  êtres  de  plus  en  plus  petits.  En  1858,  Pouchet,  bientôt 
suivi  de  Musset  et  de  Joly,  annonce  qu'il  a  réussi  à  démontrer 
d'une  façon  certaine  l'existence  d'êtres  microscopiques  venus  au 
monde  sans  germes  et  sans  parents  semblables  à  eux.  A  chacune 
de  leurs  expériences.  Pasteur  répondait  par  une  expérience 
décisive  établissant  chaque  fois  la  présence  de  germes  anté- 
rieurs. 

Je  vais  démontrer,  disait-il  dans  une  conférence  faite  en  1864,  qu'il  y 
a  une  cause  d'erreur  que  M.  Pouchet  n'a  pas  aperçue,  et  qui  rend  son 
expérience  complètement  illusoire,  aussi  mauvaise  que  celle  du  pot  de 
linge  sale  de  Van  Helmont  :  je  vais  vous  montrer  par  où  les  souris  sont 
entrées. 

Le  récit  de  ces  expériences  par  lesquelles,  suivant  la  jolie 
expression  de  Paul  Bert,  Pasteur  «  encloua  les  canons  de  ses 
adversaires  »,  ne  saurait  trouver  place  ici.  Ces  discussions 
furent  d'ailleurs  plus  retentissantes  qu'elles  ne  furent  vraiment 
utiles.  S'il  est  Vrai  que  du  choc  des  idées  jaillit  la  lumière, 
«  il  faut,  pour  obtenir  une  étincelle,  le  frottement  du  fer  contre 
le  silex.  Ici  il  n'y  avait  que  du  fer  et  de  l'amadou  »  (Duclaux). 

A  Pasteur  on  a  reproché  de  s'être  laissé  entraîner  hors  du 
terrain  scientifique.  La  faute,  en  tous  les  cas,  en  serait  à  ses 
contradicteurs  eux-mêmes;  mais  s'il  lui  est  arrivé  de  s'écrier, 
devant  des  conclusions  proclamées  acquises  et  déjà  escomptées 
d'avance  : 

Quelle  conquête  pour  le  matérialisme  s'il  pouvait  s'appuyer  sur  le  fait 
avéré  de  la  matière  s'organisant  elle-même,  prenant  vie  d'elle-même,  la 
matière  qui  a  déjà  en  elle  toutes  les  forces  connues  ! 

il  se  hâtait  d'ajouter  avec  sa  conscience  et  sa  bonne  foi  de 

savant  : 

Il  n'y  a  ici  ni  religion,  ni  philosophie,  ni  athéisme,  ni  matérialisme,  ni 
spiritualisme  qui  tienne.  Je  pourrais  même  ajouter  :  comme  savant,  peu 
m'importe  '. 

1.  11  convient  d'observer  que  Joly  associait  sa  croyance  aux  générations  spon- 
tanées, à  un  spiritualisme  très  déclaré.  Mais  la  majorité  des  publicistes  d'opi- 
nion matérialiste  ou  antireligieuse  prit  violemment  parti  pour  l'héléropcnie. 
C'est  plus  tard  seulement  que  quelques  écrivains  de  même  opinion  se  sont 
avisés  de  soutenir  que  la  démonstration  de  l'hélérogénie,  si  elle  n'eût  été  réfutée 


CLAUDE  BERNARD,   PASTEUR  643 

Plus  que  jamais,  Pasteur  était  décidé  à  consacrer  sa  vie  à 
l'étude  des  êtres  microscopiques  : 

Maintenant,  messieurs,  il  y  aurait  un  beau  sujet  à  traiter,  c'est  celui  du 
rôle,  dans  Téconomie  générale  de  la  création,  de  quelques-uns  de  ces 
petits  êtres,  qui  sont  les  agents  de  la  fermentation,  les  agents  de  la  putré- 
faction, de  la  désorganisation  de  tout  ce  qui  a  eu  vie  à  la  surface  du 
globe.  Ce  rôle  est  immense,  merveilleux,  vraiment  émouvant. 

Style  de  Pasteur.  —  Un  des  caractères  du  style  de  Pas- 
teur est  précisément  que,  dans  l'exposé  de  ses  découvertes,  on 
le  sent  gag-né  lui-même  par  l'émotion  qu'elles  inspirent;  et  cette 
émotion,  pour  s'exprimer,  n'a  besoin  ni  de  mots  cherchés  ni  de 
périodes  éloquentes  à  la  Dumas  :  elle  semble  sortir  des  choses 
elles-mêmes,  mais  il  y  a  entre  la  majesté  sévère  des  faits  scien- 
tifiques et  celle  des  mots  une  parfaite  harmonie. 

Quand  on  envisage  les  horribles  maux  qui  peuvent  résulter  dt»  la  con- 
tagion dans  les  maladies  transniissibles,  il  est  consolant  de  penser  que 
l'existence  de  ces  maladies  n'a  rien  de  nécessaire.  Détruites  dans  leurs 
principes,  elles  seraient  détruites  à  jamais,  du  moins  toutes  celles  dont  le 
nombre  s'accroît  chaque  jour,  qui  ont  pour  cause  des  pai'asites  micros- 
copiques. 

En  ce  qui  concerne  l'affection  charbonneuse,  je  crois  fermement  à  la 
facile  extinction  de  ce  fléau.  L'Europe  entière  pourrait  l'ignorer,  comme 
l'Europe  ignore  la  lèpre,  comme  elle  a  ignoré  la  variole  pendant  des  mil- 
liers d'années. 

Polémiste  incisif  et  parfois  emporté,  Pasteur  retrouvait  cette 
émotion  et  cette  gravité  toutes  les  fois  qu'il  y  avait  à  parler  du 
sérieux  de  la  science,  du  devoir  et  de  la  patrie. 

Par  son  intervention  pressante  en  faveur  du  «  budget  de  la 
science  y,  il  est  de  ceux  qui  ont  travaillé  à  réformer  chez  nous 
les  idées  et  les  mœurs  sur  les  questions  d'enseignement  supé- 
rieur; il  voulait  (jue  la  France  reconquît  sa  primauté  scienti- 
fique, compromise  par  l'admirable  organisation  du  travail  dans 
les  Universités  allemandes.  Il  aimait  la  science  et  crovait  en 


par  Pasteur,  eût  été  un  argument  en  faveur  de  la  doctrine  des  «  créations  »  dis- 
tinctes, opposée  au  transformisme  : 

"  Ce  sont  les  partisans  du  cre'allonni.tme,  dit  M.  de  Mortillet  (Fortnafion  de  la 
Nation  française,  Alcan,  1897),  qui  ont  échafaudé  la  grande  réputation  de  Pas-, 
leur,  parce  qu'il  a  prouvé  que  dans  l'état  actuel  de  la  science,  on  ne  peut  pas 
constater  la  formation  directe  et  indépendante  d'un  être.  »  —  El  cet  anthropolo- 
gisle  estime  que  les  défenseurs  du  «  créationnisme  >>,  en  rejetant  la  génération 
spontanée,  ont  «  découronné  »  leur  système. 


644  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX''  SIÈCLE 

elle  :  «  La  science  et  la  paix,  disait-il,  triompheront  tôt  ou  lard 
de  l'ignorance  et  de  la  guerre.  »  11  se  plaisait  à  rapporter  tout 
le  mérite  de  ses  découvertes  à  «  l'application  sévère  »  de  la 
méthode  expérimentale,  établie  en  dehors  de  toute  métaphy- 
sique, mais  par  contre  incompétente  à  tenir  lieu  elle-même  de 
métaphysique  et  de  religion. 

Adniiralilo  ci  souveraine  méthode,  —  disait-il  dans  sou  disroui's  de  réce|)- 
tion  à  rAcudéniie  française,  où  il  succédait  à  Liltré  —  qui  a  pour  guide  et 
pour  contrôle  incessant  l'observation  et  l'expérience,  dégagées,  comme 
la  raison  qui  les  met  en  œuvre,  de  tout  préjugé  métaphysique;  méthode 
si  féconde  que  des  intelligences  supérieures,  éblouies  par  les  conquêtes 
que  lui  doit  l'esprit  humain,  ont  cru  qu'elle  pouvait  résoudre  tous] les 
problèmes.  L'homme  vénéré  dont  j'ai  à  vous  entretenir  partagea  cette 
illusion... 

Et  Pasteur  poursuit,  par  cette  page  bien  connue,  l'une  des 
plus  belles  qu'on  ait  écrites  en  notre  langue  : 

La  science  et  la  passion  de  comprendre  sont-elles  autre  chose  que 
l'efTet  de  l'aiguillon  du  savoir  que  met  en  notre  âme  le  mystère  de  l'uni- 
vers ?Oîi  sont  les  vraies  sources  de  la  dignité  humaine,  de  la  liberté  et  de 
la  démocratie  moderne,  sinon  dans  la  notion  de  l'infini,  devant  laquelle 
tous  les  hommes  sont  égaux?  Les  (irecs  avaient  compris  la  mystérieuse 
puissance  de  ce  dessous  des  choses.  Ce  sont  eux  qui  nous  ont  légué  un  des 
plus  beaux  mots  de  notre  langue,  le  mot  enthousiasme,  èv  9eb;,  un  Dieu 
intérieur. 

La  grandeur  des  actions  humaines  se  mesure  à  l'inspiration  qui 
les  fait  naître.  Heureux  celui  qui  porte  en  soi  un  Dieu,  un  idéal  de 
beauté,  et  qui  lui  obéit  :  idéal  de  l'art,  idéal  de  la  science,  idéal  de  la 
patrie,  idéal  des  vertus  de  l'Évangile.  Ce  sont  là  les  sources  vives  des 
grandes  pensées  et  des  grandes  actions.  Touti^s  s'éclairent  des  reflets  de 
l'infini. 


VII.  —  Influence  de  la  littérature  scientifique 
sur  la  science,  sur  les  idées  et  sur  la  littéra- 
ture générale. 

Influence  sur  la  science.  —  L'action  de  la  science  sur  la 
philosophie  et  sur  les  idées,  action  prépondérante  au  X!X°  siècle, 
s'est  exercée  par  l'intermédiaire  de  ce  que  nous  avons  appelé 


INFLUENCE  DE   LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  645 

la  littérature  scientifique  '.  A  son  tour,  cette  littérature  scienti- 
fique n'a  pas  été  sans  influence  sur  le  développement  de  la 
science  même. 

Sans  doute,  en  science,  un  résultat  acquis  est  acquis.  Les 
savants  le  connaissent;  et  son  importance  est,  dans  une  large 
mesure,  indépendante  de  la  façon  dont  il  a  pu  être  présenté. 
Mais  les  grands  courants  de  pensée  qui  entraînent  les  décou- 
vertes et  provoquent  l'initiative  des  chercheurs  ont  une  puis- 
sance étroitement  liée  à  la  valeur,  à  la  vogue,  aux  qualités 
autres  que  des  qualités  strictement  scientifiques,  des  livres  qui 
les  propagent.  Les  exemples  abondent.  Aucun  n'est  plus  carac- 
téristique que  la  diversité  d'origine,  et,  pourrait-on  dire,  de 
fortune  des  deux  principes  de  la  thermodynamique,  qui  sont  à 
coup  sur  la  plus  importante  acquisition  de  la  science  de  la 
nature  inorganique  au  cours  du  xix®  siècle. 

L'idée  de  la  dégradation  de  l'énergie.  —  Le  principe 
de  la  conservation  de  l'énergie  fut  découvert  en  même  temps 
en  trois  points  de  l'Europe  savante.  Sans  diminuer  le  mérite 
des  physiciens  qui  le  trouvèrent  par  des  voies  indépendantes, 
on  peut  voir  dans  cet  accord  l'indice  que  les  esprits  étaient 
mûrs  pour  cette  idée.  «  Les  admirables  travaux  de  physique 
mathématique  entrepris  à  cette  époque  par  Laplace,  Cauchy, 
Lamé,  Poisson,  Fourier,  paraissent  avoir  exercé  une  influence 
considérable  sur  les  contemporains  et  les  successeurs  de 
Garnot^  »  L'idée  de  forces  centrales,  de  molécules  obéissant  à 
des  lois  qui  assurent  la  stabilité,  d'un  monde  physique  oii 
quelque  chose  se  conserve  comme  dans  le  monde  céleste,  devait 
inévitablement  conduire  à  l'idée  de  la  conservation  de  l'énergie. 


1.  Un  des  modes  de  dilTusion  de  la  science  en  notre  siècle,  a  été  la  presse 
scientifique.  C'est  l'abbé  Moipno  qui  a  fondé  ce  genre  en  France,  avec  son  Cosryios, 
en  18o3.  Admirateur  et  ami  de  Humboldt,  traducteur  de  Tyndall  dont  il  a  popu- 
larisé en  France  les  merveilleuses  conférences,  Moigno  publia  et  rédigea  long- 
temps presque  seul  la  revue  hebdomadaire  Cosmos,  qu'il  transforma  en  1863 
sous  le  nom  de  Cosmos,  les  Mondes. 

En  1862,  Alglave  et  Young  fondaient  la  Revue  des  cours  scientifiques,  aujour- 
d'hui Revue  scientifique,  qui  a  joué  un  rôle  actif  dans  les  polémiques  philosophi- 
ques soulevées  vers  1870  autour  des  questions  de  physiologie,  de  médecine  et 
d'anthropologie. 

Depuis  1890,  la  Revue  générale  des  sciences  a  publié,  avec  les  nouvelles  du 
monde  scientifique  et  industriel,  des  études  des  maîtres  les  plus  illustres  sur 
les  sciences  qui  les  occupent  et  sur  la  philosophie  des  sciences. 

2.  Poincaré,  Thermodynamique,  p.  53. 


640  LA  LITTERATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX"  SIÈCLE 

Ce  n'est  pas  qu'il  fût  équitable  de  reg-arJer  Laplace  ou  Fourier, 
par  exemple,  comme  ayant  un  titre  quelconque  à  la  découverte 
de  l'équivalence  de  la  chaleur  et  du  travail;  Laplace  professait 
au  contraire,  très  nettement,  la  matérialité  du  calorique.  Mais 
si  les  expériences  de  Rumford  et  de  Davy  sur  la  chaleur 
dégagée  par  le  frottement,  assurent  à  ces  savants  la  priorité 
des  idées  justes  sur  la  nature  de  la  chaleur,  elles  paraissent,  en 
fait,  avoir  moins  agi  pour  provoquer  la  découverte,  que  cet 
ensemble  de  notions,  parfois  vagues  ou  incomplètement  exactes, 
qui  tlottaient  dans  l'atmosphère,  et  auxquelles  avait  donné 
l'essor  le  langage  admirable  de  Laplace. 

Quand,  au  contraire,  Sadi  Carnot  avait  publié,  en  1824,  ses 
Réflexioyu  sur  la  puissance  motrice  du  feu,  il  avait  émis  une 
idée  féconde  dont  il  ne  saisissait  pas  lui-même  toute  la  portée  : 
il  est  un  merveilleux  exemple  de  génie  individuel  en  avance  sur 
son  époque,  inventant  une  pensée  qui  de  longtemps  })0uvait  ne 
venir  à  personne.  Mêlé  à  quelques  erreurs  qui  étaient  celles 
de  son  temps,  le  principe  de  Carnot  ne  devait  que  plus  tard, 
en  1850,  et  après  la  découverte  de  la  conservation  de  l'énergie, 
s'épanouir  en  une  doctrine  entre  les  mains  de  Clausius  et  de 
Thomson;  ces  savants  en  ont  fait  le  principe  de  la  dégradation 
de  l'énergie  :  si  dans  un  monde  livré  à  lui-même,  il  y  a  (juelque 
chose  qui  se  conserve  et  qu'on  appelle  l'énergie  totale,  il  y  a  aussi 
quelque  chose  qui  s'use  et  se  détériore  :  c'est  ce  qui,  dans  cette 
énergie,  la  rend  utilisable,  ce  qui,  pour  tout  dire,  en  faille  prix 
pour  nous.  Rien  ne  se  crée,  mais  il  y  a  quelque  chose  qui  se  perd. 

Or  tandis  que  l'idée  de  la  conservation,  énoncée  par  des 
savants  presque  tous  étrangers  à  la  France,  a  été  aussitôt 
saisie  et  élaborée  par  la  pensée  française,  tandis  que,  par  des 
traductions  de  Helmholtz,  de  Tyndall,  de  Grove,  par  les  livres  de 
Moigno,  par  les  discours  de  Dumas,  par  tous  les  ouvrages  de 
vulgarisation,  elle  pénétrait  dans  la  masse,  l'idée  de  la  dégra- 
dation n'est  pas  encore  répandue  en  France.  Des  ouvrages  où 
sont  traitées  avec  profondeur  et  avec  compétence  de  hautes  ques- 
tions de  philosophie  des  Sciences,  tel  V Essai  sur  la  philosophie 
des  sciences,  de  M.  de  Freycinet,  ne  font  pas  mention  du  prin- 
cipe de  la  dégradation  de  l'énergie  '. 
1.  L'idée  de  la  dégradation  était  exposée,  dés  18(50,  en  un  langage  accessible 


INFLUENCE  DE  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  647 

Et  ce  serait  se  tromper  gravement,  que  de  croire  que  ces  dif- 
férences ne  laissent  pas  de  trace  dans  l'histoire  de  la  science 
même.  En  1867,  Desains,  auteur  de  mémoires  à  bon  droit  clas- 
siques sur  la  chaleur  rayonnante,  était  chargé  d'un  rapport  sur 
les  progrès  de  la  science  de  la  chaleur  en  France  depuis  le  com- 
mencement du  siècle  :  à  aucun  endroit,  il  ne  cite  le  nom  de 
Sadi  Garnot.  Quelques  années  plus  tard,  le  physicien  anglais 
Rankine  pouvait  reprocher  justement  aux  chimistes  français,  de 
prouver  par  ceux  de  leurs  travaux  qui  touchaient  à  la  physique, 
leur  ignorance  du  principe  de  Garnot  :  et  si  une  partie  de  l'œuvre 
de  M.  Berthelot,  sa  tliermochimie,  est  dès  aujourd'hui  sujette  à 
de  tels  remaniements  qu'elle  devient  méconnaissable,  si  une 
chimie  physique  correcte  a  mis  si  longtemps  à  s'acclimater  en 
France,  la  grande  cause  n'est-elle  pas  justement  dans  ce  fait  que 
des  chimistes  de  premier  ordre,  et  même  des  physiciens  occupés 
à  des  recherches  difïerentes,  ont  pu  vivre  sans  entendre  parler, 
quelque  paradoxale  que  soit  une  pareille  assertion,  du  principe 
de  Garnot?  Supposez  un  livre  écrit  dans  la  langue  de  la  Méca- 
nique céleste,  et  destiné  à  vulgariser  le  principe  :  les  médecins, 
les  philosophes,  les  publicistes  en  auraient  eu  connaissance, 
comme  ils  connaissent  le  principe  de  la  conservation  de 
l'énergie  ;  peut-être  l'eussent-ils  parfois  mal  compris  :  mais  du 
moins  des  chimistes  ayant  le  dessein  de  construire  une  «  Méca- 
nique chimique  »  n'eussent  pas  risqué  de  n'apprendre  l'exis- 
tence de  cette  idée  fondamentale  qu'après  coup  '. 

L'histoire  de  la  théorie  atomique  et  celle  du  transformisme 
nous  fourniraient  encore  des  exemples  de  l'appui  que  donnent  à 


à  tous,  dans  Clausius  et  dans  Diipré.  On  trouve  des  citations  fort  étendues  de 
ces  physiciens  dans  :  Caro,  le  Matérialisme  et  la  Science.  Mais  combien  de 
philosophes  ou  d'écrivains,  qui  reprocheraient  volontiers  à  Caro  une  compétence 
insuffisante  en  science,  n'en  ont  jamais  entendu  parler?  En  Angleterre,  les  con- 
férences de  Tait  et  de  Thomson  ont  au  contraire  fait  pénétrer  cette  idée  dans 
tous  les  esprits.  Voir  Lord  Kelvin  (Thomson),  Conférences  etalloculions,  traduction 
Lugol  avec  notes  de  M.  Brillouin  Paris,  Gauthier-Villars,  1893. 

1.  On  trouve  la  preuve  que  M.  Berthelot  s'est  habitué  à  penser  en  dehors  de 
celte  idée  de  dégradation,  dans  les  discours  où  il  laisse  entrevoir  une  philo- 
sophie tout  imprégnée  de  l'idée  contraire,  de  perpétuelle  jeunesse  du  monde  : 
«  Ce  n'est  pas  la  science  qui  a  proclamé  l'époque  future  et  prochaine  de  la  des- 
truction de  toutes  choses,  et  qui  en  a  retracé  le  plan  chimérique  »  {Science  et 
Morale).  Assurément,  mais  ce  que  la  science  a  proclamé,  c'est  la  «  marche  du 
monde  dans  un  sens  déterminé  >■  ;  et  dans  le  sens  de  l'arrêt  des  mouvements  et 
du  nivellement  des  températures.  (Cf.  lord  Kelvin,  lac.  c/^;Tait,  Conférences  sur 
quelques-uns  des  procures  récents  de  la  Physique,  traduction  KrouchkoU,  Paris,  1887). 


648  LA   LITTÉIIATIRE  SCIENTIFIQUE   AU  XIX''  SIECLE 

une  doctrine  scientifique  des  ouvrages  d'exposition  littéraire,  et 
des  difficultés  qu'elle  rencontre  à  se  propager  tant  que  ces 
ouvrages  lui  font  défaut. 

Influence  sur  les  idées.  —  Pour  préciser  le  rôle  complexe 
de  la  littérature  scientifique  dans  le  mouvement  général  des 
idées,  nous  dirons  qu'elle  a  fait  naître  des  systèmes  et  provoqué 
des  ambitions  peut-être  éphémères,  qu'elle  a  d'autre  part  exercé 
une  action  durable  et  produit  des  résultats  définitifs. 

Deux  catégories  d'écoles  ont  voulu  faire  de  la  science  une 
religion  et  lui  confier  le  gouvernement  des  sociétés  :  la  distinc- 
tion est  en  pratique  délicate  et  subtile,  et  l'on  peut  souvent 
hésiter  sur  la  place  oii  il  convient  de  ranger  tel  ou  tel  écrivain. 
Les  uns  ont  prétendu  trouver  dans  la  science  l'explication  inté- 
grale de  l'univers,  et  de  son  origine,  depuis  l'atome  jusqu'à  la 
conscience  humaine  :  ce  sont  les  partisans  de  la  doctrine  appelée, 
suivant  les  cas,  «  naturalisme  »  ou  «  matérialisme  »  ou  encore, 
avec  Haeckel,  «  monisme  ».  D'autres,  en  apparence  moins  ambi- 
tieux, ont  renoncé  à  tirer  de  la  science  une  métaphysique,  mais 
ont  proclamé  la  vanité  de  toute  métaphysique,  et  ont  voulu 
éliminer  de  la  conscience  humaine  tout  motif  d'action  qui  ne 
fût  pas  emprunté  aux  sciences  :  ce  sont  les  partisans  des  diverses 
écoles  positivistes. 

Essai  d'explication  scientifique  du  monde  :  maté- 
rialisme, monisme.  —  Une  matière  formée  d'atomes  éter- 
nels s'agrégeant  peu  à  peu  en  groupes  chimiquement  distincts, 
—  «  la  molécule  pourrait  bien  être,  comme  toute  chose,  le  fruit 
du  temps,  le  résultat  d'un  phénomène  très  prolongé,  d'une  agglu- 
tination prolongée  pendant  des  milliards  de  milliards  de  siè- 
cles '  »,  —  puis  cette  matière,  répandue  en  amas  dans  l'immen- 
sité des  cieux,  se  résolvant  en  systèmes  planétaires  comme  notre 
système  solaire;  —  puis,  sur  une  planète,  la  matière  s'organisant 
spontanément  pour  donner  l'être  vivant  élémentaire;  —  et  enfin 
des  transformations  continues  conduisant  de  cette  monère  pri- 
mitive jusqu'à  l'humanité  inconsciente  qui  nous  est  révélée  par 
la  philologie  et  la  mythologie  comparées,  tel  est,  d'après  le 
«  monisme  »,   le  sommaire  de  l'histoire  du  monde,  depuis  la 

1.  Renan,  Dialogues  el  fragments  philosophi<iues,  p.  171.  Lettre  à  Berlhelot. 


INFLUENCE  DE  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  649 

période  atomique  et  la  période  moléculaire  jusqu'à  la  période    * 
actuelle.  Non   seulement  le  monde,    dont  la  conservation   est 
assurée,  ne  saurait  s'user,  mais  il  est  sans  cesse  en  progrès. 
«  Deux  éléments,  le  temps  et  la  tendance  au  progrès,  expliquent 
l'univers  *.  » 

On  peut  reconnaître  aisément  dans  la  formation  de  cette 
«  grande  synthèse  »  l'influence  des  écrivains  scientifiques  : 
Laplace  d'abord  :  l'auteur  du  Systèine  du  Monde  n'a  pas  seule- 
ment popularisé  l'hypothèse  de  la  nébuleuse,  qui,  après  tout,  ne 
fait  que  reculer  le  problème  de  la  création;  —  dans  Y  Origine 
du  Monde  et  dans  les  Hypothèses  cosmogoniques,  M.  Faye  ou 
M.  Wolf  accordent  très  bien  cette  hypothèse,  qu'ils  conçoivent 
sous  des  formes  assez  difl'érentes,  avec  la  croyance  en  un  Créa- 
teur; —  Laplace  a  surtout,  par  réaction  contre  le  finalisme 
enfantin  de  Fénelon  et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  apporté  à  la 
critique  des  explications  téléologiques  et  de  l'idée  du  surnaturel, 
une  sérénité  dans  le  dédain,  qui  a  fait  école;  et  quand  Auguste 
Comte  viendra  dire  que  «  les  cieux  ne  racontent  plus  la  gloire  de 
Dieu  :  ils  publient  tout  au  plus  la  gloire  de  Kepler,  de  Newton  et 
de  ceux  qui  ont  fait  progresser  la  science  astronomique  »,  Renan 
aura,  sur  ce  point  précis,  quelque  droit  à  déclarer  que  «  Auguste 
Comte  n'a  fait  que  répéter  en  mauvais  style  ce  que  Descartes, 
d'Alembert  et  Laplace  avaient  dit  avant  lui  en  très  bon  style  ». 
Laplace  enfin,  par  sa  double  idée  de  la  stabilité  d'un  monde 
céleste  «  disposé  pour  l'ordre,  la  perpétuité  et  l'harmonie  »,  et 
de  la  réduction  du  monde  physique  à  un  monde  purement  méca- 
nique, a  rendu  par  avance  les  esprits  réfractaires  à  l'idée  de  la 
dégradation  de  l'énergie. 

Après  Laplace,  Lamarck  apporte  un  «  système  bien  lié  »  (De 
Quatrefages)  oii  l'on  passe,  par  gradations  insensibles,  de  la 
matière  inerte  à  la  matière  vivante,  et  de  celle-ci  aux  animaux 
supérieurs.  Il  ne  se  croit  pas  dispensé  de  recourir  à  un  Créa- 
teur, mais  ses  disciples  les  plus  hardis  se  passeront  du  «  Sublime 
Auteur  »,  comme  les  disciples  de  Robespierre  ont  pris  l'habitude 
de  se  passer  de  r«  Être  Suprême  ».  M'""  Royer  commencera  la 
préface  de  sa  traduction  de  Y  Origine  des  Espèces  par  sa  profes- 

1.  Renan,  loc.  cit.,  p.  177. 


r.'iO  LA  LITTKUATUllE  SGII<:.\TIFIQL;E   au  XIX"  SIÈCLE 

sion  de  foi  célèbre  :  «  Oui,  je  crois  à  la  révélation,  mais  à  la 
révélation  de  rhomme  à  lui-même,  etc.  »  Et  Haeckel,  enfin, 
formulera  en  doctrine  le  monisme  qui,  suivant  le  mot  de  M.  Per- 
rier,  «  n'est  pas  seulement  un  système  de  philosophie  :  cest  une 
religion  ». 

L'idée  (ïnnité  dans  la  nature,  d'unité  des  forces  physiques, 
est  proclamée  par  les  physiciens.  Seguin  aîné  salue  «  comme 
prochain  l'avènement  de  la  bienheureuse  révolution  à  laquelle 
j'avais  consacré  ma  vie,  le  retour  à  la  simplicité,  à  la  vérité,  à 
l'unité,  entrevues  par  le  génie  synthétique  de  Montgolfier  ». 
L'unité  des  lois  physico-chimiques  qui  régissent  la  matière 
vivante  et  la  matière  brute  est  affirmée  par  Claude  Bernard; 
l'unité  d'origine  et  de  formation  des  composés  inorganiques  et 
des  composés  organiques  est  affirmée  par  Berthelot  :  autant 
d'arguments  contre  les  philosophes  qui  mettent  une  barrière 
entre  le  monde  vivant  et  la  matière  brute.  C'est  de  tout  cela 
qu'est  né  ce  système  d'explication  synthétique  du  monde. 

L'intérêt  passionné  qu'on  a  pris  aux  polémiques  de  Pasteur 
et  de  Pouchet  vient  précisément  de  ce  que  Pasteur  a,  pour  le 
moment  du  moins,  arrêté  le  «  monisme  »,  de  quelque  nom  (ju'on 
l'appelle,  au  passage  de  la  matière  brute  à  la  matière  organisée. 
M.  Berthelot  a  d'ailleurs  reconnu  lui-même  l'abîme  qui  sépare 
le  problème  de  la  synthèse  de  la  matière  organique,  et  le  pro- 
blème de  la  création  de  la  matière  or^'flw/seV'.  Et  Claude  Bernard 
déclarait  la  conception  de  Pouchet  «  tout  à  fait  inadmissible 
comme  hypothèse  ». 

Je  considère  en  effet  que  Tœuf  représente  une  sorte  de  formule  orga- 
nique qui  représente  les  conditions  évolutives  d'un  être  déterminé  par 
cela  même  qu'il  en  procède.  Je  ne  concevrais  pas  qu'une  cellule  formée 
spontanément  et  sans  parents  pût  avoir  une  évolution  puisqu'elle  n'aurait 
pas  eu  un  état  antérieur  •. 

La  synthèse  moniste,  invoquant  certains  faits  acquis  et  cer- 
taines hypothèses  vraisemblables,  est  obligée,  en  définitive,  de 
s'appuyer  en  outre  sur  des  assertions  gratuites  et  dont  le  con- 
traire est  bien  plus  probable,  et  de  négliger  des  idées  scientifi- 
ques positives  aussi  capitales  que  celle  de  la  dégradation  de 
l'énergie.   Cette   synthèse  moniste,   vulgarisée  sous  des  noms 

1.  Uapporl  sur  les  pi-of/râs  de  la  pliysiolorjie  rjcni'rale  en  France,  p.  lOi. 


INFLUENCE  IJE  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  651 

divers,  est  un  produit  de  la  littérature  scientifique;  elle  n'est  pas 
la  science. 

L'école  expérimentale.  La  critique  des  hypo- 
thèses. —  Elle  est  d'ailleurs  une-  métapliysique;  et  si  certains 
savants,  comme  Haeckel  ou  Garl  Yogt,  font  une  exception  en 
faveur  de  cette  métaphysique  négative  pour  la  regarder  comme 
scientifiquement  démontrable,  d'autres  et  parmi  ceux-là  mêmes 
qui  seraient  pratiquement  d'accord  avec  les  premiers,  insistent 
prudemment  sur  l'abîme  qui  séparera  toujours  «  la  science 
idéale  »  et  «  la  science  positive  »  ;  «  la  science  positive  et  uni- 
verselle qui  s'impose  par  sa  certitude  propre  puisqu'elle  n'affirme 
que  des  réalités  observables  »,  et  «  la  science  idéale  dont  les 
solutions  ont  pour  principal  fondement  les  opinions  indivi- 
duelles et  la  liberté  '  ». 

Une  critique  minutieuse  des  hypothèses  et  des  principes 
acceptés  dans  les  diverses  sciences,  mathématiques,  physiques, 
naturelles,  a  môme  établi  que  l'on  doit  ranger  dans  la  «  science 
idéale  »  bien  des  propositions  que  l'on  a  coutume  de  regarder 
comme  appartenant  à  la  «  science  positive  ».  Une  liypothèse  en 
physique  n'est  qu'une  méthode  de  classement,  d'autant  plus 
parfaite  qu'elle  groupe  un  plus  grand  nombre  de  faits,  qu'elle 
est  plus  simple  et  plus  cohérente,  qu'elle  a  plus  de  chances  par 
suite  d'être  adéquate  à  l'explication  réelle,  mais  elle  n'est  pas 
cette  explication  elle-même.  Sans  pousser  aussi  loin  que  cer- 
tains savants,  comme  M.  H.  Poincaré,  l'indifférence  entre  les 
diverses  théories  en  présence  pour  un  même  groupe  de  phéno- 
mènes, on  est  moins  porté  aujourd'hui  qu'à  l'époque  d'Arago, 
à  croire  que  l'expérience  puisse  démontrer  la  réalité  d'une 
hypothèse  comme  celle  des  ondulations. 

Ce  n'est  pas  entre  deux  hypothèses,  dit  fort  justement  iM.  Duhera,  l'hy- 
pothèse de  l'émission  et  l'hypothèse  des  ondulations,  que  tranche  l'expé- 
rience de  Foucault  :  c'est  entre  deux  ensembles  théoriques,  chacun  pris 
en  bloc,  entre  deux  systèmes,  entre  l'optique  de  >'ewton  et  l'optique 
d'Huygens  -.  Oserons-nous  jamais  aflîrmer  qu'aucune  autre  hypothèse 
n'est  imaginable?  La  lumière  peut  être  un  essaim  de  projectiles  :  elle 

1.  Berlhelot,  Lettre  à  M.  Renan  (Réponse  à  la  lettre  Sur  les  sciences  de  la 
nature  et  les  sciences  Jdstoriqiies). 

•2.  Duhem,  Quelques  réflexions  au  sujet  de  la  physique  expérimentale.  Revue 
des  questions  scientifiques,  juillet  1894. 


632  LA   LITTPiUATl'UE  StlIENTlPIQUE  AU  XIX'^  SIÈCLE 

peut  t^tre  un  nKuivciuciil  vibialoire  dont  un  milieu  élnslicjue  propage  les 
ondes;  ne  peut-elle  être  que  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  choses?...  La 
méthode  expérimentale  ne  peut  transformer  une  hypothèse  physique  en 
une  vérité  incontestahle,  car  on  n'est  jamais  sûr  d'avoir  épuisé  toutes  les 
hypothèses  imaginahles  touciiaiil  un  gr.oupe  de  phénomènes. 

Si  ces  opinions,  qui  sont  celles  de  «  l'école  expérimentale  »  et 
qui  sont  évidemment  ap|)licables  aux  théories  zoologiques  et 
physiologiques,  eussent  été  plus  généralement  professées,  nous 
n'aurions  pas  assisté  à  ces  luttes  passionnées  autour  d'hypo- 
thèses comme  le  transformisme. 

L'école  positiviste.  —  A  côté  de  cette  «  école  expérimen- 
tale »  soucieuse  de  limiter  le  domaine  de  la  science  positive,  et 
de  ne  pas  laisser  invoquer  la  science,  d'une  façon  abusive,  au 
profit  d'une  métaphysique,  fût-ce  la  métaphysique  de  la  néga- 
tion, s'est  élevée  une  autre  école,  d'accord  avec  elle  sur  la 
portée  de  la  science,  mais  déclarant  fermées  les  questions  que 
l'école  expérimentale,  sans  les  aborder,  a  laissées  ouvertes; 
proclamant  «  que  l'horizon  de  la  science  est  celui  de  l'esprit 
humain  »  ;  professant  que  ce  qui  n'est  pas  accessible  aux 
méthodes  scientifiques  ne  doit  pas  nous  occuper;  enseignant 
que  la  science  seule,  à  défaut  d'une  métaphysique  impossible  et 
inutile,  peut  et  doit  suffire  à  fonder  une  morale,  et,  comme 
disait  Auguste  Comte,  une  sociolof/ie  :  c'est  l'école  positiviste. 
A  cette  école,  se  peuvent  rattacher  d'une  façon  plus  ou  moins 
directe,  et  malgré  leur  indépendance  plus  ou  moins  grande  à 
l'égard  des  diverses  chapelles  positivistes,  tous  les  écrivains  qui 
s'accordent  sur  cette  conclusion  :  traiter  la  science  positive 
comme  une  religion,  et  comme  la  seule  véritable. 

L'idée  de  progrès  dans  la  littérature  scientifique.  — 
Si  la  philosophie  allemande,  avec  Hegel,  a  eu  son  rôle  dans  la 
constitution  de  cette  religion  de  la  science,  la  littérature  scien- 
tifique française  n'y  a  point  été  étrangère.  L'idée  de  «  progrès  », 
qui  est  essentielle  au  système  de  Comte,  et  qu'on  retrouve  dans 
Renan,  imprègne  les  livres  de  nos  savants  du  début  du  siècle. 
Et  il  ne  s'agit  pas  uniquement  de  ce  progrès  indéfini  et  continu 
de  l'esprit  humain,  que  Biot,  par  exemple,  ne  met  pas  en  doute  : 

On  a  voulu  faire  entendre  que  les  connaissances  liumaines  ont,  comme 
les  flots  de  la  mer,  leur  flux  et  leur  lellux  au  milieu  des  âges  du  monde, 


INFLUENCE  DE  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  653 

qu'elles  ne  s'élèvent  à  certaines  époques  que  pour  s'abaisser  en  d'autres, 
et  qu'enfin  elles  reconnaissent  aussi  des  bornes  qu'elles  ne  peuvent  jamais 
passer...  Ces  idées  de  vicissitude  plaisent  à  Timagination  inquiète  '... 

Il  s'agit  du  perfectionnement  et  de  la  transformation  de  l'es- 
pèce humaine  elle-même,  corollaire  obligatoire  de  l'évolution 
passée  qu'enseigne  déjà  Lamarck,  ou  résultat  d'une  future 
«  révolution  du  globe  »  pareille  à  celles  qu'a  racontées  Guvier. 
C'est  Ampère  qui  écrit  à  un  de  ses  amis  de  Lyon  : 

Vois-tu  les  paléothériums,  les  anoplotliériums  remplacés  par  les 
hommes?  J'espère,  moi,  qu'à  la  suite  d'un  nouveau  cataclysme,  les 
hommes,  à  leur  tour,  seront  remplacés  par  des  créatures  plus  parfaites, 
plus  nobles,  plus  sincèrement  dévouées  à  la  vérité.  Je  donnerais  la  moitié 
de  ma  vie  pour  avoir  la  certitude  que  cette  transformation  arrivera. 
Eh  bien!  le  croirais-tu?  il  y  a  des  gens  assez  stupides  pour  me  demander 
ce  que  je  gagnerais  à  cela!  N'ai-je  pas  cent  fois  raison  d'être  indigné? 

Renan  ne  fera  que  rééditer  la  même  idée,  quand  il  imaginera 
«  la  possibilité  d'êtres  auprès  desquels  l'homme  serait  presque 
aussi  peu  de  chose  qu'est  l'animal  relativement  à  l'homme  ^  ». 

C'est  à  propos  de  Lamarck  que  Pierre  Leroux  écrivait,  dans 
sa  Doctrine  des  jjrogrès  continus  : 

Par  un  admirable  synchronisme,  toutes  les  découvertes  contemporaines 
nous  révèlent  le  changement  continu  et  la  création  incessante  de  l'uni- 
vers, comme  elles  nous  révèlent  la  perfectibilité  indéfinie  de  l'humanité.' 

La  religion  de  la  science.  —  Ce  sont  surtout  les  livres 
d'Ernest  Renan,  son  Avenir  de  la  Science,  ses  discours  et  ses 
études  philosophiques  qui  ont  propagé  toutes  ces  idées  devenues 
les  lieux  communs  du  positivisme  actuel  :  la  vanité  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  fait  positif  établi  par  les  sciences  de  la  nature  ou 
par  les  sciences  historiques,  le  progrès  des  sociétés  par  la  science 
«  grand  agent  de  la  conscience  divine  »,  forme  moderne  de  la 
religion.  Or  on  ne  saurait  méconnaître  l'influence  réciproque  de 
Berthelot  et  de  Renan;  et  l'astronome  Janssen  a  pu  dire  «  que 
c'estàM.  Rerthelot  que  la  science  doit  la  conquête  de  M.  Renan  ». 

M.  Berthelot  professe  que  : 

C'est  la  science  qui  établit  seule  les  bases  inébx^anlables  de  la  morale, 
en  constatant  comment  celle-ci  s'est  fondée  sur  les  sentiments  instinctifs 
de  la  nature  humaine,  précisés  et  agrandis  par  l'évolution  incessante  de 
nos  connaissances  et  le  développement  héréditaire  de  nos  aptitudes. 

1.  Essai  sur  l'histoire  des  sciences  pendant  la  Révolution  française. 

2.  Dialogues  et  fragments  p/tilosop/iiques,  p.  118. 


654  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX"  SIÈCLE 

Paul  Bert  déclarait  de  même,  dans  un  de  ses  discours  poli- 
tiques : 

Lorsque  nous  demandons  que  l'enseignement  de  la  science  reçoive  un 
plus  large  développement,  ce  n'est  pas  parce  que  la  science  est  la  grande 
pourvoyeuse  des  richesses  de  l'État;  c'est  parce  qu'elle  dissipe  les  pré- 
jugés, parce  qu'elle  écarte  les  fantômes,  parce  qu'elle  détruit  les  supersti- 
tions, ]iarce  qu'elle  chasse  de  la  nature  le  caprice  pour  le  remplacer  par 
la  loi  immuahle.  Ce  n'est  pas  parce  qu'elle  est  la  maîtresse  conquérante 
de  la  nature,  c'est  parce  qu'elle  est  la  reine  des  sociétés  modernes  et  la 
lihératrice  de  la  pensée  humaine. 

On  sait  de  reste  à  quel  point  ces  idées  ont  été  mises  en  circu- 
lation, et  à  combien  de  développements,  dans  le  roman,  dans  le 
discours  politique,  elles  ont  donné  lieu. 

Il  s'en  faut  d'ailleurs,  on  l'a  pu  voir,  que  tous  les  savants  aient 
rêvé  pour  la  science  un  rôle  aussi  ambitieux  : 

Nous  n'avons  pas  le  droit,  disait  Dumas,  de  traiter  l'homme  comme  un 
être  abstrait,  de  dédaigner  son  histoire,  et  d'attribuer  à  la  science  des  pré- 
tentions à  la  direction  de  l'axe  moral  du  monde,  que  ses  progrès  n'auto- 
risent pas. 

Et  Pasteur  déclarait  que  : 

prétendre  introduire  la  religion  dans  la  science  est  d'un  esprit  faux.  Plus 
faux  encore  est  l'esprit  de  celui  qui  prétend  introduire  la  science  dans  la 
religion,  parce  qu'il  est  tenu  à  un  plus  grand  respect  de  la  méthode 
scientifique  ; 

et,  parlant  de  la  notion  de  l'infini,  il  reprochait  au  positivisme 
«  d'écarter  gratuitement  cette  notion  positive  et  primordiale, 
elle  et  toutes  ses  conséquences  dans  la  vie  dos  sociétés  ». 

Action  durable  de  la  science.  Formation  d'un  nouvel 
esprit  philosophique.  —  Si  les  tentatives  d'explication  scien- 
tifique totale  du  monde  se  sont  heurtées  jusqu'ici  à  la  science 
même  et  risquent  d'être  condamnées  à  un  échec  inévitable,  si 
d'autre  part  le  positivisme  et  la  religion  de  la  science  n'ont  pas 
séduit  tous  les  savants,  ce  serait  une  erreur  grave  que  de  mécon- 
naître les  transformations  durables,  définitives,  et,  l'on  peut 
ajouter,  heureuses,  que  la  diffusion  de  la  science  a  fait  subir  à 
nos  idées  et  jusqu'à  nos  manières  de  penser*. 

On  peut    dire   que    par    la   littérature    scientifique,   se   sont 

t.  11  s'agit  ici  d'influence  sur  les  esiu-ils,  non  (Finfluence  sur  les  faits  écono- 
miques et  sociaux.  L'étude  de  cette  dernière  influence  sortirait  du  cadre  d'une 
histoire  littéraire.  Peut-être,  sur  celte  question,  n'y  aurait-il  pas  aujourd'hui  à 


INFLUENCE  DE  LA   LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  Ôîio 

imposées,  dans  tous  les  domaines  de  la  pensée,  des  habitudes 
plus  rigoureuses  de  méthode  et  de  précision  : 

«  Un  esprit  philosophique  nouveau  naît  des  sciences,  disait 
Flourens  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française, 
et  cet  esprit  des  sciences,  supérieur  aux  sciences  mêmes,  n'est- 
il  pas  un  des  caractères  les  plus  'marqués  de  nos  temps 
modernes?  » 

Extension  aux  sciences  morales  des  méthodes  scien- 
tifiques. —  Une  première  idée  fondamentale,  essentielle  à 
l'œuvre  de  Laplace,  introduite  par  Claude  Bernard  en  phvsio- 
logie  et  en  médecine,  a  pénétré  à  leur  tour  les  sciences  morales  : 
nous  pouvons  l'appeler  l'idée  de  la  détermination,  pour  ne  pas 
prendre  le  mot  de  «  déterminisme  »,  qui  impliquerait  toute  une 
philosophie.  S'il  n'est  pas  établi  que  le  monde  soit  uniquement 
«  un  problème  de  mécanique  »,  comme  le  voulait  d'Alembert  et 
comme  le  pensait  Laplace,  il  n'en  est  pas  moins  constant  que 
des  causes  déterminées  entraînent  des  effets  déterminés;  et  que, 
si  dans  les  sciences  morales  il  est  plus  difficile  de  démêler  des  lois, 
si  le  mot  de  science  ne  s'applique  même  en  un  sens  rigoureux 
qu'à  un  système  de  connaissances  quantitatives,  il  y  a  des  suc- 
cessions de  faits  qui,  à  travers  la  diversité  des  différences  indi- 
viduelles, se  retrouvent  et  se  reconnaissent  identiques.  Pour  per- 
sonne, la  liberté  morale  n'est  la  possibilité  de  se  soustraire  aux 
lois  physiques  :  il  y  a  de  même  des  lois  de  l'ordre  psycholo- 
gique et  moral  qui,  de  l'aveu  de  tous,  restreignent  le  champ  de 
la  liberté. 

Parmi  les  causes  déterminantes  des  faits  moraux  et  sociaux, 
il  n'en  est  pas  de  plus  importante  que  l'influence  des  milieux. 
De  la  zoologie  oii  elle  a  inspiré  Lamarck  et  Geoffroy,  l'idée  de 
l'action  des  milieux  est  passée  à  la  morale  et  à  l'histoire  :  elle  a 
reçu  un  surcroît  de  prestige  des  travaux  de  Pasteur  sur  le  rôle 


changer  grand'chose  à  Topinion  d'Arago,  qui  défendait  les  machines  en  général 
et  la  machine  à  vapeur  en  particulier  contre  le  reproche  de  n'avoir  pas  apporté 
de  profit  et  de  bien  réel  à  l'humanité;  mais  qui,  par  contre,  proclamait  l'insuffi- 
sance de  la  science  et  de  la  connaissance  des  lois  naturelles  pour  réaliser  dans  la 
répartition  des  richesses  le  progrès  réalisé  dans  leur  production  ;  et  sans  attendre 
de  la  liberté  seule  l'action  sur  les  mœurs  qui  serait  nécessaire  pour  compenser 
l'action  perturbatrice  de  la  machine,  déclarait  nécessaire,  pour  empêcher  que  le 
bien  résultant  du  machinisme  ne  fût  compromis  par  un  mal  plus  grand,  l'inter- 
vention de  «  l'autorité  -. 


656  LA  LITTERATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX"  SIÈCLE 

biologique  des  infiniment  petits.  Michelet,  sans  en  faire  toujours 
une  application  rigoureuse,  a  bien  senti  la  nécessité  de  replacer 
les  peuples  dans  le  cadre  géographique  : 

Et  notez  que  ce  sol  n'est  pas  seulement  le  théâtre  de  l'action.  Par  la 
nourriture,  le  climat,  il  y  inilue  de  cent  maiiirres.  Tel  le  nid,  tel  l'oi- 
seau. Telle  la  patrie,  tel  l'homme  '. 

Avant  les  naturalistes  de  notre  siècle,  on  n'avait  pas  exprimé 
avec  cette  force  l'action  du  «  milieu  »  sur  une  race.  De  même, 
avant  notre  siècle,  on  avait  pu  nier  la  liberté  morale  :  on  n'au- 
rait pas  écrit  la  phrase  célèbre  dont  l'exagération  voulue  cache 
une  vérité  profonde  :  «  Le  vice  et  la  vertu  sont  des  produits, 
comme  le  sucre  et  le  vitriol.  » 

L'idée  d'évolution,  elle  aussi,  a  débordé  dans  les  sciences 
noologiqnes,  pour  employer  l'expression  d'Ampère,  —  sciences 
du  langage,  des  religions,  des  institutions  sociales.  Si  les 
sciences  naturelles  ont  fait  des  emprunts  aux  sciences  économi- 
ques, s'il  est  vrai  que  Darwin  ait  conçu  le  rôle  biologique 
de  la  lutte  pour  l'existence,  à  la  lecture  de  Y  Essai  su?'  la  popula- 
tion de  Malthus,  à  leur  tour  les  sciences  morales  et  politiques 
ont  repris  avec  usure  ce  qu'elles  ont  pu  prêter.  Cette  application 
des  méthodes  de  l'histoire  naturelle  à  l'histoire  humaine  est 
une  des  idées  maîtresses  de  Taine;  il  déclare  expressément 
qu'il  s'applique  à  retrouver  dans  l'étude  des  races  les  lois  éta- 
blies par  Geoffroy  et  par  Cuvier  : 

Les  naturalistes  ont  remarqué  que  les  divers  organes  d'un  animal 
dépendent  les  uns  des  autres,  que,  par  exemple,  les  dents,  l'estomac,  les 
pieds,  les  instincts,  et  beaucoup  d'autres  données  varient  ensemble  sui- 
vant une  liaison  fixe,  si  bien  que  l'une  d'elles  étant  transformée  entraine 
dans  le  reste  une  transformation  correspondante  (la  connexion  dea  carac- 
tères, loi  de  Cuvier)-.  De  même  les  historiens  peuvent  remarquer  que 
les  diverses  aptitudes  et  inclinations  d'un  individu,  d'une  race,  d'une 
époque,  sont  attachées  les  unes  aux  autres  de  telle  façon  que  l'altération 
d'une  de  ces  données  observée  dans  un  individu  voisin,  dans  un  groupe 
rapproché,  dans  une  époque  précédente  ou  suivante,  détermine  en  eux 
une  altération  proportionnée  de  tout  le  système.  Les  naturalistes  ont  cons- 
taté que  le  développement  exagéré  d'un  organe  dans  un  animal,  comme 
le  kangourou  ou  la  chauve-souris,  amenait  l'appauvrissement  ou  la  réduc- 
tion des  organes  correspondants  (le  balancement  or(jamque,  loi  de  Geof- 

1.  Histoire  de  France,  Préface  de  1860,  I,  p.  v. 

2.  Taine  coininet  ici  une  confusion  de  mots  :  c'est  au  principe  de  la  corrélation 
des  parties,  qu'il  fait  aUusion. 


HIST.   DE  LA  LANGUE  &   DE  LA  LITT.   FR.       T.  VIIICH.  XI 


Armand  Colin  &  C",  Éditeurs,  Paris 


CLAUDE    BERNARD 
D'après  un  cliché  photographique  de  Pierre  Petit 


INFLUENCE  DE  LA  LITTÉRATURE  SCIENTIFIQUE  657 

froy  Saint-Hilaire).  Pareillement  les  historiens  peuvent  constater  que  le 
développement  extraordinaire  d'une  faculté,  comme  l'aptitude  morale 
dans  les  races  germaniques,  ou  l'aptitude  métaphysique  et  religieuse 
chez  les  Indous,  amène  dans  les  mêmes  races  l'afiaiblissement  des 
facultés  inverses  '. 

On  a,  sans  cloute,  étrangement  abusé  de  cette  assimilation. 
On  a  surtout  oublié  la  distinction  si  bien  établie  par  Claude 
Bernard  entre  les  sciences  iVobsei'oation,  comme  l'histoire  natu- 
relle proprement  dite,  et  les  sciences  expérimentales  actives, 
telles  que  la  chimie  et  la  physiologie.  Si  les  méthodes  des 
sciences  d'observation  sont  dans  une  large  mesure  applicables 
aux  sciences  historiques  et  sociales,  il  n'en  est  pas  de  même  des 
méthodes  d'expérimentation.  On  ne  peut  pas,  pour  la  mieux 
étudier,  pratiquer  sur  une  société  la  vivisection. 

3'Iais  ce  qui  est  resté  aux  sciences  historiques  et  sociales  de 
cette  assimilation  aux  sciences  naturelles,  aux  sciences  propre- 
ment dites,  c'est  cette  idée  qui  les  a  pénétrées  chaque  jour 
davantage  :  qu'une  généralisation,  une  synthèse,  ne  saurait  venir 
qu'après  une  suite  patiente  d'observations  et  de  travaux  de 
détails;  que,  pour  démontrer  une  opinion,  il  convient  d'apporter 
à  l'appui  des  résultats  positifs  et  de  recueillir  des  documents. 
Les  exagérations  de  ce  culte  du  fait  et  du  document  ne  doivent 
être  regardées  que  comme  un  hommage  maladroit  à  une  idée 
juste,  et  c'est  bien  ainsi  que  l'entendait  Pasteur.  Michelet  avait, 
dans  la  Mer,  parlé  avec  enthousiasme  de  la  théorie  des  généra- 
tions spontanées  «  qui  venait  de  renaître  avec  tant  d'éclat  des 
expériences  de  M.  Pouchet  »  : 

Qu'importe,  s'écriait  Pasteur,  que  M.  Michelet  ne  prenne  dans  la 
science  que  ce  qui  convient  à  ses  idées  préconçues,  et  qu'importe  aussi 
qu'à  côté  du  nom  de  M.  Pouchet  il  ne  place  pas  le  nom  de  celui  qui  le 
corrige?  ce  que  J'admire,  c'est  qu'il  pi"oclame  qu'il  enchaîne  sa  pensée  aux 
résultats  de  l'expérience. 

Si  je  vous  disais  que  vous  trouveriez  encore  dans  Buffon  des  phrases 
comme  celle-ci  :  ■-<  Cherchons  une  hypothèse  pour  ériger  un  système!  » 
Comprenez-vous  le  progrès  maintenant,  lorsque,  de  nos  jours,  un  roman- 
cier se  croit  tenu  de  nous  dire  :  «  L'expérience  est  mon  guide.  »  C'est  là 
ce  que  j'admire  et  ce  qui  me  fait  dire  que  la  philosophie  des  sciences  fait 
partie  intégrante  du  sens  commun.  Vous  en  avez  une  autre  preuve  : 
trouvez  donc  de  notre  temps  un  système  philosophique  qui  ne  soit  pas 

1.  Essais  di;  cr'Uiqiie  et  d'histoire,  Préface,  mars  1866;  Paris,  Hachette. 
Histoire  de  la  langue.  VllI.  ^  - 


658  LA   LITTÉRATIUK   SC1P]XTIFI0UE   AT   XIX"  SIKCLE 

plus  ou  moins  frotté  de  science,  partlnnnez-moi  la  vulgarité  de  cette 
expression.  C'est  le  même  hommage  sous  une  autre  l'orme;  c'est  le  même 
signe  du  tenij)»,  seulement  il  ne  faut  pas  croire  à  Vïntelligence  de  la 
science  chez  tous  ceux  qui  en  empruntent  le  lanrjarie  *. 

Nécessité  de  parler  le  langage  de  la  science,  pour 
exercer  une  action.  —  11  est  nécessaire  «  d'emprunter  le 
langage  de  la  science  »  pour  être  compris,  voilà  le  grand  fait 
acquis.  Le  mode  de  démonstration  oratoire  ne  fait  plus  sur  les 
esprits  la  même  impression  qu'autrefois;  nous  avons  besoin 
de  raisonnements  qui  nous  apparaissent  comme  scientifiques; 
et  le  ridicule  qui  s'attache  aux  tentatives  d'application  mala- 
droite du  langage  des  sciences  exactes  aux  sciences  sociales,  ne 
réussira  point  à  supprimer  ce  besoin. 

Aussi  les  penseurs  qui,  en  notre  siècle,  ont  exercé  sur  la 
marche  des  idées  l'action  le  plus  efficace,  sont-ils  des  hommes 
pénétrés  de  cet  esprit  scientifique,  quelles  qu'aient  pu  être  d'ail- 
leurs les  idées  philosophiques  et  politiques  qu'ils  aient  cherché 
à  propager.  Car  il  ne  faudrait  pas  croire  que  «  la  science  »  ait 
été,  toujours  et  sans  exception,  mise  au  service  d'une  même 
cause,  au  service  de  ce  qu'on  appelait  au  xvni«  siècle  «  la  philoso- 
phie »,  ou  «  la  raison  ».  Qu'est-ce  autre  chose  que  l'application 
de  méthodes  de  traA^ail  et  d'exposition  vraiment  scientifiques, 
que  les  admirables  études  sociales  inaugurées  par  Le  Play? 
Son  œuvre  est  loin  d'aboutir  pourtant  à  la  glorification  de  la 
raison  abstraite,  appliquée  à  construire  de  toutes  pièces  un 
édifice  social.  Aux  principes  édictés  par  cette  raison,  et  pro- 
mulgués par  la  Révolution  française.  Le  Play  oppose  les  résul- 
tats d'études  positives  analogues  à  celles  d'un  naturaliste;  et 
cette  façon  originale  d'envisager  les  études  sociales  est  à  tel 
point  quelque  chose  d'inattendu,  que  Montalembert  lui  reproche 
de  recourir  aux  méthodes  suspectes  de  Locke  et  de  Condillac. 

Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que,  si  Joseph  de  Maislre  qui 
déclarait  la  Révolution  «  satanique  »  a  écrit  contre  Bacon  et 
contre  la  science  l'un  de  ses  ouvrages,  —  et  le  plus  faible,  —  deux 
des  écrivains  qui,  avec  Le  Play,  ont  le  plus  attaqué  l'œuvre  et 
la  philosophie  de  la  Révolution,  sont  précisément,  au  contraire, 
deux  écrivains  qui  ont  prétendu  tout  incliner  devant  la  science 

1.  Hevue  des  cours  scientifiques,  lS6.'!-fii,  p.  2ii(i. 


INFLUENCE  DE   LA   LITTÉRATURE   SCIENTIFIOUE  659 

et  qui  ont  voulu  opposer  les  constatations  de  la  Science  des 
hommes  aux  amplifications  de  la  rhétorique  des  «  Droits  de 
l'Homme  »  :  Fun  est  le  fondateur  même  du  positivisme,  Auguste 
Comte;  l'autre  est  l'historien  Taine. 

Ce  que  la  science,  divulguée  par  la  littérature,  a  établi  de 
définitif,  c'est  donc  moins  un  système  de  conclusions  en  faveur 
d'une  doctrine  particulière  qu'une  méthode  générale  de  rai- 
sonner; ce  n'est  pas  une  métaphysique  et  une  morale,  c'est,  au 
sens  qu'avait  le  mot  dans  l'ancienne  philosophie,  une  logique. 
Par  une  réaction,  outrée  jusqu'à  l'inintelligence,  contre  les  pré- 
tentions des  écoles  positivistes,  on  a  pu  lui  en  contester  le  mérite 
ou  même  le  droit.  On  a  pu  citer  des  applications  ridicules  de 
celte  logique  scientifique,  qui  rappellent  les  abus  du  syllogisme 
chez  les  scolastiques  de  la  décadence.  On  ne  saurait  empêcher 
pourtant  que,  suivant  le  mot  de  Pasteur,  la  philosophie  des 
sciences  ne  fasse  aujourd'hui  «  partie  intégrante  du  sens 
commun  ».  C'est  une  langue  dont  l'emploi  s'impose  à  quiconque 
désire  se  faire  entendre,  et  si  quelques-uns,  par  l'incorrection 
ou  l'affectation  qu'ils  mettent  à  la  manier,  laissent  voir  claire- 
ment ({u'elle  leur  est  étrangère,  il  n'en  reste  pas  moins  établi 
que  c'est  la  langue  qu'il  faut  savoir  parler  pour  être  compris. 

Influence  sur  la  littérature  et  sur  la  langue.  —  La 
littérature  scientifique  n'a  pu  agir  sur  la  manière  de  penser 
sans  agir  du  même  coup  sur  la  manière  d'écrire. 

Le  mouvement  littéraire  d'où  est  sorti  le  romantisme  lui  doit 
peu  de  chose.  Si  Buffon  et  ses  successeurs  au  xvin"  siècle  ont 
jeté  dans  la  langue  française  quelques  images  qu'an  retrouve 
chez  les  précurseurs  de  Chateaubriand,  comme  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  et  si  leurs  livres  ont  pu  donner  le  goût  de  la  cou- 
leur locale,  de  la  description  imagée,  ces  naturalistes  et  à  plus 
forte  raison  Cuvier  restent  des  classiques.  Ils  n'ont  pas  exercé 
sur  la  prose  et  la  poésie  romantiques  l'action  qu'avaient  eue  au 
xvii"  siècle  des  géomètres  et  physiciens  comme  Descartes  et 
Pascal  sur  la  constitution  de  la  prose  classique. 

L'action  des  œuvres  des  naturalistes  est  sensible  seulement 
sur  cette  fraction  de  l'école  romantique  qu'on  pourrait  appeler 
le  romantisme  réaliste.  George  Sand,  par  exemple,  apporte  à  la 
description  des  paysages,  à  l'énumération  des  espèces  végétales 


660  LA  LITTERATURE  SCIENTIFIQUE  AU  XIX''  SIECLE 

qui  les  déterminent,  une  précision  qu'on  demanderait  vaine- 
ment aux  écrivains  du  xwf  siècle,  mais  qu'il  faudrait  moins 
encore  demander  à  Lamartine. 

Par  contre,  la  littérature  scientifique  a  joué  un  grand  rôle 
dans  l'éclosion  de  l'école  littéraire  naturaliste  ou  réaliste.  Les 
tenants  de  cette  école  ont  môme  affiché,  parfois,  des  prétentions 
scientifiques  hors  de  proportion  avec  leur  compétence  scienti- 
fique; en  dépit  de  ce  travers,  quelques-uns  ont  écrit  des  œuvres 
durables;  et  tous  ont  contribué  à  développer  dans  l'esprit  con- 
temporain le  goût  de  l'observation  précise. 

Sur  le  style  de  l'histoire,  de  la  philosophie,  des  sciences 
sociales,  la  littérature  scientifique  a  réagi  comme  elle  avait 
modifié  la  conception  même  de  ces  études.  Chez  les  écrivains 
qui,  comme  Taine,  sont  le  plus  nourris  de  la  lecture  des  savants, 
le  langage,  aussi  bien  que  la  pensée,  est  imprégné  de  formes 
scientifiques.  L'historien  du  gouvernement  révolutionnaire  pré- 
tend faire  une  étude  de  «  zoologie  morale  »,  et  la  comparaison  de 
ses  héros  avec  des  «  crocodiles  »  dont  il  opère,  devant  le  lecteur, 
la  dissection,  se  poursuit  durant  plusieurs  pages  :  ce  qui  donne 
à  son  style  quelque  chose  de  saisissant,  de  fatigant  parfois,  et 
toujours  d'un  peu  étrange,  c'est  qu'on  sent  que  ce  qui  serait 
chez  un  écrivain  du  xvu"  siècle  une  métaphore  est,  dans  son 
esprit,  la  réalité  môme;  il  parle  au  propre,  non  au  figuré,  quand 
il  montre  chez  l'homme  ramené  à  «  l'état  de  nature  »  selon  les 
formules  des  disciples  de  Rousseau,  «  la  réapparition  du  gorille  ». 

La  langue  courante  elle-même  s'est  enrichie.  «  L'idiome 
entier  des  sciences  est  passé  dans  le  langage  usuel  »  (Cuvier). 
Toutes  les  acquisitions  ne  sont  pas,  à  vrai  dire,  également 
heureuses.  Une  vulgarisation  scientifique  de  second  ordre  a 
introduit  nombre  de  mots  exotiques  dont  le  besoin  ne  se  faisait 
nullement  sentir.  Peut-être  est-ce  cette  crainte  d'une  déformation 
de  la  langue  par  l'abus  des  néologismes  inutiles,  qui  a  poussé 
un  si  grand  nombre  de  savants  à  s'attacher  aux  langues  anciennes. 
Les  savants  qui  ont  écrit,  ont  presque  tous,  en  effet,  manifesté 
pour  la  culture  classique  une  estime  ([ue  les  purs  lettrés  n'ont  pas 
toujours  eue  au  même  degré.  Ils  ont  compris  l'importance,  non 
à  coup  sûr  pour  la  formation  de  tous  les  citoyens  utiles,  mais 
pour  la  formation  des  écrivains  de  profession,  d'un  commerce 


BIBLIOGRAPHIE  661 

prolongé  avec  les  littératures  d'où  est  sortie  la  nôtre;  ils  y  ont 
vu  pour  notre  langue  la  sauvegarde  de  sa  tradition,  et  le  moyen 
d'arrêter  une  déchéance  de  l'art  d'écrire ,  —  peu  disposés  à 
trouver,  comme  le  personnage  de  Flaubert,  une  compensation 
suffisante  à  cette  déchéance,  si  elle  venait  à  se  produire,  dans 
une  «  contre-partie  de  littérature  industrielle  ». 


BIBLIOGRAPHIE 

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Œuvres  complètes,  Imprimerie  royale,  1843-47.  —  Fourier,  Préface  histo- 
rique de  la  Description  de  l'Egypte,  publiée  par  l'Expédilion  militaire  fran- 
çaise, Paris,  1809.  —  Théorie  analytique  de  la  chaleur,  1822  (édition  Darboux, 
1888).  —  II.  Ampère,  Journal  et  correspondance,  recueillis  par  M'""  H.-C, 
Hetzel,  1872;  Correspondance  et  souvenirs  de  A. -M.  et  J.-J.  Ampère,  2  vol., 
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marck,    Philosophie  zooloyique,  1809;   ^édition   Ch.  Martins,  Paris,  1873). 

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fossiles;  précédé  du  Discours  sur  les  Révolutions  de  la  surface  du  globe,  Paris, 
1821-1824.  —  Humboldt,  Cosmos,  1833.  —  De  Quatrefages,  Ch.  Darwin 
et  ses  précurseurs  français,  Paris,  1870.  —  L'Unité  de  Vespèce  humaine,  id., 
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raires, 1858.  —  J.  Bertrand.  L'Académie  des  Sciences  et  les  Académiciens 
de  1666  à  1793,  1868:  D'Alemhcrt,  1889;  Biaise  Pascal,  1881.  —  V.  J.-B. 
Dumas,  Leçons  de  philosophie  chimique,  1837;  Statique  chimique  des  êtres 
organisés,  1841.  —  Berthelot,  La  synthèse  chimique,  1876;  Les  origines  de 
l\ilchimie,  1883;  Science  et  philosophie,  1886;  Science  et  morale,  id.,  1897; 
Correspondance  de  MM.  Renan  et  Berthelot,  id.,  1898.  —  VI.  Claude  Ber- 
nard, Introduction  à  l'étude  de  la  médecine  expérimentale,  1863;  Leçons  sur 
les  phénomènes  de  la  vie  communs  aux  animaux  et  aux  végétaux,  id.,  1878-79. 

—  Paul  Bert,  Leçons  sur  la  physiologie  comparée  de  la  respiration,  1869. — 
Pastaur,  Quelques  réflexions  sur  la  science  en  France,  1871.  Mémoires,  Dis- 
cours, passim.  —  Duclaux,  Pasteur,  histoire  d'un  esprit,  1896. 

Oiivi^ag-eii*  à  consmiltcr.  —  Gay,  Lectures  scientifiques  (physique  et 
chimie),  Paris,  1891.  —  Leclerc  du  Sablon,  id.  [sciences  naturelles),  1893. 

—  Lalande,  Lectures  de  philosophie  scientifique,  id.,  1893.  —  Rebière,  Les 
savants  modernes,  Paris,  1899. 


CHAPITRE    XII 

LES  RELATIONS   LITTÉRAIRES  DE    LA   FRANCE 
AVEC    L'ÉTRANGER  ' 


L'histoire  des  relations  littéraires  de  la  France  avec  l'Eu- 
rope dans  la  seconde  moitié  du  xix"  siècle  ne  saurait  être  écrite 
actuellement  d'une  façon  définitive,  tant  à  cause  de  l'extrême 
complexité  de  la  matière  que  du  voisinage,  trop  immédiat 
encore,  des  événements. 

On  ne  devra  donc  chercher  ici  qu'une  esquisse,  nécessaire- 
ment incomplète  et,  sur  plus  d'un  point,  provisoire,  du  sujet  de 
ce  chapitre. 

/.   —  L'influence  du  romantisme  français 
à  l'étranger. 

Le  romantisme  en  France  et  en  Europe.  —  Le  roman- 
tisme a  été  un  fait  européen,  mais  il  n'a  pas  été  dans  toute 
l'Europe  un  fait  identique. 

Le  caractère  du  romantisme  français,  et  son  originalité 
propre ,  fut  d'être  un  mouvement  littéraire  avant  d'être  un 
mouvement  religieux,  politique  ou  social,  c'est-à-dire  avant  de 

I.  Par  M.  Joseph  Texle,  professeur  de  liltéralure  comparée  à  la  Facullé  des 
lettres  de  l'Université  de  Lyon, 


l'influence  Ur  romantisme  français   a   l'étranger      063 

ressembler  à  ce  (ju'était  le  romantisme  chez  les  autres  nations 
de  l'Europe.  Tl  est  bien  vrai  que  le  romantisme  a  été  chez  nous, 
pour  une  part,  un  «  fait  d'àme  »  et  qu'il  a  correspondu  à  un 
réveil  du  spiritualisme;  mais,  si  ce  réveil  a  été  d'abord  catho- 
lique avec  Chateaubriand,  il  a  très  rapidement  dévié  vers  un 
idéalisme  plus  large,  et  aussi  plus  incertain,  que  la  doctrine 
catholique.  Il  est  bien  vrai  que  le  romantisme  est  né  d'une 
réaction  contre  la  Révolution  ;  mais  il  n'a  pas  tardé  à  osciller, 
comme  Victor  Hugo  lui-même,  de  la  monarchie  absolue  à  la 
monarchie  parlementaire,  de  la  démocratie  au  socialisme  :  issu 
de  la  Restauration,  il  a  abouti  à  1848.  Ainsi  l'unité  extérieure 
du  romantisme  en  France  réside  surtout,  et  presque  exclusive- 
ment, dans  une  doctrine  d'art. 

Gela  est  à  peu  près  unique  en  Europe.  Le  romantisme  italien 
de  Manzoni,  de  Peliico,  de  Foscolo,  a  été  principalement  un  mou- 
vement politique  :  il  a  tendu  à  l'émancipation  de  l'Italie  et  à  la 
reconstitution  de  l'unité  nationale.  Le  romantisme  allemand  des 
deux  Schlegel,  de  Novalis,  de  Tieck,  de  Brentano  a  été  essentiel- 
lement antilibéral,  mystique  et  archaïque  :  il  a  tendu,  sans  succès 
durable,  à  la  reconstitution,  en  plein  xix*"  siècle,  de  l'Alle- 
magne du  moyen  âge.  Le  romantisme  anglais  do  Wordsworth, 
de  Coleridge,  de  Southey,  a  été  principalement  un  fait  moral  : 
il  a  tendu  à  faire  entrer  dans  l'art  une  conception  nouvelle  de 
la  vie  intérieure;  l'idée  du  perfectionnement  moral  se  retrouve 
jusque  chez  Walter  Scott,  et  l'originalité  de  Byron  sera  précisé- 
ment de  s'être  insurgé  contre  cette  idée  avec  une  violence  qui 
témoigne  de  la  puissante  influence  qu'elle  exerçait  autour  de  lui. 
Certes,  beaucoup  d'écrivains,  étrangers  ou  français,  ont  exprimé 
des  pensées  religieuses,  politiques  ou  sociales  analogues  entre 
1789  et  1848  :  beaucoup,  notamment,  se  sont  réclamés  de  la 
Révolution.  Mais,  si  la  Révolution  française  est  à  la  base  de 
tout  le  romantisme  européen,  il  s'en  faut  qu'elle  ait  produit 
partout  des  résultats  identiques. 

Il  y  a  eu  entre  le  romantisme  français  et  le  romantisme  euro- 
péen deux  sortes  de  dissentiments.  Les  uns  nous  ont  reproché 
nos  doctrines  littéraires,  les  autres  nos  tendances  morales.  Les 
uns  ont  été  déçus  par  l'importance,  excessive  à  leurs  yeux,  que 
nous  attachions  aux  questions  purement  esthétiques,  comme  la 


6G4     RELATIONS  LITTEllAlllES   DE  LA   FRANCE  AVEC  L  ETRANGER 

réforme  de  la  langue,  du  vers,  du  théâtre,  des  unités  :  la  plu- 
part de  ces  réformes  étaient  faites  ailleurs  que  chez  nous,  et  la 
préface  de  Cromwell  a  paru  généralement,  hors  de  France,  vide 
d'idées  neuves  et  fécondes.  Les  autres  ont  reproché  à  notre  lit- 
térature romantique  son  immoralité.  En  1836,  la  Quarterbj 
Revieiv  publia  un  article  violent  en  ce  sens  :  Sainte-Beuve  se 
chargea  de  répondre  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  :  «  On  nous 
croit,  disait-il,  malades,  pestiférés  :  on  fait  défense  à  toute  per- 
sonne saine  et  bien  pensante  de  nous  lire;  à  la  bonne  heure! 
Faites  la  police  chez  vous,  messieurs  !  Vous  avez  bien  commencé 

par  Byron,  par  Shelley,  par  Godwin '  »  La  réponse  était  de 

bonne  guerre.  Elle  n'a  pas  persuadé  tous  les  critiques  étrangers, 
même  de  bonne  foi. 

Sur  la  question  morale  s'est  greffée  la  question  politique. 

La  révolution  de  1830  a  donné  au  romantisme  français  le 
caractère  d'un  mouvement  libéral.  Il  a  paru  aux  étrangers  que 
nous  revenions  à  nos  véritables  origines,  que  nous  nous  ratta- 
chions à  89  :  beaucoup  nous  ont  délestés  pour  cela,  mais  d'au- 
tres nous  ont  beaucoup  aimés.  Chacun  de  nos  écrivains  leur  a 
semblé  un  porte-parole  de  la  France  libérale,  et,  pour  l'univers 
pensant,  la  cause  du  romantisme  français  s'est  identifiée  peu  à 
peu  avec  la  cause  de  la  liberté  politique.  Cela  n'est  pas  juste  de 
tout  point,  nous  l'avons  dit,  et  il  s'en  faut  que  nos  romantiques 
aient  été  aussi  unanimes.  Mais,  du  dehors,  ils  ont  semblé 
incarner,  en  masse,  la  Révolution.  Incertaine  avant  1830,  l'opi- 
nion de  l'Europe  s'est,  dès  ce  moment,  fixée  à  notre  endroit, 
et  la  littérature  de  1848  lui  a  paru  sortir  en  droite  ligne  de  la 
littérature  de  1830. 

Il  y  a  donc  deux  caractères  saillants  de  l'influence  européenne 
du  romantisme  français.  Avant  la  révolution  de  juillet,  cette 
influence  est  combattue  presque  partout  par  des  raisons  extra- 
littéraires; tout  au  moins,  elle  n'est  acceptée  qu'avec  réserve,  et 
son  caractère  trop  purement  esthétique  ne  lui  est  pas  toujours 
favorable.  Après  1830,  elle  s'identifie  avec  le  mouvement  libéral, 
et  cela  lui  vaut  des  haines  acharnées,  mais  aussi,  mais  surtout 
des  enthousiasmes  durables. 

1.  Des  jugements  sur  noire  lit  1er.  conlemp.  à  V étranger  {Revue  des  Deux 
Mondes,  14  juin  1836). 


L'INFLUENCE  DU   ROMANTISME   FRANÇAIS   A  L'ÉTRANGER     G6a 

Toute  une  partie  de  l'œuvre  romantique  procède,  avec  Cha- 
teaubriand, de  la  réaction  religieuse.  Mais  cette  réaction  est 
purement  sentimentale  et  catholique.  Faut-il  s'étonner  qu'elle 
ait  surtout  réussi  dans  les  pays  catholiques?  Manzoni  en  Italie, 
le  duc  de  Rivas  en  Espagne,  Krasinski  et  Slowacki  en  Pologne, 
procèdent  de  Chateaubriand.  En  revanche,  il  a  été  peu  compris 
en  Angleterre,  où  on  lui  a  souvent  reproché  le  vide  des  idées  et 
l'emphase  de  la  forme.  Même  parmi  les  romantiques  allemands, 
dont  quelques-uns  sont  si  fortement  teintés  de  catholicisme,  il 
a  été  peu  goûté.  F.  Schlegel  raille  le  Génie  du  christianisme, 
«  ce  livre  si  prolixe  qu'il  en  est  illisible  »,  et  Schelling  juge  sévè- 
rement la  «  fadeur  »  de  l'ouvrage  et  sa  «  sensibilité  trouble  ». 
L'Europe  a  admiré  Chateaubriand,  elle  ne  l'a  pas  pris  très  au 
sérieux.  «  Don  Chateaubriand,  disait  Heine,  chevalier  de  la 
triste  figure,  le  meilleur  écrivain  elle  plus  grand  fou  de  France.  » 

En  plein  xix''  siècle,  l'influence  de  Rousseau,  l'ancêtre  de  tout 
le  romantisme  européen,  paraît  être  restée,  à  l'étranger,  plus 
profonde  que  celle  de  Chateaubriand  et  même  de  M"""  de  Staël. 
Shelley  est  plein  de  lui.  Byron,  dans  Childe-Harold,  le  glorifie 
en  beaux  A'ers.  «  Rousseau,  écrira  George  Eliot,  a  vivifié  mon 
âme  et  éveillé  en  moi  des  facultés  nouvelles.  »  Il  semble  que 
Rousseau  ait  imprimé  au  mouvement  romantique  français  son 
caractère  définitif.  La  France  moderne  était  sortie  de  lui,  avec 
l'imprudence  de  ses  révoltes,  mais  aussi  avec  leur  générosité. 
Mieux  que  ses  successeurs  immédiats  —  et  en  attendant  George 
Sand,  Hugo  etMichelet  —il  a  personnifié  aux  yeux  de  l'étranger 
l'idéalisme  passionné  et  le  libéralisme  de  la  France. 

L'influence  littéraire  du  romantisme.  —  Un  des  criti- 
ques les  plus  pénétrants  de  l'Espagne  contemporaine,  M.  Juan 
Valera,  cherchant  à  démêler  les  oriaines  du  mouvement  roman- 
tique  dans  son  pays,  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Lorsque,  par 
l'entremise  des  Français,  et  avec  les  œuvres  de  Chateaubriand, 
Victor  Hugo,  M""^  de  Staël,  le  romantisme  arriva  chez  nous, 
il  arriva  combiné  avec  tant  d'idées  nouvelles  que  les  deux 
Schlegel,  qui  le  proclamaient  en  Allemagne,  ne  l'auraient  plus 
reconnu.  Les  Français  avaient  ajouté  beaucoup  de  leur  propre 
cru,  ils  avaient  pris  pour  romantiques  toutes  les  choses  qui 
étaient  allemandes,  même  quand  elles  n'étaient  pas  allemandes 


666      RELATIONS   LITTÉRAIIIKS  DE   LA    FIIANCE   AVEC  L'ÉTRANGER 

et  ne  passaient  pas  pour  telles  en  Allemagne.  Nous  autres,  nous 
fîmes  de  même;  comme  les  Français,  nous  ajoutâmes  à  ces 
éléments,  non  seulement  tout  ce  qui  nous  parut  romantique 
dans  notre  pays  (ce  qui  ne  fut  pas  peu),  mais  un  autre  roman- 
tisme venu  d'un  pays  différent  et  qui  par  lui-même  marque 
d'un  caractère  singulier  la  nouvelle  littérature,  .le  parle  des 
œuvres  de  lord  Byron,  cénie  puissant  et  très  original,  de  celles 
de  W.  Scott,  non  moins  original,  bien  que  moins  grand  '...  »  Ce 
qui  est  vrai  de  l'Espagne  l'est  de  tous  les  pays  de  l'Europe. 
Nulle  part,  l'influence  française  n'est  arrivée  pure  de  tout 
mélange.  Partout,  elle  s'est  surajoutée  à  l'influence  antérieure 
de  Goethe,  de  Byron,  de  Scott,  de  Shakespeare.  Le  romantisme 
italien,  on  l'a  vu,  est  né  de  l'influence  de  M*"®  de  Staël;  cepen- 
dant, même  en  Italie,  la  poésie  allemande  et  anglaise  a  été 
connue  et  imitée  :  Berchet  y  traduit  Biirger;  Torti,  Ossian; 
Leoni  et  Silvio  Pellico,  Milton  et  Byron;  si  l'action  de  ces 
poètes  a  été  moins  profonde  qu'ailleurs,  elle  n'est  pas  cepen- 
dant négligeable  ^  Dans  plus  d'un  pays,  le  mouvement  roman- 
tique s'est  fait  contre  l'influence  française  classique;  faut-il 
s'étonner  qu'une  nouvelle  influence  française  ne  se  soit  pas 
aussitôt  substituée  à  l'ancienne?  Il  semblait,  par  exemple,  aux 
romantiques  espagnols,  à  Quintana,  à  Gallego,  à  Arriaza,  qu'ils 
avaient  mieux  à  faire  qu'à  se  tourjier  de  nouveau  A'ers  le  pays 
dont  ils  venaient  de  secouer  le  joug.  Tout  au  moins,  ont-ils 
joyeusement  accepté  l'influence  de  Byron  ou  de  Scott  avant  de 
songer  à  celle  de  Lamartine  ou  à  Hugo,  et,  quand  celle-ci  est 
venue  s'ajouter  à  celle-là,  elle  s'est  souvent  confondue  avec  elle. 

C'est  ce  qui  explique  la  difficulté  de  déterminer  avec  quelque 
précision  l'influence  européenne  de  nos  grands  romantiques. 
D'une  façon  générale,  on  peut  dire  cependant  que  nos  drama- 
turges ont  été  plus  goûtés  que  nos  poètes  lyriques,  et  nos 
romanciers  que  nos  dramaturges. 

Rien  ne  prouve  mieux  à  quel  point  la  poésie  lyrique  d'une 
nation  est  parfois  peu  accessible,  en  son  fond,  aux  nations  voi- 
sines, que  la  fortune  si  inégale,  hors  de  France,  de  Lamartine 

1.  Juan  Valera,  Esludios  crilicos  sof/re  Uteralura  polilica  y  costumbres  de 
nuestros  dias  (t.  1  :  Del  romanlicismo  en  Espaîia  //  de  Espronceda). 

2.  Voir  Waille,  Le  romantisme  de  Manzoni,  p.  20. 


L'INFLUENCE  DU  ROMANTISME  FRANÇAIS  A  L'ÉTRANGER     667 

et  de  Victor  Hugo.  Entre  les  deux,  notre  admiration  balance. 
Celle  de  l'Europe  va  droit  à  Hugo.  Il  y  a  eu,  en  Allemagne,  par 
exemple,  des  imitations  ou  traductions  de  Lamartine  :  Freili- 
grath,  Wilhelm  Haufî,  Leuthold  y  ont  exercé  leur  talent;  mais 
ce  sont  curiosités  de  lettrés.  Heine,  qui  a  parlé  de  tous  nos 
écrivains,  néglige  celui-là,  —  sauf  à  propos  des  Girondins,  —  et 
cela  est  caractéristique.  Il  faut  des  âmes  comme  celle  du  grand 
Polonais  Mickiewicz  pour  comprendre  de  Lamartine  le  profond 
accent  religieux  :  dans  son  œuvre,  quelques-unes  des  Médita- 
tions, notamment  le  Désesjwir,  Dieu,  la  Foi,  ont  laissé  des 
traces  profondes.  Et  assurément,  ce  n'est  pas  le  seul  exemple 
d'une  action  de  la  poésie  de  Lamartine  hors  de  France,  mais 
certainement  Y.  Hugo  a  été  plus  généralement  compris. 

Celui-là  a  toute  une  lignée  d'admirateurs  et  de  disciples, 
depuis  les  Espagnols  Espronceda  et  Zorrilla  jusqu'au  Polonais 
Slowacki  et  jusqu'à  l'Anglais  Swinburne.  Son  génie  plus  clair, 
plus  dramatique,  plus  violent  aussi,  s'est,  de  bonne  heure, 
imposé  aux  lecteurs  de  toute  nation.  Son  imagination  éclatante 
et  nette,  ses  idées  simples  et  généreuses,  sa  rhétorique  même. 
Font  admirablement  servi.  Il  reste  quelque  chose  de  Hugo 
même  dans  une  traduction  de  Hugo,  de  même  que  Shakespeare 
traduit  reste  Shakespeare  :  et  c'est  ce  qui  explique  son  universel 
succès.  Freiligrath,  Geibel,  Leuthold,  bien  d'autres  poètes  étran- 
gers l'ont  imité.  Chaque  peuple  l'a  successivement  réclamé 
pour  l'un  des  siens.  L'auteur  d'un  livre  sur  Victor  Hugo  en  Ainé- 
rique  affirme  que  «  lorsqu'il  est  traduit  en  castillan,  il  semble 
qu'il  se  trouve  parmi  les  siens  et  dans  sa  propre  langue  ».  Heine, 
de  son  côté,  tout  en  voyant  en  lui  «  le  plus  grand  poète  de  la 
France  »,  s'obstine  à  le  dire  le  plus  «  germanique  »  des  écri- 
vains français.  Concluons,  puisqu'on  se  le  dispute,  qu'il  appar- 
tient à  cette  «  littérature  du  monde  »  dans  laquelle,  le  premier 
de  nos  romantiques,  il  est  entré  de  plain-pied  '. 

Ni  la  gloire  de  Vigny  ni  celle  de  Musset  n'a  été  comparable. 
L'influence  de  Vigny  a  été  lente  et  restreinte  à  un  petit  cercle  : 

1.  Sur  l'influence  de  V.  Hugo,  voir  J.  Sarrazin,  Victor  Hugo  und  die  deu/sche 
Kritik  (Hevrig's  Arcliiv,  t.  LXXIV);  Heine,  Die  romanlische  Schule  et  Lulezia; 
la  hiblioprapliie  de  l'ouvrage  anglais  de  F.  T.  Marzials,  Victor  Hugo  (Londres, 
18S8);  le  livre  de  Swinburne,  Victor  Hugo:  Rivas  Grool,  Victor  Hugo  en  America 
(Bogota,  1889),  etc. 


668     RELATIONS  LITTERAIRES  DE  LA   FRANCE  AVEC  L  ETRANGER 

Mickiewicz,  par  exemple,  l'a  lu  et  compris.  Musset  a  été  mis  en 
allemand  par  Freiligrath  et  Leuthokl,  et  Heine,  qui  s'est  sou- 
vent rencontré  avec  lui,  n'a  pas  caché  sa  sympathie  \  Mais, 
pourquoi  faut-il  que  l'ayant,  en  1840,  qualifié  de  «  premier 
lyrique  français  »,  il  ait  ajouté  aussitôt  :  «  le  premier  du  moins 
apjx's  Béranfier  y>'^.  Pourquoi  faut-il  surtout  que  la  critique  alle- 
mande ait  vu  en  ce  dernier,  et  s'obstine  parfois  à  voir  encore  le 
grand  poète  populaire  de  la  France,  quelque  chose  comme  un 
Uhland  français?  L'incroyable  fortune  de  Béranger  dans  quelques 
pays  étrangers  reste  un  problème  pour  le  goût  français  de  la  fin 
du  xix"  siècle. 

D'une  façon  générale,  le  théâtre  romantique  a  été  mieux 
connu  à  l'étranger  que  la  poésie  lyrique.  On  l'a,  il  est  vrai, 
beaucoup  discuté,  mais  on  l'a  lu  et  on  l'a  joué.  La  dette  que 
nos  dramaturges  avaient  pu  contracter  envers  Schiller,  Shake- 
speare ou  Galderon,  a  été  largement  et  longuement  payée. 

Victor  Hugo  tient,  ici  encore,  la  première  place.  Gœthe 
vieillissant  traitait  Hernani  d'œuvre  «  absurde  »,  et  il  disait  des 
personnages  de  ses  drames  :  «  Ce  ne  sont  pas  des  êtres  de  chair 
et  de  sang;  ce  sont  de  misérables  marionnettes  qu'il  manie  à 
son  caprice,  et  auxquelles  il  fait  faire  toutes  les  contorsions  et 
toutes  les  grimaces  qui  sont  nécessaires  aux  efTets  qu'il  A'eut 
produire*.  »  Ce  reproche  de  fausseté,  nous  le  retrouverions 
sous  la  plume  de  Heine  comme  sous  celle  de  Pouchkine,  sous 
celle  de  Tourguenev  comme  sous  celle  de  Juan  Valera.  Chose 
curieuse  :  les  drames  espagnols  de  Victor  Hugo  ont  semblé  par- 
ticulièrement faux  en  Espagne  ".  Malgré  toutes  ces  réserves  et 
en  dépit  de  tout  ce  que  perd  dans  des  traductions  le  lyrisme  des 
drames  de  Hugo,  son  théâtre  a  fait  son  tour  d'Europe.  L'Espa- 
gnol Martinez  de  la  Rosa,  tout  le  premier,  lui  a  emprunté  le  goût 
et  les  procédés  du  drame  historique  :  c'est  par  Y Aben-Hume\ja 
de  cet  écrivain  (joué  en  français  à  Paris,  en  1830)  et  par  sa 
Conjuration  de  Venise  (1831),  que  le  romantisme  franchit  les 
Pyrénées.  Quand,  en  Hongrie,  se  fonda  en  1837  le  théâtre  de 
Pesth,  une  des  premières  œuvres  qu'on  y  joua  fut  une  adaptation 

1.  Louis  P.  Betz,  H.  Heine  iiiid  A.  de  Musset,  Zurich,  1897. 

2.  Convers.  avec  Eckermann. 

3.  Voir  Mariano  José  de  Larra,  Articulos  de  Figaro,  t.  III,  et  les  parodies  de 
Mesonero  Ilomanos,  Esceiias  matrUenses,  t.  II. 


L  INFLUENCE  DU  ROMANTISME  FRANÇAIS  A  L  ETRANGER     G69 

à'Angelo  par  le  baron  Eôtviis.  En  Russie,  le  critique  Bielinski 
avait  beau  reprocher  à  Hugo,  comme  tant  d'autres,  ses  «  inep- 
ties »  et  ses  «  oripeaux  de  rhétorique  »  ;  il  ajoutait  aussitôt  que 
«  ses  œuvres  sont  pleines  d'une  émotion  sincère,  écrites  dans 
une  forme  entraînante  et  populaire,  pénétrées  d'une  sympathie 
ardente  pour  l'humanité*.  » 

Au-dessous  de  Victor  Hugo,  Casimir  Delavigne,  Dumas  père. 
Scribe  ont  eu,  chacun,  leur  part  de  gloire  européenne,  ou  môme 
universelle.  Scribe  surtout  a  régné  en  maître  sur  plus  d'un 
théâtre  étranger,  entre  1820  et  1850,  et  le  Verre  cVeau  a, 
aujourd'hui  encore,  sa  place  entre  les  livres  français  qu'on 
explique  dans  les  classes  en  Allemagne.  Scribe  n'est  ni 
l'homme  d'un  peuple  ni  l'homme  d'une  époque.  Son  souple  et 
aimable  talent  a  fait  le  tour  du  monde,  sans  rien  perdre  de  sa 
facile  originalité.  La  même  fécondité  prodigieuse  a  assuré  la 
fortune  de  Dumas  père  :  «  Sa  tète,  disait  joliment  H..  Heine, 
est  une  auberge  oii  logent  parfois  de  bonnes  idées,  mais  elles 
n'y  passent  jamais  plus  d'une  nuit.  »  Le  même  Heine  a  été  l'un 
des  premiers  à  signaler  en  Allemagne  le  charme  du  théâtre  de 
Musset,  de  ce  théâtre  que  le  public  français  avait  trop  peu 
remarqué  quand  il  parut  imprimé  et  que  M™*^  Allan  devait  rap- 
porter de  Saint-Pétersbourg  comme  une  œuvre  d'une  savoureuse 
nouveauté.  La  critique  étrangère  avait  ici,  et  fort  heureuse- 
ment, montré  la  voie  à  la  critique  française.  Que  n'a-t-elle  été 
plus  réservée  à  propos  de  cette  impudente  Guzla  de  Mérimée 
pour  laquelle  Gœthe  fut  si  indulgent  et  dont  Pouchkine,  dans 
son  enthousiasme,  traduisit  des  morceaux,  comme  d'authenti- 
ques échantillons  du  génie  illyrien! 

Du  roman  romantique,  on  peut  dire  qu'il  a  fait  son  chemin 
en  tout  pays.  Peut-être  aucun  de  nos  romanciers  n'a-t-il  exercé 
une  influence  aussi  générale  que  Walter  Scott.  Mais  celle  de 
Balzac  et  celle  de  George  Sand  ont  été,  semble-t-il,  plus  pro- 
fondes, quoique  plus  limitées,  et  il  y  en  a  eu  peu  d'aussi  dura- 
bles, sinon  d'aussi  glorieuses,  que  celles  d'Eugène  Sue  ou 
d'Alexandre  Dumas.  Dumas  a  eu  des  disciples  bien  fâcheux, 
mais  il  en  a  eu  aussi  qui  s'appellent  Jokai  en  Hongrie  ou  Sien- 
kiewicz  en  Pologne. 

1.  M.  Delines,  La  France  jugée  par  la  Russie,  p.  189. 


670      RELATIONS   LITTERAIHES   DE   LA    FRANCE   AVEC  L'ÉTRANGER 

Balzac  a  rencontré,  à  l'étranger  comme  en  France,  de  vifs 
enthousiasmes  et  de  non  moins  vives  répulsions.  Au  directeur 
d'une  revue  russe  qui  lui  demandait  de  traduire  quelques  frag- 
ments de  la  Comédie  humaine,  Tourguenev  avouait  qu'il  ne  pou- 
vait «  traduire  quoi  que  ce  soit  de  Balzac,  dont  je  n'ai  jamais 
pu.  disait-il,  lire  plus  de  dix  pages  à  la  fois,  tant  il  m'est  antipa- 
thique et  étranger  '  ».  Balzac  n'a  eu,  de  même,  qu'un  succès 
d'estime  en  Allemagne.  En  revanche,  il  a  conquis  le  public 
anglais.  Aucun  écrivain  français  de  ce  siècle  n'a  exercé  une 
influence  comparable  au  delà  de  la  Manche.  Thackeray  procède 
de  lui.  Robert- Louis  Stevenson  le  connaissait  à  fond.  Tout 
récemment  encore,  une  nouvelle  édition  anglaise  paraissait  à 
Londres,  avec  des  préfaces  do  M.  Saintsbury.  Il  y  a  affinité 
manifeste  entre  le  robuste  réalisme  de  Balzac  et  le  génie 
anglais  -. 

Il  ne  faudrait  pas,  comme  on  l'a  fait  parfois,  exagérer  l'in- 
fluence de  George  Sand.  F.  Sarcey  et  M.  J.  Lemaître  ont  eu 
jadis  tous  deux  l'imprudence  de  rattacher  au  roman  de  Sand  le 
drame  d'Ibsen.  Un  démenti  catégorique  leur  a  appris  qu'Ibsen, 
n'ayant  jamais  lu  que  quelques  pages  de  Cotisuelo  —  et  encore 
avec  dégoût,  —  ne  se  considère  nullement  comme  redevable  à  son 
auteur.  L'action  exercée  réellement  dans  le  monde  par  l'auteur 
d'Indiana  suffit  à  sa  gloire.  C'est  elle  qui  a  déchaîné  en  Alle- 
magne le  flot  des  romans  «  émancipateurs  »  de  Fanny  Lewald, 
de  M""^  Birch-PfeifTer.  C'est  elle  (ce  qui  vaut  mieux)  qui  a  été 
l'un  des  maîtres  les  plus  aimés  de  George  Eliot,  sa  grande  sœur 
anglaise.  Si  Ibsen  ne  lui  doit  rien,  Eliot  lui  doit  beaucoup,  et 
Dostoevsky  lui  a  consacré  des  pages  inoubliables,  dans  les- 
quelles il  la  remercie  de  lui  avoir  «  donné  toute  une  série  d'an- 
nées de  bonheur  et  de  plaisir  »  ^  A  plus  d'un  des  romanciers 
européens  la  lecture  de  George  Sand  a  révélé,  comme  à  Dos- 
toevsky, sa  vocation.  «  J'avais  seize  ans,  dit  celui-ci,  lorsque 
je  lus  pour  la  première  fois  VUscoque —  J'ai  passé  toute  la 
nuit  dans  la  fièvre....  »  Cette  fièvre  de  passion  et  d'enthou- 
siasme, les  romans  de  Sand  l'ont  allumée  dans  le  monde  entier. 


1.  M.  l)elin(,'S,  La  France  jufjée  par  la  Russie,  p.  2H. 

2.  A.  Filon,  Balzac  et  les  Awjlais  (Débats  du  21  août  IS'JS). 
;i.  Voir  Wladimir  Karénine,  George  Sand  (l.s'J'J ". 


L  INFLUENCE  UU   ROMANTISME   FRANÇAIS   A  L'ÉTRANGER      671 

Aucune  œuvre  romantique  n'a  été  plus  vite  et  plus  définitive- 
ment célèbre. 

L'influence  sociale  du  romantisme.  —  Avec  George 
Sand,  nous  touchons  à  cette  propagande  des  idées  libérales  qui 
a  assuré  en  Europe  le  triomphe  de  notre  école  romantique.  Ce 
n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  l'histoire  de  ce  mouvement,  plutôt 
politique  que  littéraire.  Gomment  oublier  cependant  tout  ce  que 
nos  grands  écrivains  ont  fait,  entre  1830  et  1848,  pour  le 
triomphe  de  l'idéal  social  de  la  France? 

Dans  la  même  page  oii  il  nous  explique  son  enthousiasme 
pour  George  Sand,  Dostoevsky,  se  reportant  à  sa  jeunesse,  écrit  : 
«  En  ce  temps-là,  le  roman  français  était  la  seule  lecture  per- 
mise en  Russie.  Toute  autre  œuvre  émanant  de  la  France  —  et, 
par  exemple,  les  ouvrages  de  Thiers  —  était  proscrite  comme 
une  peste...  »  Ce  sont  les  historiens  et  les  philosophes  français 
([ui  ont  propagé  cette  «  peste  »  dans  le  monde.  Les  écrivains  de 
la  «  Jeune  Allemagne  »,  Heine,  Gutzkow,  Laube,  Bœrne, 
avaient  lu  nos  livres,  et  plusieurs  ont  vécu  à  Paris. 

Les  historiens  romantiques  ont,  chacun  à  sa  façon,  parlé  à 
l'Europe.  Guizot  a  trouvé  un  public  tout  prêt  à  le  comprendre 
en  Angleterre  et  en  Allemagne  :  «  C'est  mon  homme  »,  disait 
de  lui  le  vieux  Gœthe.  Quinet  a  plus  particulièrement  plaidé 
la  cause  des  peuples  opprimés,  la  Grèce,  la  Pologne,  la 
Roumanie. 

Michelet  a  jeté  à  toute  l'Europe  des  paroles  enflammées  ;  il  a 
appris  au  monde  le  respect  de  la  France  libérale;  avec  cela,  ses 
livres  de  morale  ont  trouvé  plus  d'un  lecteur  au  delà  des  fron- 
tières, et  Spielhagen  l'a  traduit  en  allemand. 

Les  moralistes  et  les  politiques  n'ont  pas  moins  agi,  on  le 
sait  de  reste.  Proudhon  a  été  traduit  jusque  en  Espagne. 
Lamennais  a  profondément  troublé  Mickiewicz.  Même  la  litté- 
rature romanesque  venant  de  France  portait  avec  elle  des  idées 
i[ui  agitaient  le  monde.  «  Avant  1848,  dit  M.  Juan  Yalera,  c'est 
à  peine  s'il  y  avait  en  Espagne  quelqu'un  qui  sut  ce  qu'était  le 
socialisme.  Le  Heraldo  et  d'autres  journaux  modérés  publièrent 
dans  leurs  feuilletons  des  romans  comme  le  Juif  errant  et  les 
Mystères  de  Paris,  sans  prendre  garde  aux  doctrines  qu'ils 
divulguaient.  Des  Mi/stères  de  Paris  on  fait,  en  Espagne,  pen- 


672      RELATIONS  LITTERAIRES  DE  LA    FRANCE   AVEC  L  ETRANGER 

dant  un  an,  plus  de  vingt  éditions'...  »  Ainsi  le  roman  français 
portail  la  pensée  française,  parfois  la  moins  pure,  mais  parfois 
aussi  la  plus  généreuse  et  la  plus  haute. 

1848  —  et  ce  qui  suivit  48  —  marqua  une  crise  dans  ce  mou- 
vement d'expansion  de  notre  influence.  La  révolution  eut  le  tort, 
aux  yeux  des  conservateurs  de  tout  pays,  de  provoquer  un  peu 
partout  des  mouvements  insurrectionnels,  et,  aux  yeux  de  nos 
voisins,  de  ramener  au  pouvoir  une  dynastie  dont  le  nom  seul 
était  synonyme  de  guerre  et  de  conquêtes.  Avec  le  second 
Empire  commence  une  nouvelle  période  dans  l'histoire  de  nos 
relations  avec  l'étranger.  Entre  1830  et  1848,  heaucoup  de  sym- 
pathies nous  étaient  acquises.  Ceux  môme  que  notre  littérature 
inquiétait  par  sa  hardiesse  rendaient  secrètement  hommage  à  la 
chaleur  communicative  de  nos  écrivains,  de  nos  orateurs,  de 
nos  poètes.  A  partir  de  1848,  cette  sympathie  se  change  en 
inquiétude,  après  1850  en  défiance  ouverte.  On  nous  observe 
avec  une  méfiance  souvent  intéressée,  j)arfois  hostile.  Il  faudra 
quelques  années  du  régime  nouveau  pour  que,  dans  l'ordre 
social,  la  France  regagne  en  Europe  l'influence  que  lui  avait 
assurée  l'école  romantique. 


//.  —  Les  influences  étrangères  en  France 
depuis   1848, 

Caractères  généraux  de  la  période.  —  Un  des  pre- 
miers effets  du  coup  d'Etat  de  1851  fut  une  sorte  de  concen- 
tration momentanée  de  l'esprit  national  en  lui-même.  Les  cir- 
constances politiques  aidant,  il  parut  à  heaucoup  de  nos  écri- 
vains que  toute  influence  étrangère  était  un  danger  pour 
l'intégrité  de  la  tradition  française,  que  le  romantisme  «  avait 
toujours  gardé  à  son  insu  le  vague  accent  d'une  école  étran- 
gère ».  On  applaudit,  dans  les  rapports  officiels,  «  l'esprit  fran- 
çais »  de  se  retrouver  «  dans  l'éloquence  politique  de  Lucrèce  » 
et  dans  «  le  rire  étincelant  de  la  Cifjùe  -  ».  Ponsard,  Augier, 

1.  Esludios  crilicos,  t.  III  {Los  Misérables). 

2.  C.  Lalreille,  La  fin  du  théâtre  romantique  et  F.  Ponsard,  IS99. 


LES  INFLUENCES  ÉTRANGÈRES  EN   FRANCE  DEPUIS   1848     673 

Dumas  fils,  assez  indifférents  aux  œuvres  étrangères,  reconsti- 
tuèrent au  théâtre,  avec  des  talents  bien  inégaux,  mais  avec  la 
même  conviction,  un  répertoire  purement  national.  Aussi  bien 
les  grands  survivants  du  romantisme  étaient,  les  uns  hors'  de 
combat,  les  autres  retirés  sous  la  tente  :  Hugo  vivait  dans  l'exil, 
Vigny  dans  la  retraite,  Lamartine  dans  le  désenchantement  de  son 
rêve  politique,  Michelet  et  Quinet  dans  l'opposition,  Théophile 
Gautier  dans  l'art  pur.  D'autres  disparaissaient  :  Musset,  Balzac, 
Lamennais,  Augustin  Thierry.  Une  génération  nouvelle  surgis- 
sait, qui  se  glorifiait  de  son  indifférence  relative  au  développe- 
ment des  nations  voisines  ;  qui,  désabusée  des  rêves  humanitaires 
du  socialisme  et  du  saint-simonisme,  se  repliait  sur  elle-même 
et  ne  comptait  plus  que  sur  ses  propres  ressources;  qui  enfin, 
plus  sèche  et  moins  prompte  aux  enthousiasmes  faciles,  n'éprou- 
vait plus  qu'à  un  faible  degré  ce  besoin  de  communier  avec  la 
pensée  de  l'univers  qui  avait  caractérisé  le  romantisme. 

Le  problème  pour  chaque  peuple,  disait  Quinet,  est  «  d'ex- 
primer la  pensée  de  tous,  sans  sortir  de  soi  ».  Après  1850,  de 
telles  déclarations  se  font  rares.  Il  faudra  que  le  second  Empire, 
prenant  plus  étroitement  contact  avec  le  sentiment  secret  du 
pays,  proclame  et  défende  le  principe  des  nationalités  pour 
faire  jaillir  de  nouveau  de  la  terre  de  France  la  source  sacrée 
de  l'humanité.  Pour  l'instant,  l'art  se  transforme  en  même 
temps  que  la  critique.  Les  purs  artistes  ne  professent  qu'un 
«  exotisme  »  purement  Imaginatif,  promènent  leur  curiosité  à 
travers  le  monde,  récoltent,  comme  des  papillons  ou  des  plantes 
rares,  les  sensations  inédifes.  Songeons  aux  sentiments  que  de 
lointains  voyages  avaient  excités  dans  l'âme  d'un  Chateau- 
briand, d'un  Lamartine,  d'un  Byron  et  comparons  cette  profes- 
sion de  foi  de  Th.  Gautier  :  «  Je  suis  allé  à  Gonstantinople 
pour  être  musulman  à  mon  aise;  en  Grèce,  pour  le  Parthénon 
et  Phidias;  en  Russie,  pour  la  neige  et  l'art  byzantin;  à  Venise, 
pour  Saint-Marc  et  le  palais  des  Doges  *  ».  Un  roman,  diront 
les  Goncourt,  ce  sont  «  d'innombrables  notes  prises  à  coups  de 
lorgnon  »,  et  la  Carthage  de  Flaubert,  ce  sera  une  évocation 
splendide,  mais  froide,  d'un  passé  très  lointain  et  qui  ne  nous 

1.  E.  Bergerat,  Théophile  Gautier,  p.  126. 

Histoire  de  la  langue.  VIH.  4-^ 


674     RELATIONS  LITTERAIRES  DE  LA   FRANCE   AVEC  L  ETRANGER 

touche  guère,  tant  il  nous  est  étranger  et,  en  son  fond,  impé- 
nétrable. 

Dans  un  autre  camp,  —  celui  des  historiens  et  des  philosophes, 
—  la  critique  et  la  science  dominent  toute  autre  préoccupation. 
La  science  n'est  pas  morale,  la  critique  n'est  pas  patriote.  Au 
surplus,  l'éclectisme,  philosophie  humanitaire  et  stérile,  n'a- 
t-il  pas  été  comme  une  invasion  de  la  pensée  française  par  la 
pensée  européenne,  comme  une  «  éclatante  résignation  »,  sui- 
vant le  mot  de  Quinet,  aux  principes  discordants  qui  ont  fait 
irruption  parmi  nous  à  la  suite  îles  peuples,  en  1814  et  en  4815? 
Lisez  les  Philosophes  classiques  de  Taine,  et  vous  verrez  ce  qui 
reste  debout  du  fragile  et  prétentieux  édifice  élevé  par  Cousin. 

Ne  nous  y  trompons  pas  cependant.  La  curiosité  d'un  Gautier, 
d'un  Flaubert,  d'un  Concourt  est  bornée,  assurément,  mais 
elle  n'en  est  que  plus  aiguisée  peut-être  :  elle  nous  vaudra 
d'admirables  récits  de  voyages,  des  romans  exotiques  d'une 
puissance  inconnue,  des  goûts  nouveaux  (comme  le  japonisme) 
en  art  :  curiosité  de  lettrés,  il  est  vrai,  et  môme  de  mandarins 
de  lettres,  si  l'on  y  tient,  mais  singulièrement  pénétrante, 
avisée  et  inA^entive.  Qui  dira  que  l'œuvre  de  ces  hommes,  ou 
encore  celle  d'un  Leconte  de  Liste,  d'un  Fromentin  ou  d'un 
Pierre  Loti,  n'a  pas  enrichi  notre  connaissance  du  monde?  De 
même  la  critique  d'un  Taine,  d'un  Renan,  d'un  Scherer  même 
ou  d'un  Montégut,  pour  être  moins  prompte  aux  enthousiasmes 
faciles  et  imprudents  de  la  génération  précédente,  n'en  a  sans 
doute  que  plus  puissamment  contribué  à  nous  faire  admirer 
certaines  œuvres  étrangères.  Elle  se  réclame  de  la  science  ; 
mais  qui  dit  science,  justement  dit  comparaison.  Il  n'y  a  pas 
de  critique  nationale  en  art  ou  en  littérature  :  il  n'y  a  que  des 
critiques  plus  ou  moins  ignorants  de  l'étranger.  Qui  contestera 
que  l'époque  de  Renan  et  de  Taine  n'ait  fait  faire  à  la  critique 
réfléchie  des  littératures   étrangères  d'incontestables   progrès? 

La  guerre  de  1870,  en  portant  un  coup  imprévu  à  quelques- 
unes  de  nos  plus  chères  illusions,  a  eu  pour  résultat  immédiat 
de  nous  mettre  sur  le  j»ied  de  l'hostilité  avec  une  ou  plusieurs 
nations  de  l'Europe.  Elle  a  heureusement  fortifié  la  conscience 
que  nous  avons  de  l'unité  morale  de  la  France.  Elle  a  fait 
passer  au    second    plan,  jusqu'en   ces    dernières   années,   les 


LES  INFLUENCES  ETRANGERES  EN  FRANCE  DEPUIS   1848     675 

questions  d'influencos  littéraires  internationales.  Il  a  fallu  des 
années  de  recueillement  à  la  France  pour  sentir  que,  môme  en 
littérature,  on  ne  s'isole  pas  impunément  du  monde  et  qu'un 
art  profondément  national  n'est  pas  nécessairement  en  guerre 
ouverte  avec  le  genre  humain. 

L'influence  anglaise.  — Joseph  de  Maistre  comparait  jadis 
l'Angleterre  et  la  France  à  «  deux  aimants  qui  s'attirent  par  un 
côté  et  se  fuient  par  l'autre,  car  ils  sont  à  la  fois  ennemis  et 
parents  ».  On  trouverait  une  frappante  confirmation  de  la  jus- 
tesse de  cette  ohservation  dans  l'histoire  des  jugements  portés 
en  France  sur  la  littérature  anglaise  depuis  cinquante  ans.  Ces 
jugements  ont  passé  de  l'hostilité  à  l'entiiousiasme.  Ils  se  sont 
rarement  arrêtés  dans  l'indifférence. 

Sur  aucun  pays  nous  n'avons  été,  entre  1850  et  1880,  mieux 
et  plus  abondamment  informés.  A  l'exemple  môme  des  Anglais 
s'étaient  créées  en  France  nos  grandes  revues  modernes.  A 
l'exemple  des  Anglais,  —  la  Hevue  fV Edimbourg  date  du  com- 
mencement de  ce  siècle  (1802),  la  Quark-rli)  Hevieio  remonte 
à  1800,  —  un  vif  besoin  d'information  exacte  sur  le  mouve- 
ment littéraire  européen  s'était  dévelo[)pé  chez  nous.  Une  revue 
spéciale  aux  choses  anglaises,  la  Revue  britannique,  s'était 
créée  en  1825  et  s'est  maintenue  depuis.  Nos  autres  grands 
recueils  périodiques,  et,  au  premier  rang,  la  Revue  des  Deux 
Mondes  (depuis  1831),  ont  toujours  largement  ouvert  leurs 
colonnes  aux  études  anglaises. 

Cependant,  aux  environs  de  1840,  il  semble  bien  que  l'in- 
fluence purement  littéraire  de  l'Angleterre  ait  luomentanément 
baissé  chez  nous.  Elle  avait  largement  alimenté  le  romantisme 
français.  Faut-il  s'étonner  que,  la  vogue  de  Shakespeare,  de 
Scott  et  de  Byron  s'étant  épuisée  avec  le  romantisme  lui-môme, 
il  y  ait  eu,  après  l'anglomanie  romantique,  un  temps  d'arrôt? 
A  vrai  dire,  les  historiens,  Hallam  ou  Macaulay,  agissent  pro- 
fondément sur  l'école  «  doctrinaire  »  et  sur  Guizot.  Mais  la 
curiosité  du  grand  public  ne  se  réveille  que  sous  le  second 
Empire,  et  cela,  principalement,  sous  l'action  d'Emile  Montégut 
et  de  Taine. 

Le  premier  des  excellents  articles  de  Montégut  sur  le  roman 
anglais  est  de  1851 ,  l'élude  de  Taine  sur  Dickens  a  paru  en  185G. 


676      RELATIONS  LITTÉRAIRES  UE   LA   FRANCE   AVEC  L'ÉTRANGER 

La  critique  française  des  choses  britaiinif|ues  se  renouvelait 
avec  la  littérature  anglaise  elle-même.  Pendant  quarante  ans, 
Montégut  s'est  fait ,  auprès  du  public  français ,  l'interprète 
ingénieux  et  tro{)peu  apprécié  des  livres  anglais.  Quanta  Taine, 
la  publication,  en  1864,  de  sa  magistrale  Histoire  de  la  Littéra- 
ture anglaise  a  fait  époque  dans  l'histoire  des  relations  intellec- 
tuelles entre  les  deux  pays.  Si  Taine  est  insuffisamment  informé 
des  travaux  de  l'érudition  moderne,  si  beaucoup  de  parties  de 
son  livre  —  et  notamment  les  origines  —  ont  singulièrement 
vieilli,  si  enfin  l'esprit  de  système  plie  arbitrairement  les  faits 
aux  conceptions  absolues  de  l'auteur,  son  livre  n'en  a  pas  moins 
éclairé  d'une  lumière  admirable  l'histoire  intellectuelle  d'un 
grand  peuple,  il  en  a  fixé  la  physionomie  et  distingué  dans  ses 
lignes  essentielles  l'évolution.  On  discute  pour  ou  contre  Taine, 
on  ne  discute  plus  sans  lui.  Toute  la  critique  européenne,  même 
en  Allemagne,  est  pleine  de  son  esprit  et  se  débat  avec  ses 
conclusions.  «  Le  nombre  des  nations  qui  sont  arrivées  à  pré- 
senter au  monde  une  expression  définitive  de  leur  être  intime 
n'est  pas  grand.  Jusqu'à  présent,  les  âges  modernes  n'en 
comptent  que  deux,  la  France  et  l'Angleterre.  »  Si  Montég-ut 
a  pu  soutenir  cette  opinion  un  peu  paradoxale,  n'estce  pas 
parce  que  Taine  avait  tracé  du  génie  anglais  une  image  d'un 
relief  surprenant,  telle  que  nous  n'en  possédons  aucune  pour 
aucun  autre  peuple?  Tous  les  critiques  français  qui  depuis  ont 
parlé  de  l'Angleterre,  comme  M.  Paul  Bourget  ou  M.  A.  Filon, 
relèvent  de  l'auteur  de  la  Littérature  anglaise. 

L'influence  anglaise  a  profondément  agi,  depuis  cinquante 
ans,  et  en  des  sens  très  difi'érents,  sur  l'esprit  français.  Elle  a 
transformé  notre  industrie,  orienté  souvent  notre  politique, 
modifié  plus  ou  moins  heureusement  nos  mœurs.  Littéraire- 
ment, elle  me  semble  surtout  sensible  dans  la  critique  philoso- 
phique et  esthétique,  dans  le  roman,  dans  la  poésie. 

La  philosophie  anglaise  n'a  jamais  cessé,  depuis  le  xvni"  siècle, 
d'exercer  en  France  une  action  réelle,  souvent  théorique,  plus 
souvent  encore  pratique  et  concrète.  Aux  environs  de  1810, 
Royer-Collard  avait  commencé  d'enseigner  en  France  la  philo- 
sophie de  Thomas  Reid,  et,  peu  après,  Cousin  et  Jouffroy  y  joi- 
gnaient Dugald-Stewart.    La   philosophie  écossaise,  beaucoup 


LES   INFLUENCES    ETRANGERES   EN   FRANGE  DEPUIS   1848      677 

raillée  par  Taine  et  son  école,  s'est  implantée,  grâce  à  Cousin, 
dans  l'enseignement  jusque  vers  1870.  Un  excellent  juge  mon- 
trait récemment  que,  bien  qu'imposée  comme  une  sorte  de  phi- 
losophie d'État,  elle  n'en  eut  pas  moins  le  mérite  d'habituer 
nombre  d'esprits  aux  consciencieuses  et  patientes  recherches 
de  la  psychologie,  au  souci  de  la  réalité  morale  et  sociale,  si 
négligée  par  Condillac  et  les  idéologues  '.  Cependant  le  positi- 
visme de  Comte  avait  franchi  la  Manche  et,  du  premier  coup, 
il  avait  conquis  l'esprit  anglais  :  —  aujourd'hui  encore,  quelques- 
uns  des  positivistes  de  marque  sont  des  Anglais,  M.  J.  Morley 
ou  M.  F.  Harrison.  Mais  le  comtisme  était  inaccessible  aux  pro- 
fanes :  des  gros  livres  où  son  fondateur  l'avait,  enseveli.  Bain, 
Stuart  Mill,  Buckle  tirèrent  les  éléments  d'une  psychologie, 
il'une  sociologie,  d'une  critique  historique,  et  Taine,  à  son  tour, 
popularisa  en  France  l'esprit  de  Mill  et  de  Buckle.  Comme 
Buckle,  et  après  lui,  il  a  eu  le  goût  des  petits  faits,  des  enquêtes 
minutieuses  et  méthodiques,  du  document  révélateur.  Avec  Mill, 
mais  en  disciple  très  original  et  presque  indépendant,  il  a  montré 
que  «  l'expérience  et  l'abstraction  font  à  elles  deux  toutes  les 
ressources  de  l'esprit  humain  »,  et  que  les  généralisations  de  la 
métaphysique  allemande  doivent  être  tempérées  par  les  obser- 
vations de  la  psychologie  anglaise,  la  «  direction  spéculative  » 
par  la  «  direction  pratique.  » 

L'empirisme  s'est  complété  et  élargi  par  l'évolutionnisme. 
Le  livre  de  Darwin  sur  l'Origine  des  espèces,  qui  est  de  1858,  a 
été  traduit  aussitôt.  Les  livres  de  Spencer  ont  paru  vers  le  même 
temps  {Premiers  principes,  1862).  L'avènement  de  la  doctrine 
■évolutionniste  a  été  le  grand  fait  de  l'histoire  intellectuelle  du 
monde  depuis  quarante  ans.  Faut-il  en  rappeler  les  conséquences 
littéraires?  Le  roman  et  le  théâtre  posant  des  problèmes  jusque-là 
inconnus  d'eux  :  lutte  pour  la  vie,  «  sélection  naturelle  »,  héré- 
<lité  »  ;  puis  l'école  naturaliste  puisant,  imprudemment  peut-être 
et  indiscrètement,  à  ces  sources  nouvellement  découvertes;  la 
•critique  historique  appliquant  à  l'étude  des  sociétés  humaines 
la  méthode  que  Darwin  avait  appliquée  à  l'étude  des  sociétés 
animales;  la  critique  littéraire  elle-même,  avec  M.  F.   Brune- 

1.  E.  Roui  roux.  De  l'influence  de  la  philosophie  écossaise  sur  la  philosophie  fran- 
fawe  (Études  d'hisl.  de  la  philosophie,  1897). 


678      RELATIONS  LITTERAIRES  DE   LA   FRANGE   AVEC  L  ETRANGER 

tière,  se  réclamant  de  Darwin  et  lui  empruntant  l'idée  de 
l'évolution.  La  pensée  du  monde  s'est,  en  vérité,  depuis  tantôt 
un  demi-siècle,  constamment  appuyée  sur  la  pensée  anglaise, 
fût-ce  pour  la  combattre. 

Quelques-uns  de  nos  écrivains  ont  contracté  également  une 
dette  envers  les  historiens  anglais  ou  envers  les  moralistes. 
Depuis  Montégut  il  y  a  eu,  sur  quelques  esprits,  une  action  dis- 
crète, mais  réelle,  d'Emerson,  Fauteur  des  Représentative  men, 
et,  plus  généralement,  du  protestantisme  libéral  à  l'anglaise  ou 
à  l'américaine.  Plus  éclatante  a  été  l'influence  de  Carlyle  sur 
Taine  :  depuis  l'étude  sur  V Idéalisme  anglais,  il  n'a  cessé  de  lui 
emprunter  l'amertume  de  son  ironie,  l'énormité  de  ses  boutades 
—  témoin  M.  Graindorge  «  marchand  d'huile  et  de  porc  salé  »,  — 
et  quelques-unes  de  ses  violences  de  jugement  ou  de  ses  visions 
apocalyptiques,  —  témoin  l'histoire  de  la  Révolution. 

Tout  le  monde  sait  quelle  est  actuellement  encore  la  fortune, 
parmi  nous,  du  roman  anglais.  Tel  grand  journal  quotidien 
publie  un  feuilleton  traduit  de  l'anglais  sur  deux  ou  sur  trois,  et 
Fenimore  Cooper  ou  Bulwer  Lytton  ont  eu  presque  autant 
d'éditions  à  l'étranger  qu'en  Angleterre  ou  en  Amérique.  Mais 
cette  invasion  de  romans  pour  familles,  pour  adolescents  ou 
pour  chercheurs  d'aventures  a  tout  juste  la  signiflcation  litté- 
raire de  la  vogue  de  Sue,  de  Dumas  père  ou  de  Gaboriau  à 
l'étranger. 

Thackeray  et  Dickens,  surtout  quand  Taine  leur  eut  consacré 
des  études  magistrales,  furent  très  vite  francisés.  L'auteur  de 
la  Foire  aux  vanités  nous  a  rendu  le  goût  de  Vhuniour,  perdu 
depuis  Sterne,  X.  de  Maistre  et  Nodier,  mais  d'un  humour  plus 
cinglant  et  presque  féroce.  Celui  de  Nicholas  Nickleb[i  nous 
a  révélé  une  sorte  de  réalisme  ironique  et  attendri  à  la  fois, 
une  forme  de  caricature  sentimentale  très  «lifférente  du  «  gro- 
tesque »  romantique  :  le  «  grotesque  » ,  c'est  le  laid  et  le  pitoyable, 
au  li(»u  que  le  laid  de  Dickens,  c'est  la  poésie  vraie  de  la  vie 
des  humbles.  Des  deux,  c'est  Dickens  qui  a  le  plus  agi.  Comme 
lui,  et  souvent  d'après  lui,  l'auteur  de  Jack  a  su  peindre  les  ridi- 
cules et  les  manies,  les  fantaisies  et  les  «  tics  »  de  ses  person- 
nages; comme  lui,  il  a  mis,  dans  des  tableautins  inspirés  par  la 
réalité  la  plus  nue,  des  échappées  de  tendresse  et  de  poésie; 


LES  INFLUENCES  ÉTRANGÈRES  EN   FRANGE  DEPUIS   1848     679 

comme  lui,  il  a  fait  vivre,  dans  des  romans  délicieux,  ce  person- 
nage qui  avant  lui  manquait  à  notre  littérature,  l'enfant. 

A.  de  Musset  avait  jadis  traduit  les  Confessions  d'un  man- 
geur d'ojyium  de  Thomas  de  Quincey.  Baudelaire  traduisit 
(1856-1 860)  Edgar  Poe.  L'extraordinaire  romancier  américain  a 
eu  chez  nous  une  très  réelle  influence.  Il  a  été  le  HofTmann 
d'une  génération  devenue,  en  fait  de  merveilleux,  plus  difficile 
que  la  précédente.  Comme  l'a  noté  Gautier,  «  le  Corbeau  du 
poète  américain  semhle  parfois  croasser  son  irréparable  Never, 
oh!  never  more  »,  dans  les  vers  de  Baudelaire*,  et  l'étrange 
génie  de  l'auteur  du  Scarabée  a  séduit  et  inspiré  des  conteurs 
comme  Villiers  de  l'Isle-Adam  ou  M.  Paul  Hervieu,  des  poètes 
comme  Stéphane  Mallarmé. 

Mais  le  plus  grand  des  écrivains  anglais  de  ce  siècle  a  été 
pour  nous  George  Eliot.  C'est  en  4859  que  Montégut  présentait 
à  la  France  l'auteur  à' Adam  Bede.  On  peut  dire  que,  sans 
tapage,  sans  éclat  et  sans  violence,  sa  fortune  s'est  depuis  lors 
solidement  assise  parmi  nous.  Dickens  a  vieilli,  mais  Eliot,  au 
même  titre  (jue  Sand,  est  entrée  dans  la  littérature  universelle  et 
éternelle.  C'est  qu'en  effet,  —  comme  le  notait  M.  F.  Brunetière 
dans  une  retentissante  étude,  —  le  roman  d'Eliot  ne  tient  pas 
seulement  sa  grande  place,  une  place  de  tout  premier  rang, 
dans  l'histoire  d'un  genre;  il  nous  donne  encore,  il  nous  donnera 
toujours  des  leçons  de  tolérance,  de  patience,  de  solidarité  simple 
et  vraie.  Adam  Bede  ou  le  Moulin  sur  la  Floss  ne  sont  pas  seu- 
lement des  œuvres  littéraires  supérieures;  ce  sont  encore  des 
confessions  d'un  des  grands  cœurs  de  ce  siècle.  Nous  les  sentons 
imprégnées  d'une  humanité  supérieure  et  meilleure,  et  c'est  ce 
qui  explique  qu'elles  aient  agi  plus  ou  moins  sur  tous  ceux  de 
nos  romanciers  qui,  répudiant  le  réalisme  brutal  de  M.  Zola,  ont 
essayé,  depuis  quinze  ans,  de  donner  au  «  naturalisme  »  une 
base  plus  large,  plus  solide,  plus  humaine.  Influence  difluse, 
mais  puissante,  comparable  seulement  à  celle  de  Tolstoï. 

Cependant  Shakespeare  n'a  pas  cessé  d'être  joué  sur  nos 
théâtres  et  d'y  faire  des  progrès.  Non  pas  que  nous  soyons 
arrivés  à  le  supporter  dans  sa  crudité,  —  nous  restons  pour  cela 

1.  Ilisl.  du  Romantisme,  p.  348.  —  Voir  E.  Hennequin,  Écrivains  francisés. 


I 


680      RELATIONS  LITTÉIIAIHES   DE  LA    FRANCE   AVEC  L'ÉTRANGER 

trop  de  notre  race  et  de  notre  temps, —  mais  du  moins  avons- 
nous  plus  pleinement  compris  les  grandes  œuvres  classiques, 
notamment  «  ces  âmes  profondes  et  silencieuses  »  dont  parle 
Hegel,  celle  d'Hamlet  surtout,  à  laquelle  M.  Mounet-Sully  a 
prêté  son  prestigieux  génie.  D'aulre  part,  nous  avons  découvert 
dans  la  forêt  de  l'œuvre  shakespearienne  des  coins  inconnus 
de  la  France  romantique,  le  Sonr/e  d'une  nuit  d'été,  le  Conte 
d'hiver,  toute  la  fantaisie,  toute  la  grâce,  toute  la  poétique  fami- 
liarité de  Shakespeare.  D'innombrables  traducteurs  et  adapta- 
teurs ont,  depuis  F.-V.  Hugo  (1859-1867)  et  depuis  Montégut 
(18G7-1870),  fait  de  louables  et  parfois  remarquables  efforts  pour 
nous  faire  lire  ou  entendre  tout  le  répertoire  shakespearien  '  et 
même  celui  des  contemporains  du  maître.  Cette  année  même 
(1899),  deux  adaptations  françaises  iVOthello  et  d'Hamlet  ont  tenu 
l'affiche  de  deux  grands  théâtres  de  Paris,  et  ce  sont  les  deux 
plus  grands  acteurs  français  vivants  qui  jouaient  les  deux  prin- 
cipaux rôles. 

Enfin,  la  poésie  anglaise  du  xix'^  siècle,  en  dehors  deByron, 
a  pénétré  cliez  nous  en  même  temps  que  le  culte  de  la  peinture 
préraphaélite.  Shelley  a  été  entièrement  traduit.  On  nous  a 
parlé  longuement  de  Coleridge,  de  Keats,  de  AVordsvvorth,  de 
Tennyson,  d'Elizabeth  Browning.  On  nous  a  fait  connaître 
l'œuvre  puissante  et  singulière  de  Ruskin.  Grâce  surtout  à 
M.  Paul  Bourget,  interprète  délicat  de  ces  formes  d'art  subtiles, 
les  poètes  anglais  ont  conquis,  non  pas  la  foule,  mais  une  élite 
de  lecteurs  épris  de  beauté,  en  même  temps  que  la  peinture 
exquise  et  tourmentée  des  Burne  Jones  et  <les  Rossetti  séduisait 
quelques  délicats.  Ainsi  l'Angleterre,  patrie  du  réalisme,  nous 
a  envoyé,  entre  toutes  les  tentatives  d'art  de  ce  siècle,  les  plus 
hautes  et  les  plus  rares. 

L'influence  allemande.  —  De  toutes  les  nations  curo- 
})éennes,  TAllemagne  est  celle  pour  laquelle  les  romantiques 
avaient  ressenti  le  plus  de  tendresse.  En  1840,  l'enchantement 
cessa  brusquement.  Le  traité  de  Londres,  en  nous  montrant 
l'Autriche  et  la  Prusse  alliées,  en  Orient,  à  l'Angleterre,  nous 
dessilla  les  yeux.  Ce  fut  une  levée  de  boucliers.  Becker  nous 

i.  Voir,  pour  une  liste,  d'ailleurs  inconiplèle,  de  ces  iniilalions,  rarliclc  Sha- 
kespeare (tiré  à  part  du  catalogue  du  British  Muséum). 


LES  INFLUENCES  ÉTRANGÈRES   EN  FRANCE  DEPLUS   1848     681 

lança  son  Rhin  allemand.  Musset  lui  répondit  par  les  spirituels 
et  patriotiques  couplets  qu'on  connaît.  En  vain,  Lamartine  écrivit 
sa  noble  et  imprudente  Marseillaise  de  la  paix.  Le  charme  était 
rompu. 

Depuis  1848,  nous  avons  passé,  en  ce  qui  touche  la  pensée 
allemande,  par  deux  phases.  Le  second  Empire,  principalement 
entre  18G0  et  1870,  a  été  une  période  d'études  critiques  très  solides 
et  pénétrantes,  particulièrement  en  philosophie  et  en  histoire 
religieuse  :  les  influences  purement  littéraires  ont  été  clairse- 
mées. Depuis  1871,  nous  avons  pris  surtout  de  l'Allemagne  sa 
pédagogie,  ses  méthodes  d'érudition,  ses  méthodes  scientifiques 
et  le  wagnérisme.  D'une  façon  générale,  l'Allemagne  a,  depuis 
trente  ans,  beaucoup  préoccupé  la  critique  française,  et  de  très 
sérieux  efîorts  ont  été  faits  pour  nous  tenir  au  courant  des 
choses  germaniques.  La  question  est  de  savoir  si  ces  efforts  ont 
toujours  éveillé,  dans  le  grand  public,  l'attention  qu'ils  méri- 
taient, et  si,  parfois  aussi,  il  ne  s'est  pas  mêlé,  aux  études  que 
l'Allemagne  a  provoquées  chez  nous,  un  peu  d'illusion  ou  de 
partialité. 

L'illusion  généreuse  a  été  le  défaut  de  la  critique  avant  1870. 
Le  22  septembre  1845,  Renan  écrivait,  de  Tréguier,  à  sa  sœur, 
qu'il  s'initiait  à  la  littérature  allemande  et  que  le  contact  de 
cette  pensée  forte  et  noble  lui  était  une  révélation  :  «  J'ai  cru, 
disait-il,  entrer  dans  un  temple,  quand  j'ai  pu  contempler  cette 
littérature  si  pure,  si  élevée,  si  morale,  si  religieuse,  en  prenant 
ce  mot  dans  son  sens  le  plus  élevé...  »  Ce  que  lisait  le  jeune 
Renan,  c'était  Gœthe,  c'était  Ilerder,  c'était  Kant.  Naïvement, 
il  prenait  l'Allemagne  de  la  veille  —  ou  de  l'avant-veille —  pour 
l'Allemagne  de  184o.  Nous  avons  chèrement  payé,  ailleurs  encore 
qu'en  littérature,  cette  illusion-là.  Mais,  jusqu'en  1870,  elle  a  été 
très  répandue.  Heine  a  eu  beau  nous  redire,  en  d'étincelants  pam- 
phlets, que  l'Allemagne  qu'avait  vue,  ou  cru  voir,  M""  de  Staël 
était  un  reste  du  passé,  et  que  les  événements  de  1815  avaient 
marqué  d'un  pli  ineffaçable  une  Allemagne  nouvelle.  Rien  n'y 
faisait.  Nous  avions,  jadis,  identifié  l'Allemagne  avec  ses  poètes. 
Nous  l'identifiions  maintenant  avec  ses  philosophes.  «  Ce  qui  a 
vaincu  à  Sadowa,  disait  encore  Renan  en  1866  —  incomplète- 
ment revenu  de  son  rêve  de  1845,  —  c'est  la  science  germanique, 


682      HELATIONS   LITTKRAIRES   DH   LA   FRANCE   AVEC  L  ETRANGER 

c'est  la  vertu  germanique,  c'est  le  protestantisme,  c'est  la  philo- 
sophie, c'est  Luther,  c'est  Kant,  c'est  Fichte,  c'est  Hegel'.  » 
Cependant,  tout  n'était  pas  illusion  dans  ce  point  de  vue,  et  il  y 
a  beaucoup  à  ])rendrc,  aujourd'hui  encore,  dans  les  travaux  dont 
l'Allemagne  a  été  l'ohjet  on  France,  sous  le  second  Empire.  La 
Revue  germanique  et  française,  fondée  en  185"  par  Ch.  Dollfus 
et  Nefftzer,  s'était  donné  pour  mission  de  faire  connaître  les 
idées  allemandes  chez  nous.  Des  critiques  de  marque,  Saint- 
René-ïaillandier,  Caro,  Montégut,  Ghallemel-Lacour,  Cher- 
buliez,  et  surtout  Edmond  Scherer,  travaillaient  à  la  même 
œuvre. 

Les  événements  de  1870  furent  cruels  à  tous  les  Français, 
mais  particulièrement  à  ceux  qui  s'étaient  voués  à  cette  œuvre 
d'union.  «  L'Allemagne,  avouait  Renan,  avait  été  ma  maîtresse, 
j'avais  la  conscience  de  lui  devoir  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en 
raoi^  »  Voici  que  cette  «  maîtresse  »  apparaissait  comme  étran- 
gement difîéren  te  d'elle-même  :  au  mirage  se  substituait  la  réalité. 
L'Allemagne,  cerveau  des  peuples  et  matrice  du  monde  pensant, 
n'était  plus  qu'une  nation  comme  tant  d'autres,  brutale  et 
égoïste.  La  philosophie  d'un  Hegel  légitimait  les  pires  attentats. 
La  religion  d'un  Luther,  qu'on  croyait  faite  pour  l'univers, 
«  n'a  été  faite  que  pour  les  pays  germaniques  ».  La  Prusse, 
cette  «  Vendée  du  Nord  »,  «  cette  anti-France  de  la  Baltique  », 
semblait  comme  une  négation  vivante  de  ce  génie  de  Gœthe 
que  nous  avions  tant  aimé.  Enlin,  nous  allions  éprouver  de 
jour  en  jour  la  vérité  profonde  de  cette  remarque  d'Edgar  Quinet  : 
«  Quand  (in  a  enlevé  à  la  nation  française  l'Alsace  et  la  Lorraine 
allemande,  on  ne  lui  a  pas  ôté  seulement  des  champs  et  même 
des  hommes.  On  lui  a  arraché  un  esprit,  celui  de  la  race  germa- 
nique, en  sorte  que  la  France  pourrait  dire  :  Une  vertu  est  sortie 
de  nous.  » 

Il  y  a  deux  manières  de  subir  l'induence  d'une  nation  :  il  y 
a  l'intluence  positive  et  il  y  a  la  réaction.  La  critique  française 
a,  depuis  1870,  successivement  |)rôné  ces  doux  manières.  Mais, 
en  fin  do  compte,   il  sest  trouvé  (ju'ollo  a  repris    et  continué 

1.  Questions  contemporaines,  Yi.  vu. 

2.  L'i  réforme  intellectuelle  et  morale  (1872).  —  Comparer  l'article  symploma- 
tiquc  (le  Caro:  Let  deux  Allemaçines  {Revue  des  Deux  Mondes,  V  nov.  1871). 


LES  INFLUENCES  ETRANGERES  EN  FRANCE  DEPUIS  1848      683 

—  quoique  dans  un  esprit  très  diflerent  et,  ayons  le  courage 
de  le  proclamer  (malgré  quelques  erreurs  manifestes),  généra- 
lement plus  impartial  qu'on  ne  s'est  plu  à  le  dire  chez  nos 
voisins  —  l'œuvre  de  la  critique  du  second  Empire. 

Dans  une  lettre  à  E.  ïlavet,  du  24  mars  1852',  Taine  disait 
des  philosophes  allemands  :  «  Ils  sont  par  rapport  à  nous  ce 
qu'était  l'Angleterre  par  rapport  à  la  France  au  temps  de  Vol- 
taire. J'y  trouve  des  idées  à  défrayer  tout  un  siècle.  »  La  com- 
paraison est  expressive  et,  si  l'on  considère  l'influence  que 
Kant,  Hegel  ou  Schopenhauer  ont  exercée  chez  nous  dejiuis 
cinquante  ans,  à  peine  exagérée.  De  l'influence  purement  philo- 
sophique des  Allemands,  ce  n'est  pas  le  lieu  de  parler  ici.  Mais, 
de  même  que  le  darwinisme  ou  le  positivisme,  de  même  l'hégé- 
lianisme  ou  le  pessimisme  ont  eu  leur  retentissement  dans  la 
littérature.  Par  l'intermédiaire  de  Renan,  de  Taine,  de  Scherer, 
de  Yacherot,  Hegel  -  a  apporté  comme  une  confirmation  méta- 
physique aux  théories  évolutionnistes.  H  a  merveilleusement 
contrihué  à  ramener  l'esprit  français  à  la  notion  de  la  complexité 
de  l'univers  et  au  respect  du  mystère  universel  :  c'est  en  song-eant 
à  Hegel  qu'un  pur  littérateur  comme  Doudan  pouvait  écrire  : 
«  J'aime  autant  de  g-rands  marais  trouhles  et  profonds  que  ces 
deux  verres  d'eau  claire  que  le  g-énie  français  lance  en  l'air  avec 
une  certaine  force,  se  flattant  d'aller  aussi  haut  que  la  nature  des 
choses».  Ensuite,  l'hégélianisme  a  eu,  ce  me  semble,  sa  part 
d'influence  dans  la  constitution  du  naturalisme  :  Flaubert  le  lisait 
avec  sympathie,  et  j'extrais  d'une  lettre  adressée  aux  Débats,  le 
2o  janvier  1870  (la  date  a  son  importance)  par  Taine  et  Renan,  à 
propos  d'une  souscription  ouverte  en  Allemag-ne  en  faveur  d'une 
statue  à  Heerel,  ces  lignes  significatives  :  «  Sa  conscience  de 
l'univers  fut  la  plus  larg'c  et  la  plus  haute;  elle  a  donné  la  paix 
et  des  motifs  suffisants  de  vertu  à  une  foule  d'ùmes,  en  dévelop- 
pant leur  sympathie  pour  tout  ce  qui  est  et  tout  ce  qui  peut  être.  » 
Entre  la  philosophie  d'un  Hegel  et  la  poésie  d'un  Leconte  de 
Liste,  il  y  a  mieux  qu'un  rapport  fortuit.  Enfin,  les  théories  de 
Hegel  sur  l'art,  en  tant  qu'il  représente  la  race,  le  moment  et  le 

1.  Citée  par  G.  Monod,  Renan,  Taine,  Miclielet,  p.  84. 

2.  E.  Scherer,  article  sur  Hegel  {Mél.  d'/nst.  rel.,  18G1);  Taine,  Philosoplies 
classiques,  et  préface  (depuis  modifiée)  de  la  première  édition  des  Essais  de  cri- 
tique; Yacherot,  La  mélaphi/siqiie  el  la  science,  1858,  etc. 


684     RELATIONS  LITTERAIRES  DE  LA  FRANGE   AVEC  L  ETRANGER 

milieu,  ont  profondément  agi  sur  la  critique  de  Taine,  et,  par 
lui,  sur  l'orientation  générale  de  notre  littérature. 

Peu  de  temps  après  l'introduction  de  rhégélianisme  chez 
nous,  le  pessimisme  de  Schopenhauer  y  trouvait  ses  premiers 
adeptes.  A  A'rai  dire,  il  y  eut  longtemps  une  légende  de  Scho- 
penhauer, et  son  nom  a  eu  le  |)rivilégo  d'exciter  en  France  plus 
d'un  sourire  inintelligent.  Ouldierons-nous  pour  cela  que  Flau- 
bert a  été  un  de  ses  premiers  admirateurs?  (|u'en  1870,  Challe- 
mel-Lacour  révélait  l'homnio,  après  le  philosophe,  au  public 
français,  dans  un  article  qui  lit  du  bruit?  que,  depuis  lors,  ses 
œuvres,  traduites  presque  entièrement,  ont  répandu  parmi  nous 
un  pessimisme  à  hase  morale  et,  jusque  dans  ses  négations, 
presque  religieux'?  Action  limitée,  il  est  vrai,  car  il  n'est  pas 
de  ceux  que  lit  le  grand  public,  mais  action  profonde,  plus 
profonde  assurément  que  celle  de  ce  Nietzsche,  dont  quelques 
snoùs  vantaient,  dans  ces  dernières  années,  l'étrange  Zarathnslra 
—  qu'au  surplus  ils  n'avaient  pas  ouvert  -  —  et  dont  l'œuvre, 
maintenant  mieux  connue,  est  la  plus  éclatante  protestation 
contre  le  christianisme  que  le  monde  ait  vue  depuis  cent  ans. 

L'influence  de  la  science  allemande  n'a  pas  été  moins  pro- 
fonde, et  elle  a  été  certainement  plus  générale  chez  nous,  que 
celle  de  la  philosophie.  «  Tout  le  monde  sait  aujourd'hui,  écri- 
vait Taine  en  1865,  qu'en  fait  de  recherches  historiques  et  sur- 
tout de  philologie  classique,  c'est  au  delà  du  Rhin  que  nous 
devons  aller  chercher  nos  doctrines  ^  »  Le  prestige  de  la  science 
allemande  avait  commencé  déjà  avec  Quinet,  par  Herder  et 
Creuzer,  avec  Michelet,  par  Niehuhr  et  J.  Grimm.  Il  continue 
par  0.  Millier,  Curtius,  Bojip,  Diez,  Mommsen.  En  matière 
d'antiquité  classique,  les  Allemands  ont  renouvelé,  en  tout  pays, 
les  procédés  de  recherches  et  d'enseignement.  Dans  l'histoire 
des  religions,  ils  ont  eu  D.  F.  Strauss  et  Chr.  Baur  avant  que 
nous  ayons  eu  Renan. 

Pour  nous  en  tenir  à  la  littérature  générale,  deux  courants 

1.  Foiicher  de  (lareil,  llerjel  el  Schopenhauer,  1802;  Challemei-Lacoiir,  Un 
bouddliifite  contemporain  en  Allemagne  (Hevi/e  des  Deur  Monde",  15  mars  1S70); 
Ribol,  La  philosophie  de  Schopenhauer,  1888;  F.  lUninelicre,  La  philosophie  de 
Schopenhauer  [Revue  des  Deux  Mondes,  1"  nov.  1890).  etc. 

2.  Une  Iradiiclion  compièlc  de  Nietzsche,  sous  la  direction  de  H.  Albert,  parait 
•en  ce  nioinenl.  —  Cf.  H.  Lichtenberf-'er,  La  philosophie  de  Nietzsche,  4898. 

3.  Débats  du  G  novembre  18Co  (art.  sur  0.  .Miiller). 


LES  INFLUENCES  ÉTRANGÈRES  EN   FRANCE  DEPUIS   1848     68ii 

d'idées  me  paraissent  être  venus  de  l'érudition  allemande,  avec 
une  puissance  très  inégale.  Dans  un  domaine  restreint,  l'histoire 
des  religions  a  conduit  quelques  esprits  à  la  notion  de  l'évolu- 
tionnismo  relig-ieux;  mais  la  double  influence  du  catholicisme  et 
de  la  i)ure  philosophie  a  toujours  fait  échec  à  cette  tendance, 
hors  de  la  critique  protestante  :  Renan  l'exprime  en  quelque 
mesure,  Taine  en  conçoit  la  légitimité,  sans  y  adhérer  personnel- 
lement; l'esprit  français  répugne,  semble-t-il,  à  Schleiermacher 
comme  à  Strauss;  il  répète  le  mot  de  Quinet  sur  la  Vie  de 
Jésus  de  ce  dernier  :  «  Le  Christ,  dans  ce  système,  n'est  plus 
qu'un  song-e'...  »  Nous  nous  sommes  beaucoup  mieux  assimilé 
la  conception  de  l'enseig-nement  universitaire  allemand.  Depuis 
1870,  nous  avons  tous  admis  avec  Renan  que  «  IWUemag'ne  a 
tiré  des  Universités,  ailleurs  aveugles  et  obstinées,  le  mouvement 
intellectuel  le  plus  riche,  le  plus  flexible,  le  plus  varié,  dont 
l'histoire  de  l'esprit  humain  ait  gardé  le  souvenir-  ».  La  notion 
de  la  solidarité  des  sciences  historiques  et  philologiques  nous  est 
devenue  familière.  Il  n'y  a  pas  un  livre  d'histoire  un  peu  notable 
chez  nous  oii  ne  se  retrouve  aujourd'hui  implicitement  cette  idée. 
Au  contact  des  méthodes  allemandes,  si  l'esprit  français  a  parfois 
perdu  de  sa  souplesse  et  de  son  élégance,  il  a,  plus  souvent  encore, 
gag-né  en  exactitude,  en  scrupule,  en  profondeur.  Nous  avons 
beaucoup  dû,  pour  la  constitution  de  notre  haut  enseignement,  à 
l'influence  allemande,  et  parle  haut  enseignement  cette  influence 
a  gagné  toute  notre  littérature  didactique. 

Depuis  1830,  la  poésie  allemande  ne  nous  a  guère  donné  que 
Heine.  Mais  le  présent  est  d'importance.  On  nous  l'a  traduit 
entre  1848  et  1860.  Nous  l'avons  adopté  aussitôt  et  lui  avons 
fait  une  place  près  des  nôtres.  Théophile  Gautier  s'inspire  de  lui. 
Banville  le  proclame  le  plus  grand  poète  du  siècle  après  Hugo. 
Baudelaire  lui  reproche,  qui  l'eût  cru?  son  «  sentimentalisme 
matérialiste  )>,  mais  lui  emprunte  son  rire  amer  et  son  ironie 
grosse  d'émotion.  «  Heine,  écrit  Sainte-Beuve  en  4867,  est  fort  à 
la  mode  en  ce  moment  chez  nous.  »  Du  lyrisme  romantique,  il 
nous  offrait  le  plus  pur  et  le  meilleur,  mais  tempéré,  pour  une 
génération  de  sceptiques,  par  l'incroyance  et  par  le  doute. 

i.  Allemagne  et  Italie,  p.  231. 

2.  Questions  contemporaines,  p.  81. 


68G      RELATIONS   LITTEHAIRKS  DE  LA   FRANCE   AVEC   L  ETRAN(;ER 

Nous  avons,  dans  ces  dernières  années,  appris  à  connaître 
quelques-uns  des  meilleurs  dramaturges  et  romanciers  de  l'Alle- 
magne  d'aujourd'hui  :  au  premier  rang,  Sudcrmann  et  G.  Haupt- 
mann.  Mais  surtout  nous  avons  pénétré  le  génie  du  plus  grand 
sans  doute  des  Allemands  de  ce  siècle,  de  Richard  Wagner. 
L'influence  wagnérienne,  lente  à  s'implanter  parmi  nous,  n'en  a 
que  plus  profondément  agi,  non  seulement  sur  la  musique  fran- 
çaise, mais  sur  notre  esthétique,  notre  poésie,  notre  peinture 
môme.  Celui  que  Nietzsche,  après  l'avoir  adoré,  appelait  le 
«  Cagliostro  de  la  modernité  »,  a  merveilleusement  créé  la 
forme  du  lyrisme  qui  convenait  à  cette  fin  du  xix"  siècle.  Litté- 
rairement, il  a  puissamment  contribué  à  battre  en  brèche  le 
naturalisme.  Il  a  remis  en  vogue  le  moyen  âge  et  le  sentiment 
religieux.  11  a  évoqué,  devant  une  génération  lasse  du  terre  à 
terre  de  l'observation  quotidienne,  des  spectacles  héroïques 
et  des  légendes  d'une  inexprimable  poésie.  Il  a,  tout  en  par- 
lant à  l'esprit,  parlé  aux  sens,  dans  une  langue  d'une  troublante 
puissance.  Enfin  il  a  su,  en  des  oeuvres  géniales,  réaliser, 
comme  jamais  encore  poète  n'y  avait  réussi,  cette  forme  d'art 
particulièrement  chère  à  notre  époque  :  le  symbolisme. 

Les  Slaves.  —  Aucune  des  influences  étrangères  subies  par 
la  France  depuis  1850  n'a  égalé  en  profondeur  et  en  continuité 
l'influence  anglaise  et  l'influence  allemande.  Cependant,  de  tous 
les  groupes  ethniques  dont  l'ensemble  constitue  l'Europe,  il  n'y 
en  a  presque  pas  un  seul  qui  n'ait,  depuis  un  demi-siècle,  retenu 
l'attention  ou  la  sympathie  des  lecteurs  français. 

Le  groupe  slave  a  d'abord  été  représenté  chez  nous  par  la 
Pologne.  On  sait  de  reste  les  sym[)athies  que  celte  malheureuse 
nation  a  rencontrées  chez  nous  :  chacune  des  insurrections  de 
Pologne,  notamment  en  1830-32  et  en  18G3,  a  provoqué  en 
France  un  vif  mouvement  de  curiosité  à  l'endroit  des  mœurs, 
de  la  littérature,  de  l'art  polonais,  et  la  présence  j)armi  nous 
d'émigrés  polonais  illustres,  autant  que  la  popularité  de  notre 
littérature  en  Pologne,  a  toujours  maintenu  des  relations  étroites 
entre  les  deux  nations.  Slo^va('ki  et  Krasinski  sont  morts  à 
Paris,  et  le  troisième  grand  poète  polonais  de  ce  siècle,  Adam 
Mickiewicz,  y  a  vécu.  Celui-là  surtout,  —  l'ami  de  Montalem- 
bcrt,  de  Lamennais,  de  Cousin,  de  Quinet,  de  Michelet,  — y  a  été 


LES  INFLUENCES   ÉTRANGÈRES   EN   FRANGE   DEPUIS   1848      087 

vraiment  populaire.  Son  cours  du  CoUèg-e  de  France,  d'où  il  a 
tiré  un  livre  encore  solide  aujourd'hui  sur  les  Slaves  *  —  la  pre- 
mière tentative  faite  dans  notre  langue  sur  ce  vaste  sujet,  —  a 
excité  tour  à  tour  l'enthousiasme  et  —  en  présence  des  manifesta- 
tions mystiques  de  la  fin  —  l'étonnement.  Mickiewicza  vraiment 
personnifié  la  Pologne  en  France.  Plusieurs  de  ses  ouvrages 
ont  été  traduits,  notamment  les  Pèlerins  polonais,  qui  ne  sont 
pas  sans  rapport  avec  les  Paroles  cVnii  croyant.  George  Sand 
a  écrit  de  belles  pages  sur  ses  poèmes.  Mais  aucun  de  ses  chefs- 
d'œuvre ,  non  pas  même  Monsieur  Thadée,  ne  semble  avoir 
exercé  chez  nous  une  profonde  influence.  Il  a  été  une  force  morale 
et  sociale,  plus  encore  qu'une  force  poétique. 

L'un  des  résultats  de  la  sympathie  qu'inspirait  la  Pologne 
a  été,  pendant  long-temps,  de  nous  détourner  de  la  Russie. 
C'étaient  des  critiques  jtolonais,  comme  M.  J.  Klaczko,  qui  fai- 
saient connaître  chez  nous  les  choses  slaves.  D'autre  part,  le 
spectre  du  panslavisme  hantait  les  esprits,  et  tel  critique,  pour 
aA'Oir  manifesté  l'intention  d'apprendre  le  russe,  ])assait  [)our 
un  dangereux  espion.  Quant  aux  Slaves  de  Bohême  ou  d'Au- 
triche, on  les  ignorait  entièrement,  et  quand  M.  Louis  Léger 
partit,  en  18G4,  pour  la  Bohême,  quelques-uns  crurent  qu'il 
voulait  se  perfectionner  dans  l'étude  de  l'allemand  -.  Seul  de 
tous  les  écrivains  du  second  Empire,  Mérimée  savait  le  russe  : 
il  a  parlé  en  excellents  termes  de  Gogol  et  de  Tourguenev;  il  a 
traduit  (assez  inexactement  d'ailleurs)  le  Revisor  du  premier. 
Quelques  romans  russes,  dont  Taras  Boulba,  ont  remporté  un 
vrai  succès  chez  nous  dès  avant  1870;  les  poèmes  et  nouvelles 
de  Pouchkine  ont  été  traduits,  et  Tourauenev,  l'ami  de  Flaubert 
et  de  Taine,  faisait  paraître  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes 
plusieurs  de  ses  nouvelles.  Mais  il  n'y  avait  pas,  à  pro})rement 
parler,  d'influence  de  la  littérature  russe  parmi  nous. 

Cette  influence  date,  cà  vrai  dire,  de  la  publication,  à  partir  de 
i883,  des  belles  études  de  M.  de  Vogué  sur  les  romanciers 
russes.  Son  livre  sur  le  Roman  russe  (1886)  a  été  véritablement 
l'œuvre  révélatrice,  l'équivalent,  ]>our  la  Russie,  de  ce  que 
M"""  de  Staël  avait  fait  jadis  pour  l'Allemagne  :  une  iniroduc- 

1.  Les  Slaves  [cours  de  18i0-41],  Paris,  i849,  o  voL  in-8. 

"2.  L.  Léger,  Souvenirs  d'un  slavouhile  {Cosmopolis,  septembre  1897). 


688      RELATIONS   LITTKHAIRKS   DE   LA   FRANCE   AVEC  L  ÉTRANGER 

tion  émue,  chaude  d'un  entliousiasme  coinmunicatif,  dans  un 
monde  presque  nouveau  pour  nous.  Comme  le  livre  De  l" Alle- 
magne, celui-ci  venait  à  son  heure.  Pour  ne  rien  dire  ici  des 
circonstances  politiques,  il  nous  apportait,  au  moment  où  le 
naturalisme  s'épuisait  parmi  nous,  au  lendeniain  du  Germinal 
de  M.  Zola  (1885),  une  admirahle  moisson  de  chefs-d'œuvre, 
très  différents  entre  eux,  mais  qui  tous  avaient  ce  caractère 
commun  de  verser  dans  une  ohservation  intense  de  la  vie  com- 
mune une  profonde,  une  intense  émotion  morale.  Le  roman 
russe,  c'était  l'humanité  rentrant,  toutes  portes  ouvertes,  dans 
le  naturalisme.  Et  assurément  il  faut  faire  ici  la  part  de  George 
Eliot,  et  il  faudra  faire  celle  des  écrivains  Scandinaves.  Mais 
Tourg'uenev,  Dostoevsky,  Tolstoï  et  leur  maître  à  tous,  Gogol, 
ont  eu,  dans  celte  transformation  du  naturalisme,  la  première 
place. 

Des  quatre,  le  premier  était  le  plus  connu,  et  c'était,  d'autre 
part,  le  }dus  «  occidental  »  :  d'où  sa  moindre  popularité,  actuel- 
lement encore,  chez  nous.  L'admirable  artiste  qui  a  écrit  les 
Mémoires  d\in  chasseur  est  à  la  fois  très  russe  et  très  cosmo- 
polite. Dostoevsky,  le  grand  proscrit,  nous  apportait,  au  con- 
traire, une  vision  singulièrement  poignante  des  souffrances  de 
son  exil  [Mémoires  de  la  maison  des  morts)  et,  dans  le  Crim.e  et 
le  Chéitimenl  (1867  —  traduit  en  1885),  il  posait,  dans  toute  sa 
tragique  horreur,  le  problème  du  droit  à  l'existence.  Le  roman 
de  Dostoevsky  touche  aux  deux  préoccupations  dominantes  de 
notre  époque  :  il  est  à  la  fois  socialiste  et  chrétien.  Enfin  le 
puissant  génie  de  Tolstoï  s'imposait,  et  s'impose  encore,  à  nous 
—  moins  par  des  œuvres  de  polémique  ou  de  morale,  qui  ont 
excité  plus  de  curiosité  que  d'admiration,  —  que  par  quelques 
romans  de  tout  premier  ordre.  Le  roman  n'a  rien  produit, 
au  xix"  siècle,  de  plus  achevé  comme  tableau  d'histoire  que 
l'épopée  de  la  Guerre  et  la  Paix;  de  plus  exquis  comme  auto- 
biographie que  les  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse;  de  plus 
profond  comme  peinture  des  crises  de  l'àme  (\\\Anna  Karénine 
ou  que  Résurrection.  Aucun  romancier  n'a  eu,  en  tout  pays, 
plus  de  lecteurs  amis.  Aucun  n'a  mieux  exprimé  cette  religion 
de  la  souffrance  humaine,  qui  reste  comme  la  caractéristique 
de  l'inlluence  russe  parmi  nous. 


LKS  INFLUENCES   ÉTRANGÈRES   EN  FRANCE  DEPUIS   1848     G89 

Cette  influence  ne  s'est  pas  exercée  seulement  dans  le  roman. 
Elle  a,  avec  la  Puissance  des  ténèbres,  passé  au  théâtre.  Et 
elle  ne  s'est  pas  limitée  aux  grands  noms  cités  plus  haut  : 
des  traductions  de  Pisemski,  d'Ostrowski,  de  quehjues  autres 
encore,  ont  accru  notre  connaissance  de  la  littérature  russe,  en 
même  temps  que  l'alliance  franco-russe  donnait  à  l'étude  de  la 
langue  une  impulsion  inattendue.  Ce  sera  affaire  aux  critiques 
du  prochain  siècle  de  déterminer  exactement  la  portée  d'un 
mouvement  qui  dure  encore. 

Les  Scandinaves.  —  Il  faut  en  dire  autant  de  l'influence 
Scandinave.  Celle-ci  est  toute  récente.  Des  nations  Scandinaves 
nous  ne  connaissions  guère  que  l'histoire  politique,  si  souvent 
mêlée  à  la  nôtre,  et  quelques  rares  critiques,  comme  X.  Marmier 
ou  A.  Gefîroy,  nous  avaient  seuls  parlé  de  leur  littérature.  Elle 
était  objet  de  curiosité  —  à  peu  près  comme  jadis  l'œuvre 
d'Œhlenschlager  pour  M"""  de  Staël,  ou  comme  les  récits  d'An- 
dersen pour  tout  le  public  européen;  —  elle  n'était  pas  objet 
d'étude  ni  centre  d'influence. 

L'influence  commence  avec  Ibsen,  et  exactement  avec  la 
représentation  des  Revenants  par  M.  Antoine,  en  1887  '.  Nous 
avons  eu  ensuite,  à  divers  théâtres,  mais  principalement  au 
théâtre  de  \ Œuvre  (à  partir  de  1892),  la  Feinuie  de  la  mer, 
Maison  de  Poupée,  Rosmersholm,  Brand,  Peer  Gijnt,  d'autres 
encore,  jusqu'à  Jean  Gabriel  Borkmann  (novembre  1897).  Ces 
dix  années  ont  vu  la  naissance,  le  progrès  et  le  déclin  —  dont 
nul  ne  peut  dire  encore  s'il  est  définitif  —  de  l'influence  Scan- 
dinave. Elle  a  eu  pour  caractères  essentiels  de  s'exercer  princi- 
palement, sinon  exclusivement,  au  théâtre,  et  dêtre  surtout 
représentée  par  des  écrivains  norvégiens.  Cependant,  ces  deux 
caractères  n'ont  rien  d'absolu  :  car  le  drame  d'Ibsen,  par 
exemple,  a  également  agi  sur  l'orientation  générale  de  notre 
littérature,  et  par  exemple,  sur  le  roman,  —  et,  à  côté  des  maî- 
tres du  chœur,  Henrik  Ibsen  et  Bjiirnstjerne  Bjornson  (ce  der- 
nier à  la  fois  romancier  et  dramaturge),  —  on  nous  a  fait  con- 
naître  les  Danois  Jacobsen   ou  Herman  Bang,  ou  le  Suédois 

1.  G.  Brandes,  Henrik  Ibsen  en  France  (Cosmopolis,  janvier  189").  Voir  les 
réponses  de  M.  J.  LeniaiU-e  dans  la  Revuedes  Deux  Mondes,  de  M.  E.  Faguet  dans 
les  Déhals,  et  une  étude  de  M.  Basch  {Ibsen  et  G.  Sand,  Cosmopolis,  fév.  1898). 


Histoire  dk  la  langue.  VIII. 


44 


690     RELATIONS  LITTEIlAIllES  DE   LA    FRANCE   AVEC  L  ETRANGER 

Strindberg-,  ou  les  romanciers  norvégiens  Anne  Garborg,  Jonas 
Lie  ou  Kif'lland,  dont  quel({ues-uns  sont  1res  différents  de 
Bjornson  ou  d'Ibsen. 

Le  roman  russe  avait,  dès  l'abord,  conquis  chez  nous  toutes 
les  admirations.  Le  drame  norvégien,  en  revanche,  a  soulevé 
des  tempêtes.  Faut-il  s'en  étonner?  Nous  avons,  au  théâtre,  des 
traditions  beaucoup  plus  définies  que  dans  le  roman,  et  un  res- 
pect plus  tenace  des  «  conventions  »  nécessaires  :  on  l'a  bien 
vu  au  ton  dont  Sarcey  défendait,  contre  l'étranger  envahisseur, 
la  citadelle  de  Scribe,  ou  M.  J.  Lemaître  celle  de  Dumas  fils. 
Puis  nombre  d'œuvres  norvégiennes  ont  été  très  mal  traduites 
et  encore  plus  mal  commentées  :  le  Canard  sauvage  ou  le  Petit 
Eyolf  se  transformaient,  sur  notre  théâtre,  en  d'inintelligibles 
symboles,  admirés  de  la  foule  des  snobs  :  d'où  récriminations, 
très  justifiées,  du  plus  éminent  des  critiques  Scandinaves,  de 
M.  G.  Brandes  :  Ibsen  a  eu  parfois,  au  xix''  siècle,  le  sort  de 
Shakespeare  au  xvm".  Enfin  —  et  c'est  le  point  saillant  de  cette 
lutte,  —  il  n'y  allait  pas  seulement  du  choc  de  deux  littératures, 
mais  bien  du  contact  de  deux  civilisations,  étrangement  diffé- 
rentes l'une  de  l'autre,  et  peut-être  bien  impénétrables.  Nous 
avons  beau,  Scandinaves  et  Français,  nous  fréquenter  et  nous 
admirer  les  uns  les  autres.  Il  reste,  entre  nous,  un  dissentiment 
profond,  qui  touche  à  l'éducation,  à  la  conception  de  la  vie,  à  la 
religion.  Qu'on  lise,  pour  s'en  convaincre,  l'article  remarquable, 
mais  si  contestable,  de  M.  J.  Lemaître  sur  YInfluence  récente  des 
littératures  du  Nord,  et  qu'on  mette  en  regard  certain  manifeste 
gallophobe  de  M.  Bjornson  \  On  aura  les  deux  thèses  extrêmes  : 
pour  M.  Lemaître,  la  littérature  Scandinave,  en  ce  qu'elle  a  d'hu- 
main et  d'  «  européen  »,  sort  de  la  notre,  —  thèse  historique- 
ment fausse  jusqu'au  paradoxe;  —  en  ce  qu'elle  a  de  national, 
elle    est    sombre,    étroite,    exclusivement    protestante.    Pour 
M.  Bjornson,  le  génie  norvégien  est  clair,  joyeux,  ennemi  du 
symbole;  quant  à  cette  thèse,  chère  aux  Français,  qu'il  «  n'existe 
qu'un  seul  peuple  créateur,  la  France  »,  c'est  un  |»ur  mirage. 
L'impression  finale  du  lecteur,  c'est  (jue  M.  Lemaître  parle  de 
la  Norvège  comme  M.  Bjornson  parle  de  la  France,  avec  une 

1.  J.  Lernailre,  Les  conlemporains;   B.   RJonison,  L(t  Norvpf/e  con/rc  la  France 
{Revue  des  Revues,  l"jiiin  1896). 


LES  INFLUENCES  ETRANGERES   EN   FRANCE  DEPUIS   1848     091 

seini-ignorance  qui  est  voisine  de  l'hostilité,  —  et  c'est  l'histoire 
même  d'Ibsen  en  France. 

Cependant  1'  «  ibsénisme  «  n'aura  pas  été  sans  conséquences 
chez  nous.  En  premier  lieu,  la  nouveauté  même  de  certaines 
œuvres  du  maître  norvégien,  son  art  original  —  ou  ce  que  d'au- 
tres appellent  son  absence  d'art,  —  auront  donné  une  secousse 
à  notre  théâtre  :  une  fois  do  plus,  nous  aurons  subi  l'action  du 
génie,  fruste,  mais  incontestablement  grand,  d'un  dramaturge 
du  Nord.  En  second  lieu,  Y  «  ibsénisme  »  aura  été  comme  une 
variété  du  «  moralisme  »  russe  et  anglais  :  cette  littérature  Scan- 
dinave aura  agi  à  la  manière  de  Tolstoï  et  d'Eliot,  mais  avec 
plus  de  brutalité,  de  rudesse,  de  nervosité.  A  son  tour  elle  aura, 
le  plus  souvent  dans  un  décor  nouveau  pour  nous  et  dans  des 
circonstances  qui  paraissent  à  notre  civilisation  paradoxales, 
posé  des  «  problèmes  d'àme  »  et,  au  premier  rang,  le  problème 
de  la  condition  sociale  de  la  femme.  Le  courant  qu'elle  a  créé 
ira  rejoindre  le  large  lleuvede  littérature  moralisante  que,  depuis 
le  XVIII*  siècle,  nous  envoie  l'Europe  du  Nord. 

Les  Suisses  romands  et  les  Belges.  —  Entre  l'Europe 
germanique  et  l'Europe  latine,  la  Suisse  et  la  Belgique  ont  plus 
d'une  fois  servi  de  traits  d'union.  Ce  sont  des  colonies  litté- 
raires de  la  France,  mais  des  colonies  arrivées  depuis  longtemps 
à  l'indépendance  et  dont  l'influence  rejaillit  sur  la  métropole. 

La  Suisse  romande,  «  parfait  belvédère  »,  disait  Sainte- 
Beuve,  pour  observer  la  France  —  et  l'Europe,  —  nous  a  sou- 
vent initiés,  depuis  un  demi-siècle,  au  mouvement  européen. 
Elle  nous  a  envoyé,  après  M'"^  de  Staël,  Sismondi  et  Benjamin 
Constant,  d'excellents  critiques  en  matière  de  littératures  étran- 
gères :  Marc  Monnier,  V.  Cherbuliez,  M.  Ed.  Rod.  La  Suisse 
romande  est  comme  une  station  oii  les  idées  anglaises  et  alle- 
mandes «  se  francisent  avant  de  pénétrer  en  France  ».  Mais  elle 
est  mieux  qu'un  écho.  Elle  a  sa  littérature  autochtone,  d'inspi- 
ration protestante,  ce  qui  veut  dire  portée  invinciblement  à 
envisager  toute  chose  du  point  de  vue  moral  et  du  point  de  vue 
de  la  vie  intérieure.  Des  moralistes  et  des  psychologues,  tel  est 
l'apport  de  la  Suisse  à  la  pensée  française.  Voltaire  appelait 
déjà  la  Nouvelle  Héloïse  «  un  sermon  suisse  »  et  il  disait  Rous- 
seau «  demi  Gaulois,  demi-Allemand  ».  C'est  la  préoccupation 


fi02      RELATIONS   LITTKRAiUKS    |IK   LA    FRANCE   AVEC  L'ÉTRANCKR 

morale  qui  fait  l'orii^iiialité  de  la  critique  d'un  Yiuet  ou  de  la 
philosophie  d'un  Secrétan.  C'est  l'analyse  aiguë  du  moi  qui  a 
assuré  le  succès  du  Journal  de  ce  Benjamin  Constant,  tani 
admiré  de  M.  Barrés,  ou  de  celui  de  Frédéric  Amiel,  ou  encore 
du  roman  d^ Adolphe,  chef-d'œuvre  de  psychologie  douloureuse 
et  subtile. 

La  jeune  Belgique  nous  a  donné,  dans  ces  dernières  années,, 
(juelques-uns  des  représentants  les  plus  osés  du  naturalisme,  du 
symbolisme  et  du  décadentisme  :  il  semble  que  les  théories  les- 
[dus  hardies  s'exaspèrent  en  passant  de  Paris  à  Bruxelles  '.  Elle 
nous  a  envoyé  aussi  deux  écrivains  exquis,  épris  de  la  demi- 
teinte  et  du  clair-obscur,  peintres  raffinés  d'àmes  ingénues  et  de 
sentiments  complexes,  —  et  dont  l'inlluence  a  été  sensible  au 
théâtre  et  dans  le  roman,  — -  G.  Rodenbach  et  M.  Maeterlinck. 

L'Espagne  et  l'Italie.  —  L'Espagne  et  le  Portugal  ont  peu 
agi,  depuis  1850,  sur  notre  littérature,  et  restent,  malgré  des 
efforts  isolés,  mal  connus  en  France.  Grâce  à  des  mesures 
récentes  dans  l'enseignement,  on  peut  entrevoir  une  renaissance 
des  études  hispaniques  chez  nous.  A  l'heure  actuelle,  on  compte 
les  hommes  qui  ont  voué  leur  vie  à  ces  études,  et  nous  n'avon& 
pas,  en  français,  une  seule  bonne  histoire  de  la  littérature  espa- 
gnole. Il  faut  l'avouer  :  l'Allemagne,  et  même  l'Angleterre  ou 
l'Amérique  nous  devancent  sur  ce  terrain. 

Depuis  le  romantisme,  l'influence  de  l'Espagne  s'est  surtout 
manifestée  chez  nous  dans  la  peinture,  dans  la  musi(jue,  dans 
la  littérature  descriptive.  Des  révélations  récentes  nous  ont 
montré  Mérimée  écrivant  Carme)i  et  V Histoire  de  don  Pedro  /"■ 
sous  l'inspiration  directe  de  la  comtesse  de  Montijo.  De  tous  les 
écrivains  français  de  ce  siècle,  c'est  celui  (jui  a  le  mieux  connu 
le  |>ays  et  qui  a  le  mieux  su  la  langue,  —  du  moins  la  langue 
classique,  celle  de  Cervantes  et  de  Lope  de  Vega.  Il  la  parlait, 
au  témoignage  d(^  l'impératrice,  «  de  façon  à  faire  sourire  quel- 
(juefois,  jamais  à  faire  rire  "  ».  De  combien  de  nos  écrivains 
vivants  porterait-on  le  môme  témoignage?  A  vrai  dire,  Breton 
tie  los  Herreros  pourrait  prt^sque  résumer  encore  en  ces  termes 
l'idée  que  se  font  certains  critiques  de  la   culture  espagnole  ; 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  "t)-V.'. 

•_>.  A.  Filon,  Mérimée  (1894).  p.  150. 


LES   INFLUENCES   ETRANliÈRES  EN   FRANGE   DEPUIS    i,StS      CltS 

«  Quant  aux  arts  et  aux  sciences,  nous  en  sommes  restés 
au  x^  siècle,  et  l'Algérie  commence  aux  Pyrénées.  Que  d'écri- 
vains —  je  les  nommerai,  s'il  le  faut  —  qui,  sans  sortir  de 
Paris,  se  promènent  dans  Aranjuez,  ont  dansé  la  cachucha  ou 
le  'polo  avec  Isabelle  II,  ou  s'embarquent  sur  la  plage  de  Jaén 
pour  voir  à  Tarragone  les  Ainants  de  Téruel  '  !  » 

Plusieurs  écrivains  espagnols  de  marque  ont  vécu  chez  nous 
en  ce  siècle  :  Espronceda,  le  duc  de  Rivas,  Martinez  de  la  Rosa, 
et  nous  avons  beaucoup  aimé,  comme  il  nous  a  aimés  aussi,  ce 
noble  et  chevaleresque  Castelar.  Peu  de  livres  espagnols  ont 
conquis  une  véritable  popularité  chez  nous.  En  dépit  des  efforts  des 
critiques,  comme  Philarète  Chastes,  Gh.  de  Mazade,  L.  Viardot 
ou  L.  de  Yiel-Castel,  ni  Larra,  ni  Zorrilla,  ni  Donoso  Cortès 
n'ont  eu  beaucoup  de  lecteurs.  On  nous  a  traduit  les  romans  de 
Fernan  Caballero,ceux  de  Juan  Valera  et  ceux  de  Perez  Galdos. 
Arvède  Barine  nous  a,  dans  ces  derniers  temps,  révélé  quelques 
dramaturges,  principalement  Etchegaray  et  ïamavo  y  Baus, 
et  nous  avons  vu  à  Paris  M™"  Maria  Guerrero  et  sa  troupe.  Il 
€st  fort  possible,  et  assurément  très  souhaitable,  que  l'Espagne 
contemporaine  exerce  une  action  parmi  nous,  mais  ce  n'est  là 
encore  qu'une  espérance. 

Il  y  a  eu,  au  contraire,  une  renaissance  de  l'inlluence  ita- 
lienne. Entre  lltalie  et  la  France,  les  relations  ont  pu  se  ralentir 
par  moments,  elles  n'ont  jamais  cessé.  La  cause  de  l'unité  ita- 
lienne a  été  longtemps  la  notre,  et  la  guerre  de  1859  a  soulevé 
chez  nous  un  véritable  enthousiasme.  Pendant  tout  le  second 
Empire,  la  question  italienne  a  été  au  premier  rang  dans  les 
préoccupations  de  notre  pays.  La  littérature  a  peut-être  tenu 
moins  de  place  :  cependant,  en  1855,  M'""  Ristori  donnait  à  Paris 
des  représentations  mémorables.  Marc  Monnier  ou  E.  Montégut 
—  pour  ne  citer  que  les  morts —  tenaient  l'opinion  au  courant 
•du  mouvement  littéraire,  et  continuaient,  pour  les  œuvres  con- 
temporaines, l'œuvre  qu'avaient  commencée,  pour  les  classi- 
ques, Fauriel  et  Ozanam. 

Depuis  1870,  la  littérature  italienne  a  toujours  excité  la 
curiosité  en  France.  La  période  classique  a  suscité  d'importants 

1.  Un  Français  à  Carl/tagène,  cité  par  E.  Mérimée  (L'école  romantique  et 
■l'Espagne,  p.  13). 


ti9t      IIKLATIOXS   LITTKIIAIHKS  DE  LA    FIIANCE   AVEC  L  ETIlANilEU 

travaux  de  MM.  E.  Gebhart,  P.  de  Nolhac,  etc.  Enfin,  tout 
récemment,  la  grande  tragédienne  M""  Duse  est  venue  donner 
à  Paris  des  représentations  applaudies  avec  un  enthousiasme 
inconnu  chez  nous  depuis  M""'Ristori  *.  Bref,  l'Italie  a  excité  chez 
nous,  depuis  quehjues  années,  quelque  chose  de  plus  qu'une 
•admiration  raisonnée.  D'où  vient  cela?  D'abord,  sans  doute, 
d'une  réaction  contre  les  influences  septentrionales  et  d'une  cer- 
taine lassitude  des  littératures  slaves  et  Scandinaves.  Après  avoir 
beaucoup  demandé  au  Nord,  il  nous  a  paru  que  le  moment 
était  venu  de  nous  tourner  vers  le  JMidi  et  vers  ces  nations 
«  romanes  »,  souvent  si  différentes  de  nous,  mais  en  qui  nous 
aimons  à  voir  —  en  y  comprenant  même  l'Espagne  —  des 
«  sœurs  »  de  la  France.  Puis,  quelques  très  grands  écrivains 
italiens  ont  réellement  asri  sur  nous. 

Un  premier  groupe  comprend  les  poètes,  dont  le  principal  est 
Leopardi.  Sainte-Beuve  déjà  l'avait  présenté  au  public  fran- 
çais et  Musset  l'avait  plaint  en  beaux  vers.  Il  a  été,  depuis, 
mieux  connu  dans  son  pays  même,  et  commenté  ou  traduit 
chez  nous-.  Son  influence  est  venue  s'ajouter  à  celle  de  la  phi- 
losophie allemande.  Schopenhauer  avait  été  le  théoricien  du 
pessimisme,  Leopardi  en  a  été  le  poète.  Quoique  mort  en  1837, 
il  nous  a  paru  avoir  exprimé  une  forme  toute  moderne,  moins 
débordante  que  désespérée,  moins  passionnée  que  philoso- 
phique, du  désenchantement  qui  est  le  grand  mal  de  ce  siècle. 
Depuis,  on  nous  a  fait  connaître  des  poètes  italiens  plus 
récents,  notamment  ce  noble  Carducci  et  M""  Ada  Negri,  et 
nous  avons  aimé  en  eux,  tantôt  la  hauteur  et  la  pureté  de  l'ins- 
piration, tantôt  la  grâce  et  la  spontanéité  tout  italiennes  d'une 
poésie  plus  simple  et  plus  vibrante  que  la  nôtre  ^ 

Mais  les  romanciei's  ont  plus  agi  que  les  poètes,  et  quelques- 
uns  nous  sont  devenus  familiers.  Des  critiques  très  informés, 
notamment  M.  Rod,  nous  entretenaient  depuis  longtemps  du 
roman  italien,  du  naturalisme  de  MM.  Verga  et  Gapuana.  Mais 
le  naturalisme  italien  n'a  pas  réussi  à  s'implanter  chez  nous. 

1.  Ileviœ  des  Deux  Mondes,  juillet  1897,  et  Revue  de  Paris, }u\n  1807. 

2.  Leoiuirtli,  Œuvres,  U-ad.  par  M.  Aulai-d  (3  vol.  in-IO).  —  Voir  le  livre  «le 
M.  Boiiclié-Leelerc(j  (1874)  et  l'élude  de  Caro. 

:î.  (',.  Carducci,  trad.  Lugol  (1883);  études  de  L.  lUienne,  M.  Monnicr,  P.  de 
Ni)lliac,  etc.  —  Cf.  J.  Doruis,  La  poésie  italienne  contemporaine,  1898. 


LES   INFLUENCES  ETRANGEUES   EN   FRANGE   DEPUIS   1848      095 

En  revanche,  le  public  a  fait  bon  accueil,  dans  ces  dernières 
années,  aux  œuvres  de  Salvatore  Farina,  de  M'""  Mathilde  Serao, 
d'Edmondo  de  Amicis.  Le  Daniele  Cortis,  de  Fogazzaro,  a 
obtenu  un  succès  très  franc,  et  l'auteur  lui-même  s'est  fait 
applaudir  comme  conférencier  à  Paris.  Cependant,  à  dire  le 
vrai,  les  applaudissements  vont  moins  encore  à  ces  œuvres 
d'un  pittoresque  si  savoureux  (comme  les  romans  de  M™"  Serao) 
ou  d'une  inspiration  si  élevée  (comme  ceux  de  M.  Fogazzaro), 
qu'aux  romans  voluptueux,  puissants  et  mélancoliques  de 
Gabriel  d'Annunzio. 

Jadis,    dans   une  mémorable  étude  —  qui  souleva  quelques 
protestations,  —  M.    de  Vogué  saluait  en  lui  le  triomphateur 
et  célébrait  la  «  renaissance  latine  »  *.  Pour  croire  que  cette 
renaissance  fût  [)urement  «  latine  »,  on  voudrait  que  l'auteur  de 
f  Enfant  de  volupté  ou  du  IViomphe  de  la  mort  eût  puisé  un  peu 
moins  dans  beaucoup  de  livres  étrangers.  On  voudrait  surtout 
que  son  œuvre  ne  fût  pas  isolée  en  Italie,  et  presque  méconnue 
par  ses  compatriotes.  Telle  qu'elle  est,  depuis  Vlnlrus  (traduit 
en    1893)    jusqu'aux    Vierges    aux   rochers,   au    Songe   d'une 
matinée  de  printemps  et  à  la  Ville  morte,  elle  nous  a  donné  une 
très  vive  sensation  de  beauté.  C'est  l'œuvre  d'une  des  sensibi- 
lités les  plus  exquises  et  les  plus  rafiinées  qui  soient.  Profon- 
dément sensuelle,  et  par  là  même,  triste  au  fond  et  amère,  elle 
renferme   d'admirables  descriptions,   une   psychologie    fine  et 
curieuse,  un  symbolisme  poétique  d'un  charme  unique.  Dans 
les  derniers  romans,  il  ne  paraît  pas  que  l'auteur  ait  atteint  la 
puissance  du  Triomphe  de  la  mort,  qui  reste  son  chef-d'œuvre 
et  l'un  des  beaux  livres  de  ce  temps.  Il  y  a  du  Loti  en  lui  et  il 
y  a  du  Bourget  ou  du  Maupassant,  mais  il  y  a  aussi  je  ne  sais 
quelle  «  morbidesse  »  purement  italienne,  qui  nous  a  charmés 
à  la  fois  et  inquiétés.  L'influence  de  d'Annunzio  est  de  celles 
qu'on  ne  souhaite  pas  à  notre  France  de  subir  trop  profondé- 
ment, alors  même  qu'on  se  sent  tout  prêt  à  prononcer,  à  propos 
de  l'auteur  des  Romans  de  la  Rose,  le  grand  mot  de  génie. 

1.  Revua  des  Deux  Mondes,  10  janvier  1895. 


696     RELATIONS   LITTÉRAIRES  DE   LA    FRANCE  AVEC  L'ÉTRANGER 


///.    —    L'influence    de    la    littérature  française 
à   la  fin  du  X/X"'  siècle. 

L'influence  française  dans  le  monde.  —  Tandis  que 
nous  faisons  accueil  aux  productions  étrangères,  que  deviennent, 
de  par  le  monde,  les  livres  français?  Nous  lit-on?  et  oîi  nous  lit- 
on?  et  comment  nous  lit-on?  Questions  vitales,  mais  auxquelles 
il  semble  difficile  de  donner  dès  à  présent  une  réponse. 

Il  faudrait,  en  premier  lieu,  dresser  un  bilan  des  circon- 
stances qui,  depuis  un  demi-siècle,  ont  contribué  à  diminuer 
rinfluence  française  au  dehors.  Nos  défaites  nous  ont  valu  un 
déchaînement  de  haines  et  d'injures  :  on  a  pu  voir  un  historien 
comme  Mommsen  comparer  notre  littérature  aux  «  eaux  bour- 
beuses de  la  Seine  »  et  un  critique  comme  Matthew  Arnold 
affirmer  gravement  qu'en  4870  ce  qui  avait  succombé  avec  la 
France,  c'était  «  la  déesse  Lubricité  ».  Il  est  vrai  que  d'autres  — 
qui  se  glorifiaient  pieusement  d'avoir  avec  eux  le  Dieu  des 
armées  —  ont  insulté,  avec  Treilschke,  à  «  l'école  libérâtre  », 
en  même  temps  qu'ils  insultaient  à  la  France,  —  et  cela,  ça  été 
notre  revanche.  Ne  demandons  pas  à  nos  ennemis  de  juger  notre 
influence  au  dehors.  Interrogeons  des  témoins  plus  impartiaux, 
et  des  Français. 

L'un  —  c'est  Ernest  Renan  —  écrivait,  dès  18G8,  dans  ses 
Questions  contemporaines,  à  propos  de  l'esprit  français,  cette 
phrase  inquiétante  :  «  Ce  n'est  plus  cet  esprit  qui  fait  la  loi  en 
Europe  *  ».  Plus  récemment,  on  a  pu  lire  dans  un  article  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  sous  la  signature  d'un  des  écrivains 
français  qui  connaissent  le  mieux  l'étranger,  cette  désolante 
tléclaration  :  «  Les  Français  qui  vivent  à  l'étranger  savent  trop 
combien  la  culture  française  est  déconsidérée  en  Europe.  On  ne 
nous  cite  plus,  on  ne  nous  compte  plus,  nos  vrais  livres  ne  pas- 
sent pas  la  frontière,  et  les  journaux  étrangers  ne  laissent  par- 
venir jusqu'à  leurs  lecteurs  que  des  échos  de  coulisses  ou  de 

I.  Questions  contemporaines:,  p.  102. 


L  INFLUENCE   ACTUELLE  DE  LA   LUFTERATURE   FRANÇAISE      li'.iT 

cours  d'assises.  11  semble  (jue  ce  ne  soit  pas  nos  généraux,  mais 
nos  écrivains  qui  aient  été  battus  à  Setlan  et  à  Reichshoffen  '.  » 

J'ai  tenu  à  reproduire  ces  lignes  douloureuses  parce  qu'elles 
me  paraissent  renfermer  une  part  —  mais  seulement  une  part  — 
de  la  vérité.  Ajoutons  encore,  pour  être  vrais  jusqu'au  bout,  que 
notre  langue,  jadis  parlée  par  2"  p.  100  de  la  population  euro- 
péenne, ne  l'est  plus  actuellement  dans  le  monde  entier,  et  en 
dépit  des  efforts  admirables  de  Y  Alliance  Française,  que  par 
46  millions  d'individus  -  :  comment  notre  influence  littéraire 
n'en  souffrirait-elle  pas? 

Voilà  des  symptômes  inquiétants.  Mais  il  en  est  tant  d'autres, 
et,  tout  d'abord,  les  chaudes  sympathies  que  la  culture  française 
a  conservées  en  Europe,  même  après  1871,  même  aujourd'hui. 
«  0  littérature  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  de  Diderot  et  de  Con- 
dorcet,  toi  qui  as  libéré  le  genre  humain  et  révolutionné  le 
monde,  misérable  qui  te  renie,  malheureux  qui  te  méconnaît!  ^  » 
Le  grand  poète  Carducci  n'a  pas  été  seul  à  nous  rendre  ce 
témoignage,  et  M.  G.  Brandes  songeait  à  lui-même  —  et  aurait 
pu  songer  à  d'autres- —  (juand  il  parlait  de  ceux  «  qui  ont  risqué 
leur  popularité  parce  qu'ils  n'ont  pas  voulu  faire  de  concessions 
à  l'amour-propre  national  de  leurs  compatriotes  »  et  parce  qu'ils 
ont  eu  le  courage,  aux  heures  sombres,  de  se  réclamer  de 
nous  \  Considérons  aussi  les  amis  inconnus  que  notre  langue, 
que  notre  littérature  conservent  dans  le  monde.  L'Allemagne 
même  apprend  le  français  avec  zèle  :  il  n'y  a  guère  d'étudiant 
allemand  (jui  ne  le  lise,  et  il  existe,  en  plein  Berlin,  un  Vereinde 
conférences  françaises,  où  l'on  parle  de  Renan,  de  Sully-Prud- 
homme  ou  de  Richepin^  Certaines  nations,  comme  laRoumanie, 
nous  restent  obstinément  fidèles.  L'Amérique  même  nous 
demande  des  orateurs  et  des  livres,  et  tout  le  monde  a  présent  à  la 
mémoire  le  succès  tout  récent  des  conférences  de  M.  Brunetière, 
de  M.  Doumic,  de  M.  Rod  aux  États-Unis,  ou  celui  de  tel  ouvrage 
de  M.  Paul  Bourget.  Sans  s'exagérer  la  portée  de  ces  faits,  ou  de 
tels  autres,  il  semble  donc  que,   si  notre  influence  a  peut-être 

i.  A.  Filon,  Revue  des  Deux  Mondes,  i"  mars  1888. 

2.  A.  Fouillée,  Revue  Bleue,  26  février  1898. 

3.  Cité  par  G.  Deschamps.  Temps  du  15  mars  1896. 
l.  Cosmopolis,  janvier  1897. 

0.  Jean  Breton,  Notes  d'un  étudiant  français  en  Allemagne. 


6'.l«      IIKLATIONS  L[TTÉUAIRKS   DK   LA   FRANCE   AVEC   L'ÉTUANGEU 

baissé,  elle  n'est  cependant  pas  compromise,  et  à  vrai  dire,  il 
ne  tiendrait  qu  à  nous  d'en  retrouver  la  meilleuie  partie. 

Il  est  essentiel,  ici,  de  distinguer  la  littérature  d'imagination 
et  la  littérature  «  didactique  ». 

La  première  reste  toujours  très  répandue  dans  le  monde. 
IjC  roman  français  continue  à  se  vendre  sur  tous  les  marchés. 
Nous  avons  fourni  tous  les  pays  des  livres  de  Dumas,  de  Sue, 
de  Gaboriau  et  de  Paul  de  Kock,  et  nous  n'en  sommes  pas 
beaucoup  plus  tiers.  Mais  nous  avons  aussi  donné  au  monde  un 
Daudet,  un  Maupassant,  un  Bourget,  et,  de  cela,  nous  nous  glo- 
rifions légitimement.  Il  est  même  arrivé  à  tel  de  nos  écrivains 
de  voir  grandir  sa  gloire  au  dehors  alors  qu'elle  baissait  au 
dedans  :  aujourd'hui  encore,  il  y  a  des  pays  d'Europe  où,  pour 
les  hommes  instruits,  M.  Zola  personnifie  le  roman  français,  et 
Verlaine  ou  Stéphane  Mallarmé  la  poésie  française.  De  tels 
jugements  nous  surprennent,  et  nous  ne  sommes  pas  moins 
étonnés  du  peu  de  retentissement  qu'ont  eu,  au  delà  des  fron- 
tières, certains  livres  de  premier  ordre,  comme,  par  exemple, 
ceux  de  Flaubert.  Ces  réserves  faites,  le  roman  français  est  tra- 
duit en  toutes  langues,  et,  si  je  ne  cite  pas  de  noms,  c'est  faute 
de  place  et  parce  qu'il  faudrait  les  citer  presque  tous. 

En  est-il  de  même  du  théâtre?  On  l'admet  généralement  chez 
nous.  Il  faut  cependant,  semble-t-il,  faire  ici  encore  quelques 
réserves.  Nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  Scribe  était  le 
fournisseur  attitré  des  théâtres  de  tout  pays.  Dans  une  récente 
et  curieuse  étude  ',  M.  William  Archer,  l'éminent  critique  anglais, 
nous  montrait,  par  exemple,  combien  Dumas  fils  a  été  généra- 
lement peu  goûté  et  peu  compris  en  Angleterre  et  en  Amérique  : 
qui  l'eût  cru,  qu'excepté  la  Dame  aux  Camélias,  —  jouée 
quelques  centaines  de  fois  en  Amérique  sous  le  titre  de  Camille, 
—  aucune  des  pièces  du  plus  grand  dramaturge  français  depuis 
1850  n'ait  jamais  obtenu,  devant  un  public  anglo-saxon,  un 
vrai  succès  et  qu'il  n'existe  aucune  traduction  ni  adaptation 
anglaise  du  Fils  naturel,  par  exemple,  ou  des  Idées  de 
3/""  Aubray'i  D'autre  part  —  et  M.  A.  Filon  a  mis  ce  point  en 
lumière  dans  son  Théâtre  anglais  contemporain,  —  les  récentes 

].  W.  Archer,  Dumas  and  the  Enfjlish  drama  {Cosmopolis,  février  1806). 


INFLUENCE  ACTUELLE   UE  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE       099 

conventions  littéraires  internationales,  en  rendant  plus  onéreuses 
les  traductions  d'œuvres  françaises,  ont  beaucoup  diminué  notre 
exportation  dramatique.  Enfin  on  a  pu  noter,  dans  beaucoup 
de  pays,  une  renaissance  heureuse,  mais  fâcheuse  pour  notre 
influence,  du  théâtre  national. 

Malg^ré  tout,  notre  place  est  belle  encore,  et  elle  reste  la  pre- 
mière. Comment  choisir  entre  tant  d'exemples?  Dumas,  Augier, 
Feuillet,  M.  Sardou  ont  larg-ement  alimenté  le  théâtre  allemand. 
La  scène  hollandaise  ne  vit  que  de  nos  comédies  et  de  nos 
drames.  En  Portugal,  une  statistique  récente  nous  apprenait 
(ju'on  joue  encore  quinze  pièces  de  M.  Sardou,  neuf  de  Dumas, 
cinq  d'Augier,  quatre  de  Pailleron,  quatre  de  d'Ennery,  trois 
de  Gondinet,  sans  préjudice  de  toutes  nos  opérettes.  L'affiche 
du  Théâtre  national  de  Belgrade,  pendant  un  seul  mois  de 
l'année  1894,  portait  successivement  Phèdre,  la  Grâce  de  Dieu, 
la  Dame  aux  Camélias,  les  Surprises  du  Divorce,  le  Député 
Leveau,  Kean,  le  Barbier  de  Séville  et  Lucrèce  Borgia  :  sur 
608  pièces  jouées  depuis  l'origine  de  ce  théâtre,  209  sont  fran- 
çaises'. La  Fille  de  Boland,  de  M.  de  Bornier,  a  été  jouée 
quatre-vingts  fois  en  Hollande,  cinq  cents  fois  en  Amérique.  Le 
succès  récent  du  Cj/rano  de  M.  Rostand  a  été  éclatant,  et  les 
noms  de  la  plupart  de  nos  jeunes  dramaturges  continuent  à 
faire  leur  tour  du  monde.  Que  dire  de  M.  Victorien  Sardou, 
joué  sur  tous  les  théâtres  de  l'univers,  de  Londres  en  Australie? 
Ce  sont  quehjues  faits  entre  beaucoup,  et  que  je  cite  presque 
au  hasard.  Ils  témoignent  de  la  souveraineté  que  notre  théâtre 
continue  à  exercer  en  tout  pays. 

A  coup  sûr,  on  ne  peut  que  souhaiter  une  popularité  sem- 
blable à  nos  philosophes,  à  nos  historiens,  à  nos  critiques.  Mais 
combien  il  est  malaisé  de  porter  ici  un  jugement  d'ensemble! 
Apprécier  l'influence  exercée  en  Europe  par  la  littérature  «  didac- 
tique »  de  telle  nation,  ce  ne  serait  rien  de  moins  que  dresser 
une  sorte  de  bilan  de  toute  la  pensée  européenne.  Tout  ce  qu'il 
est  possible  d'entrevoir,  c'est  l'immense  influence  exercée  actuel- 
lement encore  parla  doctrine  positiviste  et  par  l'évolutionnisme. 

1.  Voir  les  articles  de  M.  J.  Gascogne  sur  Notre  exportation  dramatique  à 
l'étranger  {Revue  Bleue,  1896-1898),  et  celui  de  M.  A.  Malet,  sur  Le  théâtre  fran- 
çais en  Serbie  {ibid.,  septembre  1895). 


700      HKLATIO.XS    LITTEIIA I UKS   DK   LA    FKANCE   AVEC   L  ÉTRANGER 

Le  positivisme  est  d'origine  française,  mais  il  a  été  refondu  et 
<(  repensé  »  par  les  philosophes  anglais  :  on  lit  moins  Auguste 
Comte  dans  le  monde  qu'on  ne  lit  Ilerhert  Spencer.  L'évolu- 
lionnisme  a  ses  origines  dans  notre  Lamarck,  mais  il  a  été 
constitué  à  l'état  de  doctrine  par  les  Anglais  Darwin  et  Spencer. 
La  pensée  }thilosophiquo  du  monde,  dej)uis  cinquante  ans,  se  sera 
nourrie  avant  tout  de  quelques  livres  anglais.  Mais  ces  doctrines 
étrangères  que  des  savants  et  des  philosophes  français  ont 
préparées  et  parfois  inaugurées,  n'y  a-t-il  pas  eu  d'autres  Fran- 
çais pour  les  reprendre,  les  compléter,  les  accommoder  aux 
besoins  de  notre  époque?  Taine,  pour  ne  citer  que  lui,  est  dis- 
ciple de  Hegel.  Mais  quel  disci[)le!  Et  (|uel  écrivain  a,  dans 
notre  moderne  Europe,  exercé  une  plus  large  et  plus  profonde 
influence?  Il  n'y  a  guère  de  critique  de  marque,  depuis  l'Alle- 
mand Nietzsche  jusqu'au  Danois  G.  Brandes,  qui  ne  lui  ait 
emprunté,  sinon  le  fond  de  sa  doctrine  —  (jui  n'est  pas  entière- 
ment original,  —  du  moins  les  applications  si  ingénieuses  et 
fortes  qu'il  en  a  faites  à  la  littérature,  à  l'art  et  à  l'histoire  des 
civilisations. 

Les  sciences  historiques  et  philologiques  se  réclament  surtout 
de  l'influence  allemande,  oi  nous  aurions  mauvaise  grâce  à  nier 
nous-mêmes  notre  dette  envers  nos  voisins.  Mais,  cette  consta- 
tation une  fois  faite,  il  faut  ajouter  que  nous  avons  accommodé 
les  méthodes  allemandes  à  notre  tempérament  national,  et  cela, 
pour  le  plus  grand  bien  des  lecteurs  de  tout  pays.  Il  est  })0ssibl(' 
que,  sans  la  science  allemande,  Fustel  de  Goulanges  n'eût  pas 
écrit  la  Cité  antique  :  son  livre  n'en  reste  pas  moins,  par  l'admi- 
rable clarté,  la  rigueur  et  la  précision,  une  œuvre  française.  Il 
se  peut  que  Renan  doive  beaucoup  à  Strauss  ou  à  Christian 
Baur  :  qui  soutiendra  qu'il  n'a  pas  fait  œuvre  personnelle  et 
nationale?  Et,  tout  conijjte  fait,  on  a  sans  doute  lu  en  tout  i)ays 
la  Vie  de  Jésus  et  les  Origines  du  Chrislinnisme,  et  une  grande 
part  de  l'œuvre  de  Renan  a  passé  dans  la  littérature  du  monde. 

AssuréuKMit,  il  faut  se  garder  également  d'un  optimisme  facile 
et  d'un  certain  patriotisme,  qui  prend  trop  aisément  ses  désirs 
pour  des  réalités.  Mais  ce  n'est  pas  faillir  aux  devoirs  de  l'histo- 
rien que  de  rappeler  à  quel  point  la  pensée  française  a  agi  sur 
quelques-uns  des  hommes  dont  l'influence  s'exerce  actuellenicnl 


INFLUENCE  ACTUELLE  DE  L.\  LITTÉRATURE  FRANÇAISE   701- 

en  tout  pays.  Schopenhauer,  par  exemple,  est  Alleman(J,  mais 
il  est  plein  de  la  France  :  il  a  In  Rousseau  et  Ghamfort  et  Vol- 
taire et  Chateaubriand  et  Musset.  Nietzsche  a  proclamé  quelque 
part  que  nos  moralistes  renferment  «  plus  de  pensées  réelles 
que  tous  les  philosophes  allemands  réunis  »,  L'œuvre  poétique 
de  Richard  Wagner  repose  en  grande  partie  sur  des  légendes- 
d'origine  française.  Combien  d'exemples  on  pourrait  ajouter  à 
ceux-là,  qui  montreraient  la  part  énorme  de  la  civilisation  fran- 
çaise dans  la  civilisation  du  monde! 

Rien  n'est  })lus  dangereux  que  le  chauvinisme  en  histoire, 
mais  il  y  a  des  faits  incontestables  que  l'historien  se  doit  de- 
recueillir,  et,  quand  il  s'agit  du  patrimoine  moral  de  laFrance,. 
de  rappeler  avec  un  juste  orgueil. 

L'avenir.  —  11  est  impossible,  cà  vrai  dire,  de  déterminer 
l'inlluence  qu'exercera  la  pensée  de  la  France  sur  la  littérature- 
du  prochain  siècle.  Mais  on  peut  ])réciser  dès  à  présent  quel- 
ques-unes des  conditions  nécessaires  à  la  persistance  et  au  déve- 
loppement de  cette  inlluence. 

Frédéric  Nietzsche,  dans  Pur  delà  le  bien  et  le  mal,  nous 
reconnaît  trois  qualités  comme  «  notre  patrimoine  propre  »  et 
comme  «  la  marque  indélébile  »  de  l'ancienne  suprématie  de 
notre  culture  en  Europe.  La  première,  c'est  «  le  don  de  la 
forme  »,  le  sentiment  de  l'art,  qui  a  permis  à  notre  pays  de  se 
constituer  une  «  littérature  de  choix  »,  telle  qu'on  en  chercherait 
vainement  l'équivalent  ailleurs.  La  seconde,  c'est  notre  «  vieille 
et  riche  culture  morale  »,  qui  implique  le  sens  psychologique 
et  le  don  d'analyser  les  sentiments  et  les  idées  :  il  y  a,  pensait 
Nietzsche,  «  môme  chez  les  petits  romanciers  des  journaux  et 
chez  n'importe  quel  hoalevardier  de  Paris  » ,  une  sensibilité  et  une 
curiosité  psychologiques  dont  les  autres  peuples  n'ont  aucune 
idée.  La  troisième  supériorité  de  la  France  enfin,  c'est  qu'  «  il  y 
a,  au  fond  de  l'àme  française  —  Rivarol  l'avait  noté  déjà  —  une 
synthèse  presque  achevée  du  Nord  et  du  Midi  »,  et  nous  devons 
à  ce  trait  de  notre  nature  de  «  comprendre  bien  des  choses  et 
d'en  faire  bien  d'autres  auxquelles  l'Anglais  n'entendra  jamais 
rien  ».  En  résumé,  les  caractères  essentiels  de  notre  littérature 
sont  le  culte  de  la  forme,  la  culture  psychologique  et  morale,, 
l'universalité. 


702      UELATIONS  LITTEllAlilES  DE   LA    FRANCE  AVEC   L  ETRAXdEU 

Si,  comme  il  semble,  cette  analyse  est  juste  en  son  fond,  le 
problème  qui  se  pose  devant  nous  est  de  demeurer  nous-mêmes 
tout  en  restant  perpétuellement  en  contact  avec  le  monde.  L'une 
et  l'autre  condition  sont  également  essentielles. 

«  La  culture  intellectuelle  de  l'Europe  —  écrivait  celui  de 
tous  les  écrivains  français  de  ce  siècle  qui  a  eu  le  sentiment  le 
plus  vif  de  cette  nécessité  —  est  un  vaste  échange  où  chacun 
donne  et  reçoit  à  son  tour,  où  l'écolier  d'hier  devient  le  maître 
d'aujourd'hui.  C'est  un  arbre  où  chaque  branche  participe  à  la 
vie  des  autres,  où  les  seuls  rameaux  inféconds  sont  ceux  qui 
s'isolent  et  se  privent  de  la  communion  avec  le  tronc'.  »  Cette 
vérité  profonde  s'impose  à  la  France,  comme  elle  s'impose  à 
toute  nation.  Mais  ici  encore  il  faut  distinguer. 

La  littérature  d'imagination  d'un  peuple  —  roman,  théâtre, 
poésie  Ivrique  —  peut,  à  de  certaines  époques,  suffire  à  ce 
peuple  :  elle  peut  même  rayonner  sur  l'univers.  La  littérature 
«  didactique  »  d'un  peu  [de  —  philosophie,  histoire,  critique  — 
est  nécessairement,  et  sera  de  plus  en  plus,  tributaire  de  la  cul- 
ture générale  du  monde. 

La  première  peut  avoir  son  développement  autochtone  :  bien 
mieux,  elle  gagne  souvent  en  profondeur  ce  qu'elle  perd  en 
surface,  et  il  est  nécessaire  qu'il  y  ait,  dans  le  développement  de 
l'esprit  luitional,  des  périodes  de  «  concentration  »,  comme  il  faut 
qu'il  y  ait  des  périodes  d'  «  expansion  »  :  cela  est  salutaire  et 
fatal.  La  seconde,  au  contraire,  risque  tout  à  s'isoler  dans  la 
patrie  :  la  condition  même  de  sa  vitalité  est,  à  la  fin  du  xix"  et 
au  commencement  du  xx''  siècle,  d'avoir  une  conscience  égale- 
ment nette  et  également  réfléchie  <lu  génie  de  la  France  et  des 
besoins  de  l'humanité. 


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juillet  1898  :  Enquête  sur  l'esprit  français  '. 

I.  Je  suis  heureux  de  remercier,  pour  diverses  indications  de  ce  chapitre, 
MM.  V.  Giraud  et  Kallenbach,  professeurs  à  l'Université  de  Fribourg  (Suisse). 


1 


CHAPITRE    XIII 

LA   LANGUE  FRANÇAISE 

De  1815  à  nos  jours. 


Considérations  générales.  La  révolution  du  XIX'  siè- 
cle. —  Le  romantisme,  le  réalisme,  le  symbolisme  ayant  été 
tour  à  tour  étudiés  dans  cet  ouvraiie,  il  semble  au  premier 
abord  superflu  de  rechercher  les  causes  premières  qui  ont 
transformé  la  langue  depuis  quatre-vingts  ans.  La  révolution 
littéraire,  semble-t-il,  entraînait  nécessairement  l'autre,  et  cela 
est  vrai  en  partie.  A  la  nouvelle  littérature  la  langue  des 
post-classiques  n'eût  pu,  en  aucun  cas,  suffire  longtemps.  Mais 
la  connexité  n'était  point  telle  que  les  deux  révolutions  dussent 
marcher  du  même  pas,  ni  qu'elles  dussent  avoir  la  même 
ampleur  ou  la  même  durée.  D'abord  les  résistances  n'étaient 
point  pareilles.  Les  idées,  les  habitudes  linguistiques  surtout 
sont  autrement  tenaces  que  les  idées  et  les  habitudes  littéraires, 
si  invétérées  que  celles-ci  puissent  être.  Les  chances  de  vic- 
toire non  plus  n'étaient  ]»as  les  mêmes.  L'art  est  cliose  indivi- 
duelle; il  est  la  propriété  du  génie,  qui  le  crée,  le  dirige,  le 
change  à  son  gré;  la  langue  est  chose  de  tous.  Un  grand  écri- 
vain y  met  sa  marque,  il  la  forme,  la  transforme  même,  si 
l'on  veut,  à  son  nsage,  mais  sans  jamais  pouvoir  faire,  quel 

1.  Par  M.  Fcnlinand  Hnmot.  iloctonr  es  lotiros.  inaiiro  de  confércncos  à  l'I'iii- 
versité  de  Paris. 


LA  LANGUE  FRANÇAISE  705 

que  soil  son  ascendant,  de  cette  langue  personnalisée  la  langue 
<le  tous  ceux  qui  parlent,  ni  même  de  tous  ceux  qui  écrivent. 
Son  génie  littéraire  fùt-il  doublé  d'un  génie  linguistique  égal, 
celui-ci  ne  s'imposerait  point  encore,  pour  la  raison  qu'il  ne 
peut  pas  entrer  en  balance  avec  un  génie  infiniment  supérieur, 
qui  est  répandu  obscurément  dans  la  masse  et  ne  cesse  jamais 
■il'y  être  en  pleine  activité. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  considérations,  il  reste  vrai  qu'en 
fait  les  révolutions  littéraires  de  notre  temps  ont  amené  le 
renversement  complet  des  traditions  dont  vivait  la  langue  litté- 
raire, et  qu'elle  a  totalement  changé  de  direction  et  d'allure. 
L'école  romantique  d'abord,  le  réalisme  et  le  symbolisme 
ensuite,  lui  ont  appris  à  aimer  ce  qu'elle  négligeait  :  la 
richesse,  le  pittoresque,  le  violent,  ensuite  l'indécis  et  le  nua- 
geux, et  au  contraire  à  négliger  quelque  peu  certaines  vertus 
qui  lui  semblaient  propres  :  ordre,  goût,  délicatesse  et  jus- 
tesse. -Si  bien  qu'on  a  pu  prétendre  qu'elle  cessait  ainsi  d'être 
elle-même,  alors  qu'elle  ne  faisait  en  somme  que  montrer, 
comme  elle  l'a  fait  déjà  plusieurs  fois,  sa  prodigieuse  sou- 
plesse. 

Encore  n'est-ce  là  qu'un  coté,  j'oserai  dire  qu'un  petit  côté 
•de  l'histoire  de  notre  langue  en  ce  siècle.  La  littérature  l'a  sans 
doute  changée  par  l'action  propre  des  littérateurs,  mais  elle  a 
surtout  contribué  à  la  métamorphoser  en  la  livrant  sans  réserve 
aux  autres  influences  novatrices.  Certes,  l'état  de  l'esprit  public, 
le  développement  de  la  démocratie  rendaient  inévitable  le  ren- 
versement <le  la  barrière  élevée  entre  la  langue  littéraire  et  la 
langue  courante.  Mais  les  nouvelles  écoles  littéraires,  en  profes- 
sant que  rien  ne  justifiait  la  distinction,  aidèrent  à  ruiner  ce 
que  les  siècles  classiques  avaient  édifié,  et  dès  lors  le  torrent 
qui  venait  battre  les  digues  du  petit  étang  aux  eaux  dormantes, 
seulement  alimenté  par  quelques  ruisselets  et  quelques  infiltra- 
tions, l'envahit,  encore  distinct  quelque  temps;  puis  peu  à  peu 
les  eaux  se  mêlèrent  presque  tout  à  fait. 

Or,  cette  irruption  se  produisait  juste  à  un  moment  particu- 
lièrement dangereux.  D'abord  le  prodigieux  développement  des 
sciences  et  des  industries  qui  en  dérivent  a  entraîné  depuis  cent 
ans  la  création  d'un  immense  vocabulaire  nouveau,  ayant  sa 

HiSTOinE    DE    LA    LAN'GUK.   VIII.  -4o 


700  LA    L.WUIK    FKANÇAISH 

destination  propre,  il  est  vrai,  mais  dont  l'école,  les  applications 
pratiques,  les  journaux  répandent  la  connaissance,  vocabulaire 
en  partie  international,  difforme,  mais  familier  au  moins  par 
quelque  partie  à  une  masse  de  gens,  et  dont  certains  éléments 
s'acclimatent  chaque  jour,  se  croisent  avec  les  mots  indigènes, 
finissent  quelquefois  par  se  naturaliser. 

D'autre  part,  l'état  social,  politique,  intellectuel  du  pays  a  été 
renouvelé.  A  travers  des  changements  de  régime  nombreux, 
malgré  d'éphémères  et  surtout  apparents  retours  vers  le  passé, 
un  nouvel  idéal  de  vie  collective  s'est  levé  et  imposé  lentement. 
L'institution  du  suffrage,  la  constitution  de  conseils  représen- 
tatifs des  divers  degrés ,  l'organisation  du  service  militaire 
personnel,  l'établissement  de  l'école  obligatoire,  le  développe- 
ment du  journal  à  bon  marché,  l'accélération  des  moyens  de 
communication  ont  fait  entrer  dans  les  discussions  et  les  con- 
versations de  chaque  jour  un  monde  d'idées  nouvelles,  sur 
lesquelles  les  cerveaux  travaillent  de  temps  en  temps  avec 
intensité,  et  les  mots  qui  portent  ces  idées  se  ressentent 
nécessairement  de  ce  travail;  d'abord  reçus  avec  défiance  ou 
mal  compris,  ils  s'interprètent,  puis  deviennent  familiers,  et 
entrant  par  là  dans  une  vie  plus  réelle,  se  voient  développés 
dans  leur  sens  ou  dans  leur  forme,  et  donnent  ensuite  naissance 
à  d'autres  qui  forment  leur  famille  ou  dont  ils  fournissent  au 
moins  le  type  analogique. 

Et  si  les  éléments  venus  d'en  haut  sont  nombreux,  ceux  qui 
montent  d'en  bas  ne  sont  pas  moins  importants.  Le  triomphe 
de  la  démocratie  a  fait  sortir  des  l)as-fonds  non  pas  seule- 
ment les  derniers  mots  du  français,  mais  toute  une  couche 
d'argot,  dont  la  gadoue  même  a  cessé  d'inspirer  le  moindre 
dégoût. 

Si  bien  que  dans  la  confusion  causée  par  tant  d(^  nouveautés 
disj)arates,  la  langue  semble,  depuis  vingt  ans,  avoir  comme 
}>erdu  conscience  d'elle-même.  La  contagion  a  gagné  partout, 
et  jamais  on  n'avait  été  plus  près  d'une  sorte  d'anarchie,  féconde 
(hi  reste,  si  elle  ne  doit  pas  amener  de  trop  brusques  réactions. 
Certes,  à  d'autres  moments,  la  langue  avait  été  plus  atteinte 
dans  sa  phonétique  et  ses  formes,  qui  sont  presque  intactes, 
jamais    elle    ne    l'a   été    ainsi    dans    son    lexique,    même    au 


LA   LANGUE  LITTÉRAIRE  707 

xvi"  siècle;  si  nous  n'en  avons  pas  pleinement  conscience,  c'est 
que,  comme  Sainte-Beuve  l'avait  prévu  dès  1839,  avec  une 
admirable  clairvoyance,  «  nous  avons  appris  à  lire  dans  les 
fautes  »  de  ceux  qui  sont  déjà  pour  nous  des  classiques.  «  Ils 
brouilleront  un  peu  tout  cela,  annonçait-il  de  nous,  et  nos 
barbarismes  mêmes  entreront  avec  le  lait  dans  le  plus  tendre 
de  leur  langue  »  {Porlr.  cont.,  I,  373).  C'est  fait,  et  même  nous 
en  avons  fait  bien  d'autres. 


PREMIERE    PARTIE 

LA    LANGUE    LITTÉRAIRE 


I.  —  Première   période.  Le  Romantisme. 

Avant  la  révolution.  —  Chateaubriand  a  eu  très  nette- 
ment conscience  de  son  rôle,  il  a  su  que  l'auteur  premier  de  la 
révolution  romantique,  c'était  lui.  Dans  le  premier  livre  des 
Mémoires  (V Outre-tombe  *,  il  affiche  quelque  effroi  de  l'audace 
de  ses  élèves,  mais  c'est  avec  une  satisfaction  mal  dissimulée 
qu'il  constate  combien  le  style  du  siècle  précédent  paraît  désor- 
mais terne  et  froid,  et  quand  il  confesse  ne  plus  pouvoir  s'y 
complaire,  c'est  avec  un  secret  orgueil  d'avoir  mis  tout  le  monde 


I.  «  Lorsque  je  relis  la  plupart  des  écrivains  du  xvni°  siècle,  je  suis  confondu 
et  du  bruit  iju'ils  ont  fait  et  de  mes  anciennes  admirations.  Soit  que  la  langue 
ait  avancé,  soit  qu'elle  ait  rétrogradé,  soit  que  nous  ayons  marché  vers  la  civili- 
sation, ou  battu  en  retraite  vers  la  barbarie,  il  est  cer'ain  que  je  trouve  quelque 
chose  d'usé,  de  passé,  de  grisaille,  d'inanimé,  de  froid  dans  les  auteurs  qui 
firent  les  délices  de  ma  jeunesse.  Je  trouve  même  dans  les  plus  grands  écrivains 
de  l'âge  voltairien  des  choses  pauvres  de  sentiment,  de  pensée  et  de  style. 

•■  A  qui  me  prendre  de  mon  mécompte?  J'ai  peur  d'avoir  été  le  premier  cou- 
pable; novateur-né,  j'aurai  peut-être  communiqué  aux  générations  nouvelles  la 
maladie  dont  j'étais  atteint.  Épouvanté,  j'ai  beau  crier  à  mes  enfants  :  «  N'ou- 
idiez  pas  le  français!  ..  ils  me  répondent  comme  le  Limousin  à  Pantagruel  : 
"  qu'ils  viennent  de  l'aime,  inclvte  et  célèbre  académie  que  l'on  vocite  Lutèce.  » 
(L  229). 


708  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

dans  la  même  impossibilité.  C'est  lui,  en  effet,  qui  a  mis  à  la 
mode  cette  néologie  à  laquelle  les  critiques  de  la  Pandore  ou  du 
Conservateur  lUléraire  font  une  guerre  acharnée.  Toutefois  il 
faut  prendre  garde  que  ce  mot  de  néologie  ne  signifie  pas  alors 
ce  ([u'il  a  signifié  depuis.  Les  exemples  que  Chateaubriand  a 
donnés  de  hardiesse  à  emprunter  ou  à  former  des  vocables  por- 
teront leurs  fruits  plus  tard  ;  dans  cette  première  période  la 
néologie  est  aflaire  de  style  plutôt  que  de  langue.  Il  ne  faut  pas 
s'en  fier  aux  lamentations  des  pamphlétaires  du  temps,  qui 
parlent  des  barbarismes  de  Vigny  comme  les  jansénistes  des 
débordements  de  Pascal,  sitôt  que  l'un  a  risqué  une  image  ou 
que  l'autre  a  manqué  la  grand'messe. 

Evidemment  on  n'a  pas  attendu  Hérnani  pour  oser  un 
mot  nouveau.  Palissot,  en  1803,  en  reprochait  à  M"*  de  Staël, 
comme  Morellet  à  Chateaubriand  \  et  les  Annales  de  grammaire 
se  donnaient  pour  mission  de  lutter  «  contre  cette  redoutable 
manie  »  qui  avait  survécu  à  tous  les  avertissements  ^  Mais  ce 
n'est  là  qu'un  des  moindres  défauts  delà  «  métaphysico-néologo- 
romanticologie  ^  ».  Si  vagues  que  soient  les  diatribes  des  cham- 
pions du  style  traditionnel,  on  démêle  cependant  qu'il  y  a  bien 
d'autres  choses  qui  les  blessent  ^  : 


...  Quels  absurdes  assemblages, 

Quelles  discordantes  images. 
Enlaidissent  les  vers  des  Lycophrons  nouveaux  ! 

C'est  la  métaphore  incroyable. 

C'est  l'hyperbole  insatiable, 

La  prosopopée  effroyable, 
C'est  l'amphibologie  au  regard  louche  et  faux. 

Voyez  ces  mots  que  l'on  torture 

Pour  les  obliger  à  s'unir, 
Et  ces  inversions  que,  malgré  la  nature, 
Comme  à  force  de  bras  l'auteur  sut  obtenir. 


\.Mém.,  1803,  II,  i09. 

2.  Voir  le  prospectus  à  la  suite  de  la  page  54.  Cf.  I,  22. 

3.  Voir  le  Dernier  soupir  d'un  rimeur  de  quatre-vinr/t-neuf  ans  ou  Verskulels 
de  Noqarel  {Félix)  sur  la  métaphijsico-néolotjfo-romanticolorjie.  B.  N.  Y",  48333. 

4.  Des  phrases  connue  celles-ci  sont  très  significatives.  A  propos  de  la  Gaule 
poétique  de  Marcliangy,  la  Pandore  du  17  décembre  1824  écrit  :  «  On  y  cherche- 
rait vainement  les  ridicules  inversions  (ceci  est  pour  d'Arlincourl),  les  pompeux 
néologismes,  les  gigantesques  antithèses,  les  brillantes  énigmes,  et  le  symétrique 
désordre  de  la  nouvelle  école.  » 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  709 

Voilà  les  monstres  qu'il  s'agit  aussi  de  combattre  avec  «  les 
impudents  solécismes,  les  sauvages  barbarismes  »  '  qui,  somme 
toute,  sont  peu  nombreux  et  peu  graves,  au  prix  du  reste. 

Si,  au  lieu  de  consulter  les  satires  et  les  parodies,  on  va 
aux  œuvres  nouvelles ,  le  résultat  est  le  même.  Certes  il  y 
a  des  «  fautes  »  dans  les  premières  pièces  de  Vigny,  et  il  s'est 
permis  des  choses  plus  hardies  que  de  féminiser  ange  et 
archange-.  Lamartine  est  pire  encore.  Il  ne  lui  en  coûte  rien 
de  prendre  avec  l'usage  et  la  règle  de  grandes  libertés,  de  con- 
fondre frès  de  et  ^jreY  à,  ou  d'ajouter  hors  de  propos  une  s  à 
un  participe,  comme  aussi  de  la  lui  retrancher  \ 

Mais  Lamartine  ne  professait  cependant  que  la  néglig'ence, 
non  l'indépendance.  N'écrivait-il  pas  en  1823,  à  propos  de  Racine 
et  Shakespeare  de  Stendhal  :  «  Je  voudrais  que  M*.  Beyle  expli- 
quât aux  gens  durs  d'oreille  que  le  siècle  ne  prétend  pas  être 
romantique  dans  l'expression,  c'est-à-dire  écrire  autrement  que 
ceux  qui  ont  bien  écrit  avant  nous,  mais  seulement  dans  les 
idées  que  le  temps  apporte  ou  modifie,  classique  pour  l'expres- 
sion, romantique  dans  la  pensée;  à  mon  avis  c'est  ce  qu'il 
faut  être.  » 

On  ne  saurait  être  plus  conservateur.  Et,  en  admettant  même 
que  cette  soumission  soit  plus  apparente  que  réelle,  en  accor- 
dant que  les  nouveautés  d'expression  et  de  langage  étant  des 
effets  d'un  laisser-aller  voulu,  supposent  tout  au  moins  chez  lui 

1.  Le  temple  du  romantisme,  en  prose  et  en  vers,  par  Hyacinthe  .Morel,  lS2o, 
p.  H.  Quand  Dnbournet,  dans  Les  deux  Ecoles  (13  août  1825),  compose  une  élégie, 
sa  préoccupation  est  d'y  mettre  l'univers  : 

La  cascade  obligée  est  déjà  dans  mes  vers; 
Le  vont  y  souffle  au  loin  sur  la  forêt  profonde  : 
Le  rocher  s'y  hérisse  et  la  tempête  y  gronde. 
De  la  nature  immense  épuisons  les  trésors!.... 
Que  dirais-tu  de  moi,  belle  et  tendre  Élodie? 
Ta  bouche  accuserait  mon  vers  de  perfidie, 
Si  je  te  ravissais  le  bonheur  de  t'asseoir 
Sur  la  pierre  des  morts  avec  l'ombre  du  soir. 

C'est  encore  un  pathos  du  même  genre,  assez  voisin  de  celui  de  Sainl-Géran, 
qu'essaie  de  reproduire  l'allocution  du  Temple  du  romantisme  (p.  21,  22,  23)  : 
-•  Avant  de  séparer  notre  poussière  oi'ganisée...  j'ai  jugé  à  propos,  mes  très  chers 
frères,  de  corroborer  votre  zèle  par  les  conseils  suivants,  afin  'que  vous  mar- 
chiez avec  persévérance  dans  les  espaces  indéfinis  de  l'Idéalisme  absolu.  Pour 
y  parvenir,  songez  que  la  rêverie  mélancolique  est  le  véhicule  du  Itonheur, 
et  que,  pour  cela  même,  vous  devez  vous  retirer  des  déserts  populeux  {\\\  monde 
civilisé!..  »  11  y  a  cependant  ici  quelques  mots  nouveaux. 

2.  C'est  le  crime  que  la  Pandore  lui  reproche  le  7  juin  1824. 

3.  Voir  le  Journal  grammatical,  I,  317,  149,  316,  311,  313;  II,  31,  etc.  Cf.  la 
Pandore,  "l  juin   lS2i:  la  Muse  française,  I,  265,  etc. 


710  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

une  conception  des  règles  et  de  leur  valeur  moins  respectueuse 
qu'on  ne  l'avait  alors,  on  ne  saurait  [)Our  cela  prétendre  que  le 
grand  poète  fût  de  ceux  à  qui  l'instinct  enseignait  qu'il  y  avait 
à  régénérer  la  langue  poétique. 

Hugo  lui-même  et  les  siens  ne  semblent  pas  à  cette  date  avoir 
eu  davantage  conscience  de  l'œuvre  à  faire.  La  M  use  française 
est  avec  les  censeurs  de  la  Mort  de  Socrate,  et  des  Nouvelles 
Méditations,  qu'elle  épluche  suivant  les  règles. 

Au  reste,  Hugo  nous  a  dit  quelles  étaient  à  cet  égard  ses 
premières  idées.  En  1820,  le  «  néologisme  »  des  Méditations 
(entendez  ce  mot  comme  nous  l'avons  expliqué  plus  haut) 
l'avait  choqué  {Litt.  et  ph'd.  mêlées,  93).  Quatre  ans  plus  tard, 
il  disait  encore  de  Boileau  dans  une  note  de  la  préface  des  Odes 
et  Ballades  qu'il  partage  avec  notre  Racine  le  mérite  unique 
d'avoir  fixé  la  langue  française.  Et  en  octobre  1826,  dans  une 
seconde  préface,  il  affirmait  de  nouveau  sa  conviction  :  «  Il 
est  bien  entendu,  disait-il,  que  la  liberté  ne  doit  jamais  être 
l'anarchie;  que  l'originalité  ne  peut  en  aucun  cas  servir  de 
prétexte  à  l'incorrection.  Dans  une  œuvre  littéraire,  l'exécution 
doit  être  d'autant  plus  irréprochable  que  la  conception  est  plus 
hardie.  Si  vous  voulez  avoir  raison  autrement  que  les  autres, 
vous  devez  avoir  six  fois  raison.  Plus  on  dédaigne  la  rhétorique, 
plus  il  sied  de  respecter  la  grammaire.  On  ne  doit  détrôner 
Aristote  que  pour  faire  régner  Yaugelas...  Le  néologisme  n'est 
d'ailleurs  qu'une  triste  ressource  pour  l'impuissance.  Des  fautes 
de  langue  ne  rendront  jamais  une  pensée,  et  le  style  est  comme 
le  cristal,  sa  pureté  fait  son  éclat.  » 

La  vérité  est  que  jusque-là  personne,  même  parmi  les  excen- 
triques tels  que  d'Arlincourt,  ne  rêve  encore  de  révolution. 
h'Ipsiboe  et  le  Solitaire  attirèrent  à  l'auteur  une  pluie  de  quo- 
libets ',  mais  il  semble  que  ce  soit  surtout  pour  arriver  à  un 
pastiche  complet  des  époques  où  il  prend  ses  sujets  que  d'Arlin- 
court affecte  ce  stvle  libre  et  en  particulier  cet  usage  de  l'inver- 
sion qui  fit  scandale  ^  Il  suit  quand  même  la  phraséologie 
à  la  mode,  comme  il  serait  trop  aisé  de  le  prouver. 

1.  Voir  les  A?inales  de  lUtéralure  el  d'art,  11,  S^).!,  o\  la  Pandore  du  2:i  e(  «lu 
30  avril  182-4. 

2.  Ipsiboe,  B.  Nat.,  Y'  11324,  p.   IS.  «  J'ai  ouï  raconlor  i|ii'iin  Jour  étant  on  nn 


LA    LANGUE   LITTERAIRE  711 


La  Résistance.  —  Les  forteresses  classiques. 

L'Académie.  —  La  principale  forteresse  des  classiques 
était  naturellement  rAcadémie  française.  On  y  avait  conscience 
que  d'illustres  prédécesseurs  «  ayant  fixé  la  langue  »,  la  tâche  de 
la  compagnie  se  bornait  à  maintenir  leur  ouvrage  au  milieu 
des  vicissitudes  où  l'exposent  de  nouvelles  théories  littéraires. 
A  toute  occasion,  à  cette  époque  troublée,  elle  sempresse  de 
le  proclamer  :  «  L'Académie  croit  que  Pascal,  Molière,  Bossuet, 
Racine,  BuPFon,  Rousseau  el  Voltaire  ont  invariablement  fixé  la 
langue,  qu'elle  ne  reconnaîtrait  pas  au  génie  lui-même  le  droit 
d'en  violer  les  principes  et  d'en  altérer  l'usage.  »  «  La  lang-ue 
cesserait  d'exister,  si  chacun  se  formait  un  lang^age  au  g-ré  de 
ses  caprices,  et  si  jamais  nous  détruisions  la  clarté  de  notre 
langue,  nous  opposerions  le  plus  fatal  obstacle  au  développe- 
ment de  la  raison  humaine.  »  Ecoliers,  iconoclastes,  révoltés, 
les  mots  les  plus  durs  du  langage  académique  sont  adressés 
par  Arnault  à  «  ces  adolescents  tourmentés  d'ambitions,  impa- 
tients de  prendre  rang-  parmi  les  hommes,  qui  croient  s'illustrer 
en  se  singularisant  ».  Et  un  autre  jour,  il  se  répand  en  longues 
plaintes  sur  les  altérations  que  notre  malheureuse  langue  reçoit 
de  toutes  parts  '. 

péril  extrême  elle  appela  le  grand  saint  Chrisogone  à  son  aide  et  que  sur  une 
cloche  volante  à  carillon  libérateur  il  accourut  incontinent.  «  P.  92...  Puis 
éclatèrenl  les  tempêtes  et  complet  fut  le  grand  naufrage. 

1.  '•  A  la  tribune,  où  elle  est  journellement  dénaturée  par  des  orateurs  qui, 
important  dans  la  capitale  les  locutions  de  leurs  provinces,  n'expriment  pas  tou- 
jours dans  le  français  le  plus  pur  les  sentiments  d'un  bon  Français.  Que  d'alté- 
rations ne  reçoit-elle  pas  journellement  au  théâtre  où,  peur  imiter  ])lus  fidèle- 
ment la  nature,  tant  d'auteurs  afTectent  de  substituer  à  la  langue  de  la  bonne 
compagnie  le  jargon  des  carrefours  et  le  patois  des  halles,  et  regardent  chaque 
faute  de  français  comme  un  trait  sublime!  S'étudiant  à  défaire  cette  belle  langue 
du  xviu"  siècle,  chacun  aujourd'hui  se  fait  sa  langue.  Pour  rajeunir  des  idées 
communes,  atTectant  de  parler  grec  et  latin  en  français,  les  uns  s'étudient  à 
remettre  en  vigueur  l'idiome  pédantesque  de  Ronsard;  les  autres,  répudiant 
toute  expression,  toute  locution  d'usage  postérieur  au  temps  de  Rabelais,  s'éver- 
tuent à  ressusciter  le  langage  des  vieux  chroniqueurs,  comme  s'ils  n'écrivaient 
que  pour  être  compris  des  siècles  passés;  et  cependant  certains  novateurs,  qui 
ne  pèchent  pas  par  excès  d'érudition,  expriment  dans  une  langue  que  jiersonne 
n'a  parlée,  des  idées  qui  ne  sont  passées  par  la  tête  de  personne.  »  (Récepl.  du 
comte  de  Ségur,  29  juin  1830.  Voir  la  Réponse  de  M.  de  Jouy  à  M.  de  Barante, 
20  nov.  1828;  la  réponse  du  même  à  M.  de  Pongerville,  29  juin  1830;  la  réponse 
de  Droz  à  Etienne,  24  déc.  1829,  etc.) 


712  l..\    LAXdlE   FIl.WCAISE 

«  Moindre  était  le  désordre  auquel  Richelieu  voulait  mettre 
un  terme.  »  Et  l'écho  de  ces  jérémiades,  Finvocation  aux 
morts  de  Chéronée,  à  Pascal,  à  Bossuel,  à  Voltaire,  se  prolonge 
identique  pendant  des  années  '. 

Ce  sont  encore  ces  principes  qui  inspirèrent  les  rédacteurs  de 
la  nouvelle  édition  du  Dictionnaire  (1833).  Planche  et  les  autres- 
critiques  avaient  beau  jeu  à  soutenir  que  c'était  folie  de  pré- 
tendre arrêter  ainsi  le  lexique  français  et  le  soustraire  aux  lois 
universelles  de  la  vie  -.  La  préface  de  Yillcmain,  si  remarquable 
sous  d'autres  rapports,  ne  marquait  pas  ({u'on  se  fût  laissé 
entamer.  «  Ce  qui  peut  augmenter  la  gloire  de  la  littérature 
ajoute  rarement  au  vocabulaire,  disait-elle,  et  les  changements, 
les  accroissements  que  le  besoin  et  l'usage  ont  consacrés  dans- 
nôtre  langue  depuis  quarante  ans  ne  sont  pas,  à  tout  prendre, 
fort  nombreux.  »  Voilà  pour  les  nouveautés.  Quant  aux  vieux 
mots,  «  ceux  qu'on  regrette  n'ont  souvent  d'autre  grâce  que 
la  désuétude;  presque  toujours  ils  ont  été  remplacés,  et  les 
réunir  aujourd'hui  pêle-mêle  avec  ceux  qui  les  remplacent,  ce 
serait  ne  parler  la  langue  d'aucune  époque  et  chercher  le  naturel 
dans  l'archaïsme.  »  Voilà  pour  les  archaïsmes. 

Le  corps  de  l'ouvrage  ne  témoigne  pas  d'un  exclusivisme 
aussi  entêté;  et  on  peut  citer  nombre  de  mots  qui  furent  admis  : 
confluer,  corpulent,  enivré,  déhontè,  désappointement,  dissenti- 
ment, décaver,  écouteur,  endolori,  envahisseur,  étranf/eté,  explorer, 
entr  ouverture,  se  fendiller,  glabre,  Iiivernage,  illégalité,  inanité, 
italianisme,  jésuitique ,  lucidité,  marteleur,  mielleusement,  mondey 
ourdisseur,  paterne,  population,  etc.  En  somme,  l'Académie  res- 
tait fidèle  à  son  système,  appuyer  les  tendances  conservatrices, 
mais  ne  pas  s'obstiner  contre  l'usage. 

Les  grammairiens.  Le  purisme.  —  L'autre  centie  d'hy- 
percritique  était  la  Société  grammaticale,  fondée  par  Domergue, 
qui,  à  travers  diverses  vicissitudes,  était  parvenue  à  subsister.. 
Au  commencement  de  la  Restauration,  elle  avait  |)Our  président 
Lemare,  et  Vanier  pour  secrétaire.  Elle  ])ubliait  les  Annales  de 
grammaire  (1818),  auxquelles  collaboraient  Rutet,  Scott  de 
Martinville,  Perrior.  En  1827,  elle  était  présitb^e  par  Resclier. 

\.  (>f.  Hr/j.  (le  Lebrun  à  Salvanch/.  iM  avi-il  \ii;U). 

2.  Sur  In.  langue  fran[aise.  t'orlr.  litlcr..  11.  ;î'.t()  cl  siiiv. 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  713" 

quand  un  de  ses  membres,  Marie,  dont  nous  aurons  à  reparler, 
recommença  à  faire  paraître  une  publication  rég'ulière,  le 
Journal  grammatical  et  didactique,  qui  passa  successivement 
entre  plusieurs  mains  et  changea  un  peu  d'objet  et  de  forme, 
mais  prolongea  sa  vie  pendant  de  longues  années.  A  côté  des. 
«  Solutions  et  des  parties  didactiques  ^),  le  Journal  renfermait 
une  partie  polémique  et  critique,  «  principalement  exercée 
contre  les  écarts  du  romantisme  '  ». 

C'eût  été  peu  de  chose  que  ces  deux  (4ats-majors,  quel  que 
fût  alors  l'ascendant  de  l'autorité,  s'ils  n'avaient  disposé  d'une- 
armée  toute-puissante,  constituée  par  les  professeurs  et  les 
maîtres  de  l'Université.  Encore  que  démembrée,  l'organisation, 
scolaire  napoléonienne  subsistait  :  un  enseignement  d'Etat  était 
institué,  qui  descendait  jusqu'aux  villages,  et  dans  cet  enseigne- 
ment, tout  à  la  base,  une  place  était  faite  à  la  langue  et  à  la 
grammaire.  Il  y  avait  une  grammaire  d'Etat,  que  les  concur- 
rents de  l'enseignement  libre  étaient  bien  contraints  de  suivre 
à  })eu  près  à  leur  tour,  et  cette  grammaire  était  naturellement 
celle  de  Lhomond  et  de  Noël  et  Chnpsal  -,  la  grammaire  des- 
grammairiens. 

Rien  d'étonnant  dès  lors  qucdle  régnât  dans  la  masse  bour- 
geoise, dont  elle  constituait  en  grande  partie  la  culture.  Peu. 
à  peu  même,  et  cela  jusque  dans  les  couches  très  basses  de  la 
population,  on  s'était  pris  d'un  vrai  culte  pour  la  correction, 
on  s'était  piqué  de  jnirisme  grammatical,  la  casuistique  du 
langage  avait  fini  par  amuser,  quelquefois  par  passionner  les 
esprits.  Les  «  gasconismos  corrigés  »  continuaient  à  avoir  la 
vogue,  un  Manuel  de  la  pureté  du  langage  (par  Blondin)  entrait 
dans  la  collection  des  manuels  pratiques  de  Roret.  L'heureux 
temps  durait  encore  où  au  théâtre  on  amusait  le  public  avec 

1.  Les  diverses  séries  sont  assez  difficiles  à  reconsliluer.  Je  n'en  possède  que 
d'incomplètes.  La  Sorbonne  n'a  pas  non  plus  toute  la  suite.  Voir  à  la  Bibl.  Nat., 
Inv.  X,  13391  à  13i02,  où  il  manque  aussi  des  livraisons.  La  2°  série  dirigée  par 
Redler  (1831)  a  pour  rédacteurs  :  MM.  d'Aceto,  Auguès,  député;  Bébian,  Bescher, 
Bessières,  Bonil'ace,  Borel,  Boussi,  Gayuela,  Costaz,  de  l'Institut,  Daujon,  Daunou,. 
de  l'Institut,  Dessiaux,  Fellens,  de  Gérando,  de  l'Institut:  l'abhé  Gérard,  l'abbé 
Guillon,  conserv.  de  la  bibl.  Mazarine;  Johnson,  Laromiguière,  de  rinslitul,  le 
[)'  Ledain,  Lemare,  Lévi,  Lourmand,  Mac-Carthy,  Marrast,  baron  Massias, 
Michelot  du  Th.  Français,  Palla.  Perrier,  Quitard,  etc.  Bibl.  nat.  Inv.  X.  13  397. 

■2.  Le  premier  ouvrage  grammatical  de  Chapsal  est  de  1808.  Il  avait  depuis  ren- 
contré Noël,  inspecteur  général  des  études.  Leur  Grammaire  fronraise  eiii  de  1823  ;. 
le  Nouveau  Dictionnaire  de  1826. 


714  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

les  fautes  de  Pataquès  (1802).  M.  Syrieis  de  Mayrinhac  avait 
excité  l'hilarité  de  ses  collègues  de  la  Chamhre  des  députés  en 
parlant  d'une  somme  conséquente.  Et  les  grammairiens  racon- 
taient avec  admiration  que  lord  Holland  avait  reproché  à  Tal- 
h'vrand  d'avoir  employé  l'affreux  verhe  :  se  suicider  '. 

Ce  purisme  avait  ses  fanatiques  jus(|ue  dans  les  rangs  de 
ceux  que  leur  esprit  portait  à  toutes  sortes  d'innovations  en 
politique,  et  même  en  littérature.  C'est  là  une  chose  importante 
à  marquer.  Non  seulement  des  libéraux,  comme  Carrel,  Ben- 
jamin Constant,  Déranger,  se  rencontraient  avec  de  Bonald  % 
pour  soutenir  les  mêmes  doctrines  conservatrices  en  littéra- 
ture. Mais  plusieurs,  qui  avaient  en  littérature  des  tendances  à 
s'écarter  des  anciennes  règles,  étaient  hostiles  à  l'idée  de  toucher 
à  la  lang-ue,  comme  Stendhal  ^  Qu'on  prenne  une  des  listes 
quelconques  que  les  romantiques  ont  dressées,  aucune  n'in- 
dique même  approximativement  les  noms  des  novateurs  en  fait 
<le  lang^asre. 

Causes  de  faiblesse.  —  Ce  qui  perdit  les  grammairiens  clas- 
siques, ce  nest  donc  ni  l'infériorité  du  nombre  —  ils  avaient  la 
masse  avec  eux  —  ni  le  défaut  d'appui  —  les  «  grands  corps 
constitués»,  la  plupart  des  journaux  étaient  de  leur  parti  et  les 
écrivains  demeuraient  sing-ulièrementpartag-és  — :  ce  n'est  même 

1.  Comparer  celte  anecdote,  rapportée  par  le  Dictionnaire  ilu  langage  vicieux 
(183o),  383  : 

•■  Le  ministre  de  la  guerre  (à  la  tribune).  Le  ministre  ne  peut,  de  son  propre 
mouvement,  former  ou  dissoudre  une  armée;  l'armée  est  constituée  par  ordon- 
nance du  roi.  Lorsqu'il  a  s'agi  de  former  l'armée  du  Nord  ■•  [Rires). 

«  Une  voix  du  centre.  Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  rire:  on  voit  liien  (pie  M.  le 
Ministre  veut  dire  :  lorsqu'il  s'est  agi. 

«  Le  ministre.  Dans  ce  cas,  c'est  le  gouvernement  qui  est  intervenu,  de  même 
lorsqu'il  a  s'agi....  [Nouveaux  rires). 

«  Une  voix  à  droite.  Ces  ex])lications  ne  sont  jioinl  d'un  lion  fi-aiiçais  (Cli.  des 
dép.,  2o  fév.  1834.  Courr.  fr.  du  26  fév.). 

■2.  Voir  les  théories  de  Bonald  sur  les  langues,  dans  ses  Mélanges,  I,  388. 

3.  Voir  Racine  et  Slia/,espeare.  p.  115  et  suiv.  :  «  11  ne  faut  pas  innover  dans  la 
langue,  parce  que  la  langue  est  une  chose  de  convention.  Laissons  cette  gloire 
(d'inventer  des  tours  nouveaux)  à  M""  de  Staél,  à  MM.  de  Chateaubriand,  de  Mar- 
changy,  vicomte  d'Arlincourt,  etc.  11  est  sûr  (|u'il  est  plus  vite  fait  d'inventer  un 
tour  que  de  le  chercher  péniblement  au  fond  d'une  Lettre  provinciale,  ou  «l'une 
harangue  de  Patru.  » 

"  Une  langue  est  composée  de  ses  tours  non  moins  que  de  ses  mots.  Toutes  les  fois 
qu'une  idée  a  déjà  un  tour  qui  l'exprime  clairement,  pour(|uoi  en  produire  un 
nouveau?  on  donne  au  lecteur  le  jtetit  chatouillement  de  la  surprise;  c'est  le 
moyen  de  faire  passer  des  idées  communes  ou  trop  usées....  Peut-être  faut-il  être 
romantique  dans  les  idées,  mais  soyons  classiques  dans  les  expressions  et  les 
tours;  ce  sont  des  choses  de  convention,  c'est-à-dire  à  peu  près  immuables  ou  du 
moins  fort  lentement  changeal)les.  ■> 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  7i:i 

pas  res])rit  de  changement,  largement  contre-balancé  par  l'es- 
prit de  routine,  c'est  par-dessus  tout  l'abus  qu'ils  firent  de  la 
tyrannie,  et  la  manière  sotte  dont  ils  voulurent  emprisonner 
leur  «  tout  aimée  »,  comme  l'appelait  Boniface. 

Au  lieu  de  se  laisser  aller  à  des  concessions  graduelles,  sui- 
vant l'esprit  de  Nodier,  par  exemple,  de  relâcher  avec  prudence 
les  liens  devenus  trop  étroits,  en  présence  du  romantisme  il  se 
fit  une  subite  réaction.  De  même  qu"à  l'Académie  on  revint  sur 
les  concessions  qu'on  faisait  à  un  Lacretelle  ou  à  un  Lebrun  ', 
de  même  dans  les  Académies  grammaticales,  on  rompit  avec 
le  timide  libéralisme  de  Domergue.  El  quand  on  fit  des 
sacrifices,  ce  ne  fut  que  par  à-coups  et  de  mauvaise  grâce  -. 
Le  moindre  défaut  des  aristarques  grammaticaux  était  d'être 
ennuyeux  et  pédants.  Car,  bien  qu'on  ne  sache  ce  qui  était 
plus  haïssable,  du  ton  rogue  et  prétentieux  dont  ils  jugeaient 
parfois,  ou  de  la  fausse  modestie  et  des  grâces  niaises  qu'ils 
mettaient  ailleurs  dans  la  discussion,  ce  sont  là  défauts  de 
forme,  véniels  après  tout.  Qu'ils  soient  partis  en  guerre  contre 
tout  et  tous,  qu'ils  s'en  soient  pris  aux  enseignes,  aux  pros- 
pectus, aux  maires  de  village,  comme  aux  mandements  des 
évêques  et  aux  ordonnances  royales  %  c'était  encore  un  ridicule 
pardonnable,  puisqu'ils  se  censuraient  aussi  entre  eux,  et  avec 
la  dernière  sévérité,  que  les  princes  de  la  bande  eux-mêmes  :  les 
Boniface,  les  Landais,  les  Blondin,  n'étaient  point  épargnés 
par  leurs  confrères  '*.  Leurs  réclamations  contre  les  «  tailleur 
civil  et  militaire  »  ne  gênaient  pas  plus  le  commerce,  que  leurs 
gourmades  ne  troublaient  NN.  SS.  les  évêques  de  Séez  ou 
d'Avignon.  Il  est  cependant  intéressant  de  constater  ce  que  leurs 
polémiques  aboutissaient  à  montrer,  à  savoir  que  personne,  pas 
même  eux,  ne  possédait  ce  qu'ils  prétendaient  enseigner;  autre- 


1.  Voir  la  Réponse  d'Auger  à  Droz  le  7  juillet  1825  et  celle  de  M.  de  Féletz  à 
Lebrun  le  22  mai  1828. 

2.  On  acceptait  un  jour  des  néologismes  comme  sombrosité  et  instantanément, 
eu  faisant  des  ■■  vœux  pour  ([ue  les  auteurs  sortissent  des  sentiers  bal  tus  »  ;  à  une 
autre  occasion  on  insérait  des  projiosilions  pour  enrichir  la  langue,  pour  aller 
fouiller  le  •■  riche  trésor  »  des  archaïsmes.  Puis  on  retombe  aussitôt  dans  la 
néophobie  étroite  et  niaise  que  Saint-Géran  lui-même  se  voyait  déjà  forcé  de 
railler.  (Voir  Journ.  gr.,  1828,  471-473,  1831,  p.  30,  84  et  19.) 

3.  Omn.  du  lang..  132;  Ann.  de  gr.,  I,  2.j,  102,  199,  228;  /.  de  la  l.  fr.,  1,  102, 
1831,  431  et  suiv. 

4.  Journ.  de  la  l.  fr.,  1831,  239,  1838,  I,  411,  422,  etc. 


7IG  LA   LANGUE    FRANÇAISE 

ment  dit  (jue  nul  ne  parvenait  jamais  ni  à  parler  ni  à  écrire 
selon  leurs  prétendues  règles.  Ceci  n'est  i)as  sans  éclairer  déjà 
le  caractère  de  ces  règles.  Mais  il  faut  feuilleter  pendant  quel- 
ques jours  les  recueils  des  derniers  théoriciens  du  verbe  post- 
classique. On  en  oublie  toutes  les  excentricités  de  Petrus  Borel, 
on  pardoime  à  toutes  les  rodomontades  de  Th.  Gautier,  on 
savoure  toutes  les  invectives  et  les  plaisanteries  de  Hugo.  Nous 
n'avons  plus,  que  je  sache,  les  procès-verbaux  des  assemblées 
de  la  rue  du  Bouloi,  il  nous  en  reste  les  extraits  fournis  par 
le  Journal  de  la  langue  française,  et  on  peut  y  voir  de  quel  ton 
et  avec  quelle  suffisante  naïveté  l'aréopage  se  livre  à  l'examen 
des  grands  écrivains  classiques  ou  modernes,  comment  on  dis- 
serte, débat,  et  tranche  sans  que  personne  sache  désormais- 
au  nom  de  qui  et  de  quoi. 

Au  nom  des  «  auteurs  »?  Quelques  arriérés  seuls,  comme 
Lemare,  recueillent  la  «  grammaire  des  auteurs  »;  depuis 
longtemps  on  ne  fait  plus  que  la  «  grammaire  de  leurs 
fautes  '  ». 

Au  nom  de  l'usage?  mais  il  ne  peut  plus  en  être  question. 
Sous  l'influence  des  purs  condillaciens,  les  grammairiens  pra- 
tiques en  étaient  arrivés  au  terme  logique  de  l'évolution  de  leur 
méthode.  Boussi  l'a  proclamé  nettement,  reniant  définitivement 
les  ancêtres  du  xvu''  siècle,  abandonnés  depuis  longtemps  : 
«  Fonder  la  règle  sur  l'usage,  dit-il,  c'est  la  livrer  à  la  merci 
de  la  puissance  la  plus  capricieuse  et  la  plus  mobile  ;  c'est  bâtir 
sur  le  sable,  renverser  le  rapport  de  la  cause  à  l'elTet.  La  règle 
n'est  pas  l)onne  parce  qu'elle  est  conforme  à  l'usage;  à  l'inverse, 
c'est  parce  qu'il  obéit  à  la  règle,  que  l'usage  est  bon...  L'usage 
n'est  que  le  tyran  des  langues,  et  non  leur  souverain  légitime. 
Le  temps  est  venu  de  le  faire  descendre  d'un  trône  usurpé!  » 
(/.  d.  l.  l.  fr.,  1838,  I,  302-303.)  Sur  ce  trône,  à  la  place  de 
l'usage,  on  met  une  prétendue  logique,  puérile  et  ignorante, 

1.  Le  26  décembre  1830,  c'est  à  J.-J.  Roijsseau  (lu'dii  en  a,  à  i>ro|)os  de  celte 
phrase  :  ■-  Où  que  vous  soyez,  vous  êtes  morl  ])()ur  moi  ».  Lemare,  Quitanl, 
Bescher,  Sabathier,  Lévy,  sont  les  clianipions  princii)aux  qui  l^ataillent  sur  cette 
construction;  après  quoi  on  accorde  avec  sérieux  que  Rousseau  est  un  bon  écri- 
vain, mais  que  la  locution  employée  est  tombée  en  désuétude,  et  qu'on  ne  peut 
la  prendre  pour  un  modèle  de  la  bonne  diction  (26  déc.  1830).  Un  autre  jour,  c'est 
La  Fontaine  qui  fait  les  frais  de  la  séance  (J.  d.  l.  L  fr..  1831.  p.  21:j);une  autre 
fois,  c'est  Lamartine  {ih.,  p.  219). 


LA  LANGUE   LITTERAIRE  717 

dépravation  dernière  d'une  philosophie  des  langues  déjà  incom- 
plète et  erronée  * . 

Si  les  «  raisonnements  »  sur  lesquels  on  se  fondait  se  jugent 
assez  vite,  il  faudrait  des  pages  pour  faire  voir  comment  on 
arrivait  à  faire  une  grammaire  épineuse,  inextricable,  tracas- 
sière,  un  vocabulaire  décharné.  Les  moindres  nouveautés  étaient 
suspectes  :  des  mots  tels  que  buvable  {M an.  de  la  pur.  cl.  /.), 
poussiéreux  (Wey,  Rem.,  I,  399),  architectural  (là.,  I,  409),  des 
expressions  comme  morceaux  historiques  pour  morceaux  d'his- 
toire (,/.  d.  l.  l.  fr.,  I,  97),  goutte  par  goutte  {An7î.  de  gr.,  265). 

En  outre  on  s'en  prenait  à  des  locutions  déjà  reçues  :  civet 
de  lièvre,  monter  au  grenier,  allumer  du  feu,  soi-disant  pléo- 
nastiques {Dict.  du  lang.  vie,  SI,  22,  254);  rue  passante,  franc- 
maçonnerie,  illogiques  de  forme  {Ib.,  292,  175);  une  foule 
d'autres  :  faire  des  dents,  faire  une  maladie,  il  fait  du  vent,  avoir 
du  mal  à  faire  une  chose  [Ib.,  158,  157,  229),  je  sors  d'être 
malade  {Om.  d.  /.,  136),  rincer  du  linge  {Dict.  du  L  v.,  377), 
prendre  froid  {Ib.,  175),  tout  plein  de  {Ib.,  311),  dormir  un  somme 
{Ib.,  119),  prendre  peur  (,/.  d.  L  l.  fr.,  l,  508),  accusés  qui  d'être 
vieux,  qui  d'être  mal  faits,  qui  d'avoir  mangé  la  lune.  Inévita- 
blement la  réaction  se  fùt-produite.  Des  protestations  contre 
ces  excès  se  lisent  chez  les  écrivains  les  plus  classiques,  chez 
Courier  par  exemple.  Et  les  libertés  qu'ils  prennent  avec  tout 
ce  fatras  de  règles  en  est  une  autre. 

Il  existe  une  bien  signiûcative  lettre  de  Dussault  à  Villemain 
sur  ce  sujet,  que  les  Débats  du  11  juin  1824  signalent  avec 
raison.   C'est  une  longue   et  énergique  protestation   contre   ce 

1.  Ainsi  pourquoi  pensez-vous  qu'il  faille  dire  trois  heures  trois  quarts,  plulôl 
que  quatre  heures  moins  le  quart"!  ■<  C'est  parce  qu'il  ne  serait  pas  raisonnable 
de  préférer  à  une  idée  qui  est  exacte  et  complote,  une  autre  idée  que  l'on  sait 
devoir  soi-même  bientôt  modifier.  "  {Dict.  d.  lanq.  vie.,  1835,  332.) 

Encore  là  ne  font-ils  qu'expliquer,  mais  au  nom  de  la  même  méthode  on  juge 
et  on  prescrit.  Il  est  recommandé  de  ne  pas  dire  :  il  y  avait  sept  à  huit  femmes 
dans  cette  assemblée,  sous  prétexte  que  cela  signifie  :  «  de  sept  à  huit,  c'est-à- 
dire  sept  et  quart  à  sept  et  demie,  ce  qui  est  une  pensée  absurde  >-  {Omnibus  du 
langage,  Lemare,  Gr.  fr.).  Évitez  l'expression  baignant  dans  son  sang,  «  parce 
que  le  participe  présent  implique  dans  un  verbe  neutre  d'action  l'idée  d'un 
mouvement  qu'on  trouve  fort  rarement  dans  l'homme  qui  baigne  dans  son  sang.  - 
{Dict.  du  l.  vie,  1835,  p.  60.)  \e  dites  pas  tiien  malade,  le  mot  bien  ne  doit  pas 
être  suivi  d'un  mot  exprimant  une  idée  de  mal.  {Ih.,  p.  64.) 

Et  c'est  là-dessus  qu'on  j)roclamait  que  c'était  un  bienfait  inestimalile  qu'une 
faute  contre  la  langue  française  fût  eu  général  une  faute  contre  le  bon  sens. 
(Journ.  gr.,  1830,  p.  335.) 


718  LA   LANliUK   FUANÇAISK 

purisme  «  qui  n'est  souvent  qu'une  erreur  ».  Dussault  y  discute 
le  prétendu  avantage  qu'on  trouve  à  la  disparition  des  idiotismes, 
et  aux  soi-disant  réformes  (ju'introduil  dans  les  langues  l'ana- 
lyse philosophique,  sous  le  nom  de  Grammaire  générale.  Et 
l'auteur  donne  cette  large  définition  :  «  La  grammaire  d'une 
langue  est  le  tableau  de  sa  syntaxe  étudiée  sur  les  écrits  de  ses 
meilleurs  auteurs,  et  consacrée  par  la  sanction  de  l'usage  '.» 

Tôt  ou  tard,  ces  plaintes  eussent  été  entendues  par  les 
écrivains.  Leur  subordination  à  la  règle  logique  ne  pouvait 
durer. 

Or,  pour  comble  d'infortune,  pendant  que  les  «  principes  » 
étaient  battus  en  brèche,  il  arriva  que  le  fondement  même  de 
la  doctrine  se  trouva  ruiné  par  le  progrès  des  études  linguis- 
tiques, quand  la  méthode  historique  vint  supplanter  la  logique. 

Prenons  pour  exemple  toutes  les  théories  sur  l'ordre  logique 
fies  mots.  Le  xvui''  siècle  s'était  employé  à  démontrer  que 
l'ordre  français  ordinaire  :  sujet,  verbe,  attribut,  était  l'ordre 
«  naturel  ».  Et  au  nom  de  ce  principe  «  philosophique  »,  on 
combattait  l'inversion.  Mais  que  devait-il  advenir  de  ces  théories, 
le  jour  oij  il  serait  établi  que  cette  construction  prétendue 
nécessaire  n'était  devenue  que  récemment  d'un  usage  régulier 
et  général  -  ? 

Or  l'histoire  de  la  langue  devait  nécessairement  s'ébaucher 
sous  l'intluence  de  la  curiosité  qui  étendait  l'histoire  litté- 
raire. Dès  le  xvni"  siècle,  ces  études  avaient  commencé;  au 
début  du  XIX'  siècle,  elles  reprennent  faveur  et  avec  Fauriel  et 
Raynouard  font  d'énormes  progrès.  Même  avant  que  Diez  ait 
fondé    scientifiquement   la   grammaire   comparée   des   langues 

1.  Il  ajoute  :  «  Des  gens  de  goiU  regrelloiit  plusieurs  mots  que  notre  idiome  en 
s'épurant  a  laissés  dans  la  diction  de  nos  vieux  auteurs;  mais  qui  ne  regrette- 
roit  encore  plus  ces  gallicismes  qu'avoit  retenus  et  admis  notre  langue  perfec- 
tionnée? En  adoptant  une  marche,  au  premier  coup  d'œil,  plus  régulière,  n'a- 
t-elle  rien  sacrifié  de  la  liberté  de  ses  mouvements?  Cet  accroissement  de  régu- 
larité est-il  même  bien  incontestable  et,  si  l'on  peut  en  douter,  la  correction 
qui  se  montre  avec  une  sorte  de  faste,  et  qui  veut  se  faire  sentir,  vaut-elle  la 
correction  qui  se  cache  sous  un  air  de  négligence  et  qui  se  laisse  deviner? 
Celte  espèce  de  roidcur,  cette  tension,  à  mesure  qu'on  a  pris  soin  d'écarter  les 
gallicismes,  est-elle  une  acquisition  dont  on  doive  se  féliciter,  ou  un  défaut 
qu'il  faille  déplorer?  »  (Voir  Duss.,  Ann.  lilt..  V,  3't9.) 

1.  X.'llisloiie  (le  la  langue  française  de  Henry,  tout  embryonnaire  qu'elle  est, 
'renferme  déjà  des  pages  libérales.  Voir,  sur  la  nécessité  de  la  néologie,  11,  "G, 
et  sur  les  excès  de  la  correction,  11,  W»,  des  remarques  très  justes,  ces  ilernières 
empruntées  du  reste  aux  Mélanges  liltéraires. 


LA   LANGUE   LlTTERAIltE  719 

romanes  (1836-1842),  on  en  sait  assez  pour  voir  combien 
l'ancienne  manière  de  poser,  Je  discuter  et  de  résoudre  les 
questions  de  langue  était  étroite  et  fausse.  Et  la  grammaire 
historique,  dès  son  début,  devient  Fauxiliatrice  des  novateurs. 

En  1833,  le  Dictionnaire  du  langage  vicieux  résume  encore 
prétentieusement  les  velléités  tyranniques  de  l'école  autoritaire  : 
«  La  tâche  difficile  mais  glorieuse  de  réformateur  de  notre 
langue,  dit-il,  ne  pourra  jamais  être  remplie  avec  succès  que 
par  une  réunion  de  savants,  dont  les  opinions  éclairées  et  una- 
nimes, appuyées  sur  des  noms  compétents  et  connus,  pénétre- 
raient en  peu  de  temps  dans  la  masse  de  la  nation.  » 

Bientôt  les  nouveaux  grammairiens,  les  Génin,  les  Granier  de 
Cassagnac,  les  Renan,  quelle  que  soit  leur  valeur  et  leur  doc- 
trine, sont  d'accord  pour  répondre  :  «  Toutes  les  fois  que  les 
grammairiens  ont  essayé  de  dessein  prémédité  de  réformer 
une  langue,  ils  n'ont  réussi  qu'à  la  rendre  lourde,  sans  expres- 
sion, souvent  moins  logique  que  le  plus  huml)le  patois  ^..  » 
«  Une  foule  de  soi-disant  grammairiens  ont  subtilisé  sur  les 
mots  et  les  tours  de  phrase,  introduit  quantité  de  distinctions 
sophistiques,  de  règles  fausses,  de  difficultés  chimériques;  ils 
ont  rempli  la  grammaire  de  fantômes  -.  » 


Les  révolutionnaires.   Leurs  manifestes. 
Leur  programme . 

Première  impression.  Quelle  a  été  l'importance  de 
la  révolution?  —  Les  innombrables  pamphlets  ou  articles 
où  l'on  essaye  de  combattre  les  romantiques  omettent  rarement 
de  répéter  l'accusation  qu'ils  ignorent  la  langue  française  et 
la  détruisent.  Mais  presque  aucun  ne  prend  soin  de  fonder  ce 
reproche  sur  quelques  griefs  précis.  Les  quelques-uns  qui  s'y 
risquent  laissent  le  lecteur  plus  perplexe  encore  ^ 

1.  Renan,  Or.  du  lang.,  18o8. 

2.  Génin,  Var.  du  l.  fr.,  XXX,  1S4d.  Cf.  Gran.  de  Cass.  De  la  nature  et  des  lois 
du  style  [Œuv.  litt.  2T2). 

3.  L'auLeur  des  Occidentales  (Paris,  1829,  B.  Nat.,  Inv.  Ye,  29  186)  s'est  appliqué 
à  éplncliei'le  recueil  qu'il  parodie;  il  y  a  trouvé,  sans  parler  de  quelques  images 
qu'il  désapprouve,  trois   ou   quatre  expressions   <■  vulgaires  »,  telles  que  la  tête 


720  LA  LANGUE   FllANÇAlSK 

Car  nombre  de  ces  prétendues  licences  sont  souvent  autori- 
sées par  l'usage  antérieur.  Ce  sont  des  archaïsmes,  non  des 
nouveautés,  telles  que  :  changer  sa  bague  à  l'anneau  de  mon 
doigt.  {Hem.)  —  A-t-il  pas  sa  France  très  chrétienne?  (Fb.)  — 
Ces  voûtes  solitaires  Ne  devraient  répéter  que  paroles  aus- 
tères {Ib.).  —  Mais  le  roi  don  Carlos  répugne  aux  trahisons^  [Ib.) 
Si  les  critiques  ne  le  voient  pas,  c'est  (ju'ils  ignorent, 
•<]uelquefois  volontairement,  la  langue  des  grands  écrivains. 
Après  avoir  lu  quelques  douzaines  de  leurs  œuvres ,  on  en 
vient  à  se  demander  si  Hugo  ne  s'est  pas  vanté,  et  s'il  a  bien 
mérité  la  réputation  qu'il  a  eue,  et  à  laquelle  il  tenait  tant, 
4'avoir  révolutionné  la  langue  '. 

La  raison  de  la  méprise  de  tous  ces  malveillants,  c'est  qu'ils 
ont  cherché  dans  Hugo  des  «  fautes  ».  Il  le  fallait  en  effet  pour 
l'accuser  d'être  l'Attila  de  la  langue  française.  Mais  la  recherche 
devait  forcément  être  infructueuse.  W  y  a  des  fautes  sans  doute 
dans  Hugo,  comme  dans  Racine,  comme  dans  n'importe  quel 

la  première,  jeter  bas-^  l'accumulation  de  termes  de  marine  dans  A'ofrtJ'/n,  cet 
•inventaire  après  décès  de  la  flotte  ottomane,  a  chocjué  son  goût;  quelques  nou- 
veautés de  syntaxe  l'ont  arrêté  :  Monte,  écureuil,  inonte  au  grand  chêne.  Sur  la 
branche  des  deux  prochaine  [Attente);  par  les  champs  de  maïs  [Lu  Bat.  perdue); 
se  peut-it  qu'on  fuie  Sous  l'horrible  pluie?  tour  équivoque,  puisque  se  peut-il  point 
en  général  Tétonnement.  Et  c'est  là  tout,  ou  à  peu  près,  ce  qui  doit  nous 
prouver  que  Hugo  ne  sait  pas  sa  langue. 

L'auteur  des  Réfierions  d'un  infirtnier  sur  le  drame  cVHernani  (Paris,  ISHO)  n'a 
guère  trouvé  plus,  malgré  tout  autant  de  malveillance  et  plus  de  pédanlisme 
encore.  En  réunissant  ses  notes  à  celles  de  Brévalles  (Èpitre  à  M.  V.  Huqo)  et  à 
l'examen  systématique  du  premier  acte  de  la  même  pièce  par  le  Journal  fjram- 
malical  (V,  332  et  369),  bien  que  ce  dernier  soit  l'œuvre  d'un  des  grands  hommes 
de  la  grammaire  d'alors,  Marrast,  quand  on  a  éliminé  les  invectives  vagues, 
les  reproches  de  mauvais  goût,  et  les  querelles  injustifiées,  il  reste  l'impression 
d'un  auteur  qui  s'est  quelquefois  licencié  de  la  règle  mais  assez  timidement. 
Voici  en  gros  l'addition  de  ces  ■<  fautes  »  telles  qu'elles  sont  relevées  dans  les 
pamphlets  :  Impropriétés  d'expression  :  Joignant  les  mains  avec  scandale 
(=  scandalisée)  —  Pourquoi  le  ciel  mil-il  mes  jours  si  loin  des  vôtres?  —  ...  à 
ce  bourdonnemetd  Que  nos  ambitions  font  sur  ton  monument. —  Ah!  c'est  un  beau 
spectacle,  à  ravir  la  pensée  Que  l'Europe  ainsi  faite,  et  comme  il  l'a  laissée! 
—  Le  duc  précédant  le  roi,  une  cire  à  la  main.  —  Je  te  tiens,  et  Vassi^e/e. 

Syntaxe  :  Singulier  pour  le  pluriel  :  <■  QuMmportc  ce  que  peut  un  nuage  des 
airs  Nous  jeter  en  passant  de  tempête  et  d'éclairs?  »  —  «  Que  pour  qui  :  7i<'est 
ce  seigneur?  >■ 

Mélange  des  temps  :  »  s'il  allait  me  parler,  s'il  s'éveille,  s'il  était  là!  » 

Prépositions  mal  employées  :  •■  Me  suivre  dans  les  bois,  rfa»s  les  monts^ 
sur  les  grèves,  chez  des  hommes  pareils  aux  démons  de  vos  rêves.  » 

Ellipses  :  «  le  duc.  son  vieux  futur,  est  absent  à  cette  heure.  Sans  doute  elle 
attend  son  jeune.  —  Vieillard,  va-t'en  donner  mesure  au  fossoyeur.  » 

1.  Ce  qui  justifie  ses  ennemis,  c'est  (jue  ses  amis  ne  trouvaient  pas  mieux. 
Ch.  .Magnin,  en  1840,  après  avoir  inventorié  les  fautes  ilaus  les  Hayons  et  les 
Ombres,  en  faisant  ])reuve  d'une  sévérité  méticuleuse,  triomphait  de  ne  pas 
arriver  à  un  total  d'une  douzaine. 


LA   LANGUE  LITTÉRAIRE  721 

écrivain  de  premier  ordre,  mais  en  nombre  infiniment  petit. 
«  Nous  sommes  trois  à  Paris,  disait  Balzac,  qui  savons  notre 
langue,  Hugo,  Gautier  et  moi.  »  Hugo  en  effet  a  su  la  langue 
comme  personne,  il  a  eu  un  sentiment  presque  impeccable  de 
la  correction  véritable.  On  sait  qu'il  en  était  fier  et  qu'à  l'Aca- 
démie il  s'autorisait  souvent  de  celte  conscience  qu'il  avait  d'être 
un  grammairien  d'instinct  pour  discuter  avec  les  théoriciens 
classiques,  en  particulier  avec  Cousin  '. 

Toutefois,  si  Hugo  n'a  pas  «  détruit  la  angue  »,  il  ne  faudrait 
pas  se  laisser  aller  non  plus,  comme  nous  serions  tentés  de  le 
faire,  blasés  que  nous  sommes   par  les  habitudes  d'un  temps 

1.  Voir  P.  Slappfcr,  Les  Avlistes  jiigps  et  parliex,  Causeries  parisiennes,  2°  Cau- 
serie. Le  Grammairien  de  Haiileville-Uoiise  (1872,  p.  44-47)  :  ••  Un  jour.  M.  Ville- 
main  faisait  lecture  à  l'Académie  d'un  des  essais  envoyés  au  concours  pour  le 
prix  d'éloquence.  Un  mol  s'y  rencontre  qui  lit  bondir  M.  Cousin  sur  son  fauteuil; 
il  interrompit  brusquement  le  secrétaire  perpétuel  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que 
ce  néologisme?  ô  langue  affreuse  de  notre  époque!  Voilà,  voilà  comment  on 
écrit  aujourd'hui!  Voltaire  avait  bien  raison  de  dire  que  nous  dégringolons  dans 
la  barbarie!  Messieurs  les  romantiques  ont  créé  un  nouvel  idiome!  Lisez  tous 
les  écrivains  du  wu"  siècle,  oui  tous!...  quand  vous  les  aurez  lus,  relisez-les 
encore!  je  vous  mets  au  défi  de  m'y  montrer  ce  mot!  »  On  s'attendait  à  voir 
V.  Hugo  relever  le  gant.  Mais  lui,  s'adressant  tranquillement  à  l'appariteur  : 
«  Pingard,  lui  dit-il,  veuillez  aller  prendre  dans  la  bibliotlièiiue  le  Voyage  en 
Laponie  de  Regnard,  troisième  volume  de  ses  Œuvres  complètes  ".Grand  silence. 
L'appariteur  sortit,  et  au  bout  d'un  moment  revint  avec  le  volume  demandé.  Il 
le  remit  à  Victor  Hugo.  Celui-ci  l'ouvrit,  pria  M.  Villemain  de  vouloir  bien 
relire  tout  entière  la  phrase  oii  se  trouvait  le  mot  incriminé;  après  quoi,  il  lut 
à  son  tour  d'une  voix  nette  et  ferme  un  passage  du  Voyage  en  Laponie,  qui 
contenait  le  même  mot  employé  dans  le  même  sens,  ferma  silencieusement  le 
volume,  et  le  rendit  à  l'appariteur.  M.  Cousin  était  battu.  - 

Comparez  à  cette  anecdote  vraie  ou  fausse  les  vers  moins  connus  de  Pommier 
{Crdneries  et  dettes  de  cœur,  p.  41)  : 

ViCTon  Hugo  et  l'Académie  françai?e. 

Que  sont  ces  éi)lucheurs,  ces  hommes  importants 
Qui  vannent  le  langage,  et  qui  passent  leur  temps 
A  définir  des  mots  par  ordre  alphabétique, 
Auprès  de  ce  géant  du  monde  poétique? 
Pourtant,  à  cela  même  il  se  connaît  assez. 
J'ignore  ses  projets  sur  ce  point;  je  no  sais 
Si  Taigle  assidûment  voudra  quitter  son  aire 
Pour  travaux  de  critique  et  de  dictionnaire  : 
Mais  je  sais  bien,  du  moins,  qu'il  peut  ex  prol'csso, 
De  la  langue  française  embrassant  le  faisceau, 
Vous  tracer  son  histoire,  et  que  ce  grand  artiste 
Défierait  là-dessus  le  premier  grammatiste  '. 
Pourquoi  non?  doit-il  pas,  lui,  poète  divin. 
Connaître  du  discours  et  le  fort  et  le  fin? 
D'après  des  feuilletons,  dans  le  monde  on  le  taxe 
D'altérer  le  français,  d'ignorer  la  syntaxe. 
Or  il  est  bon  d'apprendre  aux  niais  de  salon 
Que  jamais  en  ce  genre  on  n'en  a  su  plus  long, 
Que  ce  rare  écrivain  s'est  rendu  familière 
I.a  phrase  au  franc  parler  de  Régnier,  de  Molière, 
Qu'il  est  national,  d'un  vrai  goût  de  terroir. 
Et  que  Corneille  en  lui  reconnaîtrait  son  hoir... 


Histoire  de  la  langue.  VIII. 


46 


722  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

qui  a  remué  tout  dans  le  langage,  à  diminuer  l'importance  des 
réformes  qu'il  a  fait  aboutir.  Il  faut  nous  reporter  par  la  pensée 
aux  mœurs  littéraires  de  ses  contemporains,  et  nous  sentons 
alors  quels  étonnements  ont  dû  leur  causer  des  vers  comme 
ceux-ci,  que  je  prends  au  début  des  Feuilles  cVautonuie  : 

Je  pourrai  dire  un  jour,  lorsque  la  nuil  douteuse 
Fera  parler  les  soirs  ma  vieillesse  conteuse. 
Comment  ce  haut  destin  de  gloire  et  de  terreur, 
Qui  remuait  le  monde  aux  pas  de  l'empereur, 
Dans  son  souffle  orageux  m'emportant  sans  défense, 
A  tous  les  cents  de  Cair  fil  flotter  mon  enfance. 

Tout  ce  que  j'y  soulii^ne  était  nouveau  ^ 

Les  premiers  manifestes.  —  C'est  en  1827  que  les 
romantiques  commencèrent  à  poser  la  question.  Un  correspon- 
dant du  Globe,  le  18  octobre,  avait  attaqué,  timidement  encore, 
il  est  vrai,  et  avec  des  concessions,  le  préjugé  reçu  sur  la  fixité 
des  langues  ^  A  quelque  temps  de  là  paraît  la  «  Préface  de 
Cromwell  »,  datée  de  1828,  mais  composée  dans  les  derniers  jours 
de  1827,  et  répandue  dans  des  conversations  assez  longtemps 
auparavant.  Hugo,  tout  en  affirmant  pour  la  correction  le  res- 
pect profond  qu'il  a  toujours  sincèrement  professé,  y  secoue 
dun  coup  la  tyrannie  grammaticale.  A  la  règle  écrite  et  exté- 
rieure des  grammairiens,  il  substitue  en  etTet  une  loi  naturelle 
et  intime  fondée  sur  le  sentiment  personnel  de  l'écrivain,  et 
sans  se  dissimuler  les  conséquences  de  ce  nouveau  protes- 
tantisme, il   proclame  que   la  liberté  et  le  mouvement  seront 

1.  Comparez  Musset,  Les  marrons  du  feu  : 

Oli  !  je  le  montrerai,  si  c'est  aiircs  deux  ans, 
Deux  ans  de  grineements  de  dents  et  d"insomnic, 
(Ju'unii  Ceninie  pour  vous  s'est  tachée  et  lionnie, 
Qu'cWc  n'a  plus  au  monde,  et  pour  n'en  mourir  pas, 
Que  vous,  que  votre  col  où  pendre  ses  deux  bras, 
Qu'elle  porte  un  amour  à  fond,  comme  une  lame 
Torse,  qu'on  n'otc  jilus  du  cœur  sans  briser  l'ame. 
Si  c'est  alors  qu'on  peut  la  laisser,  comme  un  vieux 
Soulier  qui  n'est  plus  bon  à  rien. 

2.  «  Tout  le  monde  accorde  que  les  langues  sont  modifiées  par  l'aspect  du  pay>, 
la  nature  du  climat,  les  institutions,  les  mœurs,  la  religion,  les  coutumes,  etc. 
Mais  si  le  climat,  l'aspect  du  pays  ne  changent  guère,  il  en  est  autrement  des 
idées,  des  mœurs,  des  lialiitudes.  Il  semble  donc  (]ue  la  langue  doive  changer 
en  même  temps.  Qu'elle  clieiche  dans  ses  propres  entrailles  de  quoi  se  régé- 
nérer, soit  :  mais  qu'elle  ne  prétende  pas  là  l'immobililé.  A  d'autres  pensées  il 
faut  un  autre  corps,  une  autre  forme  à  d'autres  inspirations.  ■■ 


LA  LANdUE  LITTÉRAIRE  723 

la  forme  nécessaire  de  la  religion  de  la  langue,  ainsi  entendue  •. 
L'idée,  une  fois  exposée  dans  ce  retentissant  manifeste,  toute 
la  troupe  la  reprend  et  la  développe.  Et  dès  1828  il  est  visible  que 
la  question  de  style  et  de  langue  est  le  fond  même  de  la  querelle. 
Le  Globe  du  26  novembre  -  le  voit  bien.  •^  Créer  une  langue! 
Et  pourquoi  non?  » 

Et  depuis  1829,  sans  que  ce  chapitre  soit  souvent  développé 
ex  professa,  les  romantiques   revendiquent  tour  à  tour,   avec 

1.  Il  importe  de  rapporter  ces  pages  mémorables  : 

"  Au  demeurant,  prosateur  ou  versificateur,  le  premier,  l'indispensable  mérite 
d'un  écrivain  dramatique,  c'est  la  correction.  Non  cette  correction  toute  de 
surface,  qualité  ou  défaut  de  l'école  descriptive,  qui  fait  de  Lhomond  et  de 
Restant  les  deux  ailes  de  son  Pégase;  mais  celte  correction  intime,  profonde, 
raisonnée,  qui  s'est  pénétrée  du  génie  d'un  idiome:  qui  en  a  sondé  les  racines, 
fouillé  les  étymologies;  toujours  libre,  parce  qu'elle  est  sûre  de  son  fait,  et 
qu'elle  va  toujours  d'accord  avec  la  logique  de  la  langue.  Notre  Dame  la  gram- 
maire mène  l'autre  aux  lisières;  celle-ci  tient  en  laisse  la  grammaire.  Elle  peut 
oser,  hasarder,  créer,  inventer  son  style;  elle  en  a  le  droit.  Car,  bien  qu'en 
aient  dit  certains  hommes  qui  n'avaient  pas  songé  à  ce  qu'ils  disaient,  et  parmi 
lesquels  il  faut  ranger  notamment  celui  qui  écrit  ces  lignes,  la  langue  française 
n'est  point  fixée  et  ne  se  fixera  point.  Une  langue  ne  se  fixe  pas.  L'esprit 
humain  est  toujours  en  marche,  ou  si  l'on  veut,  en  mouvement,  et  la  langue 
avec  lui.  Les  choses  sont  ainsi.  Quand  le  corps  change,  comment  l'habit  ne 
changerait-il  pas?  Le  français  du  xix''  siècle  ne  peut  pas  plus  être  le  français 
du  xvui'',  que  celui-ci  n'est  le  français  du  xvn'',  que  le  français  du  xvir  n'est 
celui  du  xvi".  La  langue  de  Montaigne  n'est  plus  celle  de  Rabelais,  la  langue  de 
Pascal  n'est  plus  celle  de  Montaigne,  la  langue  de  Montesquieu  n'est  plus  celle 
de  Pascal.  Chacune  de  ces  quatre  langues,  prise  en  soi,  est  admirable,  parce 
qu'elle  est  originale.  Toute  époque  a  ses  idées  propi-es,  il  faut  qu'elle  ait  aussi 
les  mots  propres  à  ces  idées.  Les  langues  sont  comme  la  mer,  elles  oscillent 
sans  cesse.  A  certains  temps,  elles  quittent  un  rivage  du  monde  de  la  pensée  et 
en  envahissent  un  autre.  Tout  ce  que  leur  flot  déserte  ainsi,  sèche  et  s'cllace 
du  sol.  C'est  de  cette  façon  que  des  idées  s'éteignent,  que  des  mots  s'en  vont. 
11  en  est  des  idiomes  humains  comme  de  tout.  Chaque  siècle  y  apporte  et  en 
emporte  quelque  chose.  Qu'y  faire?  Gela  est  fatal.  C'est  donc  en  vain  que  l'on 
voudrait  pétrifier  la  mobile  physionomie  de  notre  idiome  sous  une  forme 
donnée.  C'est  en  vain  que  nos  Josués  littéraires  crient  à  la  langue  de  s'arrêter; 
les  langues  ni  le  soleil  ne  s'arrêtent  plus.  Le  Jour  où  elles  se  fixent,  c'est  qu'elles 
meurent.  Voilà  pourquoi  le  français  de  certaine  école  contemporaine  est  une 
langue  morte.  «    Ed.  Souriau,  p.  286.) 

2.  <■  Corneille  n'a-t-il  pas  créé  la  sienne?  A  ([ui  Racine  a-t-il  emprunté  la  langue 
iVAiulromaque'!  Et  tous  nos  grands  prosateurs,  Pascal,  Bossuet,  La  Bruyère, 
Montesquieu,  M.  de  Chateaubriand,  n'ont-ils  pas  créé  un  langage  suivant  le 
besoin  de  leurs  idées  et  de  leurs  sentiments?  La  langue  de  M.  Villemain,  si 
pure,  et  comme  on  dit  pour  cela  sans  doute,  si  classique,  n'appartient-elle  pas 
à.  lui  seul?  Les- mots,  les  phrases  les  plus  simples  ne  prennent-ils  pas  une 
acception  toute  nouvelle  et  une  physionomie  imprévue  sous  sa  plume?  C'est  là 
créer  une  langue.  Il  est  impossible  que  de  nouvelles  idées  n'amènent  pas  une 
langue  nouvelle,  contre  laquelle  on  se  récriera  Jusqu'à  ce  que  l'usage  l'ait 
adoptée,  usée  et  vieillie  à  son  tour...  La  querelle  du  romantisme  commença  par 
une  question  de  style  :  ce  fut  Alala  qui  la  fit  naître;  depuis  elle  s'est  étendue, 
agrandie,  et  après  avoir  parcouru  le  cercle,  elle  revient  au  point  de  départ.  La 
Jeune  école  poétique,  d'accord  sur  tous  les  points  avec  l'école  des  prosateurs, 
tente  donc  de  plus  que  celle-ci  la  réforme  de  la  langue.  ■'  (VI,  Hi,  au  sujet  de 
la  Marie  de  Brahant  d'Ancelot.) 


724  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

plus  ou  moins  de  violence  et  des  exigences  variables,  le  droit 
d'innover*.  Ch.  Magnin,  dans  un  des  plus  audacieux  articles, 
pose  nettement  les  droits  du  poète  en  rappelant  la  critique  au 
rôle  qui  lui  convient  :  «  La  souveraineté  sur  le  lang^age,  le  droit 
de  le  refrapper  à  sa  marque  n'a  jamais  été  formellement  reconnu 
parla  criti(|ue,  et  a  toujours  été  pris  d'autorité  par  la  poésie  -.  » 

Le  programme  de  la  nouvelle  école.  —  Avait-on,  dans 
le  cénacle,  un  programme  de  réfection  de  la  langue?  Sans 
doute.  Programme  détaillé,  non;  programme  déterminé,  oui; 
et  ce  programme  était,  somme  toute,  le  même  qu'on  affichait  à 
propos  d'art  :  conquérir  la  liberté. 

En  poussant  })lus  avant,  il  est  visible  qu'on  sentait  la  langue 
prisonnière  de  règles  artiflcielles,  le  lexique  décimé,  et  qu'on 
savait  oii  étaient  les  responsables  :  ceux  qui  filtrant  et  refîltrant 
depuis  trois  siècles,  avaient  fait  enfin  une  langue  parfaitement 
claire,  neutre,  incolore  et  insi[>ide.  Reprendre  la  prétendue 
vase  restée  dans  l'alambic,  et  la  rejeter  dans  la  masse,  voilà 
l'opération  essentielle  à  faire'. 

1.  Voir  Epîlre  aux  anti-romantiques,  par  M.  Ch.  M.  Paris,  Vézarrl  et  C'*^,  1820,  p.  7 
(B.  N.,  Y"  21  398).  Comparez  Nisard  dans  un  article  du  6  janv.  1829  et  un  autre 
du  12  décemi)re  1S31  sur  les  Feuilles  d'automne. 

2.  «  L'historien,  le  légiste,  l'écrivain  politique,  l'orateur  même,  tous  ceux  enfin 
qui  n'ont  à  exprimer  que  des  idées  positives,  arrêtées,  pratiques,  peuvent  à  la 
rigueur  se  contenter  de  la  langue  courante  et  commune.  Mais  il  faut  une 
langue  nouvelle  au  poète  qui  veut  faire  entendre  des  accents  (]ue  nulle  oreille 
humaine  n'a  entendus.  Aussi  les  poètes  dans  l'acception  la  plus  large  de  ce 
mot  sont-ils,  selon  nous,  les  vrais  artisans  des  langues,  ce  sont  eux  qui  les  font 
et  les  défont  incessamment.  Jamais  grand  poète  n'apparut  sans  qu'aussitôt  la 
crili(|ue,  gardienne  du  langage,  ne  se  soit  émue,  et  à  bon  droit.  A  peine  Byroii 
eut-il  prononcé  quelques  mots  que  les  judicieux  écrivains  de  VEdinbunjh  lieview 
sonnèrent  l'alarme...  L'abbé  Morellet  eut  aussi  raison  de  cette  manière,  contre 
Atala,  alors  que  M.  de  Chateaubriand,  dans  la  première  elTervescence  de  son 
génie,  prenait  des  licences  de  poète  avec  la  langue...  Nous  pourrions  continuer, 
et  montrer  M.  de  Lamartine  d'aborii  si  rudement  critiqué,  et  déjà  amnistié 
plus  qu'à  demi.  Que  conclure  de  là?  Que  tout  attentat  contre  la  langue  est 
légitime?  Non,  sans  doute,  mais  qu'étendre,  a^ssouplir,  rajeunir  le  langage  est 
office  de  poète;  que  pendant  le  dernier  siècle  ce  travail  s'était  jiresque  arrêté, 
qu'il  n'y  a  pas  une  de  nos  métaphores  les  plus  triviales  qui,  à  sa  naissance,  n'ait 
encouru  l'indignation  des  puristes.  ■• 

3.  Voir  V.  Hugo,  Lit.  et  pfiil.  mêlées.  Préf.  :  »  Au  commencement  du  xvu"  siècle, 
la  langue  française,  trouble  et  vaseuse,  était  une  première  liltration,  résultat  de 
l'admirable  langue  de  P.  Mathieu  et  de  Mathurin  Régnier,  ^\m  sera  plus  tard 
celle  de  Molière  et  de  La  Fontaine,  et  plus  tard  celle  de  Saint-Simon.  C'était 
une  langue  forle  et  savoureuse,  pleine  d'esprit,  excellente  au  goût,  ayant  bien 
la  senteur  de  ses  origines,  une  langue  calme  et  transparente  au  fond  de  laquelle 
on  distinguait  nettement  ses  magnili(|ues  élymologies  grecques,  romaines,  ou 
castillanes. 

"  Dans  la  seconde  moitié  du  xvu"  siècle,  il  s'éleva  une  mémorable  école  de 
lettrés,  laquelle   décida  à  tort  selon   nous   pour  Malherbe  contre   Régnier.  La 


LA    LANCiUP]  LITTERAIRE  725 

Victor  Hugo  a  trop  de  sens  linguistique  pour  ne  pas  distinguer 
que  dans  cette  vase  il  y  a  deux  parties  :  d'une  part  des  mots  et 
des  tours  rejetés,  mais  qui  vivent  et  auxquels  il  suffit  d'ouvrir  la 
littérature  pour  qu'ils  viennent  apporter  dans  le  trésor  commun 
leur  énergie  toute  neuve,  des  ressources  dédaig-nées,  mais  non 
dég'radées,  d'autre  part  des  mots  ou  des  tours  qui  sont  morts, 
tués  injustement  peut-être,  mais  tués  tout  de  même,  qu'on  peut 
mêler  à  la  matière  vivante,  «  suivant  certaines  doses  ».  De  là 
une  volonté  très  ferme  :  reprendre,  reconquérir  à  la  littérature, 
à  la  poésie  même,  toute  la  langue  actuellement  parlée,  et  en 
outre  une  tendance  :  rechercher  dans  la  langue  passée  ce  qui, 
jKiuvant  être  rajeuni,  donnerait  au  français  moderne  plus 
d'aisance  et  de  variété. 


Le  mot  propre  et  le  mot  noble, 
La  périphrase. 

Les  élégances  des  derniers  classiques.  —  La  première 
réforme  fut  facile.  On  peut  dire  que  les  excès  mêmes  des  adver- 
saires la  précipitèrent.  Des  deux  catégories  de  mots  exclus 
au  xvn^  siècle,  les  uns,  les  mots  scientifiques,  avaient,  au 
xvni*  siècle,  forcé  la  barrière,  nous  l'avons  vu,  mais  on  ne  se 
montrait  que  plus  soigneux  à  écarter  les  seconds,  les  mots 
«  bas  ».  Jamais  précieux,  si  renforcés  qu'ils  fussent,  n'avaient 

langue  parut  trop  verte  à  ces  sévères  et  discrets  écrivains,  et  Racine  la  clarifia 
encore  une  fois.  Cette  deuxième  distillation,  beaucoup  plus  artificielle  que  la 
première,  n'ajouta  à  la  pureté  et  à  la  limpidité  de  l'idiome,  qu'en  le  dépouillant 
de  presque  toutes  ses  qualités  savoureuses  et  colorantes.  Toute  chose  va  à.  sa 
fin.  Le  xvni"  siècle  filtra  et  tamisa  la  langue  une  troisième  fois.  La  langue  de 
Ral)elais,  d'abord  épurée  par  Régnier,  puis  distillée  par  Racine,  acheva  de 
déposer  dans  l'alambic  de  Voltaire  les  dernières  molécules  de  la  vase  natale 
du  xvi"  siècle.  De  là  cette  langue  du  xviii"  siècle  parfaitement  claire,  sèche,  dure, 
neutre,  incolore  et  insipide. 

«  Au  xix"  siècle  les  esprit  sont  déserté  cet  aride  sol  vollairien  sur  lequel  le  soc 
de  l'art  s'ébréchait  depuis  si  longtemps  pour  de  maigres  moissons.  An  vent  phi- 
losophique a  succédé  un  souffle  religieux,  et  il  est  apparu  des  hommes  doués 
de  la  faculté  de  créer  et  ayant  tous  les  instincts  mystérieux  qui  tracent  son  iti- 
néraire au  génie. 

"  11  fallait  d'abord  colorer  cette  langue,  il  fallait  lui  faire  reprendre  du  corps 
et  (le  la  saveur.  11  a  donc  été  bon  de  la  mélanger,  suivant  certaines  doses,  avec 
la  fange  féconde  de  la  langue  du  xvi°  siècle,  et  nous  ne  pensons  pas  qu'on  ait 
eu  tort  d'infuser  Ronsard  dans  cet  idiome  afl'adi  de  Dorât.  » 


12Ù  LA   LANIUK    FRANÇAISE 


dépassé  dans  leurs  pudeurs  littéraires  les  écrivains  de  la  fin  du 
xviu*  et  du  coniniencement  du  xix^  siècle.  Victor  Hugo  n*a  rien 
exagéré,  dans  la  ('('délire  ])ièce  des  Contemplations  (vn)  : 


La  langue  (itait  LElat  avant  quatre-vingt-neur; 

Les  mois,  bien  ou  mal  nés.  vivaient  parqués  en  castes. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  Delille  a  été  blâmé  pour  ses 
hardiesses  '.  On  babiUe  d'une  périphrase  les  êtres,  les  objets, 
les  sentiments  les  plus  faciles  à  nommer  :  une  tasse  de  café*, 
un  nègre  ^  ou  une  jeune  mariée  '\ 

C'était  là  une  mode  poétique,  je  le  veux  bien,  mais  une  mode 
que  la  contrainte  grammaticale  avait  fait  naître.  Le  mauvais 
goût  l'avait  développée,  l'étroitesse  de  la  doctrine  la  rendait  iné- 
vitable. Il  faut  entendre  M.  de  Bonald  raisonner  sur  les  prin- 
cipes qui  rendent  et  rendront  toujours  jtréférable  la  séparation 
de  deux  langues,  aussi  nécessaire,  suivant  lui,  en  littérature 
que  la  séparation  des  classes  en  politique  {Mél.  litf.,  I,  201). 
C'est  la  suprême  distinction  de  la  littérature  française  parmi 
les  littératures  européennes,  et  il  ne  tarde  pas  à  en  découvrir 
le  principe  philosophique  :  «  Mari  et  femme,  dit-il,  sont  moins 
nobles  (\\iépoux  et  {\\\épouse,  parce  que  mari  et  femme  pré- 
sentent des  rapports  de  sexe  qui  ne  conviennent  qu'à  la  société 
domestique,  ou  de  production,  et  f\\i  époux  et  épouse  présentent 
des  idées  d'engagement  [spondere]  consacrés  par  la  société 
publique,  société  de  conservation...  Fille  est  noble,  mais  si 
l'on  voulait  désigner  dune  manière  absolue  une  jeune  per- 
sonne, il  faudrait  se  servir  du  mot  vierge,  qui  l'enferme  une 
idée  de  purc^té,  éminemment  noble  et  que  la  religion  partout  a 
consacrée  dans  son  culte.  Ce  motif  moral  et  religieux  s'étend 
jusqu'aux  animaux,  et  il  exprime  pourquoi  l'on  ne  peut  se 
servir,  dans  la  haute  jioésie,  que  du  mot  génisse...  »   Ce  n'est 

1.  Voir  V Appel  aux  principes  ou  observations  classiques  et  liltéraires  sur  les 
Géorqiqiies.  An  IX,  in-S",  B.-N.,  Z,  3n3  k. 

2.  Du  grain  de  mocka  la  liqueur  onflainmi'c 
Qm  fuino  dans  Talbâtre  orné  d'or  et  de  fleurs 
Dont  l'an  du  ,Ta]ii)nais  a  iK'tri  les  couleurs. 

ChénodoUé,  Géii,  (/c  l'homme,  ch.  IV. 

3.  Los  mortels  qu'ont  noircis  les  soleils  do  Guinée.  (Id.,  ib.) 

4.  Celle  dont  liier  la  main  tremblante  et  ])urc 
Aux  autels  de  l'iiynien  suspendit  sa  ceinture. 

(Bartlie,  ap.  Carp.) 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  727 

pas  que  «  dans  le  choix  que  fait  notre  langue  entre  les  expres- 
sions qu'elle  admet  comme  nobles  et  celles  qu'elle  rejette 
comme  familières,  il  ne  puisse  se  trouver  quelque  bizarrerie 
qu'il  serait  difficile  de  ramener  au  principe  général  ».  Mais, 
somme  toute,  c'est  dans  la  différence  des  deux  sociétés  publique 
et  domestique  qu'il  faut  chercher  la  raison  ijénérale  de  la  dis- 
tinction des  termes  nobles  ou  vulgaires.  Il  y  a  là  un  «  senti- 
ment de  convenance  sur  les  détails  familiers  »,  qui  a  passé 
jusque  dans  le  peuple,  et  qui  est  un  bienfait  lointain  du  christia- 
nisme. 

D'origine  chrétienne  ou  non  — il  eût  sans  doute  été  plus  juste 
de  dire  monastique,  —  il  est  certain  qu'un  sentiment  de  ridicule 
pruderie  rég^nait  dans  le  public,  du  moins  dans  le  public  des 
livres  et  des  spectacles.  Lebrun,  quoiqu'il  eût  enveloppé  de 
toutes  sortes  de  périphrases  le  mot  mouchoir  : 

Prends  ce  don,  ce  mouchoir,  ce  gage  de  tendresse, 
Que  pour  toi,  de  ses  mains,  a  brodé  ta  maîtresse, 

céda  aux  avertissements  pressants  de  ses  amis,  et  le  retira  de  sa 
«  Marie  Stuart  ».  Lors  de  la  première  représentation  du  Ciel 
d'Andalousie,  le  mot  chambre  excita  des  murmures,  et  il  fallut 
que  le  Globe  rappelât  Racine  : 

De  princes  égorgés  la  chambre  était  remplie  '. 

La  didactique  trahissait  avec  une  naïveté  pédantesque  cet  état 
de  choses.  On  en  trouvera  la  moelle  dans  le  Gradus  fran- 
çais, on  dictionnaire  de  la  langue  j^oétique  de  Carpentier,  paru 
en  1822  -.  Certains  genres  moins  sévères  que  l'ode,  la  tragédie, 
l'épopée  admettent  les  mots  âne,  cheval,  mulet,  vache,  haricot, 
chou;  des  expressions  basses,  telles  que  chien,  fange,  pavé, 
chatouiller,  ayant  été  encadrées,  ont  pu  entrer  dans  la  poésie  de 
Racine.  Mais  si  l'on  en  excepte  la  poésie  familière,  les  expres- 
sions suivantes  sont  trop  languissantes  pour  être  admises 
dans  les  vers  :  car,  cest  jjonrquoi,  afin  que,  pourvu  que,  pai'ce 
que,  de  7nanière  que,  de  même  que,  à  moins  que,  non  seulement, 

1.  Pellissier,  Le  mouvement  littéraire  au  XIX"  siècle,  p.  110. 

i.  11  y  en  a  une  deuxième  édition,  Al.  Johanneau,  1825.  La  doctrine  de  Carpen- 
tier est  du  reste  celle  du  Dictionnaire  des  runes  de  Richelet  et  de  Wailly.  Elle 
est  encore  reproduite  par  Lefranc,  dans  son  Traité  de  poésie,  en  1842. 


728  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

en  effet,  d'ailleurs,  pour  ainsi  dire,  outre  que,  or,  donc,  lequel. 
Ne  parlez  pas  dans  la  haute  poésie  de  curiosité,  dliabit  (au 
propre),  de  mentir,  de  vos  pareils,  de  piliers.  Racine  a  manqué 
à  la  convenance  quand  il  a  employé  l'adjectif  amoureux  en 
l'appliquant  aux  personnes;  apprivoiser  souffre  la  même  res- 
triction. Chocolat  est  avantag^eusement  remplacé  par  cacao; 
diable  par  démon;  mouton  par  agneau,  ou  bélier,  suivant  le  cas; 
peigne  par  ivoire,  buis,  écaille;  religieuse  ou  nonne  par  vestale; 
cloche  par  airain,  prêtre  par  pontife,  favorable  ])q^v  prospère. 

Bien  entendu  on  peut  aussi  avoir  recours  à  d'ingénieux 
détours.  Au  lieu  de  assassiner,  dites  percer  le  sein,  enfoncer  le 
couteau,  le  poignard  dans  le  sein  ;  Ghaussard  a  trouvé  pour  cha- 
jjeau  de  paille  : 

Le  chaume  enlacé  dont  la  voûte  légère 
Protège  élégamment  le  front  de  la  bergère. 

Epouser,  étrangler,  pleuvoir,  suivre,  ramer,  tuer,  vieillir,  lait, 
outil,  parenté,  neveu,  soufflet,  tapisserie,  poussière,  toutes  sortes 
de  substantifs  manants,  de  verbes  parias  sont  ainsi  suppléés,  à 
défaut  de  «  synonymes  vice-gérants  »,  par  des  phrases  complai- 
santes \ 

Les  premiers  qui  eussent  pu  guérir  le  génie  français  de  cette 
aberration,  Chénier  et  Chateaubriand,  y  manquèrent,  Chénier 
surtout.  A  travers  quelques  hardiesses,  il  écrit  encore  très  fré- 
quemment en  style  noble,  et  périphrase  comme  ses  contempo- 
rains : 

Mon  hôte  maintenant  que  sous  tes  nobles  toits 
De  l'importun  besoin  j'ai  calmé  les  abois, 
Oserai-jc  à  ma  langue  abandonner  les  rênes? 

Chateaubriand,  plus  hanU,  fut  d'autre  façon  plus  dangereux 
peut-être.  J'ai  dit  déjà  qu'il  emi)loie  nombre  de  mots  populaires 
dans    sa  prose    poétique    ^   Mais   d'une  part,   même   dans    les 


1.  Et  il  ne  faixirait  pas  croire  que  Carpcnlier  ait  encliéri  sur  les  autres;  ce  vers 
de  d'Arlincourt  (Carol.)  : 

Les  revers  font  parfois  espérer  le  bonheur. 

scandalisait  les  rédacteurs  des  Annales  de  grammaire  (I,  265)  :  ••  Parfois  a  été 
employé  quelquefois  dans  le  style  familier;  il  ne  convient  pas  à  l'épopée  «. 

2.  Vil,  8oS.  Il  y  en  a  naturellement  de  très  familiers  dans  les  Mémoires  : 
ébaubis  (1,  370j,  fringuer{Vi\)).  dévaler  (96),  figure  débi/fée  (o9),  des  potées  d'eau  (58), 
bras  dégingandés  {3Q),  un  lopin  de  cadet  (15),  où  me  foin-rer  (324).  Comparez  des 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  729 

Mémoires,  il  met  souvent  à  entourer  ces  mots  un  soin  qui 
devait  satisfaire  les  Carpentiers  les  plus  exigeants  '.  Il  le  fait 
mieux  que  d'autres,  mais  il  le  fait.  D'autre  part,  il  se  sert 
habilement  de  la  périphrase,  lui  donnant  une  valeur  et  par  suite 
un  attrait  dangereux. 

Les  premiers  novateurs,  Soumet%  Delavigne^  et  aussi  Lamar- 
tine et  de  Vigny,  sont  encore  infestés  de  l'habitude  de  tout  enno- 
blir. Combien,  dans  les  Méditations  et  les  Harmonies,  voudrait-on 
ôter  de  bronze,  de  lampe  des  nuits,  de  noir  séjour l  Sans  doute 
Lamartine  a  des  témérités,  mais  c'est  presque  encore  de  l'Es- 
ménard  que  ceci  : 

El  le  chêne  à  sa  voix  secoue 
Le  baume  des  sillons  que  la  nuit  a  versé  {Harm.,  m,  1824). 

Très  tard,  jusque  dans  les  Recueillements,  traîne  ce  fatras 
(Y aciers,  de  coursiers  (xv),  <Y argile  [xi),  de  bardes  (xxi),  de  chars 
(xv),  et  le  lin  (H.)  et  les  j^assereaux  (i).  Vigny  a  aussi  des  péri- 
phrases qui  ne  le  cèdent  en  rien  à  celles  de  Delille.  On  en  a 
rappelé  une  : 

Dolorida  n'a  plus  que  ce  voile  incertain. 

Le  premier  que  revêt  le  pudique  malin, 

Et  le  dernier  rempart  que,  dans  la  nuit  folâtre, 

L'Amour  ose  enlever  d'une  main  idolâtre... 

Il  y  en  a  beaucoup  d'autres  \ 

Les  protestations.  Guerre  à  la  périphrase.  —  Cepen- 
dant,   dès   1823,    Stendhal   protestait,    et  demandait  comment 

phrases  comme  celle-ci  :  «  Aussitôt  mille  cris,  toutes  les  bonnes  retroussant 
leurs  robes  et  tripotant  dans  la  mer,  chacune  saisissant  son  marmot  et  lui 
donnant  une  tape  »  (57). 

1.  La  meunière  coiffa  le  brasier  d'une  large  marmite,  dont  la  flamme  embrasa  le 
fond  noir,  comme  une  couronne  d'or  radiée  (Mém.,  éd.  B.,  1,  416).  Ailleurs,  même 
dans  les  intimités,  il  choisit  et  mélange,  sans  qu'on  y  prenne  garde  :  écoutant 
le  bruit  de  la  cascade,  les  récolulions  (non  les  tours)  de  la  roue,  le  roulement  de 
la  meule  (meule  est  noble,  moulin  non),  le  sassement  du  blutoir,  les  battements 
égaux  du  traquet,  respirant  la  fraîcheur  de  l'onde  (non  de  l'eau)  et  l'odeur  de 
l'effleurage  des  orges  perlées.  (Ib.,  1,  415.)  / 

2.  Voir  le  Globe  du  22  mars  1825. 

3.  Voir  Planche,  sur  Louis  XI,  dans  les  Portraits  littéraires,  I,  313. 

4.  .\insi  il  s'agit  d'éviter  cliiens.  Voici  : 

Mais  son  devoir  était  de  les  sauver, 
De  pouvoir  leur  apprendre  à  bien  souffrir  la  faim, 
A  ne  jamais  entrer  dans  le  pacte  des  villes 
Que  l'homme  a  fait  avec  les  animaux  serviles 
Qui  chassent  devant  hii  pour  avoir  le  coucher. 
Les  premiers  possesseurs  du  bois  et  du  roclior. 

(La  Mort  du  Loup.) 


730  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

«  poindre  avec  vérité  les  catastrophes  sanglantes  narrées  par 
Philippe  de  Comines  et  la  chroniijue  scandaleuse  de  Jean  de 
Troyes,  si  le  mot  pistolet  ne  pouvait  absolument  pas  entrer  dans 
un  vers  tragique  »,  si  on  ne  pouvait  faire  que  des  allusions 
détournées  à  la  poule  au  pot  de  Henri  IV,  si  en  somme  on 
n'avait  pas  le  droit  de  reproduire  les  deux  tiers  de  la  langue 
parlée  '.  Bientôt  le  Globe  à  propos  des  «  deux  Fiesque,  et  sur- 
tout du  Cid  d" Andalousie  formula  Thérésie  :  «  M.  Lebrun  aime 
à  appeler  les  choses  par  leur  nom,  voilà  ce  qui  a  été  blâmé  chez 
lui,  voilà  ce  que  nous  y  louons  -.  » 

La  Préface  de  Cromwell  attacpie  longuement  Delille  et  la 
bégueulerie  de  cette  Muse,  «  qui  accoutumée  aux  caresses  de  la 
périphrase  a  l'horreur  du  mot  propre,  souligne  Corneille  pour 
ses  façons  de  dire  crûment  : 

Ah,  ne  me  brouillez  pas  avec  la  République! 

et  qui  a  eu  tant  de  mal  à  pardonner  à  Racine  ses  chiens  si 
monosyllabiques,  et  ce  Claude  si  brutalement  mis  dans  le  lit 
d'Agrippine  •'.  » 

Le  commentaire  du  Globe  (2  févr.  1828)  est  très  pressant.  Il 
demande  qu'on  ne  se  borne  pas  à  rire  de  cette  pruderie,  mais 
(ju'on  ose  la  braver,  et  Nisard,  dans  les  Débats,  est  presque 
aussi  énergique  '\ 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  Hugo  ait,  dès  les  Odes  et  Ballades, 
ni  même  dès  les  Orientales,  fait  table  rase  des  anciennes  élé- 
gances, des  coursiers,  des  nefs,  <le  la  poudre,  de  Valbâtre  \ 
Quelques  périphrases  même,  insidieux  reptiles,  se  sont  glis- 
sées dans  ses  strophes;  il  y  parle  de  cheveux  qui  du  fer  rConl 
pas   subi  l'affront  (xvm)   et    les  Feuilles   d'automne,    dont   le 


1.  Eac.  et  Shulcesp.,  Préf.,  p.  3  et  j).  127. 

2.  16  décembre  1824  et  7  mars  1825.  Cf.  les  piaisanteries  du  22  septembre  1827. 
Extraits  des  arrêts  du  Journal  des  Débats  :  «  Attendu  que  dans  Otiiello  ledit 
Shakespeare  s'est  servi  du  mot  crapaud,  tandis  qu'il  lui  était  si  facile  d'y  sub- 
stituer un  mot  plus  noble,  tel  que  celui  de  reptile...  » 

3.  Éd.  Souriau,  p.  269-274. 

4.  Sur  A.  de  Vigny,  1829:  «...  Nos  jeunes  ])oètcs  se  font  honneur  d'être  revenus 
au  naïf;  je  les  remercie,  pour  ma  part,  de  nous  avoir  tiré  des  pompes  de  la  péri- 
phrase... On  les  voit  descendre  brusquement  de  la  langue  [)rivilégiée  à  la  langi;c 
triviale...  ■■ 

5.  On  trouve  onde  trois  fois  dans  une  page  {Or.,  ii.),  nef{\,  3  et  s.),  couette  (vu), 
poudre  (xv,  x.wiv),  coursiers  (xvi),  albâtre  (xix),  arène  (=  sable,  xxxiv),  etc. 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  731 

vocabulaire   est   plus   sûr,    ne    sont    pas  encore  complètement 
échenillées  '. 

Mais,  ces  petites  réserves  faites,  on  peut  dire  que  Hugo  a 
cherché  et  voulu  résolument  le  mot  propre.  Il  l'a  dit  : 

Alors,  brigand,  je  vins;  je  m'écriai  :  Pourquoi 
Ceux-ci  toujours  devant,  ceux-là  toujours  derrière"?... 
Je  mis  un  bonnet  i*ouge  au  vieux  dictionnaire. 
Plus  de  mot  sénateur,  plus  de  mot  roturier!... 
Je  nommai  le  cochon  par  son  nom,  pourquoi  pas? 

L'orgueil  que  cache  cette  emphase  plaisante  se  justifie.  C'est 
bien  lui  en  elle t  qui  «  massacra  l'albâtre,  et  la  neig-e  et  l'ivoire  », 
qui  «  retira  le  jais  de  la  prunelle  noire  »  ;  c'est  par  lui  que  «  le 
chien  stupéfait  se  vit  retirer  son  collier  d'épithètes  »,  et  qu'on 
entendit  un  roi  dire  :  «  Quelle  heure  est-il?  » 

L'invasion  des  mots  vulgaires.  —  Dès  les  premières 
œuvres  cette  audace  saccuse  :  Laver,  tout  familier  qu'il  fût  au 
propre,  est  dans  la  Prière  pour  tous  :  Comme  un  pavé  d'autel 
([uon  lave  tous  les  soirs.  Vieillard,  en  dehors  des  périphrases 
consacrées  :  vieillard  de  Cos,  d'Ascra,  avait  besoin  d'être 
encadré.  Il  se  montre  tout  nu  dans  les  Orientales  (XIII)  :  Puis 
avec  un  sourire  Donne  sa  pelisse  au  vieillard,  en  attendant  qu'il 
paraisse  dans  Hernani,  en  quelle  compagnie!  accolé  à  une  épi- 
thète  qui  fit  bondir  le  parterre  :  Vieillard  stupide,  il  faime! 
(ui,  7.)  Les  chiens,  qui  devaient  être  au  moins  dévorants,  pour 
figurer  en  bonne  société,  mordent  et  aboient  librement  dans 
diverses  pièces  ^  Scandale  pire ,  la  voix  de  la  mer,  la  rauque 
berceuse,  est  comparée  à  leurs  cris  {Or.,  xxxix)  : 

La  mer,  dont  jadis  il  fut  l'hôte, 
Élève  jusqu'à  lui  sa  voix  profonde  et  haute, 
Comme  au  pied  de  son  mailre  aboie  un  chien  joyeux. 

Et  combien  d'autres  mots  proscrits  ou  suspects  ont  été  réin- 
troduits,   et   font    bonne    figure    dans  les   morceaux   les   plus 


1.  Je  relève  élher  (v),  coursier  (ib.),  un  fatal  hymen  (ib.),  poudre  (vi),  nef  (ix), 
ze'phir  {ib.},  cliars  (ix),  ris  (xv),  coucfie  (xxxvu),  rideaux  de  lin  (xxxvu),  etc. 

2.  J'aime  ces  chariots  lourds  et  noirs,  qui  la  nuit 
Passant  devant  le  seuil  des  fermes  avec  bruit 
Font  aboyer  les  chiens  dans  l'ombre.  [Or..  L'enth.) 

Le  chien  mordant  les  pieds  du  lion  qui  dormait  {Ib..  VI.) 


732  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

lyriques  :  chevaux  {Or.,  iv,  xv,  xxx,  etc.),  il  fait  bon  vent  {Ib., 
viii),  concubines  (xxi),  bâton  (xxiv),  bâtard  (xxx).  C'est  pis 
encore  dans  les  Feuilles  d'automne.  La  vingtième  ne  com- 
mence-t-elle  pas  :  Dans  F  alcôve  sombre...'!  Il  y  est  question  de 
lever  des  stores  (xxix),  d'ébranler  et  planchers,  et  plafonds,  et 
piliers  (xv);on  A'oit  des  grèves  se  couvrir  d'ouvriers  et  d'outils 
(xxx).  Dans  Hernani  on  eut  la  douleur  d'entendre  ces  horreurs. 
Ecurie,  bon  pour  mettre  avec  toit  à  porcs,  suivant  Carpentier, 
étonne  dès  la  première  scène.  Un  peu  plus  loin,  Dona  Sol  cons- 
tate qu  il  pleut  (I,  2)  et  veut  faire  sécher  le  manteau  de  son 
amant  [Ib.].  Le  roi  demande  s  il  est  minuit  (II,  1),  parle  de  déni- 
cher la  colombe  du  bandit  son  rival  {Ib.).  Don  Ruy  Gomez  entraîné 
perd  sa  dignité  jusqu'à  s'écrier  :  La  tète  d'un  Silva  :  vous  êtes 
dégoiHé!  Et  l'ombre  de  Charlemagne  en  est  réduite  à  entendre 
le  prochain  successeur  des  Césars  se  plaindre  que  les  électeurs 
ne  s'éclairent  que  si  une  bonne  armée 

Prête  à  montrer  la  route  au  sort  qui  veut  broncher 
Leur  sert  de  sage-femme  et  les  fait  accoucher. 

Le  scandale  fut  grand,  en  proportion  de  l'inconvenance.  Mais 
la  révolution  était  faite.  On  relève  de-ci  de-là  chez  les  roman- 
tiques les  plus  décidés  quelques  souvenirs  des  noblesses  d'au- 
trefois. Il  y  en  a  chez  Sainte-Beuve',  il  y  en  a  jusque  chez 
Pommier.  Mais  qu'est-ce  que  ces  écarts  inconscients  à  côté  des 
hardiesses  qu'on  pourrait  relever  |)artout,  chez  d'Arlincourt 
encouragé ^  comme  chez  ce  même  Sainte-Beuve^  ou  ce  même 
Pommier?  Pour  un  char  ou  un  rameau  que  de  cabriolets  de 
place,  d'yeux  soûlés,  de  crapules  {Jos.  Del.,  345)!  Fiacres  (374), 
impérial  de  la  diligence  (414),  ménage,  toilettes  d'été  (9G),  maigre 
pot  de  fleurs  (299),  tout  ce  qui  est  familier  ou  vulgaire  s'écrit  et 

1.  Ma  nef  {Jos.  Del.,  32;  les  z'oiiiaiiliqiies  disent  plus  volontiers  :  ma  nacelle), 
une  ieauté  ilb.,  (\\),  des  rameaux  {Ib.,  74),  voler  en  char  (aller  en  voiture,  Ib.,  85;; 
un  cou  (Valbâlre  {Ib.,  H3);  ce  Paris  peuidé  d'une  jeunesse  éblouie  et  de  guer- 
riers de  toutes  les  armes  {Volupté,  274). 

2.  Voir  les  Ècorcheurs,  où  je  lis  :  chipoler  arec  quelqu'un  (p.  12),  on  traule,  on 
(Ifisvoie,  on  forligne  et  le  rogaume  a  triste  dégaine  (82). 

3.  Joscpti  Delorme  avertit  dans  sa  préface  (fév.  1829)  qu'il  a  exprimé  au  vif 
et  d'un  ton  franc  quelques  détails  pittoresques  ou  domestiques  jusqu'ici  trop 
dédaignés.  On  y  trouve,  parmi  une  foule  d'au  1res  :  lorgner  un  maroquin  (81), 
laver  un  linge  usé  (8.ï),  flamber  et  c/ianter  ma  bouilloire  (I2i),  la  citarrelte  crie 
sous  le  fumier  infect  (126);  il  tenait,  comme  on  dit,  un  cabinet  d'affaires  (295). 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  733 

s'imprime.  Les  Pensées  cCaoùt  débutent  par  une  pièce  qui  fait 
penser  au  Petit  épicier  de  Montrouge  : 

Une  ancienne  cliente  à  lui,  Madame  Eslève, 
Avait,  par  son  conseil,  confié  le  plus  clair 
D'une  honnête  fortune  à  quelque  premier  clerc 
Etabli  depuis  peu,  jusqu'alors  sans  reproche. 

Pommier  s'en  fera  une  «  crànerie  '  ».  Rien  ne  le  rebute  :  ni 
sur  le  port  le  hareng  et  les  produits  bruts  ou  manufacturés 
(Oc,  37),  ni  dans  la  nature  les  hannetons  rouilleux,  les  baveux 
escargots  {fb.,  232),  ni  la  souille  immonde  oh  tout  entière  elle  entre 
et  où  elle  croupit  comme  le  j^orc  esclave  de  son  ventre  {Fb.,  12). 
Chez  Musset,  Mardoche  fait  des  périphrases  pour  se  moquer-, 
quand  il  ne  raille  pas  ouvertement  Delille^  Soudards  et  catins 
(le  mot  est  souvent  dans  les  Contes)  échangent  des  crudités 
où  il  y  a  un  parti  pris  d'impertinence.  Ton  boudoir,  ù  Vénus, 
devint  une  écurie  (Mard.)  ''.  Mais  sans  parler  de  ces  bravades, 

1.  Les  mots  dont  je  me  sers,  quelquefois  ])eu  congrus, 

Dans  les  salons  guindés  doivent  sembler  trop  crus, 
Il  est  bien  des  lecteurs  que  choque  mon  audace, 
Et  le  fait  est  parfois  que  je  m'empopulace 
D'une  étrange  façon.  C'est  que  j'ai  là-dessus 
Un  système  contraire  aux  principes  reçus  : 
Je  suis  au  précieux  décidément  hostile. 
J'abhorre  le  jjathos.  j'oxècre  le  haut  style. 
Et  ne  puis  m'en  tenir  à  ce  classique  pur 
Auquel  Laharpc  a  mis  son   no  varietur. 
Notre  littérature,  inclinant  au  cjnisme, 
A  sa  démagogie  et  son  jacobinisme  : 
Or  je  suis  pour  la  langue  un  des  plus  radicaux  : 
Je  veux,  vrai  nivclcur    que  les  mots  soient  égaux, 
Que  dans  tous  les  sujets  ils  soient  tous  admissibles, 
Qu'ils  ne  rencontrent  point  d'emplois. inaccessibles... 
Bref,  du  parler  de  cour  brisant  le  despotisme. 
J'en  suis  enfin  venu  jusqu'au  sans-fulottisme. 
Et  beaucoup  y  viendront... 
Foin  du  goût!  ses  preneurs  me  l'ont  fait  i)rendre  en  grippe. 

{Crànerit's  et  deUes  de  cœur,  p.  50.) 

-.  Pour  ses  moments  perdus,  il  les  donnait  parfois 

A  l'art  mystérieux  de  charmer  par  la  voix. 

3.  Tu  sais  que  de  cravates 
Un  jour  de  rendez-vous  chitfonne  un  amoureux  ! 
Tu  sais  combien  do  fois  il  en  refait  les  nœuds! 
Combien  coule  sur  lui  de  lait  de  rose  et  d'ambre. 
Tu  sais  que  de  gilets  et  d'habits  par  la  chambre 
Vont  traînant  au  hasard,  mille  fois  essayés, 
Pareils  à  des  blessés  qu'on  heurte  et  foule  aux  pieds, 
Vous  surtout,  dards  légers,  qu'eu   ses  doctes  emphases 
Delille  a  consacrés  par  quatre  périphrases. 

4.  J'ai  noté  dans  Don  h'aez  :  alcôve,  ■peigner,  ébranler  le  carreau.  Amour,  si 
jamais.,  tu  peux  m'entrer  au  ventre,  etc.  Dans  les  Marrons  du  feu  :  Il  ronfle  en 
enrai/é,  se  moucher  du  pied,  porte  bedaine,  vieille  truie,  sac  à  bo)jau.v,  etc.  ;  dans 
la  Coupe  et  les  lèvres  :  Croire  que  l'on  tient  les  pommes  d'Hespérides,  Et  presser 
tendrement  un  navet  sur  son  cœur.  Qu'on  se  rappelle  les  vers  : 

Voilà  Ijion  la  sirène  et  la  prostituée... 


734  LA   LANGUE   FUANÇAISE 

Musset  g-arde  l'appétit  du  mot  propre.  Dans  les  passages  élevés, 
il  n'est  pas  rare  que  la  vieille  phraséologie  lui  revienne',  mais 
son  libre  génie  ne  s'y  tient  pas  longtemps  et  le  goût  de  tout 
dire  survécut  chez  lui  à  sa  conversion. 

Succès  de  la  réforme.  —  Comme  toutes  les  réformes  néces- 
saires, (|ui  n'ont  j»as  autant  qu'on  le  dit  besoin  de  préparation, 
celle-ci,  après  quelques  protestations,  passa.  Elle  sembla  même 
toute  naturelle.  Dès  1833  \e  Journal  de  la  langue  française  (p.  123) 
en  arriva  à  féliciter  Barbier  de  n'avoir  pas  craint  de  tremper  sa 
plume  dans  la  boue,  et  de  revêtir  du  langage  populaire  la  pein- 
ture de  cette  masse  d'ouvriers  restée  étrangère  aux  raffinements 
de  notre  civilisation.  Et  il  soumet  à  l'admiration  de  ses  lecteurs 
le  portrait  de  la  forte  femme  :  Qui  du  brun  sur  la  peau,  du  feu 
dans  les  primelles Il  n'avait  coupé  qu'une  toute  petite  rime. 

L'article  est  unique,  je  le  veux  bien,  mais  n'est-il  pas  signi- 
ficatif de  trouver  là  une  rupture  complète  avec  «  ce  style 
maniéré  qui  n'était  que  la  nature  fardée  »,  et  une  pleine  adhé- 
sion au  «  beau  système  de  vérité  ». 

En  1835,  c'est  le  Dictionnaire  du  langage  vicieux  qui,  à  propos 
de  calotte,  opine  qu'  «  après  la  manie  d'admettre  sans  examen  et 
sans  choix  toutes  les  expressions  nouvelles,  parce  qu'elles  sont 
employées  dans  le  beau  monde,  il  n'y  a  rien  de  plus  absurde  que 
de  repousser  des  mots  populaires,  et  très  populaires,  il  est  vrai, 
mais  d'ailleurs  très  bons,  et  qui  expriment  des  idées  qu'on  ne 
pourrait  rendre  que  par  des  périphrases,  ou  par  d'autres  mots  qui 
passent  pour  leurs  équivalents,  et  sont  cependant  loin  de  l'être  ». 

Depuis  ce  fut  un  divertissement  que  de  retrouver  des  formules 
ridicules  dans  le  goût  d'autrefois.  Toute  la  génération  de  1840 
s'y  est  amusée  ^ 

1.  A  li-avors  les  vitraux,  sur  la  iiuirailU"  épaisse...  {Le  Saule.) 
La  cendre  est  rendue  à  la  terre. 

]jc  ministre  est  jiarti  (///.'). 

Entend-on  le  nocher  chanter  jxMidant  l'oraf^c?  {Lex  vœux  stériles.) 

2.  En  1846,  Flaubert,  Bouilhet,  et  Diicnmp.  à  Croisse!,  s'amusent  à  composer 
une  pièce  burlesque,  dans  les  règles  :  Jenrier  ou  la  découverte  de  la  vaccine. 
Ils  s'étaient  donné  pour  loi  de  ne  jamais  employer  l'expression  propre  :  ils  y 
expriment  ainsi  un  verre  d'eau  sucrée,  un  clystère,  \in  bonnet  grec  : 

Le  suc  délicieux  exprimé  du  roseau 

Qui  fond  en  un  instant  dans  le  cristal  de  l'eau 

Et  qu'on  niclc  au  parfum  du  fruit  des  llespéridcs, 

Peut-il  porter  le  liaume  à  vos  lèvres  arides?... 

Le  tube  tortueux  d'où  jaillit  la  santé... 

Le  coniuiode  ornement  dont  la  (irécc  est  la  mère... 

(Maxime  Ducamp,  Sonv.  lilt..  L  p.  230.) 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  73o 

Yainement  M.  Cuvillier-Fleury  prit  encore  la  défense  de  la 
périphrase,  «  cette  scholie  poétique  de  la  langue  populaire  », 
comme  disait  Nisard  dans  le  Globe,  en  1830  (8  avril).  Vaine- 
ment il  démontra  à  Ponsard  qu'il  triomphait  à  tort  d'avoir 
échappée  ces  fausses  élégances,  qu'il  en  avait  dans  ses  vers,  et 
de  bonnes,  —  car  il  y  en  a  de  mauvaises.  —  M.  Yiennet  lui- 
même  n'en  vint-il  pas  à  mériter  à  son  tour  des  avertissements 
pour  l'imprudence  avec  laquelle  dans  des  pièces,  il  est  vrai 
familières,  il  se  laissait  aller  à  parler  de  chi/fe,  de  quenottes,  de 
cancans,  de  gens  qui  se  bousculent  et  ne  font  que  du  gâcliis^t 
C'en  était  fait. 

Les  neuf  muses,  seins  nus,  chantaient  la  Carmaijnole. 

Et  la  victoire  du  romantisme,  mouvement  tout  idéaliste,  avait 
pour  résultat  premier  d'introduire  dans  le  langage  un  certain 
réalisme.  Il  y  aurait  dans  cette  contradiction  matière  à  philoso- 
pher. 

Importance  de  la  réforme.  —  On  a  cependant  accusé  le 
romantisme  d'être  resté  bien  en  deçà  de  ses  promesses,  et  on  a 
fait  là-dessus  à  Hugo  et  aux  siens  deux  sortes  de  reproches,  qui 
sont  contradictoires. 

Dès  les  origines,  critiques  et  parodistes  se  sont  évertués  à 
montrer  que  d'une  part  les  romantiques,  loin  de  tuer  la  péri- 
phrase, en  reculaient  les  limites.  C'est  se  tromper,  ou  jouer 
sur  les  mots.  L'image,  nécessairement  souvent  périphrastique, 
peut  ressembler  à  la  périphrase,  elle  n'a  ni  le  même  but,  ni  le 
même  elTet.  Amaury  se  baignant  dans  Je  lac  débordé  de  ses 
langueurs,  Raphaël  jetant  son  âme  toute  chaude  sur  le  papier 
ou  allant  à  la  poste  porter  cette  moelle  de  ses  os,  font  du  précieux, 
pèchent  contre  le  goût;  leurs  métaphores,  même  quand  elles 
tournent  à  l'allégorie,  ne  sont  point  à  proprement  parler  des 
périphrases  ■. 

Il  est  bien  sur  que,  à  prendre  les  choses  absolument,  la  péri- 

1.  Êl.  historiques  et  litl.,  II,  289  et  suiv.  Ib.,  I,  226. 

2.  Voir  Viennet,  sat.  II,  Sur  rimaqination  romantique,  et  Epilre  aux  Muses 
sur  les  Romantiques;  Veuillot,  Mélanf/es,  t.  IV,  102,  a  propos  de  Rap/iael;  ou 
encore  M.  et  M°"  Frontal  (1S30),  par  Marc  Colombat,  et  surtout  les  Femmes 
romantiques  (1833),  sorte  de  rajeunissement  des  Précieuses,  où  l'on  voit  bien  la 
méprise. 


7  36  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

phrase  n'est  pas  morte,  elle  ne  mourra  même  jamais,  pas  plus 
que  la  litote  ou  toute  autre  figure.  Aussi  bien,  sauf  dans  des 
devises  de  combat,  il  n'a  jamais  été  question  de  la  détruire,  là 
oi!i  elle  peut  être  soit  nécessaire  soit  seulement  avantageuse.  Elle 
demeure  par  exemple  une  ressource  suprême  pour  les  égril- 
lards. Certains  poètes  l'ont  même  reprise,  hors  des  cas  de  néces- 
sité. C'est  ainsi  que  Baudelaire,  qui  a  tout  dit,  a  gauchi  dans 
une  pièce  d'allure  timide  adressée  —  ô  ironie  —  à  V.  Hugo  {F. 
d.  m.,  cxv)  devant  la  nécessité  de  dire  musique  militaire  : 

Pensive  s'asseyait  à  l'écart  sur  un  banc 
Pour  entendre  un  de  ces  concerts,  riches  de  cuivre, 
Dont  les  soldats  parfois  inondent  nos  jardins, 
Et  qui,  dans  ces  soirs  d'or  où  l'on  se  sent  revivre, 
Versent  quelque  héroïsme  au  cœur  des  citadins. 

Sully- Prudhomme  n'a-t-il  pas  donné  aux  contemporains 
l'exemple  d'appeler  le  baromètre 

l'échelle  où  se  mesure 
L'audace  du  voyage  au  déclin  du  mercure?  {Le  Zénith.) 

Et  parmi  certains  jeunes  la  mode  est  revenue  de  ne  plus 
nommer  les  choses.  Qu'importe?  La  périphrase  est  morte 
comme  puissance  tyrannique,  on  a  ruiné  l'empire  oppressif 
qu'elle  exerçait  au  détriment  de  mots  bons  et  sains,  c'est  là  tout 
ce  qu'il  fallait. 

En  ce  (jui  concerne  le  mot  noble,  la  question  est  plus  déli- 
cate. Il  est  visible  (jue  les  romantiques  ont  eu  un  double  pro- 
cédé de  style.  Sainte-Beuve  l'a  analysé  dans  Chénier,  et  reconnu 
dans  ses  successeurs.  Il  consiste,  en  même  temps  qu'on  sub- 
stitue au  mot  vaguement  abstrait  et  métaphysique  le  mot  propre 
et  pittoresque,  doigis  blancs  et  longs  au  lieu  de  doigts  délicats,  à 
placer  aussi  de  temps  en  temps  de  ces  mots  indéfinis,  inexpli- 
qués, flottants,  qui  laissent  deviner  la  pensée  sous  leur  ampleur  : 
ainsi  u)i  langage  sonore  aux  douceurs  souvei^aines;  les  expressions 
d'étrange,  de  Jaloux,  de  merveilleux,  d'abonder,  appartiennent 
à  cette  famille  d'élite  '.  Multipliez  ces  effets,  et  imagez-les, 
ouvrez  ces  perspectives  mystérieuses  par  les  mots  de  l'infini  : 

t.  Sainte-Beuve,  J.  Del.,  XV. 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  737 

océan,  lune,  soleils,  deux,  aurores,  etc.,  et  vous  avez  ce  style 
monté  sur  échasses  dont  on  se  scandalisait  si  fort.  Mais  même 
chez  ceux  qui  se  livrent  en  ce  genre  aux  pires  excès,  vous 
retrouverez  le  mot  propre  à  sa  place.  On  cherche  un  contraste, 
il  ne  s'agit  plus  d'exclusion. 

Plus  sérieuse  est  l'observation  faite  par  Clair  Tisseur,  un 
poète  aussi,  que  Hugo  se  vantait^  et  que,  dans  la  pratique,  son 
principe  : 

Pas  de  mot  où  l'idée  au  vol  pur 

Ne  puisse  se  poser,  toute  humide  d'azur! 

admettait  bien  des  restrictions.  Hugo  affirme  avoir  appelé  le 
cochon  par  son  nom.  Alors  pourquoi  le  poir  fétide  du  sultan 
Mourad?  On  pourrait  aller  plus  loin  dans  cette  critique.  Hugo  a 
dit  à  la  narine  :  «  Eh  mais,  tu  n'es  qu'un  nez.  »  Alors  d'où  s'est-il 
permis  d'écrire  dans  Napoléon  II  : 

El  lui,  l'orgueil  gonflait  sa  puissante  narine? 

Et  comme  souvent  les  mots  «  bas  »  sont  relevés  par  lui  : 

Laveuses,  qui  dès  Theure  où  l'Orient  se  dore. 

{Lc!/ende,  Le  petit  roi  de  Galice.) 

(des  corrections  ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard;  la  fin 
sublime  de  Api^ès  la  bataille  était  d'abord  : 

Mon  père  se  tourna  vers  son  housard  tout  blèmc  : 
—  Bah!  dil-il,  donne-lui  la  goutte  tout  de  mèmc^!) 

cela  prouverait  simplement  que  Hugo  a  eu  plus  de  goût  qu'on 
ne  le  suppose,  et  qu'on  ne  le  dit  généralement. 

Mais  pour  quiconque  a  ouvert,  je  ne  dis  pas  les  Chansons 
des  rues  et  des  bois,  mais  la  Légende  ou  les  drames,  pour  qui 
se  souvient  des  héros  mangeant  de  vieilles  bottes,  et  des  men- 
diants brandissant  les  poux  de  leurs  haillons,  il  est  superflu  de 
démontrer  que  le  mot  bas  était  entré  jusque  dans  les  genres  les 
plus  élevés. 

Je  n'ai  pas  ici  à  étudier  quel  service  ont  rendu  à  la  prose  et 
à  la  poésie  françaises  ceux  qui  ont  ainsi  démailloté  la  langue, 


1.  Mod.  obs.  sur  l'art  de  versifier,  222. 

2.  P.  et  V-.  Glachant,  Papiers  d'autrefois,  4899,  p.  133. 

lîISTOIPE    DE    LA    LANGUE.    VIII.  ^' 


73S  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

et  quadruple'',  comme  on  Fa  dit  avec  un  peu  d'exagération 
peut-être,  le  nombre  des  mots  dont  Fécrivain  pouvait  disposer'. 
Mais  on  voit  facilement  ce  que  la  langue  elle-même  y  a  gagné. 
Il  n'est  pas  indifférent  pour  un  mot  d'être  ou  de  n'être  pas  reçu 
dans  la  langue  écrite,  et  de  subir  ou  non  le  travail  intelleclurl 
(|ui  peut  le  modifier  dans  son  sens,  étendre  ses  alliances,  multi- 
plier sa  vie.  Pour  prendre  un  ou  deux  exemples  dans  la  langue 
des  métiers,  à  passer  dans  une  image  de  Hugo,  le  mot  scie'-, 
jusque-là  dépourvu  de  sens  figurés  littéraires,  ne  courait-il  pas 
la  chance  d'avoir  un  développement  analogue  à  celui  de  sierra, 
de  l'autre  côté  des  Pyrénées?  De  même  pour  marteau'^  et  tant 
d'autres.  La  fortune  a  souri  à  quelques-uns.  Frange  n'était  qu'un 
mot  de  ])assementier,  Lamartine  et  Hugo  l'ont  fécondé  : 

Partout  r/'cume  brillante 
D'une  frange  étincelante 
Ceint  le  bord  des  Ilots  amers.  {Hann.,  i,  3.) 
L'occident  amincit  sa  frange  de  carmin  {Feiiilli's  d'aul.,  xwvii.) 

Aujourd'hui  ses  dérivés  même  :  fraïKjer,  frangé,  ont  leur 
destinée  agrandie.  Ourler,  ptisser,  ont  eu  la  même  chance,  ainsi 
que  beaucoup  d'autres. 


L'archaïsme. 

L'école  romantique  et  l'archaïsme.  —  Suivant  une 
opinion  (|ui  tend  à  se  répandre',  la  volonté  de  remettre  la 
main  sur  toutes  les  richesses  que  le  français  avait  semées  sur 
sa  route  eût  été  aussi  arrêtée  dans  l'éco  e  romantique  que  celle 
de  remettre  en  valeur  les  mots  dédaignés.  Il  y  a  là  une  grande 
exagération.  Sans  doute,  Sainte-Beuve  a  laissé  voir  qu'on  admi- 
rait Ronsard  e    son  audace,  et  dit  qu'on  reprenait  son  œuvre  en 

1.  Voir  Mendès,  Lé;/,  du  Par n.  cont.,  26,  et  Ch.  Morice,  La  litl.  de  t.  à  l'Ii.,  loi. 

2.  Posée  au  l)orfl  du  ciel  comme  une  loiipue  scie 
La   ville  aux  mille  toits  ilccoiipe  l'hori/on. 

[/■'iniil.  il'ti.,   XXXV,   2.) 

3.  ■  Tant  le  marteau  de  ter  des  fjrands  cvéïicnieiits 

A,  dans  ces  durs  cerveaux  qu'il  façonnait  sans  cesse. 
Comme  un  coin  dans  le  cliêne  enfoncé  la  sagesse.     (/6.,  m). 

4.  Voir  Pellissier,  Le  mouvement  lillérahe  au  XIX'-  siècle,  1889,  p.  loi,  ch.  ii. 


LA   LANÛIE   LITTÉRAIRE  739 

quelque  façon.  Hugo  lui-même  a  deux  fois,  à  ma  connaissance, 
parlé  de  Futilité  d'infuser  la  vieille  langue  dans  «  l'idiome  affadi 
de  Dorai  »  :  une  première  fois  dans  la  préface  que  j'ai  citée  de 
Littérature  et  philosophie  mêlées  *,  une  autre  fois  dans  la  pièce, 
citée  aussi,  des  Contemplations.  Mais  la  place  qu'il  fait  là  à  cette 
innovation  montre  déjà  l'importance  qu'il  lui  attribue.  Dans  ce 
long  et  touffu  développement,  il  lui  donne  un  peu  plus  d'un 
vers  :  [,/'«?]  tiré  de  l'enfer,  Tous  les  vieux  mots  damnés,  légion 
sépulcrale.  Encore,  ce  vers  est-il  équivoque.  Et,  comme  nous  le 
verrons,  la  pratique  chez,  lui  concorde  à  peu  près  avec  la  doc- 
trine ainsi  entendue.  Oui,  sans  doute,  les  romantiques  ont 
archaïsé,  mais  moins  qu'on  ne  le  croit,  et  surtout  ils  n'étaient 
point  les  seuls.  Cette  tendance  est  beaucoup  moins  que  l'autre 
caractéristique  de  leur  manière. 

Dès  la  fin  du  xvni"  siècle,  les  plaintes  de  La  Bruyère  et  de 
Fénelon  avaient  trouvé  de  l'écho.  Mercier,  Pougens  dans  son 
Archéologie  française,  avaient  proposé  de  vrais  vocabulaires  de 
mots  à  repren(h'e.  Henry,  dans  son  Histoire  de  la  langue  (1812, 
H,  84),  rend  à  ce  sujet  hommage  au  premier  et  à  M.  Caminade 
qui  engageait  ses  lecteurs  à  suivre  la  même  voie.  On  sait 
jusqu'où  Paul-Louis  Courier,  l'adversaire  résolu  des  roman- 
tiques, s'y  enfonça.  Sans  parler  de  sa  traduction  de  Daphnis  et 
Chloé  en  vieux  langage,  ses  œuvres,  lettres  ou  pamphlets,  foi- 
sonnent de  mots  et  de  tours  repris  à  des  époques  plus  anciennes  : 
chevance  (éd.  Garnier,  p.  147),  muable  (60),  conforter  le  dolent  (61), 
une  foule  d'autres  du  xvi"  siècle,  s'y  rencontrent  avec  les  mots 
du  bel  air  (60)  et  les  furieusement  des  Précieuses  (46).  Et  le 
Journal  de  la  langue  française,  analysant  son  système,  ne  s'y 
montre  nullement  défavorable  (1830,  t.  Y,  p.  19).  En  même 
temps,  Nodier,  si  réservé  sur  le  chapitre  des  innovations,  après 
avoir  hésité  d'abord,  pose  en  principe,  dès  1828,  que  «  tout  mot 
qui  a  été  tenu  et  employé  pour  français  par  un  auteur  renommé, 

1.  •<  La  langue  a  été  retrempée  à  ses  origines.  Voilà  tout.  Seulement,  et  avec 
une  réserve  extrême,  on  a  remis  en  circulation  un  certain  nombre  d'anciens 
mots  nécessaires  ou  utiles.  Nous  ne  sachons  pas  qu'on  ait  fait  des  mots  nou- 
veaux. Or,  ce  sont  les  mots  nouveaux,  les  mots  inventés,  les  mots  faits  artifi- 
ciellement qui  détruisent  le  tissu  d'une  langue.  On  s'en  est  gardé.  Quelques 
mots  frustes  ont  été  refrappés  au  coin  de  leurs  étymologies.  D'autres,  tombés 
en  banalité  et  détournésde  leur  vraie  signilication,  ont  été  ramassés  sur  le  pavé 
et  soigneusement  replacés  dans  le  sens 'propre.  ■- 


740  LA  LANGUE   FRANÇAISE 

dans  un  âge  quelconque  de  notre  littérature,  est  essentiellement 
français,  nonobstant  les  dictionnaires'  ». 

Je  sais  bien  que  plus  tard  la  division  qui  séparait  les  adver- 
saires sur  tout  le  reste  se  marqua  là  aussi.  Pendant  que  Nodier 
persistait  et  félicitait  la  jeune  école  de  s'être  précipitée  à  corps 
perdu  dans  l'archaïsme  %  Villemain,  dans  la  Préface  du  Diciion- 
naire,  sentencia  le  retour  à  l'archaïsme  «  qui  est  une  des  phases 
et  une  des  formes  du  déclin  des  langues  ». 

Mais  jamais  bataille  acharnée  ne  se  livra  là-dessus.  Et  chez  les 
romantiques  il  se  trouva,  dès  1830,  des  critiques  pour  blâmer 
les  imitations  maladroites  des  «  novateurs  rétrogrades  "  »,  comme 
il  se  trouva,  chez  les  classi(juos,  des  admirateurs  d'un  beau  mot 
ressuscité  \ 

Mais,  d'origine  romantique  ou  non,  l'efTort  n'en  a  j)as  été 
moins  fait,  et  il  faut  s'y  arrêter  un  instant.  A  prendre  les 
pastiches  de  d'Arlincourt%  ou  certains  chapitres  de  Notre-Dame 
de  Paris,  il  y  aurait  eu  une  vaste  tentative  de  rajeunissement. 

1.  Préface  de  ses  Onomatopées  françaises  (1828).  Le  livre  était  composé  long- 
temps avant  cette  date. 

2.  «  C'est  la  meilleure  manière  de  rajeunir,  de  revivifier  les  langues.  C'est 
un  des  plus  puissants  artifices  de  Plularquc  chez  les  Grecs,  de  Cicéron  chez  les 
Romains,  d'Alfieri  en  Italie;  en  France,  de  Rousseau,  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  et  de  M.  de  Chateaubriand.  Quand  la  jeune  école  a  voulu  rompre  ouver- 
tement avec  le  passé  classique,  elle  s'est  précipitée  à  corps  perdu  dans  l'ar- 
chaïsme, et  c'est  ce  qu'elle  a  l'ait  de  mieux.  L'archaïsme  ressaisi  avec  goût, 
rajeuni  avec  habileté,  approprié  avec  énergie  au  tour  de  la  phrase,  et  au  sens 
de  la  pensée,  est  une  conquête  légitime.  Ce  n'est  pas  un  mot  nouveau.  »  (Nodier, 
Not.  fie  Ihig.,  1834,  195.) 

li.  Voir  Nisard  —  alors  romanli(iue,  —  sur  les  Consolations  de  Sainte-Beuve, 
9  mai  1830. 

i.  Voir  une  Variété  des  Débats  sur  les  Énervés  de  Jumièges,  20  janv.  1839,  dont 
l'auteur  est  Philar.  Chasles  :  ■•  Dans  cette  curieuse  et  mauvaise  pièce,  ou  peut 
remarquer  l'emploi  d'un  mot  heureux  et  perdu,  débrisé,  pour  décrépit,  dans  le 
sens  de  broken  down....  »  Le  poète  se  sert  aussi  du  mot  mélancolie  d'une  manière 
qui  ne  manque  pas  de  charme  : 

«  De  prendre  cette  jeune  femme 
Où  j'av  mis  ma  mélancolie, 
Vous  scmble-t-il  que  je  folio 
Ou  que  bien  fasse? 

«  Folier  pour  faire  une  folie,  mérite  encore  d'être  remarqué.  Vne  histoire  de 
la  langue,  ce  grand  ouvrage  qui  nous  manque....  » 

0.  Voir  dans  les  Écorcheurs  (B.  Nat.,  Y^  14306),  papelard  (p.  8),  ciievaleureux 
(9),  faintise  (10),  truandaitle  (12),  fisicien,  dixainiers  (Ib.),  applanoyer  (14),  corn- 
puings  (Ib.),  accolée  (15),  afjpstoler  (82),  desaroyer  (83),  gabeur  (182),  nuisance 
(184),  amignarder,  édulcorer,  croguelardon,  uhayer,  heu  1er  (p.  185,  expliqués  par 
des  notes),  etc.,  etc.  Mais  l'archaïsme  favori  de  l'auteur  est  la  substitution  si 
chère  à  nos  contemporains  de  en  à  dans.  \oiv  Ipsiboc,  05  :  en  celle  sorte  d'obser- 
vation (71);  assez  semblable  en  sa  forme  (Ib.);  se  roulant  en  sa  clievelure  de  jais. 
Cf.  p.  98,  100,  101,  103,  etc. 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  741 

Seulement,  il  faut  bien  distinguer  entre  les  mots  qu'on  entasse 
pour  donner  au  récit  ou  au  drame  la  couleur  locale  —  les 
archaïsmes  jouent  là  le  rôle  que  jouent  ailleurs  les  mots  turcs 
ou  anglais  ou  patois,  —  et  les  mots  qu'on  se  propose  réellement 
de  rendre  à  la  langue.  Hugo,  quand  il  ne  copie  pas  Sauvai  ou 
un  autre',  pastiche  très  souvent*.  Il  faut  écarter  de  notre 
étude  tout  ce  bric-à-brac  de  destriers  et  de  harnois,  de  donjons 
et  de  jouvencels.  Il  reste,  ces  réserves  faites,  bon  nombre  de 
mots  que  les  romantiques  ont  vraiment  essayé  de  rajeunir  : 

Moutlen  {Or.,  viii),  palefroi  [Ib.,  xxxuj,  chef  [==  tête]  (F.  «.,  III),  ouïr 
{Ib.,  xxv),  entrent  dans  des  pièces  où  rien  ne  les  appelle.  Et  il  ne  serait 
pas  difficile  de  glaner  quelques  douzaines  de  ces  mots  dans  Hcrnani  : 
mainte  reine  (I,  2);  mettre  afin  mon  entreprise  [Ib.);  cependant  que  chez 
vous  (II,  1);  dont  le  roi  fera  bruit  (II,  2');  sicds-toi  sur  cette  pierre  (II,  4); 
choir  (IV,  4),  etc. 

Il  y  en  a  dans  Sainte-Beuve  ',  qui  nous  en  avertit  du  reste  dans  la  Préface 
de  Joseph  Delorme.  Musset  en  a  aussi,  quoiqu'il  jette  en  passant  une  raillerie 
à  Sainte-Beuve  et  à  sa  «  lame  »  ^  Quant  à  Théophile  Gautier,  c'était  un  de 
ses  orgueils  d'avoir  reconquis  des  termes  «  sur  leur  Malherbe  ». 

Mais  le  grand  maître  de  l'archaïsme  est  et  demeure  Chateaubriand.  Il 
osait  déjà  hasarder  de  vieux  mots  dans  Alala.  Dans  les  Mémoires,  il  les 

1.  M.  Huguet  doit  faire  paraître  prochainement  dans  la  Revue  d'histoire  litté- 
raire un  article  documenté  sur  ces  emprunts,  qui  sont  nombreux.  Il  m'en  a 
signalé  une  quantité.  Par  exemple,  dans  N.-D..  Jehan  FroUo  dit:  «  La  conscience 
d'avoir  bien  dépensé  les  autres  heures  est  un  juste  et  savoureux  condiment  de 
table    ■'  La  phrase  est  de  Montaigne,  III,  13,  citée  par  Sauvai  (éd.  172'0,  L  162. 

Sauvai  dit,  11,  12  :  «  (Au  Louvre)  Il  y  avait  là  une  chambre  pour  les  empenneres 
(jui  empennaient  \essaf/ett.es  etviretons;  de  plus  un  atelier  où  l'on  ébauchait  tant 
les  viretons  que  les  flèches,  avec  une  armoire  à  trois  pans  ou  équerres....  oîi 
étaient  enfermées  les  cottes  de  mailles,  les  platers,  les  bassinets,  les  haches,  les 
épées,  les  fers  de  lances  et  drircher/ayes.  »  Gf.iV.  D.,  II,  265  :  «  une  énorme  futaille... 
d'où  se  dégorgeaient  en  fouie  haches,  épées,  bassinets,  cottes  de  mailles,  platers, 
fers  de  lance  et  archegayes,  sagettes  et  viretons.  »  Hugo  a  pris  aussi  à  Du  Breuil, 
à  Pierre  Mathieu,  etc. 

2.  Voir  des  exemples  de  pastiche  dans  Notre-Dame  de  Paris  :  II,  5,  des  accom- 
pagneresses  d'honneur;  II,  257  :  le  bourrel  aime  cela;  II,  324  :  une  émotion  de 
manants;  II,  77  :  vous  êtes  un  heureux  gendarme;  II,  270  :  la  marchandise  est 
incompatible  avec  la  noblesse;  II,  162  :  le  maître  mire,  etc. 

3.  Mais  le  ciel  dès  l'abord  s'est  obscurci  sur  elle  (Poés.,  80). 
Qui  sait,  hors  vous,  l'abîme  où  votre  cœur  se  fond?  (92) 
Tant  que  le  soleil  môme,  à  la  fin,  soit  couclié  (307). 

Cf.  dans  Volupté  :  «  Il  fallut  pour  rompre  cet  inexplicable  éloignemenl  (233).  Il 
lui  arrivait  souvent  de  me  faire  faute  au  sujet  des  sorties  que  nous  arrangions 
ensemble  (240).  » 

4.  La  lampe  fut  liuilée,  et  sous  la  lame  neuve 

Tu  te  laissas  clouer,  comme  dit  Sainte-Beuve.  {Mardoche.) 

C'est  une  allusion  aux  vers  suivants  : 

Je  l'ensevelirai,  je  clouerai  sous  la  lame 

Ce  corps  flétri,  mais  cher,  co  reste  de  mon  âme. 


74-3  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

sème  à  pleia  sac  :  liesne  [Mém.,  I,  36),  braverie  (48),  béer  {60),  j'ouïs  (51), 
dèclore  (116),  remparé  (128),  dodincr  (78),  désennui  (141),  diaprerie  (404), 
(jentiUiommièrc  (74),  (juirlandées  (69),  /i?</<é  (374),  foldtreries  (139),  quand 
et  lui  (Ib.),  oiitrecuidé  (101),  solacicr  (142),  /es  /a/s  f/u  t'e»f  (134),  chauvir  des 
oreilles  (208),  accointée  (218),  s'éjouir  (321),  courre  (324),  tellement  quellement 
(373),  brandiller  (382),  brandes  (385),  /mrfs  (389),  magnifions  (404),  feurres 
(415),  iisances  (429),  altrempé  (Ib.),  bonace  (435),  mori/uer  (76),  orphelinage 
(432),  brouillemeiit  (267\  s'énaser  (370),  i//(c  rac/xr'  ryi</  traçait  (383).  à 
/a  venvole  (390),  enténébrcr  (319),  cncn'pé  (411).  11  affectionne  les  inlinilifs 
substanlivés  :  le  passer  sur  les  flots,  le  dormir  sur  la  mousse  (357),  le 
détaler  des  courants  (436).  Dans  la  traduction  du  Paradis  perdu,  sous  pré- 
texte de  lutter  avec  le  texte,  il  s'évertue  avec  la  même  ardeur.  Planche 
{Portr.  litt.,  II,  169)  l'a  dit  avec  humeur,  «  il  empuradise,  il  enténèbre  sans 
aucun  profit  pour  la  pensée  de  Milton  ou  pour  l'intelligence  du  lecteur 
français  ».  Souvent  il  a  un  mot,  il  s'en  va  fouiller  une  vieille  chronique 
pour  en  trouver  un  autre  moins  bon.  C'est  une  méthode,  qui  l'a  même 
fait  tomber  quelquefois  dans  des  méprises. 

En  parcourant  les  écrits  romantiques,  on  pourrait  faire  des  listes  très 
longues  : 

Admonester  (Pom.,  Oc,  o);  amenuiser  (cf.  Wey,  Rcni.,l,  66);  bachelet  (lîorel, 
Rh.,  40);  blondoyer  (Pom.,  Oc.,  141;  brehaigne  (Id.,  Cran.,  53);  brandes 
(Vign. ,  La  m.  du  loup);  ealigineux  (Pom.,  Oc,  204);  cointise  (Id.,  Crdn.,  64); 
désanimer  (Ch.  Nod.,  Ex.  cr.  des  dict.);  devant  que  (Muss.,  Marrons  d.  /".); 
discords  (Pom..  Cran.);  duire  (id.,  ih.,  11);  encontre  l'ouragan  {Bot.,  Rhnps., 
37);  équipoller  (Balz.  d.  Wey,  Rem.,  I,  344);  s'esjouir  (Pom.,  Oc,  220); 
feurre  (A.  Bertr.,  Gaspard,  57)  ;  grégues  (Id.,  ib.,  65)  ;  guerdon  (Pom.,  Cr.,  9); 
hoir  (Th.  Gaut.,  Albert.,  300);  ire  (Lam.,  Joe,  IX,  105,  cf.  Pom.,  Oc,  247); 
loyer  (Id.,  ib.,  4),  murmurateur  (Chat.,  Wey,  Rein.,  I,  368)  ;  pa/w  (Borel, 
Rh.,  43);  se  j)anader  (Bertr.,  Gasp.,  60);  pantois  (Pom.,  Oc.);parangonner 
(Bertr.,  Gasp.,  22);  pilorier  (Bor.,  Rh..  58);  rameux  (Wey,  Rem.,  I,  368); 
remembrance  (Pom.,  Oc,  213);  relraire  (A.  Bertr.,  Gasp.,  12);  vcsprée  (Bor., 
R/t.,  40);  »/y  voltiger  (Stc-B.,  Jo.s.  Dt7.,  30). 

L'archaïsme  dans  la  syntaxe.  —  Toutefois,  en  s'arrêtant 
là  on  oublierait  le  plus  important.  Sur  la  foi  d'un  vers  de  Hugo, 
on  accorde  en  général  que  toute  la  réforme  linguistique  jjes 
romantiques  porta  sur  le  vocabulaire,  mais  respecta  la  syntaxe. 
C'est  prendre  un  vers  avec  trop  de  précision.  Aucun  roman- 
tique, pas  même  Hugo',  n'a  eu  pour  la  syntaxe  ce  respect 
absolu. 

Je  ne  dis  pas  que  l'on  ait  songé  à  adopter  la  syntaxe  popu- 
laire, si  différente  de  la  syntaxe  classique.  Non,  quoique  Musset 
ne  se  gêne  point  pour  écrire  des  phrases  de  la  langue  parlée  : 


1.  H.  lloussaye  {Les  hommes  et  les  idées,  arl.  V.Hur/oet  la  critique,  1886,  p.  351)» 
l'oppose  à  Lamartine  sous  ce  rapport. 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  743 

Entrons-le  là  dedans.  {Les  marrons  du  feu.)  Car  j'en  sais  une 
par  le  monde  Que  jamais  ni  brune  ni  blonde  N'ont  valu  le  bout 
de  son  doig-t.  {Mard.)  En  général,  par  une  inconséquence  qui 
s'explique,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  une  inconséquence,  on 
a  g-ardé  la  syntaxe  «  noble  ».  En  revanche  on  a  essayé  de  lui 
restituer  toutes  les  constructions  qu'elle  avait  rejetées  ou  qu'on 
en  avait  bannies.  Cela  a  commencé  par  une  tendance  marquée 
à  lui  rendre  l'inversion.  Domergue  [Man.  des  é(r.,  376)  admettait 
déjà  que  «  le  génie,  dirigé  par  le  goût,  s'y  appliquât,  puisque 
l'inversion  est  la  marche  du  sentiment  ».  Et  il  fallut  que  d'Arlin- 
court  se  fît  une  fête  de  retourner  les  phrases  pour  que  la  critique 
s'émùt  et  protestât.  Au  reste  la  question  était  bien  plus  géné- 
rale. Et  je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il  y  a  chez  les  arcliaïsants  au 
moins  autant  d'anciens  tours  que  d'anciens  mots. 

Paul-Louis  Courier  là  aussi  donna  rexemple  :  delà  rOcéan  (102);  —  nous 
roisiiis,  nous  y  (jagnerons  sur  tous  (128);  —  il  la  fit  marchander,  dont  le  roi 
se  fâcha  (124);  —  /7s  nous  plai'lent  (122);  —  2^eu  leur  importe  du  reste  (=.  le 
reste^  114).  —  L'ordre  des  mots  redevient  chez  lui  des  plus  libres  :  Sage 
pasteur,  vraiment  pieux,  le  puissinns-uous  conserver  (142);  —  ici  doivent 
rester  les  colons,  on  il  g  a  tant  à  défricher  (128).  Bref,  pour  me  servir  d'une 
de  ses  phrases  :  il  g  a  de  pareils  traits  une  foule  (124). 

De  même  chez  Chateaubriand  :  Nous  guéâmes  un  ruisseau  {Mém.,  I.  70); 
Maugréer  les  arts  et  les  sciences  (Ih.,  35G'i. 

Hugo  n'en  a  pas  été  plus  ménager,  ni  Sainte-Beuve,  ni  Musset,  ni  Gau- 
tier. C'est  évidemment  un  parti  pris  de  restauration,  et  on  pourrait  faire 
toute  une  grammaire  de  ces  archaïsmes,  par  parties  du  discours.  L'ellipse 
de  l'article  redevient  très  fréquente  :  Et  plus  loin,  par  delà  prairie  et  mois- 
son mûre  (Ste-B.,  Pens.  d'A.,  293);  Pour  relire  avec  pleurs  cpwhpics  lettres 
d'amour  (Hugo,  F.  a.,  xviii);  ne  te  fais  étude  que  de  Véternité  (Ib.,  xxxvii,  9); 
demandait  pour  resprit  éveil  continuel  (Ste-B.,  Pens.  d\A.,  299);  assemble 
autour  de  lui  comme  frileux  oiseaux  (Id.,  ib.,  308);  son  cabinet  rendu  lui 
}>vor:urait  aisance,  sa  smir  avait  famille  (Id.,  ib.,  295). 

On  recommence  à  compter  lui  trentième,  lui  vingtième  (Gaut.,  J.  Fr.,  Dan. 
Jov.,  76);  Chateaubriand  rapporte  le  relatif  à  un  nom  non  déterminé  -.je 
devins  fort  en  mathématiques,  pour  lesquelles  j'ai  toujours  eu  un  penchant 
décidé  [Mém.,  I,  114).  Par  qui,  pour  qui  sont  employés  comme  chez  les 
classiques  :  un  malaise  par  qui  j'étais  averti  (Id.,  ib.,  215;  cf.  Ste-B.,  Pens. 
d'à.,  299);  dont  reprend  son  vieux  sens  de  ^ar  quoi  :  Et  ne  voyez-vous  pus 
que  lui  seul  m'a  donné  Ce  dont  je  devais  voir  mon  amour  couronné  (Muss., 
Les  Marrons). 

On  revoit  de  vieux,  impersonnels  :  A  moins  qu'il  ne  te  fatigue  de  vivre 
(Hug.,  Or.,  \.\.\).  Le  verbe  s'ellipse  :  où  donc  ton pjère?  [F.  a.,  vi)  ;  le  participe 
rapporté  à  un  nom  dépendant  ou  non  d'une  pr<'position  forme  l'équivalent 
d'un  nom  abstrait  suivi  de  son  régime  :  Apjres  rexpérience  et  le  mal  bien 


744  LA    LANGUE   FRANÇAISE 

connu  (Ste-B.,  Vens.  (Fa.,  294;  cf.  Jos.  Del.,  ii'ô);  qui  fait  que  iltomme  craint 
son  désir  accompli  (Ilug.,  F.  a.,  \\\n).  L'infinitif  se  généralise  à  la  suite  des 
prépositions  telles  que  après  :  après  causer  (Sle-B.,  Jos.  Del.,  113). 

Des  prépositions  redeviennent  adverbes  :  Le  seitjneur  Rafaël  est-il  hors,  je 
vous  prie'î  Dans  la  négation  inlerrogative  ne  est  supprimé,  suivant  une  élé- 
gance chère  à  Vaugelas.  Ceci  est  constant:  Pricrez-vous  pas  pour  moi?  {F.  a., 
.w.Wii,  4)  crois-tu  2Jas  en  Dieu?  (Muss.,  D.  Paez)  viens-tu  pas?  {Hem.,  m,  2) 
est-ce  pas  excellent?  {11).,  li,  1)  a-t-il  pas  sa  France  très  chrétienne?  (I,  3) 
sauriez-vous  pas,  vaut-il  pas  mieux?  (Ste-B.  Jos.  Del.,  80). 

Les  prépositions  surtout  sont  ramein'es  à  d'anciens  usages;  c'est  là  sans 
aucun  doute  le  chapitre  des  innovations  le  plus  étendu.  D'abord  on  rétablit 
parler  à  moi  (Muss.,  /).  Paez);  ou  bien  on  met  à  dans  des  expressipns  de 
temps  où  Ronsard  l'employait  :  Comme  la  lampe  au  soir  (Ste-B.,  J.  D.,  lOo; 
cf.  p.  61,  74,  113);  au  dimanche  (57),  aux  longs  jours  de  Tété  {Les  cons.,  207); 
inversement  on  supprime  des  prépositions,  à  l'imitation  du  moyen  âge  : 
Ils  ont  chef  Catinut  M.,  /6.,30O);  elle  s'enfuit  les  jours  {Jos.  Del.,  86).  On  les 
rétablit  enfin  dans  d'anciens  emplois.  C'est  à  surtout  qui  retrouve  son  ancienne 
extension.  On  le  trouve  pourdrt»s  :  Baignant  leurspieds  aux  mers  (F.  a.,  xxix)  ; 
pour  chez  :  Rien  de  tout  cela  auxpeuples  de  la  solitude  (Chat.,  Mém.,  I.  391); 
pour  par  :  Séduite  à  mes  serments  ^Ste-B.,  J.  D.,  83);  pour  pour  :  Je  changerais 
mon  sort  au  sort  d'un  braconnier  (IL.  Mar.  Del.,  IV,  6)  ;  à  quoi  donc  gardent-ils 
leur  colère?  (F.  a.,  xiv);  Edouard  de  Rohan  prit  à  femme  Marg.  de  Chateau- 
briand {Mém.,  I,  p.  10);  pour  sur  :  ces  femmes  au  seuil  (Pens.  d'à.,  386),  je 
vis  Vautre  jour  axi  lac,  sur  la  nacelle  [Jos.  Del.,  lOo),  posa  la  tour  carrée  au 
plein  cintre  romain  {Ib.,  78);  pour  î; ers  :  le  regard  de  mon  âme  à  la  terre 
tourné  (F.  a.,  xvi);  pour  (/'après  :  à  .sou  nouveau  devoir  Elle  a  réglé  sa  vie 
(Ste-B.,  J.  Del.,  96).  Gautier  affectionne  les  expressions  adverbiales  faites 
de  à  :  à  déluge  {Poés.,  129);  se  plaindre  à  doux  bruit  {Ib.,  190,  cf.  Ste-B., 
J.  Del.,  92). 

Enfin  on  voit  se  redévelopper  le  tour  qui  fait  suivre  un  substantif  ou  un 
adjectif  de  cette  préposition  à  et  d'un  infinitif  :  un  charmant  asile  à  reposer 
sa  vie  (F.  a.,  u>;  pas  de  place  à  cacher  de  telles  angoisses  (Ste-B.,  Vol.,  246)  ; 
lettres  à  faire  épeler  des  enfants  {Hem.,  iv,  2);  langue  facile  à  mentir  (Muss., 
D.  Paez). 

J'ai  déjà  fait  allusion  à  l'ordre  des  mots.  Il  y  a  des  inversions  très  har- 
dies :  pourquoi  remonte  et  court  ma  sève  épanouie?  (Hug.,  F.  a.,  xxvi)  ;  où  fait 
rhirondelle  Son  nid  au  },rintemps  {Ib.,  xxxvii,  7);  est  le  lit  nuptial  Ôii  va  ma 
fiancée  s'étendre  (Muss.,  Les  Mar.);  Ste-Beuve  renchérit  sur  d'Arlincourt  : 
Derrière  un  voyageur,  s'arrondit  et  s'incline  Par  an  junirhaal  plus  diai.r.  et 
se  change  en  colline  Un  aride  coteau  {Jos.  Del.,  38).  El  là  s'caiarenl  ses  en- 
trailles En  entendant  l'affreux  secret  (o5'. 

La  construction  cesse,  une  fois  engagée,  de  se  continuer  nécessairement, 
et  deux  régimes  de  deux  ordres  peuvent  se  suivre,  comme  autrefois  : 
J'essayai  la  retraite  et  de  redescendre  de  fassaut  de  cette  citadelle  honnête- 
ment (Ste-B.,  Vol.,  262).  Le  gérondif  se  replace  en  l'air  :  //  sourit,  en  rêvant 
lui  passe  une  chimère  {Jos.  Del.,  61).  Ce  sont  là  des  libertés  qu'on  n'osait 
plus  se  permettre  que  «  dans  les  jours  do  jubilé  ». 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  745 


Le  néologisme. 

Le  sens  des  mots.  —  Quelques  mots  frustes,  dit  V.  Hugo 
en  1834,  ont  été  refrappés  au  coin  de  leurs  étymologies. 
D'autres,  tombés  en  banalité  et  détournés  de  leur  vraie  signi- 
fication, ont  été  ramassés  sur  le  pavé  et  soigneusement  replacés 
dans  le  sens  propre.  Gela  est  Arai,  mais  trop  modeste.  On  ne 
s'est  pas  borné  à  ces  restaurations  et  à  ces  sauvetages. 

Commençons  cependant  par  suivre  les  indications  du  maître 
lui-même.  Il  est  vrai  qu'on  trouve,  depuis  Chateaubriand,  d'assez 
nombreux  exemples  de  mots  auxquels  un  effort  artistique  tente 
de  rendre  le  sens  perdu  ou  usé  :  Les  portes  prohibent  toute 
sortie  [ÇÀxdii.,  Par.  /jerc^.,  II,  109);  ainsi  semées,  abjectes,  perdues, 
les  légions  gisaient  (Id.,  ib.,  31);  cette  âme  modique  (Ste-B.,  Jos. 
Del.,  300);  cette  nouvelle  forme  contentieuse  dont  je  m  étonnais 
(Id.,  Vol.,  260).  Il  pouvait  plaire  à  Hugo  de  faire  valoir  un  jour 
des  tentatives  de  cette  sorte.  Mais  elles  pourraient  procéder  de 
tendances  toutes  conservatrices,  et  ne  caractérisent  pas  justement 
les  tendances  de  l'école  romantique.  Maintenir  ou  retrouver 
d'anciens  sens  peut  rendre  aux  mots  de  la  vigueur  et  de  la  force; 
cela  ne  leur  redonne  pas  la  fraîcheur  et  le  brillant.  Ce  sont  des 
pansements  sur  de  vieux  troncs  d'arbre.  La  vraie  culture  c'est 
celle  qui  leur  fait  pousser  des  branches  vertes. 

L'école  romantique  a  commencé  par  abjurer  la  théorie,  la  plus 
stérilisante  peut-être  qui  ait  jamais  été  soutenue,  d'après  laquelle 
le  nombre  des  images  était  fixé  aussi  strictement  et  plus  que  celui 
des  mots,  théorie  qu'aucun  vrai  écrivain  d'aucun  temps  ne  se  fût 
du  reste  résigné  à  admettre.  Dussault  prétendait  que  «  rien  n'em- 
pêchait d'inventer  de  nouveaux  mots,  lorsqu'ils  étaient  devenus 
nécessaires,  mais  que  nous  ne  devions  plus  inventer  de  nou- 
velles figures,  sous  peine  de  dénaturer  notre  langue  et  de  blesser 
son  génie  '  ».  Sans  aller  jusque-là,  on  voit  par  certaines  critiques 
qu'il  fallut  longtemps  pour  s'accoutumer  à  des  choses  qui  nous 
paraissent  aujourd'hui  bien  naturelles.  En  1838  (I,  329-330),  le 

1.  Cité  par  Michiels,  Hist.  des  idées  litt.  enFr.,  t.  II,  84. 


74G  LA    LANdUE   FRANÇAISE 

Journal  grammatical  faisait  encore  campagne  contre  une  méta- 
phore bien  modeste  :  des  yeux  de  velours.  A  chaque  nouvelle 
publication  de  Hugo,  ou  même  de  Lamartine,  il  se  trouve  un 
Veuillot,  ou  un  Ponsard  ',  pour  rappeler  les  Précieuses,  et  rejouer 
l'air  usé  :  Ce  style  figuré,  dont  on  fait  vanité...  L'indignation  de 
Cuvillier-Fleury  "■  est  telle  qu'elle  l'amène  à  inventer  un  mot,  le 
tnclaphorisme,  pour  désigner  cette  maladie  que  M.  Victor  Hugo 
a  inoculée  au  style  en  le  matérialisant  à  outrance.  Et  la  parodie 
du  style  imagé  fut  longtemps  pour  les  feuilletonistes  du  purisme 
une  ressource  en  cas  de  disette  ^ 

Je  n'ai  pas  l'intention  de  discuter  si  Hugo  et  les  siens  ont 
quelquefois  choqué  le  goût  \  ni  même  d'exposer  en  détail  com- 
ment ils  ont  renouvelé  l'expression,  imagée  ou  non.  La  ques- 
tion n'est  pas  de  mon  ressort.  Elle  appartient  à  ceux  qui  ont 
eu  à  étudier  de  quoi  les  nouveaux  poètes  composent  leurs  styles. 

J'ai  à  marquer  cependant  combien  ces  nouvelles  alliances 
ont  intlué  sur  le  sens  de  quantité  de  mots.  Plusieurs  d'entre 
eux,  comme  fauve,  en  sont  sortis  tout  transformés  ^  Evidem- 
ment les  expressions  livresques  restent  souvent  propres  à  l'au- 
teur, n'étant  pas,  en  raison  de  leur  éclat  même,  de  nature  à  être 
plagiées.  Qui  après  Hugo  comparera  le  croissant  de  la  lune  à 
une  faucille  d'or  dans  le  cliamp  des  étoilesl  Vêtu  de  probité  can- 
dide restera  à  jamais  signé. 

Mais  toutes  les  images  n'ont  pas  cette  extraordinaire  person- 
nalité. En  voici  de  bien  faciles  à  reprendre  :  ce  qui  est  son  extrait 
d'immortalité  (Chat.,  Mém.,  I,  421)  ;  /e  vais  bâillant  ma  vie 
{Ib.,  418)  ;  le  temps,  ce  grand  semeur  de  ronce  et  de  lierre  (Hugo, 
Voix  intér.,  23")  ;  on  dirait  que  les  murs  ont  une  lèpre  (Id.,  Dern. 
jour,  333). 

1.  Veuillot,  Mél.,  IV,  102.  Ponsanl,  OEiv..  III,  355.   Lettre  au  Conslitutionnel, 
à  propos  à^A^pii^s  de  Méranie. 
■2.  El.hist.  et  lut..  I,  289. 

3.  Voir  un  long  récit  de  voyage  assez  drôle  dans  le  fcuillelon  de  l'Indépen- 
dance belge  du  mardi  29  janvier  18tjl.  sous  ce  titre  :  Comment  on  se  fait  un  style 
imar/é.  Les  principales  expressions  y  sont  soulignées  et  accompagnées  de  réfé- 
rences. 

4.  Sainte-Beuve  lui-méiae  est  disposé  à  l'admettre.  Voir  les  l'ort.  cont.,  I.  290. 

5.  La  destinée  de  ce  niul  est  singulière.  On  a  fini  [)ar  prendre  les  Oi'tes  fauves 
pour  les  hétes  féroces,  si  bien  qu'on  dit  simplement  les  fauves,  les  f/ra)ids  fauves, 
alors  que  les  bêtes  fauves  ou  rousses  sont  :  le  cerf,  le  chevreuil,  etc.  Hugo, 
pour  qui  la  tempête,  le  rocher,  une  foule  de  choses  sont  fauvs,  a  sans  doute 
contribué  à  ce  changement. 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  747 

J'en  choisis  exprès  qui  ne  sont  point  usuelles.  Mais  combien 
y  en  a-t-il  d'autres  qui  le  sont  devenues.  Qu'on  pense  à  chauve, 
par  exemple.  Il  se  dira  très  bien  aujourd'hui  des  montagnes  : 
c'est  nouveau.  Seulement  dans  quelle  mesure  l'action  littéraire 
a-t-elle  contribué  à  ce  changement?  C'est  très  difficile  à  savoir. 
Il  arrive  souvent  en  eflet  que  diverses  causes  concourent  :  résul- 
tante est  aujourd'hui  usuel  au  sens  figuré.  Doit-il  ce  succès 
à  une  phrase  de  Hugo  {Le  Rhin,  I,  448)?  Il  est  infiniment  plus 
probable  qu'il  le  doit  à  la  vulgarisation  des  sciences  mathéma- 
tiques. Même  quand  on  aura  des  dépouillements  très  complets  des 
auteurs,  qu'on  pourra  suivre  la  difl'usion  d'une  image  à  travers 
les  journaux  qui  la  reprennent  d'un  écrivain  et  la  répandent,  il 
sera  encore  dans  bien  des  cas  difficile  de  prononcer.  On  fera 
peut-être  l'histoire  métaphorique  de  pustule  ou  à'épileptique. 
Mais  celle  des  mots  usuels?  Celle  des  adjectifs  noir,  âpre,  qui 
la  fera  '  ? 

Le  néologisme  proprement  dit.  Les  doctrines.  — 
Les  romantiques  sont-ils  allés  jusqu'à  inventer  des  mots?  Pas 
dans  la  première  période.  Il  leur  est  arrivé  d'en  inventer  sans 
doute,  mais  ce  n'était  nullement  un  système.  Malgré  l'exemple 
de  Chateaubriand,  on  n'était  guère  plus  favorable  au  néolo- 
gisme dans  le  cénacle  (ju'à  la  Société  grammaticale.  La  doctrine 
reçue  aux  deux  endroits  paraît  à  peu  près  la  même,  à  savoir 
qu'il  faut  accepter  avec  précaution  la  néologie,  c'est-à-dire 
l'introduction  des  mots  nécessaires,  et  repousser  le  néologisme, 
autrement  dit  l'innovation  injustifiée. 

C'est  même  probablement  chez  les  théoriciens  qu'on  constate 
le  plus  d'audace.  Qu'on  regarde  par  exemple  les  «  dictionna- 
ristes  ».  Moitié  amour-propre  personnel,  moitié  vanité  pour  la 
langue  elle-même,  ils  s'ingénient  à  grossir  leur  recueil.  L'Aca- 
démie n'avait  qu'une  trentaine  de  mille  mots,  il  en  faut  72000  à 
Gattel,  80  000  à  Raymond,  idOOOO  à  Boiste,  140000  à  Landais. 

1.  Je  ne  puis  quitter  ce  sujet  sans  ajouter  que  les  mutations  de  sens  se  trouvaient 
favorisées  par  un  système  d'hypallage  très  français  et  liardiment  étendu  par  les 
romantiques,  qui  consiste  à  accoler  à  un  mot  une  épithète  qui  ne  le  qualifie  pas 
directement.  Ex.  :  une  profonde  étoile  (Hugo,  F.  a.,  xii).  George  Sand  ne  pou- 
vait pas  souffrir  ce  procédé,  ni  admettre  •<  que  le  mot  propre  à  l'idée  seulement 
s'appliquât  à  l'objet  de  comparaison  »;  elle  l'écrit  à  Sainte-Beuve  à  propos  de 
plioque  obscur,  rocher  absurde,  qui  ne  lui  paraissent  présenter  qu'un  sens  gro- 
tesque {Volupté,  Appendice,  403,  cf.  261).  On  retrouverait  cependant  cet  emploi 
de  l'adjectif  jusque  dans  la  Léf/ende  :  les  profondeurs  furieuses  du  ciel  (Evir.). 


748  L.V   LANTiUE  FRANÇAISE 

Si  ces  chiffres,  donnés  par  Génin,  ne  sont  pas  tout  à  fait  exacts, 
la  proportion  l'est  en  tout  cas.  Chose  plus  précise,  Noël  et  Car- 
pentier  dans  leur  dictionnaire  (1839)  font  une  place  aux  mots 
nouveaux,  il  en  est  même  qu'ils  recommandent  expressément, 
les  jugeant  bons  '. 

Les  raisonneurs  se  sont  bien  fait  une  loi  de  décider  sur  les 
nouveautés  -,  mais  les  décisions  sont  loin  d'être  toutes  négatives'. 

En  1831,  \e  Journal  grammatical  insère  un  plan  détaillé 
d'enrichissement  de  la  langue  par  l'introduction  :  1"  de  tous  les 
dérivés  de  mots  existants  déjà  :  acllonnable,  de  action,  caque- 
tier,  de  caquet,  caqueter;  2"  de  diminutifs  et  d'augmentatifs; 
3"  de  nouvelles  combinaisons  de  suffixes;  4°  d'une  systémati- 
sation rationnelle  dans  la  formation  des  composés.  On  peut 
voir  à  ce  sujet  les  très  révolutionnaires  Considérations  jjhiloso- 
phiques  sur  la  langue  française  suivies  de  l'Esquisse  d'une  langue 
bien  faite,  par  P. -M.  Le  Mesl  *. 

Nodier  était  autrement  modéré.  S'il  veut  mettre  au  front  des 
Dictionnaires  une  appropriation  de  l'inscription  de  Thélème  : 
«  Ecris  ce  que  tu  voudras  »,  s'il  proclame  que  le  génie  a  ses  droits 

1.  Domergue  passait  pour  l'inventeur  des  affreux  mots  :  aranéeux.  gens  afjreu.v. 
personne  armenleuse  (Wey,  Rem,  I,  67). 

2.  Le  programme  des  Annales  de  Grammaire  inscrit  au  §  5  cet  article  :  «  Les 
décisions  sur  les  mots  nouveaux  dont  il  convient  de  consacrer  ou  de  bannir 
l'usage,  selon  qu'ils  sont  ou  ne  sont  pas  frappés  au  coin  de  l'analogie  ».  Voir  Ann. 
de  Gramm,  Prospectus,  après  la  p.  oi. 

3.  Cf.  H,  p.  322.  323.  Marie  (Pre'c.  d'orlhol.)  accepte  et  admire  déficeler.  Le 
même,  dans  les  Omnibus,  voudrait  voir  gracier  dans  les  dictionnaires,  ainsi  que 
sauvagerie,  qui  paraissait  déjà  utile  à  Laveaux.  Le  Dictionnaire  du  langage 
vicieux  souhaite  le  succès  de  corporé,  etc. 

i.  Paris,  Hachette,  183i.  C'est  l'œuvre  d'un  philosophe,  que  ses  réflexions 
amènent  vile  à  voir  la  pauvreté  d'un  idiome  où  bon,  mauvais  n'ont  point  de 
verbes  non  plus  que  malaise,  mal,  douleur,  agrément,  plaisir,  ou  volupté,  où 
manquent  tant  de  privatifs,  etc.  Instituant  une  revue  méthodique  de  ces  lacunes, 
il  en  arrive  à  proposer  de  remplir  les  séries  incomplètes  : 

Dissipahle,  à  l'aide  de  dissiper,  dissipation,  dissipé,  dissipateur.  Docilier.  doci- 
l.ialile,  à  l'aide  de  docile,  docilité  (Cl  et  suiv.  Voir  un  tableau,  p.  09). 

Puis,  reprenant  lus  signes  par  catégories  d'idées,  il  constate  qu'il  manque  des 
adjectifs  de  prévision  :  déchirablc,  définissable;  des  adjectifs  de  puissance  : 
persuasif,  réfractif,  compréhensif:  des  adjectifs  de  nature,  qui  font  défaut  entre 
jeune  et  vieu.v,  entre  convalescent  et  malade;  des  verbes  :  impressionner,  cat/io- 
liciser,  monarchiser,  républicaniser  prévenlionner;  des  substantifs  de  contenu  : 
arhrée,  verrée,  platée;  des  substantifs  d'action  :  personnification,  agissement; 
des  substantifs  d'abstraction  :  tirés  de  vert,  jaune,  gris,  dont  il  n'ose  pas  donner 
la  forme:  enfin  des  adverbes  de  manière  :  instinctivement,  réflexivemeni. 

"  Il  n'y  a  qu'un  seul  moyen  d'obvier  à  ce  grave  inconvénient,  qui  ralentit  l:i 
manifestation  de  la  pensée  cl  qui  l'embarrasse  en  des  éléments  divers  :  c'est  de 
créer  des  mots  propres  autant  qu'on  en  éprouvera  le  besoin  et  (ju'on  en  sentira 
la  possibilité.  » 


LA  LANGUE   LITTERAIRE  749 

et  ses  privilèges,  que  le  goût  en  sait  plus  que  la  grammaire,  ce 
n'est  qu'en  faveur  d'un  mot  «  hardiment  ressuscité,  d'une  libre 
métaphore,  d'une  expression  inusitée,  mais  bien  faite,  s'il  s'en 
présente  jamais  »  '.  Cette  dernière  restriction  en  dit  long  sur  la 
mesure  des  concessions  accordées.  Il  fait  une  rigoureuse  clas- 
sification des  néologismes  en  cinq  classes.  La  métaphore  et 
l'archaïsme  le  trouvent  favorable.  L'extension  qui  consiste  à 
tirer  active?'  de  actif  ou  éh/séen  de  éli/sée  lui  paraît  toute  natu- 
relle ^  Mais  l'innovation  capricieuse  d'un  mot  étranger  aux  radi- 
caux propres  de  la  langue,  tels  que  dandi/sme  ou  parvulissime, 
la  traduction  en  mots  savants  :  jildegjnasie  ou  inflammation  pour 
échauffement,  et  «  toute  cette  engeance  dont  le  charlatanisme  et 
la  sotte  vanité  des  pédants  infestent  la  langue  »,  sont  condam- 
nées avec  la  dernière  rigueur. 

Les  journalistes  du  Globe  [1  mars  1825)  s'indignaient  que 
le  public  qui  murmurait  du  mot  chambre  laissât  passer  des 
barbarismes  comme  influencer  et  régenter,  et  Hugo  ne  professa 
point  d'autre  doctrine.  Il  avait  condamné  au  début  le  néolo- 
gisme comme  une  misérable  ressource  pour  l'impuissance.  Il 
n'en  revint  point.  En  1834,  il  le  condamne  chez  le  marquis  de 
Mirabeau  {Litt.  etphil.,  418)  et  dans  la  Préface  de  Cromwell  il 
dit  plus  explicitement  :  «  ce  sont  les  mots  nouveaux,  les  mots 
inventés,  les  mots  faits  artificiellement  qui  détruisent  le  tissu 
d'une  langue  »  \ 

Théophile  Gautier  ne  parlait  de  l'invasion  des  néologismes 
qu'avec  colère.  Puisqu'il  n'y  avait  pas  de  choses  nouvelles,  à 
quoi  bon  des  mots  nouveaux  ^  ?   C'était  un  de  ses  paradoxes 


1.  Not.  de  linguistique,  1834,  p.  220-221;  cf.  Onomat.,\)véî.  de  1828. 

2.  <■  Le  mot  est  alors  un  dérivé,  engendré  naturellement,  et  qui  naturellement 
n'attend  pour  être  admis  que  l'aveu  du  temps,  de  l'usage,  et  des  bons  écri- 
vains. » 

3.  Très  longtemps,  il  proteste  à  l'oceasion  contre  les  mots  nouveaux  qui 
choquent  son  goût  :  positivisme,  utiUlarisme  {Le  Rhin,  I,  166),  moderniser  (Choses 
vues,  160).  Parlementarisme  lui  inspire  une  période  contre  Louis-Napoléon  : 
«  Parlementarisme  me  plaît,  Parlementarisme  est  une  perle.  Voilà  le  diction- 
naire enrichi.  Cet  académicien  de  coup  d'État  fait  des  mots.  .\u  fait,  on  n'est 
pas  un  barbare  pour  ne  pas  semer  de  temps  en  temps  un  barbarisme.  »  {Nap. 
le  Petil,  p.  213.)  Voir  Huguet,  Le  néol.  chez  V.  Hugo,  5  et  suiv. 

4.  Voir  Ém.  Bergerat,  fheoph.  Gautier,  4°  Entret.,  p.  H5.  «  En  un  mot  admettez- 
vous  les  néologismes?  Veux-tu  parler  de  la  nécessité  de  dénommer  les  soi-disant 
inventions  et  les  prétendues  découvertes  modernes?  Oui,  on  dit  cela  :  à  choses 
nouvelles,  mots  nouveaux.  On  connaît  mon  avis  là-dessus.  Il  n'y  a  pas  de  choses 
nouvelles.  Ce  qu'on  appelle  un  progrès  n'est  que  la  remise  en  lumière  de  quelque 


-50  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

favoris.  Et  au  cas  invraisemblable  où  il  serait  nécessaire  de 
nommer  une  découverte  réelle,  pourquoi  ne  pas  revenir  aux 
usaj^es  des  salons  du  wni"  siècle,  et  ballotter  les  postulants? 
C'était  exactement  la  pensée  des  membres  de  la  Société  gram- 
maticale, ils  prétendaient  seulement  être  le  cercle-arbitre  rêvé 
par  le  poète. 

Les  œuvres.  Petit  nombre  des  mots  nouveaux.  — 
L'étude  des  œuvres  donne  les  mêmes  résultats  que  l'examen  des 
professions  de  foi.  Hugo,  suivant  Wey,  aurait  dit  un  jour  qu'il 
regrettait  le  mot  fulgurant,  le  seul  qu'il  eût  jamais  créé  '.  Il 
n'avait  pas  fait  ce  jour-là  un  examen  de  conscience  complet. 
Néanmoins  ses  créations  sont  bien  peu  nombreuses,  surtout 
dans  les  premières  œuvres;  M.  Huguet  l'a  prouvé  '\  Voici  quel- 
ques exemples  extraits  des  listes  qu'il  a  dressées  : 

Doutetii' {R.  et  0.,  395),  égorgiller  {D.  jour,  29o),  roiu/eoyer  {N.-D.,  II,  169), 
hiicotiquciiient  [Prcf.  Cr.,  35),  étoffément  {N.-D.,  II,  169);  farouche  ment  [Ib., 
II,  113),  dccuirassé  {Cromio.,  257),  s'entreculbuter  (N.-D.,  I,  123),  recadenasser 
{Ib.,  II,  65),  regeriner  {Ch.  d.  Crép.,  73);  repuhlier  {Or.,  notes,  231),  ressayer 
{Hem.,  79);  astre-roi  {Or.,  20),  prêtre-monarque  {Odes  et  B.,  iiS),  palais- 
prison  (R.  EL,  218);  fécondateur  {Bug.  Jarg.,  J56);  luxurier  {N.-D.,  I,  291), 
rutiler  {N.-D.,  II,  302),  canonical  {Ib.,  I,  255),  gigantal  {Ib.,  II,  169),  protec- 
toral  [CromiD.,  335),  congratulateur  (N.-D.,  I,  257),  s'intersecter  {Ib.,  I,  'i-9). 

Le  tout  est  fort  peu  de  cbose.  Encore  Hugo  environne-t-il 
souvent  ces  mots  de  formules  d'excuse.  Ce  n'est  qu'à  cette 
condition  qu'il  risque  herculéen,  hijpercritique,  circumparisien, 
inarrèlahle,  sidéralisé.  Ni  Musset,  ni  Gautier,  au  début  au  moins, 
n'ont  été  plus  hardis.  Ils  ne  se  sont  pas  plaint  à  l'occasion  un 
mot  nécessaire  ou  qui  leur  plaisait,  mais  cette  occasion  s'est  bien 
rarement  présentée  ". 

lien  coniinnn  délaissé.  J'imagine  qii'AristoLe  en  savait  aussi  long  que  Voltaire, 
et  Platon  iiiie  M.  Cousin. 

"  Je  voudrais  que  l'admission  d'un  mol  dans  le  dictionnaire  fût  eontroversée  et 
débattue  autant  que  celle  d'un  postulant  au  Jockey-Club;  Je  voudrais  qu'il  fut 
présenté  et  qu'il  eût  ses  références.  Je  voudrais  que  l'Institut  servît  à  quel(|ue 
chose  au  lieu  qu'il  ne  sert  à  rien!  et  qu'un  Français  ne  fût  i)as  forcé  d'aller  en 
Russie  pour  jouir  du  plaisir  d'entendre  parler  sa  langue.  A  ces  conditions,  oui, 
je  serais  partisan  du  néologisme.  » 

1.  Rem.  sur  la  lanrjue  fr.,  I,  •2'è'.). 

2.  Voir  pages  72-73  des  réflexions  très  fines  et  très  justes  sur  les  néologismes 
cfïUi  ne  comptent  pas,  étant  faits  par  plaisanterie,  par  besoin  de  couleur  locale 
ou  recherche  d'antithèse,  et  d'une  façon  générale  occasionnels. 

3.  Bien  entendu,  il  ne  faut  pas  tenir  compte  des  endroits  où  Gautier  confa- 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  7al 

L'école  a  néanmoins,  il  est  vrai,  ses  néologues.  Le  jirincipal 
c'est  toujours  le  précurseur.  Chateaubriand.  Longtemps  refrénée, 
sa  verve  néologique  s'est  de  nouveau  épanphée  dans  les 
Mémoires. 

On  y  rencontre  :  icUalhé  (f,  349)  ;  imbelliqueux  (429)  ;  intersecter  (364)  ;  la 
perchée  (154);  des  landes  arasées  (343);  le  brisement  de  la  lame  (164);  un 
petit  chasse-lièvre  (246);  au  descendu  des  carrosses  (200);  esprit-principe  (237); 
au  tomber  du  soleil  (liJo);  raclcmcnt  d'u)!  violon  (80);  entombcr  les  aïeux  (15)  : 
diluvier  (438);  géniteur  (12);  effluences  (408);  frar/ance  (ib.);  morosité  (159); 
blandiccs  (157);  vénusté  (IIO). 

Auprès  de  lui  il  faut  faire  une  belle  place  à  Sainte-Beuve  : 

De  ce  calme  abattant  et  de  ces  rêves  plats  {Jos.  Del.,  93);  un  pas  inaverti 
(Pens.  cVaoùt,  3S0):  nitescenee  {Vol.,  286),  maiyrissant  {Ib.,  2'62);  idoldtre- 
mcnt  (242);  inarticidable  (245,  se  trouve  dans  Galiani,  L.);  incspjcrable  (271, 
cité  dans  Saint-Simon),  etc. 

Sainte-Beuve  s'est  corrig'é,  Chateaubriand  non.  Sa  traduction 
de  Milton  présente  des  mots  de  toute  provenance  :  adamantin 
{Milt.,  141);  anarqne  (le  vieil —  151);  guéer  (149);  infilorieux 
(47)  ;  transfixés  (87)  ;  etc.  Et  un  certain  nombre  de  poètes 
romantiques  secondaires  suivirent  cet  exemple. 

Le  Lycanthrope  a  des  néologismes  :  carloringiaque  {Rhaps.,  1 1)  ;  un  geindre 
{Ib.,  39,  encore  est-ce  là  plutôt  un  archaïsme);  purpurin  {Ib.,  29);  7me 
aventurine  {Ib.).  A.  Bertrand  en  est  plus  prodigue  encore.  11  dit  :  s'encolima- 
çonner  [Gasp.,  21);  il  bise  dru  {Ib.,  53),  etc.  Voici  une  de  ses  phrases  :  17» 
jour  que  je  fossoyais  le  poudreu,v  charnier  d'un  bouquiniste....  j'y  déterrai 
un  petit  livre  en  langue  baroque  et  inintelligible.,  dont  le  titre  s'armoriait 
d'un  amphistére  {Ib.,  5).  Mais  leur  maître  à  tous  est  Amédée  Pommier.  II 
emploie  anhéleu.x  (Oc,  249);  argotier  {Cran.,  14);  s'anonchalir  {Ib.,  44); 
assurgcnt  {Oc,  15);  barathrc  {Les  Assassins,  p.  30.  CF.  Oc,  199);  dénigreur 
{Oc,  9);  disputailleries  {Cran.,  12);  emphatiste  (Ib.,  62);  s'empopidacer 
{Ib.,  50);  flexueux  {Oc,  10.  Sainte-Beuve  a  dit  fle.vueusement);  naufrageux 
(Oc,  36)  ;  macadamisage  {Ib.,  13);  blafardant  {Ib.);  industrialisme  (Cran.,  5); 
irrégressible  (Oc,  211);  inosés  (Ib.,  18);  im)narcessible  (Cnin.,  33):  fluctiso- 
nayis  {Oc,  41):  répétailler  {Cran.,  13),  etc. 

II  y  a  nombre  de  vers  comme  ceux  qu'on  a  cités  : 

La  procelleuse  mer  s'arriole  et  moutonne 

El  le  flot  rumoreu.N,  fervide,  exestuant...  (Oc.  33)  i. 


bule  avec  ses  amis  ou  ses  lecteurs,  ainsi  dans  les  Jeune-France  •,\h  les  mots  plai- 
sants abondent  :  quadrinité,  géographier,  famosilé.  prêlrophobe,  non-type, 
patrioterie,  se  suicider.  Dans  Alberlus,  au  contraire,  il  y  en  a  bien  peu.  Un  au 
moins  est  intéressant,  c'est  o?ic?e?'  (310  et  315):  il  a  été  repris  de  nos  jours. 

l.On  a  remarqué  depuis  longlempSjà  la  suite  de  Musset,  que  le  lexique  roman' 
tique  faisait  grande  consommation  d'adjectifs.  C'est  exact,  mais  il  importe  de 


752  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

Néanmoins  l'école,  si  on  en  juge  d'après  l'attitude  de  Hug-o, 
de  Gautier,  de  Musset,  et  leur  exemple,  peut  être  considérée 
comme  n'ayant  pas  été  néologique  dans  son  principe. 

La  Syntaxe.  —  A  plus  forte  raison  a-t-elle  laissé  à  peu  près 
intacte  la  syntaxe.  Il  faut  cependant  faire  ici  encore  une  réserve 
en  ce  qui  concerne  Chateaubriand  et  Sainte-Beuve. 

Chateaubriand  a  fait  semblant  d'être  obligé  par  le  texte  de  Milton  à 
risquer  des  construclions  comme  ciiKincr  de  la  lumière.  Mais  il  avait  com- 
mencé sans  cette  excuse  à  violenter  la  grammaire  :  Que  faisait  à  cela  mon 
éléi/ante  démone?  {Mém.,  I,  155);  Ce  volcan  domina  longtemps  des  mers  non 
naviguées  [Ib.,  33i);  Plus  le  jour  de  Pâques  s'avoisinait,  plus...  (//>.,  102); 
auprès  du  cadavre  expiré  {Ib.,  426);  cet  homme,  germé  à  V ombre  des  épis 
(/6.,  151-);  je  lui  demandais  comment  étaient  habillés  les  peuples,  comment 
les  arbres  faits  {Ib.,  332),  etc.  Comparez  dans  Sainte-Beuve  :  Et  celui,  déjà 
grand,  échappé  de  sa  main  (Pens.  d'août,  385)  ;  recueilli  dans  vous-même 
(Ib.,  92);  car,  bien  pauvre  c/u'elle  est,  sa  naissance  est  honnête  {Ib.,  8o); 
détourner  le  coin  {Pens.  d'août,  414);  si  soudain  au  détour  j'aperçois  {Jos. 
Del.,  '61). 

Encore  ne  sont-ce  laque  des  libertés.  Mais  souvent  les  éléments  essentiels 
de  la  proposition  sont  supprimés  : 

...  Son  équité  discrète 
A  taxé  ce  travail  de  ses  soirs,  mais  si  bas 
Que  s'il  fallait  ofTrir,  on  ne  l'oserait  pas  {Pens.  da.,  300). 

Déjà,  dans  Josej)h  Delormc,  le  poèlc  s'exerce  à  désarticuler  la  phrase  : 

El  de  loin  l'on  entend  la  charrette  crier. 

Sous  le  fumier  infect,  le  fouet  du  voiluricr, 

De  plus  près  les  grillons  sous  riicrl)e  sans  rosée; 

Ou  l'abeille  qui  meurt  sous  la  ronce  épuisée, 

Ou  craquer  dans  le  foin  un  insecte  sans  nom; 

D'ailleurs  personne  là  pour  son  plaisir,  sinon 

Des  chasseurs,  par  les  champs,  regagnant  leurs  demeures, 

Sans  avoir  aperçu  gibier  depuis  six  heures... 

(Jos.  Del.,  126  '.) 


signaler  à  ce  propos  l'elTort  qu'on  a  fait  dans  l'école  jjour  suppléer  au  manque 
d'adjectifs  à  l'aide  des  substantifs  délerminatifs  construits  avec  de.  11  y  en  a  mille 
exemples  : 

Uno  ànio  tle  nialheiii ,  faite  avoc  dos  ténobres  \Hern..  m,  A). 

Klccteurs  do  drap  d'or,  cardinaux  d'écarlatc  [Ib.,  iv,  -2). 

Sur  quel  iionnour  veux-tu  me  jurer?  sur  laquelle 

De  tes  deux  mains  de  sang?  (Muss.,  Les  Marron  d.  f.). 

Quand  par  ce  ciel  funèbre  et  d'avare  lumière  CSte-B..  l'ens  d'A.,  314). 

A  riicure  de  silence,  où  Phéhé  solitaire  (Jos.  Del.,  33). 

Quel  facile  unisson  aux  cordes  de  mystère!  (Pens.  d'A.,  300). 

Une  nuit  de  magnificence  {Vol.,  250).  Cesser  de  dédaigner  ce  service  de  périls 
et  d'honneur  (Ib.,  242).  Une  personne  de  sacrifice  (Ib.,  246j.  Sur  leur  lapis  de 
mollesse  (282). 

1.  Cf.,  108  el  109,  la  phrase  qui  commence  :  ••  Et  nous  voilà  tous  deux  après....  • 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  753 

Dans  les  Pensées  d'août  le  désossement  est  complet  : 

En  plein  faubourg,  là-haut,  au  coin  de  la  mansarde, 
Dans  deux  chambres  au  nord,  que  l'étoile  regarde  : 
A  cinq  heures  rentrant;  ou  l'été,  matinal; 
Un  grand  terrain  en  face  et  le  triste  canal 
(Car,  presque  chaque  jour  allant  au  cimetière, 
Il  s'est  logé  plus  près),  voyez  sa  vie  entière, 
Son  culte  est  devant  vous  (299). 

Et  il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  contrainte  du  vers  soit  ici  pour  quelque 
chose.  Comme  l'impropriété  des  mots,  comme  la  multiplicité  des  images, 
comme  l'archaïsme,  cette  volonté  de  brouiller  la  syntaxe  d'anciennes  formes 
et  de  nouvelles  audaces  est  raisonnée  :  elle  dure  dans  Volupté  :  nous  étions 
bien  libres  de  longue  causerie  (240)  ;  je  m'étais  bien  promis  et  à  nos  amis  de 
Blois,  d'y  assister  (233);  annonçait  davanta;/e  ressembler  à  son  père  (251); 
elles  ne  sont  pas  plus  à  mépriser  que  tant  d'autres  inisères  de  notre  faute  et 
agonies  méritées  sur  cette  terre  (249)  *. 

C'est  un  désir  réfléchi  de  ménager  les  mots  non  significatifs,  et  de  placer 
ceux  qu'on  garde  là  où  ils  doivent  frapper  le  plus.  Sainte-Beuve  a  long- 
temps attendu  des  élèves,  mais  il  en  a. 


Les  résultats. 

Apparente  défaite.  —  Quand,  vers  4840,  le  romantisme 
étant  non  pas  vaincu,  mais  usé,  le  public  et  les  artistes  com- 
mencèrent à  chercher  résolument  autre  chose,  il  y  eut  des  gens 
—  il  y  en  a  dans  toutes  les  restaurations  pour  se  faire  cette 
illusion  —  qui  s'imaginèrent  de  bonne  foi  que  l'histoire  litté- 
raire allait  reprendre  au  point  où  la  révolution  l'avait  troublée. 

Mai?  il  y  avait  à  ce  retour  des  obstacles  invincibles.  L'Aca- 
démie ne  s'était-elle  pas  livrée  peu  à  peu  jusqu'à  recevoir  Hugo 
lui-même  et  Sainte-Beuve'? 

La  Société  grammaticale  ne  s'était-elle  pas  bien  oubliée  aussi 

1.  Balzac,  qui  s'est  moqué  du  parler  précieux  de  Sainte-Beuve,  n'a  pas  parlé 
de  la  syntaxe.  Il  n'a  pas  osé  sans  doute.  (Voir  f/?i  Prince  de  la  Bohême,  1857, 
p.  180.) 

2.  Le  28  décembre  1833,  elle  admettait  Nodier,  (|ui  se  déclarait  ..  partisan  de 
l'innovation  qui  seconile  par  une  expression  bien  faite,  ou  par  une  forme  heu- 
reusement appropriée  à  sa  nature,  renonciation  d'une  idée  utile  et  populaire 
qui  n'a  pas  encore  de  nom  :  phénomène  qui  est  une  des  lois  de  l'espèce, 
auquel  il  n'y  a  rien  à  opposer  -.  Un  an  plus  tard  (13  décembre  1834),  c'était  au 
tour  de  M.  Thiers,  qui,  lui  aussi,  avait  été  accusé  d'avoir  fait  un  peu  trop  volon- 
tiers l'aumône  à  la  gueuse.  11  résumait  nettement  les  doctrines  intransigeantes 
d'Andrienx,  montrait  sa  fidélité  inébranlable  aux  traditions,  pour  ajouter 
ensuite  :  «  Je  ne  reproduis  qu'en  hésitant  ces  maximes  d'une  orthodoxie  fort 
contestée  aujourd'hui,  et  je  ne  les  reproduis  que  parce  qu'elles  sont  la  pensée 
exacte  de  mon  savant  prédécesseur,  car,  messieurs,  je  l'avouerai,  la  destinée  m'a 
réservé  assez  d'agitations,  assez  de  combats  d'un  autre  genre  pour  ne  pas  recher- 
cher volontiers  de  nouveaux  adversaires.  ••  C'était  une  façon  galante  de  se  dégager. 

/.  o 

HiSTOmK    DE    LA    LANGUE.    VUI-  *" 


754  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

par  moments?  N'avait-on  pas  lu  en  1833  dans  le  Journal  de  la 
langue  française  (1, 420  et  suiv.)  un  éloge  sans  réserve  des  Feuilles 
d'automne,  parlant  de    «  brillantes  innovations  »   et  de  «   har- 
diesse admirable  »?  Il  y  a  à  quelques  pages  de  là  un  compte 
rendu  des  ïambes  si  agressif  qu'on  le  dirait  extrait  du  Globe,  il 
déclare  tout  à  plein  que  «  le  génie  de  Barbier  ne  peut  rencontrer 
de  critiques  sévères  que  parmi  ces  hommes  routiniers  qui  blâ- 
ment tout  ce  qui   les  étonne,  et  ces  vétérans  de  la  littérature 
qui  suivent  en  traînards  la  marche  du  siècle  ».  Comment,  après 
avoir  raillé  le  vieux  clinquant,  les  «  vers  musqués  des  «  bou- 
quets à  Chloris  »,  les  anciennes  routines  de  ceux  «  qui  ont  pris 
les  défauts  des  maîtres  de  l'école  classique,  sans  approcher  de 
leur  talent  »,  remettre  l'art  à  cette  discipline,  et  lui  reproposer 
pour  idéal  une  erreur  si  bien  reconnue?  Il  est  vrai  qu'il  n'est 
pire  réacteur  que  celui  qui  a  été  terroriste  par  entraînement. 
Il  y  avait,  heureusement,  à  un  retour  en  arrière  un  empê- 
chement   plus    sérieux    que    la    crainte  des   [)alinodies  :  c'était 
l'habitude  déjà  prise  par  les  écrivains  de  se  faire  une  langue  à 
leur  gré,  tout  au  moins  de  se  servir  librement  de  celle  qu'on 
leur  avait  faite.  Le  «  jargon  romantique  »  paraissait  maintenant 
vieillot  à  un  public  qui,  lassé  de  Moyen  Age,  rebattu  de  lyrisme 
passionné,  étourdi  de  couleurs  et  d'images,  devenu  du  reste  tout 
positif  et  bourgeois,  aspirait  à  un  peu  de  repos  dans  la  simpli- 
cité  médiocre.  Les  Burgraves  étaient  tombés,  Lucrèce  triom- 
phait. Mais  quelle  différence  même  entre  cette  langue  de  Ponsard 
et  celle  des  tragédies  de  1820!  Tout  en  essayant  d'être  classique, 
jusqu'à  ressembler  par  endroits  à  un  pastiche,  comme  elle  est 
libre,  et  vraie  quelquefois,  cherchant  le  détail  familier,  loin  de 
le  fuir,  disant  le  mot  que  l'on  évitait  auparavant,  fùt-il  trivial, 
telle  en  somme  que  Vigny  et  Gautier  pouvaient  la  louer  sans 
être  accusés  de  faire  contre  fortune  bon   cœur.   Qui  eût  écrit 
dès  la  deuxième  scène,  vingt  ans  auparavant  : 

Le  courage,  à  ce  compte,  a  dérangé  son  centre. 
Et  le  cœur  aujourd'hui  se  loge  dans  le  ventre  '. 

Encore  ai-je  choisi  là  l'un  des  hérauts  de  la  réaction  propre- 
ment classique.  Mais  quels  écrivains  produisit-elle?  Où  sont  ses 

1.  r.r.  Aiibryol,  .h/y.  nouv.,  18(50,  p.  311. 


i 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  755 

grands  noms?  Et  parmi  les  écrivains  dont  les  noms  demeurent, 
quels  sont  ceux  qui  ne  continuent  point  de  quelque  façon  le 
mouvement,  qui  répudient  tous  les  articles  du  programme,  qui 
l'énoncent  à  toutes  les  libertés  conquises?  En  réalité  le  mouve- 
ment d'émancipation  réussit  si  bien  qu'on  jouit  désormais  des 
résultats  comme  d'une  chose  naturelle,  en  oubliant  à  qui  on  les 
devait.  C'est  là  le  triomphe  complet. 

Les  conséquences  de  la  victoire.  —  La  révolution 
romantique  eut  d'immenses  résultats.  Tout  un  monde  de  mots 
menacés  de  mort,  ou  frappés  de  stérilité,  ignorés  dans  quelque 
coin  du  lexique  recouvrant  tout  à  coup  la  vie  et  la  force 
plasti<jue,  appelant  letTort  littéraire,  une  riche  variété  d'images 
neuves  et  pittoresques,  jetées  dans  un  style  terne  et  usé,  il  y 
avait  déjà  là  une  révolution.  Un  de  ceux  qui  ont  le  mieux  su 
le  prix  des  mots,  Baudelaire,  l'a  dit  de  son  ton  apocalypti([ue 
ordinaire  (Artrom.,  p.  318)  :  «  Je  vois  dans  la  Bible  un  prophète 
à  qui  Dieu  ordonne  de  manger  un  livre.  J'ig^nore  dans  quel 
monde  Victor  Hugo  a  mang'é  préalablement  le  dictionnaire  de  la 
langue  qu'il  était  appelé  à  parler;  mais  je  vois  que  le  lexicpie 
français,  en  sortant  de  sa  bouche,  est  devenu  un  monde,  un  uni- 
vers <'o]oré,  mélodieux  et  mouvant.  » 

Le  moud*'  inconnu  où  Hugo  s'était  nourri,  on  commence 
aujourd'hui  à  savoir  que  c'était  souvent  un  de  ces  cimetières  où 
dorment  des  mots  oubliés,  un  vocabulaire  patois,  un  répertoire 
technologique  quelconque,  ou  un  Pan-Lexique  de  Boiste,  et  la 
métempsycose  n'en  est  que  plus  merveilleuse. 

Encore  ces  résultats  n'étaient-ils  que  les  premiers.  Car,  par 
cette  abondance,  Hugo  et  les  siens  avaient  donné  aux  autres, 
comme  ils  se  l'étaient  donné  à  eux-mêmes,  le  goût  de  l'opulence. 
Et  ce  goût,  loin  de  s'éteindre,  s'est  développé.  Abjurant  les 
doctrines  reçues  sur  la  richesse  et  la  pauvreté,  si  longtemps 
ressassées,  on  s'est  mis  à  aimer  les  mots. 

Or  qui  ne  voit  que  dans  ce  goût  du  mot  l'appétit  néologique 
était  en  germe,  que  pour  réservé  qu'on  se  fût  montré  sur  ce 
point,  le  romantisme  préparait  fatalement  un  avenir  de  recher- 
ches téméraires  \ 

1.  Pommier,  dans  son  Enfer,  qui  esl,  de  1836  (Paris,  Garnier),  peut  être  con- 
sidéré comme  le  type  extrême  de  l'école.  A  ce  livre,  qui  est,  suivant  Barbey  d'Au- 


750 


LA    L.WOliK   FirWCAISE 


Enfin,  dernière  conséquence,  celle-là  plus  générale  encore,  le 
romantisme,  par  les  <lestructions  qu'il  a  osées,  a  inauguré  le 
règne  de  l'individualisme  dans  le  langage.  En  efi'et,  ce  qui 
sépare  Racine  de  Pradon  c'est  le  style,  et  non  la  langue, 
tandis  que  depuis  1830  la  situation  redevient  ce  quelle  était 
au  XVI''  siècle.  Une  règle  commune  de  langue  continue  à  exister 
sans  doute,  mais  beaucoup  plus  large,  si  large  qu'il  y  a  dans 
la  langue  générale  de  quoi  se  faire  dix  langues  poétiques  difîé- 
rentes.  Et  à  diri^  vrai,  ces  dix  langues  commencent  à  se  distin- 
guer dès  l'époque  romantique.  La  langue  poétique  de  Sainte- 
Beuve,  comme  celle  de  Musset,  est  bien  plus  osée  que  celle  de 
V.  Hugo,  et  cependant  elles  ne  se  ressemblent  guère  entre  elles. 
La  divergence  désormais  ira  s'accentuant.  C'est  une  ère  nou- 
velle (|ui  commence. 

M.  —  Deuxième  période.  —  Le  réalisme. 


Balzac  '.  —  Au  mot  hardi  de  Balzac  que  j'ai  cité  plus  haul  : 
«  Nous  sommes  trois,  à  Paris,  qui  savons  notre  langue,  Hugo, 

revilly,  une  orgie  de  langue  française  {Œuvres  et  liommcs,  111,203),  l'aulcur  s'est 
amusé  à  nietli'e  une  préface  (jui  est  une  critique  acerbe,  telle  qu'un  classique 
renforcé  eût  pu  la  faire,  et  qui  montre  d'un  façon  curieuse  combien  le  poète  avait 
conscience  de  ses  outrances. 

•'  Archaïsmes,  néologismes,  latinismes,  rousardismes,  Itarbarisnies,  lout  lui 
est  bon;  et  cela  forme  une  bizarrerie  encyclopédique  empruntée  à  tous  les  glos- 
saires et  ;ï  toutes  les  classes,  depuis  le  langage  poétique  le  plus  élevé  Jusqu'au 
jargon  de  la  populace  la  plus  inlime.  Quand  deux  mots  se  détestent,  il  les  oblige 
à  vivre  ensemble...  Franchement!  est-ce  là  un  système  acceptable?  M.  Pommier 
compte  sans  doute  sur  la  crudité  de  sa  poésie  bourrue  pour  scandaliser  le  i)ublic 
honnête  et  modéré.  C'est  l'équivalent  du  réalisme  en  peinture,  mais  ces  sortes 
de  prouesses  ne  réussissent  pas  à  tout  le  monde  (allusion  à  Courbet). 

"  Son  Enfer  trahit  en  lui  un  faible  irrésistible  pour  les  locutions  etsimilitudes 
culinaires.  Il  va  mèmejusqu'à  faire  de  nombreux  emprunts  à  la  langue  médicale, 
et  ces  termes  scientihques  ne  sont  pas  ceux  qui  font  la  moins  étrange  figure  dans 
cette  agrégation  hyliride.  ltariolée,danscepandémonium  grammatical  et  polyglotte. 
«  Son  Enfer  est  avant  lout,  je  le  crains  bien,  renfcr  de  la  pauvre  langue 
fivinçaise  (|u'on  y  torture  à  plaisir. 

■•  Voilà  donc  où  devait  aboutir  entre  les  mains  des  derniers  enchérisseurs  la 
fameuse  école  de  l'art  pour  l'art,  cette  école  de  l'elfet  quand  même  et  de  l'art 
à  tout  prix.  Voilà  comme  on  s'elTorce  de  dégrader,  d'avilir  celte  belle  et  noble 
langue,  épurée  par  deux  grands  siècles  littéraires!...  » 

Et,  de  fait,  le  ■<  remue-ménage  »  du  vocabulaiie  qu'on  y  constate  est  bien 
curieux.  A  côté  d'archaïsmes  :  cafardise,  papelardise  (str.  xxv),  allégeance, 
(cxvi),  de  ibols  grossiers  :  concuOinaires  (xxxvi),  farcir  ses  intestins  (xxxiv),  flui- 
reurs  de  cotillons  (xxxvii),  on  y  trouve  tout  un  vocabulaire  scienlill(ine  et 
technique  :  terrain  de  solfatare  (xin),  çjaufrer  ses  flancs,  f/uitlocher  de  coutures 
(Lxxix),  et  une  abondance  de  néologismes  :  se  fiérissonnent  (st.  I),  pi^opagandistes 
(xiu),  piaculaire  (1,1).  autoclave  (ib.),  7-efeuiUeter  sa  vie  (vu),  etc. 

1.  Sur  la  langue  de  Bal/ac.  voir  Souriau.  Balzac  cl  son  cruvre.  1SS8  (très  soin- 


LA    LANGUE  LITTERAIRH  loi 

Gautier  et  moi  »,  les  contemporains'  répondaient  déjà  en  allé- 
liuant  d'énormes  fautes;  le  solécisme  de  en,  dont  Balzac  est 
coutumier  ^  des  formes  barbares,  des  tours  ou  inouïs,  ou  for- 
mellement irréguliers  : 

poindditt,  poindit  (///.  perdues,  oOi-,  Louis  Lainh.,  '.Wi)  :  je  giscrai  {Honor., 
74);  Oh!  n'en  voulez,  pas  à  Napoléon!  (La  P.  du  Mm..  155.  Cf.  La  maison 
Nucidtjen,  258);  il  est  diffieile  de  raconter  en  détail  un  plan  qui  embrassât  le 
budget  (Ib.,  lil);  s  arranger  à  ce  qu'il  nij  en  ait  qu'une  seule  au  logis  (Le 
('ont.  de  Mar.,  95);  Il  ne  voulait  réveiller  ni  sa  femme,  ni  sa  fille,  et  surtout 
ne  point  exciter  l'attention  de  smi  neveu  (Eug.  Grandet,  312). 

Même  en  mettant  au  compte  du  prote  ce  qu'il  est  possible 
d'y  mettre,  il  est  visible  que  Balzac  peut  être  pris  souvent  en 
faute  irrémissible  d'ignorance  grammaticale.  Et  dans  son 
lexique  mêmes  tacbes  que  dans  sa  grammaire. 

Napoléon  chausse  la  couronne  de  fer  [lll.  perdues,  '.i[\.  Cf.  les  liiv.,  23'6); 
cette  fructification  constante  des  es/irits  qu'il  avait  si  ardemment  épousée  dans 
la  sphère  parisienne  (La  F.  de  trente  ans,  194);  lui  qui  ne  se  croit  l'égal  de 
personne,  pour  :   lui  qui  croit  que  personne  ne  l'égale  {lll.  perdues,  3()),  etc. 

On  citerait  sans  tin  des  images  baroques,  accouplant  des  mots  étonnés 
de  se  voir  réunis  :  Une  étoffe  lézardée  (P.  Gor.,  7);  un  picotin  d'or  (lll. 
Gaud.,  10);  des  clochetons  comme  empaillés  par  e/uelques  arbres  verts  {Le9^ 
Paysans,  1)  ;  attaché  sur  un  banc  à  la  glèbe  de  son  pupitre  (Louis  Lamb.,  35)  ; 
Birotteau  vêtu  du  caftan  d'honneur  que  lui  passaient  les  phrases  pompeuses 
de  Marchangij  (Ces.  Bir.,U.  .329);  les  percepteurs  qui,  vivant  de  leurs  recettes, 
lardent  le  public  d'idées  nouvelles,  le  bardent  d'entreprises,  le  rôtissent  de 
prospectus,  l'embrochent  de  flatteries,  et  finissent  par  le  nuinger  à  quelque 
nouvelle  sauce  dans  laquelle  il  s'empêtre,  et  dont  il  se  grise,  comme  une  mouche 
de  la  plombagine  (lll.  Gaud.,  9,  10);  élever  à  la  brochette  l'avarice  de  son 
héritière  (Eug.  Gr.,  26);  endimanché  jusqu'aux  dents  (76.,  118);  donner  une 
harmonie  de  fatuité  à  des  niaiseries  (Ib.,  54). 

Des  mots  sont  pris  dans  des  acceptions  inconnues  :  elle  est  fauve  comme 
une  hirondelle  (Méd.  de  Camp.,  142);  une  opulence  cadavéreuse  (=  à  son 
déclin,  La  Maison  Nucingen,  30)  ;  une  impertinence  qui  s'accepte  sans  protêt 
(=  protestation,  Modeste  Mign.,  227 j. 

Il  y  a,  même  dans  les  romans   les  plus  soignés,  des   phrases  qui  n'ont 

maire,  mais  très  solide  étude,  à  laquelle  l'auteur  a  bien  voulu  ajouter  pour 
moi  des  notes  inédites);  Pellissier,  Le  mouvement  littéraire  au  XIX"  s.,  2;Jo; 
Taine,  Nouv.  Essais  de  critique  et  d'histoire,  99  et  suiv.  ;  Sainte-Beuve,  Portr. 
conlemp.,  I,  4')7;  Gautier,  H.  de  Balzac,  sa  vie  et  ses  œuvres,  1859,  p.  i3o.  Je  cite 
les  romans  d'après  la  collection  Michel  Lévy,  sauf  César  Birotteau,  que  j'ai  lu 
dans  l'édition  en  deux  volumes  de  1838. 

1.  Voir  Sainte-Beuve,  art.  c,  et  Ghaudes-Aigues.  Les  écrivains  modernes,  art. 
sur  Balzac,  225. 

2.  La  pauvre  Eugénie  triste  et  souffrante,  des  souffrances  de  sa  mère,  en  mon- 
trait le  visage  à  Nanon  (Eug.  Grandet,  193).  Le  bonheur  est  la  poésie  des  femmes, 
comme  tu  toilette  en  est  le  fard  (Le  Père  Goriot,  II):  etc. 


7:'i8 


LA   LANGUE   FRANÇAISE 


aucun  sens  :  la  moim  praticable  de  toutes  les  7'iies  de  Paj'ls,  sans  en  excepter 
le  coin  le  plus  fréquenté  de  la  rue  ta  plus  déserte  (Hist.  des  Treize,  12-13^ 

Quel  que  soit  en  somme  le  genre  de  fautes  que  Ton  cherche, 
on  trouve  à  peu  près  tout.  Et  Balzac  lui-même  s'en  rendait 
compte  {Corr.,  p.  333).  Il  avait  conscience  que  la  correction  lui 
manquait,  (pi'il  était  insuflisant  à  satisfaire  les  exigences  de 
cette  langue,  sorte  de  M"*"  Honesta,  qui  ne  trouve  rien  de  bien 
(jue  ce  qui  est  irréprochable,  ciselé,  léché  (//a,  491-492).  Gom- 
ment dès  lors  expliquer  cette  aftîrmation  hautaine  qu'il  était 
un  des  trois  hommes  qui  sussent  la  langue?  Est-ce  simple  gab, 
lâché  dans  un  jour  d'indulgence  et  de  vanité?  Non  pas.  C'est 
que  savoir  la  langue  signifiait  pour  lui  autre  chose,  et  il  est 
facile  de  voir  quoi. 

Balzac  a  eu  ce  que  Hugo  et  Gautier  ont  eu  aussi,  un  vocabu- 
laire })rodigieux,  celui  qu'il  fallait  à  un  homme  qui  ouvrait  [tour 
la  première  fois  la  littérature  à  tant  de  gens  du  menu,  vivant 
dans  des  milieux  jusque-là  ou  ignorés  ou  dédaignés.  Aussi  sait-il 
non  seulement  le  français,  mais  les  français  divers,  celui  du 
^vieux  temps,  et  celui  des  provinces,  celui  des  laboratoires  et 
celui  des  ateliers,  avec  en  plus  les  argots  de  tous  les  lieux  et  de 
toutes  les  professions.  La  métaphysique  de  Louis  Lambert  ou 
la  frappe  monotone  du  marteau  qui  prépare  les  béquets,  le  coup 
de  gouge  qui  alégit,  la  lambourde  qui  supporte  les  parquets, 
les  trucs  de  commerce,  les  bouteilles  clissées  en  roseau  et  les 
bernes  ou  les  accotements  de  la  route,  rien  ne  le  trouve  au 
dépourvu;  il  sait  tout  nommer  de  mots  rares  et  précis.  Tout  ce 
matériel  linguistique  dont  chaque  spécialiste  possède  un  mor- 
ceau lui  a  fourni  un  vocabulaire  monstrueux,  masse  hétéro- 
gène qui  bouillonne  dans  son  cerveau,  et  s'échapp»»  en  larges 
coulées. 


Des  mots  populaires,  il  u'est  guère  besoin  d'eu  citer.  Sauf  le  synonyme 
héroïque  de  embêter,  devant  lequel  recule  un  olficier  —  il  n'était  que  com- 
nmndant  —  (Le  dernier  Chouan,  p.  94),  il  n'est  mot  si  trivial  ni  si  cru  qui 
ne  paraisse  à  son  tour  :  s'exterminer  le  tempérament  (Méd.  de  camp.,  13); 
s'emtjarbouiller  à  faire  des  adieux  (Ib.,  293);  se  fourrer  quelque  part  (Dern. 
Chouan,  59);  de  bons  lapins  comme  nous  {Ib.,  03);  il  y  aura  du  qrahut/c 
(Ib.,  09)  ;  se  faire  démolir  {Ib.,  100)  ;  frit  (=  mort,  16.,  lOi)  ;  Avec  çà  qu'il  a 
h  cœur  tendre,  le  père  Giqonnet  {Ces.  Bir.,  I,  200);  Je  rafistole  moi-inrmc 
{Eu(j.  Grand.,  31);  les  qarces  démoliraient  le  plancher  {Ib.,   106);  arrive  qui 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  759 

plante  [Ib.,  197);  scier  le  dos  (lll.  Guud.,  12);  mettre  quelqu'un  à  l'ombre 
{Méd.  de  camp.,  292);  Vahonnement  déboule  {lll.  Gaiid.,  20);  faire  le  poil  à 
quelqu'un  {Ib.,  16);  il  vous  piloterait  au  besoin  {Ib.,  3);  triboidller  les 
eiUrailles  {Eiuj.  Grand.,  199);  trifouiller  rame  ([b.,  205);  carotter  sur  les 
rentes  (P.  Gor.,  21);  chapardeur  {Mais.  Nucinqen,  23)  ;  gniole  {Ces.  Bir.,  I,  261). 

Le  patois  le  hante.  Qu'on  se  souvienne  des  embucquer 
{Eug.  Grand.,  96);  endéver  {lll.  Gaud.,  29);  emboiser  {Eug. 
Grand.,  152);  f'rippe  {[b.,  73);  aveindre  [Ib.,  74);  renaré  [La 
dern.  me.  de  }^autrin,  215);  et  de  tant  d'autres!  A  chaque 
instant  le  mot  de  pays  lui  vient,  et  le  frappe  de  sa  sonorité 
expressive.  11  le  recueille  avec  amour,  le  présente,  quand  il  ne 
le  prend  pas  à  son  compte,  comme  il  a  fait  des  par  ainsi 
{lll.  Gaud.,  '60,  Eug.  Grand.,  75  et  souvent),  des  toutes  et  quantes 
fois  {Eug.  Grand.,  205),  dei>  jouxtant  {Ib.,  154),  et  de  pas  mal 
<rautres. 

Il  est  vrai  que  souvent  on  ne  sait  si  c'est  de  quelque  province 
ou  du  vieux  fond  de  la  langue  que  lui  vient  un  vocable  commun 
à  la  langue  d'autrefois  et  aux  patois.  En  efiet  il  a  étudié  avec 
amour  ce  qu'on  savait  alors  de  vieux  français  :  lexvi*^  siècle;  les 
Contes  drolatiques  en  font  foi;  il  a  dit  un  jour  qu'il  eût  voulu 
suivre  toutes  les  transformations  de  la  langue  française  depuis 
Rabelais  jusqu'à  nos  jours.  En  tout  cas,  il  se  souvient  fré- 
quemment des  vieux  mots  et  des  vieux  tours  : 

Capriolantc  fantaisie  {Ces.  Bir.,  I,  179);  se  colérer  {Eug.  Grand.,  312); 
mirer  quelqu'un  {Le  dern.  Ch.,  113);  des  narrés  (lll.  Gaud.,  4);  un  pacant 
{Les  Ch.,  i^&)',pcrtinacité  (Hist.  des  13,  58);  prendre  sa  bisque  {Le  dern.  Ch., 
57);  oyant  (P.  Gor.,  113)  ;  scncstre  {V.  folle,  635);  gaudisserie  {lll.  Gaud.,  6); 
parangon  de  son  espèce  {Ib.,  5);  suaves  joyeusetés  {Eug.  Grand.,  265);  pan- 
tois (/^.,  64)  ;  rivaliser  quelque  chose  (La  P.  du  Mén.,  203,  Les  Célibat.,  28,  97)  ; 
moycnncr  un  mariage  {LesRival.,  112);  audience  {=  auditoire,  Louis  Lamb., 
138);  compatissance  {La  F.  de  trente  ans,  314);  seigneuriser  {Béatr.,  74). 

Ce  n'est  pas  tout,  car  jusque-là,  somme  toute,  Balzac  ne  fait 
guère  que  suivre  les  routes  que  nous  avons  vues  ouvertes  par  les 
romantiques,  avec  cette  dilîérence  peut-être  que  sa  marche 
est  plus  instinctive.  Mais  il  ose  plus.  Et  d'abord,  il  est  facile 
(le  voir  qu'il  a  été  l'intime  de  Louis  Lambert.  Plus  que  per- 
sonne, il  a  eu  la  griserie  de  science  qui  a  été  l'ivresse  de  notre 
siècle.  La  technologie  des  mathématiques,  des  sciences  natu- 


760  LA    LANGUE   KHANÇAISK 

relies  lui  est  familière.  11  en  adopte  plus  franchement  qu'aucun 
autre  les  termes  barbares  : 

Tète  (léitucc  (roiyaucs  seitsitifs  (Mcd.  de  c,  26);  ces  deux  liijncs-là  sont  des 
asymptotes  qui  ne  peuvent  jamais  se  rejoindre  {P.  Gor.,  70);  musculature 
(Vieille  fille,  560);  fructification  des  vignes  {P.  Gor.,  i);  pyroscaphe  (Hist. 
des  13,  262);  sputation  expectorée  {lll.  Gaud.,  48);  recrudescence  [Ih.,  27); 
animo-véyétal  (Ces.  Bir.,  I,  179);  force  attractive  [lll.  Gaud.,  7). 

Le  romancier  parle  si  bien  comme  un  dictionnaire  des  sciences  que 
souvent  des  choses  ordinaires  se  présentent  à  lui  sous  la  forme  scientiflque  : 
('ésar  Birotteau  calculait...  la  rontexture  du  bouchon  (I.  200);  un  nez  trop 
lonfi,  gros  du  bout,  flavesceiit  à  l'clat  normal  {Euy.  Grand.,  222);  le  beau 
marquisat  de  Froid  fond  fut  alors  convoyé  ven  Ca'sophaye  de  M.  Grandet  (Ib.,  il). 
Quand  un  petit  rentier  le  fait  penser  à  un  champignon,  il  le  voit,  ce  cham- 
pignon, et  le  décrit,  non  pas  par  un  trait  d'artisle.  mais  par  une  analyse 
de  botaniste  :  Au  premier  aspect,  cette  plante  humaine,  ombellifère,  vu  la 
casquette  bleue  tubulée  qui  la  couronnait,  à  tige  entourée  d'un  pantalon 
verddtre,  à  racines  bulbeuses,  enveloppées  de  chaussons  en  lisière,  offrait  une 
physionomie  blanchâtre  et  plate,  qui  certes  ne  trahissait  rien  de  vénéneux 
(Ces.  Bir.,  1,  176).  Le  commis  voyageur  est  un  pyrophore  (Ib.,  2);  son 
bagout  un  flux'  labial  [Ib.,  i);  Fatmosphère  provinciale  c'est  un  azote  moral 
(lll.  perdues,  104),  etc. 

11  tire  de  la  langue  du  commerce,  sans  conteste  la  moins 
estimée  de  toutes,  des  expressions  et  des  images  : 

Le  capital  de  nos  forces  a  fait  son  versement  pour  une  énergique  résistance 
(VU,  276);  la  maternité  est  une  entreprise  à  laquelle  fai  ouvert  un  crédit 
énorme;  elle  me  doit  trop  aujourdliui,  je  crains  de  n'être  pas  assez  payée 
(111,  91);  la  cour  oii  grâce  à  ses  dehors  il  sut  plaire,  et  oii  ses  différentes 
valeurs  ftvrenl  acceptées  sans  protêt  (IV,  37). 

On  voit  dès  lors  ce  que  c'est  pour  lui  que  savoir  sa  langue. 
Tandis  que  pour  des  classiques,  c'est  en  connaître  exactement 
les  ternies  avec  leurs  sens  précis,  les  tours  avec  leurs  combi- 
naisons réglées,  pour  Balzac,  c'est  en  avoir  à  commandement 
tous  les  trésors  cachés  comme  les  trésors  connus  et  pouvoir 
en  verser  le  torrent  sans  peine,  intarissablement. 

11  faut  dire  plus  encore.  Balzac  est  vraiment  le  premier  néo- 
logue  de  marque  qui,  au  lieu  de  s'excuser,  proclame  le  droit  de 
l'écrivain.  On  sait  (pi'un  de  ses  rêves  était  do  travailler  au  Dic- 
tionnaire de  l'Académie,  et  bien  entendu  dans  un  autre  esprit 
que  l'esprit  traditionnel;  les  querelles  qu'on  lui  faisait  sur  ses 
inventions  verbales  l'irritaient  :  «  Qui  a  donc,  disait-il,  le  droit 
de  faire  l'aumône  aune  langue,  si  ce  n'est  l'écrivain?  La  notre 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  761 

a  très  bien  accepté  les  mots  de  mes  devanciers,  elle  acceptera 
les  miens.  Ces  parvenus  seront  nobles  avec  le  temps'.  »  Et  s'il 
a  l'air  de  se  borner  aux  cas  où  il  faut  éviter  une  périphrase 
(xix,  212)  ou  nommer  une  chose  nouvelle  (xvu,  481),, en  fait  sa 
hardiesse  va  beaucoup  plus  loin"".  Voici  quelques-uns  des  mots 
qu'il  crée  ou  qu'il  adopte. 

Amudisicn  (Cah.  d.  aiil.,  o3j,  hrotiunisnic  {H.  des  tH,  225),  hêtifir  (/*.  Gor., 
53),  bbuulœmcnt  [Ih.,  l'Jl),  hoiiifucciiicnt  (V.  fille,  627),  hrisr-niison.  {Maison 
Niic,  p.  D),  ,s7!  ciulavrrlscr  {Les  Marun.,  110),  catiD-rluiIcmcnl  {llist.  des  13. 
28),  chantcronnant  {E.  Gr.,  HQ),  clilffonnagn  {Musc  du  d.,  470),  coinjiatissuiici- 
{E.  Gi'.,  88),  coiiipatt'iotisinc  [lll.  perd.,  55),  coitjwjalité  (L.  Lamh.,  'i3),  cor- 
pui'isé  (Ib.,  290),  drcraoatcr  {Les  Einpl.,  185().  217),  déijalonner  {Ib.,  4."{2), 
dcylnbcr  {Les  Cél.,  22),  dt'ijriseiiient  {E.  Gr.,  61).  (b''(/rosslr  son  binyayr  {lll. 
p.,  25),  dcvoranlesqito  {Hist.  des  13,  3),  dcvurciir  (Hist.  d.  13,  283),  dioijc- 
yxiquc  (/'.  Gor.,  86),  distlllalrlcc  {V.  fille,  629),  distiiirllbir  (II.  des  13,  70), 
divagantc  {Cab.  des  ant.,  12),  domaiiic-sol,  doinainc-anjent  {H.  des  13,  139), 
doucereusement  {V.  fille,  574),  drcKjonnantc  (P.  Gor.,  132),  cncaparaçonnées 
{Cab.  des  ant.,  12),  épigrammatiquemcnt  {Cab.  des  ant.,  2),  exquisement 
{P.  Gor.,  105),  extorquement  {Cab.  des  ant.,  61),  extra-blanchi  {V.  fille,  545). 
fabulation  {Le  Cur.  d.  vil.,  Ql),  fécondance  (E.  Gr.,  Q6),  flambe  rie  {Les  pays., 
'j')  ;  ijargantuesqne  [C.  des  ant.,^%),  gâterie  {Les  Empl.,  1856,  161),  haricotant 
(Les  pays.,  45),  slKUinonier  [E.  Gr.,  70),  homme-mémoire  {Les  Empl.,  243), 
immutable  (Y.  fille,  658),  impressible  (L.  Lamb.,  33),  imprévisible  {La  dern. 
inc.  de  V.,  28),  improacable  {Spl.  et  m.,  273),  industrialiser  (V.  fille,  660), 
influençable  {Cab.  des  ant.,  86),  insoueieusement  {lll.  Gaud.,  22),  insulteur 
{Maison  Nue.,  p.  23),  intcrrogant  (Laf.  de  30  ans, -H)-!},  insurreetionnellement 
iV.  fille,  610).  intelligentiel  {H.  des  43,.\i2),  intestinement  {V.  fille,  612). 
intrigailler  {Les  Empl.,  220),  Jupiter ien  {H.  des  13,  199),  jurénalesque  {Mus. 
4lu  dép.,  408);  logographiciue  {H.  des  13,  48);  marmorin  (L.  Lamb  ,  192), 
martialité  {Dern.  Cit.,  63),  mésentendu  {H.  des  43,  20),  ministérialisme  {Ces. 
Bir.,  I,  161),  mirobolamment  {Cous.  Bette,  9),  monarchiser  (Cab.  d.  ant.,  95), 
nitescencc  (L.  Lamb.,  190),  non  flexibilité  (E.  Gr.,  207),  non-respeet  (P.  Gor.. 
14);  oraculaire  (L.  Lamb.,  67),  pacotilleur  (Muse  du  d.,  ^60),  parasitisme 
{V.  fille,  549),  perturber  (Ib.,  624),  plumiyére  (P.  Gor.,  140),  pseudonymie 
(Le  méd.  de  c,  80),  raphaëlesque  (H.  des  13,  264),  regalonner  (Les  Empl., 
432),  rêveusement  (H.  des  13,  161),  ridiculisé  (La  dern.  inc.  de  V.,  209),  rou- 
tiviérement  (Les  Empl.,  213),  rubrique  (Cab.  d.  ant.,  59),  saint  Germanesqve 
{H.  des  13,  171),  scipionesque  (Cab.  d.  ant.,  53),  servantismc  (La  Mais.  Nue, 
36),  servilisme  (Cab.  d.  ant.,  106),  soulier-chausson  {Les  Empl.,  242),  subo- 
dorer (lll.  Gaud.,  3);  se  loileter  (P.  Gor.,  89),  torpide  (Le  curé  de  V..  105), 
tousserie  (E.  Gr.,  268),  transurbain  {V.  fdle,  628);  se  tressuer  {Ces.  Bir.,  I, 
146),  ultra  débonnaire  (E.  Gr.,  167);  vestimental  (Mais,  du  chat  qui  pel, 
156),  victimer  (La  Mais.  Nue,  1856,  62,  D.),  vivacement  {P.  <}or.,  85). 

1.  Vie  de  Balzac,  par  M""  de  Surville,  en  tèle  de  la  Correspondance,  p.  LiX. 

■2.  Beyle  disait  :  «  Je  suppose,  disait-il,  qu'il  fait  ses  romans  en  deux  temps  : 
<raliord  raisonnablement,  puis  il  les  habille  en  beau  style  néologiqne  avec 
les  poliments  de  l'âme,  il  neige  dans  mon  cœur,  cl  autres  l)elles  choses.  >■  (Ap. 
."^ainte-Beuve,  Lundis,  IX,  271.) 


762  LA   LANdUE   KllANÇAISK 

Tous  ceux  qui  se  mêlent  d'écrire  ont  aperçu  dès  l'abord  les 
défauts  de  la  manière  hâtive  de  Balzac,  et,  dans  l'école  réaliste 
elle-même,  on  s'est  bien  gardé  de  le  prendre  pour  modèle.  Il 
n'en  est  pas  moins  important  de  marquer  que  le  premier  grand 
maître  de  cette  école,  l'écrivain  qui  a  renouvelé  le  roman  en 
France  a  été  un  des  novateurs  de  langage  les  plus  audacieux. 

Flaubert.  —  Il  est  a  jwiori  évident  que  l'effort  des  écrivains 
réalistes  étant  d'atteindre  à  la  rigoureuse  représentation  du 
vrai,  la  qualité  primordiale  du  style  devait  être  une  impeccable 
propriété  de  langue.  Ce  mot  d'ordre  :  le  mot  propre,  avait  déjà 
été  une  formule  de  révolution  quand  la  périphrase  régnait,  la 
môme  formule,  mais  élargie,  approfondie  dans  son  sens,  et 
surtout  prise  rigoureusement  à  la  lettre,  allait  servir  encore 
une  fois. 

On  sait  comment  Flaubert  incarna  la  doctrine.  Forçat  du 
verbe,  sentant  son  premier  jet  lâche  et  même  incorrect,  la  tête 
pleine  de  l'idée  d'un  style  irréalisable,  qui  «  devait  être  rythmé 
comme  le  vers,  précis  comme  le  langage  des  sciences,  qui  nous 
entrerait  dans  l'idée  comme  un  coup  de  stylet,  et  où  notre 
pensée  voyagerait  sur  des  surfaces  lisses,  comme  lorsqu'on  file 
dans  un  canot  avec  bon  vent  arrière  »  {Cor.,  II,  95),  il  cherche 
dans  une  angoisse  de  chaque  jour  cette  forme  que  personne 
n'a  jamais  possédée,  s'acharnant  sur  une  page,  raturant,  s'inter- 
rompant  pour  se  remettre  à  l'école  des  grands  écrivains  de  tous 
les  temps,  puis  se  réappliquant  à  la  tâche,  toujours  inassouvi, 
toujours  rugissant  et  de  son  impuissance  et  de  la  pauvreté  des 
matériaux  que  la  langue  lui  fournit  *. 

C'est  que  plus  l'expression  se  rapproche  de  la  pensée,  plus 
le  mot  colle  dessus  et  disparaît,  plus  c'est  beau  {Coït.,  II,  71). 
Des  gens  comme  Augier  savent  se  contenter,  parce  que  «  ces 
gaillards-là  s'en  tiennent  à  la  vieille  comparaison  :  la  forme 
est  un  manteau.  Mais  non!  la  forme  est  la  chair  même  de  la 
pensée,  comme  la  pensée  est  l'àme  delà  vie  »  {10.,  481).  Il  n'y  a 
dans  chaque  cas  qu'un  mot,  sans  synonyme,  consubstantiel  à 
l'idée.  Il  faut  le  poursuivre  et  l'atteindre,  le  placer  ensuite  sui- 
vant la  vérité  harmonique,   à   un   endroit    que   l'intuition   des 

l.  .Sur  la  langue  de  Flaubert,  vuir  Pellissier,  Mouv.lili.  au  XIX"  siècle,  332; 
Faguel,  Flaubert,  145  et  suiv. 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  763 

rapports  secrets  entre  les  vocables  et  les  sens  révèle  à  celui  qui 
est  doué,  où  le  mot  ne  sera  ni  offusqué  dans  sa  signification,  ni 
contrarié  dans  sa  sonorité  par  ses  voisins. 

Encore  ces  théories  incomplètes  ne  donneraient-elles,  même 
en  les  développant,  qu'une  idée  très  imparfaite  de  tout  ce  que 
Flaubert  met  dans  cette  expression  :  propriété  du  mot.  Cin- 
quante lignes  de  Madame  Bovanj  ax)  apprennent  beaucoup  plus  '. 

Que  Homais  parle,  qu'il  soit  seulement  question  de  lui,  c'est 
un  mélange  de  termes  scientifiques  et  communs,  de  prétention 
et  de  vulgarité;  si  c'est  le  curé  qui  apparaît,  des  formules 
élevées,  retenues  de  ses  études  et  de  ses  livres,  viennent  ressortir 
sur  un  fond  de  platitude  native,  opposant  la  grandeur  organi([ue 
et  idéale  du  rôle  à  la  nullité  rustre  de  l'homme.  Lheureux, 
Charles,  sa  femme,  Rodolphe,  Léon  ont  chacun  leur  langage 
comme  leur  style,  où  se  marque  la  différence  de  leurs  natures, 
de  leurs  occupations,  de  leur  naissance  -.  Comme  un  baromètre 
d'une  sensibilité  extrême,  ce  langage  accuse  les  moindres  dépla- 
cements de  l'observateur  dans  ce  milieu  de  village. 

Et  les  situations  aussi,  comme  les  personnages,  ont  leur 
langage.  Au  choix  des  mots  on  pourrait  presque  dire  de  quoi 
comme  de  qui  il  est  question.  Ils  arrivent  comme  il  les  faut,  ou 
poétiques  ou  triviaux,  ou  rares  ou  communs,  ou  abstraits  ou 


1.  «...  Miiis,  avec  cet  équiii,  larj^e  en  elFet  comme  un  pied  de  cheval,  à  peau 
rugueuse,  à  tendons  secs,  à  gros  orteils,  et  où  les  ongles  noirs  figuraient  les 
clous  d'un  fer,  le  slréphopode,  depuis  le  matin  jusqu'à  la  nuit,  galopait  comme 
un  cerf.  On  le  voyait  continuellement  sur  la  place,  sautiller  tout  autour  des 
rluirretles,  en  jetant  en  avant  son  support  inégal.  11  semblait  même  plus  vigou- 
reu.x  de  cette  jambe-là  que  de  Tautre.  A  force  d'avoir  servi,  elle  avait  contracté 
«•onime  des  qualités  morales  de  patience  et  d'énergie,  et  quand  on  lui  donnait 
quelque  gros  ouvrage,  il  s"écorait  dessus  préférablement.  •■  (19i.) 

"  La  barque  suivait  le  bord  des  iles.  Us  restaient  au  fond,  tous  les  deu.\  cachés 
par  l'ombre,  sans  parler.  Les  avirons  carrés  sonnaient  entre  les  tolets  de  fer; 
et  cela  marquait  dans  le  silence  comme  un  battement  de  métronome,  tandis 
qu'à  l'arrière  la  bauce  qui  traînait  ne  discontinuait  pas  son  petit  clapotement 
dans  l'eau.  »  (Cor.,  28 i.) 

"  Le  lendemain  fut  pour  Emma  une  journée  funèbre.  Tout  lui  parut  enveloppé 
par  une  atmosphère  noire  qui  llottait  confusément  sur  l'extérieur  des  choses,, 
et  le  chagrin  s'enguulTrait  dans  son  âme  avec  des  hurlements  doux,  comme  fait 
le  vent  d'hiver  dans  les  châteaux  abandonnés.  »  (135.) 

"  Le  froid  de  la  nuit  les  faisait  s'étreindre  davantage;  les  soupirs  de  leurs 
lèvres  leur  semblaient  plus  forts;  leurs  yeux,  qu'ils  entrevoyaient  à  peine,  leur 
paraissaient  plus  grands,  et  au  milieu  du  silence,  il  y  avait  des  paroles  dites 
tout  bas  qui  tombaient  sur  leur  âme  avec  une  sonorité  cristalline  et  qui  s'y 
répercutaient  en  vibrations  multipliées'.  »  (186.) 

2.  La  manière  de  Homais  est  bien  connue.  Pour  l'abbé  Bernisien.  voir  la 
scène  entre  lui  et  Emma  (p.  12.3);  pour  Lheureux.  p.  3H);  etc. 


7(i4  LA    LANCIK   FHAN'CAISI-: 

imagés,  mais  d'une  justesse  telle,  d'une  précision  si  impérieuse, 
ils  donnent  une  vue  si  directe  des  choses  qu'ils  semblent  nés 
avec  elle  et  l'effort  de  celui  qui  les  a  trouvés  et  mis  en  place 
disparaît.  Nous  avons  seulement  la  sensation  de  quelqu'un  qui 
saurait  bien  mieux  sa  langue  que  nous,  un  peu  comme  les 
illettrés  qui  nous  parlent. 

Cette  sensation  est  particulièrement  vive  dans  les  passages 
oîi  Flaubert  emploie  des  mots  techniques.  Les  romantiques  les 
avaient  réhabilités.  Mais  ils  en  usaient,  semble-t-il,  un  peu 
comme  Ronsard,  y  cherchant  surtout  de  belles  images  neuves 
qui  donnaient  au  style  quelque  chose  de  la  robustesse  des  classes 
ouvrières.  Ou  bien  ils  s'y  étaient  amusés,  par  amour  du  mot, 
pour  montrer  qu'ils  savaient.  Choquante  chez  des  artistes  insuf- 
fisants, tel  que  Pommier ',  visible  même  chez  Hugo,  malgré  la 
prestigieuse  allure  de  la  période,  cette  montre  d'érudition 
technique  devient  chez  Gautier  extraordinairement  artistique  et 
habile.  [1  ne  faut  certes  pas  diminuer  la  valeur  de  ce  premier 
effort.  Auparavant,  quelques  métiers  seuls  semblaient  privilé- 
giés, par  exemple  l'agriculture,  la  navigation  aussi  *,  sur  laquelle 
la  mer  avait  reflété  un  peu  de  sa  majesté.  D'autres  se  sont 
trouvés  rehaussés,  et  leur  vocabulaire  en  a  profité.  Je  ne  sais 
si  trèfle  et  denticule  avaient,  avant  Chateaubriand,  pénétré  dans 
la  langue  littéraire,  mais  je  doute  fort  que  tasseaux  y  eût  été 
introduite  11  est  dans  les  jMéinoIres.  Après  l'architecture,  la 
menuiserie.  De  même  ailleurs.  Broder  était  noble.  Métier  de 
dames.  Mais  guillocherl  Depuis  Ronsard  il  paraissait  bien 
méprisé.  Chateaubriand  et  d'autres  depuis  l'ont  repris. 

Cependant  la  technique  de  Flaubert  va  plus  loin  encore  :  On 
n'est  plus  debout  contre  la  porte,  mais  contre  le  chambranle  de 
la  porte,  la  vigne  ne  grimpe  plus  au  faîte  des  murs,  mais 
jusque  sous  le  chaperon  {Bov.,  69)^.  Emma  trouve  les  rubans  de 
son  bouquet  effiloqnés  par  le  bord  (14).  Un  autre  jour  elle  éri- 
liait  sa  robe  au  pantalon  de  son  valseur  (57).  Les  tables  sont 

1.  Voir  dans  Océanidea  et  fantaisies.  \).  131  el  aussi  \i.  '\'.\. 

i.  (îhaleauhriand  en  use  abomiamment  :  détjout/uement  [Mém.  O.-T.,  1,  312). 
anordir  (Ib.,  311);  prendre  hauteur  {i'.]o);  mettre  à  la  cape  (43'f);  être  à  mat  et  à 
torde  (Ib.). 

3.  Mem.  O.-T.,  1,  32o.  Pour  les  deux  autres  mois,  voir  p.  71  el  72. 

l.  Contre  cet  ••  abus  »,  voir  les  protestations  do  Stappfcr  (A7.  sur  ta  tilt, 
cont.,  art.  de  mai  1874). 


LA   LANGUE   LITTERAIRE  765 

non  pas  salies,  mais  poissées  par  les  glorias  (244).  A  chaque 
instant  une  phrase  arrête,  qui  pourrait  être  d'un  homme  du 
métier,  de  tous  les  métiers.  //  n^ était  pas  achevé  d'être  bâti,  et 
fon  voyait  le  ciel  à  travers  les  lambourdes  de  la  toiture.  Attaché 
à  la  poutrelle  du  pl(jnon,  un  bouquet  de  paille  entremêlé  d'épis... 
{Bov.,  411)'.  L'énorme  influence  que  Flaubert  a  eue  sur  les 
romanciers  de  toute  espèce  et  de  toute  école  a  beaucoup  con- 
tribué à  développer  chez  tous  ceux  qui  en  étaient  capables  un 
souci  dt^  vérité  qui  sans  approcher,  comme  il  le  faisait  chez  le 
maître,  de  resj>rit  de  sacrifice,  n'en  fut  pas  moins  une  vertu.  On 
trouve  cette  probité  littéraire  non  seulement  chez  Zola,  mais 
chez  Baudelaire-,  chez  celui  qui  s'enfonce  dans  le  rêve,  comme 
chez  celui  qui  se  pique  de  ne  jamais  sortir  du  document. 

Il  est  certain  que  cette  recherche  du  mot  propre  est  éminem- 
ment conservatrice  des  langues.  Si  les  Pontmartin  ne  l'ont  pas 
vu,  c'est  qu'ils  ne  regardent  comme  conservateurs  que  des 
rétrogrades,  dont  l'idéal  serait  le  pastiche  d'une  langue  morte 
depuis  deux  siècles.  Ceux-là  sont  en  réalité  des  révolution- 
naires, ils  prétendent  forcer  le  retour  vers  un  passé  connu  au 
lieu  de  tenter  le  saut  dans  l'avenir  inconnu,  mais  ils  ne  conser- 
vent pas,  ils  restaurent.  Ceux  au  contraire  qui  acceptent  la 
langue  telle  qu'elle  est  de  leur  temps,  la  fouillent  jusqu'à  ce 
qu'ils  trouvent  dans  chaque  cas  le  mot  qui,  pris  dans  son  sens 
vrai,  est  la  rigoureuse  représentation  de  l'idée,  et,  renouvelant 
ce  labeur  d'un  bout  à  l'autre  de  leurs  œuvres,  sans  concession 

1.  Eli  roman li(]ue  qu'il  est  par  certains  côtés,  Flaubert  fait  souvent  servir 
cette  admirable  précision  à  de  nouvelles  images  :  N'était-il  pas  comme  Vardillon 
pointu  de  celle  courroie  complexe  ']iii  lu  bouclait  de  tous  côtés?  Les  prunelles  de 
Justin  disparaissaient  i/ans  leur  sclérolique  pâle  comme  des  fleurs  bleues  dans  du 
lait,  (iil.) 

2.  Voir  Léon  Cladel,  Années  d'apprentissage,  sur  Baudelaire  :  •■  Nous  nous 
mîmes  à  l'œuvre  incontinent  (Baudelaire  et  moi).  Dès  la  première  ligne,  que 
dis-je...  au  premier  mot,  il  fallut  en  découdre!  Etait-il  bien  exact,  ce  mot?  et 
rendait-il  rigoureusement  la  nuance  voulue?  Attention!  ne  pas  confondre 
agréable  avec  aimable,  accort  avec  charmant,  avenant  avec  gentil,  séduisant 
avec  provocant,  gracieux  avec  amène,  holà!  ces  divers  termes  ne  sont  pas 
synonymes!...  Il  ne  faut  jamais,  au  grand  jamais,  employer  l'un  pour  l'autre!  En 
pratiquant  ainsi,  on  en  arriverait  infailliblement  au  pur  charabia.  Les  griffon- 
neurs  polili(iues,  et  surtout  les  tribuns  de  même  nature,  ont  seuls  le  droit, 
enseignait  Pierre-Charles,  d'employer  admonition  pour  conseil,  objurgation 
pour  reproche,  époque  pour  siècle,  contemporain  pour  moderne,  etc..  etc.  Tout 
est  permis  aux  orateurs  profanes  ou  sacrés,  qui  sont,  sinon  tous,  du  moins  la 
plupart,  de  très  piètres  virtuoses  :  mais  nous,  ouvriers  littéraires,  purement  lit- 
téraires, nous  devons  être  précis,  nous  devons  toujours  trouver  l'expression 
absolue,  ou  bien  renoncer  à  tenir  la  plume  et  finir  gâcheurs.  » 


760  LA   LAN(ÎUE  FRAM.IAISK 

à  là  peu  près,  Iransportent  les  mots  «le  riierhier  du  dictionnaire 
où  ils  se  dessèchent  dans  le  terrain  d'œuvres  où,  replantés,  ils 
reprennent  racine  et  refleurissent,  ceux-là  font  [tour  empêcher 
la  dépravation  du  lexique,  et  «  conserver  »  au  sens  propre  du 
mol,  ce  qu'un  homme  de  lettres  peut  faire  de  plus  fécond,  ils 
foj'tifient  ce  qui  reste  de  vie  traditionnelle  dans  le  matériel  de 
la  langue,  et  l'opposent  aux  fantaisies  de  l'imagination  comme 
aux  hardiesses  de  l'ignorance.  Ce  sont  les  vrais  classiques.  Si 
Flaubert,  comme  l'a  dit  Paul  Bouriiet,  a  reculé  de  beaucoup 
d'années  le  triomphe  de  la  barbarie  {Ess.  de  psi/ch.  conl.,  Kiî)), 
ce  n'est  pas  seulement  «  qu'il  ait  imposé  aux  lettrés  un  souci 
de  stvle  qui  ne  s'en  ira  pas  de  sitôt  »,  c'est  qu'il  a  augmenté  la 
force  de  résistance  de  la  langue,  on  «  l'accrochant  à  son 
œuvre  »,  selon  l'expression  de  Montaigne. 

Toutefois  il  s'en  va  temps  de  dire  qu'il  y  a  dans  la  théorie 
du  «  mot  propre  »  d'autres  faces,  et  que  par  certaines  recher- 
ches qui  s'imposent  à  celui  qui  veut  la  vérité  du  langage,  elle  ne 
se  montre  pas  conservatrice. 

Le  mot  propre  et  les  mots  exotiques.  —  Le  souci  que 
les  romantiques  avaient  du  pittoresque  les  avaient  amenés  déjà 
à  introduire  en  abondance  au  milieu  de  la  trame  des  phrases 
françaises  des  mots  empruntés  à  l'époque  ou  au  pays  auquel  ils 
prenaient  leur  sujet.  Victor  Hugo  sait  trop  bien  l'elVet  que  pro- 
duit la  sonorité  exotique  d'un  nom  ou  d'un  mot,  pour  n'en  pas 
semer  çà  et  là.  Turcs  ou  arabes  dans  les  Orientales,  allemands 
dans  le  Rhin,  anglais  dans  les  Travailleurs  de  la  Mer,  espagnols 
dans  les  drames,  il  y  en  a  de  toutes  couleurs  dans  son  œuvre 
immense.  Musset,  Gautier,  toute  l'école  suit  son  exemple,  par- 
fois avec  affectation.  Le  châtiment  de  ceux  qui  avaient  trop 
sacrifié  dans  cette  recherche  la  vérité  à  l'effet,  a  été  cet  abus 
des  fri|»ories  que  toute  une  suite  de  médiocres  entassa  dans  les 
œuvres  qu'elle  essayait  d'habiller  à  la  mode. 

Pour  un  Mérimée  usant  dans  ses  scènes  de  la  Jacquerie  avec 
tant  de  discrétion  de  sa  clergie,  que  de  Paul  Lacroix  qui  étalent 
la  leur'  !  Après  vingt  ans,  le  moyen  âge  à  peine  ressuscité  était 


1.  Voir,  par  exemple,  la  Danse  mucahre  (IS32),  dont  le  style  est  par  endroil-^ 
une  vraie  reconstitution  archéologique  :  «  A  quand  seras-tu  satisfait  de  ta  iiionl- 
joie?...  Ayant  été  décollé,  ars,  ou  bonlu,  m'est  avis...  »  (p.  29),  etc. 


LA    LANdlîK   LITTERAIRE  7G7 

démodé,  et  rejeté  à  la  l'omance.  Mais  si  le  sujet  était  usé,  le 
procédé  ne  l'était  pas;  il  ne  pouvait  pas  l'être.  Aux  restitutions 
de  convention  allaient  succéder  les  restitutions  authentiques. 
On  sait  comment  Flaubert,  prenant  un  sujet  dans  l'antique, 
se  mettait  en  mesure  de  faire  vrai,  compulsant  les  textes  avec 
la  patience  et  la  passion  d'un  érudit,  amassant  des  monceaux 
de  notes,  infatigablement  '.  Or  il  est  évident  que  plus  on  a  le 
désir  de  la  vérité  rigoureuse,  moins  on  se  sent  en  droit  de  tra- 
duire le  mot  original,  carthaginois,  russe,  faubourien,  qui  note 
un  détail  caractéristique,  et  qui  est  sans  équivalent.  Il  n'y  a  donc 
([u'à  le  prendre.  Flaubert  a  reculé  souvent  devant  cette  consé- 
quence; sans  doute  elle  révoltait  en  lui  le  goût,  qui  était  très 
délicat.  On  lui  reproche  quelques  phrases  -,  mais  c'est  l'ensemble 
qu'il  faut  voir.  Dans  cette  Salammbô,  qui  a  étonné  tant  de  gens, 
l'auteur  amis  une  certaine  réserve,  ce  qui  fait  que  quand  Sainte- 
Beuve  écrivit  qu'il  «  faudrait  un  lexique  »,  Flaubert  protesta 
vivement ^  Or  sa  défense  est  en  grande  partie  juste;  si  nous  en 
jugeons  autrement,  c'est  notre  ignorance  qu'il  en  faut  accuser  \ 


1.  On  peut  voir  par  la  iliscussiou  avec  Frœliner  à  propos  de  Salammbô  {Corr., 
Il,  2f)3)  si  Flaubert,  à  qui  on  ne  peut  pas  raisonnablement  demander  de  criti- 
(jner  les  textes,  s'est  du  moins  donné  la  peine  de  les  consulter.  Sur  chaque 
point  il  est  en  mesure  de  citer  ses  références,  qui  sont  non  pas  des  livres  de 
seconde  main,  mais  Pline,  Strabon,  Polybe,  Athénée,  Pausanias  et  tidii  quanti. 

2.  En  particulier  l'énuméralion  de  la  reine  de  Sal)a  dans  la  Tentation,  p.  49. 
Voici  du  baume  de  Génésareth,  de  l'encens  du  cap  Gardefan.... 

3.  «  Voilà  un  reproche  que  je  trouve  souverainement  injuste.  J'aurais  pu 
assommer  le  lecteur  avec  des  mots  techniques.  Loin  de  là!  j'ai  pris  soin  de  tra- 
duire tout  en  français.  .Je  n'ai  ])as  employé  un  seul  mot  spécial  sans  le  faire 
suivre  de  son  explication,  immédiatement.  J'en  excepte  les  noms  de  monnaies,  de 
mesures  et  de  mois,  que  la  phrase  indique.  Mais  quand  vous  rencontrez  dans  une 
page  kreutzer,  yard,  piastre,  ou  penny,  cela  vous  empêche-t-il  de  la  com- 
prendre? Qu'auriez-vous  dit  si  j'avais  appelé  Molocli  Melek,  Ilannibal  llnn-Raal, 
Carthage  Kartadda,  et  si  au  lieu  de  dire  que  les  esclaves  au  moulin  portaient 
des  muselières,  j'avais  écrit  des  pansicapesl  Quant  aux  noms  de  parfums  et  de 
pierreries,  j'ai  bien  été  obligé  de  prendre  les  noms  qui  sont  dans  Théophraste, 
Pline  et  Athénée.  Pour  les  plantes,  j'ai  cmploy(';  les  noms  latins,  les  )»o/.s-  reçus. 
au  lieu  des  mots  arabes  ou  phéniciens,  etc.  » 

4.  Je  prends  une  phrase  en  exemple  :  ••  C'était  des  callaïs  arrachées  des  mon- 
tagnes à  coups  de  fronde,  des  glossopètres  tombés  de  la  lune,  des  tyanos,  des 
diamants,  des  sandastrum,  des  béryls,  les  céraunies  engendrées  par  le  tonnerre 
étincelaient  près  des  calcédoines.  •-  (Éd.  Mich.  Lévy,  1863,  202.)  Le  critique  appré- 
ciera comme  il  le  voudra  cette  aiïectation  de  mots  rares,  il  importe  en  tout  cas 
de  constater  que  la  plupart  sont  connus  en  français  :  béryls,  calcédoines,  (jloss.o- 
pètres,  que  calldides  et  céraiinites  sont  enregistrées  dans  le  Dictionnaire  général.  — 
Et  il  en  est  ainsi  de  nombre  des  vocables  qui  ont  paru  les  plus  surprenants 
dans  cette  «  Gartachinoiserie  »  :  Abijadir,  bdellium,  cistre  (avec  l'orthographe 
sistre),  ergasiule,  fiiipendule,  cinnamone,  lotte,  myrofjalon,  seseli,  galbanum,  sil- 
phiiim,  styrax,  sont  dans  les  diclionnaires  français,  si  algummin,  baccaris,  can- 


768  LA    LA\(1LE   FUAN'CAISK 

Tous  ne  Font  [)as  imité.  Je  ne  dirai  pas  qu'il  s'est  trouvé 
quelqu'un  pour  aller  jusqu'au  bout,  c'est  impossible,  car  le 
bout,  ce  serait  peut-«Mre  d'écrire  en  grec  des  choses  grecques  et 
en  chinois  des  choses  chinoises,  comme  on  écrit  en  parisien  des 
choses  parisiennes.  Du  moins,  faute  de  pouvoir  conserver  la 
langue  du  sujet,  la  tentation  est  forte  de  garder  nombre  de 
mots.  On  l'a  fait  bien  souvent.  Un  nom  vient  tout  de  suite  à 
l'esprit  quand  il  est  question  de  ces  scrupules,  c'est  celui  de 
Leconte  de  Liste.  Pendant  un  (juart  de  siècle  il  fut  attaqué  et 
moqué  pour  ses  Aidés  et  ses  Moira  '. 

Ce  n'est  pas  lui  pourtant  qui  a  écrit  : 

La  lîeur  Ing-wha,  petite  et  pourtant  des  plus  belles, 
N'ouvre  qu'à  Ching-tu-fu  son  calice  odorant; 
Et  l'oiseau  Tung-whang-fung  est  tout  juste  assez  grand 
Pour  couvrir  cette  fleur  en  tendant  ses  deux  ailes. 

C'est  Louis  Bouilhet,  qui  sait  à  l'occasion  faire  ou  du  chinois 
ou  du  romain,  ou  parler  sa  langue  à  Mathurin  Régnier  -. 

Depuis  1850,  tous  les  empires,  toutes  les  régions  ont  été 
explorées,  du  Japon  à  l'Espagne,  des  plaines  d'Egypte  à  la  mer 
d'Islande;  toutes  les  époques  aussi,  de  l'âge  de  pierre  à  nos 
jours,  tout  ce  que  l'on  connaît  et  tout  ce  que  l'on  ignore;  les 


thare,  bèmaiisle,  fjuqatc.  midobalhri;,  orynges,  plidlariqiie,  sandastriim ,  sarisse 
n'y  sont  pas.  11  est  bien  vrai  aussi  que  Flaubert  traduit  souvent,  en  français,  ou 
au  moins  en  latin,  qu'il  explique,  en  somme  qu'il  fait  des  concessions. 

1.  Voir  Barbey,  Œiiv.  el  hommes,  III,  229  :  «  Sa  poésie  donnerait  peut-être  un 
grand  plaisir  à  M.  Burnouf,  lequel  y  verrait  un  essai  d'acelimatalion  en  français 
d'une  foule  d'expressions  plus  ou  moins  obscures...  Ici,  en  elTet,  ce  ne  sont  pas 
que  festons  et  qu'astragales,  mais  kokilas,  vinas  d'ivoire,  doux  kinnaras,  najas 
vermeils,  asokas  et  autres...  Cependant  M.  Leconte  de  Lisle  aurait  pu  être  très 
indien  encore  et  ne  pas  employer  sans  notes  et  sans  vocabulaire...  cette  tourbe 
de  mots  étrangers  à  peu  près  ininlelligihies.  Mais  cosmopolite  dans  la  pensée,  il 
l'est  aussi  dans  l'expression  »,  etc.  Comparez  Guv.-FI.,  El.  hisl.  et  litL,  II,  214  : 
«  La  meilleure  méthode  île  paraître  grec  en  langue  française,  c'est  de  parler  fran- 
çais. On  ne  lutte  avec  avantage  contre  le  génie  il'une  langue  étrangère  qu'avec 
les  ressources  de  la  sienne.  On  ne  s'assure  pas  de  l'une  en  désertant  l'autre.   » 

2.  Le  Tung-wlian-fung  fait  partie  des  Dernières  chansons  (éd.  Lem.,  p.  403.  — 
Comparer  Meloenis,  conte  romain,  ISoO,  et  la  pièce  à  Régnier  dans  Festons  et 
Astragales,  éd.  Lemerre,  p.  77  : 

.l'ainic  de  Ion  bon  vers  les  allures  lianlies 

l^iianil  il  va  débraillé,  sans  grègues,  sans  chapeau, 

.Vinsi  tju'un  franc  luron,  au  sortir  du  bordeau. 

....  l'ardente  satire 
.\  besoin  do  piment  pour  allumer  son  ire. 
Certes  l'art  des  savants  et  de  la  pédantaille. 
("oninie  un  manteau  trop  court,  n'allait  i)as  à  ta  taille. 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  769 

archéologues  et  les  voyageurs  sont  devenus  les  collaborateurs 
(les  romanciers  et  des  poètes. 

Mais  il  serait  vraiment  sans  intérêt  de  donner  des  spécimens 
de  tous  les  vocables  étranges  qui  ont  pu  être  enchâssés  dans  de 
l'écriture  française  de  Flaubert  à  Loti,  de  V.  Hugo  à  J.  Lom])ard, 
de  Th.  Gautier  à  P.  Louys.  Il  n'est  entré  dans  les  vues  d'au- 
cuns d'eux  d'enrichir  la  langue  des  dépouilles  du  chinois  ou  du 
grec  byzantin  :  gnécha  (Loti,  Chrys.,  éd.  Flamm.;  42),  apodesme 
(P.  Louys,  Aph.,  208),  salpinx  {II/.,  51),  cathisma  (J.  Lomb., 
Bi/s.,2),  msliste  {lb.,3),  oé'ris  (Th.  Gaut.,  Rom.  de  la  momie,  110), 
samouraï (Lo\\,Chrus.,^[),ioachtmann  (Erckm.,  Ami  Fritz,  17) 
et  toute  la  légion  de  leurs  semblables  n'ont  jamais  aspiré  à 
entrer  dans  le  Dictionnaire  de  l'Académie  *. 

Il  faut  prendre  garde  toutefois  que  certains,  s'ils  ne  sont  pas 
devenus  courants,  n'étonnent  plus  :  harine,  backchich,  chéchia, 
choit,  fjord,  icône,  isba,  lotos,  mousmé,  moujick,  muezzin,  raout, 
samovar,  sampan,  étaient  aussi  étrangers,  il  n'y  a  pas  bien 
longtemps,  aux  oreilles  françaises,  que  peuvent  l'être  encore 
aujourd'hui  calioun  ou  obi.  Certains  sont  tout  à  fait  en  bonne 
voie  de  naturalisation,  car  ils  commencent  à  perdre  le  sens  précis 
qui  les  rattachait  à  leur  pays  d'origine  :  iç\'f>nabab  ou  odalisque^. 

La  littérature  a  surtout  été  un  adjuvant,  elle  a  poussé  dans 
l'usage  des  mots  que  d'autres  causes  tendaient  à  y  introduire. 
Assurément  le  style  a  été  affecté  par  cette  habitude  qui  s'est 
développée  de  le  barioler  de  mots  exotiques.  On  tolère  aujour- 
d'hui une  gloriole  d'érudition,  qui  eût  mis  en  branle,  il  y  a 
soixante  ans,  toutes  les  plumes  du  (ilobe  aussi  bien  que  des 
Débats.  Mais  la  langue  n'en  est  que  fort  peu  atteinte. 

Il  n'en  est  pas  du  tout  de  même  lorsque  l'œuvre,  au  lieu  d'em- 
prunter son  sujet  à  des  pays  étrangers  ou  à  des  époques  dispa- 
rues, le  prend  dans  des  milieux  français,  mais  bien  longtemps 
délaissés,  dans  la  vie  populaire,  parisienne  ou  provinciale.  Le 
même  esprit  d'exactitude,  le  même  désir  de  ne  pas   déformer 

1.  A  noter  cependani  que  les  dictionnaires  donnent  souvent  des  mots  qui 
ne  sont  pas  francisés  :  anaqnoste,  aulélvide,  caloyer,  nymphée,  periscélide, 
rhyton,  etc.,  que  nos  contemporains  ont  employés,  sont  dans  Litiré. 

2.  Les  chances  qu'ils  ont  sont  nalurellemenl  variables,  suivant  qu'il  s'agit  de 
langues  qu'on  n'étudie  pas  en  France,  ou  de  langues  qui  sont  plus  ou  moins 
connues,  telles  que  le  latin,  le  grec,  l'anglais.  Les  essais  des  écrivains  trouvent 
dans  ce  dernier  cas  le  terrain  bien  mieux  préparé. 

HlSTOIRK    DE    LA    LANGUE.    VIII-  4  J 


770  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

ridiculement  les  idées,  les  paroles  ou  les  choses,  en  les  débap- 
tisant du  nom  qu'elles  portent  pour  les  accoutrer  à  la  française 
d'un  mot  académique  et  absurdement  impropre,  doit  avoir  et  a 
en  fait  de  tout  autres  conséquences.  Un  mot  allemand  ou  russe 
et  un  mot  berrichon  ou  faubourien  ne  se  présentent  pas  au  public 
dans  les  mêmes  conditions.  11  im[)Ot'te  cependant  de  bien  consi- 
dérer à  part  les  deux  cas. 

Les  mots  propres  et  les  patois.  —  Un  très  grand 
nombre  d'écrivains  du  siècle  se  sont  plu  aux  sujets  rustiques 
ou  provinciaux,  depuis  George  Sand  et  Balzac  :  Erkmann-Cha- 
trian,  Daudet,  Fabre,  Clair  Tisseur,  Pouvillon,  Maupassant, 
Theuriet,  ToeplTer,  Vicaire,  etc. 

Suivant  les  époques  et  suivant  les  modes,  le  caractère  de  la 
rusticité  a  bien  varié.  Là  aussi  le  réalisme  a  mar(|ué  sa  trace. 
Néanmoins  c'est  déjà  de  la  vérité  que  se  réclame  George  Sand, 
quand  elle  se  déclare  impuissante  à  traduire  en  style  français  les 
émotions  et  les  pensées  de  Depardieu  '.  Il  est  hors  de  doute 
que  beaucoup  de  romanciers  rustiques  éprouvent  sincèrement 
l'obsession  du  patois,  et  ([ue,  quand  ils  patoisent,  la  part  de 
l'instinctif  est  beaucoup  plus  grande  que  celle  du  voulu.  Per- 
sonne n'a  même  nettement,  comme  au  temps  de  Henri  Estienne, 
la  prétention  d'enrichir  la  langue  commune  des  dépouilles  des 
provinces  -.  Je  ne  voudrais  pas  dire  qu'on  ne  garde  pas  un 
secret  espoir  que  le  mot  glissé  dans  la  trame  du  français,  grâce 
à  la  vérité  qu'il  porte  en  soi,  à  sa  belle  constitution  populaire, 


'[.  «  Je  le  ferai  parler,  dit-elle,  en  imilant  sa  manière  autant  qu'il  me  sera  pos- 
sible. Tu  ne  me  reprocheras  pas  d'y  mettre  de  l'obstination,  toi  qui  sais  par  expé- 
rience que  les  pensées  et  les  émotions  d'un  paysan  ne  peuvent  être  traduites 
dans  notre  style,  sans  s'y  dénaturer  entièrement  et  sans  y  prendre  un  air  d'af- 
fectation  choquante Ce  n'est  donc  pas  pour  le  plaisir  puéril  de  chercher 

une  forme  inusitée  en  littérature,  encore  moins  pour  ressusciter  d'anciens  tours 
de  langage  et  des  expressions  vieillies...;  c'est  parce  qu'il  m'est  impossiiile  de 
le  faire  parler  comme  nous  sans  dénaturer  les  opérations  auxquelles  se  livrait 
son  esprit —  ■- 

Emile  Pouvillon  ne  parle  pas  autrement  :  «  C'est  liien  un  monde  que  ma 
Garonne,  a-t-il  écrit  dans  la  Préface  de  l'Innocent  (lS8i),  un  monde  à  part  avec 
ses  métiers,  ses  cultures,  et  des  mots  pour  exprimer  ces  choses,  des  mots  qui 
n'ont  pas  tous  d'équivalents  en  français...  ••  »  Certains  noms  sont  associés  à  la 
figure  des  choses  qu'ils  représentent  si  étroitement  que  si  l'on  essayait  de  les 
remjilacer  i)ar  d'autres,  le  paysage  entier  risquerait  d'y  perdre  son  accent.  » 

2.  Cela  n'est  pas  vrai,  bien  entendu,  des  tliéoriciens.  Pien|uin  de  Gembloux  a 
repris  la  thèse  d'Eslicnne  dans  la  mesure  où  pouvait  la  re|)rendre  un  enthou- 
siaste tout  plein  encore  de  la  religion  de  la  pureté.  Voir  p.  165  de  son  His- 
toire littéraire,  philosophique...  des  patois,  Paris,  1858. 


LA   LANGUR  LITTÉRAIUE  771 

aura  quelque  chance  de  plaire.  Si  le  lecteur  éprouvait  à  le 
rencontrer  quelque  chose  du  charme  qu'on  goûte  à  le  lui  pro- 
poser! La  fortune  d'un  mot  tient  à  si  peu!  Mais  ce  n'est  là 
qu'une  arrière-pensée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  mots  de  patois  français  ou  provençal 
qui  ont  pris  place  dans  les  romans  représentent  les  parlers 
d'autant  de  provinces  qu'il  s'en  est  trouvé  pour  produire  des 
romanciers,  c'est-à-dire  à  peu  près  ceux  de  toutes  les  provinces 
de  France';  il  arrive  môme  que  le  patois  exerce  une  attraction 
sur  ceux  qui  font  tardivement  connaissance  avec  lui.  Ce  fut  le 
cas  de  Hugo  à  Guernesey'. 

Paul-Louis  Courier  avait  patoisé,  mais  fort  discrètement. 
C'est  vraiment  George  Sand  qui  a  créé  le  genre.  Citons  : 

Abouter  «^  (arriver  à,  Maîtres  Sonneurs,  112);  accagncr  de  sottises  (Ib., 
176);  acrétd  {F.  le  Cit.,  40);  accoter  (se  taire,  M.  S.,  211) ;  afftneuse  (finaude, 
Ib.,  243);  alochon  (palette  de  la  roue  d'un  moulin,  Fr.  le  Ch.,  153);  amilcux 
(amical,  Ib.,  122,  M.  S.,  iiO);  areau  (sol,  F.  le  Ch.,  183);  arche  (huche  à 
pain  {M.  S.,  344);  bavonsctte  (gorgerelle,  Vct.  Fad.,  62);  bi</er  (embrasser, 
Fr.  le  Cit.,  170);  blaïule  (blouse,  M.  S.,  137);  cabiole  (cabane,  76.,  114); 
carcotte  (coque  d'un  œuf,  d'un  fruit,  Ib.,  137)  ;  charnpi  (né  dans  les  champs, 
déshérité):  chapiiser  (dégrossir  du  bois,  M.  S.,  28);  cheret  (fichu,  mante, 
Fr.  le  Ch.,  27  et  suiv.)  ;  corporé  (Pet.  Fad.,  d);  départie  (séparation,  M.  S., 
16);  desenfartjé  [Fr.  le  Ch.,  202);  detempcer  (retarder,  Ib.,  97;  M.  S.,  69); 
(*/jrolé  (écroulé,  Fr.  le  Ch.,  153);  émalicer  (aigrir,  impatienter,  M.  S.,  120); 
('pc/effe  (ustensile,  outil,  Ib.,  26);  fotlelé  (folie,  i6.,  17);  galerne  (vent  du 
N.-O.,  Fr.  le  Ch.,  152);  ijniie  (mare  bourbeuse,  M.  S  ,  19);  haition  (haine, 
76.,  10);  locature  {Ib.,  G);  mandrer  (amoindrir,  76.,  344);  ménagement  (direc- 
tion, administration,  Ib.,  15);  mitant  (milieu.  76.,  134)  ;  mouvé [ému,  Ib.,  57); 
mue  (cloche  à  poulets,  76.,  38);  nuisance  {Fr.  le  Ch.,  146);  orblutes  (berlue, 
M.  S.,  181)  -portements  (comment  on  se  porte,  76.,  302);  quasiment  (presque, 
Ib.,  13);  qaiétise  {Ib.,  42);  raccoiscr  (calmer,  F/',  le  Ch.,  100);  recordalion 
(souvenir,  76.,  135);  resseulé  (.17.  S.,  39);  retirance  (ressemblance,  Fr.  le 
Ch.,  68),  rouette  (ruelle,  M.  S.,  36o);  rouffer  (faire  du  bruit,  souffler,  Fr.  le 
Ch.,  203);  sciton  (scie  à  deux  manches,  .17.  8.,  138);  semondre  {Fr.  le  Ch., 

1.  C'est  surtout  dans  les  romans  ou  les  poésies  qu'il  y  en  a.  Cependant  Clair 
Tisseur,  alias  Nizier  du  Puits  pelu,  a  eu  le  courage  d'en  parsemer  son  très 
curieux  traité  de  versification  :  Modestes  observations  sur  l'art  de  versifier.  Il  en 
a  été  vertement  blâmé.  J'avoue,  pour  moi,  que  je  préfère  la  lève  et  la  baisse, 
qu'il  emprunte  au  parler  des  canuts,  aux  fameux  mots  iVarsis  et  de  thésis, 
sur  lesquels  on  ne  s'est  jamais  complètement  entendu. 

2.  Voir  les  Travailleurs  de  la  mer,  4i. 

3.  Je  répète  ici  une  observation  que  j'ai  déjà  faite  à  propos  de  listes  ana- 
logues, insérées  dans  mon  étude  sur  le  xvi"  siècle.  On  ne  peut  pas  toujours 
affirmer  qu'un  mot  est  pris  spécialement  à  une  province,  ni  même  qu'il  est 
patois,  il  peut  être  archaïque. 


772  LA  LANdUE  FRANÇAISE 

li-o);  .>iO»/('?n' (saisissement,  frayeur,  est  dans  Liltré,  M.  S.,  182);  tafiàtre 
(tapageur,  Fr.  le  ("h.,  32);  tahustcr  (//>.,  1G3)  ;  touicr  (jeter  quelqu'un  par 
terre  dans  une  lutte,  M.  S.,  139);  vimèrc  (dcau,  Fr.  le  (li.,  ."i.i;  est  aussi 
dans  Littré);  virer  (chasser  les  mouches,  M.  S.,  249)  '. 

Choisissons-en  quelques-uns  dans  la  niasse  des  autres  :  afélo)iuc  (Jules 
de  Glouvet,  Le  Der;/.,  30);  blaude  (blouse,  G.  Vie.,  Em.  hrexs.,  60j;  horde 
(métairie,  Pouv.,  L'//ui.,  22|;  boulingrin  (G.  Vie,  Ein.  hress.,  il 'i-)\bretiaiUc 
(J.  de  Gl.,  Le  Ben/.,  25);  chalaide  (petite  montée.  Pays  de  Langres,  Theu- 
riet,  Boisfl.,  i  etpass.);  coron  (Nord,  Zola,  Germ.,  pass.)  ;  ernhoisc  (Pouv., 
Vinn.,  18);  e)iferres  (Ib.,  78);  enejourmandi  {Ib.,  24);  à  respèrc  (à  l'aiïùt,  Ib., 
(j(j)\(jaurc  [Ib.,  59);  (/avalée  (Vie,  Em.  br.,  41j;  hantnin  (échalas,  Vie,  Em. 
br.,  212);  hcrcheur  (Nord,  Zola,  Germ.,  pass.);  liette  (breton,  Loti,  Pêch. 
d'Isl.,  111);  m'inrue  (Bentzon,  La  t/r.  Saulière,  535);  la  iiiotilée  (abatis 
d'arbres,  Ib.,  li'yS);  /lanylaçure  (Pouv.,  L'iiin.,  100);  pente  (lange,  Ih.,  102); 
peut  (lorrain,  Theur.,  Reine  d.  h.,  24);  reijitiijlard  {\ic.,  Em.  br.,  81);  riselée 
(Hugo,  Trav.,  40);  roupe  (Vie,  Fin.  br.,  911);  schlitte  (allemand,  naturalisé 
dans  le  patois  des  Vosges,  Erckm.-Chat.,  pass.);  suroît  (Loti,  J'éch.  fr/,s7.,5)  ; 
tiaulement  des  b(rurs  (Benlz.,  La  (jr.  Satil.,  552)  ;  vogue  (fête, Vie,  Em.  br.,  43). 

Le  provençal  surtout  a  beaucoup  l'ourni  :  barde  (longue  selle,  F.  Fab., 
M.  Jean,  41  et  i)ass.);  baslidou  (P.  Ar.,  La  gueuse  parf.,  190);  bistorlier 
(rouleau  à  pâte,  se  dit  en  français  des  pilons  de  pharmacien,  F.  Fab., 
M.  Jean,  227);  ealen  (P.  Ar.,  Gueuse  })arf'.,  204);  eanier  {Ib.,  209);  ferradc 
(fête  de  la  marque  du  taureau,  Daud.,  Let.  d.  m.  inoul.,  08)  ;  buiguison 
(ennui  d'une  personne,  P.  Ar.,  Let.  dans  Le  Journ.,  11  janv.  iH9~);ma!/)uin 
(Daud.,  Let.  de  m.  moul.,  20);  mas  [Sapho,  91);  nauf  (Id.,  Port-Tarasc); 
olivade  [Ib.,  20);  pelon  (pelure,  cosse,  F.  Fab.,  3/.  Jean,  34);  rafataillc 
(populace,  Daud.,  P.-Tar.);  tambourinaire  {Num.  li.,  13);  tressant  {[d.  Au 
fort  Montrouge,  La  Fédor,  p.  105);  vote  (fête,  Daud..  L.  d.  m.  moul.,  08). 

Ajoutez  un  grand  nombre  de  locutions  :  Et  donc!  (Contes,  Elixir  du  P. 
Gauch.,  297);  aidre  temps  (Let.,  Le  secr.  de  M.  Corn.,  23);  Ah,  jmuvrc  nous 
(Ib.,  187);  de  reste  (ne  sont  pas  beaux  de  reste.  Let.,  Le  cur.  de  Cucugnan, 
134);  se  languir  (Numa  Uoum.,  83);  /xis  moins  {Sa/dio,  258)-. 

Une  des  plus  savoureuses  études  de  langue  campagnarde  est 
le  récent  roman  de  M.  Eug.  Leroy,  paru  dans  la  Revue  de 
Paris,  en  avril  1899  :  Jacquou  le  croquant.  Littérairement  très 
intéressant,  aura-t-il  quoique  conséquence  linguistique?  Basle, 
amitonner,  chabrol,  blllrm,  cafoiwclie,  enviser,  grabeler,  nesci, 
j)aillole,  petasser,  renvers,  vîmes,  sont  ils  sur  la  route  de  Paris? 
C'est  fort  douteux.  Bon,   s'ils  y  étaient  apportés  avec  quelque 


1.  Tout  cela  est  du  Berry;  je  n'ai  cru  devoir  donner  des  extraits  que  de  deux 
romans  seulement,  pour  mieux  montrer  combien  les  mots  patois  sont  nombreux 
chez  George  Sand. 

■2.  On  imite  aussi  la  syntaxe  campagnarde.  Voir  des  exemples  dans  Si/ntahlische 
Eigenthihrdichheiten  der  frarizoslschen  Bauernsprachu  im  roman  champêtre.  Diss. 
de  George  Caro,  lîerl.,  lS9i.  L'auteur  malheureusement  n'était  pas  en  mesure  de 
distinguer  ce  qui  est  populaire  de  ce  qui  est  proprement  campagnard. 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  773 

produit  à  succès.  Encore  le  produit  pourrait-il  bien  changer  de 
nom.  Il  n'est  pas  douteux  en  efîet  qu'un  certain  nombre  de  mots 
de  provenance  patoise  sont  maintenant  à  peu  près  admis  en 
français  :  biniou  (breton),  bouillabaisse,  esquinté  (provençaux), 
galéjade,  gailletterie  (du  nord),  kirsch  (alsacien).  Certains  sont 
même  si  bien  naturalisés  qu'ils  prennent  des  sens  métaphori- 
ques :  ainsi  bouillabaisse,  qui  devient,  comme  macédoine,  syno- 
nyme de  pêle-mêle.  Mais  il  est  fort  peu  probable  qu'ils  doivent 
cette  fortune  à  la  littérature.  C'est  la  vie,  les  rapports  commer- 
ciaux qui  font  leur  succès,  non  une  phrase  d'un  livre  même 
populaire.  Combien  depuis  la  Petite  Fadette  ont  répété  besson\ 
Il  n'a  pas  repris  vie.  Les  mots  patois,  ou  bien  sont  dans  le  cas 
des  mots  archaïques,  si  difficiles  à  sauver,  ou  bien  dans  la 
situation  d'étrangers  fort  peu  favorisés,  car  ils  appartiennent  à 
des  langues  qu'on  n'apprend  pas.  Tout  près  du  français  par 
l'origine,  ils  en  sont  bien  plus  loin  que  des  mots  grecs,  sitôt  que 
leur  forme  n'est  plus  assez  voisine  d'un  mot  du  français  de 
France  pour  porter  en  soi  son  explication. 

Le  mot  propre  et  les  mots  populaires.  — Autrement 
importante  était  la  question  de  savoir  si  la  langue  populaire 
allait  se  mêler  à  l'autre.  Les  romantiques  avaient  posé  le  prin- 
cipe, ils  avaient  même  commencé  h  l'appliquer,  mais  ce  ne 
pouvait  être  que  de  façon  intermittente  et  incomplète. 

Les  littérateurs  d'alors,  comme  les  politiques,  quand  ils  se 
tournent  vers  le  peuple  avec  d'autres  idées  que  celle  d'en  rire, 
ne  descendent  généralement  à  lui  que  pour  l'élever  jusqu'à  eux. 
Ainsi  a-t-on  fait  des  mots  populaires.  On  en  puise,  mais  sans 
que  jamais  l'auteur  soit  entraîné  à  rabaisser  son  style  à  leur 
niveau,  de  sorte  qu'on  trouve  des  mots  populaires  partout  et  le 
parler  populaire  presque  nulle  part. 

Il  est  incontestable  que  depuis  1848  les  habitudes  ont  changé 
assez  rapidement  sur  ce  point.  Je  traiterai  ailleurs  de  la  question 
spéciale  de  l'argot,  dont  le  progrès  me  paraît  dû  plutôt  aux 
mœurs  qu'aux  doctrines  littéraires.  En  ce  qui  concerne  en 
général  la  langue  populaire,  le  mouvement  réaliste  contribue  très 
visiblement  à  la  faire  prendre  au  sérieux  et  adopter  telle  quelle  '. 

1.  Dans  Madame  Bovary  je  note  :  clabauder  (203);  bernique  (316),  coulage  (303), 
godaille)'  (84),  en  goguelte  (371),  gâtons  (5),  guimbarde  (23i),    lanterner  (317), 


-774  LA   LANGCE  FRANÇAISE 

Si  clans  le  vaudeville  il  ne  restait  plus  grancrchose  à  faire, 
il  n'en  était  pas  ainsi  dans  le  roman,  et  Germinie  Lacertenx 
marque  certainement  une  date,  moins  nettement  que  les 
auteurs  ne  l'espéraient,  assez  fortement  pourtant.  C'est  un 
grand  pas  vers  le  langage  du  monde  oii  Germinie  descend  par 
degrés,  entre  Jupillon  et  Gautruche,  du  bal  de  la  Goutte-Noire 
au  ruisseau  et  à  la  fosse  commune.  Les  mœurs  aidant,  les 
audaces  sont  peu  à  peu  devenues  usuelles.  On  s'est  habitué  à 
entendre  les  auteurs,  au  théâtre  ou  dans  les  livres,  parler  le 
langage  des  milieux  où  le  goût  régnant  les  portait  à  choisir 
leurs  sujets. 

Je  serai  très  bref  sur  ce  point.  Je  ne  puis  cependant  m'abstenir 
de  marquer  que  pendant  un  temps  on  se  garda  encore  avec  soin 
des  crudités.  On  avait  bien,  dès  les  origines,  proclamé  qu'on 
entendait,  là  aussi,  rester  libre  de  tout  dire  '.  Il  est  facile  cepen- 
dant de  A'oir  que  Flaubert  tourne  la  page  quand  il  en  arrive  à 
certaines  difficultés.  Souvenez-vous  plutôt  comment  M"""  Bovary 
tombe  entre  les  bras  de  Rodolphe  :  «  Elle  s'aliandonna»,  et  c'est 
tout  (ITÎ).  Les  Goncourt,  bien  plus  osés,  se  gardent  encore, 
même  dans  l'ignoble,  du  mot  ordurier. 

Les  naturalistes  n'ont  pas  cru  devoir  observer  la  même 
réserve  -.  On  sait  s'ils  ont  payé  cher  cette  braverie.  On  a  feint 
de  confondre  les  plus  honnêtes  et  les  plus  sincères  d'entre  eux 
avec  les  entrepreneurs  de  suppléments  obscènes  et  les  fabricants 
d'ordures  à  tant  la  ligne  ^  Les  disciples  ont  été  pires  encore 

patraque  (28f)),  rembarrer  (:2il),  sacrer  (289),  ^e  repasser  du  bon  temps  (324),  vrai- 
ment tapé  (241). 

1.  Voir  la  revue  le  liéalisrne.  n"  Pi,  p.  86  :  «  Lorsqu'on  ne  dit  pus  le  mol  pro])re. 
on  le  remplace  par  une  périphrase,  ...  on  débile  autanl  que  jamais  des  gaillar- 
dises, des  gravelures  même;  est-il  plus  honnête  de  les  dire  en  dix  mots  qu'en  un?  » 

2.  Voir  la  Revue  réaliste  de  Vasl-Ricouard.  n"  1,  1879;  Progr.  3.  «...  De  même 
que  le  romantisme  a  réhabilité  les  expressions  réputées  ignobles  ])ar  l'étrange 
esthétique  des  poètes  courtisans  du  xvn"  siècle,  et  par  toute  celle  école  litté- 
raire, qui,  d'avachissements  en  décrépitudes,  devait  al)oulir  à  Fillustre  Népomu- 
cène  Lemercier,  de  même  nous  pensons  qu'on  doit  faire  bonne  et  prompte 
justice  des  euphémismes  encore  à  la  mode  aujourd'hui,  des  synonymes  sau- 
grenus et  des  périphrases  paillardes....  Nous  mettrons  simplement  le  terme 
cru  à  la  place  du  terme  polisson...  Tant  pis  si  le  mol  sale  est  littérairement 
le  mot  propre.  » 

3.  Voir  les  apostrophes  des  modernes,  en  ]iarlicnlier  dans  Iai  Plume, 
V  novembre  1880,  et  surtout  le  i»am]>lilel  intitulé  :  Im  Flore  pornoijraphique, 
glossaire  de  Vécole  naluraitste,  extrait  des  œuvres  de  M.  Em.  Zola  et  de  ses  dis- 
ciples, par  Amii.  Macrobe,  18S3.  C'est  un  lexique  des  mots  empruntés  à  Goncourt, 
Zola,  V.  Meunier,  Huysmans.  Guy  de  Maupassant,  qui  est  très  loin  d'être  com- 
plet, mais  qui  me  parait  de  nature  à  me  dispenser  de  toute  citation. 


LA   LANGUE   LITTERAIRE  775 

que  les  critiques.  En  affectant  de  suivre  les  maîtres,  ils  ont 
saturé  la  nation  de  tous  les  genres  de  porno2:raphie  et  de  scato- 
logie, spéculant  souvent  sur  le  scandale,  quand  ils  ne  battaient 
pas  monnaie  de  la  perversion. 

La  mode  semide  à  peu  près  passée,  fort  heureusement  sans 
qu'une  réaction  trop  forte  vienne  rejeter  vers  le  bégueulisme 
tous  ceux  que  dégoûte  l'ordurier.  Je  ne  crois  pas  que  la  langue 
littéraire  ait  gagné  grand'chose  à  ces  tentatives,  elle  y  a  perdu, 
peut-être  pour  longtemps,  quelques  traditions -de  réserve  et  des 
habitudes  de  décence  qui  gênaient  peu  et  qui  étaient  ag-réables. 

Le  mot  propre  et  la  création  des  mots.  —  Enfin,  il 
devait  arriver  et  il  arriva  que  ceux  qui  rêvaient  sans  cesse  d'une 
adéquation  parfaite  de  la  forme  à  la  pensée,  après  avoir  vidé 
dans  la  langue  littéraire  tout  ce  qu'ils  ramassaient  et  tout  ce 
qu'elle  pouvait  contenir  de  mots  existants,  n'y  trouveraient  pas 
encore  ce  (ju'ils  voulaient.  Flaubert  l'a  dit  plusieurs  fois  :  «  La 
langue  est  usée  jusqu'à  la  corde.  »  {Corr.,  II,  158.)  «  Nous  avons 
trop  de  choses  et  pas  assez  de  formes.  De  là  la  torture  des 
consciencieux.  »  [Ib.,  199.)  A  la  vérité,  lui-même  est  peu  hardi 
à  forger  ce  qui  manque.  S'il  n'a  pas  écrit  le  livre  pour  lequel 
il  s'enthousiasmait  avec  Maxime  (ki  Camp,  sur  les  transmi- 
grations du  latin  ',  il  n'en  est  pas  moins  fortement  attaché  à  la 
tradition,  et  comme  les  romantiques,  c'est  vers  les  vieux  tours 
qu'il  regarderait  volontiers.  Cependant  il  ne  se  refuse  pas  un 
de  ces  mots  (jui  font  besoin  -.  Il  lui  arrive,  et  souvent,  plutôt 
que  de  sacrifier  l'ordre  nécessaire  des  mots,  plutôt  cjue  de  com- 
mettre une  impropriété,  de  forcer  la  svntaxe^ 

Ces  hardiesses  sont  assez  nombreuses.  Presque  toujours 
heureuses,   souvent  autorisées  par  l'ancien  usag-e,    ou   Fana- 


1.  Max.  du  Camp,  Souv.  Utf.,  I,  232. 

2.  Peu  apparents,  parce  qu'en  réalité  ils  sont  des  mots  nécessaires,  les  néolo- 
gismes  sont  encore  en  nombre  dans  Madame  Bovary  :  écaillures  de  la  muraille 
(340),  une  de  ces  ivoireries  indescriptibles  (338),  quelle  fraîcheur  sous  la  /létrée 
(9),  aux  fulgurations  de  l'heure  présente  (5fi),  etc.  Flaubert  adopte  aussi  des  sens 
nouveaux  :  des  lumignons  bleuâtres  se  rabattaient  sur  les  chaumières  (374),  à 
la  manière  magnifique  d'une  apotfiéose  qui  s'envole  (117). 

3.  Ce  qu'il  proposait  était  toujours  consenti  [Bov.,  HG;  accordé  ferait  contre- 
sens, M"'"  Bovary  transformée  s'entend  avec  son  mari,  elle  ne  lui  fait  pas  une 
grâce).  Alors  en  la  contemplant  dormir  [Ib.,  127;  contemplant  dormant  eût 
écorché  les  oreilles,  regardant  eût  mal  traduit  l'attendrissement  momentané 
d'Emma  le  jour  oii  Berthe  s'était  blessée). 


776  LA   LAXOUK   FUANI.IAISK 

loiii*^   elles  n'en  étaient  pas  moins  d'un  exemple  daniicreux '. 

Les  impressionnistes.  —  Au  premier  rang  des  plus  hardis, 
il  faut  placer  les  Concourt.  Ayant  l'horreur  non  seulement  du 
poncif  et  du  convenu,  non  seulement  du  classique  et  de  l'acadé- 
mique, mais  de  ce  (|ui  pourrait  être  trop  facilement  trouvé  par 
d'autres,  ils  montrent  inliniinent  moins  de  réserve  que  Flaubert. 
On  retrouve  leur  doctrine  condensée  dans  la  Préface  de 
Chérie  (ISSi),  mais  elle  est  éparse  dans  toutes  leurs  «  écri- 
tures ».  C'est  la  revendication  du  droit  absolu  à  une  langue 
personnelle,  qui  ne  se  refuse  rien  au  besoin-. 

Et  les  besoins  des  Concourt  sont  immenses,  pro|)ortionnés 
à  l'intensité  et  à  la  variété  des  visions  que  le  passé  et  le  présent 
font  succéder  dans  leur  esprit.  Aussi  poussent-ils  leur  quête  de 
tous  côtés,  vers  le  vieux  et  le  neuf,  le  raffiné  et  le  populacier,  les 
<(■  gueulées  »  de  la  foule  '  et  les  délicatesses  nuancées  des  petits- 
maîtres.  Je  n'insiste  pas  sur  la  reprise  qu'ils  font  de  tous  les 
procédés  d'enrichissement  usuels.  Attribuer  aux  mots  des  sens 
nouveaux  \  puiser  aux  sources  populaires  %  ou  dans  le  vieux 
lexique  %  c'était  banal. 

1.  11  crit  amusant  de  voir  \a  Ileriic  réaliste  reprendre  contre  Hugo  les  polé- 
miques des  romantiques  contre  Racine  et  soutenir  qu'il  n'y  a  pas  cent  mots 
dans  les  15  000  vers  des  Conlemplalions  :  ombre,  sombre,  immensité,  zénith, 
flamboyer,  rayon,  énorme,  géant,  antre,  ouragan,  sphère,  proclif/e,  fleur,  parfum, 
monstre,  inconnu,  penseur,  morose,  rose,  pleur,  gouffre,  abîme,  éclair,  nadir,  fée, 
aile,  greffe,  pervenche,  globe,  éblouir,  farouche,  tourbillon,  fosse,  crdne,  vo'be, 
amour,  fleuve,  profondeur,  front,  bouche,  yeux,  deux,  délire,  navire,  esquif,  or, 
fange,  ange,  océan,  satan.  ■<  Olez  à  Hugo  trenle  gros  adjectifs  et  toute  sa  poésie 
s'airaisse.  »  {Le  Real.,  n°  3,  lo  janv.  lSo7.) 

2.  «  Non!  le  romancier  qui  a  le  désir  de  se  survivre  continuera...  à  courir 
après  l'épilhète  rare...  à  ne  pas  se  refuser  un  tour  pouvant  faire  de  la  peine 
au.\  ombres  de  MM.  Noël  et  Chapsal,  mais  lui  paraissant  apporter  de  la  vie  à  sa 
phrase,  continuera  à  ne  pas  rejeter  un  vocable  comblant  un  trou  parmi  les 
rares  mots  admis  à  monter  dans  les  carrosses  de  l'Académie,  commettra  enfin, 
mon  Dieu,  oui!  un  néologisme,  —  et  cela,  dans  la  grande  indignation  de  cri- 
tiques ignorant  absolument  que  :  suer  à  grosses  gouttes,  prendre  à  lâche, 
tourner  la  cervelle,  chercher  chicane,  l'air  consterné,  et  presque  toutes  les 
liicutions  qu'ils  emploient  journellement,  étaient  d'abominables  néologismes 
en  l'année  l'oO.  Puis,  toujours,  toujours,  ce  romancier  écrira  en  vue  de  ceux 
qui  ont  le  goût  le  plus  précieux,  le  plus  raffiné  de  la  prose  française,  et  de  la 
prose  française  de  l'heure  actuelle.  » 

3.  Soc.  fr.  pend,  la  liévol.,  18.  Voir  le  passage  où  ils  accusent  Candide  de 
n'être  que  du  Rabelais....  diminué  (Journ.,  Il,  103). 

4.  Et  i)uis  Balzac  a  un  style,  jette  Sainte-Beuve,  ça  a  l'air  tordu  (Journ.,  II,  112; 
cf.  H,  134),  et  à  la  fin  de  cette  journée  entièrement  cliambrre,  nous  avons  la 
fatigue  de  tous  les  pays  parcourus.  {Ib.,  II,  159.) 

o.  Causerie  chaffriotante  {Journ.,  H.  14.ï);  une  coucherie  patriarcale  {Ib.,  II, 
286),  dégoùtaiion  (Jl,  55);  empoignemenl  (I,  â'I);  estrangouiller  (20");  fldne  (I, 
150);  tarabiscotage  {Art  au  XVlll"  s.,  art.  sur  les  Saint-Aubin). 

0.  Aumôner  {Journ.,  1, 122);  cortéger  {Ib.,  25),  débagouler  {Ib.,  I,  137),  dévalement 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  777 

Ils  inventent  délil)érément  des  mots,  et  en  nombre  immense. 
On  ferait  un  cours  sur  les  procédés  de  dérivation  et  de  compo- 
sition savante  ou  populaire  avec  des  extraits  de  leurs  œuvres  : 

cmpoiijnant  iJourti.,  I,  'il).  —  Croqitadc  (Arl  au  XVIU'^  s.,  I,  210);  cchap- 
padc  {Journ.,  H,  83).  —  Marmottaijc  (Ih.,  I,  i^O)  ;  parlage  (Ib.,  II,  107).  — 
Rclrouvaillc  {Ih.,  I,  lOG).  —  Filtrée  (Ih.,  I,  152).  —  Cliantonncmcnt  [Ib.,  II, 
95);  dcsordonncment  [Ib.,  I,  lG7i;  éelaireinent  {Ib.,\,  ^iOl);  c'dentement  {Ih., 
I,  337);  endorincment  (Ib.,  II,  207);  fouaiUcmoit  (Ib.,  I,  177);  maudissement 
{Ib.,  II,  121);  poudroiement  {Ib.,  II,  137);  procession)icment  (Ih.,  II,  138); 
rcpoussemcnt  {Ih.,  II,  48);  j^ondissemcnt  {Ib.,  Il,  29);  sabrentent  {Ib.,  II,  290); 
scrpentcmcnt  {Art  au  XVIII'^  s.,  I,  4);  tapement  (Journ.,  I.  47);  titillemcnt 
{Société  fr.  pendant  la  Rcrol.,  21);  ircssautcmcnt  {Journ.,  I,  185).  —  Ourscrie 
{Ib.,  1,275);  polichincllcrie  {Ib.,  II,  143);  vitlageoiserie  {Ib.,  I,  237).  —  Brodai- 
rettc  (Ib.,  I,  225).  —  Blondeur  (Ih.,  I,  95).  —  Dérideur  (Ih.,  I,  348);  héber- 
geur [Ib.,  I,  203);  noircisseur  [Ib.,  I,  236);  perdeur  (Ib.,  I,  305);  pourri^scur 
(Ib.,  II,  33);  regardeur  (Ib.,  I,  387);  reveneur  [Ib.,  II,  252);  tortureiir  {Ih..  II, 
121)  ;  —  friselis  {Ih.,\\,  225)  ;  griffonnis  {Ib.,  I,  271).  —  Déerassoir  {Ib..],  371)  ; 
gueuloir  (Ib.,  I,  374).  —  Croqueton  (Ih.,  I,  183).  —  Grumelot  (Art  au 
XVIII'  s.,  I,  130).  —  Cerniire  {Journ.,  II,  169);  cgrenurc  {Art  au  XVIIl'  s., 
I,  94);  niordillurc  (Jour)i.,  II,  119);  sahrure  (Ib.,  I,  365);  zigzagure  {Ib.,  II, 
225).  —  Aquarelle  (Ih.,  I,  98);  diadème  {Ib.,  II,  116);  fusiné  (Ib.,  I,  98); 
hasehisché  {Ib.,  2*9);  nuage  {Ib.,  I,  222).  —  Truandesquc  (Ib.,  I,  132). — 
Barboteux  [Ib.,  I,  235);  brouillardcux  (Ib.,  I,  305);  cireux  (Ib.,  I,  140); 
inélancolieux  [Ih.,  I,  239);  violletonneu-e  {Ib..  I,  352);  oimteux  {Ib.,  II,  136); 
prctreux  [Ib.,  I,  332);  talentueux  [Ib.,  I,  165).  —  Junonien  {Ib.,  I,  228).  — 
Expansion)u'r  [s')  [Ih.,  I,  276);  gracieuser  {La  Femme  au  XVIII''  s.,  4);  pyra- 
midcr  [Journ.,  l,  89);  rcbellionncr  {Ib.,  II,  230);  virecoltcr  {Ib.,  I,  69.  - 
Bavardcment  [Ib.,  II,  111);  cahncrncnt  (Ib.,  I.  352);  coléreuscment  (Ib.,  11,90); 
f rigidement  (Ib.,  I,  117);  larveusement  (Ib.,  II,  253);  insouciamment  {Sœur 
Phii,  i5);  mueltement  (Journ.,  I,  141)  ;  p«/('mcnf  (/6.,  II,  235);  rauquement 
(Ib.,  I,  306);  septcntrionulcment  {Ib.,  I,  115)  ;  souffreteusement  {Ib.,  I,  116).  — 
Décadrer  {Ih.,  If,  310);  dénoircir  (Ih.,  I,  147).  —  Emhuissonné  [Ih.,  I,  69); 
ensuairé  [Ib.,  I,  337);  enverduré  (Société  fr.  pendant  la  Rérol.,  399);  enver- 
saillé  {Journ.,  U,  307).  —  Enguignonncntent  (Ib.,  II,  309);  remhaillement 
[Ib.,  I,  273).  —  Renvoler  (se)  {Idées  et  sensations,  149).  —  Demi-cndormement 
(Journ.,  II,  -20). —Bonne  enfance  {Ib.,  11,290).  —  Appétent  (Sœur  Phil.,  117); 
terrifnpie  [Journ.,  II,  79);  sitltaleur  (Ib.,  I,  379);  imaginafcur  [Ib.,  11,  265). 

—  Arborisation  (Ib.,  I,  39i-j;  cogitations  (Ib.,  II,  98);  demalérialisation 
[Idées  et  scn.^ations,  215);  immorlalisation^  {lh.,l,  21i);  poétisât  ion  [Ib.,  l,  133). 

—  Axiomatique  (Ib.,  I,  280);  fantomatique  {Journ.,  I,  227).  —  albcsccnt  (Ib.,  I, 
on.  —  Allusif  (Ib.,  I,  82).  —  Diaphanéiscr  {Ib.,  II,  257);  hystériscr  {s)  {Ih., 

(Ih.,  I,  9o);  devinante  {Ib.,  II,  306);  dévorement  {Ih.,  I,  278);  rfo/iHer  Ze  dernier 
accommodage{Art  au  XVII l^  s.,  -I"  éd.,  I,  123);  gaudissement  (Journ.,  I,  91,  II,  253); 
w«Ze  (Journ.,  I,  188);  massiveté  {Art.  au  XVlït  s.,  I,  103).  Leur  synlcaxe  arcliaïse 
de  mênie  :  en  ce  bouleversement  (Soc.  Hév.,  14);  en  le  rouge  panier  [Ib.,  398);  dont 
il  moque  lu  maigreur  (Journ.,  I,  312);  la  république  ne  prit  souci  de  tout  cela 
(Soc.  Réu.,  401),  il  traîne  au  panthéon  de  Végout...  ceux-là  qui  étaient  empereurs, 
ceux-là  qui  étaient  proconsuls  (Soc.  Dir.,  T  éd.,  372). 


778  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

II,  200).  —  PcdcslrUtiusmc  {Ih.,  II,  178);  révohitio)inarismc  (Ih.,  Il,  298).  — 
Affectitosité  (Ih.,  I,  353);  exquisité  {Ib.,  I,  228);  fébrilité  (Ih.,  I,  207);  mcr- 
vcillotiité  (Sœur  Phil.,  29);  modcniilé  {Ih.,  I,  262);  stwliosité  (Ih.,  II,  l.o6); 
verticalité  (]/>.,  I,  282).  —  Trayédique  (Ih.,  II,  61).  —  Imlctacluihlc  {Ih.,  I, 
383);  insali.^mble  {Ih.,  II,  332);  informulé  {Ib.,  I,  97);  inofficiri  [Ih.,  II,  57  : 
insapidité  {Ib.,  II,  308);  insoupçonné  {Ih.,  II,  313).  —  Crânioloyique  {Ih., 
I,  159).  —  Bêtifier  (Ih.,  II,  279);  ncrvosifier  (se)  {Ib.,  II,  20).  —  pcrruquificr 
(Ib.,  I,  248). 

Il  serait  facile  de  compléter  et  d'ajouter  quelques  formes 
barbares,  du  genre  de  vieillarde  et  de  peinh^esse.  Mieux  vaut,  je 
crois,  signaler  la  préférence  accordée  à  certains  procédés  où  se 
marquent  les  caractéristiques  de  leur  esprit.  C'est  ainsi  que  leur 
lexique  trahit  leur  manière  de  voir  le  monde  extérieur,  dans 
lequel  ils  s'attachent  moins  aux  êtres  qu'aux  manières  d'être. 
Ce  qu'ils  aperçoivent,  ce  sont  des  attitudes,  ou,  comme  disent 
les  philosophes,  des  qualités,  et  c'est  pour  cela  que  leur  style 
abonde  en  mots  abstraits.  En  nous  remémorant  l'Orient,  nous 
reverrions,  nous,  des  Arabes  immobiles,  ils  revoient,  eux, 
d'impassibles  immobilités  d'Arabes  (Id.  et  sens., '22);  des  créatures 
sont  empaquetées  dans  un  étalement  carré  de  laine  {Ib.,  30).  Les 
mots  abstraits  chassent  ainsi  les  mots  concrets,  même  là  où 
ils  sont  sujets  d'un  verbe  marquant  l'action,  et  c'est  ainsi  qu'on 
voit  des  blancheurs  qui  défaillent  {Sœur  PJiil.,  41),  et  de  l'incon- 
fortable accepté  par  la  nature  ouvrière  des  jjeintres  (Jour.,  Il, 
308).  On  comprend  par  là  une  des  raisons  pourquoi  Rod  {Rev. 
réal.,  n°  9,  p.  3)  voulait  appeler  Concourt  un  sensationniste, 
sauf  à  créer  le  mot  pour  lui.  Les  expressions  qu'il  admire  :  tour- 
menter  réternelle  habitude  des  choses,  regarder  dormir  Venfance 
d'un  nouveau-né ,  boire  à  la  fraîcheur  des  sources,  causer  avec  la 
tristesse  d'un  bois  d'automne,  sont  faites  de  cette  manière. 

Encore  n'est-ce  là  que  le  développement  dune  tendance  qui 
remonte  à  notre  moyen  âge,  dont  les  [U'écieux  du  xvi"  et  du 
xvif  siècle,  dont  les  classiques  eux-mêmes  ont  abusé.  Les 
Concourt  ont  trouvé  autre  chose.  Je  ne  dirai  pas  qu'ils  ont  les 
premiers  touché  à  la  syntaxe,  après  avoir  signalé  moi-même 
qu'ils  avaient  eu  dans  celte  audace  des  précurseurs.  Ils  y  ont  du 
moins  touché  tout  autrement.  Il  ne  s'est  pas  agi  pour  eux  de 
l'élargir,  ils  ont  souvent  rompu  avec  elle.  Et  c'était  là  une 
nécessité.  Le  style,  tel  qu'ils  l'ont  voulu  et  par  endroits  réalisé, 


LA   LANGUE  LITTÉRAIRE  779 

sorte  de  cinématographe  qui  prétend  donner  la  sensation  même 
de  la  vie,  avec  son  mouvement  et  son  bruit,  devait  en  venir  là. 
Plus  vite  les  images  se  succèdent  dans  cet  instrument,  plus 
l'illusion  de  l'animé  est  grande.  De  même  dans  cette  écriture,  il 
fallait  que  les  mots  significatifs  se  succédassent  sur  l'écran, 
haletants,  trépidants,  débarrassés  autant  que  possible  des  par- 
ticules syntaxiques.  De  là  des  procédés  usuels  et  normaux, 
l'énumération  constante,  indéfinie,  de  là  aussi  une  multiplicité 
extraordinaire  et  arbitraire  des  ellipses  '. 

La  phrase  doit  être  montée  comme  un  collier  d'orfèvrerie 
d'une  bonne  maison,  qui  cache  lig'^aments  et  sertissures,  et  ne 
laisse  voir  que  les  pierres.  En  outre  les  mots  qui  restent  doivent 
être  placés  là  où  les  demande  l'ordre  des  sensations  :  Les  voix 
du  gynécée  ne  parlent  pas  en  ces  voix  du  forum,  et  ils  agissent, 
et  ils  passent,  ces  liommes  puissants,  seuls  {Soc.  Rév.,  393).  De  là 
ces  périodes,  —  peut-on  employer  le  mot?  —  assez  rares  encore, 
il  est  vrai,  qui  scandalisaient  tant  Barbey  d'Aurevilly  ^  et  qui 
ont  commencé  à  mettre  le  désordre  de  la  passion,  au  lieu  de 
Tordre  de  l'analyse,  dans  la  ])rose  française  ^ 

1.  ■•  A  peine  est-il  débarqué,  grand  Ijruil!  le  grotesque  Panurge  est  un  conspi- 
rateur! et  tout  aussitôt  scellé  sur  les  papiers  du  baron  de  la  Dandinière,  de  par 
la  commission  populaire  de  Bordeaux!  Grosse  saisie  d'une  petite  liste,  la  liste 
des  rôles  qu'il  devait  jouer!  Lays  essaie  de  chanter  OEdipe  et  les  Prétendus  : 
tumulte,  scandale  au  théâtre:  ordre  de  décamper,  signifié  par  le  conseil  général 
de  la  commune.  Telle  est  la  campagne  jacobine...  •■  (Soc.  fr.  sous  le  Dir.,  3o8.) 
Hugo  emploie  souvent  ces  formes  de  phrase,  mais  dans  des  sortes  d'excla- 
mations :  //  subissait;  les  ouragans  étaient  sur  lui.  Luf/uhre  fonction  des  souffles 
(Uhomme  qui  rit,  I,  12i;.  Le  bouffon  de  cour  n^était  pas  autre  chose  qu'un  essai 
de  ramener  l'homme  au  singe  ;  Progrès  en  arrière;  CJief-d'œuvre  à  reculons  {Ib.,  I, 
5o),  etc. 

2.  Œiiv'.,  IV,  198-199. 

3.  •<  Dans  la  rue,  mille  voix,  mille  cris,  mille  gueulées  :  tout  un  peuple  enfiévré 
allant,  venant  et  coudoyant;  toute  une  ville  murmurante,  fourmillante,  mou- 
vante comme  une  ville  tout  à  l'heure  morte,  muette,  soudain  frappée  de  vie;  — 
les  foyers  désertés,  le  travail  qui  chôme,  la  faim  qui  gronde;  tous  les  yeux 
tournés  vers  les  menaces  des  travaux  de  Montmartre;  le  ruisseau,  le  pavé, 
l'angle  des  maisons,  le  coin  de  borne  passant  tribunes;  des  éloquences  s'impro- 
visant  au  plein-vent  des  carrefours,  des  chanteurs,  des  Diogènes  :  ...  toutes 
fraîches  peintes,  les  enseignes  :  au  Grand  Necker,  à  V Assemblée  Nationale,  his- 
sées au  front  des  devantures,  dans  l'applaudissement  populaire;  partout  un 
nuage  de  poussière  blanche  «jui  monte  des  ceinturons  que  les  gardes  nationaux 
blanchissent  à  la  porte  de  leurs  boutiques;  —  le  commerce  libre  qui  envahit  et 
conquiert,  trottoirs,  ponts,  places,  campant  sous  ses  échoppes,  ses  planches, 
ses  baraques,  ses  parasols,  une,  deux,  trois,  cent,  cent  mille  affiches  rouges, 
bleues,  blanches,  jaunes,  vertes,  éclatant  le  long  des  murs  comme  une  traînée 
de  poudre,  posées,  déchirées,  grimpant  l'une  sur  l'autre,  muets  orateurs,  aristo- 
crates, patriotes  appelant  l'œil  des  foules;  ici  traînés  les  longs  arbres  de  la 
Liberté  à  toutes  branches;  —  à  un  cor  qui  s'éveille,  cent  cors  éveillés  l'un  après 
l'autre  dans  le  lointain,  répondant,  signal  et  correspondance;  etc.  » 


780  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

Daudet.  —  Alphonse  Daudet  prend  beaucoup  moins  de 
souci  de  se  singulariser  que  les  Concourt.  Mais  lui  aussi  est 
essentiellement  impressionniste  et  prétend  à  faire  voir  et  sentir 
plutôt  qu'à  décrire.  Aussi  retient-il  de  leurs  procédés  tout  ce 
qui  peut  lui  servir  à  cet  effet,  sauf  à  en  user  avec  plus  de 
discrétion. 

Son  vocabulaire  est  extrêmement  riche,  et  pour  le  nuancer 
encore,  le  marquer  au  caractère  des  divers  personnages,  on 
sait  le  soin  qu'il  prend  de  le  saupoudrer  de  patois  ou  d'argot'. 

11  crée  aussi,  et  sans  timidité,  au  point  que  Littré  et  Darmes- 
teter  ont  pu  puiser  abondamment  dans  ses  œuvres  pour  dresser 
leurs  listes  de  néologismes  : 

Ab^orbeiirfMtima  R.,  154)  ;  acoqidnrment  {Saplio,l)[)  ;  s'activer  {Nitma  iJ.,92)  ; 
affectuositc  [Ib.,  127);  apoplectisé  {Scq^ho,  115);  arc-en-cielés  (Num.  K.,  263); 
auréole  [Jack,  I,  6  Darm.  Thèse)  ;  aveulissement  {La  Fédor,  82)  ;  babélisme  {Num. 
R.,  260);  baillée  {SapJio,  25);  bestialisé  {Ib.,  248);  bottclée  {Let.d.  m.  ;/t.,81); 
chiffonnage  {Numa  R.,  151);  cocasserie  {Sapho,  137);  contracture  {La  Fédor, 
81);  cosmétique  {Jack,  l,  2  Darm.  l.  c);  désirément  {Sapho,  217);  diagnosti- 
queur  (Num.  R.,  214);  effllocheuse  {Ib.,  137);  engabionné  (La  Fédor,  96); 
endeuillé  {Ib.,  37);  enfermement  (Numa  R.,  286);  cnvolcment  {L'Evang.,  164); 
éveillée  {Numa  R.,  287);  excursionniste  {Ib.,  192);  facticité  {Ib.,  278);  faran- 
doler  {Ib.,  65);  fouilleur  (adj.,  76.,  31);  gaillardet  {Let.  d.  m.  mouL,  134); 
gironner  {Num.  R.,  188);  haschisché  (Sajilio,  11);  tiouler  {Ib.,  97);  impres- 
sionniste {Num.  R.,  202);  indécence  r  table  (Sapho,  186);  inentcnduble  {Nunm 
R.,  259);  invoidu  {La  Fédor,  '66);  Jaillissui'e  {Numa  R.,  259);  lâchcrie  (Sapho, 
136);  matité  {Numa  R.,  7);  se  mélancoliser  {Ib.,  299);  musiquette  {Ib.,  141); 
nervosité  {Ib.,  286);  notaresse  (La  Pet.  Par.,  73);  paillis  (Sapho,  95);  pataii- 
geage  {Ib.,  49);  plein-vent  {Ib.,  [ii);pointillemcnt  {Numa  R.,1);  réclamier 
(Numa  R.,  323);  réclusionnaire  {Sapho,  85);  siibmersionniste  (Ib.,  260);  som- 
breur  (Numa  R.,  221);  sourieux  (Ib.,  218);  suiveur  {Ib.,  42);  tarasconnade 
{Ib.,  30);  à  la  tdte  {Ib.,  280);  touriiement  {Ib.,  81);  trépidant  {Sapho,  325); 
vagué  {Numa  IL,  324). 

Il  serait  intéressant  d"étudier  cciiains  procédés  particulièrement  chers  à 
l'auteur,  par  exemple  la  transformation  constante  de  participes  présents 

1.  Les  exemples  sont  innonil)raliles  :  blagueur  {Num.  /?.,  91);  ça  buuhlle  (Ib., 
21J);  se  bûcher  {Ib.,  293);  cercleux  {la  Féd.,  8»);  chapardeur  (Saph.,  199);  collage 
{Ib.,  60);  dégouliner  {Ib.,  188);  s'emballer  {Num.  R.,  Ii2);  flâne  {Ib.,  267);  gin. 
glard  {Saph.,  188):  piocheur  {Nian.  /?.,  20),  piquer  un  chien  (Saph.,  ['èS);  potiner 
{Num.  R.,  186);  se  peigner  {Saph.,  39);  rasant  (/6.,  28);  ratiboiser  {Num.  R.,  300); 
roulure  (Saph.,  [M,);  routeur  (Ib.,  118);  se  toquer  {Num.  R.,  140);  trac  (Ib.,  132); 
trépignée  {Saph.,  64);  tortiller  un  cavalier  seul  {Ib.,  9),  etc.  Les  formes  de 
phrases  populaires  abondent  aussi  dans  les  dialogues  :  c'est  moi  que  Je  viens 
vous  prendre  (Num.  R.,  252);  ça  y  donnera  du  courage  {Sapho,  116);  tout  le 
monde  lui  était  après  (Contes,  Les  3  sont.,  229);  le  père  n'est  pas  content;  rapport 
aux  affaires  de  la  politique  {Ib.,  228);  les  commandes  pleuraient,  que  c'était  une 
bénédiction  {16.,  L'élix.  du  P.  Gauch.,  2'3',). 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  781 

eu  adjectifs  :  la  lueur  lentement  circulante  des  filea  de  laiiterncs  (NimiaR.,  144)  ; 
des  attitudes  convoitantes  (Ih.,  158)  ;  jalousie  stérile  et  explorante  {Sapho,  185)  ; 
les  attitudes  surveillantes  d' Audd)erle  (yuma  /{.,  254)  '. 

On  retrouverait  chez  lui  la  passion  des  substantifs  abstraits,  des  écrou- 
lements et  des  envolements  :  n  Alors,  avec  un  (jrand  remuement  de  chaises, 
un  froufrou  d'eniimanchement,  une  expansion  d'enfants  rieurs  devant  la 
table  mise,  tous  ces  bourgeois  s'installaient  {Cent.,  Les  pet.  pat.,  187).  Varc- 
en-ciel  se  découpait  à  certaines  heures,  en  délicatesses  de  bleu  et  de  rose  exquis 
{Ib.,  81).  Et  ce  cri  rassurait  la  terreur  silcncieuic  qu'il  venait  d'avoir 
{Sapho,  284). 

Et  comme  il  n'y  a  pas  assez  de  substantifs  abstraits,  il  afTeclionne  les 
adjectifs  substantivés  :  le  flottant  de  la  feuille  qui  est  la  vie  de  l'arbre 
(Let.,  Les  saut.,  279)  ;  banalisé  par  le  ronflant  et  le  vide  de  l'existence  offl- 
cielle  {Évany.,  23);  les  mêmes  (jcstes  et  ce  stéréotypé  des  traditions  de  famille 
{Cont.,  Le  pape  est  mort,  283). 

Mais  H.  Houssaye  Ta  bien  vu  et  dit-  :  ce  qui  fait  cette  «  prose 
déviée  »,  c'est  la  syntaxe. 

On  pourrait  relever  dans  cette  syntaxe  nombre  de  tours,  ou  nouveaux  ou 
inusités  dans  la  langue  littéraire  :  inappricoisable  même  aux  qàterirs  tendres 
(Sapho,  200);  dédaigneux  au  pauvre  monde  iNuma  R.,  63);  la  photographie 
se  palissait  dans  les  combles  (Sapho,  i83);  j'avais  peu)-  que  tu  le  )'e)woies 
(Ib.,  317).  L'emploi  du  participe  est  tout  à  fait  curieux.  Les  verbes  passant 
à  la  forme  transitive  avec  la  plus  grande  facilité,  on  trouve  :  im  bruit 
piétiné  {Sapho,  233),  des  reproches  sanglotes  (Ib.,  p.  77).  Ou  bien  le  même 
participe  passif  n'est  plus  qu'un  participe  passé  :  Les  cheveux...  démordus 
dedeur  peigne  {Sapho,  289). 

Mais  ces  faits  isolés  sont  peu  de  chose,  auprès  du  parti  pris  de  donner 
à  la  période  une  autre  allure,  moins  régulière  et  plus  souple,  plus  variée. 

1.  Cf.  271  :  criliijuantes,  2  :  gesticulantes,  128  :  pardonnantes,  etc. 

2.  Les  hommes  et  tes  idées,  Calm.  Lévy,  1886.  Sur  Daudet,  235.  «  De  la  langue 
française  ferme,  précise,  nombreuse,  pondérée,  qui  a  ses  règles  sévères  et  ses 
formes  fixes,  il  a  fait  une  langue  fluide,  libertine,  sans  mesure,  tour  à  tour 
flottante  ou  saccadée,  insoucieuse  de  toute  construction,  rebelle  à  toute  analyse 
granuuaticale.  Ces  longues  périodes,  courant  d'incidence  en  incidence,  se  jouant, 
à  l'aide  des  adjectifs  verbaux  et  des  participes,  des  difficultés  euphoniques,  des 
relatifs  qui  et  que;  ces  fatigantes  expolitions  ne  s'arrêlant  qu'après  avoir  épuisé 
tous  les  mots  donnés  par  le  vocainilaire  sur  un  même  ordre  d'idées  ou  sur  une 
même  espèce  de  choses;  ces  suites  de  phrases  courtes,  haletantes,  heurtées,  le 
plus  souvent  sans  vertic,  séparées  par  des  points  de  suspension;  ces  manières  de 
dire  :  .<  Des  illusions  chantantes  et  planantes  comme  la  musi({ue  des  cuivres  .., 
ou  :  <.  on  voyait  des  châles  et  des  blouses  pendus  aux  branches,  des  lectures,  des 
«  siestes,  de  laborieuses  coutures  accotées  à  des  troncs  d'arbres,  des  clairières 
«  où  voltigeaient  des  bouts  d'étoffe  pas  cher...  ■- ;  ces  étranges  constructions  : 
«  A  peu  près  à  la  même  heure,  Elysée  se  promenait  seul  dans  le  jardin  de  la 
<■  rue  Ilerbillon,  sous  les  verdures  légères,  pénétré  par  un  ciel  lavé,  éclairci, 
•■  un  de  ces  ciels  de  juin  où  reste  de  longs  jours  une  lumière  écliptique, 
<•  découpant  très  net  ses  ombrages  sur  le  tournant  blafard  des  allées  et  faisant 
'•  la  maison  blanche  et  morte,  toutes  ses  persiennes  closes  >•  ;  tout  cela  est 
d'une  langue  très  habile,  très  savante,  très  colorée,  très  pittoresque,  mais  on 
peut  se  demander  quelle  est  celle  langue-là.  •> 


•82 


LA   LA.MiUE    FllA.NCAlSK 


L'elTort  pour  mettre  en  valeur  les  détails  expressifs  est  constant  :  Des 
miniatures  rcprésontant  lu  iiiriiu-  ddinc  frisottée,  en  tenue  de  hul,  en  robe 
jaune,  des  manches  à  !ji<,iots  et  des  ijeux  clairs  [('ont.,  Le  sièyc  de  iicrl.,  ol): 
Le  sculpteur  Caoudal  en  hussurd  de  baraque,  les  bras  nus,  ses  biceps  d'hercule 
(Sapho,  9).  Voncle  parut,  toujours  brun  comme  une  pomme  de  pin,  ses  yeux 
fous,  son  rire  au  coin  des  tempes,  sa  barbe  du  temps  de  la  Li(/ue  (Ib.,  2i-9^. 
Des  verbes  sont  retranchés,  quoique  essentiels  :  //  était  nuit,  la  maison 
couchée,  éteinte,  quand  Césaire  revint  {Sapho,  l'tH}.  Sans  prétendre  renou- 
veler l'exploit  de  Gomberville  et  se  passer  comme  un  contemporain,  M.  de 
Chennevières,  de  que  ou  de  qui,  Daudet  en  arrive  à  des  constructions  d'une 
concision  extraordinaire  :  ces  querelles  éclatant  presque  toujours  à  table,  au 
moment  assis  et  installé  de  décourrir  la  sou/iière  [Sapho,  205);  ces  mots  de 
passion  (pli  faisaient  ramant  frôler  son  lisKje  au  papier  satiné  (Ib.,  136). 
L'avoine  donnée  au  cheval,  après  avoir  scruté  le  ciel,  —  ce  reqai'd  an.r 
présages  du  temps  des  hommes  qui  vivent  de  lu  terre,  —  //  allait  rentrer 
{Sapho,  148). 

L'école  naturaliste  a  été,  elle,  résolument  néologique  aussi. 
Il  le  fallait.  Zola  ne  part  point  de  considérations  artistiques.  Il  se 
soumet,  là  comme  ailleurs,  à  la  vérité  de  la  nature  et  de  la  vie. 
Or  il  est  connu,  et  la  science  le  constate,  que  les  langues  sont 
dans  un  perpétuel  chang-ement,  il  n'y  a  qu'à  les  suivre,  et  à 
rire  des  paradoxes  d'un  Gautier  ',  qui  prétend  arrêter  ce  mou- 
vement 

'....  comme  un  enfant  qui  jette 
Une  pierre  à  la  mer. 

Rod  avait  rêvé  de  voir  le  Dictionnaire  de  r Académie,  au  lieu 
d'être  une  œuvre  archaïque,  devenir  un  recueil  des  mots,  de  tous 
les  mots  nécessaires  à  l'écrivain,  collectionnés  par  la  compa- 
srnie,  inventés  au  besoin,  une  sorte  d'immense  maeasin  de  maté- 
riel  offrant  toutes  les  facilités  possibles  pour  aider  à  exprimer 
richement  sa  pensée'.  Jusqu'à  ces  derniers  jours,  les  discij)les 
ont  usé  très  largement  de  la  permission  d'inventer.  Il  n'est  que 
de  parcourir  le  Fiasco  passionnel^  de  M.  Henri  Fèvre,  pour  voir 
comment  leur  hardiesse  s'est  seulement  trouvée  renforcée  par 
les  leçons  de  l'école  décadente. 


^.  Cf.  Tobler,  Vermischte  Beitr.,  II,  ITo. 

2.  Voir  les  Doc.  littéraires,  13(1. 

3.  Rev.  réal.,  n"  il,  p.  "2. 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  783 


Autres    écoles.    Autres  efforts. 

J'ai  parlé  du  réalisme,  comme  si  depuis  son  apparition  il 
avait  occupé  seul  la  scène  littéraire.  Je  suis  en  effet  contraint 
de  ne  considérer  les  écoles  qu'au  moment  oii  elles  se  dévelop- 
pent, et  présentent  un  programme.  J'essaie  alors  de  marquer  ce 
que  ce  programme  apporte  de  nouveau,  et  s'il  a  été  à  peu  près 
réalisé,  puis  je  passe.  Mais  cela  ne  veut  point  dire  que  les  théo- 
ries ou  les  exemples  donnés  cessent  ainsi  brusquement  d'agir. 
Tout  au  contraire  c'est  au  moment  où  le  romantisme  est  réputé 
vaincu,  que  le  génie  de  Hugo  refond  quotidiennement  suivant 
les  besoins  d'une  œuvre  colossale  la  langue  poétique.  La  seule 
Légende  des  siècles  est,  sous  ce  rapport,  un  effort  prodigieux, 
comme  une  analyse  de  vingt  vers  au  hasard  suffit  à  le  montrer. 
Qu'on  lise  attentivement  ceux-ci  : 

Le  biirg  est  aux  lichens  comme  le  glaive  aux  rouilles; 

Hélas!  et  Corbus,  triste,  agonise.  Pourtant 

L'hiver  lui  plaît;  l'hiver,  sauvage  combattant, 

Il  se  refait,  avec  les  convulsions  sombres 

Des  nuages  hagards  croulants  sur  ses  décombres, 

Avec  l'éclair  qui  frappe  et  fuit  comme  un  larron, 

Avec  les  souffles  noirs  qui  sonnent  du  clairon, 

Une  sorte  de  vie  effrayante,  à  sa  taille; 

La  tempête  est  la  sœur  fauve  de  la  bataille  ; 

Et  le  puissant  donjon,  féroce,  échevelé, 

Dit  :  ■■  Me  voilà!  -  sitôt  que  la  bise  a  sifflé; 

Il  rit  quand  l'équinoxe  irrité  le  querelle 

Sinislremenl,  avec  son  haleine  de  grêle; 

Il  est  joyeux,  ce  burg,  soldat  encore  debout. 

Quand,  jappant  comme  un  chien  poursuivi  par  un  loup, 

Novembre,  dans  la  brume  errant  de  roche  en  roche. 

Répond  au  hurlement  de  janvier  qui  s'approche. 

Le  donjon  crie  :  «  En  guerre!  ô  tourmente,  es-tu  là?  » 

Il  craint  peu  l'ouragan,  lui  qui  vit  Attila. 

Oh!  les  lugubres  nuits!  Combat  dans  la  bruine; 

La  nuée  attaquant,  farouche,  la  ruine  ! 

Un  ruissellement  vaste,  alfreux.  torrentiel, 

Descend  des  profondeurs  furieuses  du  ciel  ; 

Le  burg  brave  la  nue;  on  entend  les  gorgones 

Aboyer  aux  huit  coins  de  ses  tours  octogones; 

Tous  les  monstres  sculptés,  sur  l'édifice  épars. 

Grondent,  et  les  lions  de  pierre  des  rem])arts 

Mordent  la  brume,  l'air  et  l'onde,  et  les  tarasques 

Battent  de  l'aile  au  souffle  horrible  des  bourrasques; 

L'âpre  averse  en  fuyant  vomit  sur  les  grilTons; 

Et,  sons  la  pluie  entrant  par  les  trous  des  plafonds. 

Les  guivres,  les  dragons,  les  méduses,  les  drées, 

Grincent  des  dents  au  fond  des  chambres  effondrées. 


78 1 


LA   LANOUE   FRANÇAISE 


Tous  ceux  qui  n'ont  pas  le  sens  de  la  langue  émoussé  par  les  outrances 
de  l'école  actuelle  sentent,  à  la  seule  lecture,  ce  qu'il  y  a  dans  ce  court 
morceau  d'originalités  de  toute  espèce.  Laissons  ce  qui  regarde  proprement 
le  style.  Mais  dans  le  vocabulaire  quelle  richesse  et  quelle  varict('!  D'abord 
des  mots  scientifiques  :  les  Hchcm^,  Vcqubioxo,  les  loiirs  ortoi/oacs,  des  mots 
vulgaires  :  jappant  comme  un  chien,  vomir,  en  même  temps  de  vieux  mots 
nobles,  habilement  conservt''s  :  (jldive,  larron,  onde  (il  y  avait  dans  le  pre- 
mier ms.  ontl)re),  et  en  plus,  des  mots  rares  :  'jorijone.>,  tanisqnes,  (/nivres, 
médnses,  drées,  ce  dernier  si  peu  commun  que  l'explication  en  est  incer- 
taine, un  mot  étranger  emprunté,  Inir;/,  qui  sera  suivi  quelques  vers  plus 
loin  d'un  autre:  fuhn,  deux  néologismes,  torrentiel,  ruii^setlement. 

En  outre  quel  travail  intérieur  ont  subi  d'autres  mots  :  rouilles  a  été  mis 
hardiment  au  pluriel,  les  sens  ont  été  étendus,  modifiés  de  toute  façon  par 
des  images  :  nuée  farouche,  lauKjc  hasard,  s(rur  fauve,  souffles  noirs,  donjon 
échevelé,  jirofondeiirs  furieuses  du  ciel,  il  n'y  a  pas  une  de  ces  épithètes  qui 
convienne  d'emblée  au  mot  auquel  elle  se  rapporte.  On  ne  dit  point  non 
plus  communément  que  les  )iua(/es  croulent,  ni  que  ViUiuino.re  a  une  haleine, 
à  plus  forte  raison  une  haleine  de  (jrêle. 

Enfin  de  subtils  rapports  établissent  une  harmonie  entre  les  mots  et  les 
choses,  si  bien  que  la  partie  matérielle  du  vocabulaire  ne  se  trouve  pas 
moins  habilement  mise  en  œuvre  que  l'autre.  Les  vers  sonnent  assez  haut 
pour  qu'on  les  ait  notés  : 

11  rit,  quand  l'éqiiiiioxe  irrité  le  querelle 
Sinistreinent.... 

Jappant  comme  un  chien  poursuivi  par  un  loup 
Novembre,  dans  la  brume  errant  de  roche  en  roche.... 
Tous  les  monstres  sculptés  sur  l'édifice  épars 
Grondent,  el  les  lions  de  pierre  des  remparts 
Mordent  la  brume,  l'air  el  l'onde,  et  les  larasqiies 
Battent  de  l'aile  au  souffle  horrible  des  bourrasques,  etc. 

Et  il  en  est  ainsi  partout.  Jamais  cet  homme  qui  a  été  le 
dieu  du  verbe  ne  l'a  manié  avec  cette  jouissance. 

Ce  n'est  pas  qu'il  soit  encore  bien  hardi  à  inventer  des  mots. 
Il  compose  surtout,  rapprochant  dans  des  appositions  qu'on  lui 
a  tant  reprochées  les  doubles  aspects  parfois  antithéti(|ues  des 
choses,  ou  forçant  à  entrer  en  un  mot  double  les  métaphores 
qui  ne  peuvent  se  resserrer  dans  un  simple  :  temple-sépulcre 
(xxvii,  VInq.)  ;  le  bâton  paysan  brisant  le  glaive  roi  {Bar. 
Madr.,  II);  ces  planètes  pontons,  ces  mondes  casemates  (xxxn, 
ïnferi)  ;  le  rocher-ln/dre  et  le  torrent-reptile  {Roi  de  Gai.,  III). 

Mais  c'est  à  féconder  tout  ce  qui  existe  que  le  portent 
surtout  ses  tendrtnc(\s.  Nous  l'avons  vu  déjà  luttant  avec  les 
réalistes  les  plus  précis  dans  l'emploi  de  tous  les  vocabulaires 
techniques'.    Il    est    aussi    hardi    qu'eux    à    descendre   jusque 

1.  Les   Travailleurs  de  la  mer  fourniraient  aussi  un  nombre  énorme  de  mots 


LA  LANGUE   LITTERAIRE  783 

dans  le  lan,:^age  le  plus  bas.  Dans  son  épopée  on  trouvera  cra- 
pule {Bar.  Madr.,  I),  chiper  (xxxui,  Un  voleur  à  un  roi);  planter 
là  {Idi/L,  8,  Volt.)  ;  bougonne  (xxxix,  Am.  3);  se  tordre,  se  tenir 
les  côtes  (xxn,  Sat.  I).  Il  sait,  comme  les  Concourt,  user,  quoique 
plus  disci'ètement,  des  abstraits  :  On  y  distingue  au  loin  de  con- 
fuses descentes  d'hommes  ailés  {Groupe  des  Id.,  9,  Yirg-.);  Ayant 
des  jaillissements  d'aube  aux  cils  de  ses  paupières  {Les  4  jours 
d'Elc,  4"  j.)  ;  Nous  vous  offrons  un  vaste  go7iflement  de  drapeaux 
sur  nos  fronts  (  Welf  cast.  d'O.,  se.  II).  Avant  Daudet,  il  complète 
la  série  des  mots  abstraits  par  des  substantifications  :  Quand  de 
V inaccessible  il  fait  t inexpugnable,  C'est  triste  {Boi  de  Gai.,  III); 
Vous  êtes  le  sinistre  et  f  inhumain  (vi,  Rom.  du  Cid,  xu).  Mais 
c'est  surtout  dans  les  adjectifs  qu'il  marque  son  passage.  Il 
emplit  de  sens  les  plus  banals  d'entre  eux,  blanc,  noir,  universel. 

Sa  blanche  liberté  s'adosse  au  firmament  {Bar.  Mad.  ii). 

L'homme  élève  vers  moi  ses  mains  universelles  (Sept.  Mcrv.,  i,  Ephèse). 

Il  en  courbe  d'autres  qu'il  ploie  à  son  désir  :  hagard,  tortueux, 
oblique,  visionnaire,  ténébreux^  Il  remplace  ceux  qui  n'existent 
pas  :  il  se  répercutait  dans  son  miroir  d'effroi  (xxx,  VEchaf.)  ; 
2)é  tri  fiant  de  son  regard  d'abîme  (xxxiv,  Tén.).  Et  par  vingt  autres 
procédés  il  rajeunit  sans  cesse  d'une  prodigieuse  variété  ver- 
bale les  tbèmes  oîi  il  se  complaît,  parfois  obscur,  souvent  tita- 
nesque,  plat  jamais. 

Micbelet,  comme  l'a  dit  M.  Brunlies',  est  peut-être  celui  qui 
ressemble  le  plus  à  Hugo,  quoique  fortement  teinté  de  réalisme  ^ 
Dans  sa  phrase  hachée  où  les  liaisons  sont  remplacées  par  des 

et  de  phrases  d'un  tour  teclini(iiie  très  curieux.  Par  exemple,  p.  19  :  Le  temps 
a  creusé,  dans  les  dwmbranlrs  et  les  cintres,  des  refends  profonds  où  la  torlule 
champêtre  abrite  l'éclosion  de  ses  spores. 

\.  IjCs  supplices  Iiurlant  dans  la  brume  hagarde  {Bar.  MniL,  ii). 

Et  rÉglisc  te  Ijrûlc  un  encens  tortueux  l'xxxiii.  L'a  vol.) 
A  remporeur  Othon  qui  fut  un  prince  oblique  (xx.  Les  4  jours  iVElc). 
Parce  que  tout  est  plein  d'éclairs  visionnaires  {Gr.  des  Id.,  vni,  Moscli.)- 
Les  Maures  ténébreux  jusqu'au  fond  de  l'Espagne  (Uoi  de  Gai.,  i). 

2.  Miclielel,  1898.  Voir  en  particulier  p.  58.        . 

3.  ■<  Qu'on  appelle  cela  réalisme  il  ne  m'en  soucie.  Il  y  a  deux  réalismes.  L'un 
vulgarise,  aplatit.  L'autre,  dans  le  réel,  atteint  l'idée  qui  en  est  l'essence.  —  Si 
cette  poésie  lUi  vrai,  la  seule  pure,  fait  gémir  la  pruderie,  cela  ne  me  touche 
guère.  Quan(.l,  dans  le  livre  de  V Amour,  nous  avons  brisé  la  sotte  barrière  qui 
séparait  la  littérature  de  la  liberté  des  sciences,  nous  nous  sommes  peu  informes 
de  l'avis  de  ces  pudibonds,  plus  chastes  que  la  nature,  plus  purs  apparem- 
ment que  Dieu  «  [La  Femme,  456,  Note  1). 

50 

Histoire  de  la  langue.  VHI.  "" 


786  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

virgules',  il  entasse  les  mots  et  les  images,  prenant  tour  à  tour 
dans  le  familier  et  dans  TinOni,  dans  la  science  qu'il  adore  et 
dans  le  rêve,  dans  le  passé  qu'il  assimile-,  et  le  monde  qu'il 
visite ^  dans  les  choses,  où  il  projette  la  vie  de  l'homme*,  et 
dans  la  vie  abstraite  de  l'homme  où  il  fait  entrer  les  êtres  et  les 
corps,  enfin  en  lui-même,  source  d'où  son  imagination  créatrice 
fait  jaillir  ce  qui  lui  manque  de  termes  ^ 

Sans  avoir  eu,  comme  Hugo,  la  puissance  géniale  de  repétrir 
lalang'ue  au  gré  de  leurs  besoins,  des  hommes  comme  Théophile 
Gautier  ont  été  aussi  de  grands  et  d'acharnés  ouvriers*"'. 

Lui  était  surtout  un  incomparable  peintre,  et  un  journal  rappe- 
lant il  y  a  une  quinzaine  d'années  les  expressions  qu'il  avait  trou- 
vées pour  caractériser  la  manière  de  Delacroix,  se  demandait 
avec  assez  de  raison  qui  avait  le  mieux  peint,  du  peintre  ou  du 
critique".  On  sait  que  cet  éclat  ne  tenait  point  au  style  seul,  mais 


1. Quelquefois  la  syntaxe  devient  très  hardie:  «  Ce  n'étaitpas  la  peinede  rien  dire, 
s'entendanl  si  bien.  On  n'entendait  plus  de  chants,  mais  quelques  légers  bruits 
d'oiseaux,  leurs  dernières  causeries  intimes  en  se  serrant  dans  le  nid.  Cela  très  char- 
mant, très  divers.  Les  uns  bruyants  et  pressés,  tout  joyeux  de  se  retrouver.  D'au- 
tres... "(Lafem..  155).  •<  Les  lacs  et  leurs  fleuves  réfléchissent  ou  regardent  encore 
en  s'éloignant  la  grave  assemblée  des  montagnes,  des  hautes  neiges,  des  vierges 
sublimes  dont  ils  sont  une  émanation.  Fixité  et  fluidité.  Rapidité,  éternité.  Les 
neiges  par-dessus  la  verdure.  L'hiver  pressenti  de  Télé  >•  (Anlh.,  A.  Colin  et  G'°,  30). 

2.  Lo.  femme,  va  muant  {Am.,  37),  énervation  (iht,  o);  béer  {Mont.,  18). 

3.  Flottée  {Mont.,  19);  foehn  {Ib.,  181);  gogant  {//).,  157);  lapiaz  {Ant/wL,  108), 
sont  des  mots  locaux. 

4.  Les  exemples  fourmillent  :  vue  étendue  et  très  douce,  humaine.  (Ce  mot-là 
dit  tout.  Mont.,  14.  Cf.  I.do.)  Les  liroiiillards...  s'y  plaisent,  ne  peuvent  le  quitter 
{Ib.,  10).  L'étouiïemcnt  ou  du  moins  la  subordination  qu'impose  le  sapin  aux 
autres  végétaux...  éclaircit  l'intérieur  (Anth.,  31). 

5.  Barbavisanl  l'esprit  {Am.,  4);  animal-rocher-plante  {Mont.. 2'tS):  réceptif  {Am., 
133;  le  mol  est  souvent  chez  Proudhon);  ravivement  (/!?>?.,  66);  pro-taîner  la  vie 
{Am.,  133);  alacrité  {Mont.,  11);  ces  vénérables  résineux  {Mont..  13);  fenones-fleurs 
(Ib.,  163);  romanité  des  inscriptions  {Antk..  154). 

6.  Il  serait  curieux  de  comparer  sa  manière  à  celle  de  Hugo,  en  prenant  pour 
exemple  la  description  de  la  salle  dans  Eviradniis  et  la  description  tout  à  fait 
analogue,  quoique  écrite  dans  un  autre  esprit,  de  la  salle  traversée  par  Isabelle 
{Cap.  Frac.  éd.  Charp..  IL  197)  :  «  Deux  figures  armées  de  jiied  en  cap  qui  se 
tenaient  immobiles  en  sentinelle  de  chaque  côté  du  chambranle,  les  gantelets 
croisés  sur  la  garde  de  grandes  épées  ayant  la  pointe  lichéc  en  terre  :  les  cri- 
bles de  leurs  casques  représentaient  des  faces  d'oiseaux  hideux,  dont  les  trous 
simulaient  les  prunelles,  et  le  nasal  le  bec;  sur  les  cimiers  se  hérissaient  comme 
des  ailes  irritées  et  palpitantes,  des  lamelles  de  fer  ciselées  en  pennes;  le  ventre 
du  plastron  frappé  d'une  paillette  lumineuse  se  bombait  d'une  façon  étrange, 
comme  soulevé  iiar  une  respiration  profonde;  des  genouillères  et  des  cubitières 
jaillissait  une  iioinle  d'acier  recourbée  en  façon  de  serre  d'aigle,  et  le  bout 
pédieux  s'allongeait  en  grilTe....  » 

7.  Voir  VÉvénement  du  dimanche  15  mars  1885,  Carnet  parisien  :  •■  H  y  ades  sen- 
sations qui  exigent  des  mots  nouveaux.  Ces  mots,  Théophile  Gautier  les  avait 
trouvés.  En  voici  une  intéressante  nomenclature,  à  propos  de  Delacroix  :  •  Une 
fanfare  de  couleurs.  Les  turbulences  de  Delacroix.  Férocité  de  brosse  que  per- 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  787 

à  la  prodigieuse  variété  de  son  lexique.  Affamé  de  mots, 
jusqu'à  se  plaire  à  la  lecture  des  dictionnaires',  il  emmagasine 
les  technologies,  se  plongeant  aussi  au  passé  dont  il  s'est  si  bien 
assimilé  la  langue,  qu'il  l'écrivait  au  besoin-.  Mais  ce  n'est  point 
pour  cela  qu'il  recueille.  Il  cherche  les  mots,  non  pas  même  pour 
l'usag-e  qu'il  en  fera,  mais  parce  que  ce  lui  est  une  joie  de  les 
découvrir,  de  les  tenir,  de  les  manier,  de  regarder  leurs  cou- 
leurs, d'entendre  leurs  sonorités.  Les  mots,  a-t-il  dit  :  «  ont  en 
eux-mêmes  et  en  dehors  des  sens  qu'ils  expriment  une  beauté 
ou  une  valeur  propre,  comme  les  pierres  précieuses  qui  ne  sont 
pas  encore  taillées  et  montées  en  colliers,  en  bracelets  ou  en 
bagues.  Il  y  a  des  mots  diamant,  saphir,  rubis,  émeraude,  d'au- 
tres qui  luisent  comme  du  phosphore  quand  on  les  frotte,  et  ce 
n'est  pas  un  mince  travail  de  les  choisir  »  (Préf.  des  FI.  du 
mal,  46).  Collectionneur  infatigable  et  metteur  en  œuvre  hors 
ligne,  unissant  aux  curiosités  du  philologue  l'instinct  et  le  talent 
d'un  artiste,  il  est  incontestablement  un  de  ceux  qui  ont  réveillé 
dans  cette  génération  le  sentiment  de  la  beauté  du  mot,  et  par 
suite  l'appétit  du  verbe  rare,  cet  appétit  qui  mène  à  la  fois 
aux   étrangetés  et   aux  bonheurs   d'expression".    On  s'accorde 

sonne  n'a  dépassée.  Éclnt  des  cosliinies  ruisselants  de  lumière  et  rugueux  de 
l)roderies.  Furie  de  l'atlaiiue  et  de  la  défense.  Ciel  de  turquoise  verdie.  Cachet 
de  véhémence.  Bizarrerie  féroce  des  armes.  Aux  yeux  passionnément  tristes 
sous  les  paupières  noircies  de  k'iiol.  A  la  l)ouche  mélancoliquement  épanouie 
comme  une  fleur  au  vent  chaud  du  désert,  et  dont  le  teint  brun  s'encadre  si 
liien  dans  la  iilancheur  triste  du  burnous.  Poésie  nerveuse.  Ciel  implacablement 
bleu.  Solide  verdure  métallique.  Ciel  incemlié  du  couchant.  Paysage  âpre, 
menaçant.  Archipel  de  nuages  croulants.  Emportement,  férocité,  rage!  Tètes 
égratignées  de  lumières.  »  Etc.,  etc. 

\.  Voir  Baudelaire,  Art.  rom.,  do9.  «  11  me  demanda  ensuite,  avec  œil  curieu- 
sement méfiant,  et  comme  pour  m'éprouver,  si  j'aimais  à  lire  des  dictionnaires. 
Il  me  dit  cela  d'ailleurs,  comme  il  dit  toute  chose,  fort  tranquillement,  et  du 
ton  qu'un  autre  aurait  pris  pour  s'informer  si  je  préférais  la  lecture  des  voyages 
à  celle  des  romans.  Par  bonheur,  j'avais  été  pris  très  jeune  de  lexicomanie,  et 
je  vis  que  ma  réponse  me  gagnait  de  l'estime.  Ce  fut  justement  à  propos  des 
dictionnaires  qu'il  ajouta  que  ■<  l'écrivain  qui  ne  savait  pas  tout  dire,  celui 
qu'une  idée  si  étrange,  si  subtile  qu'on  la  supposât,  tombant  comme  une  pierre 
de  la  lune,  prenait  au  dépourvu  et  sans  matériel  pour  lui  donner  corps,  n'était 
pas  un  écrivain.  •• 

2.  I.e  capitaine  Fracasse  est  par  endroits  une  vraie  restitution  <le  la  langue  d'au- 
trefois :  "  D'ailleurs  ces  moyens  langoureux,  bons  pour  les  galants  transis,  ne 
congruaient  pas  à  l'humeur  entreprenante  de  Vallombreuse.  H  fit  appeler  dame 
Léonarde,  avec  laquelle  il  n'avait  cessé  d'entretenir  des  intelligences  secrètes, 
étant  toujours  bon  de  maintenir  un  espion  dans  la  place,  fût-elle  imprenable. 
Parfois  la  garnison  se  relâche,  et  une  poterne  est  bien  vite  ouverte,  par  quoi 
s'insinue  l'ennemi  ••  (11,  123).  En  quelques  pages  on  trouvera  atabastrine,  attifé, 
hors  de  page,  mugiieté,  etc.,  etc. 

3.  Voir  Cuv.  Fleury,  Et.  historiques  et  littéraires,  II,  193;  ^QWmitv,  Mouvement 


788  LA   LAXdUE   FRANÇAISE 

généralement  à  penser  qu'il  a  eu  du  moins  la  sai;esse  de  s'en 
tenir  à  ce  qui  existait  ou  avait  existé.  C'est  faire  trop  peu  de 
cas  de  son  audace.  En  réalité  il  a  beaucoup  créé  aussi.  La 
seule  préface  des  Fleurs  du  mal  repiorge  de  néologismes  '  :  récur- 
rences (14),  aromal  (37),  cahalistiquement  (ap.  Darm.,  Thèse  122)  ; 
désorbilée  (49);  gesticulation  (5);  immarcessihle  (31);  modernité 
(55)  ;  morhidement  (29)  ;  respectabilité  (64)  ;  résurrectionniste  (34)  ; 
sataniquement  (ap.  Darm.,  J'A.  123),  yourte  (14),  nijctalopes  (47). 
Baudelaire  était  bien  digne  d'être  présenté  i)ar  un  pareil  maître. 
On  sait  que  Gautier  trouvait  dans  les  Fleurs  du  mal  le  pro- 
totvpe  de  ce  style  de  décadence.  «  dernier  mot  du  verbe  sommé 
de  tout  exprimer  et  poussé  à  l'extrême  outrance.  Style  ingé- 
nieux, compliqué,  savant,  plein  de  nuances  et  de  recherches, 
empruntant  à  tous  les  vocabulaires  techniques,  prenant  des 
couleurs  à  toutes  les  palettes,  des  notes  à  tous  les  claviers, 
s'efforçant  à  rendre  la  pensée  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  ineffable, 
et  la  forme  en  ses  contours  les  [dus  vagues  et  les  plus  fuyants  » 
(Préf.,  17).  Comment  Baudelaire  s'y  est  pris,  pour  trouver  ce 
qui  manquait  aux  1400  mots  du  dialecte  racinien,  même  assoupli 
par  la  nouvelle  école,  je  ne  puis  le  montrer  ici  en  détail. 

Une  des  particularités  qui  me  paraissent  caractéristiques  de  son  vocabu- 
laire, c'est  d'abord  le  parti  pris  de  mêler  ou  du  moins  de  rapprocher  les 
éléments  les  plus  divers  : 

0  toison  moutonnant  ]UAi.\\\c  sur  l'encolitve\ 

0  boucles!  ô  parfum  chargé  de  nonchaloir\ 

Extase!  Pour  peupler  ce  soir  Valcôve  obscure 

Des  souvenirs  dormant  dans  cette  clieveUire 

Je  la  veux  agiter  dans  l'air  comme  un  mouchoir  !  (P.  119.) 

Le  procédé  est  assez  fréquemment  employé.  Résolument  Baudelaire 
retourne  aux  mots  nobles  urnes  (vu),  Kouvis  (.wii,  narine  (wiii),  borcen  (viiil, 


littéraire  au  XIX''  siècle,  {C)f\:  Zola,  Doc.  lill.,  15:2:  Brandùs,  Hau/itstrumiingen...  W, 
2'6'J.  Ajoutez  ce  ])assnge  curieux  de  (ioncourt,  Prél'.  à  TItcu.  <jautîer,  deBergeral. 
1879,  p.  vni  : 

«  Un  jour  Théo  ianrait  h  Runan,  tjui  professait  (|u'on  devrait  écrire,  aujour- 
d'hui, seulement  et  uniquement  avec  la  langue  du  svu"  siècle  :  •■  Je  crois  iùcn 
qu'ils  avaient  assez  des  mots  qu'ils  possédaient  en  ce  tcmps-Ui!  Ils  ne  savaient 
rien  :  un  peu  de  latin  et  pas  de  grec.  Pas  un  mot  d'art.  N'appelaienl-ils  pas  Raphaël 
le  Mignard  de  son  temps!  Pas  un  mot  d'histoire!  Pas  un  mol  d'archéologie!  Pas 
un  mot  de  nature!  Je  vous  délie  de  faire  le  feuilleton  ([ne  je  ferai  mardi  sur 
Baudry  avec  les  mots  du  xvn^  siècle.  » 

1.  H  en  souligne  un  :  puroxijste,  p.  .'12,  sans  doute  parce  qu'il  lui  parait  néces- 
saire, mais  pas  beau. 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  789 

déitë  (wviii,  puis   tout  à   coup  y  joint  des   termes  de  la  rue  —   ou   du 
trottoir  : 

Senlanl  ta  bourse  à  sec  autant  que  ton  palais, 
Récolteras-tu  l'or  des  voûtes  azurées?  (vui) 

Son  rêve  passant  du  mystique  au  fantomatique,  et  de  là  au  macabre  ou 
à  l'ignoble,  franchit  en  quelques  vers  tous  les  cercles  du  verbe.  L'u'il  de 
l'une  «  le  revêt  d'un  habit  de  clarté  »  (xliii),  les  yeux  des  autres,  il  les 
voit  :  «  illuminés  ainsi  que  des  boutiques  Ou  des  ifs  flamboyants  dans  les 
fêtes  publiques  »  (xxvi).  Et  ainsi  s'enlre-croisent  dans  celte  poésie  la  péri- 
phrase retenue  des  classiques  :  a  Nos  soirs  illuminés  par  l'ardeur  du 
charbon  »  (xxxvii)  et  des  formules  du  faubourg. 

Le  disciple  des  romantiques  se  reconnaît  aux  archaïsmes;  discords  (cxv), 
hidciDs  (v),  somme  (xxxivj,  cnamourc  (cxv),  aucuns  (cxxi),  nonchaloir 
(xxxiv),  pur  où  tu  uicfi  plu^  htillc  (xxv);  comme  son  maitic  il  sait  les 
sciences,  et  les  divers  métiers,  et  il  arrive,  en  empruntant  ces  éléments 
divers,  soit  qu'il  les  emploie  tels  quels,  ou  qu'il  les  transligure  par  l'image, 
à  faire  une  langue  abondante  aux  plus  inexprimées  jusque-là  des  sensa- 
tions, par  exemple  celles  des  parfums  ^ 

La  même  année  où  Baudelaire  verse  dans  la  langue  ses  sub- 
tilités, Théodore  de  Banville  lui  apprend  à  cabrioler.  Si  l'un  est 


1.  Voir  par  exemple  la  pièce  xlix  :  le  Flacon.  Elle  débute  avec  la  netteté 
d'une  proposition  de  science  :  Il  est  de  forts  parfums  pour  qui  toute  matière  est 
poreuse...  On  ouvre  un  coITret.  dont  la  serrure  rechii-'ue  en  criant,  une  armoire 
pleine  de  l'acre  odeur  du  temps,  on  trouve  : 

un  vieux  flacon  qui  se  souvient 
D'où  jaillit  toute  vive  une  âmo  qui  revient. 
Mille  peiisers  dormaient,  chrysalides  funèbres, 
Frémissant  doucement  dans  les  lourdes  ténèbres, 
Qui  dégagent  leur  aile  et  prennent  leur  essor, 
Teintés  d'azur,  glacés  de  rose,  lauirs  d'or. 
Voilà  le  souvenir  enivrant  qui  voltige 
Dans  l'air  troublé  ;  les  yeux  se  ferment;  le  vertige 
Saisit  l'àme  vaincue  et  la  i>ousse  à  deux  mains 
Vers  le  gouffre  obscurci  de  jniasmes  humains 
Il  la  terrasse  au  l)unl  d'un  gouffre  séculaire. 
Où,  Lazare  odorant  déchirant  son  suaire, 
Se  meut  dans  son  réveil  le  cadavre  spectral 
D'un  vieil  amour  ranci,  charmant  et  sépulcral. 
Ainsi,  quand  je  serai  perdu  dans  la  mémoire 
Des  hommes,  dans  le  coin  d'une  sinistre  armoire 
Quand  on  m'aura  jeté,  vieux  flacon  désolé, 
iJécré/jit,  poudreux,  sale,  abject,  visqueux,  fêlé. 
Je  serai  ton  cercueil,  aimable  pestilence.' 
Le  témoin  de  ta  force  et  de  ta  virulence. 
Cher  poison  préparé  par  les  anges,  liqueur 
Qui  me  ronge,  ô  la  vie  et  la  mort  de  mon  cœur. 

Sans  parler  du  rythme,  ni  du  style  proprement  dit,  par  exemple  des  effets 
voulus  d'antithèse,  de  celte  recherche  de  clair  obscur  d'hypogée,  et  pour  s'en 
tenir  aux  expressions  elles-mêmes,  qu'on  jette  les  yeux  sur  les  passages  souli- 
gnés, on  apercevra  les  principaux  éléments  de  cet  idiome  composite,  réalités 
de  science  et  fantômes  d'abstractions  vivifiés,  animés,  prenant  des  attitudes, 
des  gestes,  des  couleurs,  parfois  intenses  el  qui  ne  retournent  à  l'indéterminé 
que  quand  il  faut  pousser  au  noir  pour  redonner  l'impression  de  la  mort  obscure 
ou  d'une  vague  morbidité. 


790  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

l'alchimiste  de  la  poésie,  l'autre  en  est  le  clown.  Chez  Banville, 
le  vers  étant  fait  pour  le  mot  qui  est  au  hout,  le  mot  devra  être 
rare  et  cherché  pour  donner  du  plaisir.  De  là  une  mêlée  étrange 
de  vocables  exotiques,  argots,  vieux,  neufs  :  adamanline  [Odes 
[un.,  GO),  bibiaderi  (20),  dodécaèdre  (104),  JastinQ  (99);  pin- 
rires  (rime  de  Ingres)  et  rack  (104).  Et  comme  c'est  le  temps 
des  virtuoses,  ces  exercices  ne  sont  pas  sans  serAir  de  modèles. 
Barbey  d'Aurevilly  est  très  sévère  pour  la  langue  de  Banville  ; 
il  y  blâme  d'horribles  et  insensés  jargons  d'atelier,  d'estaminet 
et  de  coulisse'.  On  pourrait  donc  croire  que  sa  sim}»le  i»rose  à 
lui  va  être  fort  pure,  sauf  d'archaïsmes,  puisqu'il  n'approuve  que 
cet  effort-là.  Il  n'en  est  rien. 

Les  mots  de  nn-tier  sont  nombreux  dans  son  roman  L'nc  vieille  nmitresse: 
(Une  lissée  de  préjuijés,  corps  opalisé  de  séraphin  (éd.  Lemerre  illuslrée,  50), 
des  deltds  de  nihan  'i2);  an  appartement  ouaté  (18),  faire  faire  à  la  décence 
toutes  les  roltiijes  de  la  curiosité  (43  ,  le  satijriasis  d'un  rcyret  libertin  (44), 
/('  li(juide  cinabre  de  sa  bouche  ('60),  etc. 

Et  il  ne  se  prive  point  non  plus  d'emprunter  ou  de  forger  :  alliciant  (68); 
divinisé  (rendre  aussi  heureux  qu'un  Dieu,  67),  avoir  en  sa  personne  quelque 
chose  d'enroulé,  de  mi-clos  !45i.  éthéréal  (491  -,  flave  [oO\  fuhjurances  (50), 
le  jeté  des  draperies  (70),  nitescence  (49),  au  port  si  princesse  (69),  il  avait 
été  «  le  poin;/  le  plus  sur  la  hanche  »  de  cette  époque  (64 ',  le  ricn-fairc  (18), 
rulilance  (51),  torve  i73u  vaporeusemcnt  (501. 

Cacophraste,  cacologue,  cacophile,  cacomane!  s'écrie  Champ- 
fleury,  que  ce  «style  corset  »  agace.  «  Après  PétrusBorel,  ajou- 
te-t-il,  on  ne  trouverait  pas  un  écrivain  plus  chercheur  et  plus 
excentrique".  »  Les  modernistes,  dont  Barbey  est  un  précur- 
seur, n'avaient  pas  le  droit  de  blâmer. 

La  vérité  est  que  chacun,  tout  en  s'écriant  «  ne  touchez  pas 
à  la  reine  »,  a  contracté  l'habitude  de  prendre  avec  elle  les 
libertés  qui  lui  conviennent,  et  qu'il  faut  chercher  assez  long- 

1.  Œuv.  et  ïlom.,  III,  220. 

2.  ..  Cette  femme  chez  ([ui  les  lignes  et  les  couleurs  avaient  une  légèreté,  un 
fondu,  un  flottant  de  lueurs  qu'on  ne  saurait  rendre  que  par  un  mot  intradui- 
sible, le  mot  anglais  ethereal.  »  (Notez  que  e7//e/'e  existe  depuis  longtemps.) 

3.  liéalisme,  303.  Zola,  venu  i)lus  tard,  est  presque  aussi  sévère.  Voir  Mes 
haines  :  «  On  devrait  y  trouver  des  explications  sur  les  |)hrases  elles-mêmes. 
Que  signifie,  je  vous  [irie  :  ...  «  Elle  souffla  ce  dernier  mot,  comme  si  elle  eût 
craint  de  casser  le  chalumeau  de  l'ironie  en  soufflant  trop  fort...  »  Et  encore  : 

fiappée  aux  racines  de  son   être  par  la  pile   de  Volta  du  front  de  son 

père.  »  \ll  encore  :  ...  «  .Mais  un  jour  la  bonde,  enfoncée  jiar  la  prudence  par- 
dessus tous  leurs  étonnements,  partit  avec  celle  d'un  tonneau  mis  en  perce 
dans  un  des  cabarets  du  bourg...  »  Est-ce  là  parler  fran(,'ais?  » 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  .         791 

temps,  même  parmi  les  classiques  purs,  pour  trouver  des  exem- 
ples je  ne  dis  plus  des  superstitions  d'autrefois,  mais  d'un  res- 
pect raisonné  jiour  la  langue,  observé  par  des  écrivains  de 
quelque  originalité.  Renan  est  presque  unique.  Les  uns  préten- 
dent la  refaire,  les  autres  la  modifier  seulement,  mais  l'imjiulsion 
est  donnée;  on  y  veut  ajouter  qui  de  la  force,  qui  de  la  vérité, 
qui  de  la  couleur,  qui  de  l'harmonie. 

La  notion  que  la  langue  est  faite  a  presque  disparu  ;  tout  le 
monde  —  et  les  idées  g'énérales  que  les  sciences  naturelles,  que  la 
philologie  aussi  répand,  n'y  viennent  point  contredire  — ,  tout  le 
monde,  dis-je,  a  le  sentiment  qu'elle  s'élabore  toujours,  inflni- 
ment,  et  prétend  collaborer  à  ce  travail. 

Les  contemporains. 

La  réaction  contre  le  naturalisme.  —  La  réaction  sur- 
venue en  litlérature  ne  [)rocédait  aucunement  d'une  aspiration 
vers  l'ordre  et  la  simplicité  linguistique,  tout  au  contraire. 
Outre  les  reproches  que  les  «  décadents  »  faisaient  à  Zola 
d'enchaîner  l'art  à  la  science,  de  sacrifier  l'idéal  spiritualiste 
à  un  positivisme  matériel,  le  plus  grand  peut-être  des  crimes 
de  celui  que  le  sàr  Péladan  a  appelé  «  le  synchronisme  du 
suffrage  universel  et  le  protagoniste  antiesthétique  de  la 
canaille  »,  c'était  d'écrire  «  la  langue  omnibus  des  faits  divers  ». 
Loin  donc  de  retourner  au  pur  français,  les  nouveaux  venus 
allaient  seulement  commencer  à  s'en  créer  délibérément  un 
ou  plusieurs  à  leur  usage. 

Pour  beaucoup  de  gens,  le  symbolisme  '  c'est  la  première  phrase 
de  la  chronique,  qui  parut  en  tète  du  Symboliste,  le  1  octobre 
1886  :  «  Sous  le  poids  des  ciels  aplanes,  aux  véhémentes 
clartés  de  lampadaires,  monstrueuses  et  bigles,  les  maisons  bor- 
dent la  rue.  Au  trot  clopé  de  hongres  et  de  cavales  pies,  les 
roues  de  véhicules  se  tarrabalent  ;  çà,  les  piboles  sonnent  les 
sauts  enluminés  des  bouffons;  là,  les  bouches  équivoques  de 
glabres  marmoneux  clament  la  vertu  des  babioles ^..  »  Je  ne  fais 

1.  Sur  les  noms  et  les  dates,  consulter  Ach.  Delaroche,  les  Annales  du  symbo- 
lisme (Janv.  18iU). 

2.  On  connaît  la  suite  :  «  En  longue  talare,  cols   tors,  menions  pelus  de  deux 


792  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

pas  difficulté  de  confesser  que  l'écolier  limousin  n'était  qu'un 
«  povre  plaisantin  et  jergonneur  »  auprès  de  ceux  qui  ont 
«  instauré  »  ce  charabia.  J'accorde  encore  quil  n'en  manque 
jtoint  de  semblable  dans  les  écrits,  même  sérieux  de  l'école', 
que  Mallarmé  dépasse  souvent  Adoré  Floupette,  et  que  Délie 
comprenait  peut-être  mieux  les  dizains  de  Scève  que  je  ne  fais 
les  sonnets  du  divin  maître-. 

11  n'est  guère  plus  facile,  même  avec  des  guides,  de  se 
retrouver  au  milieu  des  doctrines  qu'au  milieu  des  poèmes,  les 
théories  étant  souvent  contradictoires''.  Ainsi  Baju  affirme  que 
les  symbolistes  reconnaissent  comme  précurseur  Baudelaire, 
Barbey  d'Aurevilly,  Verlaine,  Mallarmé  et  Rimbaud*.  M.  Gam. 
Mauclair  soutient  au  contraire  que  Mallarmé  était  incapable 
d'endoctriner  qui  que  ce  fut  et  qu'on  lui  doit  bien  peu.  Sur  les 

coudées,  ou  squirreux,  ou  pouacres,  des  genllemen.  A  sourires  aboiiifs,  à  toi- 
sons conquises,  des  femmes  folles  de  leurs  corps;  ancylogloUes  aux  divans  et 
mysourides  parles  plessis  d'ombre,  des  femmes  folles  de  leur  corps;  des  femmes 
folles  de  leur  corps,  en  faille  bardocuculées.  Et,  cauquemarres  séculiers  épris 
d'orbes  ampliicartes,  brelandicrs  aux  phalanges  experles,  scribes  de  mal  talents 
perturbés,  trafiqucurs  de  décrélales  politiques,  agioteurs  au  trebuchet,  clercs 
affineurs,  natatoires  sires,  lifrelofres  du  canton  de  Vaud  tondeurs  d'ùnes,  guéris- 
seurs de  fièvres  quartes  sur  l'heure,  écorcheurs  d'anguilles  par  la  queue,  — 
sous  la  clarté  véhémente  des  lampadaires,  parmi  les  bigles  et  monstrueuses 
architectures,  —  aux  morsures  superflues  de  malitormes  Tenites  s'abreuvent...  » 

—  Mais,  interrogea  Vandervotteimittis,  de  quel  pays  de  fables  voulez-vous 
parler? 

—  Du  l)oulovard  des  Italiens,  tout  simplement,  répondit  Fortunalo.  Monsieur 
Vandervotteimittis,  reprit  Fortunato,  lobjeclif  n'est  que  pur  semblant,  qu'ap- 
parence vaine  qu'il  dépend  de  moi  de  varier,  de  transmuer  à  mon  gré...  » 

1.  Que  pensez-vous  de  ce  compte  rendu  de  soirée  littéraire?  <■  Poe  cul,  lecture, 
devant  Whistler.  Soir.  L'immense,  celle  du  bow-window,  draperie,  au  dos  de  l'ora- 
teur debout  contre  un  siège,  et  à  une  table  qui  porte  l'argent  d'une  paire  de 
puissants  candélabres,  seuls,  sous  leur;  feux.  Le  mystère',  inquiétude  que  :  peut- 
être  on  le  déversa;  et  l'élite  rendant,  en  l'ombre,  un  bruit  d'attention  respiré 
comme  autour  des  visages  ».  Mercure  de  France,  mars  1896,  p.  289. 

2.  Afin  de  montrer  tout  à  plein  l'obtus  de  mon  cerveau,  je  transcris  celui-ci  : 

Ses  purs  ongles  très  liaut  dédiant  leur  onyx, 
L'Angoisse,  ce  minuit,  soutient,  lampadophore, 
Maint  rêve  vespéral  brûlé  par  le  Phénix 
Que  ne  recueille  pas  do  cinéraire  amphore. 

Sur  les  crédenccs,  au  salon  vide  :  nul  ptyx, 
Aboli  bibelot  d"inanité  sonore 
(Car  le  maître  est  ailé  puiser  des  pleurs  au  Styx 
Avec  ce  seul  objet  dont  le  .Néant  s'honore). 

Mais  proche  la  croisée  au  nord  vacante,  un  or  • 

Agonise  selon  peut-être  le  décor 
Des  licornes  ruant  du  feu  contre  une  nixe. 

Kilo,  défunte  nue  en  le  miroir,  encor 
Que,  dans  l'oubli  fermé  par  le  cadre,  se  fixe 
De  scintillations  sitôt  le  septuor. 

3.  Le  guide  le  mieux  informé,  en  ce  qui  me  concerne,  me  parait  être  E.  Vigié- 
Lecoq,  La  poésie  contemporaine,  Merc.  de  Fr.,  I89t(,  p.  2tl7  et  suiv. 

4.  L'École  décad.,  Yanier,  1887. 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  793 

moyens  et  le  but  de  la  réforme,  il  n'est  pas  plus  aisé  de  les 
trouver  complètement  d'accord.  Ainsi  Verlaine  cherche  incon- 
testablement à  rapprocher  la  phrase  écrite  de  la  phrase  parlée, 
Mallarmé  affirme  tout  au  contraire  qu'il  y  a  entre  la  langue 
parlée  et  la  langue  écrite  une  irréductibilité  absolue'.  L'un 
appliquera  à  tout  l'écriture  symbolique;  l'autre,  comme  M.  Paul 
Adam,  la  réservera  aux  «  seules  spéculations  métaphysiques, 
aux  évocations  suprêmes  que  ne  peuvent  traduire  les  proses 
habituelles  -  ». 

Enfin,  il  est  dans  les  Revues  jeunes,  comme  ailleurs,  des 
outranciers  et  des  modérés,  des  combatifs  et  des  timides.  Les 
initiés  rangent  parmi  les  premiers  MM.  Verhaeren,  Kahn,  Moréas, 
R.  de  laTailhède;  parmi  les  autres  :  MM.  Rodenbach,  Yiellé- 
Grifîin,  Retté,  Samain.  A  ceux-ci  semblent  se  rallier  les  sty- 
listes de  la  dernière  heure.  Il  me  semble  cependant  que  l'on 
peut  dégager  certaines  volontés  communes. 

Langage  et  musique.  —  Le  langage,  comme  on  sait, 
exprime  en  définissant,  il  exprime  aussi  en  évoquant,  faute  de 
pouvoir  définir.  Quel  est  l'adjectif  qui  définit,  sauf  en  science, 
parce  que  les  choses  de  science  sont  choses  simples?  Acide  est 
défini  par  sulfurique.  Mais  quand  je  dis  un  paiivre  en  haillons, 
un  pommier  fleuri,  etc.,  je  pourrai  changer  à  mon  gré  les  déter- 
minants, je  ne  ferai  jamais  qu'évoquer  un  tableau  que  mon 
esprit  compose  à  sa  façon.  Prenez  les  choses  les  plus  simples, 
une  porte  basse,  un  habit  sale,  ces  choses  ne  sont  pas  exprimées 
par  les  mots,  la  porte  basse  ne  serait  déterminée  que  si  je  lui  don- 
nais une  forme  géométrique,  des  mesures,  si  je  l'exprimais  scien- 
tifiquement. Autrement  l'adjectif  ne  fait  qu'éveiller  une  vision. 
Il  est  donc  certain  à  priori  que  si  tout  elTort  pour  déterminer 
plus  augmente  d'un  côté  la  valeur  du  langage,  tout  effort 
pour  évoquer  mieux  l'augmente  aussi  :  cet  efTort  est  donc 
légitime. 

Or  comment   peut-on  évoquer  mieux?  Laissons  de  coté  les 


1.  Un  désir  indéniable  à  l'époque,  est  de  séparer,  comme  en  vue  d'atlribii- 
tions  diiïérenLes,  le  double  état  de  la  parole,  brut  ou  immédiat  ici,  là  essentiel 
{Préf.  au  traité  du  verbe  de  R.  Ghil,  Paris,  1886,  p.  5). Cf.  Cam.  Mauclair,  Nouv.  Rev., 
l"  décembre  1898,  4il  :  «  Le  langage  parlé,  à  ses  yeux,  n'avait  aucun  rapport  avec 
le  langage  écrit,  et  il  n'eût  jamais  voulu  noter  une  causerie.   » 

'2.  Cité  par  M.  Peyrol,  Nouv.  Rev.,  18  sep.  1880. 


794  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

figuros,  qui  ont  pour  cflet  de  suljstituer  à  une  vision  une  autre 
vision  plus  forte,  plus  sûrement  frappante.  La  vision  que 
l'expression  directe  éveille  en  moi  sera  évidemment  telle  que 
mes  souvenirs  antérieurs  l'auront  rendue  possible.  Mais  son 
intensité,  sa  netteté,  ses  caractères  ne  dépendent  pas  seulement 
de  moi  qui  la  reçois,  mais  de  la  manière  dont  on  la  provoque 
chez  moi  au  moyen  du  mot,  seul  instrument  dont  on  dispose. 
Or  le  mot  n'est  pas  seulement  idée,  mais  son  aussi.  Donc  en 
principe,  rien  n'y  est  négligeable,  pas  plus  le  son  (|ue  le  sens. 
Jusque-là  la  doctrine  est  incontestable. 

Seulement  comment  augmenter  la  valeur  du  son?  Le  lan- 
gage n'est  pas  à  créer,  il  est  créé.  Peut-on  le  changer,  et  altérer 
les  sons?  comme  on  altère  les  sens?  Les  uns  sont-ils  plus 
intangibles  que  les  autres?  Et  si  c'est  un  droit,  comment  se 
diriger?  Est-ce  avec  la  chose  qu'il  faut  mettre  le  mot  en  rap- 
port, directement?  L'argot  le  fait,  et  la  langue  plaisante.  C'est 
pour  cela  que  avoir  le  trac  dit  plus  que  avoir  peur.  Mais  qui  ne 
voit  que  si  on  invente,  on  retourne  par  là  à  l'onomatopée? 
C'est  cela  que  fait  Huysmans  quand  il  dit  :  la  cloche  bootnba 
(Huysmans,  Là-bas,  99).  Si  on  n'invente  pas,  on  reprend  le 
vieux  procédé  de  l'harmonie  imitative.  C'est  cela  que  fait  Ver- 
laine quand  il  écrit  : 

Extraordinaire  et  saponaire  tonnerre 
D'une  excommunication  que  je  vénère  '. 

Je  crois  qu'on  peut  maintenir  en  face  de  tous  ceux  qui  ont 
essayé  de  ces  tours  de  force,  quels  que  soient  le  résultat  obtenu 
et  l'originalité  des  moyens,  que  la  fonction  de  la  langue  n'est  pas 
celle-là.  En  cherchant  à  rivaliser  avec  la  musique  pour  traduire 
les  bruits  extérieurs,  elle  ne  fait  qu'accuser  son  impuissance. 

1.  C'est  encore  cela  que  fait  René   Gliil,  pour  nous  donner  la   sensation  du 
tocsin  (La  preuve  égo/sle,  o7)  : 
Feux! 

Et  des  Tours  et  Tours,  et  lourd  !  et  grand  1  longteinjis 
Tonitruc  ululant  —  et  lourd!  et  grand!  le  temj)S 
D'épouvante  qui  presse  :  car  la  Ville  est  en 
Feux  ! 

Ou  ailleurs  (Le  vœu  de  vivre,  p.  i.'l)  : 

Doux  les  astres  au  Nord  et  la  mer  diaplianc  — 
I^e  Trois-niàts  aux  grands-mâts  vers  des  presqu'îles  va. 
Morts  les  Astres  au  Nord  et  grosse  la  nier  i)lane  — 
Le  Trois-mâts  aux  grands  mats  dans  le  port  n'arriva. 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  795 

C'est  avec  la  sensation  que  les  choses  font  en  nous,  avec  un 
état  général  de  tristesse,  de  douceur,  de  gaieté  qu'elles  font 
naître  qu'on  peut  espérer  établir  le  rapport  cherché.  On  se  per- 
drait à  vouloir  le  préciser  trop  en  détail. 

Ainsi  il  ne  paraît  pas  scientifiquement  possible  qu'on  cherche 
à  établir  des  rapports  fixes  et  constants  comme  on  l'a  fait  entre 
des  éléments  phoniques  isolés  et  les  choses,  ou  même  les  «  états 
d'àme  ».  On  est  fondé  pour  cela  sur  le  phénomène  de  l'audition 
colorée,  qui  consiste,  comme  on  sait,  dans  la  faculté  que  possè- 
dent certains  individus  de  penser,  en  entendant  certains  sons,  à 
certaines  couleurs,  de  les  voir  même.  Phénomène  incontestable, 
dont  les  musiciens  eux-mêmes  ont  tenu  compte,  mais  inconstant 
et  subjectif.  Ceux  mêmes  qui  en  sont  doués  l'éprouvent  avec  une 
intensité  qui  varie  d'un  sujet  à  l'autre,  et  ne  semblent  être 
d'accord  que  sur  quelques  impressions  très  larges,  par  exemple 
sur  le  caractère  sombre  de  ïou.  Une  règle  fondée  sur  des  asso- 
ciations aussi  mouvantes  ne  donnerait  rien,  même  si  on  était 
libre  de  construire  un  langage  neuf  là-dessus.  Il  ne  serait  guère 
qu'individuel.  Le  poète  qui  décrit  : 

A  noir,  E  blanc,  i  rouge  u,  vert,  u  bleu,  voyelles  ', 

eût  peut-être  changé  un  an  après  sa  notation,  ayant  changé  de 
vision.  On  ferait  par  suite  fausse  route  en  cherchant  là  des  élé- 
ments esthétiques  sûrs. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  les  ensembles.  Certes,  tous  les 
vrais  poètes,  Racine  et  La  Fontaine,  Hugo  surtout,  ont  senti  qu'il 
existait  entre  certaines   sonorités  et  certaines   idées   une   har- 


]    Il  n'est  peut-être   pas  hors   de  propos  de  rapporter  tout  le  sonnet  de  ce 
poète  disparu. 

A  noir,  E  blanc,  I  rouge,  U  Vfrt,  G  bleu,  voyelles. 
Je  dirai  quelque  jour  vos  naissances  latentes. 
A,  noir  corset  velu  des  mouches  éclatantes 
Qui  bombillent  autour  des  puanteurs  cruelles, 

Golfe  d'ombre  ;  E,  candeur  des  vapeurs  et  des  tentes, 
Lance  des  glaciers  tiers,  rois  l)lancs,  frissons  d'ombelles  ; 
I,  pourpres,  sang  craché,  rire  des  lèvres  belles 
Dans  la  colère  ou  les  ivresses  pénitentes; 

U,  cycles,  vibrements  divins  des  mers  virides. 
Paix  des  pfitis  semés  d'animaux,  paix  des  rides 
Que  l'Alchimie  imprime  aux  grands  fronts  studieux; 

O,  suprême  Clairon  plein  de  strideurs  étranges, 
Silences  traversés  des  Mondes  et  des  Anges 
—  O,  l'Oméga,  rayon  violet  de  Ses  Yeux  ! 


796  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

monie,  (jui,  si  on  la  conserve  et  la  développe,  centuple  non 
seulement  la  valeur  musicale,  mais  l'intensité  expressive  du 
style.  Ce  n'est  pas  pour  une  raison  autre  que  Racine  a  écrit  : 

Tout  m'afflige  et  me  nuil  et  conspire  à  me  nuire... 

OU  ailleurs  : 

0  toi,  qui  vois  la  honte  où  je  suis  descendue... 

Et  pourquoi  Hug"0  se  permet-il  de  changer  plusieurs  fois  le 

sens  de  hiiéesl 

Qui  pourrait  dire  au  fond  des  cieux  pleins  de  huées 
Ce  que  fait  le  tonnerre  au  milieu  des  nuées. 
Et  ce  que  fait  Roland  entouré  d'ennemis  •? 

Flaubert  Fa  dit  net,  malgré  sa  passion  du  déterminé  :  le  mot 
harmonieux  est  toujours  le  mot  juste  -.  Autrement  dit,  il  faut 
quelquefois  préférer  la  justesse  du  rapport  de  son  même  à  la 
justesse  du  rapport  de  sens.  L'impression  dépasse  en  valeur 
l'expression.  Et  c'est  ainsi  que,  malgré  sa  répugnance  du  barba- 
risme, il  écrira  :  «  Comme  si  la  nature  n'existait  pas  auparavant, 
ou  qu'elle  n'eût  commencé  à  être  belle  que  de\^u\i>Y  assouvissance 
de  leurs  désirs  {Bov.,  284)  :  Assouvissement  consonant  k  abaisse- 
ment, abrutissement,  etc.,  existait  bien,  mais  ne  lui  convenait  pas  ; 
ussouvissance,  consonant  à  jouissance,  puissance,  qui  n'existait 
pas,  allait  mieux;  l'auteur  a  sacrifié  l'usage. 

Il  n'est  pas  difficile  de  citer  dans  le  genre  péjoratif  des  exem- 
ples qui  rendent  les  effets  obtenus  très  sensibles.  Pourquoi  y 
a-t-il  des  noms  de  vaudeville  :  Poitrimol,  Patouillet,  Guerlu- 
clion,  etc.,  qui  sont  drôles  sans  qu'aucune  syllabe  les  rattache 
à  un  mot  comique?  Et  en  noms  communs  la  liste  n'est  pas 
moins  riche  :  glacouillotes,  patrouillotard,  etc.,  la  polémique  en 
forme  tous  les  jours. 

Mais  y  a-t-il  là  des  rapports  assez  fixes,  assez  stables,  assez 
universellement  perceptibles,  pour  qu'on   soit  en  droit   de  les 


1.  Si  on  doute,  qu'on  se  r('|iorlc  à  un  1res  curieux  passage  des  Travailleurs  de  la 
mer,  2"  :  ■<  Ce  remanjualjlc  radical  de  la  langue  primitive  hou  se  retrouve  par- 
tout (houle,  huée,  hure,  hourcjne,  iioure  (échafaud,  vieux  mot),  houx.,  houperon 
(requin),  hurlement,  hulotte,  chouette  d'où  chouan,  etc.).  Il  transperce  dans  les 
deux  mots  qui  expriment  l'indéfini,  unda  et  unde;  il  est  dans  les  deux  mots 
•qui  expriment  le  doute,  ou  et  où.  >• 

2.  Voir  M.  du  Camp,  Souv.  lilt.,  1,  22',). 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  797 

chercher,  ou  perdent-ils,  comme  on  le  prétend,  toute  grâce  quand 
ils  cessent  d'être  le  produit  de  rencontres  instinctives? 

Ce  sont  des  questions  sur  lesquelles  il  serait  scientifiquement 
impossible  de  répondre  avec  certitude'.  Les  poètes  modernes 
étaient,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  en  droit  d'essayer  de  les  résoudre 
par  la  pratique.  C'était  un  des  seuls  côtés  par  lesquels  on  n'avait 
pas  encore  tenté  de  développer  systématiquement  la  langue,  et 
il  était  bon  que  l'essai  fût  fait  par  des  artistes  très  subtils. 

L'impressionisme  musical  en  littérature.  —  On  connaît 
ce  vers  de  Verlaine 

De  la  musique  encore  et  toujours! 

et  les  théories  de  René  (Ihil  dans  son  Trailé  du  verbe,  p.  2G  : 
«  Toi  qui  t'inquiétas,  veuille  retenir  :  des  sons  te  sont  vus  -.  Or 
si  le  son  peut  être  traduit  en  couleur,  la  couleur  peut  se  traduire 
en  son,  et  aussitôt  en  timbre  d'instrument.  Toute  la  Trouvaille 
est  là  gisante.  » 

Ce  sont  Verlaine,  Rimbaud  et  Mallarmé  qui  ont  commencé. 
Mallarmé  subordonnait  aux  rapports  harmoniques  non  seule- 
ment les  rapports  logiques,  mais  jusqu'à  la  réalité.  On  a  dit 
avec  raison  que  pour  lui  «  l'attirance  des  consonances  suppléait 
ror(h'e  coexistant  des  formes  réelles  ''  ». 

1.  Bourdon.  L'expression  des  émoiions  et  des  tendances  dans  le  langage,  Paris, 
1892,  p.  87  et  suiv.  Dans  son  désir  de  réfuter  Becq  <le  Fouquières,  M.Comljarieu 
est  allé  jusqu'à  nier  les  elFets  les  plus  sensibles.  Ce  n'est  pas  la  première  fois 
qu'un  musicien,  peut-être  à  cause  du  développement  du  sens  musical  en  lui, 
méconnaît  le  côté  musical  plus  délicat  de  la  poésie.  (Rap.  de  la  poésie  et  de  la 
mus.  Deuxième  partie,  chap.  i".)  Clair  Tisseur,  poète,  s'était  arrêté  à  une  limite 
bien  plus  exacte  (Mod.  observ.,  268  et  suiv.). 

2.  Citons  quelques  images  qui  montrent  comment  ils  voient  les  sons:  <•  Oui, 
dit  paiement  la  jeune  fille  (J.  H.  Itosny,  Êch.  de  /'.,  4  janv.  1897,  Le  Tueur).  Et  des 
cloches  tintaient,  si  pâles  (Rod,  Bruges,  lli6).  Les  cantiques  blancs  (126). 

Quelquefois  môme  le  son  se  traduit  en  formes  :  jubé  d'où  tombe  une  musique 
qui  se  moire  et  déferle  (10.,  loi  ;  cf.  208).  Je  ne  serais  pas  étonné  que  la  transition 
se  soit  faite  ici,  ô  horreur,  parles  ligurations  scientifiques  des  vilirations  sonores. 

3.  Son  espérance,  il  fa  dite,  dans  la  Divagation  première  ù  propos  du  vers  :  «  Ce 
n'est  pas  des  sonorités  élémentaires  par  les  cuivres,  les  cordes,  les  l)ois,  indé- 
niablement, mais  de  l'intellectuelle  parole  à  son  apogée  que  doit,  avec  pléni- 
tude et  évidence,  résulter,  en  tant  que  l'ensemble  des  rapports  existant  dans 
tout,  la  musique.  ■>  Voir  M.  Leblond,  Essai  sur  le  naturisme,  i2  :  «  Sa  passion 
envers  la  plastique,  dès  l'adolescence,  au  Parnasse  contemporain,  le  tourmenta.  Si 
Euclide  est  l'homme  des  lignes,  celui-ci  demeure  bien  l'homme  des  sonorités  intel- 
lectuelles. Sa  ferveur  fut  telle  pour  la  parole  qu'il  en  arriva  à  ne  i)lus  considérer 
les  objets  pour  eux-mêmes,  mais  pour  le  mot  même  qui  les  représente...  La 
caresse  des  voix,  l'intonation  des  diphtongues,  la  musique  des  consonnes  l'enchan- 
tèrent, il  les  doua  d'une  signification  étrangère,  d'un  charme  personnel.  La  beauté 
des  paroles,  voilà  à  ses  yeux  la  beauté  extérieure,  et  sans  doute  il  préféra  le 
flatus  vocis  à  la  réalité,  le  dictionnaire  à  la  nature.  L'attirance  des  consonances 


798  LA   LANGUE    FRANÇAISE 

Aussi  n'est-il  pas  difficile  de  citer  des  exemples  plus  heureux 
d'effets  harmoniques  que  ses  phrases  sibyllines.  Bien  entendu, 
c'est  surtout  dans  le  rythme  général  des  vers  ou  de  la  prose  qu'il 
faudrait  les  chercher.  Il  y  a  eu  beaucoup  d'erreurs,  beaucoup 
de  trouvailles  aussi.  L'allitération,  les  assonances  voulues  sont 
loin  de  déparer  des  vers  comme  ceux-ci  : 

Et  c'était  une  extase  où  le  cœur  plein  se  brise 

Comme  uu  fruit  mûr  qui  s'ouvre  au  soir  d'un  jour  pesant. 

(Samain,  .1.  de  /'/.,  Les  Sirènes.) 
Les  sirènes  venaient  lentes,  tordant  leurs  queues 
Souples,  et  sous  la  lune  au  long  des  vagues  bleues. 
Roulaient  et  di''roulaient  leurs  volutes  d'argent,  illi.) 

Mais  ces  choses  sont  du  domaine  de  la  prosodie.  Ce  qui  inté- 
resse la  langue,  à  proprement  parler,  ce  sont  des  tentatives 
beaucoup  plus  hardies  qui  aboutissent  à  briser  le  lien  ordinaire 
entre  une  idée  et  un  signe  reçu,  pour  modifier  celui-ci  : 

C'est  déjà  quelque  chose  que  d'altérer  la  désinence  des  mots.  On  l'a  fait 
souvent.  De  là  l'appel  fréquent  au  sul'O.ve  uncc  : 

Le  'pcchc  mortel  nui  fait  de  la  mort  la  vraie  mort,  smis  déliKrance  ni 
recouvrance  d'êtres  chers  (Rod.,  Bnujes,  162);  otulnlauee  (P.  x\d.,  Le  thc'  cli. 
iV.,  31);  des  étiranccs  lamentantes  {II).,  21). 

De  là  aussi  la  substitution  du  suffixe  verbal  ir  à  Cr.  Ainsi  :  orfevrir  pour 
orfcvrer.  Cf.  ijazouillir  (Ponch.,  T.  franc.,  24  janv.  1897).  Daudet  avait  fait 
déjà  de  ces  changements.  Il  avait  dit  par  exemple  :  Dans  une  jolie  pose 
d'attente  soarieuse  ^ 

Mais  de  plus  les  sens  changent  aussi  : 

Lr.s  coups  de  sonnette  lirefs,  dont  la  titillation  nteart  dans  les  corridors 
(Bruges,  171);  sontioit  les  argentines  heures  (P.  Ad.,  Le  théch.  M.,  .33). 

Puis  on  crée  des  mots  :  attirance  (Samain,  Jard.  de  11.,  9),  un  frùlis 
d'âmes  (Id., //7;.,  50),  une  cloche  an(jéluse  en  pai.r  (Lal'org.,  Po.,  i3u),  des 
eloehes  crilcscentes  (Id.,  ih.,  128,  13o)i,  les  évaltonnures  d'une  coiffe  brodée 
flottèrent  dans  l'ombre  d'un  euuloir  (Eeh.  de  7*.,  9  fév.  1897). 


sujujira  l'ordre  coexistant  des  formes  réelles.  Le  rythme  estiiéliqiie  s'opposait  à 
riiurylhmie  de  l'Univers.  Ultime  excès  du  Parnassisme!  Le  culte  pieux  de  l'épi- 
tliétc  rare  devait  donc  aboutir  à  cette  hérésie  :  la  discorde  du  Poète  et  de  la 
iN'alure.  » 

1.  Cf.  Plowert,  Gloss.,  p.  II.  ■<  A/ice  marque  iiarliculiéremenl  une  altéiuiation  du 
sens  primitif,  qui  devient  alors  moins  déterminé,  plus  vague,  et  se  nuance  d'un 
recul.  Ex.  :  lueur,  luisance.  Lueur,  c'est  l'effet  direct  d'une  flamme.  Awwfl/ice  sera 
un  reflet  de  flamme  dans  un  panneau  verni,  dans  la  nacre  humide  de  l'œil,  dans 
le  froncis  d'une  somi)re  et  soyeuse  élolTe,  etc.  (Notez  qu'il  est  dans  Chateau- 
briand.) La  désinence  ure  indique  une  sensation  très  nette,  brève;  elle  diminue 
en  renforrant;  elle  circonscrit,  Lvisure  sera  un  effet  de  lueur  sur  la  vitre  d'un 
lampadaire,  sur  la  plaque  d'un  métal  poli...  la  syllabe  ure  produisant  une  sensa- 
tion d'arête  vive,  le  brusque  coup  d'archet  sur  les  notes  aiguës  du  violon.  » 


« 


LA   LANGUE  LITTERAIRE  799 

Enfin  on  assemble  des  mots  —  non  sans  talent,  du  reste,  —  pour  substi- 
tuer l'impression  que  donne  leur  harmonie  à  la  notion  que  donnerait  la 
réunion  régulière  d'autres. 

Ame  en  faiblesse,  cœur  en  détresse. 
Si  florales  sous  les  pelouses  du  soleil  et  leurs  jeux 
S'éperlant  aux  degrés  d'escaliers,  et  les  aveux 
Résonnant  rienrs  au  vol  blond  des  tresses. 

(G.  Kahn,  Pnl.  nomades,  157.) 
Comparez  ceci  : 

Chaud,  oh! 

Chaud  est  le  Fer,  l'on  doit!  le  marteler 

chaud  :  haut,  lourd!  plat  —  martelons  métal  et  métaux 

comme  les  heures  :  d'un  vol!  d'un  heurt,  doit!  aller 

le  vent  dans  les  peuples  ventant  grand  des  Marteaux... 

Comme  les  heures  qui  ouvrent  la  Fête,  allons     • 

comme  les  heures.  Tous! 

Les  marteaux,  virant  en  martelant  (martelons!) 

pour  la  part  devant  œuvres  pareille,  ouvreront 

Issante  irradiant  en  éparre  dardant 

(martelons!  haut,  lourd!  les  quatre  arêtes  qu'iront 

les  vœux)  —  la  métallique  Tour  du  phare  ardant... 

(R.  Ghil,  La  pr.  égoïste,  49-oU.) 

Vous  ne  comprenez  pas,  sans  doute.  Mais  on  n'a  pas  voulu  que  vous 
comprissiez.  11  ne  s'agit  pas  d'exprimer.  L'impression  est-elle  pareille  dans 
les  deux  cas?  Evidemment  non.  Est-elle  assez  précise  pour  que  vous  ayez 
par  les  premiers  vers  la  sensation  du  vol  frais  des  jeunes  filles,  dans  l'autre 
celle  du  dur  labeur  des  ferronniers"?  Le  poète  n'en  veut  pas  plus. 

Toute  la  question  est  de  savoir  si  le  langage  qui  va  dans  le 
précis  jusqu'à  l'adéquation  parfaite  avec  l'idée,  ainsi  que  cela 
arrive  en  science,  peut  aller  dans  l'imprécis  jusqu'à  cette  brume 
sans  sortir  de  sa  fonction  propre. 

Algèbre  d'une  part,  musique  de  l'autre,  est-il  assez  ductile 
pour  pouvoir  relier  les  deux  sans  se  corrompre,  et  peut-il 
fournir  toutes  les  formes  nécessaires  à  chaque  degré  de 
l'expression? 

Le  symbolisme.  —  C'est  là,  il  me  semble,  ce  qu'il  y  a  de- 
plus  nouveau  pour  la  langue  dans  les  doctrines  modernes.  Tou- 
tefois il  est  d'autres  efTorts  encore  à  noter.  Le  plus  direct  pour 
causer  l'impression,  but  principal,  comme  nous  l'avons  vu,  a 
paru  être  de  prendre  dans  les  choses  de  l'âme  le  mot  évocateur, 
symbole  d'un  état,  et  de  l'appliquer  directement  à  la  nature.  Il 
importe  de  bien  comprendre  le  procédé. 

Le  matériel  d'images  a  été  renouvelé  dans  notre  siècle,  mais, 
somme  toute,  c'est   presque  toujours   la  chose  matérielle  qui 


800  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

devient  signe  ou  d'une  autre  chose  matérielle  ou  de  la  chose 
immatérielle  : 

Etre  le  ver  affreux  d'une  larve  de  fer.... 
J'étais  perdu,  jV'lais  le  ver  sous  le  pavé. 

Naturellement  les  modernes  n'ont  pas  renoncé  à  ce  procédé, 
ils  ne  le  pouvaient  pas.  On  y  est  même  allé/ comme  à  toutes 
les  époques,  jusqu'à  l'allégorie! 

Mais  l'intérêt  n'est  pas  \h.  Il  est  dans  l'emploi  du  procédé 
inverse.  «  Muettes  analogies,  s'écrie  Rodenbach,  pénétration  réci- 
proque de  l'ùme  el  îles  choses!  Nous  entrons  en  elles,  tandis 
qu'elles  pénètrent  en  nous.  Les  villes  surtout  ont  ainsi  une  per- 
sonnalité, un  esprit...  un  caractère  presque  extériorisé  qui  cor- 
respond à  la  joie,  à  l'amour  nouveau,  au  renoncement,  au  veu- 
vage. Toute  cité  est  un  état  d'àme  »  {Brunes,  143). 

Et  voici  comment  cette  conception  se  traduit  dans  le  style  : 
des  'places  symétriques,  attristées  cl" une  plaitite  cVarbres  {\^2); 
inégaijées,  sans  sourires  de  sculptures,  nous  (les  toui's)  montons 
vers  Dieu  (139);  im  réverbère  vivote  (148);  les  cloches,  cVahord 
amicales,  mais  bientôt  inapitoi/ées  (164). 

Ainsi  c'est  l'homme  moral,  ou  physique,  mais  ce  dernier  sur- 
tout en  tant  qu'il  exprime  le  premier,  (jui,  projeté  au  dehors, 
sert  de  matière  verbale  pour  la  peinture  de  la  ville  «  appariée  à 
lui  ».  Et  ce  n'est  pas  seulement  une  ville,  c'f  st  la  nature  entière 
qui  apparaît  comme  un  état  d'àme,  et  dont  par  conséquent  les 
aspects,  les  formes,  les  couleurs,  vont  se  rendre  dans  une  langue 
toute  subjective  :  Tant  il  fait  doux  par  ce  soir  monotone,  Où  se 
dorlote  un  pai/sarje  lent.  (Verl.,  Sag.,  109). 

Nouvelle  syntaxe.  —  On  comprend,  d'après  ce  qui  vient 
d'être  dit,  pourquoi  l'école  symboliste  a  fait  peu  de  cas  de  la 
syntaxe.  La  syntaxe  n'est  qu'un  instrument  logique.  Les  rap- 
ports ([u'elle  établit  ont  pour  effet  d'enchaîner  les  sens  des  élé- 
ments grammaticaux  de  manière  à  les  coordonner  en  proposi- 
tions rigoureuses.  Or  cela  c'est  la  langue  de  ceux  qui  cherchent 
à  définir.  L'évocation  n'a  que  faire  de  ces  liens.  Ses  enchaîne- 
ments seront  tout  autres  et  fondés  sur  d'autres  lois,  quand  on 
les  trouvera  '. 

1.  Vuir  Charles  Morice  :  La  Liltérature  de  tout  à  Vliewc  :  "  11  fallait  pour 
traduire  les  synthèses  idéales  de  la  poésie,  une  langue  moins  analytique  et  for- 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  80t 

Naturellement  cette  doctrine  était  inapplicable  de  façon  con- 
tinue. On  Ta  cependant,  même  dans  certaines  œuvres  qu'il  y  a 
tout  lieu  de  croire  sérieuses,  poussée  très  loin.  C'était  l'aboutis- 
sement systématique  et  nécessaire  de  l'impressionnisme  des 
Goncourt.  C'était  aussi,  il  faut  bien  le  dire,  l'influence  de 
Mallarmé,  auquel  on  se  rattachait,  et  sur  la  foi  duquel  on  se 
crut  obligé  d'écrire  un  pathos  illisible. 

Verlaine  avait  commencé  à  donner  un  bel  exemple  d'audace. 
Sa  structure  de  phrase  est  tout  à  fait  nouvelle.  Il  ne  s'agit  plus 
chez  luid'asyndètes,  mais  d'une  déformation  systématique  de  la 
phrase  qui  recherche  l'allure  négligée  de  la  phrase  parlée,  s'arrê- 
tant,  puis  se  reprenant  par  des  soubresauts,  ou  parfois  s'appuyant 
pour  se  relever,  sur  un  mot  déjà  dit,  répété  en  litanie  K  Dans 
chaque  phrase  les  verbes  supprimés,  des  phrases  exclamatives 
ou  non,  qui  se  succèdent,  suspendues  en  l'air,  des  cris,  des  oh! 
des  ah  !,  des  d  suivis  d'épithètes  superlatives  (ô  si  languissantes  !) 
jetés  au  milieu  de  propositions  dont  les  mots  échappés  de  leur 
place  réglée  s'entre-choquent  pour  chercher  l'endroit  d'oij  ils 
paraîtront.  Ajoutons  à  cela  le  désir  d'étonner.  De  là  les  phrases 
comme  celle-ci  :  Sereine  et  calme,  si  ne  Veut  le  vent  vorace  flétrie 
constamment,  son  âme. 

Il  est  absurde  et  vraiment  trop  simple  de  croire  que  c'est  là 
toute  «  l'écriture  symboliste  ».  Mais  il  y  a  encore,  même  chez 
les  meilleurs,  des  phrases,  et  en  nombre  énorme,  dans  le  genre 
de  la  suivante  :  «  Honoré  levait  les  yeux  avec  l'amour  des 
luminosités  nébulaires  de  certaines  fenêtres,  d'oîi  semblait 
sourdre  un  chuchotement  de  béatitude,  des  voluptés  de  refuges, 
effaré  du  sombre  de  telle  façade,  un  noir  de  sépulcre,  de  som- 
meils profonds,  presque  mortuaire.  »  (Rosny,  Marc  Fane,  28). 

cément  moins  claire  que  celle  de  la  prose.  Il  est  non  moins  évident  que  plus  la 
phrase  obéira  à  la  conception  musicale,  moins  elle  sera  accessible  logiquement. 
Et  ce,  sans  qu'on  puisse  raisonnablement  reprocher  d'imiter  Lycophron  ou  de 
refaire  Scèvo.  » 

1.  Voir  la  jRew.  moderniste,  30  septembre  ISSo,  Sur  les  ■■  Complaintes  "de  Jules 
Laforgue.  «  S'exprimer  dans  la  langue  la  plus  parlée.  Voilà  en  partie  l'objet  de  la 
recherche  de  ces  étranges  derniers  poètes  tels  que  Tristan  Corbière,  P.  Verlaine, 
et  enfin  M.  Jules  Laforgue.  La  langue  parlée  avec  ses  ellipses,  ses  raccourcis  et 
même  ses  mollesses  de  tour  et  ses  insuffisances,  l'a  peu  près  du  verbe  populaire 
et  très  primitif,  leur  paraissent  plus  éloquents  pour  l'expression  des  senti- 
ments que  la  phrase  composée  avec  un  soin  de  formule.  Paul  Verlaine,  surtout 
a  recherché  l'ingénuité,  la  naïveté  presque  enfantine  de  l'expression;  il  a  fait 
en  ce  domaine  d'admirables  trouvailles.  » 

Histoire  de  la  langue.  VIII'  ^'l 


802  LA  LANGUE   FRANÇAISE 

Si  oa  entre  dans  le  détail,  quel  mélange  singulier  !  Dos  nouveautés  très 
justifiées  sont  compromises  par  d'extraordinaires  fantaisies.  Ainsi  les 
passages  de  verbes  d'un  état  à  l'autre  peuvent  être  heureux  :  sa  pastèque 
trouée  étoila  derrière  lui  (Lombard,  Bijz.).  Pourquoi  frénnssots-itous  celte 
âpre  volupté  (Samain,  J.  de  PL,  123)?  Tu  souriais,  pùlotte,  un  sourire  aminci 
(II).,  50).  Les  participes  passés  devenus  actifs  intransitifs  ont  de  la  grâce  : 
tendresaes  e.vpirécs  (Rosny,  Valgr.,  \[l);jietites  âmes  de  printemps  et  ruisse- 
lées  sous  la  feuille  ensoleillée  (Merc.  de  Fr.,  fév.  1896,  p.  280).  Mais  pourquoi 
faire  de  mieux  un  adverbe  de  comparatif  ordinaire  en  place  de  plus,  alors 
qu'il  est  si  utile  de  pouvoir  distinguer  les  deux  et  d'opposer  mieux  aimé  à 
plus  aimélCe  sont  les  Goncourt  qui  ont  enseigné  à  dire  :  immortelle  et  fixée 
en  une  épreuve  mieux  vivante  que  le  sein  de  la  femme  de  Dioméde  [E.  et  J.  de 
Gonc,  Vart  au  XVIIP  s.,  I,  o.  Cf.  Les  eaux  mieux  voisines,  Rod.,  Bruges, 
Av.,  II).  Chaque  pour  chacun  se  justifie  par  l'usage  populaire  (Sartiain, 
J.  de  ri.,  15).  Est-ce  une  raison  pour  l'admettre?  Je  ne  crois  pas  non 
plus  qu'il  y  ait  aucun  intérêt  à  rendre  aux  intransilifs  la  forme  pronomi- 
nale, comme  en  moyen  français.  Passe  pour  le  cas  où  le  se  peut  jouer 
comme  autrefois  le  rôle  de  la  flexion  moyenne  en  grec  :  vers  le  soleil  qui 
i>\igonise  [Ib.,  96),  mais  le  procédé,  à  être  généralisé,  perd  toute  valeur. 

Croit-on  sérieusement  que  l'infinitif  puisse  se  construire  indifféremment 
derrière  tous  les  verbes  comme  derrière  aller  ou  courir  :  Quelques  fusées 
reniflent  s'étouffer  là-haut'!  Un  monde  de  facteurs  En  prurit  s'éparpille  assiéger 
les  hauteurs  (J.  Laforgue,  Pu.,  98j  144). 

Je  n'arrive  pas  non  plus  à  comprendre,  quoique  le  participe  soit  lourd, 
comment  on  a  pu  persister  après  Mallarmé  dans  l'idée  de  le  remplacer  par 
l'infinitif  :  Vile  aride  où  souffle  un  vent  de  cendre  De  Vaube  au  crépuscule 
inexorable,  epandre  Un  destin  de  désastre  et  de  stérilité.  Un  tour  analogue, 
avec  suppression  de  après,  a  été  essayé  du  xV  au  wi"  siècle;  il  n'a  pas 
pu  se  maintenir.  C'est  du  petit  nègre. 

La  suppression  de  pas  n'est  qu'un  archaïsme  repris  aux  Goncourt,  et  qui 
va  contre  l'évolution  naturelle  de  la  langue.  Comment  l'accorder  avec  celle 
de  ne1  et  on  trouve  les  deux  chez  les  mêmes  poètes! 

Quel  charme  y  a-t-il  à  donner  partout  à  que  le  sens  de  combien^  Le  mot 
n'est-il  pas  assez  fréquent  déjà?  Mais  que  dénué  du  frisson  d'humanité  sou- 
levé dans  le  frisson  du  verbe!  (Merc.  de  Fi'.,  janv.  1896,  p.  46)  ;  Un  Henri  IV, 
que  pompier  (Tj-balt,  Ville  d'h.,  Ech.  de  P.,  9  décembre  1896). 

Est-ce  raison  de  bouleverser  l'usage  des  prépositions?  Mettons  qu'on 
puisse  étendre  l'usage  de  à  et  dire  :  mouillée  à  des  larmes,  fatiguée  aux 
siècles,  ce  n'est  qu'une  analogie  un  peu  hardie.  Si  d  la  souffrance  peut  être 
compris,  qu'on  dise  je  vous  adore  à  la  souffrance,  comme  je  vous  adore  d 
la  folie  (Samain,  J.  de  II.,  9).  Passe!  Mais,  quoi  qu'on  fasse,  je  ne  vois  point 
d'avantage  à  écrire  :  la  m,anie  à  tout  généraliser  (Rosny,  Valgr.,  156).  De 
ne  peut  pas  remplacer  avec  comme  on  le  voudrait  :  (La  tour)  devient  pins 
grave  et  sonore  des  heures  {Merc.  de  F.,  janv.  1896,  141);  en,  restitué  pour 
dans,  vivra-t-il  :  Et  la  cloche  du  soir  appelle  en  le  vallon  {Merc.de  F.,  fév.  1896, 
280)?  En  tout  cas  ce  n'est  pas  là  un  archaïsme,  comme  on  croit,  la  vieille 
langue  contractait  et  disait  el,  ou.  En  le  est  im  barbarisme.  Je  crois  qu'ici 
encore  on  va  à  contre-fil,  sans  y  réussir  du  reste,  depuis  d'Arlincourt. 
Jusque  demain   est  du    peuple,  mais  jusque  les   mollets   m'est  inentendu 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  803 

(Lomb.,  Bijz.,  3.  Paul  Adam  affecte  celte  suppression  de  à).  Lors  retrouvera 
peut-être  son  ancienne  splendeur.  Mais  qu'est-ce  que  lom  quoi  :  la  mort, 
lors  quoi  Vusdije  veut  qu'on  nous  cache  sous  terre  (Laf.,  Po.,  10)?  Ainsi  de  suite. 

Beaucoup  plus  intéressantes  sont  les  tentatives  pour  varier  suivant  les 
besoins  de  la  pensée  la  disposition  de  la  phrase.  Placer  répithète  avant,  la 
qualité  étant  aperçue  la  première,  est  au  moins  logique  :  de  droits  voiles  et 
de  déployées  dalmatiques  (Lomb.,  Bijz.,  4);  il  serait  heureux  qu'on  pût  dire  : 
A  la  veille  de  moi-même  combattre  pour  le  drame  {Merc.  de  F.,  janv.  1896,  61), 
ce  serait  remettre  le  sujet  à  la  place  qu'il  a  dans  les  autres  modes  ;  dans 
cette  proposition  fardant  de  rose  un  peu  leurs  corolles  blémies,  l'adverbe 
mesure  mieux  l'acte  une  fois  qu'il  est  exprimé  par  fardant  de  rose,  que  si 
l'idée  de  mesure  était  intercalée  :  fardant  d'un  peu  de  rose,  il  y  a  comme 
une  restriction,  qui  va  avec  farder  et  qui  est  jolie  (Mei-c.  de  F.,  mars  1896, 
298).  Tout  n'est  pas  fantaisie  dans  l'intercalation  des  interjections  ou  des 
déterminations:  avec  toujours  ses  mêmes  aspirations  (Loti,  Ram.,  R.  d.  P., 
l"^""  janv.  1897),  avec,  à  son  col,  une  femme  (Ponchon,  Courr.  fr.,  2  janv.  1897), 
les  rencontres  de  sa  vie  avec,  hélasl  la  vie  [Merc.  de  F.,  fév.  1896,  147). 

Et  c'est  un  effort  louable,  somme  toute,  que  celui  de  rendre  un  peu  de 
souplesse  et  de  ductilité  à  la  phrase  dont  on  a  trop  voulu  faire  une  équation. 

Mais  il  est  à  craindre  qu'il  ne  reste  peu  de  chose  de  cet  effort,  sauf  ce 
qui  sera  imposé  par  l'usage  populaire.  La  puissance  des  écrivains,  si  grande 
sur  les  mots,  s'arrête  à  la  syntaxe,  on  l'a  trop  oublié.  Et  surtout,  si  l'on 
eût  voulu  fonder  quelque  chose  de  durable,  il  eût  fallu  se  résoudre  à 
raisonner,  à  peser  l'utile  et  le  possible,  et  non  amonceler  à  plaisir  les 
élrangelés. 

Le  vocabulaire.  —  Le  vocabulaire  des  décadents  est  plus 
mêlé  encore  que  leur  syntaxe.  C'est  un  fleuve  qui  s'écoule  tous 
les  jours,  et  le  glossaire  de  Plowert  ',  qui,  du  reste,  n'en  donnait 
pas  une  idée  très  exacte  au  temps  où  il  a  paru,  serait  bien  arriéré 
aujourd'hui.  Il  éclôt  sans  cesse  une  légion  de  vocables;  toujours 
insuffisante  pour  des  hommes  en  quête  de  la  «  puissance  sensi- 
tive  »,  passionnés  de  joailleries  précieuses  et  neuves.  C'est  une 
orgie,  «  la  riche  folie  des  vocables  outranciers  ».  On  semble  se 
faire  un  plaisir  —  pour  contrarier  les  vieilles  règles  du  goût 
—  de  mêler  les  mots  les  plus  hétéroclites.  Quelle  joie  d'abord 
de  fouiller  les  vocabulaires  techniques,  et  d'y  découvrir  le  terme 
rare  dont  on  va  «  nieller  »  sa  phrase  comme  le  bon  artiste  qui 
miroite  de  reflets  d'argent  «  la  lucidité  prasine  »  d'une  étolîe  : 

Le  fleuve  aux  eaux  lamées  (Samain,  J.  de  l'L,  30);  parmi  la  flore  des 
lampas  {Ib.,  56);  la  lunule  constellante  d'un  cierge  (Lombard,  Bijz.,  8);  une 


\.  Paris,  Vanier,  cet.  1888.  En    voir  la  critique  dans   la  Revue  indépendante, 
novembre  1888. 


804  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

tête  luncc  d'or  (/'>.,  7)  ;  le  point  du  (jrmid  hunier  fas^eijait  doucement  {Gr.Journ., 
3  mai  1896,  p.  1);  l'iro^lrée  aux  coustiins,  oi(  son  mal  la  taraude  (Sam.,  J.  de 
ri.,  135);  il  avait...  rejointoijé  des  indices  (Rodenbach,  Brug.,  175). 

Quelqu'un  a  prononcé  à  ce  propos  le  mot  d'érudition  rabelai- 
sienne; j'ai  peur  qu'il  ne  soit  souvent  juste  et  qu'on  n'ait  de 
temps  en  temps  pontificalement  versé  dans  la  trame  du  style 
français  les  énormités  gog'uenardes  du  vieux  maître.  Instauré  a 
l'air  d'une  plaisanterie  dans  une  phrase  comme  celle-ci  :  on 
s'étendit  sur  le  si/stème  de  chaujjage  histauré  dans  la  basilique 
(P.  Adam  For.  d.  m.,  45)  et  j'en  dirai  autant  de  pijrophore  pour 
porte-allumettes  :  //  fit  le  rjeste  de  saisir  le  pyrophore  [Ib.,  p.  20). 
Avec  ce  système  nous  irions  en  pijroscaphe.  Mieux  vaut  encore 
steamer.  Mais  en  même  temps,  on  se  reprend  parfois,  tout 
comme  des  Parnassiens,  à  retourner  à  la  langue  noble  ',  voire 
à  la  périphrase.  Ou  bien,  pour  dérouter  les  censeurs,  on  parle 
l'argot.  Verlaine  en  marbre  ses  éjaculations  les  plus  mystiques, 
il  cultive  le  «  français  de  Christ  »  et  l'autre  parallèlement.  Aie, 
chezlui,  a  toujours  lair  de  revenir  d'une  nuit  dans  un  bal  masqué  : 

Et,  décanillcs,  ces  amants 

Munis  de  tous  les  sacrements, 

T'y  penses  moins  qu'à  la  pantoufle  (Parai.,  2"). 

Personne  n'a  plus  chéri  ce  contraste  que  Jules  Laforgue,  ni 
fait  plus  joyeusement  parler  à  une  philosophie  la  langue  des 
tavernes  : 

Vinconcienl...  c'est  la  c/rande  Nounou  (Laforgue  Pc,   ll'O; 

Sirote  chaque  Jour  ta  tasse  de  w'ant  (Id.,  U).,  1  i  i). 

Et  les  vents  x'enguetdent 

Tout  le  lonr/  des  nuits  (kl.,  ib.,  33). 

Dans  la  recherche  perpétuelle  d'images,  «  hors  de  notre  réper- 
toire français  »  ou  simplement  parce  qu'on  s'est  déshabitué  de 
considérer  le  lien  (|ui  unit  les  signes  et  les  choses  signifiées 
comme  fixe,  on  bouscule  les  sens  ordinaires  des  mots  : 

Le  cou  dardé  (Vcrhoiren,  Po.,  18);  !<■  défroqué  de  la  douleur  (Rodenbach, 
Br.,  143);  déserts  (=  vides,  mes  bras,  Vcrh.,  Po.,  36);  vu  lit  cmphatujue 
comme  un  trône  de  mélodrame  (Verlaine,  Par.);  les  parfums  exaspérés 
(Samain,  J.  de  l'Inf.,  9);  fourmillante  caresse  (VerL,  Par.,  15);  juponner  de 

1.  M.  Pellissier,  dans  ses  Nouveaux  Essais  de  littérature  contemporaine,  p.  39,  dis- 
cute dans  Uosny  le  mélange  du  style  noble  et  du  style  scienlifuiue.  Je  dirai,  une 
fois  pour  toutiîs,  que  M.  Pélissier  est  le  seul  critique  qui,  d'un  bout  à  l'autre 
de  ses  études  sur  le  mouvement  contemporain,  ail  donné  sur  les  changements 
de  la  langue,  des  indications  précises. 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  805 

petites  tables  (Rod.,  Br.,  192);  chevelure  intégrale  (Ib.,  M);  ennuis  kilomé- 
triques (Lal'orgue,  Po.,  197);  s'essorer  (s'élever  dans  un  essor);  des  surplis 
polaires  (Laforgue,  Po.,  8);  rcn)nd  visqueux  (Sam.,  J.  do  l'fiif.,  139). 

L'abstraction  telle  qu'on  la  trouve  dans  les  Concourt  et 
Daudet,  continue  à  fleurir  : 

Venise  est  douce  à  toutes  les  impériosités  abattues  (Barrés,  Un  h.  libre,  227)  ; 
une  odeur  d'encens,  par  toute  la  nef...,  évoquait  une  rétrospection  d'obsèques 
psaimodi^U's  et  de  noces  joyeuses  (Régnier,  Cont.  à  s.  m.)  ;  des  créatures...  sur 
qui  ils  ont  posé  le  poids  de  leurs  paroles  et  la  signification  de  leurs  yeux 
(P.  Hervieu,  L'armât.,  14).  Dans  «  Ryzance  »  de  M.  Lombard,  les  résultats 
sont  des  plus  étranges  :  des  voies  larges  acfievi'es  à  l'extrémité  d'étroites!>es  de 
places  (p.  2);  soir,  dont  rinsondè  ciel  absorbait  des  érections  de  palais  et 
d'églises  (Ib.,  3);  des  boutiques  basses  aux  atonies  de  lueurs,  offraient  des 
indécisions  de  marchandises  {Ib.,  5)! 

La  dérivation  impropre  —  ils  l'appellent  par  son  nom  —  leur 
paraît  d'une  enfantine  timidité. 

Ce  n'est  pas  assez  de  reprendre  l'infinilif  substantivé,  tout  sert  à  faire  des 
substantifs,  d'abord  les  adjectifs  au  neutre  :  l'immédiat  de  la  vie  (Rosny, 
Valgr.,  56);  le  positif  de  la  souffrance  (Ib.,  164);  ensuite  ces  mêmes 
adjectifs  au  masculin  :  un  vaste  humain,  à  tournure  militaire  (Rosn.,  le 
Tueur,  Éch.  de  P.,  4  janv.  1897);  La  croix  du  Pâle  a  fait  son  geste  sou- 
verain (Samain,  J.  de  t'Inf.,  125);  des  participes  :  le  transcendental  en  allé 
(Laforgue,  Po.,  166)  ;  les  voluptantes  (Ib.,  17)  ;  des  mots  invariables  :  les  ailleurs 
(Huysmans,  Là-bas,  8);  L'assouvissement  de  Vaprès  justifiait  l'inappétence  de 
l'avant  (Ib.,  269).  Enfin  on  reprend  très  curieusement  le  procédé  de  déri- 
vation à  l'aide  du  thème:  envol  (Merc.  de  F.,  janv.  1896,  31);  flamboi 
(Ib.,  185);  scintil  (Ib.,  mars,  32S). 

La  formation  des  adjectifs  est  beaucoup  moins  intéressante.  A  signaler 
surtout  la  fusion  presque  complète  des  adjectifs  et  des  adjectifs  verbaux  : 
beauté  profonde  et  dardante  (Merc.  de  Fr.,  mars  1896,  440);  églises  vapo- 
rantes  (Lomb.,  Byz.,  3). 

Les  dérivations  propres  comptent  aussi  comme  si  faciles  que 
Plowert  ne  juge  pas  à  propos  de  les  insérer  dans  son  Glossaire. 
Citons-en  quelques-unes  : 

A.  Verbes.  1°  en  er  :  auber  (Laforgue,  Po.,  88)  ;  s'avérer  (Merc.  de  F.,  fév.  96, 
146);  bigarrant  (La.L,  Po.,  15);  bonimenter  (Rev.  hebd.,  14  oct.  93,  310); 
braséant  (Rodenbach,  B/\,  112);  buissonner  (Y erhœren,  Po.,  26);  cnscateler 
(Lombard,  Byz.,  8);  colimaçonner  (Ib.,  9);  condimenter  (Laf.,  Po.,  58);  dia- 
dème (Lomb.,  Byz.,  9);élixirer  (Laf.,  Po.,  iO)  ;  émeraudé  (i.  Lorrain,  Journ., 
29  nov.  99);  épigraphier  (Merc.  de  F.,  mars  96,  425);  féUner  (Laf.,  Po.,  18); 
feuillager  (Verh.,  Po.,  32);  gabarer  (Merc.  de  F.,  fév.  96,  191);  herbcr  (Ib., 
av.,  20)  ;  hérissonner  (Verh.,  Po.,  152)  ;  indulgencié  (Merc.  de  F,,  janv.  96),  124)  ; 
irradier  (Ib.,  fév.  96,  147);  lecturer  (Ib.,  mars  96,  289);  ligner  (Verh.,  Po., 
32);  œuvrer  (Merc.  de  F.,  janv.  96,  137);  rauquer  (Merc.  de  F.,  av.  96,  19); 


806  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

toisoniH'r  (Lomb.,  Byz.,  3j;  torsloniicc  {Ib.,  10);  ubiquitcr  (Laf.,  i'o.,  90); 
vin/ulcr  {Ib.,  2). 

2°  en  iser  :  ascétiser  (Laf.,  Po.,  211);  s'angéliscv  {Sâmiùn,  J.  de  VL,  20); 
haudelairiscr  {Mcrc.  de  F.,  mars  96,  p.  342);  caraméliser  (Sam.,  J.  de  ri., 
65);  hallaliser  (LaF.,  Po.,  34);  s'ironiser  {Merc.  de  F.,  av.  9G,  6);  ]}astellisè 
(Sam.,  J.  f/e  /'/.,  50);  tantjibiliser  {Merc.  de  F.,  l'év.  96,  i77j. 

3°  On  voit,  et  ceci  est  intéressant,  reileurir  la  désinence  ir  :  l'orbe 
splendit  {Merc.  de  F.,  lév.  1896,  18a);  orfèvrir  (Lomb.,  Bijz.,  9);  rosir 
(Régnier,  C.  à  s.  m.,  23). 

B.  Subslantils  :  accumulât  [Merc.  de  F.,  mars  96,  348);  adonisaHoii  [Ib., 
390);  allumement  (Lomb.,  Bijz.,  10);  apercevance  {Merc.  de  F.,  fév.  96,  186); 
ambiance  {Ib.,  280);  beaudelairisme  {Ib.,  mars  96,  342);  bramement  (Lomb., 
Byz.,  2);  compréhensivitë  {Merc.  de  F.,  fév.  96,  219);  débinage  {Ib.,  268); 
dé)iemparemeiit  d'nme  (Rodenbach,  Br.,  163)  ;  donjuanisme  (Rosn.,  Vérime,  Ech. 
de  P.,  janv.  97);  frayrance  [Merc.  de  Fr.,  av.  96,  12);  génialité  [Ib.,  282); 
impressionisme  (/6.,  janv.  96,  130);  incuriosité  {Ib.,  41);  lissage  (Verh.,  Po., 
36);  logicité  {Merc.  de  F.,  janv.  96,  63);  luminosité  {Ib.,  125);  maboulismc 
{Ib.,  fév.,  274);  maintenir  (Ib.,  150);  massivité  {Ib.,  172);  mémoiriste  {Ib., 
av.  96,  24);  modernisme  {Ib.,  fév,,  162);  mondanité  {Ib.,  167);  moderniste  {Ib., 
169);  mordacité  (Verh.,  Po.,  -M);  musicalité  {Merc.  de  F.,  janv.  96,  135); 
nairance  {Ib.,  mars,  389)  ;  nervosismc  (Ib.,  fév.,  173);  ouatement  (Verh.,  Po., 
10);  plein-airiste  {Ib.,  janv.  96,  144);  préconisation  {Merc.  de  F.,  janv. 
96,  127);  profdement  (Lomb.,  Byz.,  4);  rosis  {Ib.,  3);  rubanncment  {Ib.,  9); 
sentimcniiste  {Merc.  de  F.,  fév.  96,  261);  scintillance  {Ib.,  186);  sculpturatitd 
{Ib.,  316);  tintinnahulement  {Ib.,  22);  traditionniste  [Ib.,  317);  verbalisme 
(76.,  171);  vcrslibriste  (partout);  voyance  (Ib.,  346). 

Noter  la  faveur  dont  jouit,  en  raison  de  sa  consonance,  le  suffixe  is  : 
reverdis  (Rosny,  Véréne,  Ech.  de  P.,  18  j.,  97);  déjà  dans  Daudet  :  chuchotis 
{Pet.  par.,  il 2)  ;  friselis  {La  Fédor,  91). 

C.  Adjectifs  :  adoratoire  [Merc.  de  K,  janv.  96,  122);  alvéolique  {Ib.,  mars, 
411);  coijuillard  {Ib.,  fév.  287);  cuivreux  (Sam.,  J.  de  ri.,  140);  d'annunzien 
{Merc.  de  F.,  mars  96,  442);  évocatif  {Ib.,  avril,  10);  firmamcntal  {Ib.,  fév., 
168);  (jœthien  {Ib.,  fév.,  172);  hiémal  (Sam.,  J.  de  CL,  139);  hosannaldes 
(Laf.,  Po.,  100);  intcrjectionnel  {Merc.  de  F.,  mars  96,  303);  mondial 
(Lomb.,  Byz.,  2)  ;  musique  {Merc.  de  F.,  janv.  96,  53)  ;  obéliscal  (Laf.,  Po.,  162)  ; 
outrancier  [Merc.  de  F.,  fév.  96,  170);  prodromique  {Merc.  de  F.,  mars  90, 
423);  rhétorique  {Merc.f  fév.  96,  192);  sangsuetlcs  (Laf.,  Po.,  20);  solcilleux 
{Merc.  de  F.,  fév.  96,  267);  vespéral  (Sam.,  J.  de  PL,  28);  voluplial  (Laf., 
Po.,  128)  '. 

D.  Adverbes  :  Ils  foisonnent,  et  leur  laideur,  il  faut  bien  le  dire,  a  été  trans- 
figurée par  l'usage  harmonique  qu'on  en  a  fait.  Verlaine  a  été  là  le  grand 
maître  :  tempêlueusement  (Verl.,  Vamjel.  du  mat.).  Comparez  aigrement 
(Lomb.,  Byz.,  365);  blafardeinent  {Merc.  de  F.,  fév.  96,  167);  cliarman' 
temcnt  {Ib.,  319);  grélemcnt  (Lomb.,  Byz.,  6);  impavidement  {Ib.,  2). 

En  revanche  Du  Bellay  serait  heureux  de  voir  le  rôle  souvent  tenu  par 


1.  Noter  que  malgré  l;x  profusion  des  adjectifs,  on  trouve  chez  quelques-uns  le 
tour  cher  à  Hugo  :  Dans  le  soir  de  magiii/iccnce  (Sam.,  J.  de  ri.,  11);  un  flot  de 
légende  (Ib.,  30).  ' 


LA  LANGUE  LITTERAIRE  807 

des  adjectifs  :  une  sueirr  de  p«,s.s/on  filtrait  fine  sur  ses  tempes  (Rosn., 
Valgr.,  28);  Voinhre  y  tombait  léyère  (Ib.,  130);  sa  respiration  se  régularisa 
débile  {Ib.,  208). 

Pour  emprunter  on  s'adresse  partout,  mais  surtout  au  vieux- 
français.  Le  Du  Bellay  de  ce  mouvement  est  M.  Jean  Moréas. 
Au  banquet  des  symbolistes  du  2  février  1891,  M.  Maurice 
Du  Plessis  lut  sa  dédicace  à  Apollodore,  dédiée  «  au  restaura- 
teur du  verbe  roman,  à  Jean  Moréas  ».  On  trouvera  la  doctrine 
dans  la  Préface  du  Pèlerin  passionné  K  Elle  ne  diffère  que  par 
le  style  des  phrases  rééditées  depuis  Fénelon  en  l'honneur  de 
l'ancienne  langue.  Seulement  le  moyen  âge  ayant  été  décou- 
vert, ce  «  moyen  âge  énorme  et  délicat  »  vers  lequel  Verlaine 
voudrait  nous  faire  rembarquer,  il  s'agit  d'amalgamer  ces 
deux  anciens  français,  de  tenter  «  la  communion  du  Moyen 
Age  français  et  de  la  Renaissance  française,  fondus,  et  trans- 
figurés en  le  principe  (lequel  ne  semble  pas  où  le  naturalisme, 
déjà  caduc,  le  voulut  abaisser)  de  l'âme  moderne^  ».  L'échec 
des  romantiques,  dont  ils  se  souviennent  pourtant,  ne  les  a  nul- 
lement découragés,  ni  l'objection  qu'il  est  singulier  pour  qui 
se  pose  en  révolutionnaire,  de  prêcher  le  retour  au  passé.  Voici 
quelques  exemples;  il  n'y  a,  comme  on  pense,  qu'à  se  baisser 
pour  en  prendre  : 

Adorner  [P.  Louys,  Aphrod.,  58);  agnelle  (Régnier,  Contes  à  s.  m.,  20); 
alentir  (Rosny,  Valgr.,  169)  ;  ardre  (Verheeren,  Po.,  33)  ;  attraire  {Merc.  de  F., 
lév.  96,  279);  balbutie  {Marc,  de  F.,  mars  96,  293);  clarine  {Ib.,  fév.  280); 
dévalrment  (Lombard,  Bi/z.,  10);  cpandre  {Rosn.,  Valgr.,  46);  gel  {Ib.,  16); 
issir  (P.  Adam,  La  force,  102);  obombrer  (Lomb.,  Bi/z.,  2)  ;  pourchas  {La.L, 
Po.,  101);  jjû  (de  paitre,  Merc.  de  F.,  janv.  96,  171);  rai  (Rosn.,  Valgr., 
106,  163);  rcmembrunce  (très  fréquent,  VAnc.  Rev.  hebd.,  14  oct.  1893); 
sente  (Rosn.,  Valgr.,  130);  soldas  (Verl.,  Par.,  29);  sourdre  {Rosn.,  Valgr., 
17,  29,  106);  souvenance  (Rosn.,  Valgr.,  18);  vergogneux  (Tybalt,  Ville 
d'hiv.,  Ech.  de  P.,  9  déc.  96). 


1.  Comparer  le  manifeste  dans  le  Figaro  du  18  sept.  1886  (Suppl.),  et  l'inter- 
view rapportée  dans  Byvanck  :  Un  Hollandais  à  Paris,  en  189  f,  p.  73  :  ■•  Bans  ce 
domaine-là,  je  me  sens  supérieur  à  tous,  parce  que  je  connais  les  richesses 
cachées  de  notre  langue...  Je  vous  accorde  qu'à  la  longue  c'est  un  peu  monotone 
(la  langue  du  moyen  âge)  et  que  la  syntaxe  est  plus  que  naïve.  Aussi  ce  ne  sont 
là  que  nos  matériaux  et  c'est  seulement  à  un  certain  point  de  vue  que  je 
regarde  cette  langue  comme  notre  modèle  :  à  nous  de  rendre  à  cette  matière 
la  vie  moderne  et  complexe....  » 

2.  Cf.  Morice,  Littérature  de  tout  à  Vheure,  879.  An.  France,  La  Plume,  1"  janv. 
1891. 


808  LA    LANGUE   FilANÇAISE 

Ou  bien  on  revient  au  latin;  Moréas  incidemment  déclare 
que  le  classicisme  gréco-latin,  c'est-à-dire  français,  est  la  seule 
source  pure  '.  D'abord  on  reprend  les  sens  latins  : 

La  candeur  pourpre  des  glaciers  (Tyb.,  Villr  d'h.,  Ech.  de  P.,  9  déc.  96); 
quel  ouvrier  morose  fopéra  (VerL,  Par.,  ij;  vue  ancienne  étoffe  exténuée 
(Sam.,  J.  de  VL,  54);  ses  fréquentes  églises  (Rodenl)ach,  Br.,  147);  Stival 
ravertit  durement  sur  les  conséquences  de  sa  joie  trop  fréquente  (P.  Adam, 
F.  du  mal,  36);  déandmiant...  vaque,  lamentable  dans  la  houe  (Rod.,  Br.,  J3C). 

On  emprunte  au  latin  : 

Abscons  (partout);  adjurer  (Mrrc.  de  F.,  av,  96,  p.  10);  albe  (Laf.,  Po.,  3); 
aime  {Yerl.,  Par.,  22);  bénédicteur  (Régn.,  C.  à  s.  m.,  26);  bénévolence  (Tyb., 
Poison  Ech.  de  P.,  27  janv.  97,)  ;  captrice  {Merc.  de  F.,  fév.  96, 181)  ;  cogitateur 
{Ib.,  av.  96,  p.  27);  conqréqer  (se)  (Tyb.,  Pois,  Ech.  de  P.,  27  janv.  97); 
e.ortiquée  {Mrrc.  de  F.,  av.  96,  13);  cruors  (Laf.,  Po.,  207);  déclive  (Lomb., 
Byz.,  11);  désuet  [Merc.  de  F.,  fév.  96,  261);  élucider  (Rod.,  Br.,  27);  erra- 
bunde  (Laf.,  Po.);  entendre  (Merc.  de  F.,  av.  96,  4);  fliier  (VerL.  7*'//-.,  il  i  ; 
(jracile  (H.  Fouquier,  Ec/i.  d.  P.,  14  janv.  97);  inane  {Merc.  de  F.,  av.  96,  26); 
latence  (Laf.,  Po.,  143);  mamme  (VerL,  Par.,  30);  manuterge  (Laf.,  Po., 
208);  orant  (Lomb.,  Byz.,  7);  otirux  {Merc.  de  F.,  mars  96,  294);  pérennel 
{Ib.,  mars  96,  329),  permaner  [Ib.,  303);  ])lane  (Rod.,  Br.,  13);  popiner 
(Tyb.,  V.  dli.,  Ech.,  9  déc.  96);  postulation  {Merc.  de  F.,  mars  96,  344); 
quiète  (J.  Reibrach,  La  faute,  Ech.  P.,  21  janv.  97);  splendir  {Merc.  de  F., 
fév.  96,  p.  185);  strideur  {Ib.,  mars  96,  332);  silve  {Ib.,  avr.  96,  p.  13); 
supplicatrices  (Régn.,  C.  à  s.  m.,  16);  torpide  (Sam.,  J.  de  ri.,  1  lO);  trépide 
{Merc.  de  F.,  av.  96,  9);  turpidc  {Ib.,  mars,  413);  ultime  (Laf.,  Po.,  7);  vader 
{Merc.  de  F.,  fév.  96,  278);  véloce  [Ib.,  mars,  301);  vénuste  (VerL,  Par.,  21). 

Enfin  on  fait  des  mots  français  sur  des  thèmes  latins  : 

Asinesque  {Merc.  de  F.,  fév.  96,  p.  160);  décliver  (Lomb.,  Byz.,  3); 
pavonner  (Régnier,  Man.,  41);  s'angéiiser  (Rodenb.,  Mus.de  bég.,  1);  tumul- 
titer  (Laf.,  Po.,  170).  Il  y  a  une  pièce  de  Verlaine  qui  s'appelle  :  Beversibilité 

{Par.,  47). 

Le  grec  fournit  beaucoup  moins,  quoiqu'on  puisse  citer 
quelques  exemples  \  La  composition  savante  ou  populaire 
paraît  aussi  être  en  bien  moins  grande  faveur  que  la  dérivation. 
Cependant  on  trouve  d'assez  nombreux  composés  par  particules. 

Affraichi  (Lomb.,  Byz.,  lOj;  destntendre  {Merc.  de  F.,  fév.  96,  179); 
desharmonie  (Arm.  Point.,  Florence,  Ib.,  janv.,  15);  enfoim^eauler  [Péladdin, 
Le  V.  supr.,  103);  engrappé  {Ldiï.,  Po.,  18);  s'engrandeuiller  {Ib.,  129);  inaug- 

1.  La  Plume,  23  mars  1892. 

2.  Les  anglicismes  sont  assez  fréquents  :  remember,  h  moins  qn"!!  no  faille  lire 
remembrer  (Sam.,  ./.  de  VI.,  X\);  essayiste  {Merc.  de  Fr.,  février  IxOii,  p.  163); 
import  (Laf.,  Pc,  123);  spteenuosilés  {Ib.,  12S). 


LA  LANGUE  LITTÉRAIRE  809 

mcntable  (Mcrc.  de  F.,  fév.  96,  228)  ;  inimitc  (Lomb.,  Byz.,  6)  ;  intaclile  {Ib.,  4)  ; 
invarié  (Merc.  de  F.,  janv.  96,  56);  mésestime  {Ib.,  fév.  96,  p.  154);  Rosny 
alTectionne  mi  et  demi  :  demi-soir,  midointain,  semi-fluide,  etc.  {Dan.  Yahjr., 
41,  35,  67). 

Il  y  en  a  d'autre  façon  : 

Auberge -cénacle  [Merc.  de  F.,  janv.  96,  23);  histoire -corbillard  (Laf., 
Po.,  13 1);  ivraie-art  {Ib.,  I'j-7);  Và-bout  de  ressources  (Barrés,  Enn.  d.  lois, 
2c  éd.,  126). 

Mais  c'est  surtout  la  formation  savante  ou  pseudosavanle  qui  fournit  : 
anomali flore  [LdiL,  Po.,  219);  durcifwr  (Rodenb.,xBr.,  160);  antithcâtre  {Merc. 
de  F.,  janv.  96,  57);  autopsycholoyue  {Ih.,  fév.,  163);  se  crucifiger  (Laf.,  Po.y 
15);  hymniclamc  {Ib.,  101);  omniversel  ombelliforme  {Ib.,  144);  lunologiie 
{Ib.,  171).  Personne,  je  crois,  n'est  allé  aussi  loin  dans  l'invention  que  ce 
poète,  depuis  Du  Bartas;  c'est  lui  qui  a  dit  :  C'était  un  très  au  vent  d'oc- 
tobre paysage  [Po  ,  37);  dans  les  soirs  Feu  d'artificeront  envers  vous  mes 
sens  encensoirs  (Ib.,  64)  '.  II  allie  français  et  latin  :  vortex-nombril;  tout- 
ihil  {Ib.,  217).  II  dira  aussi  :  s  in-Pan- filtrer  {Ib.,  130);  éternullitê  {Ib.,  8).  Il 
ne  faut  pas  croire  à  de  joyeux  à-peu-près  tintamaresques;  c'est  sa  manière 
de  faire  entrer  des  idées  panthéistiques  et  bouddhiques  jusque  dans  la 
forme  des  mots. 

On  dit  que  les  nouveaux  dieux  s'en  vont  déjà, 

Si  que  dans  les  esprits  malades 
Leur  bonne  réputation 
Subit  que  de  dégringolades, 

pour  emprunter  le  «  verbe  »  de  Verlaine.  J'i,2'nore  ce  qu'il 
adviendra  du  naturisme  baptisé  par  M.  Van  de  Putte  et  de  ses 
prophètes,  mais  dans  la  question  qui  m'occupe  spécialement,  il 
me  semble  qu'on  a  pris  une  résolution  assez  sage  en  déclarant 
que  «  c'était  fini  des  expertes  combinaisons  lexicographiques  ». 
Je  ne  serais  pas  loin  de  croire  à  l'horoscope  de  M-  Maurice  Le 
Blond,  qui  annonce  que  l'art  de  demain  se  distinguera  surtout  par 
l'absence  presque  totale  de  ces  techniques  prétentieuses  et  sub- 
tiles et  que  «  la  pensée  ne  s'éperdra  plus  aux  labyrinthes  ombreux 
de  la  phraséologie  contemporaine  ».  Seulement  j'ai  un  peu  peur 
des  jeunes  qui  proclament  que  les  prochaines  réformes  abou- 
tiront à  un  efîort  simpliste,  et  qui  prônent  la  doctrine  en  disant 
«  qu'un  retour  aux  ondes  lustrales  de  la  tradition  s'impose  »  ^ 

1.  C.  Mauclair  avoue  combien  ce  vocabulaire  est  singulier.  Voir  son  Essai  sw 
J.  Laforgue,  p.  29. 

•2.  Essai  sur  le  naturisme.  1896,  p.  22.  Cf.  p.  34,  où  il  attaque  les  grâces 
surannées  de  MM.  Marcel  Schwob,  de  Gourmonl  etQuillard. 


810  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

M.  Maurice  Le  Blond  dans  son  Essai,  écrit  :  dans  ses  poèines 
se  transverbent  le  sol,  Câpre  atmosphère  (126,  77),  lucide  envisa- 
cjement  du  futur  (45),  bouleverser  dans  sa  morphologie  la  sur- 
face terrestre  (82),  etc.,  et  M.  Saint-Georges  de  Boutiélier  me 
paraît  fortement  inlluencé  par  ceux  qu'il  combat  :  Leur  chatrue 
écorche  les  sanguins  sillons  (Lliiv.  en  médit.,  40;  Mercure,  96); 
tacites  ou  sonores,  ils  tressaillent  (36)  ;  de  livides  brumes  diffusent 
V opaque  masse  des  maisons  (35),  etc. 

Peut-être  a-t-il  abjuré,  mais  je  l'ignore.  Au  reste  à  qui  se 
convertirait-il?  Il  n'y  a  aucune  école,  aucun  écrivain,  qui,  tout 
en  proclamant  que  le  néologisme  est  hideux,  n'ait  été,  depuis 
trente  ans,  entraîné  par  la  contagion  et  ait  refusé  de  prendre 
part  à  la  grande  kermesse  des  mots. 


DEUXIEME  PARTIE 

LA  LANGUE  ET  LA  VIE 


Les  relations  extérieures. 

Les  guerres.  —  Les  grandes  guerres  de  ce  siècle  ne  parais- 
sent pas  avoir  laissé  un  souvenir  bien  durable  dans  la  langue. 

Les  kainerlkks,  depuis  la  mort  des  médaillés  de  Sainte-Hélène,  sont  bien 
oubliés.  Cependant  sahretache  nous  est  peut-être  venu  d'eux  ainsi  que 
gii&rUla,  souvenir  de  la  campagne  d'Espagne;  de  l'invasion  de  1870  si 
récente,  le  langage  n'a  conservé  presque  aucun  terme  :  les  trente  sous,  les 
mohiots  sont  presque  aussi  inconnus  désormais  que  les  landvclir  et  les 
landsturin.  11  n'y  a  guère  que  les  uhlans,  dont  le  nom  a  été  rajeuni  depuis 
lors,  qui  vivent  dans  notre  langage  courant. 

Mais  l'occupation  prolongée  de  l'Algérie  a  eu  pour  résultat  d'introduire 
un  certain  nombre  de  mots  arabes  ou  Ijcrbéres  :  razzia,  fourbi,  smala,  zouave, 
turco,  fjouapc,  mazagran  (devenu  uiaza).  Et,  résultat  plus  intéressant,  la 
finale  sabire  des  mots  comme  turco  s'en  est  détachée  pour  s'appliquer  à 
des  hommes  d'autres  corps  :  trimjlo.  Puis  bizarrement  croisée  avec  la 
finale  o  des  types  grecs  apocopes  :  chromo,  tjjpo,  topo,  et  avec  la  finale 
française  ot,  elle  est  un  suffixe  extrêmement  répandu  et  populaire,  d'où 
invalo,  pipa,  anarcho,  prolo,  auto,  seryot. 

1.  Depuis  Uannesletcr,  on  a  déjà  fait  plusieurs  listes.  Voir  en  particulier 
Zeilschrift  fur  jieufranzOsisc/ie  Sprache,  XIV,  207,  Lexicalisches  de  0.  Hennicke. 


LA  LANGUE  ET  LA   VIE  811 

Les  relations  pacifiques.  —  Les  relations  pacifiques, 
extraordiiiairement  étendues  par  le  développement  des  commu- 
nications, ont  été  autrement  efficaces  que  les  conflits  pour  mettre 
les  langues  en  rapport  les  unes  avec  les  autres. 

L'italien  a  continué  à  nous  fournir  des  termes  d'art  :  aquarelle,  bravo, 
brio,  crescendo,  désinvolture,  dilettante,  fioriture,  imprésario,  libretto,  maes- 
tria, etc.,  et  quelques  autres  :  carbonaro,  farniente,  franco,  villéQiaturc, 
in  petto,  a  yioriio. 

L'allemand,  à  côté  de  termes  de  mangeaille  :  frichti,  kirsch,  quctsch,  moss, 
bock,  importés  les  uns  d'Alsace,  les  autres  d'oulre-Rhin,  nous  a  donné 
nombre  d'expressions  scientifiques,  marquant  ainsi  l'intlucnce  que  la  phi- 
losoi)hie  de  Kant,  ou  plus  récemment  la  philologie  allemande  ont  eue  sur 
notre  esprit.  De  là  objectif,  sulrjectif,  transcendantal ,  impératif  catéijoriijuc, 
culture,  contributions  au  sens  de  Beitrdge,  sijntactique  au  lieu  de  syntaxique, 
yod,  antiquisant  (anlikisirend),  sur-homiiic  ',  etc. 

L'anglomanie.  —  Mais  c'est  l'Angleterre  qui,  depuis  le 
xvin'^  siècle,  exerce  sur  notre  langue  l'action  la  plus  constante 
et  la  plus  considérable.  Son  industrie,  son  commerce,  ses  idées 
politiques  et  économiques,  sa  vie  de  société,  sa  littérature  nous 
ont  fourni  quantité  d'expressions  utiles,  auxquelles  la  mode 
d'anglicisme  qui  sévit  à  Paris  en  ajoute  une  foule. 

On  a  cent  fois  en  France  protesté  contre  cette  anglomanie, 
comme  en  Angleterre  contre  la  gallomanie  correspondante  ^ 
Rimées  par  Viennet  en  bons  vers  classiques  %  dialoguées  par  les 
journalistes  auxquels  elles  fournissent  un  thème  périodique  de 
plaisanteries  ou  d'anathèmes  \  ces  lamentations  superflues  n'ont 

1.  La  langue  populaire  en  a  quelques  autres,  tous  méprisants  :  chownaque, 
chou/lie/,-.  Les  artistes  ont  emprunté  aux  étudiants  allemands  le  mot  «le  phi- 
listin. En  argot  de  bourse,  on  dit  krach;  ainsi  de  suite. 

2.  Voir  sur  le  français  en  Angleterre  un  article  de  Behrens  dans  ]&  Zeitschrifl 
fiir  fr.  Spr.  u.  Lilt.,  XXI,  i,  181)9.  11  y  a  un  article  assez  amusant  dans  le  Figaro, 
Supp.  du  7  mars  1885. 

3  On  n'entend  que  des  mots  à  déchirer  le  fer, 

Le  raiiway,  le  tnnnel,  le  ballant,  le  tendei\ 
Express,  triicks  et  iraf/ons,  une  bouche  française 
Semble  broyer  du  verre  ou  mâcher  de  la  braise..  . 
Faut-il  pour  cimenter  un  merveilleux  accord 
Changer  l'arène  en  turf  et  le  plaisir  en  sporf^ 
Demander  à  des  clubs  l'aimable  causerie? 
Flétrir  du  nom  de  ç/rooms  nos  valets  d'écurie, 
Traiter  nos  cavaliers  de  fienllemen-rklers'! 
Et  de  Racine  enfin  parodiant  les  vers, 
Montrer,  au  lieu  de  Phèdre,  une  lionne  anglaise 
Qui,  dans  un  handicap  ou  dans  un  stceple-cliase, 
Suit  de  l'œil  un  waf/on  de  sportsmen  escorté 
Et  fuyant  sur  le  turf  par  un  truck  emporté  1 

4.  Voir  par  exemple,  le  Figaro  du  dimanche  14  juin  188o,  art.  de  Pli.  de 
Grandlieu    La  Revue  le  Réalisme  protestait  aussi.  Voir  son  n"  6,  p.  86. 


812  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

rien  chaniié  à  un  usage  déjà  presque  séculaire,  considéré  dans 
un  certain  monde  comme  de  bon  ton;  s'il  y  a  des  sermons  qui 
ont  fait  changer  la  forme  des  robes  et  rendu  les  chapeaux  plus 
discrets,  c'est  qu«  le  genre  «  carmélite  »  a  paru  seyant  cette 
année-là.  L'amour-propre  national  ne  fera  point  d'autres  mira- 
cles que  l'amour  de  Dieu,  tant  qu'angliciser  sera  considéré 
comme  une  élégance. 

Des  listes  plus  ou  moins  complètes  de  mots  anglais  francisi'S  ont  été 
dressées  par  M.  Darmesleter  et  par  d'autres  '.  Elles  s'allongent  tous  les  jours. 

Voici  des  mois  tout  à  fait  acclimatés  :  babi/,  banknote,  bar,  bifteck,  blak- 
bouler,  box,  brenk,  budget,  buglc,  celluloïd,  châle,  chèque,  cloum,  coke,  cold- 
creiUH,  confort,  confortable,  convict,  cottage,  dandy,  détective,  dock,  drain 
(d'où  drainer),  express,  fashionable,  festival,  flirt,  gentleman,  gin,  grog, 
groom,  gutta-percha ,  hall,  interview,  jockey,  laxvn-tennis ,  leader,  lunch, 
macadam,  macferlanc,  match,  mess,  meeting,  milord,  miss,  pale  aie,  partner, 
pick-pocket,  policcutan,  pnff,  punch,  pudding,  rail,  reporter,  revolver,  rifle, 
raout,  sandwich,  scalpe,  shampooing ,  sheliing,  snob,  speech,  spleen,  sport, 
sportsman,  square,  stand,  steamer,  stock,  tattersall,  tcnder,  ticket,  tilbury, 
toast,  tramway,  truck,  tub,  tunnel,  turf,  verdict,  u-agon,  U'arrant,  water-closet, 
water-proof. 

Tous  ceux  de  cette  liste  ne  sont  pas,  il  est  vrai,  également  naturalisés, 
car  meeting,  tramway,  rail,  reporter,  hésitent  encore  entre  deux  prononcia- 
tions -.  Mais  punch,  festival,  square,  turf  ont  déjà  la  leur.  Il  y  a  même  des 
mots  qui  ont  depuis  leur  introduction  fait  souche  en  français  :  d'où 
snobisme,  drainer,  stoppeur,  chéquard,  lunchcr,  splénétique,  qui  sont  des  reje- 
tons nés  sur  notre  sol. 

Sont  en  train  de  se  généraliser,  particulièrement  dans  les  grandes  villes, 
les  termes  de  sport  :  cob ,  cricket,  derby,  dcad-heat,  football,  handicap, 
hunier,  mail-coach,  outsider,  performance,  pointer,  raid,  record,  setter-gordon, 
skating,  steeple-chase,  starter,  yacht;  —  les  termes  de  société  :  coctail, 
five  o'clock,  garden-party,  high-life,  home,  sélect  ;  —  d'économie  politique  : 
draxvback,  lock  eut,  trade-union;  —  d'industrie  :  bondholders,  placer, 
sleeping-car,  smoking,  snow-boot,  ivindow;  —  d'autres  de  toute  espèce  : 
Commodore,  édilori'd,  struggle  for  lifc,  tantaliscr,  truisme. 

1.  De  la  création  act.  des  mots  fr.,  253  et  siiiv.  Cf.  une  l)rocliurc  i)lus  ancienne 
de  Aurèle  Kervigan,  Vanqlais  à  Paris,  histoire  humoristique  de  son  introduc- 
tion dans  notre  langue  et  dans  nos  mœurs.  Denlu,  18tJo.  (lelte  dernière  liste,  plus 
complète,  comprend  i)rés  de  six  cents  mots.  Mais  beaucoup  n'ont  pas  passé. 

2.  M.  Remy  de  Gourmont  propose  un  système  d'adaptation  de  ceux  qui  sont 
reçus,  très  conforme  à  l'analogie  de  la  langue.  Mais,  en  fait,  la  plupart  du 
temps,  les  gens  qui  usent  des  mots  anglais  désirent  au  contraire  les  laisser  en 
saillie;  quand  sinolcing-room  sera  francisé,  ils  chercheront  ailleurs.  Ce  n'est  pas 
parce  qu'il  était  utile  qu'on  l'a  pris,  puisque  nous  avions  fumoir. 


LA   LANGUE  ET   LA   VIE  813 

La  science. 

Formation  du  vocabulaire  scientifique.  —  Depuis  cent 
ans  un  mouvement  scientifique,  dont  ceux-là  seuls  peuvent 
médire  sans  ridicule  qui  ont  intérêt  à  en  diminuer  les  résultats, 
a  renouvelé  les  connaissances  humaines.  Tl  a  eu  pour  consé- 
quence linguistique  la  création  d'une  langue  spéciale  à  chaque 
science.  Qu'une  terminologie  entièrement  neuve  fût  nécessaire 
partout,  cela  n'est  pas  démontré. 

On  pouvait  faire  des  catalogues  de  bêtes  ou  de  plantes  avec 
la  nomenclature  vulgaire,  prodigieusement  riche  :  anlhémis  ne 
définit  pas  mieux,  et  ne  classe  pas  plus  que  camomille;  phlyctè)te 
n'est  pas  scientifiquement  supérieur  à  ampoule,  ni  d/plopique  à 
Ingle,  ni  mi/odopsie  à  berlue^.  Jussieu  et  Jaume  de  Saint-Hilaire 
ne  pensaient  pas  autrement  là-dessus  que  les  philologues. 

Là  où  il  était  nécessaire  ou  utile  de  créer,  soit  que  le  mot 
manquât,  soit  qu'il  y  eût  lieu  de  le  changer  dans  l'intérêt  des 

1.  C'est  tout  à  fait  l'avis  du  D'  Brissaud,  un  des  rares  hommes  de  science  qui 
connaissent  la  terminologie  médicale  populaire.  Voir  Hist.  des  e.rpr.  "populaires 
relatives  à  Vanatomie,  à  la  p/iysiolof/ie  et  à  la  médecine,  Paris,  Masson,  1892,  j).  1"  : 
<'  Si  les  médecins  sont  excusables  d'avoir  emprunté  beaucoup  au  latin  et  au 
grec  alors  que  le  monde  savant  écrivait  et  parlait  assez  couramment  ces  deux 
langues,  ils  sont  coupables  de  conserver  des  formes  grecques  ou  latines,  et  sur- 
tout d'inventer  des  formes  bâtardes,  métissées  de  grec  et  de  latin,  dans  des  cas 
où  le  fonds  de  notre  langue  suffirait  amplement.  Assurément,  si  l'on  veut  dési- 
gner par  un  seul  substantif  la  •■  hernie  ombilicale  épiploïque  qui  se  transforme 
en  tissu  fibreux  »,  il  est  difficile  de  ne  pas  recourir  au  grec  pour  l'appeler 
<'  épiplo-sarcomphale  ».  Mais  pourquoi  inventer  les  mots  de  «  pncumonoco- 
niose  »  ou  de  «  pneumochalicose  »,  quand  la  phtisie  professionnelle  à  laquelle 
ils  s'appliquent  n'a  pas  d'autre  nom  que  celui  de  ■<  cailloute  »  parmi  les  piqueurs 
de  meules  de  la  Touraine  et  de  l'Anjou? 

«  Si  les  locutions  font  défaut  pour  exprimer  des  idées  nécessaires  et  surtout 
des  faits  nouveaux,  rien  de  mieux  que  d'en  créer.  Encore  est-il  bien  inutile  de 
chercher  à  réaliser  une  définition  parfaite  au  moyen  d'une  combinaison  de 
racines,  lorsque  tant  de  bons  vieux  mots  peuvent  être  utilisés  dans  une  accep- 
tion circonscrite  et  en  quelque  sorte  convenue  d'avance.  Dans  l'histoire  des 
mots,  la  restriction  progressive  de  la  valeur  étymologique  est  un  fait  spontané, 
mais  on  peut  lâcher  de  l'imiter Nous  verrons  de  même  que  le  mot  ■•  pso- 
riasis »,  qui  primitivement  caractérisait  la  gale  pustuleuse,  puis  plus  tard  toutes 
les  gales,  s'applique  aujourd'hui  à  une  seule  espèce  de  maladie  cutanée  très 
éloignée  de  la  gale,  essentiellement  desquamative  et  non  pustuleuse.  Comme 
on  le  voit,  rien  n'est  plus  élastique  qu'un  mot;  il  se  dilate  ou  se  condense  à 
volonté.  Sachons  tirer  profit  de  cette  propriété.  Bannissons  à  l'avenir,  s'il  est 
possible,  ces  interminables  dénominations  (où  il  ne  manque  en  vérité  que  l'or- 
donnance du  médecin  traitant)  comme  «  phlegmatia  alba  dolens  »  et  «  péri- 
méningo-encéphalite  chronique  diffuse!  » 

"  Dans  le  cas  où  la  nomenclature  actuelle  paraîtrait  insuffisante,  plutôt  que  de 
recourir  à  des  termes  nouveaux,  serait-il  donc  si  difficile  de  pratiquer  ce  provi- 
gnage  des  vieux  mots  français  »  que  préconisait  Ronsard?  Tout  en  évitant  les 
archaïsmes  prétentieux,  notre  langage  technique  si  terne  et  si  ingrat  y  gagne- 


814  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

classifications,  soit  qu'on  le  voulût  représentatif  de  l'objet,  on 
eût  pu  adopter  d'autres  procédés.  On  jtouvait  définir  des  mots 
vulgaires  comme  cela  a  été  tenté  au  xvi'  siècle,  comme  on  l'a 
fait  quelquefois  :  masse,  cercle,  fonction,  résistance  ont  été  pré- 
cisés et  valent  n'importe  quel  mot  technique  nouveau. 

On  pouvait  aussi  dans  beaucoup  de  cas  inventer  des  vocables 
par  dérivation  ou  composition  purement  française  :  aisselier  eût 
valu  axiUaire  et  bai(/na;/e  balnéation.  Avant-lait  nous  eût  évité 
colostrum;  dix-pieds,  fait  sur  dix  cors,  remplaçait  avantageuse- 
ment décapode,  et  bouche  en  fleur,  qui  eût  ressemblé  à  bouche 
en  cœur,  eût  eu  plus  de  grâce  que  anthostome. 

On  justifie  tant  ])ien  que  mal  cette  écorcherie  gréco-latine, 
en  disant  que  le  vocabulaii-e  scientifique  idéal  doit  être  interna- 
tional, et  qu'il  a  d'autant  plus  de  chance  de  le  devenir  qu'il 
tiendra  moins  aux  idiomes  nationaux  actuellement  parlés  en 
Europe.  Il  y  aurait  là  matière  à  discuter.  Il  est  incontestable 
qu'il  V  a  eu  abus.  D'aucunes  fois  on  a  voulu  cabaliser  l'art 
parce  que  la  cure  d'une  ecchymose  est  chose  plus  lucrative 
que  celle  d'un  œil  au  beurre  noir  et  que  du  protoxyde  d'hydro- 
gène fait  par  suggestion  plus  d'effet  que  de  l'eau  claire.  D'une 
manière  plus  générale  il  y  a  en  du  pédantisme,  de  la  paresse 
aussi.  Pour  créer  en  français  il  eût  parfois  fallu  quelque  effort, 
on  est  allé  au  plus  facile  :  le  réservoir  gréco-latin  était  là, 
accessible  et  débordant.  On  y  a  puisé  à  pleins  seaux,  et  depuis 
longtemps  l'habitude  est  prise.  Les  dictionnaires  de  science 
seront  des  «  succédanés  »  du  dictionnaire  grec. 

On  trouvera  dans  le  livre  de  Darmesteter  :  De  la  création 
actuelle  des  mots  nouveaux,  l'analyse  des  procédés  par  lesquels  se 
crée  cette  terminologie  que  je  n'ai  pas  à  étudier  ici  en  détail.  On 
y  verra,  comme  cela  est  naturel,  puisqu'elle  n'est  ni  l'œuvre  ins- 

rail  quelque  charme  sans  préjudice  de  sa  clarté.  El  (railleurs  les  formes  popu- 
laires s'imposent  parfois  si  impérieusement  qu'il  est  impossible  de  les  main- 
tenir à  distance.  Les  médecins  n'ont-ils  pas  été  les  premiers  à  dire  d'un  malade 
atteint  de  paralysie  du  muscle  buccinateur  <■  qu'il  fume  la  pipe  »;  et  d'un 
hémiplégique  qui  décrit,  en  marchant,  un  cercle  avec  sa  jambe  raidie,  «  qu'il 
fauche  >•?  etc.  Espérons  qu'il  ne  viendra  à  l'idée  de  personne  de  répudier  ces 
formules,  non  moins  justes  que  pittoresques. 

Ce  livre  donna  lieu  à  une  polémique  pii^uante  entre  le  D'  Daremberg,  qui 
reprenait  à  son  compte  les  critiques  du  D'  Urissaud,  et  un  vétérinaire  qui  sou- 
tint la  nécessité  d'un  langage  scientifique  non  seulement  précis,  mais  interna- 
tional. (Voir  feuilleton  du  Journal  des  Débals,  30  août,  6  et  2"  septembre  1893.)  . 


LA  LANGUE  ET   LA  VIE  813 

tinctive  de  la  foule,  ni  le  produit  raisonné  de  linguistes  de  pro- 
fession, toutes  sortes  de  malformations.  Wey  avait  déjà  révélé 
ce  détail  piquant  que  les  Grecs  en  adoptant  le  système  métrique 
avaient  été  obligés  d'en  modifier  les  termes  soi-disant  grecs. 
Que  dire  alors  des  mots  hybrides  gréco-latins  comme  autoclave^ 
'pepto-fer,  pénologiie,  aéronef,  hijdrocai'bure,  des  gréco-français 
comme  sus-lujoïdien,  hydrobascule,  des  latino-français  comme 
pénéplaine^  • 

A  côté  de  ces  arlequins,  d'autres  sont  faits  par  mutilation  à 
l'aide  de  fragments  d'autres  mots,  tels  Moral,  mi-parti  de  chlore 
et  de  alcool;  chloroforme,  où  il  faut  retrouver  les  éléments  de 
chlore  et  de  formique  et  une  foule  d'autres,  car  les  chimistes 
ont  fondé  une  nomenclature  sur  ces  procédés  d'équarrissage. 

Le  vocabulaire  scientifique  et  la  langue.  —  Les  gram- 
mairiens, à  quelque  école  qu'ils  appartinssent,  n'ont  pas  cessé 
de  signaler  le  danger  que  fait  courir  à  la  langue  l'introduction 
incessante  de  ces  monstres.  Boniface  est  d'accord  là-dessus  avec 
Littré',  Nodier^  avec  Jullien'\  et  Wey  avec  Egger  et  Darmes- 
teter^.  C'est  depuis  le  début  du  siècle  une  longue  imprécation. 

Seulement  quelle  autorité  peuvent  avoir  pour  blâmer  deS 
grammairiens  qui  se  servent  eux-mêmes  de  ellipser,  médiane, 
consonantisme,  ajjocope,  diacritique,  nasalité,  iotacisme,  péri- 
phrasliqiie,  prosthèse,  syntaxique  ^,  qui  ne  sont  ni  plus   beaux 

1.  Ann.  de  grain.,  I,  22. 

2.  Nodier  surtout  a  été  violent.  Voir  ses  Principes  de  Ungiiislù/ue,  207.  •<  Une 
fois  qu'un  nomenclaturier  a  mis  le  nez  dans  le  Jardin  des  Racines  grecques, 
n'attendez  plus  de  lui  un  mot  français  en  français.  Le  monstre  ne  sait  pas 
le  grec,  mais  il  exigera  que  vous  sachiez  le  grec  pour  l'entendre.  Du  français 
de  votre  mère,  il  n'en  est  plus  question.  Le  latin  même  est  trop  vulgaire 
pour  son  inintelligibilité  systématique.  Vous  aimiez  à  voir  une  couronne  de 
reines-marguerites  s'arrondir  dans  les  blonds  cheveux  de  votre  petite  fUle!  Oh! 
cela  était  charmant!  Mais  halte  là!  Cette  reine-marguerite,  c'est  un  leucanthème. 
Et  qu'est-ce  qu'un  leucanthème,  s'il  vous  plaît"?  Voyez  le  Jardin  des  Racines 
grecques,  c'est  une  fleur  blanche.  Misérable  qui  n'a  vu  qu'une  fleur  blanche 
dans  la  reine-marguerite!  Faites  et  conservez  des  langues  avec  de  pareil^ 
ouvriers!  «  Suit  toute  une  dissertation  contre  la  science  hétéroglolte  (particu- 
lièrement contre  les  noms  du  système  métrique,  212-21o).  Et  vingt  fois  il 
est  revenu  sur  ce  sujet  :  voir  liev.  de  Paris,  Idil,  n°  12;  BuU.  du  biblinph., 
1840-18il,  et  Lettre  aux  éditeurs  du  Dictionnaire  de  Gattel. 

3.  Voir  Jullien,  Thèses  de  t/rammaire,  XIX,  XX. 

4.  Egger  a  fait  à  ce  propos,  en  1873,  une  communication  à  l'Académie  des 
sciences  et  Darmesleter  a  étudié  les  inconvénients  de  celte  terminologie  dans 
son  livre  déjà  cité  :  De  la  création  actuelle  des  mots,  p.  267-273. 

3.  On  trouverait  mieux  encore.  Je  lis  dans  une  Phonologie  mécanique  de  la 
langue  française  de  Blonde!;  Paris,  1895  :  épivoyeltale,  syllexes,  monopréconson- 
naux,  etc.  Voici  une  phrase  de  la  phonologie  «  esthétique  »  :  «  Le  dessin  incor- 


816  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

ni  plus  français  que  antinomique,  autopsier,  calhétomèlre,  dua- 
liste ou  iconogènet 

Tous  les  écrivains  de  leur  coté  ont  professé  en  théorie  l'hor- 
reur de  ces  mots  scientifiques,  mais  peu  les  ont  absolument 
rejetés?  Chateaubriand  {Mém.  O.-T.  I,  229)  tout  le  premier  a 
l'air  de  protester  contre  le  style  gréco-latin.  Or  il  confesse 
quelques  lignes  plus  haut  qu'il  a  encouragé  la  manie  qu'il  cri- 
tique. De  fait  personne  n'a  fait  plus  que  lui  usage  des  mots 
de  science,  personne  n'a  fait  un  effort  plus  conscient  pour  en 
introduire  qui  pussent  se  mêler  à  la  trame  du  style  poétique  : 

Des  mouclies  luisantes  s'éclipsaient  lorsqu'elles  passaient  dans  les  irradia- 
tions de  la  lune  (Mén.  O.-T.,  I,  p.  411);  la  lumière  divergeant  entre  les  troncs 
{Ib.,  410)  ;  orné  des  oiseaux  cérulés  (Ib.,  338);  des  rochers  verticaux  au  plan 
des  vagues  {Ib.,  336);  une  odeur  fromentacée  {Ib.);  oreille  bercée  de  l'uniso- 
nancc  des  vagues  {Ib.,  164);  les  entraînements  du  cœur  mêlés  aux  syndéréses 
chréi'tcnnes  {Ib.,  93j  ;  quand  on  était  assis  sur  le  diazome  de  ce  perron 
{Ib.,  73);  la  molle  intumescence  des  vagues  {Ib.,  69). 

Pourquoi  cet  exemple  n'eùt-il  pas  été  suivi?  Depuis  longtemps 
la  barrière  qui  avait  séparé  les  mots  techniques  des  mots  de 
l'usase  avait  été  abattue.  Et  si  les  dictionnaires  de  l'Académie 
étaient  encore  suivis  d'un  complément,  ce  complément  n'était 
plus  une  prison,  mais  une  antichambre  dont  la  porte  entre-bàillée 
ne  fermait  plus.  Un  à  un  les  moins  barbares  de  ces  mots 
s'échappaient,  et  allaient  frapper  juscjue  chez  Delille. 

Les  nouvelles  écoles  ne  pouvaient  pas  leur  refuser  bon 
accueil.  Comment  s'appliquer  au  mot  propre  et  rebuter  le  mot 
scientifique,  qui  est  la  propriété  même?  Hugo  ne  se  gêna  point 
de  lui  faire  fête,  longtemps  avant  de  monter  dans  le  [Ae'in  ciel, 
d'où  il  regarda  plus  tard 

Toutes  les  vérités  étinceler  ensemble 

Et  graviter  autour  d'un  centre  impérieux  (F.  d'à.,  wxiv,  3)  '. 

rect  des  périodes,  ce  qui  a  lieu  tout  d'abord  lorsque  les  micrènes  épiméganales 
et  la  mégane  ne  sont  pas  en  progrès,  ni  les  micrènes  apoméganales  en  retraits 
réguliers,  constitue  un  second  genre  d'ornemont  des  périodes.  » 

1.  Qu'on  se  rappelle  ses  aphorismes  :  La  pensée  est  la  résultante  de  l'homme 
{Shahcsp.).  La  littérature  secrète  de  la  civibsatiun  {Ib.).  Le  partage  de  la  Pologne 
est  un  théorème  dont  tous  les  forfaits  i)oliliques  achiels  sont  les  corollaires 
{Les  Miser.).  La  civilisation  est  une  asymptote  (Actes  et  Paroles).  Les  grands 
hommes  sont  les  cuefllcients  de  leur  siècle  {loum.  d'un  révol.  de  1830).  Et 
parmi  les  images  combien  des  plus  neuves,  et  quelquefois  des  plus  heureuses, 
inspirées  de  visions  scientiTiques  : 

Le  régiment  marcheur,  jiolypc  aux  luillo  iiicds. 
A  travers  la  lentille  ('•nornio 
Cristallin  do  l'ail  sidéral.  {Contempl.) 


LA  LANGUE   ET  LA  VIE  817 

Rien  d'étonnant  dès  lors  que  les  tirailleurs  du  parti  se  ris- 
quassent jusqu'à  un  point  où  ils  se  rencontrent  avec  l'école 
didactique.  Pommier  verse  dans  ses  Océanides  un  vocabulaire 
d'histoire  naturelle. 

Mais  le  succès  des  mots  scientifiques  n'était  pas  attaché  à  une- 
doctrine  d'écolo,  il  était  assuré  par  le  progrès  des  sciences, 
même.  Il  était  impossible  que  les  écrivains,  si  peu  qu'ils  eussent 
reçu  de  culture  scientifique,  restassent  ig-norants  de  ce  mou- 
vement immense,  des  surprises  qu'il  apportait  coup  sur  coup, 
de  cette  révélation  d'un  univers  ignoré  d'êtres  et  de  lois,  iné- 
puisable matière  à  contemplations,  et  à  un  point  de  vue  plus- 
étroit,  source   intarissable  de  visions  et  d'images  nouvelles  '. 

Depuis  lors,  dans  une  même  école,  le  désaccord  est  complet 
à  ce  sujet.  C'est  une  question  d'éducation  et  de  préférence 
personnelles.  Musset,  Louis  Bouilhet  ont  en  général  fort  peu 
de  mots  de  science  ;  l'un  les  ignore  peut-être,  l'autre  les  évite. 
Gautier,  qui  fait  compliment  à  Louis  Bouilhet  de  cette  réserve^ 
se  garde  de  l'imiter,  et  ne  se  fait  point  faute  de  choisir.  Une 
femme  le  fait  penser  à  la  fois  à  la  fraîcheur  boréale,  au  mica 
de  neige  vierge,  à  la  pulpe  argentée  du  lis,  à  V opale  qu'irisent  de 
vagues  clartés,  à  la  stalactite  qui  tombe,  larme  blanche  de  fantre 
noir.  Gomment  sans  cet  appoint  Baudelaire  eùt-il  pu  exprimer 
les  virulences  des  maux  subtils  qui  triturent  sa  chair  (cxn)?  Il  y 
a  une  de  ses  pièces,  qui  commence  :  «  Il  est  de  forts  parfums 
pour  qui  toute  matière  est  poreuse  (xlvu).  »  Michelet,  qui  a  fait 
du  vocabulaire  de  la  botanique  une  critique  si  vive^  n'emploie 
pas  moins  aisément  pour  cela  :  endosmose  [Mont.,  240);  un 
torrent  extravasé  {Ib.,  9);  incubation  ynorale  [Am. ,  139);  mépriser 
des  gens  comme  infirmes  et  tardigrades  [La  Mer,  221).  Dans 
l'école  réaliste  Ghampfleury  a  commencé,  malgré  l'exemple  de 
Balzac,    par  repousser    les    mots   à    l'aspect   prétentieusement 

1.  Il  est  curieux  de  voir  Sainte-Beuve,  sollicité  entre  des  images,  aller  de  l'une 
à  l'autre  et  les  entasser  dans  une  seule  phrase  : 

■<  J'allais,  je  tremblais  de  l'un  à  l'autre  dans  une  inexprimable  sollicitude^ 
comme  un  fétu  agité  par  les  vents,  comme  l'aiguille  aimantée  hésitant  avec 
lièvre  entre  trois  pôles  différents  et  qui  font  triangle  autour  d'elle,  comme  ces 
gréions  de  grêle,  au  dire  des  physiciens,  qu'attirent  et  repoussent  sans  fin  des. 
nuages  contraires.  »  {Vol.,  263.) 

2.  V Amour,  io8  :  <.  Noms  absurdes!  Us  désignent  le  mâle  par  des  noms  fémi- 
nins (anthères,  étamines,  etc.),  par  des  masculins  la  femelle  (pistil,  stigma- 
tes, etc.).  Pourquoi  a-t-on  gardé  ce  patois  ridicule?  » 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  52 


818  LA   LANGUK   FRANÇAISE 

scientifique'.  Il  n'adopte  réalisme  que  parce  que  la  mode  le  lui 
impose,  et  raille  ses  congénères. 

Flaubert  fait  profession  de  liair  ce  vocabulaire  prétentieux, 
que  Homais  se  donne  le  ridicule  d'affecter  dans  la  Bovary  -. 
Toutefois  il  ne  serait  pas  besoin  de  feuilleter  longtemps  la 
Tenlation  ou  Salammbô  pour  prouver  que  lui  aussi  s'est  laissé 
entraîner  \ 

Chez  les  contemporains  mêmes  contradictions.  Le  «  déborde- 
ment de  la  science  hors  de  son  domaine  propre  »  a  été  vivement 
et  fréquemment  critiqué*,  la  forme  inesthétique  des  mots  a  été 
montrée  avec  verve.  Mais  on  n'a  point  formé  une  ligue  d'absti- 
nence, on  eût  eu  trop  de  mal  à  trouver  les  adhérents.  En  tout 
cas,  il  eût  été  malencontreux  de  prendre  M.  Paul  Bourget^ 
comme    président  d'honneur   et  M.    Rosny   comme   secrétaire 


1.  Voir  le  Réalisme,  1837,  Préface,  p.  l  :  «  Tous  ces  noms  à  terminaison  en 
isme,  je  les  tiens  en  pitié  comme  des  mots  de  transition;  ils  ne  me  semblent 
pas  faire  partie  de  la  langue  française,  leur  assonance  me  déplait,  ils  riment 
tous  ensemble  et  n'en  ont  pas  plus  de  raison. 

«  On  a  été  jusqu'à  se  servir  de  naturisme,  des  pédants  philosophiques  disent  le 
possihilisme,  les  économistes  emploient  Vabsentéisme,  et  il  n'y  a  pas  huit  jours 
qu'un  délicat  a  trouvé  le  mot  inouisme. 

"  En  présence  de  cette  singulière  langue,  je  ne  sais  pourquoi  on  ne  ferait  pas 
entrer  à  l'Académie,  comme  devant  travailler  spécialement  au  dictionnaire, 
M.  le  professeur  Piorry  qui  appelle  la  grossesse  une  hyperendomélrofrophie. 
Une  femme  n'est  plus  enceinte  :  elle  est  hyperendométrotrophe.  » 

2.  ..  Parfois  même,  se  levant  à  demi,  il  indiquait  délicatement  à  Madame  le  mor- 
ceau le  plus  tendre,  ou,  se  tournant  vers  la  bonne,  lui  adressait  des  conseils 
pour  la  manipulation  des  ragoûts  et  l'hygiène  des  assaisonnements;  il  parlait 
aromc,  osmazome,  sucs  et  gélatines  d'une  façon  à  éblouir...  »  La  raillerie  est 
visible.  Nous  savons  du  reste  par  la  Correspondance  que  ce  langage  devait  être 
une  caractéristique  du  pharmacien.  "  Comment  appelle-t-on  médicalement  le 
cauchemar?  écrit  Flaubert  à  Louis  Bouilhet.  Il  me  faut  un  bon  nom  grec  à  toute 
force.  »  (23  juin  1853.)  Comparer  une  lettre  dans  le  même  sens  du  17  sept.  1855  : 
«  Si  tu  n'as  pas  assez  dans  ton  sac  médical  pour  me  fournir  de  quoi  écrire  cinq 
ou  six  lignes  corsées,  puise  auprès  de  Follin  et  expédie-moi  cela.  »  Dans  une 
autre  (20  sept.)  :  «  J'aurais  besoin  de  mots  scientifiques  désignant  les  dilTérentes 
parties  de  l'œil  (ou  des  paupières)  endommagé.  » 

3.  Tentation,  p.  266  :  "  Ma  conscience  éclate  sous  cette  dilatation  du  néant... 
Mais  les  choses  ne  t'arrivcnt  que  par  l'intermédiaire  de  ton  esprit.  Tel  qu'un 
miroir  concave,  il  déforme  les  objets...  " 

4.  Ch.  Morice,  Lit.  de  l.  à  /'/t.,  p.  7  :  «  A  ce  débordement  de  la  science  hors 
de  son  domaine  propre  nous  devons  une  altération  spéciale  de  la  langue,  l'in- 
vasion des  mots  pédantesques.  Il  n'y  a  plus  de  repos  pour  un  honnête  homme, 
depuis  qu'il  est  exposé  à  lire,  à  entendre  où  ils  n'ont  que  faire,  des  vocables 
barbares  et  froids  comme  individuation,  concept.  >•,  etc.  Cf.  p.  10.  —  Un  poète, 
qui  ne  ressemblait  guère  aux  symbolistes,  Clair  Tisseur,  dans  ses  Oisivetés, 
envoie  des  boutades  à  tout  ce  parler  précieux  et  scientifique  des  Balzac,  Roque- 
plan,  etc.  Voir  p.  312.  Cf.  Remy  de  Gourmont  dans  la  Revue  blanche,  15  juin  1898. 

o.  Bourget  est  si  pénétré  de  ce  vocabulaire  qu'il  l'emploie  presque  à  son  insu  : 
entité  vient  sous  sa  plume  pour  essence,  coma  moral  pour  affaissement,  fébrile- 
ment pour  fiévreusement  (Mens.,  263). 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  819 

générar.  D'autres  bien  différents,  Rodenbach,  Villiers  de  llsle- 
Adam,  M.  Theuriet  même  ne  convenaient  guère  mieux. 

Au  reste  on  pourrait  presque  dire  que  l'attitude  des  écrivains 
à  l'égard  de  ce  lexique,  si  elle  peut  modifier  la  langue  littéraire 
et  par  suite  indirectement  la  langue  commune,  ne  déterminera 
pas  la  proportion  de  vocables  scientifiques  que  cette  langue 
commune  est  appelée  à  absorber.  Celle-ci  reçoit  en  effet  une 
contagion  directe,  par  l'industrie,  le  commerce,  et  d'une  façon 
générale  par  la  vie  quotidienne. 

Une  foule  d'objets,  d'actes  aujourd'hui  vulgarisés,  portent  des 
noms  qui,  quels  qu'ils  soient,  sont  forcément  acceptés  avec  les 
objets,  par  des  générations  dont  la  culture  scolaire  a  préparé 
une  portion  au  moins  aies  apprendre  étales  répéter.  Ils  passent 
de  monsieur  à  madame,  et  souvent  continuent  leur  chemin 
jusqu'à  la  bonne,  sauf  à  perdre  en  route  un  peu  de  la  fleur  de 
leur  gréco-latinité. 


En  voici  qui  ne  pouvaient  pas  ne   pas  faire   leur  chemin  :  antipyrine, 

antisepsie,  aijuarium,  ausculter^  automatiquement,  saison  balnéaire,  benzine, 
bronchite,  calorifère,  camélia,  canalisation,  canule,  capitaliser,  capitalisation, 
casuistique,  céramique,  chlore,  chloroforme,  chloroformer,  choral,  chromo- 
lithographie, cinématographe,  clysopompe,  coopératif,  cocaïne,  compétition, 
créosote,  décoratif,  défectueux,  démonétiser,  démoralisation,  désopilant, 
diagnostiquer,  documentaire,  draconien,  dynamite,  entérite,  frigorifique, 
fuchsiner,  galvaniser,  galvanoplastie,  géologie,  imperméabiliser,  incunable, 
insecticide,  irrigateur,  laryngite,  méningite,  microbe,  morphine,  névralgie, 
neurasthénie,  péritonite,  phylloxéré,  phonographe,  photographie,  sursaturer, 
télégraphe,  téléphone. 


1.  Rosny  a  rompu  avec  l'hypocrisie  ordinaire  en  la  matière.  Scientifique, 
il  le  veut  être  et  le  déclare  hautement  à  plusieurs  endroits.  «  Le  mysticisme 
moderne  est  socialiste  ou  scientifique  »  {Ren.  indép.,  octobre  1888.  p.  32).  Dans 
ces  Psaumes  passe  tout  le  vocabulaire  de  l'histoire  naturelle  (Voir  p.  34  et  33). 
J'ouvre  Daniel  Valyraive,  p.  95  :  ■•  Et  il  cherchait,  dans  sa  lente  mémoire  sénile, 
mi-paralysée  par  la  présence  de  Daniel,  des  ruses  qui  fuyaient  efîrayées,  tandis 
que  sa  petite  main  simiesque  tremblait  en  s'accrochant  aux  franges  du  fauteuil. 
En  tout  cas,  la  temporisation  s'imposait  d'abord,  ne  fût-ce  que  pour  énerver 
l'interlocuteur.  Aussi  ferma-t-il  sa  physionomie  davantage,  effaçant  d'un  mou- 
vement vers  le  bas  tout  ce  que  son  réseau  de  fines  rides  exprimait  de  malicieux 
hiéroglyphes...  » 

Commencement  de  la  deuxième  partie  :  «  C'est  au  matin.  Dans  le  jardin  des 
Flouves  la  jeunesse  du  jour  erre  en  lueurs  diffuses,  en  haleines  attendrissantes. 
Encore  humide  de  nuit,  le  matin  tiédit  sans  hâte,  des  réseaux  de  vapeurs  dia- 
phanes se  raréfient  aux  cimes  des  frondaisons,  la  vie  s'olTre  imbue  de  miséri- 
corde, d'insinuantes  promesses  de  bonheur  et  de  longévité.  Partout  des  para- 
boles de  travail,  de  croissance  et  d'espoir.   » 


820  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

Ils  sont  tous  du  xix®  siècle.  Une  foule  d'autres,  auparavant 
confinés  dans  des  lexiques  spéciaux,  se  sont  généralisés  :  c'est 
le  cas  de  symptôme,  laboratoire,  sophistiquer,  parali/sé. 

La  vie  pratique. 

La   vie  pratique.    Son  influence   sur  la   langue.   — 

La  vie  pratique  donne  lieu  à  la  naissance  de  presque  autant  de 
mots  que  la  vie  intellectuelle.  Or  il  y  a  eu,  en  ce  siècle,  des 
choses  de  la  vie  pratique  qui  ont' été  complètement  bouleversées, 
ainsi  les  modes  de  locomotion  et  de  correspondance. 

Il  est  de  toute  évidence,  par  exemple,  que  la  création  des 
chemins  de  fer  ou  de  la  télégraphie  a  entraîné  l'emploi  d'un 
matériel  ling-uistique  absolument  inconnu  :  entrevoie,  locomo- 
tive, lender ,  rail,  wagoii,  tunnel,  garage,  garde- frein,  garde- 
barrière,  télégramme,  récepteur,  transmetteur,  etc.,  etc.  Inutile 
d'y  insister.  Ces  mots  commencent  à  sortir  de  leur  sens  propre 
pour  donner  des  métaphores,  témoin  :  aiguiller  dans  une  autre 
direction,  faille  machine  arrière,  etc. 

Les  sports  en  faveur  datent  presque  de  ce  siècle.  Le  plus 
ancien,  Vhippoinanie,  comme  disaient  ses  adversaires,  a  aujour- 
d'hui son  langage  particulier,  pris  presque  en  entier  à  l'anglais, 
comme  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  le  voir. 

Les  jeux  athlétiques,  qu'on  s'efforce  de  répandre,  sont  dans 
le  même  cas.  Cricket,  lawn  tennis,  football,  qu'ils  gardent  leur 
vocabulaire  anglais,  ou  qu'ils  reprennent,  comme  quelques-uns 
le  redemandent  périodiquement,  leurs  anciens  noms  de  France, 
aujourd'hui  oubliés,  n'en  font  pas  moins  tinter  à  nos  oreilles 
des  vocables  inusités  :  dribling ,  plaqueur ,  coup  tombé,  team, 
enclusion,  etc. 

Le  dernier  venu  de  ces  sports,  mais  aussi  le  plus  en  faveur, 
la  bicyclette,  a  son  langage  :  pédaler,  virage,  record,  emballage, 
coller,  pneu,  une  foule  d'autres,  étaient  pour  la  plupart  inconnus, 
il  y  a  vingt  ans. 

Et  cette  technologie  ne  demeure  nullement  renfermée  parmi 
les  inities.  Les  mots  du  métier  se  répandent  comme  le  sport 
lui-même.  Quand  —  et  c'est  le  cas  de  la  bicyclette  —  ce  sport 
intéresse  non  seulement  une  classe,  mais  des  gens  de  tous  les 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  821 

mondes,  que  le  goût  s'en  répand  hors  des  villes  jusque  dans  les 
endroits  les  plus  écartes,  anglais  ou  français,  beau  ou  laid,  son 
vocabulaire  pénètre  irrésistiblement  dans  le   trésor  commun. 

Qu'on  se  souvienne  du  nombre  de  locutions  usuelles  qui  ont 
été  empruntées  autrefois  à  la  chasse  :  être  à  V affût,  battre  les 
buissons,  niais,  hagard.  Certains  sports  sont  peut-être  appelés  à 
la  même  destinée.  Déjà  qui  hésite  aujourd'hui  à  parler  de 
troupes  entraînées,  d'un  ouvrage  distancé  \)air  un  autre,  etc.?  Or 
ce  sont  là  cependant  locutions  de  courses.  La  dernière  paraissait 
encore  toute  technique  à  Balzac  {Muse  du  département).  Je  ne 
sais  pas  si  crever  son  jmeu  arrivera  jamais  à  être  autre  chose 
qu'une  métaphore  du  goût  de  lâcher  la  ranïpe,  mais  il  est  certain 
que  détenir  le  record  a  fait  du  chemin  et  vient  à  la  bouche  de 
gens  qui  de  leur  vie  n'ont  «  pédalé  ». 

11  résulte  de  ces  exemples  pris  uniquement  aux  distractions 
de  la  vie  que,  pour  se  rendre  compte  des  transformations  que  la 
langue  commune  a  subies  au  cours  de  ce  siècle,  il  faudrait  suivre 
une  à  une  les  transformations  de  la  vie  française  elle-même, 
matérielle  et  morale,  collective  et  privée,  dans  ses  diverses 
manifestations.  Il  m'est  impossible  ici  de  donner  autre  chose 
que  quelques  résultats  généraux. 

La  vie  industrielle  et  commerciale.  —  Le  développe- 
ment industriel  et  commercial  dû  au  progrès  du  machinisme 
d'une  part,  de  l'autre  à  la  facilité  croissante  des  communications, 
a  eu  une  immense  répercussion  sur  le  langage. 

D'abord  le  nombre  des  objets  créés  ou  importés  répandus 
dans  le  public  est  réellement  colossal.  Les  appellations  des 
choses  ou  des  actes  ont  suivi  : 

De  là:  biseauter,  brUlantinc,  briquette,  brûle -parfums,  carnage,  caout- 
chouter, capsulerie,  caraco,  carton-cuir,  carton-pierre,  casino,  casquette, 
charbonnage,  chasse-neige,  chasse-pierre,  chauffe-assiettes,  cheval-vapeur, 
chocolatier,  choucroute,  ctichage,  cot-cravate,  commandite,  compte-gouttes, 
concasseur,  corset-cuirasse,  coton-poudre,  coulissier,  coupe-file,  curaçao,  dallage, 
dépotoir,  df'saimanter,  développateur ,  doucheur,  dragage,  dynamo,  échoticr, 
enregistreur,  en-tout-cas,  entre-voie,  fauteuil-lit,  fume-cigares,  gailleterie, 
garde-frein,  garde-notes,  haussier,  jupe-cage,  juge  de  paix,  lit-canapé,  lit- 
toilette,  mandat-poste,  maternité,  meringue,  moins-valuc,  moleskine,  monte - 
cfiarges,  monte-plats,  numéroteur,  opérette,  panoramique,  papier-monnaie, 
pardessus,  parolier,  pasteuriser,  plus-value,  porte-allumettes,  porte-honheur, 
porte-cartes,   porte-voix,   portrait-cartes,  presse-papiers,   pupitre-chevalet. 


822  LA  LANG['h:   FRANÇAISE 

roman- fciiillcluii ,  salle  d'asile,  salonnier,  sinistre,  sous-jupe,  sous -marine, 
sous-sol,  tente-abri,  timhres-posle,  tire-boutons,  loilelte-commode,  lord-loyaux, 
train-poste,  transmetteur,  transvaseiir,  usinier,  veston. 

Je  prends  un  peu  au  hasard  dans  des  listes  infinies,  car  les 
brevets  d'invention  ou  les  catalogues  de  magasins  fourniraient 
d'interminables  énumérations.  Personne  n'a  été  sans  remarquer 
sans  doute,  comment,  en  un  été,  les  exigences  renaissantes  de 
la  toilette  féminine  font  travailler  la  fantaisie  des  fournisseurs. 

On  s'ingénie  à  fournir,  par  exemple,  des  appellations  destinées 
à  distinguer  les  catégories  et  sous-catégories  d'étofTes,  à  en 
marquer  la  façon  et  les  nuances.  Le  nombre  en  est  si  grand  et 
l'invention  parfois  si  bizarre  que  l'immense  majorité  de  ces 
termes  ne  semble  pas  devoir  durer  plus  que  les  étoffes  :  ils 
«  font  une  saison  ».  Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  ces 
«  fantaisies  »  soient  un  élément  négligeable. 

Prenons  la  gamme  des  couleurs.  Elles  avaient  des  noms  sur 
la  palette,  mais  ce  n'est  point  Jaune  de  chrome,  jaune  indien, 
jaune  de  Naples,  ni  même  jaune  orange,  citron,  safran,  canari, 
jonquille,  cuivré,  aurore,  crème,  capucine,  tnimosa,  banane,  épis, 
genêt,  ébénier,  soufre,  paille,  nankin,  feuille  morte,  qui  ont  suffi 
à  nuancer  les  jaunes;  on  nous  montre  aujourd'hui  des  gants 
beurre  frais,  des  dentelles  Isigny ,  des  rubans  saumonés,  des 
velours  Cyrano,  des  soies  régent,  coq  de  roche,  Cléopàtre,  etc. 

Mais  il  y  a  plus.  Dans  nombre  de  commerces,  le  nom  du 
produit  est  une  réclame.  Il  porte  ce  produit,  étant  souvent  la 
seule  nouveauté.  Et  le  commerçant  moderne  sait  la  puissance 
du  nom  flamboyant,  assez  étrange  pour  tirer  l'œil,  assez  scienti- 
iique  pour  en  imposer,  qui,  du  haut  des  murs,  des  vitrines,  des 
transparents,  raccroche  le  passant,  l'obsède  et  à  force  de  le 
suivre  partout,  en  omnibus,  en  wagon,  de  se  faufiler  chez  lui, 
finit  par  s'imposer  à  sa  mémoire  et  peut-être  tenter  sa  curiosité  : 
lysol,  laurénol,  thymol,  spyrol,  et  encore  spyrol,  thymol,  lati- 
rénol,  lysol.  La  fascination  qui  se  dégage  à  la  longue  de  ces 
mots  se  traduit  par  un  bénéfice,  et  dès  lors  l'invention  de 
vocables  appropriés  devient  une  habileté.  Il  en  faut  sans  cesse, 
pour  les  objets  neufs  et  pour  les  vieux.  Dans  ces  conditions  les 
besoins  n'ont  plus  de  borne. 

11  y  a  de  tout  dans  les   noms   de  ces   produits,  même  des 


LA   LANGUE   ET   LA  VIE  823 

dérivés  ou  composés  français.  Mais  jamais  torrent  n'a  roulé 
plus  boueux.  11  semble  qu'on  pourrait  faire  des  catégories.  Dans 
les  commerces  et  les  industries  de  luxe,  c'est  de  préférence  vers 
l'anglais  qu'on  se  tourne.  Voyez  plutôt  la  carrosserie  avec  ses 
break,  cab,  dog-cart ,  four  in  hands,  gir/,  mailcoach,  tilbury, 
Victoria;  il  y  a  bien  quelques  termes  français  nouveaux  :  arai- 
gnée,  cabriolet,  huit-ressorts ,  panier,  trois-quarts ,  mais  la 
majeure  partie  est  prise  au  pays  des  grooms  et  des  cobs. 

Dans  d'autres  «  parties  »,  il  importe  de  prendre  une  autre 
figure  pour  avoir  l'air  «  dans  le  train  ».  Instruments  et  produits 
auront  donc  le  caractère  scientifique,  et  Gaudissart  mettra  le 
bonnet  de  Diafoirus  '. 

Que  si  les  mots  sortis  des  laboratoires  ne  sont  pas  d'une  forme 
altique,  on  se  figure  aisément  de  quelle  frappe  sont  ceux  qui 
s'envolent  ainsi  par  centaines  des  ateliers  et  des  boutiques. 
Plusieurs  dépassent  en  cocasserie  ceux  qu'inventent  les  humo- 
ristes, les  quarantiforme  et  les  encornifistibuler.  Que  dites-vous 
de  boulodrome'i  Peut-être  est-il  lyonnais,  mais  on  ne  niera 
point  que  décalcomanie  soit  universel  ni  que  la  photopeinture 
ou  le  praxinoscope  soient  classiques.  Le  compteur  horo-kilomé- 
trique  est  prescrit  par  la  préfecture  et  les  motocycles  roulent 
bruyamment,  le  calorigastre  commence  à  lutter  avec  la  graine 
de  lin;  j'ai  vu  des  appareils  vitalistes  et  on  affiche  maintenant 
un  maréorama. 

La  politique  et  les  mœurs. 

La  vie  politique.  —  La  politique,  elle  aussi,  a  fortement 
agi  sur  la  langue. 

D'abord,  comme  la  vie  politique  commençait  seulement,  elle 
n'avait  point  son  vocabulaire  fait,  et  c'est  dans  ce  siècle  qu'on 

\.  Je  relève  dans  le  dernier  catalogue  que  j'ai  reçu  de  produits  et  d'acces- 
soires photographiques,  contre  un  nom  français,  \e  fait-vile,  toute  une  armée  de 
termes  savants,  dont  plusieurs  m'étaient  inconnus  :  péiiscopique,  sléréoojcle, 
kromskope,  physiograplie,  radiolint,  c/ironopose,  objectif  esfhéf/j'aphe,  télé-objectif, 
posilifère  iidorsal,  phologlaceur,  sté/'éo-viégascope,  vérascope. 

Sur  une  seule  page  d'annonces  des  Inventions  pratiques  je  trouve  l'eau  de 
toilette  mélisla,  le  luminus,  la  carafe  frigorifique  ou  calorifique,  le  calorivore  et 
Valcoolithe.  Et  quand  on  songe  que  le  calorivore  &?,[.  une  casserole  de  1  fr.  25,  et 
Valcoolithe  un  réchaud  de  poche  de  0.75  cent.,  on  mesure  jusqu'où  est  des- 
cendue la  manie  des  gréco-latiniseurs. 


«24  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

•se  Test  formé.  Parlementarisme  même  est  un  mot  nouveau, 
ainsi  que  parlement  et  parlementaire,  entendus  comme  ils  le 
sont  aujourd'hui  '.  Ensuite  chaque  événement  qui  s'est  ]»roduit, 
chaque  tendance  qui  s'est  manifestée  se  sont  traduits  ou  résumés 
en  un  mot,  une  expression  souvent  restée  dans  la  lang^ue  : 
légitimiste,  doctrinaire,  censitaire,  entente  cordiale,  classe  diri- 
geante, adjonction  des  capacités,  le  pays  légal,  pensée  du  règne, 
j)réfets  à  jjoigne,  coîiimission  mixte,  jwincipe  des  nationalités, 
plébiscite,  ordre  moral,  opportuniste,  laiciser,  progrès  social;  on 
'referait  avec  leur  histoire  une  honne  part  de  l'histoire  de  ces 
soixante-quinze  ans  de  discussions  et  de  luttes. 

Critiques  et  écrivains  se  sont  toujours  montrés  extrêmement 
sévères  pour  ce  vocabulaire,  et  avec  raison  -.  Au  début  du  régime 
•de  discussion,  Thiers,  dont  Flaubert  détestait  tant  le  style  mou  et 
les  formes  lâchées,  disait  :  «  Le  style  de  Laplace  dans  l'exposition 
du  système  du  monde,  de  Napoléon  dans  ses  mémoires,  voilà 
les  modèles  du  langage  simple  et  réfléchi  propre  à  notre  âge.  » 
{National,  24  juin  1830.)  En  réalité  ce  qui  fleurit  surtout  parmi 

L'ennuyeuse  séquelle 
De  nos  réprésentanls  à  la  flasque  loquèle  ■'', 

c'est  un  style  terne,  tout  fait,  un  amalgame  de  formules  usées, 
saupoudré,  en  guise  de  néologismes  utiles,  de  quelques  expres- 
sions dont  les  mots  hurlent  d'être  ensemble. 

Prenons  une  séance  de  1848,  celle  du  12  juin  par  exemple.  Nous  rencon- 
trons tout  d'abord  de  malheureux  mots  qui  servent  à  tout  :  tels  sein,  enceinte, 
gouvernail  :  au  sein  d'impuissantes  minorités  (Nap.  Bon.,  12  juin  48),  faire 
sortir  (ce  nom)  du  sein  d'une  émeute  (Id.,  ib.);  le  sein  du  ministère  de  la 
marine  (De  Laussat,  ib.)  ;  à  l'instant  oii  je  suis  entré  dans  cette  enceinte 
(Id.,  ibid.};  quelques  amis  que  f  ai  dans  cette  enceinte  {Ib.). 

Puis  les  métaphores  incohérentes  :  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Chartres 
promènera  l'abondance  sur  son  parcours  (Trélat,  ib.)  ;  ralentir  à  sa  source 

\.  Pendant  la  Révolution,  parlementaire  désigne  exclusivement  les  membres 
des  anciens  Parlements.  En  182ij,  Lamennais,  dans  la  Heligion  con.<>idérée  dans 
■ses  1-apports  avec  l'ordre  civil  et  politique,  p.  26,  note,  dit  que  les  discmsUms 
parlementaires,  les  nuages  parlementaires  sont  des  expressions  consacrées.  Le 
mot  est  encore  refusé  par  Wey,  Hem.,  1,  302. 

2.  Voir,  par  exemple,  les  parodies  qu'en  fait  Balzac  dans  Gaudissarl  :  «  Us 
disentcela  en  parlant  du  char  de  rÉlat,de  tempèleset  d'horizons  politiques. Est-ce 
<|ue  je  ne  connais  pas  toutes  les  couleurs?  »  (Balz.,  Vlll.  Gaud.,  15.)  Cf.  21,  sous 
le  rapport  intelligent  et  spéculatif;  26,  les  sommités  littéraires,  etc. 

3.  Pommier,  Crâneries,  13. 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  82o 

même  le  mouvement  de  notre  vie  (Pasc.  Duprat,  Ib.);  les  jjouvoirs  tombent 
sans  élever  sons  leurs  pas  des  confiât/rations  (jraves  pour  les  états  (Babaud,  ib.); 
quand  le  mandat  de  ces  chefs  sera  nettement  dessiné  (Bedeau,  ib.)  ;  l'eliés 
entre  nous  par  le  faisceau  de  la  nécessité  (Lamartine). 

Enfin  des  mois  employés  par  à  peu  près  :  entrer  radicalement  dans  la 
question  (Babaud),  un  chanç/ement  de  personnes  est  toujours  quelque  chose 
d'éminent  (Id.);  parfaitement  mauvaise  (De  Larcy),  etc. 

Sautons  quelque  vingt  ans  de  débats,  ce  sont  les  mêmes  vices,  mais  plus 
caractérisés  encore.  Nous  sommes  en  mars  1869  :  le  sein  et  la  grande 
échelle  font  toujours  fortune  :  cette  noueelle  chambre  qui  aura  puisé  son 
mandat  dans  le  sein  du  suffrage  universel  (Magnin,  20  mars)  ;  le  remplace- 
ment se  fait  sur  une  grande  échelle  (De  Tillancoiirt,  22  mars).  Étes-vous 
amateur  de  clichés  ?  Prenez  le  discours  du  maréchal  Niel.  Rien  n'y 
manque:  ébranler  l'édifice  social,  saper  notre  inslitullon  militaire,  faire 
planer  sur  le  pays  la  plus  lourde  des  incertitudes  (20  mars).  Étes-vous  friand 
d'images?  Voici  :  Il  s'appuyait  sur  des  rouages  incapables  de  résister  aux 
moindres  épreuves  (J.  David,  31  mars).  Voilà  la  question  bien  posée  et  vous 
allez  voir  qu'elle  devait  produire  ses  fruits  (E.  Picard,  31  mars);  des  armes 
dirigées  contre  la  clé  de  voùle  de  nos  institutions  (Rouher,  2  avr.).  L'oppo- 
sition n'est  pas  moins  brillante.  Glais-Bizoin  parle  de  jeter  un  vernis 
d'hypocrisie  sur  quelqu'un  qui  n'en  a  jamais  eu  l'allure  (2  avril).  Jules  Favre 
pose  la  question  de  savoir  si  le  fond  sera  étouffé  ou  la  forme  (2  avril). 

Voulez-vous  de  simples  expressions  sans  prétention?  Choisissez  :  cette 
situation  détermine  en  matière  électorale  des  corruptions  sur  une  grande 
échelle  (Rouher,  31  mars);  dans  des  conditions  qui  impriment  un  développe- 
ment graduel  et  utile  à  la  liberté  (J.  David,  Ib.).  Intervertir  la  répartition  du 
contingent  dans  une  de  ses  bases  essentielles  (Des  Retours,  20  mars). 

Vingt  ans  d'exercices  parlementaires  libres  n'ont  point  amé- 
lioré ce  jargon,  loin  de  là  '.  Dans  un  numéro  de  Y  Officiel,  on 
trouverait  de  quoi  se  dégoûter  de  l'éloquence  politique. 

Les  vieilles  formules  trainent  toujours  :  la  discussion  qui  eut  lieu  dans 
cette  enceinte  (8  mars  98,  Gautier  de  Clagny),  par  voie  d'interruption  (Cré- 
mieux,  Ib.,  etc.).  Elles  ont  été  augmentées  d'un  grand  nombre  d'autres  : 
remarquer  avec  juste  raison  (Id.,  ib.),  nous  nous  maintenons  sur  le  terrain  de 

1.  Voir  E.  Zola.  Une  campagne,  p.  70,  sur  V éloquence  parlementaire.  ••  Lisez 
n'importe  quel  discours  de  M.  Floquet,  comptez  les  qui  et  les  que,  les  répéti- 
tions, les  tournures  baroques,  et  surtout,  dans  ce  massacre  de  la  langue,  tâchez 
de  comprendre!!  Je  sais  bien  qu'un  député  n'est  pas  tenu  de  parler  français; 
où  en  serions-nous  si  on  exigeait  quelque  littérature  de  nos  hommes  politiques? 
Les  plus  forts,  même  ceux  dont  la  puissance  est  indéniable,  ont  le  mépris  de  la 
rhétorique  et  même  de  la  syntaxe...  » 

Cf.  Ch.  Morice,  La  littérature  de  tout  à  l'heure,  1889,  p.  32.  «  Le  public  cor- 
rompt tout  ce  qu'il  touche.  Il  déprave  la  langue  tellement  qu'on  peut  défier 
un  orateur  de  se  faire  entendre  en  France  aujourd'hui,  s'il  parle  français, 
et  la  lecture  des  journaux  est  instructive  à  ce  point  de  vue  (la  lecture  aussi 
des  recueils  de  discours  parlementaires.  Berryer,  Montalemhert,  gardent  un 
intérêt,  du  moins  une  possibilité;  Gambetta,  le  dernier  en  date  des  grands  ora- 
teurs de  ce  temps,  est  tout  à  fait  intolérable  à  cause  du  charabia).  » 


826  LA  LANGUE   FRANÇAISE 

V amendement  de  M.  Fleiirij-Ravarin  (Cochery,  Ib.),  investis  d'un  monopole 
plus  étendu  (Krantz,  8  mars),  voter  au  pied  levé  drs  disjwsitions  aussi  impor- 
tantes (Ilanotaux,  5  mars),  acquitter  sa  dette  vis-à-vis  de  la  nation  (L.  Lacombe, 
5  mars). 

Les  images  ont  toujours  la  même  justesse  :  Fous  inspirer  de  ce  courant 
d'idées  (Crémieux,  8  mars),  ce  serait  sortir  du  cadre  de  ce  débat,  que  je  veux 
maintenir  sur  le  terrain  exclusivement  fiscal  (L.  Lacombe,  5  mars);  rester 
à  la  hauteur  de  la  mission  que  nous  avons  entreprise  (Pasc.  Grousset, 
5  mars),  envisager  des  annexions  (IJ.,  ib.). 

Les  expressions  sont  toujours  incohérentes  :  elle  n'hésite  pas  à  prendre 
ou  à  provoquer  les  pénalités  les  plus  graves  (Cochery,  8  mars).  V emplace- 
ment actuel  assigné  à  l'Exposition  est  essentiellement  limité  (P.  Grousset, 
o  mars). 

Mais,  nouveauté  caractéristique  du  moment,  l'expression  populaire  vient 
se  mêler  aux  formules  retentissantes  :  une  oligarchie  qui  inscrit  au  fronton 
de  sa  chambre  syndicale  :  nul  n'entre  ici  qui  n'est  fils  à  papa  (Crém.,  8  mars). 

Les  solécismes,  les  néologismes  barbares  abondent  :  Quand  quiconque 
pourra  être  agent  de  change  (Cochery,  8  mars),  une  apparence  de  francisa- 
tion du  marché  (Id.,  ib.);  concurrencer  ta  main-d'œuvre  nationale  (Gautier 
de  Cl.,  o  mars). 

Les  plus  grands  orateurs  ont  donné  l'exemple.  Gambclta,  qui  avait  la 
fougue  et  la  force,  n'avait  ni  la  correction  ni  l'élégance;  on  peut  en  juger, 
malgré  les  retouches.  Voici  des  phrases  qui  sont  de  lui  :  Dans  un  pays  où 
les  intérêts  locaux  ont  des  organes  attitrés  qui  peuvent  se  faire  jour  à  tous 
les  degrés  de  l'échelle  administrative  (Disc,  du  19  mai  1881).  Les  autres,  la 
monarchie  contractuelle,  avec  ce  côte  d'oligarchie,  de  convoitises,  de  corruption 
qui  fut  le  propre  du  règne  de  la  monarchie  de  Juillet  (Disc,  du  9  ocl.  77). 

On  a  retenu  son  expression  de  nouvelles  couches  sociales  (Disc,  du  12juill.  73). 
Mais  combien  d'autres  peu  heureuses!  la  vraie  stabilité,  celle  qui  se  fait         «15; 
par  la  dévolution  de  la  loi  (Disc,  de  Romans,  18  sept.  78);  un  défenseur  de  ^ 

la  centrante  nationale  [Ib.].  . 

Desfontaines  ferait  un  joli  lexique  avec  les  éléments  qu'il  trouverait  là.  f 

Quand  on  sort  de  candidature  officielle,  manœuvres  de  la  dernière  heure,  -4;  1 

visées  ambitieuses,  fardeau  du  pouvoir,  forces  vives  du  pays,  etc.,  c'est  pour  "-^l 

rencontrer  pire  que  ce  vieux  fatras  :  politique  du  juste  milieu,  de  l'éponge, 
jeu  normal  des  institutions,  ouvrir  la  porte  à  l'arbitraire,  la  fermer  aux  abus, 
se  solidariser  avec  les  pires  ennemis  de  nos  institutions,  acculer  le  gouverne- 
ment à  l'expédient  des  douzièmes  provisoires,  entraver  les  rouages  de  l'orga- 
nisme administratif,  piétiner  dans  les  demi-mesures,  étrangler  la  discussion, 
opposer  un  frein  à  V accroissement  des  dépenses,  tenir  compte  des  principaux 
facteurs  de  la  richesse  nationale,  chercher  ime  plate-forme  pour  les  élections, 
mettre  la  France  en  mauvaise  posture  devant  l'étranger,  les  sphères  supérieures 
du  pouvoir,  les  milieux  bien  informés,  sérier  les  questions,  .'iurvciller  les 
agissements  des  adversaires  du  régime,  tomber  le  ministère,  accorder  le 
bénéfice  de  l'urgence,  voilà  les  locutions  courantes,  ou  usées  ou  absurdes, 
dont  il  n'est  pas  besoin  de  faire  la  critique.  Clore  se  traduit  dans  les  «  Palais 
législatifs  »  pa.r  clôturer,  crrement  y  signifie  erreur,  compendicusement,  sans 
doute  à  cause  de  la  longueur  du  mot,  y  est  synonyme  de  copieusement,  avec 
diffusion,  ainsi  de  suite. 


LA  LANCIE  ET  LA  VIE  827 

Parmi  les  mots,  il  en  est  bien  peu  qui  soient  trouvés.  En  général, 
ceux  mêmes  qui  ont  une  valeur  significative  précise  sont  lourds  et 
pédants  de  forme.  Je  citerai,  bons  ou  mauvais  :  ahroycable,  absolutisme, 
ahsoltitistc,  abstentionniste,  arriviste,  bctteraviérc  [industrie]^  coopérative, 
caporalisme,  centralisateur,  ccntre-yaiicher,  cenirier,  codifier  et  toute  la 
famille,  constitutionnaliser,  d'où  déconstitutionnaliser  (cf.  inconstitutionnellc- 
ment!).  correctionnaliser ,  dccoitralisation,  déconcentration  (Disc,  de  M.  Ribot, 
20  fév.  97),  défectionniste,  démagogique,  désorientât  ion,  dictatorialemcnt, 
droilier,  étatiser,  étatisme,  étatiste,  électionner,  garde-nationaliser,  impoliti- 
qaement,  inéligibilité,  individualités,  intransigeant,  jésuitière,  laicisé,  loca- 
liser, militariser,  obstructionniste,  opportuniste,  non-oppoiduniste,  protec- 
tionnisme, protectionniste,  progressiste,  protocole,  protocoliser,  pur,  radical, 
réactionnaire,  roi-citoijen,  seize -milieux,  sucrière,  solutionner,  surproduction, 
ultra-libéral. 

Les  écoles  socialistes  ont  aussi  leur  part  dans  cette  production. 
On  se  rappelle  Gaudissart  imitant  la  phraséologie  saint-simo- 
nienne  :  «  Si  le  spectacle  palingénésique  des  transformations 

successives  du  globe  spi  ritualisé  vous  touche »  Fourier,  de 

son  côté,  avait  eu  pour  expliquer  sa  théorie  des  quatre  mou- 
vements une  nomenclature  à  lui.  Son  analyse  du  passé  ou  du 
présent,  comme  son  rêve  de  l'avenir,  le  condamnaient  perpé- 
tuellement à  créer  des  mots  et  des  expressions,  nul  n'ayant 
avant  lui  considéré  «  l'arbre  passionnel  comme  se  divisant  — 
sans  parler  de  la  tige  ou  unitéisme  —  en  trois  rameaux,  trois  pas- 
sions sous  foyères ,  luxisme,  groupisme  et  sériisme  »,  nul 
n'ayant  prévu  non  plus  que  «  les  générations  d'harmonie  pussent 
arriver  aux  splendeurs  de  l'ordre  combiné  grâce  à  quatre  pas- 
sions à  naître  :  la  dissidente,  la  variante,  l'engrenante,  et  l'har- 
monisme  ».  Aux  environs  de  1832,  quand  l'école  sociétaire 
commença  à  se  former,  que  Considérant  et  Lechevalier  tinrent 
leurs  conférences,  que  le  Nouveau  Monde,  puis  la  Réforme 
industrielle  et  la  Phalange  furent  fondés,  la  terminologie  se 
répandit  et  les  termes  essentiels  du  phalanstère  devinrent  banals*. 
On  sait  combien  Yhumanitairerie  égayait  Musset.  Mais  les  voca- 
bles de  «  l'ordre  combiné  »  exaspéraient  presque  autant  les 
puristes  que  ses  utopies  indignaient  les  hommes  pratiques.  Le 
phalanstère  mort,  Cuvillier-FIeury  ■  ne  pardonnait  pas  à  Tous- 

1.  Ceux-là  seulement.  On  peut  voir  par  l'exposition  abrégée  de  Considérant, 
qui  a  été  si  répandue,  combien  la  terminologie  du  système  était  simplifiée  pour 
les  masses. 

2.  Voir  la  critique  du  Monde  des  Oiseaux  dans  Cuv.  Fleury  (Et.  hist.  et  lit.,  II, 
399,  13  fév.  1853). 


828  LA  LANGUE   FRANÇAISE 

senel  d'en  garder  la  langue,  et  de  consacrer  son  talent  de 
styliste  à  «  faire  un  genre  de  ce  qui  n'était  plus  une  doctrine  ». 
Il  est  probable  que  certains  termes  au  moins  qui  nous  sont 
restés  viennent  de  là  :  sans  parler  de  phalanstère  lui-même, 
simp/isme  et  simpliste,  aujourd'hui  reçus  dans  la  langue  poli- 
tique ,  sociétaire,  antagonisme,  vulf/arisateur,  pourraient  bien 
avoir  cette  origine. 

Le  socialisme  *  moderne  en  a  donné  ou  occasionné  d'autres  :  socialiste  -, 
capitalisme,  conirrainalisine,  cullectivisme,  collectivité,  collectiviste,  coopcra- 
tisme,  agrarien  (Ben.  Malon,  Préc.  de  social.,  104);  industrialisme  (II).);  imi- 
tucllisme  (Ib.,  105);  fusionismc  (L.  de  Toureil);  forces  de  disruption  (Reclus, 
Évol.  et  Révol.,  274);  partagcux,  paupérisme,  possibiliste,  prolétariat,  pro- 
létarien, quatrième  état,  salariat,  socialiser,  sociologie,  évolutionnaire  (Recl., 
Ib.,  169);  grève  générale,  gréviste,  kakistocratic  (Léop.  de  Ranke,  ap. 
Recl.,  o.  c,  69).  L'anarchisme  a  apporté  la  propagande  par  le  fait. 

Influence  indirecte  de  la  politique  sur   la  langue. 

- —  Toutefois  cette  influence  directe  est  la  moindre  de  celles 
qu'exerce  la  politique  sur  le  langage.  Les  institutions,  les  lois, 
le  régime  de  gouvernement,  et  par  suite  la  direction  des  esprits 
et  le  développement  des  mœurs  viennent  d'elle,  et  toutes  ces 
choses  se  reflètent  sur  le  langage.  Evidemment  il  n'y  a  pas 
marche  parallèle.  Au  moment  où  le  mot  d'ordre  de  la  bour- 
geoisie était  :  Enrichissez-vous!  on  lui  annonçait  que,  «  une 
figure  empruntée  au  jargon  mercantile,  escompter  la  renommée, 
par  exemple,  ne  serait  jamais  agréable  »,  et  de  fait  il  a  fallu 
attendre  encore  pour  que  faillite  se  prît  figurément  et  qu'on 
parlât  de  la  faillite  de  la  science.  Néanmoins  les  rapports  entre 
ces  deux  évolutions  ne  sont  pas  niables. 

Et  tout  d'abord  comme  la  Révolution  romantique  a  à  peu  près 
coïncidé  avec  la  révolution  de  1830,  l'idée  s'est  présentée  un 
peu  à  tous  qu'elles  avaient  quelque  connexité.  C'est  Hugo  lui- 
même  qui  a  tenu  à  marquer  ce  rapport  (Contempl.,  l,  7)  : 

Le  mouvement  complète  ainsi  son  action. 

Grâce  à  toi,  progrès  saint,  la  Révolution 

Vibre  aujourd'hui  dans  l'air,  dans  la  voi.x,  dans  le  livre; 

Dans  le  mot  palpitant  le  lecteur  la  sent  vivre. 

Sa  langue  est  déliée  ainsi  que  son  esprit. 

i.  Voir  le  Dict.  de  l'Économie  politique  :  «  L'auteur  de  cet  article  croit  être 
certain  qu'avant  1835,  le  mot  socialiste  n'existait  pas  encore  et  qu'il  a  eu  le 
«  triste  honneur  »  de  l'inlroduire  dans  notre  langue.  >>  (Louis  Ueybaml.) 

2.  Wey,  Rem.,  I,  394. 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  829 

Il  lui  déplaisait  qu'on  ne  le  rattachât  pas  à  la  tradition  des 
grands  destructeurs  et  qu'il  n'eût  pas  l'air  d'avoir  saccagé 
le  fond  tout  autant  que  la  forme.  Derrière  lui  on  répéta  à 
satiété  cette  affirmation  '.  Que  Fébranlement  de  l'édifice  réac- 
tionnaire de  la  Restauration  n'ait  pas  eu  son  retentissement 
dans  la  langue,  c'est  chose  à  priori  invraisemblable  et  fausse 
en  efTet.  Il  suffît  d'entendre  Barbier  réhabiliter  «  la  grande  popu- 
lace et  la  sainte  canaille  »,  pour  sentir  que  la  manière  dont  on 
considère  les  faubourgs,  et  leur  parler  a  changé  avec  la  révo- 
lution de  juillet.  Le  Journal  grammatical ,  l'Académie  elle- 
même  ont  senti  un  vent  de  liberté  souffler  de  la  rue  Saint- 
Antoine  ".  Mais  il  est  inexact  que  les  mêmes  hommes  aient 
préparé  ensemble  le  mouvement  libéral  et  le  mouvement 
romantique.  On  sait  trop  que  Hugo  jeune  n'était  point  l'adver- 
saire de  la  Restauration,  et  inversement  que  Carrel  n'était  pas 
un  romantique. 

Les  trois  glorieuses  étaient  passées  et  Hernani  avait  été  joué 
quand  on  se  rejoignit.  Et  jamais  la  reconnaissance  du  malen- 
tendu ne  fut  complète,  jamais  la  France  ne  se  divisa  en  deux 
camps  :  des  rétrogrades  qui  le  fussent  en  tout,  des  libéraux  qui 
ne  fussent  plus  en  grammaire  ou  en  art  attachés  aux  principes 
conservateurs.  En  somme  le  mouvement  politique  et  le  mou- 
vement littéraire  sont  restés  distincts  :  l'un  n'a  pas  le  mérite 
d'avoir  entraîné  l'autre. 

Mais  cette  question  spéciale  vidée,  il  est  hors  de  conteste  que 
la  marche  progressive  de  la  démocratie  a  déterminé  un  change- 
ment correspondant  dans  le  langage,  et  que  la  langue  moyenne, 
neutre,    et  correcte   des  classes  bourgeoises,    en  même  temps 


1.  Voir  les  Débats  du  3  févr.  1839  :  «  La  poésie  qui  marche  toujours  avec 
l'histoire  des  peuples,  quand  elle  ne  leur  en  tient  pas  lieu,  s'est  associée  au 
mouvement  politique  des  esprits;  alors  que  tout  est  la  bourgeoisie  et  la  bour- 
geoisie dans  tout,  elle  aussi,  elle  s'est  faite  tiers  état;  elle  a  rappelé  plus  de 
10  000  mots  et  autant  de  locutions  exilés  autrefois  par  des  lois  trop  sévères; 
Racine  lui  avait  fait  une  garde  d'élite  :  Lamartine,  V.  Hugo,  lui  ont  donné  une 
armée  et  elle  peut  tenter  des  conquêtes  dont  la  pensée  seule  eût  fait  frissonner 
l'abbé  Delille.  >■ 

2.  ..  Depuis  longtemps  l'égalité  des  droits  était  acquise  à  la  France;  le  déi)at 
politique  lui  fut  enfin  restitué,  à  la  tribune,  et  par  la  presse,  celle  âme  des  États 
modernes  légalement  gouvernés.  Ces  deux  influences  de  la  liberté  dans  les  ins- 
titutions, et  de  la  démocratie  dans  les  mœurs,  ont  dû  se  marquer  sur  le  langage; 
et  elles  lui  rendent  bien  plus  en  force  vive  et  en  mouvement  naturel  qu'elles  ne 
lui  ôtent  de  pureté.  »  (Ac.  Préf.  de  l'éd.  du  Dict.  1833.) 


830  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

qu'elle  a  été  dépossédée  par  l'écriture  artiste  des  écrivains,  a 
été  envahie  par  le  parler  libre  et  coloi'é  des  classes  populaires. 

Les  mœurs.  L'argot  dans  la  langue.  —  Ici  se  pose 
une  question  toute  spéciale,  celle  de  l'argot.  On  sait  qu'il  y  a 
eu  très  anciennement  une  petite  littérature  spéciale  en  argot 
français,  et  que  cette  littérature  a  été,  au  xvni"  siècle  particu- 
lièrement, assez  florissante.  Mais  elle  était  toujours  restée  à 
part.  Les  théoriciens  du  commencement  du  siècle  écartaient 
l'argot,  cela  va  sans  dire,  les  auteurs  même  qui  eussent  pu  s'en 
servir  préféraient  laisser  à  leurs  personnages  populaires  le 
parler  de  convention  de  la  comédie  classique.  Il  en  est  ainsi 
par  exemple  dans  le  drame  de  Pixérécourt  :  Cœlina  ou  Venfant 
du  mi/slère  (1801),  et  encore  dans  Trente  ans  ou  la  vie  d'un 
joueur  (1827),  oîi  l'argot  des  tripots  eût  pu  trouver  sa  place. 

Avec  le  romantisme  la  littérature  ne  change  pas  encore  com- 
plètement d'attitude.  Dans  Notre-Dame  de  Paris  c'eût  été  la 
langue  tout  indiquée  des  truands;  or,  sauf  un  passage  (I,  100), 
on  se  donne  la  réplique  à  la  cour  des  Miracles  en  excellent 
français. 

Le  Dernier  Jour  d'un  condamné,  où  se  trouve  un  long  récit 
en  argot  de  bagne,  les  Misérables,  où  l'auteur  s'arrête  pour  pré- 
senter en  quelque  sorte  cette  langue  ',  marquent  incontestable- 
ment une  tendance  à  ne  plus  passer  à  côté  de  l'argot  sans  en 
tenir  coni[)te.  Mais  s'ils  prouvent  de  la  curiosité,  ces  chapitres 
ne  prouvent  pas  de  la  sympathie.  Evidemment  Hugo,  qui  a  été 
un  grand  grammairien,  n'a  pas  pu  ne  pas  reconnaître  que  l'argot 
est  une  langue.  Il  voit  qu'il  a,  «  qu'on  y  consente  ou  non,  sa 
synthèse  et  sa  poésie  ».  Ace  titre  il  admet  que  ce  patois  étrange 
a  de  droit  son  compartiment  dans  ce  «  grand  casier  impartial  où 
il  y  a  place  pour  le  liard  oxydé  comme  pour  la  médaille  d'or, 
et  qu'on  nomme  la  littérature  »  -.  Yoilà  déjà  une  comparaison 
bien  peu  favorable.  Le  reste  l'éclairé.  Hugo  se  refuse  à  entendre 
sous  le  nom  d'argot  «  les  jargons  des  métiers,  des  professions, 
de  tous  les  accidents  de  la  hiérarchie  sociale  ».  L'argot  pour 
lui,  c'est  la  «  langue  de  la  misère,  le  patois  de  la  caverne  et 
du  bagne  ».  On  comprend  dès  lors  quelle   place  lui  sera  faite 

1.  IV  partie,  7,  L'argol. 

2.  Ib.,  chap.  I,  Racines. 


LA  LANGUE  ET   LA   VIE  831 

dans  la  nouvelle  littérature  qui  a  le  droit  de  tout  scruter.  Il  sera 
un  document  sur  les  bas-fonds  «  L'étudier  c'est  étudier  les 
difTormités  et  les  infirmités  sociales  et  les  signaler  pour  les 
guérir.  »  Les  derniers  mots  sont  très  significatifs.  «  L'argot  est 
odieux,  il  fait  frémir,  qui  le  nie?  Les  mots  sont  difformes  et  mal 
faits  ^  »  Il  ne  s'agit  donc  pas  plus  de  le  naturaliser  que  de  géné- 
raliser les  plaies  de  la  société  -. 

C'est  tout  à  fait  indirectement  par  conséquent  que  le  chef  du 
romantisme  a  préparé  l'introduction  de  l'argot,  par  la  liberté 
d'entrer  qu'il  donnait  aux  mots  bas  dont  on  n'arrête  pas  où  on 
veut  la  liste. 

Balzac  non  plus  n'a  pas  osé  aller  très  loin.  Certes  il  a  été 
frappé  de  la  puissante  indépendance  de  l'argot.  Il  l'a  confessé 
dans  La  dernière  incarnation  de  Vautrin  (Calm.  Lévy,  p.  36), 
et  d'un  bout  à  l'autre  de  son  étude,  il  la  met  à  contribution. 
Mais  c'est  pour  lui  comme  pour  Hugo  un  document  spécial. 
Il  n'hésite  pas  à  mettre  de  l'argot  dans  la  bouche  de  ses 
personnages;  toutefois,  bien  loin  de  vouloir  naturaliser  ces 
mots,  il  les  réprouve,  même  quand  il  n'en  a  pas  d'autres.  Il 
l'a  dit  à  propos  d'un  mot  aujourd'hui  bien  accepté  :  blague 
[Un  prince  de  la  Bohême,  p.  189.  B.  U.,  1857). 

D'autres  écrivains  devaient  du  reste  contribuer  à  habituer  le 
public.  On  sait  le  succès  que  la  curiosité  avait  fait  aux  Mémoires 
de  Vidocq  (1828).  Ils  étaient  pleins  d'argot.  Leur  réfutateur  ne 
manqua  pas  de  suivre  l'exemple  du  maître,  et  les  termes  du 
bagne  de  foisonner.  Les  Mystères  de  Paris  d'Eugène  Sue  ache- 
vèrent de  populariser  le  langage  du  Chourineur,  si  bien  qu'il 
parut  un  Dictionnaire  de  l'argot  indispensable  pour  V intelligence 
des  Mystères  de  Paris  de  M.  Eugène  Sue,  dictionnaire  qui  devait 
être  suivi  de  beaucoup  d'autres.  Toutefois  il  faut  observer  deux 
choses  essentielles.  Dans  les  Mystères ,  seuls  les  personnages 
parlent  argot,  l'auteur  jamais.  En  second  lieu  Eugène  Sue, 
s'il  prodigue  les  mots  des  escarpes,  est  très  réservé  sur  l'argot 
des  honnêtes  gens.  On  le  voit  par  Arthur  qui  est  de  1839,  oii 


1.  Dern.  jour,  édit.  Hetzel,  83. 

2.  Encore  la  curiosité  de  V.  Hugo  lui  a-t-elle  valu  des  quolibets.  Voir  les 
Misérables  de  V.  Hugo  sur  l'air  de  Fualdès,  par  Joseph  Lavergne,  Pelit  diclion- 
naire  inilicmt  aie  beau  langage  tous  les  lecteurs  de  cet  ouvrage. 


832  LA  LANGUE   FllANÇAISE 

il  prend  toutes  sortes  de  ménagements  pour  insérer  des  termes 
de  courses  (chap.  xn),  et  met  une  note  pour  sjwrlsman. 

Ce  qui  semblerait  au  premier  abord  devoir  êlre  la  suite  pro- 
bable des  faits  :  introduction  de  l'argot  dans  les  genres  popu- 
laires, puis  montée  progressive  de  cet  argot  dans  les  genres 
des  «  classes  dirigeantes  »  est  faux.  La  succession  ne  paraît  pas 
du  tout  avoir  été  celle-là.  Le  mouvement  donné  par  Eugène  Sue 
continue  bien  obscurément  dans  des  feuilletons  ';  ce  n'est  pas 
celui  là  qui  détermine  l'autre. 

Les  cboses  semblent  avoir  marcbé  du  même  pas  dans  la 
langue  parlée  et  dans  la  littérature;  pendant  longtemps  dans 
la  bourgeoisie  issue  du  peuple,  on  a  lutté  pour  s'élever  au- 
dessus  de  ses  origines.  Enricbi,  M.  Poirier  apprenait  le  bon 
langage  comme  l'ortbographe  :  «  Plutôt  être  prud'bomme  que 
làcber  soit  des  pataquès,  soit  des  mots  ramassés  sur  le  «  grand 
trimart  »,  quand  on  faisait  son  tour  de  France  en  sabots. 

Au  contraire,  à  partir  de  1848  et  sous  le  second  Empire  la 
société  s'encanaille.  C'est  le  temps  du  triomphe  de  l'opéra-boufle 
et  du  café-concert.  Le  genre  chicard  est  devenu  innocent  :  on 
est  en  plein  dévergondage.  De  temps  en  temps  un  procès  à  un 
chef  d'oeuvre  comme  Madame  Bovary  vient  sauver  la  morale. 
Une  bonne  circulaire  interdit  l'argot  au  théâtre,  comme  dan- 
gereux pour  les  mœurs. 

Mais  toutes  ces  hypocrisies  officielles  n'empêchent  pas  le 
goût  public  de  se  pervertir.  Et  le  laisser-aller  du  langage  gran- 
dit si  bien  que  bientôt  les  argots  pénètrent  partout. 

11  serait  puéril  de  nier  que  le  triomphe  du  réalisme  y  ait  con- 
tribué. Mais  il  serait  bien  injuste  aussi  de  le  charger  de  toute, 
la  responsabilité.  C'est  après  un  voyage  à  Paris,  dit  Flaubert, 
et  pour  se  mettre  au  ton  du  jour  que  M.  Homais  se  met  à  dire  : 
«  Un  de  ces  jours  je  tombe  à  Rouen  et  nous  ferons  sauter  les 
monacos.  »  Il  s'en  serait  bien  gardé  autrefois,  mais  «  pour 
donner  dans  le  goût  folâtre  et  parisien,  il  parlait  argot  afin 
d'éblouir  les  bourgeois,  disant  turne,  bazar,  chicard,  chicandard, 

\.  Voir  i\:ihoY\n.y\,  Monsieur  L(!co(j,  I,  3'.)0  :  Cest  vous  qui  m'avez  se/ri  (arrêté); 
3Ù1  :  avant  de  travailler  (faire  un  mauvais  coup);  403  :  nous  venons  île  nous 
laisser  rouler,  etc.  lin  18S().  la  leçon  d'argot  revient  encore  dans  le  Roi  des  Grecs, 
Adolphe  Belol,  11"  partie,  Vl  :  Comment  appelles-tu  tes  oreilles? —  Des  esr/ourdes. 
—  El  ton  nez?  —  Un  blair,  etc. 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  833 

Breda-Street,  ei  je  me  la  casse  pour  ^e  ni  en  vais  »  {Bov.,  308). 
Et  Flaubert  marque  ici  très  exactement  les  causes  générales 
de  cette  transformation  du  langage.  Les  littérateurs  acceptent, 
c'est  le  goût  public  qui  impose.  Encore  faut-il  ajouter  que  les 
réalistes  —  quoique  ce  fût  dans  la  logique  de  leur  système,  et 
qu'ils  pussent  par  là  se  justifier  —  n'ont  point  une  responsa- 
bilité particulière  dans  cette  concession.  Ainsi  les  classiques 
ont  toujours  considéré  Augier  comme  un  des  leurs,  non  sans 
raison.  Or  il  n'est  pas  un  personnage  au  théâtre  qui  parle  plus 
crûment  argot  que  son  Giboyer  :  «  Il  m'offrit  une  place  de 
pion  {Ejfr.,  III,  4).  S'il  allait  la  trouver  mauvaise!  {Ib.,  II,  4). 
Vous  allez  voir  ma  déveine  {Fils  de  Gib.,  I,  7).  Si  je  vous 
brochais  d'ici  à  ce  soir  une  tartine  de  Déodat?  Le  Marq.  Pos- 
sédez-vous assez  sa  manière?  Gib.  Parbleu!  Pour  m'en  servir 
en  la  définissant,  elle  consiste  à  rouler  le  libre  penseur,  à 
tomber  le  philosophe,  en  un  mot  à  tirer  la  canne  et  le  bâton 
devant  l'arche  »  [Fils  de  Gib.)  Que  Giboyer  eût  tort,  comme  le 
prétend  Veuillot,  de  penser  rendre  ainsi  le  langage  de  Déodat, 
la  chose  est  sans  grand  intérêt.  L'important  est  qu'Augier  a 
cru  devoir  faire  parler  à  un  de  ses  personnages  le  langage  de 
la  bohème. 

Si  la  comédie  classique  en  est  là  autour  de  1860,  on  peut 
imaginer  quelles  libertés  prend  le  vaudeville.  Au  théâtre  comme 
dans  les  journaux,  on  blâme  volontiers  l'usage  de  l'argot,  on 
l'acclimate  en  même  temps.  Dans  les  Deux  papas  très  bien 
de  Labiche,  le  provincial  qui  rapporte  de  son  séjour  à  Paris 
quelques  bribes  du  parler  du  quartier  latin,  dans  la  Famille 
Benoiton,  les  demoiselles  très  mal  élevées,  qui  parlent  comme 
<\ei!,  Riuf/ueusesei,  «  comme  les  princesses  des  contes  des  fées,  ne 
peuvent  ouvrir  la  bouche  sans  qu'il  en  tombe  des  grenouilles  », 
sont  là  pour  prêter  à  rire,  sans  doute.  Mais  il  y  a  dans  la  leçon 
qu'on  leur  donne  juste  autant  de  sincérité  que  dans  la  chanson 
de  café-concert  : 

Depuis  quéqu'  temps  la  lang'  française 
Est  t'corché',  qu'  c'en  est  cruel. 

En  réalité  Labiche  ou  Sardou  saupoudrent  sans  vergogne 
d'argot  les  répliques  de  leurs  personnages.  Thérésa  en  assai- 

HlSTOIBE    DE    LA    LANGUE.    VlII.  53 


834  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

sonne  son  lyrisme.de  caserne,  qui  plaît  même  à  la  cour;  Meilhac 
et  Ilalévy  y  trouvent  un  nouveau  moyen  d'ég-ayer  des  fantaisies 
énormes  comme  la  Belle  Hélène  :  «  On  sacrifie  aujourd'hui.  — 
A  quelle  occase?  »  (I,  6.)  Occasion,  étant  noble,  ferait  contresens. 

Mais  on  garde  cependant  pendant  toute  cette  période  une  cer- 
taine réserve;  d'abord  la  série  des  protestations  ne  cesse  pas  ', 
et  surtout  dans  les  livres  où  les  mots  d'arg-ot  pourraient  foi- 
sonner, ils  sont  presque  absents.  Voir  Le  iOl'  régiment  de 
Noriac;  vous  y  trouverez  :  chargent,  pigiiouf,  épate,  en  somme 
presque  rien  de  caractéristique.  A.  Karr,  dans  Fort  en  thème, 
Miirgerdans  la  ]'ie de  bohème,  avaient  de  l)elles  occasions,  qu'en 
pareil  cas  depuis  on  n'eût  pas  manqué  d'utiliser.  La  cueillette 
qu'on  pourrait  faire  dans  ces  œuvres  est  bien  maigre. 

Au  contraire,  depuis  une  trentaine  d'années  nous  assistons  à 
une  véritable  invasion.  Tout  conspire  à  favoriser  le  progrès  de 
l'argot,  l'anarchie  qui  est  dans  la  langue  et  la  démocratie  qui 
grandit  dans  l'Etat.  Qui  ne  voit  que  certaines  institutions  môme 
semblent  faites  pour  ce  résultat,  parmi  elles  la  loi  du  service 
militaire  personnel? 

En  confondant  obligatoirement  dans  la  chambrée  les  jeunes 
gens  de  toutes  classes  ,  ne  leur  donne-t-elle  pas  d'abord 
l'occasion  d'apprendre  l'argot  du  «  métier  »,  de  faire  connais- 
sance avec  Vas  de  carreau,  la  boule  de  son,  les  bas-offs,  et  tout 
le  fourbi^,  ensuite  la  chance  de  se  rencontrer  avec  des  gens  de 
langue  verte  aussi  bien  qu'avec  des  patoisants. 

Au  reste  les  fils  de  bourgeois  on  ont  autant  à  enseigner  qu'à 
apprendre.  L'un  a  été  de  la  «  cagne  »  et  l'autre  de  la  «  taupe  »  ; 
s'ils  ne  seraient  pas  capables  de  distinguer  aussi  bien  que 
M.  Alph.  Humbert  le  y«r  ou  argot  pur,  Varlogig  des  louchébem 
ou  argot  des  bouchers,  et  Varno  du  go^,  c'est-à-dire  l'argot  rou- 
tier, en  revanche  ils  se  garderaient  de  confondre  un  melon  et  un 
bizut.  Il  est  vraiment  plaisant  de  haranguer  des  ouvriers  pour 
leur  demander  de  renoncer  à  ce  langage  qui  est  leur,  quand  dans 

1.  Comparei'  ccpeiulanl  à  l'indignation  dn  feuilleton  des  Dchnt.s  en  !,S31t,  à 
propos  dn  mot  pw/f,  la  raillerie  pleine  au  fond  de  curiosité  sympathique  du 
Fifjaro  de  l.SGU. 

2.  Cet  argot  militaire  es!  un  des  i)lus  répandus  :  ar/ji,  azor,  nrrospi-  ses  ijalons, 
{■a  va  f/oi-der,  hivibi,  boni,  cabot,  double,  fricotew,  cola,  lascar,  marchef,  lOyal 
cambouis,  y  a  du  bon.  sont  maintenant  connus  dans  tous  les  numdcs. 

3.  Éclair  du  :23  Janvier  1S9'. 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  835 

les  écoles  les  jeunes  gens  de  langue  française  s'en  font  un  de 
leur  côté'.  Ecoutez-les  cinq  minutes  entre  la  Seine  et  le  jardin 
du  Luxembourg  :  l'un  en  est  encore  à  jjiocher  son  bachot,  il 
attend  sa  collante;  l'autre  est  taupin,  méprise  les  laius,  et  bûche 
ses  math  ;  un  troisième,  qui  est  harbiste,  en  a  assez  du  bahut  et 
de  la  corniche.  11  attend  avec  impatience  d'avoir  un  calot  bahuté 
et  envie  un  sien  cousin  qui  est  cafard  de  Bruttion.  Le  qua- 
trième espère  entrer  cacique  à  l'École  normale,  où  il  a  un 
copaiiî  parmi  les  cubes.  Mais  lui  a  eu  la  guigne  et  a  été  recalé 
deux  fois. 

Changez  de  boulevard,  et  avancez-vous  vers  le  «  faubourg  » 
Vous  n'êtes  plus  en  pays  latin,  mais  vous  n'êtes  pas  non  plus 
en  pays  français.  Vous  êtes  chez  les  gardénias  qui  sont,  comme 
vous  savez,  Idi  gomme  des  salons.  Pour  peu  que  vous  repassiez,  ils 
auront  changé  de  nom,  car  ils  en  changent  comme  les  satinées 
de  toilette.  En  deux  ans  ils  seront  ou  boudinés,  ou  bécarres,  ou 
embaumés,  ou  pschutteux,  ou  faucheurs,  leur  préoccupation 
est  lie  n'en  pas  rester  au  chic  quand  on  en  est  au  pschutt,  d'oser, 
s'ils  ont  de  V estomac,  tenter  le  vlan  ou  le  sgoff.  Dans  leurs  clubs 
il  s'agit  de  culottes  empoignées  dans  des  banques  rasoir  qui 
abattent  à  tout  coup  et  où  les  pontes  n'écopent  que  des  briches. 
Heureusement  que  de  temps  en  temps  on  se  refait  à  la  chouette  ! 
Dans  les  salons  le  langage  doit  être  aisé,  frivole,  incorrect, 
amusant;  son  plus  ou  moins  d'actualité  marque  la  sphère 
sociale  où  vivent  les  causeurs'.  C'est  là  qu'est  née  la  gypo- 
manie.  Le  mot  en  dit  assez. 

Aux  «  Folies-Bourbon  »,  un  peu  plus  de  réserve  est  de  rigueur, 
quand  on  met  «  le  pied  sur  la  tribune  nationale  »,  comme  disait 
M.  Amagat.  Aussi,  lorsqu'on  février  1882,  sous  les  auspices  de 
l'honorable  M.  Talandier,  le  mot  piger  a  fait  son  apparition 
dans  le  lexique  parlementaire,  le  toile  a  été  général.  Piger! 
Piger!  où  allons-nous  ^?  Mais  faites  un  tour  dans  ces  couloirs, 

1.  Voir  une  causerie  familière  adressée  par  Alexandre  Sorel  aux  ouvriers  de 
la  Société  Sainl-François-Xavier  (Compiègne,  20  lev.  1881). 

2.  Henry  Gréville,  Lucie  Rodry,  28.  Voir  un  tableau  amusant  d'un  salon  en  1885 
dans  un  article  d'Arsène  Houssaye  {Èvén.  du  31  janvier  1885)  intitulé  rilôtel 
Rambouillet  en  1883. 

3.  Voir  le  Temps  du  mercredi  22  : 

«  L'akgot  au  paulement.  —  Il  faut  s'accoutumer  à  bien  des  choses.  La  démo- 
cratie ne  fera  pas  seulement  le  tour  du  monde,  elle  pénétrera  tout.  Elle  trans- 


836  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

qui  sont  les  coulisses  de  la  vio  politique,  où  on  coupe  le  cou 
aux  canards,  oii  on  tombe  les  ministères,  vous  verrez  comment 
chacun  retourne  à  sa  langue  propre,  qui  n'est  pas  celle  de 
rAcadémie,  Le  2  janvier  dernier,  au  conseil  municipal,  l'ho- 
norable M.  Colly  se  plaignait  qu'on  «  traînât  la  purée  ». 

Et  ainsi  partout,  à  Paris,  à  la  Bourse,  et  à  la  Bourse  de  com- 
merce, quand  les  fonds  sont  lourds  ou  que  les  sucres  ont 
fléchi,  dans  les  rédactions  de  journaux,  dans  les  cafés  littéraires, 
les  «  brasseries  d'art  »,  c'est  une  mêlée  confuse  de  français  et 
de  jargons,  qu'on  a  plaisamment  essayé  de  classer*. 

Comment  s'étonner  dès  lors  que  le  parler  spécial  du  peuple 
entre  dans  les  conversations  de  ceux  que  leurs  propres  habi- 
tudes, leurs  origines,  leurs  fréquentations  mettent  à  même  de  le 
connaître,  et  qui  n'étant  plus  arrêtés  par  la  règle  inflexible  de 
s'en  tenir  au  français  propre,  seraient  bien  empêchés  d'exclure 
telle  ou  telle  catégorie  de  mots,  s'ils  le  Ajoutaient,  car  ils 
ignorent  le  caractère  et  la  provenance  de  la  plupart  d'entre 
eux?  " 

Cet  état  de  la  langue  parlée  devait  avoir  sa  répercussion  sur 
la  langue  écrite,  et  elle  l'a  eue.  Avec  les  doctrines  littéraires 
qui  prévalaient,  on  devait  même  aller  jusqu'au  bout,  on  y  est 
allé.  Je  pense  que  c'est  Zola  qui  a  donné  le  signal.  A  cet  égard 
il  y  a  une  grande  difl"érence  entre  Germinie  Lacerteux  et 
V Assommoir ,  qui  se  ressemblent  par  tant  de  côtés.  Ce  n'est 
plus  seulement  dans  la  bouche  des  personnages  qu'est  l'argot, 
mais  dans  celle  de  l'auteur.  Du  dialogue  il  entre  dans  le  récit. 

formera  la  langue  C(imine  le  reste,  lui  infusera  un  vocal)ulaire  dont  nous  navons 
guère  d'idée  encore.  Avec  quel  intérêt  les  esprits  attentifs  n'ont-ils  pas  noté 
l'autre  jour  la  première  apparition  de  l'argot  dans  le  style  si  compassé  et  con- 
sacré du  document  parlementaire!  M.  Talandier,  dans  sa  proposition  de  loi  sur 
la  statisli(iue  des  opinions  religieuses,  compare  les  grandes  villes  d'Angleterre, 
le  zèle  de  leurs  populations  à  fréquenter  les  églises,  et  déclare  que  «  liristol  ne 
peut  pigev  avec  les  villes  aristocratiques  (h;  Hatli  et  de  Scarltorough  ■>.  Marquons 
ce  «  piger  »  au  passage!  "  Piger  >■  fait  aujourd'hui  l'elfet  d'une  incongruité, 
mais  il  aura  passé  demain  dans  le  style  courant  de  la  Chambre,  il  arrivera  à 
l'honneur  de  la  tribune,  et  combien  de  ses  similaires,  comme  on  dit  à  cette 
heure,  combien  de  ses  congénèfes  n'y  arriveront-ils  pas  avec  lui!  Ce  «piger» 
ouvre  une  ère.  Ce  •<  piger  »  est  un  événement.  » 

1.  Sur  ic  langage  actuel  de  Paris...,  par  Louis  BoL/.dm,  Progr.  du  Friedrichs- 
Gymnasiums  zu  Frankf.  a.  0.,  lS7:j. 

2.  Les  argots  spéciaux  sortent  très  facilement  de  leur  domaine  propre  :  piquer 
un  laïus,  d'origine  polytechnicienne,  est  aussi  connu  que  laitier  un  bac,  tirer 
une  bordée,  ou  jouer  les  doublures,  qui  viennent  des  jeux,  de  la  marine  et  du 
théâtre.  Il  se  fait  un  choix  et  une  fusion  entre  tous  ces  jargons. 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  837 

Il  y  a  là  un  parti  pris,  formellement  indiqué  dans  la  préface'. 
D'abord  Zola  fait  passer  l'argot  du  style  direct  au  style  indirect, 
l'étendant  jusqu'aux  endroits  où  il  rapporte  non  point  les  dires, 
mais  les  pensées  de  ses  gens,  qui  pensent  partie  en  argot  -. 
Puis  comme  il  n'est  guère  de  scènes  que  l'auteur  ne  puisse 
considérer  du  point  de  vue  des  personnages,  qu'il  ne  puisse 
présenter  telles  que  ceux-ci  les  voient  et  les  présenteraient  eux- 
mêmes,  la  langue  du  milieu  devient  celle  de  l'auteur  ^  Il  n*v  a 
g-uère  d'exception  que  pour  les  passages  où  apparaît  le  person- 
nage romantiquement  idéalisé  de  Gouget,  vrai  type  de  conven- 
tion parmi  tous  ceux  qui  l'entourent'. 

Désormais  l'argot  a  droit  de  cité  dans  le  roman  et  au  théâtre, 
dans  les  scènes  dialoguées  et  les  journaux,  les  monologues  et  la 

|.  «  Mon  crime  est  «l'avoir  eu  la  curiosité  littéraire  de  ramasser  et  de  couler 
dans  un  moule  très  travaillé  la  langue  du  peuple.  Ah!  la  forme,  là.  est  le  grand 
crime!  Des  dictionnaires  de  cette  langue  existent  i)ourtant,  des  lettrés  l'étudient, 
et  jouissent  de  sa  verdeur,  de  l'imprévu  et  de  la  force  de  ses  images.  Elle  est 
un  régal  pour  les  grammairiens  fureteurs.  N'importe,  personne  n'a  entrevu  que 
ma  volonté  était  de  faire  un  travail  purement  philologique,  que  je  crois  d'un 
vif  intérêt  historique  et  social.  >•  (Préf.,  vi.) 

2.  Voir  le  mélange  dans  le  tableau  de  la  première  prospérité  de  Gervaise, 
p.  172  :  "  D'autres  auraient  ci  coup  sûr  perdu  la  tète  dans  ce  coup  de  fortune. 
Elle  était  bien  pardonnable  de  fricoter  un  peu  le  lundi,  après  avoir  trimé  la 
semaine  entière.  D'ailleurs  il  lui  fallait  ça;  elle  serait  restée  gnangnan,  à  regarder 
les  chemises  se  repasser  toutes  seules,  si  elle  ne  s'était  pas  collé  un  velours 
sur  la  poitrine,  quelque  chose  de  bon  dont  l'envie  lui  chatouillait  le  jabot.  » 

3.  Voir  VAssommoii;  p.  191  :  «  Les  lendemains  de  culotte,  le  zingueur  avait 
mal  aux  cheveux,  un  mal  aux  cheveux  terrible  qui  le  tenait  tout  le  jour  les 
crins  défrisés,  le  bec  empesté,  la  margoulette  enflée  et  de  travers.  Il  se  levait 
tard,  secouait  ses  puces  sur  les  huit  heures  seulement  :  et  il  crachait,  traînaillait 
dans  la  l)outlque,  ne  se  décidait  pas  à  partir  pour  le  chantier.  La  journée  était 
encore  perdue.  Le  matin  il  se  plaignait  d'avoir  des  guibolles  de  coton,  il 
s'appelait  trop  bète  de  gueuletonner  comme  ça,  puisque  ça  vous  démantibulait 
le  tempérament.  ■■ 

4.  Le  contraste  est  très  marqué  p.  212  et  suiv.,  dans  le  tournoi  des  masses. 
Il  est  même  accusé  par  une  antithèse  calculée,  qui  se  dessine  jusque  dans 
l'allure  respective  de  Dédèle  et  de  Fifine. 

«  Et  Dédèle  valsait,  il  fallait  voir!  elle  exécutait  le  grand  entrechat,  les  petons 
en  l'air,  comme  une  baladeuse  de  l'Élysée-Montmartre,  qui  montre  son  linge; 
car  il  ne  s'agissait  pas  de  flâner... 

«  Fifine,  dans  ses  deux  mains,  ne  dansait  pas  un  chahut  de  bastringue,  les 
guibolles  emportées  par-dessus  les  jupes;  elle  s'enlevait,  retombait  en  cadence, 
comme  une  dame  noble,  l'air  sérieux,  conduisant  quelque  menuet  ancien.  Les 
talons  de  Fifine  tapaient  la  mesure,  gravement;  et  ils  s'enfonçaient  dans  le  fer 
rouge,  sur  la  tète  du  boulon,  avec  une  science  réfléchie,  d'abord  écrasant  le 
métal  au  milieu,  puis  le  modelant  par  une  série  de  coups  d'une  précision 
rythmée...  Bien  sûr,  ce  n'était  pas  de  î'eau-de-vie  que  la  Gueule-d'Or  avait  dans 
les  veines,  c'était  du  sang,  du  sang  pur,  qui  battait  puissamment  jusque  dans 
son  marteau,  et  qui  réglait  la  besogne...  Quand  il  prenait  son  élan,  on  voyait 
ses  muscles  se  gonfler,  des  montagnes  de  chair  roulant  et  durcissant  sous  la 
peau;  ses  épaules,  sa  poitrine,  son  cou  enflaient;  il  faisait  de  la  clarté  autour 
de  lui,  il  devenait  beau,  tout-puissant,  comme  un  bon  Dieu.  » 


838  LA  LANdlH   FHANÇAISE 

poésie,  dans  les  études  et  dans  les  fantaisies.  On  en  débite  en 
prose  ou  en  rime,  ceux  qui  sont  académiciens  coinme  Lavedan 
et  Lemaître,  et  ceux  qui  ont  perdu  à  célébrer  les  g-ueux  leurs 
droits  civiques  comme  Ricbepin,  ceux  qui  «  fumistent  »  à 
Montmartre  et  celles  qui  fréquentent  à  l'Elysée,  en  rentrant  de 
«  faire  leur  persil  *  ». 

Et  en  vain  prétendrait-on  (juc  l'argot  [)Our  s'introduire  ainsi 
a  dû  s'épurer.  Sans  doute  la  littérature  française  n'a  pas  adopté 
le  lang-ag-e  de  la  maison  centrale,  mais  il  ne  faut  pas  fermer 
les  yeux  sur  ce  qu'est  le  genre  «  rosse  »,  la  cbanson  de  Bruant 
ou  d'Eugénie  Buffet,  ni  oublier  le  bruit  qu'ont  fait  dans  les 
journaux  les  gigolos  et  les  gigolettes,  il  n'y  a  pas  si  longtemps, 
avec  les  beaux  mots  de  marmite  et  de  miche.  Collage,  retape, 
surin  s'entendent,  casserole  se  dit  à  la  Haute-Cour,  et  cela  c'est 
la  langue  de  la  place  Maubert,  ou  des  boulevards  extérieurs. 


Moyens  et  agents  de  transformation. 
La  presse. 

Influence  directe  de  la  presse.  —  L'agent  le  plus  puis- 
sant de  toutes  ces  transformations  est  le  journal.  Le  dévelop- 
pement de  la  presse  à  bon  marché  est  un  bienfait,  même  pour 
la  langue,  en  ce  sens  qu'elle  contribue  puissamment  à  la 
répandre  dans  les  pays  appartenant  encore  aux  patois  ou  aux 
langues  étrangères.  Mais  il  faut  avouer  que  la  langue  paie  la 
rançon  de  ce  service.  On  ne  saurait  être  trop  indulgent  pour  le 
journaliste,  obligé,  quand  il  serait  souvent  capable  de  faire 
mieux,  de  plaire  sans  cesse  à  un  public  qui  veut  être  attiré  ou 
retenu  par  la  variété,  la  nouveauté,  l'inattendu,  tenté  par  suite 
de  tomber  dans  l'excentricité,  sachant  que  beaucoup  sont  plus 
frappés  par  la  violence  que  par  la  justesse  des  articles,  entraînés 
ainsi  à  l'oubli  des  nuances,  au  mot  cru  et  faux,  enfin  et  surtout 
harcelé  par  le  temps,  contraint  de  jeter  à  la  presse  qui  attend 

1.  Voir  la  Flore,  jionwf/rafj/th/up,  di'jà  cilée  ci-dessus,  p.  '74.  Je  juge  inutile  «le 
donner  la  liste  des  mots  darf^'ot  que  j'ai  relevés  ilaus  des  textes.  H  y  a  bien  peu 
de  mois  qui  n'aient  eu  les  honneurs  de  l'impression  dans  les  journaux  ou  les 
livres. 


LA  LANGUE  ET   LA   WK  839 

une  prose  liàtive.  Il  n'est  personne  qui  ne  se  gâte  la  main  à  ce 
rude  métier. 

Il  n'en  est  i)as  moins  vrai  que  la  langue  pàtit  de  ces  pratiques, 
le  journaliste  se  trouvant  un  peu,  qu'il  lo  veuille  ou  non,  le  pro- 
fesseur de  style  et  de  syntaxe  de  son  public.  Dès  le  commence- 
ment de  ce  siècle,  les  [>uristes  protestaient  contre  la  corruption 
de  la  langue  par  les  Journaux.  Le  Journal  grammatical  se 
livrait  à  des  analyses  critiques  des  Débats,  du  Constitutionnel, 
de  la  Gazette,  du  Courrier,  de  la  Quotidienne  \  Que  dirait 
Lemare,  s'il  pouvait  lire  le  Petit  Journal  ou  les  Suppléments 
«  littéraires  »  de  certains  de  ses  confrères? 

Nous  avons  eu  nous-mêmes  du  reste  nos  censeurs.  Stapfer 
dans  ses  Causeries  parisiennes  (p.  ;31o),  Scherer  dans  une  lettre 
à  un  journaliste  {Et.  sur  la  lilt.  contemp.,  Y.),  Eug-.  Rambert 
dans  ses  études  sur  les  Questions  contemporaines  de  Renan  (Et. 
littér.,  Lausanne,  1800,  art!  de  1868),  ont  montré  le  danger  que 
court  la  langue  de  se  g'âter  dans  Tàpreté  des  polémiques  et  les 
témérités  des  discussions  improvisées  devant  une  foule  que 
séduisent  des  formules  sonores  et  creuses,  et  qui  ne  peut  com- 
prendre que  des  lieux  communs,  sans  nuances,  dardés  par  des 
fanatiques  comme  des  pierres  de  catapultes. 

Entre  journalistes,  adversaires  ou  confrères,  on  reconnaît 
aussi  le  mal,  on  se  reproche  de  temps  en  temps  d'ignorer  le 
français  ou  d'abuser  un  peu  trop  des  clichés  —  le  mot  est  de  là. 
Hélas  !  Celles  de  ces  formules  qui  ont  péri,  décidément  trop 
usées  :  le  char  de  T Etat  ou  celui  du  progrès,  Vécume  de  la 
société,  ont  été  remplacées  par  d'autres  qui  ne  valent  guère 
mieux,  et  qui  sont  en  nombre  :  corps  du  délit,  voie  de  fait, 
fait  matériel,  célébrités  de  la  localité,  sommités  de  la  science, 
rencontrer  V approbation  générale,  Chorizon  politique  se  rem- 
brunit-. 

J'ai  mis  plus  haut  au  compte  des  parlementaires  un  certain 
nombre  de  fâcheuses  expressions  et  d'images  absurdes.  En  sont- 
ils  les  auteurs?  C'est  chose  qu'on  ne  saura  que  dans  bien  long- 
temps,  quand    on    aura    fait    des    milliers   et  des   milliers   de 

1.  Voir  1831,  p.  29  et  siiiv.  Cf.  p.  429. 

2.  Je  ne  parle  pas  des  mots  spéciaux  de  la  profession  :  feuilleton,  feuilleto- 
niste, courriériste,  soiviste,  reporter,  reportage,  interrieir,  édilorial,  laisser  sur  le 
marbre.  Le  métier  a  droit,  comme  tout  autre,  à  sa  technologie. 


840  LA    LA.NC.IK  FRANÇAISE 

dépouillements  dont  le  premier  n'est  pas  commencé.  L'homme 
politique  ne  parle  souvent  que  d'après  son  journal,  comme  il  ne 
pense  que  par  lui,  et  ce  journal  est  YAvenii^  de  X.  ou  \e  Progrès 
rie  N.,  où  un  rédacteur  compétent  sur  toutes  choses  tartine  —  le 
mot  est  encore  d'eux  —  sur  les  lois  à  faire  comme  sur  les  faits- 
divers  locaux.  A  qui,  dans  ces  conditions,  la  paternité  de  Inrcau- 
cratie,  ou  de  cléricaiUel  De  même  pour  tant  de  mots  de  combat, 
bondicusard ,  décembraiJJeur,  et  une  infinité  d'autres  de  toutes 
sortes  :  candidater,  conservatis)ne,  assiette  de  Véiinilibre  européen. 
Or  il  en  est  ainsi  pour  toutes  les  autres  matières.  La  presse, 
dans  les  revues  et  même  les  journaux  quotidiens,  traite  de  tous 
les  sujets  :  de  science  et  d'économie,  de  commerce  et  de  sport, 
de  littérature  et  d'art.  Elle  [)articipe  donc  à  la  création  quoti- 
dienne qu'entraîne  le  développement  de  ces  «  spécialités  ». 
Mais  il  n'y  aurait  aucune  raison  de  lui  faire  une  place  à  part,  si 
elle  n'était  que  productrice.  Il  suffirait  de  faire  remarquer 
qu'elle  prend  part  entre  le  livre  et  la  conversation  à  l'élaboration 
de  la  langrue. 

Influence  indirecte.  —  Ce  qui  rend  son  rôle  particulière- 
ment intéressant,  c'est  qu'elle  est  le  principal  organe  de  trans- 
mission, l'instrument  de  diffusion  des  nouveautés  quotidiennes, 
dont  elle  multiplie  les  chances  de  succès.  A  «  rafTùt  de  l'actua- 
ité  »,  qu'elle  soit  artistique,  sportive,  ou  industrielle,  qu'elle 
parle  ani;lais,  argot  ou  grec,  elle  In  colporte  et  la  fait  connaître 
infiniment  plus  loin  en  un  jour  qu'un  livre  ne  la  conduirait  en 
dix  ans,  si  lu  qu'il  soit,  et  ainsi  des  mots  de  toute  provenance 
tombent  en  pluie  continue  sur  le  territoire.  Or,  si  on  songe  que 
nombre  de  ces  mots  nouveaux  sont  repris  et  répétés  des  cen- 
taines de  fois,  on  se  représente  quelle  énorme  action  la  presse, 
répandue  comme  elle  l'est,  peut  avoir  sur  la  langue. 

Au  lieu  de  citer  quelques  exemples  détachés',  je   vais  pré- 

1.  Sclierer  en  noie  un  certain  nombre  avec  assez  de  Justesse  :  "  D'ahord  des 
lautologies  ridicules  :  mais  cppenduii/,  bref  enfin,  panacée  universelle,  mirai/e 
décevant;  de  l'argol  d'airaires  :  le  r'  couicmf,  par  contre  pour  au  contraire,  à 
nouveau  pour  de  nouveau;  des  mots  mal  faits  :  ar/issenienls.  On  ne  dit  plus  un 
lieu  mais  une  localité,  une  personne  mais  une  personnalité,  une  qitanlilé  mais 
une  masse,  nombreux  mais  multiple,  semblables  mais  similaires  ou  conr/énères, 
profiler  mais  bénéficier,  clore  mais  clôturer,  distinr/uer  mais  différencier,  un  objet 
mais  un  objectif,  Imniain  mais  humanitaire,  chasse  mais  art  cynégétique,  danse 
mais  chorégrap/iie,  bains  mais  stations  balnéaires.  Ou  l)ien  on  fait  dériver  les  sens. 
On  <lit  d'une  chose  qu'elle  est  réussie  et  d'un   homme  qu'il  est  impossible.  On 


LA   LANGUE   ET   LA  VIE  841 

seiiter  un  tableau  des  mots  nouveaux  relevés  dans  les  journaux 
quotidiens  parus  le  d6  mai  1899  à  Paris  et  les  hebdomadaires 
de  la  même  semaine.  Encore  n'a-t-on  point  tenu  compte  des 
revues.  Bien  entendu  les  mots  cités  ne  sont  pas  tous  nés  ce 
jour-là,  tant  s'en  faut,  mais  ils  sont  tous  étrangers  au  diction- 
naire de  Littré.  Je  conserve  l'ordre  systématique  adopté  par 
Darmesteter  dans  sa  thèse,  pour  permettre  au  lecteur  d'aperce- 
voir et  de  comparer  l'importance  des  divers  modes  de  formation  '. 
Formation  populaire  '-. 

DÉKiVATioN  iMi'KuPKE  :  Noms  communs  tirés  de  noms  propres  :  néréide 
(remède  contre  le  mal  de  mer,  Scm.  mécL,  10  mai,  annonces);  des  hodinières 
(Cri  de  P.,  1 1  mai,  7,  col.  1)  ;  un  ci/rano  (sorte  de  chapeau,  Ln  Fr.,  1(j  mai); 
un  ramullot  (Rec.  m.,  15  mai);  la  ravachole  [Éch.  de  P.,  17  mai,  p.  1,  c.  5). 

Noms  communs  tirés  de  noms  communs  :  médecine  (une  femme,  —  Gr., 
11  mai,  2,  col.  2);  inyénieure  (Ib.);  déjjutée  (II).);  croquemorte  (par  plaisan- 
terie, FamiL,  14  mai,  315,  2);  co-équipière  [J.  des  Sp.,  16  mai,  1,  c.  3);  un 
(jardenhi  (gommeux,  Q.  /.,  11  mai,  2,  c.  2);  po/o.s  (coiffures,  Rér.  m.,  p.  2, 
col.  1). 

Noms  communs  tirés  d'adjectifs  :  Vinterclub  (nom  d'une  course,  T.  l.  sp., 
14  mai,  p.  2,  c.  o)  ;  un  automuhde  (J.  des  Sp.,  1);  un  cycliste  {Ib.  4);  un 
projectif  {Vér.,  16  mai,  i,  c.  ."))  ;  Id  douloureuse  (note  à  payer,  ÉcA.  de  P., 
1,  c.  i);  des  réduits  [Antij.,  1  i-  mai  t  ;  /les  retoqués  [fb.);  les  arricés  (Pet.  Cap.. 

emprunte  maladroitement  aux  langues  étrangères  :  spiriluel  devient  humoris- 
tique: sot,  snolj.  —  La  répugnance  à  dire  les  choses  simplement  ne  fait  pas 
seulement  créer  îles  mois,  elle  fait  inventer  des  circonlocutions,  des  tournures, 
et  quelles  tournures!  Je  lisais  dernièrement  dans  un  journal  «  qu'un  crime 
venait  de  s'accomplir  dans  des  conditions  d'atrocité  inouïe  ».  Vous  représentez- 
vous,  mon  cher  ami,  l'état  mental  d'un  homme  qui  peut  écrire  une  pareille 
phrase?  Faut-il  être  assez  abandonné  de  Dieu  et  des  hommes!  » 

1.  Je  dois  le  dépouillement  donné  ici  à  la  complaisance  de  mon  ancien  élève 
M.  Frey,  professeur  agrégé  au  lycée  du  Puy,  quia  bien  voulu,  sur  ma  demande, 
se  charger  de  cette  longue  et  minutieuse  besogne. 

■2.  SiGMFiCAïiox  DES  ABHii: viATioNs  :  Act.  /"e'w.,  Actiou  féministe;  Agricult.  mod., 
Agriculture  moderne;  Antrj.,  Anlijuif;  Ami.  et  M.,  Armée  et  Marine;  Aur., 
Aurore;  But.  m.,  Bulletin  médical;  Cfun:,  Charivari;  Cri  de  P.,  Cri  de  Paris; 
Croix,  La  Croix;  Déb.,  Journal  des  Débats;  Dép.  colon.,  Dépêche  coloniale;  Éc/j. 
de  P.,  Écho  de  Paris;  Éd.,  Éclair;  Est.,  Estafette;  Êv.,  Événement;  Fam.,  La 
Famille;  Fig.,  Le  Figaro;  F.  ch.,  France  chevaline;  Fr.,  La  Fronde;  G.  de  F.. 
(iazettc  de  France;  Gaz.  hebd.  de  me'd..  Gazette  hebdomadaire  de  médecine; 
Gil  Bl.,  Gil  Blas;  Gr.,  Grelot;  latr..  Intransigeant;  Journ.,  Le  Journal;  J.  des 
Sp..  Journal  des  Sports;  Lant.,  La  Lanterne;  Lib.,  La  Liberté;  L.  Par.,  La  Libre 
Parole;  La  P.,  La  Presse;  Mat.,  Le  Matin;  Mon.  Univ.,  Moniteur  universel; 
Nouv.  J.,  Nouveau  Journal;  Paix,  La  Paix;  Pat.,  La  Patrie;  Pèl.  Le  Pèlerin; 
P.  BL,  Petit  Bleu;  Pet.  Cap.,  Petit  Caporal;  Pet.  J.,  Petit  Journal;  Pet.  P.. 
Petit  Parisien;  Pet.  R.,  Petite  République;  Pet.  Temps,  Petit  Temps;  Polit,  colon.. 
Politique  coloniale;  Prog.  m.,  Progrès  militaire;  Q.  t..  Quartier  latin;  Réu.  m.. 
Réveil  militaire;  Rev.  Q.  L,  Revue  du  Quartier  latin;  Savog.  Ht.,  Savoyard  illustré 
de  Paris;  Se.  en  /".,  Science  en  famille;  Sem.  mêd..  Semaine  médicale;  Le  S., 
Le  Siècle;  A7Xe  S.,  Le  XIX"  Siècle;  Silh.,  La  Silhouette;  Soir,  Le  Soir;  Sp.,  Le 
Sport;  T.  les  Sp.,  Tous  les  Sports;  Univ.  et  Monde,  Univers  et  Monde;  Vér. 
La  Vérité;   Volt.,  Le  Voltaire. 


842  LA   LANlllK   FHANCAISE 

IC)  mai.  ji.  1,  c.  ('()  ;  ttnjcnlnnh-  (produit  pour  rcnlrelien  de  l'argenterie,  Vr., 
Kl  mai,  ann.);  dca  frisoUfs  (des  ruches  bouillonnantes  de  tulle,  Famil.,  .'il", 
cl;  lin  (jvinchu  (L.  Par..  1(1  mai);  un  ruriUiniui'  iSeiii.  mrd.,  10  mai,  IGi, 
c.  2);  lin  coquille  (un  volant  formant  ■ —  Si/pK  Ki  mai^;  <lcs  culottcrs  (/'.  ]il., 
U)  mai,  p.  3,  col.  4);  dca  dci/cncir!<  {!>port,  V.i  mai,  2,  c.  ii;  le  dispense  (Aiir., 
16  mai,  1.  c.  o);  des  inédits  (chevaux  n'ayant  jamais  paru  aux  courses, 
J'Y.  rh.,  i;j  mai,  1,  c.  3);  les  inti-llrclnels  iSilli.,  14  mai,  2,  c.  2);  les  aiijres 
{AntiJ.)  ;  un  comprimé  (Pet.  /{.,  i 7  mai)  ;  /'•  ijnind  sntart  [Pai-e,  iù  mai,  1 ,  c.  3)  ; 
un  2)criodique  (Arm.  et  ///.,  I  1  mai,  211,  c.  2);  un  pneumatique  {T.  I.  sp.,  l)- 
ralentis  (des  —  de  nutrition,  Biil.  m.,  \'.\  mai,  VM,  c.  1);  les  récitants  (Cr. 
de  P.,  14,  c.  2);  nos  dirigeants  (îh.,  2,  c.  1). 

Noms  communs  tirés  de  mots  invariables  :  les  au-delà {a.\i  sing.  dansDarm., 
Thèse  Pet.  Par.,  16  mai,  1,  c.  li  ;  des  à  côté  (gens  qui  sont  —  Soleil,  16  mai). 

Adjectifs  tirés  de  substantifs  :  déconrenue  (une  commission  — ,  Progr.  m., 
13  mai);  orfèvre  (officines  trop  —,  Silh.,  3,  c.  3);  âme  fonctionnaire  (Ec, 
1()  mai,  2,  c.  1);  hoursieotière  'feuille — ,  Pel.  H.];  conférencière  (son  œuvre 
—  P.  Bl.,  1,  c.  2i. 

Adjectifs  tirés  de  participes  :  (jascoiinant  (Q.  t.,  2,  c.  3l  ;  eraclnitant  [Tam- 
Tam,  16  mai,  2,  c.  3);  désinjd ratants  [BuL  m.,  565,  c.  2);  impressionnante 
(victoire — ,F.  ch.,  2,  c.  1);  abâtardissante  (action  — ,  Pr.  niéd.,  13  mai,  188, 
c.  2);  trépidantes  (sensations  — ,  Déb.,  16  mai,  feuil.  1,  c.  1);  (jâtifiant 
[Taffi-Tani,  li  mai,  2,  c.  3);  trémoussante  (la  névrose  — ,  La  P.);  tordante 
(amusante,  ?îouc.  j.,  12  mai,  2,  c.  6). 

DÉRIVATION  PRoPRK.  Suffixes  nominaux  : 

Extirpable  {Presse  méd.,  lo  mai,  ISa,  2l:  injectable  [Sem.  med.,  10  mai, 
ann.  int.);  Paris-cyclable  [Sp.,  16  mai,  1,3);  réhieulable  {Prour.  m.,  13  mai); 
dérobade  {Cri  de  P.,  14  mai,  16,  1);  édisonades  [Su]).,  16  mai);  montépi- 
nades  {Rei\  Q.  L,  14  mai,  2,  2);  rcatrinadcs  {(}il  BL.  16  mai);  boycottage 
{AntiJ.,  14  mai);  cocuflage  {Gr.,  14  mai,  3,  3)  ;  end)alla(/e {icrmc  de  cyclisme. 
Vélo,  16  mai,  1,5);  li/solai/e  (traitement  par  le  lysol,  Agricul.  mod.,  14  mai, 
33o)  ;  nickelage  (J.  des  sp.,  16  mai,  î);  papotage  {Vér.,  16  mai,  1,  1);  pour- 
centage {Dép.  colon.,  16  mai)  ;  ratage  {Gil  BL,  16  mai);  steppage  {Gaz.  hebd. 
de  méd.,  \i  mai,  460,  2);  virage  (dans  un  vélodrome,  Journ.,  16  mai,  4,  4); 
crevaison  (d'un  pneumatique,  J.  des  sp.,  16  mai,  4)  ;  chéquard  {Antij..  1 1  mai)  ; 
fouinard  [Sup.,  16  mai);  galonnard  {AntiJ.,  li  mai);  ignard  (Est.,  16  mai): 
pédalard  (le  monde  —  Silh.,  14  mai,  3,  3);  portefeuillard  (Intr.,  17  mai); 
and/iance  {Savoy,  de  P.  ilL,  13  mai,  1,  4);  attirances  (Q.  /.,  11  mai,  2,  4); 
eonjonctival  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  468,  1)  ;  créosotal  (Pr.  méd.,  13  mai, 
ann.  inl.) ;  prudhomal  (élection  d'un  prud'homme,  Aur.,  i  déc,  3,  4);  sen- 
sationnel {Gil  BL,  16  mai);  inanitic  (qui  meurt  d'inanition.  Gaz.  hebd.  de 
méd.,  14  mai,  459,  2);  iodoformc  {Pr.  méd.,  13  mai.  ann.  int.);  mentholé 
(Gaz.  hebd.  de  méd.,  l'i  mai,  3);  naphtaline  {Agricul.  miuL,  14  mai,  335); 
pharyngé  {Bul.  m.,  15  mai,  46 i-,  2)  ;  qiiinié  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.)  ;  sélec- 
tionné (espèces  sélectionnées,  Agricul.  mod.,  14  mai,  336);  sténose  {Pr.  méd., 
13  mai,  187,  3);  plébiscité  (un  Napoléon,  —  Pet.  Cap.,  16  mai,  1,  5);  brome 
{Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  tuyauté  (cheval —  F.  ch.,  13  mai,  1,  5);  hernie 
{Pr.  méd.,  13  mai,  186,  2);  citrate  (papier,  —  Se.  en  f.,  15  mai,  couvert.  4); 
bromure  {Sem.  méd.,  10  mai,  ann.);  bromoformc  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann. 
int.);  benzoïné  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couvert.  6);  glycérophosphaté 


LA   LANGIE   ET   LA  VIE  843 

[Gaz.  hcbd.  (le  iiird.,  11  mai,  couvert.  6);  mponinc  (coaltar,  Pstt,  ['À  mai); 
atlovrksement  (atterrissage  d'un  ballon,  Soir,  16  mai,  i,  1);  chambardement 
{Mon.  unir.,  16  mai,  2,  2);  emballement  {Volt.,  16  mai,  1,  1);  étripements 
[Q.  /.,  Il  mai,  2,  1):  vrpintnrluremcnt  (Q.  /.,  11  mai,  2,  3);  signalement 
(action  de  signaler.  Se.  en  /'.,  15  mai,  l'JO,  2);  bicyclette  {J.  des  Sp.,  16  mai, 

1,  3);  creuselte  (liqueur  fabriquée  dans  le  drp.  de  la  Creuse,  Q.  /.,  14  mai, 
4,  3);  électrir/uettcs  {Sup.,  10  mai);  in jurettes  {Sup.,  16  mai);  midinettes 
{Act.  fém.,  10  mai,  o,  2);  pélroleltes  [Snp.,  16  mai);  qitadruplette  [Lili., 
16  mai,  3,  2);  revuctte  {Journ.,  16  mai,  4,  0);  triplette  {La.  P.,  10  mai); 
voiturette  {Sup.,  16  mai);  zouavette  {Xouv.  J.,  12  mai,  3,  3);  centre-druitier 
[Éch.  de  P.,  17  mai,  1,  o)  ;  c/yrt//>»\s' (association  de  poètes  provinciaux.  Char., 
16  mai);  cocardier  {Temps,  16  mai,  2,  4);  corsager  (ouvrière  corsagère,  Fr., 
16  mai,  6,  6);  gaucher  (député  de  la  gauche,  Antij.,  14  mai,  2,  (j);jupicr 
(jeune  lille  jupière,  Fr.,  10  mai,  0,  6);  lanternier  (liseurs  de  la  Lanterne, 
Croix,  10  mai,  1,  4);  les  jMts-de-viniers  {L.  Par.,  16  mdii)  ;braillarderie  {Tam- 
Tam,  14  mai,  4,  2);  clownerie  {La  P.,  16  mai);  fripouillerie  {Antij.,  14  mai); 
fumisterie  (farce,  Fr  ,  16  mai,  1,  4);  furibonderies  {L.  Par.,  16  mai);  Iiomar- 
dcrie  {Soir,  10  mai,  4,  2);  marlouterie  {La  P.,  16  mai);  politicaiUerie  {Volt., 
16  mai,  1,  3);  rosserie  [Q.  /.,  11  mai,  3,  1);  lieillotcrics  {Q.  /.,  Il  mai,  3,  2); 
bêcheur  {(}il BL,  16  mai);  blondeurs  {Q.  /.,  11  mai,  2,  5);  bonaparteux{Aur., 
16  mai,  1,  6)  ;  bon-boekeur  (membre  de  la  Société  du  bon  bock,  Silh.,  14  mai, 

2,  3);  bunimenteuses  {Sup.,^^»  mai);  cercle ux  {Q.  /.,  11  mai,  2,  2);  écrémeuse 
{Agricult.  nwd.,  14  mai,  33 1,  3);  flirteuse  {Q.  /.,  11  mai,  3,  2);  galopcur 
{F.  ch.,  13  mai,  2,  1);  handicapeur  (Temps,  16  mai,  3,  6);  matchcur  {T.  l.sp., 
14  mai,  3,  2);  pédaleuse  (Vélo,  16  mai,  1,  0);  .soufreuse  {Agricult.  mod., 
14  mai,  331,  3);  tapeur  {Sp.,  16  mai,  1,  1);  théâtreuse  (Q.  /.,  11  mai,  3,  3); 
touffeur  {Q.  /.,  11  mai,  2,  4);  cnclosure  {La  P.,  16  mai). 

Suffixes  verbaux  : 

Adjcctivcr  {Sup.,  16  mai);  adverser  (Antij.,  14  mai);  agisser  {Fr..  16  mai, 

1,  4);  dynamiter  (Croix,  16  mai,  1,3);  flirter  (Char.,  16  mai);  fuguer  [Rcv. 
idéal.,  13  mai,  225,  1);  interviewer  (Intr.,  17  mai);  matcher  (T.  l.sp.,  13  mai, 

2,  1);  pédaler  (Pet.  Cap.,  16  mai,  1,  2);  polémiquer  (Pél.,  14  mai,  0,  2);  sr 
sclcro.u^r  [Bull,  m.,  13  mai,  404,  3);  sobriquetter  {Tam-Tam,  14  mai,  4,  2). 

Suffixe  adverbial  :  Baetériologiquement  {Pr.  méd.,  13  mai,  187,  1);  ravis- 
samment  {Noue.  J.,  12  mai,  3,  2);  sport irement  {Vélo,  10  mai,  1,  1);  thermi- 
quement  [Rev.  Q.  t.,  14  mai,  3,  1). 

Juxtaposition.  Adjectif  et  substantif:  un  cent  heures  (un  coureur,  Vélo, 
10  mai,  1,  4);  claire-vue  (L.  Par.,  10  mai);  deux  autres  trois  ans  (chevaux 
de  trois  ans.  F.  ch.,  13  mai,  1,  5)  ;  demi-finale  (terme  de  cyclisme,  J.  des  Sp., 
10  mai,  1,2);  demi-portion  {Antij.,  14  mai);  demi-sang  {F.  ch.,  13  mai,  2,  1); 
demi-stabulation  {Polit,  colon.,  10  mai,  1,  4);  dernier  bateau  {Sup.,  16  mai); 
franc-fdeur  (Intr.,  17  mai);  haut  parleur  (téléphone,  Temps,  10  m&i);  jeune- 
gourdin  (antisémite,  Aur.,  10  mai,  3,  3);  juste-milieu  (Éch.  de  P.,  17  mai, 
1,  5)  ;  petit  bleu  (Aur.,  10  mai,  2,  2)  ;  petiteinain  {Cri  de  P.,  14  mai,  2,  ann.); 
quatre-ans  (cheval  de  4  ans,  Paris-Sp.,  16  mai,  1,  5);  Tout-Paris  (le  /.  des 
Sp.,  16  mai.  1,  2). 

Composition:  article-réclame  {Antij.,  14  mai);  bateau-feux  {Arm.  et  m., 
14  mai,  210,  2);  bateau-phare  {Arm.  et  m.,  210,  1);  bicyclette-tandem  {Mal., 
16  mai,  3,  3);  blanc-pervenche  (Deb.,  10  mai,  3,  ù);  bon-prime  {PéL,  14  mai, 


844  LA    LANGIK   FRANÇAISE 

lo,  2);  l>rrluqi{fs-priincs  [lùiiii.,  11-  mai,  318,  1)  :  rh(i/>cf(ii-/iiiinv  {Fnm.,  14  mai, 
318,  1);  coca-thclnc  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  collc-soudiire  {Se.  en  f., 
1;»  mai,  ann.  Int.);  collet-prime  (Fam.,  li  mai,  318,  1);  ci/cles  tris-reworques 
(Vélo.  10  mai,  2);  éthyleur,  élhi/leitsc  (appareil  à  aneslhésier,  (iaz.  hehd.  de 
mcd.,  14  mai,  couv.  1);  faulciiil-priiiie  {Fam.,  14  mai,  318,  1);  frein-éperon 
{Rev.  m.,  15  mai,  4,  4);  infirmerie-dinbuldnce  (Poiitiq.  colon.,  16  mai,  2,  3); 
kola-coca  {Sem.  méd.,  10  mai,  ann.  int.);  kola-peptone  (Scm.  méd.,  10  mai, 
xxxiv);  moissonneuse-lieuse  (Ayricull.  mod.,  14  mai,  'S26);  paletot-sac  {Déb., 
16  mai,  3,  G);  Paris- Vclo  (J.  des  Sp.,  15  mai);  plwnedampe  {Q.  /.,  11  mai, 
3,  4)  ;  p()lo-c!/cle(T.  l.  sp.,  1  î  mai,  2,  5)  ;  ruhan-écharpe  {Fam.,  14  mai,  317, 1)  ; 
slatal-h/pe  {Lib.,  16  mai,  1,1);  tcrpine-coca  {Dul.  m.,  13  mai,  458,  ann.); 
vélo-club  (J.  des  Sp.,  16  mai,  2,  5);  viclnj-parqatif  {Croix,  16  mai,  4,  3);  voi- 
letle-primc  {Fam.,  14  mai,  318,  1);  voitare-unnonce  (Pet.  Temps,  16  mai);  voi- 
ture-rcelame  {Fch.  de  P.,  17  mai,  3,  \);\oagon-bar  {Tam-Tam,  1  i  mai,  8,  ann.). 

Lonq-drapé  {Déb.,  16  mai). 

Garde-bouc  (J.  des  Sp.,  16  mai,  3,  6);  ehnaffe-bains  [Sr.  en  /'.,  15  mai,  ann. 
in  t.);  Uxhc-dos  {Rev.  Q.  /.,  14  mai,  1,  5). 

Composition  par  particules  :  Dcconqestionner  {Gaz.  hehd.  de  méd.,  14  mai, 
468,  2);  déodorisé  {Se.  en  /'.,  15  mai,  192,  2)  ;  désodoriser  {Gaz.  hebd.  de  méd., 
14  mai,  468,  2)  ;  emprintané  {Sup.,  16  mai)  ;  endeuillé  {Sup.,  16  mai)  ;  enqran- 
dcuillc  {Cri  de  P.,  14  mai,  14,  1);  enjuivé  {Antij.,  14  mai);  encorbeillé 
{Noiiv.  J.,  12  mai,  1,  4);  ensoleiller  {Rev.  m.,  15  mai,  3,  2);  s'entretraiter 
{Sup.,  16  mai);  redispenser  {Ib.};  rc-premicre  {Nouv.J.,  12  mai,  1,5);  resurgi 
{Tam-Tam,  14  mai,  4,  2)  ;  re-textuel  {Paix,  16  mai,  1,  3);  sanschuine  {Journ., 
16  mai.  4,  4);  sous-capsulaire  {Bul.  m.,  13  mai,  467,  3);  sous-épinal  {Volt., 
16  mai,  1,  3);  sous-muqucux  {Pr.  méd.,  13  mai,  225,  2);  sous-nasal  {Sem. 
méd.,  10  mai,  168,  3);  sous-périostique  (Pr.  méd.,  13  mai,  189,  1);  sous- 
phrénique  (abcès  —  Pr.  méd..  13  mai,  187,  1);  sous-préputial  {Gaz.  hebd.  de 
méd.,  14  mai,  468,  2);  sous-ruhriques  {T.  l.  sp.,  tî  mai,  3,  4);  surclassé  (F. 
ch.,  13  mai,  1,  5). 

Formation  savante. 

Emprunts  ai;  latin  :  condmrer  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  1 1  mai,  î-58,  1)  ;  cruenlé 
{Pr.  méd.,  13  mai,  187,  3);  floride  {But.  m.,  13  mai,  4()3,  1);  grandiloque 
{Volt.,  16  mai,  2,  2);  indolence  (absence  de  douleur,  Pr.  méd.,  13  mai, 
191,  1);  inexpert  {Q.  /.,  Il  mai,  2,  5);  sanatorium  {Rev.  m.,  15  mai,  3,  3). 

DÉRIVATION  LATINE.  Suffixes  nominaux  :  appendiculaire  {Pr.  méd.,  13  mai, 
187,  3);  asperf/illairc  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  464,  1);  leucocytaire  {Bul. 
m.,  13  mai,  466,  1);  protocolaire  {Q.  /.,  11  mai,  3,  4);  championat  (T.  /.  sp., 
14  mai,  2,  5);  copahivate  {Ed.,  17  mai,  4,  5);  peptonate  (Gaz.  hebd.  de  méd., 
14  mai,  couv.  1);  sozoiodolate  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  468,  2);  améri- 
canisation {Sup.,  16  mai);  circination  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  6); 
déminéralisation  (Bul.  m.,  13  mai,  466,  1);  déphosphatisatlon  {Pr.  méd., 
13  mai,  191,  ann.);  e.rtériorisalion  {La  P.,  16 mai);  imprégnation  {Gaz.  hebd. 
de  méd.,  14  mai.  460,  2);  lexiviation  {Agricult.  mod.,  14  mai,  325,  2);  liché- 
nification  {Pr.  méd.,  13  mai,  188,  2);  syntonisation  {Arm.  et  m.,  14  mai, 
210,  2);  embétatoire  {Antij.,  14  mai)  ;  jonathanesque  {Fam.,  14  mai,  315,  2); 
vaudevitlesqiie  {Q.  /.,  11  mai,  3,  1);  ministresse  {Gr.,  14  mai,  2,  2);  sénato- 
resse  {Gr.,  1 1  mai,  2,  2);  pélrolum  (lotion  pour  les  cheveux,  Fam.,  14  mai, 


LA  LANGUE  ET  LA  VIE  84S 

319);  emphysémateux  {Sem,.  méd..  10  mai,  164,  2);  épithéiiomateux  (Gaz. 
hebd.  de  méd.,  14  mai,  460,  1);  fibromateux  [Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai, 
46o,  2);  impétifjineux  [Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  6);  talentueux  {Cri 
de  P.,  14  mai,  6,  1);  volubllUeux  [Pet.  Cap.,  16  mai,  1,  6);  acaténicn  (T.  /. 
sp.,  13  mai,  1);  adénoïdien  (But.  m.,  13  mai,  46i,  2);  ai/rarien  (nom  d'un 
parti  en  Allemagne,  Déb.,  16  mai,  2,  1);  balzacien  {Ec,  16  mai,  1,  1);  bis- 
marckien  {P.  Bl.,  16  mai,  1,  6);  crifipinien  {Vér.,  16  mai,  1,  2)  ;  ébéen  (Tam- 
Tam,  14  mai,  4,  2);  hertzien  [Fam.,  14  mai,  307,  1);  libérien  {Temps,  16  mai); 
■microbien  {Pr.  méd.,  15  mai,  184,  3);  rhodésien  (partisan  de  Cecii  Rhodes, 
Pat.,  16  mai);  sarceyen  (Q.  t.,  11  mai,  3,  1);  thyroïdien  {Pr.  méd.,  13  mai, 
ann.  int.);  zanardelliens  {Est.,  16  mai);  abricotine  {Arm.  et  m.,  14  mai, 
couv.);  bammatricine  {Fig.,  16  mai);  bénédictine  {Lib.,  16  mai,  3,4);  boricine 
(Pr.  m.éd.,  13  mai,  184,  1);  cascarazine  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  7); 
cherinc  (Pet.  P  ,  16  mai,  4,  6);  chrysnrobinc  {Scm.  méd.,  10  mai,  168,  3); 
créméine  {Agricult.  mod.,  14  mai,  336);  créoline  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  468,2); 
émaiUine  {Fig.,  16  mai);  cmmenine  {Fam.,  14  mai,  319,  ann.);  exsudatine 
{Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  inl.) ■,kolanine  {Sem.  méd.,  10  mai,  xxxiv);  lanoline 
(Sem.  méd.,  10  mai,  168,  3);  maltijie  {Sem.  méd.,  10  mai,  ann.  int.);  mannine 
{Pr.  méd  ,  13  mai,  ann.  int.);  monastine  {Ai^m.  et  m.,  14  mai,  couv.);  neu- 
rosine  [Bul.  m.,  13  mai,  468,  3);  pangaduine  {Ed.,  17  mai,  4,  6);  papaïne 
{Sem.  méd.,  10  mai,  ann.  int.);  phénédinc  {Bnl.  m.,  13  mai,  couv.  3,  ann.); 
phosphatine  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  3);  picardine  {Char.,  16  mai, 
4,  a.nn.)  ;  pipcrazine  {Sem.  méd.,  10  mai,  ann.  int.);  saccharine  {Se.  en  f., 

15  mai,  couv.  2);  sphérulinc  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  strophantine 
{Sem.  méd.,  10  mai,  xxxiv)  ;  tamarine  {Char.,  16  mai,  4,  ann.);  thyroîdine 
(Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.)  ;  toxine  (Bul.  m.,  13  mai,  465,  3)  ;  xyline  {P.  BL, 

16  mai,  4,  2);  amateurisme  {Sup.,  16  mai);  athlétisme  (Pet.J.,  16  mai,  3,5); 
automobilisme  {La  P.,  16  mai);  boulangisme  {Pat.,  16  mai);  cabotinisme 
(La  P.,  16  mai)  ;  capitalisme  (Act.  fém.,  16  mai,  2,  1)  ;  chéquardisme  (G.  de  F., 
16  mai)  ;  cyclisme  {J.  des  Sp.,  16  mai,  sous-titre)  ;  d reyfasisme  {Antij.,  14  mai)  ; 
je  rnenfichisme  (La  P.,  16  mai)  ;  cthylismc  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  460,  2)  ; 
féminisme  {Fr.,  16  mai,  1,5);  gourmétisme  (Act.  fém.,  15  mai,  5,  2);  hippisme 
(Sp.,  16  mai,  1,  sous-titre);  infantilisme  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.); 
modernisme  (Soir,  16  mai,  2,  3);  nautisme  (Év.,  16  mai,  4,  4);  néphrétisme 
{Bul.  m.,  13  mai,  463,  2);  panamisme  (G.  de  F.,  16  mai);  panurgisme  {Fr., 
16  mai,  5,  [);  pétrolisme  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  463,  2);  saturnisme 
(Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  460,  2);  vaginisme  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai, 
463,  2);  autographiste  {Le  S.,  16  mai,  1,  6);  automobiliste  (Journ.,  16  mai); 
buriniste  (Cri  de  P.,  14  mai,  6,  2);  congressiste  (La  P.,  16  mai);  contorsion- 
niste  (Nouv.  J.,  12  mai,  3,  4)  ;  couriéristc  {GilBL,  16  mai)  ;  cycliste  (exposition 
—  J.  des  Sp.,  16  mai,  1,  4);  état  majoriste  (Pet.  R.,  17  mai);  féministe  {Act. 
fém.,  16  mai,  2,  3);  internationaliste  {Rév.  m.,  15  mai,  3,  4);  kneippistcs 
(L.  Par.,  16  mai);  méliniste  {Cri  de  P.,  14  mai,  2,  2);  motocycliste  {Vélo, 
16  mai,  1,  1);  nationaliste  (L.  Par.,  16  mai);  panamiste  (G.  de  F.,  16  mai); 
solutionniste  {Se.  en  f.,  15  mai,  48,  1);  soiriste  (Gil  EL,  16  mai);  técéfiste 
(membre  du  Touring  Club  de  France,  Sup.,  5  déc,  4,  2)  ;  trapéziste  {Nouv.  J., 
12  mai,  2,  1)  ;  verrophoniste  (Nouv.  J.,  12  mai,  2,  3)  ;  voituriste  {Vélo,  16  mai, 
3,  4);  acncique  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  6);  adénopathiquc  (Pr. 
méd.,  13  mai,  185,  2);  agonique  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  i't  mai,  4.j8,  1);  amyo- 


846  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

trophique  {Gaz.  Iiehd.de  mé(L,ii  mai,  461,  2);  anachronique  {P.fr.,  16  mai); 
hibliophiUquc  {Intv.,  17  meii) ;  cri/oncopique  (Sem.  méd.,  10  mai,  x.wii,  3); 
<h/spnciqne  {Sem.  méd.,  10  mai,  163,  2);  dystociqite  (Pr.  méd.,  13  mai,  187,  3)  ; 
i/h/coijénctique  {Gaz.  heb.  de  méd.,  14  mai,  457,  2);  glycolitiquc  (Gaz.  hchd. 
de  méd.,  14  mai,  i-57,  2);  fn/poglobulique  {Btd.  m.,  13  mai,  462,  3);  knléi- 
doscopiqiie  (Sp.,  13  mai,  2,  4);  Uth'umquc  {Bul,  m.,  13  mai,  463,  2);  morphi- 
niqiic  {Pr.  méd,,  13  mai,  228,  1);  psoriasique  (Pr.  méd.,  13  mai,  188,  3); 
radiographiquc  {Sc.enf.,  15  mai,  couv..  4);  rhyzomélique  {Gaz.hebd.de  méd., 
14  mai,  couv.  2);  séborrhéique  {Gaz.  hebd.de  méd.,  14  mai,  couv.  Oj  ;  scméio- 
logique  [Gaz.  hebd.de  méd.,  14  mai,  464,  1);  sphijgmographiquc  {Sem.  méd., 
10  mai,  162,  2)  ;  sporadique  {Le  S.,  16  mai,  1,5);  uratique  {Rev.  méd.,  13  mai, 
185,  1);  vélocipédique  {P.sp.,  16  mai,  i,  3);  aggintinabilité  {Bul.  m.,  13  mai, 
466,  2);  intempestivité  {La  P.,  16  mai);  inentalilé  {Béi}.  Q.  !..  14  mai,  1,  6); 
mso-motricité  {Pr.  méd.,  13  mai,  227,  2). 

Suffixes  verbaux:  s'angéliser  {L.  Par.,  16  mai);  conférencier  (Q.  I.,  11  mai, 
1,  2);  épileptimnt  {Se.  en  f,,  15  mai,  188,  2);  maternisé  {Sem.  méd.,  10  mai, 
xxxi,  3);  pastellisée  (aquarelle,  Savoy,  ill.,  13  mai,  1,  3). 

Composition  latine.  Substantif  et  adjectif  ou  substantif  dérivé  du  verbe  : 
bactéricide  {Gaz.  hcbd.  de  méd.,  14  mai,  U)'i,  I);  cidricolc  {Agricult.  mod., 
14  mai,  329,  1);  microbicide  {Sem.  méd.,  10  mai,  ann.  int.). 

Attribut  et  verbe  :  frigorifier  {Agricult.  mod.,  14  mai.  322,  1);  statufier 
{Cri  de  P.,  14  mai,  1,  i). 

Substantif  et  substantif  :  ignipiincture  {Bul.  m.,  13  mai,  466,  3). 

Composition  par  particules  :  bi-borax  {Déb.,  16  mai,  3,  3);  bi-cenienaire 
{Fam.,  14  mai,  315,  1);  biconique  {Pr.  méd.,  13  mai,  187,  3);  co-équipier 
{Pet.  R.,  17  mai);  compénétrer  {Peup.  fr,,  16  mai);  comutilé  {Intr.,  17  mai); 
extra-triple  sec  (Rév.  m.,  15  mai,  4,2);  extra-violette  {Aur.,  16  mai,  4,  3); 
impassahle  {Polit,  colon.,  16  mai,  2,  1);  indolore  {Sem.  méd.,  10  mai,  168,  2); 
incoordination  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  461,  1);  incoordonné  {Gaz.  hebd. 
de  méd.,  li  mai,  461,  2);  incroyance  (Rév.  Q.I.,  14  mai,  1,  t);  infranchi 
{Fam.,  14  mai,  310,  2);  ingodté  {Q.  L,  11  mai,  2,  4);  ingouvernable  {G.  de  F., 
16  mai);  inlassable  {Pet.  Cap.,  16  mai,  1,  6);  inobservable  (Se.  en  f.,  15  mai, 
180,  2);  inodulaire  (Pr.  méd.,  13  mai,  187,  3);  interclub  (Vélo,  16  mai,  1,  2); 
interhépalo-diaphragmatique  {Bul.  m.,  13  mai,  468,  1);  interscolaire  (T.  l. 
sp.,  14  mai,  3,  1);  intra-alvcolaire  (Sem.  méd.,  10  mai,  103,  3);  intrngingival 
(Pr.  méd.,  13  mai,  190,  2);  intramusculaire  {Sem.  méd.,  10  mai,  168,2); 
intra-péritonéal  (Pr.  méd.,  13  mai,  225,  3);  inlrapleural  (Sem.  méd.,  10  mai, 
163,  2);  intrasplénique  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  464,  1);  post-opératoire 
(Gaz.  hebd.  de  méd.,-['t  mai,  466,  2);  post-scolaire  {Fr.,  16  mai,  5,  3);  pré- 
maxillaire  (Fr.,  16  mai,  1,  5);  anti-féministe  (Fr.,  16  mai,  1,  5);  antigas- 
tralgique  {Se.  en  f.,  15  mai,  ann,  int.);  antihalo  (terme  de  photographie, 
.Se.  en  f.,  15  mai,  couv.  4);  anti  herniaire  (Croix,  16  mai,  4,  3);  antijuif 
(L.  Par.,  16  mai);  anti-militariste  (Silh.,  14  mai,  2,  1);  antirevisionnistc 
(Savoy.  ///.,  13  mai,' 2,  1);  antisémitisme  (Pai.v,  16  mai,  1,  1);  antistreplo- 
coccéique  {Pr.  méd.,  13  mai,  191,  ann.);  anti-soif  (Vélo,  16  mai,  4,  3);  anti- 
pelliculaire {Gaz.  hcbd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  2);  antitoxique  (Gaz.  hebd.  de 
méd.,  l 'i  mai,  457,  2);  asystnlic  (Sem.  méd.,  10  mai,  167,  2);  dystrophie  {Pr. 
méd.,  13  mai.  188,  1):  euphorie  [Sem.  méd.,  10  mai,  164,  2):  enquinine 
(But.  m.,  13  mai,  couv.  3,  ann.i;  hyperarlirité  (Pr.  méd..  13  mai.  228,  1); 


LA  LANGUE  ET  LA   VIE  847 

htjpcrazulHi'ic  (Bal.  m.,  13  mai,  463,  1);  hypetchlorhydrie  [Bal.  m.,  13  mai, 

463,  1);  hcmi-hjjperesthésie  [Scm.  mcd. ,  10  mai,  165,  3);  hypercvcitabilitc 
(Pai.r,  16  mai,  1,  3);  hi/po'fjlijccmic  {But.  m.,  13  mai,  466,  1);  hijpoazotiirir 
{Bill,  m.,  13  jnai,  463,  1);  hypotension  [Scm.  mcd.,  10  mai,  166,  1);  hypo- 
tliennic  {Biil.  mcd.,  13  mai,  466,  Ij;  mctamcrle  {Gaz.  hehd.  de  méd.,  14  mai, 
couv.  6);  paramclrUe  {Pr.  mcd.,  13  mai,  ann.  int.);  para-scolaire  {Fr., 
16  mai,  5,  3);  parasyphilis  {Pr.  mcd.,  13  mai,  188,  2);  pcri-apjjendicidaire 
{Pr.  mcd.,  13  mai,  189,  2);  pcrisplcaique  {Gaz.  hehd.  de  mcd.,  14  mai,  16 i,  1  ; 
Pr.  méd.,  13  mai,  189,  1);  prépcrincal  (Pr.  mcd.,  13  mai,  185,  3), 

Emprunts  ai;  grec  :  argon  {Scm.  méd.,  10  mai,  164,  1);  cycle  (J.  des  Sp., 
16  mai,  1,  3);  jjtose  (Gaz.  hehd.  de  méd.,  14  mai,  467,  1). 

DÉRIVATION  GRECQUE.  Suffixes  nominaux  :  cinématographie  (Sup.,  5  déc, 
1,  o);  colombophilie  (Sp.,  16  mai,  1,  sous-titre);  curie  (Sem.  méd.,  10  mai, 
xxxil,   1);  éosinophilic  (Pr.  méd.,   13  mai,  187,  2);  appendicite  {Pr.  méd., 

13  mai,  187,  2)  ;  mastoïdite  (Sem.  méd.,  10  mai,  xxxii,  3);  myocardite  (Sem. 
méd.,  10  mai,  167,  2);  sinusite  {Pr.  méd.,  13  mai,  189,  1);  aspcrgillose 
(Gaz.  hebd.  de  méd.,  15-  mai,  404,  I);  lévulose  (Pr.  méd.,  13  mai,  228,3); 
phagocytose  (Scm.  méd.,  10  mai,  166,  3);  somalose  (Joum.,  16  mai);  spondy- 
lose  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  2). 

Composition  grecque.  Composition  par  particules  :  acapnie  {Scm.  méd., 
[0  mai) ;  acatènc  (La  P.,  1(>  mai);  anoxhémic  (Scm.  méd.,  10  mai,  162,  3); 
anti-autoritaire  (Act.  fém.,  16  mai,  2,  2);  anti -bacillaire  [Gaz.  hebd.  de  méd., 

14  mai,  couv.  1);  anti-catarrhal  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  antidiphté- 
rique (Sem.  méd.,  10  mai.  xxxiii,  2);  antidreyfusard  (Antij.,  14  mai);  anti- 
dyspeptiqne  (Bal.  m.,  13  mai,  couv.  3,  ann.). 

Composition  à  l'aide  de  pseudo-suflixes  grecs  provenant  de  mots  apocopes  : 
airol  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  468,  2)  ;  amidol  (Se.  en  fam.,  15  mai,  178, 1)  ; 
apiol  (Gaz.  hebd.  de  méd,,  14  mai,  couv.  3);  cucalyptol  (Pr.  méd.,  13  mai, 
ann.  int.);  gaïacol  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  glutol  (Sein,  méd.,  10  mai, 
ann.  int.);  ichthyol  (Bul.  m.,  13  mai,  couv.  3,  ann.);  laurénol  (Tam-Tam, 
14  mai,  2,  1);  lycétol  (Scm.  méd.,  10  mai,  ann.  int.);  lysol  (Agricult.  mod., 
14  mai,  335);  menthol  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  3);  morrhuol  (Gaz. 
hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  8);  protargol  (Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai, 

464,  2);  reconstituol  (Éch.  de  P.,  M  mai,  4,  ann.);  saccharole  (Gaz.  hehd.  de 
méd.,  1  \  mai,  couv.,  4)  ;  thiocol  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.)  ;  thiol  (Pr-  méd., 
13  mai,  ann.  int.);  thymol  (Nouv.  J.,  12  mai,  4,  6);  traumatol  (Bul.  m., 
13  mai,  couv.  3,  ann.);  ealidol  [Bul.  méd.,  13  mai,  couv.  3,  ann  ). 

Composition  à  l'aide  de  radicaux  grecs  :  adénoïde  (Bul.  m.,  13  mai, 
464,  2);  adénopathie  (Pr.  méd..  13  mai,  185,  2);  anthocyanine  (Pet.  Temps, 
10  mai,  3,  2);  callophonc  (lampe,  Se.  en  f.,  15  mai,  178',  1);  cholécysto- 
tomie  {Bul.  m.,  13  mai,  467,  3);  chorio-rétinite  (Pr.  méd.,  13  mai,  188,  1); 
chromatolysc  {Sem.  méd.,  10  mai,  166,  3);  cinématographe  (Temps,  16  mai, 
3,  5);  colopexie  (Pr.  méd.,  13  mai,  180.  3);  cypridologic  (Bul.  m.,  13  mai, 
457,  3);  cysto-fibrome  (Scm.  méd.,  10  mai,  xxxii,  3);  cysto-sarcomo  {Sem. 
méd.,  10  mai,  xxxii,  3);  cytologie  (Sem.  méd.,  10  mai,  166,  3);  discoïde  (sorte 
de  bonbons,  Sem.  méd.,  10  mai,  ann.  int.);  dynamogénie  (Sem.  méd.,  10  mai, 
165,  3);  endométrite  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  entérectomic  (Pr.  méd., 
13  mai,  185,  3);  entéroptose  (Gaz.  hehd.  de  méd.,  14  mai,  467,  2);  éosinophile 
(Pr.  méd.,  13  mai,    187.    2:    Bul.  m.,   13    mai,    467,   2);   épididynu-elomie 


848  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

(Sem.  mcd.,  10  mai,  165,  2j;  cpilcptoulc  {Gaz.  hchâ.  de  mal.,  14  mai, 
462,  1);  gastrectomie  {Sem.  méd.,  10  mai,  165,  2);  gaatroptose  {Gaz.  hebd. 
de  méd.,  14  mai,  467,  1);  oastrostomic  [Pr.  méd.,  13  mai,  187,  2);  héma- 
tomijclie  {Gaz.  hebd.  de  mcd.,  14  mai,  464,  2);  hématopoièse  {Sem.  méd., 
10  mai,  161,  1);  hépatoptose  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  467,  2);  histoijé- 
nèse  {Sem.  méd.,  10  mai,  xxxiir,  1);  hystérectomic  {Gaz.  hebd.  de  méd., 
14  mai,  465,  1);  isotomie  {Sem.  méd.,  10  mai,  xxxii,  3)  ;  karyokinèse  {Pr.  méd.. 

13  mai,  187,  2);  kcratoplastique  {Sem.  méd.,  10  mai,  168,  3);  lijmphadénome 
{Pr.  méd.,  13  mai,  187,  2);  lymphoide  {Bul.  m.,  13  mai,  464,  2);  mécano- 
thérapie  {Rei.  méd.,  13  mai,  184,  3);  mégalomane  {Temps,  16  mai);  motocijcle 
{Vélo,  16  mai,  1,  1);  myopathie  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  461,  2); 
myxœdème  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  mégaloscope  {Pet.J.,  16  mai,  1,  1); 
néo-boidangiste  {Volt.,  16  mai,  1,  1);  néoformé  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai, 
i68,  1);  néo-impressionnisme  {Cri  de  P.,  \\  mai,  6,  2);  néphroptosc  {(}az. 
hebd.  de  méd.,  14  mai,  467,  1);  néphrostomic  {Sem.  méd.,  10  mai,  165,  3); 
neuro-kola  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  5);  neuro-musculaire  {Sem. 
méd.,  10  mai,  165,  3);  neuronophage  {Sem.  méd.,  10  mai,  167,  1);  neuro- 
pathologie {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  460,  1);  neuro-phosphate  {Gaz.  hebd. 
de  méd.,  14  mai,  couv.  5);  oxy hémoglobine  {Sem.  méd.,  10  mai,  163,  1); 
panthéomanie  {Volt.,  16  mai,  2,  2);  phagocyte  (Sem.  méd.,  10  mai,  166,  3); 
phonorama  {Peup.  fr.,  16  mai);  phosphaturie  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai, 
couv.  5);  phosphoglobine  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  2);  plasmolyse 
{Sem.  méd.,  10  mai,  xxxii,  3);  pneumocoque  {Bul.  m.,  13  mai,  468,  2); 
poliomyélite  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  461,  2);  pollakiurie  {Gaz.  hebd.  de 
méd.,  14  mai,  461,  i);  polyglycérophosphate  {Bul.  m.,  13  mai,  458,  ann.); 
polykystique  {Pr.  méd.,  13  mai,  189,  3);  polynévrite  {Gaz.  hebd.  de  méd., 

14  mai,  461,  2);  polypnée  {Pr.  méd.,  13  mai,  228,  2);  pyométrie  {Gaz.  hebd. 
de  méd.,  14  mai,  464,  2);  rhinomicosc  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  464,  1); 
rhinoscopie  {Sem.  méd.,  10  mai,  168,  3);  scléro-kystique  {Pr.  méd.,  13  mai, 

187,  3);  spermogenèse  {Bul.  m.,  13  mai,  466,  2);  sphygmomanomètrc  {Sem. 
méd.,  10  mai,  162,  2);  splénectomie  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  464,  1): 
splénomégalie  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  464,  1);  sfaphi/locoque  {Pr.  méd., 
13  mai,  184,  3);  stéréosténe  {Pèl.,  14  mai,  15,  2);  stomatologie  {Q.  /..  11  mai, 
3,  4);  streptocoque  {Pr.  méd.,  13  mai,  184,  3);  syphiligraphie  {Pr.  méd.. 
13  mai,  188,  1);  syringomyélie  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  464,  2);  trachc- 
lorraphie  {Pr.  méd.,  13   mai,  188,  1);  trichotillomanie  {Pr.  méd.,  13  mai, 

188,  2);  trophoncvrose  (Gaz.  Jiehd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  6);  zooglér  (But.  m., 
13  mai,  465,  1). 

Composition  hétérogène  :  Aéro-Club  {Sp.,  16  mai,  1,  5);  aéro-élec- 
trique [Fam.,  14  mai,  307,  1);  aridophile  {Sem.  méd.,  10  mai,  160,  3); 
anatomo -pathologique  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  45'.),  2);  antéro-externe 
{Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  461,  1);  antimonio-ferreux  {Pr.  méd., 
13  mai,  ann.  int.);  arabophile  (S.,  16  mai,  2,  1);  arabophohe  {Le  S., 
16  mai,  2,  1);  auto-conduction  {Bul.  m.,  13  mai,  457.  Ij;  auto-for  g  erie  {Fr., 
16  mai,  2,  2);  auto-intoxication  {Bul.  m.,  13  mai,  457,  1);  auto-recrutement 
{Déb.,  16  mai,  2,  5);  benzo-iodhydrine  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  benzo- 
naphtol  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  7);  benzoyl-pseudo-tropéine  (Pr. 
méd.,  13  mai,  190,  1);  biblio-chansonomane  {Sup.,  16  mai);  bromoforme  {Bul. 
m.,  13  mai,  458,   ann.);  bromo-mdé  (Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.;*.  cablo- 


LA  LANGUE  ET  LA   VIE  849, 

gramme  (Dép.  col.,  16  mai);  collectionomanie  {Sup.,  5  déc,  1,  5);  coxotiiber- 
culose  {Pr.  mcd.,  13  mai,  18i,  3);  diazo-réaction  {Gaz.  hehd.deméd.,  14  mai, 
couv.,  2),;  clectro-métallim/iste  {Sc.enf.,  15  mai,  180,  1);  éthéro-opiacé  {Scm. 
mcd.,  10  mai,  xxxii,  3);  cxcito-stupéfiant  (Se.  en  f.,  15  mai,  188,  2);  ferro- 
arsenical  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.);  f'errotype  (P.  Bl.,  16  mai,  1,  1)  ; 
fixo-viragc  {P.  BL,  16  mai,  1,  1);  formochlorol  {Fig.,  16  mai);  fronto-maxil- 
laire  {Pr.  mcd.,  13  mai,  189,  1);  gastro-entérostomie  {Sem.  mcd.,  10  mai, 
165,  2);  gclatinobromure  {Se.  en  /".,  15  mai,  178,  1);  glycéro-phosphate  (Bul. 
m.,  13  mai,  couv.  1);  hémogallol  (Gaz.  hehd.  de  méd.,  14  mai,  couv.  2); 
hémoneurol  {Sem.  mëd.,  10  mai,  xxxiv);  hémophosphine  {Pr.  méd.,  13  mai, 
ann.  int.);  hérédo-famllial  {Gaz.  hehd.  de  méd.,  14  mai,  466,  2);  hércdo- 
Infection  {Sem.  méd.,  10  mai,  167,  3);  hérédo-syphilis  {Pr.  méd.,  13  mai, 
188,  3);  haro-kilométrique  [Lant.,  17  mai,  2,  1);  inédiscope  {Nouv.  J.,  12  mai, 
1,  5);  iodoformo-créosoté  (Sem.  méd.,  10  mai,  xxxiv)  ;  iodo-lhijroidinc  {Sem. 
méd.,  10  mai,  xxxix)  ;  jéjunostomie  {Sem.  méd.,  10  mai,  x.xxii,  d);  judéo- 
collectiviste  {Antij.,  14  mdii) ;  judéophilc  (L.  Par.,  16  mai);  matrimonio-mili- 
taire  {Gr.,  14  mai,  3,  2);  périneo-vulvaire  {Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  463, 
2);  photocopie  {Se.  en  f.,  15  mai,  ann.  int.);  photo-glaceur  (Ib.);  (photo-mi- 
niature {Ib.);  photo-peinture  {Ib.)  ;  photo-renie  (Ib.);  photo-type  (Rév.  du 
(J.  /.,  14  mai,  3,  3);  physico-mathématique  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.); 
platino-cyanure  {Pet.  J.,  16  mai,  1,  1);  platino-mat  {Se.  en  f.,  15  mai, 
couv.  4);  polyléthalité  (Sem.  méd.,  10  mai,  167,  3);  politico-ecclésiastique 
{Univ.  et  Monde,  16  mai,  2,  3);  pseudo-tuberculose  {Sem.  méd.,  10  mai, 
xxxiii,  2);  psoriasiforme  {Sem.  méd.,  10  mai,  167,  2);  pyloro-gastrique  {Pr. 
méd.,  13  mai,  185,  3);  radio-conducteur  {Fam.,  14  mai,  307,1);  radiographie 
{Pet.  P.,  16  mai,  1,  1);  radiographie  (épreuve   radiographique,  Se.  en  f., 

15  mai,  186,  2);  radioscopie  {Pr.  méd.,  13  mai,  189,  3);  rectopexie  {Pr.  méd., 
13  mai,  189,  3);  scléro-adipeux  {Pr.  méd.,  13  mai,  186,  1);  séro-réaction 
{Gaz.  hebd.  de  méd.,  14  mai,  466,  1);  séro-sércux  {Pr.  méd.,  13  mai,  185,  3); 
sérothérapie  {Bul.  m.,  13  mai,  466,  2);  sif/lomane  (Nouv.  J.,  12  mai,  3,  2); 
statuomanic  {Journ.,  16  mai);  sulfo-ga'iacolaté  {Pr.  méd.,  13  mai,  ann.  int.); 
thoraco-abdominal  {Pr.  méd.,  13  mai.  188,  3);  tropacocaïiie  {Pr.  méd., 
13  mai,  190,  1);  vaccinogéne  {Polit,  colon.,  16  mai,  2,  3);  vélodrome  {J.  des 
Sp.,  16  mai,  2,  3);  vctophile  {Vélo,  16  mai,  1,  5);  vérascope  {Pr.  méd., 
13  mai,  189,  1). 

Mots  empruntés  aux  langues  étrangères  simples  ou  composés:  Aficionado 
(Vélo,  16  mai,  3,  5);  buggy  (F.  ch.,  13  mai,  1,  2);  challenge  {Par.  sp.,  16 mai, 
1.  2);  crack  {Par.  sp.,  16  mai,  1,  4);  deat-heat  (F.  ch.,  13  mai,  3,  1);  dead- 
heater  {F.  ch.,  13  mai,  3,  1):  drag  {Arm.  et  m.,  14  mai,  200,  1);  driver  (F. 
ch.,  13  mai,  1, 1);  éditorial  {Ed.,  17  mai,  2,  6);  ficld-trial  {Sp.,  13  mai,  3,  1)  ■ 
fieldtrialer  {Sp.,  13  mai,  3,  2);  five  o  dock  {Aur.,  16  mai,  2,  3);  ganaderia 
{Vélo,  16  mai,  3,  5);  golf  {Dcb.,  16  mai,  3,  6);  heat  (F.  ch.,  13  mai,  1,4); 
hinterland  {Mat.,  16  mai,  1,  3);  interview  {Pet.  Temps,  16  mai);  lawntennis 
{J.  des  Sp.,  16  mai,  2,  6);  limitman  (T.  les  Sp.,  14  mai,  3,  1);  match  {Pstt, 
13  mai);  music-hall  {La  P.,  16  mai);  racing-dub  {T.  les  Sp.,  13  mai.  2.  2); 
record  [La  P.,  16  mai);  ring  [Temps.  16  mai,  3,6);  road-cart  {F.  ch.,  13  mai, 
1,2);  rowing  (J.  des  Sp.,  16  mai,  sous-titre)  ;  rugby  {T.  les  Sp.,  13  mai,  2,  2)  ;, 
stayer  {Sp.,  13  mai,  4,  3);  steeple  chaser  IF.  ch..  13  mai,  3,  1);  sélect  (Fig., 

16  mai);  scratch  (T.  les  sp.,  l'f  mai,  2,  3);  scratchinan  (Sp.,  US  mai,  2,  4); 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  54 


8:,0  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

skating-polo  (J.  des  Sp.,  10  mai,  2,  1);  shatbujiooman  iSp.,  16  mai,  2,  1); 
Smart  (Cri  du  mois,  14  mai,  2,  1);  snob  (Bcv.  Q.  /.,  14  mai,  2.  2);  sparkict 
(Croi.r,  16  mai,  4,  4);  sporting-gazette  {Estaf.,  16  mai);  sportswoman  {Sp., 

13  mai,  2,  2);  sprint.  {Vélo,  16  mai,  1,  3);  sprinter  {Vélo,  16  mai,  1,  3); 
siilkijiF.  eh.,  13  mai,  1,  2);  team  {La  P.,  16  mai)  ;  tennis  {Déb.,  16  mai,  3,  6); 
trial  (Pet.  J.,  16  mai,  3,  3);  tripiice  (P.  BL,  16  mai,  1,  6);  trotting  (Par. 
Sp.,  16  mai,  1,3);  icalk-over  (Par.  Sp.,  16  mai,  1,  3);  i/achting  (T.  les  Sp., 
l'f  mai,  2,  4). 

Langue  populaire  et  Argot  :  baliichoi  (Pet.  J.,  10  mai,  3,  1);  bécane  {Sup., 
16  mai);  se  bécoter {Tam-Tam,  14  mai,  2,  3);  béguin,  caprice  {Silh.,  14  mai, 
2.  2);  beuglant  (Char.,  16  mai);  blair  (Antij.,  14  mai,  3,  2);  boulotter  {Sup., 

16  mail  ;  le  bourrichon  (se  monter,  —  G.  de  F.,  16  mai)  ;  casquer  (Antij. ,  14  mai, 
2,  0);  chombard  (Gr.,  14  mai,  3,  1);  chi-chi  {Cri  du  mois,  16  mai,  2,  2); 
collage  (sens  de  faux-ménage,  Q.  /.,  11  mai,  2,  1);  ccrabouillcr  (&/•.,  14  mai, 
2,  2);  faire  la  pige  {Cri  de  P.,  14  mai,  5,  1))  ;  frangin  (Gil  BL,  16  mai)  ;  fri- 
ture (La  P.,  16  mai);  gigolette  (Soir,  16  mai,  3,  4);  gigolo  (Gil  BL,  16  mai); 
gouape  {La  P.,  16  mai);  grue  (La  P.,  16  mai);  loufoque  (Sup.,  16  mai); 
maniiezingue  (Q.  /.,  11  mai,  2,  1);  mendigot  [Char.,  16  mai,  4,  1);  metingue 
(pron.  pop.  de  meeting,  Antij.,  14  mai,  2,  0)  ;  monter  le  coup  (Antij.,  14  mai)  ; 
mouche  (Sup.,  16  mai);  panne  (Par.  Sp.,  16  mai,  4,  3);  jmrigotte  (Nouv.  J., 
12  mai,  1,  4);  paVlin  (Antij.,  14  mai,  3,  2);  la  peau  (expression  négative, 
Sup.,  16  mai);  pipo  (Pet.  H.,  17  mai);  pognon  (Antij.,  14  mai,  2,  6);  poire 
(Antij.,  14  mai,  3,  2);  potache  (La  P.,  16  mai);  potasser  (Gr.,  14  mai,  3,  1); 
reluquer  (Antij.,  14  mai,  3,  2);  rouflaquette  (La  P.,  16  mai);  socialo  (Antij., 
14  mai);  trac  (peur,  Sup.,  16  mai);  trouille  (Sup.,  16  mai);  tuyau  (Aur., 
10  mai,  1,  o);  l'rtnne  (fatigué,  O-  /•,  H  '«ai»  2,  2);  youpin  (L.  Par.,  16  mai); 
youtre  (Antij.,  14  mai). 

Mots  formés  par  suppression  d'une  partie  d'un  autre  mot  :  gaga  (Ech.  de  P., 

17  mai, 1,3);  litho  (aïUche, Nouv.  J.,  12  mai,  2,  2);  pncw  (Vélo,  16  mai,  1,1). 
Mots  calembours  :  ligueulard  (membre  de  la  ligue  des  Patriotes,  Aur., 

'6  déc,  1,  o);  palais-bourbeux  [Antij.,  14  mai);  rochefoireux  (Rev.  Q.  /., 

14  mai,  1,  5). 

Mots  déjà  existants  pris  avec  un  sens  spécial  :  bêcher  (dire  du  mal  de 
quelqu'un.  Soir,  10  mai,  1,  1);  chauffeur  (d'automobile,  La  P.,  16  mai); 
couvrir  (faire  des  kilomètres,  Vcio,  10  mai,  ii);  décoller  (en  cyclisme.  Vélo, 
16  mai,  1,  1);  ferré  (qui  a  approfondi,  Vér.,  16  mai,  1,  3);  pelle  (chute, 
refaire,  La  P.,  16  mai);  prolonge  (société  régimentaire,  Rev.  m.,  15  mai, 
4,  3);  (voler,  Sup.,  16  mai);  tirer  (un  mois  de  prison,  Gr.,  14  mai,  2,  3). 

Les  syntaxes  sont  en  moindre  nombre,  mais  bien  curieuses  aussi.  Il  y 
passe  un  reflet  de  tours  à  la  mode  en  littérature  :  les  au-delà  (Pet.  P.,  1, 
cl);  1rs  attirances  (Q.  L,  2,  c.  4);  Lére  des  précisions  (Temps,  1,  c,  1); 
ouvert  aux  pitiés  (G.  de  F.);  lividités  cadavériques  (BuL  m.,  465,  c.  2);  les 
arrogances  (Pat.);  une  mélodie  rustique  carillonne  à  nos  oreilles  l'angélus  de 
l'espérance  [L.  Par.);  la  tant  jolie  Américaine  (Sup.);  en  Odéon  (Q.  L,  3,  c.  1); 
pour,  en  cet  cmtinUement,  garder  claire  vue  (Journ.);  avec,  pour  unique 
parure,  une  opulente  chevelure  arlistement  dressée  [Act.  fém.,  5,  c.  2);  en 
même  temps  il  s'y  glisse  des  expressions  ridicules,  trahissant  l'ignorance 
ou  l'impuissance,  lu  maladie  l'a  emporté  à  Lestime  de  ses  chefs  (Prng.  m.), 
j'ai  senti  vibrer  aussi  tes  cordes  viriles  du  cœur  de  notre  race  à  Saint -Etienne, 


LES  RÉSULTATS  851 

à  Lyon  [Rév.  mil.,  3,  c.  3);  éléments  stupéfianU  qui  sont  les  antagonismes 
(les  essences  épileptiques  [Se.  en  f.,  15  mai,  188,  c.  2);  lier  contact  avec  la 
maladie  {Sol.)\  marcher  à  pas  de  loup  silencieux  [Journ.). 

II  y  a  des  fautes  grossières  :  ce  splendide  apothéose  [ISouc.  Journ.,  3,  c.  2); 
les  exodes  se  multiplient...  Bientôt  elles  seront  plus  fréquentes  encore  {Volt., 
2,  c.  2);  je  n'en  eus  rien  dit  {Savoi/.,  1,  c.  1);  défense  de  lancer  des  projec- 
tiles moyennant  des  aérostats  [Er.,  3,  c.  1);  sèche  rite,  salit  pas,  poisse  pas 
[Journ.,  4,  c.  6);  quelle  somme  de  trarail  a  e.riqée  à  M.  Anquetin  son  immense 
Bataille  [Proq.  m.). 

Très  caractéristiques  aussi  les  ellipses,  le  style  télégraphique  alternant 
dans  le  métier  avec  la  tartine.  Je  ne  parle  même  pas  de  celles  qui  sont 
admises  :  réunion  tout  intime  que  celle  donnée  dimanche  {Pet.  J.,  3,  c.  5); 
mais  je  citerai  :  leurs  âmes  se  seraient  vues  et  souri  (Fr.,  i,  c.  1);  au  jioint 
de  vue  torpilles  [Journ.);  cette  antique  ville  indigène  qui  fut  le  théâtre  de 
quelles  tragédies  (Se.  en  f.,  183,  c.  2)  ;  lui,  si  Français,  puisqu' Alsacien  {XIX^s.); 
plus  grand  que  pour  contenir  lu  matière  [Se.  en  f.,  191,  c.  1);  rien  d'officiel 
n'est  encore  venu  prévenir  nos  sociétés  locales  de  renvoi  directement  (Unis 
notre  port  du  croiseur  d'Assas  [Pat.];  j)opulation  qui  a  toujours  été  consi- 
dérée comme  représentant  le  cœur  de  la  France  et  en  être  l'émanation  [Pat.]. 

Et  pour  l'aire  une  revue  complète,  il  faudrait  ajouter  à  ce  dépouillement 
celui  de  toutes  les  feuilles  des  déparlements.  Voilà,  ce  me  semble,  qui 
suffit  à  montrer  quelle  immense  quantité  de  nouveautés  de  toutes  sortes, 
ayant  la  double  autorité  de  l'imprimé  et  de  l'origine  parisienne,  les  fac- 
teurs et  crieurs  vont  colportant  tous  les  matins  sur  les  chemins  de  France. 


TROISIEME    PARTIE 

LES    RÉSULTATS 


L'orthographe. 

La  seule  chose  qui  soit  restée  debout  dans  ce  siècle  de  tour- 
mentes, c'est  l'orthographe,  universellement  reconnue  détes- 
table. 

Nous  avons  vu  comment  elle  a  échappé  aux  entreprises  des 
conventionnels.  Mais  Domergue  n'était  point  découragé.  Dans 
son  Manuel  des  étranijers,  dès  1805',  il  reprit  la  lutte,  et  sans 
s'attarder    à    combattre    la    «    déraison    orthographique    »,   il 

I.  Paris,  Libr.  économique.  La  discussion  est  rejetée  à  la  fin  dans  un  dia- 
logue (368-415). 


S:\-l  LA   LAXC.l  K   FRANÇAISE 

]»roposa  un  système  complet  d'écriture,  avec  tin  alphabet  de 
'21  lettres  voyelles  et  i{)  consonnes.  Toutefois  Bonaparte,  sous 
l'invocation  duquel  il  se  plaçait,  songeait  à  autre  chose  qu'à 
faire  examiner  son  projet  de  réforme  par  l'Institut,  et  à  mettre 
ensuite  au  service  de  l'écriture  admise  la  puissance  administra- 
tive, comme  on  l'avait  fait  pour  les  poids  et  mesures. 

En  vain  pendant  toute  cette  période,  Volney,  Fortia  d'Urban, 
Destutt  de  Tracy  signalèrent  le  danger  d'un  ordre  de  choses  qui 
fait  que  la  première  et  la  plus  longue  étude  de  l'enfance  est 
incompatible  avec  l'exercice  du  jugement';  le  gouvernement 
pensait  toujours,  comme  au  temps  de  François  de  Neufchàteau, 
que  la  réforme  était  désirable,  mais  qu'il  fallait  pour  l'accomplir - 
une  révolution  qu'il  ne  se  souciait  pas  de  provoquer. 

Elle  faillit  éclater  à  la  fin  de  la  Restauration.  Le  signal  partit 
du  groupe  des  grammairiens.  Longtemps  réfractaire  à  toute 
réforme  autre  qu'un  progrès  lent^  la  Société  fjrammaticnJe 
s'était  convertie.  C'était  un  jeune  grammairien,  Marie,  qui 
menait  la  campagne.  Son  système  était  le  suivant.  Point  de 
signes  nouveaux  sauf  ù  :  vinohle,  et  /  :  hatalon.  Mais  un  seul 
signe  pour  chaque  son.  Partout  où  un  son  sentend,  il  s'écrit 
toujours  de  même.  Les  lettres  inutiles  sont  supprimées,  sauf 
quelques  réserves.  Il  ne  s'agit  de  renvoyer  personne  à  l'école; 
en  voyant  l'écriture  nouvelle  pour  la  première  fois,  il  faut  qu'on 
puisse  la  lire  sans  hésiter.  Voici  un  spécimen  de  cette  écriture  '  : 

«  Une  ortog^rafe  bizare,  qaprisieuze,  hérisée  de  qontradiqsion 
qi  fôse  le  jujeman  déz  anfanz  é  rebute  lèz  étranjé  dézireu  de 
s'inisièr  à  la  qonèzanse  de  no  ché-d'euvre  litérère,  une  ortografe 
q'ôqun  manbre  de  l'Aqadémie  fransèze  même  ne  peu  se  flaté 
de  qonètre  parfèteman,  èt-ele  préférable  à  une  éqritiire  imaje 
de  son  de  la  voi  qe  tou  le  monde  peu  savoir  an  qelqez 
eure  d'étude?  [Rép.  de  Marie  à  une  lettre  cC Andrieux) ,  9-10. 
B.  Nat.,  X,  35  700.) 

1.  Voir  Didot,  Ohs.  s.  l'ori/i.,  2'  édil.,  lo'.)-I60.  Cf.  Féline,  Alpha/j.  rat.,  10. 

2.  Méth.  prat.  dp  lect.,  Paris,  Uidol,  an  Vil,  92. 

3.  Voir  les  Ann.  île  grmn.,  I,  197  el  2;i7. 

4.  Voir  Orlogvafp  raizonnahle...,  Paris,  chez  M.  Marie,  nie  de  iticlielien,  21, 
1828  (Bil)l.  nal.,  X,  35291).  On  y  trouve  le  programme  primitif.  L'orthographe 
relative,  qui  est  fondée  sur  des  principes  ll.ves,  les  iinales  qui  deviennent 
sonores  devant  une  voyelle,  les  lettres  qui  distinguent  certains  homonymes  sont 
conservées.  Les  initiales  demeurent  intactes,  ainsi  que  u  après  7. 


LES  RÉSULTATS  833 

La  Société  grammaticale,  dans  sa  séance  du  30  décembre  1827, 
après  une  «  vive  et  lumineuse  discussion  »,  à  laquelle  prirent 
part  les  membres  les  plus  illustres  :  Bescher,  Fellens,  Lemare, 
Leterrier,  Marie  aîné,  Armand  Marrast,  Morand,  Peigné,  Vanier, 
sans  compter  les  autres,  décida,  à  l'unanimité,  que  la  réforme 
orthographique  ])roduirait  un  grand  bien. 

Une  société  spéciale  de  propagation  se  créa,  avec  19  membres 
fondateurs,  un  nombre  d'agrégés  illimité.  Marie  en  était  le 
président,  Marrast  le  secrétaire  général.  YlQ  Journal  grammatical 
insérait  en  appendice  les  communications,  mais  on  s'adressa 
en  outre  à  la  grande  presse  pour  une  large  publicité.  On  pro- 
voqua les  adversaires,  en  particulier  Andrieux,  qui  s'était 
effrayé  de  voir  sa  prose  traduite  en  nouvelle  écriture,  à  des 
réunions  publiques.  Le  mouvement  fut  réellement  très  consi- 
dérable. Dans  le  parti  libéral  il  rallia,  outre  les  simples  électeurs, 
des  députés  de  marque  :  Benjamin  Constant,  Destutt  de  ïracy, 
Jacques  Lafitte,  le  futur  roi  Louis-Philippe,  membre  de  l'oppo- 
sition. A  l'Académie  on  eut  Casimir  Delavigne,  Daunou, 
Laromiguière.  Fouricr  promit  d'appliquer  la  réforme  dans  le 
premier  phalanstère,  et  Cabet  dans  l'Icarie  ;  Jacotot,  dont  l'ensei- 
gnement «  émancipateur  »  faisait  alors  grand  bruit,  approuva. 
Dans  les  départements  les  «  excursions  »  de  Marrast  firent 
merveille;  des  comités  se  formèrent  à  divers  endroits,  particu- 
lièrement à  Lyon.  Marie  reçut  trente-trois  mille  lettres  d'adhésion. 
Son  Appel  aux  Français  se  vendit  à  cent  mille  exemplaires. 

Bien  entendu  les  adversaires  se  remuaient  de  leur  côté  '.  La 
querelle  semblait  pres(|ue  celle  des  conservateurs  et  des  libéraux. 
La  Quotidienne,  la  Gazelle  de  France  s'indignaient  et  les 
brochures  répondaient  aux  brochures  ^  Marie  et  les  siens  pré- 
tendent que  grâce  au  caractère  politique  qu'elle  avait  pris,  la 
réforme  avait  gagné  des  chances  de  succès,  lorsque  la  révolution 
obtint  plus  et  mieux  et  bouscula  le  pouvoir  lui-même.  Mais  il 
semble  bien  que,  même  avant  les  glorieuses  journées  qui  lui 

1.  Voir  la  Héponac  d'un  Français  à  V Appel  aux  Français,  par  M.  de  Saint-Denis, 
Paris,  Hachette.  1829.  Cli.  Morand,  RéfidaLion  de  la  réforme  orlliofjraphique, 
Lyon,  1829,  in-lS. 

2.  Voir  sur  ce  caractère  politique,  outre  une  lettre  de  Cliauvcau,  citée  par 
Erdan,  Les  révolul.  de  VA  fi  C,  107-109,  à  laquelle  j'emprunte  beaucoup  des 
détails  qui  précèdent,  les  indications  de  Marie  lui-même  dans  le  Courrier  français 
du  o  et  du  8  novembre  1828.  Toutefois  l'un  et  l'autre  paraissent  avoir  exagéré. 


854  LA   LAMUh:   FUAXf.lAlSE 

furent  fatales,  elle  avait  été  compromise  par  la  hardiesse  môme 
de  ses  propagateurs.  Sans  être  parvenu  à  élucider  complètement 
la  question,  il  me  semble  qu'il  y  avait  scission  entre  les  modérés 
et  les  ultras.  On  ne  put  s'entendre  sur  l'orthographe  d'une 
publication  spécimen.  U Appel  anx  franrais,  qui  dépassait  le  plan 
de  1827,  avait  provoqué  des  protestations;  on  en  avait  appelé 
aux  Etats  généraux;  on  se  montrait  en  riant  la  carte  d'invitation 
à  la  ([onférance  du  jeudi  23  avril  d829,  les  étudiants  tournaient 
la  chose  en  charge,  et  déjà  en  mailla  réforme  était  bonne  «  à 
porter  au  Père-Lachaise  '  ».  La  Société  de  réforme  s'était  séparée. 
Le  Journal  grammatical  rompit  aussi.  Il  cessa  d'être  chez  Marie 
et  fut  rédigé  par  Boussi. 

La  nouvelle  édition  du  Dictionnaire  de  1835  parut  sans  donner 
satisfaction  aux  plus  légitimes  réclamations.  Elle  ne  consacre 
guère  que  deux  mesures  générales,  la  restitution  du  /,  votée  par 
la  Société  grammaticale  le  28  mai  1818,  soutenue  par  les  Didot, 
et  la  substitution  de  ai  à  oi,  votée  le  \)  juillet  de  la  même  année, 
désirée  depuis  un  demi-siècle  -.  Pour  le  reste  on  se  borna  à  la 
suppression  de  quelques  lettres  inutiles,  à  la  mise  en  accord  de 
l'orthographe  des  dérivés  et  des  simples,  à  la  régularisation 
d'accents,  et  à  l'introduction  d'un  bon  nombre  de  traits  d'union. 
C'était  peu  en  échange  de  la  grande  autorité  que  prenait 
l'orthographe  académique,  désormais  universellement  acceptée 
par  les  protes  et  par  l'Université. 

Cependant  la  période  qui  va  de  1830  à  1850  fut  une  période 
de  stagnation  relative.  Pendant  ce  temps  on  ne  se  livra  guère 
qu'à  des  attaques  isolées.  Des  grammairiens  libéraux  :  Nodier\ 
Wey\  Peignot^  sont  tout  à  fait  hostiles  à  toute  réforme. 
D'autres  voudraient  toucher  à  peine  à  quelques  abus  :  Daniel  % 

1.  Je  prends  le  premier  renseignement  dans  Didol,  3^3,  note  2,  le  second 
dans  Vanier,  La  réforme  orllwr/rapliiqiie  aux  prùes  avec  le  peuple...,  Paris, 
Garnier,  1S29;  avec  un  air  d'impartialité,  cet  exposé  du  pour  et  du  contre  csl 
nettement  hostile  à  Marie.  L'épigraphe  est  :./'  lironti  aussi  ben  (ju'  noV  maqisler'.' 

1.  Comparer  Débats  du  2'J  mars  et  Annales  de  yrammaire,  1,  283. 

3.  11  avait  longuement  combattu  Marie  dans  les  Mélanges  tirés  d'une  pe/ifc 
bihliolh'eque,  Paris,  182'.),  p.  380,  art.  51.  Cf.  dans  ses  Œuvres,  Paris,  Rendiiel. 
1834,  Nol.  él.  de  linrj.,  16't  et  l't5-147  :  Encore  une  modification  dans  l'orllio- 
graphe  et  la  langue  n'existe  plus. 

4.  Remarques  s.  l.  l.  f'r.,  11,  1,  53. 

o.  Le   livre   des  sinquiarités,  par   Philomneste  junior,    Dijon   et   Paris,    1841, 
p.  226. 
6.  Leçons  de  français  à  l'usatje  de  V Académie  française,  297. 


LES  RESULTATS  855 

Géniii',  JulIicFi"-.  Seul  à  peu  près,  Féline  ose,  au  nom  du  sou- 
venir de  Volney,  continuer  la  tradition  des  grands  novateurs. 
Il  essayait  d'intéresser  à  sa  réforme  les  économistes  et  aussi  les 
hommes  politiques  soucieux  de  hâter  les  prog-rès  de  l'enseigne- 
ment primaire,  et  d'assurer  l'assimilation  des  peuples  conquis,  et 
rencontrait  une  certaine  bonne  volonté,  quand  la  révolution  de 
février  éclata  '.  Mais  elle  n'eut  pas   pour  les  réformistes   les 
conséquences  désastreuses  de  celle  de  1830,  et  pendant  toute  la 
période  qui  suivit,  la  discussion  ne  cessa  guère.   D'année   en 
année  on  voit  paraître  des  articles,  des  brochures,  des  livres  qui 
reprennent  la  question,  montrent  l'urgence  d'une  solution,  et 
proposent  chacun  la  leur.  Le  général  Daumas,  Faidherbe,  Henri 
Trianon  considéraient  la  question  surtout  par  le  côté  politique', 
la  croyant  liée  au  développement  de  notre  nouveau  domaine 
colonial.  Erdan  la  reprit  avec  une  ardeur  de  prophète,  d'abord 
dans  la  Presse  de  Girardin,  ensuite  dans  un  livre  fameux  :  Les 
Révolutionnaires  de  VA  B  C\  Zelns  domus  luae  comedit  me.  Un 
an  après  la  même  librairie  donnait  Les  inepties  de  la  lauf/ue 
française,  par  Martin   Breton.  Henricy,  aussi  radical   que   ses 
prédécesseurs,  faisait  suivre  le  Dictionnaire  de  Lachâtre  (1856) 
d'une   réforme  détaillée,  et  radicale  ;  mais,  plus  patient  il  eût 
désiré  que  l'application  se   fît  dans  un  espace  de  dix  ans,  en 
cinq  étapes".  En  1857  c'était  ïhériat  et  Dégardin  qui  batail- 
laient pour  la  môme  cause.  En  môme  temps  des  réformateurs 
plus  modérés  présentaient  des  réclamations  de  détail  :  Poitevin, 
qui  du  reste  ne  proposait  rien  de  positif.  Léger  Noël  qui  s'en 
prenait  surtout  aux  finales  et  qui   eût  voulu  écrire   :   zodiac, 
reptil,  phar,  caracler ,  empir'';  Pautex,  dans    ses  Errata  du 
dictionnaire;   Terzuolo   dans   son   Étude  sur  le   même  recueil 
(1858),  011  il   eût  voulu  voir  l'analogie   simplifier   nombre  de 
formes  :  assonance,  baronnet,  dévouement,  etc.  ;  Tell,  dans  son 


1.  Rév.  du  lang.,  8". 

2.  Thèses  de  fjram.,  163-176. 

3.  Voir  Mémoire  sur  la  réforme  de  l'alphabet  à  l'exemple  de  celle  des  poids  et 
mesures,  Paris,  18i8.  Cf.  Dict.  de  la  prononciation.  Paris,  Firniin-Didot,  1851. 

4.  Voiries  articles  du  dernier  dans  le  Constitutionnel  dn  28  octobre  1852. 
0.  Paris,  Coiilon-Pineau,  1854. 

6.  Voir   Traite  de  la  réforme...  dans   la  Tribune  des  linguistes,  1858-1859,  et 
Gramère  francôze  k  la  suite  du  Dictionnaire  de  Lachâtre. 

7.  Les  anomalies  de  la  langue  française,  Paris,  Sarlorius,  1857,  in-8. 


856  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

Exposé  général  de  la  lanyue  française  (1863), qui  ullaquc  surtout 
la  variabilité  des  participes,  etc. 

Ces  efforts  isolés  étaient  à  peu  près  sans  autre  résultat  que 
d'enipêcher  la  prescription  lors(|u'un  nouvel  et  important 
mouvement  se  produisit.  C'est  en  Suisse  qu'il  prit  naissance. 
Des  comités  se  formèrent  dans  les  cantons  de  Yaud,  de  Genève, 
de  Neufchâtel  et  de  Berne,  et  l'Institut  genevois  mit  à  l'étude 
un  programme  d'orthographe  rationnelle  dressé  par  M.  Raoux 
de  Lausanne  en  18G5  (mars  1866).  On  était  un  peu  effrayé  des 
conclusions,  quand  parut  à  Paris  le  livre  capital  d'Amhroise- 
Firmin  Didot  :  Observations  sur  f orthographe.  La  réforme 
intéressait  assez  de]  gens  pour  que  le  congrès  international  des 
travailleurs  réuni  à  Lausanne  en  septembre  1867,  surla  demande 
des  sections  jurassiennes,  en  fît  une  des  questions  sociales  et 
la  discutât  dans  sa  sixième  séance'.  Les  Suisses  et  les  Français 
se  mirent  en  rapport.  Didot,  à  la  suite  d'échange  de  vues  avec 
Raoux,  demanda  13  réformes  au  lieu  de  8.  Le  comité  de 
Lausanne  en  proposa  alors  12  nouvelles  que  Didot  accepta 
(sept-  1868).  De  son  côté  l'Institut  genevois,  à  la  suite  de  rap- 
ports d'Amiel,  puis  du  D''  Olivet  (1"  mai  1869),  donna  son 
adhésion. 

On  eut  aussi  l'appui  des  sections  de  la  Société  pédagogique 
de  la  Suisse  romande.  L'accord  était  à  peu  près  complet  entre 
toutes  les  organisations  coalisées.  La  Société  de  réforme, 
devenue  néographique,  avait  nommé  Raoux  président.  Un 
rapport  sur  22  réformes  avait  été  définitivement  amendé  par 
l'Institut  genevois  (juin  1870).  Le  programme  était  arrêté. 
L'essai  allait  en  être  fait  dans  un  journal  hebdomadaire, 
VEcho  des  réformes,  quand  vint  la  guerre  franco-allemande. 
La  néographie  jouait  de  malheur. 

Toutefois  les  Suisses  n'avaient  pas  les  mêmes  raisons  que 
nous  d'oublier  cette  question,  et  dès  1871  le  congrès  de  Lausanne 
la  reprit.  On  se  remit  en  rapport  avec  Didot,  qui  répondit  par 
ses  Remarques  sur  l" orthographie  française  (1872).  La  discussion 
sur  le  programme  recommençait.  Pour  éviter  de  nouveaux 
débats  on  essaya  des  deux  programmes  à  la  fois.  Ce  fut  un 

1.  Voir  les  procès-verbaux,  imprimés  à  la  Cliaiix-de-Fonds,  1.S57,  p.  113. 


LES  RESILTATS  8S7 

insuccès.  Les  néi^ociations  reprirent  donc  ;  elles  allaient  aboutir, 
lorsque  Didot  mourut  (1876)  :  on  décida  alors  de  revenir  au 
programme  de  4870  complété  par  celui  de  1872.  On  en  trouve 
le  détail  dans  Les  cerveaux  noirs  el  rorthographe  de  Raoux 
(Paris  et  Lausanne,  1878  p.  47).  Ce  n'était  pas  encore  cette 
association  de  bonnes  volontés  qui  devait  empêcher  «  l'ortourafe 
étimologique  de  confeccioner  des  hiéroglifes  avec  des  sillabes 
et  diftongues  » . 

L'édition  du  Dictionnaire  de  1878  repoussa  absolument  toute 
idée  de  conformer  l'orthographe  et  la  prononciation'.  On  s'en 
tint  à  des  corrections  de  détail  :  retranchement  de  quelques 
lettres  doubles  (consonnance,  dyssenterie),  suppression  de 
quelques  lettres  grecques  étymologiques  (ophtAalmic,  r//ythme), 
changement  de  ([uelques  accents  (collège),  addition  d'autres 
(soulèvement),  réduction  du  nombre  des  traits  d'union  (entre- 
côte, havre-sac  ").  Mais  combien  il  reste  des  choses  qu'on  a 
prétendu  ôter  :  des  lettres  doubles  dans  siffler,  soufflé,  pendant 
que  persifler,  boursouflé  ont  perdu  les  leurs,  des  traits  d'union 
dans  cenl-suisses,  franc-fief,  tandis  que  cent  gardes,  franc  archer 
n'en  ont  plus,  un  accent  grave  à  avènement  tandis  i[\i  événement 
en  garde  un  aigu,  etc.  Ces  inconséquences  fourmillent.  Encore 
ne  sont-ce  là  que  des  détails.  Les  cinquante-trois  manières 
d'écrire  le  son  à  {an)  existent  toujours,  et  tout  ce  qui  rend  notre 
langue  si  difficile  à  enseigner. 

La  campagne  ne  tarda  pas  à  reprendre.  Dès  1872,  un  ami  de 
Bescherelle,M.  Pierre  Malvezin,  avait  fondé  une  société,  et  reçu 
les  encouragements  de  Didot.  11  l'a  reconstituée  en  1887  et  lui 
a  gardé  son  autonomie.  Elle  dure  encore  et  présente  un  pro- 
gramme des  plus  modérés  :  dédoublement  des  consonnes  dans 

i.  '■  L'orthographe  est  pour  les  yeux,  la  prononcialion  pour  l'oreille.  L'ortho- 
graphe est  la  forme  visible  et  durable  des  mots;  la  prononciation  n'en  est  que 
l'expression  articulée,  que  l'accent  qui  varie  selon  les  temps,  les  lieux  et  les 
personnes.  L'orthographe  conserve  toujours  un  caractère  et  une  physionomie 
de  famille  qui  rattachent  les  mots  à  leur  origine  et  les  rappellent  à  leur  vrai 
sens,  que  la  prononciation  ne  tend  que  trop  souvent  à  dénaturer  et  à  corrompre. 
Une  révolution  d'orthographe  serait  toute  une  révolution  littéraire;  nos  plus 
grands  écrivains  n'y  survivraient  pas.  »  (Préf.,  p.  ix.) 

2.  On  trouvera  le  détail  de  ces  changements  dans  Orltioç/raphe  des  mois  divers 
d'après  le  Dictionnaire  de  l'Académie  avec  les  modifications  de  la  dernière  édition 
(1878)  par  A.-L.  Penel-Beaufin  (Paris,  Gauguet,  1S"9).  Changements  orthogra- 
phiques apportés  au  Dictionnaire  de  l'Académie,  édil.  de  1817,  publié  par  la 
Société  des  correcteurs  des  imprimeries  de  Paris;  Paris,  Aug.  Hoyer,  1879. 


838  LA   LAN(iUH   FliAMlAISK 

un  cerlaiii  nombre   de   cas    (préfixes,   suffixes,    terminaisons), 
rectifications  de  mots   mal  écrits  par  erreur  (^arson),  réi:iilari-, 
sation  des  verbes  en  eler,  eter,  substitution  de  s  k  x  {bijous),  de 
/■  à  pit,  de  i  ai  y  (anonime),  suppression  des  exceptions  dans 
l'accord  de  demi,  feu,  nu,  etc. 

Plus  ambitieux  a  été  M.  Passy.  Pbouéticien  de  profession,  il 
a  repris  à  la  suite  de  Jozon,  de  J.  P,  A.  Martin  la  thèse  autrefois 
abandonnée  par  Raoux  lui-même.  Il  orjianisa  une  entente  avec 
V Association  phonétique  des  professeurs  de  langues  vivantes  et  la 
Société  française  de  sténographie,  et  il  naquit  une  Société  de 
réforme  (autorisée  en  janvier  1888)  qui  fonda  un  Bulletin 
mensuel  devenu  ensuite  (1*"^  janv.  1889)  la  Nouvelle  orthographe. 
Le  25  février  1887  la  Société  reçut  l'adhésion  de  M.  Louis  Havet', 
et  le  mouvement  prit  dès  lors  une  très  grande  importance  ^  Les 
maîtres  de  la  philologie  contemporaine,  G.  Paris,  feu  A.  Darmes- 
teter  lui  donnèrent  leur  concours,  comme  Sainte-Beuve  et  Littré 
l'avaient  donné  à  Didot.  Une  liste  de  7  000  signatures  où  se 
lisaient  des  noms  connus  et  aimés  fut  recueillie  pour  une  pétition 
à  l'Académie.  Le  IP  Congrès  des  Instituteurs  se  prononça  en  sa 
faveur  (1887),  ainsi  que  Y  Alliance  française  (7  août  1889).  On 
demandait  essentiellement  la  suppression  d'accents  inutiles,  de 
sig'nes  muets  (/  dans  fils,  h  dansrhi/tme,  o  dans /"aon),  la  réduction 
des  doubles  consonnes  [honeur  comme  honorer),  la  substitution 
de  /à  ph  dans  les  mots  g-recs  (telle  qu'elle  a  déjà  eu  lieu  dans 
frénésie,  fantaisie),  l'uniformisation  des  simples  et  des  dérivés 
ou  des  mots  de  la  même  catégorie  {dizième  comme  dizaine,  étaus 
comme  landaus).  Vers  la  fin  de  l'année  1889  M.  Léon  Glédat 
intervint,  apportant  à  la  cause  le  concours  précieux  de  la  Revue 
de  philologie  française  qu'il  publiait  à  Lyon.  (Voir  t.  VI,  fasc.  3, 
son  prog'ramme.) 

En  1891  un  grand  succès  fut  obtenu.  Une  circulaire  du 
ministre  de  l'instruction  publique  du  27  avril  indiqua  aux 
diverses  commissions  d'examens  qu'elles  pouvaient  désormais 


1.  Ses  articles  sont  réunis  dans  La  Simplification  de  V orthographe,  Paris, 
Hachette,  1890. 

•1.  Les  ouvrages  capitaux  sont,  outre  celui  de  M.  Louis  Havet,  Clédat,  Gram- 
maire raisonnée  de  la  langue  frani-aise,  Paris,  Le  Soudier,  1894:  Ernault  et 
Chevaldin,  Manuel  d'orlografe  frani-ui.se  .simplifiée,  Paris,  Bouillon,  1894; 
Lebaigue,  La  7-éforme  orUwgraphique,  nouv.  édil.,  Pion,  1898. 


i 


LKS   UI^SULTATS  850 

se  montrer  tolérantes  :  1"  sur  tous  les  points  où  il  y  a  doute,  ou 
bien  où  l'usage  n'a  été  que  récemment  fixé  :  entresol  ou  oitre 
sols,  phtliisie  ou  phtisie;  2"  sur  toutes  les  distinctions  jugées 
décisives  par  les  grammairiens,  mais  non  confirmées  pleine- 
ment par  la  philologie  moderne;  en  particulier  dans  les  noms 
composés,  l'orthographe  des  déterminatifs  :  gelée  de  groseille  on 
gelée  de  groseilles  ;  3"  sur  toutes  les  fautes  qui  sont  logiques  et 
où  les  lois  naturelles  de  l'analogie  sont  respectées,  par  exemple 
quand  on  écrit  charriot  d'après  charrette,  charrier  ou  aggréga- 
tioji  d'après  agglomération. 

Depuis  lors  de  nombreuses  sollicitations  ont  pressé  les 
ministres  de  transformer  ces  indications  en  prescriptions  impé- 
ratives.  Une  pétition  collective,  lancée  par  MM.  Clédat,  Passy, 
Monseur  et  Renard  a  été  remise  au  ministre  le  11  mars  1896. 
Le  ministère  Combes  semblait  s'en  être  ému.  Mais  jusqu'ici 
rien  de  définitif  n'est  intervenu. 

Un  moment,  il  a  semblé  qu'une  autre  décision  importante 
allait  être  prise  :  La  propagande  avait  continué  très  ardente.  La 
Revue  de  philologie,  succédant  à  la  Nouvelle  orthographe,  publiait 
le  Bulletin  de  la  société  de  réforme.  Elle  avait  obtenu  que  le 
Bulletin  de  l'Université  de  Lyon  s'imprimât  en  orthographe 
réformée,  ainsi  que  plusieurs  publications  de  la  même  Univer- 
sité. MM.  Monseur  et  Wilmotte  avaient  créé  une  section  en 
Belgique.  L'Académie  chargea  M.  Gréard  de  présenter  un  rap- 
port à  la  commission  du  dictionnaire  '.  Pour  la  première  fois, 
depuis  le  xviu'  siècle,  il  était  prudemment  mais  résolument 
réformateur.  Il  signalait  dix  points  principaux,  où  il  y  avait  à 
apporter  un  peu  de  régularité  et  de  simplicité  :  1"  les  majus- 
cules :  Hérodote,  père  de  C histoire;  François  F'',  père  des  Lettres; 
2°  les  tirets  :  contretemps,  contre-cœur;  3°  les  accents  et  autres 
signes  :  règlement,  réglementer,  ïambe  iode;  4"  les  mots  étran- 
gers :  agendas,  errata  ;  5°  les  mots  à  deux  genres  :  période, 
orgue;  les  adjectifs  adverbes  :  demi,  feu;  les  juxtaposés  :  habit 
d'hommes  ou  dlwmme;  6"  les  voyelles  doubles  et  composées  : 
magonnaise  et  faïence;  T  les  doubles  ou  triples  consonnes  : 
polytechnique,  alphabet;  8"  les  mots  de  même  famille  à  formes 

1.  Voir  la  noie  dans  Revue  u/iiversitaire  du  1j  février  1893. 


860  LA   LANOI  K   FRANÇAISE 

contradictoires  :  //  apprUc,  il  nisorcf'le,  soiuirr  et  dclomT, 
bonhommo  et  honliomie;  9"  les  terminaisons  cnl  et  (inl \  10"  les 
pluriels  en  x. 

La  commission  semhle  d'aliord  avoir  accueilli  favorablement 
ridée  d'examiner  toutes  ces  choses.  Mais  on  dit  que  depuis 
l'Académie  s'est  reprise,  et  qu'elle  attendra  »|ue  la  réforme  se 
fasse  en  dehors  d'elle  pour  l'accueillir,  ce  qui  est,  dans  la  situa- 
tion actuelle,  une  manière  détournée  de  s'y  opposer. 

Il  est  incontestable  que  depuis  cinq  ou  six  ans  l'ardeur  pre- 
mière des  réformistes  s'est  attiédie.  L'exemple  de  la  Revue 
Rose  n'a  pas  été  suivi.  Ni  Hervé  ni  Sarcey  n'ont  pu  engager  des 
journaux  quotidiens.  L'université  de  Lyon  elle-même  a  aban- 
donné récemment  l'écriture  de  M.  Clédat,  qui  de  son  côté  a  cessé 
de  publier  le  bulletin  de  la  société. 

Mais  il  continue  à  paraître  un  journal  spécial,  le  Réformiste^ 
imprimé  en  orthographe  réformée,  qui  parmi  d'autres  réformes, 
celles-là  politiques  et  sociales,  comi)at  pour  une  réforme  ortho- 
graphique très  hardie.  La  polémique  y  est  menée  surtout  par 
MM.  Barès  et  Renard.  Chose  originale,  des  libéralités  sont  assu- 
rées désormais  aux  journaux  qui  publieront  en  orthographe 
réformée,  essai  que  la  peur  de  dérouter  leurs  lecteurs  les  avait 
empêchés  de  tenter  et  qui  est  de  toute  nécessité,  si  on  veut 
aboutir.  Grâce  à  cette  publication,  la  question,  qui  semble  un 
peu  assoupie  ailleurs,  continue  à  se  débattre  dans  l'enseigne- 
ment primaire,  là  où  la  tyrannie  orthographique  fait  deux  caté- 
gories de  victimes  :  maîtres  et  élèves.  Il  est  possible  que  le 
hasard  de  la  politique  amène  un  jour  au  ministère  un  homme 
assez  instruit  pour  savoir  que  le  préjugé  orthographique  ne  se 
justifie  ni  ])ar  la  logique,  ni  par  l'histoire,  mais  seulement  par 
une  tradition  relativement  récente,  qui  s'est  formée  surtout 
d'ignorance,  assez  intelligent  aussi  pour  comprendre  que  rien 
ne  sera  fait  pour  le  progrès  de  l'enseignement  jirimaire  tant  que 
de  si  courtes  années  d'études  devront  être  employées  principa- 
lement à  enseigner  aux  enfants  à  lire  et  à  écrire,  comme  en 
Chine. 


LES  RÉSULTATS  801 


La  langue  française  dans  le  monde. 


A  l'extérieur.  —  Le  moment  n'est  pas  venu  d'établir  le 
bilan  de  ce  siècle.  Pour  l'histoire  externe  de  la  langue,  les 
documents  font  à  peu  près  complètement  défaut.  Il  est  certain 
f]ue  le  français  a  perdu  sa  suprématie,  et  qu'un  livre  comme 
celui  d'Allou  sur  V  Université  de  la  langue,  déjà  un  peu  en  retard 
à  l'époque  oii  il  parut,  serait  aujourd'hui  tout  à  fait  ridicule. 
Toutes  sortes  de  causes  politiques,  nos  revers,  le  réveil  uni- 
versel de  l'esprit  national  chez  les  divers  peuples  d'Europe  ont 
rendu  impossible  le  maintien  de  la  situation  privilégiée  que 
notre  idiome  s'était  créée  au  xviu'  siècle.  S'il  la  garde  dans  la 
diplomatie,  c'est  un  peu  comme  le  sultan  garde  Gonstantinople, 
parce  que  sa  succession  ouverte  ferait  naître  trop  de  compéti- 
tions. Mais  il  n'est  plus  la  langue  qu'un  homme  cultivé  est 
obligé  de  savoir,  en  même  temps  que  la  sienne. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'on  ne  l'apprenne  plus.  L'admirable 
renaissance  de  notre  littérature,  l'éclat  de  notre  vie  scientifique, 
intellectuelle,  artistique,  la  hardiesse  de  notre  évolution  poli- 
tique empêchent  qu'on  cesse  de  tourner  les  yeux  vers  Paris, 
et  d'y  suivre  le  mouvement  des  esprits.  De  Madrid  à  Péters- 
bourg  on  a  continué  à  considérer  la  possession  de  notre  langue 
comme  une  élégance,  un  charme  et  un  avantage.  Peut-être 
même  peut-on  affirmer  qu'il  n'est  pas  une  langue  étrangère 
aussi  généralement  étudiée  :  en  haut  par  des  raffinés  et  des 
savants,  en  bas  par  des  révoltés.  Il  y  a  là  plus  qu'une  tradition, 
plus  même  qu'un  hommage  de  reconnaissance  pour  le  rôle  glo- 
rieux joué  par  notre  langue  dans  l'histoire  du  monde.  C'est  chez 
les  uns  un  goût  sincère,  chez  les  autres  une  volonté  de  rester 
en  relations  avec  le  peuple  qui  a  semé  dans  le  monde  des  idées 
et  des  espérances  dont  la  moisson  pousse  toujours. 

Mais  le  monde  moderne  est  aussi  un  monde  d'affaires,  dont 
l'utilité,  autant  que  le  goût,  détermine  les  mouvements.  Or  la 
marche  des  choses  a  fait  que  le  français  n'est  plus  la  langue 
qu'il  est  le  plus  utile  de  savoir.  Le  nombre  peu  considérable  de 


862  LA    LANGUE   FRANÇAISE 

nos  émigrants,  la  décadence  de  notre  marine  de  commerce,  la 
timidité  de  nos  exportateurs  ont  fait  que  peu  à  peu  la  langue  la 
plus  générale  des  affaires  est  devenue  l'anglais,  qui  a  pris  pos- 
session d'une  partie  du  nouveau  monde,  et  qu'on  commence  à 
comprendre  un  peu  dans  tous  les  ports.  L'allemand  se  fait  aussi 
sa  large  part,  souvent  aux  dépens  de  la  nôtre.  L'italien  a  gagné 
dans  la  Méditerranée,  ainsi  de  suite. 

On  ne  saurait  donner  à  cet  égard  de  chiffres  précis.  Toute- 
fois V Alliance  française  doit  publier  à  l'occasion  de  l'Exposition 
de  1900  un  aperçu  de  l'état  de  notre  langue  dans  les  divers 
pays  qui  fournira  au  moins  quelques  données. 

Dans  les  pays  de  protectorat  et  les  colonies,  qui  comprennent 
de  neuf  à  dix  millions  de  kilomètres  carrés  et  de  30  à  40  mil- 
lions d'habitants,  nous  eussions  dû  trouver  quelques  compen- 
sations aux  échecs  subis  ailleurs.  L'incurie  des  gouvernements 
en  a  décidé  autrement.  Sauf  dans  les  anciennes  colonies  Saint- 
Pierre  et  Miquelon  (6  000  habitants),  la  Guadeloupe  (167  000), 
la  Martinique  (190  000),  la  Réunion  (168  000),  où  du  reste  le 
français  s'est  transformé  dans  la  bouche  de  mulâtres  en  un 
patois  créole,  les  fonctionnaires,  marins,  militaires,  sont  à  peu 
près  seuls  avec  quelques  rares  colons  à  parler  français.  La 
masse  indigène  n'est  vraiment  entamée  nulle  part.  Même  en 
Algérie  pacifiée  depuis  cinquante  ans,  le  nombre  des  enfants 
qui  connaissent  notre  langue  est  dérisoire.  Les  statistiques  ne 
sont  pas  fournies  —  on  n'oserait  point  —  mais  nous  savons 
par  ailleurs  où  en  est  la  question.  On  la  discute  encore  théo- 
riquement, et  la  majoi'ité  des  colons  est  hostile  à  une  diffusion 
de  l'enseignement,  qui,  en  relevant  le  niveau  moral  et  intellec- 
tuel des  Arabes  et  Kabyles,  aboutirait  à  relever  leur  condition. 
L'administration  métropolitaine,  oublieuse  de  ses  devoirs 
moraux  comme  de  ses  intérêts,  s'abstient,  s';ibandonnant  à 
Finitiative  de  gouverneurs  plus  préoccupés  de  résoudre  les 
petites  questions  du  moment  que  de  préparer  un  grand  avenir. 
On  compte  seulement  soit  en  Algérie,  soit  en  Tunisie, 
322  000  personnes  d'origine  française,  armée  non  comprise. 

Au  contraire,  dans  plusieurs  de  nos  anciennes  colonies  la 
situation  de  notre  langue  continue  à  être  satisfaisante.  Si  elle 
recule  à  la  Louisiane,  où  cependant  on  compte  encore  à  peu 


LES   RESULTATS  863 

près  80  000  personnes  de  langue  française,  au  Canada  elle  a 
gagné  par  le  fait  même  de  l'accroissement  du  chiffre  de  la  popu- 
lation d'origine  française.  M.  Rameau  de  Saint-Père,  rectifiant 
le  recensement  officiel,  comptait,  en  1893,  1  473  322  Canadiens 
français  (sauf  la  Colombie  britannique).  A  Haïti,  et  dans  les 
Antilles,  si  on  compte  comme  Français  les  gens  parlant  créole, 
le  chiffre  est  d'environ  1  000  000.  La  population  de  la  Dominique 
et  de  Sainte-Lucie  est  restée  aussi  en  grande  majorité  atta- 
chée au  français.  A  ajouter  pour  Maurice  et  les  Seychelles 
3o0  000  environ. 

C'est  encore  un  grand  événement  pour  notre  langue  que 
la  fondation  de  cette  œuvre  privée,  issue  de  l'initiative  de 
M.  P.  Foncin,  qui  s'appelle  V Alliance  française  pour  J a  'propaga- 
tion de  la  langue  française  dans  les  colonies  et  à  tétranger,  et 
qui  depuis  vingt  ans  a  fondé,  soutenu  ou  ressuscité  des  centaines 
d'écoles  qui  sur  tous  les  points  du  globe  entretiennent  le  culte 
et  la  connaissance  de  notre  idiome. 

Limites  actuelles  de  la  langue  française  en  Europe. 
—  Il  est  à  peu  près  impossible  d'évaluer  exactement  le  nombre 
des  habitants  de  l'Europe  occidentale  dont  le  français  ou  les 
patois  français  sont  la  langue  maternelle. 

D'abord,  comme  tout  le  monde  sait,  le  français  n'est  pas  la 
langue  de  tous  les  habitants  de  notre  territoire,  dont  environ 
2000000  (en  y  comprenant  la  Corse)  parlent  diverses  lan- 
gues ou  patois  étrangers,  d'origine  germanique,  celtique  ou 
italienne. 

En  revanche  on  compte  en  dehors  de  nos  frontières  environ 
3900000  personnes  de  langue  française  :  en  Belgique  2877000  ', 
dans  le  pays  de  Malmédy  (Prusse  rhénane)  9000;  en  Alsace- 
Lorraine  217.o00  (évaluation  de  1888,  où  on  compte  pour  moitié 
ceux  qui  parlent  allemand  et  français)  ;  en  Suisse  643600.  Les 
Français  des  vallées  alpines  n'ont  pas  été  comptés  à  part  depuis 
1866;  ils  étaient  alors  121747  dans  l'arrondissement  de  Turin, 
chiffre  trop  fort  aujourd'hui.  Il  faut  ajouter  la  population  des  îles 
anglo-normandes,  qui  parle  un  patois  normand.  De  sorte  que  le 

I.  Pour  obtenir  ce  chiffre,  on  ajoute,  suivant  un  usage  reçu,  à  la  population  de 
langue  exclusivement  française  la  moitié  de  celle  qui  parlç  flamand  et.  wallon 
ou  allemand  et  wallon,  et  le  tiers  de  celle  qui  parle  les  trois  langues. 


'i 


864  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

groupo  compact  de  j»opulation  de  langue  française  en  Europe 
peut  être  évalué  à  40  millions  en  chiffres  ronds. 

Au  lieu  (l'iniliquer  par  une  énumération  de  noms  les  points 
par  où  passe  la  frontière  linguistique,  il  nous  a  paru  préférable 
de  la  montrer  par  des  cartes,  en  y  figurant  autant  que  possible 
les  variations  qu'elle  a  subies.  Ces  cartes  m'ont  été  fournies  par 
mon  ami  et  collègue  M.  Gallois,  maître  de  conférences  de  géo- 
graphie à  l'Ecole  normale  supérieure. 

La  première  indique  les  limites  du  \vallon  et  du  flamand,  et,  à  partir 
d'IIenri-Chapelle  et  Aubel,  sur  la  rive  droite  de  la  Meuse,  du  wallon  et  de  ^ 

l'allemand.  Nous  n'avons  eu  ici  qu'à  prendre  comme  guide  M.  Godefroid  t 

Kurth,  membre  de  l'Académie  royale  de  Belgique,  dont  les  travaux  peuvent 
servir  de  modèle  pour  ces  études  de  frontières  linguistiques  '.  Par  l'examen 
attentif  des  lieux-dits  et  des  documents  d'archives  relatifs  aux  com- 
munes frontières,  M.  Kurth  est  arrivé  à  fixer  avec  précision  les  variations 
de  la  frontière  linguistique  depuis  le  moyen  âge.  Ces  variations  sont  presque 
insignifiantes  sur  le  territoire  belge,  elles  dépassent  rarement  la  largeur 
d'une  commune  et  c'est  toujours  le  flamand  qui  a  reculé  devant  le  Avallon. 
Les  changements  n'ont  vraiment  d'importance  qu'en  territoire  français 
où,  au  XII''  siècle  encore,  tout  le  pays  au  nord  d'une  ligne  tirée  de  Saint- 
Omer  à  Boulogne  (Boulogne  excepté)  était  flamand.  Le  recul  du  flamand 
a  même  gagné  le  territoire  belge  au  nord  de  la  Lys.  De  plus,  Dunkerque 
forme  déjà  un  Ilot  français  en  pays  flamand. 

Pour  la  limite  du  français  et  de  l'allemand  en  Alsace-Lorraine,  nous  nous 
sommes  conformés  aux  données  de  C.  This,  très  légèrement  modifiées 
par  M.  Plister  et,  pour  les  variations  de  celte  limite,  aux  travaux  de  M.  llans 
Witte,  inspirés  de  la  même  méthode  que  ceux  de  M.  Kurth  ^.  Il  résulte  de 
ces  travaux  qu'en  Lorraine  il  y  a  eu  d'abord,  à  partir  du  xi"^  siècle,  une 
légère  avancée  de  l'allemand  sur  le  français;  mais  que,  depuis  le  xvi"  siècle, 
le  recul  de  l'allemand  est  assez  considérable.  On  trouve  en  avant  de  la 
limite  actuelle,  mais  jamais  très  loin  de  cette  limite,  toute  une  série  de 
noms  à  terminaison  en  auge,  traduction  delà  terminaison  allemande  inyeti. 
ou  en  troff,  altération  de  dorf,  et  la  ligne  qui  les  enveloppe  circonscrit 
assez  bien  le  terrain  perdu.  En  Alsace,  la  limite  est  plus  capricieuse.  Elle 
laisse  an  fiançnis  les  hautes  vallées  de  la  Bruche,  du  Giesen,  de  la  Liep- 

1.  Godefroid  Ivurlti,  La  Frontière  linrju'itsUque  en  Belt/ii/ue  et  dans  le  nord  de  la 
France.  Mémoires  couronnés....  Acad.  U.  des  Sciences,  Lettres  et  Heaux-Arls  de 
Belgique.  ï.  XLVllI,  vol.  I,  1895;  vol.  11,  1898.  Carte.  1900. 

2.  G.  This,  Die  deutsch-franzosiscke  Sprachgrenze  ini  Lothrinf/en.  Beitriige  zur 
Landes-  und  VolksUunde  von  Elsass-Lothringen,  Heft  I.  Strasl)ourg,  1887;  Die 
deutsch-franziJsisc/ie  Spracfif/renze  im  Elsass.  Ibid.,  lleft.  V,  1888.  —  Ch.  Pfisler, 
La  limite  de  la  Unique  française  et  de  la  langue  alle>nande  en  Ahace-Lorraine. 
Considérations  liistoriques.  liidlet.  Soc.  de  Géograpliie  de  l'Est,  t.  XU.  1890. — 
li.iiis  Wille,  Dus  deulsclte  Spraclujehiet  Lothringens  und  sci/u-  Wandelungen. 
Forscliiinj-'en  zur  deutsch.  Landes-  und  VolUskiindc,  t.  Ylli,  Hel'l  (i,  1894:  Zur 
Gesc/riclite  des  DeuLschluuis  ini  Elsass  und  im  Vogesewjebiel.  Ibid.,  T.  X,  lieft 
IV,  1897. 


Hist  de  la  langue  et  de  la  litt.fr. 


Tome  VIII  .Ch.  XIII. 


Armand  CO  Ll  N  &  C'."=  Editeurs  ,  Paris  . 


/mp.  J)ufréfU>y,  Parùv 


Hist.  de  la  langue  et  de  la  litt  fp. 


TomeVIILCh.Xill. 


I 1  Terrtan  pert/u  par  f  ^.Uemajui  cCepu 

L 1  U.Xn""'\vièct<-<,-n  .-iUacc-la 

— — -  Froiitier-es  polxiii^ices 

Echelle  i:  2  200  000 


Armand  COLIN  &  C"^  Editeurs,  Paris 


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H  ist  de  la  langue  et  de  la  litt.  fr 


Tome  VlILCh.XIJi. 


FRONTIÈRE  LINGUISTIQUE  DU  SUD-EST 

Limite  fin  français  et  de  l  Italien 

— I    Populations  tie  lanffut 
—   J^rancaise  tlisscinine^s 


frontières  politofues- 

Echelle  1:2200000 


Armand  COLIN  &  C'.^  Editeurs,  Paris . 


Jmp   />uJré„o^.  ly 


I 


LES  RESULTATS  863 

vrette,  de  la  Weiss,  où  le  roman  ne  fut  pas  submergé  comme  dans  la 
plaine  par  les  invasions  alémaniques.  L'exploitation  des  mines  a  intro- 
duit depuis  le  xvi'^  siècle  des  colons  allemands  à  Sainte-Marie-aux-Mines 
et  germanisé  cette  partie  de  la  vallée. 

Sur  le  territoire  suisse  nous  relrouvons  un  excellent  guide  en  M.  J.  Zim- 
merli  '.  Il  montre  comment,  contrairement  à  une  opinion  répandue,  ce 
n'est  pas  l'allemand  qui,  dans  la  plaine  suisse,  a  reculé  devant  le  français  ; 
il  a  au  contraire  gagné  du  terrain,  surtout  avant  le  xi''  siècle,  et  sans  qu'on 
puisse  préciser  la  date  de  ses  étapes  successives.  Les  conquêtes  postérieures 
dans  la  région  voisine  du  lac  de  Morat  comme  dans  le  Valais  (Louèche  ger- 
manisé au  xv''  siècle)  sont  beaucoup  plus  modestes.  11  est  vrai  qu'il  a 
occupé  pendant  un  temps  la  rive  droite  de  la  Sarine,  au  sud  de  Fribourg, 
et  dans  le  Valais  des  ilôts  à  Sierre,  Bramois,  Sion,  territoires  perdus 
depuis;  mais  ce  recul  est  insignifiant  comparé  à  l'avancée  antérieure  et 
nous  aurions  pu  difficilement  l'indiquer  sur  notre  carte. 

Le  mont  Cervin  sert  à  peu  près  de  frontière  commune  à  l'allemand,  au 
français  et  à  l'italien.  A  partir  de  là  le  français  déborde  sur  le  versant 
italien  dans  les  hautes  vallées  de  la  Doire  Baltée,  de  la  Doire  Ripaire,  du 
Cluson,  du  Pellice,  de  la  V^araïta.  La  géographie,  autant  que  l'histoire, 
explique  cette  anomalie  apparente.  La  vallée  d'Aoste  fortement  romanisée 
communiquait  avec  la  Tarentaise  parle  petit  Saint-Bernard.  Séparée  du 
Piémont  par  les  défilés  que  garde  le  fort  de  Bard ,  on  la  considérait  comme 
une  annexe  de  la  Savoie,  plutôt  que  du  Piémont.  Les  autres  vallées  étaient 
plus  étroitement  encore  rattachées  au  domaine  du  français.  Elles  faisaient 
partie  du  Briançonnais,  éventail  de  vallées  communiquant  entre  elles  par 
des  passages  relativement  faciles,  et  fermées  en  aval  par  des  étranglements. 
Entre  Fenestrelle  et  Château-Dauphin,  le  français,  devenu  langue  religieuse. 
S'est  fortement  établi  dans  les  vallées  vaudoises  protestantes.  Sur  tout  ce 
versant,  notre  langue  perd  aujourd'hui  du  terrain.  Nous  avons  figuré 
d'après  l'enquête  récente  de  Christian  Garnier  les  régions  où  le  français 
est  encore  prédominant  et  celles  où  il  n'est  parlé  que  par  une  fraction  de  la 
population  -. 

La  limite  dans  les  Alpes-Maritimes  est  restée  longtemps  incertaine.  C'est 
qu'en  eiïet  le  passage  est  ici  presque  insensible  entre  les  parle  rs  se  rattachant 
au  provençal  et  ceux  qui  se  rattachent  au  génois.  Des  études  de  M.  Funel^, 
il  ressort  cependant  que  les  patois  des  vallées  qui  descendent  au  Var  ou 
au  Paillon  sont  nettement  provençaux  et  que  les  patois  pouvant  se  rat- 
tacher au  génois  ne  commencent  à  apparaître  que  dans  celles  qui  des- 
cendent à  la  Roya.  Il  est  bon  de  remarquer  que  Titahen  pas  plus  que  le 
français  n'était  compris  il  n'y  a  pas  longtemps  encore, par  les  paysans  de 
ces  vallées  retirées;  le  français  y  fait  d'ailleurs  de  rapides  progrès. 

Dans  les  Pyrénées,  il  faut  distinguer  la  région  centrale,  où  la  barrière 

1.  J.  Zimmerli,  Die  deiitsch-franzbsische  Spvachqrenze  in  de)'  Schweiz,  l.  Teil,  Die 
^prachfpenze  im  Jura,  Bile  et  Genève,  1891. H.  TeiK  Die  Sprachgrenze  im  Mittel- 
lande,  in  den  Freiburger,  WaadtUinder  und  Berner  Alpen,  ilnd.,  1895;  111  Teil. 
Die  Sprachgrenze  im  Wallis,  ibid.,  1899. 

2.  Chr.  Garnier,  Note  sur  la  répartition  des  langues  dans  les  Alpes  occidentales 
Revue  de  Géographie,  t.  XL,  1897. 

3.  L.  Fiinel,  Les  parlers populaires  du  département  des  Alpes-Maritimes.  BuUet. 
de  géographie  hist.  et  descriptive,  année  1897,  n°  2.  Paris,  1898. 

Histoire  de  la  langue.  VIII.  ^" 


866  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

montagneuse  sert  naturellement  de  limite  entre  le  français  et  l'espagnol 
représenté  ici  par  l'aragonais  (le  val  d'Aran  restant  au  français),  et  les 
deux  extrémités  où  le  catalan  et  le  basque  empiètent  sur  notre  territoire. 
A  l'est  nous  avons  laissé  en  dehors  de  la  frontière  les  territoires  de  langue 
catalane,  malgré  les  affinités  qui  rapprochent  cette  langue  des  dialectes  de 
langue  d'oc. 

A  l'ouest  la  limite  du  basque  ne  semble  pas  avoir  varié  beaucoup  en 
France  depuis  plusieurs  siècles.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  prouvé  par 
l'existence  d'une  zone  de  localités  telle  que  Biarritz,  Bidos,  Aramitz,  dont  les 
noms  sont  certainement  basques,  que  l'euskara  a  successivement  reculé 
devant  le  roman  depuis  qu'une  invasion  de  Vascons  l'avait  réintroduit  au 
vi"  siècle  en  deçà  des  Pyrénées.  Nous  avons  suivi  pour  la  limite  du  basque 
le  tracé  de  M.  Paul  Broca.  corrigé  par  M.  Luchairc  *. 

Pour  la  Bretagne,  la  réoccupalion  du  vieux  pays  celtique  parles  popula- 
tions de  même  sang,  venues  des  îles  britanniques,  est  un  fait  aujourd'hui 
démontré.  Lecartulaire  de  Redon  a  permis  à  M.  de  Courson  de  tracer  à  peu 
près  la  limite  du  breton  au  ix'' siècle;  en  la  comparant  avec  la  limite 
actuelle,  telle  qu'elle  résulte  de  l'enquête  de  M.  Sébillot,  on  voit  qu'il  a 
fallu  dix  siècles  au  français  pour  reconquérir  la  moitié  de  la  péninsule-. 

Mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'on  parle  sur  ce  territoire  le 
français  proprement  dit.  Comme  tout  le  monde  sait,  la  majeure 
partie  des  villages  parlent  des  dialectes  ou  patois. 

La  prétention  de  les  détruire  que  nous  avons  vue  si  naïve- 
ment exprimée  pendant  la  Révolution  a  encore  été  émise  quel- 
quefois dans  notre  siècle  —  au  début  surtout.  Le  conseil  d'ar- 
rondissement de  Cabors  avait  même  voté  un  vœu  en  ce  sens, 
qui  n'eut  d'autre  effet  que  de  lui  attirer  une  verte  réplique  de 
Ch.  Nodier  ^  Le  xix"  siècle  a  été  marqué  tout  au  contraire  par 
une  superbe  renaissance  des  idiomes  méridionaux. 

Néanmoins  il  est  incontestable  que  dans  l'ensemble  les 
patois  reculent.  Outre  qu'ils  se  laissent  pénétrer,  fait  très  impor- 
tant, mais  qui  ne  concerne  point  cette  bistoire,  ils  sont  peu  à 
peu  dépossédés  de  quelques  parcelles  de  terrain  par  le  dévelop- 
pement des  villes  et  l'extension  des  communications.  Il  arrive 
que  d'abord  des  familles,  puis  des  bourgs  entiers  finissent  par 
les  abandonner.  Sans  en  venir  à  ce  point,  beaucoup  de  paysans 

i.  Paul  Broca,  Sur  l'oriqine  et  la  répartition  de.  la  lanr/ue  basque.  Rev.  d'An- 
thropologie, t.  IV,  1875.  —  Achille  Luchaire,  Études  sur  les  idiomes  pyrénéens 
de  la  région  française,  Paris,  1879. 

2.  Aurélien  de  Courson,  Cnrlnlaire  de  Vabbai^e  de  Bedon  en  Bretagne.  Collec- 
tion de  doeinnents  inédits  sur  l'histoire  de  France.  Paris,  1,S(;3.  —  Paid  Sébillot, 
Ln  langue  bretonne.  Liniites  et  statislic/ue,  Revue  d'EtlinograitIlie,  t.  V,  1880. 

3.  Voir  Bull,  du  bibl.,  1835,  1,  14.  il  paraît  cependant  encore  parfois  des  bro- 
chures. Vacheret,  U.extinclion  des  patois,  Gray,  1867,  in-8. 


LES  RÉSULTATS  867 

sont  devenus  bilingues,  et  s'ils  se  servent  entre  eux  de  leur 
dialecte,  ils  entendent  la  langue  officielle  et  la  parlent  au  besoin. 
Il  est  certain  que  sous  ce  rapport  le  progrès  a  été  très  marqué. 
Nous  n'avons  malheureusement  que  des  renseignements  par- 
tiels, et  une  statistique  serait  bien  nécessaire.  Il  ne  semble  pas 
qu'il  serait  bien  difficile  de  l'obtenir  dans  un  recensements 

L'état  actuel  de  la  langue. 

L'émancipation  de  la  langue  littéraire  et  ses  con- 
séquences. —  Un  grand  fait  domine  les  autres,  quand  on 
regarde  de  haut  l'histoire  linguistique  de  ce  siècle.  La  langue 
s'est  affranchie,  et  définitivement,  semble-t-il.  Ceux-là  seuls 
peuvent  dire  que  c'est  un  mal  qui  en  sont  à  croire  qu'on  a  brus- 
quement brisé  avec  la  langue  de  Racine  et  de  Bossuet.  Il  fallait 
changer  de  direction.  Le  pouvait-on  sans  rupture  brusque?  Cette 
question  n'est  qu'une  application  spéciale  d'une  question  très 
générale  :  Certains  progrès  sont-ils  possibles  sans  révolution? 
Peut-on  espérer  les  acquérir  ou  faut-il  toujours  résolument  se 
décider  à  les  conquérir? 

En  tout  cas  V.  Hugo  et  les  siens  ont  conquis  cette  liberté,  de 
haute  lutte.  Elle  est  maintenant  assurée.  Néanmoins  je  dirais 
volontiers  qu'on  n'a  pas  encore  le  droit  de  se  demander  si  elle 
a  donné  de  bons  ou  de  mauvais  résultats.  Non  seulement  nous 
sommes  trop  près  des  faits  pour  les  juger,  mais  surtout  il  ne 
s'est  pas  encore  produit  un  nombre  de  faits  suffisants.  Je  veux 
dire  que  la  période  d'effervescence  qui  suit  toujours  une  éman- 
cipation dure  encore.  En  comprimant  ses  instincts,  on  a  fait  que 
notre  langue  déjà  vieille,  une  fois  libérée,  s'est  retrouvée  avoir 
des  appétits  de  jeunesse  et  qu'il  faut  laisser  le  calme  lui  venir. 
J'ajoute  que  dans  les  ébats  même  oiî  elle  s'est  dépensée,  il  a 
été  beau  de  voir  combien  elle  avait  gardé  en  réserve  de  force, 

1.  Voir  J.  Yinson,  La  laïuiue  française  et  les  idiomes  locaux  [Revue  de  linquist., 
Xlll,  ISSO,  1.S7-240).  Il  y  aurait  ici  deux  séries  de  questions  essentielles  à  traiter  : 
Quand  et  coninient  le  "français  a-t-il  remplacé  le  parler  local?  S'il  ne  l'a  pas  rem- 
placé, dans  quelle  mesure  l'a-t-il  él)ranle?  Dans  quel  sens  le  pénètre-l-il?  Inver- 
sement quelle  a  été  l'influence  du  parler  local  sur  le  français?  En  quoi  le 
français  parlé  dilTère-l-il  du  parler  général  de  la  province  et  de  la  langue 
firançaise  officielle  ? 


868  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

de  souplesse,  de  plasticité.  Tout  le  monde  la  croyait  pauvre,  et 
plus  propre  par  sa  justesse  un  peu  sèche,  sa  simplicité  régulière 
au  raisonnement  qu'à  la  poésie.  Tout  à  coup  elle  a  montré 
qu'elle  pouvait  lutter  avec  toutes  les  autres  d'abondance  et  de 
pittoresque.  Le  vocabulaire,  sous  l'impulsion  que  les  écrivains 
ont  donnée,  et  aussi  sous  l'influence  du  mouvement  général  des 
esprits  s'est  énormément  accru'. 

Quelques  pertes.  —  Ce  n'est  pas  qu'on  n'ait  fait  quelques 
pertes,  chose  étrange  dans  ce  siècle  oîi  on  s'est  tant  appliqué 
à  retenir  et  même  à  ressusciter  les  termes  anciens. 

On  a  laissé  tomber,  d'abord,  un  certain  nombre  de  mots 
nobles  :  guérel,  auteur  de  mes  Jours,  fredon,  jeune perso7ine,  etc., 
qui  expient  leur  ancienne  faveur.  D'autres  que  les  romantiques 
avaient  gardé  :  déité,  ris,  jeunesse  ont  suivi  les  premiers.  Mais 
en  voici  qui  pouvaient  vivre  : 

Bladicr,  boulevari  (encore  recommandé  par  le  Dictionnaire  du  langage 
vicieux  en  1835),  boulingrin  (pelouse)  ;  le  coup  a  fait  choc,  déconstruire  (que 
Villemain  employait  dans  la  préface  du  dictionnaire  de  1835  pendant  qu'on 
le  supprimait  dans  le  cours  de  l'ouvrage),  délectable  (encore  très  usuel  au 
.wiii*^  siècle,  et  qui  est  dans  Chat.,  René,  79),  ergotisme  (Beaum.,  Let.  sur 
la  crit.  du  Barb.),  flaquer  (jeter  un  liquide  contre  quelqu'un,  gavion  (devenu 
trivial),  rentraire  et  rentraiture,  sauvagine  (=  oiseaux  sauvages),  etc. 
Quelquefois  le  dommage  est  évident,  bosseler  et  bossuer  faisaient  deux,  il 
y  avait  avantage  à  ne  pas  les  confondre  -.  De  même  pour  peinturer  et 
peindre,  pour  tendreté  et  tendresse. 

Bien  des  mots  survivants  sont  dépouillés  d'anciens  sens,  ou 
ne  les  prennent  plus  que  rarement  : 

Analogue  ne  signifie  plus  convenable,  et  assemblées  ne  se  dit  plus  guère 
de  simples  réunions  d'amis.  On  n'écrirait  plus  :  //  surgit  encore  au  toit 
paternel  (Chat.,  Mém.,  1,  17);  caillette  pour  bavarde,  cartel  pour  feuille  de 
musique,  ne  se  comprennent  pas  plus  que  chignon  pour  jonction  du  dos 

1.  Evidemment  nous  ne  sommes  pas  sûrs,  dès  aujourd'lmi.  de  l'avenir  d'un 
grand  nombre  de  mots.  Il  y  a  plus.  Qui  est  en  mesure  de  prononcer  avec  assu- 
rance sur  la  situation  actuelle  de  certains  mois?  Sont-ils  rerus  ou  non?  Recon- 
naissez-vous actualité'  pour  bon"?  Oui.  Et  baser'!  Il  a  fait  de  grands  progrès 
depuis  que  Royer-Collard  s'écriait  à  l'Académie  :  s'il  entre,  je  sors.  Soit,  donc. 
Mais  émolionner,  mais  détaxe,  mais  concurrencer,  cultural,  global,  pourcentage, 
cent  autres,  mille  autres? 

En  syntaxe  mêmes  hésitations.  Accfplez-vous  causera'?  — Jamais.  Mais  n'écrivez- 
vous  pas  :  Eviiez-vfoi  la  peine  de  recommencer?  Si  fait.  Vous  avez  la  grammaire 
contre  vous,  non  seulement  Marie,  mais  Litlré. 


2.  Hugo  a  plusieurs  fois  donné  l'exemple  :  Son  morion  tout  bosselé  à  Montlhéry 
.V.  D.  /'.,  IV).  Cf.  Journ.  d.  l.  l.  fr.,  1838,  463,  et  la  Lég.  d.  S.  Pet.  roi  de  Gai.,  IX. 


LES  RESULTATS  869 

et  de  la  nuque,  et  sangler  un  coup  ferait  croire  à  une  faute  :  le  peuple  dit 
cingler  le  dos. 

Les  gains.  Vieux  mots.  —  En  revanche  on  a  d'abord 
ressuscité  un  certain  nombre  de  mots  : 

Antan,  azwer,  hrandes,  condiment,  drôlatkpie,  élaborer,  enviable,  falla- 
cieux, garçonnet,  grandesse,  ivoirin,  juvénile,  livresque,  norme,  ombreux, 
qui...  qui,  rallongement,  ruisselet,  rutilant,  sautelant,  scmaison,  somnolent, 
souvenance,  tel  qu'il  soit,  unifier,  vulgarité. 

Encore  faut-il  observer  que  presque  tous  peuvent  avoir  été  refaits,  ou 
réempruntés  à  leur  première  source.  11  est  vrai  qu'il  faut  en  ajouter  d'au- 
tres qui,  sans  être  usuels,  n'étonnent  plus  :  abominer,  découvreur,  ébaubir, 
épouvantcments,  hideur,  nonchcdoir,  oubliance,  survenue. 

D'autres  qui  étaient  seulement  sur  le  point  de  mourir  ont  été  sauvés  : 
accoutumance,  au  fur  et  à  m.esure  (encore  condamné  par  Marie,  da'ns  le 
Journ.  d.  l.  l.  fr.),  à  l'endroit  de,  venir  à  la  rescousse,  orée,  pactiser,  repen- 
tance,  voire. 

C'est  peu,  même  en  allongeant  ces  listes  de  tout  ce  que 
j'oublie,  mais  le  vrai  fruit  du  travail  dépensé  n'est  pas  celui-là. 
En  remettant  systématiquement  en  honneur  d'anciens  mots, 
notre  siècle  a  du  moins  obtenu  qu'on  considérât  tout  autrement 
le  passé  de  la  langue.  Désormais  les  mots  vieillissants  ou 
même  vieillis  sont  traités  comme  des  ancêtres  qui  font  bonne 
figure  à  la  place  d'honneur,  quand  ils  peuvent  s'y  tenir;  ils  ne 
sont  plus  cachés  comme  les  grand'mères  en  bonnet  qui  s'aven- 
turent dans  les  maisons  de  descendants  parvenus. 

Mots,  sens  et  tours  nouveaux.  —  En  second  lieu,  une 
foule  de  mots  nouveaux  se  sont  fait  admettre.  Je  fais  les  listes 
courtes,  ayant  déjà  tant  cité,  et  j'écarte  à  dessein  tout  ce  qui, 
n'étant  que  le  nom  d'un  objet,  a  suivi  nécessairement  la  vulga- 
risation de  cet  objet.  Qui  renoncerait  aujourd'hui  à  : 

Abêtissement  (R.  '),  accidenté  (R.),  activé  (R.),  adorablemcnt,  agrémenté, 
animalier,  apitoiement,  aquarelliste,  architectural,  artistique  (pédantesque 
et  barbare,  suivant  Wey  et  Aubertin,  Gr.  mod.,  137),  artistiquement, 
ascensionniste,  ascétisme,  assoiffer ,  avouable,  bénisseur ,  bisser,  blondinet, 
blondir,  boulevardier,  boursicotier,  caporalisme,  captivant  (R.),  caricaturer, 
caricaturiste,  carnavalesque,  carrossable,  cascatelle ,  chaotique,  charmille, 
chauvin,  chauvinisme,  chassé- cr oisé ,  chinoiserie,  chucholage,  chuter,  civilisa- 
teur, claqueur,  claustration,  clignotant,  collaborer,  collectionner,  collection- 
neur, colonisation,  colonisateur,  colossalement,  comploteur  (R.),  compréhensif, 

l.  Je  marque  d'un  R.  les  mots  proposés  par  Richard  de  Radonvilliers,  par 
un  P.  ceux  qui  ont  été  proposés  par  Pougens. 


870  LA  LAxNGUE  FRANÇAISE 

compromettant,  compromission,  confectionner^,  confcctionnevr,  conft'rencier, 
confraternel,  congestionner,  convenable  (R.),  continental,  contractile,  contre- 
attaque,  contre-ordre,  controversé,  contusionné,  convulsivement,  coreligion' 
nuire ,  corsé ,  cosmopolitisme,  colillonner,  cotonnier,  crânement,  cràncrie, 
crasse,  cravater,  crétinisme,  cumulard,  dantesque,  déblaiement  (R.),  décoratif, 
définissable,  défraîchir,  dégradant  (R.),  délayage,  demi-mondaine,  demi-sang, 
démodé,  démontage,  dénigrant,  dépister,  dépoétiser,  déntcinable,  déraillement, 
dérailler,  désabrutir  (R.).  désaffection,  désillusion  (R.)  -,  désillusionner  (R.), 
clésinviter,  désinvolture,  détériorable  (R.),  développable,  devinette,  diplômé, 
discontinuité  (R.),  discutable,  discuteur,  distancer,  distraitement,  divette, 
documenté,  domestication,  dosable ,  douanier,  dramatiquement,  échotier, 
égoïstement,  écrasant,  éduqué,  embroussaillé,  enrubanné,  ensoleillée,  entrain, 
étouffements,  explicable,  fcrtilisable,  flânerie,  flâneur,  flanocher,  formidable- 
ment, frileusement,  gêneur,  global,  gouvernemental,  griserie,  harmoniser, 
illusionner,  immérité,  immigration,  impopidaire,  impubliable  (R.),  impres- 
sionnable, inassimilable ,  inassouvi,  inavouable,  incolore,  incomplètement, 
incurablement,  indélicat,  indélicatesse,  indéniable,  indéracinable,  indescrip- 
tible, indocilement,  industriellement,  influencer,  innocenter,  inoffensif,  inou- 
bliable (RO,  inqualifiable  (R.),  insanité,  insécurité,  instinciirement,  inusable, 
irréflexion,  irréfutable,  irrévérencieux,  libérable,  libre  penseur,  moderniser, 
mouvementé,  ostentatoire,  outrancier,  parcimonieusement  (H.),  pai  lernentaire- 
ment,  parlotte,  pasticher,  patronner,  perquisitionner,  petit-crevé,  pJiénoménal, 
presque-éternité,  presque-totalité,  pitrerie,  primer,  progresser  {\\.),  providen- 
tiellement, quasiment,  raccommodable  (R.),  rastaquouère,  réadopter,  réarmer, 
rébellionner,  réédité  (R.),  régenter,  réglementairement,  réglementer,  réin- 
venter, réorganiser,  réouverture,  rêveusement,  risette,  roublardise,  sans-gêne, 
satiriste,  sauvegarder,  sensiblerie,  snobisme,  somnoler,  soucieusement,  sous- 
main,  stupéfier  ^,  subventionner,  surchauffer,  surexciter,  terrifier,  terroriser  *, 
toussoter,  tripotailler,  trôner,  troublant,  rationner,  vantardise,  viveur. 

On  pourrait  décupler  le  nombre  de  ces  exemples,  sans  tomber 
aucunement  dans  le  bizarre,  ou  l'inutile.  Encore  faut-il  ajouter 
que  les  mots  livresques  sont  en  nombre  au  moins  égal.  On  en 
a  tant  vu  dans  un  des  chapitres  qui  précèdent  que  je  n'ai  pas 
besoin  d'y  insister.  Et  tous  ne  sont  point  laids  :  aronial,  blon- 
deur, lilial,  nacrure,  piquetis,  poudroiement,  simplesse,  vespéral. 

En  môme  temps  le  sens  des  mots  a  été  multiplié,  refaçonné. 
Ici  le  résultat  du  travail  est  si  [)eu  apparent  qu'on  s'en  rend 
moins  comjtte  encore.  Voici  par  exemple  un  commencement  de 

1.  Qiio  dire  à  l'ouvrier... 

Qui  rougissant  des  noms  do  lingor,  de  tailleur. 
Se  nomme  chemisier  et  confectionneur? 

(Viennet,  Ep.  <i  Boilemi.) 

2.  ..   Désillusion   n'existe   pas,   désillusionner  est    barbare,   désillusionnemcni 
monstrueux.  Ils  forment  une  trilogie  repoussante.  »  Wey,  I,  36". 

3.  Haillé  par  Musset,  Let.  Diip.  et  Cot. 

4.  Attaqués  par  Deschanel,  Rev.  de  Paris,  21,  20". 


LES  RESULTATS  871 

compte  rendu  :  «  La  réunion  d'hier  a  été  houleuse.  Dès  huit 
heures  la  salle  était  bondée,  mais  visiblement  hostile.  Les 
adversaires  du  conférencier  avaient  travaillé  activement.  Pour 
être  véridique,  il  faut  reconnaître  d'abord  que  M.  Derval  manque 
de  cachet  extérieur,  quoiqu'il  affecte  des  mises  excentriques. 
Point  de  tempérament  non  plus.  Aux  premiers  cris,  il  s'affale 
sur  sa  chaise.  On  leur  avait  promis  une  sommité,  on  leur  servait 
un  bonze.  On  l'interpelle  de  tous  côtés,  etc.  » 

C'est  du  mauvais  style  «  journalistique  »  sans  doute,  mais 
qui  pourrait  être  d'une  feuille  quelconque.  En  réalité  c'est  un 
entassement  fait  exprès  de  mots  qui  ont  tous  un  sens  inconnu 
jusqu'à  ce  siècle  :  houleuse,  bondée,  conférencier,  activement, 
véridique,  cachet,  excentrique,  mise,  tempérament,  s'affaler, 
sommité,  servir,  bonze,  interpeller.  Sauf  un  ou  deux,  à  peine  les 
remarque-t-on. 

Or  il  en  est  ainsi  souvent  dans  les  livres.  Le  goût  est  meilleur, 
les  acceptions  des  mots  sont  aussi  nouvelles.  Par  exten- 
sion, par  restriction,  par  métaphore  surtout,  le  sens  d'une 
partie  du  vocabulaire  a  été  entièrement  transformé  chez  nos 
écrivains,  et  une  partie  de  ce  travail  restera  acquis  à  la  langue. 
Qui  remarque  :  anodin,  communier  dans  tamour  de  la  patrie, 
des  idées  excentriques,  un  front  marmoréen,  etc. 

Les  changements  grammaticaux  sont  aussi  très  nombreux.  —  On  est 
devenu  moins  rigoureux  sur  les  formes.  Des  mots  jusque-là  privés  du 
féminin  ou  du  masculin  s'en  sont  vu  forger  un  bien  utile  :  laveur,  accom- 
pagnatrice, éducatrice,  pairesse,  romancière ,  Suissesse,  tailleuse.  On  a  vu 
paraître  des  singuliers  ou  des  pluriels  contestés  :  étaux,  ancêtre,  assistant, 
broussaille,  pincette,  vitrail,  etc. 

Les  malheureux  adjectifs  en  al  n'ont  plus  été  privés  de  leur  pluriel  chaque 
fois  que  les  grammairiens  étaient  dans  l'embarras  :  colossal,  conjugal, 
expérimental,  frugal,  glacial,  vénal.  Des  verbes,  sans  conjugaison  pour 
avoir  perdu  leurs  anciennes  formes,  s'en  sont  refait  une  nouvelle;  exemple 
bruire  :  il  bruissait,  bruissant. 

En  même  temps  la  syntaxe  s'est  beaucoup  assouplie.  Qu'on  se  souvienne 
des  anciennes  restrictions  :  ne  dites  pas  des  raisins,  cela  n'est  pas  logique, 
c'était  bon  pour  La  Fontaine  (m,  U);  la  Pentecôte  n'autorise  pas  la  Noël. 
J'ai  très  soif,  très  chaud,  très  faim  étaient  impossibles  puisque  les  adjectifs 
seuls  peuvent  avoir  des  degrés.  On  ne  voulait  point  de  l'ellipse  si  com- 
mode :  un  gâteau  à  eux  offert  ',  ni  du  tour  plus  aisé  encore  qui  permet  de 
qualifier  les  démonstratifs  :  celles  connues  sous  le  nom.  Tout  au  moins 

1.  J.  d.  l.  l.  fr.,  II,  447. 


872  LA   LANGUE   FRANÇAISE 

fallait-il  que  le  déterminatif  fût  un  participe  et  non  un  adjectif.  Clioisir  des 
deux  sujets  eeiui  relatif  à  vies  études  était  monstrueux  '. 

Il  fallait  toujours  mettre  le  pronom  neutre  et  dire  :  je  te  Vaffirine  et  non 
comme  Cas.  Delavigne  (D.  Juan,  iv,  1)  :  Non,  je  fassuie.  Ce  même  le  ne 
pouvait  figurer  devant  le  verbe  être  pour  remplacer  l'idée  contenue  dans 
un  verbe  actif:  Vous  m'avez  aimée  eouime  je  ne  le  serai  jainais  de  personne. 
Les  constructions  doublement  relatives  étaient  proscrites-.  Le  relatif  devait 
suivre  immédiatement  son  antécédent.  A'»/  n'avait  pas  de  pluriel  ^.  Quel- 
ques n'était  pomt  autorisé  à  se  faire  précéder  de  l'article  ou  du  démons- 
tratif :  CCS  quelques  lignes. 

Il  semblait  qu'il  y  eût  une  différence  essentielle  de  nature  qui  classât 
irrévocablement  les  verbes  parmi  les  transitifs  ou  les  intransitils.  Eclairez 
à  Monsieur,  il  a  incectivé  contre  moi,  étaient  des  dogmes.  Empoisonner 
rail  était  un  crime  comme  2nniir  imc  chose.  On  sait  combien  de  verbes  ont 
été  hardiment  portés  d'une  classe  dans  l'autre  :  N'ai-je  pus,  comme  toi,  sué 
mon  agonie?  (Lam.)  Le  soleil  blondissait  les  pierres  [Éch.  de  P.,  14-  janv.  97  : 
«  Un  veuf  î);  entendre  des  étalons  hennir  leurs  fringantes  a///o»/'s  (Maupas., 
Des  vers,  128);  une  chose  convenue,  un  homme  imijardonnahle  sont  devenus 
par  là  possibles  et  usuels. 

La  forme  pronominale  est  moins  obligatoire.  Si  allez  coucher,  aller  pro- 
mener passent  encore  pour  incorrects,  ma  robe  déteint,  est  reçu,  et  on  ne 
se  doute  plus  que  un  homme  bien  portant  a  été  un  solécisme. 

Des  participes  passés,  auxquels  on  voulait  mal  de  mort  de  ce  qu'ils 
étaient  participes  actifs  neutres,  un  homme  expiré,  les  livraisons  parues,  un 
homme  réfléchi,  sont  de  la  meilleure  langue.  Des  temps  du  verbe  ont  reçu  un 
développement  inouï  :  l'imparfait  par  exemple.  Dans  une  foule  de  récits, 
il  tient  à  divers  litres,  l'emploi  des  autres  passés. 

Le  conditionnel  est  devenu  usuel  non  seulement  pour  présenter  sans 
autre  avertissement  une  nouvelle,  une  pensée  comme  douteuse,  mais  dans 
le  style  indirect  pour  exprimer  les  pensées,  les  craintes,  etc.  Moi,  je  trem- 
blais en  pensant  au  vieux.  Bien  si(r,  il  ne  résisterait  ^j(/i'  à  cette  nouvelle 
secousse  (Daud.,  Cont.,  S.  de  Berl.,  48). 

La  correspondance  des  temps  a  échappé  aux  règles  brutales  sous  les- 
quelles on  prétendait  la  contraindre.  Il  est  parfaitement  licite  de  dire  :  Si 
r Autriche...  avait  eu  des  forces  plus  nond)reuses  sur  la  frontière  de  Elandre, 
il  pouvait  survenir  des  événements  qui  eussent  amélioré  le  sort  de  la  France. 
(Voir  J.  Gr.,  II,  446.)  Ou  encore  :  De  ce  jour  j'ai  compris  que  vous  aviez  des 
torts.  Cent  fois  il  m'a  juré  qu'un  jour  il  reviendrait.  (Wey,  Rem.,  I,  309.) 

Toutes  les  finesses  inventées  pour  distinguer  atteindre  son  but  et  atteindre 
à  son  but,  marier  sa  fille  à  quelqu'un  ou  avec  quelqu'un,  juger  un  tableau 
et  juger  d'un  tableau  sont  oubliées.  Au  temps  de  Wey,  il  n'y  avait  plus 
guère  que  les  servantes  et  Sainte-Beuve  pour  dire  qu'on  partait  en  Italie, 
ou  à  la  campagne.  Les  servantes  ont  triomphé. 

Encore  n"ai-je  montré  là  que  des  détails.  Mais  la  liberté  de  la  phrase 

t.  La  Société  grammaticale  a  délibéré  là-dessus;  voir  J.  l.  fr.,  111,  :?.S7.  Cf.  18:M, 
p.  133. 

2.  Voir  de  nombreux  exemples  modernes  dans  Aubortin,  Gram.  mod.,  209. 
Ils  pullulent  dans  M.  Brunelièro,  qui  imite  en  cela  le  xvu"  siècle. 

3.  Le  J.  (ir.  relève  nuh  dans  le  Courtier  du  o  cet.  1831,  p.  30. 


LES  RESULTATS  873 

même  s'est  grandement  accrue.  La  construction  de  deux  régimes  différents 
si  commode,  a  été  reprise  aux  classiques.  Musset  dit  :  Attendmi-je  un 
hasard...  et  qu'une  fantaisie  Lui  2rrcnnc?  Ei  tout  le  monde  le  dit  avec  lui. 
Le  lien  qui  attachait  le  gérondif  au  sujet  de  la  phrase  a  été  desserré.  Une 
foule  d'ellipses  sont  permises  par  l'usage.  Il  s'en  introduit  tous  les  jours 
de  nouvelles  :  voyez  l'emploi  de  j^i^nce  que,  analogique  de  quoique.  On  dit 
aujourd'hui  :je  le  fréquente  j^arce  que  pauvre,  et  non  quoique  pauvre.  Hors 
même  de  l'antithèse  parce  que  suivi  d'un  adjectif  commence  à  être  usuel. 
L'ordre  des  mots,  de  rigide  qu'il  était,  est  devenu,  dans  la  mesure  où  la 
nature  de  notre  langue  le  permet,  souple  et  capable  de  se  régler  sur  l'ordre 
des  idées  et  des  effets  à  produire;  je  l'ai  montré  plus  haut  par  des  exemples. 


Conclusions. 

Il  parait  incontestable  que,  à  se  débarrasser  de  contraintes 
injustes  qui  interdisaient  des  tours  et  des  mots  parfaitement 
légitimes,  ou  à  en  créer  de  nouveaux,  la  langue  a  acquis  une 
immense  richesse  et  une  incomparable  variété.  Il  serait  même 
plus  juste  de  dire  qu'elle  a  gagné  une  qualité  que  personne  ne 
lui  soupçonnait  et  qu'elle  n'avait  en  efîet  qu'en  puissance.  De 
terne  elle  est  devenue  colorée,  de  raide  souple,  d'abstraite  plas- 
tique, et  ce  n'est  pas  là  une  de  ses  moindres  métamorphoses. 
Quand  les  modernes  disent  qu'ils  ont  reculé  les  limites  du  verbe, 
ils  sont  presque  en  deçà  de  la  vérité,  ils  les  ont  détruites.  S'appro- 
priant  un  vieux  cliché  sur  impossible,  ils  ont  voulu  que  indicible 
ne  fût  plus  français,  ils  y  sont  parvenus. 

Ce  n'est  pas  évidemment  sans  quelques  sacrifices,  qui 
inspirent  à  plusieurs  de  nos  contemporains  de  vifs  regrets. 
Le  grand  mérite  qu'il  a  fallu  perdre,  c'est  l'ordre,  avec  les 
qualités  qu'il  rendait  possibles  :  l'extrême  clarté  et  l'absolue 
précision.  Ce  serait  là  une  perte  que  rien  ne  compenserait,  en 
effet,  si  elle  devait  être  définitive.  Mais  il  s'agit  de  savoir  si  le 
trouble  actuel  n'est  point  ce  trouble  passager  des  périodes  révo- 
lutionnaires, qui  ne  peut  s'éviter,  mais  qui  se  calme  quand  la 
période  de  création  fait  place  à  la  période  de  classement  et 
d'analyse.  L'instinct  et  le  désir  de  clarté,  l'esprit  de  justesse  qui 
avaient  fait  de  notre  langue  ce  qu'elle  était  il  y  a  un  siècle  sont-ils 
éteints?  S'ils  vivent,  seront-ils  dominés  par  d'autres  et  impuis- 
sants,  ou  prévaudront-ils?  C'est  le   problème   de  l'avenir.  Il 


874  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

est  à  espérer  que  l'équilibre  s'établira,  plus  juste  que  le  passé. 

Ce  qui  semble  donner  raison  aux  propbètes  de  décadence  c'est 
que  les  forces  qui  par  nature  ou  par  institution  étaient  destinées 
à  retenir  la  langue  sur  la  pente  du  changement  ou  bien  sont 
aujourd'hui  paralysées,  ou,  comme  il  arrive  souvent  dans  les 
périodes  de  crise,  agissent  en  sens  opposé. 

L'Académie  est  officiellement  déléguée  à  régler  la  langue. 
Mais  sachant  elle-même  qu'elle  est  impuissante  à  arrêter  le 
débordement,  elle  ne  tente  rien  pour  cela.  Refusant,  comme 
quelques-uns  le  lui  proposent,  de  devenir  la  redresseuse  des 
mots  avortés,  elle  continue,  suivant  sa  tradition,  à  enregistrer 
l'usage  reçu,  une  fois  que  le  public  a  déjà  prononcé.  Elle  ne 
prétend  point  guider  ce  public  mais  le  suivre.  Cette  modestie, 
sage  peut-être,  donne  à  son  dictionnaire,  dont  les  éditions  sont, 
du  reste,  trop  rares  pour  notre  époque  de  production  rapide,  un 
caractère  arriéré  qui  fait  qu'on  le  consulte  pour  savoir  com- 
ment un  mot  s'écrit,  non  pour  savoir  s'il  est  français.  Et  par  là 
ce  dictionnaire  perd  toute  autorité  sur  les  écrivains,  il  favorise- 
rait plutôt  les  protestations  des  néologues  qui  auraient  beau 
jeu  à  se  fonder  sur  certaines  exclusions  pour  autoriser,  s'ils  en 
avaient  besoin,  leurs  hardiesses. 

D'autre  part  quelle  autorité  peut  garder  un  corps  dont  les 
membres  contredisent  sans  cesse  dans  leur  particulier  les  arrêts 
de  la  compagnie,  et  où  chacun  s'affranchit,  dans  ses  écrits,  de 
la  règle  qu'il  contribue  à  rédiger?  De  Lavedan  académicien  ou 
de  Lavedan  néologue,  lequel  suivre?  Le  néologue  assurément, 
puisque  c'est  celui-là  seul  qu'on  connaît  et  qu'on  lit. 

Le  vrai  foyer  du  purisme  n'est  pas  là,  mais  dans  l'école. 
C'est  elle  qui  conquiert  peu  à  peu  le  territoire  à  la  langue  cen- 
trale, telle  qu'elle  est  fixée  dans  les  grammaires  et  les  livres 
classiques.  Mais  il  faut  prendre  garde  que  cette  fixité  n'a  de 
chance  de  durer  qu'autant  que  le  français  ne  deviendra  pas  la 
langue  parlée  des  habitants.  En  s'étendant,la  langue  se  mélange 
et  se  trouble,  elle  donne  naissance  à  des  français  locaux.  Le 
grammairiens  les  combattent.  De  là  les  Dictionnaires  de  fautes 
gasconnes,  lorraines ,  loallones,  etc.  L'école  agit,  sans  aucun 
doute,  dans  le  même  sens,  mais  ces  fautes  sont  trop  enracinées 
pour  être  guéries  par  quelques  années  passées  à  apprendre  très 


LES   RESULTATS  875 

superficiellement  la  langue,  à  un  âge  trop  bas  encore.  Tout  au 
plus  les  meilleurs  élèves  en  sont-ils  avertis. 

L'enseignement  secondaire,  il  est  vrai,  dispose  d'autres 
moyens  et  depuis  qu'il  s'occupe  un  peu  de  français  obtient  plus 
de  résultats.  Fermé  jalousement  jusqu'à  ces  dernières  années, 
même  à  Victor  Hugo,  le  collèg'e  a  été  longtemps  le  royaume  de 
Noël  et  Cbapsal.  Seulement  il  s'est  ouvert,  lui  aussi.  Ses  pro- 
grammes élargis  comprennent  des  auteurs  modernes  et  anciens. 
On  tâche  de  faire  comprendre  l'usage  de  la  langue  de  Corneille 
ou  de  Ronsard  au  lieu  de  la  présenter  comme  immuable  sous 
une  forme  unique,  et  cet  enseignement  n'est  pas  pour  donner  à 
ceux  qui  apprennent  vraiment  la  superstition  de  la  stabilité. 
Quant  à  la  masse  qui  n'apprend  pas,  elle  ignore  en  sortant  des 
règles  essentielles'  de  la  langue  écrite. 

En  outre  il  faut  considérer  que  l'enseignement  secondaire  est 
encore  tourné  vers  le  grec  et  le  latin.  Il  est  bien  vrai  qu'on  n'y 
apprend  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  langues.  Du  moins  on 
en  retient  quelques  éléments,  de  latin  surtout.  Et  c'est  là  ce 
qui  rend  possible  ce  débordement  du  lexique  de  formation 
savante.  Il  ne  viendrait  à  personne  l'idée  d'appeler  un  pétrole 
stelline  ou  une  bicyclette  acatène  si  les  éléments  de  ces  mots 
étaient  aussi  étrangers  aux  Français  même  instruits  que  pour- 
raient l'être  les  mêmes  éléments  pris  à  l'hébreu  ou  au  chinois. 
Et  il  se  trouve  ainsi  que  l'éducation  de  l'école  renforce  un  des 
pires  fléaux  de  la  langue. 

On  voit  combien  de  données  il  faudrait  pour  essayer  de  deviner 
ce  que  sera  le  siècle  prochain.  Pour  ne  parler  que  des  princi- 
pales inconnues,  nous  ignorons  quelle  sera  la  prochaine  tendance 
littéraire,  dans  quelles  conditions  se  livrera  la  bataille,  s'il  se 
reformera  des  écoles  ou  si  l'individualisme  continuera  à  régner, 
dans  quel  sens  sera  dirigée  l'instruction  publique,  et  la  nation 
elle-même.  Je  m'abstiendrai  donc  de  prophéties  puériles. 

La  langue  savante  et  la  langue  courante.  —  Avec 
l'émancipation  de  la  langue  écrite,  le  résultat  principal  que 
la  littérature  d'une  part,  les  mœurs  de  l'autre  semblent  avoir 

1.  En  corrif,'eant  récemment  vingl-cinq  copies  de  version  latine,  j'ai  trouvé 
plus  de  dix  candidats  au  baccalauréat  qui  faisaient  le  solécisme  :  f  aurais  voulu 
qu'il  vienne. 


876  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

réussi  à  produire  est  un  commencement  de  fusion  entre  la 
langue  écrite  et  la  langue  parlée.  Nous  avons  vu  ce  que  les 
diverses  écoles,  ce  que  la  politique  aussi  ont  fait  consciemment 
ou  inconsciemment  pour  cela,  je  n'y  reviens  pas.  C'est  le 
résultat  seul  qui  m'occupe  ici.  Il  est,  je  crois,  très  appréciable. 
Les  deux  langues  se  sont  profondément  pénétrées.  D'abord  la 
langue  de  la  conversation,  môme  dans  la  société  polie,  s'est 
chargée  d'éléments  populaires. 

Les  sens  populaires.  —  Ce  sont  les  significations  vul- 
gaires dont  on  se  défie  le  moins.  Depuis  que  la  mode  n'est  plus 
aux  «  orthologies  »  qui  hésite  à  dire  : 

Un  habit  abimc,  j'ai  eu  une  peur  bleue,  on  Va  bombardé  préfet,  je  suin 
entré  lui  dire  uii  petit  bonjour,  il  y  acait  une  foule  considérable,  il  faudrait 
éviter  le  coulage,  il  a  tenu  tout  le  temps  le  crachoir,  il  se  porte  comme  un 
char'me,  son  livre  est  un  peu  croustillant,  on  na  pas  trouvé  le  clou  de  VEx- 
position,des  monacus  (sous),  une  huitre  (un  imbécile),  un  lapin  (un  gaillard), 
mécaniser  quelqu'un,  mirobolant  (admirable),  on  a  accusé  Courbet  d'avoir 
déboulonné  la  colonne,  c'est  un  professeur  émérite ,  il  (st  excessivement 
sérieux,  la  pièce  a  fait  four,  il  a  un  aspect  minable,  il  est  nature,  on  ne 
peut  pas  les  reconnaître  l'un  de  l'autre,  cela  me  revient  cher,  son  affaire  est 
en  train  de  réussir,  retourner  à  l' expéditeur^ 

Ces  locutions  ne  sont  point  sans  doute  également  acceptées;  les  unes 
ont  forcé  la  porte  du  Dictionnaire,  les  autres  gardent  encore  le  caractère 
de  leur  origine.  Personne  peut-être  n'oserait  affirmer  s'être  abstenu  en 
parlant  d'une  seule. 

Et  combien  d'autres  acceptions  de  même  provenance  sont  sur  le  chemin 
d'une  semblable  fortune  : 

Bêcher  quchpi'un,  une  boîte,  bricoler,  bûcher  sa  thèse,  Itotter,  calotter,  servir 
de  cornac,  dégommer  un  fonctionnaire,  laper  dur,  épatant,  une  famille  for- 
tunée, gober  c/uelqu'un,  le  jauger  à  sa  valeur,  tout  flambant  neuf,  collage 
(faux  ménage),  avoir  de  la  déveine,  crevant  (ennuyeux),  lâcheur,  c'est  une 
moule  (un  imbécile),  u)i  mufle  (grossier),  être  nettoyé  (perdu,  ruiné),  repi- 
quer (recommencer). 

Les  mots  populaires.  —  Les  mots,  quoiqu'ils  choquent  un 
peu  plus  longtemps,  se  font  recevoir  aussi  et  souvent  assez  vite. 

II  en  est  qu'on  ne  remarque  même  plus  :  bataclan,  bastringue,  buvable, 
cancaner,  carotteur,  causette,  chipie,  culotter,  fruit  sec,  impressionner ,  luron, 
marronncr,  humeur  massacrante,  mioche,  panner,  rageur,  vivoter.  Us  sont 
dans  l'Académie,  après  avoir  été  l'objet  de  l'exécration  des  grammairiens. 
Cric/uette  s'est  étalé  sur  la  couverture  d'un  livre  signé  d'un  académicien. 
Une  foule  d'autres  ont  trouvé  un  Dictionnaire  indulgent  pour  les  accueillir, 
soit  Liltré,  un  peu  facile,  soit  le  Dictionnaire  général.  Et  il  en  est  dans  le 
monde  qui  sont  de  pur  argot  : 


LES  RESULTATS  877 

Binette  (L.);  bitture  (H.  D.  T.);  boniment  (L.,  IL  I).  T.);  boulotte  (L.); 
bousin  [Ib.);  bousingot  [Ib.];  braise  (L.);  bringue  (L.,  IL  D.  T.);  brossée  {Ib.); 
caboulot  [Ib.);  cagnotte  (L.,  H.  D.  T.);  calicot  {=  commis,  Ib.);  cambrio- 
leur {Ib.);  camelot  ylb.);  caner  [Ib.);  cascadeur  (L.,);  chahuter  (L.);  cha- 
parder (L.);  chigner  {Ib.);  chiner  (=:  blaguer,  Ib.);  chiper  (L.,  H.  D.  T.); 
chouette  (L.,  H.  D.  T.);  un  joli  coco  (L.,  H.  D.  T.);  cocotte  {Ib.);  coltineur 
(L.);  débine  (Acad.,  1878);  dèche  (L.,  H.  D.  T.);  décolérer  {Ib.)  ;  éclairer 
(donner  de  l'argent,  H.  D.  T.);  écrabouiller  (H.  D.  T.);  bien  ou  mal  ficelé 
(L.,  H.  D.  T.);  faire  une  gaffe  {Ib.);  gnognotte  (L.);  jobard  (L.,  IL  D.  T.); 
lâcheur  (L.,  IL  D.  T.);  larbin  (H.  D.  T.);  meurt  de  so^y (Darm.,  Thèse);  morne 
(L.);  se  moucher  du  pied  (H.  D.  T.);  panade  (L.,  H.  D.  T.);  popote  (L.); 
potin  (bruit,  ib.);  pousse-cailloux  {Dàrm.,  Th.);  pousse-café  {Ib.);  roublard 
(L.,  H.  D.  T.);  tortiller  (L.,  H.  D.  T.);  trimballer  (L.);  veinard  (L.). 

Il  faudrait  ajouter  la  masse  des  expressions,  telles  que  avoir  du  chien, 
déménager  à  la  cloche  de  bois,  dur  à  la  détente,  envoyer  bouler,  frimousse, 
perdre  la  boule,  prendre  une  cuite,  rouler  sa  bosse,  scier  le  dos,  tailler  une 
bavette,  et  tant  d'autres,  qui  sont  dans  Littré. 

Mais  combien  surtout  paraissent  pleins  cravenir,  et  viendront, 
si  l'usage  persiste,  exiger  plutôt  que  solliciter  leur  admission  des 
lexicographes  de  l'avenir  ! 

Ne  parlons  même  pas  de  ceux  qui  ont  été  imprimés,  on  a  tout  imprimé, 
et  si  c'était  là  le  critérium  adopté,  il  faudrait  fondre  le  Dictionnaire  de 
Larchey  dans  le  prochain  vocabulaire. 

Il  n'y  a  pas  moyen  de  se  fonder  sur  une  autre  règle  que  sur  les  obser- 
vations qu'on  peut  faire  en  fréquentant  des  lieux  où  on  rencontre  des  gens 
des  classes  moyennes,  cultivés,  et  qui  n'ont  aucune  raison  particulière  de 
«  dévider  le  jars  »,  mais  on  comprend  que  pour  asseoir  un  jugement  dans 
chaque  cas,  il  faudrait  pouvoir  multiplier  les  observations  et  les  contrôler 
par  une  enquête  sur  les  origines  et  la  condition  spéciale  des  sujets  '. 

Ces  réserves  faites,  je  citerai  comme  aujourd'hui  très  répandus  dans  la 
conversation  :  arsouille,  attrapage,  avoir  le  sac,  avoir  l'œil  américain,  avoir 
une  attache,  bafouiller,  bafouillage,  bagnole,  se  ballader ,  baluchon,  un 
balthazar,  barboter  la  caisse,  bazarder,  bibeloter,  bibine,  biffin,  bécotter, 
bouis-bouis,  bœuf  {un  toupet  bœuf),  boire  du  petit-lait,  boissonner,  le  bon 
motif,  bouder  à  la  besogne,  brûler  (démasquer,  par  ex.  un  agent);  canasson, 
canulant,  casquer,  chançard,  cocardier,  copain,  être  à  la  coule,  se  la  coider 
douce,  crâner,  crêpage  de  chignon,  créve-faim,  se  décarcasser,  déclancher 
(mourir),  se  défiler  (s'esquiver),  dégouliner,  démuseler  (parler),  dépoitraillé, 
donner  des  noms  d'oiseaux,  dos- vert,  drôlichon ,  écoper,  enfoncer  quel- 
qu'un, enrosser,  envoyer  à  la  balançoire,  être  chien  en  affaires,  être  coulé, 
être  crâne,  être  d'attaque,  être  de  la  boutique,  être  ficelle,  être  joli  garçon 
(en  fâcheuse  situation),  faire  son.  beurre,  faire  une  vie  de  bâton  de  chaise, 
de  patachon,  faire  une  belle  jambe,  fripouille,  fripouillard,  gaffeur,  galette, 

1.  En  lisant  la  liste  qui  groupe  tous  ces  mots,  on  éprouvera  tout  de  suite  le 
sentiment  que  j'ai  accepté  trop  facilement  comme  étant  en  usage  des  mots  qui 
sentent  le  faubourg  à  plein  nez.  C'est  l'efTet  du  rapprochement.  Si  on  les  isole, 
dans  bien  des  cas,  le  sentiment  s'aiïaiblira  singulièrement. 


878  LA  LANGUE   FRANÇAISE 

(josse,  jtKjcotle,  lever  la  jamlif,  faire  loucher  (attirer  l'envie i,  iikiI  hiaiirin 
(nègre),  manger  le  morceau,  aux  petits  oi(j7ions,  à  la  papa,  aux  pommes, 
piqué  des  vers,  pignouf,  un  radis  (n'avoir  pas),  rigolo,  roiddardise,  rupin, 
se  monter  le  hourriehon,  se  faire  saulrr  le  (■disson,  lah\  lourlourou^  train- 
train,  traînailler,  tripatouiller,  truquer,  turhincr,  tuyau  (=  renseignement), 
trifouiller,  venetle,  zig,  zut. 

11  me  semble  aussi  qu'on  entend  souvent  à  revoir  pour  au  revoir;  Dela- 
vigne  l'a  écrit,  du  reste,  dans  Marino  Falierno,  et  Dumas  dans  Caligula 
(Cf.  Journ.  l.  fr.,  1831,  1,  309);  j'ai  lu  de  suite  pour  tout  de  suite  sur  une 
note  qui  accompagnait  les  cartes  d'invitation  officielle  aux  soirées  de 
rÉlysée;  faire  la  connaissance  de  quel(iu'un,  d'où  on  a  tiré  ntu;  connaissance, 
sa  connaissance;  Je  l'ai  cond)lé,  il  a  été  comblé;  ça  glisse  aujourd'hui;  son 
traitcmoit  l'a  maigri;  sa  méchanceté  est  aussi  grande  qu'avant;  je  perds  bien 
plus;  aussitôt  ma  lettre  écrite,  je  viendrai;  ne  le  quittez  pas  d'une  minute; 
je  demande  à  ce  que  cela  soit  inscrit  au  procès-verbal;  j'aime  à  ce  que  l'on 
me  réponde  de  suite  {aimer  à  ce  cpte  est  dans  Sainte-Beuve,  Lund.,  IX,  270); 
il  quitta  la  ville  sur  le  Bellérophon  (./.  d.  l.  l.  fr.,  1831,  p.  34)  ;  de  façon  à 
ce  que,  de  manière  à  ce  que  (V.  Zola,  Assom.,  357;  Le  Volt.,  :i!2  juil.  1881). 

Séparation  persistante.  Maintien  d'un  vocabulaire 
populaire  bien  à  part.  —  Mais  malgi'é  tout,  des  milliers  et 
des  milliers  de  mots  demeurent  encore  en  dehors  du  parler  cou- 
rant. D'abord  malg^ré  les  fortes  leçons  d'argot  que  nous  ont 
données  les  journaux  et  la  littérature,  malgré  les  rapports  trop 
nombreux  entre  les  «  cambrioleurs  »  et  nous,  il  y  a  encore  des 
bourgeois  pour  ignorer  ce  que  c'est  que  le  curieux,  et  ses  clients, 
ceux  qui  ont  suriné  un  panC  pour  lui  faire  casquer  son  poffnon. 

Sans  parler  même  de  ces  mots-là,  il  est  toute  une  classe  de  mots,  argots 
ou  populaires,  que  l'on  connaît  et  que  Ton  ne  prononce  pas  sans  avoir 
conscience  qu'ils  sont  tout  à  fait  «  peuple  »,  que  l'on  ne  fera  jamais  entrer 
par  suite  dans  la  trame  ordinaire  de  la  conversation  : 

Agoniser  de  sottises,  avoir  des  raisons  avec  quelqu'un,  avoir  de  ça,  se  la 
casser,  se  caler  les  joues,  être  colère,  comme  de  juste,  envoyer  dinguer,  s'es- 
higner,  faire  des  emblèmes,  faire  suisse,  gobichonner,  mariol  (malin),  mégot, 
mendigot,  mince  de  chic!  patelin,  pioncer,  piquer  un  chien,  se  piquer  le  nez, 
jjompelte,  poser  un  lapin,  faire  des  préambules,  profonde,  quoique  ça,  se 
rincer  la  dalle,  roulotte  (voilure),  rouslir,  tanner  le  casaqttin,  se  tirer, 
toquante  (montre),  troquet,  turbin  {turbiner  est  bien  plus  usuel),  turne,  etc. 

Enfin  il  y  en  a  une  foule  aussi  qu'on  ne  dit  pour  ainsi  dire  jamais,  sinon 
peut-être  par  manière  de  plaisanterie.  Ainsi  :  abatis  (bras),  aileron,  banban 
(boiteuse),  la  bouillante  (soupe),  camerlurhe,  se  cavaler,  se  carajutter.  cludi- 
nosof,  coller  des  châtaignes,  se  crocher  (se  battre),  dévisser  son  billard,  gam- 
biller,  gargoulellr,  giries,  gonzesse,  grimpant,  itou,  licher,  limonade  (eau), 
moche,  patilrc,  pierreuse,  pieu,  pif,  piger,  pivois,  plaipter  queliju'un,  quille, 
trôle,  zinguer  (boire). 

Combien  d'autres  qui  ne  sont  point  reçus  dans  l'acception  que  le  peuple 


LES  RÉSULTATS  879 

leur  donne!  Qu'on  se  souvienne  de  coiiséqucnl,  au  sens  de  aiiporttntt,  en 
instance  depuis  si  longtemps  (de  Piis  l'avait  déjà  employé),  et  qui  parait 
rejeté  définitivement.  De  même  crt,s»t'/=: fragile;  cogncv  quelqu'un;  dccesser 
zzz causer;  (lcr('nir=z  venir  (j'en  deviens)  ;  votre  ami  e^l  farce;  une  pruposUion 
potable,  (il)stlncr  =  enfoncer  plus  avant  une  opinion  en  la  contrariant;  très 
classique  du  reste;  en  pincer,  roffrir  (offrir  en  échange  -.j'y  ai  roffert  une 
politesse),  rien  =  beaucoup  :  //  est  rien  chien. 

Ces  mots-là  se  comptent  par  milliers.  Seraient-ils  cent  fois 
moins  nombreux,  cela  suffirait.  Ce  n'est  pas  en  effet  l'introduc- 
tion d'un  plus  ou  moins  grand  nombre  de  mots  populaires  ou 
populaciers  qui  peut  être  décisive  pour  la  fusion.  La  langue,  en 
les  absorbant,  même  par  centaines,  anoblit  peu  à  peu  ceux  qu'elle 
gardera,  comme  elle  a  fait  pour  tant  d'autres  antérieurement. 

Autrement  important  est  ce  fait  général  qu'un  mol,  par  cela 
seul  c[u'il  est  argot  ou  faubourien,  n'est  plus  exclu  d'aucun  genre. 

Mais  la  question  est  de  savoir  si  dès  maintenant  la  barrière  est 
supprimée  vraiment.  Évidemment  non.  Il  serait  peut-être 
impossible  d'établir  quelque  part  la  démarcation,  et  si  l'on  choi- 
sissait dix  personnes  pour  faire  le  départ  des  mots  populaires 
et  des  autres,  l'entente  ne  durerait  vraisemblablement  pas 
jusqu'au  vingtième.  Peu  importe,  toutefois.  Ce  qui  est  capital, 
c'est  que  aucune  des  dix  ne  penserait  à  les  accepter  tous,  sans 
examen,  pour  tous  les  cas,  pour  toutes  les  œuvres. 

Influence  de  la  langue  savante  sur  la  langue  cou- 
rante. Développement  de  l'élément  savant.  —  Inverse- 
ment, il  y  a  dans  le  vocabulaire  de  la  langue  écrite  un  élément 
inabsorbable  pour  la  langue  populaire,  je  veux  parler  de  l'élé- 
ment savant,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  l'élément  scien- 
tifique '. 

On  sait  que,  pendant  ce  siècle,  l'élément  savant,  comme 
l'élément  scientifique,  s'est  beaucoup  accru,  et  aujourd'hui  il 
constitue  un  fonds  immense. 

Une  multitude  de  mots  sont  entrés  dans  la  langue,  usuelle  des 
lettrés,  agriculteur  (encore  blâmé  par  Boiste)  ;  aiiliiiomigne,  con- 
tractuel, délictueux.^  norme,  typique,  etc. 

1.  J'ai  parlé  plus  haut  du  dernier,  c'est  le  vocabulaire  des  sciences.  L'élément 
savant,  c'est  l'ensemble  des  mots  empruntés  au  grec  et  au  latin,  ou  formés  par 
dérivation  et  par  composition  latine  et  grecque,  pour  nommer  toutes  sortes 
de  choses  :  déterministe  est  un  mot  scientifique,  Henriquinquiste  est  un  mot 
savant.  > 


880  LA  LANGUE  FRANÇAISE 

Ces  mots  sont  souvent  laids.  Ils  constituent  une  sorte  de 
corps  étranger,  qui  détruit  l'homogénéité  des  phrases  et  hariole 
la  physionomie  de  la  langue.  Ils  sont  surtout  envahissants, 
dépossèdent  d'excellents  mots  poj)ulaires.  Nul  doute  que  nos 
anciens  mots  formés  du  thème  verhal  valussent  le.s  lourds 
vocables  en  tion,  et  atioii,  qui  riment  tous,  et  enlèvent  la  variété 
de  consonance,  que  les  anciens,  infiniment  divers,  donnaient  à 
la  phrase  :  procès  était  supérieur  à  processus,  et  consulte  à 
cousultatio7i. 

Mais  si  on  veut  se  rendre  compte  de  la  manière  dont  le  vocabulaire 
savant  et  scientifique  a  pénétré  la  langue,  au  lieu  de  dresser  une  liste,  il 
suffit  de  jeter  les  yeux  sur  quelques  passages  de  français  contemporain. 
En  voici  un  : 

Depuis  cette  mémorable  époque,  le  mouvement  à'ancension  de  la  philoso- 
phie positive,  et  le  mouvement  de  décadence  de  la  philosophie  théoloijique  et 
métaphysique  ont  été  extrêmement  marqués.  Ils  se  sont  enfin  tellement 
prononcés,  qu'il  est  devenu  impossible  aujourd'hui,  à  tous  les  observateurs 
ayant  conscience  de  leur  siècle,  de  méconnaître  la  destination  finale  de  Vin- 
tellitjence  humaine  pour  les  études  positives,  ainsi  que  son  éloignement 
désormais  irrévocable  pour  ces  vaines  doctrines  et  pour  ces  méthodes  provi- 
soires qui  ne  pouvaient  convenir  qu'à  son  premier  essor.  Ainsi  cette  révo- 
lution fondamentale  s'accomplira  nécessairement  dans  toute  son  étendue.  Si 
donc  il  lui  reste  encore  quelque  grande  conquête  à  faire,  quelque  branche 
principale  du  domaine  intellectuel  à  envahir,  on  peut  être  certain  que  la 
transfornuition  s'y  opérera,  comme  elle  s'est  effectuée  dans  toutes  les  autres. 
Car  il  serait  évidemment  contradictoire  de  supposer  que  l'esprit  humain,  si 
disposé  à  Yunité  de  méthode,  conservât  indéfiniment,  pour  une  seule  classe 
de  phénomènes,  sa  manière  primitive  de  pliilosopher,  lorsqu'une  fois  il  est 
arrivé  à  adopter  pour  tout  le  reste  une  nouvelle  marche  pldlosophique,  d'un 
caractère  absohnnen l  opposé  (Aug.  Comte,  Cours  de  phil.posit.,  Extr.  Delagr., 
p.  16). 

Tous  les  mots  en  italiques  sont  d'origine  savante.  Quand  on  voit  com- 
ment ceux  qui  sont  anciens  se  sont  assimilés,  quand  on  considère  surtout 
à  quelle  disette  la  langue,  privée  de  la  plupart,  serait  réduite,  on  devient 
plus  indulgent  à  l'endroit  de  ces  formations. 

L'élément  savant  dans  la  langue  populaire.  —  Quoi 
qu'il  en  soit,  certains  types  gréco-latins  sont  si  bien  naturalisés 
qu'ils  ont  fait  souche,  les  suffixes,  les  particules,  les  mots  qui 
servent  à  les  dériver  ou  à  les  composer  s'en  sont  détachés  et 
servent  désormais  à  des  créations  gréco-  ou  latino-françaises. 
On  sait  le  succès  des  suffixes  is)?ie  et  iste. 

On  en  tin-  aujourd'hui  des  mots  de  conversation,  comme  bon(/arçon)iisme, 
je  m'en  flchisme;  fier  est  une  forme  verbale,  d'où  statufier,  barbificr;  phile 


LES  RESULTATS  881 

est  banal  :  timhrophilc  ;  phobc  l'est  un  peu  moins.  Cependant  prctrophobe 
est  compris  de  tous  ;  cratic  est  si  commun  qu'on  en  forme  voyoucratie, 
auquel  on  peut  compai^er  soulographie;  manie  a  été  aidé  dans  sa  diffusion 
par  le  simple  manie.  Aussi  timbromanie ,  décalcomanie  ont-ils  fait  leur 
chemin;  néo  a  donné  récemment  iico-latin,  néo-chrétien.  De  pscudo  on  tire 
continuellement  des  termes  de  moquerie  :  pseudo-vierge;  pan  est  fa.m'ûier 
dans  le  langage  politique  :  pangermanisme,  panslavisme. 

La  langue  populaire  en  a  adopté  quelques-uns  complètement;  archi, 
extra,  super  sont  tout  à  fait  vulgarisés,  à  preuve  des  mots  comme  archibéte, 
archifou,  ou  superfin,  qui  sont  nés  dans  la  foule. 


De  puissants  facteurs  travaillent  à  l'adoption  progressive  des 
autres,  l'extension  de  l'instruction,  le  développement  de  la 
presse,  la  fusion  des  classes,  l'industrie  et  le  commerce  qui 
mettent  si  souvent  le  peuple  dans  la  nécessité  de  répéter  le  nom 
du  produit  à  titre  scientifique  qu'il  vend  ou  qu'il  travaille,  de  la 
machine  qu'il  manie.  C'est  ainsi  que  dynamo,  chromo,  ne  peuvent 
pas  ne  pas  devenir  d'un  usage  assez  général.  La  vanité  qui  fait 
que  le  pharmacien  a  rejeté  le  vieux  nom  (Vapothicaire  amène  le 
gourmet  à  prendre  le  titre  de  dégustateur. 

Mais  deux  grands  obstacles  s'opposeront  toujours  à  la  péné- 
tration complète  du  lexique  populaire  par  la  masse  des  mots 
savants,  la  constitution  phonétique  de  ces  mots  et  leur  manque 
de  signification  apparente.  Il  est  vrai  que,  en  ce  qui  concerne 
la  phonétique ,  l'étymologie  populaire  y  pourvoit  :  les  pilules 
opiacés  deviennent  des  pilules  à  pioncer  et  les  lanternes  à 
f acétylène,  des  lanternes  à  la  Sainte-Hélène.  Mais  ce  procédé 
de  déformation  ne  peut  conduire  bien  loin,  et  s'il  devenait 
d'usage  général,  il  donnerait  vite  le  plus  grotesque  des  jargons. 
Le  procédé  d'apocope  n'est  guère  moins  barbare.  Des  mots 
comme  dynamo,  vélo,  chromo,  ne  sont  plus  que  des  tronçons 
de  mots.  Et  cependant  on  les  imite.  Dans  la  «  langue  cycliste  » 
nous  avions  \e.pneu,  nous  avons  maintenant  le  tri  (tricycle). 

L'analogie,  tout  en  étant  déformatrice,  est  moins  cruelle.  Que 
bronchite  soit  refait  sur  les  mots  en  ique,  que  volontairiat  soit 
tiré  de  volontaire,  c'est  chose  dont  certains  s'arrangeraient  peut- 
être,  mais  que  les  lettrés  en  général  n'accepteraient  guère. 

L'application  de  ces  diverses  modifications  montre  toutefois 
combien  la  langue  populaire  est  rebelle  à  ces  termes  étrangers 
qu'elle  ne  peut  absorber.  Sans  racine   en  effet  dans  l'idiome 

Histoire  de  la  langue.  VIIT.  "" 


882  LA   LANGUE   FRANÇAISK 

indigèn(%  sans  rapport  avec  d'autres  mots  qui  puissent  aider  à 
en  deviner  ou  au  moins  à  en  rappeler  le  sens,  des  vocables  grecs 
ou  môme  latins  exigent  pour  être  vulgarisés  un  effort  cent  fois 
plus  grand  que  les  mots  inconnus  indigènes,  effort  que  rien  ne 
semble  pouvoir  rendre  jamais  général  et  suffisant. 

Grammaire  savante  et  grammaire  populaire.  —  Et 
puis,  les  mots  seraient-ils  tous  communs,  qu'il  resterait  à  unifier 
la  prononciation  et  la  grammaire  qui  s'échangent  beaucoup 
moins  facilement. 

Il  est  certain  que  là  encore  il  y  a  eu  des  rapprochements.  La 
langue  populaire  a  absorbé  nombre  des  prononciations  qu'on  lui 
imposait  par  l'orthographe  ou  autrement.  On  dit  maintenant: 

Claude,  rci/istif,  f'rsloi/fr,  nrc-lKiutdiil ,  et  non  plus  (ibiudr.  fC(/îtri\f('l(i!ji'r, 
arhouldiit.  La  pression  est  si  forle  que,  si  peu  que  vous  interrogiez  attenti- 
vement un  homme  du  peuple,  il  se  reprend  et  s'applique  à  dire  comme 
vous  :  allc;/('f,  quelque,  il,  au  lieu  de  (fté(jer,  (jiiek\  //. 

De  leur  côté,  les  classes  instruites  ont  perdu  la  prononciation 
traditionnelle. 

Même  au  théâtre  on  entend  les  phonèmes  de  la  langue  populaire  pari- 
sienne :  l'a  démesurément  fermé  de  casse,  Montparnasse,  bas,  Vcrsaille, 
prononciâiion.  Le  .y  y  a  à  peu  près  complètement  supplanté  /  mouilh'e-.  On 
entend  dire  inqucmmodcr  pour  incotnmodcr,  en  homme  pour  un  homme.  11 
n'est  pas  jusqu'à  Vr  grasseyée  qui  ne  se  répande,  malgré  sa  laideur  fau- 
bourienne ^ 

Néanmoins  la  différence  est  encore  profonde.  La  prononcia- 
tion populaire  tantôt  retarde,  tantôt  avance  sur  l'autre.  Elle 
conserve  des  archaïsmes  : 

U  pour  eu  :  U(/i'ne,  Usiache;  que  pour  quel;  quat\  iiof  pour  quatre,  notre; 
escuse  pour  e.rcuse,  pasque  pour  parce  que;  chez  ceu.x  qui  sont  tout  à  fait 
illettrés  elle  garde  encore  la  vieille  loi  de  prosthèse  del'e  ;  esquclette,  cstatue. 

D'autre  part  elle  contracte  très  hardiment:  s' te,  Vas,j'le  dis,  saisi  (celui-ci), 
jjsiœ;  elle  réduit  les  doubles  aux  simples  :  irnédiatemenl,  yramaire,  elle 
mouille  les  consonnes  palatales  légèrement  :  un.  Inniqiiiet,  (j[i)arder;  elle 
laisse  fréquemment  tomber  le  r.  On  a  joué  une  Revue  :  L'a-e-ou-u'}  A  côté 
de  la  vieille  liaison  en  z  :  lu  leur-z-tj  diras,  elle  adopte  un  /(  euphonique  : 
ça  va  tien  faire,  du  hruil  !  \ydv  une  paresse  des  lèvres,  elle  passe  de  ou  à  u  : 
La  Patrie!  Le  Jur! 

1.  (Milre  le  livi'o  liien  connu  de  Koschwil/.  suv  les  Parlées  parisiens,  voir  toute 
une  série  <l"ol)servalions  de  Sarccy  dans  ses  (Chroniques  du  Temps,  12  août  au 
2  sept.  189o.  L'al)l)é  Uousselol  vient  de  publier  sur  la  prononciation  parisienne 
les  premières  études  expérimentales  que  nous  ayons.  (La  Parole,  n°  7.)  Le 
4'  individu  qu'il  étudie  est  très  instruit. 


LES   RESULTATS  883 

Mais  c'est  en  grammaire  surtout  que  le  fossé  est  large  et 
paraît  infranchissable. 

Des  noms  ont  des  féminins  populaires  spéciaux  :  juivresse.  Lui,  est 
supplanté  par  y  :  t'as  qu'à  turbiner,  conuri'  fy  dis;  fais-y  donc  place  à  c'te 
dame  [Germ.  Lac,  75);  cela  n'existe  plus,  mais  seulement  ça. 

Il  est  né  un  suffixe  interrogalif  et  dans  certains  cas  exclamatif  :  ti,  issu 
de  t-il  :  y  Vaime-ti  =  Vaimc-t-il,  aujourd'hui  étendu  à  diverses  personnes  : 
je  me  fais-ti  une  fête  d'y  aller  !  ' 

La  conjugaison  des  verbes  a  complètement  perdu  le  parfait  simple  et 
l'imparfait  du  subjonctif.  Elle  confond  le  plus-que-parfait  du  subjonctif 
et  le  passé  antérieur  :  Il  aurait  voulu  que  feus  fini  avant  de  commencer. 
L'inchoative  y  a  fait  de  nouvelles  conquêtes  :  j't'haïs.  L'analogie  a  simplilié 
ailleurs  encore  :  i'vas  y  dire,  je  me  suis  en  allé. 

L'auxiliaire  avoir  est  très  fréquent  avec  les  intransitifs  :  il  s'a  sauvé. 
L'auxiliaire  être  sert  avec  les  verbes  du  même  genre  à  marquer  un  état 
résultant  de  l'action,  alors  que  la  langue  officielle  n'a  pas  cette  forme  : 
être  bu. 

Les  réfléchis  se  conjuguent  indistinctement  avec  avoir  :  je  m'ai  plaqué, 
je  m'' ai  marié,  je  m'ai  acheté  un  chapeau. 

La  négation  est  passée  aux  mots  complétifs  :  c'est  pas  rien,  c'est  pas 
rigolo,  l'hiver. 

Une  foule  de  mots  invariables,  surtout  exclamatifs,  sont  nés  :  avcc-ça 
qu' c'est  drôle!  ce  qu'on  s'est  amusé!  aussi  des  synonymes  de  peut-être  :  des 
fois  qu'il  accepterait,  quelquefois  qu'on  s'aurait  trompé  ;  à  cause  que  est 
conservé;  malgré  que  est  devenu  tout  à  fait  usuel. 

Il  ne  peut  être  question  de  faire  ici  une  syntaxe  de  la  langue  populaire, 
qu'il  faudrait  d'abord  déterminer.  Choisissons  quelques  faits  dans  le  parler 
de  Paris,  et  rangeons-les  par  parties  du  discours. 

Le  peuple  ignore  la  règle  qui  concerne  les  articles  avec  le  superlatif;  il 
dit:  au  milieu  de  la  rivière  oit  l'eau  est  la  plus  profonde.  Il  ignore  de  même 
les  subtiles  distinctions  entre  de  et  des,  j'ai  du  bon  tabac,  fumer  des  bons 
cigares. 

Il  a  une  tendance  par  phonétique  syntaxique  à  faire  féminins  tous  les 
mots  commençant  par  des  voyelles  sonnant  a,  e,  o,  d'abord  avec  un,  puis 
dans  lous  les  cas  :  une  arrosoire,  une  esclandre,  une  éclair,  une  enterrement, 
une  érésipèle,  une  éventail,  une  emplâtre,  une  incendie,  une  intervalle,  une 
orage. 

11  emploie  indistinctement  son  partout.  Quelle  maison  !  Faut  voir  son  entrée. 

Il  sous-enlend  constamment  les  sujets  neutres  :  Y  a  pas  d'erreur.  Il 
substitue  les  formes  enclitiques  des  personnels  aux  formes  prépositionnelles, 
faisant  souvent  jouer  à  celles-ci  le  rôle  des  suffixes  moyens  grecs  :  manger 
des  pommes  de  terre  pour  s'avoir  une  robe  neuve  ce  jour-là  (Germ.  Lac.,  6). 

Il  décompose  fidée  de  relation  et  emploie  presque  toujours  le  vieux  que, 
exprimant  uniquement  la  fonction  de  relation,  sans  aucun  genre  ni  nombre, 
en  marquant,  s'il  y  a  lieu,  genre,  nombre  et  personne  par  un  personnel 
surajouté  :  le  pont  que  j'ai  passé  dessus,  l'enfant  que  j'y  ai  dit  de  venir  me 

1.  Rousseau  parle  déjà  d'un  enfant  qui  dit  devant  lui  :  Irai-je  ti?  Ém.,  1,  51). 


88 i  LA   LANGUE  FRANÇAISE 

voir,  c'est  moi  que  j'siiis  la  femme  à  barbe,  c'est  iious  qucfsons  /es  barbares, 
le  corps  avait  un  sergent,  qu'il  avait  sauvé  un  Qcncral  (Nor.,  Le  101^,  112). 

Il  ne  connaît  plus  les  interrogatifs  simples.  Qii'c'^t-ce  que  V  veux?  Qu'est-ce 
cjui  n'y  a?  Qu'est  cju' c'est  qu'ça?  Oii  est-ce  que  c'est?  L'indéfini  ou  remplace 
par  modestie  et  par  politesse  les  personnels  je,  nous  :  On  est  parti  à  huit 
heures.  Bien  entendu  ce  sont  a  disparu  en  faveur  de  c'est. 

Les  verbes  à  l'actif  se  construisent  très  librement  :  le  viu  est  fait  pour  le 
boire,  j'ai  plusieurs  endroits  à  aller. 

Les  participes  avec  avoir  sont  invariables  :  toutes  les  fautes  que  j'ai  fait. 

Par  analogie  les  pronominaux  construits  avec  être  s'accordent  avec  leur 
sujet.  Une  femme  dira  :  le  chapeau  que  je  me  suis  faite. 

Des  attractions  de  modes  et  de  temps  amènent  des  conditionnels  :  fau- 
drait qu'on  irait  de  bonne  heure. 

On  redouble  les  adverbes  :  Il  fait  si  tellement  beau. 

Comme  remplace  encore  souvent  que  :  j'ai  autant  jieur  de  l'un  comme  de 
l'autre.  On  dira  elliptiquement  :  n'y  a  rien  de  changé  comme  avant. 

Les  phrases  dubitatives  commençant  par  ,s/  subissent  le  même  redouble- 
ment que  les  interrogatives  :  je  voudrais  savoir  si  c'est  que  tu  roupillerais, 
si  t'étais  malade  comme  moi. 

La  conjonction  que  y  a  pris  un  développement  extraordinaire  :  Tranquil- 
lisez-vous, qu'i  ma  dit.  Ça  va  mieux,  que  je  crois  (autant  que  je  crois).  Elle 
amène  une  conclusion  de  la  phrase  :  jetez-vous  dans  les  bras  de  votre 
adversaire,  qu'il  vous  accordera  votre  pardon  (J.  Nor.,  Le  101",  105). 

Elle  forme  de  nouvelles  ligatures,  quand  il  est  besoin,  entre  les  proposi- 
tions qu'on  ne  sait  pas  construire  en  une  phrase  :  Je  ne  sais  toujours  pas  quelle 
tête  qu'elles  ont.  Pourquoi  donc  c'est  qu'vous  partez  ou  Pourquoi  donc  q'vous 
partez?  Vous  serez  témoin  comme  quoi,  ou  comme  quoi  que  j'y  ai  rendu  son 
argent. 

Cette  séparation  entre  les  deux  langues  ne  semble  pas  près  de 
disparaître.  A  moins  d'un  bouleversement  total,  qui  détruirait 
tout  ce  qui  dans  la  nation  représente  la  culture,  la  langue  écrite 
ne  me  }>araît  pas  devoir  prendre  la  grammaire  de  la  langue 
|)opulaire;  on  ne  peut  guère  prévoir  non  plus  que  le  développe- 
ment de  rinstruction  amène  l'ensemble  de  la  population  à  suivre 
d'instinct  les  règles,  même  rajeunies  et  simplifiées,  de  la  langue 
écrite.  Cette  dualité  est  un  danger  assez  semblable  à  celui  qui 
a  occasionné  la  mort  du  latin  littéraire.  Cette  considération 
suffit  en  tout  cas  à  excuser  ceux  qui,  en  sacrifiant  un  peu  de  la 
pureté,  de  la  cbasteté  môme  de  la  langue  écrite,  ont  cherché  un 
rapprochement,  fùt-il  im])ossible.  Mais  les  mœurs  sont  plus 
puissantes  que  les  efforts  isolés  et  le  but  ne  pouvait  pas  être 
atteint  du  premier  coup.  Il  n'est  pas  plus  facile  de  fondre  les 
parlers  des  diverses  classes  que  les  classes  mômes  que  les  siècles 
ont  faites  parmi  les  hommes. 


CONCLUSION 


I 


Ainsi  la  littérature  française  est  déjà  vieille  de  près  de 
neuf  siècles.  Depuis  le  poème  de  Saint  Alexis  jusqu'à  Cyrano 
de  Bergerac,  près  de  neuf  cents  ans  ont  passé.  Aucune  littéra- 
ture européenne  n'offre  une  histoire  aussi  longue  et  aussi  riche 
par  l'ahondance  des  œuvres  et  par  leur  infinie  variété.  La  pro- 
duction, déjà  énorme,  du  moyen  âge,  a  été  fort  dépassée  par 
celle  des  modernes,  et  surtout  par  la  notre.  Car  aujourd'hui  la 
presse  périodique  couvre  mille  fois  plus  de  papier  que  le  livre, 
et  représente  une  profusion  confuse  de  mots  et  d'idées,  jetés 
chaque  jour  dans  la  circulation.  L'influence  que  cette  littérature 
quotidienne  exerce  (et  exercera  de  plus  en  plus)  sur  la  littéra- 
ture générale  est  même  un  des  éléments  nouveaux  et  inconnus 
qui  modifieront  beaucoup  dans  l'avenir  l'art  d'écrire  et  le  métier 
d'écrivain. 

Raconter  l'histoire  littéraire  d'une  langue  au  cours  de  neuf 
cents  années  nécessitait  des  divisions  claires.  Nous  avons 
pris,  ou  plutôt  conservé  la  plus  simple,  la  division  par  siècles, 
sans  nous  dissimuler  les  objections  très  fortes  qu'on  peut  y 
faire.  «  Dans  le  courant  de  l'année  1800,  dit  très  bien  M.  Bru- 
netière,  les  écrivains  ont-ils  songé  qu'ils  allaient  être  du 
xix*'  siècle  ;  et  croirons-nous  qu'ils  se  soient  évertués  à  différer 
d'eux-mêmes  pour  le  1"  janvier  1801?  »  Mais  pour  clore  le 
moyen  âge  M.  Brunetière  préfère  à  la  date  de   1500,  franche- 


886  CONCLUSION 

ment  moyenne  et  conventionnelle,  celle  de  1498,  qui  a  le  défaut 
de  paraître  exacte  et  choisie;  il  la  préfère  sans  doute,  parce  que 
cette  année-là  rnourut  d'accident  Charles  VIII.  Croirons-nous 
cependant  que  les  écrivains  se  soient  dit,  en  apprenant  la 
catastrophe  d'Amboise  :  «  A  présent  que  Charles  VIII  est  mort, 
nous  allons  renouveler  la  littérature.  » 

En  fait,  toute  date  est  fictive  s'appliquant  à  des  divisions  de 
ce  genre;  et  toute  division  même  est  en  ces  matières  forcément 
conventionnelle;  mais  elle  constitue  un  cadre  commode  aux 
études.  Le  plus  commode  est  celui  des  siècles,  et  il  est  aussi  le 
moins  inexact,  précisément  parce  qu'il  n'affecte  aucune  exacti- 
tude; et  parce  qu'il  nous  est  fourni  par  l'usage  au  lieu  d'être 
fait  par  nous. 

Faut-il  ajouter  que  le  hasard  seul,  ou  bien  une  secrète 
influence  qui  fait  que  le  changement  d'une  date  séculaire  a  pu 
modifier  le  tour  des  imaginations  par  l'idée  que  certains  hommes 
ont  pu  y  attacher;  enfin  une  cause  obscure  quelle  qu'elle  soit,  a 
fait  quelquefois  coïncider  avec  le  commencement  d'un  siècle 
certaines  œuvres  d'initiative  et  de  renouvellement?  Ce  n'est  pas 
tout  à  fait  un  hasard  si  Atala  parut  la  première  année  du 
xix*"  siècle.  Et  je  pense  bien  que  Malherbe  en  écrivant  l'ode  à 
Du  Périer  ne  s'est  pas  douté  qu'il  composait  les  premiers  vers 
classiques  de  la  littérature  française  ;  mais  le  hasard  fait  que 
ces  vers  sont  très  probablement  de  l'année  1601. 

Cette  division  une  fois  acceptée,  comme  un  compartiment  bien 
délimité,  non  comme  une  loi  nécessaire  du  développement  de 
la  littérature,  nous  aurions  souhaité  qu'il  nous  fût  possible 
d'étudier  séparément  tous  les  hommes  dont  l'œuvre  et  le  nom 
nous  paraissaient  dignes  de  vivre.  Car  enfin,  parlons  sincère- 
ment, l'individu  seul  existe,  est  une  réalité;  le  reste  est  une 
conception  ou  une  fiction  de  notre  esprit;  les  groupes  sont  une 
entité;  les  genres  sont  une  convention.  Le  principe  même  qui 
les  constitue  est  absolument  fictif.  Le  genre  n'est  qu'une  éti- 
quette que  cette  fiction  rend  commune  à  des  hommes  profondé- 
ment différents  entre  eux  par  le  tempérament,  l'imagination, 
les  idées.  C'est  une  classification  purement  artificielle  que  de 
rapprocher  deux  romanciers  qui  n'ont  rien  de  commun  que  de 
faire  tous  deux  des  romans.  Ainsi  l'on  met  sur  le  même  rayon 


CONCLUSION  887 

(le  ])ibliothèque  deux  volumes  de  même  format.  Une  classifica- 
tion vraiment  naturelle  répartirait  les  écrivains  selon  leur 
nature  intime,  non  selon  l'étiquette  du  cadre  où  ils  enferment 
leurs  écrits.  Tel  moraliste  rejoindrait  tel  auteur  comique;  et 
tous  deux  mettraient  en  commun  leur  même  façon  de  com- 
prendre les  hommes.  Tel  autre,  qui  se  crut  peut-être  auteur 
comique,  serait  reconnu  pour  prédicateur.  Mais  une  telle  clas- 
sification, fondée  sur  les  caractères  intimes  des  esprits,  non 
sur  la  similitude  apparente  des  genres,  serait  probablement 
irréalisable  à  cause  de  son  extrême  complexité  ;  elle  serait,  en 
tout  cas,  très  confuse,  pour  la  même  cause.  Il  convient  donc  de 
garder  les  t]enres,  même  sans  y  croire  beaucoup  plus  qu'aux 
siècles.  Mais  puisque  c'est  une  loi  nécessaire  de  notre  esprit 
qu'il  ne  saisit  qu'à  condition  de  divise»,  et  qu'il  ne  divise  utile- 
ment qu'à  condition  de  diviser  clairement  ;  puisqu'en  outre  il 
est  bien  vrai  qu'une  division  factice  n'est  pas  une  division 
fausse,  à  condition  qu'elle  trouve  une  certaine  réalité  subjective 
dans  les  habitudes  de  notre  esprit,  nous  avons  conservé  les 
cadres  traditionnels  (moralistes,  historiens,  auteurs  dramati- 
ques, etc.)  partout  où  nous  ne  pouvions  donner  un  chapitre 
entier  à  une  œuvre  et  à  un  homme  vraiment  considérable. 

Et  à  mesure  que  nous  nous  approchions  de  l'époque  contem- 
poraine, plus  rares  se  faisaient  ces  monographies  d'un  seul 
écrivain.  Non  que  nous  ayons  douté  que  parmi  les  plus  récents 
mêmes,  plusieurs  eussent  mérité  cet  honneur  d'être  isolés.  Mais 
le  choix  était  difficile.  Un  certain  recul  des  temps  est  nécessaire 
pour  dégager  de  la  foule  et  surtout  de  l'élite,  ceux  qui  décidé- 
ment sont  les  plus  grands,  même  parmi  l'élite,  et  représente- 
ront le  plus  complètement  leur  époque  aux  yeux  de  la  postérité. 
Les  mêmes  objets  sont  différemment  éclairés  selon  que  la 
lumière  est  projetée  sur  eux  d'une  distance  plus  ou  moins 
grande.  C'est  une  des  causes  pour  lesquelles  l'histoire  littéraire, 
comme  toute  histoire  d'ailleurs,  est  toujours  à  refaire.  Et  la 
nôtre  sera  refaite.  Nous  nous  estimerons  heureux  si  notre  livre 
paraît  juste  pendant  une  période  de  temps  suffisante.  Plus  tard 
l'éloignement  des  faits,  en  changeant  pour  les  spectateurs 
toutes  les  conditions  d'optique,  imposera  d'autres  tableaux,  qui 
auront  leur  tour  de  vérité  éphémère. 


888  CONCLUSION 

II 

On  a  bien  voulu  approuver  que  pour  la  première  fois  dans 
une  histoire  générale  de  la  littérature  française,  le  moyen  âçe 
ait  obtenu  ici  une  part  d'espace  et  d'attention  très  considérable. 
Mais  de  ce  que  plusieurs  ont  loué,  d'autres  ont  paru  surpris. 
Nous  leur  devons  nos  raisons. 

Elles  ne  tiennent  pas  à  une  prédilection  particulière  pour 
le  moven  âge.  Nous  croyons  apprécier  à  sa  juste  valeur  cette 
vigoureuse  enfance  de  notre  littérature,  nous  en  aimons  l'abon- 
dance, la  fraîcheur,  la  vivacité,  mais  nous  en  connaissons  les 
défauts.  Elle  a  grandi  trop  vite,  et  beaucoup  de  fruits  en  ont 
avorté.  Et  l'enfant  a  paru  vieillot,  lorsqu'il  aurait  dû  être  à 
peine  un  adolescent. 

Nous  n'avons  pas  non  plus  l'illusion  que  la  littérature  et  la 
poésie  moderne  puissent  trouver  dans  le  moyen  âge  une  source 
d'inspiration  très  féconde.  Quelques  légendes,  quelques  fabliaux 
pourront  fournir  des  motifs  épiques  ou  facétieux;  mille  trou- 
vailles heureuses  sont  à  faire  dans  ce  riche  trésor;  mais  trou- 
vailles de  détail.  D'ailleurs  n'espérons  pas  que  l'étude  du 
moyen  âge  puisse  jamais  venir  au  secours  de  notre  imagination 
épuisée;  ni  que  jamais  la  littérature  française  fatiguée  par  les 
ans,  ou  par  l'excès  de  la  production,  puisse  se  retremper  dans 
le  commerce  du  moyen  âge,  comme  elle  a  fait,  au  temps  de  la 
Renaissance,  en  se  rajeunissant  par  l'étude  de  l'antiquité.  Trop 
longtemps  la  langue  française  au  moyen  âge  a  laissé  au  latin  le 
privilège  de  penser  fortement.  Notre  littérature  nationale, 
jusqu'à  la  Renaissance,  manque  un  peu  d'étofTe.  Elle  manque 
aussi  de  façon,  si  par  ce  mot  l'on  entend  le  style.  La  langue  est 
souvent  excellente;  le  style  n'existe  guère.  Dans  les  écrits 
français  du  moyen  âge,  ni  l'idée,  un  peu  courte,  ni  la  forme 
trop  peu  plastique  et  manquant  d'art,  ne  peuvent  beaucoup 
apprendre  aux  modernes. 

Mais  l'étude  du  moyen  âge  importe  à  celle  de  la  littérature 
française  pour  d'autres  causes,  en  vue  d'autres  profits  plus 
solides  et  plus  sûrs.  C'est  que  la  France  moderne  a  presque 
toutes  ses  racines  dans  la  France  du  moyen  âge  ;  et  la  langue 


CONCLUSION  889 

française  moderne  dans  la  langue  française  ancienne  ;  en  sorte 
qu'on  connaît  mal  et  qu'on  comprend  mal  tout  ce  qui  est 
aujourd'hui,  si  l'on  néglige  de  connaître  et  de  comprendre  ce 
qui  fut  autrefois.  Le  moyen  âge  nous  donne,  avec  la  clef  de 
notre  idiome,  la  source  et  l'explication  d'une  foule  d'idées  et 
de  sentiments  modernes,  ou  crus  tels,  mais  qui  nous  viennent 
tout  droit  de  ces  aïeux  lointains.  Les  Français,  malheureu- 
sement, ont  perdu,  pour  la  plupart,  la  notion  et  la  conscience  de 
cette  hérédité,  qui  les  suit  toutefois  sans  qu'ils  la  sentent  der- 
rière eux.  Les  uns  croient  dater  de  Descartes;  les  autres  de 
Voltaire,  ou  de  la  Révolution  ou  d'Auguste  Comte.  Mais 
puisque  la  «  solidarité  »,  cette  belle  chose  et  ce  beau  mot,  est 
à  la  mode,  on  devrait  bien  comprendre  que  la  vraie  solidarité 
n'est  pas  seulement  entre  contemporains;  mais  d'un  siècle  à 
l'autre  entre  g-énérations  successives,  qui  tour  à  tour  naissent 
et  g'randissent,  vivent  et  meurent,  sur  un  même  sol,  nourries 
des  mêmes  sucs  et  des  mêmes  racines,  et  à  travers  les  fluctua- 
tions des  âges,  moins  différentes  qu'elles  ne  croient  être.  Oui, 
nous  et  nos  aïeux,  nous  sommes,  bon  gré  mal  gré,  solidaires, 
par  la  chair  et  le  sang  qu'ils  nous  ont  donnés.  A  regarder  d'un 
peu  haut  les  choses,  la  littérature  française  est  un  tout  insépa- 
rable; cette  coupure  qu'on  nomme  la  Renaissance  n'est  pas 
un  fossé  qui  ait  arrêté  au  passage  l'irrésistible  poussée  des  tra- 
ditions héréditaires;  Racine  lui-même  est  plein  de  choses  qui 
à  son  insu  lui  viennent  de  Chrétien  de  Troyes;  et  telle  pièce 
épique  de  Ronsard  ^  est  un  écho  de  la  Chanson,  de  Roland  qu'il 
ignore,  en  même  temps  qu'elle  semble  un  prélude  à  la  Légende 
des  siècles. 

Reconnaissons  toutefois  qu'il  y  a  plus  d'éléments  assimila- 
bles à  la  pensée  moderne  dans  l'œuvre  du  xvi"  siècle;  dans 
beaucoup  de  ses  parties  elle  est  demeurée  vivante,  et  captive 
passionnément  l'attention  de  nos  contemporains.  Peut-être 
nous  attire-t-elle  par  ce  chaos  d'opinions  où  nous  retrouvons 
l'image  de  notre  époque.  Le  xvn"  siècle,  le  xvni",  si  différents 
entre  eux,  ont  connu  cependant  chacun  des  idées  dominantes, 
des   écrivains    régnants    et   gouvernants.    Rien    de    pareil    au 

1.  Voir  le  Discow^s  sw  l'éguité  des  vieux  Gaulois. 


890  CONCLUSION 

XVI®  siècle.  Il  nous  plaît  d'y  rencontrer  cette  anarchie  de  la 
pensée  où  nous  nous  débattons  nous-mêmes.  Cette  fusion 
incohérente  du  moyen  âge  expirant  avec  un  réveil  de  l'anti- 
quité et  d'autres  aspirations  toutes  nouvelles,  nous  étonne  et 
nous  plaît  par  sa  variété  même;  et  ce  conflit  désordonné  des 
éléments  les  plus  disparates  produit  l'impression  ou  l'illusion 
dune  grande  force. 

Nous  avons  essayé  plus  haut  de  reconnaître  et  de  préciser 
les  caractères  de  la  Renaissance  littéraire  '  ;  nous  ne  revien- 
drons pas  sur  cette  étude.  Qu'il  nous  soit  permis  seulement 
d'y  ajouter  une  réflexion  :  la  Renaissance  littéraire  a  peut-être 
un  peu  indûment  profité  du  voisinage  de  la  Renaissance  artis- 
tique, et,  par  le  bénéfice  de  cette  confusion,  l'on  a  quelquefois 
prêté  aux  écrivains  du  xvi"  siècle  une  valeur  d'art  exag-érée. 
Leur  forme,  souvent  exquise  dans  le  détail,  n'est  jamais  par- 
faite dans  l'ensemble.  Ils  ont  su  trouver  avec  bonheur,  et  leurs 
pages  sont  toutes  semées  de  rencontres  merveilleuses.  Mais  ils 
n'ont  jamais  su  ni  composer  ni  achever,  qualité  suprême  sans 
laquelle  il  n'est  pas  d'artiste  complet.  Pour  cette  lacune,  sen- 
sible même  chez  les  plus  grands,  s'il  est  vrai  qu'ils  auront  tou- 
jours des  dévots,  et  même  des  adorateurs,  ils  n'auront  jamais 
de  disciples,  ils  ne  seront  pas  les  premiers  nourriciers  de  l'esprit 
français;  ils  ne  seront  pas  classiques. 


III 


Nos  classiques  français,  ce  sont  les  écrivains  du  xvn"  siècle; 
et  non  pas  tous,  on  le  pense  bien,  mais  seulement  les  meil- 
leurs. Nous  leur  avons  donné  sans  regret  le  quart  de  cet 
ouvrage,  et  nous  aurions  volontiers  fait  leur  place  plus  grande 
encore.  Nous  pensons  en  efTet  qu'ils  doivent  garder  dans  la 
formation  de  l'esprit  national  une  importance  à  part.  Nous 
croyons  même  que  cette  importance  est  destinée  à  s'accroître 
encore,  ou  l>ien  c'est  l'esprit  national  qui  décroîtra;  ce  qui, 
d'ailleurs,    n'est   pas    impossible.    Mais    expliquons-nous,    car 

1.  Voir  l.  m,  chap.  i. 


CONCLUSION  891 

cette  assertion  isolée  que  rinfluence  de  Bossuet  devra  g^randir 
au  xx*"  siècle  risquerait  beaucoup  de  sembler  paradoxale,  si 
elle  n'était  expliquée. 

«  Qu'est-ce  qu'un  classique'?  »  a-t-on  souvent  demandé.  A 
quel  siiine  reconnaîtra-t-on  les  écrivains  qui  ont  mérité  cet 
honneur  d'être  préférés,  en  fort  petit  nombre,  à  tant  d'autres 
pour  être  proposés  à  l'étude  et  à  l'admiration  des  générations 
successives,  et  former,  pendant  des  siècles,  le  fond  commun, 
solide  et  permanent  de  l'éducation  littéraire  et  morale  de  la 
jeunesse? 

Depuis  la  Renaissance,  l'Europe  a  trouvé  ses  classiques 
dans  l'Antiquité.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  montrer  —  d'autres 
l'ont  fait  d'ailleurs  avec  éclat,  Nisard  surtout,  très  éloquem- 
ment  —  tout  ce  que  le  xvn"  siècle  français  doit  aux  Anciens. 
Son  admirable  littérature  est  assurément  le  plus  beau  fruit 
qu'ait  donné  la  greffe  antique  insérée  dans  la  tige  moderne  et 
chrétienne. 

Ce  n'est  pas  que  l'on  ne  surprenne  aujourd'hui  bien  des 
défaillances  dans  leur  connaissance  de  l'antiquité.  Ils  ont  sou- 
vent supposé  chez  les  anciens  des  idées,  des  goûts,  des  règles, 
des  scrupules  qui  étaient  ceux  des  modernes.  Ils  ont,  de  fort 
bonne  foi,  prêté  beaucoup  d'eux-mêmes  aux  Grecs  et  aux 
Romains.  Ils  n'ont  pas  eu  le  sentiment  exact  de  l'infinie  dis- 
tance qui  est  entre  les  anciens  et  nous,  et  du  peu  de  ressem- 
blance qui  subsiste  entre  les  vrais  Romains  du  temps  des  Sci- 
pions,  ou  même  du  temps  d'Auguste,  et  les  nations  modernes. 
Ainsi  leur  grande  admiration,  fondée  sur  un  sentiment  sincère 
et  vif  des  beautés  de  l'antique,  repose  en  partie  aussi,  quelque- 
fois, sur  une  foule  d'anachronismes  dont  ils  n'avaient  pas  con- 
science. 

Mais  quelles  que  fussent  les  faiblesses  et  les  erreurs  partielles 

i.  Le  mot  vaudrait  qu'on  en  fil  l'histoire.  A  Rome,  on  appelait  clnssici  les 
citoyens  de  la  première  classe  possesseurs  d'un  million  de  sesterces.  De  là  un 
sens  dérivé  :  dassici  scriptores,  ce  sont  les  écrivains  de  premier  ordre.  Au 
XVI»  siècle,  Sibilet,  dans  son  Art  ■poétique,  parle  déjà  des  bons  et  classiques  auteurs, 
c'est-à-dire  les  auteurs  excellents.  Le  sens  d'auteur  étudié  dans  les  classes 
n'apparaît  que  dans  la  dernière  édition  (1878)  du  Dictionnaire  de  l'Académie. 
Ce  sens,  tout  moderne,  se  confond  aujourd'hui  avec  le  sens  ancien,  seul  connu 
jusqu'à  notre  siècle.  Un  auteur  classique  est  aujourd'hui  un  auteur  excellent, 
étudié  dans  les  classes  parce  qu'il  est  excellent. 


892  CONCLUSION 

de  leur  culte  pour  les  Anciens,  comme  il  était  sincère,  il  fut 
fécond,  et  l'influence  de  l'antiquité  sur  les  grands  ouvrages  du 
xvii^  siècle  a  été  considérable.  Si  la  tradition  grecque  ne  se 
fait  sentir  profondément  que  chez  un  petit  nombre,  tous  sont 
imprégnés  au  moins  de  la  tradition  latine;  ils  lui  doivent  cer- 
tainement une  bonne  part  de  leurs  qualités,  la  clarté  du  rai- 
sonnement, l'enchaînement  logique  des  idées,  le  naturel,  ou, 
comme  ils  disaient,  la  naïveté  de  l'expression;  la  belle  allure 
de  la  phrase,  l'énergie  syntaxique,  l'art  de  lier  les  proposi- 
tions et  les  périodes;  et  enfin  cette  harmonie  du  «  nombre  », 
qui  n'est  pas  le  secret  de  tous,  mais  par  où  })lusieurs  excel- 
lèrent. 

Ils  n'ont  pas  vu  seulement  dans  les  anciens  des  modèles, 
mais  aussi  des  juges;  ils  n'ont  pas  seulement  profité  de  leurs 
leçons,  mais  du  contrôle  idéal  auquel  ils  soumettaient  modes- 
tement leurs  propres  ouvrages  :  «  De  quel  front  oserais-je  me 
montrer,  pour  ainsi  dire,  aux  yeux  de  ces  grands  hommes  de 
l'antiquité  que  j'ai  choisis  pour  modèles?  »  Ainsi  dit  Racine,  à 
propos  d'une  faute  de  goût  qu'il  n'avait  point  voulu  com- 
mettre; et  il  continue  hardiment,  au  risque  de  choquer  plus 
d'un  lecteur:  «  Car,  pour  me  servir  de  la  pensée  d'un  ancien  *, 
voilà  les  véritables  spectateurs  que  nous  devons  nous  proposer; 
et  nous  devons  sans  cesse  nous  demander  :  «  Que  diraient 
Homère  et  Virgile,  s'ils  lisaient  ces  vers?  Que  dirait  Sophocle, 
s'il  voyait  représenter  cette  scène?  » 

Voilà  ce  qu'étaient  les  anciens  pour  les  hommes  du  xvu''  siè- 
cle! Des  inspirateurs  très  féconds,  des  guides  très  surs,  des 
juges  très  respectés.  Mais  qu'est-il  demeuré,  dans  le  monde 
moderne  et  actuel,  de  cette  immense  influence,  accordée  jadis  à 
l'antiquité? 

L'antiquité  grecque  et  latine  s'éloigne  de  nous  tous  les  jours. 
Et,  sans  doute,  le  passé  ne  cesse  jamais  de  fuir  plus  loin  du  pré- 
sent. Mais  il  semble  que  cette  fuite  est  plus  ou  moins  rapide 
selon  les  époques.  Jamais  elle  ne  fut  plus  précipitée  qu'à  cette 
fin  du  xix"  siècle;  et  déjà  les  Grecs  et  les  Romains  paraissent 
aux  générations  nouvelles,  quelque  chose  de  très  lointain,  perdu 

1.  Longin,  dans  le  Traité  du  Sublime,  cité  par  Racine  dans  la  première  Pré- 
face de  Brilannicus. 


CONCLUSION  893 

dans  les  brumes  d'un  souvenir  vague  et  indistinct.  Naguère 
encore,  un  grand  nom  antique,  une  citation  d'Hérodote  ou  de 
Tite  Live,  un  vers  d'Homère  ou  de  Virgile  évoqué  à  propos, 
semblaient  donner  de  la  force  et  de  la  grâce  à  l'éloquence,  à  la 
poésie.  Aujourd'hui  ce  «  pédantismc  »  ferait  sourire.  Marathon, 
Chéronée,  Cannes  ou  Actium  sont  mots  vides  de  sens  pour  des 
écoliers  modernes,  je  dis  ceux  même  qui  apprennent  encore  un 
peu  de  grec  et  de  latin.  L'influence  de  l'antiquité  sur  l'esprit 
moderne  va  diminuant  tous  les  jours;  telle  est  la  vérité.  Quel- 
ques moralistes  peu  clairvoyants  continuent,  il  est  vrai,  de  se 
plaindre  par  tradition  «  qu'on  sorte  des  collèges  admirablement 
instruit  de  tout  ce  qui  concerne  les  choses  d'Athènes  et  de  Rome, 
et  ignorant  de  l'histoire  de  France  ».  Cela  se  débite  encore 
couramment;  mais  cela  est  complètement  faux.  Les  bacheliers 
savent  plus  ou  moins  l'histoire  de  France,  mais  ils  ne  savent 
plus  du  tout  celle  des  Grecs  et  des  Romains. 

Chose  étrange,  et  qui  paraît  d'abord  contradictoire!  en  même 
temps  que  la  foule  oublie  de  plus  en  plus  l'antiquité,  un  petit 
nombre  d'érudits  en  ont  de  mieux  en  mieux  pénétré  la  science. 
L'archéologie,  dans  toutes  ses  branches,  l'étude  des  monuments 
et  celle  des  textes,  la  philologie  et  l'épigraphie,  l'histoire  des 
religions  antiques,  de  la  philosophie,  des  institutions,  des  légis- 
lations et  des  mœurs,  a  certainement  accompli  depuis  cent  années 
d'admirables  progrès.  Sans  complaisance  pour  notre  temps,  nous 
pouvons  dire  que  ceux  qui  savent  aujourd'hui  l'antiquité,  la 
savent  mieux  que  n'ont  fait  les  érudits  du  xvn"  et  du  xvni"  siè- 
cle. Un  si  grand  progrès  d'une  part,  un  tel  recul  d'autre  part, 
semblent  des  mouvements  contradictoires  ;  en  fait  ils  sont  étroi- 
tement liés.  C'est  parce  qu'une  élite  a  creusé  plus  avant  dans 
l'étude  de  l'antiquité  que  la  foule  s'est  de  plus  en  plus  détachée 
des  anciens.  En  effet  tout  ce  grand  eftbrt  de  la  science  aboutit  à 
nous  révéler  que  les  anciens  sont  bien  plus  éloignés  de  nous,  et 
plus  différents  qu'ils  ne  semblaient  jadis;  qu'entre  les  sociétés 
antiques  et  la  nôtre,  il  y  a  des  divergences  irréductibles;  que 
leur  organisation  politique,  religieuse  et  sociale  est  absolument 
contraire  à  la  nôtre;  que  leur  démocratie,  fondée  sur  l'esclavage, 
n'a  rien  à  enseigner  aux  démocraties  modernes;  que  leur  reli- 
gion, asservie  à  l'État  et  imposée  par  l'État,  ferait  également 


894  CONCLUSION 

horreur  aujourd'hui  aux  hommes  religieux  et  aux  libres  pen- 
seurs; que  ce  qu'ils  appelaient  liberté  nous  paraîtrait  la  pire  ser- 
vitude, puisqu'il  anéantit  absolument  l'individu  dans  la  commu- 
nauté; qu'enfin  la  conception  même  de  la  cité  antique  est 
nettement  irréconciliable  avec  la  fraternité  humaine,  que  nous 
voulons  réserver,  au  moins  comme  un  dogme  de  l'avenir,  à  nos 
sociétés  futures.  Ç. 

Mais  à  défaut  des  leçons  politiques,  ne  pouvons-nous  croire  '• 

encore  que  l'antiquité  nous  enseignera  toujours  les  secrets  de 
la  forme,  et  son  art  merveilleux  du  style?  Non,  cet  art  lui-même 
va  nous  échapper.  Cet  art  admirable  et  cette  admirable  littéra- 
ture, s'il  est  vrai  qu'ils  feront  toujours  la  joie  et  obtiendront 
l'amour  d'une  élite  d'initiés,  déjà  ne  parlent  plus  que  faiblement 
à  l'oreille,  au  cœur  de  la  foule.  Le  sens,  le  goût,  l'intelligence 
de  cette  beauté  simple,  exquise,  naturelle,  se  perdra  peu  à  peu 
parmi  des  générations  préoccupées  d'autres  soucis,  sollicitées 
par  d'autres  admirations;  et  de  plus  en  plus  condamnées  à  une 
sorte  d'éclectisme  banal  par  le  nombre  et  la  variété  infinie  des 
choses  que  fait  passer  sous  nos  yeux  le  monde  agrandi  et  par- 
couru en  tous  sens.  A  force  de  voir  défiler  devant  nous  les 
œuvres  d'art  et  les  œuvres  littéraires  de  vingt  peuples  différents, 
d'admirer  la  peinture  japonaise  à  l'égal  de  la  statuaire  antique, 
et  Ibsen  autant  que  Sophocle,  notre  goût  s'élargira  jusqu'à  tout 
embrasser  avec  une  égale  complaisance;  jusqu'à  tout  accepter 
parce  que  tout  est  curieux;  sans  rien  aimer  passionnément, 
c'est-à-dire  exclusivement. 

Cependant  croît  et  grandit  tous  les  jours  en  richesse,  en 
influence,  en  autorité,  une  démocratie  laborieuse,  affairée,  pra- 
tique, et  qui  se  soucie  fort  peu  des  langues  mortes  et  des 
choses  mortes;  tant  de  notions  vivantes,  dont  il  faut  se  munir 
(langues,  géographie,  histoire,  toutes  les  sciences),  ne  laissent 
que  bien  peu  d'heures  à  l'étude  de  l'antiquité.  Avant  le  milieu 
du  siècle  prochain,  il  est  à  craindre  que  le  grec  et  le  latin  ne 
soient  plus  étudiés  que  par  quelques  érudits  ;  comme  aujourd'hui 
le  sanscrit  ou  l'hébreu.  Le  dommage  sera  grand  peut-être;  et  je 
suis  de  ceux  qui  pensent  que  l'esprit  humain  subira  un  très 
grand  déchet  en  se  dépouillant  tout  à  fait  de  l'antiquité.  Mais  il 
faut  se  résigner  et  se  préparer  à  ce  qui  est  inévitable.  Euripide 


CONCLUSION  895 

(lisait  très   bien  :   «  Il  ne  sert  à  rien  de   se  fâcher  contre  les 
choses,  parce  que  cela  leur  est  bien  égal  '.  » 

Qu'arrivera-t-il  alors  de  notre  littérature?  Affranchie  des 
Grecs  et  des  Romains  par  l'oubli  presque  complet  de  leurs  lan- 
gues, voudra-t-elle  se  passer  tout  à  fait  de  «  modèles  »,  ne  plus 
reconnaître  de  classiques? 

Combien  d'esprits  remuants  et  curieux,  qui  se  croient  seuls 
libres  parce  qu'ils  sont  sans  doctrine  et  sans  principes,  revendi- 
queront alors  avec  ardeur  ce  qu'ils  appelleront  :  la  complète 
émancipation  de  l'esprit  moderne?  «  Les  modèles  ne  sont  bons, 
diront-ils,  qu'à  entraver  les  talents,  et  à  courber  tous  les  esprits 
sous  le  niveau  d'une  médiocrité  commune,  régulière  et 
ennuyeuse.  Délivrés  enfin  des  Grecs  et  des  Romains,  n'inven- 
tons pas  de  nouvelles  idoles.  » 

Ces  «  indépendants  »  auront  tort.  L'art  d'écrire  veut,  comme 
tout  autre  art,  des  maîtres;  le  génie  même  a  besoin  d'avoir  été 
un  peu  à  l'école.  «  C'est  un  métier  que  de  faire  un  livre,  dit  La 
Bruyère,  comme  de  faire  une  pendule;  il  faut  plus  que  de  l'es- 
prit pour  être  auteur.  »  Il  faut  encore  savoir  son  métier.  Les 
classiques  français,  au  défaut  des  anciens,  serviront  à  nous  l'ap- 
prendre. 

N'envions  pas  le  bonheur  des  nations  sans  racines,  sans 
modèles  et  sans  traditions.  Notre  héritage  national  est  un  heu- 
reux mélange  d'éléments  puisés  à  diverses  sources,  et  harmo- 
nieusement fondus  dans  un  tempérament  solide  et  original. 
Craignons  de  gâter  l'ouvrage  en  détruisant  brusquement  toutes 
les  proportions.  Le  péril  sera  déjà  grand  quand  l'esprit  français 
s'isolera  tout  à  fait  de  cette  antiquité  qui  fut  l'une  de  ses  nour- 
rices. Si  nous  devons  perdre  un  jour  la  trace  et  la  lumière  des 
classiques  anciens,  gardons  au  moins,  pour  ne  pas  tout  risquer 
ensemble,  gardons  soigneusement  le  culte  de  nos  maîtres 
français  :  Corneille  et  Descartes,  Pascal  et  Bossuet,  Racine, 
Molière,  La  Fontaine,  La  Rochefoucauld,  La  Bruyère.  Ne  lais- 
sons jamais  dire  que  nous  affirmerions  notre  indépendance,  en 
écartant  ces  grands  hommes,  nos  maîtres  naturels.  Craignons 
plutôt  de  cesser  d'être  nous-mêmes,  si  nous  méprisions  de  telles 

I.  Toi;  r.Çii'[[ioi.<n  yàp  où-/l  6u|AO\lc79ai  -/picôv  Milt:  yàp  aOioî;  ovSév. 


896  CONCLUSION 

traditions.  Ce  serait  la  pire  façon  de  servir  que  de  renverser  une 
autorité  nationale  pour  nous  soumettre  tantôt  aux  fantaisies 
d'un  bizarre,  tantôt  aux  songes  d'un  étranger,  toujours  à  quelque 
culte  de  passage,  à  des  religions  improvisées. 

Car  il  faut  en  venir  à  noter  ce  qui  est  à  la  fois  le  caractère 
distinctif  des  véritables  classiques  et  leur  mérite  suprême.  Ils  ne 
sont  pas  des  maîtres  tyranniques;  ils  ne  forcent  pas  l'indépen- 
dance de  ceux  qu'ils  forment;  ils  développent,  d'une  façon  géné- 
rale, l'intelligence  et  le  goût  de  tous,  sans  entraver  le  tour 
d'esprit  original  et  personnel  de  chacun.  Tel  est  bien  le  carac- 
tère saillant  des  grands  écrivains  du  xxif  siècle  :  on  les  admire, 
on  les  étudie,  on  s'en  pénètre,  on  s'en  nourrit,  sans  cesser  d'être 
soi-même.  «  Quoique  profondément  imprégnés  de  l'esprit  de 
leur  temps,  ils  ont  élevé  leurs  idées  à  un  assez  haut  degré  de 
généralité,  leur  style  à  un  assez  haut  degré  de  perfection,  pour 
que  chaque  époque  puisse  trouver  chez  eux  des  maîtres;  mais 
des  maîtres  doués  d'un  génie  si  large  et  si  impartial  qu'ils  n'im- 
posent à  leurs  disciples  aucune  manière,  aucun  procédé  particu- 
lier, et  qu'ils  peuvent  les  former  sans  les  entraver,  les  soutenir 
sans  les  diriger  '.  L'ancienneté  contribue  aussi  à  donner  aujour- 
d'hui cette  majesté  sereine  aux  chefs-d'œuvre  incontestés  du 
grand  siècle  :  il  est  peut-être  nécessaire  qu'un  écrit  ne  soit  pas 
d'hier  pour  être  appelé  classique;  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup 
qu'il  suffise  d'être  ancien  pour  obtenir  ce  glorieux  titre,  et 
parmi  les  écrivains  du  xvn"  siècle,  il  n'appartient  qu'à  un  petit 
nombre.  » 

Mais  à  quelles  conditions  cette  maîtrise  reconnue  chez  nous 
aux  grands  auteurs  du  xvu"  siècle  pourra-t-elle  être  utile  et 
féconde?  Entendons  bien,  d'abord,  et  posons  comme  un  prin- 
cipe absolu,  qu'il  ne  saurait  jamais  être  question  de  les  imiter  en 
aucune  manière. 

L'imitation  qui  s'exerce  d'une  langue  à  une  autre  langue, 
n'est  })as  un  vain  emploi  de  l'esprit  ;  s'y  renfermer,  le  desséche- 
rait; s'y  appliquer,  entre  temps,  peut  le  fortifier.  Cette  lutte  de 
deux  idiomes,  cet  etTort  ingénieux,  réfléchi,  difficile,  qui  cherche 

1.  Nous  avons  déjà  publié  ces  lignes  ailleurs  en  1885.  On  nous  excusera  de 
nous  être  cité  nous-mème;  nous  n'avons  pas  trouvé  d'autres  termes  pour 
exprimer  une  idée  que  le  temps  n'a  pas  modifiée  dans  notre  esprit.  {Leçons  de 
lilléralure  française,  t.  II,  p.  1.) 


CONCLUSION  897 

à  traduire  une  pensée  sans  lui  rien  ôter  de  sa  vig-ueur  et  de  sa 
clarté,  n'est  point  du  tout  méprisalde.  L'idée  même  n'est  jamais 
si  bien  contrôlée  que  dans  cette  sorte  d'examen  auquel  on  la 
soumet,  par  l'imitation  ou  par  la  traduction. 

Mais  l'imitation  dans  la  même  langue  n'offre  aucun  de  ces 
avantages.  Elle  est  absolument  vaine,  inutile  et  stérile  :  elle  est 
mortelle  à  toute  originalité  de  la  pensée  ou  du  style.  Imiter  en 
français  Racine,  imiter  Bossuet,  imiter  La  Bruyère,  c'est  ne 
rien  comprendre  à  la  leçon  que  nous  ont  laissée  ces  grands 
écrivains,  ces  grands  maîtres.  Il  faut  les  lire  et  les  relire;  il 
faut  les  étudier  profondément,  mais  non  les  imiter. 

Qu'est-ce  donc  qu'étudier  les  grands  écrivains  français,  quand 
on  est  Français  soi-même?  C'est  d'abord  entrer,  par  un  commerce 
prolongé,  assidu,  journalier,  dans  la  pleine  intelligence  de  leur 
œuvre  :  c'est  pénétrer  ainsi  dans  le  secret  de  leur  travail,  savoir 
comment  ils  pensent,  comment  ils  composent,  comment  ils 
écrivent;  non  pas  pour  penser  tout  ce  qu'ils  ont  pensé  ni  pour 
calquer  notre  style  sur  leur  style.  A  faire  une  si  pauvre  besogne, 
nous  serions  de  bien  mauvais  disciples,  bien  indignes  de  tels 
maîtres;  et  moins  disciples  que  honteux  plagiaires.  Nous  vou- 
lons comme  ils  ont  fait,  bien  écrire  et  bien  raisonner;  mais 
nous  ne  voulons  pas  écrire  et  raisonner  comme  eux.  La  diffé- 
rence est  grande;  il  faut  la  bien  saisir.  Ils  ont  pensé,  ils  ont 
raisonné  avec  une  force,  une  logique,  une  précision,  tout  à  fait 
admirable  et  rare.  Nous  apprendrons  de  leur  exemple  à  penser 
et  à  raisonner  de  la  même  façon  :  cela  ne  veut  pas  dire  que 
nous  penserons  toutes  les  mêmes  choses;  que  nous  partirons 
des  mêmes  principes  pour  aboutir  aux  mêmes  conséquences.  Ils 
ont  écrit  avec  une  justesse  de  termes,  une  appropriation  du 
mot  à  l'idée,  une  fermeté  de  syntaxe  tout  à  fait  merveilleuse. 
Nous  nous  efforcerons,  en  les  méditant  avec  un  zèle  obstiné, 
d'apprendre  d'eux  les  mêmes  qualités  de  langue  et  de  style.  Cela 
ne  veut  pas  dire  que  nous  nous  etforcerons  d'avoir  le  même 
style  ;  nous  savons  bien  que  nous  ne  serons  des  écrivains  que  si 
nous  avons  notre  style  à  nous.  Mais  ils  nous  montreront,  par 
leurs  leçons,  comment  se  fait  un  grand  écrivain,  comment  se 
crée  un  style.  Il  y  faut  le  génie  d'abord,  nul  n'en  doute;  mais  il 
y  faut  encore  le  travail,  et  la  science  du  métier,  qu'ils  ont  su  à 

Histoire  de  la  langue.  VIU.  »J  ' 


898  CONCLUSION 

merveille.  Qu'est-ce  qui  les  distingue  de  la  foule  de  ceux  qui 
parlent  ou  écrivent  médiocrement?  Croit-on  que  ce  soit  les  mots 
qu'ils  créent?  Ils  ne  créent  pas  de  mots;  ils  savaient  très  bien 
que  le  droit  de  créer  des  mots  appartient  au  peuple,  c'est-à-dire 
à  tout  le  monde;  à  la  foule  anonyme,  et  non  aux  écrivains. 
Serait-ce  leur  syntaxe  qu'ils  inventent?  Ils  usent  tout  simplement 
de  la  syntaxe  de  leur  temps.  La  syntaxe  personnelle  d'un  grand 
écrivain,  cela  n'existe  pas.  Il  y  a  la  syntaxe  d'une  époque  ;  il  n'v 
a  pas  celle  d'un  liomme;  ou  bien  cet  homme  ne  savait  pas  écrire. 
Mais  oii  est  donc  l'originalité  de  leur  style?  Tout  entière  dans 
l'art  qu'ils  ont  eu  de  faire  un  usage  personnel  des  mots  et  des  tours 
connus  et  usités  de  tous;  dans  leur  science  verbale,  instinctive 
ou  réfléchie  (souvent  l'un  et  l'autre  à  la  fois),  mais  si  sûre  que 
nul  n'a  mieux  su  toutes  les  valeurs  possibles  des  mots,  ni  ne 
les  a  employées  mieux  à  propos,  y  compris  mille  nuances  et 
significations  nouvelles,  que  les  termes  possédaient  d'une  façon 
latente,  et  comme  en  puissance,  mais  qui  n'avaient  encore  été 
ni  dégagées  ni  exprimées. 

Quand  nous  aurons  relevé  chez  nos  grands  écrivains  cette 
profusion  d'images  neuves  et  de  créations  de  style,  pense-t-on 
que  ce  sera  pour  les  reporter  dans  nos  propres  écrits,  et  semer 
d'audaces  empruntées  une  prose  terne,  impersonnelle?  Ce  jeu 
serait  puéril  et  misérable.  Mais  nous  aurons  appris,  dans  d'illus- 
tres modèles,  que  le  style  original  est  un  perpétuel  rajeunisse- 
ment de  l'idiome  général;  que  bien  écrire,  c'est  créer  sans  cesse; 
mais  créer  naturellement,  selon  l'instinct  et  les  traditions  de  la 
langue;  de  sorte  que  le  lecteur,  plus  charmé  que  surpris,  saisisse 
sans  peine  le  sens  et  la  valeur  des  nouveautés  les  plus  hardies, 
et  reconnaisse  avec  plaisir  dans  le  style,  même  le  plus  personnel, 
tout  le  vrai  2-énie  de  la  langue  commune. 

Ainsi  notre  admiration  déclarée  pour  les  classiques  français 
du  xvu"  siècle  laisse  entière  notre  indépendance.  Nous  sommes 
leurs  disciples  respectueux  et  reconnaissants;  nous  ne  leur 
sommes  pas  asservis.  Nous  avons  défini  leur  œuvre  par  ce 
caractère  éminent  <|ui  lui  appartient  en  propre  :  c'est  qu'elle 
peut  diriger  les  esprits  sans  les  comprimer.  Riches  de  ces  deux 
qualités,  l'excellence  et  l'ancienneté  (qui  est  aussi  une  qualité 
quand  elle  s'ajoute  à  l'excellence),  ils  resteront  (nous  le  souhai- 


CONCLUSION  899 

tons  du  moins)  l'école  de  la  jeunesse  française;  école  tradition- 
nelle et  libérale  où,  pendant  des  siècles  encore,  elle  devra  se 
former  à  bien  dire  et  à  bien  penser.  Nos  fils  après  nous  sorti- 
rent de  cette  école,  instruits,  formés,  cultivés;  libres  toutefois; 
libres  de  penser  et  de  dire  autrement,  s'ils  veulent;  mieux,  s'ils 
peuvent. 


IV 


On  nous  a  reproché  d'avoir  attribué  au  xviu"  siècle  à  peine 
«  la  portion  congrue  »  en  lui  accordant  un  seul  volume.  Notre 
parcimonie  n'est  pas  sans  excuse.  Plus  on  s'éloigne  du  xvni^  siè- 
cle, plus  on  étudie  d'une  façon  grave  et  impartiale  cette  époque, 
autrefois  si  passionnément  attaquée,  si  passionnément  défendue, 
et  plus  on  s'aperçoit  que  son  importance  est  grande  dans  l'his- 
toire de  la  civilisation  générale;  mais  que  sa  valeur  littéraire  et 
artistique  est  assez  mince.  Les  écrivains  du  xvnf  siècle  ont 
fait  dans  le  format  grand  in-quarto  beaucoup  de  polémique; 
beaucoup  de  journalisme,  et,  si  j'ose  dire,  beaucoup  de  repor- 
tage. Mais  la  masse  des  écrits  durables  n'est  pas  fort  considé- 
rable; et,  chez  les  plus  grands,  la  part  d'œuvre  qui  s'oubliera, 
qui  déjà  semble  oubliée,  est  énorme.  Ils  ont  beaucoup  pensé, 
ou,  du  moins,  beaucoup  remué  de  pensées;  ils  ont  préparé  des 
actes  et  des  faits  de  la  plus  haute  importance  ;  et  déposé  dans  le 
sol  plus  de  germes  révolutionnaires  que  l'époque  suivante  n'a 
pu  accomplir  de  révolutions.  Tout  cela  est  digne  d'attention,  et, 
si  l'on  veut,  d'admiration;  mais,  après  tout,  ce  sont  (à  peu 
d'exceptions  près)  de  faibles  écrivains,  de  médiocres  artistes, 
des  versificateurs  sans  poésie.  Et  entin,  nous  faisions  ici  l'his- 
toire de  la  littérature  française!  Leur  rôle  historique  n'est  pas 
fini,  tant  s'en  faut;  le  xYin*^  siècle  restera  probablement  l'arène 
tumultueuse  oii  deux  familles  opposées  d'esprits,  deux  tradi- 
tions ennemies  viendront  se  heurter  contradictoirement  au 
xx"  siècle;  mais,  si  le  sentiment  littéraire  est  destiné  à  survivre 
en  France  (ce  qui,  à  la  vérité,  n'est  pas  certain,  car  il  est  déjà 
malade)  le  xvni*^  siècle,  en  tant  que  siècle  littéraire,  paraîtra 
de  plus  en  plus   négligeable  entre  le  xvn"  et  le  xix"  siècle,  et 


900  CONCLUSION 

Voltaire  écrivain  fera  pauvre  fig-ure  entre  Bossuet  et  Chateau- 
briand. 

Nous  ne  nous  excuserons  pas  d'avoir  fait  une  part  si  large  aux 
écrivains  modernes  et  contemporains.  Nous  croyons  sincère- 
ment que  notre  temps,  et  surtout  la  première  moitié  de  ce  siècle, 
sera  très  haut  placée  dans  l'admiration  de  la  postérité.  L'an- 
cienneté seule  manque  à  quelques-uns  pour  être  mis  au  premier 
rang,  et  associés  aux  plus  grands  noms  de  tous  les  temps.  Le 
voisinage  rend  l'admiration  timide;  «  à  distance  on  révère 
mieux  »,  dit  un  ancien.  Ces  maîtres  vieilliront,  et  paraîtront 
plus  grands,  en  s'éloignant  de  nous.  Ils  seront,  à  leur  tour,  clas- 
siques et  immortels.  Déjà  l'injuste  réaction  qui,  trop  souvent, 
succède  aux  funérailles  des  grands  hommes,  a  fait  place  à  des 
jugements  équitables.  La  postérité  prononce,  et  les  envieux  ou 
les  ingrats  sont  dispersés,  ou  morts  à  leur  tour.  Chateaubriand, 
Lamartine  et  Vigny  sont  rétablis  sur  leur  trône  et  le  gar- 
deront. 

Mais  c'est  en  approchant  des  jours  que  nous  vivons,  que  notre 
tache  est  devenue  plus  difficile.  Et,  parmi  nos  collaborateurs, 
plusieurs  ont  regretté,  sans  doute,  la  promesse  faite  au  public 
de  conduire  cette  histoire  jusqu'au  seuil  du  siècle  prochain. 
Dans  ce  flot  toujours  croissant,  sans  cesse  renouvelé  d'ouvrages 
estimables,  comment  distinguer,  sans  l'aide  et  la  lumière  du 
temps,  ceux  que  la  postérité  retiendra  et  connaîtra?  Nous  avons 
mieux  aimé  paraître  quelquefois  bienveillants  que  jamais 
injustes  ou  dédaigneux.  Notre  excuse  (s'il  en  faut  une)  est  dans 
l'etTort  si  sérieux,  effort  d'art,  effort  de  recherche  et  d'observation, 
dont  on  trouve  les  traces  dans  un  si  grand  nombre  d'ouvrages 
composés  de  nos  jours.  Si  on  laisse  de  côté  les  gens  de  métier, 
qui  prétendent  seulement  que  leurs  écrits  les  fassent  vivre,  mais 
qui  n'ont  nul  souci  de  faire  vivre  leurs  écrits;  parmi  les  autres, 
qui  seuls  nous  intéressent  ici,  le  respect  de  leur  art  et  la  cons- 
cience littéraire  sont  bien  plus  répandus  qu'au  siècle  dernier; 
et  tel  modeste  poète  de  notre  temps  qui  n'a  obtenu  que  quatre 
ou  cinq  lignes  dans  notre  gros  volume  est  dix  fois  plus  artiste  et 
plus  écrivain  que  tous  les  poetx  minores  du  xvm®  siècle.  Le 
difficile,  ce  n'est  pas  de  discerner  le  talent,  mais  l'originalité; 
c'est  de  distinguer,  dans  le  mouvement  confus  des  choses  d'hier 


CONCLUSION  901 


ot  d'aujourd'hui,  ce  qui  est  une  lumière,  et  ce  qui  n'est  qu'un 
reflet.  Mais  le  temps  fera  ce  départ  à  notre  place;  nous  lui  sou- 
mettons toute  notre  œuvre,  mais  surtout  les  derniers  chapitres. 


Plusieurs  ont  essayé  de  donner  une  formule  qui  fût  comme 
la  synthèse  générale  de  toute  la  littérature  française.  On  nous 
permettra  de  ne  pas  les  imiter.  En  jetant  les  yeux  sur  cette 
multitude,  et  de  noms,  et  de  livres,  dont  il  est  parlé  dans  celte 
.  Histoire,  encore  si  incomplète,  nous  sommes  plus  frappés 
(faut-il  l'avouer?)  des  différences  que  des  ressemblances;  et 
nous  admirons  ceux  qui  ont  su  pousser  le  génie  de  la  généra- 
lisation jusqu'à  envelopper  dans  une  déiinition  commune  la 
Chanson  de  Roland,  Rabelais,  Bossuet,  Voltaire  et  Victor  Hugo; 
tous  représentants  attitrés,  mais  bien  peu  semblables  entre  eux, 
de  r  «  esprit  français  ». 

J'entends  bien  qu'on  peut  dire  :  «  Les  idées  peuvent  se  com- 
battre, et  les  hommes  se  ressembler.  Les  familles  d'esprits  se 
constituent  par  la  ressemblance  des  tempéraments,  non  par  In 
sympathie  des  opinions.  Jean-Jacques  Rousseau  et  Joseph  de 
Maislre,  malgré  l'ardente  opposilion  de  leurs  idées,  ont  bien 
des  points  communs  dans  leur  caractère.  Et  pour  être  divisés, 
quant  à  leur  doctrine,  Bossuet  et  Voltaire  n'en  portent  pas 
moins  tous  deux,  les  traits  communs,  et  bien  marqués,  de  l'es- 
prit français.  » 

Mais  ce  sont  ces  traits  communs  qui  nous  échappent,  à  moins 
qu'on  n'appelle  ainsi  des  caractères  si  généraux  qu'ils  sont 
communs,  en  efl'et,  à  toute  littérature;  car  enfin  si  l'on  prétend 
que  le  trait  commun  qui  caractérise  la  littérature  française  est 
la  clarté,  nous  avouons  ne  connaître  point  de  littérature  qui  ait 
pris  à  tâche  d'être  obscure.  En  général,  les  hommes  parlent  et 
écrivent  pour  tâcher  d'être  compris.  Ils  n'y  réussissent  pas  tou- 
jours; mais  l'obscurité  est  rarement  consciente  et  volontaire. 

S'il  est  vrai  qu'elle  est  plus  rare  dans  la  littérature  française 
que  dans  les  autres  littératures,  les  étrangers,  qui  ne  nous 
gâtent  pas,  surtout  depuis  quelque  temps,  l'expliqueront  sans 


902  CONCLUSION 

doute  en  disant  :  que,  pensant  avec  moins  de  force  et  de  pro- 
fondeur que  les  autres  peuples,  nous  pouvons  être  compris  plus 
facilement.  Notre  célèbre  «  clarté  »  serait  ainsi  la  récompense 
de  notre  légèreté  toute  superficielle. 

J'en  vois  une  autre  raison,  plus  vraie  peut-être,  dans  cet 
esprit  sociable  qu'on  s'accorde  à  reconnaître  dans  la  littérature 
française  de  tous  les  temps,  et  qui  pourrait  bien  en  être  le  véri- 
table caractère  dominant;  sinon  le  seul,  au  moins  le  principal  et 
le  plus  constant.  Il  y  a  au  fond  de  l'esprit  français  un  besoin  très 
marqué  d'agir  sur  l'esprit  d'autrui;  de  plaire  à  autrui,  de  l'at- 
tirer, de  l'entraîner.  Les  motifs  peuvent  varier,  depuis  le  besoin 
d'apostolat  le  plus  élevé,  le  plus  désintéressé,  jusqu'au  vulgaire 
désir  d'être  admiré.  Mais  la  tendance  est  constante.  Il  est  infi- 
niment rare  qu'un  Français  écrive  pour  lui-même,  pour  satis- 
faire son  esprit,  pour  définir  sa  pensée  devant  son  propre  juge- 
ment, ou  apaiser  un  sentiment  qui  l'oppresse.  Tout  Français 
écrit  pour  être  lu  ou  écouté;  et  il  est  vrai,  pour  cela,  que  notre 
littérature  est  la  plus  «  sociale  »  de  l'Europe;  et  que,  par  une 
accommodation  naturelle  et  instinctive  des  moyens  au  but,  elle 
possède  surtout  les  qualités  qui  conviennent  à  son  objet. 

Mais  dans  ce  caractère  je  vois  une  tendance,  plutôt  qu'une 
manière  d'être.  Et  je  demeure  très  frappé  de  l'amplitude  presque 
indéfinie  de  notre  littérature,  quant  aux  idées  et  quant  au  style; 
elle  offre  des  exemplaires  de  toutes  les  façons  de  penser  et  de 
toutes  les  façons  d'écrire.  Surtout,  depuis  ses  origines,  elle 
semble  se  partager  entre  deux  larges  courants  qui  la  traversent 
parallèlement  tout  entière,  en  se  côtoyant  sans  mêler  leurs  eaux. 
D'un  côté  les  chansons  de  geste,  la  poésie  lyrique,  l'éloquence, 
le  roman  chevaleresque;  c'est  la  veine  héroïque,  amoureuse, 
religieuse;  c'est  l'homme  pris  au  sérieux,  pris  au  tragique, 
admiré  ou  haï,  mais  respecté  toujours.  De  l'autre  côté  les 
fabliaux,  les  farces,  les  contes,  la  plus  grande  partie  du  théâtre 
comique;  et  nombre  de  moralistes;  les  romanciers  qui  s'appe- 
laient «  naïfs  »  autrefois;  qu'on  aime  mieux  nommer  natura- 
listes aujourd'hui;  c'est  la  veine  satirique,  railleuse  et  incré- 
dule; c'est  l'homme  défiguré  par  ses  travers,  ses  ridicules,  et 
ses  vices.  «  Ni  ange,  ni  bête  »,  avait  dit  Pascal.  Mais  la  plupart 
n'ont    vu   que    l'ange    (ange    radieux,    ou    démon,    qui    garde 


CONCLUSION  903 

encore  sa  grandeur,  qui  est  au  moins  l'ange  déchu),  ou  bien 
ils  n'ont  vu  que  la  bête,  immonde  ou  bouffonne.  Ce  double 
courant  partage,  il  est  vrai,  toutes  les  littératures:  mais  chez 
les  étrangers,  le  même  écrivain  appartient  souvent  à  l'un  et  à 
l'autre,  et  puise  quelquefois  son  inspiration  aux  deux  sources. 
Dante  et  Shakespeare  ont  peint  Vange  et  la  béte.  Chez  nous  ce 
mélange  est  rare;  et  la  plupart  de  nos  grands  écrivains  ont  été 
exclusivement  des  héroïques  ou  des  satiriques. 

La  littérature  de  notre  siècle  est  bien  faite  aussi  pour 
ébranler  notre  confiance  en  certains  aphorismes  qu'elle  semble 
avoir  démentis.  On  a  dit  :  tout  écrivain  français  est  cartésien, 
surtout  depuis,  même  avant  Descartes;  c'est-à-dire  intellectuel 
et  rationaliste;  médiocre  observateur  du  fait  tangible  et  réel; 
excellent  logicien;  prompt  à  déformer  l'objet  pour  l'amener  à 
une  conformité  plus  grande  avec  sa  propre  raison  et  l'idéal 
bien  ordonné  qu'elle  a  conçu.  De  là  ce  don,  qui  parait  propre- 
ment français,  d'écrire  des  livres  bien  composés.  Mais  cet  éloge 
implique  un  reproche;  il  dénonce  une  lacune  dans  le  génie 
national.  11  dit  qu'un  écrivain  français  ne  voit,  n'exprime  que 
les  idées.  La  nature  et  l'inconscient  lui  échappent. 

Or  un  tel  reproche  n'atteint  pas  tous  nos  classiques  ;  surtout  il 
n'atteint  pas  les  plus  illustres  parmi  les  modernes.  En  prose, 
en  vers,  nous  avons  vu  dans  ce  siècle  des  observateurs  très 
clairvoyants,  des  peintres  merveilleux  de  la  vérité  pittoresque 
aussi  bien  que  de  la  vérité  psychologique.  Non,  vraiment, 
aucune  formule  n'embrassera  la  littérature  française  tout 
entière  dans  son  infinie  variété. 


VI 


Il  est  peut-être  amusant,  mais  certainement  dangereux  de 
prophétiser.  Notre  livre  est  déjà  bien  gros  :  nous  n'y  ajouterons 
pas  un  chapitre  sur  la  «  littérature  de  demain  ». 

Comme  on  ne  guérit  pas  le  mal  en  le  signalant,  si  l'on  n'y 
joint  pas  l'indication  du  remède,  à  quoi  peut-il  servir  de 
déclarer  ici  que  nous  ne  sommes  pas  sans  inquiétude  sur 
l'avenir  de  la  littérature  en  France? 


904  CO.NCLISIOX 

Plusieurs  dangers  la  menacent.  L'esprit  scientifique  Tcntame 
de  tous  côtés,  et  entreprend  sur  son  domaine.  Quand  l'histoire 
humaine  s'écrira  comme  s'écrit  déjà  l'histoire  naturelle,  la  litté- 
rature historique  aura  vécu.  Quand  la  philosophie  sera  presque 
uniquement  physiologique  et  mathématique,  la  littérature  phi- 
losophique aura  vécu. 

Certaines  découvertes  qui  transforment,  dans  ce  siècle,  la 
vie  et  les  habitudes,  peuvent  devenir  funestes  à  l'esprit  litté- 
raire. Quand  on  correspondra  exclusivement  par  le  télégraphe 
et  par  le  téléphone,  la  littérature  épistolaire  aura  vécu.  Et  quand 
cette  erreur  sera  bien  accréditée  que  la  scène  doit  copier  la  vie 
sans  l'interpréter,  le  cinématographe  sera  devenu  «  l'expression 
de  la  société  »;  et  le  théâtre,  en  tant  que  genre  littéraire,  aura 
vécu. 

Notre  démocratie,  qui  n'est  pas  du  tout  celle  des  Athéniens,  ne 
semble  pas  non  plus  très  favorable  à  la  littérature.  Quand  les 
débats  d'affaires  ou  les  débats  d'injures  auront  seuls  cours  dans 
les  chambres,  l'éloquence  politique  aura  vécu.  Quand  tous  les 
hommes  liront,  mais  seulement  les  journaux,  la  polémique 
courante  émiettera  les  forces  des  penseurs.  Personne  n'écrira 
plus  la  Politique  tirée  de  C Ecriture  sainte,  ni  l'Esprit  des  lois,  ni 
le  Contrat  social. 

Il  est  vrai  que,  par  réaction  légitime  contre  rabaissement 
général  des  goûts  littéraires,  le  siècle  prochain  verra  se  multi- 
plier, sans  doute,  les  tentatives  isolées,  faites  pour  entretenir, 
ou  relever,  dans  des  asiles  clos,  le  culte  pur  des  bonnes  lettres. 
Mais  rarement  les  petites  chapelles  ont  sauvé  les  religions. 
Une  à  une,  elles  se  ferment,  par  l'abandon  ou  la  mort  des  rares 
fidèles,  par  l'indifférence  de  la  foule.  Une  littérature  ne  vit  pas 
longtemps  dans  les  cénacles.  Elle  en  sort  pour  agir,  ou  elle 
périt,  faute  d'air.  Toute  la  nation  pensante  doit  être  associée 
à  sa  littérature.  Une  langue  morte  et  savante  peut  se  trans- 
mettre par  quelques  hommes;  mais  une  littérature,  chose  vivante 
et  nationale,  n'est  pas  le  privilège  d'un  groupe. 

D'autres  symptômes  sont  [dus  rassurants.  On  en  peut  compter 
jusqu'à  trois  :  d'abord  une  tendance  générale  à  goûter  vivement 
la  simplicité  dans  la  forme.  On  se  défie  de  l'emphase  et  de  la 
déclamation;  et  ce  sentiment  est  excellent,  à  condition  qu'il  ne 


nONCLLSIOX  901) 

dégénère  pas  en  dégoût  du  «  I»on  français  ».  Certaines  gens 
déjà  trouvent  trop  bien  écrit  ce  qui  est  seulement  «  écrit  ». 
Ensuite  les  esprits  sont  aujourd'hui  très  généralement  soucieux 
de  trouver  le  vrai,  de  dégager  le  fait,  et  d'arriver  aux  choses, 
sans  se  payer  de  mots.  On  se  défie  du  convenu,  qui  fit  tant  de 
mal  aux  romantiques.  On  a  raison.  J'ai  ouï  prêter  ce  mot  à  un 
grand  lettré  de  la  première  moitié  de  ce  siècle  :  «  Qu'est  ce  que 
ça  me  fait,  à  moi,  que  les  Grecs  aient  battu  les  Perses,  ou  que 
les  Perses  aient  battu  les  Grecs,  pourvu  que  ce  soit  bien  dit!  » 
Personne  aujourd'hui  n'oserait  prendre  ce  mot  à  son  compte; 
et  nous  en  louons  notre  temps.  Mais  ce  goût  consciencieux  du 
vrai,  s'il  combat  utilement  la  mauvaise  littérature,  n'est  pas 
nécessairement  favorable  à  la  bonne,  et  peut  s'accommoder  du 
«  mal  dit  »,  pourvu  qu'il  semble  «  bien  pensé  ».  Ainsi  nos 
qualités  mêmes,  en  tant  que  qualités  littéraires,  sont  pour  ainsi 
dire  négatives,  et  personne  ne  peut  prévoir  quels  fruits  Ton  en 
doit  attendre. 

J'en  dis  autant  d'une  troisième  vertu,  qui  est  la  nôtre  aussi 
et  que  nous  devons  compter  parmi  les  symptômes  rassurants. 
C'est  que  jamais  époque  ne  fut  plus  ouverte  à  l'intelligence  de 
toutes  les  idées,  plus  disposée  à  les  accueillir,  à  les  examiner 
et  à  les  juger  d'une  façon  large,  impartiale  et  bienveillante.  Il 
n'y  a  ])lus  de  respect  humain,  c'est  une  belle  conquête  de  ce 
siècle  et  surtout  de  la  fin  de  ce  siècle.  Chacun  maintient  son 
droit  à  penser  pour  son  compte;  et  cette  liberté  individuelle  a 
aussi  ses  excès.  Mais  il  en  faut  voir  d'abord  les  avantages. 

Au  siècle  dernier,  un  homme  qui  eût  essayé  de  penser  et  de 
parler  contre  les  opinions  et  les  préventions  régnantes,  risquait 
d'être  honni  et  persécuté;  mais  surtout  il  était  sûr  de  n'être  pas 
écouté,  ni  peut-être  entendu.  Aujourd'hui,  quiconque  apporte 
une  pensée  sérieuse  et  l'expose  de  bonne  foi  avec  un  talent 
suffisant,  trouve  au  moins  des  auditeurs  sans  parti  pris,  et  peut 
espérer  d'être  jugé  sur  ce  qu'il  vaut.  Nous  n'avons  plus  de  haines 
littéraires;  nous  n'avons  plus  même  de  préventions.  Se  battre 
pour  ou  contre  les  classiques  ou  les  romantiques  nous  paraîtrait 
ridicule.  Un  spectateur  fut  tué  en  1809  au  Théâtre-Français, 
martyr  des  trois  unités  dramatiques.  Cela  nous  paraît  un  cas  de 
folie  curieux.  Toutes  les  littératures  étrangères  sont  tour  à  tour 


906  CONCLUSION 

accueillies  chez  nous  avec  transport  ;  et  nous  admirons  tout, 
pour  nous  persuader  que  nous  comprenons  tout.  Nos  pères  déni- 
graient de  parti  pris  tout  ce  qui  s'éloignait  de  leurs  goûts.  Nous 
sommes  tout  prêts  à  changer  les  nôtres,  pourvu  qu'un  illustre 
étranger  nous  y  convie.  Cette  honne  volonté  n'est  aussi  qu'une 
qualité  négative;  elle  ne  prouve  pas  que  nous  soyons  aptes  à 
faire  éclore  demain  une  renaissance  littéraire.  Elle  montre  du 
moins  que  si  cette  renaissance  vient  à  se  produire,  elle  nous 
trouvera  disposés  à  l'accueillir. 

Or,  on  aurait  bien  mauvaise  grâce  à  se  montrer  trop  pessi- 
miste, en  prophétisant  l'avenir  de  la  littérature  française.  Ne 
savons-nous  pas  que  toutes  les  prédictions  sont  vaines,  tous  les 
symptômes  insignifiants,  puisque  l'avenir  garde  toujours  en 
réserve  une  inconnue  qui  peut  tout  renouveler,  tout  guérir? 
C'est  le  génie. 

Le  génie  est  libre,  absolument  libre.  Ni  les  hommes,  ni  les 
circonstances  ne  peuvent  rien  pour  lui,  ni  contre  lui.  Ce  qui  est 
déterminé  par  les  circonstances,  favorisé  ou  contrarié  par  toutes 
les  conditions  du  milieu  ou  du  moment,  c'est  le  talent,  chose 
estimable,  mais  commune.  Et  l'on  peut  énoncer  des  lois  qui 
s'imposent  à  l'éclosion  et  à  la  floraison  des  talents.  Mais  le  génie 
dément  toutes  les  lois;  et  pousse  où,  et  quand  il  lui  plaît.  Dans 
l'œuvre  du  génie,  il  y  a  toujours  une  part  qui  n'est  que  de 
talent;  et  celle-là  est  déterminée  par  les  conditions  ambiantes; 
mais  la  part  vraiment  géniale  de  l'œuvre  n'est  pas  déterminée, 
et  vainement  on  essaierait  de  l'expliquer  et  de  l'analyser  comme 
une  résultante;  elle  est  une  cause,  et  non  un  efîet,  et  sa  raison 
d'être  est  mystérieuse;  elle  échappe  à  nos  prises,  à  nos  calculs, 
à  nos  lois,  à  nos  prophéties.  Pourquoi  sur  la  fin  du  wni"^  siècle, 
dans  une  époque  sèchement  prosaïque,  et  qui  semblait  entière- 
rement  fermée  à  l'intelligence  et  à  l'amour  des  beaux  vers, 
pourquoi  vit-on  paraître  un  vrai  poète,  André  Chénier?Et  ce  poète 
est  bien  de  son  temps,  il  en  a  reçu  l'éducation,  il  en  partage  les 
illusions  et  les  lumières,  les  passions  et  les  préjugés  ;  et  toute 
une  partie  de  son  œuvre  porte  bien  la  marque  du  siècle,  et  res- 
semble à  celle  de  ses  contemporains.  Mais  en  plus  du  talent, 
que  d'autres  avaient  aussi,  André  Chénier  a  le  génie  ;  et  rien 
dans  ses  origines,  son  éducation,  ses  amitiés,  le  temps  oii  il  a 


CONCLUSION  907 

vécu,  la  société  qu'il  a  fréquentée,  rien  n'explique  son  génie,  ni 
pourquoi  il  a  du  génie,  quand  les  autres  n'ont  que  du  talent.  La 
nature  particulière  de  ce  génie  est  indépendante  et  du  siècle,  et 
des  hommes;  elle  est  entièrement  personnelle  à  lui,  et  ce  génie 
qui  n'est  qu'à  lui  seul,  naît  et  meurt  avec  lui. 

Si  la  France,  au  xvin''  siècle,  a  enfanté  contre  toute  espérance 
un  grand  poète  inattendu,  demain  elle  peut  produire  encore  une 
moisson  de  grands  écrivains,  que  plus  d'un  heureux  présage 
nous  permet  au  moins  d'espérer. 

Notre  œuvre  est  terminée.  Je  remercie  le  public  de  l'accueil 
qu'il  lui  a  fait.  Dans  un  temps  où  les  livres,  d'ordinaire,  trou- 
vent d'autant  moins  de  lecteurs  qu'ils  sont  plus  volumineux, 
celui-ci  a  été  lu;  et  rapidement,  il  a  pris  de  l'autorité.  L'honneur 
en  revient  à  mes  zélés  collaborateurs.  Leur  compétence  spéciale 
dans  les  choses  dont  ils  parlaient  a  fait  l'originalité  de  l'ou- 
vrage; leur  bonne  entente  en  assurait  l'unité,  dans  la  mesure  du 
possible.  Tout  différents  qu'ils  fussent  entre  eux  de  goûts  et 
d'opinions,  pour  marcher  d'accord  jusqu'à  la  fin,  dans  cette 
entreprise  de  longue  haleine,  il  leur  a  suffi  de  mettre  en  commun 
leur  sincère  amour  de  la  France,  de  sa  langue  et  de  sa  littéra- 
ture. 

Petit  de  Julleville. 

1"  janvier  19UU. 


ONT  COLLABORÉ  A  CE  VOLUME 


MM.  BOURGEOIS  (Emile),  docteur  es  lettres,  maître  de  conférences  à  l'École 

normale  supérieure. 
BRUNHES  (Bernard),  professeur  à  la  Faculté  des  Sciences  de  l'Université 

de  Dijon. 
CHANTAVOINE  (Henri),  professeur  au  lycée  Henri  IV. 
DAVID-SAUVAGEOT,  professeur  au  collège  Stanislas. 
DOUMIC  (René),  professeur  au  collège  Stanislas. 
FAGUET  (Emile),  professeur  à  la  Faculté   dos  Lettres  de   l'L'niversité  de 

Paris. 
MICHEL  (Henry),  docteur  es  lettres,   chargé   de   cours  à   la  Faculté  des 

Lettres  de  l'Université  de  Paris. 
PELLISSIER  (Georges),   docteur  es    lettres,  professeur   au    lycée  Janson- 

de-Sailly. 
SEIGNOBOS  (Cil.),   maître  de   conférences   à   la   Faculté  des  Lettres  de 

l'Université  de  Paris. 
THAMIN  (Raymond),  docteur  es  lettres,  professeur  au  lycée  Gondorcet. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


CHAPITRE  I 

LE   RÉALISME 

Par  M.  A.  DAvm-SAUVACEOT. 

/.  —  Les  origines  historiquis. 
Avant  le  romantisme,  2.  —  Au  temps  du  romantisme,  3. 

II.  —  Les  causes  et  directions  premières. 

L'iniluence  étrangère,  4.  —  Le  sensualisme  et  le  réalisme  de  l'art  pour 
l'art,  o.  —  Le  positivisme  et  le  réalisme  utilitaire,  7. 

///.  —  Les  principes  d'art  du  réalisme. 

L'impersonnalité,  10.  —  Les  sujets:  fiction,  idéal,  histoire,  exotisme,  11. 
—  La  réalité  présente,  12.  —  L'enquête  et  le  document,  13.  —  La  struc- 
ture de  l'œuvre,  15.  —  L'écriture  artiste  et  l'objectivisme  dans  l'expres- 
sion, 15.  —  Conclusion  :  les  inconséquences  et  les  lacunes  du  réalisme 
français,  16.  —  L'inlluence  russe  et  le  réveil  du  spiritualisme,  18. 


910  TABLE  DES  MATIÈRES 


CHAPITRE    II 

LES  POÈTES 

Par  M.  Hknri  Cbantavoine. 

Leconte  de  Lisle,  22.  —  Théodore  de  Banville,  26.  —  Eugène  Manuel,  27. 

—  Charles  Baudelaire,  29.  —  Les  Parnassiens;  les  trois  Pâmasses,  'M.  — 
Catulle  Mendès  et  L.  Xavier  de  Ricard,  'M.  —  Sully  Prudhomme,  36.  — 
François  Coppée,  38.  —  José-Maria  de  Heredia,  41.  —  André  Lemoyne,  43. 

—  A  côté  du  Parnasse,  51.  —  Après  le  Parnasse,  62.  —  Les  femmes 
poètes,  66.  —  Les  Jeunes,  les  Symbolistes,  les  Esthètes,  les  Décadents,  67. 

—  Les  derniers  venus.  Le  printemps  poéticjue,  73.  —  La  poésie  française 
à  l'étranger,  76. 

Bibliographie,  81. 


CHAPITRE    III 

LE  THÉÂTRE 

Par  M.  Ri-NÉ  Doumic. 

/.  —  La  Comédie  de  mœurs. 

Les  origines.  Le  système,  82.  —  Alexandre  Dumas,  86.  —  Le  tour 
d'esprit  d'Alexandre  Dumas,  89.  —  Le  théâtre  d'Alexandre  Dumas,  La 
Dame  aux  camélias,  92.  —  Le  Demi-Monde.  Les  pièces  d'observation,  94.  — 
Les  pièces  à  thèse,  93.  —  Les  Préfaces.  Les  pièces  symboliques,  98.  — 
Les  idées  morales,  102.  —  Les  personnages,  107.  —  L'art  théâtral  chez 
Dumas.  L'intrigue.  Le  dialogue,  112.  —  Conclusion,  1 13.  —  Emile  Augier  : 
l'homme  ;  son  tour  d'esprit,  113.  —  Son  tliéàtre.  Les  comédies  en  vers,  1 16. 

—  Les  comédies  de  mœurs,  121.  —  Comédies  sociales.  Pièces  à  thèse,  123. 

—  Le  mélange  des  classes  et  la  question  d'argent,  128.  —  Les  types,  131. 

—  L'inlrigue.  Le  dialogue.  Conclusion,  135.  —  M.  Victorien  Sardou,  136. 
— •  Les  comédies  de  mœurs  et  les  pièces  à  thèse,  138.  —  Les  drames  et  les 
vaudevilles  historiques,  142.  —  Edouard  Pailleron,  143.  —  Quelques 
pièces  mémorables,  146. 

//.  —  Le  vaudeville. 

Théodore  Barrière,  147.  —  Labiclio,  148.  —  L'opérette.  La  parodie.  Le 
genre  «  vie  parisienne  ».  Le  théâtre  de  Meilhac  et  Halévy,  131. 

in.  —  La  comédie  nouvelle. 

Henry  Becque,  138.  —  Le  Théâtre  libre,  160.  —  Le  théâtre  d'aujour- 
d'iiui,  162, 

IV.  —  Le  Drame  en  vers. 

M.  Henri  de  Bornier  :  la  Fille  de  Roland,  164.  —  Le  théâtre  de  M.  Fran- 
çois Coppée,  163.  —  M.  Edmond  Rostand,  166. 

Bibliographie,  166. 


TABLE  DES  MATIERES  911 


CHAPITRE  IV 

LE  ROMAN 

Par  M.  Georges  Pellissiem. 

/.  —  Gustave  Flaubert. 

Le  romantique  et  le  naturaliste,  168.  —  Le  romantique,  109.  —  Le 
naturaliste,  173. 

II.  —  L'Ecole  idéaliste. 
Octave  Feuillet,  179.  —  Victor  Cherbuliez,  181.  —  Eugène  Fromentin,  182. 

///.  —  U  Impressionnisme. 

Les  Concourt,  184.  —  Alphonse  Daudet.  Son  art,  190.  —  Sa  sensibi- 
lité, 194.  —  M.  Pierre  Loti,  197. 

IV.  —  L'Ecole  naturaliste. 

M.  Emile  Zola.  La  théorie  du  naturalisme,  202.  —  M.  Zola  artiste.  Le 
peintre  et  le  poète,  206.  —  L'évolution  linale  de  M.  Zola,  213.  —  (iuy  de 
Maupassant,  214.  —  M.  J.-K.  Huysmans,  221. 

V.  —  Psychologues  et  moralistes. 

M.  Paul  Bourget,  223.  —  M.  Edouard  Rod,  229.  —  1\L  Paul  Marpue- 
ritte,  231.  —  M.  J.-H.  Rosny,  233.  —  M.  Marcel  Prévost,  236.  —  M.  Paul 
Hervieu,  237.  —  M.  Maurice  Barres,  238.  —  M.  Anatole  France,  239. 

T7.  —  Romanciers  rustiques. 

Ferdinand  Fabre,  248.  • —  Léon  Cladel,  2"i4.  —  M.  Emile  Pouvillon,  2;J5. 

—  M.  André  Tiieuriet,  2jo.  —  Conclusion,  230. 
Bibliographie,  257. 

CHAPITRE  V 

L'HISTOIRE 

Par  M.  Cii.  Seignobos. 

/.  —  Renan  et  Taine  comme  historiens. 

L'œuvre  historique  de  Renan,  2o9.  —  La  critique  et  la  métiiode,  262.  — 
L'œuvre  historique  de  Taine,  267.  —  Ses  idées  directrices  en  histoire,  269. 

—  La  critique  et  la  méthode,  273. 

//.  —  Fustel  de  Coulanges. 

La  carrière  de  Fustel  de  Coulanges,  279.  —  Son  œuvre  historique,  280. 

—  La  méthode  et  la  critique,  283.  —  Ses  procédés  de  synthèse,  286.  — 
Les  procédés  d'exposition,  289.  —  La  pldlosophie  de  Fustel,  292. 

///.  —  Liste  des  historiens  contemporains. 
Principe  de  ce  catalogue,  296.  —  Les  historiens  membres  de  l'Académie 


912  TABLE   DES  MATIÈRES 

franraiso,  297.  —  Les  liistoiiens  ù  l'Acadr-mie  des  sciences  morales,  299. 

—  Les  liisloriens  à  rAcadémie  des  inscriptions  et  hellcs-leltrcs,  300. 

IV.  —  L'orientation  de  Vhistoire. 
Bibliographie,  •ilO. 

CHAPITRE  VI 

LES  MÉMOIRES  AU   XIX'    SIÈCLE 

Par  M.   i'^JULii   lîocHGEOis. 

Mémoires  militaires  :  Marhot,  ;U  1.  —  Tliiéliault,  ;{20.  —  Macdonald,  ;]2o. 

—  Séruzier,  327.  —  Mémoires  de  soldats.  Fricasse,  Pils,  Coignet,  329.  — 
M"'o  Jullien,  332.—  M'"'=  Cavaii^nac,  333.  —  M">e  de  Rénmsat,  335.  —  Tal- 
leyrand,  342.  —  Ciiaptal  ;  Beui,mot,  312.  —  P;isquier,  343. —  Chateaubriand. 
Les  Mémoires  d'outre-lombc,  3t3. 

Bibliographie,  3:)G. 

CHAPITRE   VII 

LA  CRITIQUE 

Par  M.  Éjule  Faouet. 

/.  —  Les  auteurs. 

Victor  Hugo,  300.  —  Lamartine,  301.  —  Emile  Zola,  302.  —  Paul  Bour- 
get,  304. 

//.  —  Les  critiques  proprement  dits. 

ïiiéopliile  (iautier,  307.  —  Paul  de  Saint-Victor,  309.  —  Alexandre 
Vinet,  370.  —  Sainte-Beuve,  372.  —  Liaile  Montégut,  373.  —  Edmond 
Scliérer,  374.  —  Caro,  370.  —  Francisque  Sarcey,  378.  —  Taine,  381.  — 
Ernest  Renan,  397.  —  Ferdinand  Brunetière,  412.  —  Anatole  France,  410. 

—  Jules  Lemaître,  418.  —  Emile  Fayuet,  V20.  —  René  Doumic,  421. 

///.  —  Les  revues  et  journaux. 

La  Critique  et  1("  «  réalisme  »,  422.  —  La  Critique  et  le  «  Parnasse  »,  432. 

—  La  Critique  et  le  «  Symbolisme  »,  434.  —  La  Critique  et  le  mouvement 
exoticjue,  430. 

Bibliographie,  440. 

CHAPITRE  VIII 

PHILOSOPHES,   MORALISTES, 
ÉCRIVAINS    ET   ORATEURS    RELIGIEUX 

Par  M.  Raymond  Tiiamix. 

/.  —  Philosophes. 

Les  dernières  années  de  Victor  Cousin.  Son  influence,  442.  —  Les  syii- 
ritualistes;  M.  Ravaisson,  44'». —  Les  positivistes  et  l'influence  anglaise; 
Taine,  449.  —  L'école  criti(jue  et  rinilueiici'  allemande;  Renan,  4;)3.  — 
Les  néokantiens,  4o8. 


TABLE   DES  MATIERES  913 

//.  —  Philosophes  (suite).  —  Le  mouvement  contemporain. 

Le  mouvemonl  idéaliste,  403.  —  Le  mouvement  positiviste  :  psycho- 
logues et  sociologues,  407.  —  La  philosopliie  des  idées-forces,  4G9. 

///.  —  Moralistes  et  pédagogues. 

Les  questions  morales  dans  la  littérature  contemporaine,  472.  —  His- 
toriens des  idées  morales,  474.  —  Écrivains  moralistes  :  Bersot,  Amiel, 
Doudan,  476.  —  Les  questions  d'éducation,  480.  —  Les  pédagogues  :  les 
historiens;  Michelet,  481. —  Les  pédagogues  :  les  philosophes;  M,  Gi-éard, 
484.  —  L'action  morale,  488. 

IV.  —  Écrivains  et  orateurs  religieux. 

Philosophes,  489.—  Écrivains  divers,  492.  —  Orateurs,  493.  —  Écrivains 
et  orateurs  protestants,  497. 

Bibliographie,  498. 

CHAPITRE  IX 

ÉCRIVAINS  ET  ORATEURS   POLITIQUES 

De  1852  à  nos  jours 
Par  M.  IIenrv  Michel. 

/.  —  L'Empire  (i S5'J-i Sjo). 

LES    KCRIVAIXS    TOUTIQUES 

Jules  Simon,  MOO.  —  Lanfrey,  "iOO.  —  Vacherot,  oOi.  —  Le  duc  Victor 
de  Broglie,  iJ02.  —  Laboulaye,  :>0;L  —  Prévost-Paradol,  o05. 

LES    ORATEURS 

Les  circonstances,  le  milieu,  307.  —  Les  Cinq,  o09. —  Jules  Favre,  309. 
—  Ernest  Picard,  310.  —  M.  Emile  Ollivier,  310.  — Autres  orateurs,  511. — 
L'éloquence  officielle,  iill. 

//.  —  La   troisième   République. 

LES     ORATEURS 

Première  période  (1870-1870),  312.  —  Thiers,  313.  —  M.  Buffet,  314.  — 
Le  duc  de  Broglie,  314.  —  Deuxième  période  (1876-1889),  313.  — .Gambetta, 
316.  —  Jules  Ferry,  319.  —  M.  de  Freycinet,  521.  —  Les  orateurs  radicaux, 
322.  —  Jules  Simon,  323.  —  Challemel-Lacour,  524.  —  Les  orateurs  de 
droite,  523.  —  Ms'-.  Freppel,  323.  —  M.  de  Mun,  326.  —  Troisième  période 
(1889-1809),  328.  —  M.  Ribot,  528.  —  MM.  Waldeck-Rousseau  et  Poincaré, 
329.  —  M.  Bourgeois,  330.  —  M.  Jaurès.  331. 

LES    ÉCRIVAINS    POLITIQUES 

Ernest   Bersot,  333.  —   Ed.   Schérer,   333.  —  Littré,  334.  —  Dupont- 
White,  333.  —  M.  Boutmy,  333. 
Bibliographie,  336. 

Histoire  de  la  langue.  VIII •  <^o 


914  TABLE  DES  MATIÈRES 

CHAPITRE  X 

LA    PRESSE   AU    XIX'^   SIÈCLE 

Autrefois  et  aujourd'lmi,  537. 

/.  —  La  Presse  sous  l'Empire  et  la  Restauration. 

Uislorique,  538.  —  La  Restauration,  539.  —  La  Presse  sous  Charles  X,  540. 

—  La  Presse  politique,  541.  —  Chateaubriand,  541.  —  D('  Donald.  —  Lamen- 
nais. —  P.-L.  Courier.  —  13.  Constant,  etc.  —  La  Presse  litlrniire,  543.  — 
Le  JourncU  des  DébaU.  —  Ceodroy,  543.  —  Duviquct.  Feletz,  545. 

//.  —  La  Presse  sous  Louis-Philippe. 

Historique,  540.  — -  La  Presse  politique,  547.  —  Lamartine,  548.  — 
Cuizot  et  les  Doctrinaires,  548. —  Thicrs,  540.  —  Augustin  Thierry,  551.  — 
Proudlion,  551.  —  Rémusat.  —  La  Guéronnière.  —  De  Genoude,  551.  — 
Emile  de  Girardin  et  Armand  Carrel,  552.  —  La  presse  littéraire.  —  Ville- 
main,  560.  —  Théophile  Gautier,  500.  —  Fiorentino,  5G2.  —  Le  roman- 
feuilleton,  563. 

///.  —  La  Presse  sous  le  Second  Empire. 

Historique,  564.  —  La  Presse  pendant  la  guerre  franco-allemande,  565. 

—  Henri  de  Rochefort,  569.  —  Prévost-Paradol,  570.  —  Divers,  570.  —  La 
Presse  littéraire,  571.  —  Jules  Janin,  572.  —  Sainte-Deuve,  573.  —  Vac- 
querie.  Edmond  About.  Nisard.  Scherer,  574.  —  Villemessant,  575.  — 
Roqueplan,  576.  —  Alphonse  Karr,  576. 

IV.  —  Le  journalisme  contemporain. 

Liberté  relative  de  la  presse,  577.  —  Mécanisme  du  journal  moderne,  578. 

—  L'information  rapide,  580.  —  Reportage  et  interview,  581.  —  La  cliro- 
nique,  583.  —  La  presse  d'affaires  et  la  publicité,  ■)84.  —  La  critique 
littéraire,  584.  —  La  critique  dramatique,  585.  —  Critique  artistique, 
scientifique,  musicale,  588.  —  Le  nombre  des  journaux,  589.  —  Le  Jour- 
nalisme en  province,  590.  —  Le  Journal  illustré;  la  caricature,  590.  — 
Conclusion  :  la  fin  du  Journalisme  littéraire,  592. 

Bibliographie,  595. 

CHAPITRE  XI 

LA    LITTÉRATURE    SCIENTIFIQUE    AU    XIX     SIÈCLE 

Par  M.  Beh.nard  Biiu.mies. 

/.  —  Laplace.  —  Fourier. 

Laplace,  598.  —  Astronomie  et  physique  newtoniennes,  598.  —  La 
stabilité  du  monde  dans  Laplace,  599.  —  Style  de  Laplace,  601.  —  Fou- 
rier, 602. 

//.  —  Ampère. 

Souvenirs  et  correspondance,  604.  —  Mémoires  scientifiques,  605.  — 
L'£.s.srtt  sur  la  philosophie  des  sciences,  606. 


TABLE  DES  MATIÈRES  915 

///.  —  Lamarck.  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Ciivier.  —  Humboldt. 

Lamarck,  009.  —  Geoffroy  Saint-Hilaire,  011.  —  Georges  Cuvier,  013.  — 
Style  de  Cuvier,  015.  —  Humboldt,  010.  —  Après  Cuvier,  017.  —  Géologie 
et  Géographie,  617. 

IV.  —  Arago.  —  Biot. 

Arago.  La  vulgarisation  scientifique,  618.  —  Les  Notices.  La  machine  à 
vapeur,  619.  —  Les  Éloges  historiques,  621.  —  Biot,  622.  —  Les  mathéma- 
ticiens après  Laplace  et  Fouriei-,  624. 

V.  —  J.-B.  Dumas.  —  Berthelot. 

J.-B.  Dumas.  —  La  conservation  de  l'énergie  et  la  théorie  mécanique  de 
la  chaleur,  628.  — Tendances  actuelles  en  physique,  630.  —  Berthelot,  030. 

—  La  synthèse  cliimique,  032.  — Ouvrages  d'histoire  et  de  philosophie,  033. 

VI.  —  Claude  Bernard.  —  Pasteur. 

La  médecine,  634.  —  Claude  Bernard,  633.  —  L'Introduction  à  la  méde- 
cine expérimentale,  635.  —  Caractères  de  la  philosophie  de  Claude  Bernard. 
Son  style,  638.  —  Physiologistes  et  médecins.  Paul  Bert,  639.  —  Cari 
Vogt  et  le  matérialisme  scientifique,  639.  —  Pasteur,  640.  —  Les  généra- 
tions spontanées,  041.  —  Style  de  Pasteur,  043. 

VII.  —  Influence  de  la  littérature  scientifique  sur  la  science,  sur  les  idées 
et  sur  la  littérature  générale. 

Influence  sur  la  science,  64i-.  —  L'idée  de  la  dégradation  de  l'énergie,  045. 

—  Influence  sur  les  idées,  648.  —  Essai  d'explication  scientifique  du 
monde  :  naturalisme,  monisme,  etc.,  648.  —  L'école  expérimentale.  La 
critique  des  hypothèses,  051.  —  L'école  positiviste,  652.  —  L'idée  de  pro- 
grès dans  la  littérature  scientifique,  652.  —  La  religion  de  la  science,  653. 

—  Action  durable  de  la  science.  Formation  d'un  nouvel  esprit  philoso- 
phique, 634.  —  Extension  aux  sciences  morales  des  méthodes  scienti- 
fiques, 635.  —  Nécessité  de  parler  le  langage  de  la  science,  pour  exercer 
une  action,  058.  —  Influence  sur  la  littérature  et  sur  la  langue,  059. 

Bibliographie,  601. 

CHAPITRE  XII 

LES    RELATIONS    LITTÉRAIRES    DE    LA    FRANCE 
AVEC    L'ÉTRANGER 

Par  m.  Joseph  Texte. 

/.  —  L'influence  du  romantisme  français  à  l'étranger . 

Le  romantisme  en  France  et  en  Europe,  062.  —  L'influence  littéraire 
du  romantisme,  665.  —  L'influence  sociale  du  romantisme,  671. 

//.  —  Les  influences  étrangères  en  France  depuis  1S4S. 
Caractères  ^énéraux  de  la  période,  672.  —  L'influence   anglaise,  073. 

—  L'influence" allemande,  080.  —  Les  Slaves,  086.—  Les  Scandinaves,  089. 

—  Les  Suisses  romands  et  les  Belges,  091.  —  L'Espagne  et  l'Italie,  692. 

///.  _  L'influence  de  la  littérature  française  à  la  fin  du  XI X"  siècle. 
L'influence  française  dans  le  inonde,  696.  —  L'avenir,  701. 
Bibliographie,  702. 


916  TABLE  DES  MATIÈRES 

CHA1>ITHK  XIII 

LA   LANGUE  FRANÇAISE 

De  1815  à  nos  jours 
Par  m.  FiiHDiNANO  IJar.NOT. 

ConsicKTations  giMiriales.  La  r'^volution  au  .\i\''  siècle,  704. 
PREMIÈRE  PARTIE 

LA    LANGUE   LITTÉRAIRE 

I.  —  Première  période.  Le  Romantisme. 

Avant  la  n'voliilion,  707. 

La  Rcsistancc.  —  Les  forteresses  classiques 

L'Académie,  711.  —  Les  iriaininairiens.  Le  purisme,  712.  —  Causes  de 
faiblesse,  714. 

Les  révolutionnaires.  Leurs  manifestes.  Leur  programme. 

Première  impression.  Quelle  a  été  l'importance  de  la  révolution,  719. 
—  Les  premiers  manifestes,  72'2.  —  Le  proi.'ramme  de  la  nouvelle  école,  724. 

Le  mot  propre  et  le  mot  noble.  La  périphrase. 

Les  élégances  des  derniers  classiques,  72;j.  —  Les  protestations.  Guerre 
à  la  périphrase,  729. —  L'invasion  des  mots  vulgaires,  731.  —  Succès  de 
la  réforme,  734.  —  Importance  de  la  réforme,  73o. 

Uarcliaisme. 

L'école  romantiiiue  et  l'archaïsme,  738.  —  L'archaïsme  dans  la  syn- 
taxe, "42. 

Le  néologisme. 

Le  sens  des  mois,  74o.  —  Le  néologisme  proprement  dit.  Les  doc- 
trines, 747.  —  Les  œuvres.  Petit  nombre  des  mots  nouveaux,  7;j0.  —  La 
Syntaxe,  7'J2. 

Les  résultats. 

Ap[iarente  délai  le,  7:13.  —  Les  conséquences  de  la  victoire,  57"j. 

II.  —  Deuxième  période.  Le  Réalisme. 

Balzac,  7oG.  —  Flaubert,  7(;2.  —  Le  mot  propre  et  les  mots  exotiques, 
706.  —  Les  mots  ]iropres  et  les  palais,  770.  —  Le  mot  propre  et  les  mots 
populaires,  773.  —  Le  mot  propri'  et  la  création  di's  mots,  77i).  —  Les 
impressionnistes,  776.  —  Daudet,  7S(). 

Autres  écoles.  Autres  efforts. 

Les  contemporains. 

La  réaction  lunlre  le  nalnralisni",  701.  —  Langage  et  musii|ue,  793.  — 
L'impressionisme  musical  en  liltéralure,  797.  —  Le  symbolisme,  799.  — 
Nouvelle  syntaxe,  800.  —  Le  vocabulaire,  8li3. 


TABLE  DES  MATIERES  917 

DEUXIÉME  PARTIE 

LA    LANGUE   ET   LA    VIE 

Les  relations  extérieures. 
Les  guerres,  810.  —  Les  relations  iKiciliques,  81!.  —  L'anglomanie,  811. 

La  science. 

Formation  du  vocabulaire  scientiilque,  813.  —  Le  vocabulaire  scienti- 
fique et  la  langue,  81o. 

La  vie  pratique. 

Influence  de  la  vie  pratique  sur  la  langue,  820.  —  La  vie  industrielle  et 
commerciale,  821. 

La  politique  et  les  mœurs. 

La  vie  pidilique,  823.  —  Inlluence  indirecte  de  la  politique  sur  la 
langue,  828. 

Moyens  et  agents  de  transformation.  La  presse. 

Influence  directe  de  la  presse,  838.  —  Inlluence  indirecte,  840. 

TROISIÈME  PARTIE 

LES   RÉSULTATS 

Uorthographe. 

La  langue  française  dans  le  monde. 

A  l'extérieur,  861.  —  Limites  actuelles  de  la  langue  française  en 
Europe,  863. 

L'état  actuel  de  la  langue. 

L'émancipation  de  la  langue  littéraire  et  ses  conséquences,  867.  — 
Quelques  pertes,  868.  —  Les  gains.  Vieux  mots,  860. 

Conclusions. 

La  langue  savante  et  la  langue  courante,  87b.  —  Les  sens  populaires, 
876.  —  Les  mots  populaires,  876.  —  Séparation  persistante.  Maintien  d"un 
vocabulaire  populaire  bien  à  part,  877.  —  Influence  de  la  langue  savante 
sur  la  langue  courante.  Développement  de  l'élément  savant,  879.  —  L'élé- 
ment savant  dans  la  langue  populaire,  880.  —  Grammaire  savante  et  gram- 
maire populaire,  882. 


CONCLUSION 

Par  M.  PETrr  de  Jclieville. 


Pi. 

L 

PI. 

IL 

PL 

11 L 

PI. 

IV. 

PI. 

V. 

PI. 

YL 

PI. 

VIL 

PI. 

VIII. 

PI. 

IX. 

PL 

X. 

PL 

XL 

PL 

XII. 

PL 

XIll. 

PL 

XIV. 

PL 

XV. 

PL 

XVI. 

PL 

XVII. 

PL 

XVIII. 

PL 

XIX. 

PL 

XX. 

PL 

XXI. 

PL 

XXII. 

PL 

XXIII. 

PL 

XXIV. 

PL 

XXV. 

PL 

XXYI. 

TABLE  DES  PLANCHES 

CONTENUES   DANS   LE   TOME   VIII 
(Dix-neuvième  siècle.  —  Période  contemporaine.) 


POHTRAIT    DE    LeCONTE    DE    LlSLE 24-23 

PORTR.MT    DE    SuLLY-PuUDHO.IIME 36-37 

Portrait  de  François  Coppée 40-41 

Portrait  d'Alexandre  Dcmas  fils 86-87 

Portrait  d'Emile  Augier .■   116-117 

Portrait  de  Victorien  Sardou 136-137 

Portrait  de  Gust.we  Flaubert 168-169 

Portrait  d'Octave  Feuillet 180-181 

Portrait  d'Alphonse  Daudet 192-193 

Portrait  de  Fustel  de  Goulanoes 280-281 

Portrait  de  H.  Taine 382-383 

Portrait  d'Ernest  IIenax 398-399 

Portrait  de  Jules  Si.\ion 448-449 

Portrait  de  M"-'  Dupanloup 494-495 

Portrait  de  Jules  Favre 510-311 

Portrait  de  Léon  Gambetta 316-317 

Portrait  de  Louis  Veuillot 366-567 

PoRTRArr  DE  Prévost-Paradoi 570-571 

Portrait  de  Cuvier 614-613 

Portrait  de  Claude  Bernard 636-657 

Frontière  linguistique  du  Nord 

Frontière  linguistique  dans  les  Vosgks 

Frontière  linguistique  de  l'Est ,  „„„  „„. 

1-.                                                       .-.        n  /  8b()-8D  I 

l'RONTIERE    LINGUISTIQUE    DU    bUD-EsT 

Frontière  linguistique  du  Sud 

Frontière  linguistique  de  l'Ouest 


TABLES  GÉNÉRALES 
DE  L'OUVRAGE 


LISTE   GÉNÉRALE   DES    COLLABORATEURS 


Bédier,  II,  II. 
Bernardin,  V.  ii. 

BONNEFO.N,   III,   YIII,  IX. 

BouRCiEz,  m.  iii;  IV,  II. 

Bourgeois  (É.),  IV,  x;  V,  ix;  VI.  x:  VIJI. 

VI. 

BoLRGOiN.  V,  m:  VII,  m. 
Brl.nel,  VI,  VII.  viii. 
Brimies  (B.).  VIII.  XI. 
Brlnot,  I.   Introduclion;  U.  ix;  111,  xii; 
IV,  xi;  V,  xiii;  VI,  xvi;  VII,  xvi;  VIII, 

XIII. 

Caiien,  VII,  II,  XI.  . 
ChantavoiiNE,  VII,  vu;  VIII.  ii. 
Chlquet,  VI,  XIII. 
Claretie  (L.),  VIII,  X. 

ClÉDAT,    I,  IV. 
CoNSTANS,   I,   III. 

Crouslé.  VI,  m. 
De  Crozals,  111,  x;  VII.  x. 
David-Salvageot,  VII,  iv;  VIII.  i. 
Dejob,  III.  xi;  V.  VI. 
Descuajii's  (Gaston).  Vil,  vi. 
Docjiic,  V,  IV ;  Vil,  VIII ;  VIII.  m. 

DUCROS,    VI,  II. 

Des  Essarts,  VII,  i. 

Faguet,  Vil  et  VIII,  InlroducUon.  VII, 

Xiii;  VIII,  VII. 
Gautier  (Léon),  1,  ii. 


Gazier,  IV,  IX.  * 

Hannequix.  IV,  VIII. 

Hémox,  VI,  V. 

Jeanroy,  I,  V. 

Laxglois  (Ch.-V.),  II,  VI. 

Langlois  (Ernest),  11,  m. 

Le  Breton,  V.  i. 

Lemaître  (Jules),  IV,  v. 

Lion,  VI.  xi. 

Maktv-Lave.aux,  III,  II. 

Maurv.  VI,  VI. 

Michel  (Henry),  VII,  xii;  VIII.  ix. 

MoRJLLOT,  III,  v;  IV,  vu;  V,    x:  VI.  ix. 

Paris  (Gaston),  I,  Préface. 

Pellissier  (G.),  III,  IV ;  VII,  ix;  VIII,  iv. 

Petit  de  Julleville,  I,  i;  II,  vu,  viii;  III, 

l,   VII ;   IV,   i,    m;  VI,  IV,    Xil;   VII,   v; 

VIII,  Conclusion. 

PiAGET,    II,    IV,   V. 

Bébelliau,  III,  Vil;  V,  v,  vu. 
Bevnier,  IV,  VI. 
BiGAL,  m,  VI;  IV,  IV. 

BOBERT,  VI,   I. 

BOCHEBLAVE,  V,   XII;   VI,  XV;    VII,  XV. 

Seignobos,  VIII,  V. 

SUDRE,    11,    I. 

Texte,  VI,  xiv:  VII.  xiv:  VIII.  xii. 
Thamin,  IV,  viii;V,  vin:  VIII,  viii. 
Trolliet,  V,  XI. 


TABLE  GÉNÉRALE  DES  MATIÈRES 


TOMES   I   ET  H 
Moyen  âge,   des  Origines  à  1500. 

TOME  I 

Préface,  par  M.  Gaston  Paris a-b 

Introduction.  —  Origines  delà  langue  française,  par  M.  F.  Buu.nùt i-lxxx 

I.  —  Poésie  narrative  religieuse,  par  M.  Petit  de  Julleville J-48 

II.  —  L'épopée  nationale,  par  M.  Léon  Galtier 59-170 

III.  —  L'épopée  antique,  par  M.  Léopold  Cokstans ni-2f)3 

IV.  —  L'épopée  courtoise,  par  M.  L.  Clédat 254-344 

V.  —  Les  chansons,  par  M.  A.  Jeanroy 345-404 

TOME  II 

I.  —  Les  fables  et  le  roman  du  Renard,  par  M.  Léopold  Sldre 1-56 

IL  —  Les  fabliaux,  par  M.  Joseph  Béuier 57-1 04 

IIL  —  Le  roman  de  la  rose,  par  M.  Ernest  Lant.lois 105-161 

IV.  —  Littérature  didactique,  par  M.  Arthur  Piaget 162-216 

V.  —  Sermonnaires  et  traducteurs,  par  M.  Arthur  Piaoet 217-270 

VI.  —  L'historiographie,  par  M.  Ch.-V.  Lanolois 271-335 

VIL  —  Les  derniers  poètes  du  moyen  âge,  par  M.  Peth-  de  Julleville.  .  336-398 

VIIL  —  Le  théâtre,  par  M.  Petit  de  Julleville 399-445 

IX.  —  La  langue  française,  par  M.  Ferdinand  Brunot 446-553 

TOME  III 

Seizième  siècle. 

1.  —  La  Renaissance,  par  M.  Petit  de  Julleville 1-28 

IL  —  Rabelais,  par  M.  Marty-La veaux 29-83 

IIL  —  Marot  et  la  poésie  française,  par  M.  Ed.  Bourciez 84-136 

JV.  —  Ronsard  et  la  Pléiade,  par  M.  Georges  Pélissier 137-213 

V.  —  La  poésie  après  Ronsard,  par  M.  Paul  Morillot 214-260 


922  TABLE  GENERAL  E  DES  MATIERES 

\l.  —  Le  théâtre  de  la  Renaissance,  jjar  E.  Rical 261-318 

VU.  —  Théologiens  et  prédicateurs,  par  MM.    Petit  me  Jclleville   et 

Alfred  Rébelliau 319-405 

VIII.  —  Les  moralistes,  par  M.  Paul  BonnefOiN 406-487 

IX.  —  Les  écrivains  scientifiques,  par  M.  Paul  Bonnefon 488-o29 

X.  —  Auteurs   de   mémoires.    Historiens.   Écrivains   politiques,    par 

M.  J.  DE  Crozals o30-588 

XI.  —  Les  érudits  et  les  traducteurs,  par  M.  Cii.  Deio» 589-638 

XII.  —  La  langue  française,  par  M.  Ferdlnand  Brl.not G39-8o5 

TOME  IV 

Dix-septième  siècle.  Première  partie  :  1601-1660. 

I.  —    Les  poètes  (1600-16GO),  par  M.  Petit  de  Jullkville 1-81 

IL  —  L'hôtel  de  Rambouillet.  —  Balzac. —  Voiture.  —  Les  Précieuses, 

par  M.  Ed.  Bourciez 82-134 

m.  —  Fondation  de  l'Académie  française.  Les  iireniiers  académiciens, 

par  M.  Petit  de  Julleville 135-18o 

IV.  —  Le  théâtre  au  xvii°  siècle  avant  Corneille,  par  M.  E.  Rigal —  186-261 

V.  —  Pierre  Corneille,  par  M.  Jules  Lejiaitre 262-345 

VI.  —  Le  théâtre  au  temps  de  Corneille,  par  M.  Gustave  Rev>'ier 346-406 

VU.  —  Le  roman,  par  M.  Paul  Morillot 407-461 

VIII.  —  Descartes,  par  MM.  A.  Hannequin  et  R.  Tiiamin 403-559 

IX.  —  Pascal  et  les  écrivains  de  Port-Royal,  par  M.  A.  Gaziek 560-627 

X.  —  Les  mémoires  et  l'histoire,  par  M.  Emile  Bourgeois 628-673 

XI.  —  La  langue  française,  par  M.  Ferdinand  Brunot 674-790 

TOME  V 

Dix-septième   siècle.  Deuxième  partie  :    1661-1700. 

I.  —  Molière   et    la   coméilic   au   temps   de  jMoIière,  par   M.  Amdré 

Le  Breton 1-72 

IL  —  Racine  et  la  tragédie  au  temps  de  Racine,  par  M.  N.-M.  Ber- 
nardin    73-154 

III.  —  Boileau,  par  M.  Auguste  Bourgoln 155-219 

IV.  —  La  Fontaine,  par  M.  René  Doumic 220-259 

V.  —  Bossuet,  par  M.  Alfred  Rérelliau 260-343 

VI.  —  Bourdaloue,  par  M.  Charles  Dejoc 344-393 

VIL  —  Les  Moralistes,  par  M.  Alfred  Rébelliau 394-433 

VllI.  —  Fénelon,  par  M.  Raymond  Tiiamin 434-499 

IX.  —  Les  mémoires,  par  M.  Emile  Bourgeois 500-549 

X.  —  Le  roman,  par  M.    Paul  Morillot 550-599 

XI.  —  La  littérature  épistolaire  au  xvii"  siècle,  par  M.  Emile  Trolliet.  600-659 

XII.  —  L'art  français  au  xvii'  siècle  dans  ses  rapports  avec  la  littéra- 
ture, par  M.  Samuel  Rocueblave 660-721 

XllI.  —  La  langue  française,  par  M.  Ferdinand  Brunot 722-814 

TOME  VI 

Dix-huitième  siècle. 

I.  —  Les  précurseurs,  par  M.  Pierre  Robert 1-44 

II.  —  Daguesseau,  RoUin  et  Vauvenargues,  par  M.  Louis  Ducros 45-83 

III.  —  Voltaire,  par  M.  L.  Grouslé 8  4-170 


TABLE   GÉNÉRALE  DES  MATIÈRES  923 

IV.  —  Montesquieu,  par  M.  Petit  de  Julleville 171-206 

V.  —  BuITon,  par  M.  Félix  Hémon 207-251 

VI.  —  Jean-Jacques   Rousseau,  Bernardin  de  SainL-Pierre,  par  M.  F. 

Macuy 2o2-31o 

Vn.  —  Diderot  et  les  encyclopédistes,  par  M.  Lucie.v  Bru.nel 316-385 

VIII.  —  Les  salons,  la  société,  l'Académie,  par  M.  Lucie.x  Bkc.nel 386-446 

IX.  —  Le  roman,  par  M.  Paul  Moiullot 447-502 

X.  —  Les  mémoires  et  l'histoire,  par  M.  Emile  Bouhgeois 503-542 

XL  —  Le  théâtre,  par  M.  Henki  Lion 543-635 

XII.  —  Les  poètes,  André  Chénier,  par  M.  Petit  de  Julleville 630-678 

XIII.  —  La  littérature  sous  la  Révolution,  par  M.  Arthur  Cuuquet 679-738 

XIV.  •     Les   relations  littéraires    de    la    France  avec    l'étranger    au 

xviu"  siècle,  par  M.  Joseph  Texte 739-776 

XY.  —  L'art  français  au  xvni°  siècle  dans  ses  rapports  avec  la  littéra- 
ture, par  M.  Samuel  Rociieblave 777-818 

XVI.  —  La  langue  française,  par  M.  Ferdinand  Brunot 819-892 


TOME  Vil 

Dix-neuvième  siècle.  —  Période  romantique. 

Introduction  aix  tomes  Vil  et  VIll  (Dix-neuvième  siècle),  par   M.  Emile 

Faguet 1 

I.  —  Chateaubriand,  par  M.  Emmanuel  des  Essarts 1-48 

II.  —  Joseph  de  Maistre.  M""'  de  Staël,  par  M.  Albert  Cahen 49-108 

III.  —  La  littérature  du  premier  Empire,  par  M.  Auguste  Bourgoin...  109-148 

IV.  —  Le  romantisme,  par  M.  A.  David-Sauvageot 149-188 

V.  —  Lamartine,  par  M.  Petit  de  Julleville 189-230 

VI.  —  Victor  Hugo,  par  M.  Gaston  Deschamps 251-309 

VIL  —  Les  poètes  de  1820  à  1850,  par  M.  Henri  Chantavoine 310-360 

VIII.  —  Le  théâtre  romantique,  par  M.  René  Doumic. 361-412 

IX.  — ■  Le  roman,  par  M.  Georges  Pellissier 413-477 

X.  —  L'histoire,  par  M.  J.  de  Crozals 478-537 

XI.  ^  Écrivains  et  orateurs   religieux.  Philosophes,    par  M.  Albert 

Cahen 538-598 

XII.  —  Écrivains  et  orateurs  politiques,  de  1814  à  1852,  par  M.  Henry 

Michel 599-643 

XIII.  —  La  critique,  de  1820  à  1850,  par  M.  Emile  Faguet 646-700 

XIV.  —  Les  relations  littéraires  de  la  France  avec  l'étranger,  de  1799  à 

1848,  par  M.  Joseph  Texte 701-741 

XV.  —  L'art    français    dans    ses    rapports    avec    la    littérature    du 

xix°  siècle,  par  M.  Samuel  Rocheblave 742-704 

XVI.  —  La  langue  française,  par  M.  Ferdinand  Brunot 795-864 

TOME  VIII 

Dix-neuvième  siècle.  —  Période  contemporaine. 

I.  —  Le  réalisme,  par  M.  A.  David-Sauvage ot 1-20 

IL  —  Les  poètes,  de  1830  à  1900,  par  M.  Henri  Ciiantavoine 21-81 

III.  —  Le  théâtre,  par  M.  René  Doumic 82-166 

IV.  —  Le  roman,  par  M.  Georges  Pellissier 167-237 

V.  —  L'histoire,  par  M.   Gh.  Seignobos 258-310 

VI.  —  Les  mémoires  au  xix"  siècle,  par  M.  Emile  Bourgeois 311-357 


924  TABLE   GENERALE  DES  MATIERES. 

Vil.  —  La  critique,  par  M.   Emile  Faglët ;]oS-i  U 

VllI.  —  Pliilosopiies,  moralislos,  écrivains    et    orateurs  religieux,  par 

M.  Raymond  Thamin 442-498 

IX.  —  Ecrivains   et   orateurs  politiques,    de   1852   à   nos  jours,   jiar 

M.  IIe.nrv  Miciiei i'.i9-o3() 

X.  —  La  presse  au  xix''  siècle,  par  M.  Léo  C-^auetie 53T-59G 

XI.  —  La    littérature    scienlilique    au   xix''  siècle,   par   M.    Reunahd 

Brunhes 597-G61 

XII.  —  Les  relations  littéraires  de  la  France  avec  l'étranger,  de  iSiS 

à  1899,  par  M.  Joseph  Texte 6r.2-";03 

Xlll.  —  La  langue  française  au  xix*"  siècle,  par  M.  F.  BruiNOt "04-884 

GoNCM'sio.N,  par  M.  Petit  de  Jl'lleville 88o-907 


TABLE  GÉNÉRALE  DES  PLANCHES 


TOMES  I  ET  If 
Moyen  âge,  des  Origines  à  1500. 

TOME  I 

Sekme.nts  r>E    Strasbourg lxxvi-  lxxvii 

Miracle  d'uxe  femme  que  N.-D.  garda  de  la  jier  au  mo.nï  Saim-Michel..  32-33 

Une  page  du  manuscrit  d'Oxford  de  la  Chanson  de  Roland 64-65 

Département  des  enfants  Aimeri 104-103 

Meurtre  de  Renaud  de  Montauran 136-137 

Hector  hlessé  dans  la  chambre  de  Reauté 192-193 

La  prise  de  Troie 216-217 

Tristan  et  Iseut 2T2-273 

Miniature  extraite  du   ■■  Lancelot  en  prose  >• 304-305 

1.  Le  Dieu  d'amour  donnant  des  enseignements  a  deux  amants.  —  2.  Le 
Dieu  d'amour  apparaît  en  songe  a  l'auteur  du  <•  Débat  de  l\  damoi- 

selle  et  du  clerc  >' 360-361 


TOME  11  ^ 

Renard  sur  la  roue  de  Fortune 46-41 

Lk  lai  d'Aristote "6-77 

1.  Guillaume  de  Lorris  endormi  et  songeant.  —  2.  Jean  de  MtUN  conti- 
nuant le  Roman  de  la  Rose 120-121 

Lmage  du  Monde 174-173 

Miroir  du  Monde 178-17'i> 

FRONTisriCE  DE  LA   CHRONIQUE  DE  Primat 298-299 

Statues  de'  Commines  et  de  sa  femme 330-331 

Christine  de  Pisan  écrivant  ses  ballades 360-36 1 

Charles  d'Orléans 376-377 

1.  La  reine  de   Portugal  condamnée  au  feu.  —  2.  Le  pape,  l'kmpeueik 

ET    LA    FILLE    DE    l'EMPEISEUR    VISITENT    RoBERT    LE    DiABLE 404-403 

Le    THEATRE    OU   FUT    JOUÉE     LA    PaSSION,    A    VaLENCIEN.VES,    EN    loi7 416-417 

TOME  m 

Seizième  siècle. 

François  1"  ouvrant  a   une   foule  aveugle   et   ignorante   le   temple  du 

SjVVOIR. 

1.  Autographe  de  Rabelais.  —  2.  Portrait  de  Rabelais 31-33 

Portrait  de  Clément  Marot 104-105^ 


<)26  TABLE   GÉNÉllALE  DES  PLANCHES 

Un    AtlTEUIl    niliSENTANT    SO.N    LIVUE   A    MARGUERITE    HK    NaVAURE 12i-12o 

Fromisi'ick    de    l'Édition   des    OEivuks    de  Ronsard    donnée  chez    Iîlon 

EN  1609 l"2-n3 

Frontispice  de  l'édition  des  OElvues  dk  Pei.  Destobtes  (Rouen,  1011)...  240-241 

Scène  du  théâtre  comique  au  xvie  siècle 2t)4-265 

Scène  du  théâtre  comique  au  xvic  siècle 296-297 

Portrait  de  Calvin 330-331 

Portrait  de  saint  François  de  Sales 360-361 

Portrait  de  Michel  de  Montaigne 106-401 

I'ne  page  dks  "  Essais  »  (Edilion  de  1388) 466-467 

Portrait  de  Bernard  Palissy 496-497 

Portrait  de  Marguerite  de  Valois 548-.">49 

Portrait  de  Jacques  Amyot 594-590 

Glaude  de  Sevssel  présente  au  uoi  Louis  XII  sa  traduction  di;  Justin..  664-66.Ï 

Spécimen  de  l'orthographe  uk  Meigret 7o2-753 

Spécimen  de  l'orthographe  de  Ramus 77'2-773 

Spécimen  de  i/ohthograi  iie  de  Honorât  Rami!aui> 774-773 

TOME  IV 

Dix-septième  siècle.  Première  partie  :  1601-1660. 

Portrait  de  Malherre 8-9 

Portrait  de  Balzac 90-91 

Portrait  de  Voiture 120-121 

Frontispice  de  «  La  Prelieiise  ou  le  Mystère  des  Ruelles  » 128-129 

Portrait  de  Chapel.\in 164-163 

-•  Noms  des  quarante  académiciens  " 1 76-1 77 

Décoration  de  <<  Pyrame  et  Tliisbé  ■■ 220-221 

Frontispice  de  ••  La  Comédie  des  comédiens  >• 248-2 i9 

Décoration  DE  «  L'Illusion  comique  » 270-271 

Portrait  de  Pierre  Corneille 316-317 

Décoration  de  «  Lisandre  et  Caliste  » 3o 4-355 

Décoration  pour  le  ii*  et  le  iii'^  acte  de  «  Mirame  » 3-ï8-339 

La  salle  du  théâtre  du  Palais-Cardinal 392-393 

Portrait  d'Honoré  d'Ureé 412-413 

Frontispice  allégorique  du  «  Romant  comique  >■ 4."i0-451 

Portrait  de  Descautes 464-465 

Portrait  de  Malerranciie 538-539 

Portrait  d:î  Blaise  Pascal ;i88-589 

U.NE    PAGE    DE    MANUSCRIT    DES    ■■    PcOSéeS    » 608-609 

Portrait  r>u  cardinal  de  Retz 636-()37 

Portrait  de  La  Motiie  Le  Vayer 704-705 

Frontispice  des  «  Remarques  sur  la  langue  françoyse  » 712-713 

Placard  provenant  de  l'école  ou  enseignait  Irson  vers  1653 770-771 

TOME  Y 

Dix-septième  siècle.  Deuxième  partie  :  1661-1700. 

Portrait  de  Moi.ikhk 12-13 

Portrait  de  Racine 84-85 

Portrait  de  Boileau 156-157 

Estampe  allégorique  en  regard  du  erontispice   des   «  OEuvres  diverses 

du  sieur  D...  »  (Boileau  Despréaux) 170-177 

Portrait  de  La  Fontaine 224-225 

Portrait  de  Bossuet 272-273 

Deux  pages  du  ms.  des  Sermons  de  Bossuet 324-325 

Portrait  de  Bourdaloue :)(i8-369 

Portrait  de  La  Rochefoucauld 'lO  1-405 

Portrait  de  La  Bruyère 424-425 


TABLE  GÉNÉRALE  DES  PLANCHES  927 

POHTUAIT    DE    FÉNELON 494-495 

PoKTRAiT  Di:  Saint-Simon 044-345 

PoKTiuiT  DE  M"'°  DE  La  Fayeite 568-569 

PORTIIAIT   DE    M"'°    DE    SliVIG.NÉ C24-62o 

POUTHAITS    DE   M™"    DE    MaINTENON    ET   DE    SA   NIÈCE    M""    d'AuIUGNÉ 644-645 

locis  xiv  visitant  i,a  manufacture  des  gobelins 708-709 

Frontispice  de  la  première  édition  dd  Dictionnaire  de  l'Académie  fran- 
çaise   716-717 

PoRTHAiT  d'Antoine  Arnauld 724-725 

Portrait  de  Ménage 728-729 

Frontispice  de  la  grammaire  de  Regnier-Desmarais 736-737 

TOME  VI 

Dix-huitième  siècle. 

Portrait  de  Fontenelle S-9 

Portrait  de  Rollin 56-37 

Portrait  de  Voltaire  (jeune) 96-97 

Portrait  de  Voltaire  (vieux) 144-143 

Portrait  de  Montesquieu 192-193 

Portrait  de  Buffon 224-223 

Portrait  de  J.-J.  Rousseau 273-274 

Portrait  de  Diderot 318-319 

Frontispice  de  l'Encyclopédie 322-323 

Portraits  des  principaux  auteurs  des  deux  Encyclopédies 340-341 

Portrait  de  d'Alemrert 312-373 

Portrait  de  M"'"  Geoffrin 410-411 

Une  carale  littéraire 418-419 

Portrait  de  Marmontel 432-433 

Portrait  de  l'ap.ré  Prévost. 468-469 

Portrait  de  M'""  d'Epinay 528-529 

Portrait  de  Crérillon 544-345 

Portrait  de  Marivaux 584-383 

Portrait  de  Beaumarcu\is 62i-625 

Portrait  d'André  Ciiémer 672-673 

Portrait  de  Mirabeau 688-689 

M'""  de  Pompadour  en  femme  savante 790-791 

Hommage  des  arts  a  Marie- Antoinette 808-809 

La  fête  de  la  Régénération 814-815 

Portrait  de  Condillac 824-825 


TOME  VII 

Dix-neuvième  siècle.  —  Période  romantique. 

'Portrait  de  Ciiateaurriand 16-17 

Portrait  de  Joseph  de  Maistre 6i-6o 

f  R0NT1SPICE  DE  Célestin  Nanteuil  POUR  UNE  ÉDITION  DE  Notre-Dcime-de-Paris.  152-133 

Portrait  de  Lamartine 224-223 

Portrait  de  Victor  Hugo  (1829) 236-237 

Portrait  de  Victor  Hugo  (1879) 304-305 

Portrait  d'Alfred  de  Vigny 32i-32o 

Portram-  d'Alfred  de  Musset 332-333 

Portrait  d'Alexandre  Dumas 370-371 

Portrait  de  George  Sand 422-423 

Portrait  de  Balzac 464-465 

Portrait  de  Michelet 500-501 

Portrait  de  Luiennais 338-559 

Portrait  de  Lacordaire 368-569 

Portrait  de  Victor  Cousin 592-393 


92S 


TABLE  GÉNÉRALE  DES  PLANCHES 


l'uRTKAIT   DE    GllZuT 010-611 

l'unTHAiT  DE   Sainte-Beive (i(U-6G.'> 

PORTHAIT    DE    VlI.LE.MAIN OSO-GSl 

li.i.usrnATiON  pouit  lxe  scène  de  Fausl "■28-'72y 

FacsiiMilé  d'un  dessin  original  DE  Victor  Hloo 7o'2-7o3 

.Mkdaillons  DE  Gustave  Planche  et  de  Tiiéopiiile  Gautier "GU-761 

Fragment  d'une  fresque  de  Puvis  dk  Chavannes "92-793 


TOME  VIII 
Dix-neuvième  siècle.  —  Période  contemporaine. 

PORTR  AIT    DE    LECONTE    DE    LiSLE 24-2o 

Portrait  de  Sully  Pruduomme 36-37 

Portrait  de  François  Coppée -40-4 1 

Portrait  d'Alexandre  Dumas  fils 86-87 

Portrait  d'Emile  Augier 116-117 

Portrait  de  Victorien  Sardou 136-137 

Portrait  de  Gustave  Flaubert lGS-109 

Portrait  d'Octave  Feuillet lSO-181 

Portrait  d'Alphonse  Daudet .......  102-193 

Portrait  de  Fustel  de  Coulanges 280-281 

Portrait  de  11.  Taine 382-383 

Portrait  d'Ernest  Kenan 398-39'J 

Portrait  de  Jules  Simon 4iS-li9 

Pur  IRAIT  DE  M"'  DuPANLOUP 494-495 

Portrait  de  Jules  Favre ïilO-Jili 

Portrait  de  Léon  Gamretta 516-517 

Portrait  de  Louis  Veuillot 506-567 

Portrait  de  Prêvost-Paradol 570-571 

Portrait  de  Cuvieu 614-615 

i'.iRTRAiT  DE   Claude  Bernard 6.jG-657 

Frontière  linguistique  du  Nord 

Frontière  linguistique  dans  les  Vosges 

Frontière  linguistique  de  l'Est \^  866-867 

Frontière  linguistique  du  Sud-Est 

Frontière  linguistique  du  Sud 

Frontière  linguistique  de  l'Ouest 


Coulommicrs.  —  Imp.  Paul  BKODARD. 


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