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Full text of "Histoire de la littérature grecque"

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C^.i 


HISTOIRE 


LlTTEHATItRE  (iHECOÎlF 


i 


LYRISME  -  rREJUKBS  ÏROSATElUtS  -  llKlIOrKlTK 

(H 

Atrunt  y(0)»ST 


PARIS 
f:ri.vBST  TiioiuN,  Émiliiin 

1.  ti>H  pt  MtaLii,  T 


HISTOIRE 


DK   LA 


LITTÉRATURE  GRECQUE 


II. 


IMI'm.MFRth  C.KNtKALL  l>K  CH  ATII  lON-ST  H-SIll  NK.  —    M.    l'KIMN. 


HISTOIRE 


DE   LA 


LITTÉRATURE 


PAR 


ALFHKD  ÇROISET 

Menibnî  de  ^Ill^lilut 
Frofessour  à  l.i  Kaciillc  de»  h'ilre.- 
dc  Paris 


MAURICE  CKOISET 

l)û:*.lcnr  ùs  lollnrs 

Prof«.'Ssciir  à  la  Tarulté  de:»  loltrcs 

de  Montpellier 


TOME  SECOND 


LYRISME  —  PREMIERS  PROSATEURS  —  RÉRODOTE 


PAR 


Aluu-i)    chois  et 


PARIS 

Ell.NEST  TIIORIN,  ÉDITE! :R 
Miiriviat:  mis  écoles  fhax(jaises  d'aiiiknes  i:t  dk  homk 

I»r    r.OLLLGE   HE    FRANCE   ET   DE  l/ÉCOLE   N(»nM\LE   SIPÊRIEIRE 

1,  bi:e  de  médicis,  7 


1890 


£j^. 


/  /.'    ;'■  '  I 


•  ••  I 

•  _ 


CHAPITRE  PREMIER 


LES    ORIGINES    DU    LYRISME  ' 


SOMMAIRB 

I.  Caractères  généraux  da  lyrisme  grec.  •—  II.  Formes  primitires  et 
populaires.  —  III.  Nature  de  la  transformation  accomplie  au  yiii» 
et  au  vue  siècle  :  §  1.  Eléments  divers  du  lyrisme;  définitions;  (2. 
Bôle  de  chacun  d'eux.  —  IV.  Les  principaux  genres  du  lyrisme 
classique;  ordre  de  leur  développement;  géographie  du  lyrisme. 


Vers  le  milieu  du  viii®  siècle»  la  poésie  épique  était 
visiblement  en  décadence.  Non  que  la  gloire  d'Homère 
fût  ébranlée  ni  môme  que  toute  production  épique  eût 
cessé  :  les  genres  littéraires  ne  périssent  pas  ainsi  tout 
entiers.  Jamais  la  gloire  d  Homère  ne  fut  plus  répandue 
et  plus  vivante  qu'au  temps  de  Solon  par  exemple  cl  de 
Pisistrate,  lorsque  la  récitation  de  ses  poèmes  formait 
une  pièce  essentielle  de  la  fête  attique  des  Panatliénécs. 

1.  J*emploie  le  mot  lyrisme  en  un  sens  concret  que  ne  mention- 
nent pas  les  dictionnaires  français,  mais  qui  est  nécessaire.  L'ex- 
pression do  poésie  lyrique,  en  effet,  n'est  ni  précise  ni  commode 
quand  on  a  sans  cesse  à  distinguer  —  à  propos  de  l'ensemble 
lyrique  formé  par  la  poésie,  la  musique  et  la  danse  ~  la  poésie 
qui  est  une  partie  du  tout,  et  ce  tout  lui-môme.  C'est  cet  ensemble 
qae  j'appelle  d'un  seul  mot  le  lyrisme,  comme  je  l'ai  d'ailleurs  déjà 
fait  dans  mon  livre  sur  La  poésie  de  Pindare  et  les  lois  du  lyrisme 
grec, 

Hist.  «U  la  Litt.  grecque.  —  T.  II.  1 


422415 


2  CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

Au  V®  et  au  iv®  siècle,  en  plein  épanouissement  de  Tat- 
ticisine,  les  rapsodes  qui  déclamaient  V Iliade  et  V  Odys- 
sée continuaient  d  attirer  la  foule.  Mais  il  en  était  alors 
de  Tépopéo  comme  il  en  est  aujourd'hui  de  la  tragédie 
française  du  xvii®  siècle.  Corneille  et  Racine  sont  des 
classiques;  on  les  lit,  on  les  admire^  on  les  écoute  même 
avec  délices,  mais  on  ne  fait  plus  de  tragédies  à  leur 
exemple.  Il  y  a  dans  leur  art  des  formes  surannées  qui, 
sans  faire  tort  à  notre  admiration  pour  tout  ce  qui  reste 
en  eux  d'impérissable^  détournent  d'une  imitation  trop 
exacte  les  esprits  originaux.  Cent  cinquante  ou  deux  cents 
ans  après  Vlliade^  Tépopée  subissait  le  même  genre  de 
fortune,  et  une  nouvelle  forme  de  l'art,  le  lyrisme,  appa- 
raissait. La  fin  de  l'épopée  n'était  pas  la  fin  de  la  poésie 
grecque,  tant  s'en  faut.  La  source  était  toujours  vive  et 
jaillissante.  Elle  devait,  pendant  de  longs  siècles  encore, 
épancher  ses  eaux  libéralement  en  tous  sens.  Mais  elle 
change  alors  de  cours.  Des  besoins  nouveaux  sont  nés 
auxquels  il  faut  satisfaire.  Cette  révolution  littéraire  est 
le  signe  et  la  conséquence  d'une  transformation  gra- 
duelle de  l'âme  et  de  la  vie  grecques. 

Les  trois  siècles  qui  précèdent  les  guerres  médiqucs 
sont  pour  la  Grèce  une  période  do  profonde  révolution 
intellectuelle  et  politique.  Les  vieilles  royautés  patriar- 
cales chantées  par  Homère  ont  disparu.  Des  invasions  et 
migrations  de  toutes  sortes  ont  bouleversé  Tancien  sol. 
Un  ordre  nouveau  se  fonde  au  milieu  des  difficultés  et 
des  luttes.  Les  gouvernements  aristocratiques  dominent; 
la  démocratie  commence  à  poindre;  les  tyrannies  sur- 
gissent çà  et  là.  Dans  ces  difficultés  de  la  vie  pratique, 
la  sensibilité  s'exalte;  mais  surtout  la  personnalité  so 
développe.  La  conscience  des  individus  et  des  groupes 
prend  plus  de  force  et  de  clarté.  La  réflexion  s'attache 
aux  choses  présentes  soit  pour  les  dominer  par  l'ac- 
tioQ,  soit  pour  les  pénétrer   dans  leurs  lois  intimes. 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  3 

soit  simplement  pour  exprimer  le  contre-coup  que  Tume 
en  reçoit. 

La   poésie    épique    était    essentiellement    narrative. 
VIliade  et  VOdyssée  sont  de  merveilleux  récits  de  com- 
bats et  d'aventures.  Pour  des  hommes  simples  —  guer- 
riers, laboureurs,  marins  —  dont  la  vie  est  dure  et 
Timagination  vive,  la  réalité  présente  n'est  guère  une 
source  de  poésie  qu*à  la  condition  de  se  projeter  dans  le 
passé  sous  une  forme  idéale.  C'est  là  surtout  que  leur 
imagination  s'affranchit  de  la  tyrannie  des  choses.  Si 
parfois  la  réalité  les  charme  et  les  enivre,  c'est  d'ordi- 
naire dans  le  feu  de  Taction,  et  l'ivresse  alors  se  dépense 
immédiatement  dans  Tacte  même,  sans  aboutir  à  la  poé- 
sie. Le  peuple,  sans  doute,  a  déjà  ses  chants  de  joie  ou 
de  tristesse;  et  le  culte,  presque  toujours,  prélude  à  ses 
cérémonies  par  des  hymnes.  Nous  aurons  tout  à  l'heure 
à  y  revenir.  Mais  ce  n'est  pas  vers  cette  forme  d'expres- 
sion que  se  tournent  alors  les  artistes  les  plus  puissants, 
ceux  qui  seraient  les  plus  capables  de  les  porter  à  la  per- 
fection. Ils  vont  à  Tépopée,  au  récit,  mieux  appropriés  à 
cet  idéalisme  naïf  qui  reste  au  fond  de  leurs  âmes,   et 
qui  ne  saurait  encore  ni  regarder  la  réalité  en  face  ni  la 
transformer.  De  là  V Iliade  qI  VOdyssée,  Le  mythe  y  règne 
en  maître.   L'épopée,    attachée  à  la  contemplation  des 
choses  antiques,  semble  n'avoir  aucun  lien  avec  le  pré- 
sent. Le  poète  s'efface,  et  la  réalité  contemporaine  divspa- 
raît.  Chez  Hésiode,  déjà,  la  pureté  de  Tépopoe  s'altère  : 
dans  la  Théogonie,  la  préoccupation  d'un  savoir  métho- 
dique et   d'une   classification   rationnelle   se   môle    au 
plaisir  poétique  du  récit;  dans  Les  Travaux  et  les  Jours, 
le  sujet  est  la  vie  présente.  C'est  l'indice  d'un  change- 
ment qui  va  s'accentuer  de  plus  en  plus. 

Peu  à  peu,  la  réalité  prend  un  intérêt  nouveau  aux 
yeux  de  Tartiste.  Elle  est  capable  à  son  tour  de  beauté. 
Elle  excite  des  sentiments  passionnés  ou  profonds.  Et 


4  CHAPITRE  r'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

ceux-ci,  analysés  déjà  avec  précision,  ne  peuvent  rester 
enfouis  au  fond  de  râmc  :  il  faut  qu'ils  éclatent  au  dehors. 
Mille  occasions  les  provoquent  à  se  manifester.  Une  foulo 
do  jeux  publics,  de  concours  (àycjve;),  organisés  par  les 
sanctuaires,  par  les  cités,  par  les  tyrans^  multiplient  ces 
occasions.  L'action  des  concours  en  particulier  a  été 
considérable.  Non  seulement  elle  a  rendu  plus  facile  aux 
poètes  musiciens  de  se  produire  et  do  se  faire  connaître, 
mais  en  outre  elle  a  fait  naître  en  eux  un  sentiment  qui 
tient  une  large  place  dans  leurs  vers  et  qui  est  devenu 
par  là  de  plus  en  plus  l'un  des  principes  essentiels  de  la 
vie  morale  en  Grèce,  je  veux  dire  l'amour  de  la  gloire, 
sans  cesse  exalté  par  le  désir  de  vaincre.  Dans  cette  vie 
brillante,  les  émotions  sont  variées.  Les  unes  sont  véhé- 
mentes et  fortes,  d'autres  voluptueuses,  d'autres  graves  et 
fortes,  comme  les  fêtes  politiques  ou  religieuses  qui  les 
inspirent.  C'est  ce  que  les  Grecs  ont  exprimé  en  disant  que 
le  lyrisme  pouvait  dilater  le  cœur  et  l'exciter  (SiotaraXTixoç 
TpoTTo;),  ou  le  replier  sur  lui-môme  en  le  resserrant  (<yu- 
ora^Tixo;  TpoTro;),  ou  enflu  laisser  Tâmc  dans  la  sérénité  et 
la  paix  (r,Gu'/aoTi3co;  Tp6:ro;).  Dans  tous  les  cas,  c'était  la 
voix  d'une  âme  à  la  fois  émue  et  maîtresse  d'elle-môme, 
d'une  sensibilité  vive  en  même  temps  que  consciente, 
d'une  imagination  capable  do  s'attacher  aux  choses 
présentes  sans  perdre  l'espèce  de  joie  intellectuelle  que 
l'art  exige  toujours. 

Il  ne  faut  d'ailleurs  pas  croire  que  le  mythe,  souverain 
dans  l'épopée,  fût  banni  du  lyrisme.  Toutes  les  fois  d'abord 
que  celui-ci  a  pour  objet  principal  do  chanter  les  dieux 
ou  les  héros,  il  faut  bien  qu'il  dise  leur  histoire,  et  celte 
histoire  héroïque  ou  divine,  c'est  justement  le  mythe. 
Mais  en  outre,  en  Grèce,  et  pour  de  longs  siècles  encore, 
le  mythe  est  partout.  Le  mythe  est  la  première  forme 
sous  laquelle  l'esprit  grec  ait  pensé.  Soit  qu'il  essayât  de 
s'expliquer  à  lui-même  les  rapports  de  l'homme  avec  la  di- 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  5 

vinité,  soit  qu'il  réflécliît  aux  principes  de  la  morale,  soit 
qu'il  s'interrogeât  sur  l'origine  de  l'humanité,  sur  celle 
(les  races,  des  cités,  des  familles,  partout  il  créait  des  my- 
thes. Une  admirable  poésie,  celle  qui  se  résume  dans  les 
noms  d'Homère  et  d'Hésiode,  consacra,  pour  ainsi  dire, 
les  principaux  de  ces  mylhcs  et  donna  Tcssor  ii  beau- 
coup d'autres.  Comme  aucune  influence  extérieure  n'em- 
pêcha la  jeunesse  de  l'hellénisme  de  suivre  son  cours 
régulier,  ce  n'est  que  fort  tard,  et  à  une  époque  relati- 
vement récente,  que  lesprit,  plus  mûr,  s'affranchit  de 
cette  manière  de  penser.  Ce  n'est  vraiment  qu'avec  Aris- 
tote  que  la  pensée  hellénique  fut  tout  à  fait  émancipée. 
Mais,  alors  môme,  cet  affranchissement  n'était  que  le 
privilège  d'une  petite  élite.  Le  pli  était  pris;  la  force  de 
Thabitude,  l'influence  de  la  religion,  celle  des  arts  plas- 
tiques, celle  d'Homère,  l'attrait  de  tant  de  formes  vi- 
vantes, belles,  familières,  tout  prolongea  presque  indéfi- 
niment le  règne  de  la  mythologie,  qui  a  fini  par  survivre 
à  l'hellénisme  et  par  renaître  en  partie  dans  le  monde 
moderne.  A  plus  forte  raison,  au  vu*  et  au  vi*  siècle 
avant  l'ère  chrétienne,  en  pleine  jeunesse  de  l'hellénisme, 
avant  le  grand  essor  de  la  philosophie,  le  mythe  ne 
pouvait  manquer  d'être  partout  présent  aux  esprits. 
Après  le  long  règne  de  l'épopée,  il  était  devenu  partie 
intégrante  de  la  pensée.  Il  était  surtout  la  forme  natu- 
relle de  l'idéal.  Il  semblait  que  la  vérité  la  plus  haute  et 
la  beauté  la  plus  parfaite  ne  dussent  se  rencontrer  que 
dans  cette  divine  région  où  se  mouvaient  les  dieux  et  les 
héros.  Les  fêtes  de  la  religion,  les  événements  de  la  vie 
privée,  ceux  de  la  vie  politique  et  sociale,  tout  rappelait 
quelque  mythe  et  l'associait  aux  émotions  de  l'heure 
présente.  Dans  ces  conditions,  il  était  impossible  qu*il 
ne  figurât  pas  sans  cesse  dans  le  lyrisme,  qu'il  n'y  tînt 
pas  une  place  éminente,  qu'il  ne  fût  pas  comme  le  but 
où  l'inspiration  tendait  sans  cesse  d'elle-môme,  par  un 


Û         CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

retour  iDsiinctif  vers  ces  cimes  lumineuses  où  l'art  avait 
coutume  d'habiter.  En  cela,  le  lyrisme  continuait  l'épo- 
pée. Mais  voici  la  différence  et  la  nouveauté.  Dans  l'épo- 
pée, le  mythe  était  Tunique  principe  et  Tunique  objet 
do  Tinspiration.  Dans  le  lyrisme,  il  n'en  est  plus  ni  le 
point  de  départ  ni  la  lin  unique.  Quelquefois,  il  man- 
que absolument  ;  il  n'est  pas  essentiel  au  lyrisme. 
Le  plus  souvent,  sans  doute,  il  y  tient  une  fort  grande 
place  ;  mais  ce  n'est  pas  pour  lui-même  qu'on  le  ra- 
conte :  c'est  surtout  pour  ses  relations  avec  les  cho- 
ses contemporaines.  Â  peine  même  peut-on  dire  qu'on 
le  raconte  :  on  y  fait  allusion  ;  une  allusion  plus  ou 
moins  rapide,  plus  ou  moins  longue,  selon  les  cir- 
constances, mais  enfin  une  allusion  qui  le  subordonne 
en  quelque  mesure  à  une  idée  générale,  à  une  émotion 
directement  puisées  dans  la  réalité.  L'ode  la  plus  exclu- 
sivement religieuse  et  la  pliis  impersonnelle  n'échappe 
pas  tout  à  fait  à  celte  loi.  Le  mythe  a  beau  y  tenir  le 
premier  rang,  il  n'y  est  pas  seul.  A  côté  de  lui,  il  y  a  le 
sentiment  du  poète,  sa  piété,  celle  de  la  foule  pour 
laquelle  il  chante,  tout  le  corlëge  d  emolions  qui  ont  fait 
naître  cette  ode  et  qui  se  traduisent  par  une  forme  de 
récit  plus  vive  que  celle  de  Tépopce,  par  un  choix  plus 
libre  des  circonstances,  par  des  invocations  et  des  prières. 
Cette  inspiration  lyrique,  si  nouvelle,  dut  s'exprimer 
par  des  formes  également  nouvelles.  C'est  une  sorte 
de  loi  historique  que  les  genres  littéraires,  emprison- 
nés dans  les  traditions  qu'ils  se  sont  eux-mêmes 
créées,  s'appliquent  difficilement  à  des  objets  différents 
do  ceux  qu'ils  ont  toujours  traités.  L  épopée,  malgré 
la  tentative  d'Hésiode,  se  prêtait  mal  à  l'expression 
des  idées  et  des  sentiments  qui  occupaient  alors  les  es- 
prits. En  Grèce  surtout,  où  l'accord  du  fond  et  de  la  forme 
a  toujours  été  senti  avec  tant  de  délicatesse,  le  change- 
ment des  idées  devait  amener  presque  nécessairement 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  7 

une  transformation  égaie  dans  les  moyens  d'expression. 
CVst  ce  qui  no  manqua  pas  d'arriver. 

D'abord  la  poésie  nouvelle  fut  une  poésie  essentielle- 
ment musicale,  c'est-à-dire  chantée  et  accompagnée  du 
jeu  des  instruments.  Les  aèdes  épiques,  il  est  vrai,  à  l'o- 
rigine, et  peut-être  pendant  un  temps  assez  long,  avaient 
dû  chanter  leurs  hexamètres.  Mais  ce  chant,  quoique 
soutenu  du  jeu  de  la  cithare,  n'avait  été  qu'une  sorte  de 
récitatif  fort  simple  et  assez  monotone,  qui  portait  la  voix 
plutôt  qu'il  n'exprimait  musicalement  les  nuances  de 
l'idée  et  du  sentiment.  Il  avait  fini  par  céder  la  place  à 
la  récitation,  plus  variée  probablement  dans  ses  effets  que 
ce  chant  incomplet.  La  poésie  lyrique  remit  en  honneur 
l'accompagnement  instrumental  et  le  chant,  rendus  plus 
savants  et  plus  expressifs.  Si,  plus  tard,  dans  certains 
genres  lyriques  comme  l'élégie,  la  musique  disparut  de 
nouveau,  cela  tient  à  ce  que  l'élégie,  comme  nous  le  ver- 
rons, était  le  moins  lyrique  de  tous;  et  d'ailleurs  cette  dis- 
parition, même  là,  ne  fut  jamais  totale;  ce  fut  un  accident 
plus  ou  moins  fréquent^  non  une  loi.  Mais  la  poésie  lyri- 
que, en  thèse  générale,  était  essentiellement  destinée  à 
être  chantée.  La  voix  d'un  soliste  ou  celle  d'un  chœur 
faisaient  entendre  les  paroles  «  ailées  »  du  poète.  La  ci- 
thare ou  la  flûte,  quelquefois  l'une  et  l'autre,  accompa- 
gnaient les  voix.  Souvent  même  à  ces  chants  s'ajoutaient 
des  danses.  La  beauté  de  la  forme  humaine,  animée  d'un 
mouvement  cadencé,  complétait  la  beauté  des  pensées  et 
de  la  mélodie.  Sous  sa  forme  la  plus  parfaite,  le  lyrisme 
grec,  suivant  la  remarque  de  Westphal,  associait  les 
trois  arts  qui  réalisent  l'harmonie  dans  la  durée,  comme 
certains  temples  où  s'associent  l'architecture,  la  sculp- 
ture et  la  peinture,  offraient  en  spectacle  le  concert  (moins 
étroit  pourtant)  des  trois  arts  qui  réalisaient  l'harmonie 
dans  'l'espace.  Il  faut  ajouter  que  dans  cette  associa- 
tion,   contrairement    à  ce  qui   se   produit  d'ordinaire 


8  CHAPITRE  P'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

en  pareil  cas  chez  les  modernes,  c'était  toujours  la  poé- 
sie qui  gardait  le  premier  rang.  Elle  était  reine,  et  la  musi- 
que, aussi  bien  que  la  danse,  ne  servait  qu*à  la  rehaus- 
ser *.  On  se  rendra  mieux  compte  de  cette  relation  quand 
nous  aurons  vu  tout  à  l'heure  quelle  était  la  nature  do  la 
musique  grecque. 

L'hexamètre  épique  ne  pouvait  convenir  à  la  variété 
des  rythmes  qu'appelaient  ces  mélodies  et  ces  danses.  Une 
foule  de  mètres  nouveaux  furent  mis  en  usage.  Tandis 
que  l'uniformilé  métrique  de  Thexamètre exprimait  à  mer- 
veille l'unité  générale  du  courant  de  narration  continue 
où  s'enchaînait  la  variété  des  scènes  de  l'épopée,  la  poésie 
lyrique,  qui  supprimait  le  récil,  qui  mettait  directement 
en  lumière  une  suile  d'émotions,  devait  briser  et  varier  le 
mètre  pour  l'accommoder  aux  idées  qu'elle  avait  à  ex- 
primer. Ici  encore,  d'ailleurs,  il  y  eut  des  degrés,  pour 
ainsi  dire,  dans  le  lyrisme.  Celte  souplesse  expressive  fut 
plus  ou  moins  grande  selon  les  genres.  Quelques-uns 
restèrent  tout  voisins  de  l'épopée.  D'autres  s'en  écartè- 
rent davantage.  D'autres  enfln  arrivèrent  à  une  variélé 
de  mètres  extraordinaire,  inventant  pour  chaque  poème, 
pour  chaque  circonstance,  des  combinaisons  rythmiques 
différentes,  et  celles-ci  d'une  ampleur,  d'une  richesse  dont 
l'épopée  no  pouvait  donner  aucune  idée.  En  tout  cela,  ce 
fut  toujours  un  instinct  délicat  d'harmonie  qui  servit  de 
règle.  La  forme  se  modela  sur  le  fond.  L'art  eut  toujours, 
en  Grèce,  cette  suprême  beauté,  de  créer  avec  Tidée  la 
forme  la  plus  capable  de  la  bien  rendre. 

1.  Du  moins  à  TorigiDe  et  pendant  de  longs  siècles.  C*est  seule- 
mont  vers  le  temps  de  Pindare  que  la  musique,  chez  certains  nova- 
teurs, tendit  à  passer  au  premier  rang.  De  là  les  vers  indignés  de 
Pratinas  (dans  Athénée  XI V,  p.  617  G-F)  :  «  Quel  est  ce  désordre  ?  que 
veulent  CCS  danses?  quelle  violence  audacieuse  s'attaque  à  l'autel  de 
Bacchus  ?...  C'est  le  chant  que  la  Muse  a  fait  roi  ;  la  flûte  doit 
suivre,  car  elle  n'est  qu'une  servante.  »  Cf.  Plut.  De  Mus.  c.  xxx, 
p.  1141  D  :  Tûv  2'  aùXy)t(ov  uiir,pexovvTta>v  xoi;  fiiSa<7xaXoi;. 


GARAGTÈHES  GÉNÉRAUX  9 

De  là  aussi  un  dernier  changement  qui  se  rapporte 
à  la  langue.  Le  lyrisme  innove  en  cela  comme  dans 
tout  leresle.  II  a  son  dialecte,  ou  plutôt  ses  dialectes; 
il  a  son  style.  C'est  une  poésie  essentiellement  locale, 
du  moins  au  début.    Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  poètes 
lyriques    ne  fussent  de   grands  voyageurs  et  que  les 
chants  qu'ils  composaient  ne  devinssent  très  vite,  grâce 
à  la  communauté  fondamentale  du  langage,   comme  le 
bien  commun  de  toute  la  Grèce.  Mais  ces  chants,  bien 
que  vite  répandus,  avaient  cependant  été  composés  d'a- 
bord pour  un  public  plus  restreint.  Les  fêtes  que  le  ly- 
risme célèbre  sont  avant  tout  les  fêles  de  la  cité.  Les 
chœurs  qu'il  appelle  au  chant  et  à  la  danse  sont  formés 
de  concitoyens  du  poète.  Si  c'est  lui-même  qui  chante, 
c'est  à  des  amis,  à  des  convives,  à  un  petit  groupe  par- 
ticulier qu'il  s'adresse.   Le  dialecte  qu'il  parle  est  par 
conséquent  le  dialecte  même  du  pays  où  il  vit,  éolien  à 
Lesbos,  dorien  à  Sparte,  ionien  à  Smyrne  ou  à  Céos.  La 
langue  épique,  locale  aussi  à  l'origine,  au  temps  des  pre- 
miers récits  héroïques  d'où  l'épopée  devait  sortir,  avait 
Gnî,  sous  l'influence  et  à  l'exemple  de  la  grande  épopée 
homérique,  par  revêtir  exclusivement  la  couleur  ionienne. 
Hésiode  lui-même  écrivait  en  ionien.  La  langue  lyrique 
rompit  cette  sorte  d'uniformité  que  le  règne  dcTépopée 
avait  répandue  par  toute  la  Grèce;  elle  rendit  aux  dialec- 
tes locaux  l'indépendance.  Elle  eut  aussi  dans  le  style  une 
grande  liberté.  La  vivacité  des  émotions,  quelquefois  leur 
nature  personnelle,  ailleurs  Tenthousiasmo  communiqué 
à  l'imagination  par  l'appareil  brillant  de  l'exécution  mu- 
sicale, tout  cela  contribuait  à  exciter  la  hardiesse  du 
poète,  à  l'affranchir  des  règles  ordinaires,  à  lui  donner 
une  liberté  singulière  dans  la  création  des  tournures,  des 
formes  de  style,  des  mots  mêmes.  —  11  convient  pour- 
tant de  faire  deux  réserves.  D'abord,  par  une  conséquence 
naturelle  du  grand  rôle  de  l'épopée,  le  lyrisme  emprunta 


10         CHAPITRE  I".  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

beaucoup  à  celle-ci  :  des  mots,  des  tours,  des  façons  de 
dire,  même  des  formes  grammaticales;  le  dialecte  épique 
et  le  style  épique  furent  toujours  présents  à  la  pensée  des 
poètes  lyriques.  Entre  ce  dialecte  et  celui  qui  se  parlait 
autour  d'eux,  il  y  avait  un  intervalle  considérable  qui 
pouvait  admettre  bien  des  degrés  intermédiaires.  Avec  la 
même  finesse  de  goût  que  nous  avons  déjà  signalée,  le 
lyrisme  choisit  tantôt  l'un,  tantôt  Tautre  de  ces  degrés  in- 
termédiaires, selon  les  circonstances.  La  nature  du  sujet, 
le  rythme  adopté,  la  forme  de  l'exécution  déterminaient 
le  poète  à  se  rapprocher  ou  à  s*éIoigner  de  la  forme  épi- 
que. Un  autre  point  à  remarquer,  c'est  que  la  liberté 
dialectale  et  le  caractère  local  du  langage  lyrique  ne 
furent  entiers  qu'au  début  et  pendant  le  premier  des  deux 
siècles  que  remplit  Thisloire  du  lyrisme.  Plus  tard,  il  s'é- 
tablit une  tradition  lyrique  et  une  sorte  de  canon  général 
analogueà  celui  queTépopéc  ionienne  avait  précédemment 
constitué.  Chaque  genre  lyrique  fut  comme  voué  au  dia- 
lecte dans  lequel  il  avait  pour  la  première  fois  conquis  la 
plénitude  de  sa  dignité  littéraire.  C'est  ainsi  que  le  ly- 
risme choral  s'exprima  toujours  en  doricn,  même  dans 
le  drame  atlique  du  v®  siècle.  Il  est  vrai  qu'ici  encore  il 
y  avait  toutes  sortes  de  degrés  et  de  nuances  dans  l'em- 
ploi des  formes  consacrées,  et  ces  nuances  étaient  tou- 
jours laissées  au  choix  de  Tartiste,  c'esl-à-dire  qu'elles 
résultaient  d'une  foule  de  convenances  fortdélicales  qu'il 
appréciait  souverainement.  Il  en  fut  de  même  pour  le  style. 
Chaque  genre  finit  par  s'imposer  à  cet  égard  des  usages 
qui  lui  étaient  propres.  Mais  ces  usages  n'avaient  rien  de 
rigoureux  et  laissaient  encore  à  la  liberté  du  poète  uu  rôle 
qu'il  remplissait  avec  autant  de  hardiesse  que  de  goût. 
Tout  cet  ensemble  de  caractères,  malgré  les  différen- 
ces individuelles  et  les  progrès  incessants  se  maintenait 
par  une  tradition  très  forte.  Dans  chaque  genre,  mais 
surtout  dans  les  plus  solennels  et  les  plus  savants,  il  y 


GAKÀGTËRES  GÉNÉRAUX  11 

avait  des  habitudes  qui  étaient  presque  des  règles  et  que 
les  poètes  eux-mêmes  appellent  des  loisK  II  est  naturel  de 
se  demander  si  le  maintien  de  ces  lois  nYîlait  pas  Tcdet 
d'une  cause  plus  forte  que  la  libre  imitation  individuelle, 
et  s'il  n'impliquait  pas  rexislencc  de  véritables  écoles  où 
l'on  apprenait  l'art  lyrique.  La  réponse  à  celte  question 
n'est  pas  douteuse.  En  général,  les  poètes  lyriques  n'é- 
taient pas  des  autodidactes.  N'y  eùt-il  eu  que  l'apprentis- 
sage obligé  des  rythmes  et  de  la  musique,  il  fallait  bien 
qu'ils  reçussent  d*uu  maître  les  premières  notions  de  leur 
art.  En  fait,  nous  voyons  souvent  ces  relations  de  maître 
à  élève  mentionnées  entre  eux,  et  par  des  témoignages 
directement  tirés  de  leurs  propres  œuvres.  Les  débu- 
tants fréquentaient  un  poète  déjà  connu.  Ils  appre- 
naient auprès  do  lui  l'art  de  jouer  de  la  cithare, 
de  construire  une  strophe,  de  composer  une  mélodie. 
Recevaient-ils  aussi  un  enseignement  poétique  à  propre- 
ment parler,  c'est-à-dire  littéraire?  Sans  aucun  doute; 
mais  il  faut  s'entendre  sur  le  sens  que  prend  ici  le 
mot  d'enseignement.  On  ne  saurait  songer,  doux  cents 
ans  avant  la  naissance  de  la  rhcHoriqne,  à  un  enseigne- 
ment méthodique  et  codifié.  11  est  clair  qu'il  n'y  avait  do 
traités  écrits  d'aucune  sorte.  Le  premier  artiste  à  qui  Ton 
attribue  la  rédaction  d'un  traité  non  pas  môme  sur  la  par- 
tie poétique  du  lyrisme,  mais  sur  la  partie  musicale  (où 
il  avait  innové),  est  Lasos  d'IIcrmioné,  qui  vivait  à  la  fin 
du  Vi*^  siècle.  A  plus  forte  raison  n'y  avait-il  pas  de  traités 
écrits  sur  la  composition  littéraire  d'une  ode.  Tout  se  bor- 
nait à  des  conseils  donnés  de  vive  voix.  Cela  exclut  évi* 
demment  un  certain  degré  d'analyse  et  de  précision  qui 
est  inséparable  du  développement  complet  de  la  prose. 
Mais  on  ne  saurait  supposer  non  plus  qu'un  grand  poète 


1.  Pinaare,  Islhm,  V,  (VI),  29;  Ném.  IV,  Îi4.  Cf.  Poésie  de  Pindare, 
p.  155. 


12         CHAPITRE  !•'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

lyrique,  entouré  de  disciples  curieux  de  bien  faire,  pût 
se  borner  à  leur  donner  de  beaux  exemples  sans  jamais 
commenter  devant  eux  ses  propres  œuvres  et  les  expli- 
quer à  leur  usage.  Un  biographe  de  Pindare  nous  ap- 
prend que  Corinne  lui  enseigna  les  règles  des  mythes  *. 
Un  autre  nous  parle  de  la  vive  critique  qu'elle  lui  adressa 
sur  la  composition  de  deux  de  ses  premières  odes  '.  Voilà 
la  vraisemblance  et  la  vérité.  Ce  que  fit  alors  Corinne  de- 
vait se  faire  partout,  dans  toutes  les  écoles.  On  produi- 
sait et  on  critiquait.  La  théorie  sans  doute  restait  vague 
et  flottante  sur  bien  des  points;  mais  elle  se  dégageait 
peu  à  peu  des  préceptes  particuliers  et  des  remarques 
isolées;  elle  sortait  à  la  fois  de  l'exemple  et  du  commen- 
taire. Cet  enseignement  lyrique  devait  ressembler  beau- 
coup à  celui  qui  se  donne  dans  les  ateliers  des  peintres  et 
des  sculpteurs^  où  les  traditions  se  transmettent  non  seu- 
lement par  l'exemple  muet  des  œuvres,  mais  aussi  par 
la  parole,  par  la  critique,  par  les  discussions.  Ce  n'est  pas 
là,  il  est  vrai,  de  la  théorie  pure;  mais  c'est  en  même 
temps  tout  autre  chose  qu*une  imitation  strictement  per- 
'sonnelle  qui,  à  chaque  fois,  réinventerait  l'art,  pour  ainsi 
dire,  et  le  créerait  de  toutes  pièces.  Il  y  avait  eu  des  éco- 
les d'aèdes  et  de  rapsodes  qui  s'étaient  transmis  les  règles 
de  l'épopée.  Il  y  eut  de  même  des  écoles  lyriques  où  l'art 
des  chants  et  de  la  danse,  fidèlement  transmis,  grandit 
peu  à  peu,  portant  jusqu'à  leur  perfection  les  caractères 
nouveaux  que  nous  venons  d'énumérer. 


II 


On  voit  que  le  lyrisme  fut  une  forme  de  poésie  très 
nettement  distincte  de  celle  qui  l'avait  précédé.  Il  lui 


1.  B:[teîXia  t*  (OTcaae  ^\i^tûyê  {Vitametr,). 

2.  Plut.,  De  glor.  Ath.,  c.  xiv,  p.  347  F. 


FORMES  PRIMITIVES  ET  POPULAIRES  13 

devait  assurément  beaucoup,  par  la  perpétuité  des  idées 
morales,  par  Temploi  même  des  mythes  et  par  l'imita- 
tion de  certaines  formes  ;  mais,  tout  compte  fait,  les  dif- 
férences aussi  étaient  frappantes  et  son  caractère  original 
est  évident. 

Ces  nouveautés  sont  en  partie  inventées  alors,  mais  en 
partie  seulement.  Les  genres  littéraires  vraiment  vivants 
oe  naissent  guère  tout  d  un  coup,  armés  de  toutes  pièces. 
La  Grèce  fit  alors  pour  le  lyrisme  ce  qu'elle  n'a  cessé 
de  faire  pour  tous  les  genres  depuis  Tépopée  d'Homère 
jusqu'à  l'idylle  de  Théocrite  :  elle  puisa  dans  le  trésor 
des  inspirations  populaires,  de  l'art  anonyme,  plus  spon- 
tané que  réfléchi  ;  là,  elle  trouva  le  lyrisme  déjà  orga- 
nisé, mais  à  l'état  embryonnaire,  pour  ainsi  dire.  Elle  le 
cultiva,  le  fit  profiter  des  progrès  de.  l'épopée,  l'enrichit 
par  des  greffes  successives,  et  lui  donna  une  vigueur, 
un  éclat,  une  beauté  qu'il  n'avait  pas  encore;  si  bien 
qu'il  devint,  pendant  deux  siècles,  la  grande  voix  poéti- 
que de  la  pensée  grecque  et  l'image  brillante  de  toute 
cette  période. 

La  poésie  chantée,  sous  les  formes  les  plus  diverses, 
a  certainement  existé  en  Grèce  de  toute  antiquité.  11 
n'est  même  pas  douteux  que  la  race  grecque,  lorsqu'elle 
se  détacha  du  rameau  ethnique  auquel  elle  apparte- 
nait, n'ait  apporté  dans  son  nouveau  pays  des  chants 
traditionnels  antérieurs  à  la  séparation.  D'autres  chants 
ont  pu  et  dû  lui  venir  de  ses  voisins  par  importation. 
Mais  surtout  il  est  évident  que  la  race  elle-même,  à  la 
juger  par  ce  que  nous  voyons  d'elle  dans  les  temps  his- 
toriques, n'a  pu  manquer  d'avoir  de  bonne  heure  une 
aptitude  et  un  goût  marqués  pour  les  manifestations  mu- 
sicales et  rythmées  de  ses  sentiments. 

Dans  l'école  de  Platon  et  dans  celle  d'Aristote,  on 
avait  essayé  de  raconter  l'histoire  des  progrès  et  de  la 
décadence  de  la  musique  grecque.  Mais  les  auteurs  de 


14        CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  Dïl  LYRISME 

ces  recherches,  dit  Plutarque,  ne  s'accordaient  pas  en- 
tre eux  ^  Quelques-uns  faisaient  remonter  l'invention  do 
la  musique  à  Apollon.  C'était  ne  pas  dire  grand'chosc. 
D'autres,  essayant  d'être  plus  précis,  mettaient  en  avant 
les  noms  d'Amphion,  d'Orphée,  de  Linos,  de  Musa308, 
d'Eumolpos,  d'Olen,  d'autres  encore.  Ces  noms  mythi- 
ques sont  obscurs  et  vagues.  Nous  avons  essayé  pré- 
cédemment' de  dégager  la  part  de  vérité  historique  qui 
se  cache  sous  les  légendes  attribuées  à  ces  personnages  : 
il  y  a  là  le  souvenir  confus  d'une  poésie  religieuse  pri- 
mitive, issue  d'origines  diverses,  mais  toujours  attachée 
aux  sanctuaires,  aux  cérémonies  du  culte,  et  qui  a  pro- 
duit des  hvmnes. 

On  a  vu  '  par  quelles  transformations  ces  hymnes 
aboutirent  peu  à  peu  à  des  chants  narratifs  dont  l'épo- 
pée devait  sortir.  Mais  un  genre  littéraire  peut  donner 
naissance  à  un  autre  genre  sans  épuiser  pour  cela  sa 
vitalité  propre.  C'est  ainsi  que  plus  tard  le  dithyrambe, 
même  après  avoir  donné  naissance  à  la  tragédie,  conti- 
nua de  vivre  d'une  vie  distincte  :  seulement,  par  un  effet 
imprévu,  il  subit  à  son  tour  Tinfluence  du  genre  qu'il 
avait  créé,  et  devint  de  plus  en  plus  dramatique.  Il  arriva 
quelque  chose  de  semblable  aux  hymnes.  Après  que  l'é- 
popée s'en  fut  détachée,  ils  continuèrent  d'exister  comme 
un  genre  à  part;  mais  l'épopée  réagit  sur  eux,  et  les 
hymnes  dits  homériques  sont  des  hynmes  évidemment 
fort  différents  de  ceux  qu'on  avait  pu  chanter  à  Delphes 
ou  à  Délos  avant  la  formation  de  Y  Iliade  et  de  VOdyssée. 
Cette  forme  primitive  des  hymnes  ne  disparut  pas  d'ail- 
leurs pour  cela  tout  entière.  On  chantait  encore  à  Délos, 
au  temps  d'Hérodote,  dos  hymnes  fort  anciens  attribués 

1.  Plutarquo,  ou  plutôt  Taulour  inconnu  du  De  Musica  placô  sous 
son  nom  (c.  m,  p.  1131  F). 

2.  Tome  I,  p.  56  et  suiv. 

3.  Tome  I,  p.  87  et  suiv. 


POHMES  PRIMITIVES  ET  POPULAIRES  15 

à  Olen  ^  Pausanias  lui-même  croyait  en  lire  de  son 
temps  ^.  La  liltéralure  dilo  Orphique,  avec  son  allure 
de  litanie  et  de  prière,  devait  aussi  offrir  quelque  res- 
semblance avec  les  hymnes  primitifs.  Bien  qu'il  soit 
difflcile ,  pour  no  pas  dire  impossible  ,  de  démêler  au 
juste  ce  que  ces  compositions  artiGcielles  et  relativement 
récentes  ont  conservé  des  anciens  hymnes  et  ce  qu'elles 
ont  apporté  de  nouveau,  on  ne  saurait  douter  qu'elles 
n'offrent  à  certains  égards  une  imitation  plus  Gdèle  des 
vieilles  formes  de  la  poésie  religieuse  que  ne  font  les 
hymnes  dits  homériques.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  rôle  de 
cette  antique  poésie  ne  s'est  pas  borné  à  susciter  d'abord 
l'épopée,  ensuite  les  hymnes  épiques  et  ceux  du  genre 
orphique  :  elle  a  certainement  fourni  aussi  à  la  poésie 
lyrique  des  modèles  et  des  cadres.  C'est  le  fonds  commun 
d'où  tout  le  reste  est  sorti.  Quand  les  Achéens  se  ren- 
daient en  procession  à  leurs  sanctuaires  en  chantant  leurs 
vieux  hymnes  traditionnels,  quand  après  le  sacritice  et 
le  repas  sacré,  ils  célébraient  la  grandeur  du  dieu,  ou 
racontaient  ses  exploits,  ou  demandaient  son  secours,  ou 
le  remerciaient  d'une  faveur  qu'il  leur  avait  accordée, 
c'étaient  déjà  les  différentes  formes  de  la  poésie  lyri- 
que religieuse,  nome,  péan,  prosodion,  auxquelles  ils 
préludaient. 

A  côté  de  cette  poésie  des  hymnes,  étroitement  ratta- 
chée non  seulement  à  la  religion,  mais  au  culte,  et  dont 
l'objet  essentiel  était  la  louange  des  dieux,  il  y  en  avait 
une  autre  dont  les  événements  de  la  vie  humaine  four- 
nissaient le  prétexte.  Dans  la  période  historique,  nous 
voyons  les  genres  lyriques  multipliés  à  l'infini,  comme 
les  occasions  qui  les  suscitaient.  Quelques-uns,  nous  le 
verrons,  sont  d'invention  assez  récente,  et  l'origine  peut 


1.  Hérodote,  IV,  33. 

2.  Cf.  1. 1,  p.  64. 


16        CHAPITRE  1*'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

en  être  déterminée  par  les  circonstances  qui  leur  ont 
donné  naissance.  Mais  d'autres,  évidemment,  et  c*est  le 
plus  grand  nombre,  ont  leurs  racines  dans  les  plus  vieilles 
habitudes  de  la  race  ;  non  seulement  de  la  race  grecque 
proprement  dite,  mais  du  rameau  humain  peut-être 
auquel  les  Grecs  appartenaient.  Le  mariage  par  exemple 
et  la  mort  ont  certainement  été,  de  tout  temps,  en  Grèce 
comme  chez  une  foule  d'autres  peuples,  l'occasion  et  le 
sujet  de  chants  particuliers. 

Mais  la  légende  grecque  a  gardé  peu  de  souvenir 
de  cette  sorte  d^nspiration.  Parmi  les  noms  mythi- 
ques dans  lesquels  se  résume  l'histoire  primitive  de 
la  poésie  lyrique  grecque,  il  n'y  a  guère  que  celui  de 
Linos  qui  puisse  passer  pour  représenter  en  partie 
cette  branche  de  poésie.  Le  chant  qu'on  appelait  IJEli- 
nos  était  un  chant  triste,  d'origine  probablement  sé- 
mitique ^  Il  devint  si  populaire  que  le  nom  d'iElinos 
ou  de  Linos  fut  comme  le  nom  générique  de  toute  une 
catégorie  de  lamentations  d'abord  relatives  aux  vicissi- 
tudes des  saisons,  plus  tard  peut-être  à  d'autres  sujets 
encore,  et  que  le  personnage  de  Linos  fut  inventé  pour 
expliquer  le  nom  du  chant  ^. 

Les  plus  anciens  documents  que  nous  puissions  con- 
sulter sont  les  poèmes  d'Homère  et  d'Hésiode.  Nous  y 
trouvons  en  effet  la  preuve  que,  même  au  temps  du  plus 
vif  éclat  de  l'épopée,  le  lyrisme  était  partout  en  Grèce 
déjà  très  vivant.  U Iliade^  VOdyssée,  les  poèmes  hésiodi- 
ques  en  portent  témoignage  à  chaque  instant. 

Quand  les  envoyés  des  Grecs,  au  lâchant  de  17/tac?(P,  ra- 
mènent Chryséis  à  son  père  pour  apaiser  la  colère  d'Apol- 
lon, ils  offrent  d'abord  au  dieu  un  sacrifice.  Le  sacrifice  est 
suivi  d'un  repas,  après  lequel  ils  remplissent  de  vin  les 


1.  Sur  TiElinos  en  Syrie  ot  on  Ejçypte,  cf.  Ilôrodote,  II,  79. 

2.  Mo  vers,  Die  Phœnizier,  I,  244. 


F^oRMÉâ  PhialitiVES  et  populaires       17 

cratères  et  font  des  libations.  En  même  temps  commencent 
les  chanls,  (|ui  durent  lout  le  jour.  «  Pendant  un  jour  en- 
tier les  lils  des  Achéens  chantèrent  pour  se  rendre  le 
dieu  propice,  et  firent  résonner  le  beau  péan  *.  »  C'est 
encore  le  péan  que  chantentles  compagnons  d'Achille  sur 
Tordre  de  leur  chef  pour  célébrer  la  mort  d'Hector  :  «  Et 
maintenant,  (ils  des  Achéens,  au  son  du  péan,  retournons 
vers  nos  creux  vaisseaux,  en  traînant  ce  cadavre.  Nous 
avons  conquis  une  grande  gloire  ;  nous  avons  tué  le  di- 
vin Hector,  que  les  Troyens,  dans  leur  cité,  honoraient 
à  régal  d'un  dieu  *.  »  Dans  l'Hymne  à  Apollon  Pythîen, 
la  même  sorte  de  chant  est  exécutée  par  les  Cretois  du- 
rant leur  marche  vers  le  temple,  après  le  sacrifice  et  le 
repas  sacré'. —  Les  chants  funèbres  sont  aussi  mentionnés 
plusieurs  fois  dans  V Iliade.  On  pleure  les  morts  solennelle- 
ment. Cette  sorte  de  lamentation  (yco;)  s'appelle  pro* 
prement  un  thrène  (Opvivo;).  Achille  pleure  Patrocle  *.  Quand 
Hector  est  tué,  Priam  et  Hécube,  du  haut  du  rempart, 
pleurent  aussitôt  son  trépas  ^  Quand  le  cadavre  est 
rendu  par  Achille ,  nouvelles  lamentations ,  exécutées 
d*abord  par  des  chanteurs  de  profession ,  ensuite  par 
les  femmes  de  la  famille,  Hécube,  Hélène,  Andromaque  ^. 
Après  la  mort  d'Achille,  les  neuf  Muses  en  personne,  à 
tour  de  rôle,  chantent  un  thrène,  tandis  que  les  Néréides, 
compagnes  de  Thétis,  poussent  des  gémissements  ^.  Le 
célèbre  chant  de  Linos  est  encore  une  lamentation  :  un 


1.  Iliade  I,  472-473.  Le  vers  474  n'est  qu'une  variante  du  vers  473. 

2.  lliadey  XXII,  39l-:i94. 

3.  Hymn.  Ap,  Pyth.  33G-341. 

4.  Iliade,  XXIII,  12. 

5.  Iliade,  XXII,  429-430. 

6.  Iliade,  XXIV,  721  sq.  Que  ces  dernières  lamentations  soient  ou 
non  une  addition  postérieure,  ou  encore  une  variante,  peu  importe 
pour  la  question  qui  nous  occupe  :  c'est  toujours  un  témoignage 
très  ancien  sur  ce  genre  de  chants  funèbres* 

7.  Odyssée,  XXIV,  60  sq. 

niai,  de  la  Likk.  grecque.  —  T.  II.  2 


18         CHAPITRE  r\  -  OniGINKS  DU  LYIUSME 

jeune  garçon  le  cliante  en  s'accompagnant  do  la  phor- 
minx:  tout  à  rcnlour,  les  jeunes  gens  et  les  jeunes 
filles,  après  la  vendange,  dansent  et  poussent  des  cris  *. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  sur  une  mort  qu'on  so  la- 
mente ainsi.  Thétis,  au  clmnt  XVIII,  voyant  la  tristesse 
de  son  fils  Achille,  s'abandonne  à  une  lamentation  toute 
pareille  (yoo;),  qu'accompagnent  les  gémissements  des 
Néréides  ^.  —  A  côté  des  chants  graves  ou  tristes,  voici 
les  chants  joyeux  ;  ceux-ci,  d'ordinaire,  avec  des  danses. 
Dans  YOdysséCy  Taède  Démodocos  fait  danser  les  jeunes 
Phéaciens  au  soji  de  la  cithare  ^  Un  autre  aède,  encore 
avec  la  cithare^  dirige  des  danses  dans  le  palais  d'Ulysse 
à  Ithaque  *.  Parmi  les  scènes  représentées  sur  le  bouclier 
d'Achille  figure  une  danse  analogue  :  un  aède  chaule  en 
jouant  delà  cithare,  et  une  troupe  de  jeunes  gens  et  de 
jeunes  filles  reproduit  la  danse  exécutée  jadis  par  Dé- 
dale en  l'honneur  d'Ariadne  \  Plus  loin,  c'est  un  hyménée  : 
«f  I/épouse  sortait  de  sa  demeure  et,  parmi  les  torches 
brillantes,  était  conduite  par  la  ville;  l'hyménée  sonore 
retentissait;  les  jeunes  hommes  dansaient  en  tour- 
noyant ;  les  flûtes  et  les  phorminx  mêlaient  leurs  voix, 
et  les  femmes,  debout  aux  seuils  des  maisons,  regar- 
daient avec  admiration  *.  »  Le  Bouclier  d Héraclès, 
poème  attribué  à  Hésiode,  offre  une  image  assez  sem- 
blable, mais  peut-être  plus  précise  :  car  on  voit  nette- 
ment, dans  la  noce  même,  deux  chœurs  différents,  Tun 
dirigé  par  la  cithare,  l'autre  par  les  syrinx  ".  A  côté  de 
cette  noce,  mais  sans  qu'il  y  eût  peut-être  de  lien  entre 

1.  //iW^  XVIII,  509-572. 

2.  Iliade,  XVIII,  50.   Le  mot  technique   è^apxsiv  semble  indiquer 
qu'il  s'ajîit  ici  encore  d'une  sorte  de  chaut. 

3.  Odyssre,  VIII,  200  sq. 

4.  Odyssée,  XXII,  133-145. 

5.  Iliade,  XVIII,  500-006. 

6.  Iliade,  XVIII,  492  sg.  Cf.  OJyssér,  IV,  début. 

7.  Ihuclicr,  273- iSO. 


FORMES  PRIMITIVES  ET   POPULAIRES  10 

les  deux  scènes,  on  voyait  une  bande  de  jeunes  gens  qui 
formaient  un  Cômos,  avec  des  chants,  dos  rires  et  des 
danses  *. 

Voilà  donc,  dans  Homère  et  dans  Hésiode,  des  témoi- 
gnages nombreux  et  précis.  Ce  n'est  d'ailleurs  là  bien 
évidemment  qu'une  petite  partie  de  la  réaliié.  Ni  l'un  ni 
l'autre  de  ces  poètes  n'a  voulu  ni  pu  nous  donner  un 
tableau  complet.  Pour  ce  qui  est  de  la  poésie  religieuse, 
Homère,  qui  parle  du  péan,  ne  dit  rien  du  nome,  qui 
existait  pourtant  sans  aucun  doute  à  la  môme  époque. 
Quant  à  la  poésie  de  la  vie  humaine,  elle  comprenait  des 
variétés  infinies.  Nous  n'essaierons  pas  do  les  énuméror 
complètement.  Ce  serait  impossible,  et  d'ailleurs  peu 
utile.  Beaucoup  de  ces  formes  ne  sont  jamais  entrées  dans 
la  littérature  proprement  dite;  elles  en  sont  restées  à 
l'état  primitif  et  populaire.  Citons,  à  titre  d'exemples, 
les  chants  de  nourrices  (PauxaXtG[i.aTa),  aussi  vieux  que 
le  monde  et  qui  dureront  autant  que  lui  ;  les  chants  des 
divers  métiers  (chants  de  moissonneurs,  de  pécheurs,  de 
meuniers),  dont  nous  possédons  quelques  échantillons, 
de  date  relativement  récente,  il  est  vrai,  mais  sans  doute 
assez  peu  différents  dos  plus  anciens,  car  la  littérature 
populaire  change  peu  ;  —  ou  encore  ce  cliant  de  l'hiron- 
delle (xeXiSoviTp;),  que  les  enfants  do  l'île  do  Rhodes 
allaient  récitant  de  porte  en  porte  au  retour  du  printemps 
en  demandant  quelque  aumône  ^  D'autres  sortes  ont  fini 


1.  Ihid,  231-283.  Lo  verfi  283  n'est  ({u'uno  variante  du  vers  282, 
mais  il  est  intéressant  à  cause  du  mot  YeXowvte;. 

2.  On  peut  lire  dans  Borgk  [PoeUe  birici  (jrxci,  4^  éd.,  t.  lU,  p.  054 
et  suiv.)  un  assez  grand  nombro  do  fragments  do  ces  chants  populaires. 
Les  plus  intéressants  sont  :  un  chant  de  moissonneurs  (lovXo;);  un 
aîÀsvoç  évidemment  très  postérieur  à  l'âge  homérique,  mais  peut-être 
analogue  à  celui  dont  il  est  parlé  dans  l'Iliade;  un  chant  de  meunier 
(fr.  43)  que  le  nom  de  Pittakos  rattache  (du  moins  sous  cette  forme) 
au  vie  siècle  ;  et  plusieurs  autres  morceaux  très  naïfs,  très  popu- 
laires de  ton,  comme  le  chant  de  la  tortuo  (fr.  21)  ou  celui  de  la 


20        CHAPITRE  !•'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

par  devenir  littéraires,  mais  beaucoup  plus  tard,  et  parfois 
sous  des  formes  étrangères  à  la  poésie  lyrique  :  ainsi 
les  chants  de  bergers,  ^uxoXiacpi,  qui  ont  fourni  à  Théo- 
crite  de  charmants  motifs,  et  qui  ont  élé  i*un  des  princi- 
paux éléments  dont  il  a  formé  ses  idylles.  —  On  pourrait 
multiplier  les  indications  de  ce  genre  sans  épuiser  la 
liste  des  chants  populaires  de  la  Grèce  primitive.  Il  est 
permis  d'affirmer  que  chaque  heure  presque  de  la  vie 
humaine  y  eut  ses  chants  appropriés,  depuis  ceux  avec 
lesquels  la  mère  endormait  son  enfant  jusqu'à  ceux  qui 
accompagnaient  les  morts  au  tombeau.  Il  y  eut  des  chants 
religieux,  des  chants  de  guerre,  des  chants  d'amour, 
des  chants  do  table,  des  chants  de  méiier,  des  chants  sa- 
tiriques; des  chants  à  une  voix  et  d'autres  exécutés  par 
des  chœurs  ;  des  chants  improvisés  et  d'autres  d'un  ca- 
ractère plus  artistique;  bref  une  végétation  luxuriante 
de  rythmes,  de  mélodies  et  de  poèmes  où  se  reflétaient 
avec  mille  nuances  et  sous  mille  formes  toutes  les  cir- 
constances et  toutes  les  émotions  de  la  vie  grecque. 


III 


Rien  de  tout  cela  n'a  survécu;  les  siècles  suivants 
n'en  ont  retenu  ni  une  œuvre  ni  un  nom  d'artiste.  Quelle 
différence  essentielle  existait  donc  entre  ce  lyrisme  ou- 
blié et  celui  qui  plus  tard  jeta  un  si  vif  éclat?  Pourquoi 


corneille  (fr.  25).  Parmi  les  chants  populaires  célèbres  dont  il  ne 
reste  que  le  nom; mentionnons  encore  le  chant  de  Lityersôs,  un  dieu 
phrygien  qui  présidait  aux  moissons.  Le  chant  de  Lilyersès,  comme 
celui  de  Linos,  comme  plus  tard  celui  d'Adonis,  est  évidemment 
d'origine  orientale.  Il  s'agit  toujours  dans  ces  chanls  d'un  jeune 
dieu  qui  meurt  prématurément.  On  voit  d'ordinaire  dans  ces  mythes 
une  image  du  printemps  détruit  par  les  ardeurs  de  Tété.  Sur  tous  ces 
chants  populaires,  cf.  Athénée,  XIV,  p.  6i8-G20. 


ÉLÉMENTS  ESSENTIELS  ET   DÉFINITIONS      21 

Tuo  fut-il    éphémère,  anonyme,  obscur,  et   l'autre  si 
brillant  ? 

Le  lyrisme  se  compose  de  deux  éléments  essentiels  : 
un  élément  musical  et  un  élément  littéraire.  L'élément 
littéraire,  ce  sont  les  paroles  (Xe^i;)  envisagées  au  point 
de  vue  de  Texpression  des  idées.  L'élément  musical, 
c'est  ce  que  les  anciens  appelaient  le  rythme  (puO[jL6;)  et 
le  c<  mélos  »  ((téXo;),  lequel  équivaut  à  peu  près  à  la 
mélodie  séparée  du  rythme  :  ou  plutôt,  car  cette  division 
o'est  pas  assez  nette,  l'élément  musical  comprend  :  1^  les 
notes  prises  en  elles-mêmes,  au  seul  point  de  vue  de  leur 
hauteur  sur  l'échelle  de  la  gamme  et  de  leurs  intervalles 
musicaux  ;  2^  le  rythme^  qui  mesure  la  durée  de  ces 
notes,  qui  les  anime,  pour  ainsi  dire^  et  les  organise; 
3**  la  construction  mélodique^  qui  assemble  les  mesures 
(xoSe;)  en  membres  (xôXa),  les  membres  en  phrases 
(îrcpioSoi),  les  phrases  en  strophes  ((jxpotpai),  et  quelque- 
fois les  strophes  elle-mémes  en  systèmes  plus  vastes 
encore.  A  quoi  il  faut  ajouter  :  4^  V exécution  matérielle 
des  notes  résultant  de  l'emploi  des  instruments  ou  des 
voix.  —  Il  va  sans  dire  d'ailleurs  que,  les  notes  s'appli- 
quant  à  des  syllabes,  les  paroles  n'ont  pas  seulement 
une  valeur  littéraire,  mais  qu'elles  sont  aussi,  en  un 
sens,  tout  comme  les  notes,  une  partie  de  la  matière  du 
rythme  (yh  puOjAiÇotxevov)  et  de  la  construction  mélodique. 
Mais  l'étude  des  paroles,  à  ce  point  de  vue  particulier, 
se  confond  avec  celle  du  rythme  et  de  la  mélodie.  — 
Reste  la  danse,  autre  partie  de  cette  «  matière  du  rythme  » 
avec  les  syllabes  et  les  notes.  Mais  la  danse  n'est  dans 
le  lyrisme  qu'un  élément  accessoire,  subordonné,  qui  se 
détache  facilement  de  l'ensemble  et  qui  ne  soulève  pas 
le  même  genre  de  problèmes.  Les  éléments  essentiels, 
encore  une  fois,  sont  l'élément  littéraire  d'une  part,  et 
de  l'autre  l'élément  musical  tel  que  nous  venons  de  le 
définir.  Il  s'agit  de  savoir  lequel  de  ces  deux  éléments  a 


t2         CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU   LYRISME 

lo  plus  contribué  à  la.  transformation  du  lyrisme;  ou, 
pour  poser  le  problème  en  termes  plus  généraux,  dans 
quelle  mesure  chacun  d'eux  y  a  contribué. 

La  réponse  complète  à  cette  question  sortira  de  l'histoire 
même  du  lyrisme.  Mais  peut-être  est-il  bon  de  donner 
J'avance  un  aperçu  de  la  solution.  Il  convient  aussi,  avant 
de  chercher  à  interpréter  les  faits,  de  rappeler  quelques 
définitions  nécessaires.  Disons  donc  d'abord  ce  que  les 
Grecs  appelaient  aulétique  et  aulédie,  citharistique  et  ci- 
tharédie,  et  ce  qu'ils  entendaient  au  juste  par  les  termes 
de  rythme  et  de  mètre,  do  genre  et  de  mode.  La  musique 
et  la  rythmique  grecques  diffèrent  assez  des  nôtres  pour 
qu'il  soit  nécessaire  de  bien  s'entendre  sur  ces  défini- 
tions ^ 


8  1. 


Los  Grecs  connaissaient  comme  nous  d'assez  nom- 
breuses variétés  d'instruments  de  musique  *.  Mais,  si 
nous  laissons  de  côté  les  instruments  à  percussion,  dont 
l'emploi  était  restreint,  les  instruments  de  cuivre,  réser- 
vés aux  armées,  et  enfin  les  orgues  hydrauliques,  d'ori- 
gine relativement  récente,  nous  voyons  qu'on  n'employait 
dans  l'exécution  musicale  du  lyrisme  à  l'époque  classi- 
que que  deux  espèces  d'instruments  :  c'étaient  d'abord  des 
instruments  à  cordes  du  type  de  la  cithare,  ensuite  des 
instruments  à  vent  du  type  de  la  flûte. 


1.  Pour  plus  do  détails  sur  ces  qucsiions,  je  suis  obligé  de  reu- 
voyer  à  mon  livre  sur  La  Poésie  de  Pindare  et  les  lois  du  lyrisme  grec. 
Les  pages  qui  vont  suivre  sont  en  partie  extraites  de  ce  travail. 

2.  Sur  les  inslruinonts  des  Grocs,  cf.  la  note  de  Volkmann  ù  la  fin 
do  son  édition  du  De  Musica  de  Plutîirque  ;  Westphal.  Metrik  der 
Griechen^  t.  I,  p.  2Gl-2r»3;  Flacli,  Gesch,  d.  r/rierh.  /.;/;•.,  p.  SD-ilS; 
et  surtout  (ievaërt.  Histoire  et  théorie  de  lamusi/fuede  l'nfititjuitê,  t.  II, 
p.  211  305. 


INSTRUMENTS  MUSICAUX  23 

Qu'est-ce  que  la  cithare  *?  C'est  un  des  instruments 
les  plus  pauvres,  les  moins  expressifs  qu*on  puisse  ima^ 
giner.  Westphal  la  compare  à  une  harpe  sans  pédale. 
Elle  est  sèche,  monotone,  peu  sonore;  elle  ne  peut  ni 
accentuer  les  temps  forts,  ni  assourdir  les  temps  faibles; 
elle  est  aussi  incapable  de  soutenir  une  note  que  de  Tac- 
célérer.  Elle  n'a,  en  un  mot,  ni  variété,  ni  mouvement, 
ni  puissance  de  son.  Que  lui  reste-t-il  donc?  Une  seule 
chose,  mais  capitale  aux  yeux  des  Grecs  :  une  netteté 
pure  et  grave  S  et  je  ne  sais  quel  air  de  sérénité  vrai- 
ment virile.  Les  Grecs  ne  demandaient  pas  h  leur  cithare 
l'image  brillante  ou  passionnée  des  plaisirs,  des  luttes, 
des  souffrances  qui  remplissent  la  vie^  ni  le  reflet  chan- 
geant des  rêves  où  se  plonge  parfois  notre  joie  ou  notre 
mélancolie,  mais  des  impressions  sereines  et  simples,  et 
comme  l'écho  de  cet  Olympe  où  règne  une  éternelle  félicité. 
Platon  proscrit  de  sa  République  les  instruments  trop  ri- 
ches et  trop  expressifs  ';  il  garde  la  cithare.  C'était  l'ins- 
trument national  par  excellence.  Elle  était  particulière- 
ment consacrée  à  Apollon,  le  dieu  de  toute  harmonie  et  de 
toute  beauté.  C'est  au  son  de  la  cithare  qu'Apollon  menait 
le  chœur  des  Muses  ou  qu'il  conduisait  à  son  sanctuaire 
de  Delphes  les  pieux  Cretois  destinés  à  devenir  ses  prê- 
tres. Les  antiques  héros  chantaient  sur  la  lyre  leurs  re- 
grets et  leurs  prières.  La  lyre  accompagnait  la  voix  des 
aèdes.   C'est  elle  enfin  que  Pindare  invoque  au  début 


1.  Les  mots  çôpiiiYÇ,  Xup«,  x(6ap'.c  se  prennent  exactement  les  uns 
pour  les  autres.  Le  terme  xMpa,  souvent  confondu  a-vec  xtOapi;,  sem- 
ble avoir  désigné  un  instrument  analogue,  mais  plus  puissant. 
Arislote  {Politique^  VIJI,  eh.  6;  p.  13il,  a,  19)  exclut  la  x'.6apa  comme 
étant  un  instrument  trop  tc'/v.xov;  il  admet  évidemment  la  xiOxpt;. 
Platon,  il  est  vrai  {Uép.  lU,  ^99  D.},  admet  la  xiOâpa  qu'il  ne  dis- 
tingue probablement  pas  do  la  xiOapt;. 

2.  C'est  ce  que  Platon  appelle  r|  (ja?r)Vîia  twv  yo^^oy  {Lois,  vu, 
p.  812  D). 

3.  "OtTOL  Tro/.j/opoa  xal  7io"/vap|i6via.  /{e/).,  III,  p.  399  D. 


24         CIIAPITaE  1".  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

d'une  de  ses  odes  comme  la  source  de  cette  harmonie 
toute-puîssanto  qui  prépare  aux  amis  des  dieux  un  doux 
repos  et  à  leurs  ennemis  Thorreur  et  Tépouvante  K  Rien 
ne  prouve  mieux  que  ce  règne  incontesté  de  la  cithare  à 
quel  point  le  goût  musical  des  Grecs  différait  du  nôtre. 
«  La  musique  citharédique,  dit  excellemment  Westphal  % 
atteignait  d'aussi  près  que  possible  à  Tidcal  de  lart,  tel 
que  les  Dorions  le  concevaient  de  préférence;  ils  y  trou- 
vaient la  sérénité  et  la  paix,  mais  unies  à  la  grandeur 
et  à  la  majesté,  et  les  âmes  s'élevaient  grâce  à  cette  mu- 
sique, jusqu'à  la  pure  région  où  préside  le  dieu  Pythien.  » 

La  flûte  avait  plus  d'éclat,  plus  de  variété,  plus  de 
souplesse.  Elle  était  plus  agréable  ^  Platon,  qui  proscrit 
la  flûte,  l'appelle  l'instrument  de  Marsyas,  tandis  que  la 
lyre  est  l'instrument  d'Apollon  *.  C'est  surtout  de  la  flûte 
que  se  servaient  les  solistes  virtuoses;  elle  se  prêtait 
mieux  que  la  cithare  à  se  faire  entendre  seule.  Jointe  à  la 
cithare,  elle  soutenait  mieux  les  voix  d'un  chœur,  se  fon- 
dait avec  elles,  en  dissimulait  même  au  besoin  les  légères 
imperfections  *.  Les  fêtes  brillantes  la  réclamaient;  elle 
accompagnait  ordinairement  les  chants  voluptueux  et 
passionnés.  Ne  nous  y  trompons  pas  pourtant  :  la  flûte 
elle-même,  qui  semblait  à  Platon  si  expressive,  l'était 
surtout  par  comparaison  avec  la  cithare.  Cette  flûte  pas- 
sionnée n'était  guère  qu'une  clarinette  comprenant  moins 
de  notes  aiguës  que  celle  des  modernes  ^. 

Plus  tard,  on  fit  des  flûtes  plus  fortes,  vraies  rivales 
de  la  trompette.  Horace  dit  que  de  son  temps  on  les  dou- 
blait d'airain.  Mais  la  flûte  ancienne,  celle  de  Pindare,  celle 


1.  Pyth.  I,  début. 

2.  Tome  I.  p.  261. 

3.  Aristote,  Probl.,  XIX,  43. 

4.  Rép.,  III.  p.  399  E. 

5.  Aristote,  Probl.,  XIX,  43. 
G.  Wedtphal,  t.  I,  p.  260. 


INSTRUMENTS  MUSICAUX  25 

même  des  tragiques  grecs,  c'était  encore  la  flûte  «  mince 
et  grêle,  percée  de  peu  de  trous,  bonne  seulement  pour 
diriger  et  soutenir  le  chant  des  chœurs  :  » 

Tibia  Don  ut  nunc  orichalco  viacta  tubicquo 
iEmula,  86(1  tenais  simploxque  foraminc  paiico, 
Adspirare  et  adesse  choris  erat  utilis  i. 

Il  y  eut  aussi,  à  côté  de  la  cithare  proprement  dile^ 
d'autres  instruments  à  cordes,  ceux  par  exemple  qu'on 
appelait  sambyx^  barbitos^  pectis,  magadis,  La  sambyx 
était  l'instrument  d'Archiloque  ;  le  barhitos,  celui  des 
Eoh'ens.  On  croit  y  reconnaître  des  instruments  d'ori- 
gine orientale,  plus  ou  moins  modifiés  par  les  Grecs  ^. 
Quelle  qu'en  fût  lorigine,  il  est  évident  que  c'étaient  des 
instruments  surtout  locaux  ,  particuliers  à  certains 
cantons  de  la  Grèce  et  à  certains  genres  lyriques,  et  qui, 
n'étant  jamais  devenus  d'un  usage  universel,  furent  vite 
négligés  et  oubliés.  Les  anciens  eux-mêmes,  à  l'époque 
Alexandrine,  en  parlent  quelquefois  d'une  façon  assez 
vague  ^. 

Les  Grecs  se  servaient  de  leurs  instruments  de  deux 
manières  différentes,  comme  les  modernes  :  tantôt  en  vir- 
tuoses, sans  accompagnement  de  voix,  et  tantôt  au  con- 
traire pour  soutenir  les  chants  d'un  soliste  ou  ceux  d'un 
chœur. 

On  appelait  citharistique  et  atilétique  *  la  musique  pu- 
rement instrumentale  exécutée  sur  la  cithare  ou  sur  la 
flûte  ;  on  appelait  ciiharédie  et  aulédie  '  Tassociation  du 


1.  Ep,  aux  PisonSf  202-204. 
i.  Flach,  p.  101  sqq. 

3.  Il  Hera  question  de  ces  in^itruments  avec  un  peu  plus  de  détail 
à  propos  de  la  poésie  iarabique  et  de  la  chanson  éolionne. 

4.  KtOapioTtx^,  ovXrjTtxi^  ;  ou  encore  «j^iX-ri  xiOaptai;,  ^iXrj  auXTjffi;. 

5.  KtÛap(i>Sîa,  aùXtoS^a. 


20         CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU   JiYRISME 

jeu  de  ces  instruments  avec  la  voix  soit  d'un  chanteur 
unique  ((JiovwSta)  soit  d'un  chœur  i'XPfoi). 

Si  les  instruments  étaient  simples,  la  musique  propre- 
ment dite  ne  Telait  pas  moins. 

D'abord  Tharmonie  est  presque  étrangère  à  la  musi- 
que grecque.  Il  est  clair  que  cette  différence  est  capitale, 
et  qu'une  musique  homophone  présente  un  caractère 
absolument  particulier. 

Ce  n'est  pas  que  la  connaissance  ni  même  la  pratique 
des  accords  manquât  tout  à  fait  aux  Grecs.  Mais  rien 
de  plus  limité,  rien  de  plus  élémentaire  que  leur  harmo- 
nie *.  Elle  se  réduisait  à  très  peu  de  chose  dans  l'accom- 
pagnement et  presque  à  rien  dans  le  chant  lui-même. 
Le  seul  accord  que  les  Grecs  paraissent  avoir  admis 
dans  le  chant  des  chœurs  est  celui  qu'ils  appelaient  an- 
tiphonie,  c'est-à-dire  l'accord  d'octave.  Des  voix  d'hom- 
mes et  des  voix  de  femmes  ou  d'enfants,  associées  dans 
un  même  chœur,  produisaient  cette  antiphonie,  qui  leur 
paraissait  le  plus  beau  de  tous  les  accords. 

Cette  simplicité  se  retrouvait  aussi  dans  la  mélodie, 
bien  qu'avec  plus  do  finesse  et  plus  de  nuances.  L'auteur 
du  De  musica  signale  dans  les  vieilles  mélodies  l'emploi 
d'un  très  petit  nombre  de  cordes,  ce  qui  veut  dire  que  les 
notes  extrêmes  entre  lesquelles  ces  airs  étaient  compris 
se  trouvaient  peu  éloignées  les  unes  des  autres.  Il  en 
résultait,  dit-il,  une  simplicité  très  majestueuse  ^.  On 
trouve  une  foule  de  jugements  analogues  dans  Platon  et 
dans  Aristote.  Ces  mélodies  si  simples  ravissaient  les 


1.  Sur  toutes  ces  questions,  voy.  principalement  Wostphal,  I,  p.704 
et  suiv.:  et  Gevacrt,  I,  p.  35G  et  suiv.  —  Cf.  aussi  Christ,  Metrik, 
p.  614  et  suiv.  —  Notons  tout  de  suite  qu'en  grec  le  mot  àpfjLovîx 
s'appliqun  pro|»reni<'nl  à  un»;  suite  de  noies,  c'est-à-diro  à  en  que  nous 
appelons  mélodie:  cl  que  l'harmonie  au  sons  moderne  du  m  ni  s'appelle 
selon  les  cas  aufx^wvîa  ou  àvitçwvla.  Cf.  Aristote,  Probl.  XVIll,  39. 

2.  De  Mus.  c.  xii,  113.5  D. 


MUSIQUE  GUKCQUK  27 

Grocs.  Ces  airs  avaient  pour  eux  non  seulement  un 
charme  très  vif,  mais  encore  un<>  grande  variété  il'effrts 
et  une  puissante  action  sur  les  âmes.  H  est  sans  cosse 
question  chez  les  moralistes  et  les  philosophes  de  la 
beauté  calme  du  mode  dorien,  de  la  douceur  du  mode 
lydien,  de  l'énergie  fière  du  mode  éolicn,  des  accents 
pathétiques  du  mode  phrygien;  ils  parlent  aussi  de  la 
fermeté  du  genre  diatonique,  dos  nuances  du  genre 
chromatique,  des  délicatesses  plus  exquises  encore  du 
genre  enharmonique  *.  —  Mais  qu'appelait-on  genres  et 
modea? 

Les  Grecs  avaient  distingué  de  très  bonne  iieure  Tin- 
tervalle  de  quarte.  C'est  cet  intervalle  qui  servit  do  prin- 
cipe à  rétablissement  du  télracorde.  Entre  les  deux  cor- 
des extrêmes  de  cet  instrument,  séparées  Tune  de  l'autre 
par  un  intervalle  de  quarte,  ils  intercalèrent  d'abord, 
dit-on,  une  corde,  puis  deux.  Mais  tandis  que  Tintcrvalle 
des  deux  cordes  extrêmes  était  constant,  la  position  des 
cordes  intermédiaires  fut  variable,  et  par  conséquent 
aussi  la  grandeur  des  intervalles  secondaires  entre  les- 
quels se  divisa  l'intervalle  de  quarte.  Ces  variations 
des  intervalles  secondaires  formèrent  les  modes  et  les 
genres. 

Ce  qui  constitue  le  genre,  c'est  l'étendue  de  ces  inter- 
valles inégaux;  ce  qui  constitue  le  mode,  c'est  l'ordre 
dans  lequel  ils  sont  disposés. 

Les  Grecs  distinguaient  trois  genres  :  le  diatonique,  le 
chromatique  et  l'enharmonique.  Dans  le  genre  diatoni- 
que, les  trois  intervalles  étaient  formés  par  deux  tons  et 
un  demi-ton;  dans  le  genre  chromatique,  il  y  avait  deux 
demi  tons  et  un  intervalle  d'un  ton  et  demi;  dans  Ten- 
harmonique  enfin,  deux  quarts  de  ton  ot  une  tierce  -, 


1.  Textes  dans  Westphal,  t.  I,  p.  271-287. 

2.  Nous  n'avons  pas  à   parler   ici    do   la  qm-slioii   si  ohscun^  dos 


28        CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

Les  modes  primitifs  étaient  également  au  nombre  do 
trois  :  le  doricn,  le  phrygien  et  le  lydien.  Le  mode  doricn 
était  celui  qui,  dans  le  genre  diatonique,  avait  son  demi- 
ton  au  grave;  le  mode  phrygien  l'avait  au  milieu,  et  le 
mode  lydien  à  Taigu.  Les  Grecs,  contrairement  à  notre 
habitude,  prenaient  pour  gamme  type  une  gamme  des- 
cendante; de  telle  sorte  que  la  tonique  de  leurs  modes 
était  la  note  la  plus  élevée  de  chacun  d'eux.  Le  ton  le 
plus  grave  de  chaque  mode  servait  de  finale  aux  mélo- 
dies composées  dans  ce  mode  ^ 

Après  s*ctre  longtemps  contentés  du  tétracorde  simple, 
les  Grecs  eurent  Tidce  de  le  doubler.  Us  ajoutèrent  un 
second  tétracorde  à  l'aigu  du  premier,  de  telle  sorte  que 
tous  les  deux  eussent  une  note  commune.  De  cette  façon 
les  sept  notes  de  Theptacorde  ne  comprenaient  pas  en- 
core un  intervalle  d'octave.  On  obtint  d'abord  l'octave  en 
élevant  d*un  ton  la  corde  la  plus  aiguë  du  second  tétra- 
corde; puis,  comme  l'intervalle  entre  cette  note  et  la 
suivante  se  trouvait  être  ainsi  d'un  ton  et  demi,  on  par- 
tagea cet  intervalle  en  un  demi-ton  et  un  ton,  en  y  inter- 
calant une  note  nouvelle.  La  gamme  diatonique  grec- 
que se  trouva  alors  définitivement  constituée  avec  cinq 
tons  et  deux  demi-tons.  Par  suite  de  cette  extension  de 
la  gamme,  en  môme  temps  que  les  trois  modes  primitifs 
subsistaient,  trois  autres  prirent  naissance.  La  note  la 
plus  élevée  de  chacun  des  trois  modes  anciens  se  trouva 


-/poaj,  de  ces  nuances  qui  modifiaient  d'une  quantité  minime  ces 
rapports  fondamentaux,  et  produisaient  assurément  des  effets  parti- 
culiers. L'emploi  des  xP®»'  ^^  pouvait  appartenir  qu'à  l'art  des  vir- 
tuoses, mais  non  au  lyrisme  choral,  qui  nous  occupe  particulière- 
ment. Voy.  sur  les  xpo^^  outre  les  ouvrages  déjà  cit»'îs,  une  analyse 
très  claire,  par  M.  Riemann,  d'une  étude  de  M.  Bernardakis,  dans 
la  Revue  archéologique  du  mois  de  septembre  1876  (compto-rendu  de 
la  première  séance  de  Tlnstitut  de  Correspondance  hellénique  d'A- 
thènes). 
1.  Gevaôrt,  t.  I,  p.  130. 


RYTHMES  ET  MÈTRES  29 

être  la  plus  grave  do  Tun  des  trois  modes  nouveaux.  Do 
telle  sorte  que  chaque  octave  comprenait  deux  modes 
complémentaires  Tun  do  l'aulrc,  pour  ainsi  dire  :  un 
mode  ancien  et  un  mode  nouveau.  Par  exemple,  dans  le 
tétracorde  dorien  primitif,  la  note  la  plus  aiguë  (dont  les 
Grecs  faisaient  la  tonique)  était  le  /a;  ce  la  forma  la 
note  la  plus  grave  de  l'un  des  nouveaux  modes,  le  mode 
éollen,  qui  s'appelait  aussi,  pour  cette  raison,  hypodo- 
rien  *.  Le  modo  phrygien  fut  complété  d'une  manière 
aaaloguo  par  le  mode  hypophrygion  ou  ionien,  et  le 
mode  lydien  par  Thypolydien  '. 

Ce  qui  associe  ensemble  dans  le  lyrisme  la  poésie,  la 
musique,  et  parfois  la  danse,  ce  qui  est  Tamo  pour  ainsi 
dire  de  ce  corps  formé  d'une  triple  matière,  c'est  lo 
rythme.  Qu'est-ce  donc  que  le  rythme,  et  à  quelles  lois 
était-il  soumis  dans  le  lyrisme  grec? 

Les  Grecs  déCnissaient  lo  rythme  une  suite  régulière 
de  temps  ^  Les  temps  du  rythme,  rigoureusement  mesu- 
rés, se  distinguaient  les  uns  des  autres,  pour  les  Grecs 
comme  pour  nous,  par  des  oppositions,  par  l'intensité 
plus  ou  moins  grande  des  mouvements  ou  des  sons  qui 
correspondaient  à  chacun  d'eux  :  c'étaient  comme  des  al- 
ternatives de  lumière  et  d'ombre.  Le  temps /or^  s'appelait 

1.  Nous  dirions  plutôt  hyperdorien,  mais  nous  devons  nous  rap- 
peler que  les  Grecs  appelaient  hautes  les  notes  que  nous  considérons 
comme  basses,  et  réciproquement.  Les  modes  étant  entre  eux  dans 
le  rapport  que  nous  venons  d'indiquer,  on  comprend  pourquoi  Platon 
n'appelle  jamais  le  mode  éolien  que  dorien  {Hep.,  m,  p.  399  A; 
Lâchés,  p.  188  D;  etc.)i  et  pourquoi  Pindare  appelle  lyre  dorienne  la 
lyre  sur  laquelle  il  chante  dans  le  mode  éolien  (Olymp.  i,  18  et  105). 
Cf.  Aristote»  Polit.,  vin,  7,  où  la  môme  confusion  est  faite. 

2.  Voy.  Gevaôrt,  t.  I,  p.  150  et  suiv.  —  Aristote  {Polit.,  iv,  3), 
cite  et  parait  approuver  Topinion  de  certains  musiciens  qui  n'ad- 
mettaient que  deux  modes  fondamentaux,  le  dorien  et  le  phr>'gien. 

3.  Xp6vti)v  TK^i;  àçwpKTjiévr,  (Aristox.,  Fr.  Hhylhm.,  p.  272,  éd.  Mo- 
relli).  —  Le  mot  fu6|i6ç  (do  fiw),  exprime  proprement  le  courant 
régulier,  l'écoulement  des  temps  successifs.  —  Sur  les  rythmes  grecs, 
▼oy.  (jevaërt,  t.  II,  l'«  partie. 


80         CHAPITRE  ir  —  ORIGINES  DU    LYRISME 

en  grec  Osgi;  et  le  temps  faible  ap^i;  *,  parce  que  le  pied 
du  musicien  batlaul  la  mesure  s'abaissait  sur  l'un  et  s'é- 
levait sur  l'autre  % 

La  mesure  du  rythme  se  marquait  ordinairement  avec 
force.  Il  y  avait  à  cet  égard  une  différence  assez  notable 
entre  les  habitudes  des  Grecs  et  les  nôtres.  Ce  qu'on  ap- 
pelle aujourd'hui  mélodie  contintie  était  tout  à  fait  étran- 
ger à  leurs  habitudes.  Il  y  a  de  nos  jours  des  œuvres  mu- 
sicales très  savantes  et  très  belles  dans  lesquelles  le 
rythme  n'est  guère,  pour  ainsi  dire,  qu'un  cadre  abstrait 
où  le  génie  du  musicien  répand  librement  des  mélodies 
souples  et  ondoyantes.  La  Grèce  antique  n'avait  que  des 
rythmes  nets  et  bien  marqués,  des  rythmes  de  danse> 
comme  on  dit  maintenant.  Non  seulement  la  mesure 
se  marquait  avec  netteté,  mais  encore  le  pied  du  musi- 
cien était  parfois  armé  d'un  brodequin  de  bois  destiné 
à  frapper  le  sol  avec  bruit  sur  chaque  temps  fort.  Une 
suite  alternante  de  temps  forts  et  de  temps  faibles  formait 
le  rythme. 

Chacune  de  ces  oppositions  forme  comme  un  couple 
indissoluble  qui  est  la  véritable  unité,  la  véritable  m^^</r^ 
du  rythme.  Ce  couple,  fait  d  un  temps  fort  et  d'un  temps 
faible,  s'appelle  un  pied.  Tous  les  pieds  d'un  même  rythme 
sont  égaux  entre  eux. 

•    On  distinguait  plusieurs  sortes  de  pieds  rythmiques, 
et  par  conséquent  plusieurs  sortes  de  rythmes.  Les  dif- 

1.  Les  métricioDS  latins,  et  à  leur  exemple  la  plupart  des  moder- 
nes, intervertissent  le  sons  des  deux  mots  avsis  et  ihesis.  Je  les 
prends,  ainsi  que  Ta  faitWostphal,  dans  leur  antique  acception  grec- 
que. —  Aristoxèno,  au  lieu  du  mot  Oé(Tt;,  emploie  pâo-i;,  ô  xaro)  *xf>6vo;, 
et  il  appelle  quelquefois  ràpdi;,  par  une  locution  analogue,  ô  àvw 
-/P'Svo;. 

2.  C'est  ce  que  les  Latins  app(  laient  scawicre.  Quant  au  rythme, 
ils  l'appellent  ordinairement  numerits  (nombre).  C'est  le  rythme,  en 
effet,  qui  rend  sensible  dans  la  durée  le  nombre  et  la  mesure,  d'où 
résulte  la  beauté.  Aristotc  déjà  disait  avec  précision  (Hhét.t  III, 
8,  3)  :  ToO  «T/r,{xaTo;  tr,;  /é^a);  àpiO(io;  pvÔ(io;  àattv... 


RYTHMES  ET  MÈTRES  31 

férences  qui  séparaient  les  pieds  rythmiques  les  uns  des 
autres  résultaient  soit  de  leur  grandeur  totale,  soit  du 
rapport  de  grandeur  de  leurs  deux  parties,  soit  de  la  place 
relative  occupée  par  ces  parties,  soit  enfin  de  la  vitesse 
avec  laquelle  on  les  exécutait. 

La  grandeur  d'un  pied  se  déterminait  par  son  rapport 
avec  Tunité  de  temps.  Il  est  inutile  d'y  insister. 

Une  différence  beaucoup  plus  importante  est  celle  qui 
résultait  du  rapport  entre  la  durée  du  temps  fort  et  celle 
du  temps  faible.  On  peut  dire  que  c'est  là,  pour  les  Grecs, 
la  différence  fondamentale,  celle  qui  a  le  plus  d'influence 
sur  l'effet  du  rythme,  sur  son  caractère  sensible  et  ex- 
pressif. 

Ce  rapport  *  pouvait  être  :  ou  un  rapport  d'égalité,  ou 
un  rapport  du  double  au  simple,  ou  enfin  un  rapport  ses- 
cuple  {ratio  sescuplex),  c'est-à-dire  égal  au  rapport  de 
1  V2  à  1»  (ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  3  à  2  -).  Ces 
trois  rapports,  les  seuls  qui  parussent  à  l'oreille  des 
Grecs  agréables  et  faciles  à  saisir,  étaient  les  seuls  par 
conséquent  qui  fussent  considérés  comme  rythmiques  ^ 
Ils  donnaient  naissance  à  trois  genres  de  pieds,  qu'on 
appelail  le  genre  dactylique,  le  genre  iambique  et  le  genre 
péonique,  parce  que  le  dactyle,  Tiambe  et  le  péon  étaient 
les  pieds  les  plus  usités  de  chacune  de  ces  trois  catégo- 
ries. Dans  le  genre  dactylique,  le  temps  fort  et  le  temps 


i.  Aoyoç. 

2.  Aoyoç  îo-oç,  X6yo;  StTcXâdio;,  Xôyo;  rjfjiioXio;.  —  Je  ne  parle  pas  du 
rapport  triple  (3  ;  i)  ni  du  rapport  épHrite[k  :  3),  assez  souvent  men- 
tionnés, mais  qui  n'étaient  pas  des  rapports  rythmiques  proprement 
dits.  Ou  ne  formait  pas  avec  ces  rapports  des  ryllimes  suivis  (o-jvexrjç 
py6{ioT:oiîa).  Ils  n'étaient  les  uns  et  les  autres  que  des  accidents,  des 
combinaisons  plus  apparentes  que  r/'elles  résultant  de  la  poOjxoTto-.ia, 
c'est-à-dire  de  la  forme  concrète  et  sensible  du  rythme,  et  qu'une 
analyse  plus  méthodique  aurait  fait  évanouir.  —  Je  ne  parle  pas 
non  plus  i\o  l'àXoyîa,  qui  me  semble  être  ^  peu  près  dans  le  même  cas. 

3.  Aristide  Quintil.,  p.  300. 


32        CHAPITRE  1".  -  ORIGINES  DU  LVRISMÉ 

faible  étaient  égaux.  Dans  le  genre  iambique,  le  temps 
fort  avait  une  durée  double  de  celle  du  temps  faible.  Dans 
le  genre  péonique  enfin,  c^était  le  temps  faible  qui  était 
le  plus  long  :  il  dépassait  l'autre  de  moitié. 

La  place  relative  du  temps  fort  et  du  temps  faible  cons- 
tituait une  troisième  différence  entre  les  pieds.  Le  genre 
égal  et  le  genre  double  se  subdivisaient  en  deux  variétés, 
selon  que  c'était  le  temps  fort  ou  le  temps  faible  qui  com- 
mençait. On  distinguait  dans  le  genre  égal  le  dactyle  et 
l'anapeste,  dans  le  genre  double  le  trochée  et  Tiambe. 
Dans  le  genre  sescuple,  les  différentes  formes  du  péon 
n'avaient  pas  de  nom  particulier. 

A  toutes  ces  variétés  rythmiques  correspondaient  des 
effets  différents;  chacune  avait  son  caractère  propre  *. 
Musiciens,  poètes,  orateurs,  tous  les  artistes  en  fait  de 
langage  étaient  obligés  d'en  tenir  compte;  Cicéron  et 
Quintilien  s'en  sont  préoccupés  presque  autant  que  les 
rythmîciens  de  profession.  Les  moralistes  mêmes  n'y 
étaient  pas  indifférents  :  Platon  et  Aristote  reviennent 
souvent  sur  ces  questions.  Aussi  nul  sujet  ne  nous  est 
mieux  connu  ^. 

Les  rythmes  du  genre  égal,  dactyles  et  anapestes,  don* 
naient  à  l'oreille  et  à  l'esprit  le  sentiment  d'un  équilibre 
particulièrement  agréable  :  l'allure  en  était  régulière  et 
harmonieuse.  Au  contraire,  dans  les  pieds  du  genre  péo- 
nique, les  deux  parties,  à  peu  près  égales,  trompaient  par 
une  irrégularité  légère,  par  un  manque  presque  insaisis- 
sable d  équilibre,  Tatlcnte  de  Tiniagination.  Cette  incer- 
titude du  rythme  troublait  Tâme.  C'était  le  rythme  de  l'en- 
thousiasme, des  émotions  fortes.  Entre  les  dactyles  et  les 


i.  Son  T)6o;. 

2.  Voy.  surtout  Arist.  Quintil.,  p.  97  et  suiv.  —  Lire  aussi  le  pas- 
sage capital  de  Platon,  de  liep.,  liv.  III,  ch.  xi,  p.  399-400,  sur  I'yiOoc 
des  rythmes  dactylique  et  iambique,  et  sur  Tinfluenco  considérable 
d'un  mouvement  plus  ou  moins  rapide* 


RYTHMES  ET   MÈTRES  33 

péons,  les  rythmes  iambiques  tenaient  une  place  moyenne. 
Par  Tinégale  durée  de  leurs  deux  lemps,  ils  participaient 
aucaraclèro  tumultueux  du  péon;  mais  par  la  siniplicité 
ncllc  et  frappante  du  rapport  qui  existait  entre  ces  deux 
temps  inégaux,  ils  empruntaient  au  genre  dactylique  un 
peu  de  sa  fermeté  et  de  son  équilibre. 

Dans  chaque  genre  d'ailleurs  les  rythmes  qui  commen- 
çaient par  le  temps  faible  et  se  terminaient  sur  le  temps 
fort  avaient  plus  de  vigueur  :  ceux  qui  présentaient  la 
disposition  contraire  convenaient  à  l'expression  des  sen- 
timents plus  calmes.  L'opposition  de  notre  rime  mascu- 
line et  de  notre  rime  féminine,  l'une  d'un  son  final  plus 
plein  et  plus  soutenu,  l'autre  d'une  cadence  plus  molle 
et  comme  tombante,  peut  donner  quelque  idée  de  cette 
différence  *. 

Une  même  sorte  de  pieds  pouvait  en  outre  être  exécu- 
tée avec  un  mouvement  ^  plus  ou  moins  rapide.  Le  mou- 
vement, selon  qu'il  était  plus  rapide  ou  plus  lent,  donnait 
au  rythme  plus  de  véhémence  ou  plus  de  sérénité. 

iVous  n'avons  considéré  jusqu'ici  que  les  mesures 
rythmiques  isolées  :  il  reste  à  voir  comment  elles  se 
groupaient. 

Tous  les  pieds  d'un  même  rythme,  avons-nous  dit, 
sont  égaux  et  semblables  entre  eux.  On  conçoit  pourtant 
sans  peine  que,  dans  cette  suite  uniformément  alternante 
de  lemps  forts  et  de  temps  faibles,  certains  temps  forts 
aient  pu  prédominer  et  servir  ainsi  de  points  d'appui  à 
des  groupes  nouveaux,  plus  étendus  que  les  groupes 
élémentaires  du  rythme.  C'est  ce  qui  arrivait  dans  les 
rythmes  grecs.  Ces  nouveaux  groupes  avaient  un  cer- 
tain rapport  avec  les  pieds  rythmiques  puisqu'ils  de- 
vaient leur  unité  à  la  prédominance  d'un  temps  fort. 

\,  Cf.  Quintil.,  Inst,  orat.,  ix,  i,  136. 

But.  d«  la  Litt.  gr.oque.  -  T.    1 1 .  3 


34         CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

Aussi  les  appelail-on  quelquefois  pieds  composés.  Mais 
on  les  appelait  plus  souvent  membres  (xùXa),  parce 
qu'ils  entraient  à  leur  tour  dans  la  formation  de  certains 
groupes  supérieurs  dont  ils  étaient  comme  les  parties 
intégrantes.  Le  membre  joue  un  rôle  considérable  dans 
la  poésie  grecque.  Ce  n'est  pas  seulement  par  sa  consti- 
tution rythmique,  c'est-à-dire  par  la  prédominance  d'un 
temps  fort  :  c'est  aussi  parce  qu*il  est,  au  point  de  vue 
de  la  mélodie  et  do  la  danse,  un  des  facteurs  essentiels 
de  la  phrase  musicale  et  de  l'évolution  orchestique.  Il 
est  la  véritable  unité  de  ces  groupes  supérieurs. 

Au-dessus  du  xûXov,  il  ne  faut  plus  chercher  de  grou- 
pes rythmiques  à  proprement  parler,  c'est-à-dire  de 
groupes  dont  l'unité  consiste,  soit  essentiellement,  soit 
en  partie,  dans  la  prédominance  d'un  temps  fort  sur  un 
temps  faible.  Il  n'y  a  plus  que  des  groupes  poétiques, 
mélodiques  ou  orchestiques.  En  d'autres  termes,  c*estle 
développement  de  la  pensée  poétique  ou  musicale,  c'est 
rharmonie  des  pas  et  des  mouvements  qui  associe  les 
membres  les  uns  aux  autres  et  qui  les  groupe  en  des  uni- 
tés plus  vastes. 

Les  combinaisons  qui  président  à  ces  arrangements 
sont  très  diverses.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  les  énumé- 
rer  complètement,  mais  il  est  utile  d'en  bien  saisir  le 
principe. 

La  combinaison  la  plus  simple  consistait  évidemment 
à  réunir  ensemble  deux  membres  seulement,  et  deux 
membres  à  peu  près  semblables.  Cette  combinaison 
s'appelle  proprement  un  vers  * .  C'est  celle  qui  devait  se 
présenter  la  première  à  l'esprit  des  Grecs.  Aussi  la 
voyons-nous  réalisée  dans  la  plus  ancieime  forme  de 
poésie  que  les  Grecs  aient  pratiquée,  dans  l'épopée.  Le 

i.  Méipov  ou  (jn/o;.  Mar.  Victor.,  2514  :  «  Cola  duo  quibus  omnis 
versus  constat.  »  Lo  mot  (jLÉrpov  n'a  cependant  pas  toujours  ce  sens 
rigoureux. 


RYTHMES  ET  MÈTRES  35 

vers  héroïque  n'est  pas  autre  chose  que  la  réunion  de 
deux  membres  égaux,  formés  chacun  de  trois  dactyles  K 
A  l'origine  la  poésie  épique  était  certainement  chantée. 
Chaque  vers  correspondait  à  une  phrase  mélodique  en 
deux  parties  ;  phrase  très  simple,  bornée  à  très  peu  de 
notes,  et  toujours  la  même  pour  chaque  vers. 

Le  vers  iambique,  très  ancien  aussi,  est  également 
formé  de  deux  membres,  mais  de  deux  membres  iné- 
gaux :  le  premier  est  une  dipodie  et  le  second  une  tétra- 
podie  '. 

On  comprend  que  ces  combinaisons  si  simples, 
d'une  régularité  si  visible,  pussent  aisément  se  passer 
de  musique.  La  simple  récitation  en  faisait  ressortir  la 
symétrie  et  les  rendait  agréables.  Aussi  vit-on  de  très 
bonne  heure  les  hexamètres  et  les  iambcs  se  dégager  de 
tout  accompagnement  musical. 

Il  en  fut  à  peu  près  de  même  du  distique  élégiaque, 
chanté  d*abord  et  accompagné  de  la  flûte,  puis  destiné  à 
la  simple  récitation.  Ici  cependant  quelques  particularités 
nouvelles  se  présentent.  En  premier  lieu,  voici  au  se- 
cond vers  du  distique,  à  la  fin  de  chacun  des  deux  xcoXa, 
deux  temps  vides  ou  silences.  Il  n'y  avait  encore  rien 
de  pareil,  ni  dans  l'hexamètre,  ni  dans  Tiambe.  Ensuite 
le  retour  régulier  de  cet  arrangement  rythmique  groupe 
deux  par  deux  les  vers  des  poèmes  élégiaques,  tandis 
que  dans  l'épopée  les  vers,  tous  semblables,  étaient  in- 
dépendants les  uns  des  autres.  Ce  retour  régulier  ou 


1.  De  trois  dactyles  rythmiques,  bien  entendu  ;  lesquels  peuvent 
ôtre  représentés  syllabiquement  par  des  dactyles  ou  par  des  spondées. 

2.  Le  premier  membre  (y  |  -v-u)  est  une  dipodie  trocbaïque  précé- 
dée d'un  temps  faible  qui  la  rattache  au  vers  précédent  ;  le  second 
(-V-W-)  est  une  tétrapodie  à  laquelle  un  temps  faible  manque  à  la 
fin.  Ainsi  chaque  vers  se  rattache  à  celui  qui  précède  et  à  celui  qui 
suit  sans  solution  apparente  de  la  continuité  rythmique,  c'est-à-dire 
sans  pause  ni  silence. 


36         CHAPITRE  1".  —  OlUCINES  DU  LYRISMK 

périolliquc,  cette  période  ou  strophe  \  comme  disaient 
les  Grecs,  est  l'iadico  d'une  composition  mélodique  plus 
riche,  d'un  développement  musical  plus  étendu. 

Avec  répanouissement  du  lyrisme,  à  partir  du  sep- 
tième siècle,  les  combinaisons  deviennent  bien  plus  ri- 
ches encore,  et  ne  cessent  de  se  développer. 

Quelquefois  elles  échappaient  presque  à  toute  symé- 
trie^  :  les  rythmes  se  déroulaient  à  travers  une  suite  ca- 
pricieuse de  membres  diversement  groupés,  sans  autre 
règle  apparente  que  la  fantaisie  du  poète  musicien  -. 

Cette  liberté  pourtant  était  rare  ;  en  général,  c'est 
dans  les  limites  de  la  strophe,  c'est-à-dire  du  retour  ré- 
gulier de  certaines  combinaisons,  que  le  lyrisme  a  ren- 
fermé la  variété  de  ses  effets.  Tout  au  plus  est-il  allé 
jusqu'à  combiner  entre  elles,  suivant  de  certaines  règles 
de  symétrie,  plusieurs  strophes  différentes.  Le  retour 
régulier  des  mêmes  formes  rythmiques  est  en  efl'et 
très  conforme  à  l'esprit  d'une  poésie  plus  contt'mpla- 
tive  que  narrative,  qui  au  lieu  de  s'épancher  librement 
en  de  longs  récils  impersonnels,  ramène  sans  cesse 
l'âme  sur  elle-même,  et  jaillit  d'uiie  émotion  perpétuel- 
lement entretenue  et  renouvelée. 

Cette  symétrie  d'ailleurs  comportait  encore  une  grande 
diversité.  Il  y  avait  bien  des  manières  de  construire  une 
strophe.  On  pouvait  la  faire  plus  ou  moins  étendue,  plus 
ou  moins  variée  dans  ses  éléments.  Dans  certains  poè- 
mes lyriques,  on  trouve  des  strophes  composées  seule- 
ment do  trois  ou  quatre  membres.  D'autres  en  ont  plus 
de  quinze.  Dans  les  strophes  de  la  piomière  sorte,  entre 
le  membre  et  la  stnjphe,  il  n'y  a  nulle  unité  intermé- 
diaire. Dans  celle  de  la  seconde  sorte,  il  peut  arriver 
aussi  qu'il  n'y  en  ait  pas  :  les  membres  simplement  jux- 

1.  UepcoSo;  r^y  xaXoOaiv  o\  (jlou<tixoI  (TTp09r,v.  Dcnys  d'iialic,  de  Adm. 
vi  dicendi  Dem.,  c.  l. 

2.  "AtaxToi  pu6|xoi. 


RYTHMES  ET   MÈTUES  37 

taposés  forment  alors  ce  qu'on  appelle  un  systhne^.  Mais 
le  plus  souvent  ils  sont  groupés  et,  pour  ainsi  dire, 
organisés  do  manière  à  former  des  unités  inlermédiaires 
d'une  espèce  au  moins,  et  parfois  do  deux.  Ces  unités 
intermédiaires,  vérilablcs  phrases  musicales,  ne  sont 
mentionnées  que  rarement  par  les  grammairiens  do  l'an- 
liqnité,  plus  attentifs  en  général  h  la  forme  métritiuo  du 
lyrisme  qu'aux  combinaisons  produites  par  la  mélodie. 
On  leur  appliquait  pourtant  quelquefois  le  terme  assez 
vague  Ad  période,  qui  se  disait  d'ailleurs  de  loutrs  sortes 
de  groupes  rylluni(|ues.  C'est  le  nom  cpie  Bcjeckh  a  donné 
à  cette  espèce  de  vers  lyricpics,  formés,  non  plus  toujours 
de  deux  membres,  connue  dans  la  poésie  ordinaire,  mais 
parfois  aussi  d'un  seul,  ou  de  trois,  et  qu'il  a  eu  le  mé- 
rite de  reconnaître  dans  les  strophes  de  Pindare.  Mais 
d'autres  savants,  et  surtout  M.  J.  11.  Schnïidt-,  ont  remar- 
qué, dans  le  groupement  des  membres,  d'autres  combi- 
naisons symétri(|ues  qui  forment  comme  de  nouvelles 
unités  intermédiaires,  entre  celle  que  Bœckh  avait  signa- 
lées et  la  strophe  V  Peut-être  faudrait-il  réserver  le  nom 
i\c période  aux  groupes  de  M.  J.  II.  Schmidt,  et  appeler 
ceux  de  Bœckh  des  vers  /f/rif/ues.  Inutile  d'ailleurs  d'en- 
trer ici  dans  le  détail  de  ces  combinaisons,  qui  appartien- 
nent à  la  métrique  plus  qu'à  la  littérature  K 

1.  ÏIijTtT,(ia  £$  o[io:o)v. 

2.  Dans  son  c:ranil  ouvrat^o  intitulô  Di^  Kunstfonnen  der  gric^h. 
Poésie  (4  vol.  1S0S-1ST2).  Voir  surtout  le  t.  I  {die  Eurythmie),  p  44  et 
sniv.,  et  le  t.  IV  {Grierh,  Melrik),  p.  314  ot  suiv. 

3.  Cf.  au.s>5i  Christ,  Melri/:,  p.  lOl-lOi;  ot  Mor.  Schuiidt.  Uebcr  den 
If  au  der  Pindiwisnlien  S/ropheUf  Loip/i<^,  18S2. 

4.  Outre  les  ouvru^'oa  de  niôtrifpio  cités  pn''C<^«lcmment,  je  dois  rap- 
peler les  travaux  déjù  anciens,  mais  rf  stés  classiques,  do  G.  Ilermann 
(FAetneula  roi  me/rirn;),  et  surtout  de  Hu'cklî  {De  melris  Pindari^  en  tôto 
do  son  édition  do  J'indare).  .!•;  si{,nialerai  aussi,  parmi  les  ouvrages 
récent.s,  la  Melrica  firecn  e  lalina  do  Zambaldi  (Turin,  1882).  le  nou- 
veau travail  de  Westplial,  Die  Musik  der  Grierhen  (1883),  puis  les  deux 
exc».'ll«Mils  petits  livres  do  MM.  Louis  Havet  (Cours  élèmeniaire  de  mé- 


38         CHAPITRE  !•'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

Ajoutons  seulement,  pour  en  finir  avec  ces  indications 
tecliniques,  que  les  strophes  à  leur  tour  pouvaient  se 
grouper  de  diverses  façons.  Tantôt  une  série  de  strophes 
toutes  semblables  se  suivaient  et  formaient  ainsi  comme 
un  «  système  »  de  strophes  ;  tantôt  des  slroplies  différentes 
s'entremêlaient  suivant  des  combinaisons  variables  :  la 
plus  simple  de  ces  combinaisons,  la  plus  répandue,  et  la 
plus  belle  peut-être,  est  celle  dont  on  attribue  Tinvention 
à  Stésichore,  et  qui  consiste  à  former  les  strophes  en 
groupes  de  trois, dont  les  deux  premières  sont  semblables 
entre  elles  tandis  que  la  troisième  est  différente. 

S  2. 

Nous  pouvons  maintenant  revenir  à  la  question  posée 
plus  haut,  et  essayer  d'y  répondre  brièvement.  Est-ce 
dans  la  musique,  est-ce  dans  la  poésie  que  réside  surtout 
la  différence  entre  le  lyrisme  primitif  et  le  lyrisme  savant 
des  âges  classiques  ? 

Si  Ton  compare  les  rythmes  et  les  mètres  de  Pindare, 
si  riches,  si  variés,  avec  ce  que  pouvaient  être  ceux  des 
chants  lyriques  antérieurs  à  Terpandre,  la  différence  est 
immense.  Les  chants  populaires,  en  tous  pays,  ont  l'ha- 
leine courte  ;  ils  s'en  tiennent  à  des  combinaisons  métri- 
ques simples,  un  peu  monotones  :  de  petits  vers,  presque 
tous  semblables,  s'enchaînent  les  uns  aux  autres;  de 
temps  en  temps,  une  modification  légère  du  mètre,  cor- 
respondant à  un  changement  dans  la  mélodie,  marque  la 
fin  de  la  strophe.  Bien  que  nous  n'ayons  rien  gardé  du 
lyrisme  primitif  grec,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  pré- 
sentât les  mêmes  caractères.   Les  progrès  de   la  mé- 

irique  grecque  et  latine,  2«  édition,  1888),  ot  F.  Plossis  [Métrique  grec- 
que et  latine,  1880).  Les  Essais  di*  métrique  grecque  de  M.  Oiaignet 
(Paris,  1887)  sont  un  ouvrage  savant,  dont  on  acceptera  difficilement 
la  méthode  et  la  doctrine. 


APPARITION  DU  LYRISME  SAVANT  89 

trique  dans  l'époque  classique,  c*cst-fi-(lire  (rAlcman  à 
Pindare,  montrent  que  la  richesse  des  formes  n'a  cessé 
de  s'accroître.  Il  est  naturel  de  prolonger  celte  loi  au 
delà  des  plus  anciens  monuments  qui  nous  restent.  Mais 
suit-il  de  là  qu'entre  les  derniers  des  chants  primitifs  et 
les  premiers  des  poèmes  durables,  la  différence,  au  point 
de  vue  des  mètres,  fût  considérable?  En  aucune  façon. 
D'une  part  en  effet  l'hexamètre,  vers  de  forme  savante, 
mais  popularisé  par  l'épopée,  a  dû  être  employé  dans  la 
poésie  religieuse  avautTerpandre;  et  d'autre  part  beaucoup 
des  formes  les  plus  anciennes  de  la  versification  lyrique, 
chez  Alcman,  chez  Alcée,  chez  Sappho,  chez  Armcréon, 
ont  un  caractère  populaire  très  prononcé.  Il  Jie  faut 
pas  accepter  à  la  lettre  les  récils  des  anciens  qui  nous 
montrent,  dans  Thistoire  du  lyrisme,  une  série  d'inven- 
tions naissant  de  toutes  pièces,  à  une  date  donnée,  dans  le 
cerveau  d'un  artiste.  Ce  n'est  aucun  des  poètes  dont  les 
noms  nous  sont  connus  qui  a  inventé  les  rythmes  à  deux, 
à  trois  ou  à  cinq  temps  :  tout  cela  est  né  spontanément  de 
l'âme  populaire,  et  les  poètes  artistes  n'ont  fait  qu'ima- 
giner des  combinaisons  de  plus  en  plus  savantes  de  ces 
éléments.  Au  début,  ces  combinaisons  mêmes  sont  fort 

• 

simples.  Elles  devaient  par  conséquent  différer  assez 
peu  de  celles  des  artistes  obscurs  qui  avaient  précédé. 
On  peut  en  dire  autant  de  la  musique.  Ce  n'est  ni 
Olympos,  ni  Te^pandre,  ni  Clonas,  ni  aucun  autre  de 
ceux  que  nous  pourrions  citer,  qui  a  inventé  les  modes 
essentiels  de  la  musique  grecque  :  ces  modes  sont  nés 
d'eux-mêmes,  un  peu  partout,  sur  les  chalumeaux  des 
pasteurs  et  sur  les  cithares  des  aèdes,  à  moins  qu'ils  ne 
fussent  l'héritage  de  temps  plus  anciens  encore.  Chaque 
contrée  eut  ses  modes  familiers,  ses  formes  musicales 
dominantes.  Le  travail  qui  se  fit  au  vu®  siècle,  et  d'où 
sortit  la  musique  savante,  fut  moins  un  travail  d'inven- 
tion proprement  dite  qu'un  travail  de  rapprochement  et 


40         CHAPITRE  1".  —  OHIGINES  DU  LYRISME 

de  fusion.  Sparte  surtout  devient  un  centre.  Ses  fcles 
d'abord,  plus  tard  celles  de  Delphes  et  d'Olyinpie,  amè- 
nent les  usages  locaux  à  se  rapprocher  et  à  se  pénétrer. 
L'imporlauce  de  cette  rcvolutijn  fut  grande;  mais  elle 
n'explique  pas  tout,  car  elle  ne  se  fit  pas  sentir  égale- 
ment dans  tous  les  genres  lyriques  ;  c'est  sur  les  genres 
solennels,  sur  les  œuvres  d'apparat,  qu'elle  dut  surtout 
agir.  On  peut  affirmer  qu'à  colé  de  cetle  transformation 
il  y  en  eut  une  autre,  dont  on  parle  moins,  et  qui  fui 
peut-être  aussi  décisive:  c'est  celle  qui  porta  surTélément 
littéraire  du  lyrisme,  sur  l'expression  et  sur  le  style,  et 
qui  eut  son  effet  aussi  bien  dans  la  chanson  familière  que 
dans  Todo  exécutée  en  grand  appareil. 

N'oublions  pas  en  effet  la  relation  qui  existe  enlre  les 
deux  éléments  du  lyrisme  grec  :  c'est  la  poésie  qui  do- 
mine, et  non  la  musique.  Instruments  peu  sonores,  chanls 
à  l'unisson,  accompagnement  très  simple,  soit  à  l'unisson 
du  chant  soit  à  l'octave,  tout  tendait  à  faire  prédominer 
la  voix,  et  par  conséquent  les  paroles,  c'est-à-dire  la 
poésie.  Le  compositeur,  étant  aussi  le  poète,  n'avait 
d'ailleurs  aucune  raison  de  chercher  à  renverser  cet  or- 
dre, conforme  à  la  nature  des  choses.  Car  la  nmsique 
était  alors  dans  l'enfance,  tandis  que  la  poésie,  après 
l'épopée  homérique,  était  un  art  en  pleine  vigueur  et  en 
plein  éclat,  capable  d'enchanter  et  de  captiver  toutes  les 
parties  do  l'amo  humaine  :  la  raison,  par  la  netteté  de 
ses  pensées,  par  la  limpidité  do  son  style,  par  la  finesse 
et  la  précision  de  ses  analyses;  l'oreille,  par  l'harmonie 
du  vers  et  par  la  grâce  d'une  langue  merveilleusement 
sonore  et  musicale;  l'imagination,  par  le  mouvement  et 
le  pathétique  de  ses  récits,  par  la  beauté  presque  visi- 
ble des  tableaux  qu'elle  savait  composer  et  animer. 
Mais  pour  que  la  poésie  eût  cette  puissance,  il  fallait 
qu'elle  fût  maniée  par  de  grands  artistes.  C'est  ce  qui 
n'arrivait  pas  dans  le  lyrisme  primitif,  abandonné  à  des 


APPARITION  DU   LYRISME   SAVANT  41 

improvisateurs  populaires,  aèdes  de  village,  pleureuses 
(le  profession,  vocératnccs  comme  en  C':ir se,  ménélricrs 
qui  faisaient  danser.  A  peine  dans  les  sanctuaires  quel- 
ques aèdes  saccrdolaux  essayaient-ils  d'ennoblir  les 
hymnes  des  dieux  par  un  mètre  plus  savant  et  une  gra- 
vite plus  épique.  Rien  ne  vit,  dans  l'arl,  que  par  le  style. 
Ni  la  dignilc  un  peu  raide  dos  hymnes  ni  la  négligence 
parfois  aimable  des  chants  [)opuIaires  n*élaient  capables 
d'en  tenir  lieu.  Le  slyle  ne  pouvait  venir  au  lyrisme  que 
si  les  grands  arlisles  s'en  mclaienl.  Or  les  grands  ar- 
tistes, nous  l'avons  dit,  se  tournaient  alors  vers  1  épopée. 
Au  vil*'  siècle,  le  changement  des  mœurs  publiques  amène 
un  changement  de  goût,  et  les  esprits  hardis,  novateurs, 
vraiment  inspirés,  viennent  au  lyrisme.  Ce  sont  les  moins 
grands  qui  restent  fidèles  à  l'épopée.  Les  relations  an- 
térieures des  deux  genres  sont  renversées,  au  profit  de 
la  poésie  lyrique.  Les  nouveaux  poètes  ne  sont  pas 
seulement  des  musiciens;  ce  sont  aussi  des  esprits  nourris 
d'Homère,  des  artistes  en  paroles,  qui  vont  dire  avec  jus- 
tesse, avec  force,  avec  grâce,  ce  que  la  poésie  populaire 
bégayait,  et  qui  par  là  vont  donner  au  lyrisme  le  pou- 
voir de  vivre  et  de  durer,  dont  il  avait  manqué  jusque-là. 
La  révolution  fut  musicale,  sans  doute,  mais  tout  autant 
littéraire.  Les  musiciens  ont  frayé  la  voie  aux  poètes  : 
car  c'est  seulement  quand  Terpandrc  (;t  Olympos  eurent 
élargi  les  cadres  du  nome  que  les  vrais  poètes  furent 
tentés  par  le  lyrisme.  Mais  la  transformation  n'est  de- 
venue décisive  que  par  Tinlervention  de  ceux-ci  ;  elle  no 
fut  complète  que  quand  des  artistes  en  bien  dire  euiont 
trouvé  l'art  de  faire  goûter  à  des  esprits  enchantés  d'Ho- 
mère un  plaisir  dillerenl,  mais  non  moins  vif,  dans  un 
langage  approprié  à  de  nouveaux  emplois. 

Les  novateurs,  du  reste,  eurent  probablement  une 
[deinc  conscience  de  ce  qu'ils  faisaient  :  car  ils  écrivi- 
rent leurs  œuvres.  La  poésie  populaire  ne  s'écrit  pas  i 


42         CHAPITRE  !•'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

elle  est  instinctive  et  vole  de  bouche  en  bouche  ;  ou,  si 
elle  s'écrit,  c'est  dans  les  siècles  de  curiosité  érudile, 
par  les  soins  des  raffinés,  qui  vont  la  recueillant  çà  et 
là  sur  les  lèvres  du  peuple.  Le  lyrisme  grec  primitif  ne 
fut  sans  doute  jamais  recueilli.  Au  contraire,  les  poètes 
lyriques  savants  laissèrent  des  odes  que  l'antiquité  put 
lire  et  dont  les  débris  nous  sont  parvenus. 


IV 


Bien  que  toules  les  variétés  du  lyrisme  primitif  et 
spontané  ne  soient  pas  représentées  dans  le  lyrisme 
nouveau  et  littéraire,  comme  plus  d'une  forme  autre- 
fois simple  s*est  dédoublée  et  que  d'autres  sont  nées  par 
surcroît,  le  nombre  total  des  genres  lyriques  reste  con- 
sidérable, et,  devant  tous  ces  noms,  l'esprit  éprouve 
d'abord  quelque  confusion  ^  Sans  entrer  à  ce  sujet  dans 
de  longs  détails,  voici  quelques  faits  certains  et  quelques 
indications  nécessaires. 

Les  dillérences  de  rythme  et  de  mètre,  ou  celles  qui 
se  rapportent  à  l'exécution  musicale,  par  un  soliste  ou 
par  un  chœur,  ont  assurément  leur  importance  et  ne  doi- 
vent pas  être  négligées.  Mais  elles  sont  secondaires,  en 
définitive,  et  ne  peuvent  servir  qu'à  établir  des  subdivi- 
sions. Elles  ne  sont  qu'un  efl'et,  et  naissent  de  la 
nature  essentielle  de  l'inspiration,  c'est-à-dire  du  fond 
même  des  choses.  C'est  ce  fond  qu'il  s'agit  d'examiner 
pour  établir  une  classification  satisfaisante. 

Les  divers  genres  lyriques  correspondent  à  des  em- 
plois, à  des  besoins  différents.  Il  y  a  d'abord  une  divi- 
sion à  établir  entre  ceux  où  domine  une  inspiration 


1.  Passage  classique  sur  les  divisions  du  lyrisme:  Proclus,  Chrestih 
îfialh.,  8  (dans  Photius,  Biblioth.,  p.  319).  Cf.  PoUux,  IV,  53. 


LES  DIVERS  GENRES  LYRIQUES  43 

surtout  personnelle,  où  le  poète  se  met  franchement  en 
scène,  où  il  dit  ses  sentiments,  ses  passions,  ses  idées 
mêmes  en  tant  qu'elles  sont  bien  h  lui,  et  les  genres  où 
le  poète  n'est  que  l'interprète  de  tous,  le  porte-paroles 
d'une  foul(3  derrière  laquelle  il  s'efface  plus  ou  moins 
discrètement. 

Dans  le  premier  groupe,  celui  de  la  poésie  personnelle, 
des  différences  capitales  de  rythme  et  do  mètre  établis- 
sent une  distinction  bien  nette  entre  Télégie,  ordinaire- 
ment grave  et  parfois  sentencieuse,  la  poésie  iambique, 
satirique  et  agressive,  et  l'ode  lesbienne  ou  ionienne, 
qui  chante  la  passion  et  le  plaisir  ^ 

Dans  le  second  groupe,  celui  de  la  poésie  épidictique 
ou  d'apparat  (pour  prendre  un  terme  emprunté  à  la  rhé- 
torique grecque),  des  différences  analogues  de  fond  et  de 
forme  établissent  des  subdivisions  entre  les  genres.  — 
II  y  a  d'abord  ceux  qui  se  rattachent  au  culte  public:  les 
uns  monodiques,  comme  le  nome;  les  autres  exécutés 
toujours  ou  le  plus  souvent  par  des  chœurs,  comme  le 
pcan,  au  rythme  noble  et  grave;  leprosodion,  qui  accompa- 
gne la  marche  d'une  procession;  le  parthénée,  variété  du 
prosodion  ;  Xhyporchème^  au  rythme  vif  et  à  la  danse 
expressive;  le  dithyrambe^  au  chœur  circulaire  et  tumul- 
tueux. Tous  ces  chants,  essentiellement  consacrés  aux 
dieux,  s'appellent  d'un  nom  générique  des  hymnes.  Mais 
plus  tard  l'hymne  change  d'emploi  et  en  vient  à  célé- 
brer aussi  de  simples  héros,  puis  des  hommes.  —  De  là 
de  nouveaux  genres,  dont  le  plus  célèbre  est  Vépinicie 

1.  Avfic  la  plupart  des  modernes,  je  rattache  à  la  poésie  lyrique 
TÉlégic  et  l'ïambe,  qui,  pendant  longtemps,  ne  s'en  distinguèrent 
pas  essentiellement.  Mais  il  convient  d'ajouter  que  les  Grecs  réser- 
vaient le  nom  de  poésie  lyrique  ({léXo;,  {isXtxr,  7roiT,<ii;)  à  la  chanson 
d'une  part  et  de  l'autre  à  la  grande  poésie  monodique  et  chorale, 
c'est-à-dire  à  des  formes  de  poésie  plus  complètement  et  plus  riche- 
ment musicales.  L'Élégie  et  l'ïambe  (surtout  le  trimétre  iambique), 
étaient  d'une  structure  trop  simple,  pour  admettre  une  mélodie  variée. 


44         CHAPITRE  1".  —  ORIGINES  DU   LYRISME 

(sTTivîxiov  a<7[i.a),  c'cst-à-dirc  le  chant  de  victoire  en  Tlion- 
neur  des  vainqncurs  aux  jenx  publics;  d'autres  n'ont 
guère  de  nom  qui  leur  soit  tout  à  fait  particulier  et  sont 
habituellement  désignés  par  le  nom  générique  iVe?icO' 
mîo)i^  qui  s'applique  proprement,  selon  Tétymologic,  h 
toutes  les  sortes  d'hymnes  destinés  à  étrcî  chantés  après 
un  festin,  dans  le  comas  iïxinçi  fête  solennelle,  ordinaire- 
ment en  riionneur  du  riche  personnage,  roi,  prince  ou 
noble,  qui  donne  la  fêle.  Il  y  eut  des  oicomia  pour  des 
occasions  1res  variées  :  jours  de  naissance,  deuils,  ma- 
riages; ce  furent  des  formes  nouvelles  et  savantes  de 
l'ancien  Ihrèiie,  de  l'ancien  hyménée,  d'origine  populaire 
et  déstructure  plus  simple.  Peu  à  peu,  par  une  extension 
naturelle  du  sens  primitif,  le  nom  à'enconiiou  on  vint  à 
désigner  tous  les  chants  consacrés  à  la  vie  humaine, 
quelle  qu'en  fût  l'occasion,  et  le  mot  iVIn/mnc  revint 
alors  à  son  sens  primitif  :  il  désigna  de  préférence  les 
chants  en  Thonneur  d(»s  dieux  ^  Mais  celle  acception 
techm'que  et  limitée  est  de  date  assez  récente.  Dans  Tan- 
liquilé  classique,  les  épinicies  de  Pindare,  ses  chanis  de 
deuil  et  ses  enconiia  de  toute  sorte  s'appelh'Ul  des  In/mufn. 
On  voit  assez,  par  C(ît  aperçu  même,  qu'il  ne  faut  pas 
j>rendrc  toutes  ces  «listinctions  trop  à  la  lettre,  ni  croire 
qu'entre  chaque  subdivision  (surtout  dans  la  poésie  cpi- 
dictique)  il  y  eût  comme  une  barrière  infranchissable.  Le 
mouvement  de  la  pensée  et  la  vie  même  de  l'art  ont  sans 
cesse  modifié  ces  divers  genres,  rapprochant  ceux  qui 
étaient  séparés  et  séparant  ceux  (|ui  élaient  voisins. 
Même  les  différences  fondées  sur  l'exéculion,  monodiijue 
ou  chorale,  ne  sont  pas  stables.  (Vest  ainsi  que  le  nome  a 
fini  par  devenir,  au  v*"  siècle,  une  manière  de  drame; 
que  le  péan,  suivant  Proclus,  a  (|uel(|uefois  été  chanté 
[)ar  une  seule  voix,  non  par  un  clueur;  (|ue  le  chant  de 

1.  Proclus  (ap.  Phnt.),  Chreslum.  13. 


SUCCESSION  CHRONOLOGIQUE  DES  GENRES     4b 

table,  simple  chanson  à  Lcsbos,  devient  chez  Pindare  un 
hymne  clioral  à  grand  apparat  ;  que  le  dithyrambe, 
après  avoir  enfanté  la  tragédie,  a  subi  à  son  tour  Tin- 
llucncc  dii  genre  sorti  de  lui,  et  est  devenu  dramatique 
sans  se  confondre  avec  la  tragédie  proprement  dite.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'attacher  avec  trop  de  rigueur  à  des 
classifications  qui,  s'appliquant  à  des  choses  vivantes,  ne 
peuvent  jamais  correspondre  avec  une  exactitude  absolue 
à  la  réalité.  Mais,  à  prendre  les  choses  d'un  peu  haut, 
elles  sont  assez  exactes  pour  guider  l'esprit  et  Torienter. 

L'histoire  du  lyrisme  grec,  c'est  Thistoire  de  l'avéne- 
ment  successif  de  ces  divers  genres,  jusque-là  populaires 
et  anonymes,  au  grand  jour  de  la  perfection  littéraire, 
et  le  récit  des  modifications  graduelles  qui  les  mènent 
ensuite,  à  travers  des  tâtonnements  et  des  péripéties, 
jusqu'à  ce  vif  éclat  final  qui  précède  de  peu  le  déclin. 

L'ordre  à  suivre  dans  cette  étude  ne  saurait  être  ni 
purement  chronologique  ni  exclusivement  fondé  sur  la 
distinction  des  genres.  C'est  la  chronologie  qui  doit  en 
faire  le  fond,  mais  avec  quelque  liberté  qui  ajoute  à  la 
clarté  de  l'exposition  sans  altérer  les  rapports  vrais  des 
choses. 

La  poésie  religieuse  monodique  est  la  première  qui 
sorte  de  l'obscurité  indistincte  des  créations  populaires 
ou  tout  à  fait  archaniues  pour  mettre  en  lumière  des 
noms  et  des  œuvres.  Le  nome  s'organise  d'abord.  Tor- 
pandre,  Clonas,  Olympos,  d'autres  encore,  sont  les  prin- 
cipaux de  ces  vieux  musiciens-poètes  à  qui  la  Grèce  du 
v^  et  du  !V®  siècle  rapportait  les  plus  anciennes  œuvres 
lyriques  qu'elle  eût  conservées.  Ils  sont  fort  mal  connus. 
On  ne  trouve  guère  à  recueillir  sur  leur  compte  que  des 
traditions  dont  beaucoup  sont  vagues  ou  contradictoires. 
Quelques-uns  peut-être  ne  sont  que  des  noms,  des  per- 
sonnages mythiques.  L'œuvre  de  cette  première  période, 
plus  musicale  que  poétique,  et  exclusivement  religieuse, 


46        CHAPITRE  1*'.  —  ORIGINES  DU  LYRISME 

n'en  a  pas  moins  exercé  une  grande  influence  sur  toul 
ce  qui  a  suivi.  C'est  par  elle  qu'il  faut  commencer. 

Après  ces  débuts,  si  Ton  ne  regardait  qu'à  l'affinité  do 
l'inspiration  et  à  l'influence  directe  des  talents  les  uns 
sur  les  autres,  il  serait  peut-être  naturel  de  passer  à 
l'histoire  de  la  grande  poésie  d'apparat.  Mais  la  poésie 
personnelle  doit  d'abord  attirer  nos  regards,  pour  deux 
raisons  :  elle  arrive  plutôt  à  la  perfection,  et  elle  se  fixe 
presque  d'emblée  dans  ses  traits  définitifs.  Tandis  que 
la  grande  poésie  épidictique  va  sans  cesse  se  développant 
et  s'enrichissant,  l'élégie,  Tiambe,  la  chanson  amoureuse 
atteignent  presque  du  premier  coup  une  forme  parfaite 
et  ne  se  modifient  plus  que  selon  la  diversité  acciden- 
telle des  génies  individuels,  mais  non  par  suite  d'une 
évolution  intime  et  continue  du  genre  lui-même.  Nous 
étudierons  donc,  aussitôt  après  la  période  archaïque  du 
nome,  d'abord  l'élégie,  puis  l'iambe,  puis  l'ode  amou- 
reuse et  légère,  en  rattachant  à  chacun  de  ces  chapitres 
tous  les  noms  qui,  depuis  le  vu'*  siècle  jusqu'au  début  du 
v«,  méritent  en  chaque  genre  do  retenir  l'attention. 

Nous  reviendrons  alors  aux  débuts  de  la  poésie  épidic- 
tique proprement  dite,  presque  toute  chorale,  mais  si 
variée,  si  libre  d'allure,  si  brillante,  et  qui,  de  Thalétas 
à  Àlcman,  d'Alcman  à  Stésichore,  deStésichore  à  Pindare, 
suit  une  voie  de  progrès  ininterrompu.  Ces  quatre  noms 
marquent  les  phases  principales  de  cette  histoire.  La 
première  est  celle  des  débuts  encore  obscurs  et  surtout 
religieux;  la  seconde,  celle  des  premières  œuvres  dura- 
bles; la  troisième,  celle  de  la  maturité  commençante; 
la  quatrième  enfin,  celle  de  la  perfection  la  plus  haute 
à  laquelle  la  poésie  lyrique  grecque  se  soit  élevée  :  elle 
brille  surtout  dans  lencomion,  et  spécialement  dans  l'é- 
pinicie,  où  s'unissent  à  la  fois  tout  l'éclat  d'un  art  en 
pleine  possession  de  ses  ressources  et  la  hauteur  de  gé- 
nie des  plus  grands  poètes. 


GÉOGRAPHIE  DES  DIVERS  GENRES  47 

Les  trois  principales  races  grecques  ont  leur  rôle  dis- 
tinct dans  la  formation  du  lyrisme.  L'iouie,  qui  accueille 
l'art  de  l'Asie  et  en  particulier  la  flûte  phrygienne,  in- 
vente l'élégie  et  Tiambe.  L'éolienne  Lesbos,  qui  produit 
à  la  fois  Terpandre,  Arion,  Alcée,  Sappho,  est  la  patrie 
des  citharèdes.  La  dorienne  Laccdémone  n'invente  rien, 
mais,  par  sa  vie  politique  et  religieuse,  elle  développe 
si  bien  les  germes  apportés  du  dehors  que  ceux-ci,  jus- 
que-là peu  féconds,  y  produisent  des  fruits  tout  nou- 
veaux, et  que  le  Péloponnèse,  grâce  à  elle,  semble  d'a- 
bord la  patrie  privilégiée  de  la  poésie  chorale. 

Peu  à  peu,  cependant,  les  genres  se  mêlent  un  peu 
partout.  Quel  qu'ail  élé  le  lieu  de  naissance  de  chacun 
d'eux,  il  devient  promptement  une  partie  du  patrimoine 
commun  de  toute  la  race  hellénique.  On  chante  partout 
des  nomes,  des  péans,  des  hyporchèmes  ;  Ioniens  et 
Doriens  cultivent  l'élégie  à  tour  de  rôle  ;  la  chanson  de 
table  fait  le  tour  du  monde  grec.  Les  pèlerinages  célè- 
bres, comme  celui  de  Délos,  les  grands  jeux  nationaux, 
avec  leurs  fêtes  musicales  et  lyriques,  rendent  les  échan- 
ges incessants. 

De  même,  un  poète  ne  s'enferme  pas  toujours  stricte- 
ment dans  un  genre  déterminé.  Un  élégiaque  fait  des 
iambes  ;  un  poète  de  chansons  fait  des  hymnes. 

Et  cependant  toute  distinction  ne  disparaît  pas  pour  cela 
entre  le  génie  des  diverses  races  grecques,  non  plus 
qu'entre  les  aptitudes  des  individus.  L'élégie  n'est  pas 
traitée  de  la  même  manière  en  lonie  et  chez  les  Doriens. 
Tel  poète,  qui  a  pratiqué  différents  genres,  reste  cepen- 
dant, aux  yeux  de  la  postérité,  le  représentant  par  ex- 
cellence d'un  seul  d'entre  eux  :  Solon,  malgré  ses  iambes, 
est  avant  tout  un  élégiaque;  Pindare  lui-même,  malgré  la 
variété  de  ses  chants  lyriques,  était  déjà  dans  l'antiquité 
le  poète  incomparable  des  épinicies.  En  étudiant  chaque 
poète,  nous  le  laisserons  à  la  place  que  lui  assigne  le 


48        CHAPITRE  1''.  —  ÔKIGINES  bU   LYRISME 

caractère  général  do  ses  créations,  sans  nous  astreindre 
à  ne  pas  parler  en  même  temps  de  celles  do  ses  œuvres 
qui  se  rattachent  à  un  autre  type.  Pour  chacun  dVux, 
d'ailleurs,  nous  parlerons  surtout  de  co  qui  forme  son 
originalité,  sans  attacher  trop  d'hnporlanre  à  ce  qu'il  a 
fait  après  d'autres  et  comme  d'autres. 


CHAPITRE  II 


LK     NOMK     ANCIKN 


niBLIOGRAPHlE 

Les  rares  fragments  qui  nous  restent  des  premiers  jwètes 
lyriques  grecs  ont  été  recueillis  par  Bergk,  dans  le  premier 
volume  de  ses  Poetœ  lyrici  grœci,  4»  édition,  Leipzig',  1878. 
Toutes  les  citations  des  lyriques, dans  les  pages  qui  vont  sui- 
vre, se  rapportent  à  l'ouvrage  de  Ber>,'k.  La  pagination  de  la 
4*  édition  n'étant  pas  la  mémo  que  celle  des  précédentes,  j'in- 
dique, en  cas  de  besoin,  celle  de  la  3°  entre  parenthése^î.  Les 
chiffres  des  fragments  sont  identiques.  —  Bergk  a  publié  en 
outre,  dans  la  petite  Bibliothèque  Teubner,  une  Antholoyia 
lyrica  (1883),  qui  donne  tous  les  textes  essentiels  de  la  grande 
édition  sans  appareil  critique,  avec  les  mêmes  chiffres. 

A  signaler  encore  la  très  utile  Anthologie  aus  den  Lyrikern  der 
Griechen,  de  E.  Buchholz,  4^  édition,  Leipzig,  1886-1887  (avec 
notes  et  introductions  en  allemand). 

Les  travaux  de  Bergk  ont  fait  oublier  la  grande  édition  de 
Schneidewin,  Dclectus  pocsis  GraBcorum  elegiacœ^  tambicœ,  mclicsB, 
3  voL  Gôttingen,  1838-1839. 


IJist.  de  la  Litt.  gr«cqne.  —    V.   II. 


50  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 


SOMMAIRE 


Introdaclion.  —  I.  Déûnition  da  nome;  ses  origines  avant  Torpan- 
dre.  —  II.  Développement  de  la  musique  en  Asie;  Olympos.  — 
III.  Terpandre  et  les  progrès  de  la  cithare  ;  le  nome  citharédîque. 
—  IV.  Nomes  aulédiques  de  Clouas;  ses  disciples.  —  V.  Coup 
d'œil  sur  les  destinées  ultérieures  du  nome. 


Le  plus  ancien  poèlo  lyrique  dont  il  soit  resté  un 
souvenir  précis  est  Eumélos  do  Corinthe,  connu  aussi 
comme  poète  épique  ^  11  avait  composé,  dit-on,  pour  les 
Messénicns,  un  prosodion  en  hexamètres  destiné  à  une 
procession  de  Délos  *.  Pausanias,  à  qui  nous  devons  ce 
renseignement,  en  cite  deux  vers  : 

Car  Zeus  Ithomien  chérit  la  Muse  à  la  pure  cithare  et  à  la 
libre  sandale  '. 

On  voit  que  le  chant  d'Ëumélos  était  accompagné  de  la 
cithare.  L'emploi  de  l'hexamètre  dans  un  prosodion 
prouve  Tanciennelé  du  poème.  On  considère  en  général 
Eumélos  comme  antérieur  à  Terpandre.  Quoi  qu'il  en  soit, 
s'il  vécut  avant  Terpandre,  il  ne  fut  qu'un  précurseur. 

Les  véritables  fondateurs  du  lyrisme  grec,  aux  yeux 
des  anciens,  sont  Olympos,  Terpandre  et  Clonas.  Olym- 
pos est  Phrygien;  Terpandre  est  de  Lesbos,  mais  vit  à 
Sparte;  Clonas  est  Arcadien  ou  Béotien.  Tous  trois  font 

t.  Cf.   t.  I.  p.  452. 

2.  Paus.  IV.  33,  3,  et  IV,  4,  2. 

3.  Bergk,  Lyr,  gr.  (4»  éd.)  t.  III,  p.  6  (811).  Le  dernier  mot  est 
obscur.  Cela  veut-il  dire  que  la  procession  se  compose  d'hommes 
libres? 


INTRODUCTION  51 

des  nomes  ;  mais  Terpandre,  joueur  de  cithare  et  poète, 
compose  des  nomes  citliarédiques,  c'est-à-dire  chantés 
avec  accompagnement  de  cithare;  Clonas  et  Olympes  sont 
des  flûtistes  :  l'un  compose  surtout  des  nomes  aulédi- 
qucs,  c'est-à-dire  où  la  flûte  soutient  la  voix  d'un  chan- 
teur; l'autre  des  nomes  aulétiques,  c'est-à-dire  pour  la 
flûte  seule.  Tous  trois  vivent  à  peu  près  en  même  temps. 
Ensemble,   ils  personnifient  la  révolution  qui,  vers  la 
fin  du   VI !!•  siècle  et  le  début  du  vu®,  amène  le  nome, 
sous  ses  trois  formes  principales,  à  la  vie  littéraire  et 
artistique.  Il  est  clair  que  toute  cette  histoire  est  en 
partie  légendaire  et  que  l'imagination  grecque,  ici  comme 
partout,  a  introduit  dans  le  tableau  du  passé  plus  de  sim- 
plicité, plus  de  symétrie  et  plus  de  netteté  que  la  réalité 
n'en  comportait;  trois  ou   quatre  noms  résument  une 
foule  de  faits.  Pour  l'historien  moderne,  il  s'agit  de  dé- 
mêler ce  que  résument  ces  noms,  dont  la  signification  est 
en  partie  symbolique,  même  quand  ils  se  rapportent  à  des 
personnages  réels.  C'est  là  une  étude  difficile  et  obscure. 
Les  faits  positifs  sont  rares  et  les  œuvres  manquent. 
Il  ne  reste  que  des  traditions  douteuses,  des  combinai- 
sons édifiées  par  les  anciens  eux-mêmes  sur  des  fonde- 
ments parfois  fragiles,  el  des  systèmes  qui  se  contredi- 
sent. Au  milieu  de  tant  de  confusions  et  d'incertitudes, 
on  ne  peut  viser  qu'à  présenter  un  tableau  d'ensemble  où 
les  grandes  lignes  ne  s'écartent  pas  trop  de  la  réalité 
probable,  mais  il  serait  tout  à  fait  vain  de  chercher  une 
précision  que  la  nature  même  du  problème  rend  impos- 
sible à  atteindre  et  qui,  suivant  une  profonde  remarque 
de  l'historien  Ephore,  serait,  en  des  matières  si  antiques, 
une  marque  d'erreur  plutôt  que  de  vérité  *. 

1.  En  dehors  des  chapitres  très  étendus  consacres  au  lyrisme  dans 
les  histoires  générales  soit  de  la  littérature  grecque  (Bernhardy,  O. 
MiiUer,  Bergk,  Sittl,  etc.)*  soit  de  la  poésie  grecque  (Ulrici,  Bode), 
on  pourra  consulter  deux  travaux  d'ensemble  sur  le  lyrisme  :  celui 


5^  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 


El  (rabt-rcJ,  quest-cc  que  le  nome? 

Le  uorne  (v6[i.o;)  tirait  son  nom,  suivant  l'opinion  la 
plus  généralement  adoptée  dans  Tantiquilé,  de  la  régu- 
larité de  sa  structure  :  «  Dans  chaque  nome,  en  effet,  dit 
Fauteur  du  De  Musica  S  on  gardait  jusqu'au  bout  le 
même  rythme;  do  là  vient  le  nom  du  genre.  »  Cette  ex- 
plication est  encore  celle  qui  prévaut  aujourd'hui.  Elle 
n'en  vaut  pas  mieux  pour  cela.  Ce  n'est  probablement 
qu'une  interprétation  arbitraire  et  fausse  du  mot  v6[jlo;  *. 
A  Tépoque  où  ce  terme  fut  mis  en  usage,  la  régularité 
rythmique  et  mélodique  n'était  évidemment  pas  une  ex- 
ception et  ne  pouvait  être  la  marque  distinçtive  d'un  genre^ 
Ensuite  vooo;,  pendant  fort  longtemps,  a  plutôt  signiOé 
coutume  que  loi.  On  pourrait  être  tenté  de  croire  que  ce 
nom  servit  Ji  désigner  l'hymne  accoutumé,  traditionnel, 
par  où  s'ouvrait  la  cérémonie  du  sacrifice.  Mais  il  est 
probable  que  le  sens  du  mot  est  plus  vague  encore  et 
plus  général,  et  qu'on  entendait  simplement  par  v6(i.oç, 
à  l'origine,  une   «  manière  de  chanter  »,   un  air  *.   Le 

de  M.  Flach,  Geschichte  (fer  Griech.  Lyrik  (Tiibingen,  1884),  ouvrage 
i^avanl  et  personnel,  avec  trop  de  hardiesse  à  imaginer  ;  et  la  con- 
sciencieuse étude  de  M.  Nageot te, //w/oir<?  de  la  poésie  lyrique  grecque ^ 
2  voL.Oarnier,  1888-1889. 

\.  l*iut.,  de  Mus.,  c.  6.  Cf.  Proclus,  Chrcstom.,  14  (dans  Photius,  Bi- 
bli'ïUi.,  p.  319)  ;  Suidas,  v.  N6|io;. 

2.  Citons  pour  mémoire  une  autre  opinion  rapportée  par  Proclus 
{ibid.  13)  d'après  laquelle  le  nome  tirerait  son  nom  d'Apollon  N(S|iio;; 
et  aussi  la  fantaisie  étymologique  qu'on  trouve  dans  les  Problèmes 
d'Aristote  (XIX,  28)  :   ôti  wp\v  èuîo-TadOai  Ypd(|i|jLaTa  r,5ov  xoù;    v6|jLoy; 

3.  Westphal  (t.  II, p.  211)  dit  que  ce  nom  de  v6|io;  adù  venir  de  la 
forme  régulière  qui  distinguait  cet  hymne  poétique  et  musical  du 
langage  ordinaire  et  familier.  L'explication  ainsi  amendée  est  plus 
acceptable,  mais  elle  est  encore  plus  que  douteuse. 

4.  N/j|xo;  me  parait  être  un  mot  dont  le  sens  a  subi  des  altérations 
analogues  à  celles  du  mot  grec  Tp6iroct  «  manière  d'être  »  et  «  mode 


DÉFINITION  ^3 

nomo  serait  donc,  au  point  de  vue  étymologique,  un 
«  air  »,  et,  dans  un  sens  plus  restreint,  un  air  religieux. 
En  fait,  c'est  un  hymne  liturgique  exécuté  par  un  soliste 
en  Thonneur  d'un  dieu  K  Quel  dieu?  Suivant  Proclus,  ce 
dieu  était  spécialement  Apollon.  Comme  le  nome  a  sur- 
tout fleuri  en  pays  dorien,  et  qu'Apollon  était  le  dieu 
dorien  par  excellence,  il  est  possible  qu'en  effet  les  no- 
mes fussent  surtout  des  compositions  apolliniennes. 
Mais  cette  affirmation  n'a  peut  être  pas  d'autre  fonde- 
ment que  l'étymologie  ridicule  tirée  du  nom  d'Apollon 
Noaio;,  et,  en  fait,  nous  voyons  que,  dès  le  commence- 
ment do  la  littérature  lyrique,  on  fit  des  nomes  en  l'hon- 
neur de  Zeus,  d'Ares  ou  d'Athéné  aussi  bien  que  d'Apol- 
lon. 

L'origine  du  nome  est  évidemment  fort  ancienne.  Les 
Grecs  attribuaient  certains  de  leurs  nomes  à  Philammon*: 
c'est-à-dire  que  l'invention  de  ce  genre  de  poésie  se  con- 
fondait à  leurs  yeux  avec  les  origines  mythiques  de  leur 
civilisation  et  de  leur  art.  Le  mot  apparaît  pour  la  pre- 
mière fois  dans  l'hymne  à  Apollon  Délien  ^   Mais  les 


musical  »,  ou  de  rallemand  weise,  «  manière  d'être  o  et  «  air  de 
musique  ».  (Comparez  en  français  les  divers  sens  du  mot  air.  Mais 
yh\LO(;  prétait  aux  jeux  de  mots,  et  le  vrai  sens  a  été  vite  oublié  ou 
méconnu.  —  Le  mot  v6{io;,  dans  AIcman,  fr.  67,  Pindare,  Ném.  V,  46, 
Téiestes,  cité  par  Athénée,  XI V,  617  B,  se  traduirait  mieux  par  air 
que  par  toute  autre  expression.  II  a  gardé  le  même  sens  dans  Thu- 
cydide. V,  69  (tcoXe^iixoI  viptoi)  et  dans  Xénophon,  Anab,  V,  4,  17. 
Suidas  lui-même  l'interprète  :  Tp6«o;  ttî;  pieXwîta;. 

1.  Le  nome  ne  devint  choral  que  beaucoup  plus  tard,  au  v«  siè- 
cle :  voftouç  TcpûToç  (mss.  itptoTovç)  Y^aev  âv  x^P^  ^^^  xiOapa  Ti(i66eoc. 
Clem.  Strom,  I,  308. 

î.  Plut.  De  Mus.,  c.  5.  Cf.  Suidas,  v.  Tépwavîpoç. 

3.  Au  V.  20  :  TlavTyiYap  toi,  <1»oî6£.  v6|ioç  peSXi^aTat  wîfj;,  suivant  les 
msR.  Le  texte  est  fort  altéré.  T^a  correction  la  plus  vraisemblable  est 
v4|ioi  p-6Xr,aT*  oLfiKhi^;^  {uhiquf*  tihif  Phœ.be,  modi  jaciehnnlur  cantilenœ). 
Les  éditeurs  considèrent  avec  raison  ce  vers  et  les  suivants  comme-, 
résultant  d'une  interpolation  :  c'est  une  citation  mal  à  propos  intro- 
duite dans  le  texte,  mais  une  citation  probablement  fort  ancienne. 


5i  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

vieux  hymnes  liturgiques  d  où  Tépopée   devait  sortir 
s'appelaient  probable: nent  déjà  des  nomes.  L*avénemcnt 
do  la  poésie  épique  ne  fit  pas  disparaître  le  nome,  mais, 
pendant  plusieurs  siècles,  il  en  fut  comme  éclipsé.  L'é- 
popée, franchement  narrative,   n*avait  pas  besoin  d*un 
accompagnement  musical  développé.   L'antique  cithare 
achéenno,  avec  ses  quatre  cordes,  lui  suffit  longtemps, 
jusqu'au  jour  où  le  poète  s'affranchit  tout  à  fait  de  la 
musique  et  osa  demander  h  la  seule  récitation  de  faire 
valoir  ses  vers.  Le  nome,  au  contraire,  par  sa  nature 
lyrique,  restait  commeenchainé  à  la  cithare.  Il  subissait 
donc  les  conséquences  de  la  faiblesse  de  celle-ci,  et  ne 
pouvait  arriver  à  un  entier  épanouissement  que  par  une 
réforme  de  la  cithare  elle-même  et  un  progrès  musical 
décisif.  Jusque-là  il  devait  rester  gauche  et  raide,  inca- 
pable de  donner  l'essor  aux  principes  de  lyrisme  qu'il 
recelait. 

Nul  doute  que  le  nome  immédialement  antérieur  à 
Terpandre  ne  fût  resté  assez  semblable  aux  chants 
semi-lyriquos  et  semi-épiques  dont  l'épopée  élait  sortie. 
Il  avait  la  même  espèce  de  vers,  l'hexamètre  dactyli- 
que,  alors  encore  prédominante  dans  tous  les  genres 
solennels  (comme  on  le  voit  par  le  fragment  d'Eu- 
mélos  cité  plus  haut)  ;  et,  tout  en  donnant  peut-être  au 
récit  un  peu  plus  de  place  en  raison  des  exemples  de 
l'épopée,  il  devait  avoir  gardé  les  vieilles  formules  d'in- 
vocation et  de  prière.  Ce  n'est  pas  qu'une  certaine  am- 
pleur lui  fît  défaut.  Selon  toute  apparence,  le  nome  le 
plus  ancien  se  divisait  en  plusieurs  parties  :  Terpandre 
en  accrut  le  nombre,  mais  ne  créa  pas  cette  division  de 
toutes  pièces.  Ces  parties,  appelées  probablement  àp^^)) 
ô^açaXoç,  cçpayiç  *,  devaient  correspondre  au  dévelop- 


1.  Ce  sont  là  en  effet  les  noms  des  trois  parties  fODdamentales  dans 
la  septuple  division  de  Terpandre. 


ORIGINES  55 

pemcnt  d'une  série  d^émotions  difTérentes  :  c'étaient  pro- 
prement une  invocation,  un  récit  épique,  une  prière. 
On  voit  sans  peine  ce  qu'un  pareil  cadre  pouvait  offrir 
(le  ressources  à  l'art  des  musiciens.  La  diversité  des 
modes  et  des  genres,  celle  des  rythmes  aussi,  y  avaient 
leur  place  marquée  d*avance,  et  l'invention  mélodique 
pouvait  s'y  donner  carrière.  Mais  il  fallait  pour  cela  que 
l'emploi  do  ces  modes  et  de  ces  genres  fût  réglé  par  la 
théorie  et  par  la  pratique,  et  que  les  instruments  fus- 
sent capables  de  s'y  prêter.  La  poésie,  après  Tépopée, 
n'avait  plus  rien  d'essentiel  à  acquérir.  Mais  il  n^en  était 
pas  de  même  de  la  musique,  jusque-là  renfermée  dans 
le  cadre  étroit  des  chants  populaires.  Auviii®  siècle  seu- 
lement, elle  brise  ses  liens.  Alors  pour  la  première  fois, 
soit  qu'elle  continue  à  animer  la  voix  d'un  chanteur, 
soit  qu'elle  s'en  tienne  au  jeu  isolé  d'un  instrument,  elle 
déploie  une  richesse  de  moyens  inconnue  jusque-là;  elle 
s'égale  presque  à  la  poésie,  et  devient  une  des  formes 
les  plus  hautes  de  l'art  national. 

Il  était  naturel  que  cette  révolution  musicale  s'accom- 
plit d'abord  dans  le  nome,  toujours  exécuté  par  un  so- 
liste, c'est-à-dire  par  un  musicien  de  profession.  Les 
chanteurs  collectifs  d'un  péan  ou  d'un  hyporchème  pou- 
vaient être  pris  parmi  les  premiers  venus.  Le  soliste  du 
nome,  à  la  fois  chanteur  et  joueur  de  cithare,  devait  être 
souvent  un  virtuose  K 

L'honneur  de  cette  transformation  appartient  à  Lesbos, 
et,  ici  encore,  la  raison  des  faits  est  facile  à  voir.  C'est 
à  Lesbos,  suivant  la  légende,  que  la  tète  d'Orphée,  pous- 
sée par  les  flots,  avait  enfin  trouvé  le  repos.  En  d'au- 
tres termes,  l'éolienne  Lesbos  était  l'héritière  de  Tanti- 
que  tradition  nationale  personnifiée  dans  Orphée.  Mais 
la  situation  géographique  de  cette  tle,  à  deux  pas  de  la 

1.  Cf.  Aristote,  ProbL,  XIX,  15. 


56  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

cote  d'Asie,  l'avait  soumise  à  d'autres anfluenccs.  En 
incinc  temps  qu'elle  gardait  la  tradition  éolo-doriennc, 
elle  subissait  Je  contact  de  l'Asie  Mineure,  où  une  véri- 
table révolution  musicale  achevait  de  s'accomplir  au 
vin®  siècle.  Le  rôle  de  Lesbos  fut  d'en  profiter  d'abord 
pour  son  compte,  ensuite  de  la  faire  connaître  à  la 
Grèce  continentale.  Pour  s'expliquer  Terpandre,  il  est 
nécessaire  de  revenir  en  quelques  mots  sur  l'histoire  de 
la  musique  en  Asie  Mineure  pendant  la  période  qui  suit 
l'épanouissement  de  l'épopéo  et  qui  précède  celui  du 
nome. 


II 


C'est  le  moment  où  Tlonie  historique  s'organise.  Les 
vieilles  familles  royales  d'origine  achéenne  ont  disparu 
peu  à  peu^  Les  gouvernements  aristocratiques  ou  même 
démocratiques  se  fondent.  Sur  toute  la  côte,  les  villes  se 
multiplient  et  grandissent,  de  plus  en  plus  actives, 
commerçantes,  peuplées,  très  ouvertes  aux  influences 
étrangères  et  très  curieuses  de  toutes  les  nouveautés. 
Or,  à  côté  d'elles,  de  grandes  civilisations  asiatiques 
arrivent  justement  alors  à  un  vif  éclat.  La  Plirygie  et 
la  Lydie,  toutes  voisines  des  cités  grecques,  en  rela- 
tions constantes  avec  elles,  forment  alors  deux  royaumes 
qui  ont  le  prestige  de  la  force  et  de  la  richesse.  Là  des 
rois  puissants  vivent  dans  des  palais  pareils  à  des  for- 
teresses, où  s'accumulent  d'immenses  trésors.  C'est  de 
la  Phrygie  qu'était  venue  en  Grèce  la  légende  du  riche 
Pélops  ;  au  vin®  siècle,  le  roi  phrygien  Midas,  selon  les 
récils  grecs,  change  en  or  tout  ce  qu'il  touche.  Quant  à 
laJLydie,  longtemps  avant  d'être  le  royaume  de  Crésus, 
elle  est  celui  de  Gygès,  non  moins  célèbre  pour  ses  tré- 
sors ;  de  tout  temps,  elle  est  le  pays  du  Pactole.  Midas 
et  Gygès  avaient  envoyé  des  offrandes  à  Delphes,  el,  du 


MUSIQUE  EN  ASIE  57 

temps  d'Hérodote  encore,  on  en  admirait  la  splendeur  *. 
Des  cultes  nationaux,  entourés  d  une  pompe  barbare, 
apparaissaient  aux  yeux  des  Grecs  et  s'introduisaient 
parmi  eux.  Cybèle,  la  grande  déesse  du  Bérécynthe,  fut 
phrygienne  avant  d'être  grecque.  Les  fêtes  de  ces  dieux 
se  célébraient  avec  un  éclat  étrange;  la  musique  y 
jouait  un  rôle  important.  On  chantait  aussi  dans  les  fes- 
tins. Partout,  dans  les  temples  comme  à  la  table  des 
rois  et  des  grands,  des  instruments  plus  sonores  et  plus 
riches  que  ceux  de  la  Grèce  remplissaient  les  âmes 
d'enthousiasme  et  de  volupté.  C'était  la  pectis^  aux  cor- 
des nombreuses  et  aux  sons  aigus  ;  c'était  surtout  la 
flûte,  non  plus  la  mince  et  faible  flûte  de  l'Ârcadie  ou 
de  laBéotie^  formée  d'un  roseau,  etqui  n'était  guère  plus 
puissante  que  la  syrinx  des  pâtres,  mais  la  grande  flûte 
phrygienne,  taillée  dans  les  buis  du  mont  Bérécynthe, 
épaisse  et  forte,  et  qui  remplissait  Tair  de  ses  gémis- 
sements -  ;  ou  encore  la  flûte  lydienne,  capable  de  riva- 
liser avec  les  sons  aigus  de  la  peclis,  de  chanter  comme 
les  jeunes  filles  et  les  enfants,  avec  des  notes  hautes 
tantôt  perçantes,  tantôt  pures  et  délicates.  Ces  instru- 
ments si  nouveaux  amenaient  avec  eux  leur  cortège  d'airs 
locaux,  de  gammes  traditionnelles,  non  moins  inconnues 
aux  Grecs,  et  non  moins  capables  d'agir  sur  leurs  âmes: 
le  mode  phrygien,  qui  inspirait  une  sorte  do  délire 
mystique;  le  mode  lydien,  plein  de  grâce;  le  genre  en- 
harmonique, avec  la  puissance  expressive  et  troublante 
de  ses  mélodies. 

La  Grèce  d'abord  se  révolta  contre  cet  art  si  difl'érent 
du  sien.  Apollon,  le  dieu  de  la  cithare,  provoqua  le  sa- 
tyre Marsyas,  joueur  de  flûte,  le  vainquit  et  le  châtia 
cruellement;    Athéné  elle-même  trouvait  le  satvro  fort 


1.  llôrod..  IJ4. 

i.  Athéuce,  IV,  p.  176,  E  et  suiv. 


58  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

laid  quand  il  soufflait  dans  la  flûte,  les  joues  gonflées  et 
déformées.  L'invasion  de  l'art  nouveau  continua  cepen- 
dant, lente  sans  doute,  mais  irrésistible.  Apollon  et  Athéné, 
pour  éviter  de  s'avouer  vaincus,  durent  passer  du  côté 
de  l'ennemi.  On  finit  par  dire  qu'Apollon  avait  inventé  la 
flûte*,  cl  Athéné  l'espèce  de  mentonnière  dont  les  flûtis- 
tes s'entouraient  lobas  des  joues  ^.  L*Ionie  était  conquise. 
Au  temps  d'Homère^  la  cithare  dominait  sans  conteste  : 
la  flûte  ne  parait  dans  V Iliade  que  comme  un  instrument 
tout  à  fait  populaire,  à  côté  delà  syrinx.  A  la  fin  du  viii® 
siècle,  la  flûte  agrandie  et  perfectionnée  est  devenue  la 
rivale  de  la  cithare  :  elle  anime  toutes  sortes  de  cérémo- 
nies religieuses  ou  profanes,  et  suscite  l'élégie  ^.  Bientôt, 
au  lieu  de  lutter  contre  lacithare,  elle  s'associe  avecelle, 
et  dans  les  grands  poèmes  lyriques  du  vi®  siècle  les  deux 
instruments  s'unissent  pour  charmer  les  auditeurs  des 
Simonide  et  des  Pindare. 

Voilà  les  faits  dans  leurs  grandes  lignes.  Peut-on  en- 
trer dans  plus  de  détails,  retrouver  des  noms  propres, 
fixer  l'ordre  des  inventions  ?  Ecoutons  d'abord  les  récils 
des  Grecs. 

Toute  cette  histoire,  à  leurs  yeux,  se  résume  dans  trois 
noms:  Hyagnis,  Marsyas  et  Olympos*.  Avec  les  deux 
premiers,  nous  sommes  en  plein  mythe,  et  il  n'y  a  pas 
lieu  de  s'y  arrêter.  Le  troisième  nom  au  contraire  repré- 
sentait des  souvenirs  plus  précis,  plus  historiques,  et 
l'on  cherchait  à  fixer  la  date  du  personnage.  Mais  comme 
cette  date  était  fort  incertaine,  comme  d'ailleurs  les  in  ven- 

1.  Alcée  et  Alcman,  dans  Plut.,  dQ  Mus.,  c.  14. 

2.  Aristote,  Polit,  VIII,  6.  8  (p.  1341,  G). 

3.  Le  sentiment  de  l'origine  orientale  de  la  flûte  ne  disparut  jamais. 
Cf.  Télestes,  dans  Athénée,  XIV,  p.  617,  B,  sur  l'opposition  entre 
la  muse  aulétique  de  l'Asie  et  la  muse  citharédique  des  Dorions. 

4.  Plut.,  De  Mus.  c.  5  et  7  (d'après  Glaucos  de  Khégium  et  Alexan- 
dre Polyhislor).  Sur  Hyagnis,  cf.  le  marbre  de  Paros,  l.  20.  Strabon 
(X,  14  ;  p.  470)  remplace  Hyagnis  par  Silène. 


OLYMPOS  59 

lions  qu*on  lui  attribuait,  très  nombreuses  et  très  va- 
riées, no  pouvaient  appartenir  à  une  même  époque,  on 
prit  le  parti  qu*on  suivait  d'habitude  en  pareil  cas,  c'est- 
à-dire  que  Ton  distingua  deux  Olympos,  Tun,  Mysien, 
Qls  de  Marsyas  et  franchement  mythique,  Tautro  descen- 
dant du  premier  *,  Phrygien  de  naissance,  et  contempo- 
rain de  Midas  Ris  de  Gordios*  (738-693,  selon  la  chro- 
nologie d'Eusèbe).  Le  n'^gnc  de  Midas  était  une  date  tout 
indiquée  pour  le  second  Olympos;  car  c'est  le  moment 
où  la  Phrygie  atteint  son  apogée,  et  le  nom  do  re  roi 
était  le  seul  probablement  qui  fût  resté  vivant  dans  les 
souvenirs  populaires  de  la  Grèce.  On  répartit  ensuite  en- 
tre les  deux  Olympos,  d'une  manière  assez  arbitraire,  les 
inventions  que  la  tradition  rattachait  à  ce  nom. 

Il  est  aisé  de  voir  combien  le  travail  des  chronogra- 
phes  était  artificiel.  11  ne  reposait  que  sur  des  conjectures 
absolument  vaines.  La  réalité  toute  simple  est  qu'il  y 
avait  en  Grèce,  dans  la  période  classique,  des  airs  de 
flûte  fort  anciens  et  fort  célèbres  que  Ion  savait  vague- 
ment être  d'origine  asiatique  et  que  la  tradition  mettait 
sous  le  nom  d'un  certain  Olympos,  d'ailleurs  absolument 
inconnu.  Tout  le  reste  n'est  qu'imagination  et  conjec- 
ture. Aujourd'hui  encore,  beaucoup  de  savants  regar- 
dent le  second  Olympos  comme  un  personnage  réel  de  la 
fin  du  vni*  siècle.  Ce  n'est  véritablement  qu'un  nom  au- 
quel on  rapportait,  outre  certains  airs  particuliers,  toutes 
les  inventions  musicales  considérées  comme  originaires 
de  la  Phrygie,  de  la  Mysie  ou  de  la  Lydie.  Laissant  donc 
de  côté  toutes  les  hypothèses  sur  la  vie  de  ce  prétendu 
joueur  de  flûte  et  sur  les  voyages  qu'on  lui  prèle  pour 

1.  PluL,  De  Uns.,  c.  7. 

2.  Suidas,  ▼.  "OXvjiuoç.  Suidas  parle  d'un  troisième  Olympos, 
auteur  d'œuvrescitharédiques.  Il  est  totalement  inconnu  et  peut  être 
nôgligô.  La  distinction  des  deux  Olympos  remonterait  jusqu'à  Pra- 
tinas,  s*il  fallait  en  croire  Plutarque  (loc,  cit.). 


60  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

expliquer  la  naissance  de  ses  différentes  œuvres,  bor- 
nons-nous à  indiquer  très  brièvement  quelles  réformes 
musicales  d*abord,  ensuite  quelles  œuvres,  on  lui  attri- 
buait. Inutile  d*ajouter  que  nous  ne  faisons  aucune  dis- 
tinction entre  les  deux  Olympos. 

La  première  de  ces  réformes,  d'après  la  tradition,  celle 
qui  domine  toutes  les  autres,  c'est  d'avoir  créé  la  musi- 
que purement  instrumentale*.  On  ne  citait  de  lui,  semble- 
t-il,  que  des  airs  de  flûte,  sans  aucun  mélange  de  paro- 
les^. A  ce  titre,  on  peut  dire  qu'Olympos  n'appartient 
pas  directement  à  Hiistoire  littéraire.  Si  l'on  est  obligé 
pourtant  de  parler  de  lui,  c'est  que  le  développement  de 
la  musique  est  inséparable  en  Grèce  du  développement 
de  la  poésie  lyrique.  Aux  yeux  des  Grecs,  donc,  l'emploi 
séparé  des  instruments  a  commencé  par  la  flûte  orientale, 
bien  plus  puissante  que  la  cithare,  et  cet  usage  vient  de 
l'Asie.  C'est  tout  ce  que  veut  dire  la  tradition. 

Les  autres  réformes  sont  des  réformes  de  détail.  On 
attribuait  à  Olympos  l'invention  de  tous  les  modes,  de 
tous  les  genres,  de  tous  les  rytlimes  qui  semblaient  ca- 
ractériser l'aulétique.  S'il  a  réellement  existé  un  musicien 
du  nom  d*01ympos,  il  est  clair  qu'il  n'a  pas  fait  tout  ce 
qu'on  lui  attribue,  quelque  novateur  qu'il  ait  pu  être  : 
mais,  comme  il  était  le  seul  dont  on  eût  gardé  le  souve- 
nir, on  lui  a  tout  donné.  Il  serait  vain  de  prétendre  dé- 
brouiller des  traditions  si  confuses  ;  il  suffît  de  les  rap- 
peler brièvement,  en  ne  perdant  jamais  de  vue  la  ma- 
nière dont  elles  se  sont  formées. 

1.  Plut.,  De  Mus.,  c.  5  (début)  :  xpoûjiaxa  npûTov  el;  toùç  "EX^Tiva;  xo- 
(lîaai.  Cf.  Suidas,  loc.  cit. 

2.  Sur  ce  point,  voir  Bergk,  Poetœ  lyi\  grxciy  t.  III,  p.  4  (800).  Il  y 
a  pourtant  dans  le  De  Musica  (c.  10)  un  pa38agc  où  le  |jiXoc  est  distingué 
do  la  xpoOdi;  dans  les  Mr^rpûa  d'Olympos.  Gela  peut  faire  croire 
qu'on  avait  plus  tard  adapte  des  paroles  sur  certains  airs  d'Olym- 
pos. C'est  pour  cela  sans  doute  que  Suidas  dit  de  lui  noir,Tr,;  |uXâ>v 
xai  éXeYeîtDv. 


OLYMPOS  61 

Parmi  ces  inventions,  les  unes  portent  sur  les  genres 
et  les  modes.  C'est  lui,  disait-on,  qui  avait  le  premier 
usé  du  genre  enharmonique  dans  certaines  fêtes  des 
dieux  *.  Jusque-là,  suivant  Aristoxène,  on  ne  se  servait 
que  des  genres  diatonique  et  chromatique  ;  il  enseigna 
l'art  d*em ployer  les  quarts  de  ton  et  sut  en  tirer  des  effets 
nouveaux.  On  attribuait  encore  à  Olympos  l'invention  du 
mode  lydien,  dont  il  se  servit,  disait-on,  pour  la  pre- 
mière  fois  dans  son  chant  funèbre  sur  la  mort  de  Python'; 
peut-être  aussi  celle  du  mode  phrygien  \  Même  influence 
sur  les  rythmes  et  les  mètres.  On  disait  qu'il  avait  in- 
venté le  mètre  prosodiaque  ou  anapestique,  le  trochée 
ordinaire  ou  chorée,  diverses  formes  du  péon,  le  trochée 
orthien*. 

Quelques  savants  modernes  vont  plus  loin  et  sont  dis- 
posés à  augmenter  le  nombre  de  ses  inventions.  D'après 
M.  Flach',  c'est  à  Olympes  qu'il  faudrait  faire  remonter 
les  premiers  perfectionnements  sérieux  de  la  flûte,  jus- 
quc-lii  réduite  à  faire  entendre  des  sons  plaintifs  dénués 
de  mélodie,  des  cris  et  des  plaintes  plutôt  que  des  chants, 
et  qui  ne  pouvait  par  conséquent  qu'être  vaincue  par  la 
cithare,  comme  Marsyas  le  fut  par  Apollon.  Olympes, 
d'après  celle  théorie,  aurait  relevé  la  flûte  de  son  infé- 
riorité, et  cela  en  la  doublant  :  la  flûle  primitive,  percée 
de  quatre  trous,  no  pouvait  donner  que  quatre  notes  ; 
Olympos  accoupla  deux  flûtes  qui  se  complétèrent,  si  bien 
qu'il  eut  huit  notes  à  sa  disposition,  et  put  composer  de 

i.  Plut.,  De  Mus.,  c.  7,  et  surtout  c.  11.  Tout  ce  chapitre  11  est 
tiré  d'Aristoxène. 

2.  Id.  ibid.,  c.  15. 

3.  Schol.  Aristoph.  Acham.,  13  (avec  les  corrections  de  Bergk  et  de 
Flach)  :  xb  Ôe  poitonov  |i0.o;...  fiicep  eupe  TépTcavSpo;,  w<niep  xal  to 
♦p'jYcov  <''OX'j|i7co;.>  Cf.  Fiach,  p.  124,  n.  4. 

4.  De  Mus.,  c.  20.  Cf.  ifnd.,  c.  10,  sur  les  emprunts  de  Thalétas  à  la 
musique  d'Olympos. 

5.  Flach,  p.  122-123. 


62  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

vraies  mélodies.  C'est  là,  selon  M.  Flach,  ce  qu'il  faut  en- 
tendre par  la  cuvauXia  d'Olympos  \  et  la  double  flûte  d*0- 
lympos  aurait  été  le  modèle  du  double  tétracorde  doTer- 
pandre*.  M.  Flach  croit  aussi  (car  il  semble  avoir  pris 
à  tftche  de  tout  rapporter  à  Olympos)  que  c'est  lui  qui  a 
donné  pour  la  première  fois  le  nom  de  v6[u>;  à  des  com- 
positions musicales,  à  cause  de  la  forme  rigoureuse  à 
laquelle  il  assujettissait  les  siennes.  C'est  en  lui  enGn 
qu'il  trouve  le  véritable  créateur  du  rythme  élégiaque  '. 
Ces  conjectures  échappent  à  toute  discussion  ^.  Elles 
prouvent  seulement  que  l'imagination  n'a  pas  perdu  au- 
tant qu'on  pourrait  le  croire,  môme  au  xix*  siècle,  la 
faculté  de  créer  des  mythes. 

Les  traditions  relatives  aux  œuvres  d'Olympos  ne  sont 
guère  plus  solides.  Un  certain  nombre  de  vieux  airs  pour 
flûte  seule  lui  étaient  généralement  attribués^  :  c'était 
ce  qu'on  appelait  des  nomes  aulétiqiies.  L'auteur  du  De 
Musica  en  cite  plusieurs.  Il  y  en  avait  en  l'honneur  d'A- 
res, d'Athéné,  d'Apollon,  de  Cybèle  (MîjTpûa).  Ailleurs  il 
est  question  d'un  *Ap[i.àTeio;  v6(i.o;,  d'un  IloXuxéçaXo;  v6[u>;, 
d'un  'E77ix7)$6iov  èizl  nuOcovi.  Mais  il  semble  bien  que  ce  soient 
là,  sous  d'autres  noms,  les  compositions  en  l'honneur 
d'Ares,  d'Athéné  et  d'Apollon.  Quelques  indications  des 
anciens  nous  permettent  de  nous  faire  une  vague  idée 
de  la  forme  de  ces  morceaux.  Le  nome  à  Athéné  se  com- 
posait de  plusieurs  parties  S  difl'érentes  par  le  rythme  et 

1.  Aristophane,  Chev.  9. 

2.  Flach,  p.  146. 

3.  Id..  p.  137. 

4.  bisons  seulement  que  le  sens  du  mot  (rvvauXta  n'est  pas  hien 
saisi,  et  que  les  preuves  alléguées  (PoUux,  IV,  80)  ne  prouvent  rien. 

5.  Généralement,  mais  avec  bien  dos  réserves.  Voir  par  exemple 
Plut.,  De  Mus.,  c.  15,  pour  V  'ETcixr.Seiov  èici  II'jôwvi. 

6.  Trois,  selon  M.  Flach  (p.  287),  qui  s'appuie  sur  Plut.,  De  Mus.^ 
C.  33;  mais  il  n'est  pas  s&r  du  tout  que  Vipx'n  ^^^^  parle  Plutarque 
fût  autre  chose  que  ràva^ceipa,  ni  que  l'Àpitovta  fût  la  troisième  et 
dernière  partie  du  nome. 


NOMES  AULÉTIQUES  63 

la  mélodie  K  Aa  temps  de  Platon,  quelques-unes  au  moins 
de  ces  compositions  étaient  assurément  fort  connues,  car 
Alcibiade,  dans  le  Banquet  ^  parle  de  la  musique  d'Olym- 
pos  comme  d'une  chose  famili'vTe  à  tous  les  interlocuteurs 
du  dialogue.  Le  charme,  parait-il,  en  était  grand.  Bien 
ou  mal  joués,  ils  avaient  une  vertu  propre  qui  résistait 
même  aux  défauts  de  la  traduction  :  vertu  divine,  qui  je- 
tait r&me  dans  une  sorte  d'ivresse  et  de  possession  sur- 
naturelle'. L'  'Apitareio;  v6[xo;i  d'après  une  anecdote  bien 
connue,  existait  encore  au  temps  d'Alexandre,  et  enflam- 
mait les  courages^. 

Que  tous  ces  airs  fussent  fort  anciens,  c'est  tout  à  fait 
probable.  Mais  faut-il  les  placer  avantTerpandreou  après? 
Sont-ils  au  nombre  de  ces  vieux  airs  asiatiques  qui  ont 
pu  contribuer  à  former  Torpandre,  ou  bien  ne  sont-ils 
au  contraire  qu'une  imitation  des  nomes  de  Terpandre 
lui-même?  On  voit  quel  est,  pour  l'histoire  littéraire,  l'in- 
térêt du  problème.  Il  est  malheureusement  à  peu  près 
insoluble.  Les  anciens  (dont  l'autorité  serait  d'ailleurs 
fort  sujette  à  caution)  n'ont  que  des  réponses  fort  em- 
brouillées à  cause  de  la  distinction  qu'ils  font  entre 
les  deux  Olympes  '.  Parmi  les  modernes,  les  uns  tien^ 
nont  pour  l'antériorité  des  nomes  de  Terpandre  •,  les  au- 
tres pour  celle  des  nomes  d'Olympos^.  11  est  possible,  sans 
doute,  que  les  flûtistes  formés  sous  l'influence  phrygienne 

i.  Plut.,  De  Mus.,  c.  33. 

2.  Banquet,  p.  215,  C.  —  Ils  sont  restés  en  usage  jusqu'à  la  fin  de 
l'âge  classique.  Plutarque  [De  Mus.,  c.  7)  dit  :  oU  vOv  ^^pûvtai.  Dans 
ce  pass  ige,  vOv  doit  désigner  l'époque  d'Héraclide  du  Pont,  qui  sem- 
ble être  ici  la  source  du  compilateur. 

3.  M6va  xaT^)(e<76at  icoiel...  Sià  tb  Oeîa  eivai. 

4.  Plut.,  De  Alex,  forlit,,  p.  335,  A.  —  On  ne  sait  trop  pourquoi,  dans 
Euripide  {Oresle,  1385),  le   Phrygien  appelle  son  chant  de  deuil  un 

5.  Plut.,  efeA/u5.,  c.  5  et  7. 

6.  Westphal,  Otf.  Mtiller. 

7.  Flach. 


64  CHAPITRE  II,  —  NOME  ANCIEN 

aient  exécuté  devant  les  autels  des  dieux  grecs,  môme 
avant  Terpandre,  des  compositions  musicales  conformes 
par  leur  structure  générale  aux  vieux  nomes  helléniques. 
Mais  on  peut  croire  aussi  (et  peut-être  avec  plus  de  vrai- 
semblance) que  c'est  le  grand  succès  des  nomes  citharé- 
diques  de  Terpandre  qui  suscita  les  nomes  pour  la  flûte, 
d'abord  les  nomes  aulédiques,  c'est-à-dire  pour  flûte  et 
chant,  et  seulement  ensuite  (selon  l'ordre  le  plus  naturel) 
les  nomes  aulétiques,  c'est-à-dire  pour  flûte  seule.  En  ce 
cas,  ce  n'est  pas  dans  les  nomes  dits  d'Olympos,  mais 
dans  des  airs  de  flûte  plus  anciens,  et  de  bonne  heure  ou- 
bliés, qu'il  faudrait  chercher  la  source  première  de 
l'influence  exercée  sur  Lesbos  par  la  musique  de  l' Asie- 
Mineure.  En  d'autres  termes,  il  y  aurait  à  distinguer,  dans 
l'ensemble  confus  des  œuvres  attribuées  à  01ympos,doux 
choses  en  réalité  fort  différentes  :  d'une  part,  un  dévelop- 
pement général  de  la  flûte  qui  put  être  très  ancien  en 
Asie;  de  l'autre,  des  compositions  spéciales  du  genre  des 
nomes,  qui  seraient  postérieures  à  Terpandre  et  à  Clonas 
même,  el  qui  n'auraient  été  considérées  comme  plus  an- 
ciennes qu'en  raison  d'une  confusion  établie  avec  la 
première  sorte  d'oeuvres  *• 

Olympos  avait  formé,  dit-on,  des  disciples.  Nous  n'a- 
vons pas  à  nous  y  arrêter.  Quelques-uns  paraissent  avoir 
été  plutôt  des  exécutants  que  des  compositeurs  :  tels  sont 
Saulas,  Adon,  Télos-,  Kion,  Kodalos,  Babys^  Nicophé- 
lès  de  Thèbes  *.  La  seule  chose  à  noter  à  leur  sujet,  c'est 
la  manière  dont  leurs  noms  mêmes  portent  témoignage 

1.  La  division  tripartite  des  nomes  dits  d'OIympos  (à  supposer 
qu'elle  fût  certaine)  ne  prouverait  pas  leur  antériorité,  quoi  qu'on 
en  dise  ;  car  Sakadas  aussi  adopta  une  division  plus  simple  que 
celle  de  Terpandre,  ce  que  justifiait  sans  doute  Tusa^ire  de  la  flûte 
sans  paroles. 

2.  Alcman,  frapfm.  112. 

3.  Hipponax,  fragm.  97. 

4.  Pollux,  IV,  71. 


ÉCOLE   D'OLYMPOS  65 

des  échangées  intellectuels  qui  se  faisaient  alors  entre  la 
Grâce  et  l'Orient.  Plusieurs  de  ces  artistes  portent  des 
noms  orientaux;  ce  sont  des  Asiatiques,  probablement 
des  Phrygiens;  mais  ils  sont  hellénisés,  et  prêtent  leur 
concours  aux  fêtes  des  Grecs.  A  côté  de  ces  musiciens 
presque  inconnus,  deux  ou  trois  autres  ont  une  notoriété 
un  peu  supérieure  :  c'est  d*abord  Cratàs,  qui  disputait  à 
Olympos  rhonneur  d'avoir  composé  le  IloXuxéf  a^;  vo(uk  *  ; 
puisHiérax,  auteur  d'un  prélude  célèbre  pour  le  pentathle, 
appelé  'EvSpojiiYi  ^ ;  enfin  Anthippos,  à  qui  certaines  tradi- 
tions attribuaient  l'invention  du  mode  Ivdien  '.  Aucun 
de  ces  personnages,  cependant,  n'a  exercé  sur  le  déve- 
loppement du  lyrisme  une  influence  appréciable  ;  ils  n'ap- 
partiennent donc  pas  à  Thistoire  littéraire. 

On  voit  le  peu  d'informations  précises  que  nous  pos- 
sédons sur  le  mouvement  musical  dont  l'Asie  Mineure 
fut  le  théâtre  au  viu^  siècle.  En  somme,  beaucoup  d'hy- 
pothèses, beaucoup  de  constructions  conjecturales  (et 
cela  dès  l'antiquité),  mais  peu  de  faits  bien  établis.  Heu- 
reusement, cela  ne  saurait  obscurcir  deux  ou  trois  points 
tout  à  fait  essentiels  qu'on  peut  résumer  ainsi  :  tandis 
que  la  Grèce  continenbale  restait  fidèle  à  l'usage  de  la  ci- 
thare homérique,  l'Asie  Mineure  ionienne  se  laissait  ga- 
gner peu  à  peu  aux  influences  musicales  de  la  Lydie  et 
de  la  Phrygie;  la  pectis  aux  cordes  nombreuses,  la  flûte 
de  buis,  de  nouveaux  modes,  de  nouveaux  genres,  de 
nouveaux  rythmes  y  acquéraient  droit  de  cité;  par  la 
comparaison  même  avec  Tétranger,  le  génie  national 
prenait  plus  nettement  conscience  de  lui-même  ;  on  sut 
certainement  mieux  ce  qu'était  au  juste  le  mode  dorien 
quand  on  connut  le  phrygien  et  le  lydien  ;  bref,  un  dé- 
veloppement musical  considérable  se  produisait.  Comment 

1.  Plut.,  De  Mus.,  c.  7. 

2.  Id.  ibid.,  c.  26. 

3.  Id.  ibid.,  c.  15. 

UUt.  da  U   Liti.  grecque.  ~  T.  II.  5 


66  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

se  (it-il  sentir  à  Lesbos  et,  par  Losbos,  au  reste  de  la 
Grèce?  c'est  ce  que  nous  avons  maintenant  à  chercher. 


m 


Lesbos  devait  avoir,  dès  le  début  du  viu*  siècle,  une 
longue  tradition  de  chants  populaires  et  une  culture  mu- 
sicale et  littéraire  relativement  avancée  :  c'est  ce  que 
prouverait,  à  défaut  de  la  légende  d'Orphée,  la  fécondité 
lyrique  de  la  grande  île  éolienne  pendant  la  un  du 
viu^  siècle  et  tout  le  vu*;  il  y  avait  là  des  germes  qui  ne 
demandaient  qu*à  éclore.  C'est  l'Asie  qui  en  provoqua 
Téclosion.  Toute  voisine  de  la  côte  orientale  de  la  mer 
Egée,  Lusbos  devait  être,  après  l'Ionie  asiatique,  la  pre- 
mière partie  du  monde  grec  à  recevoir  les  enseignements 
de  la  Phrygie  et  de  la  Lydie.  Elle  apprit  en  effet  beau* 
coup  de  ces  Orientaux,  mais  sans  aliéner  son  indépen- 
dance. Elle  resta  bien  plus  strictement  grecque  que  l'Io- 
nie ;  elle  n'éprouva  aucune  tentation  de  barbariser.  Les 
Ëoliens  de  Lesbos,  comme  ceux  de  la  côte  d'Asie,  étaient 
un  peuple  rustique,  simple,  très  fier  et  très  passionné, 
fort  différent  des  Ioniens  déjà  un  peu  cosmopolites  et  dont 
la  souplesse  intellectuelle  était  merveilleusement  hospi- 
talière aux  nouveautés.  Les  Lesbiens  n'admirent  en  fait 
de  nouveautés  que  ce  qui  cadrait  avec  leurs  habitudes  et 
avec  leurs  goûts.  Ils  ne  semblent  pas  avoir  jamais  fait 
grand  accueil  à  la  ilùte  :  le  témoignage  du  marbre  de 
Paros,  qui  fait  de  Terpaudre  un  flûtiste  en  même  temps 
qu'un  citharède,  est  tout  à  fait  isolé  et  suspect  ^  Mais  ils 
adoptèrent  la  pectis^  qui  finit  par  devenir  comme  leur 
instrument  national;  ils  perfectionnèrent  la  cithare;  ils 


1.  Marbre  de  Paros,  49.  SitU  suppose  que  Terpandre  a  pu  associer 
parfois  la  flûte  à  la  cithare,  comme  firent  les  grands  poètes  du  ly- 
risme choral. 


TEHPANDRE  67 

mirent  en  uisage  et  en  circulation  de  nouveaux  modes 
musicaux;  ils  apprirent  à  tirer  des  anciens  modes  des 
effets  plus  puissants  ;  bref,  ils  enrichirent  la  musique 
nationale  sans  lui  faire  perdre  ses  traits  essentiels.  Le 
nom  qui  personniGa  cette  révolution  fut  celui  de  Terpan- 
dre.  Nul  doute  que  la  légende  n*ait  encore  ici  sa  place  et 
que  le  Terpandre  de  la  tradition  ne  soit  en  partie  imagi* 
naire.  Il  l'est  cependant  beaucoup  moins  qu'Olympos. 
Tandis  que  la  figure  d*01ympos  est  comme  noyée  dans 
le  mythe,  celle  de  Terpandre  laisse  voir  au  moins  quel- 
ques traits  assez  nets  et  assez  distincts.  Cela  tient  sans 
doute  à  ce  qu'on  n'avait  conservé  sous  le  nom  d'Olympos 
que  des  airs,  chose  de  soi  vague,  flottante  et  anonyme, 
tandis  que  Terpandre  avait  chanté  des  vers  auxquels  s'at- 
tachèrent des  souvenirs  plus  précis.  L'incertitude  et  l'obs- 
curité tiennent  pourtant,  bien  entendu,  la  plus  large  place 
dans  sa  biographie. 

Il  était  né  dans  l'ile  de  Lesbos  \  probablement  à  An- 
tissa  '.  La  chronique  de  Paros  appelle  son  père  Derden- 
nis  ^.  Sur  la  date  de  sa  naissance,  on  n'a  que  des  indica- 
tions approximatives.  Les  Spartiates  racontaient  qu'il 
avait  remporté  le  prix  dans  le  premier  concours  des  fêtes 
Garnéennes,  en  676.  Hellanicos,  qui  rapporte  cette  tradi- 
tion, paraît  avoir  dit  aussi  que  Terpandre  avait  vécu, 
comme  Olympos,  sous  Midas  II  (738-695)*.  Cette  seconde 


1.  Aristote,  fragm.  502,  Bekker-Rose  (ap.  Ëustathe,  ad  IL  IX,  129}. 

2.  Cf.  Suidas,  vv.  Merà  AéaSiov  ù)86v  et  TépuavSpoc.  D'autres  (cf.  Sui- 
das) le  faisaient  naître  soit  à  Méthymne  (autre  ville  do  Lesbos),  soit 
même  à  Arné,  en  Béotie,  ou  à  Kymé,  en  Asie  Mineure.  Ce  sont  là 
des  fantaisies  qui  doivent  s'expliquer  sans  doute  par  le  besoin  de 
trouver  la  raison  de  certaines  particularités  de  son  œuvre,  comme  la 
composition  du  Bokotiov  (isXoc  ou  l'emploi  du  style  homérique. 

3.  Marbre  de  Paros,  49. 

4.  Hellanicos,  fragm.  123  (G.  Mûller-Didot)  ;  dans  Clem.  Strom.  I, 
p.  398  (Potter).  On  voit,  dans  ce  passage  de  Clément,  un  résumé  des 
opinions   les  plus  divergentes  sur  la  date  de  Terpandre.  Plutarque, 


68  GHAPITHE  IL  —  NOME  ANtîIEN 

iodicalion  se  concilie  facilement  avec  la  première.  Il  ne 
faut  d'ailleurs  pas  trop  presser  toutes  ces  affirmations, 
où  rhypothèse  évidemment  a  beaucoup  de  part.  Une  au- 
tre tradition,  d*origIne  delphienne,  lui  attribuait  la  vic- 
toire dans  quatre  concours  successifs  aux  jeux  Pythiques  : 
c'est  ce  qu'établissaient  les  listes  officielles  ^  Si  ce  té- 
moignage a  quelque  valeur,  il  no  saurait  être  ici  question, 
suivant  la  juste  remarque  d'Otf.  MûUer,  que  des  concours 
musicaux  primitifs,  antérieurs  à  l'organisation  définitive 
des  jeux  Pythiques  en  586,  et  qui,  selon  Pausanias,  re- 
montaient à  la  plus  haute  antiquité*.  Mais  on  sait  avec 
quelle  facilité  les  listes  officielles  des  temples  admet- 
taient, pour  les  origines,  des  additions  glorieuses  et  apo- 
cryphes, et  Ion  peut  se  demander  si  les  victoires  de  Ter- 
pandre  à  Delphes  sont  plus  authentiques  que  celles  de 
Ghrysothémis  et  de  Philammon,  qu'on  y  trouvait,  sem- 
ble-t-il,  également  rappelées.  Il  n'y  aurait  d'ailleurs  au- 
cune date,  même  approximative,  à  tirer  de  cette  indication 
relative  aux  jeux  Pythiques.  —  Un  témoignage  plus  im- 
portant se  tire  d'un  autre  passage  du  De  Musica^  évi- 
demment fondé  sur  la  comparaison  des  œuvres  aussi 
bien  que  sur  la  tradition,  et  qui,  attribuant  à  Terpandre 
la  ((  première  constitution  »  de  la  musique  à  Sparte  S  le 
fait  par  là  antérieur  à  Thalétas  et  encore  plus  à  Alcman, 
si  bien  qu'on  ne  saurait  placer  l'époque  de  sa  vie  plus 
tard  que  la  seconde  moitié  du  viii®  siècle  *.  Nous  reve- 
nons ainsi  à  la  date  d'Hellanicos,  c'est-à-dire  au  règne  de 
Midas  IL  Encore  faut-il  probablement  placer  le  moment 

dans  sa  Vie  de  Lycurgue  (c.  21),  va  jusqu'à  faire  de  lui  un  contem- 
porain du  législateur  de  Sparte  :  nous  sommes  ici  dans  la  pure 
légende. 

1.  Plut.,  De  Mus.,  c.  4. 

2.  Paus.  X,  7,  2. 

3.  npctfTT)  xaTaoraffiç  (De  mit». y  9). 

4.  Cette  considération  exclut  absolument  la  date  de  644,  donnée 
par  la  Chronique  de  Paros. 


TERPANDRE  69 

du  plein  éclat  de  Terpandre  plutôt  vers  le  début  que  vers 
la  fin  du  règne,  afin  de  réserver  pour  les  réformes  qui 
suivirent  un  espace  de  temps  suffisant.  Un  passage  de 
Sappho,  qui  parle  de  lui  comme  d'un  poète  consacré 
par  une  longue  admiration,  conduit  tout  à  fait  à  la  même 
conclusion  ^  :  il  est  déjà  pour  elle  un  classique,  un  an- 
cêtre respecté  et  incomparable  ^. 

Terpandre  dut  voyager  beaucoup.  Joueur  de  cithare, 
il  fréquenta  certainement  les  sanctuaires  d'Apollon.  Les 
traditions  qui  le  mettent  en  relation  avec  Delphes  sont 
vraisemblables.  Mais  c'est  surtout  à  Sparte  qu'il  semble 
avoir  vécu  et  exercé  directement  son  influence.  D'après 
de  nombreux  témoignages,  il  y  fut  appelé  sur  Tordre 
d'un  oracle,  pour  calmer  les  esprits  troublés  par  les  dis- 
cordes civiles  '.  Il  réussit,  dit-on,  dans  sa  tâche,  et  Tor- 
dre fut  rétabli  *.  Il  est  aisé  de  voir  quel  fond  de  vérité 
doit  se  cacher  sous  ce  récit  à  forme  légendaire.  A  la 
suite  d'une  de  ces  dissensions  qui,  selon  Thucydide  *, 
furent  dans  ces  temps  reculés  plus  fréquentes  à  Sparte 
que  partout  ailleurs,  il  y  eut  sans  doute  un  accord  favo- 
risé par  quelque  oracle,  des  fêtes  religieuses  pour  con- 
sacrer le  retour  de  la  paix,  et  des  chants  à  l'occasion  de 
ces  fêtes  ;  ce  fut  Terpandre  qui  fut  choisi  pour  composer 
ces  chants.  La  cité  reconnaissante,  suivant  la  même  tra- 
dition, lui  accorda  de  grands  honneurs  qui  passèrent  à 

1.  Sappho,  fragm.  9Î. 

2.  Si  Terpandro  florissait  vers  730-7SO,  il  était  fort  âgé  au  temps 
des  fêtes  carnéennes  de  676  ;  il  a  pu  cependant  y  assister. 

3.  Suivant  Photius  (Lexic,  v.  Mexoi  AéaSiov  a)86v),  Terpandre  était 
alors  exilé  d'Antissa  pour  un  meurtre  involontaire.  Aristote  semble 
avoir  l'un  des  premiers,  dans  sa  AaxsSai(iovta>v  icoXiteb,  relevé  l'ex- 
pression proverbiale  jietoi  Aé<T<>iov  wWv,  do  sorte  que  les  informations 
données  par  les  divers  écrivains  à  propos  do  cette  locution  vien- 
nent peut-être  aussi  d'Aristote  lui-même.  Cf.  Aristote,  fragm.  502 
(Bekker-Rose). 

4.  Plut.,  De  Mus,,  c.  42. 

5.  Thucydide,  I,  18,  1. 


70  GHAPITHE  lî.  —  NOME  ANCIEN 

808  de8cendants.  Terpandre,  comme  plus  d'un  autre  poète 
célèbre,  fut  véritablement  adopté  par  Sparte,  et  son  nom 
est  inséparable  de  celui  de  sa  seconde  patrie.  C  est  dans 
la  liste  des  poètes  de  Sparte,  plus  encore  que  dans  celle 
des  artistes  de  Lesbos,  que  Tantiquité  tout  entière  le  pla- 
çait. Il  est  le  fondateur  de  Técole  citharédique  Spartiate, 
le  chef  de  ce  qu'on  appelait  la  première  «  constitution  >», 
la  première  forme  de  la  musique  à  Lacédémone. 

Les  inventions  qu*on  lui  attribue  sont  nombreuses,  et, 
comme  toujours  en  pareil  cas,  il  est  difficile  de  dire  dans 
quelle  mesure  exacte  la  réalité  correspond  à  la  légende. 
Suivant  Pindare',  c'est  Terpandre  qui  aurait  été  l'inven- 
teur du  barbitoSy  imité  par  lui  de  la  pectis  lydienne. 
Cela  signifie  qu'il  fut  un  des  premiers  poètes  de  Lesbos 
à  user  de  cet  instrument,  d'origine  orientale.  Il  ne  dut 
guère  d'ailleurs  se  servir  du  barbitos  que  dans  ses  sco- 
lies,  dont  nous  parlerons  plus  loin.  Mais  Tinstrument 
ordinaire  de  Terpandre,  celui  qui  accompagna  ses  chants 
les  plus  célèbres  et  qui  fit  surtout  sa  gloire^  ce  n'est  pas 
le  barbitos,  c*est  la  cithare.  Or  on  lui  attribuait  aussi  une 
transformation  profonde  de  la  cithare. 

Il  avait,  dit-on,  inventé  la  cithare  à  sept  cordes,  au  lieu 
du  tétracorde  seul  connu  jusque-là.  Strabon,  qui  rapporte 
cette  tradition,  cite  à  l'appui  deux  vers  hexamètres  qu'il 
donne  comme  étant  de  Terpandre  lui-même  ^  : 

u  Rejetant  désormais  le  chant  à  la  quadruple  voix,  nous  fe- 
rons retentir  en  ton  honneur,  sur  la  phorminx  à  sept  cordes, 
des  hymnes  nouveaux  3.  » 

Le  sens  littéral  du  passage,  quoi  qu'on  en  dise,  ne 
paraît  pas  douteux  :  le  chant  «  à  la  quadruple  voix  », 

1.  Dans  Athénée,  XI V»  p.  635,  A. 

2.  Strabon,  XIII,  p.  618.  Cf.  Bergk,  Poelâs  lyr.  grxci,  p.  11. 

3.  2]ol  Ô*  Y)(Le7;   TexpdiYTipwv  àuooTép^avTEC  «oiÔtiv  —  IniaTovcu  ^ôpiiiyYi 


PROGRÈS  DE  LA  CITHARE  71 

opposé  aux  sept  notes  de  la  phorminx,  ne  peut  être  que 
le  chant  du  tétracorde.  Mais  quelques  savants  hésitent  à 
admettre  la  conclusion  qu'en  tirait  Strabon  K  On  fait  re- 
marquer que  les  Grecs  n  ont  pas  dû  attendre  Tépoque  de 
Terpan^re  pour  trouver  les  sept  notes  de  la  gamme; 
avec  quatre  notes,  dit-on,  il  n'y  a  guère  de  musique  pos- 
sible. On  ajoute  qu'en  fait  l'Hymne  homérique  à  Hermès 
attribue  expressément  à  ce  dieu  l'invention  de  la  lyre  à 
sept  cordes  ^,  ce  qui  prouve  qu'au  temps  où  Thymne  fut 
composé  (vers  le  temps  de  Terpandre  sans  doute),  l'in- 
vention était  déjà  fort  ancienne.  On  rappelle  enfin  un 
passage  des  Problèmes  d'Aristote  S  d'où  il  semble  résul- 
ter que  les  sept  cordes  de  la  lyre  existaient  avant  Ter- 
pandre, et  que  la  réforme  de  celui-ci  aurait  consisté  à 
supprimer  une  des  sept  notes  (la  troisième  à  partir  d'en 
haut)  pour  en  ajouter  une  nouvelle  à  l'octave  de  la  pre- 
mière :  la  cithare  de  Terpandre  aurait  été  un  heptacorde 
comprenant  pour  la  première  fois  une  octave  entière, 
mais  avec  une  sorte  de  trou  au  milieu  de  l'échelle  dia- 
tonique, par  suite  de  la  suppression  d'un  degré  de 
l'échelle.  Tout  cela  est  fort  incertain  :  on  peut  cependant 
entrevoir  quelque  vraisemblance.  Il  n'est  pas  probable, 
à  vrai  dire,  que  Terpandre  ait  été  l'inventeur  de  l'hepta- 
corde;  les  vers  cités  plus  haut  ne  le  disent  pas  expressé- 
ment, et  les  traditions,  en  pareille  matière,  sont  toujours 
vagues  et  douteuses.  Il  a  dû  en  être  de  l'heptacorde 
comme  du  barbitos  :  l'un  et  Tautre  existaient  avant  lui 
sans  doute  dans  l'usage  populaire  lesbien;  il  les  a  seu- 
lement mis  en  lumière  et  illustrés.  C'est  lui  qui  a  fait  de 
l'heptacorde  (modifié  peut-être  comme  le  dit  Aristote)  un 
instrument  désormais  hors  de  pair,  en  le  consacrant  par 

i.  Voir  la    note    de  Volkmann  dans  son  édition  du  De  Musica^ 
p.  78-80. 

2.  Hymne  à  Hermès,  47-51  (liîTa  lï  (Tviifcovou;  ôiwv  itavûdffaTO  ^opSaç). 

3.  Probl,  XIX.  32. 


72  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

dos  chefs-d*œuvre.  Avant  lui,  lo  tétracorde,  le  vieil  ins- 
trument des  aèdes  épiques,  servait  sans  doute  encore  à 
chanter  les  nomes.  Le  tétracorde,  ne  Toublions  pas,  est 
la  base  de  la  vieille  musique  grecque  :  la  distinction  des 
modes  est  fondée  tout  entière  sur  Texistence  du  tétra- 
corde. Il  ne  faut  donc  pas  croire  trop  vite  qu'un  instru- 
ment à  quatre  notes  dût  paraître  aux  Grecs  du  ix^  et  du 
VIII®  siècle  intolérable  de  monotonie.  Il  avait  longtemps 
prévalu,  sans  aucun  doute,  et  gardait  le  crédit  que  lui 
donnait  son  passé  :  la  gloire  d'Homère  rejaillissait  sur 
lui.  Mais  Terpandre  osa  rompre  avec  le  passé;  il  de- 
manda à  lart  populaire  de  Lesbos,  effleuré  déjà  par  Tin- 
fluence  orientale,  un  instrument  plus  riche,  auquel  il  fit 
subir  encore  quelques  améliorations;  il  l'introduisit  har- 
diment dans  les  sanctuaires  et  lui  donna  d'emblée  une 
place  d'honneur  dans  les  cérémonies.  Avec  une  pleine 
conscience  de  ces  innovations,  il  les  proclama  dans  les 
vers  qu'a  rappelés  Strabon.  C'en  était  assez  pour  être  re- 
connu, au  sens  grec  et  poétique  du  mot,  comme  l'inven- 
teur de  riieptacorde  K 

A  l'invention  d'un  instrument  plus  riche  en  notes,  on 
rattachait  celle  de  plusieurs  modes  nouveaux.  On  attri- 
buait à  Terpandre  l'invention  du  mode  colien  et  du  mode 
béotien.  On  voit  ce  que  cela  veut  dire  :  Terpan<lre,  Eo- 
lien  de  Lesbos,  on  relations  plus  ou  moins  étroites  avec 
la  Béotie,  a  fait  connaître  à  Lacédémono,  et  par  suite  à 


1.  Plutarque  {de  Mus.,  c.  6)  parle  d'une  certaine  forme  de  la  cithare 
appelée  *A<jiaç,  5tà  tb  xg;(pr,(x6ai  Ae<r6(ov>;  avtyj  xiôapcofioûc,  et  dont  l'in- 
vention passait  pour  remonter  à  Képiôn,  disciple  de  Terpandre. 
On  ne  sait  rien  de  cette  espèce  de  cithare,  mais  il  est  curieux  do  noter 
ici  encore,  bous  une  forme  nouvelle,  la  tradition  d'une  réforme 
de  la  cithare  par  l'école  de  Terpandre  sous  l'influence  de  l'Asie.  — 
Plutarquo  raconte  (Inst.  Fmc.  17)  que  les  éphoros  punirent  Terpandre 
pour  avoir  donné  à  la  lyre  trop  de  mollesse  en  y  ajoutant  une  corde. 
On  a  dit  la  môme  chose  de  Phrynis,  do  Timothée  ,  d'autres  encore. 
C'est  là  une  légende  qui  vient  peut-être  de  la  comédie  attique. 


MODES  ET  RYTHMES  DE  TERPANDRE     73 

toute  la  Grèce,  les  modes  musicaux  eo  usage  chez 
les  Eoliens  de  Lesbos  et  chez  ceux  de  la  Béotie.  Il  n*a 
rien  inventé  en  cela,  mais  il  a  tiré  de  l'obscurité  ce  qui 
peut-être  sans  lui  serait  resté  longtemps  encore  étranger 
à  la  culture  générale  de  la  Grèce.  En  ce  sens,  son  rôle 
est  celui  d'un  créateur. 

En  fait  de  rythmes  et  de  mètres,  les  inventions  de 
Tcrpandre  semblent  se  réduire  à  peu  de  chose.  Il  se 
servait  ordinairement  du  vers  hexamètre  épique  ^  Par- 
fois même  il  se  bornait  à  mettre  en  musique  des  vers 
d'Homère  %  c'est-à-dire  évidemment  les  vers  des  hymnes 
dits  homériques  ou  d'autres  du  même  genre.  Dans  cette 
préférence  pour  l'hexamètre,  il  se  conformait  sans  aucun 
doute  à  une  vieille  tradition  religieuse.  Mais  il  avait 
employé  aussi  d'autres  mètres.  Parmi  les  rares  frag- 
ments qui  nous  restent  de  lui,  il  en  est  deux  qui  ne 
contiennent  que  des  longues;  celui-ci,  par  exemple  :  Zeiî, 
TUxvTcov  àp5(à,  7wàvT(i)v  ûcyr.TCdp,  ZeO,  goi  ç-evSco  rauTav  \j\L^iùy 
ip'j^iy^.  Bien  qu'on  puisse  tirer  de  ces  onze  mots  différen- 
tes sortes  do  vers,  il  est  de  toute  évidence  qu'ils  formaient 
un  système  de  spondées,  peut-être  de  spondées  allongés 
(«Tirov^etoi  (;.6îCov8;),  dans  lesquels  chaque  syllabe  à  elle 
seule  représentait  une  durée  de  deux  longues  ordinaires, 
et  qui  semblent  avoir  été  le  rythme  ordinaire  des  chants 
de  libation.  —  Un  autre  fragment,  qui  nous  est  donné 
comme  le  début  du  célèbre  Nofw;  opOio;,  paraît  composé 
d'un  mélange  de  dactyles  et  de  trochées  ordinaires  :  ce 
qui  n'empêcherait  pas  d'ailleurs  que  dans  le  corps  du 
nome  lui-même,   dans  une  autre  partie  peut-être,  les 


t.  Plut., /)e  Aft«.,  c.  4. 

2.  Plut,  De  Mus.,  c.  3. 

3.  Fragm.  i  (Bergk);  ap.  Clem.  Slrom,  VT,  78t.  On  voit  que  c'était 
un  chant  de  libation.  Le  fr.  3.  également  tiré  d'un  chant  de  libation, 
est  aussi  tout  en  longues.  Clément  d'Alexandrie,  qui  nous  a  conservé 
le  premier,  dit  que  la  musique  en  était  dans  le  mode  dorien. 


74  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

trochées  allongés  (formés  de  trois  doubles  longues) 
n'eussent  pu  trouver  place  K  —  En  quelle  mesure,  ici 
encore,  Tcrpandre  était-il  vraiment  novateur?  Toutes  ces 
formes  de  rythmes  et  de  mètres  devaient  être  le  legs  d'une 
époque  fort  antérieure.  Il  est  difficile  de  croire  que  la 
gravité  des  libations  n'ait  pas  produit  dès  Torigine  la 
lenteur  du  rythme  et  la  forme  spondaïque  du  mèlre. 
L'instinct  populaire  a  dû  trouver  longtemps  avant  Ter- 
pandre  le  rythme  sautillant  du  trochée  simple  et  la 
vigueur  mâle  du  trochée  allongé.  Il  n'y  a  rien  là  qui 
dépasse  le  niveau  des  créations  primitives  d'une  race 
bien  douée.  Si  Terpandre  fut  novateur  en  tout  cela,  c'est 
surtout  sans  doute  par  la  beauté  des  combinaisons  qu'il 
sut  tirer  d'éléments  déjà  connus. 

Il  est  souvent  aussi  question  d'une  réforme  portant 
sur  l'ensemble  même  delà  composition  du  nome.  Jusque* 
là,  le  nome  se  serait  divisé,  dit-on,  en  trois  ou  quatre 
parties  :  Terpandre  en  porta  le  nombre  à  sept  *.  Quel 
était  le  principe  de  cette  division?  Etait-ce  un  cliange- 
ment  de  rythme  ou  de  mètre?  ou  un  changement  de 
mode  musical?  Et  ce  changement  correspondait-il  à  des 
combinaisons  régulières  de  récits  et  d'invocations,  ou  à 
des  péripéties  dans  le  récit,  ou  à  des  variations  dans  le 
sentiment?  Autant  de  questions  qu'il  est  impossible  de 
résoudre  aujourd'hui  avec  certitude.  Il  semble,  d'après 
quelques  indices,  en  particulier  d'après  les  titres  con- 
servés de  plusieurs  nomes,  que  les  rythmes,  les  mètres, 
les  modes  musicaux  tantôt  changeaient,  tantôt  restaient 
invariables  d'un  bout  à  Tautre  de  la  composition  ;  mais 

1.  Suidas,  y.  'Aii^tavaxT^Ceiv.  Le  scoliastc  d'Aristophane,  Nub,,  595, 
dit  que  ces  vers  étaient  tirés  des  npoo((ita  de  Terpandre.  Suidas  dit 
avec  plus  de  précision  et  d'exactitude  qu'ils  formaient  le  début  (icpoo{- 
Itiov)  du  Nome  Orthien.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  songer  au  genre  spé- 
cial des  proèmeSf  dont  nous  parlerons  plus  loin. 

2.  Pollux,  IV,  66.  Ces  sept  parties  s'appelaient,  selon  PoUux:  àpxâ* 
{USTap'/a*  xataipoTca,  (leTaxatatpoicâ,  0|i9aX6ç,  a^payiCt  iic^Xoyoç. 


NOMES  GITHARÉDIQUES  75 

tout  cola  est  problémalique.  Il  semble  aussi,  d'après 
certaines  imitations  relativement  récentes,  qu'il  y  eût, 
d'une  partie  à  Tautre,  un  progrès  dans  Taclion  ^  Ce  qui 
est  sûr,  c'est  que  cet  accroissement  du  nombre  des  par- 
lies  marquait  l'ampleur  nouvelle  d'une  poésie  lyrique 
plus  hardie,  plus  savante,  plus  habile  à  conduire  l'audi- 
toire à  travers  les  phases  successives  d'une  longue 
composition. 

Les  œuvres  de  Terpandre  comprenaient  avant  tout 
des  nomes.  Les  titres  de  quelques-uns  nous  ont  été  con- 
servés. PoUux  en  cite  huit,  qu'il  explique  en  partie  ^. 
L'un  d'eux  s'appelait  Tétraédios.  Il  est  probable,  à  en 
juger  par  le  titre,  que  ce  nome  était  encore  divisé  en 
quatre  parties,  selon  Tancienne  coutume.  Pollux  semble 
dire  que  la  distinction  des  parties  y  correspondait  à  un 
changement  dans  la  musique.  Quel  changement  ?  on  ne 
peut  faire  à  ce  sujet  que  des  hypothèses  sans  consis- 
tance. Le  nome  Aigu  ('0^6;)  devait  peut-être  son  nom  à 
ce  qu'il  était  composé,  en  tout  ou  en  partie,  dans  le 
mode  lydien  ^  Le  nome  Éolien  et  le  nome  Béotien  étaient 
ainsi  nommés,  dit  Pollux,  d'après  les  pays  dont  Terpan- 
dre tirait  son  origine  ;  il  serait  sans  doute  plus  exact  de 
dire  :  d'après  le  mode  musical  que  Terpandre   y  avait 


1.  Voyez  par  exemple  l'analyse  que  donne  Strabon  (IX,  p.  421;  des 
cinq  parties  d'un  nome  pythien  (àY>'.p«''J<TiÇ-,  ajjLiteipa,  xaTaxeXevo"|i6ç, 
TaiiSoi  xa\  5axTy).ot,  (TvpiYY^î)-  L'analyse  de  Strabon  nous  montre  qu'il 
y  avait  là  tout  un  drame  :  le  nome  suivait  les  diverses  péripéties  de 
la  lutte  entre  Apollon  et  Python.  Mais  il  faut  toujours  se  méfier 
d'imitations  aussi  récentes  que  celle  dont  parle  Strabon. 

2.  Pollux,  IV,  65  :  v6(A0i  ôà  o\  TEpTcavSpou  àitb  jiev  tcôv  èOvwv  ôOevrjv 
AîiXioç  xai  BoitoTio;,  àitb  6è  pvÔjiwv  "Opôioc  xa\  Tpo-/aîoc,  âicb  hï  tpiitwv 
'OÇù;  xa\  TetpawSto;,  àirb  6è  «Otoû  xal  toO  épb>(iévou  Tepuàvfipeio;  xa\  Ka- 
it((Dv.  —  Cf.  Plut.,  De  Mus. y  c.  4;  Phot.  Bihlioth.,  302,  16;  Suidas,  vv. 
N6|ioc  et  "OpÔtoç  vojjLoç. 

3.  Le  mot  ô^^!»;  est  souvent  appliqué  au  mode  lydien  ;  cf.  Plut.,  De 
Mus.,  c.  15.  Mais  Terpandre  avait-il  réellement  composé  un  nome 
dans  le  mode  lydien  ?  ou  bien  y  a-t-il  là  quelque  confusion  ?      . 


7(J  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

employé.  Deux  autres  étaient  désignés  par  le  rythme 
qui  y  dominait  :  c'étaient  YOrthien  et  le  Trochaïque^  où 
se  rencontraient  les  rythmes  appelés  iambc  orlhien  et 
trochée  sémantique,  c'est-à-dire  des  groupes  ternaires 
formés  de  trois  longues  valant  chacune  quatre  temps,  le 
frappé  tombant  soit  sur  la  seconde  soit  sur  la  première 
de  ces  trois  longues  ^  Les  deux  derniers  enfin  portaient 
le  nom  de  Terpandre  lui-même  et  de  son  disciple  Képion, 
ce  qui  indique  peut-élre  que  l'inspiration  du  poète  y  pre- 
nait  un  caractère  plus  personnel  qu'ailleurs*. 

A  côté  des  nomes,  on  cite  encore  de  Terpandre  des 
proèmes^  et  des  scolies*.  —  On  sait  que  les  scolies  étaient 
des  chansons  de  table.  Terpandre  avait-il  composé  les 
siens  à  Lesbos,  avant  de  venir  à  Sparte,  ou  seulement 
plus  tard,  en  vue  des  repas  communs  des  Lacédémoniens, 
comme  on  l'a  quelquefois  supposé?  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  genre  du  scolie,  d'origine  lesbienne,  semble-t-il,  et 
surtout  cultivé  à  Lesbos,  n'a  laissé  de  souvenirs  durables 
qu'à  partir  d'Alcée  :  nous  retrouverons  plus  tard  cette 
forme  de  poésie.  S'il  est  vrai  que  Terpandre  eût  com- 
posé de  véritables  scolies,  il  faut  en  conclure  que  son 
inspiration  était  plus  variée,  moins  essentiellement  grave 
que  ses  autres  œuvres  ne  tendraient  à  le  faire  croire. 
Mais  aucune  trace  n'en  subsiste,  et  nous  n'avons  plus  le 
moyen  de  nous  en  faire  aucune  idée.  —  Quant  aux 
proèmes,  on  ne  sait  trop  ce  que  c'était.    L'auteur  du  De 


i.  Cf.  Plut.,  De  Mus,  c.  28.  —  C'est  bien  en  vain  que  Volkmann  veut 
ôter  à  Terpandre  le  nomo  orthien  sous  prétexte  que  c'était  un  nome 
aulétique.  Rien  n'empêche  de  croire  qu'il  y  eût  aussi  un  nome  or- 
thien citharédique  attribué  à  Terpandre. 

2.  Il  y  avait  aussi  un  nome  aulédique  appelé  Kt^iccciiv,  suivant 
Plut.,  De  Mus.,  c.  4.  Il  eut  difficile  de  savoir  ce  que  vaut  cette  infor- 
mation. Il  y  a  d'ailleurs,  dans  toutes  ces  traditions,  beaucoup  de  va- 
gue et  beaucoup  d'erreurs. 

3.  Plut.,  De  Mus,,  c.  4  et  6. 

4.  Plut.,  De  Mus.,  c.  28.  Cf.  Pindare,  dans  Athénée,  XIV,  p.  S35,  A. 


ŒUVRES  DIVERSES  DE  TERPANDRE  77 

musica  dit  qu'ils  étaient  en  hexamètres  épiques,  et  semble 
tantôt  les  distinguer  des  nomes  ^  tantôt  au  contraire 
confondre  les  deux  genres  ^.  Le  nom  de  proème  (icpoo((i.iov) 
ou  prélude^  assez  vague  par  lui-même,  s'appliquait  à  des 
choses  fort  différentes.  On  appelait  ainsi  tantôt  le  début 
d'un  chant,  tantôt  un  chant  tout  entier  qui  servait  d'intro- 
duction ou  de  préface  à  une  cérémonie  ;  par  exemple  les 
hymnes  homériques,  par  lesquels  on  préludait  parfois  à 
certaines  fêtes,  s'appelaient  des  proèmes.  On  sait  que 
Terpandre  a  mis  en  musique  des  hymnes  de  cette  sorte'. 
Ilest  probable  qu'il  avait  composé  aussi  pour  son  compte 
des  hymnes  analogues  destinés  au  même  usage  ^,  et  que 
c'est  ce  qu'on  appelait  proprement  ses  proèmes.  Quoi 
qu*il  en  soit,  la  différence  entre  cette  espèce  de  composi- 
tion et  les  nomes  devait  être  assez  peu  considérable 
puisqu'on  les  confondait  parfois  dans  l'antiquité.  Quelques 
savants  nient  même  absolument  que  ce  fussent  deuxgenrcs 
distincts,  et  ne  veulent  voir  dans  ce  titre  de  proèmes 
qu'une  appellation  donnée  à  ceux  des  nomes  qui  jouaient 
dans  les  concours  musicaux  le  rôle  des  hymnes  attri- 
bués à  Homère  '. 

Les  vers  qui  nous  restent  de  Terpandre  sont  au  nom- 
bre d'une  quinzaine.  Â  les  supposer  même  tous  authen- 
tiques, c'est  trop  peu  pour  nous  permettre  de  nous  faire 
une  idée  nette  de  son  talent  comme  poète.  Nous  en  sommes 
réduits  sur  ce  point  à  quelques  indications  des  anciens 
que  nous  ne  pouvons  contrôler  qu'imparfaitement.  Il  est 
d'ailleurs  certain  que  le  musicien,  chez  Terpandre,  rem- 
portait de  beaucoup  sur  le  poète.  C'est  comme  musicien 
surtout,  comme  réformateur  de  la  cithare,  des  rythmes. 


1.  De  Mus,,  c.  4. 

2.  De  Mtiê,,  c.  6. 

3.  Plut.,  De  Mus,,  c.  3. 

4.  Ibid,,  c.  6. 

5.  Bergk,  Gr.  LU,  t.  II,  p.  213,  n.  2. 


à 


78  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

des  modes  musicaux,  comme  compositeur  aussi,  qu'il 
avait  été  novateur  et  vraiment  grand.  Cependant  ses  vers 
mômes,  quand  il  consentait  à  ne  pas  les  emprunter  sim- 
plement aux  poètes  épiques  ses  prédécesseurs,  ne  man- 
quaient pas  non  plus  de  force  et  de  beauté.  On  le  com- 
paraît comme  poète  à  Homère  ^  Il  avait  quelque  chose 
de  la  grandeur  et  de  la  simplicité  homériques,  mais  avec 
plus  de  gravité  religieuse.  En  musique,  on  le  comparait 
à  Orphée  ^,  et  l'on  attribuait  parfois  quelques-unes  de 
ses  mélodies  à  Philammon  ^  c'est-à-dire  qu'on  aimait  à 
recoimaitre  en  lui  un  interprète  de  la  pure  tradition 
grecque  ;  de  môme,  dans  sa  poésie,  on  retrouvait  un 
fidèle  écho  de  la  vieille  épopée  nationale,  auquel  s'ajou- 
tait un  accent  personnel  plus  sobre  encore  et  plus  mâle. 
Les  vers  qui  nous  restent  confirment  ces  indications. 
Dans  les  trois  fragments  spondaïques,  celte  suite  de 
mots  si  simples,  avec  leur  précision  liturgique,  avec 
leurs  longues  accumulées,  avec  leur  rythme  lent  et  so- 
lennel, donne  l'impression  d'un  art  vraiment  religieux. 
Ailleurs,  les  deux  hexamètres  sur  Lacédémone,  dans  leur 
énergique  précision,  rappellent  les  saines  traditions  de 
Tépopée  et  font  déjà  pressentir  Télégie  ^.  —  Le  dialecte 
de  Terpandre  semble  avoir  été  pour  le  fond  assez  sem- 
blable à  celui  d'Homère,  avec  un  mélange  de  formes  do- 
riennes  dans  les  mètres  autres  que  le  vers  épique. 

On  citait  dans  l'antiquité  un  certain  nombre  de  citha- 
rèdes  lesbiens  qui  se  rattachaient  à  Terpandre  et  qui  lui 
formaient  comme  une  école  :  en  première  ligne  ce  Képion 
dont  le  nom  était  devenu  celui  môme  d'une  composition 
de  Terpandre;  puis,  après  une  série  d'autres  artistes 


i.  Plut.,  De  Mus,,  c.  5. 

2.  Id.  ibid. 

3.  Id.  ibid,  (fin). 

4.  Pragm.  r>  :    *Ev0'  aî^pta  te  viwv  O⻣t  xai  (tuera  Xtyeia  —  xal  fitxa 
tvpvâfvia  xaXciiv  êntxdppoôoç  IpytAV. 


ÉCOLE  DE  TERPANDRE  79 

que  nous  ne  connaissons  plus,  un  certain  Périclitos,  avec 
qui  cette  école  se  serait  terminée  un  peu  avant  Hipponax, 
c  est-à-dire  vers  le  milieu  du  vi®  siècle  *.  On  a  rapproché 
de  ces  indications  quelques  autres  noms  de  citharèdes 
lesbiens  fort  mal  connus,  et  qu'on  rattache  à  Técole  de 
Terpandre  ^  Il  est  plus  intéressant  de  rappeler  qu'après 
Terpandre  l'ile  de  Lesbos  est  restée  un  centre  musical 
actif  pour  le  jeu  de  la  cithare  et  du  barbitos.  Alcée  et 
Sappho  durent  sans  doute  quelque  chose  à  la  tradition 
qu'il  avait  fondée.  Il  y  a  surtout  un  très  grand  nom,  celui 
d'Arion,  qu'on  ne  rattache  pas  d*ordinaire  à  l'école  de 
Terpandre  parce  que  la  création  du  dithyrambe  littéraire 
a  effacé  tous  les  autres  souvenirs  relatifs  à  son  rôle  poéti- 
que, mais  qui,  par  certains  côtés,  semble  appartenir  à  la 
tradition  la  plus  directe  du  p^rand  chanteur  lesbien. 
Arion,  en  effet,  né  à  Méthymne,  dans  l'ile  de  Lesbos, 
composait  des  nomes,  et  des  homes  citharédiques.  Il 
était  illustre  comme  citharède,  et  c'est  par  le  chant  d'un 
nome,  selon  la  légende,  qu'il  charma  le  dauphin  lors- 
qu'il fut  précipité  à  la  mer.  Nous  reviendrons  à  Arion 
quand  nous  parlerons  du  dithyrambe;  pour  le  moment, 
il  suffit  de  le  mentionner.  Ajoutons  que  si  l'influence  de 
Terpandre  s'est  exercée  peut-être,  d'une  manière  directe 
et  spéciale,  à  Lesbos  et  sur  le  nome,  elle  a  rayonné  bien 
vite  sur  la  Grèce  entière  et  sur  tous  les  genres  lyriques 
où  figurait  la  cithare.  Ce  n'est  pas  seulement  à  Lesbos  ni 
même  à  Sparte  que  sont  ses  véritables  successeurs  :  toute 
la  grande  poésie  citharédique  le  reconnaît  pour  chef  et 
dérive  de  lui. 

IV 
A  côté  des  nomes  citharédiques,  il  y  avait  des  nomes 

1.  Plut.,  De  Mus.,  c.  6. 

2.  Flach,  p.  212  et  suit. 


80  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

aulédiques,  c'est-à-dire  accompagnés  par  la  flûte.  Les 
plus  vieux  étaient  attribués  à  Clonas  K  On  s'accordait  à  le 
considérer  comme  postérieur  de  peu  d'années  à  Ter- 
pandre.  Suivant  les  uns,  il  était  de  Tégée,  en  Arcadie; 
suivant  les  autres,  de  Thèbes.  L'Ârcadie  et  la  Béotie 
étaient  les  deux  parties  de  la  Grèce  où  Tart  de  la  flûte 
était  le  plus  cultivé.  Il  était  naturel  que  l'inventeur  de 
l'aulédique  fût  rattaché  à  lun  ou  à  l'autre  de  ces  deux 
pays.  Quant  à  la  date  de  sa  naissance,  il  était  également 
naturel  qu'on  le  supposât  un  peu  plus  jeune  que  Ter- 
pandre  et  qu'Olympos  ^.  Son  rôle,  en  efTet,  était  un  rôle 
de  combinaison  et  d'application  :  ce  qu'il  avait  imaginé, 
c'était  d'accompagner  avec  la  flûte  enrichie  par  Olym- 
pos  un  chant  analogue  à  ceux  que  Terpandre  soutenait 
du  son  de  la  cithare.  D'autre  part,  on  ne  pouvait  le  sup- 
poser beaucoup  plus  récent,  car  il  fallait  (nous  y  revien- 
drons) qu'il  fût  antérieur  aux  origines  de  l'élégie. 

On  attribuait  quelquefois  h  Clonas  un  nome  aulédique 
appelé  le  «Nomeà  trois  airs  »,  XpiiteX-nç  v6ii4>;,  et  formé  de 
trois  parties  dont  l'une  était,  dit-on,  composée  dans  le 
mode  dorien,  la  seconde  dans  le  mode  phrygien,  la  troi- 
sième dans  le  mode  lydien  '.  Il  est  vrai  que  d'autres  au- 
teurs donnaient  cette  œuvre  à  Sakadas,  et  qu'elle  n'était 
peut-être  ni  de  l'un  ni  de  l'autre  ^  —  Avec  l'invention 
du  nome  aulédique,  on  attribuait  à  Clonas  celle  des 
chants  de  procession  appelés  icp^oSta.  Ces  chants  étaient 
en  hexamètres  ou  en  distiques  élégiaques.  —  11  est  évident 
que  la  Grèce  avait  dû  avoir  de  tout  temps  des  chants  ac- 
compagnés du  jeu  de  la  ûûte  et  des  processions  religieu- 


1.  Plut.,  De  Mus.^  c.  5. 

2.  Je  considère  ici  Olympos  non  comme  l'auteur  des  nomes  auléti- 
ques  mis  sous  son  nom,  mais  comme  la  personnification  de  la  mu- 
sique asiatique  du  viii«  siàcle. 

8.  Vint,  De  Mus.,  c.  8  (fin). 

4.  Voir  plus  bas,  à  propos  de  Sakadas. 


GLONAS  81 

ses  pendant  lesquelles  ces  chants  étaient  exécutés  K  En 
un  sens,  Taulédiquc  et  les  prosodies  sont  donc  bien  an- 
térieurs h  Glonas.  Mais  ce  que  la  tradition  voulait  dire 
eu  parlant  des  réformes  de  Glonas,  c'est  probablement 
qu'à  une  date  voisine  de  celle  où  Ton  plaçait  Terpandre, 
ces  chants  pour  la  flûte  avaient  pris  une  importance  et 
un  éclat  tout  nouveaux,  à  la  fois  par  le  perfectionnement 
du  jeu  instrumental  et  par lampleur  du  développement 
poétique,  peut-être  aussi  par  l'emploi  de  formes  métri- 
ques nouvelles,  plus  savantes  et  plus  nobles,  à  savoir 
l'hexamètre  et  le  pentamètre,  étrangers  sans  doute  à 
l'ancienne  forme  populaire  de  ce  genre  de  poésie. 

Inutile  de  faire  remarquer  d'ailleurs  à  quel  point  ce 
que  nous  savons  de  Glonas  est  problématique  et  vague. 
Quelques  savants  ne  veulent  voir  en  lui  qu'un  nom  fic- 
tif-. Peut-être  ont-ils  raison;  mais  pourquoi  les  mêmes 
savants  croient-ils  si  fort  à  Olympos?  La  vérité  est  que 
tous  ces  débuts  sont  obscurs,  et  que  la  tradition  grecque 
a  dû,  selon  son  habitude,  donner  une  forme  trop  précise 
à  des  souvenirs  très  flottants. 

Après  Glonas,  les  anciens  citaient  quelques  auteurs  de 
nomes  aulédiques.  Les  deux  principaux  sont  Polymnestos 
de  Colophon  et  Sakadas  d'Argos.  Nous  ne  savons  guère 
de  ces  poètes  que  ce  que  nous  en  dit  en  quelques  mots 
l'auteur  du  De  Musica  ^. 

Polymnestos  était  probablement  le  plus  ancien.  Il  se 
trouvait  déjà  cité  par  Alcman  ^  Il  y  avait  de  vieux  airs 
qui  portaient  son  nom  et  qu'on  appelait  «  nomes  Polym- 
nestiens  ^  ».  Pliitarque  dit  aussi  que  ses  nomes  étaient 


1.  Voir  les  passages  d'Homère  et  d'Hôsiode  cités  plus  haut. 

2.  Flach,  p.  262. 

3.  De  Mus.,  c.  4,  5,  8  et  9. 

4.  Ibid.,  c.  5.  Pindare  aussi  l'avait  mentionné  (fragm.  169,  Bergk). 

5.  Ibid,,  c.  4;  et  c.  5  (où  il  faut  peut-être  lire  :  8v  fnoXu|iv>ï<rT6v  xe] 
xat  IIoXv[ivi^(7Tiov  v6[iov  noiTjaat). 

Hist.  de  la  Litt.  grecqae.  —  T.  II.  6 


82  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

orthiens  S  ce  qui  signifie  sans  doute  «  iambiques  ».  G*cst 
tout  ce  qu'on  peut  dire  sur  son  compte. 

Quant  à  Sakadas^  il  passait  pour  plus  récent.  Son  nom 
se  rencontrait  trois  fois  sur  les  listes  des  vainqueurs  Py- 
thiens  ^,  ce  qui  implique,  si  l'indication  est  authentique 
et  si  elle  se  rapporte  à  l'organisation  nouvelle  des  jeux, 
qu'il  vivait  après  586  :  il  est  vrai  que  tout  cela  est  dou- 
teux. On  sait  qu'un  sujet  fréquemment  traité  dans  les 
concours  musicaux  de  Delphes  était  la  mort  du  serpent 
Python  tué  par  Apollon.  C'est  Olympos,  disait-on,  qui 
avait  le  premier  traité  ce  sujet  avec  la  flûte  ^  Sakadas 
passait  pour  avoir  fait  aussi  un  «  nome  Pythien  »  ^.  Nous 
avons  déjà  mentionné  plus  haut  l'analyse  d'un  nome  de 
ce  genre  faite  par  Strabon.  Pollux  ^  et  le  scholiaste  de 
Pindare  *  complètent  à  ce  sujet  nos  informations.  On 
peut  par  là  se  faire  quelque  idée  du  nome  de  Sakadas.  On 
lui  attribuait  quelquefois  le  TpiiAeX?;;  vi^%^  que  nous  avons 
déjà  vu  attribuer  à  Clonas  ^.  L'auteur  du  De  Musica 
parle  des  trois  strophes  de  ce  nome  et  du  chœur  qui  l'exé- 
cutait. Ces  mots  sont  de  nature  à  étonner.  La  forme  cho- 
rale du  nome,  d'après  des  témoignages  dignes  de  foi,  est 
de  date  récente;  et  quant  à  la  strophe,  elle  appartient 
au  lyrisme  choral.  Sakadas,  suivant  une  tradition  très 
vraisemblable,  se  servait  habituellement  du  rythme  élé- 
giaqueMl  est  probable  que  le  Tpni.eXY);v6[i/);,  sous  la  forme 
du  moins  à  laquelle  fait  allusion  le  passage  que  nous 
venons  de  citer,  ne  remontait  pas  à  Sakadas  '. 

1.  De  Mus,,  c.  9* 

2.  ïbid.,  c.  8. 

3.  Ibid.,  c.  9. 

4.  Pollux,  IV,  79. 
0.  Pollux,  IV,  84. 

6.  Argument  des  Pythiques, 

7.  Cf.  plus  haut,  p.  80. 

8.  De  Mus.,  c.  8  et  9. 

9.  Bergk  admet  {Poel.  lyr,  gr,,  t.  III,  4«éd.,  p.  203),   sur  la  foi  d*un 
passage  d'Athénée  très  al tôré  (XIII,  610,  C)  et  corrigé  conjecturalomont 


CONCLUSION  83 


Olympos,  Terpandre,  Clonas,  sont  donc,  suivant  la 
tradition,  les  ancêtres  glorieux  qui  fondent  la  musique 
grecque  et  la  poésie  nomique.  Bien  que  les  autres  gen- 
res de  poésie  lyrique  apparaissent  presque  aussitôt  après 
la  date  qu'on  peut  regarder  comme  celle  où  eux-mêmes 
durent  cesser  de  chanter,  le  nome,  qu'ils  avaient  orga* 
nisé,  continue  de  vivre  quelque  temps  encore  on  se  con- 
formant aux  exemples  laissés  par  les  créateurs  ^ 

On  voit  cependant,  par  le  petit  nombre  des  noms  de 
poètes  que  nous  avons  pu  citer,  par  la  rareté  des  souve- 
nirs précis,  combien  cette  première  période  brillante  du 
nome  fut  peu  durable.  Avec  la  Gn  du  vii^  siècle,  les  poè- 
tes nomiques  disparaissent  presque  entièrement.  Au 
temps  de  Simonide  et  de  Pindare,  les  maîtres  de  la  poésie 
lyrique  font  des  péans,  des  hyporchèmes,  des  odes  triom- 
phales; ils  ne  composent  plus  de  nomes.  Ce  genre  subit 
pendant  plus  d'un  siècle  une  sorte  de  disgrâce  :  il  s'é- 
clipse et  s'obscurcit.  Puis,  brusquement,  il  revient  à  la 
lumière,  mais  transformé.  Au  v®  siècle,  avec  Timothée, 
le  nome  se  fait  dramatique  etchoral,  comme  le  dithyrambe 
du  reste;  et,  sous  cette  nouvelle  forme,  il  parcourt  en- 
core une  longue  carrière.  Nous  n'avons  pas  à  nous  en 
occuper  pour  le  moment.  La  seule  espèce  de  nome  dont 

par  Casaubon,  que  Sakadas  avait  aussi  composé  une  'IXtou  icépaiç 
où  se  trouvait  uno  longue  énumération  des  guerriers  grecs  enfermés 
dans  le  cheval  de  bois.  Que  pouvait  être  ce  poème  ?  Il  semble,  d'a- 
près le  passage  d* Athénée,  que  c'était  un  récit  lyrique  à  la  façon  de 
ceux  de  Stésichore.  Mais  le  nom  de  Tauteur  est  trop  incertain  pour 
qu'il  soit  utile  de  pousser  plus  loin  les  conjectures. 

1.  On  remarquera  qu^il  n*est  jamais  question  du  nome  citharistique, 
c'est-à-dire  pour  cithare  seule,  sans  voix.  C'est  que  le  jeu  de  la 
cithare  isolé  du  chant  n'eut  jamais  en  Grèce  une  importance  com- 
parable à  celle  de  la  citharédie  ou  de  l'aulétique.  La  nature  de  la  ci- 
thare, si  peu  expressive,  explique  assez  ce  fait. 


84  CHAPITRE  II.  —  NOME  ANCIEN 

Tétudo  appartienne  à  ce  chapitre,  c'est  le  nome  primitif, 
monodique,  celui  de  ïerpandre  et  de  Glonas.  Ce  nome, 
nous  Tavons  vu,  cesse  d'avoir  une  histoire  après  Arion 
et  Sakadas. 

Mais  déjà  d'autres  genres  lyriques,  en  grand  nombre, 
ont  commencé  de  s'épanouir  :  Télégio,  Tiambe,  la  chan- 
son, puis  le  lyrisme  choral  d'apparat.  Celui-ci,  avec  sa 
solennité  presque  religieuse  (même  dans  les  sujets  pro- 
fanes), est  à  certains  égards  plus  voisin  du  nome  que 
les  trois  autres.  Mais  il  s'en  distingue  en  réalité  par  des 
différences  techniques  si  profondes  que  son  apparition 
ou  son  développement  à  Sparte  forme  véritablement  une 
seconde  période  distincte,  un  second  âge  de  la  musique, 
Seurépa  xaràdTaTi;.  La  logique  est  donc  d'accord  avec  la 
chronologie  pour  nous  commander  d'étudier  d'abord  l'é- 
légie, l'iambe  et  la  chanson. 


CHAPITRE  III 


LA     POESIE     ELEGIAQUE 


U[DLIOaRA.PHIE 

Manuscrits.  De  tous  les  poètes  élégiaques,  le  seul  dont  nous 
ayons  des  manuscrits  suivis  et  distincts  est  Théognis.  Les 
autres  ne  nous  sont  arrivés  que  par  fragments,  et  ces  débris 
sont  épars  dans  toute  la  littérature  de  Pantiquité.  Les  manus- 
crits de  Théognis  sont  assez  nombreux.  Les  principaux  sont  : 
un  ms.  de  Venise,  bibliothèque  Saint-Marc,  522,  désigné,  de- 
puis Bekker,  par  la  lettre  K;  un  ms.  du  Vatican,  915  (0);  et 
surtout  le  meilleur  de  tous,  le  Mutinensis  (A),  aujourd'hui  à 
Paris,  Bibliothèque  nationale,  Supplément  grec,  n<>  388  (conte- 
nant huit  ou  dix  ouvrages  différents);  on  Pattribue  au 
x"  siècle. 

Sur  les  manuscrits  de  Théognis,  voir  surtout  Bergk,  Rhein, 
Mus.,  nouv.  série,  III,  p.  206  sqq.  et  396sqq.Gf.  Jordan,  Om»s- 
tiones  Theognidex,  Kœnigsberg,  1885. 

Editions.  L'édition  prmceps  des  élégiaques  grecs  fut  publiée  à 
Venise,  par  Aide  Manuce,  en  1495.  A  citer  aussi,  parmi  les  an- 
ciennes éditions,  celle  de  Gamerarius,  1551. 

L'ensemble  des  fragments  élégiaques  a  été  maintes  fois  pu- 
blié, soit  dans  des  collections  générales,  soit  à  part.  Dans  les 
Poelœ  minores  de  Gaisford  (Oxford,  1816-1820),  ils  occupent  le 
tome  III;  dans  les  Poètes  grecs  de  Boissonade  (Paris,  1823- 
1832),  le  tome  III  également.  Les  éditions  des  poètes  lyriques 
mentionnés  au  chapitre  précédent  comprennent  aussi  les  frag- 
ments des  poètes  élégiaques  (t.  II  dans  Bergk). 

Hartung,  Die  Griechischen  Elcgiker^  Leipzig,  1858-1859,  a 
donné,  en  deux  volumes,  une  édition  des  élégiaques  accompa- 
gnée d'une  traduction  allemande  et  de  notes  :  le  premier  vo- 


i 


86  CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

lume  comprend  les  poètes  antérieurs  à  la  mort  d'Alexandre  ; 
le  texte  présente  beaucoup  de  corrections  conjecturales. 

Editions  séparées  de  Solon  et  de  Tbéognis  :  —  Solonis  car^ 
minum  quœ  supersunty  édition  avec  notes  de  Nie.  Bach,  Bonn, 
1825.  —  Theognidis  Megarensis  elegi,  édition  critique  de  Bekker, 
avec  des  notes  Variorum,  Leipzig,  1'®  éd.  1815,  2®  éd.  1827.  — 
Theognidis  Megarensis  reliquix,  édition  de  Welcker,  Francfort- 
sur-le-Mein,  1826  (prolégomènes  étendus,  essai  pour  disposer 
les  vers  du  poète  dans  un  nouvel  ordre,  notes  critiques  et  ex- 
plicatives). —  Theognidis  elegiœ,  de  Ziegler  (2«  édition,  1880);  et 
Theognidis  reliquiœ,  de  Sitzler,  1880;  éditions  critiques.  Cf.  l'ar- 
ticle de  Leutsch  dans  le  Philologus,  t.  XXIX,  p.  636-690. 

Une  traduction  française  des  principaux  élégiaques  grecs 
anciens  a  été  publiée  (avec  celle  d'Hésiode)  sous  ce  titre  : 
Poètes  moralistes  de  la  Grèce ,  notices  et  traductions  par 
MM.  Guigniaut,  Patin,  Jules  Girard  et  L.  Humbert,  Paris, 
1882  (Garnier).—  Les  fragments  deTyrtée  ont  été  traduits  par 
M.  Leconte  de  Lisle  dans  son  Hésiode^  Paris,  1869  (Lemerre). 


SOMMAIRE 


I.  Origines  de  la  poésie  élégiaque.  Caractères  généraux  :  mètre,  exé- 
cution musicale,  sujets  traités,  contribution  des  diverses  races, 
dialecte  et  style.  Evolution  du  genre.  —  II.  Les  poètes  élégiaques  : 
Callinos,  Archiloque,  Tyrtée,  Mimnerme,  Solon,  Théognis,  Phocy- 
lide;  les  poètes  secondaires.  —  III.  L'èpigramme. 


La  poésie  élégiaque  est,  de  tous  les  geores  lyriques, 
celui  qui,  par  le  rythme  et  le  nnètre,  ressemble  le  plus  à 
l'épopée*.  Il  semble  qu  elle  en  pouvait  sortir  directement. 

1.  Travaux  modornos  sur  l'élotçio  grecque  en  général  (en  dehors 
des  histoires  d'ensemble)  ;  —  Franke,  Callinus  sive  quœstiones  de 


ÉTYMOLOGIE  DU  MOT  87 

Mais  UQO  diii'érence  cssenliclle  d'exécution  len  sépare  : 
elle  était  accompagnée  du  jeu  de  la  flûte.  Elle  n*a  pu  se 
développer  qu'après  les  progrès  de  la  flûte  phrygienne 
en  lonie,  et  peut-être  après  la  première  apparition  du 
nome  aulédique^ 

Les  anciens  ont  beaucoup  cherché  l'étymologie  du  mot 
eXeyo;  sans  la  trouver.  Enfermés  qu'ils  étaient  dans  la 
connaissance  de  leur  propre  langue,  ils  ne  pouvaient  ré- 
soudre ce  problème.  Une  conjecture,  qui  n'a  pas  été  sans 
séduire  même  quelques  modernes  ^,  faisait  venir  ce  mot 
d'un  prétendu  refrain,  e  Xeye,  qui  aurait  été  une  sorte  de 
gémissement  usité  dans  les  lamentations  funèbres  ^  Cette 
hypothèse  s'explique,  sans  se  justifier,  par  l'emploi  de 
l'élégie  primitive  dans  les  chants  de  deuil.  Mais  il  est 
beaucoup  plus  probable  qu'il  faut  chercher  Torigine  du 
mot  dans  la  langue  de  l'un  des  peuples  asiatiques  qui  ont 
donné  à  la  Grèce  l'usage  même  de  la  flûte  élégiaque  et 
cette  forme  particulière  du  thrène.  On  incline  aujour- 
d'hui à  rattacher  le  grec  eXcp;  à  la  même  racine  que  les 
mots  arméniens  elégn^  êlegneay^  qui  signifient  «  roseau  », 
«  flûte  de  roseau  »,  et  l'on  considère  comme  très  proba- 
ble que  la  forme  IXeyo;  n'a  été  d'abord  que  la  transcrip- 
tion plus  ou  moins  exacte  d'un  mot  phrygien  signifiant 
«  flûte  »  ou  «  air  de  flûte  »,  peut-être  «  chant  de  deuil 

origine  carminis  elegiact^  1816  ;  J.  Ciesar,  De  carminis  grxcor.  eUgiaci 
origine  et  nolione,  Marbourg,  1837;  Osann,  Zur  griech.  Elégie,  Darm- 
stadt,  1835  ;  Welcker,  Der  Elegos,  dans  ses  Kleine  Schri/ten,  t.  I, 
p.  56-11  (1844). 

1.  Clouas  est  antérieur  à  Archiloque,  selon  Plut.,  de  Mus,  5.  C'est 
peut-être  l'existence  antérieure  du  nome  élégiaque  dans  le  Pélopon- 
nèse qui  fait  que  l'élégie,  à  la  différence  de  Tiambe,  s'y  est  si  vite 
transportée  et  acclimatée. 

2.  Welcker,  Kleine  Schriften,  I,  61.  Il  comparait  la  formation  des 
mots  lù>6ax)rQc,  î4Xe|ioç,  afXtvoc,  etc. 

3.  Etym.  Magn.  ;  Suidas;  Scbol.  Aristoph.,  Oiseaux^  217.  —On 
trouve  l'exclamation  ï  ï  rapprochée  déjà  du  mot  ^eyoç  dans  Euripide, 
Iphig.  Taur.  147,  d'après  les  mss.  Mais  les  éditeurs  écrivent  alat. 


88  CHAPITRE  m.  —  POÉSIE  ÉLÊGIAQUE 

exécuté  sur  la  flûte  »  ^  G*est  ce  que  parait  avoir  signiGé 
aussi  d'abord  le  mot  grec  eXeyo;,  que  tous  les  grammai- 
riens anciens  donnent  comme  synonyme  de  Op*?,vo;,  la- 
mentation funèbre^.  Ce  qu'ils  ne  disent  pas,  mais  ce 
qu'il  faut  ajouter,  c'est  que  ce  nom  ne  s'appliquait  certai- 
nement qu*à  une  sorte  particulière  de  lamentation,  h 
celle  qui  s'exécutait  avec  la  flûte.  Les  tbrènes  de  l'Iliade 
étaient  accompagnés  de  la  cithare.  Le  thrëne  élégiaque, 
au  contraire,  remplaça  la  cithare  par  la  flûte.  C'est  ainsi 
qu'Euripide  appelle  l'élégie  aXupo;  eXe^o;  ^  L'épithotc  est 
caractéristique  et  essentielle. 

"EXeyo;  désigne  donc  exactement  un  air,  en  particulier 
un  thrène,  joué  sur  la  flûte  ou  accompagné  par  la  flûte. 
Les  mots  iXeyeîov (sous -entendu  [liTpov)  et  eXeyeîa  (sous- 
entendu  coStj)  désignent  le  mètre  ordinaire  de  riXcyo;  et 
les  poèmes  qu'on  en  forme  ^.  On  sait  qu'au  point  de  vue 
métrique  l'élégie  est  caractérisée  par  l'alternance  de 
l'hexamètre  épique  et  d'un  hexamètre  à  d<îux  «  temps 
vides  »  qu'on  appelle  très  improprement  un  pentamètre. 
Chacun  de  ces  couples  ou  distiqueSy  dont  l'unité  est  mar- 
quée par  le  retour  régulier  des  temps  vides  ou  silences 
après  chaque  moitié  du  second  vers,  forme  une  véritable 
petite  strophe  d'un  dessin  très  net.  On  peut  ajouter  à  cela 
que  cette  strophe  courte  et  monotone  convenait  bien  à 
l'expression  de  la  réflexion,  de  la  réflexion  triste  en  par- 
ticulier, et  qu'on  s'explique  le  choix  d'un  pareil  rythme 
pour  des  chants  funèbres. 

C'est  avec  Clouas  que  le  nom  de  l'élégie  apparaît  pour 
la  première  fois  dans  l'histoire  littéraire.  On  attribuait 

1.  Bôtliclier,  Arica,  p.  'U.  Contredit,  il  est  vrai,  parLagarde,  Armen. 
Stud,  p.  8  (cité  par  Christ,  Griech.  Lit.,  p.  93). 

2.  Suidas  ;  Hésychius  ;  Etym.  M.;  etc. 

3.  Iphig,  Taur.  143-140  :  ^Q  Spitoai,  fiu<r6pTjVT,T0i;  w;  OpYJvotç  eyxetixai, 
T&c  o'Jx  eC[ioû<Tou  iioXicâç  àXupot;  âÀÉYOtc. 

4.  'EXeyeïov  signifie  souvent  en  particulier  un  distique  élégiaque  ; 
d'où  le  pluriel,  éXeyeia,  pour  désigner  un  poème  entier. 


ORIGINES  89 

à  Clonas  un  nome  aulédiquc  intitulé  Élégos  \  et  Plutarquc 
appelle  ce  poète  «  auteur  devers  élégiaques  ^  »  La  même 
qualKicationest  appliquée  à  Sakadas  ^  D'autre  part,  nous 
lisons  encore  dans  la  De  Musica  que  les  aulèdes,  c'est-à- 
dire  les  flûtistes  qui  accompagnaient  des  chants,  adap- 
taient alors  leur  musique  à  des  distiques  élégiaques  *. 

Cependant  ni  Clonas  ni  Sakadas  n'ont  jamais  été  ran- 
gés au  nombre  des  maîtres  de  Télégie  véritable.  C'est 
qu'entre  les  vers  élégiaques  de  ces  poètes  et  ceux  des 
Callinos  et  des  Mimnerme,  il  y  a  une  différence  radicale. 
Les  premiers  sont  des  poètes  religieux  qui  composent 
des  nomes;  les  seconds  sont  des  poètes  profanes,  d'une 
inspiration  surtout  personnelle,  et  absolument  indépen- 
dante des  sanctuaires.  Si  Tapparence  est  la  même  des 
deux  côtés,  l'âme  est  différente.  Le  véritable  inventeur 
de  l'élégie  classique  fut  le  poète  inconnu  qui  pour  la 
première  fois  s'avisa  d'appliquer  le  rythme  élégiaque  et 
la  flùle  non  plus  à  des  lamentations  funéraires  ou  à  des 
hymnes  religieux,  mais  à  l'expression  de  ses  propres 
sentiments,  de  ses  vœux,  de  ses  plaisirs,  de  ses  tristesses, 
et  qui  en  fit  un  chant  profane.  On  ne  peut  savoir  au  juste 
quand  et  comment  se  fit  cette  transformation  ;  mais  il 
est  probable  qu'elle  s'accomplit  surtout  grâce  à  l'usage 
de  plus  en  plus  répandu  de  ces  banquets  qui  furent  si 
longtemps,  en  Grèce,  un  des  principaux  foyers  de  la  vie 
sociale,  et  où  les  sentiments  s'exprimaient  volontiers  par 
des  chants.  Ce  qui  tendrait  à  le  faire  croire,  c'est  l'em- 
ploi fréquent  de  l'élégie  classique  dans  les  festins,  comme 
on  le  voit  en  particulier  chez  Xénophane  et  chez  Théo- 
gi)is.  Le  jeu  de  la  flûte  y  pénétra  de  bonne  heure,  ame- 
nant le  mètre  élégiaque.  Mais  une  salle  de  festin  appelait 

t.  Plut.,  De  Mus.,  c.  4. 

2.  Ibid.,  c.  3  :  èXsycÎwv  te  xal  &i:â)v  7roir,Tr,v. 

a.  Ibid.,  c.  9  (et  8). 

4.  De  Mus.,  c.  8  :  év  àp/r^  yàp  èXeifeia  |ie(AeXoicoir,ji.éva  ol  aùXwSol  r,oov. 


90  CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

d'autres  inspirations  qu'un  temple  ou  qu'un  tombeau. 
L'élégie  proprement  dite  est  probablement  sortie  de  cette 
nouveauté  des  circonslances.  La  transition  d  ailleurs  dut 
être  graduelle.  Le  plus  ancien  poète  élégiaque  que  nous 
connaissions,  Callinos,  avait  peut-être  composé  une  élé- 
gie en  l'honneur  de  Zeus.  Mimnerme,  qui  lui  csl  de  peu 
postérieur,  passait  pour  avoir  joué,  sinon  composé,  un 
nome  aulédique  appelé  Kradias  ^  On  saisit  là,  ce  semble, 
le  passage  du  nome  élégiaque  à  l'élégie  proprement  dite  ^. 
Ajoutons  que  si  les  salles  de  festins  semblent  avoir  of- 
fert à  l'élégie  modifiée  son  cadre  le  plus  ordinaire,  il 
n'en  fut  pas  toujours  ainsi.  Solon  récita,  dit-on,  son 
poème  de  Salamine  sur  l'agora.  Tyrtée  peut  avoir  chanté 
quelquefois  dans  des  gymnases  ou  sur  quelque  place  ré- 
servée aux  exercices  militaires  de  la  jeunesse  aussi  bien 
que  dans  les  syssities  lacédémoniennes.  Il  en  est  do 
même  de  Gallinos. 

L'élégie,  au  rythme  ferme  et  net,  est  un  des  genres 
lyriques  où  la  personne  du  poète  se  met  en  scène  le  plus 
franchement.  Il  blâme  ou  il  loue;  il  moralise;  très  sou- 
vent il  exhorte.  Il  fait  presque  office  d'orateur  :  tantôt 
orateur  politique  et  populaire,  qui  cherche-à  exciter  dans 
les  âmes  les  sentiments  belliqueux  et  patriotiques  ;  tan- 


1.  Hipponax,  dans  Plut.  De  Mus.,  c.  8:  xa\  àXXoç  iaxiv  âpx«îo;  v6fio; 
xoiXoû|i£voc  KpaSia;  6v  fTjo-iv  'Iicncuva^  M((ivep{Aov  aùXr)(rat.  — Volkmann, 
après  d'autres,  croit  que  ce  nome  était  aulétiquo,  non  aulédique,  ot 
que  Mimnerme  dut  se  borner  à  l'exécuter.  Mais  Plutarque  ajoute  : 
èv  àpxYJ  Y^P  i^ET^ÎA  [ie[isXono(7)[iiva  ol  aûX(i>So\  r^Sov.  Cette  phrase  no 
peut  signifier  qu'une  chose  :  c'est  qu'on  ne  doit  pas  être  surpris  de 
voir  Mimnermo,  poète  élégiaque,  auteur  d'un  nome  aulédique,  at- 
tendu que  les  poèmes  aulédiques  étaient  précisément  alors  en  disti- 
ques élc^giaques.  La  pensée  de  Plutarque  (ou  du  compilateur)  n'est 
donc  pas  douteuse.  Il  est  seulement  vrai  que  son  explication  peut 
être  fausse  et  qu'Hipponax  semble  avoir  parlé  seulement  d'exécution 
musicale. 

2.  Le  nomo  élôgiaquo  parait  d'ailleurs  avoir  duré  encore  après 
rapparition  de  la  véritable  élégie. 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  91 

tôt  orateur  philosophe,  qui  devise  sur  la  vie  humaine,  sur 
ses  plaisirs  et  ses  maux  ;  toujours  tourné  vers  la  prati- 
que et  pressé  de  conclure  K  L'élégie  est  souvent  comme 
une  première  manifestation  poétique  du  génie  oratoire 
qui  sommeillait  alors  en  Grèce  ou  qui,  du  moins,  s'épan- 
chant  en  improvisations  éphémères,  n'avait  pas  encore 
trouvé  sa  forme  artistique  et  durable.  Beaucoup  de  poè- 
mes  élégiaques  sont  intitulés  Exhoî'tations,  'TxoOrixai;  ce 
titre  en  dit  à  merveille  la  vraie  nature.  Non  seulement  on 
exhorte  les  autres,  mais  on  s'exhorte  soi-môme;  Solon 
avait  composé  des  TTcoOyixai  ei;  éaurov.  Lors  môme  qu  une 
élégie  ne  porte  pas  ce  titre,  elle  pourrait  souvent  le  por- 
ter. Rien  d'ailleurs  de  plus  varié  que  le  ton  de  l'élégie  : 
comme  la  personne  du  poète  ne  craint  pas  de  s'y  mon- 
trer, le  ton  du  poème  est  déterminé  par  son  humeur 
individuelle  plus  que  par  des  règles  générales.  Il  y  a  des 
élégies  graves  ;  d'autres  moqueuses  ou  légères  ;  d'autres 
doucement  philosophiques.  Ce  qui  domine  pourtant,  c'est 
le  sérieux  pratique  et  le  goût  de  moraliser  :  il  y  a  là  une 
faculté  nouvelle  de  l'esprit  grec  qui  grandit  et  qui  crée 
une  forme  d'art  appropriée. 

Ce  besoin  d'agir  pratiquement  sur  les  esprits,  de  les 
enseigner,  de  les  exhorter,  devait  conduire  à  chercher 
sur  tous  sujets  la  formule  définitive  qui  est  l'expression 
naturelle  de  la  loi.  Aussi  la  poésie  élégiaque  est  volontiers 
sentencieuse,  ou,  comme  disaient  les  Grecs,  gnomique. 
Elle  Test  à  tel  point  que  le  nom  même  de  poésie  gnomi- 
que  a  fini  par  devenir  presque  synonyme  de  poésie  élégia- 
que, du  moins  pour  cette  période  de  la  littérature  grec- 
que, bien  qu'il  ne  désigne  en  réalité  qu'un  des  traits  de 
cette  poésie.  La  période  qui  s'étend  de  Callinos  à  Théo- 


1.  Dion  Chrysost.  Or.   II,  p.  74  (Reisko)  :  fifo;  U  tiva  ajTÔ)v  (rtôv 

s'jovTa  xac\  itapaivoOvTa 
>xvXî$ov  xal  Ge^YviSo;. 


woirjjiaTwv)  8T,(X0Tixà  XeYotT*  av,  (jupiêouXs'JovTa  xac\  itapaivoOvTa  toï;  itoX- 
XoT;  xal  tStwTai;,  xaOaicep,  oljxat,  xà  ^a)xvXî$o 


92  CHAPITRE  111.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

gnis  est  celle  où  l'esprit  grec,  s*éloignant  do  Tépopée, 
s'achemine  vers  la  prose.  Pendant  deux  siècles,  un  effort 
immense  de  réflexion  s'opère  en  tout  sens  pour  classer 
et  codifier  les  idées  reçues,  pour  formuler  les  règles  ins- 
tinctives suggérées  par  l'observation,  pour  atteindre  en 
toutes  choses  à  la  loi.  C'est  le  temps  des  Sept  Sages,  à  qui 
la  tradition  attribue  tout  le  trésor  des  plus  vieux  prover- 
bes grecs.  C'est  le  temps  où  Ton  place  l'existence  du 
fabuleux  Esope.  L'élégie  prend  sa  part  de  ce  travail 
collectif  :  comme  elle  aspire  à  gouverner  les  âmes,  elle 
réfléchit  sur  le  bien  et  sur  le  mal,  sur  le  but  de  la  vie, 
sur  la  destinée,  et  elle  en  donne  des  leçons,  qu'elle  en- 
ferme dans  des  formules  brèves  et  profondes.  A  la  fin 
surtout  do  cette  période,  elle  fait  de  parti  pris  ce  qu'elle 
avait  fait  d'abord  par  rencontre  et  d'instinct.  Elle  tend 
peu  à  peu  à  n  être  plus,  dans  Phocylide  par  exemple, 
que  gnomique.  Elle  est  alors  comme  une  autre  forme  de 
poésie  didactique  appliquée  spécialement  à  la  morale. 

Le  mythe  proprement  dit  tient  chez  elle  peu  de  place  ; 
en  général,  elle  ne  raconte  pas,  elle  exhorte.  Quand  il 
apparaît  dans  l'élégie,  c'est  d'ordinaire  comme  le  fonde- 
ment religieux  .de  la  morale,  ou  parce  que  le  poète 
s'adresse  à  un  dieu;  il  est  rare  qu'il  s'y  développe  en 
récits  à  la  manière  des  mythes  de  l'épopée  ou  même  ainsi 
qu'on  le  voit  chez  les  Simonideet  les  Pindare. 

Comme  nous  n'avons  plus  que  des  fragments  d'élégies, 
sauf  peut-être  deux  ou  trois  poèmes  assez  courts  qui  pa- 
raissent enliers  (encore  n'est-ce  pas  certain),  nous  ne  pou- 
vons juger  sur  des  documents  tout  à  fait  irrécusables  la 
composition  do  ces  pièces.  Il  n'est  pourtant  pas  impos- 
sible d'en  concevoir  quelque  idée.  Plusieurs  fragments 
sont  étendus.  Les  uns  formaient  le  début  d'une  élégie, 
d'autres  le  milieu  ou  la  fin.  Ce  qui  domino  partout,  c'est 
le  caractère  libre,  simple,  direct,  d'une  composition  où 
les   maximes  et  les  conseils  sortent  sans  cesse  les  uiis 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  93 

des  autres,  où  une  sorte  de  dialectique  latente,  née  de 
rémotion  du  poète,  chemine  sous  la  poésie,  pressée  d'ar- 
river au  but  qu'elle  n'oublie  jamais.  Non  que  l'analyse 
et  renchaînement  des  idées  y  soient  de  mémo  sorte  que 
dans  une  dissertation  ou  un  discours  :  Tanalyse  est  moins 
subtile  et  l'encliaînement  moins  rigoureux  ;  le  poète 
afGrme  plus  qu'il  ne  prouve  et  juxtapose  ses  idées  plutôt 
qu'il  ne  les  lie  en  arguments.  Mais  l'émotion  dominante 
est  sérieuse  et  forte  ;  elle  suffit  à  maintenir  l'unité  de  ton 
et  à  créer  un  courant  naturel  qui  ressemble  à  un  pro- 
grès logique. 

Pour  le  style,  Télégîe  doit  beaucoup  à  l'épopée.  La 
couleur  générale  du  dialecte,  en  quelque  pays  que  le 
poète  soit  né,  est  toujours  ionienne  :  le  fond  de  la  langue 
est  épique;  les  épithètes  diles  homériques  n'y  manquent 
pas  ;  des  formules  familières  à  \ Iliade  et  à  V Odyssée  s'y 
rencontrent.  —  Et  pourtant  les  différences  aussi  sont 
grandes  :  à  tout  prendre,  l'effet  d'ensemble  n'est  plus  le 
même.  Le  dialecte  d'abord  est  quelque  peu  rajeuni  ;  des 
formes  postérieures  à  Homère  y  apparaissent  ;  de  plus, 
ce  dialecte  est  mélangé,  et  d'une  autre  façon  que  celui 
(rilomère;  ce  n'est  plus  le  vieil  éolien  qui  le  colore  çà  et 
là  d'un  reflet  archaïque  :  c'est  le  dorien  vivant,  contem- 
porain, qui,  chez  les  élégiaques  de  race  dorienne,  insi- 
nue par  endroits  ses  formes  favorites,  ou  le  dialecte  atti- 
que  qui,  chez  un  Selon,  perce  sous  le  costume  ionien. 
Les  mots  nouveaux  et  composés,  chers  à  la  poésie  lyri- 
que, n'apparaissent  que  par  exception;  mais  d'autre 
part,  les  épithètes  sont  moins  nombreuses  que  dans  l'é- 
popée ;  à  chaque  instant,  on  trouve  des  vers  entiers  qui 
ne  renferment  que  des  substantifs  et  des  verbes  ;  la  lan- 
gue est  nette  et  sobre;  la  fermeté  de  la  pensée  se  tra- 
duit par  la  sobriété  du  vocabulaire.  En  passant  d'Ho- 
mère aux  élégiaques,  on  éprouve  (toutes  proportions 
gardées)   quelque  chose   du  sentiment  qu'on  a  quand 


94  CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÈGIAQUE 

on  passe  de  la  langue  française  du  xvi^'siècle,  luxuriante 
et  riche,  à  celle  du  xvii®,  exacte  et  abstraite.  Gardons- 
nous  d'exagérer.  Dans  la  poésie  grecque,  l'imagination 
et  le  sens  de  la  beauté  plastique  ne  sauraient  jamais 
perdre  tous  leurs  droits;  mais  la  sévère  raison  a  certaine- 
ment grandi  dans  Tintervalle,  et  s'est  fait  une  plus  large 
place  ;  les  comparaisons,  moins  fréquentes  que  chez  Ho- 
mère, sont  plus  précises  et  plus  serrées.  —  La  phrase 
aussi  a  pris  une  autre  allure.  Elle  aime  encore  parfois  à 
s'étendre  en  liberté,  avec  ampleur  et  grâce  ;  mais,  d'or- 
dinaire, elle  est  plus  ramassée,  plus  énergique.  La  forme 
du  distique  Vy  sollicite  :  c'est  un  moule  où  la  pensée  s'en- 
ferme naturellement  ;  très  souvent  la  phrase  finit  avec 
le  second  vers.  Non  que  ce  soit  le  moins  du  monde  une 
règle,  comme  il  est  arrivé  dans  la  poésie  latine;  c'est 
tout  au  plus  une  tendance.  L'habitude  ne  va  pas  jusqu'à 
la  raideur,  mais  elle  donne  au  style  de  la  fermeté.  Le 
pentamètre,  avec  sa  double  coupe  si  nette  et  le  parallé- 
lisme de  ses  hémistiches,  met  le  mot  en  saillie  et  grave 
l'idée;  il  semble  fait  pour  l'antithèse.  C'est  la  grâce  de 
l'élégie  grecque  d'avoir  su  éviter  le  péril  d'une  forme  qui 
pouvait  devenir  un  peu  raide  et  d'en  avoir  tiré  de  la 
force  sans  dureté.  Après  des  vers  nettement  coupés, 
pleins  de  sens,  brefs  et  impérieux,  l'esprit  grec,  toujours 
souple  et  mesuré,  sait  glisser  légèrement  d'un  distique 
à  l'autre,  et  déployer  une  belle  phrase  harmonieuse  et 
facile. 

Vint-il  un  moment,  dès  la  période  classique,  où  l'élégie, 
primitivement  chantée  et  accompagnée  du  jeu  de  la  flûte, 
s'affranchit  de  cette  association  et  se  contenta,  comme 
Tépopée,  de  la  simple  récitation,  ou  jnôme  s'adressa 
surtout  à  des  lecteurs  ?  La  question  est  controversée. 
Des  textes  de  grammairiens  anciens  répondent  affirma- 
tivement, mais  ne  sont  pas  tout  à  fait  d'accord  sur  la 
date  de  cette  transformation.  Un  passage  de  Ghaméléon 


EXÉCUTION  MUSICALE  96 

cité  par  Athénée  *  dit  que,  non  seulement  les  vers  d'Ar- 
chiloquc,  mais  encore  ceux  de  Mimnerme  et  de  Phocy- 
lide  étaient  chantés  ^  Cette  manière  de  s'exprimer  signi- 
fie qu'après  Phocylide  les  poèmes  élégiaques  cessèrent 
d'être  chantés.  Un  autre  passage  d'Athénée  ^  mentionne 
au  contraire  ce  même  Phocylide  comme  un  de  ceux 
dont  les  vers,  n'étant  plus  chantés,  étaient  à  cause  de 
cela  d'une  métrique  plus  correcte  :  la  musique  ne  couvrait 
plus  les  licences  de  la  prosodie;  à  côté  de  Phocylide, 
Athénée  nomme  Xénophanc,  Selon  et  Théognis  comme 
étant  dans  le  même  cas.  Ce  serait  donc  vers  le  temps  de 
Solon,  suivant  Athénée,  un  demi-siècle  plus  tard,  suivant 
Chaméléon,  que  l'abandon  de  la  flûte  serait  devenu  gé- 
néral; mais  tous  deux  s*accordent  sur  le  fond  des  cho- 
ses ^.  Bergk  essaie  d'interpréter  différemment  le  passage 
d'Athénée  '  :  c'est  se  donner  beaucoup  de  mal  pour  ne 
pas  comprendre  ce  qui  est  clair.  L'opinion  du  savant 
grammairien  n'est  nullement  douteuse  :  reste  à  savoir  si 
elle  est  juste;  pour  cela,  il  faut  interroger  les  poètes  eux- 
mêmes. 

Solon,  en  parlant  de  son  élégie  sur  Salaminé,  rap- 
pelle un  «  chant  »,  et  Bergk  remarque  que  Démosthène, 
Plularque,  d'autres  encore,  font  allusion  à  ce  chant  *.  Mais 
Boileau  aussi  «  chantait  »  par  métaphore;  il  faut  se  dé- 
fier des  figures  de  rhétorique  ;  si  nous  ne  trouvions 
dans  les  poètes  que  des  passages  de  ce  genre,  nous  de- 

1.  Athénée,  XIV,  p.  620,  C  :  Ta...  'ApxtXixou,  tu  tï  Mi|ivép|iQu  x«\ 

2.  Sur  Mimnerme,  cf.  aussi  Strabon,  XIV.  28,  p.  643  Cas. 

3.  Athénée,  XIV,  p.  642,  D. 

4.  Diogène  Laërce,  on  ce  qui  touche  Solon,  distinguo  expressément 
ses  poésies  chantées  de  ses  élégies  (I,  61  :  ttôv  ôà  âôojxsvtov  aOtoO  £<rc\ 
TfltÔe,  etc.)  Mais  Diogène  Laërce  n'a  aucune  autorité.  Il  emploie  aussi, 
à  propos  do  Xénophane,  le  mot  pa<|/a)8eïv  (IX,  18),  qui  indique  une 
simple  récitation. 

5.  Bergk,  Griech.  Literalurgesch,  t.  II,  p.  130. 

6.  Diogéno  Laërce,  au  contraire,  dit  :  ocvIyvo)  8ià  to-j  xi^pvxo;. 


96  CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

vrions  accepter  le  témoignage  d'Athénée.  Heureusement 
Théognis  est  beaucoup  plus  explicite  :  il  mentionne  à 
plusieurs  reprises  la  flûte  du  festin  \  Même  en  admettant 
que  deux  ou  trois  de  ces  passages,  recueillis  dans  les 
Sentences  de  Théognis,  soient  en  réalité  de  Mimnerme  ou 
de  quelque  autre  poète  plus  ancien,  il  on  reste  encore 
plusieurs  dont  l'origine  est  incontestable.  Un  surtout  est 
décisif  *.  Théognis  promet  à  Kyrnos  l'immortalité  grâce 
à  ses  vers,  et  il  dit  que  les  jeunes  hommes,  au  son  de  la 
flûte^  le  chanteront  dans  les  festins.  Ces  <(  jeunes  hom- 
mes »  ne  sont  pas,  comme  on  l'a  parfois  supposé,  des 
choreutes;  le  pluriel  véoi  avSpe;  n'indique  pas  que  plu- 
sieurs de  ces  jeunes  hommes  chantent  ensemble  et  en 
chœur,  ce  qui  exclurait  l'idée  d'une  élégie;  on  voit  par 
tout  le  contexte  qu'il  s'agit  des  jeunes  hommes  qui  se 
réunissent  dans  les  festins  (Ootvr,^  Se  xat  eiXaTctVYicri  TzoL^iQtrr) 
et  qui  boivent  ensemble  en  chantant  tour  à  tour  des  élé- 
gies au  son  de  la  flûte.  On  chantait  donc  encore  l'élégie 
au  temps  de  Théognis.  Et  on  ne  peut  même  pas  dire, 
avec  certains  érudits, qu'on  y  chantât  seulement  certaines 
élégies  courtes,  à  la  façon  de  celles  de  Mimnerme,  où  les 
poètes  célébraient  le  vin,  le  plaisir,  la  jeunesse  :  Théognis 
parle  des  élégies  adressées  à  Kyrnos,  dont  Je  plus  grand 
nombre,  on  n'en  peut  douter,  étaient  des  élégies  surtout 
morales  et  gnomiques.  Athénée  s'est  donc  trompé  ;  Cha- 
méléon,  plus  exacl,  a  manqué,  semble-t-il,  de  précision. 
Il  est  certain  qu'au  moins  jusqu'au  v^  siècle,  Télégie  a  été 
chantée  habituellement.  —  S'ensuit-il  qu'elle  le  fût  tou- 
jours ?  Nullement.  Le  poème  et  l'accompagnement,  dans 
l'élégie,    étaient    moins   étroitement  liés  que  dans  les 

1.  Théognis,  v.  241,  533.  939,  943,  1041,  1055  (passages  cités  par 
Bergk). 

2.  V.  237-252.  Rornhardy,  Giiech.  Liter.,  1. 1,  p.  533  (3«  éd.),  conteste 
Tauthenticité  de  ce  passage,  mais  par  des  raisons  purement  «  sub- 
jectives». Bergk  la  défend  (Rhein.  Mus.  t.  111,  p.  206  sqq.  et  396  sqq.). 


COMPOSITION  97 

chants  cilharédiqucs.  Si  le  poète  chantait  ses  propres 
vers,  ce  qui  devait  être  l'habitude,  il  est  clair  qu'il  ne 
]K)uvaît  lui-mcmc  s'accoinpagmM'  :  il  avait  besoin  d'un 
joueur  de  flùle.  Tandis  qu'un  ïerpandre,  tout  en  chan- 
tant, pouvait  jouer  de  la  cithare,  un  Mimnerme,  à  moins 
de  faire  dire  sa  poésie  par  un  autre,  avait  besoin  que  la 
joueuse  de  ilùte  Nanno  lui  vînt  en  aide.  La  force  des 
choses  établissait  ainsi  entre  le  texte  et  la  musique  une 
séparation  que  les  citharèdes  ne  connaissaient  pas.  On  ne 
peut  guère  douter  que  ce  fait  incontestable  n'ait  entraîné 
de  bonne  heure  ses  conséquences  naturelles  et  que 
l'élégie  ne  se  soit  parfois,  dès  le  sixième  siècle,  adressée 
à  des  lecteurs.  T/apparition  de  Tépigr anime,  simple  ins- 
cription métrique,  suffirait  à  le  prouver.  Mais  on  ne  peut 
dire  quelles  élégies  ont  été  chantées,  quelles  autres  ont 
été  simplement  lues  ou  récitées. 

De  très  habiles  connaisseurs  ont  cru  trouver  dans 
l'élégie,  en  dehors  et  au  dessus  du  distique,  une  sorte  de 
strophe  formée  de  quatre  ou  cinq  distiques  réunis  par  le 
sens  et  terminés  par  une  ponctuation  forte  :  chaque  élé- 
gie serait  ainsi  composée  d'un  certain  nombre  de  ces 
strophes,  toutes  égales  entre  elles  *.  L'existence  de  ces 
strophes  est  à  priori  peu  probable  :  car  c'est  le  distique 
lui-môme  qui  est  la  véritable  strophe  de  l'élégie.  Il  serait 
d'ailleurs  surprenant  que  la  prétendue  strophe  élégiaque 
eût  toujours  été  marquée  par  une  interruption  complète 
de  la  phrase  alors  que  les  strophes  du  lyrisme  choral, 
incontestables  celles-là,  l'étaient  rarement.  Mais,  en  fait, 


1.  H.  Weil,  IJeher  Spuren  slrophischer  Composition  hei  den  alten 
griech.  Elegikern  (dans  lo  Rhein.  Mus.,  nouv.  série,  t.  XVII).  —  Je  ne 
parle  pas  du  système  de  Leutsch  (P/it/o/.  XXIX,  p.  210-213  et  549), 
qui  a  voulu  retrouver  dans  l'élégie  les  sept  parties  du  nome  de  Ter- 
pandre.  On  a  prétendu  aussi  les  voir  dans  les  odes  do  Pindare.  Les 
sept  parties  du  nome  de  Terpandre  ont  fait  beaucoup  déraisonner. 

Hist.  de  la   Litt.  grecqae.  —  T.  11.  7 


98  CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

ces  coupures  régulières  n'exislent  pas  K  La  pensée,  dans 
une  même  élégie,  groupe  tantôt  trois,  tantôt  quatre,  tan- 
tôt cinq  distiques,  et  il  n'y  a  pas  de  règle  rigoureuse 
à  établir.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  ces  groupes  d'idées, 
s'ils  ne  forment  pas  des  strophes  exactement  symé- 
triques, forment  du  moins  des  divisions  naturelles  et 
comme  des  paragraphes  bien  équilibrés.  L'instinct  de  la 
composition  les  a  rendus  non  toujours,  mais  souvent 
égaux.  L'emploi  du  distique,  qui  groupe  les  vers  deux 
par  deux,  y  a  contribué  en  multipliant  les  coupures  après 
un  vers  de  chiffre  pair.  Il  n*y  a  rien  là  qui  ressemble  à 
une  loi  positive  de  structure  musicale;  mais  c'est  une  ha- 
bitude de  la  pensée,  un  pli  devenu  familier,  et  qui  donne 
à  la  composition  do  l'élégie  une  physionomie  assez  mar- 
quée. 

L'élégie,  pendant  deux  siècles,  a  été  traitée  par  des 
poètes  de  races  différentes.  Ioniens  d'Asie-Mineure,  Do- 
riens,  Athéniens.  La  diversité  des  races  se  montre  jus- 
qu'à un  certain  point  dans  les  œuvres;  on  ne  saurait  pour- 
tant fonder  sur  ce  principe  des  divisions  trop  tranchées  : 
Tyrtée,  qui  chante  à  Sparte,  et  l'Ephésien  Callinos,  se 
ressemblent  beaucoup.  Les  différences  chronologiques  ne 
sont  pas  plus  décisives  :  Mimnerme,  que  les  anciens  ont 
quelquefois  appelé  par  un  bizarre  anachronisme  un  épi- 
curie?ij  est  presque  contemporain  du  belliqueux  Callinos. 
Ce  sont  les  circonstances,  c'est  le  génie  personnel  du 
poète  qui  déterminent  son  inspiration,  et  celle-ci  est  très 
variée.  Etudier  ces  poètes,  c'est  se  donner  le  spectacle 
de  cinq  ou  six  sortes  d'âmes  très  différentes,  placées  dans 
des  conditions  variables,  et  qui  en  ont  subi  le  contre-coup. 
Nous  les  prendrons  à  tour  de  rôle,  dans  l'ordre  des  temps, 
sans  chercher  à  établir  d'autre  classification.  Nous  no 
possédons  plus  guère  que  des  débris  de  leurs  œuvres. 

1.  On  n'arrive  à  les  rendre  régulières  qu'en  supposant  çà  et  là  des 
additions  postérieures,  hypothèse  toujours  fragile. 


GALLINOS  99 

Mais  ces  débris,  en  ce  qui  regarde  plusieurs  au  moins 
d'entre  ces  poètes,  sont  assez  beaux  et  assez  caracté* 
ristiques  pour  nous  permettre  de  restituer  leur  physio- 
nomie. 

Ajoutons  enfin  que,  dans  tout  ce  qui  précède,  nous 
n'avons  en  vue  que  l'élégie  ancienne,  celle  du  vu®  et  du 
vi»  siècle.  Dans  la  période  altique,  l'élégie,  devenue  un 
genre  secondaire,  n'a  laissé  que  de  rares  vestiges.  Dans 
la  période  alcxandrine,  elle  eut  une  renaissance;  mais, 
comme  il  arrive  toujours,  en  revenant  à  la  lumière  au 
milieu  d'une  civilisation  renouvelée,  elle  se  renouvela 
elle-même,  si  bien  que  l'élégie  alexandrine,  mère  de  l'élé- 
gie romaine,  est  presque  un  autre  genre  littéraire  que 
l'élégie  des  ïyrtée,  des  Solon  et  des  Tliéognis. 


II 


L'un  des  plus  anciens,  le  plus  ancien  peut-être  des 
poètes  élégiaques  grecs,  est  Callinos  d'Ephèse.  Mais  il 
est  impossible  de  fixer  avec  précision  l'époque  où  il  vi- 
vait. Les  érudils  de  l'antiquité  en  étaient  réduits  sur  ce 
point  à  des  raisonnements,  c'est-à-dire  à  des  conjectures. 
Strabon  remarque  que  Callinos  parlait  quelque  part  de 
Magnésie  du  Méandre  comme  d'une  ville  florissante, 
landis  qu'Archiloque  l'avait  vue  malheureuse  et  ruinée; 
il  en  concluait  que  Callinos  avait  dû  vivre  avant  Ârchi- 
loque  K  L'art  de  Callinos,  moins  souple  et  moins  savant 
que  celui  d'Archiloque,  semble  conûrmer  celle  conjecture, 
mais  nous  avons  si  peu  de  vers  de  Callinos,  et  d'ailleurs 
la  loi  du  progrès  technique  dans  les  arts  est  sujette  à 
tant  d'exceptions,  que  cette  raison  n'a  par  elle-même  que 
peu  de  force.  D'autre  part,  le  même  Callinos,  toujours 
suivant  Strabon,  avait  mentionné  la  ruine  de  Sardes  par 

1.  Slrabon,  XI V.  647. 


iOft        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

les  Gimmériens.  S'agit-il  là  de  la  prise  de  Sardes  men- 
tionnée par  Hérodote  *  sous  le  règne  du  roi  de  Lydie 
Ardys  (G78-629)  ?  Quelques-uns  en  doutent  -.  Strabon, 
en  effet,  distingue  plusieurs  prises  de  Sardes  par  les 
Gimmériens  ;  on  en  conclut  que  Callinos  a  pu  assister  à 
une  catastrophe  analogue  sous  Gygès  ou  sous  Gandaule. 
Gependant  Strabon  lui-même  semble  dire  que  Callinos  fut 
témoin  non  de  la  première  invasion  cimmérienne,  mais 
de  la  seconde  ^  Il  ne  faut  donc  pas  non  plus  le  rejeter  trop 
loin  dans  le  passé.  Tout  cela,  en  somme,  reste  vague  et 
obscur.  Ce  qu'on  peut  dire  avec  vraisemblance,  c'est 
que  Callinos  vécut  vers  le  début  du  vii^  siècle,  et  qu'il 
est  en  tout  cas  l'un  des  premiers  en  date  parmi  les  mat* 
ires  de  Télégie. 

Sa  patrie  était  Ephèse^  dont  il  appelle  plusieurs  fois 
les  habitants  «  Smyrnéens  »,  dit  Strabon  ^,  en  raison  de 
l'origine  commune  des  deux  cités.  Ce  serait  peut-être 
une  raison  de  plus  de  le  croire  fort  ancien. 

Ses  œuvres  ont  péri,  sauf  quelques  rares  fragments. 
L'un  d'eux,  cité  par  Strabon  ',  se  lisait  ev  tû  icpo;  Awt  'koytf. 
S'agit-il  dans  ces  mots  d'un  hymne  spécial  en  l'honneur 
de  Zeus,  ou  simplement  d'une  prière  terminant  quelque 
élégie?  On  adopte  en  général  la  première  interprétation, 
qui  soulève  pourtant  des  difficultés.  Le  mot  Xdyo;  serait 
h'wn  étrange  pour  désigner  un  poème  distinct.  Peut-être 
Strabon  avait-il  écrit  :  èv  rî^  wpo;  Aia  v6;i.<{).  Sinon,  le  texte 
traditionnel  ne  peut  signifier  que  ceci  :  «  dans  le  passage 
où  Gallinos  s'adresse  à  Zeus.  »  Le  fragment  d'ailleurs 
n'a  aucun  intérêt  littéraire.  —  On  peut  en  dire  autant 
de  ceux  où  Callinos  mentionne  les  Gimmériens  :   ce  ne 


1.  Hérodote,  I,  15. 

2.  Bergk,  Gr.  Liier.  H,  p.  179,  n.  3. 

3.  Strabon,  XIII,  627.  Cf.  Callinos,  fr.  5. 

4.  Strabon,  XIV,  033. 

5.  Jbid. 


GALLINOS  101 

sont  que  quelques  mots  détachés.  —  Le  seul  qui,  par 
son  étendue,  puisse  donner  quelque  idée  de  la  manière 
de  Callinos,  est  un  véhément  appel  aux  armes  conservé 
par  Stobée  *  : 

Jusques  à  quand  dormirez- vous?  quand  prendrez-vous,  6 
jeunes  hommes,  un  cœur  vaillant?  Sans  honte,  devant  l'étran- 
ger,  vous  vous  livrez  à  la  mollesse;  vous  vous  croyez  en  paix, 
quand  la  guerre  couvre  le  pays. 

Cette  vive  apostrophe  pouvait  former  le  début  de  la 
pièce  :  c'est  le  même  mouvement  que  dans  Ja  première 
Catilinaire  de  Cicéron.  Ici  manquent  un  certain  nombre 
de  vers,  consacrés  sans  doute  à  la  description  du  pays 
en  danger.  Puis  la  citation  de  Stobée  continue  par  d'é- 
nergiques exhortations  : 

Que  chacun,  d'une  main  mourante,  lance  un  dernier  trait. 
Il  est  glorieux  et  noble  pour  un  homme  de  défendre  contre 
l'ennemi  son  pays,  ses  enfants,  la  femme  qu'il  a  épousée 
vierge.  La  mort  viendra  quand  la  Parque  l'aura  filée;  mais 
que  chacun  d*abord,  l'épée  haute,  le  cœur  fier  sous  l'abri  du 
bouclier,  marche  en  avant  dés  que  s'engage  la  lutte.  L'homme 
ne  saurait  éviter  la  mort,  fût-il  de  la  race  des  dieux.  Tel  sou- 
vent qui  rentre  dans  sa  demeure  après  avoir  échappé  au  choc 
de  la  lance  ennemie  y  trouve  le  lot  de  la  mort*.  Mais  l'un  n'est 
ni  cher  au  peuple  ni  regretté  ;  l'autre,  s'il  lui  arrive  malheur, 
est  pleuré  de  tous,  petits  et  grands.  Le  peuple  entier  s'afflige 
sur  le  vaillant  qui  meurt:  vivant,  on  l'honore  à  l'égal  des  demi- 
dieux.  Il  est  pareil  à  une  tour,  aux  yeux  des  siens:  car  seul 
il  fait  la  tâche  de  beaucoup. 

L'inspiration  de  ce  morceau  rappelle  Tyrtée.  Quelques 
savants  même,  soupçonnant  une  erreur  dans  l'indication 
des  manuscrits  de  Stobée,  attribuent  ces  vers  au  poète 

\,  Florileg.,  LI,  19. 

2.  Je  lis  ïpytxan,  avec  les  mss.  La  correction  de  Bergk,  ^p^eTai,  est 
ingônieuse  ;  mais  GaUinos  était  probablement  plus  simple. 


103         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

de  Sparte.  Mais  c'est  là  une  hypothèse  tout  à  fait  arbi- 
traire *. 

Callinos  est  encore  cité  par  Pausanias  et  par  Strabon 
pour  quelques  informations  contenues  dans  ses  élégies 
sur  des  détails  de  l'histoire  mythique  do  Troie.  Nous  no 
savons  ni  à  quel  propos  ni  en  quels  termes  le  poète  fai- 
sait allusion  à  ces  mythes. 

Presque  en  même  temps  que  Callinos,  Archiloque  aussi 
a  composé  des  élégies.  Mais  son  nom  est  si  étroitement 
lié  à  Thistoire  de  Tiambe,  et  les  fragments  de  ses  élégies 
d'ailleurs  portent  la  marque  si  visible  de  son  talent  tout 
personnel,  que  nous  sommes  obligés,  pour  ne  pas  sépa- 
rer ce  qui  est  inséparable,  d'en  remettre  l'étude  au  mo- 
ment où  nous  parlerons  de  la  poésie  iambique. 

Tyrtée,  au  contraire,  est  surtout  un  poète  élégiaque, 
bien  qu'il  ait  composé  d'autres  œuvres  que  des  élégies  -. 

La  légende  s'est  de  bonne  heure  attachée  à  son  nom  \ 
On  racontait  que,  pendant  la  deuxième  guerre  de  Messé- 
nie,  les  Lacédémoniens,  malheureux  dans  leurs  entre- 
prises, avaient  consulté  l'oracle  de  Delphes.  La  Pythie  leur 
ordonna  de  demander  un  chef  aux  Athéniens.  Ceux-ci, 
par  dérision,  leur  envoyèrent  un  maître  d'école  boiteux, 
appelé  Tyrtée.  Mais  ce  maître  d'école,  à  la  grande  sur- 
prise d'Athènes,  releva  le  courage  des  Lacédémoniens 
par  des  élégies  belliqueuses  et  ramena  la  victoire  de  leur 

1.  Bernhardy  goûte  pou  ces  vers.  Bcr^k,  dans  son  édition  des 
Poctœ  Lyriciy  a  répondu  à  la  critique  de  Bcrnbardy  en  ce  qui  toucho 
certains  détails  do  langii-^  et  de  versification.  Quant  à  la  question  do 
goût,  c'est  une  affaire  avant  tout  personnelle.  Il  me  parait  seulement 
qu'on  se  prononce  parfois  d'une  manière  trop  tranchante  sur  un 
fragment  aussi  court. 

2.  Sur  Tyrtéo,  cf.  Nie.  Bach,  Vebei  Tyrtseos  u,s,  Gedichte,  Broslau. 
1830  (Progr.)  ;  Hoelbe,  de  Tyrlœi  patria,  Dresde,  1864  (Progr.). 

3.  Cf.  Pausanias,  IV,  16. 


TYRTÈE  103 

côté.  II  n'est  pas  difdcilo  de  reconnaître  dans  co  récit  uno 
de  ces  bouffonneries  ironiques  par  où  la  comédie  athé- 
nienne aimait  à  expliquer  les  grands  événements  de 
Thistoiro  ;  les  raisons  de  la  guerre  du  Péloponnèse,  chez 
Aristophane,  sont  du  môme  ordre.  C'est  la  sottise  des 
compilateurs  do  basse  époque  qui  a  parfois  donné  h  ces 
inventions  plaisantes  un  sérieux  auquel  elles  ne  visaient 
pas.  Le  maître  d'école  boiteux  de  la  guerre  de  Messénîo 
va  de  pair  avec  l'Aspasie  des  Acharniem  qui  provoque  la 
guerre  entre  Athènes  et  Sparte. 

On  s'est  demandé  quelle  part  de  vérité  cachait  cette 
légende.  Quelques  savanls  ont  vu  dans  tous  les  traits  do 
ce  récit  des  symboles  :  si  Tyrtée  est  donné  pour  un  Athé- 
nien, c'est  que  Télégie  est  d'origine  ionienne,  comme  Athè- 
nes; si  Tyrtée  passe  pour  boiteux,  c'est  que  l'élégie  elle- 
même,  avec  ses  deux  vers  inégaux,  est  boiteuse  par 
métaphore.  Dans  ce  système,  par  conséquent,  Tyrtée  de- 
vient un  Spartiate  de  race  revendicjué  à  tort  par  les  Athé- 
niens comme  un  compatriote.  Toute  celte  symbolique  in- 
génieuse est  parfaitement  vaine.  Les  Spartiates,  dans 
celte  période  de  leur  histoire,  ont  sans  cesse  reçu  du  de- 
hors des  poètes  devenus  bientôt  par  adoption  de  vrais 
Spartiates:  Terpandre  et  Thalétas  sont  dans  ce  cas.  Il  est 
probable  qu'il  en  fut  de  mémo  de  Tyrtée.  Il  était  Athénien, 
du  dème  d'Aphidna),  suivant  la  tradition  la  plus  répan- 
due*. Vint-il  à  Sparte,  comme  on  ledit  aussi  de  Terpandre 
et  de  Thalétas,  sur  le  conseil  d'un  oracle,  pour  rendre  à 
la  cité  la  paix  intérieure  troublée  par  des  discordes? 
Quelques-uns  de  ses  vers  pourraient  le  faire  supposer. 
Une  fois  à  Sparte,  il  y  reçut  le  droit  de  cité  ^,  et  se  con- 


1.  Philochorcet  Callisthèno,  dans Strabon,  VIII,  362.  —  Christ  sup- 
pose qu'il  pouvait  ôlro  d'une  .Vplndna  lacédémoiiienne  meiilionnée 
pur  Klicnnc  do  Byzanco  ("Açiova),  el  (pu;  la  n^ssemblance  des  noms 
a  fait  naître  la  légt'ude  do  son  origine  attique. 

i.  Platon,  Lois,  I,  629  A. 


104         CHAPITRE  m.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

sidéra  dès  lors  comme  un  Spartiate;  dans  un  fragment 
rapporté  par  Strabon,  il  parle  des  anciennes  migrations 
doriennes  en  vrai  Doricn  •.  La  date  de  sa  naissance  est 
inconnue,  aussi  bien  que  celle  de  sa  mort.  Mais  l'époque 
où  il  vécut  est  déterminée  approximativement  par  celle 
delà  deuxième  guerre  de  Messénie,  à  laquelle  on  sait  qu'il 
prit  part,  et  qui  doit  probablement  être  placée  dans  la  se- 
conde moitié  du  VII®  siècle  (645-028)  ^  On  peut  se  deman- 
der quels  furent  à  Sparte  le  rôle  et  la  situation  de  Tyrtée. 
Suivant  la  légende,  c'est  un  général,  non  un  poète,  que 
les  Lacédémoniens  demandent  à  l'oracle.  Un  mot  de  Stra- 
bon, écrit  d'après  les  élégies  mêmes  de  Tyrtée,  conQrme 
celte  tradition:  le  poète  disait  quelque  part  qu'il  avait 
«  conduit  la  guerre  ^  »  Rien  ne  prouve  que  l'expression 
doive  être  prise  au  sens  métaphorique. 

Quelle  qu'ait  été  d'ailleurs  la  part  de  Tyrtée  dans  la 
direction  pratique  des  événements,  il  en  grava  le  souve- 
nir dans  ses  vers.  Les  poèmes  de  Tyrtée  étaient  de  deux 
sortes.  Il  y  avait  d'une  part  des  élégies,  de  l'autre  des 
chants  de  guerre  {{tSkti  TuoXeji.i'TTr.pia,  dit  Suidas)  qui  n'a- 
vaient rien  de  commun  avec  le  genre  élégiaque.  Un  mot 
d'abord  sur  les  chants  de  guerre,  dont  il  ne  nous  reste 
que  deux  courts  fragments,  et  qui  ne  paraissent  pas  avoir 
eu,  dans  l'ensemble  de  l'œuvre  de  Tyrtée,  Timportance 
des  élégies. 

Le  nom  technique  de  ces  chants  était  i[i.6aT7;pix^,  ce 


1.  strabon,  VIII,  p.  362. 

2.  TeUe  est  la  date  adoptée  par  Gurtius.  Bergk  (p.  266)  montre 
que  c'est  la  plus  conforme  aux  données  qui  se  tirent  de  Strabon 
{loc,  cit.).  Suidas  fait  vivre  Tyrtée  dans  la  3o«  Olympiade,  ce  (lui 
s'accorde  avec  cette  dato.  Pausanias,  :iu  contraire,  n^porlo  la 
deuxième  guerre  Je  Mess/mie  quarante  ans  plus  tôt  :  il  en  met  lo 
début  dans  la  23*  Olympiade. 

3.  *IIvtxa  çTjijlv  aÙTÔ;  crTpa7r,yTicrai  tôv  ti/jXîjxov  toi;  Aaxs5ai|xovtoi;.  Cf. 
Athénée,  XIV,  p.  630  F  :  5ià  Tr,v  Tvpxa'oj  <7TpaTT,YÎav. 

4.  Dion  Chry«ost.  Or,   II,  p.  92  Reiske  (p.  33,  Dindorf-Teubuer)  . 


TYRTÉE  105 

qui  signifie  non  pas  des  «  marches  »^  mais  plutôt  des 
«  airs  pour  charger  l'ennemi  ».  On  les  chantait  d'ordinaire 
au  moment  de  Tattaque.  Le  péan  pouvait  servir  d%6a- 
T/;piov.  Ce  dernier  terme  était  une  appellation  générique 
embrassant  plusieurs  espèces.  Comme  les  Lacédémoniens 
marcliaient  à  Tennemi  au  son  de  la  flûte,  c'était  naturel- 
lement la  flûte  qui  accompagnait  les  chants  de  Tyrtée. 
Le  rythme,  ainsi  qu'on  le  voit  par  les  fragments,  était 
l'anapeste,  à  l'allure  énergique  et  vive.  Dans  Tun  de  ces 
fragments,  les  vers  sont  courts  et  forment  ce  qu'on  ap- 
pelle un  système,  L^autre  (attribué  aussi  à  Âlcman,  mais 
sans  doute  par  erreur)  se  C/Ompose  d'un  seul  vers  beau- 
coup plus  long.  Des  deux  façons,  le  rythme  est  plein  do 
vigueur  et  d'entrain.  Quant  au  style,  bien  qu'il  puisse 
paraître  singulier  de  parler  du  style  d'un  morceau  qui 
n'a  que  six  vers  et  qui  est  moins'  un  poème  qu'un  coup 
de  clairon,  ces  six  vers  suffisent  à  en  inontrer  la  simpli- 
cité robuste  et  saine:  le  triple  orgueil  de  la  race,  de  la 
caste  politique  et  des  traditions  militaires  anime  le  pa- 
triotisme du  poète,  et  ces  sentiments  s'expriment  en  quel- 
ques mots  avec  beaucoup  de  force  et  de  précision  : 

Allez,  enfants  de  Sp»irte  féconde  en  hommes,  jeunesse  ci- 
toyenne, couvrez  votre  gauche  du  bouclier,  lancez  le  trait 
avec  audace,  et  n'épargnez  pas  votre  vie  :  car  ce  n'est  pas 
TuScige  à  Sparte. 

Chose  remarquable,  le  dialecte  n'est  pas  ici,  comme  on 
pouvait  s'y  attendre  chez  un  poète  habituellement  élégia- 
que,  un  dialecte  ionien  semi-épique  :  c'est  un  dialecte 
dorien  ;  non  pourtant  que  le  poète  se  serve  du  parler 
quotidien  de  Lacédémone;  c'est  un  dialecte  littéraire,  par 
conséquent  un  peu  artificiel;  mais  le  dorisme  en  est  as- 


Plut.  Lyv.  2i;  Athénée  XIV,  p.  630  F  (uù  Ton  voit  quo  le  mot  itiô*- 
Tr,pca  avait  pour  synonyme  éviicXia  }^\r^' 


106        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

sez  prononcé  pour  que  l'oreille  et  le  cœur  des  combat- 
tants y  reconnaissent  Taccenl  national;  à  défaut  des  in- 
tonations locales  trop  particulières,  du  moins  Va  sonore 
du  Péloponnèse  y  retentit  à  pleine  bouche  ;  la  grande 
patrie  dorienne  (sinon  le  petit  canton  Spartiate)  a  gravé 
là  son  empreinte. 

Dans  les  élégies,  au  contraire,  l'ionien  domine,  à  peine 
mélangé  cà  et  là  de  quelques  formes  qui  rappellent  le 
terroir  (par  exemple  des  accusatifs  à  finale  brève  comme 

Les  élégies  de  Tyrtée  formaient  deux  groupes  :  un 
poème  appelé  Eunomie  *  et  une  série  d'élégies  réunies 
sous  le  titre  général  à! Exhortations  *. 

h'Eiinomie,  comme  son  nom  Tindique,  était  consacrée 
à  l'éloge  du  bon  ordre  et  de  la  loi,  ébranlés  à  Sparte  par 
les  maux  de  la  guerre.  Les  ravages  des  Messéniens  avaient 
forcé  Lacédémone  à  laisser  en  friche  une  partie  de  la 
Lacooie;  de  là  des  souffrances  et  des  discordes.  Quel- 
ques-uns, dit  Aristote,  voulaient  un  nouveau  partage  des 
terres  ^  C'est  alors  que  Tyrtée  entreprit  de  calmer  les 
âmes.  Il  rappela  Tantique  histoire  des  Dorieiis,  toujours 
protégés  de  Zeus  et  amenés  par  lui  dans  la  vallée  de 
Sparte  : 

C'est  Zeus,  fils  de  Kronos,  époux  d*Héré  à  la  belle  couronne, 
qui  donna  aux  Héraclides  cette  ville  où  nous  son) mes,  lors- 
qu'avec  eux,  jadis,  ayant  quitté  la  venteuse  Erinée,  nous  vîn- 
mes dans  la  grande  île  de  Pôlops  *. 


1.  Evvo|Ata.  Cf.  Aristoto.  Polit.  V,  7  (p.  1307,  a.  1,  Bokkor.)  —Sui- 
das l'appelle  IIoXiTEia. 

2.  *VitoOr,xai.  Les  *Vito6Tjxai  semblent  avoir  formé  deux  ou  trois  li- 
vres. Suidas  dit  que  Tenscmblo  des  œuvres  de  Tyrtée  formait  cinq 
livres.  Si  l'on  en  donno  un  à  VEunomle^  un  ou  deux  aux  Chants  de 
guetTc,  il  on  reste  deux  ou  trois  pour  les  Echorlations. 

3.  Aristoto,  loc.  cit.  Cf.  Pausunias,  IV,  18,  1. 

4.  Fragm.  5;  dans  Slrab.  Vlll.  p.  362. 


TYRTÉE  107 

Il  montrait  ensuite  les  oracles  réglant  la  cité,  et  le  dieu 
de  Delphes,  Apollon,  prenant  soin  d'instituer  les  lois  sur 
lesquelles  devait  reposer  la  fortune  de  Sparte.  Quelques 
fragments  nous  apportent  un  écho  de  cette  partie  du 
poôme.  L'oracle  s'y  faisait  entendre  :  «  l'Avarice,  disait 
le  dieu,  perdra  Lacédémone  ^  »  Suivait  le  tableau  de 
cette  constitution  décrétée  par  la  sagesse  même  des  dieux  : 

Après  avoir  entendu  Phébus,  ils  rapportèrent  de  Delphes 
dans  leur  demeure  les  prophéties  du  dieu  et  ses  infaillibles 
paroles  :  que  le  conseil  appartienne  aux  rois  divinement  ho- 
norés, soucieux  de  maintenir  Taimable  ville  de  Sparte,  ainsi 
qu'aux  anciens  chargés  d'ans;  qu'ensuite  les  hommes  du  peu- 
ples, fidèles  aux  droites  paroles  de  l'oracle,  disent  et  fassent 
toujours  ce  qui  est  beau  et  juste;  qu*ils  s'abstiennent  de  tout 
mauvais  dessein  contre  la  cité;  la  victoire  alors  et  la  puis- 
sance suivront  la  foule  du  peuple*. 

Après  les  dieux  et  les  oracles,  les  rois  et  leurs  hauts 
faits.  Le  poète  parlait  de  la  première  guerre  de  Messe- 
nie,  du  roi  Théopompe  qui  Tavait  achevée,  de  la  victoire 
glorieuse  où  elle  avait  abouti  ^  Deux  ou  trois  autres  frag- 
ments fort  courts  paraissent  devoir  être  rapportes  à  ce 
poème,  sans  qu*on  puisse  dire  au  juste  quelle  place  ils  y 
tenaient.  Au  total,  c'est  une  trentaine  de  vers  qui  nous  en 
restent. 

Dans  ce  petit  nombre  de  vers,  on  peut  encore  saisir 
quelques-uns  des  traits  essentiels  du  poème.  D'abord, 
la  noble  inspiration  du  poète,  qui,  pour  réconcilier  les 
âmes,  les  arrache  aux  mesquines  préoccupations  du 
présent  et  les  force  de  s'unir  dans  la  vénération  reli- 
gieuse du  passé  :  c'est  Zeus,   c'est  Apollon  qui  ont  fait 

1.  Fragm.  3  ;  dans  Diod.  de  Sic.  VIII,  14,  5. 

2.  Fragm.  4  ;  dans  Diod.  de  Sic,  ibid.  Cf.  Plut,  lycurg.  6. 

3.  Fragm.   o;  dans  Pausan.,  IV,  f»,  2;    Schol.   de  Platon,    p.  448 
(Bukker). 


108        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

Sparte;  des  rois  dignes  de  leur  rôle  loni  conservée;  il 
faut  respecter  Tœuvro  des  dieux  6t  des  ancêtres.  —  En- 
suite Tair  homérique  du  style.  Le  récit  do  ces  choses  an- 
tiques appelait  naturellement  les  souvenirs  de  Tépopée. 
Nulle  part  peut-être,  dans  une  élégie  grecque,  on  ne 
trouverait  plus  d'expressions  épiques  que  dans  ces  frag- 
ments. Et  ce  n'est  pas  seulement  dans  les  trois  ou  quatre 
vers  hexamètres  qu'on  peut  croire  fidèlement  reproduits 
d'après  Toracle  de  Delphes;  c'est  aussi  bien  dans  le  reste 
du  poème,  oii  abondent  les  épithètes  épiques  :  a  le  blond 
Phébus  à  Tare  d'argent  »,  «  l'aimable  ville  de  Sparte  », 
«  les  paroles  infaillibles  »,  etc. 

Les  Exhortations  nous  sont  mieux  connues,  grâce  à 
de  longues  citations  de  l'orateur  Lycurguo  et  de  Slobée, 
qui  nous  en  ont  conservé  trois  morceaux  de  trente  à 
quarante  vers  chacun.  Ici,  peu  ou  point  de  mythes;  nul 
récit,  nul  retour  sur  le  passé;  rien  qu'un  appel  véhément 
à  la  vertu,  avec  des  tableaux  énergiques  du  sort  réservé 
soit  au  brave,  soit  au  lâche.  C'est  le  contraste  entre  la 
bravoure  et  la  lâcheté  qui  est  le  motif  essentiel  de  ces  mor- 
ceaux et  qui  en  détermine  la  composition.  Les  deux  idées 
s'opposent  Tune  à  l'autre  et  chacune  à  son  tour  est  analy- 
sée en  ses  parties.  Tout  cela  est  d'un  art  très  simple  et 
qui  exige  peu  d'invention  proprement  dite.  —  Le  style 
aussi  est  d'une  simplicité  droite  et  franche,  avec  beau- 
coup de  souvenirs  homériques  pourtant  :  certaines  for- 
mules traditionnelles  de  l'épopée  y  sont  fréquentes.  En 
revanche,  on  y  sent  peu  d'effort  pour  renouveler  l'idée 
par  l'expression;  on  y  trouve  peu  de  figures  de  mots^ 
peu  de  cet  éclat  de  style  qui  dans  le  lyrisme  choral  sera 
si  vif.  Les  mêmes  locutions  se  répèlent  avec  naïveté  et 
abandon.  Trois  vers  en  une  page  se  terminent  par  êv  «po- 
[i.àjjov'îv  7:eç(ov  ou  èv  7:po[tà'/owiT:e'î6vTa.  La  phrase  est  ferme, 
sans  élégance  exquise;  elle  sent  parfois  l'improvisation. 
Mais  ce  qui  relève  tout,  ce  qui  a  gravé  ces  vers  dans  la 


TYRTÉE  109 

• 

mémoire  des  lettrés  et  des  hommes  d'action,  c'est  la  foi 
patriotique  dont  ils  sont  pleins  :  jamais  la  religion  ci- 
vique n'a  parlé  un  langage  plus  fier,  plus  ardent,  plus 
convaincu.  G  est  l'accent  qui  en  fait  la  beauté  beaucoup 
plus  que  le  style.  On  y  sent  une  âme  guerrière,  héroïque- 
ment croyante  au  devoir  et  à  l'honneur.  D'ailleurs,  à  la 
profondeur  et  au  sérieux  du  sentiment,  s'allie  le  don  de 
voir  les  choses  et  de  les  peindre,  le  sens  plastique,  pour 
ainsi  dire,  qui  anime  les  idées  abstraites,  qui  les  fait 
vivre,  qui  met  sous  nos  yeux,  dans  la  vérité  vive,  fami- 
lière, parlante,  de  leur  attitude,  le  brave  et  le  lâche,  le 
bon  hoplite  «  bien  campé  sur  ses  jarrets,  rivé  au  sol, 
mordant  sa  lèvre  »,  et  le  misérable  vaincu,  dépouillé  de 
tout,  vagabond  et  mendiant. 

Le  premier  morceau,  cité  par  l'orateur  Lycurgue  *, 
comprend  trente-deux  Vers. 

Il  est  beau  pour  un  brave  de  mourir  au  premier  rang  en 
combattant  pour  sa  patrie;  mais  quitter  sa  ville  natale  et  ses 
champs  féconds  pour  aller  mendier  çà  et  là,  traînant  après 
soi  sa  mère  vénérée,  son  vieux  père,  ses  enfants  en  bas  âge, 
et  la  femme  qu'on  a  épousée  vierge,  c'est  le  dernier  "degré  de 
la  misère. 

Il  faut  combattre  les  uns  près  des  autres,  en  se.  sentant 
les  coudes  (wap*  àXXviXowi  (livovre;).  Il  est  honteux  de  voir 
les  vieux  tomber  au  premier  rang  tandis  que  les  jeunes 
se  sauvent.  La  mort  même,  laide  pour  le  vieillard,  a  de 
la  grâce  dans  «  Taimable  jeunesse  »  ;  trait  charmant  et 
bien  grec.  Un  jeune  guerrier,  «  admiré  des  hommes, 
aimé  des  femmes  tant  qu'il  vit,  reste  beau  encore  quand 
il  tombe  au  premier  rang.  »  Suivent  les  deux  vers  cités 
plus  haut  sur  l'attitude  du  bon  hoplite.  —  Avons-nous 
là,  comme  le  croit  Bergk,  une  élégie  entière?  ou  bien, 

1.  Contre  Léocrate,  107  ;  fragm.  10. 


110        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

comme  d'aulres  savants  le  prétendent,  un  groupe  de  mor- 
ceaux indépendants,  artificiellement  rapprochés  par 
Lycurguc?  ou  encore  le  début  d'une  élégie  dont  la  cita- 
tion de  Stobée  formerait  la  suite  *?  La  seule  chose  à 
peu  près  certaine,  quoi  qu'en  dise  Bcrgk,  c'est  que  les 
deux  derniers  vers,  qu  on  retrouve  textuellement  dans 
le  fragment  de  Stobée,  ont  dû  être  introduits  artificielle- 
ment dans  celui-ci  ;  car,  malgré  la  fréquence  des  répé- 
titions dans  l'élégie,  à  ce  degré  pourtant,  elles  auraient 
de  quoi  surprendre.  Comme,  d'autre  part,  Lycurgue  a 
dû  plutôt  prendre  sa  citation  dans  une  pièce  que  dans 
plusieurs,  on  est  amené  à  croire  que  le  fragment  de 
Lycurgue  et  celui  de  Stobée  appartiennent  au  môme 
poème,  que  la  citation  de  l'orateur  était  incomplète,  et 
qu'il  ne  s'est  nullement  interdit  de  faire  des  coupures  -. 
Nous  aurions  donc  ici,  en  partie  au  moins,  le  début  d'une 
des  Exhortations^  mais  non  pas  1  élégie  entière.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  est  curieux  que  la  question  puisse  se 
poser  :  cela  tient  à  ce  que  l'unité  de  composition,  dans 
un  poème  formé  de  petits  tableaux,  de  maximes  et  de 
conseils,  est  forcément  assez  Iflche. 

Le  second  fragment  est  un  appel  aux  armes,  terminé 
par  un  double  portrait  de  l'hoplite  et  du  soldat  légère- 
ment armé  ^  Le  portrait  de  l'hoplite  débute  par  les 
deux  vers  qui  terminent  la  citation  de  Lycurgue,  mais 
continués  ici  et  enchâssés  de  manière  à  faire  corps  avec 
l'ensemble  : 

Queehacun,  bien  campé  sur  ses  deux  jambes,  les  pieds  rivés 
au  sol,  mordant  sa  lèvre,  demeure  immobile,  les  cuisses,  les 


i.  Voir  dans  Bergk,  Poelœ  lyr.  Grœci,  fr.  10  (fin),  la  note  à  ce  sujet. 

2.  Il  serait  possible  aussi  que  les  deux  vei*8  en  question  eussent 
été  introduits  dans  les  manuscrits  de  Lycurgue  par  des  copistes,  et 
que  le  reste  seul  de  la  citation  vint  do  Torateuf  lui-mômo. 

3.  Fragm.  H,  v.  21*28;  dans  Stobée^  Fhril,,  L,  7. 


TYRTÉE  111 

jambes  et  les  épaules  bien  couvertes  par  le  ventre  du  large 
bouclier.  Que  dans  sa  droite  se  dresse  une  forle  lance;  que 
sur  sa  tête  s'agite  la  terrible  aigrette. 

Pas  de  combat  à  distance  pour  rhoplite  : 

Pied  contre  pied,  bouclier  contre  bouclier,  Paigrotte  frois- 
sant Puigrotle  et  le  casque  heurtant  le  casque,  que  les  poi- 
trines se  pressent,  que  les  guerriers  se  choquent,  du  tranchant 
de  répée  et  de  la  pointe  de  la  lance. 

Voici  inaintciiant  le  soldat  légèrement  armé  : 

Pour  vous,  troupe  agilo,  ici,  là,  vous  glissant  sous  les 
grands  boucliers,  lancez  la  lourde  pierre  ou  le  court  javelot, 
toujours  aux  côtés  de  l'hoplite. 

Le  troisième  morceau  enGn  est  le  plus  long,  et  celui 
qui  a  le  plus  l'air  d'un  poème  complet  *.  Stobée,  pourtant, 
qui  nous  Ta  conservé,  le  donne  en  deux  parties  séparées» 
ce  qui  peut  faire  croire  au  moins  à  une  lacune.  Idais  la 
plupart  des  éditeurs  s'accordent  pour  rapprocher  les 
deux  extraits  de  Stobée,  et  le  fait  est  que  l'ensemble  se 
tient  bien.  —  Au  début,  le  poète  déclare  que  le  cou- 
rage est  le  premier  de  tous  les  mérites  :  sur  ce  sujet, 
douze  vers  d'une  belle  et  facile  venue,  égayés  de  noms 
mythologiques  pour  personnifier  les  différentes  sortes  de 
mérite,  la  force,  la  vitesse,  la  beauté,  la  richesse,  la 
puissance,  Péloquence.  Puis  le  portrait  du  brave,  avec 
quelques  traits  fort  semblables  à  ceux  que  nous  avons 
déjà  vus.  Arrive  alors  le  tableau  de  sa  gloire  s'il  succombe, 
et,  s'il  est  victorieux,  la  description  des  honneurs  qu'on  lui 
rend.  Enfin,  pour  finir,  deux  vers  de  conclusion  :  «  Voilà 
la  vertu  guerrière  ;  que  chacun  s'efforce  d'en  toucher  le 
sommet,  et  point  de  mollesse  en  face  des  combats.  » 

1.  Fragm.  12;  dans  Stobée,  Floril,  LI,  i  et  5. 


112         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

L'àmo  belliqueuse  de  Sparle  revit  dans  ces  élégies.  La 
conception  de  la  vie  humaine  qui  s'y  manifeste  est  très 
particulière  et  très  étroite  :  c  est  celle  d'une  cité  qui  est 
un  camp.  Dans  ces  conditions,  la  vie  n'est  ni  variée  ni 
brillante  ;  mais  elle  peut  être  héroïque  et  sublime.  Les 
vers  de  Tyrtée  sont  un  des  plus  énergiques  encourage- 
ments au  patriotisme  que  présente  la  littérature,  et  aussi 
Tun  des  plus  simples,  l'un  de  ceux  qui,  par  la  clarté  de 
la  forme  et  la  vivacité  de  Timage,  sont  le  plus  assurés 
de  trouver  toujours  et  partout  Je  chemin  du  cœur.  On 
comprend  que  Sparte  continuât  do  chanter  ces  nobles 
vers  S  qu'Athènes  elle-même,  au  temps  de  Socratc  et  de 
Xénophon,  les  fît  apprendre  par  cœur  à  la  jeunesse  ^,  et 
que  Torateur  Lycurguo,  voulant  évoquer  Tidée  la  plus 
pure  du  courage,  les  ait  cités. 

L'élégie  se  plie  à  tons  les  sentiments  et  à  tous  les  tons. 
Après  Tyrtée,  voici  Mimnerme  ;  après  le  rude  patriotisme 
de  Sparte,  le  scepticisme  voluptueux  et  mélancolique  de 
rionie  '. 

Mimnerme  était  de  Golophon  ^.  Il  vivait,  selon  Suidas, 
dans  la  37®  Olympiade  (633-629),  «  un  peu  antérieur 
aux  sept  sages,  ou,  suivant  quelques-uns,  leur  contem- 
porain. »  Solon,  qui  l'avait  peut-être  connu  dans  ses 
voyages,  lui  adressa  des  vers*.  Mimnerme  était  probable- 

1.  Philochore,  dans  Athénée  XI V,  030  F. 

2.  Platon,  Lois,  IX,  858,  E.  Xénophon  (Ifémor.  1,6,  14),  sans  nommer 
Tyrtée,  semble  faire  allusion  au  môme  usage.  Cf.  Paul  (îirard,  l'Edu- 
cation Athénienne,  p.  148. 

3.  Sur  Mimnerme  :  Marx,  de  Mimnermo  poêla  elegiaco,  Cœsfeld, 
1831. 

4.  C'est  la  tradition  générale  de  l'antiquité.  Suidas  dit  pourtant  : 
KoXoqpcjvto;  t)  £|xupvato;  t)  'A(rruicaXate\j;.  Ces  deux  dernières  traditions 
proviennent  sans  doute  de  (]uelque  vers  de  Mimnerme  mal  interprété  : 
voir  par  exemple  les  fragm.  9  (Strabon,  XIV,  p.  634)  et  13  (Pausa- 
nias,  IX,  29,  4). 

5.  Solon,  fragm.  20  (Diog.  Laert.  I,  60). 


MIMNËRME  113 

ment  un  pou  plus  âgé  que  lui  *.  Son  père  est  appelé  par 
Suidas  AtyupTtàS/i;  ;  mais  le  biographe  ajoute  que  Mîin- 
iicrrno  lui-même  avait  été  surnomma  AiyuaiTaSv);  *,  et 
c'est  évidemment  ce  surnom  qu'il  faut  rétablir  dans  le 
texte  altéré  des  vers  de  Solon  ^  ;  on  ne  saurait  douter 
que  AvyupTvàSYi;  ne  soit  une  simple  variante  de  cette  se- 
conde forme,  dont  la  désinence  indique  un  nom  patrony- 
mique. Le  père  de  Mimnermo  devait  donc  s'appeler 
AiyiiàcTYj;. 

Mimnerme  est  mentionné  par  les  anciens  non  seule- 
ment  comme  poète  élégiaque  mais  aussi  comme  joueur 
de  flûte.  Nous  avons  déjà  vu  que,  suivant  Hipponax,  il 
avait  exécuté  sur  la  flûte  le  nome  appelé  Cradias.  Si  Ton 
se  rappelle  que  Colophon  avait  donné  à  Sparte  Tun  des 
créateurs  du  nome  aulédi'.|uo,  Polymnestos,  on  croira 
volontiers  que  Mimnerme  devait  tenir  par  quelque  lien  à 
l'école  de  ce  maître.  Mais,  tandis  que  Polymnestos  était 
un  poète  nomique,  c'est-à-dire  religieux,  Mimnerme  s'il- 
lustra par  l'élégie  proprement  dite,  c'est-à-dire  par  un 
genre  de  poésie  tout  personnel,  et  qu'il  rendit  plus  per- 
sonnel encore  en  lui  faisant  exprimer  pour  la  première 
fois  ce  qu'il  y  a  dans  l'âme  de  plus  intime,  l'amour  et  la 
mélancolie.  Mimnerme  est  le  père  de  l'élégie  amoureuse. 
Les  élégiaques  d'Alexandiie,  qui  ne  chantent  guère  que 
la  passion,  le  reconnaissent  pour  maître  et  Tinvoquent. 
Ceux  de  Rome  en  font  autant,  et  c'est  ainsi  encore  que 
la  postérité  a  Thabitude  de  le  considérer  :  non  sans  rai- 
son, puisque  ce  fut  là  sa  part  originale  et  neuve  dans 
le  développement  de  l'élégie  grecque. 

Il  avait  pourtant  traité  d'autres  sujets.  Pausanias  parle 

1.  Borgk  croit  que  les  vers  de  Solon  n'ont  pu  être  adressés  qu'à 
un  vieillard  de  plus  de  soixante  ans.  Cela  ne  parait  pas  ressortir 
du  texte. 

2.  A(à  To  ipiiAsXàc  xal  Xtyu,  dit  Suidas. 

3.  Correction  certaine  due  à  Bergk. 

Hi»t.  de  U  Litt.   grtoque.  —  T.  II.  8 


lu  .      GHAPITRIi  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

d'un  de  ses  poèmes  consacré  à  la  guerre  de  Smyrne  con- 
tre Gygès  et  les  Lydiens.  Au  début,  il  invoquait  les  Mu- 
ses, et  distinguait  à  ce  propos  entre  les  Muses  anciennes, 
lilles  d'Ouranos,  et  les  nouvelles,  filles  de  Zeus*.  C'est 
probablement  à  ce  poème  qu'appartenait  un  beau  frag- 
ment où  il  décrit  un  chef  de  guerre  lydien,  d'après  la 
tradition  qu'il  a  recueillie,  dit- il,  de  la  bouche  de  ses 
pères  ^.  On  serait  tenté  d'y  rattacher  aussi  d'autres  mor- 
ceauxoù  il  parlait  des  origines  de  Smyrne  et  de  Colophon  '. 
Strabon,  qui  les  cite,  dit  qu'il  les  tire  de  la  Nanno  de 
Mimnerne.  On  sait  que  Nannû  était  le  nom  d'une  joueuse 
de  flûte  chère  au*  poète.  Le  poème  mentionné  par  Pau- 
sanias  était-il  compris  dans  les  œuvres  qui  portaient  ce 
nom  ?  Mais  quel  rapport  entre  le  personnage  de  Nanno 
et  les  sujets  ici  traités?  D'autres  morceaux  pourtant,  cer- 
tainement tirés  de  cet  ouvrage,  ne  semblent  guère  con- 
venir davantage  au  titre  ^.  On  est  amené  à  en  conclure 
que  le  nom  de  Nanno  s'appliquait  à  tout  un  recueil  de 
poésies  fort  diverses,  et  que,  s'il  portait  le  nom  de  la 
joueuse  de  flûte,  c'est  qu'elle  était  célébrée  soit  dans  la 
première  pièce  du  recueil,  soit  dans  plusieurs  d'entre 
elles.  Ces  poèmes  sur  Colophon  et  sur  Smyrne  paraissent 
avoir  eu  un  caractère  mythique  assez  prononcé.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  là  ce  qui  a  fait  sa  gloire. 

«  Mimnerme,  à  qui  de  longues  souffrances  firent  trou- 
ver la  douce  musique  et  les  tendres  soupirs  du  penta- 
mètre, brûlait  pour  Nanno  ».  C'est  ainsi  que  parlait  de  lui, 
quatre  siècles  plus  tard,  son  compatriote  Hermésianax  '. 


1.  Fragm.  13  (Pausan.  IX,  29,  4). 

2.  Fragm.  14  (Stobée,  FhnL  VII,  12). 

3.  Fragm.  9  et  10  (Strabon,  XIV,  634). 

4.  Par  exemple  le  fragm.  12  (Atliénôe  XI,  p.  410,  A)  sur  les  deux 
chars  du  soleil. 

5.  Athénée,  XIII,  597,  F.  Les  vors  qui  suivent  ceux-là  sont  alté- 
rés et  peu  intelligibles. 


MIMNERME  •  115 

Que  faul-il  entendre  par  ces  souffrances  du  poète  ?Nanno 
rejeta-t-ellcson  amour?  f.ui préfora-t-elle  cet  Hermobios 
et  ce  rhérèclcsdontHennésianax,  dans  le  même  passage, 
cite  les  noms  d'une  façon  assez  obscure?  Autant  do 
problèmes  insolubles.  Sur  une  vingtaine  de  fragments 
qui  nous  restent  de  Mimnerme,  pas  un  seul  ne  parle  de 
Nanno  *.  Nanno  était  une  joueuse  de  ilùte  -  ;  Mimnerme, 
suivant  llermésianax,  Taimaet  la  chanta:  c'est  tout  ce 
que  nous  en  pouvons  savoir.  Encore  Taulorilé  d'Hermé- 
sfanax  est-elle  légère  :  car  il  parle  aussi  de  l'amour 
d'Homère  pour  Pénélope  et  de  celui  d'Hésiode  pour  IIoiyi. 
L'amour  de  Mimnerme  pour  Nanno  serait-il  par  hasard 
de  mémo  sorte?  Quelques-uns  inclinent  à  le  croire  ^ 
C'est  peut-être  jîousser  trop  loin  le  scepticisme;  le  litre 
même  donné  au  recueil  des  élégies  de  Mimnerme  est  une 
sorte  de  garantie.  Quoi  qu'il  en  soil,  si  cet  amour,  comme 
il  est  probable,  s'est  exprimé  quelque  part  en  vers  pas- 
sionnés, nous  ne  pouvons  plus  en  juger.  Ce  n'est  plus 
comme  le  poète  d'une  passion  particulière  que  Mimnerme 
nous  apparaît  ;  c'est  comme  le  chantre  de  Tamour  en 
général,  du  plaisir  et  de  la  jeunesse. 

Quelle  vie,  quel  bonhour  sans  la  brillante  Aphrodite?  Puisse- 
jo  mourir  avant  de  perdre  le  souci  de  ces  douces  choses,  se- 
crètes amours,  aimables  présents,  couche  amoureuse,  belles 
Heurs  de  la  jeunesse,  chères  à  Thommeet  à  la  femme^  !  Quand 
arrive  la  vieillesse  douloureuse,  qui  confond  la  laideur  et  la 
beauté,  Phomme  est  déchiré  de  cruels  soucis  ;  les  rayons  du 

i.  Bergk  attribue  à  Mininoniie,  avec  raison,  los  vers  1055-1018  du 
recueil  do  Théognis;  mais  la  n'Slitutioii  qu'il  y  pro|»os<'  du  nom  do 
Nanno  est  douteuse. 

2.  Tr,v  Mt|xvép[io'j  aùXr.Tpioa  Navvo'j.  x\théiiée,  loc.  cit. 

3.  Flach,  p.  176. 

4.  Le  loxto  du  troisicme  vers  est  douteux.  Lus  mss.  donnent  :  et  t,6tjç 
âvOea  ^lyveTai  àpicaÀéa  —  àvSpâaiv  rfiï  ^uvai^îv.  Ce  tl  est  pou  satisfai- 
sant. On  l'a  c.onign  de  vingt  manières  (Jont  aucune  n*est  tout  à  fait 
bonne.  Je  lis,  avec  AhnMis,  oî*  f,6r);. 


116         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

soleil  n'égaient  plus  son  regiird;  les  enfants  le  haïssent,  les 
femmes  le  méprisent;  tant  les  dieux  ont  fait  la  vieillesse  mi- 
sérable 1  ! 

Joie  d'être  jeune,  horreur  de  vieillir,  voilà  la  double 
idée  qui  inspire  à  Mimnerme  ses  accents  les  plus  péné- 
trants. La  moitié  des  vers  qui  nous  restent  de  lui  sont 
consacrés  à  cette  antithèse.  Mieux  vaut  mourir  que  vieil- 
lir, répèle-t-il  sans  cesse.  Tithon  a  reçu  de  Zeus  une 
vieillesse  immortelle  :  le  malheureux  !  c'est  un  mal  im- 
mortel que  les  dieux  lui  ont  donné  ^.  «  Puissé-je,  dit-il 
ailleurs,  sans  maladie  et  sans  chagrin,  rencontrer  à 
soixante  ans  la  Parque  et  la  mort  ^  » 

En  somme,  ces  vers  sont  tristes  ;  la  crainte  de  Tave- 
nir  y  tient  autant  de  place  que  la  joie  du  bonheur  présent. 

Pour  nous,  pareils  aux  feuilles  que  pousse  la  saison  fleurie 
du  printemps  sous  les  rayons  fécondants  du  soleil,  pendant 
un  instant  fugitif  nous  jouissons  de  la  fleur  de  notre  jeunesse, 
condamnés  par  les  dieux  à  ne  connaître  ni  notre  bien  ni  notre 
mal;  et  les  noires  destinées  nous  environnent,  l'une  amenant 
la  faible  vieillesse,  l'autre  la  mort.  Le  fruit  de  la  jeunesse  est 
éphémère  :  il  dure  autant  que  la  clarté  du  soleil.  Une  fois  ce 
terme  dépa&sé,  alors  la  vie  devient  pire  que  la  mort^. 

Et  ailleurs  : 

Celui  qui  jadis  était  beau,  quand  l'heure  est  passée,  fait  pi- 
tié môme  à  ses  enfants  et  à  ses  amis 3. 

1.  Fragm.  1  (Stobée,  Floril.  LXIII,  16).  Horace  fait  allusion  au 
début  de  ce  morceau  [Ep,  I,  6,  65)  : 

Si,  Mlmnermus  uti  censet,  sine  amore  jocisque 
Nil  est  jucundum,  vivas  in  amore  jocisque. 

2.  Kaxbv  àçOcTov  (Fragm.  4). 

3.  Fragm.  6.  C'est  à  ce  vers  que  répondit  Solon  en  remplaçant 
«  soixante  ans  »  par  «  quatre-vingts  ans  ». 

4.  Fragm.  2  (Stobée,  Floril.  XGVIII,  13). 

5.  Fragm.  3  (Stobée,  Flonl,  XGVI,  i). 


MIMNERME  117 

L'épicurisme  pratique  n'était  pas  chez  Mimnerme 
rexubérance  irréfléchie  d'une  nature  sensuelle.  Il  y  en- 
trait (le  la  réflexion,  et  partant  de  la  tristesse.  Il  avait  dit 
avant  Horace  :  Carpe  diem...,  vive  memor  quam  sis  œvi 
brevis  ;  et  il  l'avait  dit,  sans  doute,  dans  un  sentiment 
analogue  de  mélancolie  douce  et  résignée.  On  s'est  de- 
mandé si  cette  mélancolie  de  Mimnerme  no  venait  pas 
des  circonstances  politiques  oii  il  avait  vécu  ^  Ona  rappelé 
à  ce  propos  les  malheurs  de  Colophon,  les  guerres  contre 
les  Lydiens.  Mais  rien  de  tout  cela  ne  parait  dans  les 
vers  que  nous  venons  de  rappeler.  Il  s'agit  là  seulement 
de  la  vieillesse,  des  maux  inévitables  de  la  destinée  hu- 
maine. C  est  en  moraliste,  non  en  politique,  que  Mim- 
nerme s'exprime.  S'il  y  a  eu  dans  sa  tristesse  autre  chose 
encore  que  ce  sentiment  de  la  brièveté  des  choses,  nous 
n'en  pouvons  rien  savoir.  A  quoi  bon  le  supposer?  Poète 
du  plaisir,  mais  profondément  intelligent,  il  a  touché 
le  fond  de  la  sensation,  et  il  a  trouvé  ce  fond  médiocre. 
C'est  son  originalité  de  l'avoir  dit  pour  la  première  fois 
en  des  vers  que  la  Grèce  n'a  plus  oubliés. 

Selon  est  le  plus  ancien  des  poètes  vraiment  attiques  ^. 
S'il  est  vrai  queTyrtéefût  Athénien  de  naissance,  sa  poésie 
du  moins  était  Spartiate.  Avec  Selon,  au  contraire,  c'est 
l'esprit  même  d'Athènes  qui  apparaît  dans  la  littérature, 
et  tout  de  suite  avec  ses  traits  essentiels  :  équilibre 
harmonieux  de  tout  l'être,  ofii  l'âme  et  le  corps  vivent  en 
bonne  intelligence^  où  Timagination  vive,  la  finesse  avisée 
et  la  ferme  raison  s'allient  à  une  volonté  forte;  sens 


1.  Flach,  p.  173-175. 

2.  Sur  Solon,  cf.  Prinz,  De  Solonis  Plutarchei  fontihus,  1867;  Bege- 
mann,  Quseiiiones  So/oneae,  Gcettinj^en,  1875-1878;  Leutsch,  article 
dans  le  PhilohguH  en  1872;  Schubert,  de  Crœso  et  Solone  fabula, 
Kœnigsberg,  18G9  (programme)  ;  L.  Gerrato,  Sui  frammenti  deicarmi 
Soloniani,  Turin,  1877. 


118         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE   ÉLÉGIAQUE 

droit  et  délicat  de  la  vie,  aimée  dans  ses  grâces,  allègre- 
ment subie  dans  ses  tristesses,  victorieusement  défiée 
dans  ses  pièges  et  ses  épreuves;  largeur  et  souplesse  de 
la  pensée,  à  la  fois  pratique  et  spéculative;  justesse  na- 
turelle, aisée,  pondérée,  hardie  et  prudente,  qui  pense 
bien  et  dit  bien,  sans  effort  comme  sans  mollesse.  Athè- 
nes, disait  un  poète,  est  la  Grèce  de  la  Grèce  *.  Toutes  les 
qualités  des  diverses  races  helléniques  s*y  rencontrent  et 
s'y  combinenl.  Xénophon  remarquait  que  le  dialecte  atti- 
que  était  un  mélange  du  dorien  et  de  Tionien  -  :  le  tempé- 
rament d'Athènes  est  comme  son  dialecte,  un  mélange 
de  quahtés  opposées,  un  alliage  rare  et  précieux  qui  a 
plus  d'éclat  et  de  douceur,  plus  de  souplesse  et  plus  de 
résistance  que  chacun  de  ceux  dont  il  est  formé.  Solon 
est  un  pur  Atlique,  un  des  plus  nobles  exemplaires  de 
Tatticisme,  mais  en  outre  un  Vieil-Altique,  un  Athénien 
de  la  première  moitié  du  vi*'  siècle,  encore  étranger  aux 
grandes  agitations  intellectuelles  et  morales  du  siècle 
suivant,  soumis  d'esprit  et  de  cœur  aux  antiques  leçons 
de  la  sagesse  religieuse,  sachant  ce  qu'il  pense  et  ce 
qu'il  croit,  toujours  sûr  de  pouvoir  se  réfugier,  au  sortir 
des  luttes  de  la  vie  pratique,  dans  la  citadelle  sereine  des 
idées.  La  vie  de  Solon  et  sa  poésie  se  tiennent  par  des 
liens  étroits,  (lelleci  est  sans  cesse  le  reflet  de  celle-là,  et 
toutes  deux  sont  le  produit  de  la  même  âme.  Aussi, 
quoique  la  vie  de  Solon  appartienne  surtout  à  Thistoire 
politique,  il  n'est  pas  inutile  d'en  rappeler  les  principaux 
faits,  et  surtout  le  caractère  général,  pour  mieux  faire 
comprendre  ses  vers  :  l'homme  d'état  explique  le  poète. 


1.  *EX).a6o;  *EXXà;  'AOrjvat  (dans  rôpitaphe  d'Euripide  atlribuéo,  à 
tort  sans  doute,  à  Thistorien  Tliucydide).  Bergk,  Poet.  lyr.  gr.,  H, 
p.  :)92  (3«  éd.). 

2.  Xénophon,  ou  plutôt  l'auteur  inconnu  do  Topuscule  intitulé  : 
*AOr,vata)v  rcoXiTsîa  (II,  8). 


SOLON  119 

Solon,  fils  d'Exékestîde,  naquît  vers  640  *.  II  apparte- 
nait à  Tune  des  plus  illustres  familles  d'Athènes,  celle 
des  Codrides.  Malgré  sa  noblesse,  il  se  trouva  d'abord 
presque  pauvre,  son  père  ayant,  dit-on,  compromis  sa 
fortune  par  ses  libéralités.  Solon  voulut  redevenir  riche 
et  se  mit,  tout  jeune  encore,  à  faire  du  commerce.  Il 
voyagea,  refit  sa  fortune  et  rentra  dans  Athènes.  Ces  dé- 
buts montraient  en  lui  un  esprit  libre  de  préjugés,  actif, 
apte  aux  aflaires.  Il  avait  sans  doute,  au  mon)ent  de  son 
retour,  une  trentaine  d'années.  L'état  où  il  retrouva  sa 
patrie  (vers  610)  était  lamentable  :  au  dedans^des  discordes 
profondes,  une  aristocratie  à  la  fois  lyrannique  et  impuis- 
sante, un  peuple  écrasé  de  dettes,  des  campagnes  dépeu- 
plées par  l'émigration  et  la  fuite,  un  état  de  malaise  moral 
et  religieux  créé  par  le  remords  des  violences  parfois  sa- 
crilèges (comme  le  meurtre  de  Cylon)  où  les  luttes  civiles 
avaient  conduit  les  partis  ;  au  dehors,  une  faiblesse 
telle  que  Tile  de  Salamine,  en  vue  du  Pirée,  était  devenue 
la  proie  des  Mégariens  et  qu'Athènes  semblait  renoncer 
définitivement  à  y  rentrer  jamais.  Dans  cet  état  de  cho- 
ses, Solon  révéla  tout  de  suite  les  admirables  ressources 
de  son  génie.  Il  léchaufTa  d'abord,  par  ses  vers,  le  pa- 
triotisme et  la  confiance  :  il  unit  les  citoyens  contre  l'en- 
nemi du  dehors  et  reconquit  Salamine.  II  fit  ensuite  venir 
le  Cretois  Epiménidc,  sorte  de  prophète,  véritable  méde- 
cin des  maladies  morales,  qui  savait  par  quelles  cérémo- 
nies expiatoires  les  dieux  irrités  se  laissent  fléchir.  La 
paix  religieuse  était  rétablie.  Athènes  put  alors,  en  toute 
sécurité  de  conscience,  prendre  part  à  la  guerre  sacrée, 
où  elle  soutint  la  cause  du  temple  de  Delphes  :  c'était  une 
manière  encore  de  gagner  la  faveur  du  dieu.  La  place  de 

1.  Pour  l'ensemble  do  la  vie  de  Solon,  notre  principale  source  est  la 
biographie  de  Pliitarque,  malgré  les  lô^ondes  qui  l'encombrent.  La  vie 
(le  Diogène  Laorce  (1,  45  etsuiv.)  a  peu  de  valeur,  en  dehors  des  cita- 
lions  do  Solon  qu'elle  contient. 


120        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

Solon  dans  la  cité  grandissait  de  jour  on  jour.  Etranger 
aux  partis,  sa  sagesse  et  son  honnêteté  le  faisaient  res- 
pecter do  tous.  Les  riches,  dit  Piutarquo  \  le  considéraient 
parce  qu'il  était  riche,  et  les  pauvres  parce  qu'il  était 
honnête.  Ajoutons  que  sa  sagesse  était  souriante,  amie 
des  plaisirs  raisonnables,  toute  illuminée  de  bonne  grâce 
et  de  poésie;  son  honnêteté  n'avait  rien  d'étroit  ni  de 
mesquin  :  ses  voyages,  l'expérience  des  affaires,  la 
comparaison  des  différentes  cités  avaient  singulièrement 
enrichi  et  élargi  rintelligence  naturellement  curieuse  do 
celui  qui  plus  tard,  dans  la  vieillesse,  écrivait  ce  beau 
vers  :  «  Je  vieillis  en  apprenant  chaque  jour  quelque 
chose.  »  Par  la  supériorité  de  son  esprit  et  par  la  grâce 
attrayante  de  son  caractère,  Solon  avait  toutes  les  quali- 
tés nécessaires  à  un  arbitre.  Ce  fut  le  rôle  que  ses  conci- 
toyens lui  donnèrent.  En  594,  ils  le  nommèrent  archonte 
en  le  chargeant  de  régler  la  question  des  dettes.  Solon 
prit  l'ensemble  des  mesures  que  l'histoire  désigne  d'un 
seul  mot  par  le  nom  de  <7ev(7a;(9eva,  «  l'allégement  du  far- 
deau »,  et  qui  sont  d'ailleurs  mal  connues  -.  Il  est  clair 
cependant  qu'il  mit  dans  ses  réformes  autant  de  décision 
que  de  prudence  ;  car  la  grosso  question  des  dettes,  in- 
cessamment agitée  dans  d'autres  états,  disparut  alors 
d'Athènes  pour  toujours.  Il  y  eut  d'abord  de  la  surprise 
et  du  mécontentement,  à  la  fois  parmi  les  riches  et 
parmi  les  pauvres  :  preuve  qu'il  avait  été  modéré  jusque 
dans  ses  hardiesses  ;  mais  bientôt  on  lui  rendit  pleine 
justice;  des  cérémonies  religieuses  consacrèrent  ses  ré- 
formes, et  de  nouveaux  pouvoirs  lui  furent  donnés 
pour  appliquer  les  grandes  qualités  dont  il  venait  de 


1.  Plutarque,  Solon,  14.  2. 

2.  Je  signalerai  particulièrement  sur  ce  point  Texcellent  chapitre 
de  M.  Albert  Martin,  dans  son  étude  sur  Les  Cavaliers  Athéuieiis 
(p.  54-GO),  où  les  différentes  solutions  du  problème  sont  très  habile- 
ment discutées. 


SOLON  121 

faire  preuve  à  la  réfection  do  toutes  les  lois,  politiques 
et  privées. 

Politiquement  aussi  bien  que  socialement,  Athènes  tra- 
versait une  période  decrise.  Les  privilèges  politiques  des 
Eupatrides,  la  constitution  de  la  cité,  celle  même  de  la 
famille  et  de  la  propriété  ne  répondaient  plus  aux  néces- 
sités du  temps.  L'art  de  Selon  fut  de  faire  une  véritable 
révolution  sans  violences  révolutionnaires.  L'honneur  en 
revient  sans  doute  pour  une  part  à  la  sagesse  de  ce  peu- 
ple qui,  ayant  nommé  un  législateur  comme  on  nommerait 
aujourd'hui  une  assemblée  constituante,  accepta  ses  dé- 
cisions; mais  la  gloire  du  législateur  fut  de  comprendre 
ce  qu'on  attendait  de  lui,  et^  quels  qu'aient  été  les  malai- 
ses et  les  troubles  subséquents,  de  fonder  en  somme  un 
monument  durable  en  certaines  parties,  bien  orienté 
dans  toutes.  Nous  n'avons  pas  à  étudier  ici  la  législation 
de  Selon  ;  il  suffit  d'y  relever  ce  caractère  de  bon  sens,  de 
mesure,  do  fermeté  unie  à  la  justice,  de  libéralisme  aussi 
et  de  douceur,  qui  en  fait  une  œuvre  tout  attique  et  qui 
est  en  même  temps  la  marque  propre  de  Solon.  Plutar- 
quc  fait  remarquer  à  plusieurs  reprises  que  les  réformes 
de  Solon  furent  avant  tout  une  œuvre  de  persuasion  et 
d'influence  personnelle  librement  acceptée  *.  S'il  employa 
la  force,  ce  fut  au  service  de  la  seule  justice  S  et  pour  faire 
respecter  des  individus  l'autorité  que  la  confiance  de  tous 
lui  avait  conférée.  Les  lois  de  Solon,  nées  de  la  persua- 
sion, sont  avant  tout  raisonnables  et  pondérées.  Ou  ra- 
contait qu^après  la  promulgation  de  ses  lois,  acceptées 
d*une  manière  irrévocable  pour  dix  ans,  Solon  quitta  de 
nouveau  sa  patrie  et  passa  plusieurs  années  à  voyager. 
Il  visita  l'île  de  Cypre  ^.  Il  se  rendit  aussi  probable- 

1.  Solon,  16,  2. 

2.  Fragiii.  36,  v.  li  :  6(ioO  ptr,v  ts  xa\  SîxyjV  (jvvapii'^iTa;. 

3.  Hérodote,  V,  113.    Il   avait  adressé  de»  vers  à  un  petit  roi  clo 
cette  ile  appelé  Philokypros.  Cf.  fragm.  19  (Plut.,  Solun,  iO). 


122        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

ment  on  Asie  et  en  Egypte,  mais  de  nombreuses  légendes 
se  formèrent  à  Toccasion  de  ces  voyages.  La  plus  connue 
est  celle  qui  met  Solon  en  rapport  avec  Crésus,  le  célèbre 
roi  de  Lydie  *.  Hérodote  place  expressément  cette  entre- 
vue dans  un  des  voyages  qui  suivirent  immédiatement  la 
promulgation  des  lois.  Mais  Crésus  n'est  monté  sur  le 
trône  qu'en  560,  très  peu  de  temps  avant  la  mort  de 
Solon.  Le  récit  de  Tentrevue,  d'ailleurs,  a  un  caractère 
légendaire  et  poétique  incontestable.  On  parle  aussi  d*un 
voyage  de  Solon  en  Egypte  et  d'entretiens  qu'il  eut  à  Saïs 
avec  les  prêtres  -.  Tous  ces  récits  sont  probablement  du 
môme  ordre  que  celui  de  sa  rencontre  avec  le  sage  scy- 
the  Anacharsis,  raconté,  suivant  Plutarque  ^  par  un  cer- 
tain Pataïcos,  qui  disait  avoir  en  lui  l'âme  d*Esope  :  on  ne 
peut  dire  plus  clairement  que  ce  sont  là  fantaisies  gra- 
cieuses et  parfois  profondes  depoètes  ou  de  philosophes. 
—  Solon  vécut  assez  pour  voir  les  débuts  de  la  tyrannie 
de  Pisistrate,  et  même  pour  en  parler  dans  ses  derniers 
vers.  DîogèneLaërce  suppose  qu'il  sortit  alors  d'Athènes  ; 
mais  Plutarque  dit  que  le  tyran  lui  témoigna  des  égards. 
Il  mourut  probablement  vers  558,  à  T&ge  de  plus  de 
quatre-vingts  ans  *. 

La  poésie  de  Solon  devait  être  l'écho  fidèle  de  sa  vie  et 
le  commentaire  poétique,  pour  ainsi  dire,  de  son  œuvre. 
Nous  n'en  possédons  plus  que  deux  cent  cinquante  vers 
environ.  Mais  on  peut  suivre  encore  dans  ces  fragments 
(dontquelques-uns,  par  bonheur,  sont  assez  étendus)  tou- 
tes les  phases  de  sa  vie;  on  y  reconnaît  les  principales 


1.  Hérodote,  I,  29. 

2.  Platon,  Timée,  p.  20  et  suiv.  ;  CriUas,  p.  108,  D. 

3.  Plutarque,  Solon,  6,  3. 

4.  Plut.,  Soi,  32.  Les  cendres  de  Solon,  suivant  une  légende  rap- 
portée pur  Arisloto  (dans  Plut.,  ibid.)^  furent  déposées  h  Salamine, 
probablement  pour  indiquer  que  l'ile,  grâce  à  Solon,  était  devenue 
partie  intégrante  de  l'Attique. 


SOLON  123 

directions  de  sa  pensée;  tantôt  il  exhorte  le  peuple,  tan- 
tôt il  se  justifie;  mémoires,  causeries,  harangues,  il  y  a 
de  tout  cela  dans  ces  A'ers,  sans  compter  la  libre  fantai^ 
sîe  purement  poétique;  et,  dans  tous  les  genres,  un  par- 
fait naturel,  qui  prend  tous  les  tons,  depuis  la  simpli- 
cité souriante  jusqu'à  la  plus  haute  fîerté,  mais  toujours 
avec  aisance  et  bonne  grâce. 

Ces  poésies  de  Solon  appartenaient  à  des  genres  diffé- 
rents. Il  y  avait  des  élégies,  des  iambes  et  des  chants 
proprement  dits.  De  ceux-ci,  nous  ne  possédons  plus  que 
quatre  vers  *;  il  est  difficile  d'en  juger;  cependant  il  est 
remarquable  que  ces  quatre  vers,  d'un  tour  général  et 
gnomique,  pourraient  aussi  bien,  n'était  le  mètre,  appar- 
tenir à  une  élégie  qu'à  une  ode.  La  même  observation 
s'applique  à  ce  qui  nous  reste  des  iambes.  Bergk  croit  y 
voir  une  inspiration  plus  strictement  personnelle  que  dans 
les  élégies;  mais  celles-ci  même  traitaient  souvent  des 
sujets  analogues  et  d'une  manière  toute  semblable  ^.  11 
est,  je  crois,  permis  de  dire  que  si,  chez  Archiloque, 
l'élégie  semble  prendre  en  général  le  caractère  iambique, 
chez  Solon,  au  contraire,  c'est  plutôt  Tiambe  qui  prend 
un  caractère  élégiaque.  Le  ton  des  iambes  est  peut-être 
un  peu  plus  vif,  un  peu  plus  familier,  plus  voisin  de  la 
prose;  mais  ce  sont  là  des  nuances  fort  légères.  Il  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  tant  distinguer  les  poèmes  de  Solon  les 
uns  des  autres  d'après  le  mètre  :  c'est  l'occasion  surtout 
et  le  sujet  qui  importent. 

L'un  des  plus  anciens^  selon  toute  apparence,  est  ce 
poème  sur  Salamine  qui,  au  dire  des  historiens,  produisit 
de  si  beaux  effets  ^  Il  comprenait  cent  vers,  sur  lesquels 
huit  seulement  nous  restent;   et  cependant,  grâce  à  Plu- 


1.  Frafçm.  22  (Diog.  L.  I,  01). 

2.  Cf.  par  cxemplo  le  fragni.  5  (Plut.,  Solon^  18). 

3.  Le  titre  de  l'ouvrage,  selon  Suidas,  était  SaXa{if;. 


124         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

tarque,  nous  pouvons  encore  nous  représenter  la  scène*. 
Selon  était  arrivé  sur  Taf^ora  en  voyageur,  la  tête  cou- 
verte d'un  chapeau  de  feutre  ^.  La  foule  accourut.  11  prit 
place  alors  sur  la  pierre  où  se  tenait  dliabitude  le  hé- 
raut; puis  il  commença  : 

«  Je  suis  lo  héraut  qui  viens  de  Taimable  Salaroine;  en  guise 
de  discours,  voici  des  vers  et  des  chants  '.  >* 

Peu  à  peu,  la  gaité  ingénieuse  faisait  place  à  l'éloquence. 
Il  décrivait  rindifférence présente;  il  prévoyait  l'abandon 
déflnitif  de  Salamine.  Après  le  tableau,  sans  doute,  de  la 
honte  future  d'Athènes,  il  s'écriait  : 

Puissé-je  alors,  changeant  de  patrie,  être  citoyen  de  Pholé- 
gandros  ou  de  Sikinos!  Car  cette  parole  volera  de  bouche  en 
bouche  :  Celui-ci  est  un  homme  d'Athènes,  un  des  déserteurs 
de  Salamine  4. 

L'élégie  finissait  par  ce  cri  belliqueux  : 

En  avant  I  à  Salamine  I  Combattons  pour  l'île  charmante, 
et  chassons  la  honte  loin  d'ici. 


1.  Phitarque,  Soion,  8. 

2.  IliXîStov  TC£pi6l|jLevoc,  dit  Phitarque.  Déjà  Démosthène  avait  fait 
allusion  à  ce  détail  {Ambassade,  J  255  :  xSv  itiX(8iov  Xagwv  é7r\  tf.v 
xeçaXT)v  irepivoaxTj;).  Gomme  le  «iXtSiov  était  aussi  une  coifTure  de 
malade  (cf.  Platon,  Rép.  ITI,  p.  406,  D),  on  peut  snpposer  (pie  1;» 
légende  de  la  folio  simulée  de  Solon  (rapportée  par  Plularque  et  par 
Diogéno  Laërce)  est  venue  de  cette  coïncidence.  Mais  peut-être  Solon 
lui-môme»  par  quelque  plaisanterie  analogue  à  celle  de  son  dégui- 
sement en  voyageur,  y  avait-il  donné  sujet. 

3.  Ou  peut-être  ;  «Des  vers  et  des  chants,  voilà  ma  marchandise.  >» 
Le  texte  porte  :  KA<r|Aov  èiréwv  (j)8^v  t*  àvx'  àyopîiç  ôépievoç.  On  entend 
d'ordinaire  àyopr,  au  sens  de  Sv^fiir^Yopta,  mais  le  héraut  dont  il  est  ici 
question  semble   être    lo  crionr  qui   v<mi;1    los  marchandises    dans 

ayopa. 

4.  'Attixoç  outoc  àvTjp  tûv  SaXajiivaçcTCDV.  Littéralement  :  «  de  ceux 
qui  ont  idché  Salamine  »• 


SOLON  125 

Ce  poème,  suivant  Plutarque,  était  d'une  élégance  ache- 
vée ^  Certains  vers,  sans  doute,  rappelaient  Tyrtée,  mais 
il  y  avait  dans  l'ensemble  une  vivacité  légère  et  une  va- 
riété de  ton  vraiment  attiques. 

Plusieurs  élégies  de  Solon  se  rapportaient  aux  misè- 
res qui  avaient  précédé  ses  réformes.  C'étaient  des  Ex' 
horiations,  et  c'est  par  ce  titre  que  Suidas  les  désigne  *. 
Un  long  morceau  de  ces  Exhortations  (quarante  vers,peut- 
étre  une  élégie  entière)  a  été  conservé  par  Démosthënef 
qui  y  trouvait  une  admirable  peinture  des  maux  causés 
dans  les  états  par  les  mauvais  citoyens  ^  On  a  signalé, 
non  sans  raison,  quelque  analogie  d'inspiration  entre  cette 
pièce  et  YEunomie  de  Tyrtée.  Mais  il  y  a  dans  le  poème 
de  Solon  une  ampleur  et  une  gr&ce  qui  ne  devaient  pas» 
autant  que  nous  en  pouvons  juger  aujourd'hui,  se  ren- 
contrer à  beaucoup  près  chez  son  prédécesseur.  Le  dé- 
but présente  une  très  belle  image  : 

Notre  patrie  n'a  rien  à  craindre  ni  de  la  volonté  de  Zeus  ni 
des  pensées  des  bienheureux  Immortels.  La  déesse  au  grand 
cœur  veille  sur  elle  ;  la  fille  d'un  père  tout-puissant,  Pallas 
Athéné,  étend  son  bras  sur  la  cité. 

Les  maux  d'Athènes  viennent  non  des  dieux,  mais  des 
hommes.  Los  chefs  du  peuple,  les  nobles,  sont  dévo- 
rés par  l'amour  insatiable  des  richesses  et  ne  reculent 
pas  devant  l'injustice  pour  les  acquérir.  Le  mal  gagne 
de  proche  en  proche. 

Voilà  l'ulcère  qui  ronge  désormais  toute  la  ville  sans  qu'elle 
puisse  échapper.  Elle  est  tombée  promptement  dans  la  triste 
servitude  ;  celle-ci  réveille  la  discorde  intestine  et  la  guerre 
qui  sommeillait;  alors  Paimable  jeunesse  périt  en  foule  *, 


1.  XocptévTfa);  Tcdvu  iTeiTO(Y)(iivov  {SoL  8,  3). 

2.  TicoOtixai  8c'  èXeyefwv. 

3.  Fragm.  4  {Ambcusade,  J  255). 

4.  Vers  19-22. 


126         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

Lo  poète  parle  avec  une  franchise  implacable.  On  com- 
prend le  goût  de  Démoslhène  pour  ce  fier  langage.  Mais 
il  n'y  a  dans  cette  franchise  aucune  violence,  aucune  amer- 
tume qu^on  puisse  soupçonner  d'une  arrière*pensée  per- 
sonnelle. C'est  au  nom  de  la  vérité,  du  droit,  du  salut  de 
la  patrie,  au  nom  de  la  justice  divine  aussi,  que  Solon  s'ex- 
prime de  la  sorte.  On  sent  de  la  tristesse  dans  ses  repro- 
ches encore  plus  que  de  la  colère.  C'est  un  sage  qui  parle 
et  non  un  homme  do  parti.  La  fîn  est  d'une  grande  beauté, 
sévère  et  grave  au  fond,  comme  la  voix  môme  de  la  vé- 
rité, mais  éclairée  çà  et  là  d'un  discret  rayon  de  poésie  : 

Tels  sont  les  enseignements  que  mon  cœur  m'ordonne  de 
faire  entendre  aux  Athéniens.  Le  mépris  de  la  loi  couvre  de 
nmux  la  cité.  Quand  la  loi  règne,  elle  remet  partout  Tordre  et 
Tharmonie,  et  elle  enchaîne  les  méchants.  Elle  aplanit  ce  qui 
est  rude,  iétouflfe  l'orgueil,  éteint  la  violence  >,  et  sèche  la  ca- 
lamité dans  sa  fleur  naissante.  Elle  redresse  les  voies  obli- 
ques, adoucit  les  œuvres  de  l'orgueil  et  réprime  colles  de  la 
sédition.  Elle  maîtrise  la  fureur  de  la  discorde  douloureuse, 
et,  par  elle,  tout  devient,  parmi  les  hommes,  harmonieux  et 
raisonnable  ^. 

Ces  deux  derniers  mots  '  caractérisent  à  merveille  la 
poésie  même  de  Solon  :  harmonie  et  raison,  c'est  là  son 
idéal,  et  il  le  réalise  dans  ses  vers  comme  dans  sa  vie. 

D'autres  fragments  se  rapportent  à  son  rôle  de  légis- 
lateur. 11  répond  aux  attaques  dont  il  a  été  l'objet;  il  dit 
ce  qu'il  a  fait  et  voulu  faire.  On  y  retrouve  la  même  me- 
sure et  la  même  noblesse,  revêtues  de  la  même  grâce  poéti- 
que. Il  a  le  sentiment  le  plus  fier  de  son  impartialité  comme 
législateur,  et  c'est  de  quoi  il  se  glorifie  surtout.    Il  a 

1.  Je  traduis  pîir  des  à  pou  près  les  mots  ita\i£i  x6pov,  Cêpiv  àfia'jpoî; 
ce  sont  là  des  tcrnios  consacrés  dans  la  théologie  morale  do  laGrèco, 
et  qui  n'ont  pas  d'éqnivaloiit  exact  en  français. 

2.  Vers  33-ii. 

3.  *'EaTi  ô'  vu'  aytr,;  —  Tcivta  xaT*  àv'iptoTro'j;  apxia  xac  irivvTot. 


SOLON  127 

donné  au  pcuplo  le  nécessaire  et  le  suffisant,  rien  de 
plus;  il  a  retranché  aux  puissants  ce  qu'ils  avaient  de 
trop  : 

J'ai  couvert  du  bouclier  les  deux  partis  tour  à  tour,  et  n'ai 
laissé  ni  l*un  ni  l'autre  vaincre  injustement  ^ 

Mais 

Quand  on  fait  de  grandes  choses,  il  est  difficile  de  plaire  à 
tous  «. 

Aussi  a-t-il  été  critiqué.  Les  partisans  du  régime  mo- 
narchique l'ont  trouvé  naïf  de  ne  pas  profiter  du  pouvoir 
illimité  qu'on  lui  donnait  pour  se  faire  tyran  : 

« 

Non  vraiment,  Solon  n'est  pas  un  homme  prudent  et  avisé; 
les  dieux  lui  donnaient  la  fortune;  il  l'a  rejetée.  Son  filet  était 
plein  de  poissons;  dans  son  ébahissement,  il  a  oublié  de  le  ti- 
rer :  le  cœur  lui  a  manqué;  il  a  perdu  la  tête. 

Mais  écoutez  la  réponse  éloquente  et  indignée  : 

Je  voudrais,  si  j'avais  pris  le  pouvoir  et  mis  la  main  sur 
d'immenses  richesses,  si  j'avais  été,  ne  fût-ce  qu'un  jour, 
tyran  d'Athènes,  je  voudrais  que  de  ma  peau  écorchée  on  fit 
une  outre  et  que  ma  race  fût  abolie  3. 

Ce  morceau  admirable  est  en  vers  iambiques.  On  le 
sent  à  la  vivacité  plus  familière  du  ton.  En  voici  un 
autre,  plus  étendu,  en  vers  iambiques  également,  et  où 
la  grandeur  de  la  pensée  suscite  un  langage  digne  de 
l'exprimer.  Il  s*agit  là  de  cette  abolition  partielle  des  det- 
tes que  l'on  appelle  la  Seisachthie.  Les  bornes  hypothé- 

i.  Fragm.  7, 

2.  Fragm.  7. 

3.  Fragm.  33. 


128         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE   ÉLÉGIAQUE 

caires  qui  marquaient  l'asscrvisscmont  du  sol  ont  dis- 
paru. Les  émigrés  sont  rentrés.  De  là  de  grandes  joies 
et  de  grandes  colères.  Solon,  par  une  inspiration  su- 
blime, invoque  en  témoignage  la  Terre  elle-même,  l'au- 
guste déesse  ^  : 

Elle  m'en  rendra  un  bon  témoignage  devant  le  siège  de  la 
Justice^  la  grande  mère  des  dieux  Olympiens,  la  Terre  noire 
de  laquelle  j'ai  naguère  enlevé  les  bornes  plantées  de  tous 
côtés,  et  qui,  esclave  auparavant,  est  maintenant  libre.  J'ai 
ramené  dans  Athènes,  dans  leur  patrie  fondée  par  les  dieux, 
bien  des  Athéniens  qui  avaient  été  vendus,  celui-ci  illégale- 
ment, celui-là  suivant  la  loi;  les  uns  amenés  par  la  nécessité 
à  parler  un  vrai  langage  d'oracles  3,  ne  connaissant  plus  la 
langue  attique,  en  hommes  qui  ont  longtemps  erré. de  tous 
côtés;  les  autres,  subissant  ici  même  une  honteuse  servitude, 
tremblants  devant  leurs  maîtres,  je  les  ai  faits  libres.  Voilà  ce 
que,  par  ma  puissance,  mettant  ensemble  la  force  et  la  jus- 
tice, j'ai  accompli,  et  comment  j'ai  tenu  ce  que  j'avais  promis. 
J*ai  écrit  des  lois  égales  pour  le  misérable  et  pour  l'honnête 
homme,  réglant  pour  tous  une  justice  bien  droite.  Un  autre 
que  moi,  un  homme  méchant  et  cupide,  s'il  avait  pris  l'aiguil- 
lon, n'aurait  pas  maintenu  le  peuple  ^;  car,  si  j'avais  voulu 

1.  Fragm.  36,  Bergk  (Aristide  Quintil.  II.  536;  Plut.  So/on,  15).  — 
Mais,  depuis  la  dernière  édition  de  Bergk,  on  a  retrouvé  un  fragment 
sur  papyrus  des  ico>tTetâci  d'Aristote  qui  permet  de  restituer  le  môme 
passage  plus  exactement.  Cf.  Landwehr,  D^  pcr/^j/ro  Berolinenzi^  n»  163 
(Berlin,  Perthes,  1883);  Blass,  Zu  dem  Papy ruif fragment  aus  Arislo- 
teles  Politie  (1er  Athener  (Hermès,  t.  XVIII,  1883,  p.  478).  Cf.  aussi 
Albert  Martin  (Cavaliers  athéniens^  p.  58),  qui  a  traduit  le  morceau. 
Je  reproduis  en  partie  la  traduction  de  M.  A.  Martin.  En  quelques 
passages,  surtout  à  la  fin,  je  lis  le  texte  différomment. 

2.  *Ev  AixTjç  ôpivo)  (conjecture  de  Bergk  pour  év  Îîxyi  -/pivou). 

3.  C'est-à-dire  un  langage  obscur. 

4.  Je  lis  ainsi  la  fin  du  morceau  : 

...  KévTpov  t*  £XXo;  b)c  èyb)  Xa6(ov, 
xâcxo9pa8T)c  Ts  xal  9iXoxtYitJi(i>v  àviQp, 
ovx  âv  xoLxifrxt  Ô7)(aoV  el  yàp  t^OêXov 
ÔL  Tolc  èvavTtoiaiv  f^vSavEv  tire 

auTtÇ  S'  SVY|&   (TVVETOCpOKTtV   h^OLVOLi   ^tO(, 

iroXXùv  av  àvSpfov  >J$*  é^T)p(/SOT)  ic6Xic. 
Suivent  deux  vers  très  altérés. 


SOLON  129 

faire  ce  que  demandaient  alors  mes  adversaires  ou  au  contraire 
importer  par  force  ce  qui  était  ngréable  à  mes  amis,  la  ville 
aurait  été  privée  de  bien  des  hommes. 

Solon,  qui  ne  voulait  pas  de  la  tyrannie  pour  lui-même, 
ne  voulait  pas  non  plus  qu'elle  fût  exercée  par  d  autres. 
Il  prévit  Pisistrate  et  dévoila  les  projets  du  futur  tyran. 
On  sait  que  ses  propliéties  (dont  il  nous  reste  quelques 
traces  *)  furent  inutiles.  On  les  traitade  folles  et  de  chimé- 
riques ^  Solon  put  les  rappeler  plus  tard  à  ses  concitoyens 
en  leur  reprochant  leur  sottise.  Il  leur  disait  spirituelle- 
ment : 

Chacun  de  vous  pris  à  part  est  malin  comme  un  renard  ; 
tous  ensemble,  vous  n'êtes  que  des  étourdis;  vous  écoutez  les 
belles  paroles  d'un  homme  à  la  langue  rusée,  et  vous  n'avez 
pas  d'yeux  pour  ses  actes  3. 

Cette  belle  unité  de  la  vie  politique  de  Solon  a  ses  ra- 
cines dans  une  philosophie  morale  très  humaine  et  très 
sage  qu'il  nous  a  lui-même  expliquée.  Solon  considère 
la  vie  comme  soumise  au  gouvernement  d'une  divinité 
juste.  Il  aime  tous  les  biens  de  ce  monde,  la  richesse,  la 
santé,  le  plaisir  :  nulle  trace  de  sévérité  ascétique  dans 
sa  pensée.  Mais  il  faut  que  la  justice  serve  de  fondement 
à  tous  ces  biens,  et  que  la  modération  en  règle  l'usage. 
Quand  la  justice  est  absente,  la  peine  ne  saurait  manquer  : 
elle  arrive  tôt  ou  tard.  Quand  la  modération  fait  défaut, 
l'excès  amène  l'orgueil,  qui  excite  la  colère  des  dieux. 
C'est  la  vieille  morale  grecque  :  rien  de  trop,  (tinSevayav; 
l'homme  doit  rester  à  sa  place,  content  de  son  sort,  rési- 
gné aux  misères  inévitables  ;  s'il  veut  usurper  sur  la 
part  des  dieux,  ceux-ci  l'en  punissent.  Ces  idées  sont 

1.  Fragm.  10  (Diog.  Laêrce,  I,  49). 

2.  MavcYjv  |A£v  èjATiv  (lAtrf.). 

3.  Fragm.  il  (Diog.  Laôrce,  I.  51). 

Hist.  de  la  Litt.  grecqa^.  —  T.  II.  9 


130         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

déjà  dans  l'épopée;  ollos  se  retrouveront  chez  Pindare  et 
chez  Hérodote;  Solon  en  est  pénétré; il  les  exprime  avec 
force  et  avec  grâce,  selon  son  usage. 

Ceux  des  poèmes  de  Solon  qu'on  peut  appeler  par  excel- 
lence des  poèmes  moraux  nous  sont  connus  par  d'assez 
nombreux  fragments,  et  surtout  par  un  morceau  de 
soixante- seize  vers  qui  formait  probablement  une  élégie 
complète  :  il  nous  a  été  conservé  par  Stobée  K 

Le  poème  commence  par  une  invocation  aux  Muses. 
Solon  leur  demande  le  bonheur,  la  gloire  et  la  richesse, 
mais  accompagnés  de  la  justice.  Sinon,  la  calamité  fa- 
tale, la  misère  envoyée  par  les  dieux  (aTYi)  ne  tarde  pas  à 
survenir  : 

Elle  commence  petitement,  comme  le  feu  ;  d'abord  ce  n'est 
rien  ;  à  la  un  c'est  un  grand  mal.  Les  œuvres  de  la  violence 
ne  sauraient  durer.  Zeu^  voit  le  terme  de  toutes  choses.  Comme 
la  brise  priutanière,  tout  d'un  coup,  dii^sipe  les  nuages,  et> 
aprôs  avoir  ébranlé  les  flots  de  la  mer  inféconde,  ravageant 
les  riches  campagnes  de  la  terre  nourricière,  remonte  soudain 
vers  la  haute  demeure  des  dieux,  vers  le  ciel  escarpé,  et  rend 
aux  regards  de  l'homme  la  splendeur  éthérée:  —  alors  la 
force  du  soleil  répand  sur  la  terre  grasse  ses  beaux  rayons 
éclatants,  et  toutes  les  nuées  ont  disparu;  —  ainsi  se  mani- 
feste la  vengeance  de  Zeus  *... 

Elle  n*a  pas  les  vaines  impatiences  de  l'homme  éphé- 
mère :  si  elle  n'atteint  pas  le  coupable  en  personne,  elle 
le  frappe  dans  ses  enfants;  mais  toujours  elle  arrive 
,(r<Xu6e  wàvTcû;  auOiç  ^).  —  Le  poète  trace  alors  un  large 
tableau  des  multiples  occupations  par  où  l'humanité  cher- 
che à  atteindre  la  richesse  ^. 

1.  Fragm.  13  (Stobée,  Floril.  IX,  25).  Celte  élégie  faisait  partie  des 
*Y7co6f,xai  el;  èauTov. 

2.  Vers  14-25. 

3.  Vers  31. 

4.  Vers  3362. 


i 


SOLON  131 

Mai»  la  destinée  apporte  aux  hommes  le  mal  et  le  bien  tour 
à  tour,  et  les  dons  des  Immortels  sont  inévitables...  Les  dieux 
nous  donnent  des  gains,  mais  de  ceux-ci  sort  la  calamité,  et 
quand  Zeus  Tenvoie  comme  une  peine,  elle  frappe  tantôt  l'un, 
tantôt  l'autre  *. 

Cette  grande  élégie  est  d'une  inspiration  religieuse  et 
grave.  D'autres,  dont  il  nous  reste  seulement  quelques 
vers,  chantaient  le  plaisir  sous  toutes  les  formes,  et  par- 
fois avec  une  liberté  de  langage  plus  antique  que  mo- 
derne. Il  ne  faudrait  pas  croire  que  toutes  ces  pièces 
appartiennent  à  la  jeunesse  de  Selon  :  c'est  dans  sa  vieil- 
lesse, selon  Plutarque  *,  qu'il  avait  écrit  les  vers  sui- 
vants : 

J'aime  maintenant  les  travaux  d'Aphrodite,  et  ceux  de  Dio- 
nysos, et  ceux  des  Muses,  sources  de  délices  pour  les  hom- 
mes *. 

D'autres  vers  seraient  moins  faciles  à  citer  en  français. 

On  peut  ranger  dans  le  même  groupe  de  poésies  mo- 
rales un  certain  nombre  d'élégies  adressées,  semble-t-il, 
à  divers  personnages  :  l'Athénien  Critias,  le  tyran  de 
Soles  Philokypros;  mais  il  ne  ne  nous  en  reste  que  des 
débris  insignifiants.  Ailleurs,  il  s'adressait  à  Mimnerme^, 
et  il  blâmait  doucement  le  vieux  maître  de  l'élégie  d'avoir 
voulu  mourir  à  soixante  ans  ;  il  le  pressait  de  corriger 
son  vers  et  de  dire  :  «  Puisse  la  Parque  de  la  mort  m'at- 
teindre  à  quatre-vingts  ans  !  »  Toujours  la  même  philo- 
sophie mesurée  et  raisonnable,  ennemie  du  désespoir 
comme  de  l'injustice,  et  Gdèlement  attachée  aux  idées 
tempérées. 

Les  traductions  qui  précèdent  ont  pu  donner  une  idée 

1.  Vers  63-76. 

2.  Plutarque,  Eroticos,  c.  5. 

3.  Fragin.  20. 

4.  Fraj^ni.  20. 


132         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

des  opinions  de  Solon  et  de  ses  sentiments.  Pour  appré- 
cier son  style,  il  faudrait  lire  ces  passages  en  grec.  On 
y  verrait  la  noblesse  aisée  du  langage,  le  mélange 
harmonieux  des  locutions  homériques  et  des  mots  or- 
dinaires, la  précision  de  la  pensée  et  la  grâce  des  iuia- 
geSf  la  souplesse  de  la  phrase.  En  co  qui  est  pourtant 
des  images  et  de  Tallure  générale  de  la  phrase,  une  tra- 
duction même  peut  en  laisser  voir  quelque  chose.  On  a 
remarqué  plus  haut  toutes  ces  belles  comparaisons  qui 
naissent  d'elles-mêmes  en  abondance,  qui  se  déroulent  en 
tableaux  ou  se  renferment  en  quelques  mots  seulement  : 
celle  de  la  vengeance  divine  qui  n'est  d'abord  qu'une 
étincelle  avant  de  devenir  un  incendie,  celle  de  la  splen- 
deur printanière  reparaissant  après  Torage.  Ailleurs  en- 
core, parlant  de  la  misère  répandue  dans  la  cité,  il  la 
montre  envahissant  le  domicile  de  chacun  :  «...Et  les 
portes  de  la  cour,  dit-il,  ne  peuvent  plus  l'arrêter  *.  » 
Solon  a  le  don  poétique  par  excellence,  le  don  de  Tirnagc. 
Il  a  aussi  celui  de  la  phrase  bien  rythmée,  habile  à  tra- 
duire, par  la  diversité  de  son  allure^  toutes  les  nuances 
du  sentiment;  tantôt  brève,  impérieuse;  tantôt  sinueuse 
et  largement  épandue  ;  tantôt  coulant  à  petits  (lots  pres- 
séSy  pour  ainsi  dire,  mais  d'un  mouvement  unique  et 
puissant  ^. 

Par  tous  ces  traits,  Solon  est  un  plus  grand  écrivain 
que  ne  l'avaient  été,  semble-t  il,  les  élégiaques  antérieurs, 
sauf  peut-être  Mimnerme.  Avec  une  conception  de  la  vie 
plus  large  et  plus  profonde,  il  dispose  d'une  forme  litté- 
raire exactement  appropriée  à  sa  pensée.  L'admiration 
des  anciens  ne  s'y  était  pas  trompée.  On  faisait  de  lui  un 
des   Sept  Sages,  c'est-à-dire  l'un  des  maîtres  par  excel- 

1.  Fragm.  4,  v.  28. 

2.  Précision  et  brièveté,  fragm.  4,  v.  35  et  suiv.  ;  phrase  large  et 
facile,  fragm.  13,  v.  M  et  suiv.  ;  etc.  —  Le  dialecte  de  Solon  est  un 
ionien  littéraire  tempéré  de  quelques  formes  attiques. 


THËOGNIS  133 

lence  de  la  vie  morale  et  de  la  vie  pratique.  Aucun  ne 
pouvait  personnifier  plus  justement  que  lui  l'équilibre 
de  Tàme,  la  mesure  hellénique  et  attique,  Tallianco  du 
bien  faire  et  du  bien  dire  dans  la  sérénilé  d'une  nature 
douée  à  la  fois  de  ^râce  et  de  raison. 

Théognîs  de  Mégare  est  tout  différent  K  L'élégie  grec- 
que est  vraiment  une  source  inépuisable  de  contrastes. 
Tandis  que  la  poésie  de  Selon  est  harmonieuse  et  sereine, 
celle  de  Théognis  est  âpre  et  passionnée.  Tous  deux  ont 
vécu  au  milieu  de  discordes  civiles  prolongées  ;  mais 
Tun,  par  la  hauteur  bienveillante  de  sa  pensée,  s'élève 
au-dessus  d'elles  comme  un  arbitre  ;  l'autre  se  mêle  à  la 
lutte,  y  donne  et  y  reçoit  des  blessures,  ressent  des 
haines  vigoureuses,  et,  jusque  dans  sa  modération,  sem* 
ble  moins  un  sage  naturellement  éloigné  des  excès  qu'un 
violent  qui  se  contient. 

Los  anciens  nous  apprennent  fort  peu  de  chose  sur  la 
vie  de  Théognis.  Une  date  dans  Suidas  et  dans  Eusèbe,  une 
allusion  à  sa  patrie  çà  et  là,  c'est  à  peu  près  tout  ce  qu'ils 
nous  en  disent.  Les  vers  de  Théognis  sont  la  principale 
source  où  nous  devons  puiser  pour  compléter  et  pour 
éclaircir  ces  informations.  Mais  ces  vers  nous  sont  arri- 
vés dans  un  tel  état  qu'il  est  indispensable,  avant  de  s'en 
servir  comme  d'un  document  histori(|ue  ou  littéraire, 
d'examiner  rapidement  les  problèmes  d'authenticité  que 
soulève  la  constitution  du  recueil  actuel. 

Nous  possédons,  sous  le  nom  de  Théognis,  un  recueil 
de  vers  dont  l'étendue  varie  selon  les  manuscrits.  La  plu- 
part des  manuscrits  en  contiennent  un  peu  plus  de  douze 

1.  Sur  Théognis,  cf.  C.  Mûller,  De  scriptis  Theognideis,  léna,  1877 
(progr.);  Jîcrn hardi,  Théognis  guid  de  rébus  divinis  et  ethicis  senseril, 
Breslau,  I87î)  (progr.)  ;  et  surtout  Welcker,  Prolégomènes  de  son 
édition.  Cf.  aussi  lïiller,  dans  les  Philos.  Jahrb.  de  1881,  p.  456  et 
saiy. 


134         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

cents.  Un  seul,  le  plus  ancien  et  le  meilleur,  en  contient 
près  de  quatorze  cents.  La  différence  provient  de  ce  qu'on 
y  trouve,  après  les  douze  cents  vers  des  autres  manus* 
crits,  environ  cent  cinquante  vers  supplémentaires  sur 
des  sujets  erotiques  :  ceux-ci  sont  donnés  comme  formant 
un  second  livre;  le  premier,  beaucoup  plus  long,  com- 
prend tout  le  reste.  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  Tune 
ou  l'autre  des  deux  rédactions  de  ce  recueil  pour  recon- 
naître tout  de  suite  deux  faits  évidents.  Le  premier,  c*est 
que  nous  n'avons  plus  les  élégies  mêmes  de  Théognis 
dans  leur  intégrité,  mais  seulement  une  suite  de  frag- 
ments, un  amas  de  vers  élégiaques,  pour  ainsi  dire,  mis 
sans  ordre  les  uns  à  côté  des  autres.  Le  second,  c  est 
que  tous  les  vers  du  recueil  ne  sont  pas  de  Théognis. 

Si  Ton  s'en  rapportait  uniquement  à  la  notice  très  con- 
fuse de  Suidas,  on  pourrait  croire  que  Théognis  n'avait 
écrit  que  des  maximes  détachées.  Suidas  parle  en  effet 
de  c(  Sentences  élégiaques  formant  deux  mille  vers  »  et 
d'une  «  Gnomologie  élégiaque  »  (ce  qui  est  la  même  chose) 
adressée  à  Kyrnos.  Il  mentionne  aussi  «  d'autres  Exhor- 
tations morales  ».  On  pourrait,  d'après  ces  textes,  s'ima- 
giner Théognis  comme  une  sorte  de  Pibrac  grec,  auteur 
de  quatrains  ou  de  distiques  moraux  plutôt  que  d'élégies 
proprement  dites.  Rien  n'empêclierait  alors  de  voir  dans 
nos  recueils  actuels  la  reproduction  fidèle  d'une  partie 
au  moins  de  l'œuvre  de  Théognis.  Mais  il  est  facile  de 
démontrer  que  la  vérité  est  fort  différente.  Un  texte  at- 
tique,  cité  par  Stobée  ^  comme  étant  de  Xénophon,  nous 
apprend  que  les  vers  183-190  du  recueil  actuel  apparte- 
naient à  la  c(  première  élégie  »  de  Théognis,  et  il  est  fa- 
cile de  voir  que  les  vers  19-2C  appartenaient  à  un  pro- 
logue. Nous  savons  en  outre  par  Platon  ^  que,  dans  le 


1.  FloriL  LXXXVIII,  14. 

2.  Ménon,  p.  95,  E. 


THÉOGNIS  185 

texte  primitif,  les  vers  33  et  945  de  notre  recueil  se  sui- 
vaient à  peu  d'intervalle.  Nous  n*avons  donc  plus  sous  les 
yeux  la  disposition  primitive  des  vers  du  poète.  Théognis 
avait  composé,  très  certainement,  des  élégies  analogues 
pour  la  forme  à  celles  de  Solonctdes  autres  poètes  élégia- 
ques,  des  élégies  destinées  à  être  chantées  avec  un  accom- 
pagnement de  flûte  K  Mais  on  en  fit  de  bonne  heure  des 
extraits;  on  en  tira  des  chrestomathies,  suivant  un  usage 
qui  nous  est  attesté  par  Platon  lui-même  pour  la  pé- 
riode attiquc-.  On  lisait  ces  chrestomathies  dans  les  écoles 
et  les  enfants  les  apprenaient  par  cœur\  L'abrégé, 
comme  il  était  naturel,  effaça  le  souvenir  de  Touvrage 
original.  11  est  fort  probable  que  cette  disparition  se  pro- 
duisit d'assez  bonne  heure.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  n'a- 
vons plus  aujourd'hui  qu'un  recueil  de  «  morceaux  choi- 
sis »  où  tout  est  brouillé  et  confondu.  L'ordre  adopté 
n'est  même  pas  un  ordre  didactique.  On  découvre  bien 
parfois  un  lien  logique  entre  plusieurs  morceaux  consé- 
cutifs, mais  le  fil  se  brise  presque  aussitôt,  comme  si  no- 
tre recueil  avait  été  formé  par  Tamalgame  de  plusieurs 
recueils  antérieurs  dont  il  aurait  emprunté  les  morceaux 
un  peu  au  hasard. 

11  est  aussi  arrivé  que  des  vers  étrangers  à  Théognis 
s'y  sont  glissés.  C'était  inévitable.  La  destination  sco- 
laire et  prati(jue  de  l'ouvrage  appelait  les  rapprochements, 
les  comparaisons.  Le  nom  de  Théognis  devint  comme  le 
titre  d'une  anthologie  gnomique  et  élégiaque.  Quelques- 
uns  de  ces  vers  étrangers  à  Théognis  sont  encore 
aujourd'lïui  faciles  h  reconnaître;  mais  d'autres  certaine- 

1.  Voir  à  ce  sujet  le  morceau  adressé  à  Kyrnos,  v.  237-254,  mor- 
ceau qui  lui-même  appartient  clairement  à  une  véritable  élégie. 

2.  Lois,  VII,  p.  811.  A. 

3.  Eschine,  Contre  Clésipfi.,  73  (p.  o25  Roiske)  :  6ià  toOto  Yqp  oî|i,ai 
f,|i,î;  Tcaidac  ovTaç  là;  tcôv  no'.r,Tà>v  Y^t^(i.a;  ixjAavOdivgiv  îv'  àvôpeç  ovte; 
otÙTsT;  */p(o|jLeOa. 


136         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

incnt  nous  échappent.  Voici  en  résumé  ce  que  nous  sa- 
vons de  plus  sûr  à  ce  sujet. 

Il  faut  (l'abord  mettre  à  part  un  grand  nombre  de  mor- 
ceaux qui  portent,  pour  ainsi  dire,  la  signature  de  Théo- 
gnis.  Ce  sont  tous  ceux  dans  lesquels  on  lit  le  nom  de 
Kyrnos  ou,  ce  qui  revient  au  même,  le  nom  patronymi- 
que Polypaïdès  (Gis  de  Polypaos),  qui  désigne  évidem- 
ment Kyrnos  ^  Le  poète  lui-même,  s'adressant  à  son  ami 
Kyrnos,  lui  dit  quelque  part  -  : 

0  Kyrnos,  j'imprime  mon  cachet  sur  ces  vers,  fruits  de  mon 
art:  si  quelqu'un  me  les  vole,  on  le  saura,  et  personne  ne 
pourra  changer  le  meilleur  contre  le  moins  bon  ;  mais  chacun 
dira  :  voici  des  vers  de  Théognis  le  Mégarien. 

Le  nombre  des  vers  qui  sont  ainsi  mis  à  l'abri  de  tout 
soupçon  s'élève  à  près  de  trois  cents,  c'est-à-dire  envi- 
ron au  quart  du  recueil  entier. 

A  côté  de  ces  vers  qui  sont  certainement  de  Théognis, 
on  peut  encore  mettre  à  part  une  cinquantaine  d'autres 
vers  qui  ne  sont  certainement  pas  de  lui  et  dont  on  con- 
naît les  auteurs  véritables  :  ce  sont  huit  vers  de  Tyrtée\ 
une  dizaine  de  Mimnerme  *,  une  trentaine  de  Solon  \ 

Pour  tout  le  reste,  il  y  a  doute.  Pourlant,  si  Ion  con- 
sidère que,  même  dans  les  éléjries  à  Kyrnos,  le  nombre 
des  morceaux  faciles  à  détacher,  et  où  le  nom  de  Kyrnos 
ne  se  trouvait  pas.,  était  certainement  plus  considérable 
que  celui  des  morceaux  où  ce  nom  se  rencontrait;  si  l'on 
réfléchit  en  outre  que  les  élégies  à  Kyrnos  n'étaient  qu'une 
partie  de  l'œuvre  de  Théognis,  et  que  cependant  près  du 

1.  Wolcker  en  doutait  (p.  G  des  Proléqomenes  do  son  édition)  :  mais 
cela  ressort  avec  évidence,  selon  moi,  des  vers  19-25,  53-57,  183-191. 

2.  V.  19-23. 

3.  V,  935-938  et  1003-1000. 

4.  V.  793-796  et  1017-1022. 

8.  V.  227-232,  315-318,  585-590,  719-728,  1253-1254. 


THÉOGNIS  137 

quart  des  vers  de  notre  recueil  gardent  le  nom  de  cet 
ami  du  poète,  il  n  est  nullement  téméraire  d*en  conclure 
que  les  trois  autres  quarts  sont  en  grande  majorité  au- 
thentiques, et  que  le  nombre  des  vers  intrus  est  relative- 
ment peu  considérable. 

Peut-on  aller  plus  loin  ?  N'y  a-t-il  pas  encore  quelques 
passages  où  se  trahit  une  main  étrangère,  et  ne  peut-on 
déterminer  avec  plus  de  précision  les  limites  exactes  où 
il  faut  chercher  le  vrai  Théognis  ? 

Il  y  a  encore  quinze  ou  vingt  vers  que  des  éditeurs 
ont  cru  pouvoir  attribuer  à  ArchiloqueS  à  Thalétas  *,  à 
ChiIon^  à  Phocylide*,  à  d'autres  encore.  Ce  ne  sont  là 
que  des  conjectures.  Deux  vers  semblent  être  d'un  poète 
eubéen  inconnu';  six  autres  d'un  poète  crétois  ^  C'est 
donc,  au  total,  une  trentaine  de  vers  encore  à  suspecter; 
mettons-en  quarante  :  tout  cela  a  peu  d'importance. 

Ce  qui  en  a  davantage,  c'est  desavoir  s'il  faut  attribuer 
à  Théognis  les  morceaux  où  parait  le  nom  d'un  certain 
Simonide  et  les  vers  erotiques  qui  terminent  le  recueil. 

Le  nom  de  Simonide  '  figure  dans  trois  morceaux  dont 
un,  le  dernier,  est  court  et  peu  important,  mais  dont  les 
deux  autres  sont  parmi  les  plus  étendus  et  les  plus  inté- 
ressants de  tout  le  recueil.  Il  est  évident  que  tous  les  trois 
sont  du  même  auteur.  Or  un  vers  du  premier  de  ces  mor- 
ceaux est  cité  par  Aristote  avec  une  légèn»  variante 
comme  étant  d'Événos  de   Paros  ^  D'uù  cette  conclusion 

1.  V.  533-5H4. 

2.  V.  503-508. 

3.  V.  879-884. 

4.  V.  115-110. 

5.  V.  1200-1210. 

6.  V.  1211-lil6. 

7.  V.  469,  1)07  et  1349. 

8.  Ilav  yàp  àvayxaïov  irp&Ylx'  àv.apbv  e?y  (Aristole,  Métaph,  IV,  5; 
p.  1015,  a).  C'est  lu  vers  472  do  Théognis,  sauf  que  les  mots  irp&ftA' 
iviapôv  sont  remplacés  par  -/P^il^'''  «v'.r,p6v.  Ce  genre  de  variantes  est 
sans  importance,  d'autaut  plus  qu'Aristoto  cite  de  mémoire. 


138         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÊGIAQUE 

tirée  par  plusieurs  savants  S  que  les  trois  morceaux  sont 
d'Événos  et  non  deThéognis.  Mais  quelÉvénos?Eratos- 
thène distinguait,  paraît-il-,  deux  Événos  de  Paros,  tous 
deux  poètes  élégiaques,  Tun  plus  ancien,  dont  il  ne  se- 
rait rien  resté,  et  l'autre  plus  récent,  le  seul  dont  les 
vers  se  fussent  conservés.  Celui-ci,  souvent  mentionné 
par  Platon,  vivait  à  la  fin  du  v®  siècle.  Les  vers  àSimonîde, 
selon  Bergk,  seraient  du  premier  Événos.  Par  malheur, 
ce  premier  Événos,  dont  il  ne  restait  rien  au  temps  d*E- 
ratosthène,  et  que  ni  Platon  ni  Âristote  n'ont  jamais  pris 
soin  de  distinguer  de  son  homonyme,  est  un  personnage 
dont  Texistence  même  est  plus  que  douteuse  :  on  sait 
avec  quelle  facilité  les  cbronographes  alexandrins  dé- 
doublaient les  personnages  historiques  pour  concilier 
tant  bien  que  mal  des  traditions  contradictoires.  Il  faut 
donc  revenir  au  seul  Événos  dont  Texistence  soit  cer- 
taine, à  celui  dont  parle  Platon.  Mais  il  est  bien  étonnant, 
selon  la  remarque  de  Bergk  lui-même,  que  l'arrangeur  à 
qui  nous  devons  le  recueil  de  Théognis,  et  qui  ne  cite 
rien  des  autres  élégiaques  du  v*  siècle,  ait  fait  une  si 
notable  exception  pour  Événos.  Ajoutons,  ce  que  Bergk 
n'avait  garde  de  dire,  que  le  second  de  ces  trois  mor- 
ceaux ressemble  étrangement,  par  le  fond  et  par  la  forme, 
à  du  Théognis.  Il  n*y  a  qu'une  manière,  fort  simple, 
d'échapper  à  ces  difficultés  :  c'est  de  croire  qu'Événos 
avait  emprunté  lui-même  à  Théognis  cette  sorte  de  vers 
proverbe  (sauf  la  très  légère  modification  peut-être  qu'on 
trouve  dans  Aristote),  qu'il  l'avait  remis  en  circulation, 
qu'Aristote  l'a  cité  d'après  Evénos  sans  se  rappeler  où 
celui-ci  l'avait  pris,  et  que  les  trois  morceaux  adressés 
àSimonide  sont  réellement  de  Théognis.  Inutile  d'ailleurs 
de  se  demander  quel  peut  être  ce  Simonide  :  nous  n'en 
savons  absolument  rien. 

1.  Ilartung,  Bergk,  Lcutsch. 

2.  Cf.  Harpoc ration,  v.  Eur.vo;. 


THÊOGNIS  139 

Ou  a  contesté  aussi  l'authenticité  des  vers  erotiques  K 
Mais  les  raisons  invoquées  ne  sont  pas  décisives,  ou  du 
moins  elles  ne  portent  que  sur  une  partie  d'entre  eux. 
L'absence  de  ces  cent  cinquante  derniers  vers  dans  tous 
les  manuscrits  sauf  un  seul  prouve  uniquement  qu'il  y 
avait  plusieurs  rédactions  du  recueil.  On  comprend  que 
la  uature  des  vers  en  question  les  ait  fait  exclure  en  gé- 
néral, et  que  la  rédaction  qui  ne  les  comprenait  pas  ait 
été  la  plus  répandue  :  elle  répondait  mieux  à  l'idée  qu'on 
devait  se  faire  d'un  poète  moral.  Il  ne  faut  d'ailleurs  pas 
croire  que  les  éloges  des  Platon  -  et  des  Isocrate  '  sur  la 
noblesse  des  enseignements  moraux  de  Théognis  soit  in- 
conciliable avec  l'existence  d'un  certain  nombre  d'élégies 
d'un  caractère  différent.  Platon  lui-même  est  parfois  bien 
étrange,  et  Pindare,  malgré  la  hauteur  ordinaire  de  son 
inspiration,  avait  écrit  des  poèmes  qui  répondaient  mal  à 
ridée  qu'on  se  fait  en  général  do  sa  gravité.  Il  en  est  de 
même  de  Solon.  Ce  qui  est  évident,  c'est  que  ce  genre  de 
vers,  à  l'origine,  n'a  nullement  pu  former  un  second  livre 
distinct,  comme  le  manuscrit  le  ferait  croire  :  ils  de- 
vaient être  répandus  dans  des  élégies  variées;  le  collec- 
tionneur mal  inspiré  qui  les  a  ainsi  recueillis  et  rappro- 
chés les  a  par  là  même  rendus  plus  choquants.  Il  y  a 
d'ailleurs  mêlé  d'autres  vers  analogues  qui  n'apparte- 
naient pas  à  Théognis.  Quelques-uns  sont  de  Solon  \ 
D'autres,  selon  l'observation  de  Welcker  %  sont  des  pa- 
rodies faites  d'après  certains  vers  célèbres  du  poète  de 
Mégare,  grossièrement  détournés  de  leur  sens  primitif  : 
ce  sont  là  de  bas  amusements  de  lettrés  trop  ingénieux. 


1.  Voir  surlout  A.  Couat,  Annales  de  la  FacuUé  des  lettres  de  Dor 
deaux,  5«  année,  p.  257  et  suiv. 

2.  Lois,  I,  p.  030,  À. 

3.  Nicoclès,  12. 

4.  V.  1253-1254. 

5.  P.  LXKX  et  GII. 


140         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

Mais  il  est  probable  que,  dans  cette  partie  du  recueil 
comme  dans  le  reste,  la  plupart  des  vers  sont  do  Théo- 
gnis.  D'où  viennent-ils,  en  effet,  s'ils  ne  sont  pas  de  lui, 
et  pourquoi  les  a-t-on  ainsi  rattachés  aux  Sentences  du 
poète  de  Mégare?  On  a  proposé  sur  ce  point  toutes  sortes 
d'hypothèses  *  ;  mais  ce  qu'on  ne  peut  nier,  c*est  que  beau- 
coup d'entre  eux,  à  ne  considérer  que  le  style  et  la  versifi- 
cation, aient  tout  à  fait  l'air  d'être  authentiques  '.  Il  faut 
donc  supposer  que  le  faussaire  (placé  par  les  uns  au  iv® 
siècle  avant  Jésus-Christ,  par  les  autres  dans  la  période 
Byzantine!)  avait  merveilleusement  réussi,  dans  un  grand 
nombre  de  cas,  à  imiter  la  manière  du  poète  auquel  il 
voulait  prêter  ses  propres  inventions,  et  qu'en  outre  il 
avait  eu  la  bizarre  idée  d'attacher  cette  sorte  d'appendice 
au  recueil  le  moins  fait  pour  Tappeler.  Il  est  plus  simple 
d'admettre  que  Théognis,  en  morale  comme  k  tous 
égards,  était  de  son  temps  et  de  son  pays,  et  que  cet  épi- 
logue suspect  présente  à  peu  près  la  même  proportion 
de  vers  authentiques  que  le  reste  du  recueil.  Ajoutons 
tout  de  suite,  pour  n'y  plus  revenir,  que  si  le  fond  des 
choses  y  est  ce  qu'on  sait,  l'expression  pourtant  y  reste 
plus  mesurée  et  plus  chaste  qu'elle  ne  l'est  parfois  chez 
les  poètes  grecs  dont  la  réputation  est  le  moins  suspecte. 
Pour  conclure  sur  toutes  ces  questions  d'authenticité, 
on  peut  dire  que  la  figure  de  Théognis,  malgré  les  inter- 
polations, apparaît  en  somme  avec  netteté  dans  ses  prin- 
cipales lignes,  et  que  si,  sur  tel  ou  tel  vers  en  particulier, 
il  est  parfois  difficile  de  se  prononcer  avec  décision  pour 
ou  contre  l'authenticité,  dans  l'ensemble,  malgré  tout, 
nous  le  connaissons  assez  bien.  Cela  est  vrai  non  seule- 
ment de  sa  physionomie  morale  et  littéraire,  mais  aussi 
de  sa  biographie  même,  à  la  condition  d'exiger  moins 


i.  Cf.  A.  Couat,  p.  285, 
2.  Id.,  p.  286. 


THÉOGNIS  141 

des  dates  et  des  faits  précis  que  le  caractère  général  des 
événements  qu'il  a  traversés. 

Suidas  ^  et  saint  Jérôme  ^  disent  que  Théognis  vivait 
dans  la  59®  Olympiade  (344-541).  On  sait  que  c'est  le 
moment  où  Uarpagos,  le  général  de  Cyrus,  soumit  la 
Lydie  et  Tlonie.  Or,  dans  deux  passages  du  recueil  de 
Théognis,  il  est  question  de  la  frayeur  que  les  Mèdes 
causent  à  la  Grèce  ^  Comme,  dans  le  second  de  ces  pas- 
sages, on  voit  que  le  poète  est  un  Mégarien,  il  n*est  pas 
douteux  qu'ils  no  soient  de  Théognis.  Est-ce  à  l'expédi- 
tion d'IIarpagos  que  ces  vers  faisaient  allusion  ?  Les  an- 
ciens évidemment  l'ont  cru  ;  c'est  pour  cela  qu'ils  l'ont 
fait  vivre  dans  la  59*  Olympiade;  mais  nous  ne  savons 
pas  sur  quels  indices  ils  fondaient  cette  opinion.  Quelques 
modernes  veulent  que  ces  vers  se  rapportent  aux  guerres 
médiques  proprement  dites  ^.  Comme  il  est  question  d'un 
danger  à  venir  et  qui  semble  encore  éloigné,  on  pourrait, 
dans  cette  hypothèse,  les  supposer  écrits  au  moment  des 
premières  difficultés  entre  Darius  et  les  Grecs,  dans  les 
dernières  années  du  vi*  siècle.  Mais  il  est  téméraire  de 
rejeter,  sur  une  simple  hypothèse,  ce  qui  paraît  avoir  été 
l'opinion  des  anciens,  appuyée  sans  doute  sur  des  docu- 
ments aujourd'hui  perdus  :  quoi  qu'il  en  soit,  Théognis 
a  dû  vivre  vers  le  milieu  et  dans  la  seconde  moitié  du 
VI®  siècle  '. 


1.  V.  ^loyvi;. 

2.  Chron.,  01.59,  1. 

3.  V.  764  et  775. 

4.  Welcker,  p.  xvi. 

5.  Il  y  a  dans  le  recueil  de  Théognis  une  autre  allusion  historique, 
V.  891-894.  Il  s'agit  là,  selon  la  plupart  do^  éditeurs,  do  la  célèbre 
guerre  de  Lélanto  entre  Ghalcis  et  Erétrie,  qu'on  place  vers  la  fin 
du  VI i«  siècle.  Si  l'allusion  est  exacte,  il  est  certain  que  ces  vers  ne 
sont  pas  de  Théognis.  Mais  le  sens  du  passage  est  douteux.  —  Sui- 
das dit  en  outre  que  Th«''ognis  avait  composé  une  élégie  el;  toÙ;  atù- 
Olvtaç  Twv  Supaxoo-îwv  Iv  t^  icoXiopxta.  De  quel  siège  est-il  question  î 


142        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

Il  était  de  Mégare,et  lui-même,  dans  ses  vers,  avait  pris 
soin  de  le  marquer  K  Un  pussag;c  de  Platon  a  fait  croire 
qu'il  s'agissait  là  de  Mégare  en  Sicile  ^  Suidas  la  compris 
ainsi.  Mais  la  phrase  de  Platon,  prise  à  la  lettre,  dit  sim- 
plement que  Théognis  y  jouissait  du  droit  de  cité.  C'est 
l'autre  Mégare,  colle  de  la  Grèce  propre,  qui  fut  certaine- 
ment sa  vraie  patrie  ^  On  en  aurait  la  preuve  dans  son 
propre  témoignage  si  Ton  pouvait  démontrer  rigou- 
reusement que  les  vers  783-788  du  recueil  de  Théognis 
sont  bien  de  lui  et  non  d'un  autre  ;  car  le  poète  y  parle 
de  la  Sicile  comme  d'un  pays  où  il  a  voyagé,  mais  qui 
n'est  pas  le  sien. 

L'histoire  de  Mégare  au  vi®  siècle  est  mal  connue  dans 
ses  détails,  mais  le  caractère  général  en  a  été  marqué 
très  nettement  par  Aristote  et  par  Plutarque  *.  Elle  peut 
se  résumer  d'un  mot  :  c'est  une  lutte  sans  cesse  renais- 
sante entre  l'aristocratie  et  la  plèbe;  lutte  tantôt  sourde, 
tantôt  violente,  où  les  deux  partis  sont  tour  à  tour  victo- 
rieux, avec  de  courtes  trêves  parfois  quand  l'un  des  deux 
est  écrasé  ou  qu'un  tyran  s'élève,  mais  avec  des  réveils 
acharnés  qui  aboutissent  à  des  exils  et  à  des  confisca- 
tions. Cet  état  de  choses  semble  avoir  duré  deux  siècles. 
Théognis  a  vécu  au  milieu  de  ces  agitations.  Il  apparte- 
nait au  parti  des  nobles,  de  ceux  qui  s'appelaient  eux- 
mêmes  les  V  bons  »,  les  «  honnêtes  gens  »,  ol  àyaOoi,  par 

Le  plus  probable  est  qu'il  faut  lire  iv  ry)  tûv  ^upaxovawv  icoXiopxéa, 
et  que  le  Théognis  ici  mentionné  est  Icr poète  tragique  athénien  qui 
vivait  à  la  fin  du  v*  siècle  :  ce  Théognis  avait  pcut-ôtro  fait  une  élégie 
sur  les  Athéniens  morts  dans  la  guerre  de  Sicilo,  et  Suidas,  selon  son 
habitude,  aura  brouillé  deux  biographies  distinctes.  Cf.  Flacb»  p.  412. 
!.  V.  22-23. 

2.  Platon,  Lois  I,  630,  A. 

3.  Welcker,  p.  xiv. 

4.  Aristote,  Polit,  IV.  15  (p.  1300,  a.  17  Bekkor)  ;  V,  3  (p.  1302,  b, 
80);  V,  5  (p.  1304,  b,  35,  et  p.  1305,  a,  24);  Plutarque,  Quœst.  grœc, 
18.  —  Cf.  dans  les  Poêles  moralistes  de  la  Grèce,  la  notice  de  M.  J.  Gi- 
rard sur  Théoguis. 


THÉOGNIS  143 

opposition  aux  «  méchants  »,  xaxoî,  c'est-à-dire  aux  plé- 
béiens. Sa  vie  a  élé  longue  :  il  parle  de  la  vieillesse  tan- 
tôt c<imme  approchante  *  tantôt  comme  déjà  venue  ^.  Il  a 
traversé  par  conséquent  toutes  sortes  de  vicissitudes.  Il 
a  été  riche,  puis  ruiné.  Il  a  vu  son  parti  dominant,  puis 
renversé.  Il  a  connu  des  périodes  d'accalmie,  où  les  clas- 
ses hostiles  semblaient  se  rapprocher.  Mais  bientôt  la 
lutte  a  repris.  Il  a  dû  s'exiler  ;  il  a  voyagé  en  Grèce  et  en 
Sicile,  criant  vengeance  et  appelant  de  ses  vœux  une 
nouvelle  révolution.  Cependant  la  fortune  changea  une 
fois  de  plus.  L'aristocralie  reprit  l'avantage  et  Théognis 
rentra  dans  sa  patrie.  Il  semble  qu'il  y  vécut  encore 
assez  longtemps  et  qu'un  certain  nombre  de  ses  poésies 
se  rapportent  à  cette  période  de  sa  vie  ;  mais  on  ne  peut 
être  très  précis  à  ce  sujet.  Parmi  ces  vicissitudes  politi- 
ques, qui  remplissent  ses  vers,  on  entrevoit  aussi  des 
souffrances  d'un  caractère  plus  personnel,  un  amour 
accueilli  par  la  jeime  fîllo  à  laquelle  il  s'adressait,  mais 
rejeté  par  les  parents,  qui  préfèrent  un  plébéien  riche  à 
un  noble  pauvre  ^  L'âme  de  Théognis  subit  fortement  le 
contre-coup  de  celte  existence  agitée.  Sa  poésie  est  l'œu- 
vre de  sa  vie  entière  et  l'image  fidèle  de  son  âme. 

Les  Elégies  à  Kyrnos  paraissent  avoir  été  la  partie  la 
plus  célèbre  de  son  œuvre  *.  Kyrnos,  fils  de  Polypaos  S 

1.  V.  1132.  Il  n'y  a  aucune  niison  d'attribuer  ces  versa  Mimnerme, 
comme  le  fait  Bergk,  dubitativement  d'ailleurs. 

2.  V.  1351. 

3.  V.  261-266.  Cf.  257-260,  où  c'est  la  jeune  fille  qui  parle.  Le  roman 
aurait  bien  fini,  à  en  ju(;er  par  les  v.  1225-1226. 

4.  Le  titre  rvcotioXoyîa  irpbc  K'jpvov,  donné  par  Suidas,  est  douteux, 
bien  que  Plutarque  dise  aussi  {Manière  de  lire  les  poètes ^  2)  :  YVb>(xo- 
XoY^ai  BetSyviSo;.  C'est  sous  forme  de  gnomologies  que  les  élégies  de 
Théognis  avaient  de  bonne  heure  fait  leur  chemin,  mais  on  ne  peut 
affirmer  que  ce  fût  le  titre  primitif. 

5.  Polypaos  ou  Polypas  plutôt  que  Polypaïs  (Ahrens,  De  grœc.  ling. 
dial.,  II,  143).  Le  nom  de  Polypaos  semble  se  rattacher  à  la  même 
racine  que  le  verbe  7cào(iai  et  avoir  le  même  sens  que  l'adjectif  no- 


144         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÊGIAQUE 

est  un  jounc  homme  de  famille  noble,  peut-être  un  jeune 
parent  de  Tliéognis.  Le  poète  lui  adresse,  comme  Hésiode 
à  son  frère  Perses,  des  conseils  d'une  portée  générale. 
Seulement,  au  lieu  d'un  poème  continu  en  vers  hexamè- 
tres, Théognis  écrit,  suivant  l'usage  de  son  temps,  une 
suite  d'élégies  distinctes.  L'inspiration  générale  est  fran- 
chement didactique,  comme  chez  Hésiode.  Non  seulement 
les  fragments  qui  nous  en  restent  le  prouvent,  mais  le 
poète  lui-même  s'explique  clairement  à  plusieurs  repri- 
ses sur  ses  intentions.  Il  veut  «  exhorter  »  son  ami  *  ;  il 
lui  recommande  d'écouler  ses  enseignements  ^  ;  il  se 
considère  comme  un  maître  tenu  de  communiquer  aux 
autres  la  science  qu'il  a  reçue  des  Muses  ^  Ce  sont*  donc 
bien  là,  suivant  le  mot  de  Suidas,  des  poèmes  parénéti- 
ques.  Mais  on  se  tromperait  si  Ton  en  concluait  que  ce 
sont  des  poèmes  impersonnels  et  froids.  Même  quand 
Théognis  enseigne,  il  écoute  son  tempérament  presque 
autant  que  sa  raison^  et  la  passion  intérieure  tantôt 
éclate  à  l'improviste,  tantôt  se  laisse  deviner  sous  la  sé- 
rénité apparente  et  voulue.  En  outre,  cet  enseignement 
comporte  mainte  digression.  Quoique  nous  ne  puissions 
plus  savoir  avec  précision  comment  ces  élégies  morales 
étaient  composées,  il  ressort  des  fragments  qu'elles 
touchaient  sans  cesse  à  la  réalité  contemporaine  et  vi- 
vante, que  l'écho  des  luîtes  politiques  y  retentissait,  que 
le  poète  y  parlait  de  lui-même,  de  ses  soucis,  de  ses  hai- 
nes, de  ses  misères,  et  que  c'étaient  en  somme  de  véri- 
tables élégies,  c'est-à-dire,  comme  celles  de  Selon,  des 
poésies  très  personnelles. 

XvxTlavoç.  Ahrens  l'uxplique  par  le  mot  7:r,6;,  en  dorien  7ca6;  (cogna- 
tus  et  a f finis).  Rappelons  pour  mémoire  la  théorie  de  Welcker  qui 
voyait  dans  le  mot  Kûpvo;,  au  lieu  d'un  nom  propre,  une  appellation 
générale  désignant  un  noble 

1.  *riro8yj<TO|jLai,  V.  27,  1049.  Coaip.  le  titre  fréquent  ^TTçoôîixai. 

2.  Ta-jTot  |ia0(6v....  tmv  fi'  iTréwv  (ispivr^iiévo;...  (753-755). 

3.  V.  76!>-773. 


THÉOGNIS  145 

Ces  élégies  à  Kyrnos  paraissent  avoir  été  écrites  du* 
rant  UQ  espace  de  temps  assez  long  et  dans  la  seconde 
partie  de  la  vie  de  Théognis.  Dès  les  plus  anciennes,  le 
poète  est  un  homme,  peut-être  près  de  la  vieillesse.  Il 
parle  à  Kyrnos  comme  un  père  à  son  fils  \  Il  est  déjà  cé- 
lèbre, car,  dans  des  vers  qui  devaient  appartenir  à  une 
sorte  de  prologue  S  il  parle  de  sa  réputation  répandue 
sur  toute  la  terre  ^.  Entre  les  premières  et  les  dernières, 
des  changements  de  toutes  sortes  ont  pris  place  :  dans 
certains  vers  à  Kyrnos,  il  crie  vengeance  à  Zeus  contre 
ses  ennemis  *  ;  dans  d'autres,  il  lui  prêche  la  résigna- 
tion '.  Ses  sentiments  eux-mêmes  à  Tégard  de  son  ami 
ne  sont  plus  tout  à  fait  les  mêmes  à  la  fin  qu'au  début  : 
dans  une  pièce  qui  devait  servir  de  conclusion  au  recueil, 
une  plainte  se  mêle  au  souvenir  de  tout  ce  que  lui-même 
a  fait  pour  Kyrnos  *. 

Puisque  Théognis  était  déjà  célèbre,  même  hors  de 
Mégare,  quand  il  adressait  ses  vers  à  Kyrnos,  il  avait  dû 
commencer  de  bonne  heure  à  chanter.  Il  y  a  chance 
qu'un  certain  nombre  de  ses  premiers  vers  se  soient 
conservés  dans  nos  manuscrits.  C'est  probablement  aux 
poèmes  de  sa  jeunesse,  et  non  pas  toujours  à  Mimncrme, 
qu'il  faut  rapporter  la  plupart  de  ceux  où  il  est  question 
de  l'amour,  du  vin,  de  la  musique  et  des  banquets.  Ces 
vers  d'ailleurs  sont  peu  nombreux,  ce  qui  s'explique  ai- 
sément par  la  tendance  de  plus  en  plus  marquée  à 
faire  de  Théognis  un  poète  exclusivement  moral.  On 
trouve  aussi  dans  le  recueil  actuel  des  vers  qui  renfer- 

1.  Oîo  Te  waiôl  navnp  (1049-1050). 

2.  Comme  le  montre  le  futur  ôico6T)<ro(iat,  v.  27. 

3.  IlavTac  Se  xar'  àvOpcûicouc  ôvo[A,ao-ToO  (v.  23).  Les  motsicavtac  xat'  âv- 
0p(o9couc  s'opposent  à  àoroTaiv  du  vers  suivant,  ce  qui  prouve  que  sa 
réputation  s'étendait  au  delà  de  Mégare. 

4.  v.  337-350. 

5.  V.  419-420. 

A.  y.  253-254.  Cf.  655-656. 

Hi«t.  d»  la  Litt.  gi^oqaa.  —  T.  II.  10 


140         CHAPITHE  III.  —  POÉSIE   ÉLÉGIAQUE 

ment  des  noms  propres  autres  que  Kyrnos.  Nous  avons 
déjà  parlé  de  ceux  qui  sont  adressés  à  Simonide . 
D*autres  le  sont  à  Démoclès  *,  à  Onomacriie  ',  à  Cléa- 
ristos  ^  à  Tiinagoras  ^,  à  Démonax  ^  ;  d'autres  à  une 
femme  du  nom  d'Argyris  ^;  d'autres  encore  à  un  per- 
sonnage que  le  poète  appelle  «  Scythe  »,  sans  qu'on 
puisse  dire  si  c'est  son  nom  ou  celui  de  son  pays  \  il  est 
possible  que  quelques-uns  de  ces  vers  ne  soient  pas  de 
Théognis,  mais  la  plupart  sans  doute  lui  appartiennent 
bien  réellement.  On  ne  saurait  d'ailleurs  ni  eu  fixer  la 
date  ni  déterminer  quels  sont  ces  personnages  à  qui  le 
poète  s'adresse.  Le  nom  d'Onomacrite,  comme  celui  de  Si- 
monide, mot  l'imagination  en  mouvement;  mais  nous  ne 
pouvons  faire  à  ce  sujet  que  des  conjectures.  Heureuse- 
ment ces  problèmes  sont  secondaires  ^  Prenons  donc  le 
recueil  actuel  dans  son  ensemble,  et  donnons-nous  enfin 
le  plaisir  d'écouter  le  moraliste  et  le  poète. 

Les  poètes  élégiaques  antérieurs  à  Théognis  n'avaient 
exprimé  leurs  idées  sur  la  vie  humaine  qu'incidemment 
et  par  circonstance;  aucun  n'a  prétendu  la  régler  métho- 
diquement, l'embrasser  dans  un  corps  de  préceptes  qui 

1.  V.  923. 

2.  V.  503. 

3.  V.  511-514. 

4.  V.  1059. 

5.  V.  1085.  Le  nom  d'Eutrapélos,  au  y.  400,  n'est  que  le  résultat 
d'une  conjecture  de  Bekker. 

6.  V.  1212. 

7.  V.  829.  —  Au  vers  903  (ôati;  âvotXoxjiv  Trjpeï  xatà  xp^^iixata  ôirjpwv), 
Bergk  a  conjecturé  que  le  mot  corrompu  Or,pâ>v  cachait  peut-être  le 
nom  propre  Br.pwv,  qui  serait  alors  à  ajouter  aux  autres.  Mais  cette 
conjecture  est  certaineuient  fau-se.  Ce  vers  ot  les  suivants  font  partie 
de  l'élégie  à  Damocles,  et  le  mot  nr-cessaire  à  cf  »jndn>il  ost  un 
participe  présent  gouvernant  àvdtÀtofftv.  On  peut  conjecturer  pu6|jiâ)v, 
{iSTpcôv,  vb)(X(ii>v,  ou  quelque  mot  en  ce  sens. 

8.  Un  mot  de  Platon  (Ménon,  p.  95,  D  :  'Ev  ttoioi;  ïntat^;  —  *Ev  toÎç 
iXeysiotc)  prouve  que  Théognis  avait  écrit  autre  chose  que  des  vers 
élégiaques.  Aucune  trace  n'en  est  restée. 


THÉOGNIS  147 

la  gouvernât  tout  entière.  C'est  au  contraire  ce  qu'a  fait 
en  partie  Théognis.  Par  là,  nous  Tavons  déjà  dit,  son  œuvre 
rappelle  celle  d'Hésiode.  Mais  lexistence  qu*Hésiode  avait 
en  vue  dans  son  poème  des  Travaux  était  l'existence  du 
paysan,  de  Thomme  qui  vit  dans  une  condition  modeste, 
au  village  ou  dans  une  très  petite  ville.  La  vie  dont  s'oc- 
cupe Théognis  est  celle  d'un  noble  qui  habite  une  cité 
aux  traditions  aristocratiques,  mais  troublée,  en  face 
d'une  plèbe  qui  monte  peu  à  peu  et  qui  s'insurge.  Toute 
sa  morale  se  rattache  à  cette  donnée,  plus  particulière  à 
la  fois  et  plus  complexe  que  celle  d'Hésiode.  C'est  ainsi 
que  les  moralistes,  même  quand  ils  visent  surtout  à  être 
des  législateurs,  sont  souvent  encore  par  surcroît  des  té- 
moins, sinon  des  historiens.  De  là,  chez  Théognis,  deux 
sortes  de  préceptes  :  les  uns  d'une  application  plus  gé- 
nérale, et  qui,  se  rapportant  aux  dieux,  à  la  famille,  à 
la  société,  sont  le  fond  même  de  sa  morale;  les  autres 
plus  spécialement  appropriés  aux  circonstances.  Dans  les 
uns  comme  dans  les  autres,  on  retrouve  l'empreinte  de 
sa  nature  propre,  inquiète,  âpre,  raisonneuse,  qui  n'est 
modérée,  pour  ainsi  dire,  qu'à  son  corps  défendant,  et 
qui  porte  de  Thumeur  jusque  dans  la  raison.  Tout  comme 
un  autre,  il  prêche  souvent  la  mesure,  la  pondération; 
il  répète  le  [tTiSèv  ayav  *  ;  il  a  ses  moments  de  sagesse; 
mais  il  est  à  coup  sûr  bien  plus  lui-même  et,  en  tout  cas, 
plus  original,  quand,  au  lieu  de  s'obliger  à  redire  après 
les  autres  ce  que  doit  être  la  loi,  il  oublie  sa  gravité  de 
législateur  et  découvre  naïvement  le  fond  d'^amertumo 
douloureuse  qui  est  en  lui.  Car  Théognis  eât  un  pessi- 
miste. Ce  qui  constitue  le  pessimisme,  ce  n'est  pas  de 
souffrir  et  de  se  plaindre  :  c'est  de  croire  que  les  choses 
sont  mal  comme  elles  sont.  Le  pessimisme,  quelques  ra- 
cines quil  puisse  avoir  dans  des  misères  accidentelles,  est 

1.  V.  401. 


148        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÈGIAQUE 

une  doctrine.  Or,  chez  Théognis,  un  jugement  de  son 
esprit  apparaît  sans  cesse  au  fond  des  révoltes  de  sa 
sensibilité.  Non  qu^il  soit  pourtant  ni  impie  ni  découragé  : 
il  est  trop  Grec  pour  perdre  entièrement  courage,  et  trop 
soumis  à  la  tradition  pour  nier  les  dieux  ;  mais  il  s'agite 
et  se  tourmente,  et  sa  pensée  se  trouble.  Tandis  que  Solon 
voit  toujours,  au-dessus  des  nuages  accumulés,  la  divine 
splendeur  du  soleil  de  Zeus,  Théognis,  qui  pourtant  ne 
demande  qu'à  y  croire,  la  cherche  et  ne  la  trouve  pas. 
Il  ne  cesse  pas  de  croire  pour  cela,  mais  il  cesse  de 
comprendre  ;  l'harmonie  suprême  des  choses  lui  échappe, 
et  il  le  dit  comme  il  le  pense,  ou  plutôt  comme  il  le  sent, 
avec  une  ftpreté  brusque  et  une  sorte  de  gronderie  pas- 
sionnée. 

Le  fond  de  son  enseignement  à  Eyrnos,  c'est  celui 
même  qu'il  a  regu  de  la  tradition.  Il  ne  veut  pas  inno- 
ver» et  ne  se  croit  pas  novateur  le  moins  du  monde  : 

Ce  que  j'ai  moi-môme  appris  des  honnêtes  gens  dans  mon 
enfance,  voilà,  Kyrnos,  la  sagesse  que  je  t'enseignerai  ^ 

Ety  en  effet ,  il  lui  prêche  la  vieille  morale  grecque , 
la  piété  envers  les  dieux,  le  respect  des  parents,  la  mo- 
dération qui  fuit  l'orgueil  et  s'abstient  de  toute  violence. 
La  morale  a  dans  chaque  pays  son  langage  traditionnel, 
son  style  proverbial  et  comme  consacré  qui  fait  une  par- 
tie de  sa  force  persuasive.  Théognis  s'attache  à  le  re- 
produire : 

Pauvres  hommes  ignorants,  nous  n'avons  que  de  vaines 
pensées  :  mais  les  dieux  achèvent  toutes  choses  selon  leurs 
desseins  *. 

Rien  n'est  meilleur  sur  la  terre,  ô  Kyrnos,  qu'un  père  et 
une  mère  respectueux  de  la  sainte  justice  3. 

1.  V.  27-28. 

2.  V.  141-14  . 

3.  y.  131-132. 


THÉOGNIS  140 

Nul  homme,  6  fils  de  Polypaos,  ne  trompe  un  hôte  ou  un 
suppliant  à  l'insu  des  immortels  i. 

La  violence  orgueilleuse,  ô  Kyrnos,  est  le  premier  don  de 
la  divinité  à  l'homme  qu'elle  veut  perdre  *. 

Quand  le  bonheur  suit  les  pas  du  méchant  ou  de  l'insensé, 
Torgueil  enfante  la  violence  •. 

On  reconnaît  là  des  pensées  et  même  des  expressions 
(uêpiç,  xopo;,  irn)  qui  sont  fréqupntes  chez  tous  les  vieux 
poètes  grecs.  La  marqua  de  Théogiiis  n'y  est  pas  parti- 
culièrement sensible.  Mais  voici  où  elle  se  montrée: 
c'est  quand,  après  tous  ces  beaux  préceptes,  après  ces 
religieux  conseils,  brusquement  la  contradiction  du  réel 
et  de  l'idéal  lui  apparaît,  et  que  le  problème  de  la  souf- 
france des  justes  se  dresse  devant  son  esprit.  Il  y  a  sur 
la  terre  des  maux  immérités.  Il  y  a  des  justes  qui  tom- 
bent au  dernier  degré  de  la  misère  et  des  méchants  qui 
triomphent.  Comment  expliquer  cela  ?  Solon  répondait 
que  le  bonheur  du  méchant  est  éphémère,  que  celui  du 
juste  est  seul  durable.  Mais  Théognis  ne  voit  pas  qu'il 
en  soit  toujours  ainsi.  Alors,  avec  une  familiarité  hardie 
et  une  âpre  dialectique,  il  s'adresse  à  Zeus  lui-même,  et 
lui  demande  Texplication  du  mystère  ^  : 

0  Zeus  vénéré,  tu  me  remplis  d'étonuement.  Quoi  !  tu  es 
le  roi  du  monde,  riche  d'honneur  et  de  puissance  ;  tu  connais 
à  merveille  l'esprit  et  le  cœur  de  chaque  homme  ;  ton  pou- 
voir, ô  roi,  est  suprême.  Gomment  donc  alors,  fils  de  Kronos, 
ta  pensée  consent-elle  »^  mettre  sur  la  môme  ligne  les  méchants 
et  les  bons,  ceux  dont  Pâme  se  tourne  vers  la  justice  et  ceux 
qui,  obéissant  à  l'iniquité,  se  livrent  à  la  violence  ? Et  ce- 
pendant &  la  fortune  de  ceux-ci  est  stable;  tandis  que  les 


!.  V.  143-144. 

2.  V.  151-152. 

3.  V.  153-154. 

4.  V.  373-385. 

5.  Je  supprime  les  vers  381-3Si,  qui  interrompent  la  suite  des  i4ées. 


150         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÈGIAQUE 

bons,  les  amis  de  la  justice,  qui  ont  tenu  haut  leur  cœur  et 
fui  le  mal,  la  pauvreté,  mère  des  souffrances,  les  atteint  et 
les  saisit! 


Voilà  la  grande  énigme  de  la  théologie  morale  hardi- 
ment posée.  C'est  là,  dans  l'histoire  de  la  pensée  grec- 
que, une  date  mémorable  K 

Si  la  vie  renferme  partout  bien  des  maux,  à  Mégare 
en  particulier,  et  pour  un  noble,  elle  est  odieuse.  Théo- 
gnis  est  un  aristocrate  convaincu.  La  plèbe  est  à  ses 
yeux  une  race  inférieure,  que  la  fortune  même  ne 
peut  relever.  La  noblesse  du  sang  est  la  source  princi- 
pale de  la  vertu.  Le  mal  s'accroît  parla  faiblesse  de  cer- 
tains nobles  qui  cb  ent  à  l'argent: 

Quand  nous  cherchons  un  bélier,  un  âne  ou  un  cheval,  ô 
Kyrnos,  nous  tenons  à  la  race,  et  nous  voulons  des  étalons 
illustres.  Mais  quand  il  s'agit  d'un  mariage,  un  homme  de 
bonne  souche  épouse  une  vilaine,  fille  île  vilain,  si  elle  lui 
apporte  beaucoup  d'argent...  La  richesse  confond  les  races. 
Après  cela,  ô  Kyrnos,  ne  l'étonné  pins  si  le  peuple  des  Méga- 
riens décline  ;  bons  et  mauvais,  tout  est  pêle-mêle  *  ! 

L'argent  règne  et  corrompt  tout.  Pour  l'argent,  les 
ennemis  sont  cruels;  pour  lui,  les  amis  sont  perGdes. 
Théognis  ne  voit  pas  les  choses  en  beau.  La  trahison  et 
la  fourberie  attendent  l'honnête  homme  à  chaque  pas  ;  on 
peut  distinguer  la  fausse  monnaie  de  la  bonne,  mais  le 
faux  ami,  comment  le  reconnaître  ^?  La  fortune  étant 
tout,  l'homme  qui  est  pauvre  n'a  plus  ni  naissance,  ni 
vertu,  ni  beauté  ;  il  est  méprisé.  Le  poète  ne  tarit  pas 
sur  ce  sujet  de  la  pauvreté.  Il  parle  là  d'un  mal  qu'il  a 

1.  Cf.  V.  74^-158  (mouvement  tout  semblablo,  plus  révolté  encore). 
Cf.  aussi,  avant  co  morceau,  dos  vers  où  il  corrige  la  loi  du  monde, 
un  peu  comme  Garo  choz  La  Fontaine. 

2.  V.  183  etsuiv. 

3.  V.  117  et  suiT. 


THÉOGNIS  151 

connu  par  expérience  :  les  révolutions  l'ont  ruiné»  et  il 
a  senti  la  douleur  d'être  sans  défense  contre  les  maux. 
Ce  qu'il  reproche  à  la  pauvreté,  ce  n'est  pas  seulement 
la  somme  de  souffrances  physiques  qu'elle  apporte  :  de 
cela,  il  ferait  bon  marché  ;  mais  c'est  qu'elle  brise  la 
fierté  de  rhomme  et  le  rend  esclave.  Il  a  exprimé  sou- 
vent cette  idée  avec  une  vigueur  admirable  : 

Plus  que  tout  le  reste,  ô  Kyrnos,  la  pauvreté  brise  Tbonnôle 
homme;  plus  que  la  vieillesse  chenue,  plus  que  la  fièvre. 
Pour  lu  fuir,  ne  crains  pas,  ô  Kyrnos,  de  te  précipiter  dans  la 
mer  profonde  ou  dans  des  gouffres  abrupts*.  L'homme  vaincu 
par  la  pauvreté  ne  peut  plus  rien  dire  ni  rien  faire;  sa  lan- 
gue même  est  enchaînée Mieux  vaut  mourir,  quand  on  est 

pauvre,  que  de  laisser  ronger  sa  vie  par  l'horrible  misère  *. 

Cette  conception  de  la  vie,  chez  cette  &me  passionnée, 
produit  sans  cesse  la  colère  et  la  révolte.  Il  a  soif  de 
vengeance  : 

Quand  un  homme  a  souffert  une  grande  injustice,  il  rape- 
tisse ;  quand  il  s'est  vengé,  il  grandit  de  nouveau  '. 

Flatte  ton  ennemi  en  paroles,  et  quand  il  est  sous  ta  main, 
frappe- le,  sans  chercher  de  prétexte  -*. 

Frappe  du  talon  la  plèbe  imbécile,  pique-la  de  la  pointe 
de  Taiguillon,  mets-lui  sur  la  tête  un  joug  pesant  :  car  tu  ne 
trouveras  nulle  part,  entre  tous  les  hommes  que  regarde  le 
soleil,  un  peuple  aussi  ami  de  la  servitude  *. 

Que  le  vaste  ciel  d'airain,  terreur  des  humbles  mortels,  me 
tombe  sur  la  tète  et  m'écrase,  si  je  ne  viens  en  aide  à  ceux 
qui  m'aiment  et  si  je  n'apporte  à  mes  ennemis  la  terreur  et 
la  souffrance  «. 

i.  Selon,  en  an  cas  pareil,  avait  fui  la  pauvreté  en  redevenant  riche 
par  le  commerce. 

2.  V.  173  et  suiv. 

3.  V.  361-363. 

4.  V.  364-365. 

5.  V.  846-849. 

6.  V.  869-872. 


142        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLËGIÂQUB 

Puissé-je  boire  leur  sang  noir,  et  qu'un  dieu  favorable  me 
vienne  en  aide  pour  accomplir  ces  choses  selon  mes  vœux  K 

Ailleurs,  sa  haine  et  son  mépris  s'expriment  ironique- 
ment. Puisque  la  droiture  ne  sert  de  rien,  il  faut  user 
de  fourberie;  il  faut  faire  comme  le  poulpe,  qui  pread 
la  couleur  du  rocher  où  il  s'attache  ^  —  Parfois,  il  sem- 
ble près  de  désespérer  : 

Heureux,  trois  fois  heureux  celui  qui,  sans  combats,  des- 
cend dans  la  noire  demeure  d'Adès,  avant  d'avoir  tremblé  de- 
vant ses  ennemis,  avant  d'avoir  fléchi  devant  la  nécessité  *| 
avant  d'avoir  éprouvé  le  cœur  de  ses  amis  ^. 

Le  mieux  pour  l'homme  est  de  ne  pas  naître  et  de  ne  jamais 
voir  les  rayons  du  soleil  ;  une  fois  né,  c'est  de  passer  sans  re- 
tard les  portes  d'Adès,  et  de  rester  désormais  couché  sous  un 
lourd  monceau  de  terre  s. 

Cri  d*amer  désespoir,  que  la  Grèce  avait  entendu  avant 
Théognis  et  qui  retentit  encore  après  lui,  mais  qui  con- 
vient particulièrement  à  la  douleur  de  son  âme  blessée. 
Et  cependant,  ni  la  Grèce  ni  Théognis  lui-môme  ne 
s'en  sont  tenus  à  cette  parole  comme  au  dernier  mot  de 
la  sagesse.  C*est  là,  chez  une  nature  énergique,  un  cri 
de  passion  qui  soulage  le  cœur,  mais  non  une  règle  delà 
pensée.  Ce  poète  haineux  et  désespéré  sait  aussi  aimer, 
consoler,  fortifier  ceux  qui  souffrent.  Il  est  capable  de 
tendresse  ®,  d'esprit  ^  de  gaîté  même.  Il  ne  rejette  pas 
le  plaisir  ;  le  cômos  ne  lui  fait  pas  peur,  à  la  condition 

1.  V.  349-350. 

2.  V.  215  et  suiv.;  cf.  t.  I,  p.  7. 

3.  Je  lis  :  Uph  y'  ix^poi»;  wrrilai  xal  (»iro(m)v«t  iztp  àvaYXT).  Le  texte 
des  mss.  (ûirep6T|vai)  est  altéré,  mais  toute  correction  est  douteuse. 
Ilartung  dit  que  ces  vers  peuvent  ôtre  de  Mimnerme.  Pourquoi  ? 

4.  V.  1013-1016. 

5.  V.  425-428. 

6.  V.  100,  655-656. 

7.  V.  303. 


THÉOGNIB 


153 


qu'il  n'dte^as  aux  buveurs  toute  leur  raison.  Sijos  vers 

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163        GHAPITHli  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

l'uissé-je  Ijoira  laur  aang  noir,  et  qu'un  dieu  favorable  c 
vienne  gf  "^^^^^^^■"w^^^-"*-»~»-  «•■■•■■  •■«•  "  '■'^" 

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Cri  t 
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1.  î 


THÉOGNIB  153 

qu'il  n'ôte  pas  aux  buveurs  toute  leur  raison.  Si  les  vens 
adressés  àSimonide  sont  de  lui,  comme  c'est  probable, 
jamais  poète  n'a  chanté  avec  plus  de  grâce  Ti  vresse  décente 
d'un  buveur  homme  d  esprit  ^ — Ce  qui  rappelle  pourtant, 
ici  encore,  le  misanthrope  et  le  pessimiste,  c'est  la  facilité 
avec  laquelle  l'idée  de  la  mort  s'associe  chez  lui  aux 
peintures  de  la  joie  et  de  la  jeunesse.  Il  parle  volontiers 
de  la  mort,  presque  toujours  avec  une  vigueur  d'expres- 
sion à  la  fois  triviale  et  éloquente. 

Je  me  joue  dans  la  douceur  de  ma  jeunesse;  car  longtemps 
ensuite  sous  la  terre,  quand  j'aurai  perdu  la  vie,  je  resterai 
couché  comme  une  pierre  sans  voix,  loin  de  Taimable  lumière 
du  soleil;  et  alors,  quoique  bon,  je  ne  verrai  plus  rien  '. 

Jouis  de  ta  jeunesse,  ô  mon  âmel  Bientôt  vivront  d'autres 
hommes,  et  moi,  étant  mort,  je  ne  serai  plus  qu'un  peu  de 
terre  noire  3. 

Mon  désir,  ce  n'est  pas  d'être  couché  après  ma  mort  sur  un 
lit  royal;  c'est  pendant  ma  vie  que  je  veux  du  bonheur. 
Quand  on  est  mort,  une  natte,  pour  s'y  coucher,  vaut  un  tapis; 
qu'importe  alors  que  le  lit  soit  dur  ou  moelleux  *? 

On  saisit  dans  ces  passages  l'une  des  qualités  du  style 
do  Théognis,  celte  sorte  de  réalisme  vigoureux  qui  est 
tout  à  fait  original.  Je  ne  parle  pas  de  son  dialecte  qui  est 
à  peu  près  celui  de  tous  les  élcgiaques  \  Mais  son  style 
proprement  dit  est  très  personnel.  Les  purs  ornements 
poétiques  sont  rares  chez  Théognis;  le  fond  de  sa  langue 

1.  V.  469-496. 

2.  V.  567-570.  Des  éditeurs,  bien  entendu,  n'ont  pas  manqué  d'attri- 
buer ces  vers  àMimnerme.  Pourtant  leôxrts  XtOoc  «ïÔoyto?  et  le  iaXoç 
itov  sonnent  bien  comme  du  Théognis.  Mais  il  est  convenu  qu'on 
donne  à  Mimnerme  tous  les  vers  où  il  est  question  de  la  jeunesse. 

3.  v.  877-878. 

4.  v.  1191-1194.  Le  texte  du  dernier  vers  est  altéré.  Je  lis  (sans 
ôlre  sûr  de  la  yraie  leçon)  :  Tî  ÇvXov  ei  axXr.pbv  yi^yexaii  ^  (i«>«x6v; 

5.  Sauf  quelques  mots  doriens  (Xf,;,  (Aro(r6a()  et  peut-être  çà  et  là 
des  formes  comme  (S(ji(jitv  et  àfipie  (pour  i^(aTv  et  rifiaç)  ;  encore  ces  der- 
nières soQt-oUes  douteuses. 


154         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

est  simple,  tout  voisin  du  vocabulaire  de  la  prose;  il  a 
moins  de  formules  homériques  que  les  élégiaques  anté- 
rieurs; il  y  a  dans  son  style  très  peu  de  cette  ima<i:ination 
brillante  et  sereine  qui  n'est  que  le  jeu  d'une  fantaisie 
d'artiste;  mais  on  y  trouve  beaucoup  de  cette  imagina- 
tion forte  que  la  passion  met  en  branle,  et  qui  se  ren- 
contre par  exemple  chez  un  grand  orateur  véhément, 
chez  un  Démosthène.  Sa  langue,  essentiellement  vraie, 
manifeste  avec  justesse  et  avec  force  tous  les  mouve- 
ments de  la  pensée.  JîUe  est  brève,  nette,  exacte,  quand  il 
s'agit  de  formuler  un  précepte  ou  une  vérité  morale; 
énergique  jusqu'à  la  violence  dans  la  passion;  capable 
aussi  de  grâce  et  de  délicatesse  ;  serrée  dans  la  dialecti- 
que, et  toujours  d'une  saveur  pénétrante,  parce  qu'elle 
traduit  une  pensée  très  réfléchie  et  très  intense,  même 
dans  l'expression  des  idées  générales.  A  cause  du  carac- 
tère sentencieux  de  cette  poésie,  la  phrase  s'y  limite 
peut-être  plus  souvent  que  chez  les  élégiaques  antérieurs 
à  la  mesure  exacte  du  distique;  pourtant,  dès  que  la  pen- 
sée cesse  d'être  une  maxime,  elle  excède  sans  scrupule 
le  pentamètre  et  déborde  :  elle  se  répand  alors  de  disti- 
que en  distique  avec  une  liberté  d'allure  qui  témoigne 
d'un  art  encore  ancien;  ni  les  Alexandrins  ni  plus  tard 
les  Romains,  leurs  disciples,  ne  garderont  ce  laisser- 
aller.  La  versification  même,  quoi  qu'en  dise  Athénée  \ 
ne  paraît  pas  être  chez  Théognis  beaucoup  plus  rigou- 
reuse que  chez  un  Mimnerme  ou  un  Solon  :  les  abré- 
viations par  l'hiatus,  les  césures  à  toutes  les  places,  les 
coupes  très  libres  du  vers  y  abondent;  tout  cela  n'est 
pas  d'une  métrique  méticuleuse  et  moderne;  la  vieille 
liberté  de  la  poésie  chantée  s'y  montre  à  chaque  instant. 
Dans  l'ensemble,  une  élégie  de  Théognis,  à  en  juger  par 
les  fragments,  devait  être  quelque  chose  de  vif  et  de  ro- 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  95. 


THÉOGNIS  165 

buste;  dans  les  longs  morceaux,  les  idées  s'enchaînaient 
ivec  aisance;  les  maximes  alternaient  avec  le  raisonne- 
ment; sur  un  fond  ferme  et  sobre,  se  détachaient  çà  et 
là  un  mot  expressif,  une  image  vigoureuse  ou  délicate, 
un  cri  de  passion  éloquent. 

Théognis  avait  conscience  d'être  un  artiste.  Il  le  disait 
dans  ses  vers  à  Kyrnos,  et  il  écrivait  lui-même  son  nom 
dans  le  prologue  pour  qu'on  ne  fût  pas  tenté  de  les  lui 
dérober  K  Dans  une  autre  pii'ce,  il  promet  la  gloire  à 
son  ami  et  il  le  lui  dit  en  beaux  vers  : 

Je  t'ai  donné  des  ailes  pour  voler  sur  la  mer  immense  et  sur 
toute  la  terre,  mollement  soulevé;  dans  toutes  les  fAtes,  dans 
tous  les  banquets,  tu  seras  présent,  volant  sur  les  lèvres  des 
hommes;  avec  la  flûte  aiguë,  dans  les  aimables  festins*,  la  jeu- 
nesse lechanterad'uno  voix  belle  et  harmonieuse.  Et  quand  tu 
seras  descendu  dans  les  retraites  sombres  de  la  terre,  sous  la 
demeure  lamentable  d'Adès,  même  alors  la  mort  n'éteiïidra  pas 
ta  renommée;  mais  toujours  présent  au  souvenir  des  hommes, 
gardant  un  nom  immortel,  ô  Kyrnos,  tu  pnrcourras  et  la 
Grèce  et  les  îles,  à  travers  les  flots  inféconds  de  la  mer  pois- 
sonneuse, non  porté  sur  les  flancs  des  coursiers,  mais  con- 
duit par  les  illustres  présents  des  Muses  à  la  couronne  de 
violettes.  Partout  où  l'art  des  chants,  même  dans  les  siècles  à 
venir,  sera  honoré,  tu  vivras,  aussi  longtemps  que  dureront 
la  terre  et  le  soleil  3. 

On  ne  peut  quitter  Théognis  sur  un  plus  fier,  plus 
poétique  et  plus  pénétrant  adieu. 

Phocylide  de  Milet,  dont  la  vie  est  d'ailleurs  tout  à  fait 

1.  V.  19-23. 

2.  Je  lis  avec  Bergk  :  èv  xw{jloi;  èpaToï;.  Welcker  lisait  :  evx6(r(A(i>; 
ipoLXoi. 

3.  V.  237-252.  C'ost  après  ces  vers  que  Théognis  ajoutait  un  der- 
nier trait  qui  est  un  roprocho,  et  qui,  par  l'admirahle  mouvement  de 
tout  le  morcoau,  prend  un  relief  saisissant  :  «  Et  de  toi,  pourtant, 
je  ne  puis  obtenir  môme  un  pou  d'honneur;  tes  paroles  me  trompent 
comme  si  j'étais  un  petit  enfant.  » 


156         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

inconnue,  a  laissé  quelques  vers  et  un  souvenir  durable. 
Son  nom  est  souvent  associé  à  celui  de  Théognis  par  les 
anciens.  Tous  deux,  selon  Suidas  S  étaient  contemporains. 
Tous  deux  avaient  composé  des  vers  où  la  Grèce  trou- 
vait condensée,  en  formules  faciles  à  retenir,  une  riche 
substance  morale.  Il  y  a  pourtant  entre  eux  une  diffé- 
rence essentielle.  Théognis  avait  composé  des  élégies 
proprement  dites,  c'est-à-dire  des  poèmes  d'une  certaine 
étendue  qui  se  chantaient  avec  un  accompagnement  mu- 
sical, Phocylide  au  contraire  n'avait  pas  composé  de 
poèmes  véritables.  11  s'était  borné  à  enfermer  des  obser- 
vations morales  et  des  préceptes  dans  des  vers  ou  dans 
des  distiques  détachés  :  très  rarement  sa  pensée  avait 
eu  besoin  de  plus  de  trois  vers  ^.  J'ai  dit  que  Théognis 
n'était  pas  du  tout  un  Pibrac  grec;  Phocylide,  au  con- 
traire, en  est  un,  et  nulle  comparaison  ne  peut  mieux  le 
définir.  C'est  un  versificateur  plus  qu'un  poète.  Beaucoup 
de  ses  maximes  s'exprimaient  en  un  distique  élégiaque, 
et  par  là  il  mérite  d'avoir  sa  place  dans  le  chapitre;  mais 
il  avait  usé  aussi  volontiers  de  l'hexamètre,  et  les  vers 
qui  nous  restent  de  lui  sont  presque  tous  des  hexamè- 
tres. Par  une  préoccupation  assez  singulière,  il  avait  mis 
son  nom  en  tète  de  chacune  de  ses  sentences;  elles  com- 
mençaient presque  toutes  par  ces  mots  :  Kal  toSs  4>a)x\jX{Se<o. 
Cela  semble  indiquer  un  vif  souci  de  la  gloire  littéraire; 
mais,  d'autre  part,  ce  n'est  guère  là  un  procédé  de  poète 
et  d'artiste;  ce  malheureux  hémistiche,  très  monotone, 
resserre  encore  la  place  laissée  à  l'idée  morale,  et  celle-ci, 
enfermée  presque  toujours  en  un  vers  et  demi,  ne  peut 
guère  se  prêter  qu'à  un  seul  genre  de  mérite  littéraire,  la 
brièveté  précise  qui  grave  la  formule  dans  le  souvenir. 
Evidemment  de  pareils  vers  n'ont  jamais  été  chantés,  quoi- 

1.  Saidas,  <^ci)xv>^8yic. 

2.  Dion  Ghrysostome,  Discours,  XXX VI,  p.  19  Reiske(p.  S2  Dindorf- 
Teubnor). 


PHOGYLIDE  167 

]u'eQ  puisse  dire  Chaméléon  ^  ;  ce  sont  des  vers  destinés 
i  la  lecture.  La  conversation,  où  ils  pouvaient  trouver 
aisément  place,  dut  les  faire  circuler  comme  des  prover- 
bes ;  c'était  en  effet  une  sorte  de  proverbes,  mais  mieux 
Tappés  que  les  proverbes  populaires.  Il  nous  reste  une 
quinzaine  de  ces  petits  morceaux.  Plusieurs  se  lisent  déjà 
[plus  ou  moins  explicitement)  dans  Platon  et  dans  Aris- 
Lote;  preuve  de  la  réputation  de  Phocylide.  Quelques 
autres  peut-être  se  cachent  dans  le  recueil  de  Théognis. 
On  y  trouve  d'ailleurs  peu  de  choses  vraiment  notables, 
soit  pour  le  fond  soit  pour  la  forme  :  c'est  plutôt  net, 
sensé,  judicieux,  que  profond  ou  spirituel.  Voici  cepen- 
dant une  Gne  observation  : 

Beaucoup,  à  les  voir  marcher  avec  gravité,  semblent  sages, 
dont  Tesprit  pourtant  est  léger. 

Et  ceci^  sur  l'utilité  d'un  bon  gouvernement  : 

Mieux  vaut  petite  ville  bien  gouvernée,  fût-ce  à  la  pointe 
d'un  roc,  que  Ninive  frappée  de  vertige. 

Mais  le  plus  célèbre  des  dictons  de  Phocylide  est  celui-ci, 
souvent  imité  : 

Voici  ce  que  dit  Phocylide:  les  gens  de  Léros  ne  valent  pas 
cher;  ce  n'est  pas  l'un  ou  l'autre  par  hasard  qui  est  mauvais; 
c'est  tout  le  monde,  sauf  Proclés;  et  encore  Proclès  est  de 
Léros  *. 

1.  V.  plus  haut,  p.  94-95. 

2,  Nous  avons  également,  sous  le  nom  de  Phocylide,  un  recueil  d'en- 
viron 230  vers  qui  est  appelé  vulgairement  IloîritJia  vouOerix^v.  C'est  une 
œuvre  apocryphe  dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici.  Bernays 
{Ueber  das  Phokylideische  Gedicht,  Breslau,  1856  ;  t.  I  des  Gesammle 
Ahhandlungen  von  J.  Bernays,  Berlin,  1885)  a  démontré  que  cepodme 
était  l'œuvre  de  quelque  Juif  hellénisant,  et  résultait  d'un  curieux 
mélange  entre  certains  débris  de  la  vieille  sagesse  grecque  et  des 
souvenirs  bibliques. 


158         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

On  voit  donc,  avec  Phocylide,  l'élégie  tourner  peu  à 
peu  à  Tépigramme,  à  la  fois  dans  le  sens  grec  et  dans  le 
sens  moderne  du  mot,  c  est-à-dire  qu'elle  se  réduit  à 
n'être  plus  qu'une  pièce  de  vers  du  genre  de  celles 
qu'on  inscrivait  sur  les  monuments,  et  souvent  une 
pièce  de  vers  moqueuse.  Mais  avant  d'étudier  ce  nouvel 
emploi  de  l'élégie,  il  faut  rappeler  encore  quelques  noms 
de  poètes  que  nous  avons  jusqu'ici  laissés  de  côté. 

On  attribuait  des  poèmes  élégiaques  à  plusieurs  des 
sept  sages,  Cliilon  de  LacédémoneS  Pittakos  deMitylène*, 
Périandre  de  Corinthe  ^  Il  ne  nous  en  reste  rien;  et 
comme  il  est  plus  que  probable  que  c'étaient  des  œuvres 
apocrypbos,  nous  n'avons  pas  à  le  regretter.  —  Les  an- 
ciens mentionnent  encore  et  citent  quelquefois  Démodocos 
de  Léros  *,  dont  il  nous  reste  peut-être  quatre  vers  au- 
thentiques (parmi  lesquels  ce  joli  distique  rappelé  par 
Aristote  ^  :  ^  Les  Milésiens  ne  sont  pas  sots,  mais  ils 
agissent  comme  s'ils  Tétaient  »);  Asios  de  Samos,  conim 
aussi  comme  auteur  d'épopées  généalogi(|ue.s  *,  et  dont 
Athénée  nous  a  conservé  quatre  vers  élégiaques  qui  sem- 
blent avoir  fait  partie  d'un  poème  satirique  '.  L'époque 
où  ont  vécu  ces  deux  poètes  est  d'ailleurs  fort  incertaine. 
Démodocos  lut  probablement  contemporain  de  Phocylide*; 


1.  Diog.  Laërce.  I,  68. 

2.  Id.,  L  79. 

3.  Athûnée,  XIV,  p.  G32.  D;  Diog.  Laërce,  I,  85. 

4.  Bergk,  Poei.  fyr.  (/r.,  t.  II,  p.  442  (3«  él.). 

5.  Morale  à  Nicom.,  Vil,  9  ;  p.  1151,  A,  UcLker. 

6.  Pausanias,  II,  «i,  4;  IV,  2;  VII,  4,  1. 

7.  Athén»'e,  111,  p.  li.»,  F. 

S.  Ou  trouve,  sous  le  noui  de  Démodocos,  dans  VAnthologie  (t.  II, 
p.  56,  Jacol»8)  plusieuFH  épigranimes  analojifues  à  celle  de  Phocylide 
sur  Léros.  Bergk  croit  que  répigrainine  de  Phocylide  est  une  réponse 
à  la  première  de  Démodocos  ;  mais  le  contraire  est  possible  aussi  ; 
en  tout  cas,  le  Kal  t6$(  Ay)(jio$6xou  trahit  clairement,  chei  Démodocos, 
une  intention  de  parodie. 


L'ÈPIGRAMMË  159 

sur  AsioSy  nous  ne  savons  qu'une  chose,  c'est  qu'il  était, 
au  (lire  d'Athénée,  un  «  ancien  poète  »  :  la  nature  de 
son  inspiration,  semi-épique  et  semi-élégiaque,  semble 
le  rattacher  à  la  même  période  que  Démodocos  et  Pho- 
cylide.  —  Je  ne  dis  rien  ici  d'Anacréon,  le  poète  de  Téos, 
auteur  d'élégies  dont  il  nous  reste  peu  de  chose  ;  ni  de 
XénophanedeColophon,  poète  élégiaque  de  marque,  mais 
surtout  philosophe,  et  que  nous  retrouverons  à  ce  titre 
un  peu  plus  tard;  ni  de  Simonide  de  Céos,  le  grand  lyri- 
que, qui  avait  composé  quelques  élégies  :  ces  élégies 
sont  aujourd'hui  perdues,  sauf  quelques  vers  détachés 
et  un  beau  morceau  sur  la  vie  humaine  dont  nous  par- 
lerons dans  un  autre  chapitre,  en  même  temps  que  des 
odes  de  Simonide.  —  Faut-il  enfin,  dans  cette  énumération 
des  poètes  élégiaques,  rappeler  le  nom  de  Pigrès,  le  frère 
de  la  célèbre  Artémise?  Il  avait,  si  Ton  en  croit  Suidas, 
formé  l'entreprise  bizarre  d*insérer  dans  V Iliade  des  vers 
pentamètres  K  Mais  déjà  Pigrès,  par  les  dates  de  sa  vie, 
est  tout  à  fait  sur  la  limite  de  l'âge  attique,  où  nous 
n'avons  pas  à  entrer  pour  le  moment.  Pour  en  finir  avec 
l'histoire  de  la  forme  élégiaque  dans  la  période  lyrique, 
nous  n'avons  plus  qu'à  en  rappeler  brièvement  le  dernier 
emploi  notable  ,  celui  qu'elle  trouva  dans  l'épigramme. 


III 


Etymologiquement,  une  épigramme  est  une  inscription. 
Deux  sortes  de  monuments  ont  surtout  répandu  en  Grèce 
Tusage  des  inscriptions  :  d'abord  les  tombeaux,  qui  gar- 
dèrent do  bonno  Ik^u'  o,  comme  on  tout  pays,  le  nom  et 
le  souvenir  du  défunt  ;  ensuite  les  objets  donnés  aux  dieux 
en  ofTrande  et  déposés  dans  les  temples  ;  on  sait  quel  était 


1.  V.  un  fragment  do  Pigrès  dans  Bergk,  Poet,  lyr,  gr.,  t.  II,  p.  569 
(3«  éd.). 


160        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

le  nombre  et  la  richesse  de  ces  offrandes  dans  certains 
sanctnaires;  les  donateurs,  comme  de  juste,  tenaient  à 
graver  leur  nom  sur  lobjet  donnée  Parmi  ces  inscrip- 
tions, la  plupart  étaient  en  prose.  Mais  on  comprend  que, 
si  le  mort  était  un  grand  personnage  ou  si  l'offrande  avait 
une  valeur  exceptionnelle,  la  prose  fît  place  au  vers,  qui 
donne  à  la  pensée  plus  de  relief  et  plus  de  durée.  A  en 
croire  Hérodote,  le  temple  d'Apollon  Isménien  à  Thèbes 
possédait  des  trépieds  consacrés  au  dieu  par  Amphi- 
tryon, par  Skœos  et  par  Laodamas,  et  portant  des  ins- 
criptions contemporaines  de  ces  héros  ^.  Je  n'ai  pas  be- 
soin dédire  qu'inscriptions  et  trépieds  étaient  apocryphes. 
Il  est  impossible  de  savoir  à  quelle  date  au  juste  l'usage 
des  inscriptions  en  vers  a  pu  commencer.  Il  est  probable- 
ment fort  ancien,  mais  c'est  surtout  à  la  fin  du  vi*  et  au 
y«  siècle  qu'il  s'est  répandu  à  l'infini  et  qu'il  a  produit  les 
chefs-d'œuvre  du  genre.  D'abord,  les  inscriptions  avaient 
été  rédigées  en  vers  épiques.  Les  inscriptions  prétendues 
archaïques  d'Hérodote  sont  ainsi.  Celle  du  tombeau  de 
Midas,  citée  par  Platon  ',  et  attribuée  tantôt  à  Cléobule 
de  Lindos  *,  tantôt  à  Homère  ',  se  compose  de  quatre 
vers  hexamètres.  Les  inscriptions  explicatives  du  coffre 
de  Kypsélos,  reproduites  par  Pausanias,etqui  datent  peut- 
être  du  vil®  siècle,  sont  écrites  dans  le  même  mètre  ^.  C'est 
Archiloque  qui  eut  l'un  des  premiers,  sinon  le  premier, 
l'idée  d'employer  pour  cet  usage  le  mètre  élégiaque.  11 

1.  Ajoutons  les  statues,  qui  eurent  souvent  aussi  des  inscriptions, 
mais  dont  l'usage  se  répandit  plus  tardivement. 

2.  Hérodote,  V,  59. 

3.  Phèdre,  p.  264  D. 

4.  Diog.  Laêrce,  I,  89. 

5.  Elle  figure  dans  le  recueil  d'Êpigrammes  que  nous  avons  soua 
le  nom  d'Homère. 

6.  Pausanias  (V,  18-19)  les  attribue  à  Enmélos.  Il  est  permis  de 
mettre  en  doute  cette  attribution  :  mais  les  caractères,  paraît-il» 
étaient  archaïques,  et  certaines  de  ces  inscriptions  étaient  écrites 
Pov9Tpo9V)86v  {ibid,  17,  6). 


L'ËPIGRAMME  161 

nous  reste  sous  son  nom  trois  épigrammes  formées  cha- 
cune d*un  distique  :  la  première  est  une  inscription  funé- 
raire, la  seconde  une  inscription  votive,  et  la  troisième, 
s'il  était  certain  qu'elle  fût  d'Archiloque,  serait  peut-être 
le  premier  exemple  d'une  épigramme  au  sens  moderne 
du  mot,  c'est-à-dire  d'une  petite  pièce  de  vers  qui  n'a 
plus  d'une  inscription  que  la  forme  extérieure,  et  qui 
enferme  en  peu  de  vers  une  pensée  satirique  K  L'emploi 
du  vers  élégiaque  dans  l'épigramme  fut  une  trouvaille 
d'artiste  :  l'épigramme  eut  dès  lors  sa  forme  propre  et 
définitive.  On  put  bien  encore,  çà  et  là,  composer  des 
épigrammes  en  hexamètres  ou  en  iambes,  mais  ce  fut 
l'exception.  Le  distique  élégiaque  est  la  forme  par  excel- 
lence  de  l'épigramme  en  vers;  il  encadre  et  détache  la 
pensée  à  merveille;  la  netteté  piquante  de  la  forme  con- 
duit insensiblement,  selon  le  mot  de  La  Bruyère,  «  à  y 
mettre  de  l'esprit  »;  le  distique  est  une  sorte  de  mé- 
daillon; nul  cadre  mieux  approprié  à  l'expression  d'une 
pensée  courte  et  fine.  C'est  ainsi  que  l'épigramme,  par  la 
nature  même  du  procédé  technique,  est  devenue  souvent 
railleuse,  et  que  le  mot  a  pris  peu  à  peu  son  sens  mo- 
derne. Au  temps  oi^  nous  en  sommes,  elle  n'est  que 
rarement  satirique.  Elle  ne  cherche  pas  les  pointes.  Elle 
est  encore  très  simple,  très  naturelle,  avec  je  ne  sais 
quoi  de  ferme  et  de  large  à  la  fois  dans  le  dessin.  Mal- 
gré la  petitesse  du  cadre,  elle  est  classique  et  grecque 
au  plus  haut  degré,  comme  une  belle  médaille  d'Athènes 
ou  de  Syracuse,  par  la  justesse  harmonieuse,  sobre,  ex- 
pressive de  la  pensée  aussi  bien  que  de  l'exécution  ^. 

1.  Je  ne  parle  pas  des  épigrammes  dites  homériques,  qui  présen- 
tent souvent  le  caractère  do  n'être  plus  dos  inscriptions,  mais  de 
petites  pièces  de  vers  faites  à  l'imitation  des  inscriptions.  Ces  épi- 
grammes prétendues  homériques  sont  probablement  toutes  posté- 
rieures à  Archiloque  ;  si  elles  sont  en  hexamètres,  c'est  qu'elles  pro- 
viennent sans  doute  des  écoles  de  rapsodes.  Cf.  1. 1,  p.  591. 

2.  Le  dialecte,  dans   les  épigrammes,  n'est  pas  toujours  ionien 

Hi.it.  d«  U  Litt.  gn»cqu«.  —  T.  II.  11 


162         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

Pisandre  de  Rhodes,  le  poète  6pique  S  est,  après  Ar- 
chiloque,  un  des  plus  anciens  auteurs  d*épigrauimes  dont 
il  nous  reste  quelques  vers  ^ 

Sappho,  de  Mitylène,  avait  aussi  composé  des  épi* 
grammes.  Nous  en  possédons  trois.  En  voici  une  sur  une 
jeune  Glle  morte  :  on  y  trouve  la  simplicité  gracieuse 
de  ses  autres  poésies  : 

Ici  est  la  cendre  de  Tiraas,  qui,  morte  avant  l'hymen,  fut 
reçue  au  sombre  lit  de  Perséphone;  quand  elle  mourut,  toutes 
ses  compagnes,  avec  le  tranchant  du  fer,  dépouillèrent  leur 
front  de  leur  chevelure  charmante  J. 

Hipparque,  le  fils  de  Pisistrate,  a  quelques  droits  & 
figurer  dans  cette  énumération.  Il  avait  élevé,  dit-on,  sur 
les  roules  de  l'Attique,  à  mi-chemin  entre  chaque  dème 
et  Athènes,  des  Hermès  ornés  d'une  double  inscription; 
Tune,  où  Hermès  était  censé  parler,  disait  le  nom  du 
dème;  l'autre  destinée  à  Tinslruction  morale  des  habi- 
tants, était  formée  d*un  seul  pentamètre  qui  contenait, 
avec  le  nomd'Hipparque,  un  bon  conseil.  En  voici  une^: 

Ceci  est  un  souvenir  d'IIipparque  :  ne  trompe  pas  ton  amis. 

Anacréoii  de  Téos  avait  composé,  dit-on,  un  certain 
nombre  d'épigrammes  soit  funéraires,  soit  votives.  UAn- 
thologie  nous  en  a  conservé  plus  do  vingt  :  quelques- 
unes  au  moins  semblent  authentiques  ^  Elles  sont  for- 

comme  il  Test  dans  i'élé$?ie  proprement  dite.  Il  so  colore  plus  sou- 
vent  et  plus  librement  d'une  certaine  teinte  locale. 

1.  Cf.  t.  I.  p.  456. 

2.  Cf.  Borgk,  Poet.  lyr,  gr.,  t.  II,  p.  407  13«  éd.). 

3.  Fragm.  119.  —  Erinna,  dont  on  fait  quelquefois  Tamie  de  Sap- 
plio,  avait  aussi  composé  des  épigrammes. 

4.  Platon,  Hipparque,  p.  228,  C  ;  Bergk,  Poet,  lyr.  gr.,  t.  II,  p.  568 
(3«  éd.). 

5.  Mvf||Aa  t66'  *IicTcàpxoi»*  (a^  f^Xov  Haizata, 

6.  Bergk,  Poet,  lyr,  gr.^  t.  III,  p.  381  et  saiv.  (4«  éd.). 


L'fePIGRAMME  163 

mées  d'un  ou  deux  distiques.  Elles  ont  beaucoup  de  na- 
turel et  de  grâce.  En  voici  deux  échantillons.  La  pre- 
mière est  une  inscription  tombale  en  l'honneur  d'un  guer- 
rier *  : 

Quand  il  mourut  pour  Abdère,  le  robuste  Agathon,  toute  la 
ville  autour  du  bûcher  poussa  des  cris  de  douleur;  car  ja- 
mais pareil  guerrier,  dans  le  tourbillon  deTodieuse  mêlée,  ne 
fut  dépouillé  par  le  sanguinaire  Ares. 

L'autre  accompagnait  une  oiïrande,  un  tableau  peut- 
être  ou  un  bas-relief  qu'elle  décrivait  *  : 

Celle  qui  porte  le  thyrse,  c'est  Héliconias,  Xanthippe  est  au- 
près d'elle,  et  Glaukéles  suit  ;  elles  viennent  de  la  montagne, 
portant  à  Dionysos  le  lierre,  la  grappe  succulente  et  le  che- 
vreau. 

Mais  le  maître  do  l'épigramme,  c'est  Simonide  de  Géos. 
Bien  que  nous  devions  l'étudier  ailleurs  comme  poète 
lyrique,  les  épigrammes  forment  dans  son  œuvre  un 
groupe  si  distinct  qu'il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à  les  en 
séparer. 

Il  nous  a  été  conservé,  sous  le  nom  de  Simonide,  un 
peu  plus  de  quatre-vingts  épigrammes.  Je  ne  parle  pas 
de  celles  qui  sont  unanimement  considérées  comme  apo- 
cryphes, ni  de  quelques  autres  petites  pièces  qui  ne  sont 
pas  écrites  en  distiques  élégiaques.  Sur  ces  quatre-vingts 
épigrammes,  la  moitié  à  peu  près  sont  des  épitaphes,  les 
autres  des  inscriptions  votives;  quelques-unes,  en  petit 
nombre,  sont  de  simples  jeux  d'esprit.  L'authenticité  de 
toutes  ces  pièces  est  fort  loin  d'être  incontestable.  On  a 
poussé  quelquefois  le  scepticisme  à  cet  égard  au  delà  de 
toute  mesure;  mais  il  est  certain  que  beaucoup  d'entre 
elles  méritent  peu  de  conGance.  Quoiqu^il  en  soit,  et  sans 

1.  Fragm.  100. 

2.  Fragm.  108. 


164         CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

entrer  ici  dans  une  discussion  qui  ne  saurait  être  que 
minutieuse  et  longue  \  ce  qu'il  est  du  moins  permis  d'af- 
firmer, c'est  que  les  pièces  dont  rauthenticité  est  tout  à 
fait  certaine  ou  très  vraisemblable  sont  en  nombre  suffi- 
Bant  pour  que  Ion  puisse  se  faire  une  idée  nette  de  leur 
auteur.  Le  nombre  même  des  pièces  attribuées  à  Simo- 
nide  prouve  la  réputation  de  ses  épigrammes  ;  il  est  inté- 
ressant de  chercher  à  voir  ce  qui,  aux  yeux  des  Grecs 
du  commencement  du  v®  siècle,  constituait  la  perfection 
d^une  épigramme. 

Quand  on  parcourt  un  recueil  d'épigrammes  grecques, 
on  est  frappé  de  la  difficulté  qu'offrait  souvent  au  poète 
la  nature  des  indications  qu'il  avait  à  faire  entrer  dans 
ses  vers.  Je  ne  parle  pas  seulement  des  noms  rebelles  au 
mètre  et  avec  lesquels  on  rusait  comme  on  pouvait  '. 
Mais  il  y  avait  des  dates,  des  chiffres,  des  faits  même 
qu'il  fallait  rappeler  et  qui  étaient  prosaïques  par  nature. 
En  pareil  cas,  le  poète  se  faisait  quelquefois  un  jeu  de  la 
difficulté  et  s'amusait  à  être  d'autant  plus  précis  que  cela 
semblait  plus  malaisé  ;  on  ne  peut  donner  par  la  traduc- 
tion aucune  idée  de  ce  genre  d'épigrammes,  qui  sont 
plutôt  d'ailleurs  des  curiosités  de  versification  que  des 
chefs-d'œuvre  de  poésie  ^  Mais  d'ordinaire  le  poète  y 
mettait  plus  de  simplicité  :  il  subissait  bravement  la  loi 

1.  Je  me  borne  à  renvoyer  sur  ce  point  à  la  discussion  de  Bergk 
contre  Junghahn  et  Kaibel,  dans  ses  Poelœ  /yrici  graeci,  t.  III, 
p.  4i7-448  (4«  éd.). 

2.  Simonide  lui-môme  avait  coupé  en  doux  le  nom  d'Aristogilon  pour 
le  faire  entrer  dans  un  distique  (fragm.  131).  Une  inscription  métri- 
que d'Olympia  (Rœhl,  Inscr,  gr,  anliquiss.,  41)  nous  montre,  à  propos 
de  deux  noms,  des  licences  encore  plus  surprenantes  :  deux  o>  sont 
considérés  comme  brefs. 

3.  Par  exemple  cette  épigramme  attribuée  à  Simonide  (fragm. 
153)  : 

'Iff6t&ia  xa\  IIuBoT  Aïoçûv  6  ^iXcdvoc  èvUa, 
âXt&a,  ico$(i>xetT)v,  $ivxov,  àxovra,  icocXt^v. 

Cf.  fragm.  154,  168,  199. 


L'ÉPiaRAMMB  165 

du  gonre,  et  ne  visait  à  être  ni  plus  spirituel  ui  plus  poé- 
tique que  le  sujet  ne  l'y  obligeait  :  beaucoup  d'épigram- 
ines  votives  en  particulier  n'ont  d'autre  mérite  que  celui 
de  l'exactitude  et  de  la  simplicité,  môme  parmi  celles  qui 
sont  attribuées  à  Simonide  ^  ;  sa  gloire  ne  vient  pas  de 
là.  Plusieurs,  au  contraire»  sont  vraiment  belles,  à  des 
degrés  différents. 

Quelques-unes  sont  surtout  élégantes  par  l'ingénieuse 
justesse  de  la  pensée,  par  l'équilibre  aisé  de  la  phrase  : 

Souhaite  que  tes  dons,  ô  Kytôn,  plaisent  au  dieu  fils  de 
LétOy  roi  de  l'Agora  aux  be.iux  chœurs,  autant  que  les  habi- 
tants de  Coriûthe  et  ses  hôtes  te  louent  de  la  gloire  dont  tu 
couronnes  la  cité  '. 

D'autres  s'élèvent  plus  haut.  L'épitaphe  de  la  fille 
d'Hippias,  Archédiké,  enferme  en  deux  distiques,  avec 
les  indications  généalogiques  nécessaires,  à  la  fois  brè- 
ves et  magnifiques,  un  éloge  moral  délicat  sur  lequel 
s'arrête  la  pensée  ;  elle  est  d'ailleurs  à  peu  près  intra- 
duisible, à  cause  de  l'inversion  du  premier  vers,  qu'on 
ne  peut  ni  négliger  sans  affaiblir  l'effet  ni  reproduire  lit- 
téralement sans  offenser  la  langue  française;  c'est  dans 
l'original  qu'il  faut  suivre  les  élégantes  sinuosités  de 
cette  phrase  précise  et  pleine  : 

'Ittttîou  *Ap;^e<ytxuv  ^^e  xéxsuOe  xôviç  • 
ïi  no^rpà^  X8  x«i  àv^pàç  OL^ik^êôv  x^  outra,  rupoéwcav 
iraî(^&)y  t\  ovx  rjpOin  voûv  cç  àrao^aXîijv  3. 

En  voici  le  mot  à  mot  : 

Née  d'un  homme  qui  fut  le  premier  de  PHellas  en  son  temps, 

1.  Cf.  fragm.  132,  138,  141,  142,  147. 

2.  Fragm.  164. 

3.  Fragm.  111. 


166        CHAPITRE  III.  —  POÉSIE  ÉLÉGIAQUE 

la  fille  d'Hippias,  Ârchédiké,  est  cachée  sous  cette  poussière  : 
fille,  femme,  sœur,  mère  de  tyrans,  elle  ne  laissa  pas  son 
âme  s'exalter  jusqu'au  vertige. 

Mais  les  plus  célèbres  des  épigrammes  de  Simooide, 
et  les  plus  belles,  sont  celles  que  lui  inspira  Théroïsme 
des  guerriers  grecs  tombés  dans  les  guerres  médiques.  La 
grandeur  des  événements  a  passé  dans  ses  vers.  Sans  dé- 
clamation, sans  emphase,  il  a  trouvé  chaque  fois  le  mot 
juste  et  pénétrant,  celui  qui  résume  et  rend  sensible  la 
noblesse  d'une  vie  ou  d'une  mort.  Dans  la  bouche  des 
combattants  tués  aux  Thermopyles»  il  place  ces  deux  vers 
admirables  : 

Étranger,  va  dire  aux  Lacédéraoniens  que  nous  sommes  ici 
couchés,  dociles  t\  la  parole  qu'ils  avaient  dite  *. 

Pour  le  devin  Mégistias,  mort  à  côté  de  Léonidas,  il 
compose  cette  épitaphe  : 

Ici  repose  l'illustre  Mégistias,  tué  par  les  Mèdes  quand  ils 
eurent  franchi  le  Sperchios;  devin,  il  connut  alors  clairement 
l'approche  de  la  destinée,  mais  il  n'eut  pas  le  cœur  d'abandon- 
ner les  chefs  de  Sparte  2. 

Voici  d'autres  vers  qui  semblent  se  rapporter  aux 
morts  de  Platée  ^  : 

Pour  couronner  leur  patrie  d'une  gloire  inextinguible , 
ceux-ci  se  laissèrent  envelopper  par  le  sombre  nuage  du  tré- 
pas; mais,  dans  la  mort  même,  ils  ne  sont  pas  morts,  car  voici 
que  d'en  haut  leur  vertu,  les  glorifiant,  les  arrache  à  la  de- 
meure d'Adés. 


\.  Fragm.  92. 

2.  Fragm.  94. 

3.  Telle  est   du   moins  l'hypothèse   de  Bergk,    très  plausible 
Fragm.  99. 


L'ËPIGRAMME  167 

On  pourrait  multiplier  ces  exemples  Ml  y  a  dans  ces 
épigrammes  parfaites  un  charme  analogue  à  celui  que 
la  poésie  moderne  cherche  parfois  dans  le  sonnet,  mais 
avec  plus  de  naïveté  dans  l'inspiration  et  plus  de  lar- 
geur dans  le  procédé  :  l'idée  est  bi^le,  et  cette  idée  se 
pare  de  brièveté  et  d'élégance.  On  comprend  que  la  Grèce 
ait  recueilli  avec  admiration  ces  échantillons  achevés  de 
son  goût  le  plus  pur  et  de  son  esprit  le  plus  fin  -. 

1.  V.  notamment  le  fragm.  i02. 

S.  Je  n'ai  rien  dit  du  griphe  (yp^çoç),  sorte  d'énigme  en  vers,  et 
ordinairement  on  vers  élégiaques,  qui  paraît  avoir  eu  beaucoup  de 
succès  dans  la  société  grecque  du  vi*  siècle  :  on  attribuait  à  Gléo- 
bule  de  Lindos,  un  dos  Sept  Sages,  et  à  sa  ûlle  Gléobnline,  certains 
«  griphes  »  traditionnels  dont  un  au  moins  s'est  conservé  jusqu'à 
nous  (Bergk,  Poeiœ  lyr.  gr,,  t.  II,  p.  440,  3*  éd.)<  Si  j'ai  passé  sous 
silence  ce  genre  de  poésie,  c'est  qu'il  me  parait  n'avoir  guère  plus 
de  titres  à  figurer  dans  une  histoire  de  la  littérature  grecque  que 
n'en  aurait,  dans  une  histoire  de  la  littérature  française,  la  poésie 
des  charades  et  des  logogriphes. 


CHAPITRE  IV 


LA    POESIE    lAMBIQUE 


BIBLIOORAPHIB 

Les  fragments  des  poètes  iaro biques  sont  compris  dans  les 
éditions  générales  des  poètes  lyriques  mentionnées  au  chapitre 
précédent  (Schneidewin,  Bergk,  Buchhoiz,  etc.). 

Editions  particulières.  —  Archilochù,.  rcliquiœ,  par  Liebel, 
Vienne,  1812  (2*  éd.  \8\S),  avec  notes  et  introduction  en  latin; 
—  Simonidis  Amorgini  iambi  qui  supersunt,  par  Welcker,  dans 
le  Rheinisches  Muséum,  t.  III  (tirage  à  part,  Bonn,  1835).  — 
Hipponactis  Ephesii  et  Ananii,,,  fragmenta^  par  Welcker,  Gœttin- 
gen,  1817.  —  Hipponax  a  en  outre  été  publié  dans  les  Fragments 
des  choliambographes  grecs  et  latins  de  M.  Rossignol,  Paris,  1849, 
et  dans  la  Choliambica  poesis  Grœcorum^  de  I^achmann,  Berlin, 
1845. 


SOMMAIRB 


I.  Origines  de  la  poésie  iambiquo;  caractères  généraux,  au  point  de 
vue  littéraire  et  musical;  contribution  dos  diverses  races;  évolu- 
tion du  genre.  —  IL  Les  poètes  iambiques  :  Archiloque,  Simonide 
d'Amorgos,  Ilipponax,  Ananios. 


L'élégie,  par  le  mètre,  se  rattachait  étroitement  à  l'é- 
popée; car  le  vers  élégiaque,  comme  le  vers  épique,  est 


POÉSIE  lAMBIQUE  169 

formé  de  six  mesures  à  quatre  temps«  La  poésie  iam- 
bique,  au  contraire,  a  pour  élément  constitutif  l'ïambe, 
c'est-à-dire  une  mesure  à  trois  temps,  et,  pour  former 
des  vers  avec  ces  iambes,  elle  les  associe  d'une  manière 
beaucoup  plus  libre  :  elle  les  réunit  par  quatre,  par  six, 
par  huit;  de  plus  elle  rapproche  souvent  les  uns  des  au- 
tres des  vers  inégalement  étendus. 

Le  rythme  dactylique  à  quatre  temps  est  noble  et 
grave  :  le  rythme  à  trois  temps  est  vif;  sous  la  forme 
trochaïque,  il  est  plus  léger;  sous  la  forme  iambique,  il 
est  plus  énergique  et  plus  posé,  mais  toujours  rapide  et 
familier.  Aussi,  tandis  que  chaque  pied,  dans  les  vers 
dactyliques,  comptait  à  part  et  formait  une  mesure  indé- 
pendante, l'usage  s'était  introduit  de  bonne  heure,  dans 
les  vers  du  rythme  iambique,  de  réunir  deux  pieds  pour 
en  faire  un  seul  mètre,  c'est-à-dire  une  seule  mesure,  et 
c'était  par  le  nombre  des  dipodies,  non  des  pieds  simples, 
qu'on  évaluait  et  qu'on  dénommait  la  longueur  du  vers  : 
on  appelait  dimètre,  trimètre,  tétramètre,  un  vers  qui 
avait  quatre,  six,  huit  pieds. 

Au  point  de  vue  musical,  rythme  iambique  est  syno- 
nyme de  rythme  à  trois  temps.  Mais  ce  qu'on  appelle, 
dans  l'histoire  littéraire,  la  poésie  iambique  n'est  pas 
toute  la  poésie  écrite  et  chantée  sur  des  rythmes  à  trois 
temps  :  Terpandre,  Alcman,  Alcée,  dont  l'un  a  employé 
quelquefois  et  les  autres  souvent  cette  sorte  de  rythme, 
n'ont  aucun  titre  à  être  comptés  parmi  les  maîtres  de  la 
poésie  dite  iambique.  Celle-ci,  au  sens  étroit  du  mot, 
n'est  que  l'espèce  de  poésie  où  domine  la  forme  ascen- 
dante du  rythme  à  trois  temps,  c'est-à-dire  l'iambe  pro- 
prement dit,  avec  tout  l'ensemble  des  caractères  métri- 
ques, musicaux  et  littéraires  établis  et  consacrés,  sinon 
inventés,  par  le  génie  d'Archiloque.  Tout  ce  qui  se  rat- 
tache à  l'initiative  d'Archiloque  est,  au  point  de  vue  litté- 
raire, vraiment  iambique;  le  reste  ne  Test  pas.  En  quoi 


170  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

consistent  donc  ces  caractères?  Avant  de  répondre  à  cette 
question,  il  est  nécessaire  de  dire  quelque  chose  do  l'é- 
tymologie  du  mot  iambe  et  des  origines  de  cette  sorte  de 
rythme. 

L'hymne  homérique  à  Déméter  raconte  que  la  déesse, 
cherchant  sa  fille,  vint  à  Eleusis;  là,  elle  se  consumait 
dans  la  douleur,  quand  une  servante  du  nom  dlambé  la 
fit  rire  par  ses  plaisanteries  et  soulagea  un  instant  son 
chagrin,  ce  qui  valut  plus  tard  à  la  jeune  fille  l'honneur 
d'avoir  une  place  dans  la  célébration  des  mystères  *.  On  a 
généralement  conclu  de  ce  très  curieux  récit  que  Tiambe 
était  sorti  du  culte  de  Déméter;  hypothèse  d'autant  plus 
naturelle  que  le  môme  hymne*  nous  montre  ce  culte  flo- 
rissant dans  Tilo  de  Paros,  la  patrie  d'Archiloque,  et 
qu'un  des  vers  qui  nous  restent  de  ce  poète  est  justement 
consacré  à  célébrer  Déméter  et  Koré  \  Comme  d'ailleurs 
le  rythme  iambique,  dans  le  culte  de  Déméter,  servait  à 
l'expression  de  la  raillerie,  on  a  rapproché  le  mot  tai^So; 
du  verbe  lawreiv  {lancer  ou  jeter)  et  considéré  Tiambe, 
au  point  de  vue  étymologique,  comme  la  moquerie  «  jetée  » 
par  la  verve  populaire  à  la  tête  de  ceux  qu'elle  voulait 
tourner  en  ridicule.  D'autres  savants  ne  sont  pas  de  cet 
avis  *.  Ils  font  remarquer  que  les  mètres  trochaïques  (va- 
riété du  Y^'w^  ia[t6ix6v)  étaient  en  usage  dans  le  culte  do 
Dionysos,  que  la  tripodie  trochaïque  notamment,  dite 
vers  ithy phallique^  rappelle  certains  rites  naturalistes  de 
ce  culte,  d'origine  certainement  orientale;  ils  veulent,  en 
conséquence,  rattacher  à  la  langue  phrygienne  le  mot 
la(x.6o;.  La  question  étymologique,  à  vrai  dire,  est  dou- 


1.  Hymne  à  Déméter^  202-205. 

2.  Ibid.,  491. 

3.  Fragm.  120.  A  quoi  il  faut  ajouter  la  tradition  relative  à  son 
grand-pôre  Tellis,  donné  comme  un  des  fondateurs  du  culte  de 
Déméter  à  Thasos  (Pausanias,  X,  28,  3). 

4.  Flach,  p.  2^0. 


ORIGINES  171 

teuse,  mais  l'opinion  que  je  viens  de  rappeler  ne  tient 
pas  assez  de  compte,  semblo-t-il,  de  la  diilérence  qui 
existe  entre  les  différents  emplois  du  genre  double 
(yévo;  SwcXaaiov),  c'est-à-dire  des  rythmes  à  trois  temps. 
Que  le  trochée,  par  le  mèlre  dit  ithyphallique,  tint  de 
fort  près  au  culte  dionysiaque,  on  l'admettra  volontiers; 
mais  il  s'agit  ici  de  Tiambe  et  de  son  emploi  satirique. 
Jusqu'à  nouvel  ordre,  c'est  dans  les  traditions  relatives 
au  culte  de  Déniéter  que  nous  en  trouvons  la  trace  la 
plus  visible  et  la  plus  ancienne;  c'est  là  qu'il  nous  appa- 
raît, pour  la  première  fois,  avec  son  caractère  moqueur; 
car,  bien  que  Thym  ne  homérique  à  Dométer  ne  soit  pro- 
bablement pas  fort  ancien  (Gn  du  vii^  siècle  peut-être), 
le  rite  auquel  il  fait  allusion  doit  être  contemporain  des 
origines  du  culte  :  les  moqueries  d'Iambé  ont  un  air  po- 
pulaire et  archaïque  évident.  En  dehors  de  cette  tradi- 
tion, nous  ne  pouvons  faire  que  des  conjectures  hasar- 
deuses. 

Les  formes  métriques  composées  avec  Tiambe  étaient 
nombreuses.  Il  est  remarquable  que  la  plupart  ont  été 
trouvées  dès  l'origine.  Il  n'y  en  a  guère  qu'une,  d'im- 
portance médiocre,  qui  soit  d'invention  plus  récente  : 
c'est  le  trimètre  iainbique  appelé  scazon  (cncàÇwv)  ou  boi- 
tetix,  parce  que  l'avant-dernière  syllabe,  au  lieu  d'être 
brève  comme  dans  le  trimètre  ordinaire,  était  longue; 
cela  donnait  au  mètre  une  allure  irrégulière  et  amu- 
sante ^  La  différence  des  mètres  répondait  à  des  nuances 
distinctes  dans  la  pensée  du  poète.  Le  trimètre  ordinaire, 
qui  se  déroulait  souvent  en  longues  séries  ininterrom- 
pues, comme  le  vers  épique,  était  le  plus  posé  des  vers 
iambiques.  Le  tétramètre  trochaïque  (toujours  catalecti- 
quOy  d'ailleurs,  et  par  conséquent  terminé  par  un  iambe  et 

1.  DémétriuB»  De  l'Ehcut.,  301.  Le  vers  scazon  porte  aussi  le  nom 
de  choliambe  (xcûXtafiSoç),  qui  a  le  môme  sens. 


172  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

un  silence)  était  plus  vif,  plus  courant  que  le  trimètre.  Le 
court  dimètre,  qui  ne  s'employait  pas  seul,  s'intercalait 
en  épode  (iTçcpSoç)  entre  des  vers  plus  longs,  des  trirnètres 
par  exemple,  et  son  refrain  aigre  et  vif  sonnait  comme 
un  écho  moqueur.  Toutes  sortes  de  vers  longs  et  courts 
pouvaient  s'associer  ainsi,  et  toujours  avec  un  effet  ana- 
logue de  vivacité  railleuse.  Le  mélange  de  pieds  diffé- 
rents dans  un  môme  vers,  d'iambes  et  de  trochées  par 
exemple,  tendait  au  même  effet  :  c*est  ce  qu'on  appelait 
des  vers  asynartètes  ou  «  désunis  »;  c'était  comme  une 
dissonance  métrique.  Ce  brusque  passage  d'une  espèce 
de  pied  à  une  autre  amusait  l'oreille  en  la  déroutant  un 
peu,  et  marquait  d'une  manière  expressive  la  liberté  d'al- 
lure de  la  pensée. 

Les  poètes  iambiques  proprement  dits,  les  maîtres  et 
les  fondateurs  du  genre,  sont  des  railleurs.  Le  mot  même 
d'ïambe  est  devenu,  en  grec  et  dans  les  langues  mo- 
dernes, synonyme  de  satire  *.  Il  est  évident  que  les  Ïam- 
bes des  mystères  étaient  déjà  satiriques,  puisqu'ils  étaient 
plaisants  :  on  ne  rit  guère  qu'à  la  condition  de  se  moquer 
de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose.  La  tradition  populaire 
et  religieuse  fut  suivie  par  les  poètes.  Ce  caractère,  pour- 
tant, quoique  primitif  et  en  quelque  mesure  essentiel,  se 
modiQa  peu  à  peu  et  s'atténua.  Chez  les  satiriques  eux- 
mêmes,  la  satire,  d'abord  personnelle  et  âpre,  devint 
ensuite  générale  et  plutôt  philosophique,  ce  qui  était 
un  adoucissement .  Â  côté  d'eux,  d'autres  poètes  leur 
empruntèrent  la  même  forme,  et,  tout  eu  lui  laissant 
quelque  chose  de  personnel,  ils  en  corrigèrent  T&preté 
native  par  la  noblesse  et  la  sérénité  de  leur  propre  ins- 
piration :  les  iambes  de  Solon  en  sont  un  exemple.  C'est 
ainsi  que  le  trimètre  iambique  d'Archiloque  en  vint  peu 


i.  Cf.  les  mots  {at&6tl^eiv  (souvent    associé  à  xaTaoxcoirreiv),  {«(iSixb; 
Tp^Tcoc»  ta|i6(xi^  I8éa,  etc. 


CARACTÈRES  aËNÉRAUX  173 

à  peu  à  être  le  vers  favori  du  drame  grec,  non  seulement 
dans  la  comédie,  ce  qui  était  naturel,  mais  aussi  dans 
la  tragédie  :  là,  il  ne  garde  plus  guère  de  ses  origines 
qu'un  certain  caractère  familier  et  simple  qui  a  été  son 
trait  le  plus  persistant;  encore  y  a-t-il  des  exceptions  : 
le  génie  d'Eschyle,  par  exemple,  dans  Tincorrigible  har- 
diesse de  son  lyrisme,  l'emporte  à  chaque  instant  sur  les 
liauteurs. 

Une  poésie  si  originale  ne  pouvait  guère  aller  sans  un 
système  d'exécution  particulier.  —  Elle  était  quelquefois 
chantée,  comme  toute  poésie  lyrique,  avec  un  accompa- 
gnement instrumental  proprement  dit.  Cependant,  même 
sous  cette  forme  consacrée,  elle  parait  avoir  la  première 
admis  des  libertés  jusque-là  inconnues.  C'est  dans  la 
poésie  iambique  chantée  qu'on  trouvait  sans  doute  les 
plus  anciens  exemples  d'un  nouveau  mode  d'accompa- 
gnement musical  signalé  par  l'auteur  du  De  musica  ^ 
Ou'était-ce  au  juste  que  ce  jeu  des  instruments  exécuté 
ûwi  Ty)v  cJ)Sr)v,  et  opposé  par  Plutarque  à  lancienne  ma- 
nière d'accompagner  (icpoo^op^a  xpousiv)?  II  est  probable 
que  l'ancienne  musique  accompagnait  le  chant  note  pour 
note  ^;  la  réforme  dut  consister  à  laisser  au  jeu  des  ins- 
truments une  certaine  indépendance  d'allure  «  à  côté  du 
chant  »;  il  y  eut  désormais  deux  mélodies  simultanées 
au  lieu  d'une;  ces  mélodies  tour  à  tour  se  séparaient  et 
se  rejoignaient.  Cela  parut  sans  doute  d'abord  plus  pi- 
quant; on  s'aperçut  ensuite  que  la  puissance  expressive 
de  la  musique  en  était  accrue,  et  le  procédé  s'étendit  à 
d'autres  genres  lyriques  ^  —  Mais  la  poésie  iambique 
n'était  pas  toujours  chantée  au  sens  propre  du  mot.  Elle 


4.  Plutarque,  De  Mus.,  c.  28. 

2.  C*e8t  le  sens  du  mot  icp6(rxop8a.  Cf.  Platon,  Lois,  VII,  p.  812  D. 

8.  Il  reste,  à  vrai  dire,  beaucoup  d'obscurité  sur  la  nature  exacte 
de  cette  réforme  musicale  attribuée  par  l'auteur  du  De  Musica  à 
Archiloque. 


174  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

n*était  pas  non  plus,  du  moins  en  général,  simplement 
récitée.  Elle  avait  un  mode  d'exécution  spécial,  créé  pour 
elle,  qui  a  passé  ensuite  dans  la  tragédie,  et  que  les  Grecs 
appellent  xapaxaTaXoy^  K  Le  sens  du  mot  n  est  pas  dou- 
teux. Il  s*agit  d'une  récitation  rythmée,  mais  non  mélodi- 
que, accompagnée  du  jeu  des  instruments  :  pendant  que 
ceux-ci  jouent  un  air,  le  poète  dit  ses  vers  sans  les  chan- 
ter, mais  de  manière  à  suivre  le  mouvement  de  la  musique. 
C'est  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  Toxécution  mélodra- 
matique, intermédiaire  entre  le  chant  et  la  simple  récita- 
tion. Âristote  déclarait  ce  procédé  très  pathétique  ^,  et  le 
sentiment  des  modernes  est  d'accord  à  cet  égard  avec 
celui  des  anciens.  La  discordance  entre  les  deux  éléments 
de  l'exécution,  l'un  parlé,  l'autre  musical,  produit  une 
impression  très  forte;  Tâpreté  satirique  de  l'iambe  devait 
s'y  accentuer  avec  une  grande  puissance.  D'autre  part, 
ce  procédé,  qui  n'était  que  la  moitié  d'un  chant,  convenait 
bien  à  une  poésie  déjà  voisine  de  la  prose  par  l'inspira- 
tion :  ici,  point  do  haut  essor,  mais  un  vol  court,  vif, 
tout  près  de  terre,  et  si  léger  pourtant  qu'on  le  sent  ca- 
pable de  s'élever.  —  Les  instruments  qui  accompagnaient 
la  poésie  iambique  n'étaient  ordinairement  ni  la  cithare 
ni  la  flûLe  :  c'étaient  Viambyké  pour  les  iambes  chantés 
et  le  klepsiambos  pour  ceux  qu'on  déclamait  comme  il 
vient  d'être  dit  ^;  nous  ne  connaissons  d'ailleurs  ni  l'un 
ni  l'autre  ^.  —  Ajoutons  enGn,  au  sujet  de  la  manière 
dont  on  exécutait  les  iambes,  que  l'usage  de  les  réciter 
sans  aucune  musique  s'introduisit  de  bonne  heure,  plus 


4.  Plutarque,  DeMus,t  c.  28.  Cf.  Christ,  Die  Parakaialoge  im  Griech. 
und  Rômischen  Drama  (Mémoires  de  rÂcadémie  de  Munich,  1875, 
t.  XIII,  p.  153  et  suiv.). 

2.  Probl.,  XIX,  6. 

3.  Phyllis  de  Délos,  dans  Athénée,  XIV,  p.  636,  B. 

4.  Aristoxéne  les  considérait  comme  d'origine  étrangère.  Cf.  Athé- 
née, IV,  p.  182,  F. 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  175 

rapidement,  seinble-t-il,  que  pour  l'élégie.  En  ce  qui  con- 
cerne celle-ci,  ce  n*est  guère  qu'avec  Phocylide  qu'on 
trouve  des  vers  élégiaques  certainement  destinés  à  la 
simple  récitation.  Pour  la  poésie  iambique,  cette  trans- 
formation s'accomplit  presque  aussitôt  après  Ârchiloque, 
au  moins  partiellement  :  parmi  les  vers  de  Simonide 
d'Àmorgos,  beaucoup  n'ont  certainement  jamais  été  ni 
chantés  ni  même  déclamés  musicalement. 

La  poésie  iambique  présente,  parmi  les  autres  formes 
de  la  poésie  grecque,  un  caractère  assez  particulier  :  c'est 
d'avoir  été,  à  ce  qu'il  semble,  le  bien  propre  d'une  seule 
des  trois  grandes  races  qui  se  partagent  la  littérature 
avant  la  suprématie  de  Tatticisme.  Tandis  que  l'élégie  et 
toutes  les  autres  branches  du  lyrisme,  sans  parler  de 
l'épopée,  ont  été  cultivées,  quelque  fût  leur  lieu  d'ori- 
gine, au  moins  par  deux  de  ces  races  grecques  sinon  par 
toutes  les  trois,  l'iambe  au  contraire  ne  fleurit  que  chez 
les  Ioniens  :  en  dehors  de  l'Ionie,  Athènes  seule,  à  notre 
connaissance,  a  produit  des  poètes  iambiques  proprement 
dits  (car  les  poètes  dramatiques,  même  quand  ils  se  sont 
servis  de  l'iambe,  ne  sont  pas  de  véritables  poètes  iambi- 
ques) :  or,  Athènes  elle-même  est  étroitement  apparentée 
à  rionie.  Il  est  difficile  d'expliquer  d'une  manière  satis- 
faisante ce  fait  singulier,  qu'on  a  peine  pourtant  à  consi- 
dérer comme  dû  simplement  au  hasard  '.  Au  reste,  il  est 
à  noter  que  Tiambe,  destiné  à  tenir  une  si  grande  place 
dans  la  littérature  sous  la  l'orme  dramatique,  n'a  qu'une 
histoire  assez  courte  comme  genre  distinct  :  après  avoir 

1.  A  moins  que  celto  absence  de  poètes  iambiques  doriens  ne  soit 
surtout  l'elTet  des  ravages  du  temps.  Epicharme,  dans  un  fragment 
de  son  Aoyo;  xai  Aoyiwa;,  désigne  un  certain  Aristoxène  comme  étant 
son  prédécesseur.  Il  e^t  probable  que  cet  Aristoxène  avait  fait  quel- 
que chose  comme  des  comédies  en  vers  iambiques;  mais  cette  comédie 
primitive  imitait  sans  doute  d'assez  près  les  railleries  des  mystères 
éleusiniens,  et  peut-être  ressemblait-elle  plus  à  la  poésie  d' Archi- 
loque qu'à  celle  d'Ëpicharme  lai-môme. 


176  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

atteint  d'emblée  à  la  perfection  grâce  au  génie  d'Archi- 
loque,  il  décline  presque  aussitôt,  et  il  ne  remonte  qu'une 
fois,  avec  Solon,  jusqu'aux  sommets  de  Tart,  avant  le 
moment  où  le  drame  s'en  empare  et  le  transforme. 

Inventée  en  lonie,  cultivée  surtout  par  des  Ioniens, 
la  poésie  iambique  ne  pouvait  parler  d'autre  dialecte  que 
celui  de  son  pays  d'origine.  Le  dialecte  ionien  des  poètes 
iambiques  n'est  d'ailleurs  ni  celui  d'Homère  ni  celui 
d'Hérodote  :  c'est  un  langage  intermédiaire,  plus  strict 
et  plus  voisin  de  la  prose  que  le  premier,  plus  bref  et 
plus  énergique  que  le  second,  et  en  somme  assez  voisin 
du  langage  attique  :  ce  qui  est  d'accord  avec  cette  affir- 
mation des  grammairiens  grecs  que  l'ancien  dialecte 
attique  était  peu  différent  de  l'ionien  du  même  tetnps. 
L'imitation  d'Homère  y  est  d'ailleurs  sensible,  comme 
dans  toute  la  poésie  grecque. 

Pour  le  style,  l'iambe  prend  tous  les  tons,  depuis  la 
familiarité  souriante  jusqu'à  l'éloquence  indignée,  depuis 
la  moquerie  la  plus  grossière  jusqu'à  la  Gertc  la  plus 
noble.  Avant  tout,  il  est  libre,  sincère,  personnel.  Tantôt 
le  poète  appelle  les  choses  par  leur  nom,  sans  reculer 
devant  le  terme  propre,  peignant  la  réalité  telle  qu'elle 
est,  ou  telle  que  la  passion  la  lui  montre,  avec  les  mots 
du  langage  journalier;  tantôt  la  hardiesse  de  son  vocabu- 
laire est  extrême.  Nulle  part,  le  génie  propre  de  l'écrivain 
ne  se  montre  plus  à  découvert,  en  dehors  de  toute  tradi- 
tion, dans  sa  vérité  naïve  et  spontanée.  Aucun  genre  ne 
soutient  moins  peut-être  un  poète  médiocre;  aucun  ne 
permet  davantage  à  un  artiste  de  déployer  au  gré  de  son 
humeur  ou  de  sa  fantaisie  la  richesse  de  sa  verve.  C'est 
pour  cela  sans  doute  qu'il  y  a  tant  d'inégalité  entre  les 
différents  noms  que  nous  présente  l'histoire  de  la  poésie 
iambique. 


ARGHILOQUE  177 


II 


Le  premier  par  ordre  de  date  est  celui  d'Archiloque  *. 
C'était  aussi  le  premier  en  mérite,  sans  comparaison.  Il 
y  a  peu  de  pertes  plus  regrettables,  dans  le  grand  nau- 
frage de  l'antiquité,  que  celui  des  poèmes  d'Archiloque. 
On  le  mettait  à  côté  d'Bomère  :  Héraclide  avait  fait  un 
ouvrage  intitulé  Homère  et  Archiloque  ';  ce  qu'était,  dans 
Tordre  de  la  poésie  grave  et  idéale,  ou,  comme  disait 
Âristotei  de  la  «  tragédie  »,  l'auteur  de  VIliade,  c'est-à- 
dire  le  modèle  incomparable  et  inimitable,  Archiloque 
Tétait  à  sa  fagon  pour  la  poésie  qui  se  moque  et  qui  fla- 
gelle, pour  le  rire  sonore  et  sain  de  la  comédie  :  il  avait 
la  grâce  et  la  force,  l'éclat  et  le  mordant,  l'ampleur  et  la 
légèreté.  Quintilien  dit  de  lui  :  «  Son  style  est  d'une 
vigueur    admirable  ;  sa    phrase   est   robuste,   brève, 
vibrante;  il  est  tout  sang  et  tout  nerfs;  par  son  génie, 
il  n'avait  peut-être  pas  de  supérieurs  ;  s'il  en  a,  c'est  la 
faute  des  sujets  qu'il  a  traités  ^  »  De  toute  cette  poésie  si 
vantée,  nous  n'avons  plus  que  des  fragments,  et  le  plus 
long  ne  dépasse  pas  dix  vers.  La  plus  grande  part  de 
son  génie  évidemment  nous  échappe  ;  et  cependant  le 
peu  qui  reste  suffit  à  nous  faire  comprendre  le  jugement 
de  Tantiquité  :  parmi  ces  fragments  si  courts,  quelques- 
uns  sont  de  vrais  joyaux  ;  on  devine  ce  que  pouvait  être 


!•  Sar  Archiloque,  cf.  Welcker,  Archilochos  (dans  le  t.  I  de  ses 
Kieine  Schriften)  ;  Deuticke,  Archilocho  Pario  quid  in  Grmci*  litUrit 
Ht  iribuendum,  Berlin,  1877  (progr.). 

2.  Diog.  Laêrce»  V.  87. 

3.  Init,  or,,  X,  1,  59  :  Summa  in  hoc  vis  elooutionis  ;  cum  Yalidœ, 
tam  brèves  sententise  ;  plurimum  sangainis  akqve  nervonun,  adeo  nt 
videatur  quibasdam,  quod  quoquam  minor  est,  materiœ  ease  non  in- 
genii  vitium. 

Hisi.  do  la  Litt.  greoqae.  —  T.  II.  12 


178  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

lo  monument  d'où  tant  de  fins  et  précieux  débris  se  sont 
détachés. 

Ârchiloque  était  de  Paros.  La  tradition  le  rattachait  à 
une  famille  marquante  de  Tile  :  son  grand-père  Tellis 
était  représenté  dans  une  peinture  de  Delphes  à  côté  de 
la  prêtresse  Cléobœa,  qui  avait  porté,  disait-on,  de  Paros 
à  Thasos  le  culte  de  Déméter  K  Son  père  s'appelait 
Télésiclès  ^.  Quant  à  sa  mère,  Archiloque  lui-môme  en 
avaity  dit-on,  transmis  le  souvenir  à  la  postérité  :  c'était 
une  esclave,  du  nom  d'Enipo  '. 

L'époque  où  il  vécut  ne  peut  être  déterminée  avec  une 
entière  précision.  Quelques-uns  le  croyaient  antérieur  à 
Terpandre  ^  et  Gicéron  faisait  de  lui  un  contemporain  de 
Romulus  ^  ;  ce  sont  là  des  erreurs.  Glaukos  de  Rhégium 
avait  raison  de  dire  qu'Ârchiloque  avait  suivi  et  non 
précédé  Terpandre  ^.  Il  était  même  postérieur  à  Caliinos, 
au  dire  de  Strabon  ^.  Il  ne  faut  pas  le  faire  remonter 
trop  haut,  car  il  parlait  quelque  part  du  roi  de  Lydie 
Gygès  S  dont  le  règne  se  place,  selon  la  chronologie 
d'Hérodote,  entre  708  et  670.  Hérodote,  qui  fait  allusion 


i.  Pausanias,  X,  28,  3. 

2.  Anthol.  Pal.,  XIV,  113. 

3.  Grillas  (dans  Ëlien,  Hist,  var.y  ,  13).  Ce  nom  d'Enipo  semble  se 
rattacher  si  aisément  au  verbe  èviicTo>  (blâmer)»  que  certains  savants 
sont  disposés  à  croire  que  Gritias  avait  mal  compris  Archiloque,  et 
qu'Enipo  n'était  la  mère  du  poète  que  par  métaphore,  que  c'était 
en  réalité  sa  muse  et  son  inspiration  (Sittl,  p.  269-â70).  L'erreur 
serait  cependant  singulière  de  la  part  de  Gritias,  qui  n'était  pas  un 
sot  grammairien  ni  un  scholiaste.  Pourquoi  le  nom  d'Ënipo  ne 
serait-il  pas  un  sobriquet  réellement  donné  à  la  mère  d'Archiloque  ? 
La  malignité  du  poète,  en  ce  cas,  aurait  eu  son  principe  dans  l'héré- 
dité. 

4.  Phaniafl(dans  Glément  d'Alex.,  Strom,  I,  133). 

5.  Gicéron,  Tusc,  I,  i. 

6.  Plutarque,  De  Mus,,  c.  4. 

7.  Strabon,  XIV,  p.  647. 

8.  Fragm.  25. 


ARGHILOQUE  179 

à  ce  passage  d'Archiloque,  dit  que  le  poète  vivait  en 
même  temps  que  Gygès  K  A  en  juger  par  la  manière 
même  dont  Archiioque,  dans  ce  passage,  parie  de  la 
richesse  de  Gygès,  devenue  déjà  proverbiale  en  Grèce, 
on  serait  presque  disposé  à  le  croire  plus  récent.  D'autre 
part,  on  ne  peut  trop  le  rajeunir,  car  les  dates  de  Si- 
monide  d'Amorgos  s'y  opposent.  En  somme,  on  ne 
risque  pas  de  se  tromper  beaucoup  en  le  faisant  vivre 
dans  la  première  moitié  du  vu^  siècle,  très  peu  après 
Gallinos. 

Les  principales  circonstances  de  sa  vie  étaient  rappe* 
lées  dans  ses  iambes  :  c'est  là  que  les  anciens  ont  puisé 
les  informations  biographiques  qu'ils  nous  ont  trans- 
mises sur  Archiioque.  Critias  en  particulier,  reprochant 
au  poète  d'avoir  lui-même  révélé  à  la  postérité  ses  pro- 
pres fautes  et  ses  misères,  les  rappelait  à  son  tour  d'après 
lui,  et  un  résumé  du  morceau  de  Crilias  forme  un 
chapitre  de  V Histoire  variée  d'Élien  ^.  D'autres  citations 
ou  indications,  éparses  çà  et  là,  nous  donnent  quelque 
idée  de  cette  vie  aventureuse,  inquiète,  remplie  de  luttes 
et  de  misères.  «  Le  mordant  Archiioque,  dit  Pindare, 
presque  toujours  misérable,  ne  s'engraissait  que  de  haines 
amères  ^  »  Des  circonstances  que  nous  ignorons  le  rui- 
nèrent *.  On  le  voit  alors  forcé  par  la  pauvreté  do  quitter 
Paros  sa  patrie,  et  d'aller  chercher  fortune  à  Thasos. 
Là,  nouvelles  difficultés  :  il  se  fait   des  ennemis  et  se 


1.  Hérodote,  I,  12  :  ToO  (rôyeci))  xa\  'Ap^iXo^oç  ô  Ilapio;,  xatot  xbv 
avrbv  ;(p6vov  Yev6(xevoc,  èv  {à(xpa)  Tpt(i.étpb>  i7CE(xvr,a6Y).  Cette  phrase  est 
considérée  en  général  comme  n'étant  pas  d*lIôrodote  ;  on  y  voit 
l'addition  d'un  grammairien  (cf.  la  note  de  Stein  sur  ce  passage)  ;  la 
chose,  à  vrai  dire,  n*est  pas  démontrée. 

2.  Hiat,  Var.,  X,  13. 

3.  Pyth,,  II,  99  :  ...Taic6XX'èvà|jtaxavia4;oYepbv  'Ap^iXo^ov  pap^Xé^oiç 
îyfittjiy  iciaiv6[ievov« 

4.  Fragm.  2. 


K 


1-80  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

brouille  avec  ses  amis  ^  Est-ce  à  Paros,  est-ce  à  Thasos 
que  se  place  sa  tentative  de  mariage  avec  Néobulé,  flUe 
de  Lycambès  ?  L'histoire  est  célèbre  :  on  sait  comment 
Lycambès  rejeta  la  demande  du  poète^  et  comment 
celui  ci  se  vengea  par  de  cruelles  attaques  qui  flrenl  de 
ses  ennemis  la  risée  de  la  ville  ^  La  tradition  rapporte 
que  Lycambès  et  sa  fille  se  pendirent  de  désespoir  ^  ; 
mais  ce  n  est  probablement  là  qu'une  légende,  fondée  sur 
une  métaphore  du  poète  mal  interprétée  ^  :  Archîloque 
avait  parlé,  semble-t-il,  du  désespoir  et  de  rhumiliation 
de  ses  ennemis^  non  de  leur  mort.  D'autres  malheurs 
vinrent  se  joindre  à  ceux  qu^av ait  amenés  pour  le  poète 
Tâpreté  de  son  caractère  :  le  nMiri  de  sa  sœur  périt  dans 
un  naufrage  ;  Archiloque  le  pleura  en  beaux  vers  *.  Pau- 
vre, d'humeur  indépendante  et  difficile,  il  se  fit  un  jour 
soldat  mercenaire  ^  On  ne  sait  trop  à  quelle  cité  ou  à 
quel  prince  il  offrit  ses  services.  Un  passage  célèbre  de 
ses  iambes  rappelait  une  expédition  dirigée  contre  une 
peuplade  tbrace  et  dans  laquelle  il  avait  dû  fuir  en  jetant 
son  bouclier  :  il  était  le  premier  à  en  rire  ^.  Plutarque  ra- 
conte qu*à  la  suite  de  cette  aventure  les  Spartiates  le  chas- 
sèrent de  leur  cité  où  il  s'était  rendu  '  :  on  peut  douter  que 
ce  récit  mérite  une  entière  confiance.  Il  dut  finir  par  ren- 
trer à  Paros,  car  on  rapporte  qu'il  mourut  dans  un  com- 
bat entre  les  gens  de  Paros  et  ceux  de  Naxos  ^  Il  résulte 


1.  Ëlien,  loc,  cit, 

2.  Fragm.  94,  95,  96. 

3.  Horace,  Épodes,  VI,  13  ;  Épitres,  I,  19,  23  ;  etc. 

4.  Fragm.  35  ;  cf.  Photius,  Lexic,  193,  22  (où  le  xj^^at  du  poète  est 
expliqué  par  àndiYlaaOai  ;  cette  explication  se  retrouve  dans  Hésy- 
chius,  V.  Kvt]/ai). 

5.  Fragm.  9,  13.  22,  23. 

6.  Fragm.  1-6,  14,  24. 

7.  Fragm.  5. 

8.  Plutarque,  Institutions  Lacéd,,  c.  34. 

9.  Suidas,  ▼.  'Ap^iXo^oc. 


ARGHILOQUS  181 

égalemeot  de  là  qu*il  dut  mourir  avant  d'être  vieux, 
puisqu'il  était  en  âge  de  porter  les  armes  :  il  avait  peut- 
être  alors  une  quarantaine  d'années.  Ce  serait  bien  d'ac- 
cord avec  l'image  (|ue  sa  poésie  nous  donne  de  sa  per- 
sonne; on  se  représente  volontiers  Archiloque  comme  un 
poète  jeune  ou  du  moins  dans  la  force  de  Tâge  ;  il  a  une 
verve,  une  hardiesse  brillante  qui  conviennent  mieux  à 
l'âge  des  aventures  qu'à  celui  de  la  réflexion  et  de  la 
sagesse. 

Les  inventions  rythmiques  et  musicales  d'Archiloque 
passaient  pour  nombreuses.  Outre  les  différentes  sortes 
d'accompagnement  musical  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  on  lui  attribuait  l'invention  du  trimètre  iambique 
et  celle  du  tétramètre  trochaïque.  C'est  lui  encore  qui  le 
premier,  disait-on,  avait  associé  ensemble  soit  des  vers 
d'étendue  inégale  (trimètres  et  dimètres,  épodes,  etc.), 
soit  des  rythmes  de  forme  différente  (iambes  et  trochées) 
ou  même  de  nature  hétérogène  (rythmes  à  trois,  à  qua- 
tre, à  cinq  temps)  K  Arcliiloque  a  probablement  moins 
inventé  qu'on  ne  le  croyait.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'on 
lui  attribuait  parfois  aussi  l'invention  du  vers  élégiaque, 
qui  ne  lui  appartient  certainement  pas,  celle  des  rythmes 
crétiques,  que  d'autres  rapportaient  avec  plus  de  vrai- 
semblance à  Thalétas,  et  même  celle  du  vers  prosodia- 
que,  qui  est  une  des  plus  anciennes  formes  de  la  versifi- 
cation grecque.  Même  en  ce  qui  concerne  la  poésie  iam- 
bique, on  ne  saurait  affirmer  que  ni  le  trimètre  ni  le 
tétramètre  ne  fussent  usités  avant  Archiloque  dans  le 
culte  de  Déméter.  Le  rythme  iambique  était  si  naturel  à 
la  langue  grecque  que  souvent,  suivant  Aristote,on  fai- 
sait des  vers  iambiques  par  mégarde,  en  causant  ^.  Les 
Grecs  durent  vite  saisir  le  rapport  de  cette  forme  vive, 


1.  Pluiarque,  De  Mus. ^  c.  28. 

2.  Poétique,  c.  4  (fin). 


182  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

familière,  aisée,  avec  la  moquerie  où  leur  Qnesse  d'esprit 
excellait.  Le  rôle  d'Ârchiloque,  en  matière  de  rythmes 
et  de  mètres,  fut  de  recueillir  d*abord,  de  compléter 
ensuite  et  d'achever  les  inventions  de  la  muse  populaire. 
Dans  quelle  mesure  les  transforma-t-il?  Il  est  impossible 
de  le  dire  au  juste  et  inutile  de  le  rechercher.  Mais  ce  qui 
est  incontestable,  c'est  que,  par  un  merveilleux  talent 
d'écrivain,  il  tira  tout  d'un  coup  ce  genre,  jusque  là 
éphémère  et  obscur,  de  la  médiocrité  où  il  végétait,  et  lui 
lit  produire  des  œuvres  qui  fixèrent  ses  traits  essentiels 
d'une  manière  définitive.  Renouveler  de  la  sorte,  c'est 
créer  et  inventer. 

Les  poèmes  d'Archiloque  appartenaient  à  toutes  les 
formes  du  lyrisme  :  il  avait  composé  des  élégies,  des 
hymnes,  des  iambes.  On  comprend  qu'il  ait  abordé  tous 
les  genres  et  n'ait  été  le  prisonnier  d*aucun.  Ârchiloque 
est  avant  tout  une  riche  nature,  douée  des  qualités  les 
plus  diverses.  Prompt  à  la  vengeance,  cruel  souvent  dans 
ses  railleries,  il  sait  aussi  s'attendrir  sur  les  maux  des 
autres;  il  est  capable  d'amour,  d'enthousiasme,  de  mé- 
lancolie, même  de  raison.  Tantôt  il  s'irrite  de  ses  misères, 
et  tantôt  il  en  rit;  il  y  a  chez  lui  un  fond  de  gaîlé  et 
presque  de  gaminerie  qui  perce  à  chaque  instant.  C'est 
une  intelligence  agile,  alerte,  ingénieuse,  merveilleuse- 
ment lucide.  Dans  tout  ce  qu'il  écrit,  malgré  la  diversité 
nécessaire  des  circonstances  et  du  ton,  il  porte  une  grâce 
spirituelle,  une  aisance  légère  qui  est  son  charme  propre 
et  comme  sa  marque. 

Les  élégies  d'Archiloque  ont  dû  pour  la  plupart,  selon 
l'usage,  être  chantées  dans  des  festins,  à  en  juger  par 
les  allusions  qu'on  y  rencontre  au  vin  et  au  plaisir.  Elles 
sont  adressées  à  des  amis  :  Périclès,  Glaucos,  Asimidès. 
Le  poète  y  parle  de  ses  affaires.  Dans  l'une,  adressée  à 
Périclès,  il  dit  la  tristesse  que  cause  à  tous  la  mort  do 
son  beau-frère  et  vante  la  résignation  : 


ARGHILOQUiB  183 

Les  dieux,  6  ami,  ont  ménagé  aux  maux  sans  remède  un 
adoucissement,  la  patience  courageuse;  le  malheur  va  de  l'un 
à  l'autre;  aujourd'hui,  c'est  nous  qu'il  frappe,  et  la  blessure 
saignante  nous  fait  gémir;  demain  ce  sera  le  tour  d'un  autre; 
allons,  courage,  et  loin  d'ici  ces  plaintes  de  femmes  <. 

Dans  le  même  poème,  il  disait  encore  : 

Mes  pleurs  ne  guériront  pas  plus  ma  souffrance  que  les  fes- 
tins et  les  plaisirs  ne  l'accroîtront  '. 

D'autres  élégies  nous  parlent  de  lui-même,  de  son  mé- 
tier; il  est  à  la  fois  poète  et  soldat,  et  il  s'en  vante  : 

Je  suis  le  serviteur  du  divin  Ares  et  savant  dans  l'art  ai- 
mable des  Muses  '. 

n  aime  la  vie  du  mercenaire,  avec  ses  dangers,  ses 
aventures,  ses  plaisirs  : 

A  la  pointe  de  la  lance,  les  bonnes  galettes  bien  pétries;  à 
la  pointe  de  la  lance,  le  bon  vin  d'Ismaros;  pour  le  boire,  je 
m'appuie  sur  ma  lance  *. 

Allons,  la  coupe  en  main,  passe  dans  les  bancs  du  rapide 
vaisseau,  et  tire  le  vin  de  la  creuse  amphore;  prends-le  sur  la 
lie  5,  bien  rouge;  car,  par  une  garde  pareille,  nous  ne  pouvons 
pas  jeûner. 

Il  parle  ailleurs  de  la  bataille  avec  des  accents  qui  rap- 
pellent Tyrtée  ou  Callinos  : 

1.  Fragm.  9. 

2.  Fragm.  13. 

3.  Frajîm.  1. 

4.  Fragm.  2.  Cf.  dans  les  Poetœ  lyrici  gr,  de  Bergk,  t.  III,  p.  651 
(1295  de  la  3«  éd.),  un  curieux  scolion  anonyme  sur  le  même  motif 
(Fra^m.  28  des  Scolia  adespota). 

5.  'Atcô  rpuyé;  (par  conséquent  yt^^u'à  la  lie,  jusqu'au  fond). 


184  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

Point  d'arcs  tendus,  point  de  frondes,  quand  Ares  dans  la 
plaine  heurtera  la  môlée  :  les  épées  feront  leur  ouvrage  au 
milieu  des  gémissements,  car  tel  est  le  combat  cher  aux  maî- 
tres belliqueux  de  l'Eubée  ^ 

Comment  ce  batailleur  émérite  a-t-il  pu  écrire  sur  la 
perte  de  son  bouclier  les  vers  qui  ont  tant  scandalisé 
les  moralistes? 

Quelque  Saïen  maintenant  se  pare  de  mon  bouclier,  belle 
arme,  abandonnée  par  moi  près  d'un  buisson,  hélas!  Après 
tout,  j'ai  fui  rheure  fatale  de  la  mort  :  adieu  l'ancien  bouclier; 
j'en  achèterai  un  neuf  qui  le  vaudra  bien  *. 

Je  conclurais  volontiers  de  ces  vers,  en  dépit  de  la 
légende,  qu'Archiloque  était  brave;  un  lâche,  au  lieu 
de  faire  avec  cette  désinvolture  les  honneurs  de  sa  fuite, 
Taurait  dissimulée.  Le  patriotisme,  selon  toute  appa- 
rence, n'était  guère  intéressé  dans  Tairaire.  Archilo- 
que  faisait  partie  d'une  bande  soldée;  il  y  eut  déroute, 
et  le  poète-soldat,  peu  ému  d'une  mésaventure  dont  il 
n'était  pas  responsable,  prit  le  parti  d*en  plaisanter.  Ho- 
race, au  lieu  de  se  scandaliser,  a  imité  les  vers  d'Archi- 
loque;  c'était  plus  spirituel  et  peut-être  aussi  moral  que 
de  s'en  indigner  ^  —  Tout  n'était  pas  agréable  dans  ce 
métier  de  mercenaire  ;  on  y  était,  en  somme,  peu  con- 
sidéré :  deux  ou  trois  mots  d'Archiloque  laissent  en- 
tendre qu'il  s'en  apercevait,  mais  on  ne  voit  pas  qu*il 
s'en  soit  affligé  outre  mesure  *;  ce  qui  lui  manquait  plus 
que  le  courage,  c'était  peut-être  une  certaine  fleur  de 
délicatesse. 


1.  Fra{?m.  4. 

2.  Fragm.  6. 

3.  Cf.  des  imitations  analogues  dans  Alcée  (fragm.  32)  et  dans  Ana- 
créon  (fragm.  28). 

4.  Fragm.  14  et  24. 


ARGHILOQ     1  185 

Ces  fragments  élégiaques  forment  un  total  d'une  qua- 
rantaine de  vers.  Quoique  ce  soit  peu  de  chose,  il  est  im- 
possible de  n*cn  pas  remarquer  les  rares  mérites.  Le  mot 
y  est  toujours  d'une  justesse  neuve  et  pénétrante;  point 
de  remplissages,  point  de  répétitions  inutiles  (comme  il 
arrive  quelquefois  chez  Tyrtée);  la  phrase  y  est  d'une 
prestesse  charmante;  elle  vole  d'un  vers  à  l'autre,  s'ar- 
rête brusquement  et  se  pose,  comme  suspendue;  puis 
repart,  toujours  vive,  toujours  amusante,  à  la  fois  natu- 
relle et  imprévue.  Rien  de  plus  élégant  que  le  distique 
élégiaque  d'Archiloque,  avec  ses  coupes  si  spirituelles; 
Selon  seul  a  autant  d'élégance,  mais  avec  plus  de  dou- 
ceur; auprès  de  lui,  Tyrtée  est  monotone  et  Théognis, 
malgré  sa  vigueur,  est  presque  lourd. 

Archiloque  avait  aussi  composé  des  chants  lyriques 
proprement  dits,  des  hymnes  en  l'honneur  des  dieux, 
dont  il  ne  reste  que  deux  fragments.  —  L'un,  tiré  d'un 
hymne  à  Déméter,  n'est  formé  que  d'un  seul  vers  (un 
vers  asynartète)^  composé  d'un  dîmètre  iambiqne  et  d'un 
dimètre  trochaïque  *.  On  voit  que  le  poème  était  destiné 
à  une  fêle  de  la  déesse,  fête  célébrée  à  Paros,  suivant  un 
scholiaste  ^.  Celui-ci  nous  apprend  en  outre  qu'il  y  eut  à 
cette  occasion  un  concours  entre  divers  poètes,  et  qu'Ar- 
chiloque  eut  le  prix.  Le  métricien  Héphcstion,  qui  cite 
ce  vers,  dit  qu'il  le  tire  des  'loSax^o^  d'Archiloque  '  : 
comme  les  'lofiax/oi  étaient  proprement  des  hymnes  en 
l'honneur  de  Bacchus  avec  ce  refrain,  'Io>  Bàx^e,  d'où 
leur  venait  leur  nom  *,  il  faut  conclure  de  là  que  le  re- 
cueil d'Archiloque,  à  côté  de  l'hymne  à  Déméter,  conte- 


1.  Fragm.  120. 

2.  Schol.  Aristoph.,  Oiseaux»  1764. 

3.  Héphestion,  Manuel,  c.  45  (p.  98). 

4.  Comparez  le  refrain  Mt)  icatdcv  et  ie  nom  du  chant  appelé  •Iriuotieuv 
(péan)  dans  l'kymne  à  ApoUoo  Pythien,  v,  339.  Cf.  Proclus,  Chre^- 
tom.y  p.  246  (Weslphal). 


186  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

nait  surtout  d'autres  hymnes  consacrés  à  Dionysos  K  — 
L'autre  fragment  est  un  peu  plus  long  et  plus  intéres- 
sant, car  il  rend  témoignage  pour  sa  part  au  sujet  de 
Toriginalité  des  inventions  d'Ârchiloque.  C  est  le  début 
d'un  hymne  à  Héraclès  chanté  par  Archiloque,  à  Olympie, 
suivant  un  scholiaste  de  Pindare,  et  qui  par  la  suite 
servait  quelquefois  aux  vainqueurs  pour  payer  immé- 
diatement aux  dieux  leur  dette  de  reconnaissance,  en 
attendant  qu'un  poète  eût  le  loisir  de  leur  composer  un 
nouvel  hymne;  c'est  en  ce  sens  que  Pindare  lui-même  y 
fait  allusion  ^  Les  scholiastcs  nous  ont  conservé  les  pa- 
roles des  deux  premiers  vers  ^  : 

avTÔç  TS  xai  'lô^ocoç,  at;i^|x)3Ta  Jvo  *, 

Salut,  glorieux  vainqueur,  divin  Héraclès,  à  toi  et  à  ton 
fidèle  lolas,  couple  guerrier. 

Ce  sont  deux  vers  iambiques  ;  preuve  assez  curieuse 
de  la  prédilection  d'Ârchiloque  pour  ce  genre  de  rythme, 
qu'il  emploie  partout.  Les  paroles  d'ailleurs  n'ont  pas 
grande  importance,  mais  ce  qui  faisait  l'intérêt  et  l'origi- 
nalité de  ce  morceau,  c'est  qu'il  s'exécutait,  dit-on,  sans 
accompagnement  de  cithare  ni  de  flûte,  mais  avec  un 
refrain  chanté,  les  syllabes  TryùXa^  qui  n'avaient  aucun 
sens,  et  qui  flguraient  seulement  par  une  sorte  d'har- 
monie imitative  le  son  d'un  instrument  ^.  Les  scholias- 


1.  Arcliiloque  lui-môme  (fragm.  77  ;  dans  Athénée,  XIV,  628,  A) 
dit  qu'il  savait  entonner  le  dithyrambe.  L'iobacchos  et  le  dithyrambe 
étaient  deux  genres  alors  voisins  par  Tinspiration. 

2.  Olymp»^  X,  !• 

3.  Fragm.  119. 

4.  Il  y  a  quelques  doutes,  peu  importants,  sur  la  manière  exacte 
d'écrire  ces  deux  vers.  Je  donne  le  texte  de  Bergk. 

5.  Schol.f  Pind.  Olymp.,  X,  i;  Schol.  Aristoph.,  Oiseaux^  1764,  et 
Acham.,  1230. 


ARGHILOQUE  187 

tes  expliquent  assez  sottement  cette  particularité  en 
racontant  qu'Archiloque  avait  été  forcé  d'imaginer  ce 
refrain  faute  d'un  cithariste  qui  pût  l'accompagner  :  il 
est  clair  que  le  poète,  en  inventant  son  célèbre  T-ryùXoL 
(si  souvent  cité  depuis),  agissait  dans  sa  pleine  liberté 
d'artiste  et  ne  se  bornait  pas  à  réparer  un  accident  im- 
prévu. Pindare  insiste  d'une  manière  remarquable  sur 
l'éclat  sonore  de  ce  chant.  Il  y  avait  évidemment  là  un 
effet  qui  nous  échappe  en  partie;  mais  on  peut  deviner  la 
pensée  du  poète:  il  avait  trouvé  dans  quelque  chant 
populaire  le  modèle  de  celte  espèce  de  ira  la  la;  il  en 
avait  goûté  la  saveur  originale,  la  franchise  et  Téclat  ; 
avec  sa  hardiesse  ordinaire,  il  l'introduisit  dans  la 
musique  savante  et  dans  la  littérature.  La  tentative  fut 
heureuse,  en  ce  sens  du  moins  que  Tœuvre  même,  si 
elle  ne  suscita  pas  beaucoup  d'imitations,  resta  classi- 
que, puisqu'elle  était  encore  chantée  couramment  au 
temps  de  Pindare  et  d'Aristophane. 

Mais  le  grand  titre  de  gloire  d'Aristophane,  c'étaient  "' 
ses  iainbes,  d'abord  sous  les  deux  formes  principales  du  ' 
trimètre  iambique  et  du  létramètre  trochaïque,  ensuite 
associés  avec  d'autres  mètres  dans  les  épodes.  Otfried 
Mûller  suppose  que  ces  poèmes  ont  dû  être  récités  d'abord 
dans  les  fèlcs  de  Dcméter,  à  la  faveur  des  libertés  qu'au- 
torisaient certaines  parties  de  ce  culte.  L'hypothèse  est 
peu  probable.  Que  l'origine  de  l'iambe  doive  être  cherchée 
là,  c'est  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut;  mais  les  iambes 
d'Archiloque  ont  un  caractère  trop  personnel,  et  d'ail- 
leurs sa  vie  fut  trop  ballottée  de  côté  et  d'autre  pour 
qu  on  puisse  supposer  qu'il  resta  fidèle  à  ce  premier 
emploi  du  genre  iambique.  Son  originalité  fut  justement 
sans  doute  de  tirer  l'iambe  du  sanctuaire,  comme  firent 
pour  l'élégie  les  Calliiios  et  les  Tyrtée,  et  d'en  déployer 
les  ressources  en  tous  sens.  Il  est  probable  que  beaucoup 
de  ses  poèmes  iambiques  furent  récités  et  chantés  dans 


iS8  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

des  festins.  Toute  sa  vie  se  déroulait  dans  ses  vers  au 
jour  le  joilr.  Il  touchait  à  tout  et  à  tous  avec  une  liberté 
de  paroles,  une  verve,  une  abondance  d'idées  et  d'images, 
une  force  de  style  admirables. 

Le  danger  auquel  s'exposent  les  satiriques,  c'est 
d*6tre  tendus  oX  monotones;  le  rire,  quand  il  devient 
affaire  de  métier ,  tourne  facilement  à  la  grimace.  Ar- 
chiloque  échappe  sans  peine  à  ce  péril  :  le  rire,  chez  lui, 
n*a  jamais  rien  d'une  manie  ou  d'une  prétention;  il 
est  avant  tout  naturel;  on  sent  qu'il  jaillit  d  une  âme 
sincère,  et  capable  d'ailleurs  de  no  pas  rire  toujours. 
Archiloque,  dans  ses  iamhes,  prend  tous  les  tons.  S'il 
descend  parfois  jusqu'à  Tobscénité  la  plus  impudente, 
il  s'élève  aussi  jusqu'à  l'expression  des  plus  nobles  idées 
morales;  il  est  tour  à  tour  véhément,  gracieux,  ironique; 
il  blesse  à  mort  ou  il  égratigne;  il  est  terrible  et  char- 
mant. La  variété  de  ses  procédés  est  inépuisable  :  il  met 
en  scène  ses  personnages  et  les  fait  parler  *  ;  il  en  inter- 
pelle d'autres;  il  cache  sa  pensée  sous  un  apologue  ^,  ou 
bien  il  la  crie  sur  les  toits.  Mais  surtout  il  est  un  admi- 
rable écrivain.  Nous  avons  déjà  parlé  du  style  de  ses 
élégies  :  celui  des  iambes  est  analogue,  avec  plus  de 
liberté  encore  et  une  diversité  de  ton  plus  marquée.  Il  a 
le  mot  vif,  net,  expressif,  et  la  phrase  ailée.  Point  de  pé- 
riphrases, point  de  noblesse  épique,  sauf  en  quelques 
endroits  où  la  pensée  s*élève  :  presque  toujours,  c'est  le 
style  prompt  et  mordant  de  la  conversation  la  plus  fami- 
lière et  la  plus  spirituelle.  On  dirait  de  l'Aristophane  ^ 
Il  est  bien  remarquable  que,  sur  tant  de  fragments  simu- 


1.  Fragm.  25  et  74;  dans  Aristote,  Rhéi.,  III,  17,  p.  1418,  b. 

2.  Le  Renard  et  TAigle,  fragm.  86  ;  le  Singe  et  le  Renard,  fragm.  89. 

3.  Aussi  les  rapsodes  de  la  période  attique  continuaient-ils  encore 
à  réciter  les  vers  d'Arohiloque  aux  applaudissements  du  public  (Pla- 
ton, /o/i,  p.  531,  À). 


ARGHILOQUE  189 

tilésy  si  misérablement  pulvérisés,  et  dont  les  trois  quarts 
sont  cités  par  les  anciens  non  pour  leur  beauté,  mais 
pour  une  particularité  quelconque  de  grammaire,  de  mé- 
trique ou  d'histoire,  il  y  en  ait  si  peu  qui  soient  tout  à 
fait  insignifiants.  Par  malheur,  si  Ton  peut  traduire  une 
idée,  il  est  difficile  de  traduire  un  style  très  délicat. 

Trois  ou  quatre  fragments  se  rapportent  à  la  beauté 
de  la  fille  de  Lycambès,  Néobulé,  et  Timage  de  la  jeune 
fille  nous  apparaît  dans  sa  grâce  ionienne  un  peu  molle 
et  sensuelle  : 

fille  aimait  à  se  parer  d'une  branche  de  myrte  ou  d'une 
belie  fleur  de  rosier,  et  sa  chevelure  ombrageait  ses  épaules 
et  son  dos<. 

Les  cheveux  et  le  sein  parfumés,  elle  eût  donné  de  l'amour 
à  un  vieillard  *. 

Est-ce  Néobulé  encore  dont  il  est  question  dans  ces 
vers  charmants  : 

La  grande  force  de  l'amour  dont  son  cœur  était  plein  ré- 
pandit sur  ses  yeux  un  brouillard  épais  et  déroba  le  senti- 
ment à  sa  poitrine  délicate  3. 

A  maintes  reprises,  Archiloque  exprime  sa  douleur 
amoureuse  avec  une  éloquence  poignante. 

Misérable,  consumé  de  désir,  je  suis  sans  vie  ;  la  cruauté 
des  dieux  me  perce  d'atroces  douleurs  jusque  dans  la  moelle 
de  mes  os  *. 

Le  désir,  6  ami,  me  dévore  et  me  dompte  ^ 

1.  Fragm.  29. 

2.  Fragm.  30. 

3.  Fragm.  103. 

4.  Fragm.  84. 

5.  Fragm.  85.  —  Rien  ne  prouve,  bien  entendu,  qne  ced  fragments 
se  rapportent  à  son  amour  pour  Néobulé.  Tout  ce  qu'on  peut  dire, 
c'est  que  cet  amour  avait  dû  lui  inspirer  plus  d'un  vefi  analogue  à 
ceux-ci. 


190  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

Rejeté,  il  pousse  un  cri  de  vengeance;  Lycambès  paiera 
sa  dette  ^  : 

Je  possède  un  grand  art  :  quand  on  me  blesse,  je  rends  de 
cruelles  blessures  2. 

Lycambès  et  sa  fille  devinrent  la  risée  do  la  ville.  Le 
poète  savoure  son  triomphe  avec  une  joie  féroce  ;  il 
apostrophe  son  ennemi  et  se  moque  de  lui  : 

Vénérable  Lycambès,  quelle  idée  as-tu  donc  là  ?  qui  t'a  dé- 
rangé l'esprit?  Tu  avais  pourtant  de  la  raison:  maintenant, 
par  toute  la  ville,  tu  fais  rire  de  toi  3. 

On  comprend  que  le  vertueux  Eusthathe,  archevêque  de 
Thessalonique,  parlant  d*Archiloque,  ait  dit  qu'il  avait 
une  «  langue  de  scorpion  »  *.  A  Sparte,  dît-on,  ses 
poèmes  étaient  interdits.  Mais  combien  tout  cela  est 
vivant  et  spirituel  I  Lucien  raconte  *  qu'attaqué  par  un 
ennemi  qui  essayait  de  le  faire  taire,  Archiloque  répondit 
en  se  comparant  lui-même  à  la  cigale,  qu'on  ne  peut 
réduire  au  silence  même  en  la  saisissant  par  les  ailes  : 
au  contraire,  elle  n'en  fait  que  plus  de  bruit  :  «  Je  suis, 
disait  le  poète,  une  cigale  que  tu  prends  par  l'aile  *.  » 
Juste  image  de  cette  verve  incoercible.  Une  de  ses  pièces 
débutait  par  cette  apostrophe  vive  et  gaie  '  : 

O  Gharilas,  fils  d'P>asmon,  écoute  une  plaisante  histoire  ; 
tu  auras,  mon  bien  cher  ami,  un  vrai  plaisir  à  Pentendre. 


1.  Fragm.  92. 

2.  Fragm.  65, 

3.  Fragm.  94. 

4.  Eiistathe,   Comment,   sur  l'Iliade,   p.  851,  33   {à  (ncopici(/&8v)c  ttjv 

5.  PseudologisteSt  1. 

6.  Fragm.  143. 

7.  Fragm.  79. 


ARGHILOQUE  191 

Suivait  sans  doute  quelque  cruelle  malice,  soit  contre 
Lycambès  soit  contre  Charilas  lui-même.  C'est  là  le  ton 
le  plus  ordinaire  d'Archiloque  :  une  gaîté  rieuse  et  pétu- 
lante, qui  mord  à  belles  dents. 

Dans  un  autre  genre,  quelle  amusante  esquisse  de 
Tftpre  et  montagneuse  Thasos,  où  il  n'a  trouvé  que 
déception  : 

Elle  se  dresse  comme  Téchine  d'un  âne,  avec  des  bois  sau- 
vages en  couronne  i. 

Il  disait  encore  : 

La  misère  de  toute  la  Grèce  s'est  donné  rendez-vous  à 
Thasos  •. 

Archiloque  a  sans  cesse  le  mot  pittoresque  qui,  du  pre- 
mier coup,  fait  voir  Tobjet  ^ 

11  ne  semble  pas  que  la  politique  Tait  beaucoup  occupé. 
Voici  pourtant  deux  vers  où  il  avait  peut-être  pris  pour 
cible  un  ennemi  politique  : 

Maintenant  Léophile  est  chef,  Léophile  est  maître;  tout 
cède  à  Léophile,  tout  obéit  à  Léophile  4. 

Quelques  fragments  un  peu  plus  étendus  sont  d'une 
inspiration  plus  philosophique,  plus  générale,  plus 
grave.  Celui-ci  d'abord,  où  l'éloquente  apostrophe  du 
début  trabit  encore  le  poète  passionné,  mais  où  la  fer- 
meté domine  : 

O  mon  âme,  mon  âme,  triste  jouet  de  maux  sans  nombre, 
relève-toi,  résiste  en  face  aux  méchants,  et  au   milieu  des 


1.  Fragm.  21. 

2.  Fragm.  52. 

3.  Voir  encore  le  fragm.  58  (portrait  d'un  général  idéal) . 

4.  Fragm.  69  (le  texte  du  second  vers  est  douteux). 


192  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

pièges  ennemis  qai  t'environnent,  reste  ferme  :  victorieuse, 
n'étale  pas  ton  triomphe  ;  vaincue,  ne  t'enferme  pas  dans  une 
humilité  gémissante;  que  ta  joie  dans  le  bonheur,  que  ta 
colère  dans  le  malheur  soient  modérées  ;  songe  à  la  mouvante 
incertitude  des  choses  humaines  ^ 

Remets  toutes  choses  aux  dieux.  Souvent  ils  tirent  de  l'in- 
fortune et  redressent  un  homme  qui  gisait  sur  la  terre  noire  ; 
souvent  ils  abattent  et  font  tomber  à  la  renverse  celui  qui  se 
tenait  debout:  alors  les  misères  fondent  sur  le  malheureux  ; 
la  pauvreté  le  chasse  çà  et  là,  et  son  esprit  s'égare  '. 

Une  dernière  citation  pour  Gnir,  et  qui  pourra  sur- 
prendre :  le  terrible  Archiloque  a  quelque  part  vanté  la 
pitié;  lui  qui  a  tant  attaqué  les  vivants,  il  veut  qu'on 
fasse  grâce  aux  morts 

Il  n'est  pas  bien  de  lancer  l'insulte  à  un  homme  qui  n'est 
plus  K 

C'est  un  curieux  trait  de  plus  à  ajouter  à  cette  vivante  et 
complexe  Ggure. 

Après  Archiloque,  on  ne  saurait  s'arrêter  longtemps 
sur  les  autres  satiriques  de  profession.  Son  vrai  succes- 
seur, je  Tai  dit,  c'est  Aristophane,  qui  a,  lui  aussi,  le 
miel  avec  l'aiguillon.  Simonide  d*Amorgos,  Hipponax 
d'Ëphèse,  Ananios,  ont  rarement  la  grâce,  et  leur  pointe 
manque  de  finesse. 

Simonide  ^,  Gis  de  Erinès,  ordinairement  appelé  Simo- 


i.  Fragm.  66. 

2.  Fragm.  56. 

3.  Fragm.  64. 

4.  Si(x(i>vi6T);,  ou  plutôt  SriiicoviST);,  suivant  Ghœroboscos  (dans 
VEtymohgicum  magnum,  p.  713,  18).  Cf.  Rœhl,  Inscn  grjec.  anti- 
quiss,,  n«  1  (cité  par  Sittl).  —  Sur  Simonide,  cf.  Welcker,  Prolégomènes 
de  son  édition. 


8IM0NIDB  D'AMOROOS  198 

nide  d'Amorgos,  était  oé  réellement  à  Samoa.  Hais  il  fut 
choisi»  dit-on,  par  les  Samiens  comme  chef  de  l'émigra- 
tion qui  colonisa  Tile  d'AmorgoSy  et  il  adopta  pour  patrie 
rtle  ainsi  colonisée  \ 

Les  cbronographes  anciens  plaçaient  la  fondation  de 
celte  colonie  quatre  cent  quatre-vingt-dix  ans  après  la 
guerre  de  Troie  ',  c  est-à-dire,  selon  la  manière  ordinaire 
de  compter,  en  693  avant  J.-C.  Si  cette  date  est  exacte,  et 
s'il  est  vrai  que  Simonide  ait  été  le  chef  de  Texpédition, 
il  en  résulte  qu'il  était  contemporain  d'Archi loque,  et 
probablement  même  plus  âgé  que  lui  ;  ce  qui  ne  veut  pas 
dire  d'ailleurs,  selon  la  remarque  de  Bergk,  qu'il  ait  dû 
écrire  des  iambes  avant  lui  :  car  il  a  pu  l'imiter  dans  un 
âge  relativement  avancé.  Mais  toute  cette  chronologie 
est  fort  sujette  à  caution,  et  Suidas  mérite  peu  de  créance. 
Quelques-uns  allaient  jusqu'à  voir  dans  Simonide  un  pré- 
décesseur d'Archiloque^  C'était  là  une  opinion  évidemment 
inexacte,  et  d'ailleurs  isolée  :  la  nature  même  de  la  poésie 
de  Simonide  y  contredit.  D'autres  témoignages  tendraient 
à  le  faire  placer  dans  la  seconde  moitié  du  vi^  siècle,  ce 
qui  est  beaucoup  plus  vraisemblable  *. 

On  lui  attribuait  des  élégies  et  des  iambes.  Par  mal- 
heur, la  notice  de  Suidas,  qui  est  notre  principale 
source  d*information  sur  ce  sujet,  est  aussi,  comme  il 
arrive  souvent,  un  modèle  de  confusion.  On  a  cherché 
plus  d'une  fois  à  la  corriger  ;  mais  ces  corrections,  tout 
arbitraires,  ne  nous  apprennent  rien  de  positif  '.  De  plus, 
la  similitude  des  noms  a  fréquemment  amené  des  con- 

1.  Suidas,  Y.  2i|iwv{ST)c. 

2.  Suidas,  ibid, 

3.  Suidas,  ibid» 

4.  Proclus,  Chrestom,  7  (p,  243  des  Scriptarea  metrici  de  Westphal), 
fait  de  Simonide  le  contemporain  d*un  roi  de  Macédoine  dont  le  nom 
(Ananias)  est  altéré,  mais  qui  est  donné  comme  un  peu  antérieur  à 
Darius» 

5.  Cf.  Bernhardy,  t.  II,  p.  498. 

Hbi.  da  U  Utl.  gNoqae.  —  T.  XX.  13 


l«V         CHAPITRE  IV.  -  POÉSIE  lAMBIQUE 

fas(iôùs  eôtte  Simonide  d'Amorgos  et  d'autres  Simôhides  ; 
et,  par  exemple,  ce  n'est  que  depuis  Welcker  que  les 
ïambes  du  satirique  d'Amorgos  oot  cessé  d'être  mis  par 
les  éditeurs  sous  le  nom  du  poète  lyrique  de  Céos.  Mais 
il  resté  des  doutes  sûr  d'autres  points.  Qu'était-ce  notam- 
ment que  cette  'Ap^aio^oyCa  tûv  2a(i.uAy  dont  il  est  ques- 
tioâ  dans  Suidas  ?  Etait-ce  un  poème  élégiaque  de  Simo- 
nide  d'Amorgos,  comme  le  croit  Bergk,  ou,  comme  d'au- 
tres le  supposent,  un  ouvrage  en  prose  du  logographe 
Sinxonide  de  Céos,  neveu  du  poète  lyrique  ?  De  même,  on 
continue  à  mettre  sous  le  nom  du  poète  de  Céos  un  assez 
beau  fragment  d'élégie  sur  la  brièveté  de  la  vie  hu- 
maine ^  :  Bergk  incline  à  y  voir  une  œuvre  de  son  homo- 
nyme d'Amorgos  *  ;  qu'en  faut  il  penser?  —  Bref,  il  n'y 
a  que  les  fragments  iambiques  que  nous  puissions  avec 
certitude  attribuer  au  satirique  :  de  ses  élégies,  rien 
d'incontestable  ne  nous  reste. 

Les  fragments  iambiques  sont  au  nombre  d'une  tren- 
taine. La  plupart  sont  très  courts  ;  mais  deux  pièces  ont 
de  l'importance.  L'une  est  un  morceau  de  vingt-quatre 
vers  sur  la  condition  misérable  de  Thomme,  l'autre,  de 
cent  dix-huit  vers,  est  le  célèbre  poème  sur  les  femmes. 

Lé  premier  de  ces  deux  morceaux  est  adressé  à  un 
ami  inconnu  ^  L'homme,  être  éphémère  {ifh\u(iOi)f 
est  le  jouet  des  dieux^  qui  dérangent  ses  prévisions  ; 
tableau  des  vaines  espérances  où  l'humanité  se  complaît, 
et  qui  sont  toujours  trompées.  Le  poète  arrive  à  une 
conclusion  résignée  et  modérée  :  il  ne  faut  ni  courir  de 
gaité  de  cœur  au  devant  du  mal,  ni  trop  y  attacher  son 
âme  et  s'en  affliger.  Le  développement  ne  daanque  pas 

^  ■  • 

1.  Pœt.  lyr.  gr.'  de  Bergk/t.  IIL  p.  425  (1146,  S«  éd.);  fragm.-85 
de  Simonide  de  Céos. 

2.  Bergk,  ad  loc,^  ei  Griech.  JMer.,  t.  It,  p.  200.  L'opinion  de  Ôergky 
à  vrai  dire,  me  semble  tout  à  fait  arbitraire. 

8.  ^û  icat,  dit  le  poète  (y.  1).  .... 


SIMONIDE  D'âMORQOS  195 

d'une  certaine  élégance  aisée.  Par  le  fond  des  idées  et 
par  le  style,  il  ressemble  d'avance  à  certains  morceaux 
de  la  comédie  nouvelle.  Mais  ce  qui  lui  donne  surtout 
cette  ressemblance,  c'est  la  nature  toute  générale  de  la 
pensée;  Tiambe  n'a  plus  rien  ici  de  la  vivacité  agres- 
sive d*Ârchiloque  :  c  est  de  la  philosophie  morale»  à 
peine  teintée  d'une  légère  nuance  d'ironie,  qui  s'exprime 
doucement  dans  ces  vers  faciles. 

Le  même  caractère  se  retrouve  en  partie  dans  le  mor- 
ceau sur  les  femmes.  Ce  n'est  pas  que  Tesprit-  satirique 
y  manque  :  mais,  en  cessant  d'être  personnelle  pour 
devenir  générale,  la  satire  s'est  adoucie.  Dans  l'ensemble» 
d'ailleurs,  ce  poème  est  peu  agréable.  Malgré  quelques 
jolis  vers,  il  est  fatigant.  La  donnée,  assez  ingénieuse, 
mais  peu  neuve  sans  doute  même  au  temps  de  Simonide, 
est  développée  avec  une  conscience  et  une  régularité 
désespérantes;  une  plaisanterie  aussi  méthodiquement 
prolongée  devient  lourde.  Simonide  s'amuse  à  prendre 
dix  types  de  femmes  et  à  les  expliquer  par  une  prétendue 
généalogie  animale  :  l'une  vient  du  porc,  l'autre  du  chien, 
l'autre  du  singe,  l'autre  de  l'abeille.  C'est,  sous  une 
autre  forme,  l'idée  qui  a  donné  naissanôe  à  la  fable 
ésopique,  à  savoir  celle  des  ressemblances  entre  les 
caractères  de  l'espèce  humaine  et  ceux  des  animaux  : 
idée  vieille  comme  le  monde,  aussi  bien  que  le  genre 
même  de  la  fable.  Simonide  ne  la  renouvelle  guère  que 
par  la  forme  didactique  dont  il  la  revêt  :  au  lieu  de 
peindre  par  touches  rapides  et  par  allusions,  il  énumère 
et  il  explique,  dans  une  sorte  de  poème  suivi  ;  ce  n'est 
pas  un  avantage.  Le  fond  de  sa  pensée  est  amer.  Bien 
qu'il  ait  dit  quelque  part,  après  Hésiode,  ((  rien  demeil'- 
leur  qu'une  femme  qui  est  bonne,  rien  de  pire  qu'une 
méchante  »,  il  est  clair  qu'il  songe  à  la  méchante  plus 
qu'à  la  bonne  :  pour  une  femme  qui  vient  de  l'abeille, 
il  y  en  a  neuf,  à  ses  yeux,  qui  viennent  d'animaux  plus 


196  CHAPITRE  IV.  -^  POÉSIE  lAMBIQUE 

OU  moins  malfaisants.  Son  inspiration  est  morose  :  elle 
manque  souvent  de  délicatesse  et  de  belle  humeur.  Le 
style  n  est  pas  sans  élégance,  mais  il  a  quelque  chose  de 
sec  et  de  prosaïque.  Ce  qu'il  y  a  en  somme  de  plus  inté- 
ressant dans  ce  morceau,  c'est  l'apparition  de  la  satire 
générale  et  philosophique. 

Si  Ton  s'en  tenait  aux  fragments  qui  nous  restent  de 
Simonîde,  on  pourrait  croire  que  ce  caractère  était 
conunun  à  toutes  ses  œuvres.  Mais  il  résulte  d'un  pas- 
sage de  Lucien  '  qu'il  avait  écrit  aussi  des  satires  per- 
sonnelles, comme  Archiloque  :  l'objet  principal  de  ces 
attaques,  d'après  ce  passage,  semble  avoir  été  un  certain 
Orodokidès,  d'ailleurs  tout  à  fait  inconnu.  Quel  qu'ait 
pu  être  le  mérite  de  cette  partie  de  ses  satires,  il  ne  fai- 
sait là  que  suivre  la  trace  d'un  devancier  inimitable.  S'il 
a  été  quelque  part  original,  c'est  certainement  dans  le 
poème  sur  les  femmes,  qui  ouvre  à  la  poésie  iambique, 
dès  le  début,  une  veine  nouvelle  et  féconde. 

Nous  n'avons  pas  à  revenir  ici  sur  les  poésies  iambiques 
de  Solon,  qui  se  placent  par  leur  date  après  celles  de 
Simonide,  mais  dont  il  a  été  question  dans  un  autre 
chapitre.  Bornons-nous  à  rappeler,  pour  Fixer  dans  ses 
principaux  traits  l'évolution  du  genre  iambique,  que  les 
iainbcs  de  Solon  ne  sont  tout  h  fait  analogues  ni  à  ceux 
d' Archiloque  ni  à  ceux  de  Simonide  :  ils  s'éloignent  des 
premiers  par  l'absence  de  toute  satire  virulente  et  des 
seconds  par  leur  caractère  personnel  ;  ce  sont  des  mé- 
moires politiques,  des  conPidences  d'homme  d'Etat,  et  non 
des  spéculations  générales  de  poète  moraliste  et  satiri- 
que. 

Hipponax  et  Ananios  ferment  la  série  des  poètes  iam- 
biques antérieurs  à  la  période  attique. 

i.  PseudoL,  2. 


HIPPONAX  197 

HippoDax  était  né  à  Ephèse.  D'après  les  témoignages 
les  plus  dignes  de  foi,  il  vivait  à  la  fin  du  vi®  siècle  *. 
Chassé  d'Ephèse,  suivant  Suidas,  par  deux  personnages 
qui  s'étaient  emparés  de  la  tyrannie,  il  vécut  à  Clazo- 
mènes.  C*est  à  Hipponax  qu'on  attribue  dordinaire  Tin- 
venlion  du  vers  iambique  scazon  ou  choliambe;  d'au- 
tres cependant  l'attribuaient  à  Ânanios  ^.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ce  sont  les  choliambes  qui  dominent  parmi  les 
fragments  assez  nombreux  (une  centaine  environ)  qui 
nous  restent  d'Hipponax;  on  y  trouve  aussi  des  iambi- 
ques  trimètres,  des  tétramètres  trochaïques,  et  d'autres 
sortes  de  vers  encore,  mais  le  choliambe  avait  été  cer- 
tainement le  mètre  préféré  d'Hipponax.  Ce  rythme  boi- 
teux, inélégant,  essentiellement  trivial  et  populaire,  coti- 
yenait  à  merveille  à  la  nature  de  son  inspiration.  Par  là, 
Hipponax  tient  une  place  un  peu  à  part  dans  la  littéra- 
ture grecque;  car  le  choliambe  y  a  été  peu  cultivé  :  il  faut 
descendre  jusqu'à  l'âge  érudit  des  Alexandrins  pour  le 
voir  pleinement  remis  en  honneur.  L'âge  classique  aime 
le  rire,  mais  il  veut  plus  d'élégance  et  de  grâce  :  Hipponax 
se  contente  d'une  verve  un  peu  grosse.  Sa  poésie,  comme 
celle  d'Archiloque,  était  satirique  et  personnelle,  mais 
sans  la  finesse  brillante  de  celle-ci.  Un  habile  connais* 
seur,  l'auteur  du  Traité  de  tÉ locution^  Démétrius,  par- 
lant de  certaines  choses  gracieuses  par  elles-mêmes  (les 
roses,  les  nymphes,  l'hyménée),  dit  qu'elles  le  seraient 
encore  dans  la  bouche  même  d'un  Hipponax  ^  ;  on  ne 
saurait  dire  plus  clairement  à  quel  point  celui-ci  était 
d'ordinaire  trivial  et  rude.  Il  était,  dit-on,  petit  et  contre- 


1.  Pline,  Hist.  NaL,  XXXVI,  5;  Proclus,  Chrestom.  7  (Westphal, 
Script,  metr.,  p.  243).  Cf.  Marm,  Par,,  57.  L'auteur  du  De  MuHoaifi,  6) 
combat  Terreur  de  ceux  qui  plaçaient  Hipponax  au  temps  de  Terr 
pandre  (probablement  pour  le  mettre  en  relation  avec  Archiloque). 

2.  Héphestion,  Manuel,  c.  5  (p.  83). 

3.  Démétrius,  Éloc,,  132. 


198  CHAPITRE  IV.  —  POÉSIE  lAMBIQUE 

fait*  ^;  de  plus  il  était  pauvre  '  :  on  s'explique  sa 
méchante  humeur,  qui  pourtant  n'excluait  pas  une  cer- 
taine gaîté. 

Il  attaque  beaucoup  de  monde.  Il  avait  commencé,  dit- 
on,  par  ses  parents  ^  Il  s'en  prit  ensuite  à  deux 
*  sculpteurs,  Bupalos  et  Âthénis,  qu'il  accusait  d^avoir  fait 
de  lui  un  portrait  injurieux  *.  On  trouve  encore  dans  ses 
vers  une  demi-douzaine  de  noms  propres,  parmi  lesquels 
celui  d'un  peintre,  Mimnès,  dont  il  raille  un  tableau  K 
Ailleurs  il  parodie  un  poète  épique  ^.  Hipponax  appar- 
tient à  un  temps  où  les  questions  de  littérature  et  d'art 
tiennent  déjà  dans  la  vie  une  grande  place.  Il  est  malheu- 
reusement difficile  d'apprécier  exactement  son  talent 
d'après  les  fragments  si  courts  qui  nous  restent.  Ce 
qu'on  y  voit  de  plus  clair,  c'est  un  certain  goût  de 
réalisme  qui  fait  qu'Athénée,  par  exemple,  l'a  plusieurs 
fois  cité  pour  des  termes  de  cuisine.  En  général,  Hippo- 
nax abonde  en  mots  rares,  en  YXûa<7ai  citées  par  les 
lexicologues;  non  que  ces  mots  fussent  rares  de  son 
temps,  mais  c'étaient  des  termes  techniques,  des  mots 
du  langage  local  et  populaire,  plus  ou  moins  inconnus 
et  oubliés  des  lettrés  d'une  époque  postérieure.  Tout  cela, 
en  somme,  a  pour  nous  peu  d'intérêt. 

Quant  à  Ananios  (appelé  aussi  Ananias  ^),  ce  n'est 
plus  guère  qu*uu  nom.  Il  vivait  avant  Ëpicharme ,  qui 
l'avait  cité  %  et  probablement  après  Hipponax,  car  ses 

i.  Élien,  Hist,  var.^  X,  6. 

2.  Fragm.  18.  19,  20. 

3.  Léonidas  de  Tarente,  dans  TAnthologie  Palatine  (VII,  408)  :  àxal 
*    Toxicdv  xaraSauÇaç. 

4.  SuidaSp  7.  'Iincc^vaÇ.  Cf.  fragm.  13. 

5.  Fragm.  49. 

6.  Fragm.  85. 

7.  Schol.  Aristoph.,  Grenouilles,  v.  674. 

8.  AUiénôe,  VII,  p.  282  B. 


ANANIOS  199 

vers  choliambiques  se  terminent  parfois  par  deux  spon- 
dées au  lieu  d'un,  ce  qui  semble  une  manière  d'enchérir 
sur  l'inventeur  du  choliambe.  Mais  nous  ne  savons  ni  le 
nom  de  sa  patrie  ni  ce  qu'il  avait  fait  au  juste.  Le  plus 
long  des  cinq  fragments  qui  nous  restent  de  ses  œuvres 
est  une  énumération  de  poissons,  de  gibiers  et  de  viandes 
qu'Athénée  n'a  pas  manqué  de  recueillir,  mais  qui  ne 
peut  que  nous  laisser  assez  indifférents. 

La  poésie  iambique,  négligée  comme  genre  distinct 
pendant  la  période  attique,  ne  reparaît  désormais  que  de 
loin  en  loin  et  n'a  laissé  que  de  rares  débris. 


CHAPITRE  V 


LA    CHANSON 


BtBtIoaRAPHlX 

Pour  les  éditions  générales  des  poètes  lyriques,  voir  la  bi- 
bliographie du  chapitre  III. 

Les  fragments  d'Alcée  et  de  Sappho  ont  été  publiés  par 
Ahrens  dans  son  ouvrage,  De  grœcsB  linguœ  dialectts  (tome  I, 
appendice),  i839. 

En  fait  d'éditions  particulières,  il  sufQt  de  donner  un  sou- 
venir à  la  jolie  édition  d'Anacréon  et  des  poèmes  anacréonti- 
ques  publiée  par  Boissonade  en  i823  (Anacreontis  reliquix,  etc., 
Paris,  Lefévre). 


SOMMAIRE 


I.  L'ode  légère  ou  chanson.  Définition;  origines  et  développement  ul- 
térieur; caractères  techniques  (exécution  musicale,  mètres,  stro- 
phes, style  et  dialecte);  les  variétés  principales  de  la  chanson  (le 
scolie).  —  IL  Les  poètes.  {  l.  Alcée,  Sappho  ;  {  2.  Anacréon. 


I 


L'élégie,  avec  son  mètre  si  voisin  du  vers  épique  et  son 
accompagnement  musical  très  simple,  Tiambe,  avec  son 


LÀ  CHANSON  SOI 

développement  métrique  ordinairement  continu  et  sa  dé- 
clamation mélodramatique,  no  sont  par  la  forme  qu'une 
sorte  de  demi-lyrisme.  L'inspiration,  dans  ces  deux  gen- 
res, est  d'ailleurs  très  exactement  en  harmonie  avec  la 
forme  :  l'élégie  est  trop  oratoire  et  Tiambe  trop  souvent 
agressif  pour  être  d'essence  tout  à  fait  lyrique.  On  com- 
prend que  Tun  et  l'autre  aient  Qni  par  se  détacher  de  la 
musique.  L'émotion  toute  pure,  l'imagination  entièrement 
libre,  la  pensée  débarrassée  du  souci  de  conclure  et  d'a- 
gir, voilà  la  vraie  substance  de  la  poésie  musicale,  c'est- 
à-dire  du  lyrisme  proprement  dit.  L'ode  légère  (ou,  en 
d'autres  termes,  la  chanson)  en  est  une  des  formes  les 
plus  naturelles,  les  plus  vives  et  les  plus  souples.  En 
'Grèce,  comme  partout,  elle  chante  avant  tout  Tamour, 
puis  le  vin.  Parfois  aussi,  dans  le  trouble  des  révolutions 
qui  bouleversent  la  cité,  elle  exprime  les  passions  poli- 
tiques dont  les  âmes  sont  agitées. 

Sous  deux  au  moins  de  ces  formes,  chanson  d'amour 
et  chanson  de  table,  l'ode  légère  était  certainement  aussi 
ancienne  que  la  race  grecque  :  Tamour  et  le  vin  sont  en 
tous  pays  deux  des  thèmes  favoris  de  l'inspiration  po- 
pulaire. Mais  c'est  seulement  avec  Terpandre  qu'elle  en- 
tra dans  la  littérature  proprement  dite,  s'il  est  vrai  que 
ce  poète,  comme  on  le  rapporte,  ait  composé  des  scolies, 
c'est-à-dire  des  chansons  de  table  *.  On  sait  que  Terpan- 
dre, devenu  Spartiate  par  adoption,  était  Lesbien  de  nais- 
sance. C'est  l'ile  de  Lesbos  qui  a  été  la  vraie  patrie  de  la 
chanson  lyrique.  Les  premiers  maîtres  de  cette  sorte  de 
lyrisme  sont  des  Lesbicns,  Âlcée  et  Sappho,  qui  arrivent 
d'emblée  à  la  perfection  du  genre.  Après  eux,  un  Ionien, 
Anacréon,  les  imite  et  rivalise  avec  eux.  Mais  le  reste  de 
la  Grèce  reste  plus  ou  moins  étranger  à  ce  genre,  et  l'Io- 


1.  Plutarque,  Dé  Bim,,  c.  XXVIII.  Cf.  plus  haut,  p«  61. 


202  CHAPITRE  V.  ^  LA  CHANSON 

nie  elle-môme  n'y  arrive  qu'avec  Anacréon.  Il  y  a  certai- 
nement dans  ce  fait  autre  chose  qu'un  hasard.  La  gravité 
dorienne  s'accommodait  mal  de  cette  poésie  légère  et  pas- 
sionnée. Quant  à  l'Ionie,  elle  avait  eu  de  bonne  heure 
riambe  et  l'élégie,  qui  lui  suffisaient  :  sous  ces  deux  for- 
mes, elle  avait  exprimé  des  sentiments  analogues  à  ceux 
de  la  chanson,  mais  avec  une  nuance  ou  de  généralité 
philosophique  ou  de  raillerie  maligne  qui  allait  bien  à  la 
nature  de  son  esprit;  quand  elle  se  servit  à  son  tour  de 
la  chanson,  ce  fut  pour  y  porter  un  ton  de  badinage élé- 
gant et  mondain  qui  tenait  sans  doute  en  partie  aux  cir- 
constances ainsi  qu'au  génie  propre d'Ânacréon,  mais  où 
le  caractère  ionien  n'est  pas  sans  avoir  laissé  sa  trace. 
Il  était  naturel  que  l'ode  amoureuse  arriv&t  pour  la  pre- 
mière fois  à  la  perfection  dans  cette  tle  éolienne  de  Les- 
bos,  célèbre  par  ses  citharèdes,  étrangère  à  Tiambe  et  à 
Télégie,  et  dont  la  population,  moins  longuement  civili- 
sée que  celle  de  l'Ionie,  était  à  la  fois  plus  ardente  et 
plus  naïvement  sensuelle.  Après  les  poètes  de  Lesbos  et 
Anacréon,  l'ode  légère  subit  une  longue  éclipse  :  sauf  le 
scolie,  toujours  cultivé  (mais  avec  des  transformations 
notables),  ce  genre  de  poésie  lyrique  ne  produit  plus  d'œu- 
vres  marquantes.  Ce  n'est  pas  sans  doute  que  la  Grèce 
ait  cessé  de  chanter  le  plaisir;  mais  trop  d'autres  gen- 
res littéraires,  mieux  appropriés  à  une  civilisation  plus 
complexe  et  plus  agissante,  attiraient  alors  les  esprits. 
A  défaut  de  la  naïveté  lesbienne,  il  fallut,  pour  remettre 
en  honneur  cette  forme  de  poésie,  la  curiosité  savante  et 
les  studieux  loisirs  d'Alexandrie,  en  attendant  que  l'art 
des  Romains  s'essay&t  à  la  faire  revivre  en  langue  la- 
tine. 

Les  caractères  techniques  qui  distinguaient  l'ode  lé- 
gère des  autres  formes  du  lyrisme  sont  faciles  à  déter- 
miner. 

D*abordy  à  la  différence  de  l'élégie  et  de  Tiambe»  cotte 


AGGOMPAQNEMENT  MUSICAL  203 

Dde  est  véritablement  chantée,  dans  toute  la  force  du 
terme  ^  L'instrument  qui  accompagne  la  voix  du  chan- 
teur est  d'ordinaire  le  barbitos,  dont  on  attribuait  l'in- 
vention tantôt  à  Alcéo',  tantôt  à  Terpandre',  ce  qui  veut 
dire  que  c'était  Tinstrument  national  des  Éoliens  de  Les- 
bos  *.  Anacréon,  à  qui  l'on  en  rapportait  aussi  quelque- 
fois l'invention  S  l'avait  simplement  emprunté  à  ses 
maîtres,  les  Lcsbiens.  Il  est  encore  souvent  question 
de  la  magadis  et  de  la  peclis  de  Lesbos.  On  discutait 
déjà  dans  l'antiquité  sur  la  nature  exacte  de  ces  instru- 
ments, qui  semblent  être  tombés  d'assez  bonne  heure 
dans  Toubli .  D'après  le  témoignage  autorisé  d'Âris- 
toxène,  ces  deux  noms  désignaient  une  seule  et  môme 
chose  ^  C'était  un  instrument  à  cordes  dont  on  jouait 
sans  plectre,  avec  la  main  ^  Le  barbitos,  au  contraire, 
se  jouait  avec  un  plectre.  Mais  le  barbitos  et  la  pectis 
(ou  magadis)  étaient  évidemment  très  semblables.  Sui- 
vant Pindare  S  la  pectis  était  d'origine  lydienne ,  et 
c'est  en  l'entendant  résonner  dans  les  banquets  des 
Lydiens  que  Terpandre  inventa  le  barbitos.  11  est  plus 
que  probable  que  les  mots  pectis^  magadis  et  barbitos 
se  prenaient  poétiquement  l'un  pour  l'autre,  comme  ceux 
de  cithare,  de  phorminx  et  de  lyre,  et  que  lorsqu'un  de 
ces  noms  apparaît  dans  les  fragments  des  poètes  les- 
biens,  c'est  toujours  du  barbitos  qu'il  est  question  •.  — 

\ .  Sur  la  chanson  ôolienne,  ôtudiée  au  point  de  vue  musical  et 
technique,  cf.  Gevaert,  op.  cit,,  t.  II,  2*  p.,  p.  393-404. 

2.  Horace,  Odes,  î,  32,  4. 

3.  Pindare,  dans  Athénée  XIV,  p.  635,  D. 

4.  Lesboum  barbiton,  dit  Horace,  Carm,,  I,  1,  34. 

5.  Athénée,  IV,  p.  175,  E. 

6.  Dans  Athénéo,  XIV,  p.  635,  E. 

7.  Id.,  ibid.,  p.  635,  B. 

8.  Dans  Athénée,  ibid.,  D. 

9.  Anacréou  parle  de  sa  magadis  (fragm.  18)  et  de  sa  pectis  (fragm. 
17)  ;  Sappho  parle  de  sa  chelys  (tortue)  :  c'est  l'expression  la  plus 
générale. 


204  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

Le  caractère  général  de  ces  instruments,  quelles  qu'aient 
pu  en  être  les  différences  secondaires,  est  frappant  :  ce 
sont  des  instruments  qui  ont  beaucoup  de  cordes,  qui  peu- 
vent par  conséquent  monter  très  haut  et  descendre  très 
bas.  La  magadis  d'Anacréon  a  vingt  cordes  K  Le  barbi- 
tos  en  a  «  beaucoup  »,  suivant  Théocrite  ^  Tantôt  il  est 
question  de  leurs  sons  aigus,  tantôt  de  leurs  sons  pareils 
à  ceux  d'une  corne  ^  Avec  ces  instruments,  on  pouvait 
accompagner  la  voix  des  chanteurs  à  un  intervalle  d'une 
octave,  d'où  résultait,  suivant  Âristote  ^,  un  effet  d'anti- 
phonie  très  puissant  et  très  expressif.  Ces  instruments  à 
cordes  nombreuses  étaient,  comme  on  voit,  assez  différents 
de  la  cithare,  et  bien  plus  émouvants.  Quelques  érudits 
de  l'antiquité  s'étonnaient  devoir  des  instruments  pareils 
usités  à  Lesbos  à  une  date  si  ancienne;  cela  dérangeait 
évidemment  les  théories  courantes  de  leur  temps  sur  la 
simplicité  de  la  musique  primitive;  mais  d'autres,  mieux 
avisés,  répondaient  que  l'emploi  de  ces  instruments  re- 
montait à  la  plus  haute  antiquité  ^  —  Si  les  instruments 
à  cordes  avaient  fait  à  Lesbos  beaucoup  do  progrès,  la 
flûte  au  contraire  semble  n'y  avoir  tenu  qu'un  rôle  secon- 
daire et  exceptionnel.  Cela  vient  certainement  de  ce  que 
la  poésie  lesbienne  était  avant  tout  monodique,  c'est-à-dire 
chantée  par  une  seule  voix,  celle  du  poète  lui-même,  qui 
s'accompagnait  avec  lebarbitoset  n'aurait  pu  le  faire  avec 
la  flûte.  La  flûte  est  plutôt  l'instrument  de  la  poésie  cho* 


i.  Fragm.  18.  Un  passage  de  Télestes  (dans  Athénée,  XIV,  p.  637,  A) 
semble  donnera  la  magadis  cinq  cordes  seulement;  mais  le  passage 
est  obscur. 

2.  Théocrite,  XVI,  45  (Pap6iTov  noXy^op^^')- 

3.  *OÇu?cavoic  TTTixTÎScov  4;aX|xotc«  dit  Télestes  (dans  Athénée,  XIV, 
p.  625,  F);  le  même  poète  (ibid.y  p.  637,  A)  appelle  la  magadjs  ittpott6- 
9(i>voc.  Cf.  Horace,  Sat.  I,  6,  43. 

4.  ProbL  XIX,  39. 

5.  Athénée,  XIV.  p.  635,  F. 


MÉTR&S  305 

raie.  L'ode  légère,  à  la  différence  du  lyrisme  d'apparat, 
n'a  pas  recours  ordinairement  à  un  chœur. 

Elle  emploie  des  mètres  plus  variés,  plus  musicaux  que 
ceux  de  l'élégie  et  de  Tiambe,  el  elle  aime  à  en  former 
des  strophes  ou  des  systèmes.  Par  là  elle  est  plus  lyri- 
que; car  la  variété  du  mètre  implique  une  variété  cor- 
respondante du  rythme  musical,  et  l'emploi  de  la  strophe 
ou  du  système  permet  à  la  phrase  mélodique  de  se  déve- 
lopper avec  plus  d'ampleur  et  de  fermeté.  Cependant  cette 
variété  métrique  s'enferme  encore  dans  des  limites  assez 
étroites,  et  la  strophe  lesbienne  reste  toujours  bien  loin 
de  ce  que  sera  un  peu  plus  tard  la  grande  strophe  do- 
rienne  des  Simonide  et  des  Pindare. 

Les  mètres  lesbiens  sont  de  plusieurs  sortes.  On  trouve 
dans  les  fragments  d*Alcée,  par  exemple,  un  tétramètre 
iambique  ^  On  y  trouve  aussi  des  ioniques  mineurs^; 
nous  savons  qu'il  s'en  était  beaucoup  servi  ^  L'ioni- 
que majeur  n'était  pas  moins  fréquent  chez  Sappho  *. 
Mais  la  forme  tout  à  fait  dominante  et  caractéristique  de 
cette  poésie,  c'est  le  groupe  des  mètres  appelés  par  les 
anciens  logaédiques  ',  et  dont  le  trait  essentiel  consiste 
dans  le  mélange  intime  des  dactyles  et  des  trochées  :  ces 
pieds  de  genres  différents  ne  sont  plus  simplement  rap- 
prochés les  uns  des  autres  (comme  il  arrivait  dans  cer- 
tains vers  d'Ârchiloque)  par  l'association  d'un  membre 
dactylique  avec  un  membre  trochaïque;  c'est  dans  le 
même  membre  que  dactyles  et  trochées  sont  réunis.  Il 
est  d'ailleurs  très  vraisemblable  que  ces  deux  sortes  de 
pieds  étaient  ramenés   par  un  moyen  quelconque  à  la 


1.  Fragm.  56. 

2.  Fragm.  59,  et  peut-être  (selon  Flach)  (M>»  61. 

3.  Héphestion,  p.  72. 

4.  Héphestion,  p.  69. 

5.  AoTOoiStxà  iitlrpa  (HéphesUon*  p.  46). 


«06  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

même  durée  :  le  dactyle,  selon  toute  apparence»  n'y  comp- 
tait que  pour  trois  temps,  soit  que  les  deux  brèves  n'y 
eussent  que  la  valeur  d'une  brève  ordinaire,  soit  par  tout 
autre  procédé  ^ 

Le  rythme  logaédique  donnait  naissance  à  plusieurs 
sortes  de  mètres,  selon  le  nombre  et  l'arrangement  des 
dactyles  et  des  trochées  ainsi  mis  ensemble  ^.  Mais  le 
mètre  le  plus  ordinaire,  celui  qui»  avec  de  légères  modi- 
Gcations,  forme  le  fond  de  la  strophe  alcaïque  et  de  la 
9trophe  saphique,  c'est  un  mètre  logaédique  où  le  dactyle 
est  enclavé  entre  deux  dipodies  trochaïques. 

Il  serait  fort  intéressant  de  savoir  ce  que  signifie  au 
juste  ce  mot  logaédique^  et  quelle  en  est  la  date.  Un 
scholiaste  de  basse  époque  l'explique  en  disant  que  le 
dactyle,  dans  ce  genre  de  mètres,  était  plus  chantant,  et 
le  trochée  plus  voisin  de  la  prose  (Xoyo;,  «oiSy))  ^.  L'ex- 
plication n'est  guère  satisfaisante  en  soi  et  ne  nous  ap- 
prend pas  grand'chose  sur  le  caractère  du  rythme  en 
question.  Sur  le  sens  exact  du  terme,  il  faut  renoncer  à 
toute  certitude;  mais,  quel  que  soit  le  fait  précis  qui  a 
donné  naissance  à  cette  appellation,  il  est  aisé  de  voir 
que  ce  dactyle  vif  et  rapide  (un  dactyle  à  trois  temps 
sans  doute),  mêlé  à  des  trochées,  devait  donner  à  tout  le 
mètre  beaucoup  d'élan  et  de  légèreté  ^. 


1.  Déterminer  la  vraie  mesure  rythmique  de  ce  dactyle  estuu  des 
nombreux  problèmes  insolubles  de  la  métrique  grecque.  Toutes  les 
hypothèses  (et  il  y  en  a  beaucoup)  sont  forcément  arbitraires.  La  plu- 
part sont  en  outre  fort  compliquées.  On  en  trouvera  le  détail  dans 
les  ouvrages  de  métrique. 

2.  On  peut  croire  que  les  vers  dits  asclépiades,  dans  lesquels  un, 
deux  ou  trois  choriambes  apparents  sont  précédés  d'un  trochée  et 
suivis  d'une  dipodie  trochaïque,  ne  sont,  au  point  de  vue  du  rythme 
vrai,  qu'une  forme  logaédique. 

3.  Schol.  d'Héphestion,  p.  163  (dans  les  Scriptores  metrid  de  Wasi- 
phal). 

4.  Un  autre  trait,  assez  singulier,  des  mètres  logaédlques-est  qae 


STROPILES  207 

Ces  mètres  s'ordonnaient  soit  en  systèmes,  soit  en 
strophes.  On  sait  que,  dans  un  système^  selon  l'appella- 
tion technique  des  grammairiens»  tous  les  vers  sont  sem- 
blables entre  eux,  tandis  que  la  strophe  réunit  des  mètres 
différents.  Strophes  et  systèmes,  dans  l'ode  légère,  sont 
fort  simples.  Dans  les  groupes  systématiques  de  Sappho, 
les  vers  vont  très  souvent  deux  par  deux^  La  strophe  du 
lyrisme  d'apparat,  parfois  fort  longue  et  toujours  assez 
complexe  dans  sa  structure,  change  avec  chaque  poème  ; 
Tode  lesbienne,  au  contraire,  se  contente  d'une  strophe 
courte,  élémentaire,  et  qui  se  ramène  aisément  à  un 
petit  nombre  de  types  invariables. 

Les  deux  principaux  de  ces  types  sont  connus  sous 
les  noms  de  strophe  alcaïque  et  de  strophe  saphique.  Ces 
deux  formes  de  strophes  sont  la  création  la  plus  frap- 
pante des  Éoliens,  et  celle  à  laquelle  les  noms  d'Âlcée 
et  de  Sappho  méritaient  le  mieux  de  rester  attachés  ;  le 
lyrisme  de  Lesbos  y  avait  mis  toutes  ses  grâces.  Toutes 
deux  sont  formées  de  quatre  vers.  Sur  ces  quatre  vers, 
trois,  dans  la  strophe  saphique,  sont  semblables  :  ils  se 
composent  d'un  dactyle  compris  entre  deux  dipodies  tro- 


les  trochées  qui  précédaient  le  dactyle  central  avaient  une  sorte 
d'instabilité  surprenante  :  le  premier  pied  pouvait  y  devenir  presque 
arbitrairement  un  iambe,  un  spondée,  ou  deux  brèves.  Il  est  diffi- 
cile de  rendre  raison  de  ce  fait.  Cependant,  si  l'on  songe  qu'en  gé- 
néral, dans  les  mètres  grecs,  la  forme  métrique  est  d'autant  plus 
pure  et  plus  sévèrement  normale  qu'elle  coïncide  davantage  avec  une 
forte  intonation,  on  peut  en  conclure  que,  dans  le  mètre  logaédique, 
c'est  le  dactyle  qui  formait,  pour  ainsi  dire,  le  point  lumineux  du 
vers,  et  que  le  début  en  était  comme  obscurci  par  un  débit  plus  sourd 
et  plus  égal.  Ne  serait-ce  pas  cette  alternative  frappante  d'un  chant 
d'abord  voisin  de  la  simple  récitation,  puis  rebondissant  avec  force 
sur  le  dactyle,  qui  aurait  fait  donner  à  ces  mètres  le  nom  de  logaé- 
dique ?  Quoi  qu'il  en  soit»  le  fait  même  de  ce  contraste  est  très  pro- 
bable, et  il  devait  bien  convenir  à  l'expression  des  sentiments  pas- 
sionnés. 
1.  Uéphestion,  p.  115. 


a08  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

ohaïques  complètes,  si  bien  que  le  mètre  commence  sur 
un  temps  fort  et  finit  sur  un  temps  faible;  le  quatrième 
vers,  parfois  rattaché  au  précédent,  se  compose  de  deux 
pieds  seulement,  un  dactyle  et  un  trochée,  qui  ferment 
la  strophe  sur  une  cadence  molle  et  comme  féminine  ^  La 
strophe  alcaïque  est  un  peu  plus  compliquée  et  d'un  carac- 
tère différent.  Les  deux  premiers  vers  sont  presque  pareils 
à  ceux  de  la  strophe  saphique,mais  le  mètre  commence  sur 
un  temps  faible  et  finit  sur  un  temps  fort,  ce  qui  donne  au 
rythme  de  Ténergie;  le  troisième  vers,  formé  de  trois 
dipodies  iambiques  incomplètes,  a  le  même  caractère  de 
force,  et  Tensemble  s'adoucit  par  le  rythme  dactylo- 
trochaïquedu  dernier  vers^.  En  somme,  la  strophe  al- 
caïque a  plus  de  vigueur,  la  strophe  saphique  a  plus 
de  grâce;  Tune  est  plus  virile,  l'autre  plus  féminine. 
Il  était  naturel  que  la  première  fût  préférée  par  Âlcée  et  la 
seconde  par  Sappho.  De  là  les  noms  qu'on  leur  a  donnés, 
et  qui  attestent  plutôt  l'habitude  des  deux  poètes  qu'un 
usage  tout  à  fait  exclusif  ou  qu'un  droit  formol  de  prio- 
rite.  Sappho  a  écrit  des  strophes  alcaîques  et  Âlcée  des 
strophes  saphiques.  Il  n'est  même  pas  sûr  que  les  stro- 
phes saphiques  de  celui-ci  no  soient  pas  antérieures  à 
celles  de  sa  rivale. 
Quoi    qu'il  en  soit,  l'invention  de  ces  deux  formes 


1.  Exemple  de  strophe  saphique  : 

noixi>66pov'  àOccvaT*  'A^poStra, 
icat  A{oc,  8oX6icXoxe«  \iwo\iati  ae 

icirvia,  Oû(&ov. 

2.  Exemple  de  strophe  alcaïque  : 

*ûvaaa'  'A6avaa  icoXepiaSixoc, 
à  icoi  KopcDvi^ac  iicl  icfoeuv 
va*j(i)  icdcpoiOev  àiifiSatvtic» 
KcDpaXici)  icoTa|Ui>  icap'  é^x^at^. 


S'ÇROPHÇS  9t^ 

ry^hniîqi^^s  porta  d'ecribléo.  à  1%  Rçjffeçtiç^  1q  gftftçç  ^, 
l*ode  légère .  Chac\inç[  des  deqx  ^tropjiçs  éta^(  çMç- 
maate.  Plus  ample  qi^e  le  distique  élégiaque,  pt^^is 
formée  de  vers  plus  courts,  çt  paç  cofl^équeqt  pitus  ç^qu- 
ple  et  plus  variée,  elle  convenait  à  merveille  h  ift  ch^n* 
soi^  :  elle  avait,  à  la  fois  dq  la  grâce  et.  4q  )a  ferme.^^; 
elle  était  pe^rfaitement  élégai^te.  Ls^  pensée  d'aj^ui^^ 
soutenue  par  la  strophe,  n'y  était  ps^s  prisonnière  :  çllg 
pouvait,  comme  toujours  en  Grèce,  e.qjamber  d'une  strp? 
phe  sur  l'autre;  mais  elle  aimait  à  s'arrêter  sur  ^a 
cadence  des  derniers  vers  ej.  ne  cherchait  pçw  d'ordiqft^r© 
à  se  répandre  plus  librement.  Le  moule  était  à  la  mesuf'e 
d'une  émotion  vive  et  naturelle,  majs  i^qn  ^lagnitique  e\ 
grandiloquente.  Même  quand  les  progrès  4vi  lyrisme  (Jl'api- 
parat  eurent  conduit  l'ampleur  de  la  grande  strophe 
chorale  jusqu'au  dernier  terme,  la  courte  strophe  4^8 
Lesbiens  ne  sembla  jamais  surap^ép,  :  elle  rest(a  |a  forqie. 
naturelle  de  l/od.e  légère,  le  cadre  délicat  4çs  Qhgi[^ls 
consacrés  à  l'amour  et  au  plaisir,  et  elle  fu(  le  p(io4è}e 
préféré  d'Horace  et  des  Latins. 

Après  Alcée  et  Sappho,  Anacréon,  leur  disciple,  QJout^ 
de  nouvelles  formes  rythmiques  au  trésor  antérieur. 
Les  principales  de  ses  créations  se  rattachent  à  Iç^  ppésie 
logaédique  ;  nous  en  parlerons  plus  ^pin.  Disons  seule- 
ment tout  de  suite  que  chez  Anacréon,  comme  c|iez 
ses  maîtres  et  devanciers,  l'ode  légère  gc^fde  en  général 
dans  sa  structure  rythmique  le  même  caractère  de  brj^- 
veté,  de  simplicité  élégante  qu'elle  avait  4ès  le  d^but;  ^1 
arrive  même  parfois  qu'elle  l'exagère,  et  qu'elle  ^^çnlfi) 
par  une  sorte  de  raffinement,  au  delà  des  deux  Ijpg? 
rythmiques  que  nous  venons  4*^tudier:  c'est  ftiflsj  flH^Ue 
emploie  volontiers  des  systèmçi^  coptii^lVis  4?  Çi^iples 
cola  très  courts,  sans  aucune  différence  entre  les  vers 
ainsi  réunis. 

Le  dialecte,  dans  ce  genr^  de  poèmes»  est  celui  même 

Hist.  de  U  Litt.   grecque.  —  T.  II.  14 


âlO  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

du  pays  auquel  appartient  le  poète  :  Alcée  et  Sappbo 
chautent  en  éolien,  Anacréon  en  ionien. 

Quant  au  style,  la  seule  chose  qu'on  puisse  en  dire 
d'une  manière  générale,  c'est  qu'il  est  parfaitement  sin- 
cère, et  qu'ayant  à  exprimer  des  sentiments  variés,  il 
use  avec  une  liberté  hardie  de  toutes  les  ressources  que  la 
tradition  poétique  grecque  met  à  sa  disposition  :  tantôt 
simple,  naïf,  presque  populaire  ;  tantôt  éclatant,  plein 
de  ces  épithètes  composées  qui  renferment  dans  un  seul 
mot  plusieurs  images  ;  ou  d'une  élégance  exquise,  tout 
éclairée  de  beaux  mots  épiques,  ou  encore  d'une  fran- 
chise, d'une  vigueur,  d'une  éloquence  poignantes.  Bref, 
il  prend  toutes  les  allures,  plus  encore  que  dans  l'iambe 
et  dans  l'élégie. 

Les  Grecs  distinguaient  dans  la  poésie  légère  plusieurs 
variétés,  d'après  la  différence  des  occasions  ou  des  sujets  : 
chants  d'amour  (^pcdruca),  chants  de  table  (ouitieortxay 
KCLfoma,  }fShi)j  chants  politiques  (oraaibinxa).  Cette  divi- 
sion est  simple  et  juste,  mais  elle  n'implique  pas  de  dif- 
férences bien  tranchées  dans  la  technique  des  poèmes 
qui  se  rapportaient  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  groupes  : 
c'est  une  classification  plutôt  rationnelle  et  littéraire  que 
traditionnelle  et  technique.  Aussi  n'avons-nous  pas 
grand'chose  à  ajouter  sur  chacune  de  ces  subdivisions, 
qui  ne  constituent  pas  des  genres  à  proprement  parler. 

Rappelons  cependant  que  l'ode  amoureuse  avait  sus- 
cité un  mode  musical  nouveau,  le  mixolydien^  dont  on 
attribuait  quelquefois  l'invention  à  Sappbo,  et  qui  passa 
ensuite  dans  la  tragédie  :  le  caractère  en  était  très  pas- 
sionné ^  Notons  aussi  que  cette  sorte  de  chanson  est 
souvent  désignée  par  le  mot  cômos  (xo^ijuo;).  Alcée  disait  : 
«  Reçois  mon  cômos,  reçois-le,  je  t'en  prie,  je  t'en  sup- 


L  Aristoxène,  dans  Plutarque,  Dé  Muâica,  c.  16. 


SGOLIE  211 

plie  ^  I  >»  Hermésianax,  à  son  tour,  parlant  des  préten- 
dues amours  d'Alcée  pour  Sappho,  disait  de  la  même 
façon  :  «  Quels  cômos  ne  lui  offrit-il  pas  ^1  »  Le  mot  se 
trouve  employé  encore  pareillement  dans  Anacréon  '. 
C'était  donc  une  locution  consacrée.  Or  on  sait  que  le 
cômos  était  proprement  la  partie  Gnale  du  repas»  celle 
oi!^  Ion  buvait  parmi  les  chants  et  les  danses,  et  que,  par 
extension,  ce  mot  a  également  signifié  soit  ces  chants  et 
ces  danses,  soit  la  troupe  qui  les  exécutait  ^.  Quand  Alcée 
ou  Anacréon  parlent  du  cômos  qu'ils  offrent  à  une  jeune 
fille  aimée  d'eux,  s*agit-il  d*un  chœur  qu'ils  mènent  à  sa 
porte  et  qui  lui  donne  une  sorte  de  sérénade  ?  ou  bien  la 
jeune  fille,  presque  toujours  une  hétaïre,  est-elle  présente 
au  festin  lui-môme  ?  Dans  tous  les  cas,  si  ces  chansons 
d'amour  n'ont  pas  d'ordinaire  la  discrétion  et  l'intimité 
qu'un  moderne  s'attendrait  peut-être  à  y  trouver,  c'est 
qu'elles  se  rattachent,  au  moins  par  leur  origine,  à  la 
joie  bruyante  d'une  «  buverie  ». 

Quant  à  la  chanson  politique,  elle  remplaçait  à  Lesbos 
l'iambe  et  Télégie  :  c'est  la  forme  éolienne  de  la  même 
inspiration. 

Les  chants  de  table,  enfin,  n'appelleraient  aucune  ob- 
servation particulière  si  le  nom  même  sons  lequel  un  cer- 
tain nombre  d'entre  eux  sont  souvent  désignés,  le  nom  de 
scolie^  ('jxoXiov),  ne  soulevait  un  problème  assez  obscur. 
Tandis  que  les  autres  mots  grecs  cités  plus  haut  sont  des 
adjectifs  usuels  et  clairs  qui  dénotent  une  classification 
récente,  ce  mot  de  scolicy  au  contraire,  trahit  par  son 

1.  Fragm.  56. 

2.  Dans  Athénée,  p.  598,  B. 

3.  Fragm.  11  :  'Epieo-o-av  —  i|/dtXX(i>  irqxT^Sa  t^  çCXt)  xoifid^Cov  icaT8l  ASp^. 

4.  Pindare  aussi  appelle  quelqnofois  ses  odes  triomphales  des 
x(ô|io(  ;  cela  tient  à  ce  qae  l'ode  triomphale  se  chantait  souyent  à  la 
fin  d*an  banquet  (d'où  le  nom  technique  iY^cÂpicov). 

5.  Sx6Xtov  platôt  que  (ncoX(6v.  —  Sur  le  scolie,  cf.  Engelbrecht, 
De  Scoliorum  poesi^  Vienne,  1882.  Gf.  aussi  Flach,  p.  470. 


2^2  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

obscurité  une  origine  ancienne  et  populaire.  SxoXioç 
veut  dire  «  tortueux  »  ou  «  oblique  ^  »  En  quoi  les  poè- 
mes ainsi  appelés  méritaient-ils  leur  nom  ?  Les  anciens 
l'ont  expliqué  de  plusieurs  manières,  mais  toutes  ces 
explications  sont  évidemment  conjecturales,  et  quelques- 
unes  sont  ridicules^.  Ce  qui  obscurcit  encore  le  problème, 
c*est  que  le  scolie  a  beaucoup  changé  suivant  les  épo- 
ques. Un  scolie  de  Pindare  était  tout  autre  chose  qu'un 
scolie  d'Alcée  ou  de  Terpandre.  lien  a  été  du  scolie  comme 
de  tant  d'autres  genres  lyriques,  le  nome,  par  exem- 
ple, rhyporchème,  le  dithyrambe,  qui  se  sont  peu  à  peu 
transformés  au  point  de  devenir  méconnaissables.  Mono- 
diqueavec  Alcée,le  scolie  devient  choral  avec  Bacchylide 
et  avec  Pindare  :  du  même  coup,  il  cesse  d'être  person- 
nel et  familier  pour  se  rapprocher  du  lyrisme  d'apparat; 
malgré  l'identité  du  nom,  ce  sont  là  deux  genres  dis- 
tincts ;  le  mot  persiste,  comme  il  arrive  si  souvent,  plus 
longtemps  que  la  chose.  Plus  tard,  à  Athènes,  nouveau 
changement  :  on  chante  dans  les  festins,  sous  prétexte 
4e  scolie,  des  morceaux  empruntés  à  d'anciens  poètes, 
tragiques  ou  autres,  et  que  les  convives  recousent  lant 
bien  que  mal  l'un  à  l'autre  selon  le  caprice  de  leur 
mémoire  ^  Au  milieu  de  ces  transformations,  il  est  dif- 

4.  Malgré  la  différence  d'accentuation,  les  deux  mots  (ntiXiov  et 
ffxoXi6c  sont  évidemment  identiques:  la  place  de  Taccent  dans  <xx6Xtov 
doit  tenir  à  une  influence  éolienne.  Les  Grecs  eux-mêmes  paraissent 
avoir  dit  indifféremment  tantôt  <rx6Xi«,  tantôt  <rxoXià  ttéXTi  (Aristote, 
PoUL,  III,  14,  p.  1285,  A,  38). 

2.  On  voit  dans  V Etymologicum  magnum  (718,  35)  que  Didyme  avait 
proposé  plusieurs  étymologies  sans  s'arrêter  à  aucune.  Cf.  Suidas, 
SxoXtiv  ;  Hésychius,  SxoXtov  et  Tfjv  èittSe^iav  ;  Eustathe,  ad  Odyss.^ 
p.  1574,  11;  Proclus,  Chrestom.,  p.  246  (Westphal)  ;  Athénée,  X, 
p.  427,  D,  et  surtout  XV,  693-695  (passage  classique).  En  désespoir 
de  cause,  M.  Flach,  fidèle  à  son  habitude  de  se  tourner  toujours  vers 
rOrient,  serait  disposé  à  chercher  l'origine  du  mot  et  de  la  chose  en 
Lydie  (p.  207).  Pourquoi? 

3.  C'est  du  moins  ce  qu'on  a  cru  voir  dans  Athénée,  en  comparant 
X,  427,  D,  avec  XV,  694,  A-B. 


SGOLIE  313 

ficile  de  saisir  le  trait  essentiel  et  spécifique  du  scolie  ^ 
Cependant,  certains  témoignages  insistent  sur  le  carac- 
tère  de  simplicité  de  cette  sorte  de  chants  ^,  et  les  sco- 
lies  attiques  qui  nous  ont  été  conservés  par  Athénée 
sont  en  effet  très  simples  et  très  populaires  ^.  On  parle 
aussi  des  plaisanteries  qui  abondaient  dans  le  scolie^.  Ces 
traits,  à  vrai  dire,  sont  peu  caractéristiques.  En  existait- 
il  de  plus  particuliers?  II  est  quelquefois  question  d'une 
branche  de  myrte  que  les  chanteurs  se  passaient  de  lun 
à  Tautre  et  qui  remplaçait  le  barbitos  absent  \  Mais  le 
barbitos  n'était  pas  toujours  absent,  et  cet  emploi  de  la 
branche  de  myrte  est  suspect  *.  Le  plus  probable  est  que 
le  mot  <7x6Xiov  (quelle  qu'en  soit  d'ailleurs  la  significa- 
tion précise),  servit  d'abord  à  désigner  la  variété  éolienne 
du  chant  de  table.  L'origine  éolienne  du  scolie  est  établie 
par  la  tradition  (qui  le  fait  remonter  à  Terpandre),  par 
l'usage  du  barbitos,  et  sans  doute  aussi  par  l'accentuation 
même  du  mot  ocôXiov.  Cette  espèce  de  chant  de  table  avait 
peut-être  à  l'origine  ce  caractère  particulier  d'être  exé- 
cuté non  par  un  chœur  chantant  à  l'unisson,  mais  par 


i.  La  description  rVOifriod  Mulh>r  (t.  II,  p.  131  de  la  trad.  fr.)  est 
loin  d'être  satisfaisante.  Il  y  voit  un  chant  exécuté  par  «  un  seul  dès 
convives,  versé  dans  la  musique  et  la  poésie  »,  avec  «  certaines  li- 
bertés et  irrégularités  qui  facilitaient  l'improvisation  »  ;  d'oison 
nom.  Mais  le  second  point  est  douteux,  et  le  premier  (qui  n'est  pas 
toujours  vrai)  no  suffit  pas  à  distinguer  le  scolie  de  tout  autre  Chant 
monodique. 

2.  Athénée.  XV,  p.  693,  F,  et  694,  A-B  ;  Proclus,  Chreatom.,  p.  246 
(Westphal). 

3.  Athénée.  XV,  p.  694  et  suîv. 

4.  Proclus,  loû.  cit. 

5.  Schol.  Plat.,  (^rg.,  451 ,  E  ;  Suidas,  v.  Sxo>t6v;  HésychittS,  v. 
Tt|v  èiriSîÇiâv. 

6.  Dans  le  scolie  en  l'honneur  d'IIarmodlos  et  d'Aristogiton  (Athé- 
née, XV,  p.  69:),  A),  il  est  question  d'une  branche  de  myrte  (èv 
|ir5pTou  xXaîi  TÔ  Pt;joç  çopi^Tw),  mais  non  de  son  emploi  en  guise  de  bar- 
bitos :  ce  n'est  peut-ôtro  là  qu'une  manière  poétique  de  désigner  la 
couronne  de  myrte  des  convives. 


214  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

une  série  de  chanteurs  improvisant  à  tour  de  rôle  cha- 
cun un  vers  (comme  il  arrive  aujourd'hui  encore  dans 
certaines  espèces  de  chansons  populaires  *)  et  se  succédant 
soit  d'après  leur  place  à  table,  soit  dans  un  ordre  plus 
capricieux  qui  pût  motiver  ce  nom  de  oxoXtov.  Mais  les 
modifications  subies  peu  à  peu  par  le  scolie  et  sa 
diffusion  dans  le  monde  grec  firent  promptement  perdre 
de  vue  ce  qui  sans  doute  à  l'origine  le  distinguait 
de  tout  aulre  chant  de  table,  sauf  peut-être  une  certaine 
simplicité  dont  le  souvenir  persista,  et  l'emploi  des  mè- 
tres lesbiens,  par  où  il  continua  do  se  distinguer  des 
chants  analogues  d'origine  ionienne,  écrits  habituelle- 
ment en  distiques  élégiaques.  Bref,  pour  les  Grecs  du 
y®  siècle  déjà,  comme  pour  nous,  le  scolie  n'était  plus 
que  la  chanson  de  table  franchement  lyrique,  par  oppo- 
sition à  la  chanson  de  table  élégiaque  ;  et  quant  aux 
explications  qu'on  donna  plus  tard  du  mot  axoXioy,  c'étaient 
des  hypothèses  étyinologiques  suggérées  par  le  mot  lui- 
même,  mais  sans  aucun  rapport  certain  avec  les  origines 
vraies  du  genre  ^. 

D'autres  genres  lyriques  que  l'ode  amoureuse  et  la 
chanson  de  table  furent  cultivés  à  Lesbos.  Alcée  et  Sap- 
pho  firent  soit  des  hymnes,  soit  des  hyménées  dont  il 
nous  reste  des  fragments.  Mais,  de  même  qu'en  pays 
dorien  le  scolie  devait  se  rapprocher  de  l'ode  d'apparat, 
de  même,  à  Lesbos,  le  lyrisme  d'apparat  ou  semi-reli- 


1.  Cf.  H.  de  la  Villemarqué,  Darzaz  Breiz,  p.  396,  et  J.  Tiersot, 
Histoire  de  la  chanson  populaire  en  France ^  p.  253. 

2.  Ajoutons  seulement  que,  dans  les  scolies  athéniens  dont  parle 
Athénée,  l'usage  de  chanter  k  tour  de  rôle  et  séparément ,  que  nous 
avons  indiqué  comme  étant  peut-être  primitif,  se  retrouve  encore 
fidèlement  conservé.  Il  n'en  était  pas  de  même  assurément  dans  les 
scolies  de  Pindaro.  Mais,  pour  le  scolie  comme  pour  d'autres  genres, 
à  côté  de  la  forme  savante  et  perfectionnée,  une  certaine  trace  de  la 
forme  primitive  et  populaire  a  pu  survivre  dans  une  variété  parti- 
culière du  genre. 


ÉCOLES  LYRIQUES  21!^ 

gieux  prit  quelque  chose  de  l'ode  légère  :  il  se  fit  plus 
simple,  plus  populaire  que  partout  ailleurs. 

Un  dernier  point  reste  à  noter  :  Tode  légère,  à  la  dif- 
férence de  riambe  et  de  Télégie,  produisit  de  véritables 
écoles  lyriques.  Les  poètes  élégiaques,  accompagnés  par 
des  flûtistes  de  profession,  n'étaient  en  général  que 
poètes,  et  le  devenaient  par  la  seule  vertu  de  leur  génie 
propre.  L*iambe  déjà,  quand  il  ne  s'en  tenait  pas  à  la 
récitation  mélodramatique,  exigeait  du  poète  un  appren- 
tissage musical  plus  compliqué  :  Archiloque  fut  certai- 
nement un  grand  musicien;  mais  les  successeurs  d'Ar- 
chiloque  se  réduisirent  presque  aussitôt  h  la  poé- 
sie pure,  en  laissant  la  musique  de  côté;  il  n'y  eut 
donc  jamais  de  tradition  musicale  iambique.  Il  n*en  fut 
pas  de  môme  pour  Tode  légère.  Là,  le  chant,  Taccompa- 
gnement  par  le  barbitos,  furent  de  règle  et  de  coutume 
constante;  il  fallait  donc  apprendre  la  musique  et  le  ma- 
niement du  barbitos  pour  devenir  un  poète  lyrique  en  ce 
genre.  Nous  avons  vu  Terpandre  fonder  à  Lesbos  une 
véritable  école  de  musiciens.  Après  Terpandre,  Alcée  et 
Sappho,  qui  recueillirent  la  tradition,  eurent  à  leur  tour 
des  disciples;  des  jeunes  gens  se  groupèrent  autour 
d  eux  pour  se  former  à  leur  exemple.  Nous  retrouverons 
ces  habitudes,  encore  plus  fortes  et  plus  constantes,  dans 
la  poésie  d'apparat,  où  la  succession  des  maîtres  et  des 
élèves  a  été  souvent  notée  avec  précision  par  les  anciens. 

Arrivons  aux  poètes  de  Tode  légère.  Us  forment  deux 
groupes  distincts  :  d*abord  les  poètes  de  Lesbos,  ensuite 
Anacréon  et  son  école.  Les  sujets  traités  sont  à  peu  près 
les  mêmes,  la  manière  est  différente  :  d*un  côté  il  y  a 
plus  de  naïveté,  plus  de  chaleur  et  plus  de  passion;  de 
l'autre  plus  de  finesse  peut-être  et  plus  de  légèreté 
spirituelle. 


316  CHAPITRE  V.  —  LA   CHANSON 

II 

§  \,  Les  poètes  lesbiens 

Lé  premier  des  poètes  de  Lesbos  est  Alcée,  né  à  Mi- 
tyiène  ^  Le  temps  de  sa  vie  est  déterminé  d'une  manière 
approximative  par  les  événements  auxquels  il  fut  mêlé-. 
C'est  un  contemporain  de  Pittakos  '  (qui  lui-même  était 
né  vers  le  milieu  du  vii®  siècle),  mais  un  contemporain  plus 
jeune,  selon  toute  apparence  ^  :  il  avait  probablement 
une  quarantaine  d'années  au  début  du  vi^  siècle. 

Quelques  faits  importants  de  sa  vie  sont  connus,  mais 
pour  se  rendre  exactement  compte  de  Tordre  dans  lequel 
ils  se  succédèrent,  il  faudrait  mieux  connaître  que  nous 
ne  pouvons  faire  l'histoire  intérieure  do  Mitylène  durant 
cette  période.  La  famille  d'Alcée  appartenait  à  l'aristo- 
cratie de  sa  ville  natale.  Le  poète  prit  une  part  active  aux 
événements  politiques  de  son  temps.  Des  luttes  violentes 
àu  dedans,  au  dehors  une  guerre  sans  cesse  renaissante 
èontre  Athènes  pour  la  possession  de  Sigéedans  la  Troadc, 
voilà  ce  qui  remplit  toute  cette  époque.  Alcée  prit  part  à 
1à  g\ierrc  contre  Athènes.  Il  y  perdit  son  bouclier,  comme 
Archiloque,  et  raconta  aussitôt  l'aventure  dans  une  ode  *. 
Ceci  se  passait  sans  doute  dans  sa  jeunesse,  car  il  semble 
qu^  cette  guerre  ait  été  suspendue  en  612,  après  que 
PiUakos,  chef  de  l'armée  lesbienne,  eut  tué  en  combat 


1.  Strabon,  XIII,  p.  617.  Sur  Alcée,  et.  Welcker,  Kleine  Schrifien, 
t.  1.  p.  126-147  :  Théod.  Kock,  Alkaos  und  Sappho,  Berlin,  1862. 

2.  Suidas,  y.  SaTKpu. 

3.  Suidas,  v.  IIiTTaxi;  ;  Diog.  Laërce,  I,  79. 

4.  Là  chronique  d'Eusébe  place  son  àx{ir,  (l'Age  d'environ  quarante 
anft)  en  595  (Ol.  XLVI,  2),  et  le  marbre  de  Paros  trois  ans  plu»  tard. 
On  sait  d'ailleurs  tout  ce  qu'il  y  a  de  vague  et  de  douteux  dans  ces 
indications. 

5.  Fragm.  32.  Le  bouclier  fut  suspendu  par  les  vainqueurs  dans 
le  templa  d'Atbôna  à  Sigée.  Cf.  Hérodote,  Y,  95. 


ALGÉE  217 

singulier  le  chef  athénien  ^  Au  dedans,  les  nobles  et  le 
peuple,  comme  dans  la  plupart  des  cités  grecques,  étaient 
depuis  longtemps  en  lutte  ouverte.  Ces  dissensions  ame- 
nèrent rétablissement  du  despotisme;  plusieurs  tyrans 
se  succédèrent  au  pouvoir,  et  Alcée  ne  cessa  de  les  com- 
battre ^.  C'est  peut-être  alors  qu'il  fut  obligé  pour  sa 
sûreté  d'aller  en  ligypte  \  Son  frerc  Antiménidas,  vers 
le  même  temps,  guerroyait  en  Asie,  à  la  solde  des  rois 
de  Babylone  ^  Cependant  Pittakos,  avec  Taidc  du  parti 
modéré,  réussit  à  expulser  les  tyrans  ^.  Mais  Alcée, 
aristocrate  intransigeant,  se  trouva  encore  du  parti  de 
l'opposition  et  fut  envoyé  en  exil.  Avec  son  frère  An- 
timénidas, il  complota  le  renversement  du  gouvernement 
nouveau.  Il  ne  réussit  qu'à  faire  décerner  à  Pittakos,  avec 
le  titre  (Vœsymnèle,  un  pouvoir  aussi  absolu  que  celui 
des  tyrans,  mais  librement  accepté  du  peuple,  et  expres- 
sément destiné  à  contenir  les  tentatives  des  exilés*.  On 
sait  que  Pittakos,  avec  une  grandeur  d'âme  qui  rappelle 
celle  de  Solon,  résigna  volontairement  le  pouvoir  au  bout 
de  dix  ans  et  rendit  au  peuple  la  liberté.  Alcée  rentra-t-il 
alors  dans  sa  patrie?  C'est  probable,  mais  nous  n'en 
avons  aucune  preuve  positive.  Il  résulte  d'un  de  ses  vers 
qu'il  mourut  vieux  :  dans  ce  passage,  il  demandait  qu'on 
versât  des  parfums  «  sur  sa  tète  éprouvée  par  tant  de 
maux  et  sur  sa  poitrine  vieillie  '.  »  En  deux  mots,  il  résu- 
mait d'une  manière  touchante  et  vraie  toute  sa  carrière. 


1.  Strabon,  XIII,  p.  599  ;  Suidas,  v.  Iltrraxic;  Diog.  LaSfce,  1,  71. 

2.  Strabon  XIII,  p.  617. 

3.  Fragm.  106  (dans  Strabon  I,  p.  37). 

4.  Fragm.  33  (dans  Iléphestion,  58,  et  Strabon  XIII,  p.  617. 
'».  Strabon.  ifnd.\  Suidas,  v.  IIiTTaxic. 

0.  Arislote,  Polit.,  ITI,  9  (p.  1285,  A-B,  Bekker).  On  place,  d'après 
Dioj^ène  Laërc»*,  l'avènement  de  Pittakos  en  590.  Cf.  Curtius,  Hist, 
grecque,  t.  I,  p.  446  (Irad.  française). 

7.  Fragm,  42  :  x«t  xm  iroXtw  «tt^Ôeo;  (dans  Plut.,  Questions  de  table, 
III,  1.  3).  Le  sens  dn  mot  icoXîto  ne  parait  pas  domteax. 


218  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

Au  milieu  de  ces  aventures,  Alcée  trouva  le  moyen 
d'être  un  grand  poète.  C'est  sa  vie  même  qui  Tinspira  : 
ses  amours,  ses  plaisirs,  ses  souffrances,  ses  haines  ont 
passé  dans  ses  vers.  Ses  poésies  formaient  au  moins  dix 
livres  K  Si  nous  les  avions  dans  leur  intégrité,  toute  son 
histoire  serait  vraiment  sous  nos  yeux;  par  malheur,  il 
ne  nous  en  reste  que  des  fragments  (cent  cinquante  en- 
viron), dont  beaucoup  se  réduisent  à  un  mot;  nous  ne 
pouvons  plus  qu^entrevoir  et  deviner  le  poète.  Denys 
d'Halicarnasse  loue  chez  lui  Taudace  généreuse  et  la 
brièveté,  le  mélange  de  la  grâce  et  de  la  force,  la  variété 
des  Ggures,  la  clarlé  -.  Quintilien  dit  à  peu  près  la  môme 
chose  ^  Tous  deux  vantent  d'une  façon  particulière  ses 
chants  politiques,  dignes  du  plectre  d'or  ,  au  dire  de 
QuintilienS  et  dans  lesquels,  suivant  Denys,  il  a  merveil- 
leusement saisi  le  ton  du  sujet,  une  certaine  vigueur  ora- 
toire qui  rappelle  la  tribune  '. 

Ces  chants  formaient  certainement  une  partie  capitale 
dans  l'œuvre  d'Alcée  :  la  politique  a  tenu  tant  de  place 
dans  sa  vie  qu'il  ne  pouvait  en  être  autrement.  Les  frag- 
ments qui  nous  en  restent  sont  parmi  les  plus  impor- 
tants. Ils  ne  suffisent  cependant  pas  pour  nous  permettre 
d'y  voir  clairement  les  qualités  qui  provoquaient  les 
éloges  précis  et  chaleureux  à  la  fois  des  deux  critiques 
anciens.  Pour  le  fond  des  choses,  Quintilien  en  loue  l'ins- 
piration morale  {plurimum  moribus  confert)  :  cette  appré- 


1.  Athénée,  XI,  p.  481,  A. 

2.  *AXxatou  6è  oTtiTcei  t6  (teyaXoirpeiràc  xa\  ppax^>  '**'  ^fi^  }^^hL  fietvô- 

XéxTfa)  xexâxtoTai  {Jugements  sur  les  anciens,  8). 

3.  Quintilien,  InsL  or.,  X,  1,  63. 

4.  In  parte  operis  aureo  plectro  merito  donatur  qua  tyrannos  insec- 
tatus  multum  etiam  moribus  confert, 

5.  ...  Ka\  Tcpb  ÀndtvTcov  tb  tûv  tcoXitixcov  icpaYptaTcov  ^6oc*  itoXXaxoO 
YoOv  tt  tic  TO  (jiTpov  icepiéXoi  noXttixV  âv  rtc  svipoc  ^T)Topcîav  (mss.  et 
édit.  pTjTopixYjv.»»  itoXixeiav).  Cf.  Quintilien  :  plerumque  oratori  similis. 


ciation  pouvait  être  justiGée  en  partie  par  ce  que  le  poète 
y  disait  sans  doute  du  prix  de  la  liberté  et  des  maux  causés 
par  le  despotisme: 

f.es  hommes  courageux  sont  le  rempart  de  la  cité  ^ 

Mais  ce  qui  nous  frappe  aujourd'hui  surtout  dans  le 
petit  nombre  de  ces  vers,  c'est  la  violence  de  Tesprit  de 
parti  et  Tardeur  deTinvective.  Strabon,  d'ailleurs,  en  ju- 
geait déjà  de  la  même  manière  :  car  il  parle  des  insultes 
continuelles  jetées  par  Alcée  à  tous  les  maîtres  de  Mity- 
lène,  au  sage  Pittakos  aussi  bien  qu'aux  tyrans  vérita- 
bles, quoique  le  poète  lui-môme  ne  fût  pas  pur  d'entre- 
prises analogues  ^  La  mort  du  tyran  Myrsilos  lui  arra- 
che un  cri  de  joie  sauvage  : 

C'est  maintenant  qu'il  faut  s*enivrer,  maintenant  qu'il  faut 
boire  à  outrance,  puisque  Myrsilos  est  mort  3. 

Même  passion  contre  Pittakos,  qu'il  insultait  dans  un 
scolie  : 

Le  misérable  Pittakos,  dans  la  cité  divisée  et  malheureuse, 
a  été  l'ait  t^ran  au  milieu  d'un  concert  d'éloges  *. 

Le  plus  long  des  fragments  d' Alcée  est  consacré  à  la 
description  d'une  demeure  où  l'on  s'apprête  pour  le  com- 
bat; s'il  s'agit  là,  comme  on  le  croit  généralement  et 
comme  cela  semble  probable,  d'un  combat  contre  le  parti 
adverse,  on  peut  dire  que  jamais  la  guerre  civile  n'a 
inspiré  enthousiasme  plus  féroce  : 

1.  Fragm.  23. 

2.  Strabon,  XIII,  p.  617  :  'AXxaïoc  oùv  à\ioi^ç  xal  touto)  (tô  nctTaxô) 
fcXoiSopsîTo  xai  ToT;  àX>.oic....,  où5^  aûxb;  xaOapevcov  tôjv  toiovtcov  vecûre- 

pt(T|Jl(tfV. 

3.  Fragm.  20. 

4.  Fragm.  37,  A  (dans  Âristotc,  loc.  ciL)  ;  il  y  a  quelque  iacortitude 
sur  le  sens  précis  de  deux  ou  trois  détails. 


3a«  CHAPITRE  V,  —  LA  CHANSON 

La  grande  salle  resplendît  des  luears  de  l'airain,  toute  pa- 
rée pour  Ares  :  voici  les  casques  brillants,  du  haut  desquels 
ondulent  les  blanches  crinières  chevalines,  ornement  delà  tête 
des  guerriers;  aux  crochets  des  murs  pendent  tout  à  Tentour 
les  brillantes  cnémides  d'airain,  rempart  contre  les  traits  ro- 
bustes, et  les  cuirasses  de  lin  toutes  neuves  ;  les  creux  bou- 
cliers jonchent  lo  sol  ;  voici  des  épées  de  Chalcis,  voici  des 
ceintures  et  des  baudriers.  Ne  les  oublions  pas,  puisque  nous 
avons  entrepris  cette  œuvre  i. 

D'autres  poètes  grecs  ont  vécu  au  milieu  des  discordes 
et  s'y  sont  mêlés  :  Archiloque,  Solon,  Théognis.  Mais 
Solon  est  un  sage,  et  Théognis,  malgré  la  vigueur  de 
ses  haines,  n*a  pas  chanté  la  guerre  civile  sur  ce  ton. 
Pour  Archiloque,  cest  surtout  à  ses  ennemis  privés, 
semble-t-il,  qu'il  réservait  ses  iambes  les  plus  amers. 
Le  poète  de  Lesbos  a  porté  dans  la  vie  publique  des  co- 
lères analogues  à  celles  qu 'Archiloque  nourrissait  contre 
Lycambès  :  sa  politique  fut  une  politique  de  passion 
ardente  et  naïve,  une  politique  d'amoureux  éconduit. 

Quant  au  style,  on  voit  dans  ce  morceau  la  vigueur 
éloquente  dont  parle  Denys.  On  y  trouve  aussi  la  vivacité 
des  images,  les  belles  épithètes  pittoresques  relevant 
la  précision  des  termes  techniques,  et  dans  Tensem- 
ble  une  clarté  limpide.  Un  autre  fragment,  des  plus 
poétiques,  est  celui  où  il  compare  les  discordes  civiles  à 
une  tempête.  La  comparaison  n'a  par  elle-même  rien  de 
rare,  mais  ce  qui  est  la  marque  d'Alcéc,  c'est  le  mélange 
de  simplicité  dans  l'expression  et  de  force  pittoresque  : 

Je  ne  comprends  rien  à  la  lutte  des  vents  :  de  ci,  de  là,  le 
flot  roule  ;  et  nous,  au  milieu,  ballottés  dans  notre  noir  na- 
vire, nous  souffrons  durement  de  la  grande  tempête;  le  pied 
du  mâtest  dans  l'eau;  la  voile,  toute  à  jour,  pend  en  lambeaux, 
et  les  haubans  sont  détendus  •. 

1.  Fragm.  15. 

2.  Fragm.  18.  Je  traduis  lo  texte  do  Bcrgk;  quelques  détails  sont 
douteux. 


ÂLGÉB  ^1 

Il  s'agit  dans  ce  passage  de  Tétat  de  Mitylène  sous  la 
tyrannie  de  Myrsilos.  Il  disait  encore  à  ce  sujet  : 

La  nouvelle  vague  s'élève  plus  haut  que  celles  qui  précèdent, 
et  nous  aurons  un  grand  mal  à  vider  le  navire  quand  il  sera 
descendu  au  plus  creux  i. 

Tout  cela  est  vif  et  bien  vu  :  l'image  est  simple,  hardie, 
pleine  de  saveur  ^ 

Même  franchise  d'accent  dans  ses  scolies.  La  politi- 
que  y  reparaissait  quelquefois  :  c'est  dans  un  scolie, 
nous  Tavons  vu,  qu'il  avait  attaqué  Pittakos.  Quelques 
réflexions  d'une  morale  sérieuse  apparaissent  aussi 
çà  et  là  ;  il  citait  quelque  part  le  mot  amer  du  Spar- 
tiate Arislodème  :  «  L'argent,  c'est  là  tout  l'homme^  ;  » 
il  disait  que  le  vin  était  pour  l'âme  un  miroir  \  Mais  ce 
qui  parait  avoir  tenu  le  plus  de  place  dans  ces  poèmes, 
s'il  faut  en  juger  par  les  extraits  que  les  anciens  nous 
en  ont  transmis,  c'est  la  joie  franche  du  buveur  qui  aime 
le  vin  et  les  banquets  comme  il  déteste  Myrsilos,  de  tout 
son  cœur  et  sans  arrière-pensée.  Avec  Alcée,  il  semble 
qu'il  y  ait  en  général  peu  à  deviner.  Sa  verve  est  parfois 
gracieuse  et  même  délicate,  mais  elle  est  simple,  toute  en 
dehors,  naïvement  joyeuse  ;  il  ne  rêve  pas  ;  il  ne  fait  pas 
de  la  mélancolie  un  assaisonnement  du  plaisir  ;  il  se  con- 
tente de  sentir  avec  vivacité  le  charme  de  l'heure  pré- 
sente. S'il  s'agit  de  trouver  des  motifs  de  boire,  il  n'est 
jamais  à  court.  Athénée  déjà  l'avait  remarqué  :  quelque 
temps  qu'il  fasse,  quelque  circonstance  qui  se  présente, 


1.  Fragm.  19. 

2.  Une  ode  à  Mélanippos  sur  la  perte  de  son  bouclier  (fragm.  32) 
et  une  autre  adressée  à  son  frère  Antiinénidas  (fragm.  33),  où  il  est 
question  d'un  géant  que  celui-ci  avait  tué  étant  au  service  du  roi 
de  Babylone,  peuvent  aussi  avoir  fait  partie  des  (rra<ria>Tixà. 

3.  Fragm.  49. 

4.  Fragm.  13. 


222  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

c'est  toujours  pour  lui  une  raison  d'emplir  sa  coupe  : 

Buvons,  car  le  soleil  est  au  zénith  *. 

Zeus  se  fond  en  eau»  le  ciel  déchaîne  Thiver,  les  fleuves  s'ar- 
rêtent... verse  le  vin  plus  doux  que  le  miel  •. 

Je  sens  venir  le  printemps  fleuri  :  verse  le  vin  dans  les 
cratères  '. 

Buvons;  pourquoi  attendre  la  lumière  de  la  lampe?  il  n'y 
a  plus  qu'un  filet  de  jour  *... 

N'abandonnons  pas  nos  cœurs  à  la  calamité  :  le  chagrin  ne 
nous  guérira  pas,  ô  Bacchus!  le  meilleur  remède,  c'est  d'ap- 
porter du  vin  et  de  s'enivrer  s. 

Il  avait  certainement  bien  plus  qu'Horace  le  droit  de 
dire: 

Si  tu  veux  planter,  plante  d'abord  de  la  vigne  ^. 
Nullam,  VarCy  sacra  vite  prius  severus  arborem. 

Dans  cet  ordre  d'idées  et  de  sensations»  il  a  de  la  finesse 
et  de  la  grâce  : 

Arrose  de  vin  tes  poumons  ;  le  soleil  est  haut,  la  saison  est 
accablante,  et  la  soif  brûle  toutes  choses;  harmonieusement, 
dans  le  feuillage,  bruit  la  cigale,  et  de  ses  ailes  tombe  en  no- 
tes pressées  son  chant  sonore,  tandis  que  Tété  embrasé,  s'é- 
tendant  sur  la  terre,  y  répand  la  sécheresse.  Le  chardon  fleu- 
rit ;  c'est  le  temps  où  les  femmes  sont  ardentes  et  où  les 
hommes  sont  faibles,  car  Sirius  leur  brûle  la  tète  et  les  ge- 
noux 7. 

On  reconnaît   dans  ce   passage  une   imitation  parfois 


1.  Fragm.  40. 

2.  Fragm.  34. 

3.  Fragm.  45. 

4.  Fragm.  41. 

5.  Fragm.  35. 

6.  Fragm.  44. 

7.  Fragm.  39.  Je  suis  le  texte  de  Bergk,  suffisamment  sûr  dans 
l'ensemble. 


ALCËE  223 

presque  littérale  d'un  célèbre  morceau  d'Hésiode  K  A 
prendre  les  choses  en  gros  et  d'un  peu  loin,  il  semble 
qu'Alcée  ait  presque  voulu  borner  son  rôle  à  mettre  en 
chanson  des  vers  que  tout  le  monde  savait  par  cœur  ^ 
Quand  on  y  regarde  de  plus  près,  on  voit  que  la  main 
de  Tartiste  se  décèle  par  deux  ou  trois  traits  nouveaux 
et  expressifs  :  la  soif  de  toute  la  nature,  la  cigale  dans 
le  feuillage  (chez  Hésiode,  elle  est  simplement  «  perchée 
sur  un  arbre  »),  et  l'été  enflammé  desséchant  toutes 
choses.  Cela  est  à  la  fois  large  et  précis  :  c'est  surtout 
d'une  grâce  exquise,  et  le  rhéteur  Démétrius  citait  déjà 
les  vers  sur  la  cigale  pour  en  signaler  les  heureuses 
métaphores  ^ 

L'amour  l'avait  aussi  beaucoup  occupé  :  «  Quoique 
d'un  cœur  belliqueux,  dit  Horace  ^,  il  aimait,  au  milieu 
même  des  combats,  ou  quand  il  attachait  au  rivage  son 
navire  battu  des  vents,  à  chanter  Bacchus,  et  les  Muses, 
et  Vénus,  et  l'enfant  qui  toujours  l'accompagne.  »  Et 
Horace  nous  apprend  tout  de  suite  que  Lycos,  aux  yeux 
noirs  et  à  la  noire  chevelure,  avait  été  l'un  des  objets  de 
cet  amour.  Le  grave  Quintilien  regrette  qu'Alcée,  ca- 
pable de  plus  hauts  sujets,  se  soit  abaissé  si  souvent 
à  des  jeux  et  à  des  amours  peu  dignes  de  son  talent  ^. 
Alcée  chantait  la  beauté,  et,  selon  l'usage  grec,  la  beauté 
des  éphèbes  aussi  volontiers  que  celle  des  femmes.  Que 
les  sens  eussent  plus  de  part  que  Tâme  à  ses  amours,  on 
n*en  saurait  douter;  un  petit  signe  noir  sur  un  beau  corps, 
suivant  Cicéron,  lui  faisait  l'efTet  non  d'une  tache,  mais 
d'une  lumière  et  d'une  grâce  ^  Ses  peintures  étaient 


1.  Travaux,  582-587.  Cf.  t.  1,  p.  524. 

2.  Cf.  le  fragm.  83,  aussi  imité  d'Hésiode. 

3.  De  VÉlocution,  142. 

4.  Odes,  I,  32. 

5.  Inst.  or, y  X,  I,  63. 

6.  De  Nat.  Deor,,  I,  28. 


324  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

naïvement  sensuelles,  et  un  juge  sévère  pouvait  s*en 
scandaliser.  Mais  il  no  faudrait  pas  croire  non  plus 
qu  elles  fussent  grossières  :  un  sens  exquis  du  beau  de- 
vait les  en  défendre.  Dans  le  peu  de  vers  qui  nous  en  res- 
tent, ce  qui  domine,  c'est  l'amour  de  la  délicatesse  gra- 
cieuse *.  Il  était  même  capable  d  une  réserve  chaste.  On 
le  voit  par  une  ode  qu'il  adressait  à  sa  rivale  en  poésie, 
Sappho,  et  dont  nous  n'avons  plus  que  les  deux  premiers 
vers  ^.  Ces  deux  vers  font  vivement  regretter  le  reste, 
car  ils  sont  délicieux  par  le  mélange  d'ardeur  et  de  res- 
pect, par  la  grâce  du  sentiment  et  la  réserve  pudique  de 
l'expression;  l'ode  entière  devait  être  exquise  : 

Pure  Sappho,  à  la  chevelure  de  violettes,  au  doux  sourire, 
j'ai  quelque  chose  à  te  dire,  mais  la  honte  me  retient. 

Et  Sappho  lui  répondait,  avec  une  Gnesse  toute  fémi- 
nine : 

Si  tu  avais  le  désir  du  beau  et  du  bien,  si  ta  langue  ne  mé- 
ditait aucune  mauvaise  parole,  la  honte  ne  couvrirait  pas  tes 
yeux,  et  tu  dirais  franchement  ce  que  tu  penses  3, 

Enfin  l'œuvre  d'Alcée  comprenait  aussi  des  hymnes. 
Il  nous  reste  quelques  débris  de  trois  hymnes  à  Apollon, 
à  Hermès,  à  Athéna.  Pausanias,  qui  mentionne  l'hymne 
à  Apollon,  le  désigne  par  le  nom  de  proème  *.  On  sait 

1.  Fragm.  62,  63. 

2.  Fragm.  55  (dans  Hôphostiou,  p.  85)  ;  cf.  Aristote,  Bhét.^  1,  9 
(p.  1367,  A,  Bekker).  —  Athônée  (XIII,  599,  C-D)  cite  une  sorte  de 
dialogue  lyrique  assez  seinhlable,  mais  manifestement  apocryphe  (au 
moins  pour  une  partie),  entre  Anacréon  et  Sappho.  On  peut  être  tenté 
d'en  conclure  que  celui-ci  ne  m^^rito  pas  non  plus  une  entière  confiance. 
M.  Flach  (p.  470,  note  1)  ne  croit  qu'à  l'aulhenlicilé  des  vers  de  Sap- 
pho. Gomme  les  vers  sont  dignes  d'Alcôo  et  que  nulle  impossibilité 
chronologique  ne  force  à  les  rejeter,  je  m'en  tiens  à  la  tradition. 

3.  Sappho,  fragm.  28  (dans  Aristote,  loc.  cit.), 

4.  Pausanias,  X,  8,  9. 


ALGËE  225 

que  ce  mot  semble  avoir  désigné  une  espèce  d'hymne 
monodique  qui,  au  lieu  d*éire,  comme  le  nome,  la  partie 
essentielle  de  la  fête,  n'en  était  que  le  prélude,  et  servait 
à  introduire  d'autres  chants.  Himérius,  il  est  vrai,  dé- 
signe le  môme  poème  comme  un  péan  ^;  mais  l'expression 
est  certainement  impropre,  et  c'est  Pausanias  qui  doit 
avoir  raison.  On  voit  par  l'analyse  d'Himérius  que 
VHymne  à  Apollon  comprenait  un  assez  long  récit 
des  légendes  delphiennes  relatives  à  Apollon.  Le  poète 
racontait  le  départ  du  dieu  chez  les  Hyperboréens , 
puis  son  retour,  que  fêtait  la  nature  entière.  Les  oiseaux 
chantaient,  <t  comme  ils  peuvent  chanter  chez  Alcée  », 
dit  Himérius  :  les  rossignols  d'abord,  et  aussi  les  hiron- 
delles ;  avec  les  oiseaux,  les  cigales  et  l'onde  même  de 
Gastalie,  aux  flots  d'argent,  s'associaient  à  la  joie  de  toute 
la  nature.  Nous  n'avons  plus,  malheureusement,  le 
moyen  de  juger  par  nous-mêmes  de  la  grâce  et  de  l'éclat 
de  ces  peintures.  Les  fragments  des  hymnes  sont  fort 
courts.  Le  plus  long  (quatre  vers  tirés  de  l'Hymne  à 
Athéna)  est  d'une  restitution  trop  incertaine  pour  qu'il 
soit  utile  do  le  traduire.  Ce  qu'on  y  voit  de  plus  intéres- 
sant, c'est  qu'Alcée,  à  la  différence  de  Terpandre,  n'écri- 
vait plus  ses  hymnes  en  hexamètres.  Suivait-il  en  cela 
l'exemple  d'Alcman,  ou  puisait-il  directement  dans  la 
tradition  populaire  de  Lesbos?  Quoi  qu'il  en  soit,  l'Hymne 
à  Apollon  (le  premier  poème  du  premier  livre  suivant 
un  scholiaste^)  était  formé  d'une  suite  de  vers  analogues 
à  ceux  qui  ouvrent  la  strophe  alcaïque;  l'Hymne  à  Her- 
mès, qui  venait  immédiatement  après,  était  formé  de 
vers  semblables  aux  trois  premiers  de  la  strophe  saphi- 
que;  l'Hymne  à  Athéna  était  en  strophes  alcaïques.  Ainsi, 
dès  l'apparition  de  Tode  légère  à  Lesbos,  les  rythmes 


1.  Himérius,  Discours,  XIV,  10. 

2.  Schol.  dHôphestion,  p.  219  (Westphal). 

Hiflt.  delà  LiU.  greoqae.  —  T*  II.  15 


22Q  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

logaédiques^  si  bien  appropriés  à  cette  inspiration  vive 
çt  musiciale,  y  possèdent  assez  d'empire  pour  devenir  la 
formé  d'expression  ordinaire  des  hymnes  mêmes,  ou  du 
moins  de  cette  espèce  d'hymnes  qu'on  trouve  dans  Alcée, 
et  qui  semble  avoir  tenu  une  place  intermédiaire  entre 
la  poésie  tout  à  fait  religieuse  du  nome  et  la  poésie  pu- 
rement profane. 

A  côté  d'Alcée,  l'Ile  de  Lesbos  a  produit  Sappho,  d'un 
génie  différent,  mais  égal,  et  dont  la  gloire  a  été  d'autant 
plus  grande  que  sa  qualité  de  femme,  surtout  aux  yeux 
des  générations  qui  suivirent,  rendait  sa  supériorité  plus 
extraordinaire.  «  Sappho,  ditStrabon^  est  une  merveille 
(OaujjiaaTov  tv  XP^[i.a)  :  on  chercherait  en  vain,  dans  toute 
la  suite  de  l'histoire,  une  femme  qui  puisse^  même  de 
loin,  lui  être  comparée  pour  la  poésie.  »  Il  faut  ajouter 
qu'au  point  de  vue  moral  Sappho  est  une  sorte  d'énigme  : 
les  anciens  déjà  ne  savaient  trop  ce  qu'ils  en  devaient 
penser;  les  modernes  sont  divisés  à  son  sujet;  de  là  un 
nouvel  attrait,  celui  d'un  mystère  à  éclaircir;  de  là  aussi 
des  légendes,  une  polémique  souvent  reprise,  et  par  con- 
séquent un  surcroit  de  célébrité.  Essayons  de  démiêler 
d'abord  ce  qu'on  peut  savoir  de  sa  vie  et  de  ses  mœurs, 
ensuite  ce  qu'elle  vaut  comme-  artiste  *. 

Sappho  (en  dialecte  éolien  Psappho  \  ou,  par  abrévia- 
tion, Psappha^)  naquit  probablement  à  Erésos,  Tune 
des  villes  de  Lesbos  \  mais  vécut  habituellement  à  Mi- 


1.  Strabon,  XIII,  p.  617. 

2.  Sur  Sappho,  cf.  Welcker,  Kleine  Schriflen^  t.  II,  p.  80-144,  et 
t.  V,  p.  229-242;  Th.  Kock.  Alkàos  und  Sappho,  Berlin,  1862  ;  A. 
Schœne,  Peber  dos  Leben  der  Sappho  (dans  les  Symbola  PhiL  Bonh,  in 
hpnorem  F.  Riischelii  coll.,,  18G7,  p.  731-762)  ;  Luniak^  QumslionesSap' 
phicsBy  Easan,  1888. 

3.  Fragm.  69  (voc.  Vaitçoi). 

4.  Fragm.  1,  v.  20  (voc.  VdlTcça).  • 

5.  Suidas,  y.  Sa7C96S.  • 


SAPPHO  227 

tylèno,  la  cité  la  plus  importante  de  rile,  ce  qui  fait  qti*ello 
fut  quelquefois  appelée  Mitylénienne  ^  On  sait  qù'Àlcéè 
lui  adressa  des  vers  et  qu'elle  lui  répondit  '.  Elle  vivait 
par  conséquent  au  début  du  vi®  siècle,  ainsi  que  le  répè- 
tent tous  les  témoignages.  Quant  à  savoir  exactemeat 
la  date  de  sa  naissance,  ou  mèmesi  elle  était  plus  jeune 
ou  plus  âgée  qu'Alcée,  c^est  impossible.  Les  modernes 
s*autorisent  en  général  de  la  déclaration  amoureuse  adres- 
sée par  celui-ci  à  Sappbo  pour  supposer  qu'elle  était  la 
plus  jeune  des  deux  :  mais  Targument,  comme  on  voit, 
est  loin  d'être  décisif.  Ce  qui  tendrait  plutôt  à  le  faire 
croire,  c'est  l'histoire  racontée  par  Hérodote  '  au  sujet 
de  son  frère  et  de  la  courtisane  Rhodopis;  comme  This- 
toire  se  passe  en  Egypte  sous  Âmàsis,  on  peut  être  tenté 
d'en  conclure  qu'à  cette  date  (après  570)  Sappho  était 
encore  d'âge  à  avoir  un  frère  jeune  et  un  peu  fou.  Mais 
rien  de  tout  cela  évidemment  n'apporte  line  certitude 
entière. 

Son  père,  suivant  Hérodote,  s'appelait  Scamandro- 
nymos  *.  Mais  on  voit  par  la  notice  de  Suidas  qu'il  y  avait 
à  ce  sujet  des  traditions  nombreuses  et  assez  divergentes. 
La  même  notice  dit  que  sa  mère  s'appelait  Cléis.  Elle 
ajoute  que  Sappho  épousa  un  citoyen  d'Andros  fort  riche, 
appelé  Kerkylas  ou  Kerkolas,  et  qu'elle  en  eut  une  QUe 
nommée  Cléis,  comme  son  aïeule.  Ce  nom  de  Cléis  se 
rencontre  encore  dans  un  gracieux  fragment  cité  par 
Héphestion  \  Ces  vers,  à  eux  seuls,  ne  sufGraient  pas  à 
prouver  que  Cléis  fût  la  Glle  de  Sappho  plutôt  que  l'une 
de  ses  jeunes  amies,  et  quelques  savants  préfèrent  cette 

1.  Strabon,  loc,  ct7. 

S.  Cf.  plus  haut,  p.  224. 

3.  Hérodote,  II,  135. 

4.  Cf.  Élien-,  Hist.  var,^  XII,  19.  Ce  nom,  selon  la  remarque  de 
M.  Luntak  {opreiL,  p.  86),  semble  indiquer  que  la  famille  avait  des 
relations  étroites  avec  les  Ëoliens  de  la  Troade. 

5»  Fragm.  S5. 


238  GHAPTTRE  V,  —  LA  CHANSON 

seconde  interprélation  ^  Cependant,  le  nom  même  de 
l'aïeule,  fùl-il  de  Tinvention  de  quelque  généalogiste, 
rend  bien  vraisemblable  que  les  anciens,  qui  pouvaient 
lire  la  pièce  entière,  y  trouvaient  des  raisons  de  croire 
que  Cléis  était  réellement  la  iille  de  Sappho,  et  non  pas 
simplement  son  amie.  D*ailleurs  Texistence  d'une  fille 
de  Sappho  est  incontestable,  car  Maxime  de  Tyr  parle 
d'un  poème  qui  lui  était  adressé  et  nous  en  indique  le 
sujet  en  homme  qui  pouvait  encore  le  lire  ^,  Quant  au 
nom  de  son  mari,  toutes  les  discussions  auxquelles  on 
8*est  livré  pour  ou  contre  la  vérité  de  l'affirmation  de 
Suidas,  outre  qu'elles  sont  sans  importance  par  leur 
objet,  ne  reposent  que  sur  des  hypothèses  ^  —  Deux  au 
moins  des  frères  de  Sappho  nous  sont  connus  par  des 
témoignages  dignes  de  foi.  L'un,  appelé  Larichos,  avait 
été  souvent  mentionné  par  elle  dans  ses  vers,  suivant 
Athénée  ^.  L'autre,  nommé  Charaxos,  est  le  héros  de 
Taventure  racontée  par  Hérodote  :  la  courtisane  Rhodo- 
pis,  esclave  à  Naucratis  en  Egypte,  avait  été  rachetée  à 
grand  prix  par  Gharaxos,  devenu  amoureux  d'elle,  et 


1.  Situ,  1. 1,  p.  326. 

2.  Fragm.  136;  dans  Maxime  de  Tyr,  Dissert. y  XXIV,  9. 

3.  M.  Luniak  (op.  cit,,  p.  80),  essaie  d'établir  que  le  nom  de  Kepx6Xaio; 
(=  Kpcx6Xaoc)  signifie  «  cithariste  »  (à  xpéxcov  tô)  Xaà>)  et  que  ce  nom 
ou  ce  surnom  indique  une  famille  de  musiciens  (cf.  Sappho,  fragm. 
136  :  {jlou(tot:6Xoc  olxîa).  Il  ne  croit  pas,  comme  on  l'admet  Yolontiers 
aujourd'hui,  que  ce  nom  soit  une  invention  ridicule  et  obscène  de 
la  comédie  attaque.  Il  suppose  en  outre  qu'au  nom  del'Ue  ionienne 
d'Ândros,  donnée  par  Suidas  comme  sa  patrie,  il  faut  substituer  An- 
tandros,  toute  voisine  de  Lesbos.  Enfin,  par  une  hypothèse  ingénieuse, 
mais  évidemment  un  peu  fragile,  il  suppose  que  les  vers  rappelés  par 
Maxime  de  Tyr,  et  où  Sappho  console  Cléis  à  propos  d'un  deuil  de 
famille,  s'appliquaient  à  la  mort  de  Eerkolaos,  si  bien  que  Sappho 
serait  restée  veuve  vers  trente  ou  trente-cinq  ans.  On  peut  se  repré- 
senter ainsi  les  choses,  mais  il  faut  avouer  que  ces  constructions 
manquent  de  solidité. 

4.  Athénée,  X,  p.  424,  F.  (Fragm.  139). 


SAPPHO  239 

Sappho,  dans  une  chanson,  avait  vivement  attaqué  à  la 
fois  la  courtisane  et  ce  frère  prodigue  ^ 

La  famille  de  Sappho  appartenait  à  la  noblesse  de 
Lesbos,  car  le  premier  des  deux  frères  dont  il  vient  d'ê- 
tre parlé  remplissait  auprès  des  prytanes  de  Mitylène  un 
emploi  d'échanson,  réservé,  dit-on,  aux  jeunes  gens  de 
famille  aristocratique.  C'est  comme  étant  noble,  sans 
aucun  doute,  que  Sappho  fut  envoyée  en  exil,  par  un  sort 
analogue  à  celui  du  poète  Alcée.  La  Chronique  de  Paros, 
qui  nous  a  conservé  le  souvenir  de  ce  fait,  rapporte 
qu'elle  se  rendit  en  Sicile  '.  Il  est  probable  qu'elle  en 
revint  quand  Pittakos  rappela  les  exilés  ^  On  ne  sait  ni 
quand  ni  comment  elle  mourut.  Une  légende  fort  répan- 
due racontait  qu'amoureuse  du  beau  Phaon  et  repoussée 
par  lui,  elle  se  précipita  du  haut  du  rocher  de  Leucade. 
C'est  le  poète  comique  Ménandre  qui,  dans  sa  Leuca- 
dienne  ^,  semble  avoir  fait  allusion  Tun  des  premiers  à 
cette  histoire.  Le  caractère  légendaire  en  est  évident.  Ce 
rocher  de  Leucade  (sur  la  côte  d'Ëpire)  était  surmonté 
d'un  temple  d'Apollon,  et  Ton  précipitait  de  là  chaque 


i.  Hérodote,  loc.  cit,  ;  cf.  Athénée,  XIII,  p.  596,  B,  qui  nomme 
cette  femme  Acopé^^a,  et  conteste  snr  ce  point  le  récit  d'Hérodote.  — 
Suidas  parle  d'un  troisième  frère  appelé  Enrygioa. 

2.  Marbre  de  Paros,  1.  51  :  'Af  '  ou  Sair^â)  è^  MituXtîvt);  sic  SixsXfav 
licXeuae  fuYoOva...  La  date,  qui  suivait,  est  malheureusement  effacée 
dans  l'inscription,  mais  elle  était  comprise  entre  605  et  591. 

3.  M.  Luniak  (p.  68  et  suiv.)  conteste  la  réalité  de  Texil  de 
Sappho.  Sa  principale  raison  est  qu'Ovide,  dans  l'épftre  que  Sappho 
est  censée  écrire  à  Phaon  {Hérotdes,  ép.  15),  bien  qu'elle  fasse  allusion 
à  ses  misères,  ne  dit  rien  de  ce  malheur.  M.  Luniak,  en  effet,  a  dé- 
montré très  finement  que  cette  épitre  doit  être  regardée  comme  étant 
bien  d'Ovide  et  que  celui-ci,  en  l'écrivant,  s'est  constamment  inspiré 
à  la  fois  des  poésies  de  Sappho  et  d'une  biographie  alexandrine 
qu'il  a  dû  lire  en  tôte  de  son  exemplaire  de  Sappho.  La  thèse  en  gé- 
néral est  plausible,  mais,  sur  ce  point  particulier  de  l'exil,  je  ne 
vois  pas  que  la  démonstration  soit  décisive. 

4.  Ménandre,  Leucad.,  fr.  1  (Dindorf-Didot)  ;  dans  Strabon,  X* 
p.  452. 


230  CHAPITRE  y.  —  LA  CHANSON 

çiaaé^deS' criminels^,  suivant  Strabon,  en  guise  de  vie- 

»,  ...'....II'  '       *^ 

times  expiatoires  ^, Ce  rite  sauvage  avait  rendu  Tendroit 
célèbre  ;  les  amoureux  dans  leur  désespoir,  menaçaient 
dese  jeter  du  rocher  de  Leucade  ;  l'expression  se  trouve 
cliez  Anacréon  ^  ;  peut-être  se  trouvait-elle  aussi  chez 
3appho  ;  quoi  qu'il  en  soit,  on  comprend  sans  peine  que 
rimagination  des  comiques  grecs  ait  volontiers  prêté  à 
1^  poétesse  de  l*amour  une  fin  que  la  légende  attribuait, 
pour  des  raisons  analogues,  à  d'autres  personnages  plus 
ou  moins  mythiques  ^  et  qui  s^accordait  si  bien,  semblait- 
il,  avec  le  caractère  passionné  des  poésies  de  Sappho.  — 
Mais  ceci  nous  amène  à  un  sujet  beaucoup  plus  impor- 
tant que  la  question  des  dates  et  des  circonstances  exté- 
rieures de  sa  biographie,  je  veux  dire  à  la  nature  même 
des  sentiments  qui  ont  rempli  sa  vie  et  qui  ont  été  la 
source  principale  de  son  inspiration. 

On  sait  en  effet  que  le  sujet  principal  des  chants  de 
Sappho  était  Tamour  :  elle  en  disait  les  plaisirs  et  les 
souffrances,  elle  chantait  la  beauté  des  jeunes  hommes 
çt  celle  des  jeunes  filles  ;  ses  vers,  si  doux,  étaient  en 
même  temps  pleins  de  flamme.  Qu  en  faut  il  conclure 
sur  ses  mœurs?  Elle  qui  chantait  l'amour  avec  tant 
de  force,  quelle  place  lui  avait-elle  fait  dans  sa  vie? 
Il  était  inévitable  que  la  légende,  à  Athènes  surtout, 
s'emparât  d'un  si  beau  sujet.  La  comédie  aimait  à 
mettre  en  scène  les  poètes  célèbres  d'autrefois,  et  ce 
n'était  pas  pour  les  honorer;  rien  ne  semblait  plus  amu- 
sant que  de  railler  ces  personnages  connus  de  tous. 
Gratines  avait  fait  une  C/^oAw/ine,  Téléclidès  un  Hésiode^, 
Il  y  eut  aussi,    bien  entendu,   des  Phaon  et  des  Sappho 

1.  StraboD,  loc.  cit. 

2.  Anacréon,  fragm.  10. 

d.  Deucalion,  Képhalos,  etc. 

4.  Nous  n'avons  pas  à  rappeler  ici  les  attaques  dirigées  par  la  co- 
iiàdie  contre  les  poètes  contemporains. 


SAPPHO  2S1 

(six  ou  sept  au  moins  %  sans  compter  la  Leuccfdténne 
de  Ménandre.  On  imagine  aisément  jusqu'où  dut  aller, 
en  fait  d'inventions  plaisantes  ou  grossières,  la  verve 
des  poètes  comiques,  au  sujet  de  la  poétesse  de  Lesbos. 
De  là  toute  une  légende,  dont  l'écho  est  arrivé  jusqu'à 
nous.  Sappho  devient  une  courtisane  ^,  ou  pis  encore. 
Elle  passe  sa  vie  à  rechercher  des  amants,  qui  parfois  la 
dédaignent,  et  elle  a  tous  les  vices  que  la  médisance  po- 
pulaire reprochait  aux  Lesbiennes.  Qu'en  devons-nous 
penser?  Welcker  ^  et  Otfried  MQllcr  "*,  avec  un  opti- 
misme imperturbable,  se  sont  portés  garants  de  la  pureté 
de  Sappho  ;  ils  ont  été  suivis  par  la  plupart  des  critiques 
allemands.  L'Anglais  Mure,  au  contraire,  a  prononcé 
contre  elle  un  véritable  réquisitoire  ^  Quand  il  s'agit  des 
mœurs  grecques,  un  plaidoyer  trop  sentimental  risque 
d'être  naïf.  D'autre  part,  il  serait  puéril  de  prendre  au 
pied  de  la  lettre  toutes  les  afGrmations  médisantes  des 
anciens,  ou  môme  tout  ce  que  semblent  dire  certains 
vers  suspects  de  Sappho.  La  vérité  est  probablement  en- 
tre CCS  deux  extrémités  ;  mais  à  quelle  distance  de  l'une 
ou  de  l'autre? 

On  se  rappelle  les  beaux  vers  qu'Alcée  adressait  à 
Sappho  et  la  fine  réponse  de  celle-ci  :  si  Ton  veut  un 
exemple  des  libertés  de  la  légende,  qu'on  lise  les  vers  où 
l'Alexandrin  Hermésianax  parle  de  cet  amour  ^  :  à  l'en 


1.  Fragm,  comte,  éd.  Meineke,  t.  II,  p.  707  ;  t.  III,  p.  112,  315, 
338  ;  t.  IV,  p.  409. 

2.  Lo  grammairien  Didymé,  selon  Sénèque  (Lettres,  XXXVIII, 
37)  avait  écrit  un  traité  sur  la  question  de  savoir  si  Sappho  était  une 
courtisane.  Tatien  {Adv.  Grxcos,  32)  l'appelle  y^vaiov  nopvixbv  èpwTO- 

3.  Welcker,  Kleine  Schriflen,  t.  II,  p.  80-144. 

4.  Otf.  Millier,  Litt.  gr,,  t.  II,  p.  105  (trad.  française). 

5.  Mure,  History  of  greek  Liter.»  t.  III,  p.  315,  496  et  suiv. 

6.  Dans  Athénée,  XIII,  p.  598,  B-G.  L'erreur  s'explique,  sans  se 
justifier,  par  le  fragm.  14  d'Anacréon,  mal  compris. 


232  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

croire,  Alcée  aurait  eu  un  rival  heureux,  et  ce  rivai  aurait 
été...  Anacréon,  qui  vivait  soixante  ans  plus  tard!  Le  poète 
comique  Diphile  allait  bien  jusqu'à  donner  à  Sappho  pour 
amants  à  la  fois  Archiloque  et  Hipponax,  séparés  lun 
de  l'autre  par  un  intervalle  de  cent  cinquante  ans  ^  1  Ces 
exemples  conseillent  la  prudence  à  Tégard  des  récits 
traditionnels  ^.  L'histoire  du  beau  nocher  Phaon  est  celle 
qu'on  a  le  plus  souvent  répétée.  Cette  histoire  telle  qu'É- 
lien  la  raconte,  est  légendaire  au  premier  chef  ^  :  Phaon 
passe  Aphrodite  dans  sa  barque  et  reçoitd*elle  en  retour  un 
parfum  qui  le  transfigure.  Comme  Élien  parle  certaine- 
ment de  celui  que  Sappho  avait  chanté,  on  a  pu  voir  dans 
ce  Phaon,  non  sans  vraisemblance,  un  personnage  delà 
mythologie  populaire,  un  type  idéal  de  la  beauté  virile, 
anciennement  célébré  dans  des  chansons  lesbiennes,  et 
que  Sappho  aurait  chanté  à  son  tour  comme  elle  a 
chanté  Adonis  \  Ajoutons,  avec  Bergk,  que  Sappho, 
comme  Archiloque,  comme  Anacréon,  a  certainement 
exprimé  maintes  fois  dans  ses  chansons  des  sentiments 
qui  ne  lui  étaient  pas  personnels,  et  qu  on  ne  saurait  voir 
une  déclaration  de  son  amour  dans  tous  les  vers  où  elle 
a  pu  faire  parler  une  femme  amoureuse.  En  résume, 
l'histoire  des  amours  de  Sappho,  telle  qu'on  la  racontait 


i.  Jbid.,  599,  C. 

2.  Il  ne  faut  cependant  pas  non  plus  s'appuyer  sur  cette  réponse  do 
Sappho  pour  célébrer  sa  pureté  virginale  (une  coquette  spirituelle,  en 
somme,  pouvait  l'écrire),  ni  affirmer,  comme  on  le  fait  parfois,  que 
les  attaques  de  Sappho  contre  son  frère  CJharaxos  et  la  coui-tisano 
Hhodopis  prouvent  l'austérité  de  sa  vie  ;  car  Ninon  elle-même,  si  elle 
avait  eu  un  frère  qui  se  fût  ruiné  pour  une  Rhodopis,  était  femme  à 
lui  faire  la  leçon. 

3.  Élien.  Hist.  var.,  XII,  18. 

4.  Flach,  p.  491-494.  —  M.  Luniak  croit  à  l'existence  de  Phaon,  et 
suppose,  d'après  l'Hôroide  d'Ovide,  que  c'était  un  très  jeune  homme, 
beaucoup  plus  jeune  que  Sappho,  et  un  aristocrate.  Mais  pourquoi 
Ovide  n'aurait-il  pas  transformé  en  personnage  réel  le  mythique 
Phaon  ? 


SAPPHO  283 

dans  l'antiquité,  ne  présente  aucun  caractère  d'authenti- 
cité ;  c'était,  sur  presque  tous  les  points,  une  pure 
légende,  et,  de  plus,  une  légende  tout  à  fait  invraisem- 
blable. Car  SapphOy  nous  le  savons,  avait  composé  tout 
un  livre  d'épithalames  :  les  Lesbiens  n'auraient  pas 
demandé  tant  d*épithalamcs  à  une  femme  décriée.  Mais 
n'y  a  t-il  pas,  d'autre  part,  quelque  difficulté  à  croire 
qu'une  femme  si  empressée  à  chanter  Tamour,  et  qui  le 
chante  avec  tant  de  feu,  avec  une  vivacité  de  paroles  si 
hardie,  ait  été  une  sorte  de  vestale  uniquement  occupée 
d'entretenir  le  fea  sacré  de  la  poésie  *  7 

Ses  relations  avec  les  jeunes  femmes  dont  les  noms 
reviennent  si  Souvent  dans  ses  vers  soulèvent  un  pro- 
blème analogue.  La  plupart  étaient  ses  élèves  en  musi- 
que et  en  poésie  ^.  Comme  beaucoup  de  poètes  lyriques, 
Sappho  avait  autour  d'elle  des  disciples  qui  venaient  ap- 
prendre son  art  et  qui  probablement  exécutaient  ses  poé* 
sies  chorales  ou  du  moins  en  dirigeaient  l'exécution.  Ces 
chœurs  de  jeunes  filles,  fort  répandus  dans  toute  la  Grèce, 
devaient  être  à  Lesbos  particulièrement  en  usage.  La 
grâce  féminine  y  était  en  grand  honneur  et  des  prix  de 
beauté  s'y  décernaient  aux  femmes  dans  le  temple  d'Héré'. 
Sappho  d'ailleurs  n'était  pas  la  seule  femme  de  Lesbos 
qui  tint  école  de  poésie  ;  on  nous  parle  de  Gorgo  et  d'An- 
dromède comme  de  rivales  qui  lui  disputaient  ses  élè- 


1.  Sappho  était-elle  belle?  Suivant  Maxime  de  Tyr  (XXIV,  7),  elle 
était  petite  et  noire,  piixpà  xai  jiéXaiva,  et  la  beauté  dont  on  la  louait 
était  surtout  celle  de  sa  poésie.  C'est  probablement  dans  quelque 
vers  de  Sappho  elle-même  que  Maxime  de  Tyr  avait  puisé  ces  ren- 
seignements, he  mot  d'Alcée,  (ârcXoxe.  donne  l'idée  d'une  beauté  brune. 
Cf.  Ovide,  Héroides,  XV,  31-35  {Si  mihi  difficilis  formam  natura  nega- 
vit...  sum  brevis,,.  Candida  si  non  smn,„)  —  Portraits  d'Alcée  et  de 
Sappho  dans  O.  Jahn,  Ueôer  Darslell.  griech,  Dichtem  auf  Vasenbilder^ 
pi.  I. 

2.  Suidas,  San^fo. 

3.  Schol.  Hom.,  lUad/e^  I.  129. 


23i  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

yes  ^  Ces  habitudes,  si  différentes  de  celles  d'Athènes, 
expliquent  à  merveille  que  tant  de  noms  de  femmes  ou 
de  jeunes  filles  se  pressent  dans  les  vers  de  Sappho  ;  il 
n'y  a  pas  plus  lieu  d'être  surpris  de  voir  Sappho  en  com- 
merce continuel  avec  cette  jeune  troupe  que  de  trouver 
autour  de  Socrate  des  Âlcibiade,  des  Charmidc  et  des 
Xénophon  ;  la  comparaison  est  de  Maxime  de  Tyr,  et  elle 
a  été  souvent  reprise  depuis,  non  sans  raison.  Mais  ce 
qui  étonne,  quoi  qu'on  en  dise,  c'est  la  façon  dont  s'ex- 
priment, dans  ce  petit  monde  féminin,  les  passions  qui  en 
divisent  ou  en  rapprochent  les  membres.  Les  haines  ont 
un  air  de  jalousie  amoureuse.  L*amitié  emploie  des  ter- 
mes tels  que  la  Phèdre  d'Euripide  et  de  Racine,  parlant 
de  son  amour  pour  Hippolyte,  n'a  guère  qu'à  transcrire 
des  vers  de  Sappho  ^.  Il  ne  sert  de  rien  d'épiloguer  sur  un 
mot  d'une  autre  pièce  pour  tâcher  d'établir  que  celle-là 
s'adresse  à  un  homme  ^  A  défaut  de  telle  ou  telle  pièce, 
d'autres  subsistent  qui  ne  peuvent  laisser  aucun  doute.  11 
est  clair  que  Sappho  s'adressait  à  ses  jeunes  amies  en 
des  termes  tout  à  fait  semblables  à  ceux  qu'employait 
Alcée  pour  s'adresser  à  des  éphèbes  ^.  Et  d'ailleurs 
Horace,  qui  lisait  encore  les  poésies  complètes  de  Sap- 
pho, nous  dit  expressément  que  les  plaintes  de  celle-ci 
avaient  surtout  pour  objet  les  jeunes  filles  de  Lesbos  ^ 

1.  Maxime  de  Tyr,  Dissert.  XXIV.  Androméda  est  mentionnée  au 
fragm.  41,  et  le  nom  de  Gorgo  a  été  restitué  par  Bergk  avec  vraisem- 
blance au  fragm.  48. 

2.  Fragm.  2. 

3.  Fragm.  1  (dans  Denys  d'Halle,  Sur  Varrangeme.nl  des  mots^ 
c.  23).  Les  mss.  donnent,  au  vers  24,  èOéXoiaav  ;  la  pièce  alors  s'adresse 
à  un  homme.  Mais  Bergk  écrit  éôéXoiaa,  et  il  en  résulte  qu'il  s'agit 
d'une  femme.  La  correction  de  Bergk  me  parait  évidente,  quoi  qu'on 
puisse  penser  du  fond  des  choses. 

4.  (::f.,  outre  le  fragm.  2  (où  le  vers  14  est  décisif),  les  fragm.  33, 
34,  41,  etc. 

5.  Horace,  Odes  II,  13,  24  :  iEoliis  fidibus  quorentem  —  Sappho 
puollis  de  popularibus.  Cf.  Epitres,  I,  19,  28  {mascula  Sappho). 


SAPPHO  235 

Otfried  Mûller  rappelle  à  ce  sujet  TamiUé  que  les  hommQs 
faits,  chez  les  Doriens,  cptreteDaient  pour  les  éphèbes^  et 
«  où  les  jeunes  gens,  dit-il,  se  formaient  à  une  noble  et 
mâle  vertu  ».  Il  applique  sa  théorie  dorienne  aux  poé- 
tesses  éoliennes  de  Lesbos.  Soit  :  il  est  parfaitement 
oiseux  de  discuter  la  qualité  exacte  de  cette  amitié  ou  de 
cet  amour,  et  d'essayer  de  déterminer  avec  précision  des 
limites  que  le  langage  même  semble  si  souvent  prendre 
à  tâche  de  confondre  ;  amitié  plus  ou  moins  esthétique  et 
sensuelle»  amour  plus  ou  moins  platonique,  ce  sont  des 
nuances  fort  difGciles  à  démêler;  sans  compter  qu'en 
pareille  matière  il  faut  se  garder  de  conclure  toujours 
des  paroles  aux  actes  et  de  certaines  habitudes  de  style  à 
des  habitudes  de  conduite.  L'exemple  de  l'austère  et  pur 
Socrate montre, dans  un  sujet  analogue,  combien  les  deux 
sortes  de  sentiments  étaient  sujets^  en  Grèce,  sinon  à  se 
confondre»  du  moins  à  tenir  le  môme  langage.  Il  convient 
pourtant  d  ajouter,  pour  être  franc,  que  si  cette  manière 
de  parler  ne  prouve  rien  contre  Socrate,  elle  prouve 
beaucoup  contre  Athènes.  Il  est  fâcheux  qu'on  pût  y  être 
un  fort  honnête  homme,  un  Solon  par  exemple,  sans 
faire  les  distinctions  que  faisait  Socrate.  J'ai  peur  que  le 
langage  deSappho  ne  prouve  aussi  contre  Lesbos,  et  jus- 
tement dans  la  même  mesure  ^  Quant  à  Sappho  elle-même, 
on  fait  remarquer  qu'elle  vante  quelque  part  la  vertu  *, 
qu*eo  outre  elle  reçut  de  grands  honneurs  à  Mitylène  ^ 


1.  Avouons  seulement  que  des  sentiments  qui  paraissent  identiques 
peuvent  être  en  réalité  assez  différents  solon  qu'on  les  rencontre  dans 
une  société  moderne  et  chrétienne  ou  au  contraire  dans  une  époque 
plus  naïve,  dans  un  pays  où  Tart  est  une  religion,  où  la  beauté  est  une 
vertu,  où  Zeus  enlève  Ganymède,  où  Sophocle  pense  peut-être  comme 
Âlcibiade,  et  où  Platon  lui-mémo  en  est  réduit  à  inventer  l'amour 
platonique. 

2.  Fragm.  80. 

3.  Aristote,  RhéL»  Il  (p.  1398,  B,  12). 


336  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

et  que  son  image  orna  des  monnaies  d'Erésos  ^  On 
infère  de  là  qu'elle  avait,  on  matière  de  morale,  les  idées 
d'une  honnête  femme  du  xix*  siècle.  Bornons-nous  à  en 
conclure,  sans  trop  insister,  qu'elle  était  par  les  mœurs 
au  rang  des  plus  estimées  de  ses  compatriotes,  et  qu'elle 
les  dépassait  par  le  génie.  —  Sur  ce  dernier  point  nulle 
obscurité,  nul  embarras. 

Les  poésies  de  Sappho  formaient  dans  l'antiquité  neuf 
livres.  Il  ne  nous  en  resterait  que  des  débris  (cent 
soixante-dix  fragments  environ),  si  Denys  d*Halicarnasse 
et  Longin  n'avaient  eu  l'heureuse  pensée  de  citer  deux 
odes  à  peu  près  entières.  Cette  division  en  neuf  livres, 
due  probablement  aux  grammairiens  d'Alexandrie,  était 
fondée  en  partie  sur  la  nature  des  mètres  et  en  partie 
sur  celle  des  genres  *.  C'est  ainsi  que  le  premier  livre  se 
composait  exclusivement  de  pièces  écrites  en  strophes 
saphiques  ;  le  second  et  le  troisième,  de  pièces  où  les 
vers,  semblables  entre  eux,  étaient  groupés  en  systèmes*, 
un  autre  encore,  de  pièces  en  vers  asclépiades  ;  et  qu'à 
côté  de  cela  les  Epithalames^  peut-être  aussi  les  Elégies 
et  les  Hymnesy  formaient  des  livres  distincts  '. 

On  voit  quelle  était  la  variété  des  poèmes  de  Sappho. 
Cette  variété  pourtant  semble  avoir  été  dans  la  forme 
plus  que  dans  les  sujets;  au  fond  Sappho  est  avant  tout 
la  poétesse  de  l'amour  et  de  la  beauté.  Ce  qui  change, 
c*est  l'occasion  de  cet  amour,  c'est  la  nature  des  senti- 
ments qui  s'y  rattachent,  tantôt  plus  personnels  et  tantôt 

1.  Pollux,  Ofiom.  IX,  84. 

2.  Voir,  sur  toutes  ces  questions,  la  note  de  Bergk  en  tête  des 
Fragments  de  Sappho  dans  son  édition  des  Lyriques  (p.  874  des  pre- 
mières éditions  ;  t.  III,  p.  82,  de  la  4«). 

3.  M.  Luniak  conteste  Texistence  des  élégies  de  Sappho  parce 
qu'Ovide  lui  fait  dire  (v.  5-6)  : 

Forsitan  et  quare  mea  sint  alterna  requiris 
Garmina.  eu  m  lyricis  aim  magis  apta  modis. 

Mais  o'est  trop  presser  les  paroles  d'an  poète  bel-esprit. 


SAPPHO  287 

plus  généraux,  tantôt  joyeux  et  tantôt  tristes  ;  de  là  ces 
changements  de  rythmes  qui  dénotent  un  art  savant  et 
délicat.  Mais  la  matière,  en  somme,  est  toujours  sem- 
blable :  même  dans  ses  hymnes,  il  est  probable  qu'elle 
chantait  Aphrodite  plus  souvent  que  Zeus  ^  :  le  maitre  de 
sa  pensée,  c'est  Eros,  qui  sans  cesse  agite  son  cœur  et 
éveille  son  imagination;  c*est  par  lui  que  son  souvenir 
est  resté  vivant  dans  la  postérité;  c'est  toujours  lui 
qu'elle  chante,  avec  un  mélange  original  et  exquis  de 
grâce,  de  passion  et  de  naïveté. 

La  beauté  qu'elle  célèbre  est  surtout  riante  et  gracieuse: 
c'est  celle  de  l'aimable  Aphrodite  plutôt  que  de  la  majes- 
tueuse Athéné.  «  0  pures  Charités  aux  bras  de  roses, 
filles  de  Zeus,  »  disait-elle  dans  une  de  ses  odes  ' .  Et 
Philostrate,  à  ce  propos,  note  que  Sappho  a  pour  la  rose 
une  prédilection  déclarée,  qu'elle  la  vante  sans  cesse  et 
qu'elle  aime  à  comparer  avec  elle  les  plus  belles  de  ses 
compagnes  '.  Pour  exprimer  la  gloire  poétique,  elle  dit 
«  les  roses  de  la  Piérie  ^  ».  Dans  la  Cowonne  de  Mé- 
léagre,  la  rose  est  attribuée  à  Sappho  ^  Elle  loue  quel- 
que part  Gléis  «  semblable  aux  fleurs  d'or*».  Elle  parle 
plusieurs  fois  de  l'hyacinthe.  Ses  vers,  dit  Démétrius, 
sont  pleins  d'amour,  d*alcyons,  de  printemps  '.  Elle 
veut  que  la  belle  jeunesse  se  pare  de  couronnes  de  fleurs  : 

Enlace  de  tes  mains  délicates,  6  Diké,  les  guirlandes  autour 
de  ta  chevelure  ;  de  belles  fleurs  ajoutent  à  la  grâce  ;  on  se 
détourne  d'un  front  sans  couronne  s, 

1 .  Les  fragm.  62  et  63,  oCi  il  est  question  d'Adonis,  peuvent  avoir 
appartenu  à  des  hymnes. 

2.  Fragm.  65. 

3.  Philostrate,  EpUres,  71. 

4.  Fragm.  68. 

5.  Anthol.  Palat,  IV,  i,  6. 

6.  Fragm.  85. 

7.  De  PÉlocuHon,  132  et  166. 

8.  Fragm.  78.  Le  texte  est  mal  établi  ;  j'en  donne  le  sens  général 
et  résumé  plutôt  qu'une  traduction  exacte. 


ââ8  CHAPITRE  V.  —  LÀ  CHANSON 

*  •  •         •    .  »  - 

La*  toiletté  même  ne  lui  semble  pas  superflue  :  elle  se 
àioque  d'une  rivale  qui  ne  sait  pas  disposer  avec  élé- 
gance les  plis  de  sa  robe  *  ;  elle  parle  volontiers  d'étoiles 
rares  ^,  de  parfums  %  de  bijoux  :  «  Ne  fais  pas  la  (ière 
pour  une  bague  »,  dit-elle  à  une  rivale^.  N'est-ce  pas  un 
trait  bien  féminin  que  cet  amour  des  fleurs,  de  la  beauté 
brillante  et  bien  parée  ? 

Cette  beauté  charmante  jette  Sappho  dans  une  ivresse 
tantôt  douce  et  tantôt  violente.  Elle  aime  fortement, 
parfois  avec  une  tendresse  exquise,  parfois  avec  des 
transports  douloureux.  Son  amour  s'exprime  sans  gros- 
sièreté^ mais  sans  pruderie  ;  son  langage  est  naïf  et 
hardi.  Dans  Tétat  de  mutilation  où  ses  vers  nous  sont 
parvenus,  il  n'est  pas  toujours  permis  de  savoir  si  c'est 
elle-même  qui  parle  ou  si  elle  fait  parler  quelque  amou- 
reux ;  mais  peu  importe  :  qu'elle  parle  sous  son  nom  ou 
sous  celui  d'un  personnage  plus  ou  moins  fictif,  c'est 
toujours  son  âme  qu'elle  exprime.  Or  Tâme  qui  vit  dans 
ses  vers  est  ardente  et  passionnée  : 

Je  désire  et  je  brûles. 

La  lane  et  les  Pléiades  ont  disparu  ;  la  nuit  est  en  son 
milieu,- l'heure  passe,  et  je  reste  solitaire  dans  ma  couche^. 

L'amour  me  torture,  dompteur  des  membres,  doux  et  amer 
d  la  fois,  monstre  invincible 7. 

L'amour  ébranle  mon  âme,  pareil  au  vent  de  la  montagne 
qui  s'abat  sur  les  chênes  s. 

Et  surtout  ce  passage,  où  la  douceur  des  images  dans 

4.  Fragm.  70. 

2.  Fragm.  155. 

3.  Fragm.  49,  156,  165. 

4.  Fragm.  35. 

5.  Fragm.  23. 

6.  Fragm.  52. 

7.  Fragm.  40.  . 

8.  Fragm.  42. 


SAPPHO  239 

les  premiers  vers  fait  un  si  vif  contraste  avec  la  pein- 
ture intense  de  l'émotion  physique  dans  les  derniers  ^  : 

Celui-là  me  paraît  égal  aux  dieux  qui  s'assied  devant  toi, 
et,  de  tout  près,  entend  ta  voix  si  douce, 

Ton  rire  aimable,  qui  fond  mon  cœur  dans  ma  poitrine.  Dés 
que  mon  regard  t'aperçoit,  la  voix  me  manque, 

Ma  langue  se  sèche,  un  feu  subtil  court  sous  ma:  peau,  ma 
vue  se  trouble  et  mes  oreilles  bourdonnent  ; 

Je  ruisselle  de  sueur  ;  un  tremblement  me  saisit  tout  entière  ; 
ma  couleur  ressemble  à  celle  de  l'herbe,  et  je  me  sens  pres- 
que mourir. 

Ces  admirables  vers,  imités  par  Théocrite^,  traduits 
par  Catulle  %  vantés  par  Longin  ^,  traduits  de  nouveau 
par  Racine.S  sont  restés  comme  le  type  éternel  des  pein« 
turcs  de  Tamour  violent  et  profond  qui  s'empare  de  tout 
Tètre,  qui  le  dessèche  jusqu'aux  moelles  et  qui  devient 
une  torture  physique.  Du  premier  coup,  la  limite  du 
pathétique  est  atteinte  :  on  pourra  varier  les  détails,  on 
ne  dira  jamais  ni  mieux  ni  plus  fortement. 

Est-il  besoin  d'ajouter  qu^uné  âme  capable  de  sentir 
ainsi  l'amour  devait  être  accessible  à  la  jalousie  ?  Plus 
d'un  vers  de  Sappho  nous  la  montre  irritée.  Elle  blâme 
Âtthis  de  rechercher  Andromède,  ^.  Elle  se  moque  d'une 
orgueilleuse  qu'un  bracelet  rendait  vaine  ^  Elle  se  plaint 
que  son  malheur  lui  vienne  de  ceux  qu'elle  traite  avec 
le  plus  de  faveur  ^  On  sent  partout  une  âme  délicate  et 
frémissante. 


1.  Fragm.  2. 

2.  Idylles,  II,  104  et  suiv. 

3.  Catulle,  U,  A. 

4.  Ou  par  Tanteur,  quel  qu'il  soit,  du  Traité  du  sublimeyC.  10. 

5.  Phèdre,  acte  I,  se.  3. 

6.  Fragm.  41.  .      . 

7.  Fragm.  35. 

8.  Fragm.  12.  .      •  'j  :    . 


240  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

Et  pourtant,  Torgueil  aussi  la  soutient  et  la  rassérène. 
Elle  est  fière  de  son  art  et  de  son  génie.  Les  Muscs  lui 
ont  donné  la  gloire  ^  Quand  la  vie  lui  sera  ôtée,  elle  ne 
veut  pas  que  sa  fille  la  pleure  :  «  Les  thrènes  ne  con- 
viennent pas  à  la  demeure  des  poètes  ^.  »  Son  souvenir 
ne  périra  pas  ^  Elle  vante  une  jeune  fille  pour  son  talent 
(oof la)  ^  ;  elle  en  menace  une  autre  de  loubli  pour  le 
motif  contraire  : 

Tu  mourras,  et  de  toi,  alors  et  à  jamais,  rien  ne  subsistera, 
parce  que  tu  n'as  point  de  part  aux  roses  de  la  Piérie  ;  obs- 
cure habitante  des  demeures  d'Adôs,  tu  voltigeras  parmi  les 
morts  inconnus  &. 

Elle  parle  de  son  humeur  sereine  et  douce  ^.  Elle  veut 
que  l'àme  se  tienne  en  garde  contre  la  colère^.  Le  ton 
de  sa  réponse  à  Âlcée  est  spirituel  avec  dignité  ^  On  com- 
prend qu  elle  ait  pu  donner  à  son  frère  Charaxos,  l'im- 
prudent amant  de  Rhodopis,  des  legons  de  bon  sens  et 
de  fierté  ^ 

Les  Épithalames  semblent  avoir  tenu,  dans  Tœuvre  de 
Sapplio^  une  place  importante.  A  en  juger  par  les  frag- 
ments, on  y  trouvait  moins  de  passion  que  dans  les  autres 
odes,  mais  plus  de  naïveté  pittoresque.  Le  choix  des 
mots  et  des  images,  Tallure  courte  et  presque  enfantine 
de  la  phrase,  avec  ses  termes  répétés,  ses  reprises,  ses 
hésitations  apparentes,  tout  y  porte  au  plus  haut  degré 
le  caractère  de  Tart  populaire.  Le  dialecte,  le  rythme, 

i.  Fragm.  10. 

2.  Fragm.  136. 

3.  Fragm.  32  (cf.  Aristide,  II,  508,  cité  par  Borgk  au  fragm.  10). 

4.  Fragm.  69. 

5.  Fragm.  08. 

6.  Fra^m.  72. 

7.  Fragm.  27. 

8.  Fragm.  28. 

9.  Fragm.  138  (et  peut-être  148). 


SAPPIIO  241 

l'emploi  du  refrain  dans  certaines  pièces  contribuaient 
sans  aucun  doute  au  même  eiTet.  Cette  naïveté  voulue 
rappelle  celle  de  Théoorite  ;  comme  celle-ci,  d'ailleurs, 
elle  s'allie  avec  une  grande  puissance  d'expression 
quand  le  sentiment  rexige,ct  avec  une  sobriété  élégante 
qui  est  la  marque  d'un  art  très  savant  ou  d'un  goût  très 
fm.  Seulement  l'art  de  Sappho  est  plus  spontané  :  il  y  a 
chez  elle  plus  de  naïveté  vraie  et  de  simplicité  non  cher- 
chée. Le  chant  d'hyménée  comporte  souvent  une  partie 
plaisante.  Sappho  ne  reculait  pas  devant  ce  côté  de 
sa  tâche.  Ses  plaisanteries  sur  l'époux  campagnard 
(aypio;  vuaçioc)  et  sur  le  portier  des  noces  étaient  célè- 
bres :  Démétrius  y  fait  allusion  K  Elle  disait  de  ce  der- 
nier personnage  : 

Le  portier  a  des  pieds  longs  de  sept  toises,  et  des  sandales 
faites  de  cinq  cuirs  de  bœuf;  dix  savetiers  y  ont  travaillé  • 

Démétrius  note  la  simplicité  du  style  do  ces  passages, 
qui  rappelaient  le  langage  parlé.  On  en  peut  dire  autant 
du  morceau  suivant,  où  elle  représente  avec  gaîté  la 
haute  taille  de  l'époux  : 

Élevez  le  toit  de  la  demeure, 

O  hy menée, 
Ëlevez-lo  haut,  charpentiers, 

O  hyménée; 
L'époux  arrive,  égal  i\  Ares, 

O  hyménée, 
Bien  plus  grand  qu'un  bel  homme 

O  hyménée  \ 

1.  DetEîoculîon,  167. 

2.  Fragm.  98. 

3.  Fragm.  91.  J'ai  suivi  la  division  métrique  et  lo  texte  de  Bôrgk 
(4e  édition),  bien  qu'on  puisse  être  tenté  do  rattacher  à  la  mémo 
pièce  le  fragm.  92  et  de  réduire  les  vers  du  fragm.  91  à  deux  hexa- 
mètres. 

Hist.  de  la  Litt.  grecqas.  —  T.  II.  IG 


242  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

Le  ton  qui  domine,  dans  les  fragments  des  épitha- 
lames,  c'est  la  naïvclé  gracieuse.  Elle  compare  une 
jeune  fiancée  à  un  beau  fruit,  une  belle  pomme  douce, 
toute  rougissante  au  sommet  de  Tarbrc,  sur  la  branche 
la  plus  haute  : 

Ceux  qui  faisaient  la  cueillette  Toni  oubliée;  oubliée?  non, 
mais  ils  n'ont  pu  ratteindre  *. 

Cette  correction  est  bien  naïvement  spiriluelle.  Et  ceci 
encore,  avec  le  jeu  délicat  des  mots  cpepeiv  et  àicocpépeiv  : 

0  soir,  toi  qui  ramènes  tout  ce  que  disperse  au  loin  la  bril- 
lante kurore  —  tu  ramènes  la  brebis,  tu  ramènes  la  chèvre, 
—  voici  qu'à  la  mère  tu  emmènes  son  enfant  *. 

On  peut  deviner,  même  à  travers  l'insuffisance  d*une 
traduction,  quelques-unes  des  qualités  du  style  de  Sap- 
pho  :  la  justesse  vive  et  le  réalisme  discret  de  Texpres- 
sion,  l'éclat  des  images,  la  netteté  de  la  phrase  presque 
toujours  courte,  parfois  d'une  extrême  douceur,  mais 
parfois  aussi  rapide  et  vibrante.  Il  faut  ajouter  à  ces  traits 
ceux  que  toute  traduction  efface,  la  naïveté  expressive 
du  dialecte  lesbien,  la  hardiesse  des  épiihètes  composées, 
souvent  accumulées  avec  une  liberté  toute  lyrique,  la 
liberté  sonore  du  rythme.  L'impression  générale  qui  se 
dégageait  du  style  de  Sappho  était  celle  dune  douceur 
élégante,  d'une  grâce  brillante  et  pure.  Denys  d'Halicar- 
nasse  cite  Sappho  à  côté  d'Anacréon  et  de  Simonide  parmi 
les  maîtres  du  style  aisé,  coulant,  agréablement  mélo- 
dieux ^  Cette  appréciation  est  juste,  mais  il  faut  la  bien 
entendre  :  l'élégance  de  Sappho  n'est  pas  une  élégance 

1.  Fragm.  93  (imité  par  Catulle,  LXII,  *6  et  suiv.). 

2.  Fragm.  95  (imité  par  Catulle,   ibid,  21-23).   —  Voir  encore  le 
fragm.  99,  ayec  la  répétition  du  mot  apao. 

3.  De  V arrangement  des  mots,  c.  23. 


SAPPHO  243 

timido  et,  pour  ainsi  dire^  négative  :  elle  n  exclut  pas  les 
extrêmes;  elle  les  unit  harmonieusement;  elle  est  à  la 
fois  gracieuse  et  forte,  naïve  et  savante,  spirituelle  et 
passionnée,  mais  tout  cela  Gnement,  légèrement,  sans 
appuyer  sur  les  détails,  qui  sont  entraînés  dans  un  mou- 
vement facile  et  doux. 

Finissons  par  une  traduction,  celle  de  Tode  même  que 
cite  Denys  à  Tappui  de  son  jugement,  et  qui  est  certaine- 
ment en  effet,  par  la  grâce  spirituelle  du  tour,  par  le  mé- 
lange de  fmesse  et  de  naïveté,  par  la  sobriété  harmo- 
nieuse de  la  composition,  un  parfait  exemple  de  Télégance 
do  Sappho  : 

Déesse  au  trône  éclatant,  immortelle  Aphrodite,  fille  do 
Zeus,  habile  aux  ruses,  ne  laisse  pas,  je  t'en  prie,  6  déesse, 
mon  cœur  succomber  sous  les  calamités  et  les  souffrances. 

Viens  ici,  comme  cette  autre  fois  déjà  où,  docile  à  mon  ap- 
pel, tu  quittas  les  parois  d'or  de  ton  père  et  descendis  vers 
moi  : 

A  ton  char  étaient  attelés  de  beaux  passereaux  rapides,  et 
au-dessus  de  la  terre  obscure  leurs  ailes  battaient  Tair  à  coups 
pressés,  t'en  traînant  du  ciel  à  travers  l'espace  éthéré; 

Ils  arrivèrent  aussitôt.  Et  toi,  ô  bienheureuse,  souriant  de 
tes  lèvres  immortelles,  tu  me  demandas  ce  que  j'avais,  et 
pourquoi  je  t'appelais. 

Et  quels  vœux  formait  mon  cœur  en  délire  :  «  Qui  souhaites- 
tu  de  persuader?  Qui  veux-tu  gagner  à  ton  amour?  Qui  te 
fait  souffrir,  ma  Sappho? 

Celle  qui  te  fuit,  bientôt  te  cherchera;  elle  refuse  tes  pré- 
sents, elle  t'en  donnera;  si  elle  ne  t*aime  pas,  elle  t'aimera 
bientôt,  môme  malgré  elle  K  » 

Viens  donc  aujourd'hui  encore;  tire- moi  de  mes  durs  sou- 
cis; accomplis  les  souhaits  de  mon  cœur  et  accours  toimômo 
à  mon  aide  2. 

A  côté  de  Sappho,  les  anciens  citaient  quelquefois  les 

i.  Je  lis  xcoûx  êOIXoi<ra,  avec  Bergk,  et  non  xoiCix  ê6éXot<rav. 
2.  Fragm.  i. 


344  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

noms  d*Erinna  et  de  Damophyla,  dont  ils  faisaient  ses 
élèves  et  ses  amies.  —  On  racontait  qu'En nna  ^  était 
morte  à  dix-neuf  ans,  après  avoir  composé  des  chansons 
à  Timitation  de  Sappho  ^,  des  épigrammcs,  et  surtout  un 
poème  intitulé  La  Quenouille^  «  en  trois  cents  vers  di- 
gnes d'Homère.  »  Le  peu  qui  nous  en  reste  ne  nous  per- 
met plus  d'apprécier  le  mérite  littéraire  du  poème;  nous 
en  ignorons  môme  le  sujet;  tout  au  plus  peut-on  conjec- 
turer, d'après  un  vers  de  l'Anthologie,  qu'elle  se  repré- 
sentait comme  obligée  de  Piler  la  laine  malgré  elle,  par 
crainte  de  sa  mère,  et  qu'elle  prenait  sa  quenouille  pour 
conGdente  de  ses  rêves  poétiques.  Mais  on  voit  encore, 
par  les  fragments,  que  le  poème  était  écrit  dans  un  dia- 
lecte semi-dorien.  Cela  semble  indiquer  qu'Erinna,  dont 
on  fait  quelquefois  une  Lesbienne,  était  plutôt  née, 
comme  on  le  disait  aussi,  à  Télos,  pelite  ile  dorienno 
voisine  de  Rhodes.  Il  faut  en  outre  noter  qne  la  tradition 
qui  la  met  en  relation  avec  Sappho  n'est  nullement  cer- 
taine. Eusèbe  la  fait  vivre  au  iv®  siècle  :  celte  sorte  do 
petit  poème  épique  en  miniature,  de  trois  cents  vers 
seulement,  semble  en  effet  mieux  convenir  à  une  époque 
peu  ancienne  \  Il  est  fort  possible  que  la  tradition  qui 
fait  d'elle  une  élève  do  Sappho  soit  née  seulement  de 
l'habitude  d'établir  entre  les  œuvres  de  ces  deux  femmes 
des  comparaisons  analogues  à  celle  qu'on  trouve  dans 
l'épigrammo  de  TAnthologie.  —  Quant  à  Damophyla, 
c'était,  dit-on,  une  Pamphyliennc,  à  laquelle  on  attribuait 
des  chansons  amoureuses  et  des  hymnes  *. 

1.  Suidas,  V.  *'IIpivva.  Cf.  Anthol  Paint.,  IX,  100. 

2.  C'est  ce  qui  ressort  du  vers  7  do  l'épigramme  de  l'Anthologie. 

3.  Cf.  Borgk,  Poet,  Lyr,  gr.  (4«  éd.),   t.  III,  p.   141-142  (923-926  des 
premières  éditions). 

4.  Philoslrale,  Vie  d*ApolL  I,  30. 


CHANSON  IONIENNE  3i5 


§  2.  Anagréon. 

Anacréon,  fils  de  Skytliinos  \  naquit  à  Téos,  une  dos 
douze  villes  de  la  confédération  ionienne  d'AsioMi- 
neure  ^.  On  ignore  la  date  exacte  de  sa  naissance,  mais 
Tépoque  brillante  de  sa  vie  remplit  la  seconde  moitié  du 
vi«  siècle.  C/est  de  son  temps,  dit  Strabon  ^  que  les  ha- 
bitants de  Téos  s'expatrièrent  pour  fonder  sur  la  côlo 
thracc  la  colonie  d'Abdère.  On  sait  par  Hérodote  *  que 
cet  événement  fut  la  conséquence  de  Tinvasion  perse 
dirigée  par  Ilarpagos  contre  l'Asie-Mineure  en  545.  Ana- 
créon habita  peu  sa  nouvelle  patrie.  Une  partie  de  son 
existence  se  passa  à  Samos,  auprès  du  tyran  Polycrate; 
une  autre,  à  Athènes,  auprès  d'IIipparque,  le  fils  de 
Pisistrate.  La  tyrannie  de  Polycrate  a  duré  au  moins  dix 
ans^^;  elle  prit  fin  en  522.  Les  vers  d'Anacréon,  suivant 
Strabon  *,  étaient  tout  remplis  du  nom  de  ce  personnage. 
Le  poète  fut  donc  son  hôte  pendant  plusieurs  années.  On 
racontait  môme  qu*il  avait  été  son  maître  et  qu*il  était 
venu  à  Samos  sur  l'appel  du  père  de  Polycrate  ^;  mais 
ce  récit  a  tout  l'air  d'une  invention  de  basse  époque. 
Quand  Polycrate  fut  tué,  Anacréon  était  à  Samos  '.  Peu 
de  temps  après,  sans  doute,  il  se  rendit  auprès  d'Hip- 
parque,  qui  l'avait  envoyé  chercher,  disait-on,  par  une 

1.  Suidas,  'Avaxpétov.  Sur  le  nom  du  père  d'Anacrôon,  il  y  avait 
plusieurs  traditions  différentes. 

2.  Sur  Anacréon,  cf.  Welclter,  Klelne  Schriflen,  t.  I,  251-270.  Voir 
aussi  la  NoUce  sur  Anacréon  mise  par  A.  F.  Didot  en  lôte  de  sa  tra- 
duction (Paris,  1804). 

3.  Strabon,  XIX.  p.  GH. 

4.  Hérodote,  I,  168. 

5.  Gurtius  la  croit  un  peu  plus  longue  (t.  II,  p.  166,  n.  i  do  la 
trad.  française). 

6.  Strabon,  XIV,  p.  638. 

7.  Himérius,  Disc.  XXX,  o. 

8.  Hérodote,  IIJ,  121. 


246  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

galère  à  cinquante  rameurs  ^  Los  grandes  familles  d'A- 
thènes se  disputèrent  le  cliarmant  poêle,  et  la  riche  mai- 
son des  Crilias,  entre  autres,  lui  fit  un  accueil  dont  le 
souvenir  se  trouvait  consigné  dans  ses  vers  ^.  Xanthippc, 
le  père  de  Périclès  et  le  vainqueur  de  Mycale,  fut  aussi 
son  ami  '.  On  sait  qu'Hipparque  périt  assassiné  en  5ii. 
Une  épigramme  conservée  sous  le  nom  d*Anacréon  *  et 
destinée  à  une  offrande  d'Echécrotidas,  prince  d'une  cite 
de  la  Thessalie,  peut  faire  supposer  qu'il  chercha  alors 
une  retraite  auprès  de  quelqu'une  des  puissantes  familles 
princières  de  ce  pays.  On  ne  sait  ni  la  date  ni  le  lieu  do 
sa  mort.  Suivant  Lucien  ^  Anacréon  mourut  à  quatre- 
vingt-cinq  ans;  il  est  certain  du  moins  qu'il  mourut 
vieux  :  dans  plusieurs  de  ses  vers,  il  parle  lui-même  de 
sa  vieillesse,  et  la  tradition  le  représentait  d'ordinaire 
sous  les  traits  d*un  vieillard  ^  Une  épigramme  attribuée 
à  Simonide  place  son  tombeau  à  Téos  ^;  mais  l'authenti- 
cité de  l'épigramme  est  douteuse,  et  cette  affirmation 
manque  d'autorité.  Suidas  rapporte  qu'il  fut  obligé  do 
quitter  Téos  pour  Abdère  à  la  suite  do  la  révolte  ionienne 
(494);  mais  il  est  évident  que  c'est  là  une  forme  altérée 
du  récit  relatif  à  l'émigration  de  545.  En  sommo  rien  no 
prouve  qu'il  vécût  encore  en  494.  —  Un  ou  deux  frag- 
ments d'Anacréon  montrent  qu'il  avait  porté  quolquQ 

1.  [Platon,]  Uipparque,  228,  G. 

2.  Platon,  Charmide,  157,  E. 

3.  Anacréon  lui  avait  adressé  des  vers,  suivant  Himérlus  (DUc,  V, 
3;  cf.  fragm.  126),  avant  môme  d'aller  à  Samos;  cette  amitié  aurait 
donc  daté  d'un  premier  voyage  à  Athènes.  Les  statues  de  Xanthippe 
et  d'Anacréon  se  voyaient,  au  temps  de  Pausanias,  à  côté  Tune  de 
l'autre  dans  l'Acropole  (Paus.  I,  25,  1). 

4.  Fragm.  103. 

5.  Macrob.,  36. 

6.  C'est  sous  cet  aspect  notamment  qu'il  figure  dans  les  i>oéme8 
dits  Anacréontiqucs. 

7.  Simonide,  fragm.  184.  —  Sur  la  mort  d'Anacréon,  voir  un  récit 
légendaire  dans  Pline,  Hist,  Nal,  VIX,  5. 


ANAGRÉON  247 

temps  les  armes  :  il  racontait,  probablement  en  souvenir 
d'Archiloque  et  d'Alcée,  qu'il  avait  fui  en  jetant  son  bou- 
clier *.  L'aventure,  peut-être  on  partie  imaginaire,  doit 
sans  doute  se  rapporter  au  temps  de  la  guerre  d*Harpa- 
gos.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'y  arien,  chez  Anacréon,  du 
soldat  de  profession  ni  du  mercenaire  aventureux.  C'est 
essentiellement  un  poète  de  cour,  un  ami  du  plaisir,  qui 
a  passé  un  demi-siècle  à  se  couronner  de  roses,  à  chanter 
l'amour  et  le  vin,  et  qui,  ayant  gardé  jusqu'à  la  Gn  cette 
belle  humeur  folâtre,  est  resté  dans  la  mémoire  des  hom- 
mes comme  le  type  môme  do  la  légèreté  aimable  et  bril- 
lante. 

Les  œuvres  d'Anacréon  formaient,  à  l'époque  alexan- 
drine,  cinq  livres  ^.  Nous  n'en  avons  plus  que  des  frag- 
ments fort  courts,  provenant  presque  tous  de  chansons 
d'amour  et  de  chansons  de  table.  On  demandait  un  jour 
au  poète  pourquoi  ses  hymnes,  au  lieu  d'être  consacrés 
aux  dieux,  avaient  pour  objet  de  beaux  enfants  :  «  C'est 
que,  dit-il,  ce  sont  là  nos  dieux  ^  »  Le  mot  n'a  pas  besoin 
d'être  authentique  pour  être  vrai  :  il  caractérise  exacte- 
ment l'inspiration  d'Anacréon.  On  trouve  pourtant,  parmi 
les  vers  qui  nous  restent  de  lui,  deux  fragments  adressés 
l'un  à  Artémis,  l'autre  à  Dionysos,  et  que  les  éditeurs 
rattachent  à  des  hymnes  :  le  premier  est  trop  court  pour 
qu'on  en  puisse  bien  voir  le  sens;  le  second,  un  peu  plus 
long  (et  que  Ion  considère  on  général,  sans  beaucoup  de 
raison,  comme  une  prière  complète)  aboutit  à  ces  mots  : 
«  Conseille  à  Cléobule,  ô  Dionysos,  d'accueillir  mon 
amour  »  ;  cela  suffit  pour  en  montrer  le  caractère. 
D'hymnes  proprement  dits,  sévères  et  graves,  Ana- 
créon n'en  a  jamais  composé  :  s'il  lui  est  arrivé  d'in- 
voquer parfois  une  divinité  qui  ne  fût  pas  Éros,  ou  Aphro- 

\.  Fragm.  28  et  29. 

2.  Crinagoras,  dans  VAnlhologic  Palatine,  IX,  239. 

3.  Schol.  Pind.,  hlhm.,  II,  1. 


248  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

dite,  OU  Dionysos,  c'est  sans  doute  dans  quelque  péan  à 
demi  sérieux  par  où  s'ouvrait  une  fùto  mondaine,  et  ces 
prétendus  hymnes  ne  sont  encore  que  des  chansons  par 
la  pensée  comme  par  le  mètre.  —  Suidas  lui  attribue  en- 
core des  élégies  et  des  iambes  ;  de  plus  oii  a  sous  son 
nom  quelques  épigrammes.  De  celles-ci,  nous  avons  parlé 
précédemment*.  Des  iambes  et  des  élégies,  il  ne  reste 
que  quelques  vers,  dont  le  sens  n'est  pas  toujours  facile 
à  saisir.  Ce  qu'on  y  voit,  pourtant,  c'est  que  l'inspira- 
tion en  différait  peu  de  celle  des  odes  :  si  les  iambes 
étaient  satiriques,  la  moquerie  ne  manquait  pas  non  plus 
dans  les  chansons;  et  quant  aux  élégies,  le  peu  qui  en 
reste  se  rapporte  encore  soit  aux  festins,  soit  à  l'amour, 
c'est-à-dire  au  sujet  ordinaire  des  odes;  on  y  trouve 
même  des  idées  de  détail  toutes  semblables.  La  question 
de  forme  a  donc  ici  peu  d'importance.  Anacréon,  de  race 
ionienne,  a  cultivé  les  genres  ioniens  de  Tiambe  et  de 
l'élégie  concurremment  avec  le  genre  éolien  de  la  chan- 
son logaédique.  Mais,  dans  tous,  il  a  mis  la  même  con- 
ception de  la  vie,  le  môme  accent  personnel,  le  même 
art,  si  bien  que,  sans  trop  distinguer  entre  des  genres 
tout  voisins,  c'est  uniquement  cette  inspiration  commune 
à  tous,  c'est  l'esprit  propre  d'Anacréon,  qu'il  s'agit  de  dé- 
mêler et  de  définir. 

La  partie  la  plus  active  de  sa  vie  semble  avoir  été  celle 
qu'il  passa  auprès  de  Polycrate;  c'est  du  moins  celle  qui 
a  laissé  dans  sa  poésie  les  traces  les  plus  distinctes.  Le 
cadre  était  à  souhait  pour  son  génie.  L  histoire  de  Poly- 
crate est  une  des  plus  romanesques  parmi  toutes  celles 
des  tyrans  grecs;  aussi  la  légende,  comme  on  le  voit  par 
les  récits  d'Hérodote  2,  l'avait  rendue  populaire.  C'est 
un  aventurier  sans  scrupules,  hardi,  brillant,  téméraire, 

1.  Cf.  plus  haut,  p.  162. 

2.  Hôro.lolo,  Iir,  39-46  et  120-125.  L'hisloirc  de  raniioau  do  Poly- 
crate est  reslôo  célèbre. 


ANAGRÉON  240 

qui  s'empare  do  la  tyrannie  par  une  série  de  crimes, 
fonde  une  puissance  redoutable,  en  use  comme  un  bri- 
gand, s'entoure  pourtant  de  Téclat  des  arts,  et  meurt  un 
beau  jour  dans  un  guet-apens.  Il  avait  commencé  par 
faire  périr  un  de  ses  frères  pour  être  seul  maître.  Une 
fois  au  pouvoir,  il  se  mit  à  piller  amis  et  ennemis  indis- 
tinctement, ayant  pour  maxime,  dit  Hérodote,  que  les 
amis  étaient  plus  reconnaissants  quand  on  leur  rendait 
ce  qu'on  leur  avait  pris  d'abord  que  quand  on  ne  leur 
prenait  rien  du  tout  ^  Avec  cela,  fort  épris  des  arts, 
curieux  des  belles  choses,  et  désireux  de  faire  ad- 
mirer sa  magnificence.  Il  avait  orné  et  enrichi  Samos.  Il 
avait  fait  venir  a  grands  frais  de  toutes  les  parties  de  la 
Grèce  les  plus  belles  races  de  chiens,  de  chèvres,  de 
porcs,  de  moutons  ^  Dans  sa  forteresse  d'Astypalée, 
défendu  par  sa  flotte  de  guerre  et  par  ses  mille  archers 
scylhes,  il  tenait  une  cour  luxueuse;  il  aimait  à  s'entou- 
rer de  beaux  esclaves,  d'arlisles,  de  savants  et  de  poètes 
(le  ïhrace  Smerdiès  à  la  belle  chevelure,  le  flûtiste  Ba- 
thylle,  le  médecin  Démokédès,  les  poètes  lyriques  Ibycos 
et  Anacréon  ^);  il  vivait  en  despote  inteUigent  et  rafOné. 
C'est  dans  ce  monde  très  brillant,  mais  très  peu  moral, 
que  vécut  Anacréon.  Son  rôle,  comme  celui  d'Ibycos  do 
Rhégium,  fut  d'assaisonner  par  la  douceur  de  ses  chants 
les  fêtes  du  maître;  il  était  Tâmo  de  ses  plaisirs,  le 
charme  de  ses  banquets.  On  ne  saurait  demander  à  un 
poète  do  ce  genre  une  conception  bien  haute  de  la  vie. 
Pindare,  dans  sa  gravité  dorienne,  refusa  longtemps, 
dit  on,  d'aller  tenir  une  place  analogue  auprès  du  tyran 
de  Syracuse,  Iliéron;  et  quand  enfin  il  se  décida  à  s'y 
rendre,  il  ne  consentit  pas  à  se  mettre  tout  à  fait  au  ton 

1.  Hérodote.  III,  39. 

2.  Athùnce,  XII,  p.  5i0,  C-E. 

3.  Sur  Smerdiès,  cf.  Anthol.  Palat.,  VIT,  27  et  31  ;  sur  Batliyllc, 
ibid,  30  et  31  ;  sur  Démokùdés,  Hérodote,  III,  125. 


250  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

do  la  demeure  royale;  sa  voix,  quoique  mélodieuse,  put 
rester  grave  et  même  sévère.  Anacréon  ne  fit  rien  de 
pareil.  Pas  un  mot,  dans  sa  poésie,  ne  nous  avertit 
qu'il  ait  jamais  cherché  un  autre  idéal  que  celui  dont 
les  fêtes  de  Samos  lui  offraient  la  matière  :  sa  pensée  s'y 
renferme  sans  aucune  gêne;  le  vin,  le  plaisir,  les  beaux 
éphèbes  lui  suffisent.  Il  ne  veut  même  pas  que  dans  un 
banquet  on  lui  parle  de  guerres  sanglantes  et  de  choses 
sérieuses  :  des  vers  aimables,  «  où  s'unissent  les  dons 
des  Muscs  et  ceux  d'Aphrodite  *  »,  voilà  ce  qu'il  demande 
et  ce  qu'il  donne.  Le  sujet  ordinaire  de  son  inspiration, 
c^est  l'amour;  un  amour  tout  sensuel,  et  à  la  grecque; 
passionné  parfois,  mais  plus  souvent  spirituel,  léger,  qui 
badine  avec  grâce  et  qui  se  joue. 

Je  veux  chanter  le  délicat  Éros,  aux  couronnes  verdoyantes 
et  fleuries;  c*est  le  maître  des  dieux,  c'est  le  dompteur  des 
hommes  2. 

Voilà  le  ton  et,  pour  ainsi  dire,  la  théologie  d'Anacréon  : 
il  asseoit  sur  le  trône  de  Zeus,  à  demi  sérieux  et  à  demi 
souriant,  le  délicat  Éros,  et  en  fait  le  roi  du  monde.  Roi 
puissant  encore  et  non  sans  majesté;  car  TÉros  d'Ana- 
créon est  fort  au-dessus  de  ces  petits  Éros  alexandrins 
qui  ne  sont  plus  que  des  divinités  de  boudoir;  celui-là 
garde  de  la  force  et  reste  redoutable  : 

Éros,  comme  un  bûcheron,  m'a  frappé  de  sa  grande  hache 
et  jeté  dans  l'eau  furieuse  du  torrent  '. 
Les  jouets  d'Éros  sont  les  délires  et  les  fureurs  *. 

Il  agite  l'âme  et  la  désespère  : 


1.  Fragm.  94. 

2.  Fragm.  05. 

3.  Fragm.  47. 

4.  Fragm.  46. 


ÂNÂGRËON  251 

J'aime  et  je  n'aime  pas;  je  désire  et  je  ne  désire  plus  ^ 
Vienne  pour  moi  la  mort:  je  n'ai  plus  d'autre  remède  à 
tant  de  maux  *. 

Et  ailleurs,  il  parle  du  saut  de  Leucade,  qu'il  est  prêt 
à  affronter  dans  l'ivresse  de  sa  passion  '.  Ne  nous  y 
trompons  pas  pourtant  :  déjà  le  badinage  poétique  perce 
sous  la  violence  du  langage;  le  saut  de  Leucaden'a  pro- 
bablement jamais  tué  personne,  du  moins  en  fait  d'a- 
moureux. Anacréon  n^est  pas  do  ceux  qui  meurent 
d'amour.  On  voit  assez  par  ses  vers  qu'il  a  dû  se  conso- 
ler plus  d'une  fois  :  à  bien  des  reprises  différentes,  il  a 
dû  retrouver,  pour  peindre  la  beauté  des  éphèbes  ou  des 
jeunes  flUes,  le  môme  enthousiasme  et  la  môme  ferveur 
galante.  Quelques  mots  çà  et  là  montrent  que  sa  poésie, 
selon  Tusage  grec,  était  parfois  fort  libre  *.  Mais  le  plus 
souvent  elle  est  gracieuse  et  spirituelle  : 

Enfant  au  regard  de  jeune  ûlle,  je  te  cherche,  et  tu  ne 
m'écoutes  pas;  tu  ne  sais  pas  que  mon  âme  est  sous  ton  joug  s. 

D'une  balle  de  pourpre,  Êros  aux  cheveux  d*or  me  frappe, 
et  m'invite  à  jouer  avec  la  jeune  fille  aux  sandales  brodées; 
mais  celle-ci  (car  elle  est  de  la  belle  Lesbos)  à  la  vue  de  mes 
cheveux  déjà  blaucs,  m'en  fait  reproche,  et  se  tourne,  bouche 
bée,  vers  un  autre  <. 

Il  y  a  bien  du  charme  dans  cette  bonne  grâce  indulgente 
et  souriante.  Môme  ton  encore  dans  ces  reproches  à  une 
jeune  fllle  : 

Cavale  de  Thrace,  pourquoi  ces  regards  obliques  et  cette 
fuile  rapide?  Me  prends-tu  pour  un  cavalier  malhabile? 

1.  Fragm.  89. 

2.  Fragm.  50. 

3.  Fragm.  19. 

4.  Fragm.  66. 

5.  Fragm.  4. 
.6.  F^agça.  14. 


353  GlIAPITllE  V.  —  LA  CHANSON 

Sache-le  donc;  je  puis  te  brider  à  merveille,  et,  les  rênes  en 
main,  te  faire  tourner  au  bout  du  stade. 

Tu  pais  dans  les  prairies  ;  légère  et  bondissante,  tu  t'ébats 
librement  :  c'est  que  tu  n*as  pas  encore  trouvé  un  cavalier  ca- 
pable de  te  dompter  i. 

Tout  cela  est  charmant,  mais  ne  ressemble  guère,  pour 
le  sérieux  et  la  passion,  à  tels  vers  de  Sappho  que  nous 
avons  cités  précédemment.  Voici  encore  un  joli  passage 
(mais  est-ce  luimômo  qui  parle,  ou  bien  n'cst-il  ici  que 
rinterprètc  d'un  personnage  qu'il  met  en  scène?)  : 

Un  petit  morceau  d'un  mince  gâteau  de  miel,  un  flacon  de 
vin,  voilà  mon  déjeuner;  et  maintenant,  avec  délicatesse,  sur 
ma  pectis  charmante,  je  dis  une  chanson  en  l'honneur  de  mon 
amie,  une  délicate  el  tendre  enfant  2. 

Il  semble  qu'Anacréon  ait  parfois  prêté  son  art  à 
l'expression  des  sentiments  de  Polycrale  plutôt  qu'aux 
siens  propres;  dans  certaines  pièces,  il  n'était  amou- 
reux que  par  procuration;  quand  il  chantait  Smerdiès, 
Mégislès  ou  Balhylle,  ce  n'était  pas  toujours  pour  son 
propre  compte.  Élien  raconte,  évidemment  d'après  des 
vers  aujourd'hui  perdus  d'Anacréon,  une  aventure  ca- 
ractéristique ^  Le  poète  avait  chanté  Smerdiès  sur 
Tordre  de  Polycrale;  mais  le  bel  enfant  prit  l'intervention 
du  poète  au  sérieux  et  ne  voulut  voir  que  lui  en  celte 
affaire;  Polycrale,  jaloux  et  irrité,  lit  couper  les  longs 
cheveux  du  jeune  garçon,  et  le  poète,  mis  dans  uno 
situation  délicate,  s'en  lira  par  son  esprit  :  il  feignit  de 
croire  que  Smerdiès  avait  coupé  ses  cheveux  de  son 
plein  gré  et  l'en  blâma  dans  une  pièce  de  vers.  Le  sago 
Élien  loue  beaucoup  Anacréon,  au  nom  de  la  morale,  do 


1.  Fragm.  75. 

2.  Fragm.  17. 

3.  Élien,  Hist.  Var.,  IX.  4.  Cf.  Athôuco,  XII,  p.  oiO,  E. 


ANAGRÉON  253 

n'avoir  été  souvent  que  le  porte-paroles  de  Poly orale, 
parce  que  les  amours  de  celui-ci  étaient  réprchensiblcs.  No 
cherchons  pas  si  le  poète  qui  loue  ces  amours  est  en  pareil 
cas  plus  excusable;  mais  ce  qui  est  sûr,  c*est  que  celte 
manière  do  faire  est  d'un  artiste  très  souple,  et  fait  pré- 
voir de  sa  part  aulant  d*élcgance  mondaine  pour  le 
moins  que  d'émotion  naïve  et  forte.  Il  semble  que  le 
principal  mérite  moral  d'Anacréon  (si  l'on  peut  parler  à 
ce  propos  de  mérite  moral)  ait  été  d*abord  dans  sa  haine 
pour  la  persuasion  qui  s'achète  à  prix  d'argent,  car  il  la 
blâmait  quelque  part  \  ensuite  et  surtout  dans  son  goût 
do  la  beauté,  qui  Técartait  de  certaines  bassesses  et  lui 
faisait  rechercher  en  tout  une  mesure  élégante  :  il  aîmo 
les  banquets,  mais  non  les  orgies;  celles-ci  sont  bonnes 
pour  des  barbares,  pour  des  Scythes  :  enlre  Grecs  et 
gens  bien  élevés,  on  boit  gaiment,  en  chantant  de  be«aux 
vers  -.  A  ces  conditions,  d'ailleurs,  il  aime  un  brillant 
festin  où  l'on  se  couronne  de  roses  en  buvant  : 

Donne  do  Toau,  enfant,  donne  du  vin,  donne  des  couronnes 
fleuries,  aûn  que  je  mesure  ma  force  contre  celle  d'Éros  '. 

Un  tiers  de  vin,  deux  tiers  d'eau,  voila  la  mesure  ^;  me- 
sure modesle,  qui  élait  celle  des  Grecs  :  Alcée  lui-môme, 
le  bon  buveur,  s'en  contenlait  \ 

Des  railleries,  des  satires  se  mêlaient  dans  les  poèmes 
d'Anacréon  à  Téloge  du  plaisir;  le  gracieux  poêle  savait 
piquer  en  souriant,  d'une  main  légère  et  sûre.  Une  demi- 
douzaine  de  fragments  nous  apportent  l'écho  de  ces 
railleries.  Quelques-uns  sont  trop  courts  pour  offrir  un 


i,  Fragm.  33. 

2.  Fragm.  63. 

3.  Fragm.  62. 

4.  Fragm.  6.J. 

5.  Athénée,  X,  p.  430,  A. 


i 


254  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

véritable  intérêt  ^  Le  plus  long  est  dirigé  contre  un  cer- 
tain Artémon,  de  misérable  devenu  riche,  et  que  le  poète 
tourne  en  ridicule  avec  beaucoup  de  verve.  Cet  Ârtémony 
s'il  faut  en  croire  une  épigramrae  de  V Anthologie  *,  avait 
été  auprès  d'Eurypyle  le  rival  heureux  du  poète.  C'est  la 
plus  mordante  de  ces  moqueries. 

La  blonde  Eurypyle  n'est  pas  indifférente  à  TlUustre  Arté- 
mon. 

Jadis  il  avait  la  tête  sanglée  dnns  un  capuchon  grossier  % 
avec  des  boucles  d'oreilles  en  bois  et,  sur  les  épaules,  une 
simple  peau  de  bœuf, 

Sale  enveloppe  d'un  bouclier  de  rebut  :  c'était  le  misérable 
Artémon,  compagnon  des  marchandes  de  pain,  ami  des  pros- 
tituées, vivant  d'expédients, 

Maintes  fois  lié  au  poteau,  maintes  fois  mis  sur  la  roue,  le 
dos  rayé  de  coups  de  fouet,  sans  cheveux  ni  barbe  ; 

Aujourd'hui,  le  ûls  de  Kyké  monte  sur  un  char,  met  à  ses 
oreilles  des  anneaux  d'or,  et  porte  une  ombrelle  d'ivoire, 
comme  une  femme  K 

Anacréon  (comme  tous  les  poètes,  d'ailleurs)  était  Ger 
de  son  art  : 

Je  mérite  par  mes  discours  l'amour  des  beaux  enfants,  car 
mes  chants  sont  doux  et  douces  mes  paroles  s. 

Il  avait  raison.  La  douceur  de  ses  chants  est  extrême. 
Elle  est  difTérento  pourtant  de  celle  de  Sappho^  avec 

1.  Fragm.  68,  86,  90.  Oit  peut  y  joindre  le  fragm.  85  qui  contient 
une  allusion  à  la  décadence  de  MUet  :  «  Jadis  les  Milésiens  étaient 
vertueux  ».  Ce  vers,  parait-il,  était  devenu  proverbe,  mais  il  n'est 
pas  sûr  que  le  proverbe  ne  fût  pas  antérieur  à  Anacréon,  ni  que 
celui-ci  Teût  pris  dans  son  sens  direct,  ni  peut-ôtre  môme  que  le 
vers  soit  d'Anacréon. 

2.  Anthol,  Palat.,  Yll,  27. 

3.  Le  texte  donne  ici  quelques  mots  (^epSépiov,  xaXvpLpLat*  évçt^xci)- 
fiéva)  dont  le  sens  précis  n'est  pas  connu. 

4.  Fragm.  21. 

5.  Fragm.  45. 


ANAGRÉON  255 

laquelle  on  le  comparait  quelquefois  ^  Chez  Anacréon, 
sans  doute,  comme  chez  la  poétesse  de  Lesbos,  cette 
douceur  vient  en  grande  partie  du  fond  même  des  idées 
et  des  images,  qui  se  ressemblent  chez  les  deux  poètes. 
Mais  le  style,  qui  ne  contribue  pas  moins  à  l'effet  pro- 
duit, y  arrive  par  d'autres  procédés.  Le  style  de  Sappho, 
plus  naïf,  a  pourtant  aussi  plus  d'éclat  parfois  et  de 
relief.  Chez  Anacréon,  et  sauf  les  réserves  nécessaires^ 
ce  qui  domine,  c'est  une  sorte  de  prosaïsme  gracieux 
qui  coule  et  s'insinue  avec  une  fluidité  tout  ionienne. 
Non  seulement  le  dialecte  ordinaire  d' Anacréon  est 
ionien  (sauf  quelques  dorismes  ou  éolismes  qui  sont  af- 
faire d'imitation  littéraire),  mais  Taliure  générale  de  ce 
style  a  la  souplesse,  la  grâce  aisée  où  se  reconnaît  d'or- 
dinaire la  race  à  laquelle  appartient  le  poète.  Les 
Ioniens  ont  créé  la  prose  :  ils  y  étaient  prédestinés  par  le 
tour  analytique  de  leur  esprit.  Môme  dans  leurs  vers,  ils 
excellent,  tout  en  restant  poétiques,  à  être  simples  ^,  à 
faire  légèrement  le  tour  des  idées,  à  analyser  leurs  sen- 
timents, à  lier  leurs  mots  avec  une  logique  facile  et 
claire.  On  en  a  vu,  au  courant  des  citations  précédentes, 
de  nombreux  exemples  :  Anacréon  abonde  en  peintures 
charmantes;  les  unes  tirent  leur  charme  des  objets 
mêmes  qu'elles  représentent;  les  autres  sont  à  propre- 
ment parler  poétiques,  car  ce  sont  des  comparaisons  ou 
des  métaphores  que  l'esprit  du  poète  a  créées  (wûXs 
SûTjXiYi,  àpyupsYi  xeiOco,  etc.);  mais  toujours  elles  offrent 
ce  trait  commun  que  l'idée  s'explique  et  se  développe 
avec  aisance,  avec  ampleur,  avec  fluidité. 


1.  Grégoire  de  Gorinthe,  Comment,  sur  la  Rhét.  d'IIermogène,  Vil, 
1236  (cité  par  Bergk,  au  fragm.  lââ  d'Anacroon).  On  a  vu  plus  haut 
le  jugement  de  Denys  d'Halicarnasse  qui  range  Anacréon  à  côté  de 
Sappho  parmi  les  maîtres  de  la  Xé^i;  yXa^upa. 

2.  L'oL^iltioL  d'Ànacréon  est  signalée  par  llermogénc,  Sur  les  formes 
du  style,  II,  3  (p.  351,  Spengel). 


250  CHAPITRE  V.  —  Lk  CHANSON 

Les  mètres  d'Anacréon  étaient  extrômemonl  variés, 
Iléritier  d*uno  tradition  rythmique  et  musicale  déjà 
longue,  il  a  profité  des  exemples  de  ses  devanciers  en  y 
ajoutant.  Nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  le  détail  infini 
et  fastidieux  d'une  analyse  de  tous  ses  mètres,  mais  il  y 
a  deux  ou  trois  traits  à  signaler.  D'abord,  on  ne  trouve 
dans  ses  fragments  aucune  trace  ni  de  la  strophe  alcaî- 
que  ni  de  la  strophe  saphique;  il  a  voulu,  semble-t-il, 
s'affranchir  d'une  imitation  trop  exacte.  En  revanche  il 
a  beaucoup  employé  deux  types  gracieux  et  courts  qui 
sont  caractéristiques  de  sa  manière.  Le  premier  se  rat- 
tache au  rythme  logaédique  :  c'est  une  petite  strophe  de 
quatre  vers  (quatre  asclépiades  à  un  seul  choriambo) 
dont  le  dernier  vers  est  catalcctique  \  Cette  strophe  se 
réduit  parfois  à  trois  vers  ou  s'étend  à  cinq,  mais  il 
semble  qu'alors  Anacréon  ait  aimé  à  réunir  une  strophe 
de  trois  vers  et  une  de  cinq  en  un  seul  couple  insépara- 
ble 2,  L'autre  type  rythmique  est  un  système,  c'est-à- 
dire  un  enchaînement  de  vers  semblables  :  chacun  de  ces 
vers  est  formé  de  deux  ioniques  mineurs  très  librement 
traités  ^  Toujours,  comme  on  le  voit,  une  suite  de  vers 
courts  et  simples,  bien  appropriés  à  des  chansons.  D'au- 
tres fois,  ce  sont  deux  vers  seulement,  mais  plus  longs, 
qui  forment  système  *;  ou  deux  tétramètres  ioniques  as- 
sociés à  un  dimètreiambiquo  servant  d'épode;  c'est  encore 
une  espèce  de  strophe  rapide  et  courte.  On  pourrait  mul- 
tiplier les  analyses  :  ceci  suffit  pour  faire  comprendre  la 
brièveté  simple,  vive,  légère  des  rythmes  d'Anacréon  *. 

Dans  ce  genre  gracieux  et  un  peu  futile,  Anacréon 
resta  le  maître  et  le  modèle.  Deux  épigrammes  attribuées 


4.  Fragm.  4,  6,  8,  li,  etc. 

2.  Fragm.  1,  et  début  du  fragm.  2. 

3.  Fragm.  61-65. 

4.  Fragm.  43,  75. 

5.  Cf.  Démôlrius,  De  VÈlocution^  fi. 


POÈMES  ANAGRÉONTIQUES  357 

h  Simonidc  (mais  ccrlaincmcnl  apocryphes)  traduisent 
avec  élégance  le  senliment  de  l'antiquité  à  ce.  «ujet  ^ 
Dans  Tune,  le  poète  demande  qu'une  vigne,  placée  sur 
le  tombeau  d'Anacréon,  arrose  encore  de  son  jus  déli- 
cieux, môme  sous  terre,  le  buveur  aimable  aux  chanta 
si  doux.  L'autre  caractérise  avec  justesse  celte  poésie 
«  qui  ne  respire  que  grâces  et  qu*amours  »,  et  qui  sans 
doute,  jusque  dans  la  demeure  d*Âdës,  doit  faire  réson- 
ner le  barbitos.  Â  Rome  encore,  chez  Ovide  surtout  et 
chez  Horace,  on  recueillerait  des  témoignages  analo- 
gues '.  Mais  ce  qui  prouve  mieux  que  tout  le  reste  le 
souvenir  laissé  par  Anacréon,  c'est  la  collection  des 
petits  poèmes  dits  anacréontiquos  :  imiter  Anacréon  ou, 
pour  mieux  dire,  le  pasticher,  devint  un  passe-temps  lit- 
téraire consacré;  cette  mode  dura  des  siècles,  et  elle 
produisit  tant  d'ouvrages  qu'il  nous  en  reste  encore  tout 
un  recueil.  Chose  singulière,  ces  poèmes,  dont  personne 
aujourd'hui  n'admet  plus  l'authenticité,  sont  pourtant 
ce  qui  a  le  plus  contribué  à  la  gloire  d'Anacréon  chez 
les  modernes;  quand  on  veut  citer  Anacréon,  c'est  ordi- 
nairement quelque  passage  de  ces  pièces  apocryphes 
qu'on  cite.  Il  est  donc  nécessaire  d'en  dite  ici  quelques 
mots  ^ 

La  collection,  conservée  uniquement  dans  l'Antho- 
logie de  Constantin  Céphalas  (xi®  siècle),  comprend  une 
soixantaine  de  pièces;  chacune  est  formée  d'un  système 
de  petits  vers,  dimètres  ioniques  ou  dimètres  iambiques 
incomplets  (catalectiques)  ^.  Elles  ont  pour  sujet  essen- 


1.  Simonide,  fragm.  183,  184. 

2.  Horace,  Épodes,  14,  y.  12  ;  Ovide,  Art  d'aimer,  III,  330  (vinosi 
Teia  Musa  senis), 

3.  Sur  les  poèmes  anacréontiques,  cf.  Welcker,  Kleine  Schriflcn, 
t.  II,  p.  356-392. 

4.  Ces  derniers  sont  appelés  aussi  demi-sénaires  (T)(i(a(i6sTa)*  Deux 
pièces  seulement  (20  et  49)  sont  en  vers  phérécratiens. 

Hitt.  de  la  Litt.  grecqoi.  —  T.  IL  17 


258  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

iiel  Tamour  et  le  vin,  comme  les  poésies  véritables  d'Â- 
nacréoii. 

Que  toutes,  d'abord,  ne  soient  pas  authentiques,  c'est 
ce  qui  est  évident  à  première  vue.  Dans  trois  d'entre 
elles,  il  est  question  d'Anacréon  comme  d'un  maître  et 
d'un  ancien  ^  D*autres  sont  données  par  le  manuscrit 
lui-même  comme  Tceuvro  d'un  certain  Basilios  (ou  Basi- 
licos)  et  d'un  certain  Julien  ^  Ailleurs,  le  poète  parle  de 
la  peinture  rhodicnne  ^;  ailleurs  encore,  de  la  rhétori- 
que *;  ou  bien  des  Parthes  '.  Il  y  a  même  tel  de  ces 
chants  dont  la  versiQcation  est  si  bizarre  que  Ton  est 
tenté  d'y  voir  une  première  apparition  du  vers  politique 
cher  aux  Byzantins  ^ 

Il  est  facile  d*aller  plus  loin  encore;  on  peut  se  con- 
vaincre sans  beaucoup  de  recherches  que  la  grande  ma- 
jorité de  ces  poèmes  n'est  pas  d'Anacréon. 

Si  Ton  interroge  d'abord  la  tradition,  il  faut  noter  que 
Suidas,  énumérant  les  œuvres  d'Anacréon,  met  à  part 
les  poèmes  «  dits  anacréontiques  »  (ri  xaXo'j;x8va  'Ava- 
xpeovreta)  :  au  temps  où  ces  mots  furent  écrits,  on  dis- 
tinguait donc  entre  les  poèmes  en  question  et  les  œuvres 
authentiques.  Voici  qui  est  plus  important.  Parmi  les 
quelque  cent  quatre-vingts  citations  que  les  anciens  ont 
faites  d'Anacréon,  il  n'y  en  a  que  deux,  de  date  assez 
récente,  qui  puissent  se  rapporter  à  ces  poèmes;  encore 
l'une  d'elles  est-elle  douteuse.  Celle-ci  est  d'Héphcstion 
le  métricien  (siècle  des  Antonins),  qui  cite  quelque  part 
comme  d'Anacréon  deux  vers  reproduits  à  peu   près 


1.  No*  i,  20,  39,  Pindarc  est  nommé  à  côté  d'Anacréon  dans  la  se- 
conde do  ces  trois  pièces. 

2.  No  2  et  no  5. 

3.  No  15,  V.  3. 

4.  No  50,  V.  2. 
6.  No  26,  V.  3. 

6.  No  4.  Cf.  la  note  do  Borgk  {Pœlœ  Lyr.  gr.^  t.  III,  p.  300). 


POÈMES  ANAGRÉONTIQUES  259 

textuellement  dans  une  des  pièces  de  notre  recueil  ^  Mais 
plus  d'un  vers  authentique  a  dû  passer  dans  ces  petites 
pièces  :  on  y  trouve  bien  un  vers  d*Archiloque  *.  Cer- 
taines manières  de  dire  qui  y  reviennent  à  satiété  avaient 
sans  doute  leur  prototype  dans  les  vers  du  véritable  Âna- 
créon;  on  s'expliquerait  mal  leur  fréquence  si  elles  n'é- 
taient des  imitations  à  peu  près  textuelles  ^  Une  citation 
du  genre  de  celle  d'Héphestion  n'est  donc  pas  probante. 
L'autre  est  d'Aulu-Gelle  ^.  Celle-ci  porte  sur  toute  une 
pièce  (la  troisième),  donnée,  il  est  vrai,  sous  une  forme 
un  peu  différente  de  celle  de  V Anthologie,  mais  manifes- 
tement plus  récente.  La  seule  conclusion  qu'on  puisse 
tirer  de  là,  c'est  que  les  poèmes  anacréontiques,  ou  du 
moins  quelques-uns  d'entre  eux,  existaient  déjà  au  temps 
d'Aulu-Gelle;  mais  il  est  clair  qu'un  seul  témoignage,  et 
qui  porte  (contrairement  à  toute  critique)  sur  une  forme 
certainement  nouvelle  d'une  pièce  plus  ancienne,  ne  sau- 
rait prévaloir  contre  le  silence  presque  unanime  des  écri* 
vains  anciens.  Au  total,  par  conséquent,  la  tradition  est 
contraire  à  l'authenticité. 

Si  l'on  interroge  les  pièces  elles-mêmes,  on  aboutit  à  la 
même  conclusion.  Je  laisse  décote  l'argument  qu'on  pour- 
rait tirer  à  cet  égard  de  la  nature  des  mètres  et  de  celle 
du  dialecte.  On  a  fait  remarquer  que  la  monotonie  de  ces 
systèmes  semblait  contraire  à  l'art  métrique  d'Anacréon 
et  qu'un  petit  nombre  de  pièces  étaient  écrites  en  dialecte 
ionien;  mais  comme  la  métrique  d'Anacréon  nous  est 
mal  connue,  comme  d'autre  part  les  formes  dialectales 
sont  sujettes  à  s'altérer  dans  des  poésies  souvent  chan- 


4.  Héphestion  (Manuel,  p.  32),  cite  ainsi  :  *0  jxèv  ÔIXwv  |j.ax£ff6aii  — 
wape<TTt  Y^p,  [LOL'/^kdbui,  On  lit  dans  le  poème  n»  45,  v.  8-9  :  *0  |iàv 
OéX(t>v  {làx^o-Oai  —  irapéorw  xa\  (la/étTÔa). 

2.  Ou  (jLoi  tk  FuYEM  —  ToO  Sapîewv  âtvaxto;...  (N»  7). 

3.  Par  exemple  6éX(i>,  U\tù  {lavTjvat,  ou  bien  OéXd),  OéXco  fiXrlaai* 

4.  NuiU  atliques,  XIX,  0. 


260  CHAPITRE  V.  —  LA   CHANSON 

técs  et  conservées  seulement  par  des  manuscrits  de  basse 
époque,  mieux  vaut  ne  pas  trop  s'appuyer  sur  ces  rai- 
sons. Au  contraire,  l'esprit  général  de  cette  poésie  et  le 
caractère  du  style  trahissent  clairement  une  origine  rela- 
tivement récente.  Le  personnage  d'Anacréon  n'y  a  rien 
gardé  de  la  complexité  des  choses  vivantes  et  vraies. 
C'est  une  figure  abstraite,  un  type  réduit  à  quelques  traits 
consacrés  :  ce  vieillard  souriant,  ami  des  plaisirs  et  du 
vin,  n'est  plus  d'aucun  temps  ni  d'aucun  pays;  il  ne  parle 
plus  ni  de  Samos,  ni  de  Polycrate,  ni  d'aucun  des  nom- 
breux personnages  dont  les  noms  remplissent  encore  les 
fragments  authentiques;  ses  amours  mêmes  ont  subi 
cette  sorte  de  simplification  que  produit  Téloignement  : 
Bathylle  est  seul  en  scène;  c'est  le  seul  nom  propre  qui 
ait  survécu;  lui  aussi  est  devenu  un  type.  Eros  n'a  pas 
moins  changé  :  dans  les  poésies  originales,  il  gardait  de 
la  grandeur;  ici,  ce  n'est  plus  qu'un  enfant  espiègle  et 
malin,  le  Cupidon  de  toutes  les  mythologies  galantes.  Il 
a  cessé  d'ailleurs  d'être  une  divinité  unique;  il  y  a  désor- 
mais des  Éros  en  foule,  comme  dans  ces  peintures  gréco- 
romaines  où  voltigent  des  nuées  d'Amours,  pour  le  plai* 
sir  des  yeux  et  la  grâce  de  la  décoration,  en  dépit  de  la 
vieille  théologie.  —  Le  stylo  aussi  est  caractéristique; 
sans  entrer  à  ce  sujet  dans  de  longs  détails,  il  suffira 
d'en  relever  un  trait  décisif.  La  phrase  y  est  toujours 
moulée  sur  le  vers;  elle  commence  et  finit  avec  lui,  ou  du 
moins  elle  a  des  repos  qui  correspondent  aux  coupures 
naturelles  de  la  versification.  Rien  de  plus  différent, 
comme  on  sait,  de  l'antique  usage  grec,  qui  laisse  la 
phrase  courir  capricieusement  et  s'enrouler  autour  de 
la  strophe  et  du  mètre.  Ici,  nulle  liberté,  nulle  ampleur; 
cette  manière  d'écrire  ne  se  rencontre  guère,  aux  âges 
classiques,  que  dans  les  chansons  tout  à  fait  populaires; 
chez  Anacrcon,  elle  est  inadmissible. 

L'ensembh  du  recueil,  par  toutes  ces  raisons,  est  donc 


POÈMES  ANAGRÉONTIQUES  261 

certainement  apocryphe.  La  seule  question  qui  puisse 
encore  se  poser  est  celle  de  savoir  s^il  n'y  a  pas  malgré 
tout,  dans  cet  ensemble  apocryphe,  quelques  pièces  au- 
thentiques qui  s'y  trouveraient  comme  égarées.  C'est  la 
solution  à  laquelle  ont  incliné  d'excellents  connaisseurs, 
depuis  Bentley  jusqu'à  Welcker  *.  Aujourd'hui  cependant 
l'opinion  à  peu  près  unanime  est  que  rien  de  tout  cela 
n'est  authentique.  C'est  en  effet  le  plus  probable.  On  ne 
saurait,  en  pareille  matière,  arriver  h  une  certitude  géo- 
métrique; mais  il  n'y  a  vraiment  aucune  des  pièces  du 
recueil  qui  ne  prête  le  flanc  à  quelqu'une  des  objections 
indiquées  plus  haut.  Il  semble  bien  que  la  collection  tout 
entière  a  dû  provenir  d'un  premier  fonds  composé  vers 
l'époque  alexandrine  par  quelque  amateur  d'Anacréon 
s'amusant  à  faire  des  pièces  anacréon tiques  comme  on  a 
fait  en  France  des  pièces  marotiquesy  et  que  le  recueil 
s'est  peu  à  peu  grossi  par  la  curiosité  des  dilettantes. 
Ceux-ci  d'ailleurs  n'étaient  nullement  dupes  de  celte  imi- 
tation; ils  savaient  à  merveille  que  les  poèmes  dits  ana- 
créontiques  ne  se  trouvaient  pas  dans  le  recueil  authen- 
tique des  œuvres  d'Anacréon  et  n'étaient  qu'un  pastiche 
et  un  badinage.  La  question  ne  put  faire  doute  qu'à  par- 
tir du  moment  où  les  œuvres  authentiques  furent  perdues. 
Quant  à  savoir  quelles  sont  au  juste^  parmi  ces  soixante 
et  quelques  pièces,  celles  qui  appartiennent  au  premier 
fonds,  celles  qui  proviennent  d'une  autre  origine,  et  celles 
enfin  qui  sont  d'époque  tout  à  fait  récente,  ce  sont  là  des 
problèmes  fort  discutés  depuis  un  demi-siècle,  mais  fort 
obscurs,  et  d'ailleurs  peu  importants  :  il  ne  vaut  pas  la 
peine  de  s'y  arrêter,  surtout  à  propos  d'Anacréon  qu'ils 
n'intéressent  en  rien.  Au  contraire,  il  y  a  deux  points 
qu'il  est  utile  de  toucher  en  quelques  mots  :  d'abord, 
quelle  est  la  valeur  littéraire  du  recueil^  si  admiré  pen- 

1.  IléâiiQiô  de  riiis torique  du  ces  questions,  dans  Flach,  p.  551. 


262  CHAPITRE  V.  —  LA  CHANSON 

dant  longtemps  parmi  les  modernes?  Eusuile,  quelle  on 
est  la  valeur  historique,  pour  la  connaissance  même 
d'Anacréon? 

Il  est  de  mode  aujourd'hui,  parmi  les  érudits, 
de  dédaigner  les  poèmes  anacréontiques .  Après  les 
avoir  trop  admirés  peut-ôtre,  on  les  méprise  trop.  La 
vérité  est  qu'ils  sont  fort  inégaux.  Quelques-uns  sont 
insigniGants  ou  faibles;  d*aulres,  d*unc  gentillesse  un 
peu  maniérée;  mais  plusieurs  sont  fort  jolis,  et  nos  pères 
n'avaient  pas  tort  de  s'y  plaire  :  leur  seule  erreur  était 
de  ne  pas  faire  de  distinction  entre  la  grâce  des  alexan- 
drins et  celle  du  vi®  siècle  avant  l'ère  chrétienne.  C'est 
une  erreur  analogue  à  celle  qui  leur  faisait  prendre 
l'Apollon  du  Belvédère  pour  un  exemplaire  incomparable 
de  l'art  grec  de  la  grande  époque.  L'Apollon  du  Belvé- 
dère, pour  n'être  pas  de  Phidias,  n'en  est  pas  moins 
une  belle  œuvre;  de  môme,  les  odelettes  de  VAmour 
mouillé^  ou  de  la  Sauterelle  ^^  quel  qu'en  soit  l'auteur 
inconnu,  ont  bien  du  charme,  et  la  pièce  qui  met  en 
œuvre  le  motif  populaire  si  connu,  «  Je  voudrais  être  le 
miroir  pour  que  ton  regard  ne  me  quittât  pas;  je  vou- 
drais être  l'eau,  pour  baigner  tes  membres,  etc.  »,  ce 
joli  thème  amoureux,  pour  être  développé  dans  une  ode 
apocryphe,  n'en  est  pas  moins  gracieux  et  poétique  ^ 

Au  point  de  vue  historique  aussi,  ces  pièces  ont  quel- 
que intérêt.  Ceux  qui  les  ont  faites,  ou  du  moins  les 
auteurs  des  plus  anciennes  d'entre  elles,  lisaient  encore 
Anacréon;  non  seulement  ils  le  lisaient,  mais  en  outre  ils 
en  étaient  épris  et  le  savaient  par  cœur.  Ils  lui  sont  donc 
restés  plus  fidèles  qu'on  n'est  quelquefois  disposé  à  le 
croire.  Non  qu'ils  aient  jamais  visé  à  tromper  la  posté- 
rité :  l'artifice  innocent  qui  consistait  ii  le  faire  parler 

1.  No.31. 

2.  No  32. 

3.  No  i!2. 


POÈMES  ANAGRÉONTIQUES  268 

lui-même  est  tout  à  fait  semblable  à  celui  qui  se  ren- 
contre dans  un  si  grand  nombre  d'épigrammes  grecques 
où  c*est  le  mort  lui -môme,  le  héros  honoré  d'une  statue, 
le  poète  ancien  et  célèbre,  qui  est  censé  prendre  la  pa- 
role. Mais,  sans  vouloir  nous  prendre  pour  dupes,  les 
auteurs  de  ces  pièces  ont  imité  de  leur  mieux  leur  modèle 
favori.  Quelles  que  soient  les  différences  involontaires  et 
inconscientes  qui,  en  pareil  cas,  trahissent  toujours  le 
pastiche,  ils  se  sont  certainement  inspirés  de  lui.  Si  biea 
que  ces  œuvres  apocryphes,  tout  en  altérant  la  physio- 
nomie vraie  d'Anacréon,  ont  du  moins  cette  încont(?slable 
valeur  historique  de  traduire  en  quelque  mesure  l'im- 
pression générale  que  la  foule  des  amateurs  en  avait  gar- 
dée :  c'est  une  reproduction  assez  libre  et  un  peu  grosr 
sière  parfois  de  Toriginal,  mais  non  pas  plus  inexacte 
en  somme  que  tant  de  statues  ou  de  peintures  inispirées 
par  une  œuvre  illustre  et  qui,  lorsque  le  modèle  est  perdu, 
peuvent  aider  l'imagination  à  s'en  faire  encore  quelqi^jo 
idée. 


^ 
Vj 


CHAPITRE  VI 


LE   LYRISME    CHORAL    d'aPPARAT    AVANT    PINDARB 


BIBLIOQKAPUIB 

Pour  les  éditions  générales  des  poètes  lyriques,  voir  la  bi- 
bliographie des  chapitres  II  et  III.  Les  chiJïreâ  des  renvois, 
dans  les  pages  suivantes,  se  rapportent  ù  l'édition  de  Bergk. 
Aucune  édition  particulière  à  signaler. 

Parmi  tous  les  poèmes  étudiés  dans  ce  chapitre,  le  seul  dont 
nous  ayons  un  manuscrit  spécial  est  le  parthénée  d'Alcraan 
retrouvé  sur  un  papyrus  égyptien  en  1855  et  plusieurs  fois 
publié  à  part.  On  trouvera,  plus  loin,  dans  l'étude  sur  Alc- 
man,  les  principales  indications  ù  ce  sujet. 


SOMMAIRE 

I.  Importance  du  lyrisme  choral  en  Grèce;  genres  principaux  ;  ca- 
ractère général  du  développement  des  divers  genres; les  trois  âges 
de  cette  histoire.  —  II.  Premier  âge  (les  fondateurs)  :  g  1.  Thalétas; 
le  péan  et  Vhyporchème.  }  2.  Alcman  et  le  parthénée.  %  3.  Arion  et  le 
dithyrambe.  —  III.  Deuxième  âge  (les grands  progrès  techniques): 
{  1.  Stôsichore  et  V hymne  héroïque,  f  2.  Ibycos  ;  apparition  de  r^nco- 
mion.  —  IV.  Troisième  âge  (la  perfection)  :  g  1.  Simonide  et  l'enco- 
mion.  l  2.  Ecole  de  Simonide  :  Bacchylide.  —  V.  Les  poetœ  mino- 
res du  lyrisme  et  les  apocryphes.  Lasos  d'IIormionè  et  la  réforme 


LYRISME  CHORAL  265 

da  dithyrambe  ;  Timocréon  de  Rhodes  ;  Tynnichos  de  Ghalcis  ; 
Lamproclés  ;  Corinne  ;  Télésilla  ;  apocryphes  (Bias,  Thaïes,  Pitta- 
cos,  etc.). 


I 


Nous  revenons  enfin,  après  un  long  détour,  aux  ori- 
gines de  ce  lyrisme  choral  qui  apparaît  en  Grèce  presque 
aussitôt  après  Tâge  à  demi-légendaire  du  nome,  et  qui 
remplit  ensuite  deux  siècles  de  ses  progrès  continus  et 
de  son  éclat  final  incomparable. 

C'est  un  point  à  noter  tout  d'abord  que  cette  impor- 
tance extraordinaire  du  lyrisme  choral  dans  la  Grèce 
antique.  Elle  ne  répond  pus  à  ce  que  nous  voyons  dans 
les  temps  modernes.  En  matière  de  lyrisme  individuel, 
les  peuples  modernes  (surtout  au  xix®  siècle)  valent  au 
moins  les  Grecs.  Nos  poètes,  il  est  vrai,  ne  chantent  plus 
à  la  façon  d'Alcée  ou  d'Anacréon  ;  ils  ne  mettent  pas 
en  musique  leurs  sentiments  et  leurs  confidences  ;  mais 
ils  n'en  sont  pas  moins  lyriques  d'inspiration,  et  ils  ont 
gagné  peut-être  plus  qu'ils  n'ont  perdu  à  cet  abandon 
complet  de  la  musique  où  d'ailleurs  l'élégie  grecque  elle- 
même  arrivait  peu  à  peu  :  ils  y  ont  gagné  plus  de 
liberté,  plus  d'intimité,  plus  de  hardiesse  dans  la  pensée. 
Et  surtout,  ils  ont  exprimé  dans  leurs  vers  les  émotions 
d*une  âme  plus  complexe,  plus  riche  moralement  et 
intellectuellement  que  n'était  celle  des  Grecs  du  vu*  siè- 
cle. Qu'est-ce  que  l'amour  (alors  même  qu'il  ne  s'égare 
pas)  dans  l'âme  d'un  poète  de  Lcsbos  ou  de  Samos  ? 
Quelque  chose  de  très  fort,  sans  doute,  de  puissant  et 
de  pathétique,  mais  de  très  simple  aussi  et  de  très  naïf. 
Qu'on  songe  au  contraire  à  celte  foule  d'idées  et  de  sen- 
timents accessoires  dont  se  nourrit  et  se  fortifie  le  même 
sentimeiit  chez  un  Lamartine  ou  chez  un  Musset.  C'est 
que  l'humanité,  depuis  Alcée  et  Sapho,  a  beaucoup  vécu, 


266  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

beaucoup  réfléchi  et  beaucoup  rêvé.  Elle  ne  s'est  pas 
contenlée  dorhorizoa  net  et  limpide  où  la  vie  grecque  se 
renfermait.  Elle  a  parcouru  les  océans  sans  bornes  et 
sondé  les  espaces  sans  fond  du  ciel  illimité.  Elle  a  cher- 
ché rinfîni;  elle  a  voulu  le  connaître  et  le  saisir  ;  elle  Ta 
interrogé  ;  elle  a  cru  parfois  entendre  sa  réponse,  et  elle 
a  soupçonné  ensuite  que  cette  réponse  n'était  qu*un  écho 
de  sa  propre  pensée.  Elle  a  tour  à  tour  espéré  sans 
mesure  et  désespéré  avec  amertume.  Après  tant  d  efforts 
et  de  chutes,  elle  s  est  relevée  phis  sensible  et  plus  dou- 
loureuse, plus  riche  d^expérience  et  plus  mûre.  Quand 
on  a  fait  le  tour  de  toutes  les  philosophies,  on  a  une 
manière  nouvelle  d'éprouver  les  sentiments  les  plus  pri- 
mitifs. 

Mais  ce  qui  a  si  fort  développé  la  vie  individuelle  est 
peut-être  aussi  ce  qui  a  rendu  chez  les  modernes  la  vie 
collective  si  difQcile  à  saisir  et  si  rebelle  à  toute  expres- 
sion précise  de  Tart.  Plus  les  individus  sont  complexes 
et  variés,  vivant  d'une  vie  propre  très  intense,  moins  ils 
sont  capables  de  former  un  groupe  harmonieux  et  sim- 
ple. Notre  vie  a  son  centre  beaucoup  plus  dans  le  for 
intérieur  que  dans  Tagora.  L'Etat,  chose  abstraite,  ne 
vaut  pas  pour  le  poète  la  Cité,  chose  vivante.  L'idée  de  Pa- 
trie elle-même,  si  forte,  semble  avoir  épuisé  sa  fécondité 
littéraire  quand  elle  a  suscité  quelque  Marseillaise,  Elle 
est  pourtant  capable  de  faire  plus  et  mieux,  mais  à  la 
condition  de  moins  s'enfermer  dans  le  souci  de  Taction 
immédiate  ;  elle  n'aura  toute  sa  vertu  poétique  et  lyrique 
que  le  jour  où  elle  enveloppera  distinctement  et  nette- 
ment aux  yeux  de  tous  le  passé  avec  le  présent,  la 
contemplation  émue  de  l'histoire  nationale  tout  entière 
avec  la  volonté  actuelle  d'une  résolution  nécessaire.  En 
Grèce,  au  contraire,  surtout  à  l'époque  dont  nous  par- 
lons, la  vie  collective  et  sociale  est  très  active.  La  cité 
est  restreinte,  et  chacun  y  connaît  son  voisin.  La  reli- 


CARACTÈRES  GÉNÉRAUX  267 

gion,  la  guerre,  la  politique,  tout  y  met  les  âmes  en  con- 
tact incessamment.  Sparte  est  une  armée  toujours  en 
exercice  ;  Tindividu  n'y  est  rien,  ou  peu  de  chose  ;  mais 
la  cité  est  forte  et  absorbe  l'individu.  Môme  dans  les 
pays  où  Texistence  est  moins  disciplinée,  les  fêtes  reli- 
gieuses, les  jeux  publics,  les  concours  de  toute  sorte, 
sans  parler  de  la  politique  proprement  dite,  ramènent 
sans  cesse  tous  les  esprits  dans  le  même  cercle  d'idées 
et  de  sentiments,  que  ni  la  philosophie,  ni  la  science,  ni 
la  réflexion  personnelle  n  ont  encore  brisé  ou  élargi. 
C'est  à  quoi  répond  à  merveille  le  lyrisme  choral.  Il  est 
très  naturellement  la  voix  d'une  âme  collective  partout 
si  vivante.  Il  est  l'image  Gdèle  de  cette  activité  réglée,  de 
cette  unité  harmonieuse  où  se  complaît  la  cité  grecque. 
Quand  tous,  hommes  et  femmes,  jeunes  gens  et  jeunes 
filles,  montent  en  procession  à  leur  acropole,  quand  on 
célèbre  les  danses  sacrées  devant  le  temple  de  la  divinité 
poliade,  quand  on  s'assemble  pour  honorer  la  mémoire 
du  héros  fondateur  de  la  cité,  quand  on  accueille  joyeuse- 
ment un  vainqueur  des  grands  jeux,  les  mêmes  senti- 
ments et  les  mêmes  idées  remplissent  toutes  les  âmes  : 
fierté  patriotique,  souvenir  des  vieilles  légendes,  senti- 
ment allègre  de  toute  cette  belle  activité  si  artistique- 
ment ordonnée,  émotion  du  beau,  amour  de  la  gloire 
collective  et  individuelle,  joie  de  vivre  sous  un  si  beau 
ciel,  sous  la  protection  de  divinités  si  puissantes,  parmi 
de  si  belles  fêtes,  voilà  ce  que  pense  et  sent  tout  le  monde. 
Il  n'y  a  rien  là  de  mystérieux  et  d'obscur,  rien  qui 
échappe  aux  prises  de  l'art.  Tout  est  en  pleine  lumière. 
Ces  formes  précises  et  pures  appellent  une  poésie  bril- 
lante, avec  une  musique  qui  soit  surtout  un  rythme,  et 
qui  règle  les  belles  attitudes  sculpturales  d'un  chœur 
chantant  et  dansant. 

Tel  fut  le  lyrisme  choral  de  la  Grèce,  merveilleusement 
approprié  à  son  cadre.  A  cause  de  cela  même,  il  risque 


388  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

parfois  de  nous  laisser  froids  et  de  nous  étonner.  Il  n'a 
ni  la  naïveté  sublime  de  Tépopée,  ni  la  naïveté  gracieuse 
du  lyrisme  individuel,  ni  le  pathétique  largement  humain 
de  la  tragédie.  Il  est  comme  enchaîné  à  certaines  cir- 
constances  particulières,  et  il  a  quelque  peine  à  s'en 
détacher.  Pour  le  bien  comprendre,  il  faut  l'y  replacer 
par  rimagination.  C'est  un  travail  qui  exige  quelque 
effort  ;  on  en  est  récompensé  par  le  plaisir  de  contempler 
une  des  formes  d*art  les  plus  admirées  de  la  Grèce,  et 
une  de  celles  où  son  génie  se  peint  le  plus  fidèlement. 

Les  genres  divers  du  lyrisme  choral  étaient  fort  nom- 
breux, et  il  est  difficile,  ou  môme  impossible,  de  les 
classer  rigoureusement.  Non  seulement,  en  effet,  dans 
bien  des  cas,  les  origines  et  par  conséquent  les  relations 
primitives  des  genres  sont  obscures,  mais  encore  cer- 
tains de  leurs  caractères,  les  plus  essentiels  en  apparence, 
changent  avec  le  temps,  et  ceux  qui  les  ont  d'abord  dis- 
tingués ne  persistent  pas.  11  ne  faut  donc  pas  multiplier 
à  l'excès  les  subdivisions  ni  vouloir  y  mettre  trop  de  lo- 
gique. En  revanche,  il  est  utile  de  considérer  certaines 
lois  très  générales  qui  président  à  tout  le  développement 
du  lyrisme  choral  et  qui  s'appliquent  à  peu  près  de  la 
même  manière  à  tous  les  genres. 

Les  genres  essentiels,  ceux  qu'on  peut  appeler  les 
genres  types,  et  qui  ont  tenu  la  plus  grande  place  dans 
l'histoire  littéraire,  sont  au  nombre  de  cinq  ou  six.  C'est 
d'abord,  dans  un  premier  groupe,  lepean,  Vhyporchème^ 
lepari/iénée^  V  hymne  héroïque  y  Vencomiofi;  puis,  formant 
seul  une  classe  distincte,  le  dithijrambc.  Les  genres  du 
premier  groupe  sont  exécutés  par  des  chœurs  formés  de 
files  parallèles  ;  le  dithyrambe,  par  un  chœur  circulaire. 
Les  premiers  sont  le  produit  d'une  inspiration  qui  peut 
varier  de  la  gravité  la  plus  solennelle  jusqu'à  une  gatté 
vive  et  familière,  mais  qui  reste  toujours  mesurée  et 
maîtresse  d'elle-même;  le  dithyrambe  est  pathétique  et 


GENRES  PRINCIPAUX  —  LEUR  ÉVOLUTION     209 

violent.  Entre  les  divers  genres  du  premier  groupe,  les 
relations  sont  variables  :  les  uns  sont  d'origine  primitive 
et  distincte,  les  autres  semblent  dérivés  des  premiers.  Peu 
importe  :  c'est  sous  ces  noms  principalement  que  le  ly- 
risme se  manifeste  dans  1  uge  classique,  et  c'est  aussi 
sous  ces  différents  aspects,  à  mesure  que  chacun  d'eux 
entre  dans  Thistoire  littéraire,  que  nous  avons  à  l'étu- 
dier. 

Dans  révolution  de  tous  ces  genres,  d'ailleurs,  on  re- 
trouve des  traits  analogues.  —  D  abord,  un  progrès  techni- 
que considérable.  Dans  le  lyrisme  individuel,  le  progrès 
technique  (nous  l'avons  vu)  fut  presque  nul  :  cette  poésie 
avait  trouvé  d'emblée  sa  forme  définitive.  Dans  la  poésie 
d'apparat,  au  contraire,  d'AIcman  à  Pindare,  la  différence 
est  immense  :  soit  pour  la  structure  des  vers,  soit  pour 
celle  de  la  strophe,  soit  pour  celle  de  Iode  entière,  tout 
change  et  s'agrandit  ;  ce  n'est  qu'au  bout  d'un  siècle  do 
progrès  ininterrompu  que  le  lyrisme  clioral  arrive  à  la 
pleine  possession  de  toute  sa  puissance.  —  L'inspiration 
aussi  se  modiGe,  comme  les  circonstances  de  la  vie  sociale. 
Les  genres  d'origine  purement  religieuse  tendent  à  devenir 
plus  profanes,  plus  mondains.  D'autres  surgissent  qui  le 
sont  dès  leur  naissance;  non  qu'ils  excluent  la  mythologie 
et  les  histoires  des  dieux,  mais  ils  n'en  font  plus  l'objet 
essentiel  et  le  principe  de  leur  inspiration.  —  Par  cette 
tendance  comme  par  la  précédente,  les  genres  d'abord  les 
plus  distincts  finissent  par  se  rapprocher  dans  une  sorte 
d'uniformité  noble,  brillante,  savante,  où  le  dithyrambe 
lui-même  ressemble  au  péan  et  où  le  scolie  devient  un 
encomion  :  à  la  simple  lecture,  il  n'était  pas  toujours  facile 
pour  les  anciens  les  plus  érudits  de  distinguer  à  quel 
genre  précis  tel  ou  tel  poème  appartenait. 

De  ces  deux  sortes  de  progrès,  c'est  le  progrès  techni- 
que qui  est  le  plus  facile  à  saisir  avec  netteté,  et  qui  peut 
servir  le  plus  commodément  de  point  d'appui  à  quelques 


370  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

divisions  chronologiques  simples  et  claires.  Quand  on  em- 
brasse d'un  regard  toute  cette  période  du  lyrisme  choral 
qui  s'étend  depuis  le  moment  où  il  devient  littéraire  jus- 
qu'à  Pindare,  il  est  facile  d'y  reconnaître  trois  tg^  dis- 
tincts :  le  premier  est  celui  des  fondateurs,  marqué  sur* 
tout  par  les  noms  de  Thalétas,  d*Alcmanet  d'Arion;  le 
second,  où  domine  Stésichore,  est  celui  des  grands  pro- 
grès techniques  ;  le  troisième,  avec  Simonide  et  son  école, 
est  celui  de  la  perfection  :  Pindare  peut  venir,  l'instru- 
ment dont  il  jouera  mieux  que  personne  est  prêta  traduire 
ses  pensées.  A  chacun  de  ces  âges  et  à  chacun  de  ces 
noms  s'attache  spécialement  le  souvenir  d*un  genre  qui 
arrive  alors  à  la  vie  artistique.  Nous  allons  parcourir 
cette  histoire,  en  décrivant  cliaquo  genre  à  mesure  que 
la  suite  des  faits  nous  en  donnera  Toccasion. 

II 
%  1.  Thalétas;  le  péan  et  l'hyporghAmb. 

Le  plus  ancien  poète  grec  qui  ait  composé  pour  un  chœur 
des  œuvres  lyriques  durables  est  Thalétas,  auteur  de  péans 
et  peut-être  aussi  d'hyporchèmes.  Un  mot  d'abord  sur 
ces  deux  genres. 

Nous  avons  vu  *  qu'il  est  déjà  parlé  du  péan  dans  les 
poèmes  homériques  :  il  est  deux  fois  mentionné  dans 
Vlliade^^  et  une  fois  dans  Y  Hymne  à  Apollon  Pythien^. 
Dans  ce  dernier  passage,  ce  sont  les  prêtres  crétois  qui 
le  chantent,  en  se  rendant  au  temple  de  Delphes  ;  et  ils 
le  chantent,  selon  l'indication  expresse  du  poète,  à  la 
façon  de  leur  pays  *  :  il  y  a  là  une  allusion  très  claire 
à  Torigine  Cretoise  du  péan.  Le  nom  du  rythme  à  cinq 

1.  Chapitre  I,  p.  17. 

2.  Iliade,  I,  472-473;  XXII,  391-394. 

3.  Hymne  à  Apollon  P.,  338-341. 

4.  Oîo{  te  KpY|T(î)V  îiaiTjovs;. 


LE  PÈAN  271 

temps,  qu'on  appelle  tantôt  péonique^  et  tantôt  crétique^ 
conduit  à  la  même  conclusion  ^  Il  est  à  noter  aussi  que  le 
fondateur  du  péan  littéraire,  Thalétas,  est  un  Cretois. 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  le  péan  est  d'origine  Cretoise,  il  est 
certain  du  moins  qu'il  se  répandit  de  bonne  heure  dans 
toute  la  Grèce,  puisque  V Iliade  le  montre  fort  en  usage. 
Un  trait  un  peu  extérieur,  mais  très  caractéristique, 
du  péan,  et  qui  le  faisait  tout  de  suite  distinguer  des 
autres  genres  plus  ou  moins  analogues,  c*était  une  in- 
vocation formée  des  deux  mots  'l-n  Ilaiàv,  qui  revenait 
à  des  intervalles  réguliers  :  on  appelait  cela  le  refrain 
du  péan  (:raui)vixov  g:rt(p06yaa)*.  Cette  invocation  s'adressait 
à  Apollon,  quelquefois  appelé  Ilaiàv  par  les  Grecs  '  ;  on 
entendait  par  ce  mot  «  guérisseur  »  ou  «  protecteur*  ». 
On  invoquait  le  dieu  soit  pour  lui  demander  son  secours 
dans  le  péril,  soit  pour  le  remercier  après  qu'on  y  avait 
échappé.  Aussi  le  péan  était-il  un  chant  joyeux  :  même 
quand  on  appelait  le  dieu  à  l'aide,  la  conGance  l'emportait 
sur  la  crainte.  L'allégresse  du  péan  s'oppose  au  chant 
triste  du  thrèneet  aux  lamentations  ^  Il  arriva  d'ailleurs 
pour  le  péan  comme  pour  tous  les  autres  genres  que  son 
emploi  s'étendit  déplus  en  plus  :  consacré  d'abord,  sem- 


1.  Tlaicov  et  icaidtv  ne  sont  que  des  variantes  dialectales  du  môme 
mot. 

2.  Athénée,  XV.  p.  696,  E-F  et  701,  G-F.  Le  péan,  dans  l'Hymne  à 
Apollon  Pythien^  s'appelle  IrjiraicSv,  à  cause  de  ce  refrain.  On  ne  sau- 
rait affirmer  que  le  refrain  n'ait  jamais  disparu  de  la  forme  savante 
du  péan,  chez  Pindare,  par  exemple.  Mais  il  est  certain  qu'il  se  ren- 
contre dans  les  péans  plus  ou  moins  populaires  que  les  inscriptions 
nous  ont  conservés.  Cf.  les  péans  d'Athènes  (*AOr,vaiov,  i877,  p.  143), 
d'Epidaure  ('EçTri[i£p\;  àp/atoXoY.,  1885,  p.  69)  et  de  Menschieh  en 
Egypte  (Revue  Archéologique,  1889;  article  de  J.  Baillet). 

3.  Eschyle,  i4.7am.,  144;  Sophocle,  (JEdipe-Roi^  154;  Aristophane, 
Guêpes,  874;  Euripide,  Alceste»  S20;  etc. 

4.  Uésychius,  v.  ^ûva^  Ilattov. 

5.  iEschyle,  Choéph.,  340.  Dans  Sophocle,  Œdipe- Roi^  5  6,  le  péan, 
quoique  associé  aux  (rrevarpiaTa,  s'en  distingue  aisément. 


273  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

blc-t-il,  exclusivement  à  Apollon,  peut-éire  aussi  à  sa 
sœur  Arlémis  S  il  finit  par  se  chanter  en  l'honneur  do 
tous  les  dieux  indistinctement,  et  môme  de  certains  hom- 
mes, à  la  façon  d'un  cncomion^. 

Le  retour  régulier  du  refrain  fait  voir  que  le  péan  se 
composait  dès  l'origine  d'une  suite  de  strophes.  Quelle 
était  la  nature  de  cette  strophe?  Les  rythmes  péoniques 
ont  dû  souvent  s'y  ronconlrer,  du  moins  àTorigine;  les 
Cretois  de  V Hymne  à  Apollon,  qui  dansent  avec  agilité', 
les  employaient  peut-cire;  mais  les  rythmes  à  trois  et  à 
quatre  temps,  plus  nobles,  plus  graves,  plus  tôt  littéraires, 
y  ont  souvent  figuré  aussi,  comme  il  est  aisé  de  s'en 
convaincre  par  les  fragments  de  péans  qui  nous  restent. 
Quant  aux  vers  qui  composaient  cette  strophe,  tout  ce 
qu'on  en  peut  dire,  c'est  qu'ils  ont  été  certainement  très 
simples  d'abord  et  peu  nombreux,  comme  dans  tous  les 
genres  lyriques. 

L'instrument  qui  accompagne  le  péan  est,  dans  Homère, 
la  cithare*.  Plus  tard,  la  flûte  partagea  ce  rôle*. 

Athénée  nous  apprend  que  le  péan  était  quelquefois 
dansé,  quelquefois  simplement  chanté  ^  Il  est  clair  qu'a- 
près un  festin,  par  exemple,  ou  quand  on  chantait  le  péan 
sur  un  navire,  les  chanteurs  restaient  immobiles  ;  avant 
et  après  le  combat,onlecliantaiten  marche.  Dans  VHymne 
à  Apollon^  il  s'agit  d'une  danse  proprement  dite,  mais  as- 
sociée à  la  marche.  Dans  d'autres  circonstances,  la  danse 
pouvait  sans  doute  prendre  d'autres  caractères  encore. 

Relativement  à  la  composition  littéraire  du  péan,  les 


L  Proclus,  Chreitom.^  11  (p.  244,  Wcslphal). 

2.  Voir  des  exemples  dans  Athénée,  XV,  p.  C96,  F. 

3.  *Pyi(j(TovT£;,  V.  338. 

4.  Apollon  lui-même  joue  de  la  cithare  {IhjmnCy  V,  337). 

5.  Archiloque,  dans  Athénée,   V,   p.  180,  E;   Euripide.   Troyennes^ 
12G;  Plutarque,  Lysandre,  11  ;  etc. 

6.  Athénée,  XIV.  p.  631,  D. 


PÈAN  —  PROSODION  -r  HYPORGHÈME        278 

anciens  notent  qu'il  se  terminait  toujours  par  une  prière  ^ 
Rien  do  plus  naturel,  cotte  sorte  d'hymne  ayant  été  par 
excellence,  à  1  origine,  Thymne  de  la  prière  et  do  la  de- 
mande. 

Durant  la  période  classique,  c'est  surtout  à  Sparte, 
dans  les  grandes  fctos  d*Apollon,  que  lepéan  fut  exécuté 
avec  éclat^.  Mais  partout  il  fut  en  honneur,  et,  à  la  diffé- 
rence du  nome,  sa  vogue  ne  subit  aucune  éclipse.  Cela 
vient  peut-être  de  la  même  cause  qui,  au  début,  put 
sembler  le  mettre  au  dessous  du  nome,  c'est-à-dire  de  son 
rythme,  moins  parfait  d'abord  que  rhexamètredactyliquo 
(ou  exigeant  davantage  une  musique  savante),  mais  plus 
capable  de  transformations  et  de  progrès. 

On  confondait  quelquefois  avec  le  péan  un  autre  genre 
très  voisin,  di^pelé prosodion ,  et  qui  était  proprement, 
comme  le  nom  lindique,  un  chant  de  procession.  Proclus 
cependant  s'élève  contre  celte  confusion  ^  Il  est  probable 
que  la  différence  des  deux  genres  était  en  principe  une 
différence  rythmique  :  tandis  que  le  péan  proprement  dit 
usait  du  rythme  à  cinq  temps,  le  véritable  prosodion^ 
d'origine  hiératique  et  doriennc,  s'en  tenait  sans  doute 
aux  rythmes  à  quatre  temps,  dactyles  et  anapestes;  le 
nom  du  vers  prosodiaquc,  identique  au  second  hémis- 
tiche d*un  vers  épique,  suffit  à  prouver  l'emploi  caracté- 
ristique et  dominant  des  mètres  dactyliqucs  ou  anapes- 
tiques  dans  les  chants  de  procession.  On  comprend  que 
cette  différence  se  soit  souvent  effacée.  h(i  prosodion  était 
peut-être,  en  somme,  une  variété  doriennc  du  péan. 

L'hyporchème  aussi  était  quelquefois  rapproché  du 
péan.  L'insistance  que  met  Plutarque  à  l'en  distinguer 


1.  Aristide,  D/sc.  XIV  (un). 

î.  Cf.  Bernhardy,  t.  II,  p.  604. 

3.  Ibid,  (xaTaxpY)9Ttxâ);  $è  xa\  Ta  irpoaoÔtaTtvecitaiâva;  Xlyouatv). 

Hiit.  d«  la  Litt,  gracqu«.  —  T.  II.  18 


274  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

en  est  une  preuve  *  :  beaucoup  de  critiques,  parait-il,  ne 
savaient  trop,  au  sujet  des  compositions  de  certains  vieux 
poètes,  si  c'étaient  des  hyporchèmes  ou  des  péans.  A  ne 
considérer  que  les  paroles,  en  effet,  la  différence  devait 
être  légère;  car  l'hyporchème,  comme  le  péan,  était  un 
chant  choral  consacré  d'abord  soit  à  Apollon,  soit  à  Ar- 
témis.  Dans  Texécutioa,  au  contraire,  les  différences 
étaient  sans  doute  assez  tranchées.  La  danse,  accessoire 
dans  le  péan,  était  essentielle  dans  Thyporchème  *.  En 
outre,  elle  était  plus  grave  dans  le  péan  :  celle  de  l'hypor- 
chème est  rapprochée  par  Athénée  de  celle  de  la  comédie  : 
«  Toutes  deux,  dit-il,  sont  enjouées  '.  »  Il  y  avait  pour- 
tant cette  différence  que  la  danse  comique  (le  cordax) 
était  souvent  licencieuse,  tandis  que  l'hyporchème,  con- 
sacré primitivement  à  Apollon,  n'admettait  rien  que  de 
pur.  Simonido  parlait  aussi  quelque  part  de  la  «  danse 
légère  »  de  l'hyporchème  *.  Enfin  et  surtout,  cette  danse 
était  ordinairement  imitative.  U Hymne  à  Apollon  Délien 
présente  une  vive  peinture  des  hyporchèmes  de  Délos  où 
les  jeunes  filles,  servantes  du  dieu,  racontant  sans  doute 
et  représentant  les  voyages  de  Léto,  imitaient  par  la 
voix  et  par  les  gestes  le  langage  et  les  habitudes  des  di- 
verses nations  visitées  par  la  déesse  ^  Lucien,  qui  parle 
aussi  des  hyporchèmes  de  Délos,  le  fait  en  des  termes 
un  peu  différents,  mais  fort  précis  :  ce  qui  parait  avoir 
constitué  à  ses  yeux  l'originalité  des  hyporclièmes  qu'il 
a  en  vue,  c'est  que  le  chœur,  au  lieu  d'exécuter  tout  en- 
tier les  mêmes  mouvements,  détachait  un  petit  nombre 

1.  De  Mus.,  c.  9  (o  Oi    itatàv  on  oiaçopàv   ïyz\.   itpo;    rot    uicop*/r,(iaTa 
ÎTflXtoffCi*  Y^Yp*ip£  T^tp  ^*^  Tiaiâvac  xal  'jTrop^crjjxaTa). 

2.  Athénée,  XIV,  p.  631,  D.  Le  nom  môme  d'%/)orcAèm^  en  témoigne 
(to  'jitopxy,(xa  =  xb  Oit'  aùXb)  xal  xiOdtpa  ô'p*/Tm.a). 

3.  /6iV/.,  p.  630,  E  (TcaiyvKuÔEt;  eItIv  àfiçàtepat). 

4.  Simonide,  fragm.  31  (iXaçpbv  opxT||j.a  ito5ûv).  Cf.  fragm.  29  et  30. 

5.  Hymne  à  Apollon  Dél.,  160-164.  Plutarque,  Questions  de  table,  IX, 
15  (p.  748),  mentionne  Tf,v  Sià  t^ôv  o-XTiii-aTcov  xal  ôià  toiv  ôvo(iâT(i>v  {i.{pLy)<riv. 


THALÉTAS  875 

do  danseurs  particulièrement  habiles,  qui  exécutaient 
seuls  la  partie  principale  de  la  danse  ^  C'était,  selon  le 
mot  de  Bcrnhardy,  une  sorte  de  «  ballet.  »  La  célèbre 
pyrrhique^  danse  militaire  de  Sparte,  semble  avoir  été 
une  variété  de  la  danse  hyporchestique  ^. 

Le  rythme  des  hyporchèmes  était  toujours  vif  et  en- 
traînant :  les  crétiques  et  les  ioniques  y  tenaient  la  pre- 
mière place,  avec  les  dactyles  à  trois  temps  et  les  tro- 
chées ^.  Comme  le  péan,  l'hyporchème  fut  accompagné 
d'abord  de  la  cithare,  ensuite  de  la  cithare  et  de  la  flûte  ^; 
comme  le  péan  aussi,  la  tradition  le  faisait  venir  de  la 
Crète  *,  où  il  avait  été  inventé  par  les  Curetés^  qui 
l'avaient  dansé  les  premiers,  disait-on»  devant  Zeus  en- 
fant «. 

Ce  genre  d'ailleurs,  comme  le  nome  et  le  dithyrambe, 
subit  plus  tard  de  profondes  modiGcations. 

Thalétas  (ou  Thaïes)  était,  suivant  une  tradition  tout 
à  fait  autorisée,  do  Gortyne,  en  Crète  ^  Sur  la  date  où  il 
vécut,  les  anciens  n'étaient  pas  d'accord.  Quelques-uns 
le  faisaient  vivre  au  temps  de  Lycurgue  '  ou  même 
d'Homère^  Cela  vient  peut-être  de  ce  qu'on  lui  attribuait 

1.  Lucien,  De  la  danse,  16.  La  danso  Cretoise  du  bouclier  d'Achille, 
dans  ïlliade  (XVIII,  590-606),  présente  ce  caractère,  et  c'est  évidem- 
ment un  hyporchèmo.  Cf.  Athénée,  IV,  p.  181,  B  (V,  10,  Meineke). 

2.  Schol.  Pind.,  Pylh.  II,  127  :  'II  t/^ç  «vjpptxT);  op*/r,ffi;,  irpo;  r,v  ta 
•!»irop/r,{iaT3t  èYP«?^i^«^*  ^^^  ^"^i  selon  ce  scboliastc,  attribuaient  l'in- 
vention de  la  pyrrhique  aux  Cretois;  les  autres  (parmi  lesquels  Aris- 
tote),  à  Achille  lui-même,  qui  l'avait  dansée  devant  le  bûcher  (mjpd) 
de  Patrocle,  d'où  son  nom  ;  d'autres  encore  (cf.  Proclus,  Chrestom,, 
p.  246,  Westph.)'  à  Pyrrhus,  fils  d'Achille. 

3.  Denys  d'Halic,  Sur  Véloq.  de  Dém.,  c.  43. 

4.  Athénée.  XIV,  p.  631,  D. 

5.  Simonide  de  Géos,  fragm.  31  :  Kprjra  (jiiv  xaXioifft  Tp6icov. 

6.  Strabon,  X,  480. 

7.  C'est  ce  que  disait  le  poète  Polymnestos,  suivant  Pausanlas,  I, 
14,  4.  Suidas  le  fait  naître  en  Crète  aussi,  mais  à  Elyros  ou  à  Gnossos. 

8.  Diogéne  Laerce,  I,  38. 

9.  Strabon,  X,  482;  cf.  Aristote,  Polit.  II,  12  (p.  1274,  A,  28,  Bekk.). 


276  GHAPITUE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

>  *  -  > 

un  certain  nombre  des  plus  vieux  chants  Iraditionnels  de 
la  Crète  et  de  Sparte,  et  qu'on  en  reculait  l'origine  le  plus 
loin  possible.  Glaucos,  au  contraire,  le  plaçait  à  la  (in  du 
VII®  siècle*.  Mais  si  cette  date  était  exacte,  l'autre  tradition 
serait  inexplicable^  et  elle  est  d'ailleurs  inconciliable  avec 
Tensemble  des  faits  connus.  Il  faut  donc  adopter  une 
date  intermédiaire  et  placer  Tépoquo  de  Thalétas  vers  le 
début  du  vil®  siècle,  comme  le  fait  l'auteur  du  De  Mu- 
sica.  C'est  le  temps  où  vient  de  se  terminer  la  première 
guerre  de  Messénie;  Sparte  est  la  première  puissance  du 
Péloponnèse;  elle  attire  à  elle  de  plus  en  plus  les  musi- 
ciens-poètes qui  peuvent  donner  du  lustre  à  ses  fêtes 
religieuses  et  civiques.  Les  Gymnopédies^  où  la  jeunesse 
lacédémonienne  exécute  des  danses  en  chantant,  se  fon- 
dent avec  éclat.  L*Arcadie  et  l'Argolide,  avec  leurs  'A-o- 
Sei^si;  et  leurs  'EvSuadcTia,  suivent  l'exemple  de  Sparte  '. 
C'est  pour  ces  fêtes  que  Thalétas  et  ses  disciples  compo- 
sent leurs  œuvres.  Pralinas  paraît  avoir  dit  que  Thalétas 
avait  été  appelé  de  Gortyne  à  Sparte  sur  Tordre  d'un 
oracle,  pour  organiser  des  fêtes  destinées  à  mettre  fin  à 
une  peste  *.  On  racontait  quelque  chose  d'analogue  au 
sujet  de  Terpandre,  et  ce  récit,  assez  naturel  en  soi,  n'a 
peut-être  d'invraisemblable  que  sa  banalité  même. 

Les  poèmes  composés  par  Thalétas  étaient  surtout  des 
péans  °.  Mais  il  est  aussi  question  de  ses  hyporchèmes  *, 
et  quelques-uns,  comme  nous  le  voyons  dans  le  De  Mu- 
sica,  disputaient  s'il  fallait  appeler  ses  œuvres  des  hypor- 
chèmes ou  des  péans  ^  —  On  lui  attribuait  l'invention 

1.  Plut.,  De  Mus.,  c.  10.  Cf.  Volkmann,  sur  ce  passage,  p.  92. 

2.  Cf.  Flach,  p.  2G6,  n.  1. 

3.  Plut.,  De  Mus.,  c.  9.  Ce  chapitre  est  notre  principale  source  pour 
tous  ces  faits. 

4.  Plut.,  De  Mus.,  c.  42. 

5.  Plut.,  De  Mu^,,  c.  9. 

6.  Schol.  Pind.,  Pyth,  II,  127. 

7.  Plut.,  ibid. 


THALÉTAS  277 

des  mèlres  péoniqucs  et  crétiques  ^;  nous  savons  ce  que 
signifie  en  pareil  cas  le  mot  invention  :  cela  veut  dire  que 
Thalctas  a  le  premier  employé  les  rythmes  nationaux  de 
la  Crète,  son  pays,  dans  des  œuvres  dignes  de  mémoire  ^. 
—  Nous  ne  savons  ni  quels  instruments  il  employait  de 
préférence  ni  quel  était  le  caractère  littéraire  de  sa 
poésie. 

Déjà  au  temps  où  le  De  Miisica  fut  écrit,  il  est  visible 
que  les  œuvres  de  ces  vieux  poètes  étaient  perdues  ;  on 
n'en  parlait  plus  que  sur  la  foi  d'autrui^;  Tlialétas,  tout 
autant  que  Terpandre,  apparaissait  comme  un  person- 
nage à  demi  fabuleux.  Mais  il  y  a  deux  faits  qui  sont 
hors  de  doute  et  qui  méritent  d*ètre  notés.  Le  premier, 
c'est  le  grand  souvenir  laissé  par  Thalétas,  qui  avait  fini 
par  devenir  pour  la  Crète  le  poète  par  excellence,  Tauteur 
légendaire  de  tous  les  chants  nationaux  fort  anciens  dont 
l'origine  exacte  était  inconnue  *.  Le  second,  c'est  l'im- 
portance de  la  révolution  musicale  et  littéraire  accomplie 
à  Sparte  par  Thalétas  et  par  son  école  :  l'introduction 
des  rythmes  et  des  airs  de  la  Crète  ouvrait  à  Tart  lyrique 
des  routes  toutes  nouvelles;  on  sortait  enfin  hardiment 
du  dactyle  et  de  l'hexamètre,  encore  dominants  chez 

1.  Plut.,  De  Mus.^  c.  10  (les  mss.  donnent  (xâpwvaxal  xpy,Tixov  pu6(x<Sv  : 
que  sifçniûe  |id(p(i)va  ?  Quelques  éditeurs  conjecturent  iiaîcova). 

2.  Gomme  ou  retrouvait  des  rythmes  analogues  dans  les  nomes 
aulétiquos  dits  d'Olympo-j,  on  attribuait  à  ces  compositions  une 
certaine  influence  sur  Thalétas  (cf.  Plut.,  ihid.)\  mais  Thalétas  et 
Olympos  peuvent  fort  bien  avoir  puisé  tons  deux  à  la  môme  source. 
On  croyait  voir  aussi  dans  Thalétas  des  imitations  d'Archiloque  au 
point  do  vue  métrique;  telle  était  l'opinion  de  Glaucos  (Plut.,  ibid.) 
qui,  nous  l'avons  vu,  faisait  vivre  Thalétas  à  la  fin  du  vu»  siècle. 
Mais  cette  croyance  n'était  probablement  fondée  que  sur  le  désir  de 
concilier  à  tout  prix  certaines  ressemblances  métriques  entre  Archi- 
loque  et  Thalétas  avec  la  tradition  qui  faisait  de  celui-ci  l'inventeur 
de  ces  formes. 

3.  Plut.,  ibid.  Aux  chap.  5  et  S,  les  mots  o\  àvaYSYpaçite;,  avaY^- 
Ypa7iT«(,  montrent  que  le  compilateur  écrit  d*après  des  catalogues. 

4.  Strabon,  X,  481. 


278  CHAPITRE  VI.—  LYRISME  CHORAL 

Terpandre;  les  vieux  moules  étaient  brisés;  toute  une 
poésie  plus  souple,  plus  riche,  plus  brillante  apparaissait. 
C'était  bien,  selon  le  mot  des  anciens,  une  «  seconde 
constitution  »  de  la  musique  Spartiate  :  c'était  une  sorte 
de  révolution  K  Révolution  qui  d'ailleurs,  quelques  siè- 
cles plus  tard,  semblait  aux  historiens  de  la  musique 
singulièrement  prudente  encore  et  modérée  :  Part  élar- 
gissait ses  voies,  mais  sa  marche  restait  noble  et  belle, 
même  aux  yeux  des  plus  sévères  *. 

Thalétas  eut  pour  auxiliaires  dans  cette  transforma- 
tion, et  pour  successeurs,  deux  poètes  qui  firent  à  son 
exemple  des  péans  et  des  hyporchèmes  :  Xénodamos  de 
Cythère  et  Xénocrite  de  Locres  ^  Ces  deux  poètes  ne  se- 
raient plus  pour  nous  que  des  noms,  si  un  mot  du  De 
Musica  ne  nous  donnait  un  renseignement  intéressant. 
Il  parait  que  Xénocrite  avait  fait  des  péans  où  la  partie 
narrative  et  mythique  était  si  développée  qu'ils  ressem- 
blaient à  certains  dithyrambes  héroïques,  et  qu'à  cause 
de  cela  même  quelques  érudits  voulaient  y  voir  des 
dithyrambes  et  non  des  péans.  Il  est  assez  curieux  de 
noter  cette  extension  hardie  du  péan  hors  de  son  domaine 
propre  à  une  époque  si  voisine  de  celle  où  il  devient  pour 
la  première  fois  un  genre  littéraire.  L'inspiration  de  Tha- 
létas, autant  qu'on  le  peut  conjecturer,  avait  été  toute 
religieuse.  Dès  la  génération  suivante,  la  poésie  chorale 
devient  plus  profane  et  plus  mondaine.  C'est  aussi  ce  qui 
se  voit,  parmi  d'autres  nouveautés,  dans  Alcman. 


1.  Aeutépa  xaxaaTa^tc  (Plutarque,  De  Mus.,  c.  9). 

2.  Plutarque,  De  Mus.,  c.  12.  —  U  ne  nous  reste  pas  un  seul  vers 
de  Thalétas,  à  moin:^  que,  selon  l'hypothèse  de  Bergk,  les  vers  1211- 
1216  du  recueil  de  Théjgnis»  dont  Fauteur  est  Cretois,  ne  soient  tirés 
de  quelque  élégie  de  Thalétas  ;  mais  c'ebt  là  une  conjecture  bien  fra- 
gile. 

3.  Plut.,  De  Mus,,  c.  9  et  10.  Cf.  Athénées  I,  p.  15,  D. 


LÏRISMB  GHOHAL  279 


g  2.  Alcman;  lb  parthénée* 

Alcman  vécut  vers  le  milieu  du  vu*  siècle,  plutôt  dans 
la  seconde  que  dans  la  première  moitié  du  siècle  ^  On 
ne  sait,  bien  entendu,  ni  la  date  exacte  de  sa  naissance 
ni  celle  de  sa  mort;  toute  sa  vie  est  mal  connue;  les  in- 
dications des  biographes  anciens  ne  sont  que  des  conjec- 
tures *.  Mais  il  y  a  deux  faits  positifs  :  le  premier,  c'est 
qu'il  avait  mentionné  dans  ses  vers  Polymnestos  ',  — 
celui-ci  l'avait  donc  précédé;  —  le  second  fait,  c'est  qu'il 
était  considéré  comme  le  maître  d'Arion,  comme  anté- 
rieur  à  Stésîchore,  comme  un  des  plus  anciens  poètes 
lyriques  qui  eussent  renoncé  à  l'hexamètre  ^;  —  on  ne 
saurait  donc  le  supposer  beaucoup  plus  récent  que  le 
milieu  du  vii«  siècle. 

Il  était  né  à  Sardes,  et  lui-même  s'en  vante  '.  Cela  ne 
veut  pas  dire  qu'il  fût  de  race  lydienne.  Son  nom  est 
franchement  grec,  et,  chose  plus  décisive  (car  il  aurait 
pu  modifier  son  nom  lors  de  son  séjour  à  Sparte),  celui 


4.  Sur  Alcman,  cf.  Niggomeyer,  De  Alcmane  poeta  laconico,  Muns- 
.ter.  1869  (Dissertation). 

2.  Ëusèhe  le  place  dans  la  30^  Olympiade,  Suidas  dans  la  27*. 
Les  deux  biographes  ont  sans  doute  on  vue,  selon  l'usage,  son  àxpi^; 
en  d'autres  termes,  la  quarantième  année  de  la  yio  d'Alcman  serait 
tombé3,  suivant  l'un,  vers  656,  suivant  l'autre,  vers  672.  Les  deux 
dates  sont  probablement  trop  reculées. 

3.  Plutarque,  De  Mus.^  c.  5. 

4.  Suidas,  vv.  'AXxjjiav,  'Aplwv,  S-rriffr/opo;. 

5.  Fragm.  24.  Une  autre  tradition  le  fait  naitro  eu  Laconie,  à  Mes- 
soa  (Suidas).  Strabon  (VIII,  364)  dit  que  Messoa  était  une  «  partie» 
de  Sparte.  Alcman,  une  fois  devenu  Spartiate  par  adoption,  a  pu 
être  classé  comme  habitant  de  Messoa,  et  le  dire  lui-même  dans 
quelque  poème.  Alexandre  d'Étolie,  dans  une  épigramme  de  VAnfhO' 
logie  (VII,  709).  dit  que  Sardes  était  seulement  la  patrie  de  ses  an- 
cêtres et  que  lui-même  était  Spartiate.  Mais  cela  parait  difficile  à 
concilier  avec  le  texte  d'Alcman. 


380  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME.  CHORAL 

de  son  père  (Damas  ou  Titaros  *)  no  Test  pas  moins.  11 
y  avait  certainement  à  Sardes  beaucoup  de  métèques  de 
race  hellénique;  le  père  d*Alcman  était  du  nombre. 

Quoi  qu*il  en  soit,  la  vie  d'Alcman  se  passa  surtout  à 
Sparte,  où  il  vint  sans  doute  de  bonne  heure,  car  il  s'ap- 
propria complètement  le  dialecte  local.  Quelles  circons- 
tances  l'y  amenèrent?  Suivant  les  uns^  ce  fut  l'ordre  d'un 
oracle  et  le  besoin  de  rétablir  la  paix  dans  la  cité  ^.  Sui- 
vant les  autres,  il  y  vint  comme  esclave,  ayant  été  vendu 
par  suite  de  quelque  catastrophe  inconnue  à  un  Spartiate 
du  nom  d'Agésidas  ^  lequel  plus  tard  Taffranchit  *.  Cette 
seconde  tradition,  moins  banale  que  la  précédente,  sem- 
ble s*appuyer  sur  des  souvenirs  plus  précis;  elle  reste 
pourtant  bien  vague  encore  et  assez  douteuse.  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  qu'Alcman  conquit  auprès  des  Spartiates  une 
grande  réputation,  qu'il  composa  pour  leurs  fêtes  de  très 
nombreuses  poésies  lyriques,  qu'il  mourut  vieux  (lui- 
même  parle  quelque  part  de  sa  vieillesse  ^),  et  qu'il  fut 
entièrement  adopté  par  Lacédémone  comme  un  de  ses 
poètes  nationaux  ^ 

Ses  œuvres  formaient  six  livres  ^  distingués  les  uns 
des  autres,  selon  toute  apparence,  par  la  nature  des  com- 
positions. 11  est  difficile  aujourd'hui  de  rattacher  chacun 
des  débris  qui  nous  en  restent  à  un  genre  déterminé  : 
on  voit  cependant  qu'il  en  avait  traité  plusieurs  avec 
prédilection.  Certains    fragments   appartiennent  à  des 

4.  Suidas.  Ce  nom  de  Titaros  se  rencontre  dans  la  géographie  Je  la 
Thessalie. 

2.  Élien,  Hist.  Var,,  XII,  50.  Nous  avons  vu  qu'on  disait  la  môme 
chose  (ou  à  peu  près)  de  Torpandre,  de  Tyrtée  et  do  Thalétas. 

3.  lléraclide  (Fratpn.  hislor.  yrœcor.,  Mttller-Didot,  t.  II,  p.  210). 

4.  'Atc'  otxsTûv,  dit  Suidas. 

5.  Fragm.  26.  Aristote  (liist.  des  Animaux,  V,  31  ;  p.  557,  A,Bekker) 
dit  qu'il  mourut  de  çOtpiafft;. 

G.  Un  orateur  (Aristide,  II,  40)  l'appelle  6  AaxsSai(ji6vio;  7cotr,T7ic^ 
comme  on  disait  6  Aé^êio;  rj>5ô;  en  parlant  de  Terpandre. 
7.  Suidas. 


PARTHÉNÉE  281 

hymnes  proprement  dils.  11  avait  du  composer  aussi, 
comme  Tlialétas  et  Polymnestos,  des  pôans  religieux  et 
des  hyporchèmes.  Un  morceau  appartient  à  un  péan  do 
table  *,  c'est-à-dire  à  une  espèce  do  scolie.  Les  anciens 
parlent  aussi  de  ses  chants  d*amour  (s:(i)Ti/.à),  qui  for- 
maient peut-être  un  livre  séparé  ^.  Mais  la  partie  la  plus 
célèbre  do  ses  compositions,  celle  à  laquelle  le  souvenir 
de  son  nom  restait  surtout  attaché,  c'était  le  recueil  de 
ses  parthénées. 

On  appelait  ainsi,  comme  le  nom  môme  l'indique  (-xp- 
Ocvciov  ou  TrapOc'v'.ov  ^),  une  sorte  do  poème  lyrique  exécuté 
par  un  chœur  de  jeunes  filles.  D'autres  poèmes  que  les 
parthénées  pouvaient  être  exécutés  do  cette  façon  :  on 
sait  par  exempte  qu*à  Délos  il  y  avait  des  hyporchèmes 
où  ne  figuraient  que  des  jeunes  filles.  Mais  le  parlhénéc 
ne  se  rattachait  pas  à  la  classe  des  hyporchèmes  :  il  n'en 
avait  ni  la  mimique  expressive  ni  la  danse  rapide.  C'était 
plutôt  un  hymne  choral,  ordinairement  un  iiymne  en 
marche,  une  variété  du  prosodion,  c'est-à-dire  du  chant 
de  procession  \  Quand  le  chœur  marchant  et  dansant 
portait,  comme  en  Béotie,  des  rameaux  de  lauriers  en 
rhonncur  d'Apollon  Isménien,  ou,  comme  à  Aliièncs,  des 
branches  de  vigne  avec  leurs  grappes  en  l'honneur  de 
Dionysos,  le  parthénée  s'appelait  daphnéphorique  ou 
oschophoriquc  ^  Nous  avons  vu  que  le  prosodion  était 
un  chant  noble,  religieux,  où  dominaient  primitivement 
les  rythmes  dactyliques  et  sans  doute  aussi  le  mode 
dorien  ^.  Il  en  était  de  même  du  parthénée  ^,  mais  avec 

\.  Fragm.  22. 

2.  Athénée,  XIII,  p.  COO,  F. 

3.  Suppléez  i(T(xa  ou  (xéXo;. 

4.  Athénée,  XIV,  p.  631,  D. 

5.  Aa^vTjçop'.xa,  to<jxo?opixà  (Proclus,    Chrcshm.,  ÏÎ6  et  28;  p.  2i7  et 
249,  Westphal). 

6.  Plut.,  De  Mus,,  c.  17. 

7.  Id.,  ibid. 


282  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

des  différences  que  la  nature  des  exécutants  avait  vite 
suggérées  à  la  (inesse  grecque.  Un  chœur  de  jeunes  filles 
appelle  d'autres  inspirations  qu'un  chœur  de  guerriers 
ou  de  jeunes  gens.  La  noblesse  grave  du  prosodion  or- 
dinaire s'y  était  amollie  et  comme  détendue.  Même  la 
sévérité  d'un  Pindare  y  devenait  souriante  :  ses  parthé- 
nées,  nous  dit-on,  étaient  écrits  d'un  style  tout  différent 
do  celui  de  ses  autres  odes  K  C'est  que  l'inspiration  pre- 
mière en  était  aussi  fort  différente.  Une  sorte  de  galan- 
terie gracieuse  y  était  de  mise.  Le  chœur  avait  sa  part 
des  louanges  qui  étaient  dues  d*abord  à  la  divinité.  Ce 
caractère  à  demi  religieux  et  à  demi  profane  était  consi- 
déré par  les  anciens  comme  si  essentiel  au  parlhénée 
que  Proclus  s'en  autorise,  dans  sa  classification  des 
genres  lyriques  ^,  pour  mettre  cette  sorte  de  poèmes 
dans  une  catégorie  mixte,  entre  les  hymnes  consacrés 
exclusivement  aux  dieux  et  les  encomia  consacrés  à  des 
hommes.  Dès  que  le  parthénée  apparaît  dans  Thistoiro 
littéraire,  ce  trait  s'y  montre;  il  est  très  remarquable 
chez  Alcman. 

Les  poètes  du  lyrisme  choral  ont  presque  tous  pra- 
tiqué ce  genre  gracieux  :  Simonide,  Bacchylide,  Pindare 
avaient  composé  des  parthénées  en  grand  nombre . 
De  leur  temps,  le  genre  du  parlhénée  était  partout  ré- 
pandu. Mais  c'est  à  Sparte,  et  grâce  à  l'art  d* Alcman, 
qu'il  arriva  pour  la  première  fois  à  la  perfection.  Et  cela 
était  naturel.  Sparte  était  la  cité  par  excellence  des  chœurs 
virginaux  :  avec  ses  fêtes  en  l'honneur  d'Artémis  et 
d'Apollon,  avec  l'éducation  gymnastique  presque  virile 
qu'elle  imposait  aux  jeunes  filles,  elle  avait  à  la  fois  les 
occasions  nécessaires  et  les  éléments  de  ces  chœurs.  Il 
fallait  seulement  qu'un  artiste  se  rencontrât  pour  tirer 


1 .  Denys  crHalic,  De  l'Elor/uence  de  Dém.,  c.  39. 

2.  Chreslom.,  8  (p.  243,  Weslphal). 


ÂLGMÂN  283 

parti  dos  circonslanccs  et  fonder  uno  tradition.  Ce  fut  le 
rôle  d'Alcman,  que  la  nature  de  son  génie  poétique  avait 
prédestiné  à  cette  tâche.  Mais  avant  de  chercher  à  définir 
la  qualité  littéraire  de  son  inspiration,  quelques  mots 
sont  indispensables  sur  les  réformes  techniques  dont  il 
fut  l'auteur. 

Lui  aussi,  en  effet,  Gt  époque  en  matière  de  versiGca- 
tion  lyrique  et  fut  novateur.  Les  historiens  anciens  de  la 
musique  grecque  notaient  une  «  réforme  »  d*Aleman, 
comme  de  Terpandre  et  de  Thalétas  avant  lui,  comme 
plus  tard  de  Stcsichore;  et  ils  ajoutaient  que  toutes  ces 
réformes,  en  cet  âge  de  mesure  et  de  raison,  restaient 
toujours  fidèles  au  bon  goût  K 

Dans  la  musique  proprement  dite,  il  ne  semble  pas 
qu'Alcman  ait  beaucoup  innové,  sinon  peut-être,  prali- 
quement,  par  la  part  plus  grande  faite  au  jeu  de  la  flûte. 
Lui-môme  était  sans  doute  un  citharède  :  cela  paraît  res- 
sortir d'un  de  ses  vers  *.  11  vante  ailleurs  la  cithare, 
comme  le  premier  des  instruments  :  «  La  cithare 
bien  maniée,  est  digne  de  l'épée'.  »  Les  flûtistes  dont  il 
parlait  çk  et  là  étaient  des  esclaves  étrangers  *.  Mais  on 
voit  aussi  que  certains  de  ses  chants  étaient  accompa- 
gnés de  la  flûte  ^  et  il  avait  fait  d'Apollon  un  joueur  de 
flûte  *  :  preuve  des  progrès  do  cet  instrument  à  son 
époque  et,  en  particulier,  dans  les  fêtes  mêmes  pour 
lesquelles  il  composait  des  poésies  lyriques.  La  flûte,  qui 


1.  *'EvTt  5é  Ti;  'AXx(j.avixT)  xaivoTO(xta  xal  £Tir)at^6petoç,  xal  aO'al  oCx 
àçevtcôvat  ToO  xaXoO  (Plut.,  De  Miis.,  c.  12). 

2.  Fragm.  66  :  "Oo-ai  hï  iroiïîsç  &(Aé(i)v  —  èvTt,  xbv  xi6apt<TTàv  aivéovTt. 
Le  xiSapiorr,;  (=:  xiOapwoi;)  n'est  autre  que  lui-môme,  selon  toute  ap- 
parence. 

3.  Fragm.  Sa.  Dans  le  fragm.  91,  il  nomme  la  magadis,  on  ne  sait 
à  quel  propos. 

4.  Fragm.  112  (Athénée.  XIV,  p.  624,  B). 

5.  Fragm.  77-78.  Le  fragm.  82  ne  prouve  rien  en  ce  sens. 

6.  Plutarquc,  De  Mui,^  c.  4. 


284  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

80  marie  si  bien  à  des  voix  d'enfants  ou  déjeunes  filles, 
était  en  ciTet  Tinstrument  désigné  des  parlhénées  :  il  est 
possible  qu'Alcman  ait  été  Tun  des  premiers  à  associer 
dans  CCS  compositions  la  flûte  avec  la  cithare.  —  On  no 
lui  attribue  pas  plus  d'inventions  en  fait  de  modes  et  de 
genres  musicaux  qu'en  fait  d'instruments.  11  semble 
même  qu'il  se  soit  servi  avec  prédilection  du  mode  do- 
rien  *,  c'est-à-dire  de  celui  qui  était,  aux  yeux  des  Grecs, 
le  plus  ancien  et  le  plus  national.  Nul  doute  cependant 
que  beaucoup  de  ses  mélodies  ne  fussent  composées  dans 
le  mode  lydien,  dont  la  grâce  convenait  à  merveille  à  la 
jeunesse  virginale  de  ses  chœurs.  Quand  lui-même  se 
glorifie  d'èlre  sorti  non  de  la  ïhcssalie  ou  de  la  Tlirace, 
niais  de  «  la  haute  Sardes  »,  c'est  la  civilisation  lydienne, 
et  en  particulier  sans  doute  la  musique  lydienne,  qu'il  a 
en  vue  et  qu'il  célèbre.  Il  a  dû  lui  faire  de  nombreux  em- 
prunts. Mciis  ce  ne  sont  pas  là  des  nouveautés  techniques. 
Il  a  caractérisé  sa  propre  musique  d'une  manière  char- 
mante et  très  expressive  :  «  Je  sais,  disait-il,  tous  les 
chants  des  oiseaux  ^  »  Ailleurs  il  prétendait  que  c'étaient 
les  perdrix,  dans  la  campagne,  qui  lui  avaient  appris  à 
chanter  ^  Impossible  de  mieux  définir  la  grâce  libre  et 
neuve  de  ses  mélodies.  Mais  il  a  été  original  sans  être 
vraiment  novateur;  original  par  l'inspiration,  plutôt  que 
novateur  par  les  procédés. 

Ses  innovations  sont  relatives  aux  mètres  et  aux  ryth- 
mes. «  Le  premier,  dit  Suidas,  il  renonça  au  vers  hexa- 
mètre dans  les  poèmes  chantés.  »  Sous  cette  forme  tran- 
chante, l'affirmation  de  Suidas  est  inexacte  :  il  est  cer- 
tain que  déjà  Terpandre  avait  employé  d'autres  vers  que 
l'hexamètre,  et,  en  revanche,  il  y  a  des  vers  do  celte 

1.  Plutarquo,  De  Mus.,  c.  17. 

2.  Fragm.  07. 

3.  Fragm.  25.  Aristophane  dit  de  Phryiùchos,  le  poète  tragique, 
quelque  chose  de  semblable  {Oiseaux^  v.  740-750). 


ALGMAN  285 

mesure  dans  ce  qui  nous  reste  d^Alcman  lui-même  ^  Elle 
renferme  cependant  une  part  de  vérité.  On  peut  dire  que, 
dans  l'ensemble,  le  trait  dominant  de  la  métrique  d'Alc- 
man,  c'est  en  eiïet,  sinon  la  disparition  totale,  au  moins 
l'éclipsé  très  sensible  de  l'bexamètre  et  l'entrée  en 
scène  d'une  foule  d'autres  formes  rytlimiques  emprun- 
tées soit  à  la  poésie  populaire,  soit  à  la  poésie  person- 
nelle d'Arcbiloquc,  et  introduites  par  Alcman  dans  le  do- 
maine de  la  poésie  chorale  d'apparat.  L'un  des  mètres 
les  plus  fréquents  chez  lui  est  le  télramèlre  dactyliquc, 
qu'il  emploie  tantôt  seul,  c'est-à-dire  en  systèmes  conti- 
nus, tantôt  associé  à  d'autres  vers,  c'est-à-dire  en  stro- 
phes. A  côté  de  ce  tétramètre,  on  voit  souvent  apparaître 
un  trimètre  qui,  associé  plus  tard  a  dos  vpitrites  (-  u  -  -), 
deviendra  l'un  des  éléments  essentiels  des  rythmes  do- 
riens  de  Pindare.  L'épitrite  lui-même  se  montre,  avec 
d'autres  formes  trochaïques  ctiambiques.  D'ordinaire,  ces 
formes  trochaïques  sont  associées  à  des  dactyles  et  don- 
nent naissance  à  des  mètres  logaédiques  du  genre  de  ceux 
des  Eoliens.  Ainsi,  variété  extrême,  association  des  dac- 
tyles et  des  trochées,  formation  graduelle  des  types  plus 
compliqués  et  plus  savants  qui  apparaîtront  ensuite 
chez  les  maîtres  du  lyrisme  parfait,  voilà  ce  qu'on  trouve 
chez  Alcman.  Ajoutons  tout  de  suite  (et  cela  touche  au 
génie  même  du  poète)  que  la  plupart  de  ces  mètres  sont 
d'une  légèreté  et  d'une  grâce  extrêmes.  Dans  ses  mètres 
dactyliques,  il  n'y  a  presque  pas  de  spondées  :  le  dac- 
tyle court  et  vole.  De  même  dans  ses  logaèdcs.  Tout  cela 
est  vif,  agile,  aimable;  après  les  solennels  spondées  de 
Terpandro,  cela  semble  une  fête  de  la  jeunesse  et  de  la 
grâce. 
La  manière  dont  les  vers  se  groupent  concourt  au  même 

1.  Fragm.  26,  27,  etc.  M.  Flach  conjecture  (p.  312)  que  Tindication 
de  Suidas  se  rapportait,  dans  le  texte  original  où  il  Ta  puisée,  à 
Terpandre  et  non  à  Alcman.  Nous  n'en  savons  rien. 


286  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

effet.  D'ordinaire,  la  strophe  d'Alcman  est  très  simple  : 
trois  ou  quatre  vers,  voilà  sa  mesure  la  plus  commune; 
chacun  de  ses  vers  est  court,  et  ils  diffèrent  peu  les  uns 
des  autres  K  C'est  un  art  analogue  à  celui  des  Éoliens, 
très  primitif  encore.  Quelquefois  cependant  il  a  voulu  faire 
davantage.  Dans  le  parthénée  que  les  papyrus  égyptiens 
nous  ont  en  partie  rendu,  les  strophes  ont  quatorze  vers. 
Mais  chacun  de  ces  vers  pris  à  part  est  bref,  et  beau- 
coup se  ressemblent  :  on  dirait  parfois  une  suite  continue 
de  vers  identiques;  c'est  une  forme  de  strophe  intermé- 
diaire entre  le  système  ((JucTYi'^.a  il  ô[touov)  et  la  grande 
strophe  des  lyriques  doriens  postérieurs.  Quand  Alcman 
veut  arriver  (dans  un  poème  un  peu  long,  par  exemple) 
à  un  effet  de  variété  suffisant,  il  n'a  qu'une  ressource, 
c'est  de  construire  la  première  moitié  des  strophes  sur 
un  type  et  la  seconde  moitié  sur  un  autre  ^;  il  ne  sait 
pas  encore  mettre  la  variété  et  la  richesse  dans  l'intérieur 
de  la  strophe  elle-même,  ni  dans  un  enlacement  de  stro- 
phes différentes,  comme  le  fit  Stésichore.  Par  là,  son  art 
reste  voisin  de  la  simplicité  populaire;  les  chants  du 
peuple  ont  cette  brièveté  de  souffle  et  cette  naïveté  de 
structure. 

Il  y  a  pourtant  un  point  par  où  il  se  sépare  de  Tart 
populaire  et  de  celui  des  Éolions ,  et  ce  point  est  capi- 
tal. Chez  les  Éoliens,  il  y  a  deux  types  de  strophes  qui 
appartiennent  à  tout  le  monde  et  où  chacun  peut  verser 
sa  poésie  comme  dans  un  moule  commun.  Chez  Alcman, 
la  poésie  tend  à  façonner  chaque  fois  un  moule  rythmi- 
que et  musical  nouveau.  On  sait  que  tel  fut  plus  tard 
l'usage  des  grands  lyriques  :  les  Simonide  et  les  Pin- 
dare  n'ont  pas  de  strophe  invariable,  de  strophe  passe- 
partout  y  pour  ainsi  dire;  chaque  poème  est  une  création 

1.  V.  les  fragm.  1  et  45,  qui  sont  formés  chacun  d'une  strophe  en- 
tière. 
8.  Ilépheslion,  c.  10,  p.  138  (15,  Westphal). 


ÂLGMAN  287 

rythmique;  on  ne  répète  pas  plus  d'un  poème  à  Tautre 
la  structure  de  la  strophe  que  les  paroles  ou  la  musique; 
le  tout  jaillit  ensemble  de  la  pensée  du  poète.  Alcman  pa- 
rait avoir  conçu  son  rôle  de  la  même  façon  :  les  grandes 
strophes  du  parthénéc  ne  se  conforment  pas  à  un  schéma 
fixe.  Après  lui,  sans  doute,  il  reste  beaucoup  à  faire  pour 
étoffer  et  enrichir  ces  mètres  et  ces  strophes  ;  mais  il 
est  entré  franchement,  malgré  tout,  dans  la  vraie  voie 
do  la  composition  lyrique,  et  comme  son  inspiration,  en 
somme,  n'exigeait  pas  un  instrument  plus  fort  que  celui 
qu'il  s'était  créé,  il  a  réalisé  cette  harmonie  du  fond  et 
de  la  forme  qui  est  en  art  d  un  si  grand  prix  K 

Comme  poète,  en  effet,  et  comme  écrivain,  Alcman 
ressemble  tout  à  fait  à  ce  qu'il  fut  comme  musicien  : 
même  grâce,  même  vivacité,  h.  la  fois  élégante  et  familière. 
Les  fragments  qui  nous  restent  de  ses  œuvres  sont  loin, 
sans  doute,  de  satisfaire  sur  tous  les  points  notre  cu- 
riosité :  la  plupart  sont  fort  courts;  cependant,  depuis  la 
découverte  surtout  du  morceau  sur  papyrus  qui  est  au 
Louvre,  nous  pouvons  nous  faire  de  lui  une  idée  d^cn- 
semble  assez  précise.  Ses  poèmes  étaient  essentiellement 
des  compositions  en  l'honneur  des  dieux.  Les  légendes 
divines,  par  conséquent,  devaient  y  tenir  une  grande 
place.  Mais  Alcman  n'était  pas  un  Pindare  :  les  sommets 
ne  l'attiraient  ni  ne  le  retenaient;  il  avait  hâtederedes* 
cendre  aux  coteaux  moyens  et  fleuris.  Il  était,  dit  un 
scholiaste,  de  complexion  amoureuse  ^;  disons  au  moins 
qu'il  avait  l'imagination  tendre.  Cf»  qu'il  goûtait  surtout 
dans  la  mythologie,  c'étaient  les  parties  gracieuses  et 
idylliques.  S'il  était  obligé  parfois  de  chanter  les  meur- 

1.  Alcman  n'a  certainement  pas,  comme  on  le  dit  quelquefois,  in- 
venté la  strophe,  qui  est  d*origine  populaire  ;  mais  il  en  a  consacré 
l'usage  en  renonçant  d'une  manière  définitive  à  la  continuité  de 
l'hexamètre. 

2.  Dans  Athénée,  XIII,  p.  600,  F. 


288  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

très  des  fils  d'Hippocoon  *,  il  préférait  assurément  la  ren- 
contre d'Ulysse  et  de  Nausicaa^  Mais  ce  qu'il  aimait  peut- 
être  mieux  encore,  c'était  la  réalité  gracieuse  qui  l'en- 
tourait, ces  chœurs  jeunes  et  dansants  que  son  rôle  était 
de  former  et  de  conduire;  il  se  complaisait  dans  1  éloge  de 
la  beaulé  féminine;  il  y  ramenait  Tliymno  religieux  lui- 
même  le  plus  vile  possible,  et  il  y  réussit  de  telle  sorte 
que  la  poétique  du  parlhénée  s'en  trouva  flxée  pour  ja- 
mais. 

Il  avait  composé  pour  son  propre  compte,  dit-on,  des 
poésies  amoureuses,  peut-être  des  chansons  dans  le  goût 
des  Lesbiens  ^.  Quelques  vers  nous  en  restent,  bien  peu 
nombreux,  mais  intéressants. 

L'amour,  par  la  puissance  d'Aphrodite,  inonde  mon  cœur 
et  ramollit  *, 

Non,  ce  n'est  pas  Aphrodite,  c'est  l'avide  Éros,  enfant  joueur, 
qui  marche  (prends  Lien  garde)  sur  les  fleurs  de  cypérisques. 

Ailleurs,  il  chante  «  la  blonde  Mégalostrata  »,  qui  lui 
avait  enseigné,  disait-il^  «  les  dons  des  Muses  ».  On  voit 
le  ton.  Nous  sommes  loin  des  ardeurs  pathétiques  de 
Sappho.  L'amour  d'Alcman  n'a  rien  de  violent,  car  son 
âme  est  douce;  il  se  tourne  facilement  en  images  poéti- 
ques et  en  beaux  vers  ;  mais  il  remplit  toute  sa  pensée. 
Ce  n'est  pas  seulement  dans  des  chansons  d'amour 
proprement  dites  qu'Alcman  l'avait  exprimé  :  il  était 
partout  répandu  dans  l'œuvre  du  poète,  comme  une  at- 
mosphère légère  et  lumineuse  où  son  imagination  aimait 
à  vivre.  Dans  les  parthénécs,  c'était  tantôt  Alcman  lui- 


i.  Fragm.  23. 

2.  FraRin.  28  et  29. 

3.  Suidas;  Athénée,  XIII,  p.  600,  F. 

4.  Fragm.  3G. 

5.  Fragm.  38.  I^e  x-juaiptaxoc   est  sans  doute  le  cyperus  ou  sottchet, 
plante  des  prôs  humides. 


ALGMAN  289 

même  qui  parlait  en  son  propre  nom  \  et  tantôt  les 
jeunes  Glles  qui  étaient  mises  en  scène  ainsi  qu'en  une 
sorte  de  drame  ^  Des  deux  façons,  la  sensibilité  gracieuse 
du  poète  se  manifestait.  Jusque  dans  la  vieillesse,  il 
trouvait  des  images  aimables  pour  traduire  ce  sentiment 
vague  d'amour  qui  n'est  plus  qu'une  sorte  de  galanterie 
poétique,  mais  sincère  et  sans  fadeur.  Il  se  rappelle  la 
légende  suivant  laquelle  les  alcyons  mftles  ou  n  cé« 
ryles  »,  à  la  fîn  de  leur  vie,  sont  portés  à  la  surface  des 
flots  sur  les  ailes  des  alcyons  : 

Mes  membres,  dit  il,  refusent  de  me  porter,  ô  jeunes  filles, 
6  douces  chanteuses  aux  voix  charmantes!  Âhl  si  je  pouvais 
être  le  céryle,  qui,  sur  la  fleur  des  vagues,  vole  sans  crainte 
avec  les  alcyons,  bel  oiseau  sombre  de  la  mer  printanière  >! 

Ce  genre  d'imagination  riante  est  celui  qu'Alcman  porte 
en  tous  sujets.  Il  voit  la  nature  entière,  comme  la  femme, 
d*un  regard  facilement  ému  et  qui  saisit  les  harmonies 
douces  plus  volontiers  que  les  contrastes  violents  \ 

Sa  grâce  d'ailleurs  n'a  pas  de  fausse  délicatesse.  Il 
était  parfois  d'une  simplicité,  d'une  bonhomie  qui  ne 
reculait  pas  devant  des  détails  qu'un  autre  aurait  pu 
trouver  un  peu  bas.  Il  disait  quelque  part  du  printemps 
que  la  verdure  y  est  belle,  mais  qu'on  n'y  trouve  pas 
sufQsamment  à  manger  ^  Dans  un  autre  passage,  il  ra- 
conte la  simplicité  populaire  do  ses  goûts  en  fait  de 
nourriture  :  il  mange  ce  qui  se  présente,  et,  par  exemple, 
c<  de  la  purée  ^  w  Nous  ignorons,  à  vrai  dire,  en  quelle 
circonstance  et  dans  quelle  sorte  de  poème  il  s'exprimait 

i.  Fragm.  26,  33. 

2.  Fra{?m.  16,  66. 

3.  Fragm.  26  (...  àXinûpçopoc  erapo;  opvt;). 

4.  Fragm.  60.  Cf.  plus  bas. 

5.  Fragm.  76. 

6.  Fragm.  33. 

Hitl.  de  U  Liit.  grecque.  —  T.  If.  19 


290  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

ainsi;  mais  on  voit  assez  par  l'ensemlile  des  fragments 
qu'il  aimait  à  parler  de  lui;  quelquefois  avec  la  fierté 
d'un  artiste  qui  sait  sa  valeur^  souvent  aussi,  comme 
dans  les  vers  qui  précèdent,  de  la  manière  la  plus  naïve. 
Il  y  a,  dans  cette  habitude  et  ce  goût  des  confidences,  de 
la  bonhomie  et  de  la  bonne  grâce. 

Alcman  se  servait  du  dialecte  de  Lacédémono  K  Sa 
langue  n'est  pas,  comme  celle  de  la  plupart  des  autres  poè- 
tes qui  ont  écrit  à  Sparte,  une  sorte  de  dorien  abstrait  et 
littéraire  où  l'imitation  de  la  langue  homérique  tient  la 
première  place  :  c'est  un  dialecte  très  voisin  du  langage 
parlé,  et  qui  reproduit  quelques-uns  des  traits  les  plus 
caractéristiques  de  la  prononciation  Spartiate  ^.  Cette 
prononciation  passait  en  Grèce  pour  rude  et  peu  agréable; 
Alcman  sut  en  tirer  une  exquise  douceur  ^  Il  en  usa 
d'ailleurs,  sans  aucun  doute,  avec  quelque  liberté  :  les 
poêles  grecs  étaient  trop  maîtres  de  choisir  et  de  façonner 
leur  langue  en  artistes  pour  qu'on  puisse  croire  qu'il  se 
soit  asservi  sans  exception  à  toutes  les  habitudes  du  lan- 
gage parlé;  mais  il  en  resta  du  moins  très  près.  Il  diffère 
par  là  de  ses  successeurs  et  ressemble  aux  poètes  de 
Lesbos.  On  voit  sans  peine  quelle  raison  d'art  l'y  déter- 
mina :  ce  caractère  populaire  de  sa  langue  convenait  à 
la  simplicité  de  son  inspiration  et  à  la  destination  toute 
locale  de  ses  poésies.  Un  Terpandre,  qui  chantait  des 
nomes  à  Delphes,  s'adressait  à  un  public  panhellénique. 
Alcman  composait  ses  parthénées  pour  la  foule  des  Spar- 
tiates réunis  au  bord  de  TEurotas.  Après  lui,  le  lyrisme 
choral  est  presque  toujours  plus  majestueux  à  la  fois 

!.  Sur  le  dialecte  d'Alcman.  le  travail  le  plus  récent  est  une  étude 
de  M.  Spiess,  De  Alcmanis  poetœ  dïalecto,  insérée  dans  les  Sludien 
zur  griech,  und  lai.  Grammalik,  de  Curtius  et  Brugman,  t.  X,  p.  329 
(1878). 

2.  Par  exemple  oriùv  pour  Oeôîv,  ^[lev  pour  cTvat,  xXevv6c  pour  xXciv6ci 
otc. 

3.  Paugan.  111,  15. 


ALGMAN  291 

et  plus  universel;  la  même  raison  de  convenance  qiii 
avait  décidé  le  choix  d'Alcman  devait  empêcher  ses  suc- 
cesseurs de  rimiter  sur  ce  point. 

En  ce  qui  concerne  proprement  le  style,  c'est-à-dire 
Texpression  littéraire  et  le  mouvement  de  la  pensée, 
Alcman,  au  contraire,  ne  rappelle  guère  le  Spartiate  idéal, 
au  parler  bref,  à  la  pensée  sentencieuse.  Le  dialecte  est 
un  costume  qu'on  prend  ou  qu^on  laisse,  mais  le  style 
est  ((  rhommi)  mémo  »,  et  le  gracieux  Alcman  ne  pou- 
vait changer  sa  nature.  On  trouve  bien  sans  doute,  parmi 
ses  fragments,  quelques  sentences,  celle-ci,  entre  autres, 
célèbre  et  souvent  citée  ou  imitée  :  <c  L'expérience  est  le 
principe  du  savoir  »,  IleipàTOi  [taOridio;  àp^i  ^  Mais  ce 
sont  là  des  hasards  de  pensée  qui  ne  tirent  pas  à  consé- 
quence :  tout  écrivain  peut  en  montrer  autant.  Ce  qui 
frappe,  au  contraire,  chez  lui,  dans  ces  débris  mutilés 
qui  subsistent  seuls,  c'est  le  nombre  et  la  grâce  des 
images,  c'est  l'abondance  d'un  style  qui  se  répand  en 
énumérations  faciles  et  brillantes,  c'est  une  souplesse 
plus  ionienne  que  dorienne  et  Tart  de  décomposer  toutes 
les  parties  d'un  tout  sans  briser  le  lien  qui  les  unit.  Sa 
phrase  coulante  fait  le  tour  des  objets  comme  un  flot 
limpide  et  caressant.  Elle  est  aussi  claire  que  celle  d'Ho- 
mère et  les  expressions  homériques  y  sont  fréquentes. 
Il  décrit,  par  exemple,  avec  une  admirable  ampleur  le 
sommeil  de  la  nature  : 

Voici  que  dorment  les  cimes  des  monts  et  les  abîmes,  et  les 
caps,  et  les  torrents,  et  les  tribus  des  reptiles  que  nourrit  la 
terre  noire  2,  et  les  bôles  des  montagnes,  et  la  race  des  abeilles, 
et  les  monstres  de  la  mer  sombre;  les  oiseaux  aux  larges  ailes 
sont  livrés  au  sommeil  3. 

1.  Fragm.  63.  Cf.  fragm.  50. 

2.  Je  lis,  malgré  Bergk,  çOXa  (et  non  çuXXa)  et  ensuite  ipicéO'  ôiï6ws 
avec  Hartung  (bien  que  le  détail  de  cette  correction  aoit  douteux). 

3.  Fragm.  60. 


ii92  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

L'énuméralion  est  à  la  fois  sommaire  et  abondante  ;  le 
détail  est  exquis,  Teffet  d'ensemble  est  grand.  Il  disait 
aussi,  avec  autant  de  gr&ce  que  de  force,  à  quelque  divine 
compagne  de  Dionysos  : 

Souvent,  aux  crêtes  des  montagnes,  quand  la  fête  illustre 
charme  les  dieux,  tenant  à  la  main  un  vase  d'or  en  forme  de 
jatte  profonde  telle  qu'en  ont  les  pasteurs,  tu  alias  traire  les 
lions,  et  tu  préparas  de  leur  lait  un  fromage  digne  des  héros, 
digne  de  celui  qui  fit  périr  Argus  <. 

Ces  fragments,  si  expressifs,  sont  évidemment  trop 
courts  pour  nous  donner  aucune  idée  de  la  composition 
d'une  ode  d'AIcman.  Mais  on  sait  qu'un  grand  morceau 
de  plus  de  cent  vers,  écrit  sur  papyrus,  a  été  rendu  à  la 
lumière,  il  y  a  quelque  trente  ans,  par  les  tombes  de 
l'Egypte  -.  Mariette  l'envoya  en  France,  et  E.  Egger  le 
publia  le  premier  '.  Depuis,  de  nombreux  savants,  au 
premier  rang  desquels  figure  M.  Blass,  Tout  étudié  de 
nouveau,  avec  une  passion  qu'explique  Timportance  de 
la  découverte  ^.  La  quatrième  édition  de  Bergk  résume 
les  derniers  travaux  et  y  ajoute  quelque  chose.  L'intérêt 
de  ce  fragment  est  considérable  en  effet  :  il  nous  laisse 
entrevoir    bien  des   choses  que   nous   ignorions;    par 


1.  Fragm.  34. 

2.  Fragin.  23.  Le  papyrus  est  au  Louvre.  11  a  été  publié  en  fàcHii- 
milé  à  la  suite  du  tome  XVIII  des  Notices  et  Extraits  des  Manuscrits 
(planche  L),  et  en  photogravure  à  la  fin  du  tomo  XIII  de  VHermès; 
mais  la  photographie  a  tout  obscurci,  et  les  vers  y  sont  à  peu  prés 
illisibles. 

3.  Le  papyrus  a  été  trouvé  par  Mariette  en  1835.  M.  Egger  fit  à  ce 
sujet  une  lecture  à  rAcadémie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  le 
13  juillet  1860.  Cette  lecture  a  été  publiée  par  l'auteur,  en  1863,  dans 
le  volume  de  ses  Mémoires  d*histoire  ancienne  et  de  philologie^  et,  deux 
ans  plus  tard,  dans  les  Notices  et  extraits  (1863). 

4.  Voir  B.  ton  Brink,  Philologus,  186i,  t.  XXI,  p.  120-139;  Abrens, 
ibid,,  t.  XXVII,  1868,  p.  241  sqq.  et  577  sqq.;  Christ,  i«d.,  1870, 
t.  XXIX,  p.  211-218;  Blass,  Hei^ies,  1878,  t.  XIII,  p.  15-82. 


AliCMAN  293 

malheur,  il  est  encore  tout  enveloppé  d'obscurités.  Sur 
les  trois  colonnes  du  papyrus,  deux  sont  gravement  en* 
dommagées  du  côté  extérieur;  celle  du  milieu  est  mieux 
conservée,  mais  plus  d*un  détail  est  douteux;  et  enfin, 
même  dans  les  quarante  ou  cinquante  vers  qu'on  peut 
restituer  avec  grande  vraisemblance,  il  y  a  trop  d'énig- 
mes rendues  indéchiffrables  par  notre  ignorance  des  per- 
sonnes et  des  choses  pour  qu'on  puisse  en  donner  utile- 
ment une  traduction  suivie.  Toute  tentative  de  ce  genre 
serait  prématurée.  Essayons  seulement  de  résumer  ce 
que  nous  pouvons  y  apprendre  de  plus  intéressant,  sans 
rien  dissimuler  de  nos  doutes. 

On  voit  d'abord  que  le  poème  est  incomplet  :  il  ne  com- 
mence ni  ne  finit.  La  partie  conservée  formait  le  milieu; 
elle  comprendrait  sept  strophes  de  quatorze  vers  cha- 
cune, si  les  mutilations  du  papyrus  n'en  avaient  fait  dis- 
paraître de  nombreux  passages.  Bergk  a  remarqué  très 
ingénieusement  ^  que  le  vers  final  de  chaque  strophe 
n'oQ'rait  pas  partout  la  même  forme  métrique,  et  que  les 
strophes  semblaient  se  grouper  à  cet  égard  trois  par 
trois  :  il  en  conclut  que  le  poème  entier  devait  en  com- 
prendre douze,  et  qu'il  en  manque  aujourd'hui  trois  au 
début,  deux  à  la  fin.  Ce  n'est  qu'une  hypothèse,  mais 
tout  à  fait  vraisemblable,  d'autant  plus  qu'elle  paraît 
répondre  à  ce  qu'on  entrevoit  de  la  distribution  des  idées. 
Ajoutons,  pour  en  finir  avec  la  structure  des  strophes, 
qu'elles  sont  formées  très  simplement  d'une  suite  de 
petits  vers  trochaïqucs  et  logaédiques  alternés,  que  çà  et 
là  quelque  vers  trochaîque'plus  long  ou  quelque  tétra- 
podie  dactylique  y  jeltedela  variété;  que  chacune,  en 
outre,  semble  avoir  constitué  deux  groupes  musicaux 
(une  période  de  huit,  une  autre  de  six  vers),  et  enfin 
que  la  pensée  finit  toujours  avec  le  dernier  vers  de  la 


1.  Poetx  lyr.  grxc.^  4»  ôd.,  p.  27. 


•  f 


294  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

Strophe,  contrairement  à  l'usage  des  poèteis  plus  ré- 
cents *. 

Les  premiers  éditeurs  crurent  retrouver  dans  ce  poème 
l'hymne  aux  Dioscures  qui  était,  suivant  Hérodien  ',  la 
seconde  pièce  du  premier  livre  d'Alcman,  et  dont  il  nous 
reste  d'ailleurs  quelques  vers.  Des  raisons  tirées  du 
mètre  ont  dû  faire  abandonner  cette  opinion  %  et  i*on  no 
sait  au  juste  à  quel  dieu  le  poème  était  consacré.  Bergk 
suppose  que  c'était  à  Arté^is  Orthiay  mais  son  opinion 
iie  s'appuie  que  sur  une  correction  douteuse  ^.  Ppuirquoi 
ne  serait-ce  pas  un  chant  en  l'honneur  des  Dioscures, 
mais  différent  de  celui  que  signale  Hérodien?  Alcman  a 
dû  chanter  plus  d'une  fois  des  héros  si  fort  honorés  à 
Sparte,  et  Ion  ne  voit  pas  bien  quel  autre -personnage 
divin  (à  moins  peut-être  que  ce  ne  fût  Héraclès)  il  aurait 
pu  avoir  l'idée  de  célébrer  en  racontant  tout  au  long, 
comme  il  le  fait  dans  le  poème  qui  nous  occupe,  le 
meurtre  des  fils  d'Ilippocoon,  égorgés  par  Castor  et  Pol- 
lux.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  poème  est  certainement  un 
parthénée,  car  il  est  tout  rempli,  nous  allons  le  voir,  dos 
louanges  des  jeunes  filles  qui  l'exécutent.  Berglc  :ajoate 
que  c'est  probablement  un  parlliénée  exécuté  la  nuit, 
pendant  une  de  ces  veillées  noclurnes  qui  sont  si  fré- 
quentes dans  le  culte  grec  et  si  souvent  mentionnées 
par  les  poètes  :  mais  c'est  là  encore  une  hypothèse 
jqui  s'appuie  uniquement  sur  un  vers  peut-ôtre  mol  com- 
pris *. 

1.  Cela  semble  indiquer  un  partage  du  chant  entre  plusieurs  frac- 
tions du  chœur  total. 

2.  nep\  <i"/T)|AaTtov,  6î. 

3.  Les  vers  conservés  de  VUymne  aux  Dioscures  n'auraient  pu  iroa- 
ver  place  dans  les  strophes  du  présent  poème. 

4.  Bergk  lit,  au  v.  61,  'Op6îa  au  lieu  do  ôpOpta  ouopOptai  que  donne 
lé  papyrus. 

5.  V.  62.  Les  mots  vuxra  li'  àpL^poa^av  font  probablement  partie  de 
la  comparaison  qui  suit,  comme  daQS  Pindaro,  OL  I,  1-^  :  ..*  «iOi|u- 
y%é  nOp  —  are  5i«icplicti  vwxt{,  etc.  ■      '  -  --..-. 


ALGMAN  295 

Les  trois  premières  strophes,  très  mutilées,  ne  laissent 
plus  guère  voir  que  quelques  noms  propres  et  quelques 
épithètes  çà  et  là.  Ces  misérables  débris  sont  pourtant 
d'un  grand  intérêt.  Les  noms  propres  sont  ceux  de  Pol- 
lux,  puis  des  fils  d'Hippocoon.  Un  récit  mythique  rem- 
plissait donc  CCS  strophes.  Suivant  l'habitude  d'Alcman, 
rénumération  s'y  prolongeait  avec  ampleur  :  tous  les  fils 
d'Hippocoon  s*y  succédaient  Tun  après  Tautre.  A  la  On, 
elle  venait  aboutir  à  cette  conclusion  morale  : 

Ayant  osé  commettre  d'horribles  actions,  ils  ont  souffert  de 
grands  maux. 

C'était  la  fin  du  mythe. 

Au  début  de  la  strophe  suivante,  une  maxime  morale 
servait  de  transition  : 

Il  est  une  vengeance  divine  :  heureux  qui  vit  sagement  et 
sans  larmes;  pour  moi  je  chante  Agido,  etc. 

Et  tout  d'un  coup  le  poète,  abandonnant  la  légende, 
revenait  aux  jeunes  filles  du  chœur  pour  ne  plus  les 
quitter.  On  saisit  là  sur  le  vif  ce  mélange  du  religieux 
et  du  profane,  du  divin  et  de  l'humain,  que  les  anciens 
signalent  comme  un  des  traits  du  parthénée.  Le  passage 
se  fait,  chez  Alcman,  avec  une  brusquerie  tout  h  fait 
naïve.  A  partir  de  là,  le  ton  change,  et  le  poème,  qui 
avait  dû  s'ouvrir  par  des  catastrophes  et  des  combats, 
finit  par  des  éloges  de  la  beauté. 

Les  trente  vers  qui  suivent  sont  relativement  bien  con- 
servés. A  les  prendre  un  par  un,  le  sens  n'en  parait  pas 
trop  obscur.  Mais  quand  on  veut  les  lire  de  suite,  mille 
difficultés  apparaissent.  Deux  noms  de  jeunes  filles, 
Agido  et  Agésichora,  s*y  succèdent  sans  cesse,  et  leurs 
éloges  s'y  entrelacent  de  telle  sorte  qu'on  ne  sait  plus 
comment  les  démêler  :  on  en  vient  à  se  demander  parfois 


296  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

si  les  deux  noms  ne  désignent  pas  une  seule  jeune  Cile. 
Mais  d'autres  vers  (mutilés,  il  est  vrai)  semblent  s'y  op- 
poser \  Les  comparaisons  brillantes  tirées  do  la  lumière, 
du  soleil,  des  astres,  de  la  nuit^  de  Tor  et  de  l'argent,  se 
pressent  et  s'accumulent  pour  célébrer  leur  beauté.  D'au- 
très,  plus  familières,  mais  non  moins  expressives,  sont 
tirées  de  la  crinière  des  coursiers,  de  leur  vitesse  égale 
à  celle  des  songes  ailés;  une  autre  encore  peut-être  (mais 
le  sens  est  plus  (jioutcux)  les  montre  pareilles  à  deux 
colombes  qui  luttent  de  rapidité  dans  leur  vol.  L'abon- 
dance des  images  est  extraordinaire.  Ce  qui  no  l'est  pas 
moins^  c'est  la  vivacité  du  style,  tout  en  phrases  courtes, 
en  interrogations,  en  tours  vifs  et  familiers.  Mais  cela 
même  ajoute  à  la  difficulté  du  morceau.  Dans  cette  agi- 
tation incessante,  la  suite  des  idées  échappe.  11  semble 
évident  que  ce  n'est  pas  le  poète  lui-même  qui  parle  en 
son  nom;  c'est  sans  doute  quelque  jeune  fille  du  chœur; 
car  elle  désigne  familièrement  Âgésichora  comme  sa  cou- 
sine («  la  chevelure  d' Agésichora,  ma  cousine,  brille 
comme  un  or  pur  »);  mais  est-ce  toujours  la  même  qui 
chante?  N'y  a-t-il  pas  comme  un  dialogue  entre  doux 
personnages?  Autant  de  questions  à  peu  près  insolubles. 
Les  trente  derniers  vers  enfin  sont  extrêmement  mu- 
tilés, et  les  restitutions  qu'on  en  a  tentées  sont  trop 
douteuses  pour  qu'on  puisse  en  tirer  grand  profit.  Mais 
le  même  éclat  d'images,  le  même  goût  pour  les  énu- 
mérations  prolongées  s'y  révèle  encore,  jusque  dans 
l'extrême  altération  du  texte.  Les  jeunes  filles  qui  for- 
ment le  chœur  y  sont  toutes  nommées  avec  quelque  épi- 
thèle  gracieuse,  comme  pour  faire  pendant  aux  énumé- 
rations  mythologiques  du  début.  De  plus,  les  premiers 
vers  de  cet  épilogue  étinccllcnt  des  reflets  de  l'or  et  de 
la  pourpre.  C'est  donc  bien  là  un  caractère  essentiel  du 

1.  V.  79-80. 


ARION  —  LE  DITHYRAMBE  297 

poèlc;  les  autres  fragments  sufGsaient  à  le  faire  pres- 
sentir; la  découverte  du  papyrus  no  laisse  place  à  aucun 
doute  :  le  premier  en  date  des  maîtres  du  lyrisme  choral 
(car  Thalétas  n'est  plus  qu'un  nom)  brille  d'images  et  de 
figures.  Par  là,  il  annonce  Piudaro.  Mais  il  n'a  ni  la 
majesté  soutenue,  ni  la  brièveté  concentrée  du  grand 
lyrique,  si  dorien  d'esprit  :  pour  lui,  facile,  abondant, 
familier,  il  se  rattache  en  bien  des  points  à  l'ionic. 

Le  tombeau  d'Alcman,  selon  Pausanias  S  se  voyait 
à  côté  des  monuments  de  ces  héros  qu'il  avait  chantés. 
Comment  la  sévère  cité  dorienne  avait-elie  adopté  aussi 
complètement  un  poète  si  peu  dorien,  scmble-t-il,  par 
l'imagination  et  par  le  style?  C'est  sans  doute  que  la 
beauté  des  Qlles  de  Sparte  n^était  nulle  part  célébrée  en 
traits  plus  énergiques  et  plus  brillants  :  c'est  qu'il  avait 
rendu  mieux  que  personne  tout  un  aspect  de  la  vie  lacé- 
démonienne  qui  nous  échappe  aujourd'hui  en  grande 
partie,  la  grâce  sculpturale  de  ces  chœurs  de  danse  qui, 
suivant  Terpandre  comme  suivant  Pindare,  faisaient  h 
Sparte  autant  d'honneur  que  la  vaillance  do  ses  guer- 
riers ^ 

§  3.  Arion;  le  dithyrambe. 
Arion,  qui  est  quelquefois  donné  comme  un  disciple 


1.  Pausanias,  III,  !5,  !. 

2.  La  notice  de  Suidas  mentionne  encore  un  ouvraji^o  d'Alcman, 
Les  Plongeuses  (KoAu(xoâ>aat).  qui  semblerait  avoir  été  distinct  de  ses 
poésies  lyriques  proprement  dites  (ixéXti)  :  nous  ne  savons  co  que 
eela  veut  dire.  Il  est  aussi  question  dans  Hésychius  de  certains 
chants  d'AIcman  appelés  KXs'j/iapigot  (cf.  Hésychius,  Lexique,  s.  v.); 
on  sait  que  ce  mot  servait  à  désigner  un  instrument  do  musique  em- 
ployé par  Archiloque;  nous  ignorons  à  quoi  se  rapporte  au  juste  Tin- 
dication  dTlésychius  empruntée  à  Aristoxène.  Quant  aux  'EpcoTixà 
qu'on  parait  avoir  également  attribués  à  Alcman,  il  sufflt  de  les  avoir 
signalés  d'un  mot  en  passant,  un  peu  plus  haut. 


298  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

d'Âlcman  ^  est,  avec  celui-ci  et  Thalétas,  lo  troisième 
des  véritables  fondateurs  du  lyrisme  choral.  Ses  deux 
prédécesseurs  avaient  appelé  à  la  vie  de  l'art  le  péan, 
Vhyporchème^  le  parthénéCy  c'est-à-dire  des  compositions 
d'origine  apollinienne  exécutées  par  un  chœur  quadrangu- 
laire^,  le  chœur  Spartiate  à  trois,  quatre  ou  cinq  Glcs^,  aux 
mouvements  plus  ou  moins  vifs,  mais  toujours  harmo- 
nieux et  mesurés.  Arion  met  on  lumière  le  dithyrambe^ 
d'origine  dionysiaque,  exécuté  par  un  chœur  circulaire  *, 
sur  une  mélodie  tumultueuse  et  passionnée.  On  sait  la 
destinée  du  dithyrambe,  qui  devait  donner  naissance  au 
drame  tragique  et  satyrique,  sans  cesser  pour  cela  d'exis- 
ter par  lui-même  et  de  briller  encore  d'un  vif  éclat.  L'ap- 
parition du  dithyrambe  dans  l'histoire  littéraire  marque 
donc  une  date  considérable. 

L'origine  de  ce  genre  est  fort  obscure  ^  Le  nom  même 
en  est  singulier.  Ceux  de  l'hyporchème,  du  prosodion, 
du  parthénée  sont  transparents  et  faciles  à  comprendre  : 
celui  du  péan,  plus  obscur,  a  du  moins  une  tournure 
grecque.  Mais  le  mot  de  dithyrambe  a  un  air  exotique. 
Est-ce  un  mot  d'importation  étrangère  et  relativement 
réconte,  comme  le  croient  quelques  savanls?  Ou  bien  est- 
ce  un  très  vieux  mot  d'origine  antéhellénique?  La  se- 
conde hypothèse  est  la  plus  probable.  On  est  conduit  à 
rapprocher,  au  point  de  vue  de  l'élymologie,  les  mots 


1.  Suidas,  V.  'Ap(u>v. 

2.  TerpaYwvo;  x^9^»'^>  <!»*  Timée,  dans  Athénée,  IV,  181,  G  (V,  ch. 
10,  MeinekeTeubner). 

3.  Cf.  Pollux,  IV,  99  et  100.  sur  la  distinction  des  files  (<rroTxoi)  et 
des  lignes  (C^Ya)  :  les  files  s'étendent  en  profondeur,  les  lignes  en  lar- 
geur. 

4.  Kvx).io;  */opô;. 

5.  Sur  le  dithyrambe,  cf.  Hartnng,  Veher  d.  Dithyramboa,  Philolo- 
gus,  1846,  t.  I,  p.  401-405;  Gastcts,  article  Dlthyramhm,  dans  le  DiC' 
tionnaire  des  Anliquilés  de  Darembcrg  et  Saglio,  t.  III. 


LE  DITHYRAMBE  299 

$i0up«[jiêo;  et  Optaji.6o;,  si  souvent  accouplés  par  l'usage  *. 
Or  Optaiiiëo;,  qui  apparaît  en  latin  sous  la  forme  trium- 
phuSy  est  probablement  antérieur  à  la  séparation  des  deux 
races.  Dithyrambe  est  donc,  scion  toulo  apparence,  un 
mot  très  ancien,  et  il  n*y  a  pas  lieu  do  s*étonncr  que  le 
sens  en  soit  obscur  ^  L*ftge  du  mot  n'implique  pas  d'ail- 
leurs nécessairement  celui  du  genre,  car  il  a  pu  s'appli- 
quer d'abord  à  quelque  chose  d'un  peu  différent'.  Le  di- 
thyrambe est  un  genre  dionysiaque.  Or  Dionysos,  suivant 
Hérodote  ^,  est  le  plus  jeune  des  dieux  grecs  :  aux  temps 
homériques,  il  n'a  pas  encore  sa  place  dans  l'Olympe 
ionien  ^.  Le  dithyrambe  populaire,  quoique  plus  ancien 
que  le  dithyrambe  littéraire,  est  donc  probablement  pos* 
térieur  par  son  origine  au  ix*  siècle. 

La  patrie  du  dithyrambe  n'est  pas  mieux  connue  que 
l'élymologie  du  mot  qui  sert  à  le  désigner.  Dans  la  pé- 
riode classique,  on  le  voit  briller  d'un  vif  éclat  à  Corinthe, 
à  SIcyone,  à  Thèbes,  à  Naxos,  à  Athènes.  C'est  assez  dire 
<]u'il  était  partout  répandu.  Les  premières  de  ces  villes 
se  disputaient  l'honneur  de  l'avoir  vu  naître,  et  Pindare 


1.  6pia{jL6o8tOvpa{i6î.  dit  Pratinas  dans  une  apostrophe  à  Dionysos 
(Athénée,  XIV,  p.  617;  v.  19). 

â«  L'hypothèse  In  plus  récente  est  celle  que  M.  de  Wilamowitz- 
Mœllendorf  vient  d'émettre  dans  son  livre  intitulé  Euripides  Herakles 
(2  vol.,  Berlin,  4889).  Ce  savant  (t.  I,  p.  63)  ponse  que  a  îiÔûpapiSo; 
signifie  étymologiquement  un  6upa{jL6oc  (ou  OpiaiiSoc)  divin,  c'est  à- 
dire  particulièrement  beau  et  divertissant,  »  — ^Oer  dithyrambos  dem 
worlsinne  nach  nur  einen  gôUlichen,  d.  h,  besonders  schônen  oder  er- 
freulichen  ô-jpaiJLSo;  bedeutet)^  —  et  il  compare,  au  point  de  vue  de  la 
formation,  les  mots  SticôXta,  At<7fa>Tr,piov,  AtxcTac  (=  Atixéraç).  Si  Ton 
admet  cette  étymologie  qui  est  séduisante,  il  faudrait  du  moins  tra- 
duire, selon  moi,  non  pas  «  un  OOpafxSo;  particulièrement  beau,  « 
mais  un  «  6-jpa{i6o;  en  l'honneur  des  dieux,  w  par  opposition  aux 
danses  guerrières  ou  simplement  récréatives. 

-    3.  Par  exemple,  à  certaines  danses  passionnées  en  Tlionneur  des 
.dieux. 

4.  Hérodote.  II,  52. 

5.  Decharme,  Mythologie,  p.  43i. 


800  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

lui-mâmc,  suivant  un  scholiaste,  semblé  avoir  défeùdu 
tour  h  tour  les  prétenlions  de  chacune  de  celles  où  lo 
hasard  conduisait  ses  pas  ^  Mais  quelle  que  soit  la  cilé 
grecque  qui,  la  première,  ail  exécuté  solennellement  des 
dithyrambes,  il  est  évident  que  Torigine  proprement  dite 
du  genre  doit  être  en  grande  partie  cherchée  au  dehors, 
soit  du  côlé  de  la  Thrace,  qui  a  largement  contribué  à  la 
formation  du  culte  de  Dionysos  en  Grèce,  soit  du  côté  de 
la  Phrygie,  dont  la  marque  propre  est  très  aisément  re- 
connaissablo  dans  tous  les  détails  de  Texécution  dithy- 
rambique ^. 

Le  dithyrambe  est  un  des  genres  lyriques  qui  ont  le 
plus  changé  avec  le  temps.  Il  est  donc  nécessaire,  quand 
on  essaie  de  s'en  faire  une  idée  d'après  les  témoignages 
des  anciens,  de  faire  grande  altention  à  la  période  de 
son  histoire  que  ces  témoignages  concernent.  Il  n'est 
pourtant  pas  trop  difficile  d'en  démêler  les  traits  princi- 
paux. 

C*estune  composition  lyrique  très  anciennement  consa- 
crée à  Dionysos.  Delà  un  caractère  d'agitation,  d'enthou- 
siasme tantôt  joyeux  et  tantôt  sombre,  qui  convenait  au 
dieu  de  l'ivresse.  «  Le  dithyrambe,  dit  Proclus  ',est  plein 
de  fougue.  »  La  légende  de  Dionysos  était  riche  en  péri- 
péties dramatiques.  La  vie  et  la  mort  du  dieu,  avec  tout 
ce  que  l'influence  de  l'Orient  avait  peu  à  peu  ajouté  de 
broderies  au  canevas  primitif,  provoquait  l'expression 
des  sentiments  les  plus  variés,  depuis  la  joie  bruyante 
et  naïve  des  vendanges  et  du  cômos,  jusqu'aux  lamenta- 
tions passionnées  qu'inspirait  la  mort  d'un  dieu  jeune. 


1.  Schol.  Olymp,  XIII,  25. 

2.  Modes phryKien  et  hypophryRien  (Aristote,  Polit.,  VIII,  7,  p.  1342, 
B;  Prochis.  Chresiom.  p.  245,  Weslphal),  emploi  do  la  flûte,  inspira- 
lion  passionnée,  etc.  Sur  l'origine  thrace  du  Bacchus  Thôbain,  cf. 
Olfr.  Millier,  Orchomenos,  p.  379-381. 

3.  Çhresfom.,  14  (Scripfores  metrici,  Westphal-Teubner,  p.  245). 


LE  DITHYRAMBE  301 

Plus  tard,  lo  dithyrambe,  commo  tous  les  autres  genres 
lyriques,  cessa  d'être  consacré  exclusivement  à  ime  divi- 
nité particulière  :  d'autres  aventures  que  celles  de  Diony- 
sos Qrent  le  sujet  de  ses  chants.  Hérodote  parle  de  chœurs 
dithyrambiques  que  la  villodoSicyone,  au  temps  du  tyran 
Clisthèno,  exécutait  non  pas  en  Thonneur  de  Bncchus  (il 
lo  marque  expressément)^  mais  en  Thonneur  du  héros 
Adraste;  et  il  ajoute  que  Glisthène,  ennemi  de  la  mé- 
moire do  cet  Adraste,  transporta  les  mômes  jeux  et  les 
mêmes  honneurs,  y  compris  les  dithyrambes,  dans  lo 
temple  (nouvellement  construit  par  lui)  du  héros  Mêla- 
nippe  ^.  Quand  la  tragédie  naquit  du  dithyrambe,  les 
ennemis  do  l'innovation  purent  dire  en  touto  vérité 
qu'il  n'y  avait  plus  rien  là  pour  Dionysos,  ojSsv  7:^6; 
AiovuGOv,  et  la  locution  devint  proverbiale-.  Mais  lo 
caractère  enthousiaste  que  le  dithyrambe  tirait  do  son 
origine  survécut  à  tous  ces  changements  :  d'un  bout 
à  l'autre  de  son  histoire,  lo  genre  resta  plein  de  véhé- 
mence et  de  passion. 

11  était  chanté  et  dansé  par  un  chœur.  Primitivement, 
durant  la  période  populaire,  lo  rôle  du  chœur  dut  se  ré- 
duire à  peu  de  chose.  Le  chant  proprement  dit  était  exé- 
cuté par  le  poète,  qui  «  entonnait  »  seul  le  dithyrambe. 
C'est  ce  qu'on  appelait  e^ap^civ  tov  SiO'jpaji-ëov.  L'expres- 
sion, restée  dans  la  langue  courante,  est  un  témoignage 
formel  de  l'antique  usage  ^  Ce  solo  du  poète  formait  une 

1.  Hérodote,  V,  67. 

2.  Suidas,  v.  OJ8av  woo;  A.ivuffov.  Si  le  sujet,  pourtant,  dans  la  tra- 
gédie attique,  ne  tenait  plus  à  la  légende  do  Bacchus,  il  est  à  remar- 
quer  que  l'occasion  des  représentations  de  celte  sorte  était  d'ordi- 
naire une  fête  dionysiaque.  Quant  au  dithyrambe  proprement  dit,  il 
semble  bien  que  l'exemple  de  Sicyone  ait  été  plutôt  exceptionnel,  et 
que  Bacchus  ait,  en  somme,  gardé  plus  souvent  la  première  place 
dans  le  dithyrambe  qu'Apollon  dans  le  péan. 

3.  Elle  se  rencontre  déjà  dans  Archiloque,  fragm.  71.  Dans  Aris- 
tote,  Poét.^  c.  4,  les  auteurs  de  dithyrambes,  les  poètes  dithyrambi- 
ques primitifs  sont  appelés  ol  ê^apxovrcc  tov  8iO\Spa{jL6ov. 


302  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

strophe,  naturellement  fort  courte  (un  vers  oU  deux  peut- 
être),  et  le  chœur,  après  chaque  strophe,  ou  la  répélait 
ou  chantait  un  refrain  en  dansant.  Le  chant  du  poète 
était  à  peu  près  improvisée  Le  péan,  nous  l'avons  VU| 
s'exécutait  de  la  même  mnnière,  bien  qu'avec  un  caractère 
poétique  et  musical  différent.  Mais  cette  forme  toute  primi- 
tive ne  dura  pas.  Nous  savons  par  Âristote  qu'un  peu  plus 
tard,  mais  à  une  époque  encore  ancienne  et  qu'il  oppose 
à  son  propre  temps,  la  strophe  dithyrambique  était  chantée 
par  lochœur  tout  entier  ^  :  c*est  le  changement  qui  s'opère 
aussi  pour  le  péan  quand  celui-ci  devient  littéraire;  c'est  la 
réforme  capitale  qui  met  une  ligne  de  démarcation  très 
nelte  entre  les  chœurs  improvisés  du  lyrisme  populaire  et 
ceux  du  lyrisme  savant,  formés  par  des  poètes  qui  s'ap- 
pellent désormais  des  «  maîtres  de  chœur  »,  des  choro- 
didascales  ^  Les  choreutes,  hommes  faits  ou  enfants  S 
paraissent  avoir  été  toujours  nombreux  dans  le  dithy- 
rambe :  dans  la  période  attique,  ils  furent  régulièrement 
au  nombre  de  cinquante  \  Ils  étaient  disposés  en  cercle, 
d'où  le  nom  de  chœur  cyclique^ -,  l'espace  du  milieu  restait 
videMJne  danse  rapide,  la /t/rôas/^,  emportait  les  chœurs 
dans  une  sorte  do  ronde,  presque  toujours  au  son  de  la 

1.  Aristote  dit  [Ion.  cit.),  quo  la  tragédie  primitive,  au  moment  où 
elle  sortit  du  dithyrambe,  était  improvisée  (aÙTo<rxe8ia(mxr,c  Ycvo|jivT)ç). 

2.  Aristote,  PvobLy  XIX,  15. 

3.  Xopoû;fia«Txa).oi.  Plus  tard  encore,  un  nouveau  progrès  s'accomplit. 
Les  chœurs,  même  bien  dressés,  gardaient  encore  au  vi«  siècle  quel- 
que chose  do  populaire;  ils  se  composaient  d'artistes  de  bonne  vo- 
lonté plutôt  que  dii  virtuoses.  Au  v»  siècle,  ce  furent  des  artistes  de 
profession  qui  los  formèrent.  Alors  la  strophe  disparut.  Cette  forme 
régulière,  par  conséquent  plus  facile  à  exécuter,  fit  place  à  de  longues 
mélodies  capricieuses,  compliquées,  d'une  exécution  difficile,  mais 
plus  capables  d'amuser  l'esprit  et  l'oreille.  Cf.  Aristote,  loc.  cit. 

4.  *Av8pixol,  '7rai8ixo\  x^po'* 

5.  Et  cela,  dès  le  temps  de  Simonide  (fragm.  147). 

G.  Le  chœur  dithyrambique  d'Arion  est  appelé  par  Proclas  (p.  244, 
Westphal)  xûx).io;  */opo;. 
7.  Xénophon,  tconom,,  VIII,  20. 


LE  DITHYRAMBE  303 

flûto  K  Le  mode  phrygien,  le  plus  passionnéde  tous,  était 
le  mode  dithyrambique  par  excellence  :  on  racontait  que 
Philoxène,  ayant  essayé  de  composer  un  dithyrambe 
dans  le  mode  dorien,  était  revenu  malgré  lui  au  mode  phry- 
gien '.  Le  rythme  entraînant  du  bacchius  ',  les  crétiqucs 
et  les  choriambcs,  les  formes  les  plus  rapides  des  ryth- 
mes à  trois  temps  animaient  une  poésie  hardie,  pleine 
do  grands  mots  étranges,  audacicusement  composés,  où 
l'enthousiasme  associait  les  idées,  les  sentiments  et  les 
images  avec  une  brusquerie  imprévue  *. 

Le  chœur  dithyrambique  ou  cyclique  est  souvent  ap- 
pelé aussi  «  tragique  »,  Tpayixo;  5(op6;  *.  Le  sens  de  ce 
mot  n*est  pas  douteux  :  il  fait  allusion  aux  satyres,  com- 
pagnons  ordinaires  de  Bacchus,  que  la  tradition  repré- 
sentait avec  des  pieds  de  boucs  (Tpayo;),  et  qui  manifes- 
tement jouaient  un  rôle  dans  l'exécution  du  dithyrambe  *. 
Formaient-ils  primitivement  tout  le  chœur?  ou  bien, 
comme  le  dit  Suidas,  un  groupe  distinct  parmi  les  exé- 


1.  Pollux,  IV,  104  :  Tup6a<jia  8é  èxaXeÎTO  to  ^px-rwia.  xh  6i6upaii6ix6v. 
—  Sur  la  convenance  naturelle  entre  la  llùte  et  le  mode  phrygien,  cf. 
Aristûlo.  Polit.,  VIII,  7  (p.  1342,  B,  1-2,  Bekker). 

2.  Aristote.  Polit.,  VITI,  7  (p.  4342,  B);  cf.  Proclus.  Chrestom.,  14 
(Scriptores  melricif  Wealphal,  p.  245j. 

3.  Schol.  d'Hépbestion  {Scriptores  melricif  p.  134). 

4.  C'est  ce  qu'Aristole  (Poét,,  c.  22,  et  Hhét.,  III,  3,  3)  appelle  les 
ItnlotX  Xé^i;,  habiluelles,  dit-il,  aux  poètes  dithyrambiques.  Athénée 
(X,  p.  445,  A-B]  attribue  à  Anlhéas  de  Lindos,  contemporain  de 
Clôobule  de  Sicyone,  le  premier  emploi  des  <ruvO£Ta  ôv6(j.aT0(  dans  le 
dithyrambe.  Il  est  souvent  question  chez  les  rhéteurs  grecs  de  ce 
caractère  de  la  Sidupa(x6ixT)  Xé^iç.  (Le  passage  de  Proclus  relatif  au 
dithyrambe  semble  dire  le  contraire;  cola  tient,  selon  la  juste  re- 
marque de  Bergk,  à  ce  qu'une  transpositioo  fautive  a  rattaché  dans 
nos  mss.  une  phrase  sur  le  dithyrambe  au  passage  qui  parle  du  nome, 
et  vice  versa). 

3.  Par  exemple,  dans  Hérodote,  V,  67. 

6.  Hèsychius,  v.  Sàtupo;  ;  Photius,  Lexique,  v.  JUropoç.  Le  nom  du 
drame  satyrique,  ce  frère  jumeau  de  la  tragédie^  sorti  aussi  du  dithy- 
rambe, conduit  à  la  même  conclusion. 


304  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

culanls  ^  ?  La  première  hypollièsc  est  la  plus  probable, 
parce  qu'elle  est  la  plus  simple.  Le  dithyrambe  étant  con- 
sacré à  Bacchus,  quoi  de  plus  naturel  que  de  Ggurer,  au 
moyen  du  cliœur,  le  corlëgo  même  du  dieu,  et  de  faire 
célébrer  aux  satyres,  par  des  chants  et  des  danses,  les 
louanges  de  Dionysos?  Une  convention  facile,  peut-être 
un  déguisement  partiel,  transformait  les  cboreutes  en 
satyres.  Rien  de  plus  simple,  mais  rien  de  plus  fécond  : 
c*est  là  une  des  raisons  essentielles  qui  firent  sortir  le 
drame  du  dithyrambe.  Qu'est-ce  en  effet  que  le  drame, 
sinon,  comme  le  dit  Aristote,  la  représentation  d'une 
action  par  des  personnages  qui  ne  figurent  plus  en  leur 
propre  nom,  mais  qui  jouent  un  l'oie?  Or,  dans  tous  les 
autres  genres  lyriques,  il  ne  semble  pas  que  les  cboreu- 
tes aient  jamais  joué  à  proprement  parler  un  rôle  :  ou 
bien  ils  sont  eux-mêmes,  les  citoyens  de  telle  ou  telle  ville 
réunis  pour  fôter  un  dieu,  ou  bien  (ce  qui  est  de  beau* 
coup  le  plus  ordinaire)  ils  ne  sont  que  la  voix  du  poète, 
et  leur  personne  disparait  absolument.  C'est  à  peine  si 
dans  rhyporclième  peut-être,  à  cause  du  caractère  imi- 
tatif  que  les  anciens  lui  reconnaissent,  on  peut  soupçon- 
ner autre  chose.  Dans  le  dithyrambe,  au  contraire, 
l'élément  dramatique  est  manifeste.  Ce  trait,  joint  au 
caractère  passionné  du  genre,  explique  la  naissance  de 
la  tragédie.  Les  progrès  ultérieurs  seront  infinis  ;  mais 
le  fait  initial,  celui  qui  a  donné  l'impulsion  première  et 
décisive,  c'est  la  transformation  des  choreutcç  du  dithy- 
rambe en  personnages  mythiques  ^. 
Arion,  qu'on  appelle  le  créateur  du  dithyrambe,  était 


i.  Suidas,  Y.  *Aptu)v  :  H^fezon  ...  xa\  Satupouc  elaeveYxeïv  t\L\u':pa 
XÉYOVTa;. 

â.  Il  n'est  d'ailleurs  pas  nécessaire  que  cette  transformation  ait 
été  de  règle  absolue  et  invariable:  il  suffit  qu'elle  se  soit  produite 
q'uelqucfois,  qu'elle  ait  peut-ôlre  été  particulièrement  en  usage  dans 
telle  ou  telle  cité,  pour  que  la  naissance  du  drame  soit  expliquée. 


ARION  305 

6,  selon  la  tradition,  à  Méthymno,  Tune  des  deux  prifN 
ipales  villes  de  Tile  do  Lesbos.  Suidas  dit  que  son  père 
'appelait  Kyclous  ^  et  que  le  poète  vivait  dans  la  35* 
^ympiado  (629-625).  Il  est  aisé  de  reconnaître  sur  quoi 
e  fonde  cette  indication  chronolog'ique  :  c'est  dans  la 
5*  Olympiade  que  Périandre,  tyran  de  Gorinth^,  semble 
voir  pris  le  pouvoir;  or  la  tradition  mettait  Arion  en 
apports  étroits  avec  Périandre;  de  là  le  chiffre  donné 
ar  Suidas  ^.  Mais  la  date  précise  de  la  naissance  d'Arion, 
assi  bien  que  celle  do  sa  mort,  reste  tout  à  fait  inconnue. 
On  voit  qu'Arion  était  compatriote  de  Terpandre,  mais 
ertainemcnt  beaucoup  plus  jeune.  II  dut  subir  d*abord 
influence  de  l'école  que  celui-ci  avait  laissée  dans  son 
e  natale;  c'est  ainsi,  sans  doute,  qu'il  devint  le  premier 
itharède  de  son  temps  ^  Mais,  comme  Terpandre  lui* 
lôme,  il  vint  à  Sparte,  car  il  figurait  dans  la  liste  des 
ainqucurs  aux  fêtes  Carnéennes  ^.  Là,  il  put  connaître 
3  poète  Alcman,  dont  on  dit  qu'il  fut  Télève';  en  tout  cas, 
i  vit  et  entendit  ses  parthénées.  Mais  il  ne  resta  pas  à 
iacédémono;  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  se  passa  à 
!orinthe,  auprès  du  tyran  Périandre  ••  C'est  à  Corinthe, 
uivant  Hérodote,  qu'il  montra  pour  la  première  fois  à  la 
îrèce  les  évolutions  d'un  chœur  dithyrambique  bien 
ressé  ^  De  Corinthe,  il  fit  un  voyage  en  Italie,  où  il 


l.KuxXeu;.  Est-ce  Va  un  nom  forgé  après  coup  en  souvenir  du 
uxXio;  ^op6;?  —  Une  inscription  métrique  du  cap  Ténare  donnait 
1  forme  KuxXcdv.  Cf.  Élien,  Hist,  des  Anim.^  XII,  45. 

2.  Bergk,  Griech.  LU.,  t.  If,  p.  239,  n.  i31. 

3.  Hérodote,  I,  23. 

4.  HoUanicos,  fragm.  85  (C.  Mûller-Didot). 

5.  Suidas,  y.  *Ap{b>v. 

6.  Hérodote,  I,  24. 

7.  AtOupaiiêov  irpÛTOv  àv6p(oira>v  twv  t)|i,iT<  ?8|iev  icoti^aavTdt  ts  xal  ivoftâ- 
oivTa  xal  8c6cxE2VTa  êv  KopîvOto,  dit  Hérodote,  I,  23.  Opinion  sembUblo 
TAristote,  dansProclus,  Chreslom.^  p.  244  (Seript.  meirici,  Westph.); 
e  passage  de  Suidas  est  à  peu  près  calqué  sur  cehii  d*Hérodol6»  atee 
[uelques  fautes  (cf.  H.  Weil,  Journal  des  iavanitf  1890,  p.  48).  —  Arion 

Hist.  de  la  Litt.  grecqoe.  —  T.  II.  20 


g06  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

amassa,  dit  Hérodote,  beaucoup  d'argent.  Quand  il  vou- 
lut revenir  en  Grèt^o,  il  prit  passage  à  Tarente  sur  un 
navire  corinthien.  Mais  on  sait  Thistoire  de  ce  retour  : 
les  matelots  voulurent  le  tuer  pour,  le  dépouiller  de  ses 
richesses;  Arion  obtint  de  chanter  une  dernière  fois  en 
s*accompagnant  de  la  cithare  :  il  chanta  le  nome  orthien, 
dit  Hérodote,  et  se  jeta  à  la  mer  vêtu  de  son  riche  cos- 
tume de  citharède.  Tandis  que  le  navire  s'éloignait,  un 
dauphin,  charmé  par  la  musique  d'Arion,  le  recuoillit, 
le  transporta  au  cap  Ténare,  et  lui  sauva  ainsi  la  vie. 
Arion  revint  à  Corinthe  où  il  Gt  punir  ceux  qui  avaient 
voulu  le  mettre  à  mort.  Un  petit  monument  ea  bronze, 
déposé  dans  le  temple  du  cap  Ténare,  y  conservait  encore, 
au  temps  d'Hérodote,  le  souvenir  de  ce  fait  extraordi- 
naire ^  Quelle  réalité  se  cache  sous  cette  légende?  Est- 
elle née  d*un  monument  figuré  mal  compris?  ou,  comme 
il  arrive  si  souvent  aussi,  de  quelques  vers  du  poète 
lui-même  interprétés  à  contre-sens  ?  Élien  rapporte 
comme  étant  d*Arion  des  vers  où  le  poète,  dans  un 
hymne  à  Poséidon,  rappelait  cette  aventure  ^.  Si  les  vers 
étaient  authentiques,  il  faudrait  y  voir  la  source  do  la 
légende;  mais  il  est  impossible  de  les  accepter  pour  tels. 
Sans  parler  de  certaines  formes  de  métrique  et  de  style 
qui  suffiraient  à  les  rendre  suspects  aux  bons  jugés,  la 
description  môme  du  sauvetage  y  est  trop  précise  pour 
qu'on  y  pût  voir  aisément  ce  qu'il  faudrait  y  voir  s'ils 
étaient  authentiques,  une  simple  allégorie  ^  On  est  donc 
obligé  de  regarder  ces  vers  comme  un  morceau  de  date 

a  nommé  le  dithyrambe,  selon  Hérodote,  comme  Homère  et  Hésiode 
uni  donné  aux  dieux  leurs  surnoms  (II,  53)  :  le  nom  imposé  et  con- 
sacré  est  la  marque  de  Torganisalion  dôûnitive. 

1.  'Aptovoc  âarl  âvaôy||jLa  x^Xtuo^^  oO  {ki^oL  iiti    Taivàpti),   ini   ScXçTvoc 
iiccùv  avOptono;  (Hérodote,  l,  24). 

2.  Élien,  Ilisl.  des  Anim,,   XII,  45;   Bergk,   Poet.   lyr,  gr,^  t.  III, 
p.  80  (872  de  la  3«  édition). 

3.  Bergk,  Griech.  LU.,  t.  II,  p.  240,  n.  136. 


<  - 


) 


ARION  .  307 

récente,  extrait  de  quelque  poème  dont  l'auteur  mettait 
en  scène  Ârion  et  le  faisait  parler  selon  la  lég'ende 
racontée  par  Hérodote.  Quand  on  songe  que,  dans 
rhymnc  homérique  à  Apollon  Pythien,  le  dieu  de  Del'^ 
phcs,  transformé  en  dauphin  S  conduit  lui-même  au  cap 
Ténare  lé  vaisseau  des  Cretois  ^  on  est  amené  à  supposer 
queThistoire  d'Arionest  sortie  de  quelque  représentation 
figurée  où  Ton  voyait  le  dieu  citharède  porté  sur  Tanimal 
que  la  mythologie  lui  associait. 

Le  fragment  apocryphe  dont  il  vient  d'être  parlé  étant 
le  seul  qui  nous  soit  parvenu  sous  le  nom  d'Arion,  nous 
en  sommes  réduits  à  recueillir,  sur  son  rôle  et  son  œuvre; 
les  maigres  indications  des  écrivains  anciens. 

On  lit  dans  Suidas  qu'il  avait  composé  d*une  part  des 
chants  (aeypLara),  de  l'autre  des  proèmes  (irpooipLia)  formant 
deux  mille  vers  ^  Les  «  chants  »  sont,  évidemment,  sur- 
tout des  dithyrambes.  Quant  aux  «  proèmes  »^  qui  sont 
en  vers  hexamètres  {St^tï),  on  s'accorde  à  y  voir  des 
nomes  analogues  à  ceux  do  Terpandre.  Dans  le  récit 
d'Hérodote,  Arion  chante  le  Nome  Orthien;  dans  un  pas- 
sage de  Plutarque  relatif  au  môme  événement  *,  il  est 
question  du  Nome  Pythien.  On  voit  par  ces  textes  qu'A-^ 
tioù  avait  Thabitude  d'exécuter  des  nomes;  on  y  voit 
moins  clairement  qu'il  en  eût  composé  lui-même;  car  le 
Nome  Orthien  (ou  Pythien)  pouvait,  â  prendre  ces  récita 
à  la  lettre,  avoir  été  l'œuvre  d'un  de  ses  prédécesseurs; 
Hais  Proclus  le  nomme  expressément,  entre  Terpan- 

1.  La  ressemblance  des  mots  AeXçoi  et  SeXçtv  explique  assez  ce  dé- 
tail. 

2.  Hymne,  240.  Ce  rapprochement  a  été  fait  par  M.  Flach,  qui  en 
tire  seulement  des  conclusions  un  peu  différentes. 

3.  IIpooî(j.tac  El;  k'TCT)  ù'  dit  Suidas;  ce  qui  signifierait  (en  mauyafs 
grec)  :  «  e/tft/xproèmes  en  hexamètres  »;  mais  il  faut  certainement  lire 
etc  ïizyi  ,6.;  c'est-à-dire:  «  s'élevant  au  chiffre  de  deux  mille  vers 
(hexamètres)  ».  . 

4.  Banquet  des  Sept  Sages,  c.  18. 


308  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

<}raet  Phryniis,  parmi  les  maîtres  du  nome  eitkarédiqiie^ 
L'origioalilô  d'Arion,  cependant,   consistait  surtout 
dans  la  manière  dont  il  avait  traité  le  dithyrambe.  On 
disait  qu'il  Tavait  inventé  ^.  Les  savants  modernes  ne 
croient  plus  à  une  invention  de  toutes  pièces  '.  Mais  ils 
admettent  que  la  transformation  opérée  par  Arion  fut 
éclatante.  Est-il  possible  d*en  déterminer  les  caractères? 
A  vrai  dire»  les  documents  sont  rares  et  peu  sûrs.  Faut^il, 
avec  quelques-uns  \  prendre  au  pied  de  la  lettre  les  pas- 
sages d'Hérodote  et  de  Suidas  qui  nous  montrent  Arion 
conflant  le  premier  à  un  chœur  Texécution  du  dithy- 
rambe? Le  rôle  du  chœur  cyclique  a  pu,  grftce  à  Arion, 
s*étendrc  peut-être  au    détriment  de   celui   du  soliste 
(de  rè^àp^cdv)  ;  mais  il  est  difficile  d*aller  plus  loin,  et  cela 
même  n^est  qu'une  conjecture.  Une  autre  réforme^  indi- 
quée par  Suidas,  consisterait  à  avoir  introduit  dans  le 
dithyrambe  «  des  satyres  disant  des  vers  non  chantés  '  ». 
Que  signifient  ces  mots?  Des  vers  non  chantés  ne  peu- 
vent être  dits  que  par  un  seul  personnage  à  la  fois.  Or  ce 
personnage»  mis  on  face  du  chœur,  devait  presque  forcée 
ment  dialoguer  avec  lui.  Si  Taffirmalion  de  Suidas  était 
exacte,  il  faudrait  donc  en  conclure  qu'après  Arion  il 
restait  bien  peu  de  chemin  à  faire  pour  arriver  jusqu'au 
drame  primitif  de  Thespis,  où  ne  figurait  qa'un  seul 
acleur.  La  chose  n'est  pas  impossible,  mais  elle  est  au 
moins  douteuse.  En  tout  cas,  elle  est  inconciliable  avec 
l'hypothèse  qui  voit  dans  Arion  le  créateur  du  dithy- 
rambe cohral,  car  elle  supprimerait,  entre  le  point  de 
départ  et  le  point  d'arrivée,  presque  toute  étape  inter- 


1.  Proclus,  Chrestomathie,  p.  245  (dans  les  Scriptores  metrici^  West- 
phal-Teubner). 

2.  Hérodote,  loc.  cit,  ;  Suidas,  etc. 

3.  Archiloque,  on  Ta  vu,  chantait  déjà  des  dithyrambes  (frtgm.  77). 

4.  Flach,  p.  346-347;  Bergk,  Gr.  LU.,  t.  II,  p.  241-242. 

5.  Sarupovc  ilaeveYxeîv  ï^\i.txp%  X^Yovtac. 


ARIOtf  309 

médiaif  6  :  entre  le  dilhyrambe  informe  des  origines  et  le 
drame  commençant,  il  n'y  aurait  plus  aucune  place  pour 
le  dithyrambe  simplement  lyrique.  On  ne  peut  guère 
s'empêcher  de  croire  que  la  grande  réforme  d'Arion  a 
surtout  consisté  dans  l'éclat  incomparable  jeté  sur  le  di* 
thyrambe  à  la  fois  par  le  cadre  magnifique  des  fêtes  du 
tyran  de  Corinthe,  Périandre,  et  par  le  génie  poétique  et 
musical  avec  lequel  Arion»  sans  toucher  à  l'essence 
même  du  genre,  a  su  remplir  ce  cadre.  En  d'autres 
termes,  il  a  fait  non  pas  tout  autromentr  mais  à  coup  sûr 
infiniment  mieux  que  ses  devanciers  obscurs  et  ano- 
nymes K 

L'histoire  de  la  transformation  du  dithyrambe  en  drame 
n'appartient  pas  à  cette  partie  de  nos  recherches.  Celle 
même  de  ses  modifications  ultérieures  dans  le  domaine 
lyrique  proprement  dit  viendra  plus  à  propos  dans  la 
suite,  car  ces  modifications  ou  bien  se  rattachent  A  l'his- 
toire  du  drame,  ou  du  moins  appartiennent  à  une  épo« 
que  sensiblement  plus  récente,  celle  de  Simonide  et  de 
Pindare  *. 

III 

S   i.   StÉSIGHORE;    l'hymne   HâROÎQUE. 

Les  poètes  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici  appartiens 

1.  Arion  a-t-il  aussi  inauguré  Thabitude,  devenue  générale  un  peu 
plus  tard,  de  célébrer  dans  le  dithyrambe  non  seulement  la  légende 
de  Bacchufl,  mais  tous  les  mythes  douloureux  et  pathétiques  indis- 
tinctement? On  ne  saurait  l'affirmer.  Il  semble,  en  tout  cas,  que  les 
hyporchémes  de  Xénocrite  de  Locres  (Plut.,  De  Mus,,  c  10)  lui  en 
eussent  déjà  donné  l'exemple.  —  On  lit  dans  Suidas  qu* Arion  a  été 
l'inventeur  du  Tpaytxo;  Tp6icoc.  On  a  beaucoup  discuté  sur  ces  mots, 
qui  sont  cependant  fort  clairs.  Le  TpxYixô;  tpAiroc,  c'est  le  lyrisme  pa- 
thétique» par  opposition  au  votitxoc  rpoTco;,  le  lyrisme  calme  et  serein 
des  genres  antérieurs  à  Arion.  Celui-ci  a  sinon  inventé  au  sens  pro- 
pre du  mot,  du  moins  mis  en  lumière  et  en  honneur  les  chants  pa- 
thétiques ou  passionnés,  d'où  la  tragédie  devait  ^rtir. 

2.  Pour  les  réformes  dithyrambiques  de  Lasos-d'Hermioné»  voir 
plus  bas,  même  chapitre,  p.  357. 


&XQ  CHAPITRE  VI.  t-  JUYBISME  CHORAL 

jotept  à  la  période  de  foifmâlion  et  de  début  du  lyrisme 
•choral.  La  strophe,  chez  eux,  est  très  simple;  le  rythme 
«st  court;  l'inspiration  (là  oiXTon  peut  en  saisir  quelques 
;yestige3  suivis,  par  exemple  chez  Alcman)  a  parfois  de 
réclat,  et  plus  souvent  une  naïveté  gracieuse.  Avec  Sté- 
sicboro,  une  période  nouvelle  commence:  la  structure 
musicale  de  l'ode  se  complète;  l'inspiration  poétique 
s'élève;  le  domaine  du  lyrisme  .^'étcnd  el.  s'enrichit;  à 
l'adolescence  de  Tart  lyrique  succède  une  forte  et  déjà 
virile  jeunesse  *.  _ 

►  Stésichore  naquit,  dit-on -,  dans  la . 37®^  Olympiade  el 
mourut  dans  la  56®;  en  d'autres  termes,  il  vécuL  environ 
quatre-vingts  ans,  entre  les  années  640  et  550  (en  chif- 
fres ronds).  On  remarquera  que  ces  dates,  très  vraiscmr 
blablcs  en  elles-mêmes,  sont  beaucoup  plus  précises  que 
celles  qui  sont  assignées  aux  poètes  antérieurs  ;  nous 
4îQmmos  plus  près  du  plein  jour  de  l'histoire. 

Qn  l'appelle  ordinairement  Stésichore  «  d'Himère  ^.  » 
La  :cité  d'Himère,  comme  nous  l'apprend  Thucydide  S 
avait  été  fondée  en  Sicile  dans  l'année  648  par.  des  ChaL- 
cidiens  de  Zanclé  associés  à  des  Doricns  de  Syracuse. 
C'est  là  que  naquit  Stésichore,  suivant  la  tradition  la 
plus  répandue.  D'autres  ^  cependant,  le  faisaient  naître 
^oit  à  Mataure  dans  la  Grande- Grèce,  soit  à  Pallantion 


1.  Sur  Stésichore,  cf.  Kleine,  De  vita  et  poesi  Stesichori,  lôna,  1825; 
Welcker,  Slesichorus,  dans  ses  Kleine  Schriften,  l.  I,  p.  148-219;  Su- 
eemihl,  Hesiodos  und  Slesichovos,  dans  les  Jahrb.f.  Class.  PhiloL,  1874, 
t,  109,  p.  658;  Bernage,  De  Stesichoro  poeta  (thèse),  Paris,  1878. 

2.  Suidas,  v.  STTjdixopoc.  —  La  Chronique  de  Paros  (1.  65-66)  com- 
met une  erreur  évidente  en  plaçant  «  l'arrivée  de  Stésichore  en  Grèce  » 
dans  la  3«  année  de  la  73*  Olympiade  (486)  ;  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'y 
arrêter,  non  plus  qu'à  la  mention  ultérieure,  dans  la  même  chrooi- 
que,  d*un  second  Stésichore,  vainqueur  à  Athènes  en  369  (ligne  85). 

3.  Platon»  Phèdre,  p.  244  A. 

4.  Thucydide.  VI,  5. 
..5.  Cf.. Suidas,  loc,  ciU 


STÉSIGHORE  «tî 

en  Arcadie,  et  l'on  racontait  diversement  les  motrfs  qui 
l'avaient  forcé  de  s'expatrier  pour  venir,  selon  les  unW, 
^  Himère,  selon  les  autres,  à  Catano.  Il  y  avait  à  Catarie 
une  porte  qu'on  appelait  la  «  Porte  de  Slésichore  »,  el 
on  y  montrait  son  tombeau.  Mais  les  gens  d'Himère  pré- 
tendaient aussi  posséder  ses  restes.  Il  serait  parfaitement 
oiseux  de  chercher  aujourd'hui  à  expliquer  ouà  concilier 
ces  diverses  traditions.  La  seule  chose  certaine,  c'est  que 
les  anciens  rattachaient  de  préférence  Stésichore  à  Hi* 
mère. 

c  Mêmes  divergences  sur  le  nom  de  son  père,  qu'on  ap- 
pelait  Euphémos,  Euphorbes,  Ëuclide,  Hyétès,  etc.  Ne 
parlons  pas  de  certains  récits  qui  faisaient  de  lui  un  (ils 
ou  un  neveu  d'Hésiode  *.  —  Stésichore,  d'ailleurs,  n'étaït 
pas  non  plus,  dit-on,  le  véritable  nom  du  poète.  Il  s'iap^ 
pelait  proprement  Tisias  (un  nom  sicilien,  soit  dît  en 
passant),  et  reçut  celui  de  Stésichore  à  cause  de  son  art  ^ 
Stésichore  en  effet,  sîgniBe  «  maître  de  chiœur  *.  i)  On 
sait  que  ces  changements  de  noms  ne  sont  pas  rares 
dans  l'histoire  littéraire  de  la  Grèce  :  Platon  et  Théo- 
phraste  en  sont  les  exemples  les  plus  illustres,  et  il 
est  permis  de  se  demander  si  Terpandre  aussi  ne  doit 
pas  être  joint  à  la  liste.  .  ' 

La  vie  de  Stésichore  n'est  guère  mieux  connue  que  sa  fa< 


1.  Cette  dernière  opinion  avait  été  rapportée,  selon  Tzelzès  {Proies 
gomenes  du  Comment,  sur  Hésiode,  et  scholie  sur  le  vers  269  des  Tra- 
vaux), par  Proclus  d'après  Aristote  et  Philochoros.  Il  s'agissait  évi- 
demment là  d'une  légende  locale  reproduite  par  eux  à  titre  de  curio- 
sité. Quant  à  savoir  quels  en  étaient  au  juste  le  sens  et  la  valeur,  c'est 
ce  que  Welcker,  Otfr.  Mûller  et  d'autres  ont  cherché  ingénieuse- 
ment, mais  sans  grand  profit.  —  Ajoutons,  pour  ue  rien  omettre, 
que  Suidas  mentionne  aussi  deux  frères  de  Stésichore. 

2,  'ExXt^Ot)  lï  STT)<jîxopoc  ÔTi  izptùXQÇ  xi0ap(i>8:ac  ^opbv  JfoTTjffiv,  dit  Sui- 
das. 'IffVavat  -/op6v  est  une  locution  fréquente.  L'explication  de  Sui- 
das est  d'ailleurs,  comme  d'habitude,  un  singulier  mélange  de  ckosop 
vraies  et  de  choses  absurdes. 


812  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

mille.  Ouclque$  aoccdoles,  quelques  apophibegmeis,  voilà 
U>w  le3  souvenirs  qui  en  restent.  On  citait  de  lui  un  mot 
adressé  aux  Locrjcns  S  un  récit  fait  aux  habitants  d'Â- 
grijgpente  pour  les  mettre  en  garde  cootre  lo  tyran  Pha- 
laris  :  il  leur  avait  raconta  la  fablo  du  cheval  qui  veut  se 
venger  du  cerj  ^.  Ce  qui  ressort  le  plus  clairement  de  ces 
traditions,  c*est  qu'il  avait  laissé  la  réputation  d'un  per- 
sonnage fort  célèbre  et  fort  écouté  dans  toutes  les  villes 
du  monde  grec  occidental.  Simomde,  un  demi-siècle  après 
sa  mort,  parlait  de  lui  comme  d*un  classique  et  l'associait 
dans  ses  vers  avec  ilomère  '.  —  Une  légende  bizarre, 
déjà  rapportée  par  Platon  ^,  disait  qu'ayant  raconté  dans 
un  de  ses  poèmes  la  conduite  d'Hélène  et  l'ayant  blâmée, 
il  avait  été  puni  de  son  langage  par  la  perte  de  la  vue, 
mats  qu'il  avait  alors  chanté  la  palinodie^  et  qu'il  avait 
retrouvé  Tusage  de  ses  yeux.  Cette  légende  a-t-elle  son 
origine  dans  quelque  récit  allégorique  de  Stésicliore  lui- 
même?  On  ne  peut  faire  à  ce  sujet  que  des  conjectures 
plus  ou  moins  vaines.  —  Il  mourut  vieux  ^  sans  qu'on 
puisse  dire  au  juste  en  quel  lieu  et  à  quelle  date.  Peu 
importe,  d'ailleurs;  au  sujel  d'un  Stésichore,  la  seule 
chose  essentielle  est  de  comprendre  la  nature  de  son  rôle 
et  la  nouveauté  de  son  œuvre. 

Ses  poèmes  formaient  viogt-six  livres»  c*csUà^diro  lin 
ensemble  trois  ou  quatre  fois  plus  considérable  que  celui 
des  poèmes  d'Alcman.  Ces  œuvres  appartenaient  à  diffé- 
rents genres.  On  citait  do  lui  des  péans,  des  chants  d'a- 
mour, des  poèmes  «  bucoliques  »;  nous  verrons  plus 


i.  Aristote,  Rhét,,  II,  21  (p.  1395,  A,  i.  Bekker). 
2,  Aristole,  Hhét.,  II,  20  (p.  1393,  B,  10-23,  Bekker). 
8.  Simonide,  fragm.  53. 

4.  Phèdre,  244,  A. 

5.  A  l'âge  de  quatre-vingt-cinq  ans,  selon  Lucien  (Macrob,,  26);  D8- 
Bassiné  par  des  brigands,  saivant  une  tradition  recueillie  par  Suidas 

(V.   •£niTr,^U|l«). 


6TÉSIGH0RE  313 

loin  ce  qu'il  en  faut  pcuscr.  Mais  le  principal  groupe  se 
composait  d'hymnes.  De  mémo  qu'Alcinan  avait  surtout 
cultivé  le  parthénée,  Thalétas  le  péan,  Ârion  le  dilhy- 
rarabe,  Stésichore  aussi  avait  son  genre  de  prédilcclion, 
Thymno,  renouvelé  et  transformé  avec  une  liberté  hardie. 

On  sait  que  le  mot  hymne  était  le  terme  générique  par 
lequel  on  désignait  toute  poésie  chantée  en  Thonneur  des 
dieux,  quelle  qu'en  fût  la  forme  et  l'occasion.  En  ce  sens, 
le  nome  est  un  hymne;  le  péan,  Thyporchème,  le  par- 
thénée  sont  des  hymnes.  Mais  on  donnait  spécialement 
le  nom  d^hymne  à  certains  chants  qui,  n'étant  ni  des 
oomes,  ni  des  péans,  ni  des  hyporchèmes,  ni  aucune  des 
autres  sortes  de  chants  religieux  que  distinguait  un  nom 
particulier,  semblaient  avoir  plus  de  droit  que  les  autres 
à  garder  la  désignation  commune  et  primitive  de  toute 
l'espèce.  Leur  particularité  était  de  ne  s*étro  jamais  sé- 
parés ni  par  une  composition  musicale  plus  savante, 
comme  le  nome,  ni  par  un  procédé  particuh'er  d'invoca- 
tion, comme  le  péan,  ni  par  des  danses  spéciales,  comme 
l'hyporchème,  du  type  primitif  d*ofi  tout  le  reste  était 
sorti.  C'était  le  vieux  chant  religieux  par  excellence, 
étroitement  lié  avec  le  culte,  exécuté  avant  ou  après  le 
sacrifice,  et  resté  pur  de  toute  modification  locale,  do 
toute  nouveauté  assez  tranchée  pour  donner  bientôt  nais- 
sance à  un  genre  distinct.  Antérieur  à  Tépopée,  l'hymne 
proprement  dit  avait  vu  tour  à  tour  celle-ci  fleurir,  puis 
languir;  les  genres  lyriques  se  former,  se  distinguer  les 
uns  des  autres,  se  développer.  Il  était  seul  resté  comme 
un  témoin  fidèle  des  plus  vieux  usages  do  la  race.  Son 
nom  même  était  obscur,  car  il  était  contemporain  des 
premiers  chantres  des  dieux. 

Et  cependant,  Timmobilité  complète  est  impossible;  le 
changement  est  la  loi  de  la  vie,  et  l'hymne  lui-môme  n'y 
avait  pas  entièrement  échappé.  Il  dut  se  plier  à  de  nou- 
veaux emplois,  revôtir  de  nouvelles  formes.  C'est  un  des 


^14  CHAPITRE  VI.  —  LYRMME  CHORAL 

faits  les  plus  constants  de  l'histoire  littéraire  que  Tin- 
fluonce  exercée  par  les  genres  les  uns  sur  les  autres. 
L'hymne  primitif  avait  suscité  l'épopée;  mais  l'épopée, 
à  son  tour,  dans  sa  période  de  grand  éclat,  avait  forte- 
ment agi  sur  lui,  soit  en  créant  Thymne  dit  homérique, 
habituellement  destiné  à  servir  de  prélude  aux  concours 
et  aux  récitations  des  rhapsodes,  soit  en  donnant  à 
l'hymne  resté  religieux  le  modèle  de  sa  propre  perfection 
littéraire.  Quand  la  musique  grecque,  avec  Terpandre, 
prit  son  essor,  Thymne  demanda  à  Tart  nouveau  des  mé- 
lodies plus  riches  et  des  mètres  plus  variés.  Un  demi- 
siècle  plus  tard,  la  poésie  chorale  commençait  à  s'épa- 
nouir :  l'hymne  apprit  alors  à  employer  ce  puissant 
moyen  d'expression,  le  chœur,  et  devint  volontiers  cho- 
ral. Enfin  la  poésie  lyrique  tout  entière  manifesta  une 
tendance  générale  à  s'éloigner  peu  à  peu  du  sanctuaire, 
k  se  prêter  aux  usages  de  la  vie  profane,  à  élargir  son 
domaine  :  l'hymne  fit  comme  les  autres  genres,  et,  sans 
abandonner  son  rôle  traditionnel  aux  fêtes  des  dieux,  il 
se  prêta  do  bonne  grfice  à  Tétendre  et  à  le  varier^  en 
racontant  parfois  les  aventures  des  héros  pour  le  simple 
plaisir  de  charmer  une  assemblée  profane.  Cette  série 
de  transformations  se  résume  et  s'achève  dans  l'œuvre 
de  Stésichore,  qui  les  rend  définitives  en  créant,  sur  ce 
type  nouveau,  des  poèmes  d'une  grande  beauté  et  d'une 
renommée  durable. 

L'hymne  de  Stésichore  est  chanté  par  un  chœur,  or- 
dinairement par  un  chœur  immobile,  aux  sons  de  la  ci- 
thare K  Celte  immobilité  du  choeur  était  un  des  traits 
caractéristiques  de  l'hymne  proprement  dit  :  point  de  raar- 


1.  Proclus,  Chrestom.,  9  (p.  244,  Westphal)  :  *0  lï  xupicaç  Ciivoç  icpbç 
xiOapav  tî5sTo  é(rr(0Tu)v.  Stésichore  parle  lui-môme  de  sa  lyre  au  début 
do  sa  Rhadinê,  et  la  tradition  de  Tantiquité  fait  de  lui  un  citharède^. 
Cf.  Suidas  (v.  'E7iiTiri8ev{i.a)  :  STT^atxopoy  tov  xi6ap_(f)Ô6y, 


M*   _    «   * 


.   .    _      :  stésighoije;   .  3.t6 

chc,  point  dô  dapse  au  sens  vrai  de  ce  fngt  K  L'accompd- 
g'nement  par  la  cithare  était  la  conséquence  de  ce  fait  : 
la  tlûte,  plus  sonore,  soutenait  mieux  des  mouvements 
rapides  et  rythmés;  la  cithare,  sévère  et  noble,  suffisait 
£lu  chant  et  elle  donnait  à  Thymne  plus  de  solennité^. 
Elle  n'excluait  pas  d'ailleurs  le  pathétique  :  Slésichore 
avait  pratiqué  le  mode  phrygien  ^ 

Les  hymnes  de  Stésichore  ne  soùt  plus  des  chanta 
en  l'honneur  d'un  dieu  :  ceux  dont  les  titres  nous 
sont  parvenus  ne  s'appellent  pas  «  Hymne  à  Zeus  >> 
ou  «  Hymne  à  Athéné  »  ;  ils  sont  intitulés  L'Orestie, 
La  Géryonéide  La  Chasse  au  sanglier  *,  etc.  ;  on  di- 
rait, 3elon  la  juste  remarque  de  Bergk,  des  titres  de 
rhapsodies  épiques;  ce  sont  de  véritables  épopées  mu- 
sicales, où  les  aventures  des  héros  se  développent  en 
larges  tableaux.  L'un  d'eux,  L'Orestte,  formait  deux 
livres  \  Ces  grandes.compositions  ne  pouvaient  être  des- 
tinées qu'à  des  fêles  publiques.  Or  on  sait  que  les  héros 

.  1.  Athénée,  moins  absolu  quo  Proclas,  dit  (XIV,  p.  631,  D)  :  Tbv 
fctp  ûfjLvov  o\  [khj  (ip'/oOvTo,  o\  5à  o*Jx  (op-/oOvTo.  La  définition  plus  ri- 
goureuse de  Proclus  indique  sans  doute  la  forme  primitive  et  nor- 
male, et  celle-ci  parait  mieux  Convenir  que  l'autre  aux  hymnes  im- 
menses de  S;tésichoro.  Rien  ne  prouve  d'ailleurs  que  Tim mobilité 
du  chœur  fût  complète  :  elle  pouvait  admettre  quelques  sobres  évo- 
lutions ayant  plutôt  le  caractère  d'un  jeu  de  scène  que  celui  d*une 
danse  véritable. 

2.  Les  compositions  de  Thalétas  et  d'Alcman  semblent  avoir  été 
presque  toujours  accompagnées  de  la  flûte.  C'est  pour  cela  peut-être 
que  Suidas  (ou  plutôt  l'auteur  dont  il  recueille  ici  l'affirmation)  a  pu 
dire  en  parlant  de  Stésichore,  non  sans  quelque  raison  :  TcpûToc  xiOa- 
p(i>6ta  -/opbv  £aTr,<Te.  IIpwTo;  est  excessif,  mais  non  pas  tout  à  fait  faux. 
La  cithare,  avant  Stésichore  et  depuis  les  débuts  du  lyrisme  savant, 
était  plutôt  l'instrument  des  monodistcs  que  celui  des  chœurs. 

3.  Un  fragment  de  VOreslie  (37,  Bergk)  nous  apprend  qu'une  par- 
tie au  moins  de  ce  poème  était  chantée  sur  une  mélodie  phrygienne; 
il  ne  s'ensuit  pas,  comme  on  le  dit  quelquefois,  que  ce  fût  au  son  de 
la  flûte. 

4.  11  s'agit  du  sanglier  de  Galydop. 

5.  Anecdoia  de  Bekker,  II,  p.  783,  14  ;  fragm.  34  de  Stésichore.    .  ; 


316  CHAPITRE  VI.  ^  LYRISME  CHORAL 

du  cycle  troyen  étaient  honorés  d'une  manière  particu- 
lière dans  les  villes  de  la  Sicile  et  de  la  Grande-Grèce, 
qui  aimaient  à  faire  remonter  jusqu*à  eux  leurs  origines 
et  qui  rattachaient  volontiers  leur  propre  histoire  à  la 
légende  des  Retours.  Un  passage  curieux  d'un  traité  apo* 
cryphe  d'Aristote  ^  énumëre  quelques-unes  des  fêtes 
qu'on  célébrait  à  Tarente,  à  Syfoaris,  à  Métaponte,  en 
rhonneur  des  anciens  héros,  et  donne  le  détail  de  leurs 
reliques  :  dans  tel  temple,  on  montrait  les  flèches  de 
Philoctète;  dans  tel  autre,  les  instruments  à  Taido  des* 
quels  Épéos  avait  fabriqué  le  cheval  de  bois.  Il  était  na- 
turel que  l'hymne  épique  prit  naissance  dans  un  pays  où 
les  souvenirs  de  l'épopée  étaient  restés  si  vivants  :  c'est 
dans  des  fêtes  de  ce  genre  que  les  poèmes  de  Stésichore 
durent  être  exécutés. 

Une  réforme  rythmique  capitale  répondit  à  ce  change- 
ment dans  la  nature  de  l'hymne.  Jusque-là,  un  poème 
lyrique  se  composait  presque  toujours  d'une  suite  de 
strophes  semblables  entre  elles.  Alcman,  nous  l'avons 
vu,  avait  eu  le  sentiment  que  cette  structure  était  mono- 
tone, et  il  avait  imaginé  d'associer  parfois  dans  une 
môme  ode  des  strophes  ditférentes,  mais  il  n'avait  pas 
trouvé  le  vrai  principe  de  cette  association  :  il  mettait 
d'abord  sept  strophes  d'une  façon,  puis  sept  d'une  autre, 
à  la  file  :  cela  faisait  comme  deux  poèmes;  ou  bien  il  les 
réunissait  trois  par  trois,  semble-t-il,  de  manière  à  ce 
que  chaque  groupe  se  distinguât  du  suivant  au  moyen 
d  une  légère  particularité  métrique;  mais  la  distinction 
était  trop  peu  sensible.  Stésichore  résolut  le  problème 
avec  une  simplicité  pleine  d'élégance.  Il  eut  l'art  de  va- 
rier  la  structure  des  strophes  de  la  manière  la  plus  nette 
et  la  plus  sensible  sans  briser  l'unité  de  Tensemblé;  il 


1.  IIspl  6au(j.a<T(b>v  âxou7(iatb>v,  106-110  (p.  840,  Bekker).  Gt.  Strabon, 
VI,  p.  264. 


STÉSIGHORK  3i7 

sut  grouper  des  parties  dissemblables  de  manière  à  for- 
mer un  tout  vivant  et  harmonieux.  Pour  cela,  il  n'eut 
qu'à  intercaler,  après  deux  strophes  exactement  sem- 
blables et  symétriques,  une  troisième  strophe  différente, 
qui  fermait  le  cercle  :  après  la  strophe  et  l'antistrophc, 
il  mit  une  épode.  C'est  ce  qui  s'appela  la  triade  de  Sté- 
sichore  ^  On  voit  l'effet  produit  :  d'abord,  toute  mono- 
tonie disparatt;  de  plus,  la  slrophe  cesse  d'être  l'unité 
essentielle  de  Tode  :  elle  abandonne  ce  rôle  à  la  triade, 
plus  ample,  plus  variée  dans  ses  éléments,  plus  capable 
de  supporter  les  longs  développemenls  que  les  progrès 
do  Tart  allaient  exiger  des  poètes.  D'un  seul  coup,  la  puis- 
sance do  développement  du  lyrisme  était  triplée.  Cctle 
trouvaille  de  génie  fixait  d'une  manière  définitive  le  cadre 
essentiel  du  poème  lyrique  :  en  possession  do  la  triade, 
il  put  tout  faire  et  tout  oser.  Parfois,  sans  doute^  on  revint 
encore  à  la  strophe  simple,  ou  bien  au  contraire  on  cher- 
cha des  combinaisons  plus  variées;  mais  ce  ne  fut  que 
par  exception  :  la  triade  est  la  forme  classique  du  lyrisme 
grec,  celle  qui  domine  chez  les  successeurs  de  Stési- 
chore,  et  que  Stésichore  lui-même,  après  l'avoir  inventée, 
applique  partout  ^. 

En  même  temps  que  la  triade  devenait  comme  une 
sorte  de  strophe  nouvelle,  la  strophe  primitive  subissait 
aussi  de  profonds  changements.  Chez  Alcman,  la  slrophe 
était  souvent  fort  courte,  trois  ou  quatre  vers,  comme 


1.  Ta  Tpta  Sryjo'ix'^poy. 

2.  'EtiwSixt)  'îcâ<7a  ^  toû  Styivi^^Pou  TCo{ir)<Tic,  dit  Suidas  (v.  Tp(a  £Tr|<n- 
X^pou).  —On  a  cherché  à  expliquer  les  mots  slrophe  et  antislrophe  en 
supposant  que  le  chœur,  durant  la  strophe,  se  tournait  dans  un 
sens,  et, durant  Tantistrophe,  faisait  un  mouvement  coDtraire(cf.  The- 
sautmSf  y.  STpoçr,).  Mais  le  sens  de  ces  deux  mots  n'a  peut-être  au- 
cun rapport  avec  les  conversions  problématiques  du  chœur  :  il  est 
probable  que  (irpo^TJ,  comme  icepbSoc  qui  a  le  même  sens,  signifie 
une  phrase^  un  circuit  de  paroles  ou  de  notes  musicales  formant  un 
tout. 


318  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

dans  les  chansons  des  Lesbicns  :  quoique  nous  n*ayoD8 
plus  une  seule  strophe  entière  de  Siésichore,  il  n'est 
guère  douteux  que  ce  cadre  étroit  du  lyrisme  primitif 
n'ait  entièrement  disparu  de  ses  compositions  ^  Âlcman 
kii-mème  avait  composé  parfois  des  strophes  de  qua- 
torze vers.  Slésichore  a  dû  se  rapprocher  souvent  de 
cette  mesure  :  nous  n'en  avons  pas  la  preuve  matérielle, 
mais  cela  résulte  presque  certainement  de  la  nature  de 
sa  poésie  et  de  la  force  même  des  choses  *.  —  On  con- 
naît mieux  les  changements  qu'il  apporta  dans  la  vcrsi- 
Gcation  et  dans  la  rythmique.  Les  rythmes  de  Stésichore 
sont  de  deux  sortes.  Les  uns,  nettement  dactyliques  ', 
sont  représentés  par  des  vers  ordinairement  très  longs 
où  les  dactyles  et  les  spondées  se  succèdent  à  peu  près 
comme  dans  l'hexamètre  éj)ique  :  ce  nouveau  mètre, 
comme  les  mètres  dactyliques  d'Alcman,  dérive  du  vers 
homérique;  mais  tandis  que  celui-ci,  chez  AIcmàn,  se 
réduisait  d'ordinaire  à  la  mesure  plus  courte  et  plus 
vive  du  tétramètre,  chez  Stésichore  au  contraire  il  s'al- 
longe jusqu'à  une  grandeur  de  sept  ou  huit  pieds.  Tout, 
chez  lui,  s'amplifie  et  s'étend  à  la  fois.  Â  côté  de  ces 
grands  vers  dactyliques,  il  y  en  a  d'autres  où  Ton  voit  des 
dactyles  associés  à  des  trochées,  mais  non  pas  (comme 
chez  Alcman  ou  chez  les  Lesbiens)  de  manière  à  former 
des  logaèdes  :  chez  Stésichore,  dactyles  et  trochées  consti- 
tuent des  membres  distincts,  et  les  trochées  se  présentent 
sous  cette  forme  particulièrement  grave  et  solennelle 

1.  Au  moins  des  grands  hymnes  épiques  qui  formaient  la  partie 
la  plus  considi'rable  de  son  œuvre. 

2.  M.  Flach  (p.  332)  suppose  que  la  locution  proverbiale  iravta  6xxé 
(cf.  Suidas,  s.  v.),  dont  on  rapportait  l'origine  au  monument  de  Stési- 
chore (il  avait,  dit-on,  huit  côtés,  huit  statues,  huit  degrés),  cachait 
plutôt  peut-ôtre  le  souvenir  de  la  composition  strophique  de  Stési« 
chore,  qui  aurait  habituellement  écrit  des  strophes  de  huit  vers. 
C'est  ingénieux,  mais  bien  incertain. 

3.  Tb  xatot  îdtxTvXov  elSoc* 


STÉSIGHORE  319 

que  les  métricions  appellent  épitrite  (-«--);  c'est  déjà, 
dans  ses  traits  essentiels,  un  dos  mètres  favoris  de 
Piudare.  Quelle  était  la  mesure  vraie  de  ces  trochées 
apparents?  Est-ce  le  trochée  qui  indiquait,  dans  ces  mè- 
tres composites,  la  nature  exacte  du  rythme?  Ou  bien  le 
rythme  changeait-il  avec  les  pieds  différents?  Questions 
obscures,  qu'on  no  peut  résoudre  avec  cortilude.  Il  est 
cependant  bien  probable  qu'il  n'y  avait  là  aucun  chan- 
gement de  rythme  et  que  toutes  les  mesures  de  ces  vers, 
malgré  les  différences  du  mètre,  étaient  en  réalité  des 
mesures  dactyliques  à  quatre  temps.  —  Quoi  qu'il  en 
soit,  on  voit  que  Stésichore,  en  fait  de  mètres  et  do 
strophes,  ost  un  précurseur  des  Simonide  et  des  Pindare, 
et  qu*il  a  fait  faire  à  cet  égard  au  lyrisme  choral  un  pas 
décisif  :  la  période  d'essais  est  terminée. 

Tel  est  donc  le  cadre,  pour  ainsi  dire,  créé  par  Stési- 
chore :  un  hymne  choral,  avec  strophes  disposées  par 
triades  et  grands  vers,  destiné  à  célébrer  des  histoires 
épiques.  Comment  a-t-il  rempli  ce  cadre?  Quels  sujets  y 
a-t-il  mis,  et  surtout  quelle  poésie,  quel  style,  quelle 
sorte  de  génie  lyrique?  Malheureusement,  de  ce  poète  qui 
avait  tant  produit  et  dont  la  gloire  fut  si  grande,  il  ne 
nous  reste  pas  soixante  vers.  Nous  en  sommes  donc  ré- 
duits à  ignorer  beaucoup  :  recueillir  pieusement  ces  dé- 
bris, écouter  les  anciens,  les  croire  en  partie  sur  parole, 
c'est  tout  ce  que  nous  pouvons  faire. 

Le  nombre  des  hymnes  nous  est  inconnu;  mais  une 
douzaine  de  titres  sont  arrivés  jusqu'à  nous  :  si  Ton 
songe  qu'un  des  hymnes  dont  nous  avons  le  titre  for- 
mait à  lui  seul  deux  livres  sur  les  vingt-six  que  com- 
prenait en  tout  l'œuvre  de  Stésichore,  on  peut  croire 
que  ces  douze  ou  treize  titres  représentent  une  forte 
proportion  du  chiffre  total  des  grands  hymnes.  Ils  jus- 
tiGent  d'ailleurs  pleinement  ce  qui  nous  est  dit  ailleurs 
du  caractère  épique  des  hymnes  de  Stésichore.  Ce  sont  : 


330  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

Les  Jeux  pour  Pélias  (à  ToccasTon  de  ses  fanérailles)  \ 
La  Géryonéide,  Cerbère^  KycnoSy  Scylla,  La  Chasse  au 
sanglier  (il  s'agit  da  sanglier  de  Calydon),  VEuropie^ 
Èriphyle,  Le  Sac  d'Ilion^  Hélène^  avec  la  célèbre  PaUne- 
die,  Les  Retours,  VOrestie  *.  On  voit  la  diversité  de  ces 
sujets  empruntés  à  toutes  les  parties  du  nnonde  mythù 
que.  On  voit  aussi  que  ce  sont  pour  la  plupart  des  sujets 
panhelléniques,  c'est-à-dire  déjà  illustrés  et  répandus  à 
travers  le  monde  grec  par  les  chants  des  poètes  :  tous  on 
presque  tous  avaient  été  déjà  racontés  soit  par  Homère, 
soit  par  Hésiode  ^  soit  par  les  poètes  cycliques  *  ;  ce  ne 
sont  pas  là  des  sujets  étroitement  locaux,  étrangers  à  la 
grande  tradition  poétique  de  la  Grèce,  comme  on  en  trou- 
vait si  souvent  chez  Pindare,  par  exemple^  et  sans  doute 
aussi  chez  d'autres  lyriques.  La  raison  en  est  certaine- 
ment que  Stésichore  chantait  en  Sicile,  dans  des  colonies 
sans  passé,  sans  traditions  lointaines,  et  par  conséquent 
presque  sans  mythes  \  Pindare  lui-même,  quand  il  célè- 
bre des  Siciliens,  ne  trouve  pas  grand'chose  à  recueillir 
dans  les  légendes  du  pays  :  il  se  rabat  sur  celles  de  la 
Grèce  propre.  Stésichore  fit  de  môme.  Cela  ne  veut  pas 
dire  d'ailleurs  qu*il  n'ait  pas  usé,  dans  le  détail  do  ses 

i.  Poème  attribué  parfois  à  Ibycos,  mais  revendiqué  pour  Sté- 
sichore par  Athéaée  (IV,  p.  172,  E),  qui  s'appuie  sur  le  témoignage 
décisif  de  Simonide  (fragm.  53). 

2.  "^AÔXa  èm  IlîXtx,  Frjpyovrjtc,  Kép6epoc,  Kuxvoc,  SxuXXot,  SvoOyjpai, 
Ëùp'jdTceia,  'EpifûXa,  'IXtou  irép?'.;,  *EXiva,  IlaXivcoSta,  N69T01,  'Opiv- 
TCia. 

3.  C'est  pour  cela  qu'une  tradition  bizarre  faisait  de  Stésichore  le 
fils  d'Hésiode. 

4.  Quelquefois  même  par  des  poètes  lyriques;  ainsi  VOrestie,  déjà 
traitée»  dit-on,  par  un  lyrique  (d'ailleurs  inconnu)  du  nom  de  Xan- 
thos  (Athénée,  XII,  p.  512,  F).  —  Pisandre  de  Rhodes  semble  avoir 
été  une  des  sources  où  Stésichore  avait  trouvé  quelques-unes  des  for- 
mes les  plus  nouvelles  de  ses  récita.  Cf.  Strabon,  XV,  p.  688  (la  peau 
de  lion  dliéraclès),  Athénée,  XI,  p.  469,  G  (la  coupe  da  soleil). 

5.  Du  moins  sans  mythes  héroïques.  Nous  verrons  plus  loin  que 
Stésichore  y  trouva  des  mythes  champêtres. 


STÉSIGHOt^E  dâi 

récits,  d*une  grande  liberté  :  un  poète  grec  n'était  jamais 
enchaîné  par  la  tradition  établie.  On  sait  que  Stést- 
chorc,  après  avoir,  dans  un  de  ses  hymnes,  raconté 
les  méFaits  d*Héiène,  l'avait  disculpée  dans  sa  Palinodie 
on  racontant  une  autre  légende,  celle  de  ses  voyages  en 
Egypte  alors  que  son  fantôme  avait  suivi  Paris  à  Troie. 
Et  le  poète,  loin  de  chercher  à  effacer  cette  contradiction, 
y  insistait  ^  Il  avait  aussi  été  le  premier,  suivant  le  scho- 
liaste  d*Apollonios  de  Rhodes,  à  représenter  Athéné 
s'élangant  tout  armée  du  front  de  Zeus  ^.  On  lui  attribue 
également  l'origine  des  récits  relatifs  aux  voyages 
d*Énée  en  Occident  '  :  il  avait  sans  doute  suivi  en  cela 
quelque  modification  locale  de  la  légende  d'Énée.  On 
pourrait  citer  d'autres  exemples  analogues  ^  Il  puise 
donc,  en  somme,  dans  le  trésor  déjà  si  riche  des  légen- 
des devenues  littéraires,  mais  il  les  traite  avec  liberté, 
tos  remaniant  de  toutes  façons,  soit  d  après  des  tradi- 
tions orales  recueillies  de  ville  en  ville,  soit  au  gré  do 
sa  fantaisie.  11  les  renouvelle  d'ailleurs  par  l'expression; 
car  il  les  traite  en  poète  lyrique  et  avec  l'originalité 
propre  do  sa  nature. 

Le  lyrisme,  quand  il  raconte  des  mythes  épiques,  ne 
le  fait  pas  de  la  môme  manière  que  l'épopée.  D'abord,  il 
faut  qu'il  les  rattache,  au  moins  par  quelques  mots  d'in- 
troduction ou  d'épilogue,  à  la  circonstance  particulière 
qui  provoque  les  chants  du  poète.  C'est  ainsi  que  Stési- 
chore  parlait  quelque  part  de  la  ville  d'Hîmère,  du  fleuve 
qui  lui  donnait  son  nom  et  de  la  manière  dont  le  cours 
de  ce  fleuve  se  bifurquait  ^  Ce  morceau  était  peut-être  au 
début  d'un  hymne,  avant  le  récit  mythique.  Un  autre 

!.  Fragm.  32. 

2.  Fragm.  63. 

3.  Table  iliaque  (Baumeister,  Denkmàler  d,  Klass,  AlUrth.,  p.  716). 

4.  Cf.  Flach,  p.  338-340;  Nageotte,  p.  293-294. 

5.  Fragm.  65  (cf.  Bergk  sur  ce  passage).  .        • 

Hi«t.  de  la  Litt.  gracqne.  »  T.  II,  91 


^23  GHAPIXaE  yj.r-  LYRISME  CHORAL 

.1  .'  •  -     ■   .  ■  ■ 

passagQ,  lu  fjragincntdo  \sl.  Palinodie,  nous  f^U  voir  aussi 
que  lé  plus  impersonnel  des  poètes  lyriquea  l'était  moins 
qu'un  poète  épîque  :  il  discute;  il  entre  en  lîce  : 

V  Non,  ca  dUoours  n'est  pas  vrai;  non,  tu  n'es  pas  montée 
ipr  les  vaisseaux  bien  garnis  de  rames;  ncOy  ta  n'es  pas  venaa 
vers. la  ciladellede  Troie. 

Kojus  Ybità  bien  loin  du  ton  do  l'épopée.  Mais  ce  sont  là 
de$  détails.  II  y  avait  certainement  une  difTérence  con- 
tinue et  profonde  dans  le  mouvement  mémo  du  récit, 
dans  le  choix  des  tableaux,.dans  la.couleur.  Otfried  MQller. 
justement  pénétré  de  cette  idée,  a  peut-être  tort  d'en 
chercher  des  preuves  dans  ce  qui  reste  de  Slésichore  *  : 
ce.  reslç  C3t  trop  peu.  Mais  le  fait,  en  soi,  ne  saurait  faire 
douté.  Un  récit  lyrique  ne  peut  offrir  les  tranquilles  dé^ 
tours  de  Tépopée»  sa  fluidité  transparente  et  toujours 
éofale.  \\  y  a  du  Pindare  chez  tout  poète  lyrique,  c'est-à- 
dire  des  élans  rapides  et  hardis,  un  art  nécessaire  de 
négliger  renchaînemcnt  prosaïque  et  de  voler  d'un  coup 
çl*aile.vcr8  l'idée  brillante,  pathétique,  musicale»  Qu'on 
diminue  la  dose  de  pindarîsme  tant  qu'on  yoûdra,  fl  faut 
gu'il  en, reste  quelque  chose.  Nous/ pouvons  affirmer  à 
priori  que  Stésichore  avait  dû  se  soumettire  à  cette  loi; 
nous  ne  pouvons  plus  en  trouver  la  preuve.dans  ses  trop 
rares  fragments., 

.  Nous  connaissons  un  peu  mieux  chez  lui  ce  qui  est  à 
proprement  parler  le  tissu  même  du  style,  c'est-îi-dire  le 
détail  du  dialecte,  le  choix  des  mots  et  d(*s  imâgesi  le 
tour  de.  la  phrase.  —  Stésichore  écrit  en  doriçn>  mais 
son  dialecte  est  évidemment,  quant  aux  formes  gramma- 
ticales', beaucoup  moins  près  du  langage  parlé  que  ne 
Tétait  celui  d'Alcman  :  ce  n'est  ni  le  langage  d'Himète, 

ni  celui  de  Catane,  ni  celui  d'aucune  ville  grecque;  c'est 

/    •    ■  .  \  .•    ■    .'     -.•-•■  .•-•.•■';■; 

1.  T.  II,  p.  155-158  dejalrad.  française.  Cf.  Bergk,  Gr.  JUT.,  t.*.  . 
p.  291-292.  /       :  • 


STÉsiCHORE  32B 

f  re&quo  celui  de  l'épopée,  avec  quelques  formes  aoriDn>* 
nés  qui  s*y  mèleoi  pour  donner  au.  poème  l'accent  mo- 
derne et  lyrique.  —  Il  en  est  du  vocabulaire  comme  des 
formes  grammaticales.  A  chaque  instant,  malgré  la  briè- 
veté des  fragments  qui  subsistent,  une  épithète,  une  lo^» 
cution  consacrée,  une  alliance  de  mots  font  songer  & 
Homère.  -7  Le  caractère  général  de  son  style  était  une 
ampleur  noble  et  facile,  non  sans  un  peu  de  surabon- 
dance parfois.  Son  style' étuit  riche  en  épîthètosf  *;  celd 
lui  donnait  de  la  douceur  et  de  l'éclat,  au  défriment "peut^ 
être  de  la  force.  S'il  avait  su  se  borner,  dit  Quintiliën,  il 
eût  été  l'égal  d*Homère  '.  C'est  toujours  Homère  qui  se 
présente  à  la  pensée  des  critiques  anciens  comme  le 
terme  de  comparaison  naturel  quand  il  s*agit  db  juger 
Stésichorc.  Oiéjà  Simonide  associait  ces  deux  noms  '.Il 
est  le  plus  homérique  des-  poèleë,  dit  Tauteur  du  traité 
du  Sublime  *.  L'âme  d'Homère  est  venue  habiter  en  luf: 
dit  Antipater  de  Sidon  dans  une  épigramme  ^  Il  a  porté 
sur  sa  lyre,  selon  le  mot  célèbre  de  Quintiliën,  le  fardeàU 
do  l'épopée  ^.  Il  est  à  ia  hauteur  des  plus  grands  sujets] 
il  sait  garder  aux  héros  qu'il  met  en  scène  leur  noblesse 
naturelle  ^.  En  tout,  c'est  un  Homère  lyrique,  brillant  el 
magnifique,  mais  ihoins  sobre  parfois  et  moins  fort  que 
l'autour  de  VIliade  et  de  V Odyssée.  '      * 

Le  morceau  le  plus  étendu  qui  ndiis  reste  des  Bymnei 
de  Stésichore  comprend  six  vers;  c'est  le  passage  où  il 
est  question  de  la  coupe  d  or  dans  laquelle  le  soleil  na- 
vigue à  travers  l'Océan  pendant  la  nuit,  et  à  l'aide  dé 

1.  Hermogène,  Ilep^  Ifisôiv,  II,  4,  p.  322  (Walz). 

2.  Quintiliën.  X,  4,  62. 

3.  Simonide,  fragm.  53.  * 

4.  Pseiido-Longin,  c.xiir,  3. 

5.  Anthol.  Palat.,  Vil,  75.  Cf.  IX,  184  :  ...  *0|iT)pixbv  8ç  t'  iàitb'  f£U|î« 
—  ë<nctt<Tac  olxetoïc,  StY^o'{xo(i\  Iv  xa|iaTOiç.        *  '  '  ;'^ 

6.  QuintUien,  ibid, 

7.  Quintiliën,  ibid,;  Demys  d'Halic,  Jugement  des  anc,  7.'     '  ' 


324  GHAPIÏJlE  Vî.  —  LYRISME  CHORAL 

laquelle  Héraclès  était  allé  chercher  les  bœufs  de  Géryon  : 

Hélios,  fils  d'Hypérion,  monta  dans  la  coupe  d*or,  aûn  d'ar- 
river, par  delà  rOcéan,  jusqu'aux  abîmes  sombres  de  la  nuit 
sacrée,  vers  sa  mère,  vers  son  épouse  qu'il  avait  eue  vierge 
encore  et  vers  ses  chers  enfants;  de  son  côté  le  ûls  de  Zeus,  à 
pied,  marcha  vers  le  bois  qu'ombrageaient  d'épais  lauriers  ^ 

Lo  passage  est  beau,  avec  ses  épithëtes  épiques  et  sa 
tranquille  noblesse  :  ce  n'est  là,  malgré  tout,  qu'un  échan- 
tillon bien  insuffisant  do  cette  poésie  qui  rappelait  TUiade 
et  où  les  héros  figuraient,  dit-on,  avec  leur  grandeur  et 
leur  dignité. 

A  côté  des  Hymnes  épiques,  Stésichore  avait  composé 
d'autres  œuvres.  Une  mention  sommaire  d'Athénéo  nous 
apprend  qu'il  avait  fait  des  péans,  de  ceux  qui  se  chan- 
taient à  table  après  le  repas  ';  c'est  tout  ce  que  nous  en 
savons.  On  lui  a  quelquefois  atlribué  aussi  des  épitha- 
lames  ^  ou  des  fables  ^,  mais  ces  opinions  ne  reposent 
que  sur  des  méprises  avérées.  Une  question  plus  délicalCf 
au  contraire,  et  plus  intéressante,  est  soulevée  par  des 
témoignages  très  explicites  sur  certains  sujets  que  Sté- 
sichore avait  traités. 

Élien,  racontant  quelque  part  l'histoire  de  Daphnis 
devenu  aveugle  en  punition  de  son  infidélité  à  la  nymphe 
qui  l'aimait,  ajoute  :  «  Celte  aventure  adonné  naissance 
aux  chants  bucoliques,  qui  ont  pour  sujet  la  cécité  do 
Daphnis;  on  dit  que  Stésichore  dllimère  fut  le  premier 
auteur  do  celte  sorte  de  chants  ^  »  Faut-il  conclure  do 

1.  Fragm.  8. 

2.  Athénée,  VI.  p.  250,  B. 

3.  Cf.  Bergk,  note  sur  lo  fragm.  31. 

4.  Cf.  Bergk,  Poet,  lyr.  gr.,  p.  233  (4«  éd.).  —  La  fable  du  Cheval 
qai  veut  se  vengjr  du  Cerf  avait  été  racontée  peut-être  par  Stési- 
chore aux  habitants  d'Iiimère,  mais  ne  formait  pas  une  œuvre  lit- 
téraire distincte. 

5.  Êlien,  tiiât.  var.,  <X,  18  (tt);  ToiauTY^c  i&cXoicoib;  dhcap^aoOac). 


STÉSIGflORIi  325 

là  que  Stésichoro  eût  composé  des  bucoliques  à  la  façon 
de  celles  de  Théocrite?  Evidemment  non.  Il  résulte  seule- 
ment de  ce  passage  que  Slésichore  avait  raconté  quelque 
part  la  légende  de  Daphnis,  qu'il  Tavait  introduite  dans 
le  cercle  des  mythes  littéraires,  et  qu'il  fut  ainsi  comme 
le  premier  ancèlre  des  poètes  bucoliques.  Quant  à  savoir 
dans  quelle  sorte  de  poème  il  avait  parlé  de  Daphnis, 
c'est  aujourd'hui  impossible.  II  est  cependant  probable 
que  ce  n'était  pas  incidemment  dans  un  de  ses  grands 
hymnes  héroïques,  mais  plutôt  dans  quelque  poème  sé« 
paré,  spécialement  consacré  à  ce  sujet  :  on  s'explique 
mieux  ainsi  le  souvenir  si  vif  laissé  par  le  récit  do  Sté- 
sichoro. Rien  n'empêche  d'ailleurs  que  ce  poème  ne  s'ap- 
pelât un  hymne;  car,  si  la  plupart  des  hymnes  de  Slési- 
chore traitaient  des  sujets  épiques,  il  n'est  paii  prouvé 
qu'il  en  fût  de  même  pour  tous. 

Une  question  analogue  se  présente  à  propos  de  trois 
autres  sujets  traités  par  Stésichore  dans  des  poèmes  dont 
l'appellation  exacte  reste  douteuse.  Ces  trois  récits  sont 
de  véritables  contes  ou  romans.  L'un,  rapporté  dans  un 
poème  dont  on  ne  nous  dit  pas  le  titre,  était  l'histoire 
d'un  homme  qui,  ayant  sauvé  un  aigle  et  un  serpent,  fut 
à  son  tour  sauvé  par  l'aigle  K  Ce  n'était  peut-être  là  qu'un 
épisode  de  quelques  vers  dans  un  poème  étendu.  Les  deux 
autres  récits,  plus  célèbres  et  plus  importants,  emprun- 
taient leur  titre  aux  deux  héroïnes  dont  ils  retraçaient  les 
amours  et  les  aventures,  Rhadiné  *  et  Kalycé  '.  Kalycé 
était  une  jeune  fille  amoureuse  d'un  jeune  homme  nommé 
Évathlos;  elle  demandait  à  Aphrodite  de  favoriser  son 


4.  Êlien,  Uist.  des  Anim.,  XVII.  37.  —  Welcker  (Kleine  Schrifien, 
t.  I,  p.  213)  tient  ce  récit  ponr  apocryphe,  sans  apporter  à  l'appui 
de  son  opinion  des  preuves  bien  décisives. 

2.  Strabon,  VIII,  p.  347;  Pausanias,  VII,  5,  13  ;  fragm.  44  de  Sté- 
sichore. 

3.  Athénée,  XIV,  p.  619,  D;  fragm.  43  de  Stésichore; 


§96  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

mariage;;  dédaignée»  par  Évalhlos^  elle  se  précipitait  du 
roeher  de  Leuca^ç.  Rhadinéf  aimée  d*ua  tyran  de  Co^ 
rinthe,  lui  avait,  été  livrée;  son  cousin,  qui  laimait  aussi, 
>^nait  la  chercher  à  Gorinlho,  mais  le  tyran  les  faisait 
périr  l'un  et  l'autre  et  renvoyait  leurs  cadavres  à  Samos, 
leur  patrie;  puis,  pris  de  repentir,  il  les  faisait  revenir 
pour  leur  donner  la  sépulture.  Ce  sont  là,  comme  on  le  voit, 
de  véritables  romans  d'amour,  du  genre  do  ceux  qui  firent 
plus  tard,  sous  la  forme  prosaïque,  les  délices  de  la 
Grèce.  Slésicliore  les  avait  racontés  sous  la  forme  lyri-* 
que.  Pour  le  fond,  ces  poèmes  étaient  assez  différents  des 
hymnes  héroïques.  S'ensuit-il  qu'il  faille  y  voir  fiutre 
chose  que  des  hymnes?  Ce  n'est  pas  certain.  Le  poète  qui 
avait  eu  l'idée  de  transporter  dans  l'hymne. l'épopée  hé- 
roïque avait  peut-être  fait  un  pas  de  plus  et  placé  dans 
le  même  cadre  une  sorte  d'épopée  romanesque  et  fami- 
lière*: c'était  son  Odijssée  après  son  Iliade.  Les  anciens 
qui  parlent  de  ces  poèmes  les  appellent  simplement  des 
chants,  des  odes.  Si  ce  n'étaient  pas  des  hynines  (en  un 
sens,  nouveau  et  plus  large  de  ce  terme),  on  ne  voit  guère 
à  quel  aulrc  des  genres  classiques  et  définis  cette  sorte 
de  récits  pouvait  mieux  convenir.  Les  titres  de  ces  ou- 
vrageç,  formés  d'un  nom  propre  comme  pour  r^feVène,  le; 
Kyaios  ouïe  Cerbère,  conduisent  à  la  mêmç  conclusion. 
Athénée  dit  que  le  poème  de  Kalycé  était  chanté  par  des 
femmes.  Nous  ne  savons  pas  à  quelle  occasion  :  ^e  dé- 
nouement funeste  semble  exclure  l'idée  de  toute  fête 
relative  à  un  mariage;  mais  on  peut  imaginer  plus  d'une , 
circonstance  (peut-être  quelque  fête  d'Aphrodite)  où  ce 
genre  de  récit  eût  été  de  mise.  Quant  à  la  source  de 
ces  récits,  elle  était  sans  doute  dans  la  tradition  orale. 
Pour  l'histoire  do  Daphnis,  qui  appartient  à  la  mytho- 
logie locale  et  populaire,  c'est  de  toute  évidence.  Pour  les 
au treà,  c'est  très  vraisemblable  :  les  aventures  de  Rha- 
diné  et  de  Kalycé  ont  l'air  de  ces  vieux  contes  qui  se 


STÉSIGHOR^  ii     ..  ^2^ 

I  t  ■  •  *    ■  f       <^  •       w 

\        -  •     '  *     .  .  .  .        ■  ' 

répètent  do  bouche  en  bouche,  mais  qui  risquent  de  dis- 
paraître sans  laisser  de  tracer,  si  quelque  artiste  rie  les 
ipcciicille  et  ûe  les  rend  immortels  *.  — .Quelle  que  soit, 
au  point  de  vue  d'une  classification  rigoureujsé,  là  place 
exacte  de  ces  chants  lyriqueâ  daj)s  l'ensemble  des  poëmecr 
de  Stésichore,  on  voit  qu'ils  complètent  d'une  manière 
intéressante  l'idée  que  nous  devons  nous  îaîfè  de  son 
génie.  Ciétait  un  amateur  do  beaux  récits,  un  curieux  dé 
légendes  ^e  toute  sorte.  Il  né  s*én  tient  pas  aux  mythes' 
héroïques  :  il  aime  à  se  rapprocher -dé  là  vie  quotidienne 
et  familière.  Les  sentiments  tendres,  les  souffrances 
d'amour  ont  pour  lui  un  vif  attrait^.  Jene^sais-si  Athé- 
née avait  raison  de  dire  qu'il  était  de  nature  très  amou- 
reuse '  :  en  tous  cas,  il  fut  le  premier  après  Alcmao  à 
donner  droit  de  cité  dans  le  lyrisme  chôral.à  de  longs» 
récits  fondés  sur  ce  thème.  .  .  î 

La  gloire  de  Stésichore  fut  grande.  Le  vers  de  Simonide 
cité  plus  haut,  où  son  nom  est  mis  à  côté  de  celui  d'Ho-: 
mère,  suffirait  à  le  prouver.  Athènes  le  lut  beaucoup  ;  des 
morcQaux  de  ses  poèmes  étaient  chantés  dans  lesrepa& 
en  guise  de  scolies  ^;  Euripide  s'inspirait  de  ses  récits  ^^ 
et  Ari$tophanc  le  parodiait*;  Polygnotc,  dans  ses  poin- 
tures de  la  Lesché,  reproduisait  des  scènes  do  la  prise 
d'Ilion  ^  Enfin,  jusque  dans  la  décadence  de  l'antiquité,  la 

i.  Comparer  dans  Alhén^  {loc.  cit.),  Thistoire  d*ÊriphanÔ8  et  de 
Ménalque,  et  le  poème  pastoral  oCi  Ëriphanès  chantait  ses  douleurs. 
Ce  poème  était  sans  doute  une  chanson  populaire  fort  ancienne  et 
anonyme;  comme  on  n'en  savait  pas  Tauteur*  on  l'attribuait  à  ËrjL- 
phanès  lui>iïiôme.  - 

2.  M.  Sittl  (p.  306)  remarque  justement  que*  sur  les  douze  titrfes* 
d'hymnes  héroïques,  quatre  rappellent  des  noms  de  femmes  et  des 
histoires  d'amour  (Europie,  Eriphyle,  Hélène^  Skylla),  * 

3.  Athénée,  XIII,  p.  601,  A  ;  Ou  (jieTpta);  èpcoTixb;  Yev^piîvoc. 

4.  Eupolis,  fragm.  139  (Kock)  ;  cf.  Athénée,  XIV,  p.  638,  E, 

5.  Dans  son  Hélène,  en  particulier,  où  il  suit  la  tradition  de  la  Pa-K 
linodie,  .  .       .! 

6.  Pat>,  797-800.  . .:...J 

7.  Pausanias,  X,  26.  1  ;  27,  2. 


328  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

Table  Iliaque  citée  plus  haut  montre  l'influence  do  Sté- 
sichore  toujours  vivante  et  le  souvenir  de  ses  récits  assez 
présent  pour  qu'on  songe  à  l'illustrer  par  une  série  de 
bas-reliefs  K  Mais  son  influence  sur  le  lyrisme  choral  en 
particulier  fut  immense.  Il  lui  enseigna  la  grandeur;  il  lui 
donna  le  souffle  épique,  l'art  de  puiser  la  poésie  à  pleines 
mains  dans  le  trésor  des  antiques  légendes,  et  il  mit  entre 
les  mains  des  Simonide  et  des  Pindare,  par  ses  réformes 
métriques  et  musicales,  un  instrument  approprié  &  la 
grandeur  de  leur  inspiration. 

^  2.  Ibygos;  apparition  de  l'encomion. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  le  poème  des  Funérailles 
de  Pélias  était  attribué  dans  lantiquité  tantôt  à  Stésichore, 
tantôt  à  Ibycos.  Souvent  aussi  ces  deux  noms  sont  rap- 
prochés l'un  de  l'autre  paries  grammairiens  à  propos 
de  quelque  délail  de  style  ^  Il  est  permis  d'en  conclure 
qu'il  y  avait  entre  eux  une  sorte  d'affinité  intellectuelle. 
Ibycos  dut  certainement  beaucoup  à  Slésichore.  Il  est 
d'ailleurs  mal  connu,  etles  divergences  les  plus  profondes 
divisent  sur  une  foule  de  points  tous  ceux  des  critiques 
modernes  qui  ont  essayé  de  suppléer  au  silence  des  textes 
par  des  inductions  et  des  conjectures  '.  Nous  tâcherons 
de  conjecturer  le  moins  possible. 

Ibycos  était  né  à  Rhégium,  colonie  éolo-dorienne  de 
la  Grande-Grèce.  Il  appartenait  donc  par  sa  naissance  à 
la  même  partie  du  monde  grec  que  Slésichore.  Son  père 
s'appelait  Phytios^.  Suivant  une  tradition  douteuse,  Ibycos 

1.  Baumeister,  Denkmàler,  etc.,  p.  716. 

2.  Cf.  fragm.  79,  91,  94  de  Slésichore. 

3.  Schneidewin,  dans  son  édition  d'Ibycos:  Welcker,  KleineSchrif- 
ien,  I.  220  et  suiv.;  Otfried  Muller;  Bergk;  Flach,  etc. 

4*  Sui  las,  V.  "ISuxo;.  On  lit  dans  la  mémo  notice  que  d'autres  lo 
disaient  ûls  de  u  Polyzélos,  l'historiographe  Messénien  »,  et  d'autres 


IBYGOS .  329 

aurait  refusé  la  tyraonioquo  ses  concitoyens  lui  oiTraient 
et  aurait  quitté  Rhégium  pour  échapper  à  leurs  ins- 
tances  ^  Il  est  certain  du  moins  qu'il  passa  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie  hors  de  sa  patrie,  et  surtout  à  Samos. 
C'est  le  père  du  tyran  Polycrate,  suivant  Suidas,  qui  Ty 
avait  fait  venir  vers  560.  Comme  la  tyrannie  do  Polycrale, 
d'après  la  plupart  des  historiens,  doit  être  placée  entre  533 
et  522,  et  qu'Ibycos  fut  un  des  poètes  favoris  de  cette  cour 
brillante,  il  devait  être  alors  assez  âgé,  si  la  date  indi- 
quéo  par  Suidas  pour  son  arrivée  dans  Tile  de  Samos  est 
exacte;  mais,  à  vrai  dire,  on  ne  peut  guère  s'y  fier  ^. 
Quoi  qu'il  en  soit, il  semble  qu'il  atteignit  un  âge  avancée 
Sa  mort  a  suscité  une  légende  célèbre.  On  racontait  qu'il 
fut  attaqué  par  des  voleurs,  et  que  des  grues  passaient 
alors  au-dessus  de  lui.  «  Ces  grues  me  vengeront,  »  dit-il. 
Les  voleurs,  à  quelque  temps  de  là,  étaient  dans  la  ville, 
lorsque  l'un  d'eux,  voyant  passer  dans  le  ciel  un  vol  do 
grues,  dit  à  son  voisin  :  <  Voilâtes  vengeurs  d'ibycos.  » 
Le  propos  fut  entendu  et  fit  arrêter  les  meurtriers.  La 
légende  apparaît  pour  la  première  fois  fort  tard  *  et  ne 
mérite,  bien  entendu,  pas  plus  de  créance  que  beaucoup 


encore  de  Kerkos.  Ce  Polyzélos  est  inconnu.  M.  SitU  suppose  que 
ces  noms  viennent,  commo  tant  d'autres,  do  la  comédie  attique. 

1.  Diogônien  (Corpus  parœmiogr.  graecorum^  II,  71)  cite  ce  proverbe  : 
'Apxa'.6T£po;  *I6'jxou  •  outo;  yàp  Tvpavveîv  îyvajjievo;  dcwEÎTjjiTjdev,  Cf. 
Wefcker,  Klein^  Schriften,  I,  p.  105. 

2.  Dans  deux  fragments  d'ibycos,  on  trouve  des  allusions  à  des 
événements  contemporains,  mais  qui  n'éclaircissentpas  grand'chose. 
Dans  Tun  (fragm.  20],  il  nomme  c<  Kyarés,  le  général  des  Mèdcs  ». 
S'agit-il  de  Cyaxare,  ou  de  Gyrus,  ou  de  tout  autre?  Ailleurs 
(fragm.  2i),  il  parle  de  la  digue  récente  par  laquelle  Ortygie  (à  Syra- 
cuse) a  été  reliée  au  continent.  Comme  on  ignore  la  date  de  cette 
construction,  il  n'y  a  rien  à  tirer  de  là. 

3.  Platon,  Pannénide,  p.  137,  A. 

4.  Dans  une  épigramme  d'Antipater  de  Sidon  (Anthol.  Palat  ,  VII, 
745). 


830  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

d'autres  bistoircs  du  môme  genre  ^  La  yillè  dellhégium 
monlrait  un  cénotaphe  d'Ibycos*. 

Les  poésies  dlbycos  formaient  sept  livres'.  Iliious  on 
reste  à  peine  quarante  vers  entiers.  Comme^  d*autre  part, 
les  indications  des  anciens  sont  rares  et  vagues,  où  por* 
tentsur  des  détails,  nous  le  connaissons  assez  mal..  Oo  ne 
6ait  même  pas  avec  certitude  à  quels  genres  ses  poésies 
appartenaient.  Si  l'on  songe,  pourtant,  que  les  Ftméraillès 
de  Pélias  hii  étaient  parfois  attribuées,  et  qu*ea  outre  il 
est  très  souvent  cité  pour  des  détails  de  mythologie  ra* 
contés  dans  ses  poèmes.,  on  sera  conduit  naturellement  à 
croire  qu'il  avait  dû  composer,  entre  autres  ouvrages  j  des 
hymnes  épicolyriques  dans  le  goût  de  Stésichore.  Cetto 
opinion  a  été  exprimée  pour  la  première  fois  par  Schnci-* 
dewin.  On  objecte  à  cela  que  le  petit  nombre  des  livres 
laissés  par  Ibycos  exclut  l'idée  de  ces  longs  poèmes  lyri- 
ques dont  un  seul  pouvait  former  plusieurs  livres.  L'ob- 
jection ne  serait  vraiment  forte  que  s*il  était  prouvé  qu'un 
hymne  héroïque  ne  pût  être  court.  On  objecte  aussi  que 
les  anciens  ne  citent  jamais  les  poèmes  d'Ibycos,  comme 
ceux  de  St(^sichore,  par  un  litre  épique,  mais  simplement 
par  le  chiffre  du  livre.  Cela  prouve  simplement  qu'il  y 
avait  plusieurs  hymnes  dans  un  seul  livre.  Schneidewin 
suppose  que  ce  genre  de  poèmes  lyriques  devait  appar- 
tenir à  la  première  partie  de  la  vie  d'ibycos,  lorsqu'il  vi- 
vait à  Rhégium.  L'hypothèse  est  vraisemblable;  mais 
aller  plus  loin,  chercher  comme  Ta  fait  le  savant  éditeur, 
à  retrouver  le  titre,  le  sujet  et  presque  le  plan  de  ces 
poèmes  perdus  et  problématiques,  c'est  évidemment  dé- 
passer la  mesure  des  conjectures  permises. 

i.  On  a  cherché  l'origine  de  cette  légende  ;  elle  vient  peut-Mre  du 
nom  môme  d'Ibycos,  rapproché  du  mot  lêjÇ,  qui  désignait,  dit-oUi, 
une  sorte  d'oiseau  criard  (opvt;  xpaxT'.x6;,  dit  VElymolog,   Magn.^  v. 

"16'.;). 

2.  Anlhoi,  Palal.,  VII,  714. 

3.  Suidas,  s.  v. 


,         .  IBYQOS  .  331 

Ouoi  qu'il  "CQ  SQÎt,  d'ailleurs,  Ibycos  avait  çompo36  d'au- 
tres sprtes  de  poèmes.  Le  souvenir  qu'il  avait  laissé  dans 
Taotiquité  était  surtout  celui  d^un  chantre  de  l'amour,, 
d^un  admirateur  passionné  de  Id  beauté  des  jeunes  genâ  K 
Cicéron^  après  avoir  rappelé  Tardeur  amoureuse  d'Alcéb 
ot  d'Anacréon,  dit  qu'Ibycos  l'emportait  encore  sur  eux  2. 
Suidas  résume  là  tradition  courante  en  disant  dans  sa 
notice  qu'Ibycos  avait  été  très  sujet  au  délire  do  Tarnour  ^. 
On  rapprochait  souvent  son  nom  de  celui  d'Anacréon.  Il 
est  clair  que,  sinon  les  plus  nombreuses,  du  moins  les  plus 
célèbres  de  ses  poésies,  et  en  particulier  celles  qu'il  avait 
composées  à  la  cour  de  Polycrate,  roulaient  principalement 
i^ur  le  thème  de  Tamour.  A  cause  de  cela,  les  critiques 
ont  eu  longtemps  l'habitude  de  ranger  Ibycos,  avec  Ana-; 
créon,  à  la  suite  des  Lesbiens,  parmi  les  maîtres  de  la 
poésie  personnelle  et  monodiquo.  Aujourd'hui  encore, 
quelques  savants,  tout  en  admettant  qu'il  avait  composé 
d'abord  des  hymnes  à  la  façon  de  Stésichore,  croient 
qu'il  s'attacha,  dans  la  seconde  partie  de  sa  vie,  h  la  poé- 
sie monodique  \  C'est  fort  invraisemblable.  Il  suffit  de, 
parcourir  les  fragments  qui  nous  restent  de  ses  œuvres 
pour  être  sûr  que  c'étaient  des  poèmes  destinés  à  être 
chantés  par  des  chœurs  :  la  nature  des  vers  et  leur  en- 
chaînement ne  laissent  aucun  doute  à  ce  sujet  ;  même 
dans  les  fragments  dont  l'accent  est  le  plus  personnel, 
on  reconnaît  la  grande  strophe  chorale  telle  que  Stésichore 
l'avait  créée;  ce  n'est  point  du  tout  là  le  procédé  des  Les- 
biens  et  d'Anacréon.  S'il  était  vrai  qu'Ibycos  eût  com- 
posé des  chansons  proprement  dites,  il  faudrait  admettre 


i.  Cf.  An.   thol.  palai.,  IX,  184:  ...  *118y  t€  wiiOoOc,  —  *I6jxe,  x«l 
7cat8a>v  âv6oc  â(iTi<Tâ[tev£. 

2.  Maxime  vero  omnium  flagrare  amore  Rheginum  Ibycum  appa- 
rat ex  scriptis  {TuscuL,  IV,  33,  74). 

3.  'Ep(DTO(jLavé(7TaTo;  Tcepl  (leipâxia. 

4.  Flach^p.  605  et  608. 


332  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

qiio  nous  n'en  avons  gardé  aucun  vestige.  La  chose  ne 
serait  pas  impossible,  mais  rien  ne  nous  induit  à  croire 
que  ces  chansons,  dont  il  ne  reste  rien,  aient  jamais 
existé.  II  y  a  môme  des  raisons  do  se  représenter  les  poé- 
sies amoureuses  dlbycos  sous  une  autre  forme. 

Un  scholiaste  ^  mentionne  une  ode  qu*il  avait  adressée 
à  un  certain  Gorgias,  et  où  se  trouvaient  racontés  les 
mythes  de  Ganymède  enlevé  par  Zeus  et  de  Tithoa  enlevé 
par  TAurore.  Il  est  dirCcile,  ou  pour  mieux  dire  impossi- 
ble, de  découvrir  aujourd'hui  la  signification  précise  et 
particulière  de  ces  mythes,  mais  le  sens  général  n'en  est 
pas  douteux.  L'un  et  l'autre  sont  des  récils  d'amour,  et 
Tode  tout  entière  était  un  éloge  amoureux  de  Gorgias. 
Ibycos,  par  conséquent,  mêlait  des  récits  mythiques  à 
des  chanls  d'amour.  Il  ne  faisait  pas  de  courtes  chansons 
à  la  façon  de  Sappho  et  d'Anacréon  :  il  composait  d'am- 
ples poésies  chorales  où  l'expression  des  sentiments  per- 
sonnels laissait  place  à  des  mythes  appropriés,  et  qui 
devaient  ressembler  beaucoup  à  certaines  odes  de  Pin- 
dare.  Ces  hymnes  amoureux  étaient  déjà  des  encomia^ 
des  compositions  élogicuscs  du  genre  de  celles  qui  de- 
vaient bientôt  après,  avec  Simonide  et  avec  Pindare,  ob- 
tenir une  si  haute  fortune.  Ibycos  n'était  un  imitateur  ser- 
vile  ni  de  Stésîchore  ni  des  Lesbiens  ;  sous  l'inspiration 
des  circonstances,  il  avait  rapproché  les  deux  maniè- 
res ;  il  les  avait  fondues  dans  un  art  nouveau,  avant  tout 
brillant  el  mondain,  parfois  magnifique,  où  le  mythe 
venait  orner  et  agrandir  l'expression  des  sentirpents 
môme  passionnés.  La  cour  de  Polycrate  était  un  thé&tro 
&  souhait  pour  ce  genre  de  poésie.  L'innovation  eut  tant 
de  succès  que,  dès  la  génération  suivante,  tous  les  po- 
tentats du  monde  grec  voulurent  avoir  des  fêtes  sembla- 
bles et  que  le  genre  de  Vencomion  se  trouva  créé.  Co 

1.  Scliol.  d'Apollonius  de  Rhoies,  III,  158;  fragm.  30  d'Ibycos. 


IBYGOS  833 

qu'était  ce  genre,  nous  n'avons  pas  à  le  dire  en  détail 
pour  le  moment;  cette  élude  viendra  plus  à  propos  quand 
nous  rencontrerons  des  documents  tout  à  fait  incontes- 
tables et  solides;  mais  on  ne  peut  guère  douter  que  l'ori- 
gine n  on  doive  être  cherchée  dans  l'œuvre  d'Ibycos. 

Ajoutons  que,  si  les  poésies  amoureuses  d'Ibycos  étaient 
des  poésies  chorales  et  d'apparat,  on  est  amené  à  se  de« 
mander  dans  quelle  mesure  elles  exprimaient  des  senti- 
ments vraiment  personnels  à  leur  auteur.  L'éclat  d'une 
représentation  publique  ne  comporte  guère,  semble-t-il, 
des  confidences  intimes,  et  d'ailleurs  c'est  surtout  Poly- 
crate  qui  devait  en  avoir  le  bénéfice.  Il  est  probable  que, 
dans  la  poésie  amoureuse  d'Ibycos,  il  y  avait  une  largo 
part  de  galanterie  générale  et  simplement  poétique,  et 
qu'il  était  quelquefois  l'interprète  d'autrui.  Cela  n'exclut 
d'ailleurs  ni  la  vivacité  du  langage  ni  une  sorte  d'ar- 
deur où  le  sentiment  esthétique  du  beau  tenait  la  pre- 
mière place. 

Parmi  les  fragments  de  ses  poèmes,  deux  seulement 
sont  assez  longs  (quoique  bien  courts  encore)  pour  laisser 
entrevoir  quelque  chose  de  sa  manière.  On  y  trouve  à  la 
fois  de  la  grâce  et  de  la  passion,  et  une  passion  qui  s'ex- 
prime avec  une  extrême  ardeur,  par  de  très  vives  ima- 
ges, mais  sans  aucun  de  ces  traits  particuliers  et  péné- 
trants qu'on  trouve  chez  un  Alcéo:  c'est  l'amour  en  gé- 
néral qu'il  semble  peindre  par  son  propre  exemple  plutôt 
qu'un  amour  présent  et  déterminé.  Il  y  a  même,  dans  l'ex- 
pression au  moins  de  ses  sentiments,  une  part  d*imitation 
littéraire,  car  il  se  souvient  de  Sappho  :  dans  quelle  me- 
sure son  amour  est-il  réel  ou  simplement  poétique,  nous 
ne  le  savons  pas. 

Au  printemps,  les  ponfmiers  Kydoniens,  arrosés  par  Veau 
des  rivières  dans  lo  frais  jardin  des  Nymphes,  se  parent  de 
verdure,  et,  à  Tombre  des  pampres,  la  jeune  grappe  grandis- 


334  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

snnte  fleurit  sur  la  vigne.  Pour  moivén  toute  saison*,  Ëros  mTe 
poursuit  ;  comnie  une  tempête  de  Thrace  enflammée  d'éclairs, 
il  s'élance  du  sein  de  Kypris,  chargé  de  brûlantes  furears,  et 
violent,  implacable,  il  tient  depuis  Tenfance  mon  cœur  asservie 
Ëros,  de  son  œil  noir,  lance  de  nouveau  un  regard  humide, 
et  p.ir  mille  tromperies  cherche  à  me  jeter  dans  '  les  filets 
inextricables  de  Kypris  :  mais  je  tremble  à  son  approche; 
comme  un  coursier,  jadis  vainqueur  aux  luttes  des  charë, 
touchant  enfin  à  la  vieillesse,  n'entre  plus  qu'à  regret  dansla 
carrière  où  rivalisent  les  rapides  attelages  K  .      . 

*  11  serait  téméraire  de  prétendre  caractériser  avec  pré- 
cision, sur  un  si  petit  nombre  de  documents,  le  style  et 
la  versification  dlbycos.  Quelques  traits  cependant  appa- 
raissent. .Les  mètres  sont  visiblement .  imités  de  Stési* 
chore  :  c*est  le  dactylo  qui  domine,  associé  parfois  aux  tro- 
chées et  aux  épitrites.  Il  en  est  de  même  du  dialecte,  qui 
est  un  dorien  mitigé,  semi-épique,  avec  un  léger  mélange 
peut-être  d'éolismcs^  dus  soit  à  l'imitation  des  Lesbiens, 
soit  à  L'origine  on  partie  éolienne  de  Rhégium.'  Le  style  est 
riche  en  épithètes;  il  a  quelque  chose  de  la  noblesse  de 
Stésichore,  avec  plus  do  vivacité  lesbienne. 

Entre  tous  les  poètes  lyriques  de.  la  Grèce,  Ibycos  est 
un  de  ceux  que  le  temps  a  le  plus  maltraités.  Cela  tient 
peut-être  à  l'inspiration  un  peu  étroite  do  sa  poésie,  enfer- 
mée presque  tout  entière  dans  l'encomion  amoureux,  et, 
qui,  après  avoir  eu  là  gloire  d'inaugurer  le  genre,  a  eu 
le  malheur  d*y  être  surpassée  par  des  génies  plus  variés 
et  plus  puissants,  mieux  servis  aussi  par  les  circons- 
tances. 


1.  Fragm.  i.  Le  texte  des  deux  derniers  vers  est  mal  établi;  je 
traduis  le  texte  de  Bergk.  —  Cf.  Sappho.  fragm. *42. 

2.  Fragm.  2. 

3.  0aXéOoi(7<Vy  fragm.  1;  èy^ipyj^iv,  fr»  7.  •,.... 

-  -  «       •  • 


L YRIBICE  GHOR AL  '  336 


•IV 


§    1.  SiMONIDB   DB   CÉOS. 

.  Avec  Simonidc  de  Céos,  nous  arrivons  à  l'Age  do  per: 
Tection  du  lyrisme.  Le  fond  et. la.  forme,  enrichis  par 
toutes  les  tentatives  précédentes,  sont  parvenus  h  leur 
plein  développement.  Une  ode  est  un  cadre  où  la  pensée 
grecque,  peu  à  peu  mûrie,  fait  entrer  à. la  fois,  d'une  ma- 
nièrj9  harmonieuse,  le  mythe  et  la  réalité,  la  fantaisie  et 
la  réflexion,  l'éclat  des  images  et  le  sérieux  de  la  mo- 
rale. Le  style  se  prête  avec  une  parfaite  docilité  à  rèxpres- 
sion  brillante  et  précise  de  toutes,  les  idées.  Le3  grandes 
réformes  musicales  sont  accomplies,  du  moins  pour  un 
temps  :  on  vit  sur  la  tradition  de  Stésichore.  Mais  on  ap- 
Jirend  à  en  mieux  user;  on  perfectionne  chaque  invention 
dans  le  détail;  la  strophe  est  maniée  avec  une  maîtrise 
inconnue  jusque-là;  elle  devient  plus  ample  et  plus  ma^ 
gnifique.  Simonide  est  un  de  ceux  qui  font  le  plus  poui^ 
cçt  achèvement  du  lyrisme  choral.  C'est  un  esprit  admi- 
rablement doué,  que  les  circonstances  favorisent.  Il 
excelle  dans  Télégie  comme  dans  le  lyrisn^e  proprement 
dit.  Il  connaît  tout,  s'intéresse  à  tout  :  on  lui  attribuait 
rinvention  de  la  mnémotechnie  *,  Tintroduction  de  let- 
tres nouvelles  dans  l'alphabet  *.  C'est  un  homme  de  sa- 
gesse pratique  et  de  raison,  un  conseiller  écouté  des 
puissants.  Il  est  à  la  fois  le  favori  des  princes  et  l'ami  des 
républiques.  Aux  yeux  de  la  génération  suivante,  il  reste 
comme  un  de  ces  poètes  de  bon  conseil  qui  ont  vraiment 
su  la  vie  et  qui  sont  les  maîtres  agréables  de  l'humanité. 
Simonide  naquit  à  Iulis,  dans  la  petite  Ile  ionienne  de 
Céos,  toute  voisine  de  l'Attique.  Il  était  61s  de  Léoprépès, 

1.  Quintilien,  XI,  2^  11  ;  Marbre  de  Paros,  1.  70. 

2.  Suidas,  y.  £t(i(ov{8Y|c.  «^ 


S3e  CHAPITRE  VI.  ^  LYRISME  CHORAL 

et  sa  naissanco  doit  être  placée  vers  556.  Ces  détails 
nous  sont  connus  avec  précision,  grâce  ^  une  épigramme 
dont  il  est  lui-môme  l'auteur  et  qu'il  composa  en  476,  à 
Tâge,  dit-il,  de  quatre-vingts  ans  *.  Une  tradition  re- 
cueillie par  Athénée  ^  raconte  que  les  habitants  de  Car- 
thdBa  (une  petite  localité  de  Céos)  avaient  un  temple  d*A- 
poUon  et  des  fêtes  oi^  Figuraient  des  chœurs  :  Simonide, 
disait-on,  avait  débuté  dans  son  métier  de  poète  lyrique 
on  dirigeant  les  chœurs  de  Céos.  Sa  réputation  se  répan- 
dit bientôt  hors  de  son  tle.  Quand  Hipparque,  le  fils  de 
Pisistrate,  se  mit  à  rechercher  les  artistes  et  les  poètes, 
Simonide,  alors  âgé  d'une  trentaine  d'années,  fut  un  de 
ceux  qui  vinrent  à  Athènes  ^;  il  y  rencontra  Lasos  d'Her- 
mioné  ^  et  Anacréon.  Le  meurtre  d'IIipparque  dispersa 
cette  troupe  brillante.  Simonide  se  rendit  alors  en  Thes- 
salie,  d*abord  à  Crannon  et  à  Pharsale,  chez  les  Scopades; 
plus  tard,  semble-t-il,  chez  les  Aleuades,  à  Larisse.  Il 
vécut  sans  doute  assez  longtemps  chez  les  Scopades^  car 
il  leur  avait  consacré  de  nombreux  poèmes.  Une  catas- 
trophe mal  déterminée,  probablement  la  chute  d'un  toit 
pendant  un  festin,  semble  avoir  presque  anéanti  cette 

i,  Fragm.  147: 

"^Ilp^sv  'ASst'îiavTo;  {l'âv  'AOtjvaloic'oT*  èv^xa 

'Avrio^U  ç'jXti  8aiSaXeov  xpiizoha' 
SîivoçtXo'j  lï  T'^jô*  uib;  *Ap:oT£''8T|;  l^^oprjYei 

TtîVTT^xovT*  àvSpôiv  xttXà  {ia6ôvTi  xopiù* 
à\L^\  S'.SxTxaXiY}  lï  Si[iu>vfdTj  eoicero  xvfioç 

ÔY^wxovtalTSi  7caiS\  AeuTcpiiceo;. 

Le  Marbre  de  Paros  (l.  64)  mentionne  un  autre  poète  du  nom  de 
Simonide,  qui  serait  le  grand-père  du  nôtre  :  mais  c'est  ]à,  selon  la 
juste  remarque  de  M.  Flacb,  une  erreur  analogue  à  celle  que  nous 
avons  rencontrée  plus  haut  dans  la  môme  chronique  relativement  à 
Slésichore  :  les  deux  Simonide  en  question  proviennent  da  dédouble- 
ment maladroit  d'un  personnage  unique. 

2.  Athénée,  X.  p.  450,  F. 

3.  Platon,  lappargue,  p.  223,  G  (jieycxXoi;  |ii(j6oÎc  xal  Itapoiç  icet6a>v). 

4.  Aristophane,  Guêpes,  1410  (A5t<T6;  icot'  ivTe«î6«<xx$  xal  2i|t(i>v{^c), 
et  le  scholiaste  sur  ce  vers. 


SIMONIDE  337 

famille  K  Simonidc,  préservé  par  un  heureux  hasard, 
chanta  les  morts  dans  un  hymne.  La  légende  si  connue 
du  secours  prêté  par  les  Dioscures  à  Simonide  ^  se  rat- 
tache à  cette  histoire.  On  le  trouve  aussi  à  Larisse,  vers 
le  môme  temps  sans  doule,  composant  des  thrènes  pour 
les  Aleuados  ^  La  première  guerre  médique  dut  lui  faire 
quitter  la  Thessalie.  Il  vint  de  nouveau  à  Athènes,  où  il 
composa  une  élégie  en  Thonneur  de  la  victoire  de  Mara- 
thon :  Eschyle  avait  concouru  avec  lui  sur  ce  sujet  et  fut 
vaincu  *.  Au  temps  de  la  seconde  guerre  médique,  il  est 
Tami  des  principaux  chefs  de  la  Grèce,  des  Thémistoclo 
et  des  Pausanias,  et  prodigue  les  chants  lyriques,  les  élé- 
gies et  les  épigrammes  en  l'honneur  des  héros  de  Tin- 
dépendance.  En  476,  il  est  encore  à  Athènes,  où  il  rem- 
porte la  victoire  dans  un  concours  dithyrambique  :  il 
avait  alors  qualre-vingls  ans  *.  Son  grand  âge  semblait 
l'inviter  au  repos  :  c'est  cependant  alors  qu'il  accomplit 
ses  plus  grands  voyages.  Il  alla  en  Sicile  et  dans  la  Grande- 
Grèce.  On  le  voit  en  relations  suivies  avec  Hiéron  de  Syra- 
cuse, Théron  d'Agrigente,  Anaxilas  de  Rhégium,  d'autres 
encore.  On  sait  que  le  tyran  de  Syracuse,  Hiéron,  avait 
réuni  à  sa  cour  tout  un  groupe  do  poètes  éminents  : 
Simonide  s'y  rencontrait  avec  son  neveu  Bacchylido  et 
avec  Pindarc.  11  paraît  môme  qu'entre  Pindaro  et  les  deux 
autres  poètes  s'élevèrent  parfois  des  difficultés  :  les  scho- 
liastes  de  Pindare  relèvent  avec  soin  dans  ses  vers  un 
certain  nombre  d'allusions  à  des  querelles  de  cette  sorte  ®. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  rivalités,  peut-être  exagérées, 
mais  assez  facilement  explicables  par  la  différence  des 

1.  Gallimaque,    fragm.  71  (dans  Saidas,  v.  2t|ia)vc8r,c)  ;  Quintilien, 
XI,  2,  Il  10. 

2.  Phèdre,  Fables,  IV,  25.  Cf.  La  Fontaine,  I,  14. 

3.  Fragm.  31  (dans  Aristide,  I,  127). 

4.  Vie  d'Eschyle. 

5.  V.,  plus  haut,  le  fragm.  147. 

6.  Objmp.  II,  29;  Pylh.  II,  131;  etc. 

Ilist.  de  la  Liti.  grecqae.  •—  T.  II.  22 


338  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

caractères,  il  est  certain  que  Siroonide  jouit  personnelle- 
nient  d*unc  grande  influence  auprès  des  tyrans  siciliens. 
On  racontait  que,  la  guerre  étant  un  jour  sur  lo  point 
d*éclater  entre  les  deux  tyrans  d'Agrigente  et  de  Syracuse 
(Théron  et  son  beau-frère  Hiéron),  Simonide  les  avait 
réconciliés  ^  —  Suidas  dit  qu'il  mourut  à  TAge  de  qua- 
tre-vingt-neuf ans  ^.  C'est  probablement  à  Syracuse  qu'il 
termina  sa  vie,  car  on  y  voyait  son  tombeau  ^. 

Les  poésies  de  Simonide  formaient  un  recueil  consi- 
dérable; car  il  avait  composé  des  vers  jusqu'à  la  flu  de 
sa  longue  vie.  Nous  n*en  avons  plus  (en  dehors  des  épi- 
grammes)  que  des  fragments,  au  nombre  d'une  centaine 
environ.  Plusieurs,  heureusement,  ont  assez  d'étendue 
et  de  beauté  pour  offrir  encore  un  vif  intérêt;  si  la  com- 
position des  odes  de  Simonide  nous  échappe,  certains 
côtés  essentiels  de  son  inspiration  et  de  son  art  nous  sont 
révélés  par  des  traits  caractéristiques. 

Il  avait  pratiqué  à  la  fois  le  lyrisme  choral  et  l'élégie. 
Nous  n'avons  pas  à  parler  ici  do  ses  épigraromes,  dont 
il  a  été  question  plus  haut  ^;  mais  dans  l'élégie  propre- 
ment dite,  il  était  regardé  comme  un  mattre.  Il  avait 
chanté  dans  des  poèmes  élégiaques  les  grandes  batailles 
de  la  guerre  nationale  contre  les  Mèdes,  Marathon  ^  Sa- 
lamine  ^  Platée  ^  Il  avait  aussi  composé,  à  la  façon  des 

i.  Schol.  de  Pindare,  Olymp.  II,  29. 

2.  C'est-à-dire,  selon  Tobservation  de  Bergk,  la  même  année  que 
Hiôron,  en  467. 

3.  Callimaqiio,  fragm.  71  (dans  Suidas). 

4.  A  la  fin  du  chap.  III,  p.  163  et  suiv. 

5.  Fragm.  81,  82. 

6.  Fragm.  83.  Suidas  fait  par  erreur  du  poème  sur  Salamine  une 
ode,  et  du  poôme  sur  Arlémisium  une  élégie  :  c'est  le  contraire  qui 
est  vrai  (cf.  Bergk,  Poel.  lyr.  gr.^  note  au  fragm.  83).  Soidaa  parle 
aussi  d'un  poème  en  dialecte  dorien  (lyrique,  par  conséquent)  qu'il 
appelle  *H  Ka|i6û<7ou  xat  Aape^ou  patdiXstat  :  on  ne  sait  à  quoi  se  rap- 
porte cette  indication. 

7.  Fragm.  84. 


SIMONIDE  339 

Solon  et  des  Théognis,  des  élég^ies  d'un  caractère  plus  gé- 
néral, d'une  inspiration  purement  morale  et  philosophi- 
que ^  Ce  goùl  de  Simonide  pourla  forme élégiaque  ne  fut 
certainement  pas  sans  influence,  nous  le  verrons,  sur  la 
manière  dont  il  écrivit  ses  odes.  —  Celles-ci  apparte- 
naient à  presque  tous  les  genres  du  lyrisme  d^apparat, 
et,  dans  tous,  Simonide  avait  marqué  sa  place  au  premier 
rang.  C'étaient  des  dithyrambes  ^,  des  péans,  des  hypor- 
chèmes,  des  hymnes,  surtout  des  éloges  ou  encomia^  avec 
les  deux  variétés  naturelles  de  Téloge,  à  savoir  les  épi- 
7iicies^  ou  chants  de  victoire,  et  les  thrènes,  ou  chants 
funèbres.  De  ses  dithyrambes,  il  ne  nous  reste  que  deux 
titres,  Memnon  et  Europe  :  on  voit  par  ces  noms  mêmes 
que  c'étaient  des  dithyrambes  héroïques  où  Dionysos 
avait  peu  de  place.  Ses  péans  nous  sont  presque  incon- 
nus. Do  ses  hyporchèmes,  il  nous  reste  une  douzaine  de 
jolis  vers  ;  Plutarque  les  vantait  fort  ^  Ses  hymnes  n'ont 
pas  été  moins  maltraités  par  le  temps  :  on  entrevoit 
cependant  encore  la  place  qu'y  tenaient  les  récits  mythi- 
ques ;  il  ne  s'ensuit  pas  que  ce  fussent  des  hymnes  épi- 
ques à  la  façon  de  ceux  de  Stésichore  :  ils  étaient  certai- 
nement plus  courts  que  ceux-ci,  plus  semblables  à  des 
prières  (quelques-uns  mémo  portaient  ce  nom  ^);  niais 
dans  tous,  sans  en  excepter  ces  derniers,  on  trouve  des 
allusions  mythiques  qui  impliquent  des  récits.  La  partie 

1.  Fragm.  85  (où  Bergk  incline  à  voir  Tœuvre  de  Simonide  d'A- 
morgos,  sans  bonnes  raisons,  semble-t-il),  86,  87,  88, 

2.  TpaycoSiai,  dit  Suidas.  Quelques  savants  veulent  que  Simonide 
ait  composé  de  véritables  tragédies  (6.  Hermann,  Opuscula,  t.  Vil, 
p.  214),  ou  tout  au  moins  de  ces  tragédies  lyriques  qui,  suivant 
Bœckh  {Staatsh.  d.  Alhen.,  t.  II,  p.  362),  tenaient  à  la  fois  du  lyrisme 
et  du  drame.  Mais  la  tragédie  lyrique  de  Bœckh  n'a  jamais  existé  (cf. 
Foucart,  De  Collegiis  scenicorum  arlificum,  p.  11-73),  et  le  Memnon  de 
Simonide,  dont  Hermann  faisait  une  tragédie  véritable,  est  appelé 
dithyrambe  par  Strabon,  XV,  p,  728. 

3.  Questions  symposiaques,  IX«i5,  2. 

4.  KoLxvjxotl,  Cf.  fragm.  24. 


310  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

la  plus  importante,  la  plus  nouvc,  la  plus  célèbre  à  tous 
égards  de  son  œuvre  était  certainement  le  groupe  des 
chants  de  victoire,  des  thrènes,  des  encaniia  de  toute 
sorte.  C'est  aussi  celle  à  laquelle  appartiennent  les  frag- 
ments les  plus  considérables.  Dans  les  poèmes  de  ce 
genre,  Simonide  n'a  pas  seulement  mis  en  œuvre  des 
procédés  inventés  par  d'autres,  il  a  été  vraiment  créateur. 
Ceci  demande  quelques  explications. 

Vencomion  est  proprement  le  chant  du  comos,  c'est- 
à-dire  de  cette  partie  finale  du  repas  où  les  convives, 
rassasiés,  se  mettent  à  boire  du  vin,  à  causer  et  à  chan- 
ter. L'étymologie  du  mot,  par  conséquent,  n'indique  que 
le  temps  et  le  lieu  où  Tencomion  s'exécutait  :  elle  n'en 
dit  pas  le  caractère  essentiel  :  ce  caractère  consistait  à 
célébrer  l'hôte  qui  donnait  le  repas.  Par  extension,  le 
nom  d'encomion  fut  appliqué  à  tous  les  chants  qui  célé- 
braient ainsi  un  homme,  en  quelque  circonstance  qu'ils 
fussent  exécutés,  et  cette  appellation  générique  s'opposa 
au  mot  hijmne^  réservé  de  préférence  (mais  non  d'une 
manière  absolue)  aux  chants  destinés  à  célébrer  les  dieux. 
Tel  est  le  sens  du  mot  encomion  dans  l'usage  ordinaire 
des  écrivains  classiques.  C'est  à  certains  poèmes  de  Si- 
monide que  ce  nom  est  pour  la  première  fois  appliqué,  et 
Simonide  passe  en  conséquence  pour  l'inventeur  du 
genre.  Mais  il  est  aisé  de  comprendre  comment  cette  in- 
vention se  rattache  aux  genres  antérieurs.  L'encomion 
sort  de  l'hymne  :  c'est  un  hymne  d'actions  de  grâces 
adressé  à  une  divinité  à  l'occasion  de  quelque  événement 
heureux  arrivé  à  l'hôle;  la  partie  élogieuse  et  humaine, 
suivant  une  loi  commune  à  tous  les  genres  du  lyrisme 
grec,  no  tarda  pas  à  y  prendre  la  première  place.  Déjà 
l'hymne  amoureux  d'Ibycos  offrait  un  exemple  frappant 
de  cette  déviation.  L'encomion  est  quelque  chose  d'ana- 
logue, avec  plus  de  variété  dans  le  fond  et  d'ampleur 
dans  la  forme.  Les  circonstanccs*extérieures  fawrisaicnt 


SIMONIDE  341 

le  dévcloppomont  de  co  genre  nouveau.  Vers  la  (in  du 
vi®  siècle^  il  y  eut  en  Grèce  un  accroissement  do  richesses 
qui  amena  non  plus  seulement  les  tyrans  de  Thessalie 
ou  de  Sicile,  mais  souvent  aussi  de  simples  particuliers 
opulents,  à  suivre  l'exemple  de  ces  fôtes  lyriques  bril- 
lantes inaugurées  dans  les  générations  précédentes  par 
les  Périandro  et  les  Clisthène.  Avec  Tencomion  propre- 
ment dit  apparaissent  Vépinicie  ou  ode  triomphale,  qui 
célèbre  les  victoires  remportées  dans  les  grands  jeux 
publics  de  la  Grèce,  et  le  thrène,  sorte  d'ornison  funèbre 
lyrique,  rattachée  par  son  nom  au  vieil  usage  populaire 
de  pleurer  les  morts,  mais  dont  la  composition  musicale 
et  le  caractère  littéraire  font  bien  plutôt  songer  à  Tart 
savant  de  l'hymne  élogieux  qu'aux  lamentations  des  pleu- 
reuses homériques.  En  réalité  le  thrène  et  Tépinicie  no 
sont  que  des  variétés  de  l'encomion  proprement  dit. 
Comme  lui,  ils  furent  cultivés  par  Simonide  et  portés  par 
lui  à  la  perfection. 

Le  premier  trait  de  tous  ces  genres  est  cet  emploi  bril- 
lant du  mythe  qui,  depuis  Stésichore,  est  de  règle  dans 
le  lyrisme  d'apparat.  Enchaîner  la  légende  et  la  réalité, 
partir  du  fait  présent  qui  est  l'occasion  du  poème  lyrique 
et  remonter  bien  vite  jusqu'à  la  région  héroïque  et  divine 
où  se  meuvent  dans  leur  éternelle  jeunesse  les  belles 
images  chères  à  la  poésie,  agrandir  et  prolonger,  pour 
ainsi  dire,  l'humain  par  le  divin,  l'éphémère  par  co  qui 
ne  vieillit  ni  ne  meurt  jamais,  c'est  la  loi  do  tout  le  ly- 
risme d'apparat,  et  en  particulier  de  l'encomion.  Cette  loi 
est  déjà  appliquée  par  Simonide.  Les  fragments  en  sont 
la  preuve,  et  l'anecdote  légendaire  de  sa  préservation 
par  les  Dioscures  sufGrait  à  le  démontrer.  On  coonait  la 
légende  :  Simonide,  dans  une  ode  en  l'honneur  des  Sco- 
pades,  avait  chanté  les  Dioscures,  disait-on,  plus  que  les. 
Scopades  eux-mêmes.  Ceux-ci,  en  conséquence,  ne  vou- 
lurent pas  payer  le  poète  :  c'était  aux  Dioscures  à  s'ae- 


343  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

quitter.  Los  Dioscurcs  s'acquittèrent  on  le  préservant  de 
la  mort  qui  atteig^nit  peu  après  les  Scopadcs,  écrasés 
sous  la  chute  de  leur  maison.  L'anecdote,  quel  que  soit 
le  fond  de  réalité  qui  ait  pu  lui  donner  naissance,  est 
évidemment  une  invention  récente  en  ce  qui  concerne  au 
moins  la  querelle  faite  par  les  Scopadcs  à  Simonide  :  au 
commencement  du  v*  siècle,  il  n'y  avait  pas  un  Grec  qui 
ne  dût  trouver  fort  naturel  que  les  Dioscures  eussent  la 
première  place  dans  un  poème  lyrique  consacré  à  celui 
que  leur  protection  avait  rendu  victorieux.  Il  ne  faut  donc 
retenir  de  ce  récit  que  la  confirmation  mémo  de  ce  fait 
que  Simonide,  dans  ses  éloges,  usait  des  mythes  très 
largement. 

Suivant  quelles  règles  en  usait-il  ?  Avec  quel  art  sa- 
vait-il choisir,  dans  le  trésor  des  mythes  nationaux, 
ceux  qui  se  rapportaient  le  plus  directement  soit  à  l'occa- 
sion de  son  poème,  soit  à  la  famille  de  son  héros,  soit  à 
ridée  générale  qu'il  avait  prise  pour  thème  de  ses  déve- 
loppements lyriques?  Comment  s'y  prenait-il  pour  laisser 
subsister,  à  travers  la  variété  qui  résultait  de  cette  asso- 
ciation de  la  réalité  et  du  mythe,  l'unité  fondamentale  do 
sujet  et  d'impression  qui  est  la  loi  de  tout  Tart  grec  et, 
on  peut  le  dire,  de  tout  art  vraiment  digne  de  ce  nom  ? 
On  voit  clairement,  par  l'exemple  de  Pindare,  qu'il  y 
avait  de  certaines  sources  marquées  d'avance  et  comme 
consacrées,  où  le  poète  devait  puiser  :  les  mythes  de  la 
famille,  ceux  de  la  cité,  ceux  des  dieux  qui  avaient 
présidé  à  la  fortune  du  héros  ou  qui  lui  avaient  servi  de 
modèle,  voilà  le  fonds  oii  le  poète  devait  chercher  ses 
matériaux:  c'était  une  loi  (Oecji-oi;)  suivant  Pindare,  de  les 
prendre  là.  Il  n'est  pas  douteux  que  cette  loi,  établie  par 
la  force  même  des  choses  et  par  les  convenances  néces- 
saires du  sujet,  ne  remont&t  jusqu'à  Simonide,  le  pre- 
mier représentant  illustre  du  genre;  sur  ce  point,  nulle 
hésitation.  Mais  il  y  avait  bien  des  manières  de  faire  ces 


SIMONIDE  843 

emprunts  traditionnels;  on  pouvait  les  rattacher  d'une 
manière  plus  ou  moins  étroite,  plus  ou  moins  habile  et 
souple,  à  ridée  même  qui  faisait  Tunité  du  poème  lyri- 
que. C'est  là  une  question  d*art  au  premier  chef;  de  là 
résultait  en  partie  la  beauté  de  la  composition.  Malheu- 
reusement, en  ce  qui  concerne  Simonide,  la  question  est 
insoluble;  dans  l'état  de  mutilation  où  les  poèmes  nous 
sont  parvenus,  toute  cette  partie  do  son  art  nous 
échappe  \  Quand  nous  en  serons  à  Pindaro,  le  problème 
se  présentera  dans  des  conditions  toutes  différentes  et  il 
sera  possible  de  le  résoudre;  pour  Simonide,  nous  ne 
pouvons  que  l'indiquer.  Les  seules  choses  qui  apparais- 
sent encore  avec  une  sorte  de  clarté  dans  les  fragments, 
c'est,  d'une  part,  l'esprit  même  de  sa  poésie  et  le  carac- 
tère fondamental  de  sa  pensée;  de  l'autre,  les  traits  les 
plus  généraux  de  son  style. 

Simonide  était  un  homme  de  réflexion  et  de  pénétrante 
observation  morale.  Il  avait  beaucoup  vu  les  hommes  et 
beaucoup  pensé.  Un  certain  nombre  de  ses  apophthegroes 
étaient  célèbres  ^  Il  y  avait  assurément  dans  ses  vers 
bien  plus  de  philosophie  que  ciiez  les  Stésichore  et  les 
Ibycos  :  on  sentait  en  lui  l'héritier  des  grands  élégia- 
qucs;  poète  élégiaque  lui-même,  il  avait  pris,  dans  la 
pratique  de  ce  genre  de  poésie,  le  goût  de  penser  souvent 
par  sentences  ;  ses  fragments  lyriques  sont  remplis  de 
maximes  générales  ^  On  voit  par  les  dialogues  de  Platon 
que  les  poèmes  de  Simonide  étaient  de  ceux  où  les  esprits 
cultivés  d*Athènes  aimaient  à  chercher  la  formule  déG- 
nitivede  la  sagesse  usuelle  :on  citait  Simonide,  dans  une 


1.  Dans  le  fragm.  46.  il  s'agit,  semble-t-U,  do  la  liberté  avec  laqaelle 
la  Muse  du  poète  recueille  les  mythes  pour  les  enchâsser  dans  ses 
poèmes  :  la  portée  exacte  de  celte  indication  reste  naturellement  fort 
incertaine. 

2.  Aristote,  Rhél.,  II,  16  (p.  4391.  A,  8.  Bekker). 

3.  Cf.  fragm.  32,  33,  39,  61,  62,  65,  66,  67,  etc. 


344  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

conversation  entre  gens  d'esprit,  à  peu  près  comme  on  a 
depuis  cité  Horace  K  En  quoi  consistait  donc  cette  philo- 
sophie de  Simonide?  Le  plus  souvent,  elle  répétait  à  sa  fa- 
çon les  maximes  de  la  sagesse  traditionnelle;  c'est  ce  que 
font  tous  les  moralistes.  Mais  elle  a  aussi  certains  accents 
plus  personnels.  Avant  tout,  c  est  une  sagesse  mondaine, 
faite  d'expérience  indulgente,  de  clairvoyance  un  peu 
sceptique,  de  résignation  souriante  au  mal  inévitable,  au 
bien  relatif  et  imparfait;  c'est  la  philosophie  d'un  homme 
d'esprit  mêlé  à  toutes  les  formes  de  la  vie  de  son  temps, 
et  qui  a  pris  de  bonne  heure  le  parti  de  s'y  accommoder  -. 
Le  meilleur  moyen  de  s'y  accommoder,  c'est  de  ne  pas  y 
attacher  trop  d'importance.  Simonide  avait  dit  quelque 
part  un  beau  mot  philosophique  sur  le  peu  qu'est  la  vie  : 
par  une  image  dans  le  goût  de  Pascal  ou  de  Bossuet,  il 
comparait  une  centaine  ou  un  millier  d'années  h  un  point, 
entre  l'infini  qui  précède  et  celui  qui  suit  '.  Il  déclarait 
aussi  qu'il  fallait  envisager  la  vie  comme  un  jeu  et  no 
rien  prendre  tout  à  fait  au  sérieux  *.  Philinte  n'aurait  pas 
mieux  dit.  Est-ce  Philinte  encore,  ou  Simonide,  qui, 
parlant  des  inimitiés  attachées  à  la  vie  publique,  s'en 
console  en  songeant  que  cela  est  tout  aussi  fatal  et  né- 
cessaire qu'à  tel  oiseau  d'avoir  une  aigrette  ^?  Ne  lui 
parlez  pas  d'une  vertu  parfaite,  absolue,  exempte  de  tout 
défaut,  telle  que  certains  peuvent  la  rêver;  il  sait  trop 
bien  que  ce  rêve  n'a  rien  de  réel  :  «  Je  ne  chercherai  pas, 
dit-il,  ce  qui  ne  peut  exister.  »  Une  honnêteté  moyenne, 
incapable  de  faire  le  mal  par  plaisir,  voilà  ce  qu'il  de- 

1.  Platon.  Protag.,  p.  330,  A;  Mp.  I,  p.  331,  E;  II,  p.  365.  G  (où  lo 
nom  de  Simonide  n'est  pas  mentionné);  etc. 

2.  Cf.  J.  Girard,  Sentiment  religieux,  p.  338. 

3.  Plutarque,  ConsoL  à  Apoll.,  c.  17  :  Ta  yàp  x^Xia  xal  ta  jjiupia  xaTot 
2t(i(i>vt$r,v  ^Tir|  o'Tiyjj.T^  Tt;  è<TT\v  àopioro;,  (JiaXXov  tï  |x6pi4v  t;  ppa/utaTov 
ariYiJLTÎÇ'  Fragm.  196. 

4.  Fragm.  192  (dans  Théon,  Proyymnasmata,  t.  I,  p.  215,  Walz;. 

5.  Fragm.  68. 


SIMONIDE  3i5 

mande;  car  fairo  le  mal  par  force,  ce  n'est  plus  être  mal- 
honnête :  <c  La  nécessité  triomphe  même  des  dieux  *.  » 

Il  parle  en  général  des  dieux  avec  respect,  d'une  ma- 
nière conforme  à  la  tradition  religieuse  et  poétique.  11 
vante  leur  force,  leur  justice,  leur  bonheur.  Il  dit  que, 
sans  les  dieux,  nul  liomme  ne  peut  atteindre  à  la  vertu, 
qu'en  eux  réside  toute  sagesse  et  toute  puissance  ^.  Par- 
fois aussi  cependant  il  use  h  leur  égard  d*un  ton  léger  que 
les  anciens  eux-mêmes  ont  relevé  :  par  exemple,  faisant 
reloge  d'un  athlète,  il  ne  craignait  pas  do  dire,  avec  plus 
d'esprit  que  de  respect  : 

NI  la  force  de  Polliix  ni  les  membres  de  fer  du  flls  d'Alc- 
mône  n'eussent  pu  soutenir  son  attaque  3. 

On  croit  entendre  un  do  nos  poètes  galants  du  xviii® 
siècle  inclinant  l'Olympe  tout  entier  devant  quelque  divi- 
nité mondaine  do  Versailles  ou  de  Trianon. 

Celle  souplesse  d'esprit  un  peu  indilférento  et  sceptique 
le  conduisit  un  jour  à  une  contradiction  plus  grave.  Après 
avoir  été  l'hôte  des  Pisistratides,  leur  poète  favori  et  leur 
commensal,  après  avoir  composé  uneépigrammo  funèbre 
pour  Archédicé,  fille  d'IIippias  *,  il  ne  craignit  pas  d'en 
fairo  une  aussi  pour  la  statue  de  leurs  meurtriers,  Har- 
modios  et  Aristogiton,  et  de  dire  qu'une  «  grande  lu- 
mière »  avait  brillé  dans  la  Grèce  le  jour  où  ce  meurtre 
fut  accompli.  Quelles  que  soient  les  circonstances,  au- 
jourd'hui inconnues,  qui  aient  pu  expliquer  ce  revirement 
de  sa  pensée,  —  et  peut-être  n'y  en  avait-il  pas  d'autres 
que  le  temps  écoulé,  loubli,  le  triomphe  d'un  nouveau 
régime  politique,  —  on  peut  craindre  qu'il  n'ait  eu  moins 


1.  Fratçm.  5. 

2.  Passitn;  notamment  fragm.  GI. 
à.  Fragm.  8. 

4.  Fragm.  111.  Cf.,  plus  haut,  ch.  1II>  p.  16i>. 


340  CHAPITRE  VI.  —  LYUISME  CHORAL 

de  caractère  que  de  talent  :  ce  désaccord  est  trop  commun 
pour  qu'il  y  ait  lieu  peut-être  de  chercher  une  autre  ex- 
plication. 

Les  anciens  sont  quelquefois  allés  plus  loin  :  ils  ont 
parlé  non  de  sa  légèreté  sceptique,  de  la  mobilité  de  son 
esprit  et  de  ses  sentiments,  mais  de  sa  vénalité.  C'est  là 
un  trop  gros  mot,  et  qui  no  répond  pas  exactement  à  la 
réalité  des  choses.  Mais  ce  qui  a  donné  naissance  à  ce 
reproche,  c'est  un  changement  qui  s'introduit  en  effet  au 
temps  de  Simonide  dans  la  condition  des  poètes  lyriques. 
A  en  croire  certains  textes,  les  poètes  lyriques  antérieurs 
à  Simonide  chantaient  pour  le  plaisir  et  l'honneur  de 
chanter,  par  piété  envers  les  dieux,  par  amitié  pour  les 
personnages  qu'ils  célébraient  :  c'est  Simonide  qui  au- 
rait inventé  de  faire  payer  ses  éloges  et  do  les  offrir 
contre  espèces  sonnantes  à  qui  les  lui  demandait  ^  Il 
aurait  ainsi  été  une  sorte  de  sophiste  en  son  temps,  c'est- 
à-dire  un  homme  qui  faisait  de  son  art  un  métier  lucratif 
et  qui  disait  non  ce  qu'il  croyait  vrai,  mais  ce  qu'il  était 
obligé  de  dire  ^  On  racontait  qu'Anaxilas  de  Rhégium 
lui  offrant  un  jour  un  salaire  médiocre,  Simonide  n'avait 
pas  voulu  chanter  ses  mules,  victorieuses  à  la  course, 
sous  prétexte  qu'elles  avaient  pour  pères  d'humbles  ânes, 
mais  que,  le  salaire  proposé  ayant  grossi,  le  poète  avait 
composé  un  hymne  où  il  les  appelait  «  (illes  des  cavales 
rapides  ^  »  Il  y  a  dans  tout  cela  du  vrai  et  du  faux.  Nous 
ne  savons  pas  exactement  comment  vivaient  les  poètes 
lyriques  antérieurs  à  Simonide,  mais  on  voit  que  beau- 
coup d'autres  avant  lui  ont  chanté  pour  des  princes  dont 
ils  embellissaient  les  fôtcs;  il  n'est  pas  possible  que  ce 

\.  Cf.  Schol.  Pind.,  hthm.  II.  5;  Schol.  Aristoph.,  Paix,  698;  Gha- 
méléon,  dans  Athénée,  XTV,  656,  D;  Plutarquo,  Œuvres  Morales^ 
p.  780,  B. 

±  ()•>/  lx<ov,  âXX*  àvaYxa;/i|X£voç  (Plalon,  Prolag,,  p.  346,  B). 

3.  Fragm.  7  (dans  \rislole,  Rhél.,  III,  2;  p.  1405,  B,  23,  Bekker). 


SIMONIDE  347 

fut  à  titre  entièroment  gratuit,  car  tous  ces  poètes  n'é- 
taient pas  de  noblo]et  riche  famille.  Selon  toute  apparence, 
on  les  payait  en  présents  qui  gardaient  un  air  de  muni- 
ficence amicale  et  toute  volontaire.  C'était  là  une  situa- 
lion  transitoire  et  qui  devait  changer  nécessairement.  Le 
poète  lyrique  avait  le  même  droit  que  le  sculpteur  ou  le 
peintre  de  tirer  profit  de  son  art.  Le  changement  se  fit 
au  temps  de  Simonide,  par  suite  assurément  de  tout  un 
ensemble  de  circonstances  où  la  personne  de  Simonide 
avait  peu  de  part.  Pindare  lui-même,  qui  vante  Tancieu 
usage  et  blâme  le  nouveau,  suivait  en  réalité  celui-ci . 
C'est  la  preuve  de  l'importance  que  l'art  lyrique  avait 
prise  dans  la  vie  grecque,  puisque  Topinion  publique  lui 
reconnaissait  une  valeur  vénale  et  qu'un  homme  qui 
n'avait  à  vendre  que  de  beaux  vers  pouvait  devenir  riche 
comme  on  dit  que  le  fut  Simonide  *.  En  ce  qui  est  de  la 
moralité  de  celui-ci,  on  ne  saurait  sans  injustice  lui  im- 
puter à  crime  une  habitude  que  Ton  ne  songe  pas  à  blâ- 
mer chez  Pindare.  Ce  qu'on  ne  peut  nier  pourtant,  c'est 
que  celte  habitude  alors  nouvelle  de  faire  trafic  de  son 
art  ne  dût  confirmer  un  bel-esprit  mondain  dans  le  dcmi- 
sceptisme  élégant  où  sa  propre  nature  l'inclinait  déjà. 

L'artiste,  chez  Simonide,  ressemble  à  l'homme.  De 
môme  que  son  caractère  se  plie  à  la  diversité  des  circon- 
stances, son  talent  sait  prendre  tous  les  tons.  Le  plus 
souvent,  il  est  d'une  élégance  simple  (tennis,  disait  Quin- 
tilien,  qui  recherche  do  préférence  la  puissance  oratoire 
et  Téclat),  mais  agréable  et  pleine  de  justesse;  il  est  spi- 
rituel, gracieux,  persuasif;  il  arrive  môme  parfois  à  la 
force;  mais  surtout  il  est  touchant;  il  excelle  à  émouvoir 

1.  Bergk  va  jusqu'à  dire  que  Tusage  de  stipuler  librement  le  prix 
de  ses  vers  augmentait  rindépcudaiice  du  poète  lyrique.  Ce  serait 
peut-être  plus  vrai  s'il  s'agissait  d'un  autre  genre  littéraire  que  des 
cncomia. 


35  8  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

la  pitié;  il  est  admirable  par  un  certain  pathétique  doux 
où  personne,  selon  le  jugement  des  anciens,  ne  l'avait 
égalé  ^ 

Quoique  ionien  de  naissance,  Simonido  écrit  en  dorien 
(du  moins  dans  ses  poèmes  lyriques,  les  seuls  dont  nous 
nous  occupions  pour  le  moment).  Rien  ne  montre  mieux 
combien  le  lyrisme  choral  d'apparat  est  alors  solidement 
constitué  :  il  a  sa  tradition  inviolable.  Ce  dorien  n'était 
parlé  nulle  part;  c*était  une  langue  littéraire  dont  la 
langue  homérique  formait  le  fond  avec  une  teinte  do 
dorisme;  mais  c'était  la  langue  de  Stésichore  et  d'Ibycos. 
Simonide  la  recueillit  à  son  tour  et  la  transmit  à  ses  suc- 
cesseurs. Peut-être  son  séjour  en  Thessalie  l'amena-t-il 
à  faire  place  parfois  à  certains  éolismes  locaux  ^.  Ce  qui 
domine  pourtant,  et  de  beaucoup,  ce  sont  les  formes 
semi-dorienncs  dont  se  sert  aussi  la  tragédie  attique 
dans  les  chœurs  ^ 

Le  vocabulaire  de  Simonide  est  relativement  simple.  Il 
sait  manier  avec  élégance  les  belles  épithètes  composées 
qui  abondent  dans  le  lyrisme  grec,  et  l'on  en  pourrait 
ciler  d'agréables  exemples*;  mais  très  souvent  aussi  il 
ménage  les  épithètes  :  il  met  sous  nos  yeux  de  vives 
images  en  peu  de  mots.  11  avait  le  don  de  faire  voir  les 
choses  \  Nous  avons  cité  sa  comparaison  du  t(;mps  avec 
un  point.  Ailleurs  ^  parlant  des  vicissitudes  humaines, 
il  disait  :  «  La  mouche,  en  son  vol,  a  des  détours  moins 


1.  Quintilien,  hislit.  Or.»  X,  1,  64.  Cf.  Denys  d'Ilalicarnasse,  Juge- 
7nent  des  Anciens,  c.  6,  et  Arrangement  des  mois,  c.  23. 

2.  Cf.  fragm.  îi9  :  ToOto  yàp  {làXio-Ta  çf,p  ïrcxt^t  iz'j'ip. 

3.  Sur  lo  dialecte  de  Simonide,  voir,  outre  l'élude  générale  d'Ah- 
rens  (Veber  die  Mischung  der  DiaL  etc.  ;  Congrès  des  Philologues  alle- 
mands à  Gœttingen,  1853),  un  travail  de  Schaumborg,  Qiiapstiones  de 
dialerto  Sitnonidis  Cet,  Hachylidis,  Ibyci,  (^jUîb,  18"Î8  (programme). 

4.  Fragm.  45,  40,  etc. 

5.  Longin,  Sublime,  XV,  7.  Cf.  fragm.  209. 

6.  Fragm.  32. 


SIMONIDE  819 

rapides.  »  L'image  est  vive,  mais  Texpression  est  simple. 
Même  dans  une  ode  triomphale,  il  ne  craint  pas  un  jeu 
de  mots  plus  amusant  que  noble  K  La  phrase  est  en  gé- 
néral courte  et  nette.  On  sent  dans  Tallure  de  ce  style 
Télégiaque  et  Tlonien. 

Cette  brièveté,  d'ordinaire,  est  simplement  élégante; 
quelquefois  elle  est  frappante  et  forte;  par  exemple  dans 
ce  fragment  de  Tode  sur  le  combat  des  Thermopyles  : 

De  ceux  qui  périrent  aux  Thermopyles,  illustre  est  le  sort  et 
glorieux  le  destin.  Pour  eux,  point  de  tombeaux,  mais  des  au- 
tels; point  de  larmes,  mais  des  hymnes;  point  de  lamentations, 
mais  des  éloges  :  monument  que  ni  la  rouille  ni  le  temps  dé- 
vastateur ne  détruiront  jamais.  L'urne  qui  contient  la  cendre 
de  ces  braves  a  pris  à  la  Grèce  son  lustre  le  plus  éclatant; 
témoin  Léonidas,  le  roi  de  Sparte,  dont  la  vertu  glorieuse 
brille  d'un  éclat  impérissable  *. 

D'ailleurs  Simonide  sait  conduire  sûrement  à  un  but 
marqué  d'avance  la  suite  de  ses  petites  phrases;  il  sait  les 
enchaîner  en  un  subtil  raisonnement  dialectique,  ou  bien 
les  presser  les  unes  contre  les  autres  pour  émouvoir  la 
pitié  par  l'accumulation  des  détails  délicats  et  touchants. 

Le  long  fragment  de  son  ode  aux  Scopades  est  un  très 
curieux  exemple  de  sa  dialectique  souple  et  habile.  C'est  ïh 
qu1l  discute  la  question  de  la  vertu  parfaite,  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut.  Rien  de  plus  délié  que  loute  la 
série  des  distinctions  et  des  nuances  morales  où  son  es- 
prit se  joue  avec  grâce  et  sûreté;  rien  qui  ressemble 
moins  à  la  hauteur  souveraine  de  Pindare.  C'est  d'ailleurs 
d'un  ton  aisé,  presque  enjoué,  qu'il  discute  ce  problème 
moral  :  l'ode  triomphale,  dans  Simonide,  n'a  rien  de  so- 
lennel ni  de  gourmé.  Il  se  met  en  scène  avec  une  bonho- 
mie toute  familière  : 

1.  Sur  le  nom  de  Kpt6c  (fragm.  13). 

2.  Fragm.  4. 


350  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

Je  ne  cherche  pas  rimpossihle;  je  ne  tourne  pas  une  vaine 
espérance  vers  ce  rêve  chimérique,  un  homme  absolument 
exempt  de  reproches,  parmi  nous  tous  qui  mangeons  les  fruits 
de  la  vaste  terre;  si  j'en  trouve  un  seul,  je  viendrai  vous  le 
dire.  Pour  moi,  je  loue  et  j'aime  quiconque  ne  fait  pas  le  mal 
de  son  plein  gré;  car,  contre  la  force  des  choses,  les  dieux 
mêmes  ne  peuvent  rien  *. 

On  dirait  uno  causerie  d'Horace,  libre,  souriante,  avec 
beaucoup  d'iadulgcnto  philosophie  et  de  belle  humeur. 
Dans  ce  passage,  c'est  contre  un  mot  de  Pittacos  que  Si- 
monide  s'escrime.  Ailleurs,  c'est  contre  Ciéobule  de  Lin- 
dos  ^.  Il  aime  visiblement  ces  combats  dialectiques  oii 
sa  fine  subtilité  s'amuse. 

II  ne  réussit  pas  moins  dans  le  pathétique;  non  dans 
le  pathétique  violent  et  superbe  qu'on  trouve,  par  exem- 
ple, chez  un  Eschyle,  mais  dans  la  peinture  d'une  douleur 
qui  s'exhale  harmonieusement  par  d'exquises  et  déchi- 
rantes paroles,  toutes  simples  en  apparence,  et  réelle- 
ment pleines  de  larmes.  Il  aimait  à  faire  parler  les  fem- 
mes \  Un  thrène  qu'il  avait  fait  en  Thessalie  pour  une 
femme  de  la  famille  des  Aleuades  qui  avait  perdu  son  fils, 
était  célèbre^.  Le  morceau  des  plaintes  de  Danaé,  qui 
nous  a  été  conservé  par  Denys  d'Halicarnasse,  peut  heu- 
reusement nous  donner  l'idée  de  ce  genre  de  pathétique, 
et  justifie  à  nos  yeux  les  éloges  que  les  anciens  accordent 
unanimement  à  la  tendresse  do  Simonide.  Les  mots  sont 
très  simples,  les  phrases  tantôt  courtes,  tantôt  douce- 
ment sinueuses,  sans  mouvement  oratoire;  mais  tout  est 
senti  et  vient  du  cœur;  c'est  d'une  vérité  intime  et  péné- 
trante; on  dirait  du  meilleur  Euripide  : 


1.  Fiagm.  5. 
2«  Fragm.  57. 

3.  Fragm.  51. 

4.  Aristide,  I,  127  (avec  les  éclaircissements  de  Bergk  sur  ce  pas- 
sage; fragm.  34). 


SIMONIDE  351 

Dans  la  nacelle  artistement  faite,  emportée  par  les  vents  en 
fureur  et  par  l'onde  soulevée,  pâle  de  crainte  et  les  joues  cou- 
vertes de  larmes,  elle  entoura  Persée  de  ses  bras  et  dit  :  «  O 
mon  enfant,  que  j'ai  de  peine  1  Toi,  tu  dors,  et  ton  cœur  en- 
fantin repose  dans  cette  affreuse  demeure  aux  clous  d'airain, 
au  milieu  des  ténèbres  de  la  nuit  et  de  l'obscurité  redoutable. 
Et  sur  tes  beaux  cheveux  quand  passe  la  vague  profonde,  tu 
n'y  prends  garde,  non  plus  qu'au  murmure  des  vents,  couché 
dans  ta  couverture  de  pourpre,  6  charmant  visage  M  Ah  t  si  le 
danger  pour  toi  était  le  danger,  ton  oreille  délicate  serait  at- 
tentive à  mes  discours.  Je  t'en  prie,  dors,  mon  petit;  dorme 
aussi  la  mer;  dorme  l'immense  fléau.  Montre-nous,  ô  Zeus, 
montre-uous  une  volonté  plus  clémente;  si  mes  paroles  sont 
trop  hardies,  pour  mon  enfant,  pardonne-les  moi  *. 

Nous  n*avons  parlé  jusqu'ici  que  dos  poèmes  lyriques 
de  Simonide.  Du  style  des  élégies,  nous  dirons  peu  de 
chose  (il  a  été  question  ailleurs  des  épigrammes);  les 
fragments  qui  nous  en  restent  sont  trop  courts  pour 
qu'on  puisse  faire  autre  chose  que  conjcclurer  ce  qu'elles 
étaient.  Le  seul  fragment  un  peu  long  (quatorze  vers  ^) 
est  consacré  au  développement  de  ce  vers  d'Homère, 

Olrintp  fxiXkfkiif  yeveij,  rotij  ^k  xal  «ve^piv, 

et  à  une  sorte  de  causerie  sur  ce  thème.  Le  poète  aboutit 
à  cette  conclusion  que,  vu  la  brièveté  de  la  vie,  l'homme 
doit  tâcher  de  vivre  doucement.  Je  ne  sais  pourquoi  quel- 
ques savants  *  veulent  attribuer  ce  morceau  à  Simonide 
d'Âmorgos.  Il  est  tout  à  fait  dans  Tesprit  et  dans  le  ion  du 
poète  de  Géos.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  cette  manière  de  s'ap- 
puyer sur  un  texte  qui  ne  soit,  nous  l'avons  vu,  tout  à 

1.  Je  traduis  la  vulgate  :  icp&vcoicov  xaXov  irpoça^veav.  Bergk  conjec- 
ture :  7cp6(Ta)irov  xXiOèv  icpoa-coicco  («visage  appuyé  contre  mon  visage  »); 
correction  charmante,  mais  trop  peu  sûre. 

2.  Fragm.  37. 

3.  Fragnu  85. 

4.  Bergk»  L.  de  Sybel. 


353  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

fait  selon  la  manière  de  notre  Simonîdc.  N'hésitons  donc 
pas  à  lui  en  laisser  Thonneur.  Le  dialecte,  ici,  est  ionien, 
selon  la  règle  de  rélcgic,  et  la  phrase  a  plus  de  laisser- 
aller,  plus  de  sérénité  calme  que  dans  les  poèmes  lyri- 
ques proprement  dits.  Mais  c'est  bien  toujours  la  môme 
limpidité  dans  les  mots,  la  môme  aisance  d'allure,  le 
môme  style  enfin  et  le  môme  art,  sauf  la  différence  des 
genres  et  du  cadre. 

La  versification  lyrique  de  Simonide  doit  beaucoup  à 
SCS  prédécesseurs.  Comme  Stésichore  et  Ibycos,  il  emploie 
}\  la  fois  les  logaèdes  et  les  rythmes  dactylo-épitritiqucs. 
Mais  à  la  différence  de  ces  deux  poètes,  il  semble  user 
davantage  des  logaèdes,  plus  vifs,  plus  conformes  peut- 
être  au  tour  brillant  de  son  génie.  Dans  ses  péans,  dans 
ses  hyporchèmcs,  il  employait  aussi  les  anapestes  et  les 
rythmes  péoniques.  Rien  de  tout  cela  n*est  absolument 
nouveau.  Ce  qui  lui  était  sans  doute  plus  personnel,  c*est 
la  manière  dont  il  assemblait  en  strophes  ces  mesures 
rythmiques.  D'après  les  deux  fragments  assez  longs  do 
rode  aux  Scopades  et  des  Plaintes  de  Danaé,  on  entrevoit 
quelque  chose  de  cet  art,  mais  sans  arriver  à  une  com- 
plète certitude.  La  seule  chose  tout  à  fait  certaine,  c'est 
qu'il  employait  la  triade  deStésichoroS  et  qu*il  la  maniait 
avec  une  extrême  souplesse,  conduisant  les  phrases  très 
librement  h  travers  les  divisions  du  rythme.  11  semble 
aussi  que  la  strophe  fût  d'ampleur  moyenne,  moins 
longue  que  ne  Test  habituellement  celle  de  Pindare.  Mais 
déjà  sur  ce  point  nous  ne  pouvons  plus  être  très  affirma- 
lifs.  —  Quant  à  la  musique  dont  ses  chants  étaient  ac- 
compagnés, tout  ce  qu'on  en  peut  dire,  c'est  que  la  cithare 
et  la  flûte,  réconciliées  depuis  longtemps,  sont  mention- 
nées toutes  deux  avec  honneur  dans  ses  vers  '.  Il  a'cst 

1.  Donys  d'IIalica ruasse.  Arrangement  des  Mois,  o.  26. 

2.  Fragm.  20;  fragm.  46. 


SIMONIDE  358 

d*aillcur6  presque  jamais  parlé  par  les  anciens  de  la  mu- 
sique de  Simonide;  d'où  Ton  peut  conclure  qu'elle  avait 
moins  d  originalité  que  sa  poésie. 

Le  souvenir  de  Simonide  resta  très  vivant  dans  Athè- 
nes. Aristophane  le  cite  souvent.  Platon  et  Xénophon 
l'expliquent,  le  combattent,  le  mettent  en  scène.  Cela  peut 
tenir  en  partie  à  ce  que  nombre  d  années  de  la  vie  du 
poète  s'étaient  passées  en  Attique,  et  à  ce  qu'il  avait  glo- 
rifié dans  ses  odes  et  ses  épigrammes  les  hauts  faits  des 
Athéniens.  Mais  la  principale  raison  de  cette  gloire  était 
plus  profonde  :  Simonide,  avec  sa  bonne  grâce  ionienne, 
sa  science  de  la  vie,  sa  netteté  élégante,  est  presque  un 
Athénien;  son  art  souple  et  pénétrant  devait  plaire  aux 
contemporains  dEuripidc  et  d* Aristophane. 

§  2.  Bagghtlide. 

Bacchylide,  neveu  de  Simonide,  et  en  outre  son  imita- 
teur, ne  doit  pas  être  séparé  de  lui.  11  n'y  a  d'ailleurs  pas 
sujet  de  s'arrêter  longtemps  à  ce  poète,  moins  parce  que 
les  vers  qui  nous  restent  de  lui  sont  peu  nombreux  (c'est 
le  sort  de  tous  ces  lyriques),  que  parce  qu'il  semble  n'a- 
voir été  qu'un  reflet,  fort  agréable  à  la  vérité,  de  son 
oncle  Simonide. 

11  était  né,  comme  Simonide,  à  Céos,  mais  dans  la  ville 
d'iulis  \  Sa  mère  était  sœur  de  Léoprépès,  le  père  de 
Simonide  ^.  11  était  né  vers  la  fin  du  vi®  siècle  ^  une  cin- 
quantaine d'années  après  son  oncle.  Le  détail  de  sa  vie 
est  mal  connu.  On  sait  seulement  qu'il  fit  un  séjour  en 
Sicile,  à  la  cour  de  Hiéron  ^;  qu'il  célébra  notamment, 

1.  Suidas,  V.  Bax-/yXt6Yi;. 

2.  Strabon,  X,  p.  486. 

3.  Eusèbe  place  son  àx(ii^  (ce  qui  corrospond  à  sa  quarantième  an- 
née) dans  la  78»  Olympiade  (469-465). 

4.  Êlien,  BisL  var.,  IV,  15. 

HîmI.  de  la  LiU.  grecque.  —  T.  II.  23 


354  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

en  473y  une  victoire  olympique  de  ce  prince  ^;  que  la 
plus  grande  partie  de  sa  vie  se  passa  dans  le  Pélopon- 
nèse S  peut-être  à  Corinthe  ',  mais  qu'il  en  fut  banni  et 
qu^il  continua  de  chanter  sans  se  laisser  décourager  par 
l'exil.  Hiéron  faisait  grand  cas  de  son  talent  et  le  préfé- 
rait même  peut-être  à  Pindare  ^.  Dans  la  rivalité  qui  sé- 
para>  dit-on,  Simonide  et  Pindare  à  Syracuse,  Bacchylide 
fut  naturellement  du  parti  de  son  oncle,  et  il  se  trouve 
peut-être  visé  par  allusion  dans  les  vers  où  Pindare 
parle  de  ses  rivaux  '.   La  date  de  sa  mort  est  inconnue. 

Bacchylide  avait  composé  des  hymnes,  des  péans,  des 
dithyrambes,  des  hyporchèmes,  des  parthénées,  des  épi- 
nicies;  c'est-à-dire  qu*il  avait  traité  tous  les  genres  prin- 
cipaux du  lyrisme  choral;  et  en  outre  il  avait  écrit  des 
chants  de  table  (icapoivia),  des  chants  d*amour  (ipayrixà) 
et  des  épigrammes.  Il  nous  reste  de  toutes  ces  œuvres 
une  centaine  de  vers  appartenant  à  près  de  cinquante 
fragments.  Deux  ou  trois  de  ces  fragments  ont  quelque 
étendue  et  peuvent  donner  idée  du  mérite  de  Bacchylide. 

L*auteur  du  Traité  du  Sublime  le  range  parmi  ces 
poètes  «  impeccables  »  dont  le  stylo  est  «  poli  et  brillant 
de  tout  point  ^.  »  En  d'autres  termes,  c*est  un  poète  de 
plus  de  talent  que  de  génie.  Les  fragments  conGrment 
tout  à  fait  cette  opinion.  L'un  des  plus  longs  est  un  éloge 
des  bienfaits  de  la  paix,  emprunté  à  un  péan  ^.  Le  poète 
procède  par  énumération;  toutes  les  images  connues  et 
attendues  déGlent  en  bon  ordre  :  chants   harmonieux 


1.  Fragm.  6;  Schol.  Pind.,  Olymp.,  I,  argument. 

2.  Plutarque,  De  l'Exil,  ch.  14;  p.  603. 

3.  Cf.  fragm.  1,  où  il  s'agit  de  Corinthe. 

4.  Schol.  Pind.,  Pyth,  II,  167  et  171. 

5.  Olymp.  II,  154  ;  Pylh.  II,  97  ot  suiv. 

6.  01  âfiiocTCTcoToi  xa\  tv  tû  Y^^^f^p^  navTTj  x£xaXXiYpa9T]|x.£voi  {Sublime^ 
c.  33,  5).  —  Une  épigramine  de  VAnihologie  Palatine  (IX,  190)  rap- 
pelle XdiXoc  Seipi^v. 

7.  Fragm.  13. 


I 


BâGGHTLIDE  865 

autour  des  autels,  jeux  de  la  jeunesse,  armes  suspendues 
aux  murs  et  rouiliées.  L'expression  est  élégante  sans  beau- 
coup de  force.  La  phrase  est  facile,  mais  un  peu  mono- 
tone dans  sa  fluidité  continue,  et  trop  assujettie  dans  son 
allure  aux  divisions  rythmiques.  Cela  manque  de  mou- 
vement et  de  vie.  —  Les  mômes  caractères  se  retrouvent 
d'une  manière  frappante  dans  un  morceau  presque  aussi 
long,  tiré  d'un  chant  do  table,  et  dont  Tinspiration  est 
pourtant  assez  différente  :  il  s'agit  des  rêves  dorés  que 
forment  les  buveurs;  l'idée  première  en  est  plaisante, 
mais  Tensemble  est  un  peu  froid  par  trop  d'élégance  con- 
tinue et  d'uniformité  dans  le  tour  *.  —  On  entrevoit 
d'après  ces  fragments  que  Bacchylide  traitait  les  divers 
genres  à  peu  près  comme  Simonide,  mêlant  dans  les  pro- 
portions consacrées  les  mythes  et  la  morale.  Beaucoup 
de  fragments  sont  des  maximes  morales,  élégantes  et 
judicieuses.  On  y  trouve  aussi  des  imitations  presque 
textuelles  d'Hésiode^;  Bacchylide  est  un  lettré  qui  se 
souvient  ^  Ce  qu'il  y  avait  peut-être  de  plus  original  dans 
ses  œuvres,  c'étaient  ses  chants  d'amour,  composés  pour 
des  chœurs,  mais  avec  certaines  formes  (le  refrain,  par 
exemple)  qui  les  rapprochaient  de  la  simplicité  populaire 
et  des  exemples  lesbiens  *.  Mallieureusoment,  nous  n'en 
avons  plus  que  six  vers  en  trois  fragments.  —  Sa  versi- 
fication, comme  sa  poésie,  utilisait  ingénieusement  les 
découvertes  antérieures,  avec  une  préférence  marquée, 
somble-t-il,  pour  les  rythmes  dactylo-épitritiques. 

Sans  avoir  été  de  premier  ordre,  Bacchylide  fut  jugé 
digne  par  les  Alexandrins  de  flgurer  dans  leur  canon 


1.  Fragm.  27. 

2.  Fragm.  33  ;  cf.  fragm.  56. 

3.  Il  le  dit  lui-môme  spirituellement  (fragm.  14)  :  "Erspoc  il  ixipoxt 
ffOf  b;  t6  xz  irdXûti  t6  te  vvv  •  —  ovÔè  y*P  f  ?^fov  ippi^xwv  Initav  nvXaç  — 
élevpEtv. 

4.  Fragm.  25  et  26.  Une  jolie  image  dans  le  fragm.  24. 


356  GHAPITIIE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

parmi  les  neuf  plus  excellents  poètes  lyriques  de  la 
Grèce;  Didyme  le  commenta  *,  et,  jusque  dans  la  déca- 
dence du  monde  ancien,  l'empereur  Julien  aimait  encore 
à  lui  emprunter  de  belles  pensées  morales  ^. 


L'époque  de  Simonide  et  de  Bacchylide  est  celle  de  la 
pleine  floraison  du  lyrisme  choral.  Aussi,  à  côté  des  deux 
poètes  de  Céos,  entre  eux  et  Pindare,  se  rencontre  tout 
un  groupe  de  poètes  lyriques,  plus  maltraités  encore  par 
le  temps  et  d'ailleurs  moins  glorieux  (puisque  les  Alexan- 
drins ne  les  avaient  pas  admis  dans  leur  canon),  mais 
qui  méritent  du  moins  une  courte  mention.  Les  uns, 
comme  Lasos  d'Hermioné,  Timocréon  de  Rhodes,  ïynni- 
chos  de  Chalcis,  paraissent  avoir  été  célèbres  dans  une 
grande  partie  du  monde  grec.  D'autres  n'ont  eu  qu'une 
renommée  plus  restreinte;  il  en  est  ainsi  notamment  de 
plusieurs  femmes,  telles  que  Corinne  et  Myrtis,  dont  la 
gloire  a  été  surtout  locale,  mais  dont  le  nom  pourtant  a 
survécu.  Bien  d'autres  poètes  encore,  dans  les  différentes 
cites  grecques,  chantaient  des  hymnes  aux  dieux  ou  des 
odes  triomphales  en  l'honneur  de  quelque  concitoyen 
vainqueur  aux  grands  jeux  :  mais  c*cst  à  peine  si  quelque 
vague  souvenir  de  leur  existence  surnage  dans  de  rares 
et  brèves  allusions  des  odes  de  Pindare  ^ 

Lasos,  né  à  Ilermioné,  en  Argolide,  florissait  dans  la 
seconde  moitié  du  vi®  siècle  *.  C'est  un  des  poètes  qu'IIip- 


!•  Ammonius,  v.  NTr)peiSE;. 

2.  Ammien  Marcellin,  XXV,  4  (ut  egregius  pictor  vultum  speciosam 
efûiigit,  itapadicitia  celsius  consurgentem  vitam  exornat);  fragm.  50. 

3.  Nem.  IV,  21  et  144;  VI,  105. 

4.  Suidas  place  sou  (xx(i.i^  dans  la  58«  Olympiade  (549-545)  :  c'est 
le  reculer  peut-être  un  peu  trop. 


LÂSOS  357 

parque  fit  venir  à  Athènes.  Il  y  découvrit,  dit-on,  la  su* 
percherie  par  laquelle  Onomacrito  introduisait  dans  un 
poème  attribué  à  Musée  un  vers  dont  il  était  lui-même 
Tau  tour  *.  D'autres  souvenirs  attachés  à  son  nom  donnent 
de  lui  l'idée  d'un  esprit  avisé  et  critique  -.  11  s'était  aperçu 
que  le  sigma  produisait  un  mauvais  effet  dans  le  chant 
et  avait  composé  un  poème  d'où  cette  lettre  était  bannie  ^ 
Il  passait  pour  avoir  écrit  le  premier  un  ouvrage  sur  la 
musique  et  pour  avoir  été  l'un  des  initiateurs  do  TénV 
tique  *.  Est-ce  à  l'influence  de  Lasos  (quel  que  soit  d'ail- 
leurs le  sens  exact  de  ces  traditions)  qu'il  faut  attribuer 
le  développement  de  l'esprit  dialectique  chez  Simonide? 
On  peut  poser  la  question,  sinon  y  répondre.  Une  tradi- 
tion faisait  en  outre  de  lui  le  maître  de  Pindare  '•  Son 
Hymne  à  Démêler  était  célèbre.  Mais  c'est  surtout  comme 
poète  dithyrambique  qu'il  s'était  fait  connaître.  Suidas 
lui  attribue  la  gloire  d'avoir  le  premier  concouru  avec 
un  dithyrambe,  ce  qui  veut  dire  sans  doute  ^  qu'il  inau- 
gura cette  sorte  de  concours  à  Athènes  sous  le  gouverne- 
ment dos  Pisistratides.  Il  ne  s'était  pas  borné  à  cultiver 
ce  genre;  il  l'avait  transformé  par  une  accélération  no- 
table du  mouvement  ',  par  une  variété  plus  grande  de 
l'accompagnement  musical  et  par  l'emploi  de  mélodies 
plus  riches  ®.  Nous  n'avons  sur  toutes  ces  choses  que 

1.  Hérodote,  VIT,  6. 

2.  Athénée,  VIII,  p.  338,  B. 

3.  ''A<Tiy{io;  iùlr\.  Le  titre  du  poème  était  KévTaupot  (Athénée,  X, 
p.  455,  G).  Il  avait  reproduit  ce  tour  de  force  dans  un  hymne  dont 
Athénée  a  conservé  trois  vers.  Cf.  aussi  Pindare,  fragm.  57. 

4.  Suidas,  Aâ^ro;. 

5.  Vie  de  Pindare,  par  Eustathe. 

6.  Bergk,  Gr.  Lit.,  t.  II,  p,  377,  n.  152. 

7.  Plutarque,  De  Mtis.,  c.  29.  Le  mot  do  Pindare  (fragm.  57),  er/oi- 
votlvEia  t'  àoiSà  SiOypapigwv  semble  une  allusion  à  la  lenteur  relative 
du  mouvement  do  Tancicn  dithyrambe. 

8.  Plutarque  {loc.  cii.)  dit  que  Lasos,  imitant  la  polyphonie  (c'est-à- 
dire  le  grand  nombre  des  notes)  des  airs  de  flùle,  transporta  dans 


â58  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

des  indications  fort  insuffisantes,  mais  il  n'est  pas  témé- 
raire de  croire  que  la  réforme  accomplie  fut  profonde 
et  que  c'est  à  Lasos  d'Hermioné  que  se  rattache  directe* 
ment  le  dithyrambe  attique  du  \^  siècle,  si  différent  de 
l'ancien,  et  qui  semblait  tout  à  fait  révolutionnaire  aux 
partisans  de  l'antique  sévérité  ^ 

•  Timocréon  de  Rhodes,  athlète  '  et  poète  lyrique,  est 
surtout  connu  par  sa  haine  contre  Thémistocle  ^  Quel- 
ques-uns de  ses  fragments,  par  la  simplicité  du  mètre, 
semblent  le  rattacher  à  la  tradition  lesbienne  et.  popu- 
laire; mais  le  principal  d'entre  eux  montre  en  lui  un 
disciple  de  la  versification  dorienne.  Il  avait  composé 
notamment  des  scolics  ^.  Trois  morceaux  conservés  par 
Plut  arque  (dont  un  de  douze  vers)  révèlent  Tâpreté  de 
sa  verve,  digne  de  la  comédie  ancienne  ^  Mais  il  avait 
aussi  de-  la  grâce.  Simonide,  ami  de  Thémistocle,  avait 
composé  sur  Timocréon,  vivant  encore,  cette  épitaphe 
satirique  : 

Après  avoir  beaucoup  bu,  beaucoup  mangé,  bçauconp  mé- 
dit, ci-glt  Timocréon  le  Rhodien  «. 

Timocréon  répondit  par  deux  jolis  vers  à  peu  près  intra- 
duisibles, car  ils  tirent  leur  agrément  de  Tordre  et  de  la 
répétition  des  mots  : 

le  dithyrambe,  accompagné  par  la  cithare,  cette  variété  des  notes  et 
cette  étendue  des  intervalles.  Il  no  s'agit  pas  là  de  polyphonie  au 
sens  moderne  du  mot.  C'est  ce  qu'a  très  bien  vu  £.  Graf,  De  veterum 
Grœcorum  re  musica,  p.  2  (Marbourg,  1889;  dissertation). 

1.  Sur  Lasos,  cf.  spécialement  Schneidewin,  De  Laso  Hermionensi 
commentatio,  Gœttingen,  1842;  cf.  aussi  Ulrich,  Gesch.  der  Griech, 
Dichtkunst,  p.  140. 

2.  nonr)TT|ç  xal  àeXt^rn;  irévTaôXoç,  dit  Athénée,  X,  p.  415,  F. 

3.  Plutarque,  Thémistocle,  21.  Il  fut  accusé  de  médisme  et  banni. 

4.  Fragm.  8. 

5.  Suidas,  ayant  mal  compris  l'original  qu'il  abrège,  range  Timo- 
créon parmi  les  poètes  de  la  comédie  ancienne. 

6.  Simonide,  fragm.  169.  On  sait  que  les  athlètes  passaient  pour  de 
gros  mangeurs. 


POÈTES  SECONDAIRES  859 

ovx  à^Éyovra  npotr-^lOé  pu  Kriîa.  fXyapix  ^. 

Tynnicbos  de  Chalcis,  d*ailleurs  inconnu,  est  Tauteur 
d'un  péan  célèbre  que  Platon,  lui  empruntant  les  mots 
mômes  dont  il  s'était  servi,  appelait  «  une  trouvaille  des 
Muses  %  »  et  qu'il  considérait  comme  «  le  plus  beau  peut» 
être  de  tous  les  chants.  » 

Lamproclès,  Âtbénien,  avait  composé  des  dithyram* 
bes  ^  Mais  il  était  surtout  connu  par  un  hymne  à  Pallas 
dont  Aristophane  loue  fort  l'inspiration  généreuse  ^. 

ApoUodore  et  Agathoclès,  qui  furent,  dit-on,  les  maî- 
tres de  Pindare  ^  ne  sont  plus  que  des  noms.  Il  en  est 
de  môme  de  Kydias,  auteur  de  poèmes  d'amour,  sem» 
blc-t-il,  auxquels  Platon,  dans  le  Charmide^  emprunte 
une  citation  ^ 

Reste  enGn  le  petit  groupe  des  femmes  poètes  :  les 
Béotiennes  Corinne  et  Myrtis,  l'Argienne  Télésilla,  TA- 
chéenne  Praxilla.  Cette  floraison  de  poésie  féminine  est 
la  dernière  de  cette  sorte  qu'ait  vue  la  Grèce,  La  civili- 
sation attique,  qui  désormais  devait  prédominer,  refusait 
à  la  femme  l'indépendance  nécessaire  à  la  culture  de 
l'art.  C'est  dans  les  races  non  attiques  que  Ton  vit  une 

1.  J*écris  oûx  àXéYovTtt,  au  lieu  de  oOx  l6éXovTa,  donné  deux  fois  par 
les  mss.,  mais  qui  ne  paraît  guère  satisfaisant.  Le  sens  est  :  C«ûz  mp 
aggressa  est  garrulitas  nil  morantem  ;  nil  morantem  me  aggressa  éiU 
Ceia  garrulitas. 

2.  EupTijia  Ti  Moiffâv  {Ion,  p.  534,  D). 

3.  Athénée,  XI,  p.  49G,  C. 

4.  Aristophane,  Nuées^  9G7  ;  voir  le  scholiaste  sur  ce  passage* 

5.  Vie  de  PifirfflreparEustathe.  Platon  (Protagoras,  p.  316,  E)  appelle 
Agathoclès  (i^ya;  ffoçior-^ç. 

6.  Charmide^  p.  155,  D.  Cf.  Bergk,  Poet.  lyr,  gr.,  p.  564  (4«  édition). 
—  On  range  quelquefois  parmi  les  contemporains  de  Pindaro  et  de 
Bacchylide  le  poète  dithyrambique  Diagoras  de  Mélos,  surnommé 
Vathée  (cf.  Suidas,  Aiayôpa;  i  Mt^Xio;).  Mais  il  semble,  d*après  cer- 
taines données  de  sa  biographie,  qu'il  appartient  plutôt  à  la  seconde 
moitié  du  v«  siècle  qu'à  la  première. 


860  CHAPITRE  VI.  —  LYRISME  CHORAL 

fois  encore,  en  ce  temps  des  Simonide  et  dos  Pindare, 
des  femmes  grecques  suivre  de  loin  les  traces  glorieuses 
de  Sappho. 

La  plus  célèbre  de  ces  femmes  poètes  est  Corinne,  née 
à  Thèbes,  selon  les  uns,  à  Tanagre,  selon  les  autres  ^ 
Elle  était  plus  âgée  que  Pindare,  à  qui  la  tradition  pré- 
tendait qu'elle  avait  enseigné  son  art  :  c'est  elle,  suivant 
un  biographe  du  grand  lyrique,  qui  lui  avait  appris  «  les 
lois  des  mythes  ^  »  On  racontait  à  ce  sujet  une  anec- 
dote. Pindare,  à  ses  débuts,  avait  composé  une  ode  où 
les  mythes  manquaient.  Corinne  len  blâma.  Le  jeune 
poète,  dans  un  second  poème,  ne  sut  pas  éviter  l'excès 
contraire.  Corinne  alors  lui  fit  cette  observation,  devenue 
proverbiale,  qu'il  fallait  «  semer  à  pleine  main,  non  à 
plein  sac  ^  »  D'autres  récits  nous  la  montrent  luttant 
contre  Pindare  lui-même  dans  des  concours,  et  l'empor- 
tant sur  lui.  Pausanias,  qui  raconte  le  fait,  suppose, 
d'après  un  portrait  d'elle  qui  se  voyait  à  Tanagre,  que 
sa  beauté  dut  contribuer  à  son  succès;  il  ajoute  que  le 
dialecte  strictement  local  dont  elle  se  servait  la  fit  sans 
doute  aussi  apprécier  plus  favorablement  par  des  juges 
béotiens  *.  Nous  ne  savons  pas  exactement  quel  genre 
d'œuvres  elle  avait  composées.  Il  semble  pourtant,  d'a- 
près les  rares  fragments  qui  nous  en  restent  et  d'après 
quelques  allusions  des  anciens,  qu'elle  avait  souvent  ra- 
conté les  légendes  béotiennes;  les  mythes  occupaient 
sans  doute  la  place  d'honneur  dans  ses  poèmes  et  elle  a 
pu  donner  à  ce  sujet  quelques  bons  exemples  à  son  com- 
patriote Pindare.  Ces  fragments  confirment  aussi  ce  que 


1.  Suidas,  K6pivva. 

2.  0e(i.EéXid(  T*  wiracre  ptjOwv  {Vie  de  Pindare  en  vers). 

3.  Plutarque,   Gloii^e  des  Athéniens^  c.   U,   p.  347,  F.  Cf.  Pindare, 
fragm.  6. 

4.  Pausanias,  IX,  22,  3.  Cf.  aussi  Pindare,  fragm.  80,  avec  la  cor- 
rection de  Gcel  (dans  Bergk). 


POÈTES  SBGONDAIRES  361 

dit  Pausanias  do  son  dialecte,  à  savoir  qu'elle  écrivait 
on  pur  béotien.  Cela  put  la  faire  lire  plus  tard  de  quel- 
ques grammairiens  curieux  de  formes  rares,  mais  il  est 
probable  que  cela  nuisit  de  sou  vivant  à  la  diffusion  de 
sa  gloire  hors  de  la  Béolie. 

Quant  à  Myrto  ou  Myrtis,  d'Anlhédon  S  le  seul  rensei- 
gnement précis  que  nous  ayons  sur  elle,  c'est  qu'elle 
lutta  aussi  contre  Pindare  et  fut  vaincue.  C'est  par  un 
vers  do  Corinne  elle-même  que  nous  le  savons  : 

Je  blâme  rharmonieuse  Myrlis  d*avoir  osé,  simple  femmOi 
entrer  en  lutte  avec  Pindare  '. 

Télésilla,  d'Argos,  est  aussi  quelquefois  citée  pour  des 
récils  mythiques  empruntés  à  ses  poèmes  ^.  Elle  est  plus 
connue,  grâce  à  Plutarque,  pour  le  courage  et  le  patrio- 
tisme dont  elle  Ht  preuve  dans  une  guerre  d'Argos  contre 
Sparte  *. 

Praxilla,  cnBn,  née  à  Sicyone  •,  avait  composé  des  di- 
thyrambes héroïques  dont  il  nous  reste  deux  titres 
{Achille,  Adonis);  c'est  la  seule  femme  dont  on  connaisse 
des  dithyrambes  avec  certitude.  Elle  avait  aussi  composé 
des  chants  de  table.  Une  dizaine  de  vers  qui  nous  ont  été 
conservés  des  uns  et  des  autres  ne  nous  permettent  pas 
de  la  juger., L'époque  même  où  elle  vécut  n'est  pas  connue 
avec  certitude,  mais  le  caractère  de  sa  versification,  très 
simple,  doit  la  faire  placer  assez  haut  *. 

Faut-il  enfin  parler  des  vers  qu'on  attribuait  à  Piltacos, 

1.  Plutarque,  Questions  grecques,  c.  40. 

2.  Corinne,  fragm.  21. 

3.  Bor«k,  Poet,  lyi\  gr,  t.  III,  p.  380  (4»  édition). 

4.  Plutanjue,  Courage  des  femmes»  c.  4. 

5.  Zénobius,  IV,  21  (dans  lo  Corpus  des  Parémiographes  grecs). 

6.  Les  vers  empruntés  à  ses  dithyrambes  sont  luômo  dos  boxamô- 
tres  dactyliques. 


a62  CHAPITRE  VL  —  LYRISME  CHORAL 

à  Bias,  à  Ghilon,  à  Gléobule,  et  dont  il  nous  reste  quel- 
ques-uns '?  Il  sufGt  de  dire  qu'ils  sont  apocryphes.  Ce 
sont  peut-être  des  fragments  de  scolies  attiques  où  des 
poètes  beaux-esprits  se  sont  amusés  à  mettre  en  vers  des 
maximes  attribuées  à  quelques-uns  des  Sept  Sages,  mais 
qui  n'ont  sans  doute,  dans  la  période  classique  de  la  Grèce, 
jamais  trompé  personne. 

Arrivons  enGn,  après  ce  rapide  souvenir  que  récla- 
maient des  noms  presque  oubliés,  au  plus  grand  des 
poètes  lyriques  grecs,  au  seul  d'ailleurs  dont  les  œuvres 
se  montrent  encore  à  nous  dans  un  élat  d'intégrité  sufG- 
sant  pour  donner  à  nos  appréciations  toute  sécurité. 

1.  Bergk,  Poet.  lyr,  gr,,  t.  III,  p.  198  et  suiv.  (4«  éditO-xTous  ces 
fragments  ont  été  conservés  par  Diogène  Laërce. 


CHAPITRE  VII 


PINDARE 


BIBLIOORAPHIE 

Manuscrits.  —  Les  mss.  de  Pindare  conservés  dans  les 
bibliothèques  de  l'Europe  sont  extrêmement  nombreux  (plus 
de  cent)  ;  mais  beaucoup  sont  sans  valeur.  Les  éditeurs  ne 
tiennent  plus  compte  aujourd'hui  de  ceux  qui  se  rattachent 
aux  recensions  de  Thomas  Magister  et  de  Moschopoulos.  Les 
seuls  qui  méritent  d*ôtre  étudiés  sont  ceux  qu'on  appelle  les 
mss.  anciens,  divisés  eux-mêmes  en  plusieurs  familles,  dont 
les  principaux  représentants  sont  :  un  ms.  de  Milan  (Ambro- 
sianus,  xii®  siècle;  C,  122),  un  ms. . du  Vatican  {Vaticanus, 
xii«  siècle;  1312),  un  ms.  de  Paris  {Parisinus,  xii«  siècle; 
Bibl.  nat.y  fonds  grec,  2774)  et  un  ms.  de  Florence  (Lauren- 
iianuSy  xin-xiv«  siècle;  32,  52),  désignés  respectivement," 
depuis  rédition  de  Tycho  Mommsen,  par  les  lettres  A,  B,  G,  D, 
Tous  ces  manuscrits  dérivent  d'ailleurs,  suivant  M.  Christ 
{Préface  de  son  édition,  p.  iv),  d'un  archétype  unique,  posté- 
rieur à  Hérodien,  et  dont  la  un  manquait. 

Éditions.  —  L'édition  princeps  de  Pindare  fut  publiée  par 
Aide  Manuce  en  4513,  à  Venise.  Galliergi  donna  la  seconde  à 
Rome  en  1515.  C'est  l'édition  de  Galliergi  qui  a  formé  la  vul- 
gate  des  trois  siècles  suivants.  Jusqu'à  la  fin  du  xviii«  siè- 
cle, il  n'y  a  guère  à  mentionner  que  les  éditions  d'Henri 
Estienne  (1560  et  1566),  avec  une  traduction  latine  et  des  con- 
jectures parfois  heureuses  ;  puis  celles  d'Erasme  Schmid  (Wit- 
temberg,  1616)  et  de  Benoit  de  Saumur  (Saumur,  1620),  avec 
d'utiles  commentaires.  On  ne  sait  sur  quels  manuscrits 
avaient  travaillé  les  premiers  éditeurs.  Henri-Estienne  sem- 
ble avoir  fait  souvent  de  la  critique  conjecturale.  Erasme 


364  CHAPITRE  VII.  —  PINDABE 

Schmid  au  contraire  étudia  desmss.  nouveaux»  mais  médio- 
cres. Les  grands  travaux  sur  le  texte  de  Pindare  commencent 
seulement  avec  l'édition  de  Heyne  (Gœttingen,  1773),  revue 
par  l'auteur  et  fort  augmentée  en  1798-1799;  elle  renferme, 
sous  cette  nouvelle  forme,  d'intéressants  opuscules  de  G.  Her- 
mann  sur  les  métrés  de  Pindare  et  sur  son  dialecte;  elle  est 
accompagnée  des  scholies  et  d'une  traduction  latine. 

Auxix'»  siècle,  les  éditions  notables  se  multiplient.  C*est 
d'abord  celle  de  Bœckh,  2  tomes  grand  in-8,en  quatre  parties 
(Leipzig,  1811-1821),  véritable  monument,  comprenant,  outre 
les  scholies  et  une  traduction  latine,  l'importante  dissertation 
De  metris  Pindari,  qui  a  fait  époque  dans  les  études  de  métrique 
ancienne;  le  commentaire  explicatif,  très  étendu,  était  dû  pour 
moitié  à  Bœckh  lui-môme  et  pour  le  reste  à  Dissen.  Celui-ci, 
à  son  tour,  publia  en  1830  une  édition  explicative.  Après  sa 
mort,  Schneidewin  publia  de  nouveau  son  édition  (1843-1847), 
en  y  ajoutant  ses  propres  observations  :  Tédition  Dissen« 
Schneidewin  est  utile  par  Tabondance  du  commentaire. 

Les  dernières  éditions  sont  surtout  critiques  :  les  plus  impor- 
tantes sont  :  1°  celle  de  Tycho  Mommsen  (1864),  résultat  d'un 
travail  immense  de  dépouillement  des  mss.  ;2o  celle  de  Bergk, 
dans  le  premier  volume  de  ses  Poetx  lyrici  grxci  (4«  édition, 
1884),  œuvre  de  critique  pénétrante,  mais  souvent  conjectu- 
rale ;  3<>  celle  de  Christ,  dans  la  petite  Bibliothèque-Teubner 
(1873),  tentative  heureuse  pour  tenir  un  juste  milieu  entre 
Texcôs  des  conjectures  et  Texcès  de  la  fidélité  aux  manuscrits. 
Ajoutons  enfin  l'édition  anglaise  des  Olympiques  et  desPythiques 
donnée  par  M.  Gildersleeve  (Londres,  1885). 

Scholies.  —  Les  odes  de  Pindare  avaient  été  dans  l'anti- 
quité l'objet  de  nombreux  travaux,  dus  notamment  aux  édi- 
teurs et  aux  grammairiens  d'Alexandrie,  Aristarque,  Aris- 
todème,  Artémon,  Chrysippe,  Didyme.  Leurs  noms  se  lisent 
encore  dans  nos  scholies.  Celles-ci,  considérables  et  impor- 
tantes (surtout  pour  les  Olympiques  et  les  Pythiques)  sont  de 
deux  sortes  :  les  unes  récentes,  remontant  au  moyen-âge  by- 
zantin, sont  surtout  l'œuvre  de  Thomas  magister,  de  Mos- 
chopoulosetde  Triclinios;  les  autres,  plus  anciennes  et  beau- 
coup plus  précieuses,  sont  en  grande  partie  extraites  des 
commentaires  de  Didyme  et  nous  apportent  un  écho  intéres- 
sant des  commentaires  antérieurs  (cf.  Lehrs,  Die  Pindarscho- 
lien^  Leipzig,  1873). 

Les  scholies  de  Pindare  ont  été  publiées  par  Heyne  et 


BIBLIOGRAPHIE  865 

Bœckh  dans  leurs  éditions.  Depuis,  la  découverte  de  quelques 
scbolies  nouvelles  (en  dernier  lieu  les  2;^6>ia  naTfxiàcxa,  publiées 
par  M.  Lambros,  Athènes,  1875)  ont  rendu  nécessaire  une 
nouvelle  édition  générale  de  ces  commentaires.  Elle  a  été  en- 
treprise par  M.  Abel  (Scholia  in  Pindari  Epinicia  ad  Ubrorum 
mss,  fidem  edidity  etc.,  Berlin,  1884),  qui  n'en  a  encore  publié 
que  le  second  volume,  contenant  les  scbolies  anciennes  sur 
les  Néméennes  et  les  Isthmiques, 

Traductions.  —  Pindare  a  été  souvent  traduit,  malgré  la 
difficulté  de  la  tâche. 

Les  principales  traductions  (sans  parler  des  traductions 
latines  précédemment  citées)  sont  :  —  en  allemand,  celle  de 
Tbierscb  (1820),  avec  le  texte  grec  et  une  remarquable  Intro- 
duction; Donner  (1860);  —  en  anglais,  celle  de  Ernest  Myers 
(1874)  ;  —  en  f rançais^celles  de  Boissonade,  publiée  par  M.  Eg. 
ger  seulement  en  1867  (Hachette),  et  de  M.  Poyard  (1853). 

Lexiques.  —  Lexicon  Homerico-Pindaricum^  de  Damm  (1755), 
revu  et  corrigé  par  Duncan  (Londres  1827);  nouv.  édition 
par  Rost,  Leipzig,  1831-1833.  —  Rumpel,  Lexicon  Pindaricumj 
Leipzig,  1883. 


SOlfUAlRB 

I.  Biographie  do  Pindare;  ses  œavres.  —  II.  L'esprit  de  Pindare  : 
S  1.  Ses  idées;  S  2.  Son  atUUide  envers  les  personnes.  —III.  L*art 
do  l'expression  chez  Pindare  :  5  !•  I«o  talent  de  l'écrivain;  carac- 
tère général  do  son  style  ;  étude  particulière  des  divers  éléments 
do  l'expression  (dialecte;  vocabulaire;  phrase);  divers  emplois 
(descriptions,  discours,  récits);  {  2.  La  versiQcation.  —  IV.  L'art 
de  la  composition  chez  Pindare  :  {  l.Dans  l'épinicie  :  théorie  et 
exemples;  |  2.  Dans  les  autres  genres.—  V.  Gonclusion  sur  Pin- 
dare. 


tt  PindarCf  disait  Quintilien,  est  le  premier  de  beaucoup 


366  CHAPITRE  VIL  —  MNDARE 

d^s  neof  lyriques,  »  Naoem,  lyricorum  Pindarûs  Umge 
princeps  ^  Il  n'a  pas  été  plus  que  Simonide  un  novateur 
à  proprement  parler  :  point  de  genre  nouveau  ;  p<ûnt  de 
révolution  rythmique  ou  musicale  ;  point  de  réforme 
essentielle  en  ce  qui  touche  le  fond  des  choses.  Mais  il  a 
porté  dans  le  lyrisme  l'imagination  la  plus  hardie,  l'ac- 
cent le  plus  fler  qu'on  eût  entendu  jusque-là  ;  et,  pour 
traduire  au  dehors  cette  inspiration,  il  a  constamment 
trouvé,  en  fait  do  rythmes  et  de  paroles,  les  formes  les 
plus  expressives  et  l'art  le  plus  savant.  Pindare  est  un 
de  ces  artistes  puissants  et  déGnitifs  en  qui  se  résument, 
à  la  fin  d'une  longue  période  de  progrès,  tout  Teffort  des 
générations  antérieures  et  toute  la  beauté  d'un  genre 
littéraire.  Par  une  circonstance  heureuse,  au  lieu  d'en 
être  réduit  à  Téludier,  comme  ses  devanciers,  sur  des 
fragments,  nous  pouvons  encore  le  lire,  et  plus  de  qua- 
rante poèmes  intacts  nous  conservent  l'image  fidèle  de 
son  génie  *. 

I 
Pindare  était  né  à  Gynoscéphales  S  village  ou  bourg 

1.  Instilution  oratoire^  X,  1,  61. 

2.  Principaux  ouvrages  d'ensemble  sur  Pindare  :  —  Prolégomè- 
nés  et  Introduction  des  éditions  de  Bœckh,  Thiersch  (grec-allem.), 
Dissen,  Gildersloeve  ;  Rauchensteln,  Zur  Einleilung  in  Pindar's  Sieges- 
lieder,  Aarau,  1843;  Leop.  Schmidt,  Pindar's  Leàen  und  Dichtung^ 
Bonn,  1862;  A.  Croiset,  La  poésie  de  Pindare,  1880  (2*  ôd.  1886); 
Hezger,  Pindar's  Siegeslieder,  Leipzig,  1880.  —  Dans  le  livre  de 
M.  Nageotte,  Histoire  de  la  poésie  lyrique  grecque,  cité  précédemment 
parmi  les  ouvrages  d'ensemble  sur  le  sujet,  le  chapitre  consacré  à 
Pindare  occupe  tout  prés  de  trois  cents  pages  du  second  volume. 

On  me  permettra,  dans  ce  chapitre,  de  renvoyer  souvent  à  mon 
ouvrage  sur  La  Poésie  de  Pindare.  Là,  j'ai  discuté;  ici,  je  me  borne  à 
donner,  le  plus  brièvement  possible,  les  résultats  que  je  considère 
comme  acquis.  Je  n'ai  pu  d^ailleurs  éviter  de  faire  à  mon  livre  de 
nombreux  emprunts. 

3.  La  vie  de  Pindare  nous  est  aujourd'hui  connue  par  cinq  bi^j^ra- 


BIOGRAPHIE  867 

situé  aux  portes  de  Thèbes,  sur  la  route  qui  menait  à 
Thospies,  au  pied  des  collines  de  rHélicon;  il  était  ci- 
toyen tliébain,  et,  dans  une  ode,  il  appelle  Thèbes  sa 
mère  ^  Sa  naissance  parait  devoir  être  placée  en  521  ^. 
Par  une  coïncidence  d'un  heureux  augure  pour  le  futur 
poète  des  Odes  triomphales^  il  naquit  au  temps  des  fêtes 
pythiques;  il  mentionnait  lui-même  quelque  part  «  la 
fête  quinquennale  aux  nombreuses  victimes,  durant  la* 
quelle,  pour  la  première  fois,  il  avait  été  placé,  tendre 
enfant,  dans  un  berceau  '  ». 

Son  père  s'appelait  Daïphante  et  appartenait,  semble- 
t-il,  à  l'illustre  famille  des  Égides.  C'est  du  moins  ce 
Qu'on  est  amené  à  conclure  d'un  vers  où  il  appelle  les 
Égides  ses  «  pères  »  ^.  Ce  n'est  pas  comme  Tbébain,  sans 
doute,  que  Pindare  pouvait  parler  de  la  sorte,  car  les 
Égides,  de  race  dorienne,  et  dont  un  rameau  seulement 
était  établi  à  Thèbes,  n'étaient  pas  les  ancêtres  de  tous 
les  Thébains  ;  cette  forme  de  langage  ne  s'explique  bien 
que  s'il  était  lui-même  de  cette  famille  glorieuse,  asso- 
ciée aux  plus  vieilles  légendes  du  Péloponnèse,  et  dont  on 

phies  grecques  de  basse  époque  et  par  quelques  indications  éparsds 
soit  dans  les  écrivains  anciens,  soit  dans  les  vers  du  poète  lui-môme. 
De  ces  cinq  biographies,  quatre  ont  été  publiées  par  Bœckb,  en  tète 
des  Scholies,  dans  son  édition  de  Pindare:  deux  sont  dues  à  Thomas 
Magister  et  à  Suidas;  les  deux  autres  (dont  une  en  vers)  sont  ano- 
nymes. Une  cinquième  formait  le  préambule  du  commentaire  au- 
jourd'hui perdu  d'Ëuslathe  sur  Pindare  :  elle  a  été  retrouvée  en  1832, 
et  se  trouve  notamment  en  tête  du  Pindare  de  Christ  (Teubner)  ; 
c*e8t  la  plus  complète,  et  elle  englobe  la  Vie  en  vers,  qui  parait  la 
plus  ancienne  de  toutes.  —  Parmi  les  travaux  biographiques  moder- 
nes, il  suffit  de  citer  ceux  de  Schneidewin  (De  vila  et  scnptis  Pindari, 
en  tète  de  la  seconde  édition  de  Dissen),  de  L.  Schmidt  (Pindar's  Le- 
ben,  etc.,  surtout  le  premier  chapitre),  et  de  Lûbbert,  Pindar's  Lehen, 
1878.  Cf.  Poésie  de  Pindare,  Introduction. 

1.  Isthm.  I,  1.  Cf.  fragm.  180,  et  Isthm.  VII  (VIII)  35. 

2.  Telle  est  la  date  généralement  adoptée  ;  d'autres  (T.  Mommsen, 
Bergk)  préfèrent  517.  ... 

3.  Fragm.  175. 

4.  Alyeifiai  è|jio\  icatipe;  (Pyth.  V.  100). 


368  GHAPITJRB  VII.  —  PINDARE 

retrouve  des  rameaux  à  Sparte,  à  Théra,  à  Cyrènc. 
Gomme  descendant  des  Égides,  Pindare  était  donc,  quoi- 
que Thébain,  à  demi  Dorien.  Cela  fait  mieux  comprendre 
certains  côtés  de  son  esprit.  Les  Égides  sont  en  outre  des 
héros  pieux  :  ils  portent  partout  avec  eux,  dans  leurs  mi- 
grations légendaires,  le  culte  d'Apollon  Carnéon,dont  ils 
sont  en  certains  lieux  les  prêtres  héréditaires.  Peut-être 
sont-ils,  à  Thèbes,  prêtres  d*Âpollon  Isménios  et  de  Cy- 
bêle.  On  a  parfois  supposé  que  Pindare  avait  exercé, 
comme  Égide,  quelque  sacerdoce  de  ce  genre.  Sa  piété 
pour  Zeus  Âmmon  est  attestée.  Â  Delphes,  dans  le  grand 
sanctuaire  de  TApollon  Dorien,  il  jouissait  d'honneurs 
exceptionnels,  et  ses  descendants  en  jouirent  après  lui  K 
Il  avait,  dit-on,  élevé  personnellement  des  édicules  à 
Cybèle  2,  à  Apollon  Boédromios,  à  Hermès  Agorseos  ^ 
Tous  ces  traits  conviennent  à  merveille  à  un  descendant 
des  Égides.  Il  n'est  pas  difficile  non  plus  d'imaginer  quel 
esprit  et  quelles  traditions,  dans  cette  famille,  durent 
entourer  ses  premières  années. 

Pindare  s'adonna  de  bonne  heure  à  l'art  lyrique.  No- 
tons en  passant  que  les  descendants  des  plus  grandes 
familles,  en  Grèce,  ne  croyaient  pas  déroger  pour  deve- 
nir poètes  lyriques.  Les  dieux  eux-mêmes  l'avaient 
averti  de  sa  vocation  par  des  miracles  :  des  abeilles,  un 
jour,  étaient  venues  faire  leur  miel  sur  ses  lèvres  pendant 
qu'il  dormait  *.  Toutes  sortes  de  légendes,  nées  proba- 
blement soit  de  quelques  vers  de  Pindare  lui-même,  soit 
de  certaines  expressions  poétiques  empruntées  à  des  épi- 
grammes  plus  récentes,  ont  peu  à  peu  fleuri  autour  de 
son  nom. 

La  Béotie  fournit  à  Pindare  ses  premiers  maitres.  On 

1.  Plutarque,  Lenteurs  de  la  Veng.  divine,  c.  13;  Pausanias^  X,  S4«  4. 

2.  Schol.  Pyth.  III,  137. 

3.  Pausanias,  IX,  17,  1  ;  Vie  d'Ëuslatho» 

4.  Vie  d'Eustatiie. 


BIOGRAPHIE  369 

le  disait  élève  du  flûtiste  Scopélinos  ^  (la  flûte  était  culti- 
vée à  Thèbes  avec  un  succès  particulier  *),  puis  des  poé- 
tesses Corinne  et  Myrlo.  Mais  Thèbes  ne  fut  pas  sa  seule 
école.  Il  vint  aussi  à  Athènes,  qui  préludait  alors  par 
Téclat  de  ses  dithyrambes  au  prochain  épanouissement 
de  sa  gloire  dramatique.  Les  récits  des  biographes  le 
mettent  en  relation  avec  Lasos  d'Hermioné,  avec  Apollo- 
dore,  avec  Agathocle,  avec  Simonide  lui-même. 

Le  premier  fait  entièrement  certain  de  la  vie  poétique 
do  Pindare  est  la  composition  de  la  x®  Pythique  en  501. 
Il  avait  alors  environ  vingt  ans.  Si  Ton  songe  que  les 
jeux  Pythiqucs  étaient  parmi  le9  plus  célèbres  de  la 
Grèce,  et  que  le  héros  de  cette  ode  appartenait  à  la  puis- 
sante famille  thessalienne  des  Aleuades,  on  sera  tenté  de 
croire  que  la  naissance  même  de  Pindare  et  ses  relations 
avec  Delphes  avaient  contribué  pour  une  part  à  une  no- 
toriété si  précoce.  Il  est  remarquable  d'ailleurs  que  les 
plus  anciennes  odes  de  Pindare  dont  la  date  soit  connue 
avec  certitude  sont  toutes  consacrées  à  des  victoires 
pythiques  ^  La  gloire  du  poète  a  pris,  pour  ainsi  dire, 
son  essor  à  Delphes,  et  c'est  de  là  que,  de  proche  en 
proche,  elle  s'est  répandue  sur  le  reste  du  monde  grec. 

Pindare  avait  un  peu  moins  de  trente  ans  quand  éclata 
la  première  guerre  médique  ;  il  en  avait  environ  qua- 
rante au  temps  de  la  bataille  de  Salamine.  On  sait  quel 
fut  dans  ces  circonstances  le  rôle  de  Thèbes  :  entre  tou- 
tes les  villes  grecques  qui  trahirent  la  cause  nationale, 
Thèbes  fut  au  premier  rang.  Que  fit  Pindare  à  cette  épo- 
que ?  Poète  lyrique,  c'est  son  art  qui  remplit  sa  vie;  aucun 
indice  ne  fait  supposer  qu'il  ait  joué  alors,  soit  comme 

1.  Pindaro  lui -môme  était  pourtant  citliarôde,  et  non  flûtiste. 

2.  Plutarque,  Pélopidas,  c.  19. 

3.  Cf.  L.  Schmidt,  p.  79.  —  Dans  le  livre  de  L.  Schmidt,  chaque 
ode  de  Pindare  est  étudiée  à  son  rang  chronologique,  autant  qu'il  est 
possible  de  l'établir. 

Hitt.  de  U  Litt.  grtc^ac.  ^  T,  II.  24 


370  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

politique,  soit  comme  soldat,  un  rôle  vraiment  actif. 
Mais,  sans  se  mêler  directement  à  la  politique,  il  était 
bien  difficile  que  la  Muse  n*y  touchât  pas  par  quelque 
endroit,  quand  la  liberté  même  de  la  Grèce  était  en  jeu 
et  quand  tous  les  cœurs  étaient  tenus  en  suspens  par  l'at- 
tente des  événements.  Polybe  accuse  formellement  Pin- 
dare  d'avoir,  dans  ces  circonstances,  encouragé  les  dis- 
positions antipatriotiques  de  ses  concitoyens  S  et  il  cite 
à  titre  de  preuve  des  vers  tirés  d'un  de  ses  hyporchèmes  *. 
L'autorité  de  Polybe  est  grande.  Il  semble  pourtant  qu'ici, 
dans  son  aversion  pour  la  politique  des  aristocraties  grec- 
ques, il  ait  indûment  chargé  le  poète  thébain.  Les  vers 
cités  par  Polybe  se  rapportent  à  la  guerre  civile.  Il  est 
probable  que  la  démocratie  thébaine,  favorable  h  l'indé- 
pendance nationale,  frémissait  sous  le  joug  des  aristo- 
crates et  songeait  à  le  secouer  ^  Pindare  exhorta  les  Thé- 
bains  à  la  concorde,  et  si,  en  soutenant  le  pouvoir  de 
l'aristocratie,  il  se  trouva  favoriser  le  parti  antinalional, 
ce  ne  fut  du  moins  que  tout  à  fait  indirectement.  Rien  ne 
prouve  d'ailleurs  que,  dans  l'aristocratie  même,  il  n'ap- 
partint pas  à  la  fraction  modérée,  amie  de  la  cause  na- 
tionale. 11  y  a,  on  effet,  dans  la  vie  de  Pindare,  d'autres  . 
circonstances  qu'on  ne  saurait  guère  expliquer  sans  cela. 
D*abord,  il  semble  bien  qu'il  ait  passé  hors  de  Thèbes, 
dans  la  patriotique  Egine,  presque  tout  le  temps  de  la 
seconde  guerre  niédique  *.  Ensuite,  c'est  un  fait  très 
certain  que  Pindare  a  beaucoup  loué  Athènes  de  son  rôle 
dans  les  guerres  médiques  \  II  lui  a  prodigué  les  éloges, 
et  Athènes,  dit-on,  l'en  récompensa  magnifiquement  ^.  A 

d.  Polybe,  IV,  31. 
2.  Fragm.  8C. 

{\.  Elle  y  réussit  un  i>eu  plus  tard,  avec  le  secours  des  Grecs  vain- 
queurs des  Perses. 

4.  Cf.  L.  Schmidt,  p.  ISl. 

5.  Cf.  fragm.  54  et  53. 

6.  Isocrato^  Antidosis,  106. 


BIOGRAPHIE  371 

maintes  reprises,  s'il  chante  pour  des  Éginètes,  ou  pour  un 
tyran  de  Syracuse,  il  évoque  les  souvenirs  glorieux  de  la 
guerre  d*indépcndance.  Les  noms  deSalamine  et  de  Platée 
viennent  d'eux-mêmes  sur  ses  lèvres  :  loin  d'hésiter  à  les 
prononcer,  il  semble  en  chercher  l'occasion  *.  Aussi, 
quand  Plutarque  veut  glorifler  Athènes,  Pindare  est  un 
des  premiers  dont  il  invoque  le  témoignage  -.  Comment 
mettre  d'accord  ces  faits  incontestables  avec  l'attitude 
que  Polybc  prête  à  Pindare  ?  La  situation  du  poète  thé- 
bain  fut  alors  difficile  et  douloureuse.  Il  est  probable 
qu'il  essaya  do  concilier  par  beaucoup  do  réserve  ce  qu'il 
devait  à  la  Grèce  et  ce  qu'il  devait  à  Thèbes  ^ 

Durant  les  quinze  ou  vingt  années  qui  suivirent  Sa- 
lamine,  nous  voyons  Pindare,  dans  le  plein  éclat  de  sa 
renommée,  en  relations  avec  les  princes  et  les  grands  de 
toutes  los  parties  du  monde  grec  et  composant  ses  plus 
beaux  ouvrages.  C'est  le  temps  des  dithyrambes  athé- 
niens, des  odes  à  Hiéron  de  Syracuse,  à  Théron  d'Agri- 
gente,  à  Arcésilas  de  Cyrène,  à  Chromios  d'Agrigente  et 
à  tant  d'autres.  L'exécution  d'une  ode  ne  réclamait  pas 
toujours  la  présence  du  poète  ;  nous  en  avons  la  preuve 
dans  Pindare  lui-môme;  il  compare  un  de  ses  poèmes 
à  une  marchandise  phénicienne  qu'il  envoie  au  delà  des 
mers  sans  l'accompagner  personnellement^.  Quelqu'un 
de  ses  élèves  ou  de  ses  auxiliaires  pouvait  en  surveiller 
l'exécution  ^.  Il  dut  pourtant  faire  de  nombreux  voyages. 
—  Le  plus  important,  soit  par  les  œuvres  qui  en  sont 
sorties,  soit,  à  ce  qu'il  semble,  par  sa  durée,  est  celui  qu'il 

1.  Tsihm.,  VII  (VIII),  20;  IV  (V),  60  et  suiv.  ;  Pyth.,  1,148  etsuiv. 

2.  Plutarque,  Gloire  des  Athéniens,  c.  7. 

3.  Pour  une  discussion  plus  détaillée  de  ce  problème,  cf.  Poésie  de 
Pindare,  p.  201-273. 

4.  Pylh.f  II,  123  sqq.,  et  le  scholiaste. 

5.  Il  nous  a  lui-môme  transmis  les  noms  de  deux  de  ces  auxiliai* 
res,  appelés  Nikésippos  {Isthm.,  II,  68}  et  Énéas  (Olymp,,  VI« 
149).  CL  Poésie  de  Pindare,  p.  97. 


372  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

fil  en  Sicile,  vers  473,  pour  se  rendre  à  Syracuse  auprès 
de  Hiéron.  Il  était  déjà  depuis  plusieurs  années  en  rela- 
tions  avec  le  tyran  de  Syracuse,  mais  il  n'avait  pas  voulu 
faire  le  voyage.  Quelqu'un  lui  demandant  pourquoi  il 
n'allait  pas  en  Sicile,  comme  Simonide  :  «  C  est,  dit-il, 
que  je  veux  vivre  pour  moi,  non  pour  les  autres  *.  »  Ces 
refus  et  ces  déGanccs  finirent  par  céder  à  de  nouvelles 
instances  do  Iliéron.  11  vit  Syracuse  et  TEtna,  et  parcou- 
rut les  principales  villes  de  la  Sicile,  Agrigente,  Uimère, 
Camarine.  Son  séjour  dura  probablement  plusieurs  an- 
nées, sans  qu  on  puisse  en  fixer  les  limites  avec  certitude. 
—  En  465,  il  composait  pour  le  roi  de  Cyrène,  Arcésilas, 
la  IV®  et  la  V*  Pythique.  L'importance  de  ces  deux  poèmes 
et  quelques  mots  pittoresques  sur  Cyrène, où  semble  se 
trahir  le  langage  d*un  témoin  oculaire,  peuvent  faire  croire 
qu'il  alla  auprès  d'Arcésilas.  —  Les  anciens  nous  parlent 
encore  d'un  roi  de  Macédoine,  Alexandre  P%  fils  d'Amynlas, 
comme  d'un  admirateur  et  d'un  liôle  de  Pindare  -.  Cet 
Alexandre,  surnommé  le  Philhcllène,  fut  chanté  par 
le  poète  dans  des  odes  dont  il  ne  nous  reste  que  des  frag- 
ments très  courts  ^  On  sait  que  c'est  en  souvenir  de  ces 
relations  de  Pindare  avec  son  ancêtre  que  le  grand 
Alexandre,  au  siècle  suivant,  épargna  dans  le  sac  de  Thè- 
bes  la  maison  du  poète  lyrique  *. 

La  dernière  ode  que  nous  puissions  dater  avec  exacti- 
tude est  la  viii*  Pythique,  adressée  à  un  Éginète  on  449. 
Pindare  mourut,  dit  un  biographe,  à  quatre-vingts  ans, 
par  conséquent  en  4 il.  Une  vieille  épigramme,  citée  par 
Eustalhc,  rapporte  que  la  mort  le  surprit  à  Argos,  où  il 
B*était  sans  doute  rendu  pour  quelque  fête^ 

1.  Vie  de  Pindari%  par  Eustathc. 

2.  Denys  d'JIalicarnasse,  Elog.  de  Dénwsihène,  c.  26;  Dion  Ghry- 
Boslome,  Discours,  111,  p.  83  (Reiske);  Vie  de  Pindare, 

3.  Fragm.  97  et  98. 

4.  Arrien,  Anabasc^  I,  9.  . 

5.  Légendes  sur  sa  mort  dans  Suidas,  Pausanias  (IX»  28,  S),  aie. 


BIOGRAPHIE  373 

Piadarc  s'était  marié,  et  ses  biographes  nous  ont  trans- 
mis le  nom  de  sa  femme  et  de  ses  enfants.  Il  sufGt  de  rap- 
peler  à  ce  sujet  que  son  Gis,  appelé  Daïphante  comme  son 
aïeul,  fut  choisi,  du  vivant  de  Pindare,  pour  figurer 
comme  daphnépiiore  dans  la  procession  qui  se  célébrait 
tout  les  neuf  ans  à  Thèbes  en  Thonncur  d'Apollon.  C'é- 
tait une  distinction  fort  enviée,  et  Pindare,  pour  s'asso- 
cier personnellement  à  celte  fête,  avait  composé  l'hymne 
destiné  à  être  chanté  pendant  la  procession  par  un  chœur 
de  jeunes  filles  *. 

La  gloire  du  poète  fut  immense  de  son  vivant.  Une  de 
ses  odes,  celle  qu'il  fit  pour  Diagoras,  fut  gravée  en  let- 
tres d'or  dans  le  temple  d'Athéné  à  Lindos  -.  Les  immor- 
tels eux-mêmes  avaient  partagé  l'admiration  générale  : 
on  racontait  que  le  dieu  Pan,  un  jour,  au  pied  du  Cithé» 
ron,  avait  chanté  un  péan  du  grand  lyrique.  Aussitôt 
après  sa  mort,  Pindare  est  classique.  Hérodote  le  cite 
déjà.  Les  comiques  athéniens  tantôt  le  louent  et  tantôt 
le  parodient,  ce  qui  est  encore  une  manière  de  lui  rendre 
hommage.  Platon  lui  emprunte  de  belles  pensées  et  de 
belles  paroles. 

Les  poèmes  de  Pindare  étaient  nombreux.  Les  pre- 
miers éditeurs  de  ses  œuvres  les  avaient  réparties  en  dix- 
sept  livres,  sans  beaucoup  demélhode^  Les  Alexandrins 
firent  une  nouvelle  classification,  qui  est  celle  que  suivent 
toujours  les  grammairiens  postérieurs  quand  ils  donnent 
l'origine  exacte  de  leurs  citations.  Dans  ce  nouvel  arran- 
gement, les  dix-sept  livres  furent  répartis  en  neuf  grou- 

1.  Pausanias,  IX,  10,  4. 

2.  Schol.  Ohjmp,  Vil  (argument).  Pausanias  (IX,  16,  1)  raconte 
quelque  chose  d'analogue  sur  l'ode  à  Zeus  Ammon.  Gh.  Graux  (Re- 
vue de  PhiloL,  1881,  p.  117)  a  essayé  do  prouver  que,  dans  le  passage 
du  scholiaste,  il  s'agissait  non  d'une  inscription  gravée,  mais  d'un 
6i6a:ov  écrit  en  lettres  d'or;  le  passage  très  net  de  Pausanias  rend 
cette  conjecture  fort  douteuse. 

3.  Voir  le  détail  dans  Suidas.  Gf.  Poésie  de  Pindare,  p.  19-21. 


374  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

pcs,  SOUS  les  titres  suivants  :  Tpiyoi,  Ilaïaye;,  AiOupxjtSoi 
(2  livres),  IlpodoSia  (2  livres),  ITapOevgva  (3  livres),  Ticoo- 
5(7)(i.aTa  (2  livres),  'EYxwjtta,  ôpyivot,  'Erivixia  (4  livres)  *. 
Ces  dix-sept  livres,  si  l'on  adopte  une  ingénieuse  correc- 
tion introduite  par  Bergk  dans  un  passage  de  Suidas,  for- 
maient un  total  de  vingt-quatre  mille  cola.  De  toute  cette 
poésie,  un  quart  à  peu  près  nous  reste,  à  savoir  quatre 
livres  complets  (les  quatre  livres  des  Epinicies)  sur  dix- 
sept  ;  et  sur  vingt-quatre  mille  cola^  environ  six  raille, 
dont  cinq  cents  formés  de  fragments  ^ 

Il  est  assurément  très  regrettable,  pour  la  connaissance 
de  Pindare,  que  les  trois  quarts  de  son  œuvre  aient  péri 
et  que  le  dernier  quart  ne  comprenne  qu'une  seule  sorte 
de  poèmes.  Nous  connaissons  imparfaitement  la  douceur 
de  ses  parthcnées,  la  liberté  vive  et  familière  de  ses  sco- 
lies  et  de  ses  hyporchèmes,  l'éclat  de  ses  dithyrambes. 
Le  mal  est  pourtant  moindre  qu'il  ne  semble  au  premier 
abord.  Outre  que  les  odes  triomphales  étaient  dans  l'an- 
tiquité la  partie  la  plus  célèbre  de  ses  œuvres  (car,  dans 
la  classiQcation  de  Suidas,  elles  figurent  en  tête,  bien 
qu'elles  ne  soient  pas  consacrées  à  des  dieux),  elles  of- 
frent, grâce  à  la  diversité  des  circonstances  où  elles  furent 
chantées,  une  variété  de  ton  qui  les  rapproche  tantôt  du 
scolie,  tantôt  de  l'hymne,  tantôt  du  thrène.  Les  odes 
triomphales  ne  sont  pas  toute  Tœuvre  de  Pindare,  mais 
elles  en  sont  comme  un  abrégé  Gdèle  et  harmonieux.  Les 
fragments,  d'ailleurs,  rapprochés  des  epinicies  et  interro- 
gés avec  attention,  nous  font  pénétrer  assez  avant  dans 
l'intelligence  des  œuvres  perdues.  En  somme,  nous  pou- 
vons nous  faire  de  Pindare  une  idée  précise  et  juste. 

1.  Cf.  Bergk,  Poet,  lyr,  graec,  t.  I,  p.  280-285. 

2.  Suidas  attribue  on  outre  à  Pindare  dix.-sopt  Spaf&aTa  xpa^i%à  et 
des  Exhoi'tations  en  prose.  Cette  dernière  indication  n*a  évidemment 
aucune  valeur.  Quant  à  la  précédente,  ou  bi«'n  les  ôpàjiaxa  rpaf*** 
sont  la  môme  chose  que  les  dithyrambes  (Cf.  plus  haut  p.  339,  u.  2), 
ou  bien  iU  ae  sont  rien  du  tout,  que  l'effet  d'une  confuidondo  Suidas. 


IDÉES  RELIGIEUSES  ET  MORALES  375 


II 


On  peut  dire  que  ce  qui  domine  chez  Pindare,  de  quel- 
que côté  qu'on  l'envisage,  c'est,  dans  une  fldélité  cons- 
tante aux  traditions  lyriques  et  aux  convenances  do  son 
rôle,  la  grandeur  et  l'élévation.  Ce  caractère  est  frappant 
d'abord  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  sa  philosophie  ; 
il  ne  Test  pas  moins  dans  son  attitude  à  l'égard  des  per- 
sonnes. 

§  1.  Les  idées  de  Pindare  *. 

Vers  la  fin  du  vi®  siècle  et  le  commencement  du  v®, 
deux  courants  d'idées  très  différents  partageaient  la  pen- 
sée grecque.  Le  peuple  croyait  aux  dieux  d'Homère  et 
d'Hésiode,  admirait  les  victoires  agonistiques,  était  fer- 
mement attaché  à  son  culte  traditionnel  et  à  ses  fêtes  lo- 
cales. Les  philosophes,  au  contraire,  parla  bouche  des 
Heraclite  et  des  Xénophane,  lançaient  un  éclatant  défi  à 
ces  deux  choses  si  admirées  et  si  aimées,  la  religion  po- 
pulaire et  le  stade.  Entre  ces  deux  courants,  le  choix  du 
poète  lyrique  no  pouvait  être  douteux.  Prophète  de  la 
Musc,  il  n'a  pas  le  droit  de;la  renier.  Il  est  la  voix  de  ce 
passé,  de  ces  traditions  religieuses  et  morales  que  le  phi- 
losophe désavoue.  Il  est  le  ministre  obligé  de  ces  fêtes 
que  Xénophane  déteste.  Il  n'a  pas  le  droit  d'être  philoso- 


1.  Cf.  Bippart»  Pindars  J^ben,  We/tansrhauung  und  Kunst^  lena, 
1848;  Buchliolz,  Die  siltliche  Weltanschauung  des  Pindaros  vnd  Als- 
c/jy/o5,  Leipzig,  1869  (ouvrage  meilleur  que  le  précédent);  Bœhme, 
Quid  Pindarns  tum  de  jure  humano  tum  de  jure  divino  senserit,  Leip- 
zig, 187^  (dissertât.);  CipoUa,  Délia  religione  di  Eschilo  e  di  Pindaro, 
dans  la  lUvisla  di  FUologia,y\  (1878).  On  peut  lire  aussi  l'ouvrage  de 
Villcmain,  Essai  sur  le  génie  de  Pindare,  etc.,  Paris,  4859,  où  cer- 
tains côtes  de  l'esprit  pindariquo  sont  bien  saisis,  malgré  plus  d'une 
erreur  grave. 


376  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

phe,  du  moins  dans  ses  vers.  Par  là,  tous  les  poètes  ly- 
riques se  ressemblent.  Même  ceux  qui  personnellement, 
comme  le  poète  dithyrambique  Diagoras  de  Mélos, sont  des 
athées,  font  dos  vers  reh'gieux  ^  Qu'on  s'appelle  Simo- 
nide  ou  Pindare,  on  est  d'abord  poète  lyrique,  et  cola 
seul  implique  une  foule  de  points  communs.  —  Mais,  à 
côté  de  cette  obligation  professionnelle,  pour  ainsi  dire, 
il  reste  encore  une  largo  place  à  la  liberté  de  chaque  es- 
prit. L'un  peut  chercher  dans  la  mythologie  des  tableaux 
brillants,  l'autre,  des  leçons  morales  :  l'un,  prendre  la  vie 
comme  un  jeu,  l'autre,  comme  une  chose  grave.  Pindare 
est  de  ceux  qui  sont  habituellement  sérieux.  C'est  un  Do- 
rien,  un  haut  et  flor  esprit,  ami  do  Tordre  et  de  la  règle. 
Rien  d'ascétique  chez  lui,  bien  entendu  :  il  est  trop  poète 
et  trop  Grec  pour  cela  :  il  sait  se  prêter  à  la  diversité  des 
circonstances;  le  lion  sait  sourire^;  il  aime  l'éclat  et  la 
douceur  des  choses  comme  il  en  aime  la  conformité  avec 
la  loi.  Mais  il  cherche  surtout  le  noble  et  le  sublime. 

Ses  dieux  portent  les  mêmes  noms  que  ceux  d'Homère 
et  sont  les  mêmes  en  apparence  ;  mais  combien  ils  sont 
différents  en  réalité  !  combien  plus  purs,  plus  parfaits, 
plus  spirituels  au  sens  théologique  du  mot!  L'idée  de 
la  perfection  divine  éclate  partout  dans  ses  poèmes.  La 
divinité  est  toute-puissante  : 

Dieu  seul,  dit  Pindare,  achève  toute  chose  selon  son  espé- 
rance ;  Dieu,  qui  atteint  l'aigle  à  Paile  rapide  et  qui  devance 
le  dauphin  au  fond  des  mers  ;  Dieu,  qui  abaisse  Tesprit  or- 
gueilleux des  mortels  et  transporte  de  l'un  à  l'autre  la 
gloire  qui  préserve  de  vieillir  3. 

Aucune  merveille,  venant  de  la  divinité,  ne  lui   paraît 
difflcile  à  croire,  car  il  no  peut  assigner  do  limite  à  sa 

1.  Phèdre  TEpicurien,  p.  23  (édition  de  Pétersbourg). 

2.  Mol  d'un  scholiasto  sur  Thucydide. 

3.  Pyth,  II,  89.  Cf.  fragm.  119  et  8o. 


IDÉES  RELIGIEUSES  ET  MORALES  877 

puissance  ^  Il  parlo  souvent  de  la  Fortune  et  de  la  Des- 
tinée, mais  ce  ne  sont  là  que  des  noms  qui  désîpfnent  Tac- 
lion  môme  des  dieux:  Zcus  fixe  le  cours  fatal  des  événe- 
ments; de  lui  relève  la  Destinée.  Aucune  laideur  physi- 
que ou  morale  n'approche  des  dieux  :  Villus/re  boiteux 
Vulcain,  si  souvent  mis  en  scène  par  Homère,  n'appa- 
raît pas  chez  Pindaro.  Les  dieux  savent  tout.  Ils  n'ont 
besoin  pour  cela  d'aucun  intermédiaire,  d'aucun  messa- 
ger. Ce  n'est  pas  un  corbeau,  comme  le  racontait  la  lé- 
gende, qui  instruisit  Apollon  de  rînfidclité  de  Coronis  : 
c'est  son  regard  divin,  qui  franchit  toutes  les  distances 
et  qui  est  «  le  plus  rapide  des  messagers  »  ;  car  «  le 
mensonge  ne  l'approche  pas,  et  ni  mortel  ni  dieu  ne  sau- 
rait, par  SCS  pensées,  tromper  son  regard  infaillible^.  » 
Ailleurs,  à  la  vue  de  la  nymphe  Cyrènc,  sentant  son 
cœur  brûler  d'amour,  le  dieu  interroge  le  Centaure 
Ghiron  sur  ce  qu'il  doit  faire.  Mais  celui-ci  n'est  pas  dupe 
de  cette  feinte  ignorance.  11  sourit,  et  prononce  ces  pa- 
roles magnifiques,  où  le  poète  rassemble,  pour  ainsi  dire, 
toutes  les  beautés  de  la  nature  vivante  sous  le  regard 
divin  d'Apollon  : 

Pour  toi,  que  ne  saurait  eftleurer  Terreur,  c*est  sans  doute 
quelque  souriante  fantaisie  qui  te  fuit  ainsi  parler.  Me  deman- 
des-tu donc  la  race  de  cette  vierge,  ô  roi,  toi  qui  sais  le  terme 
où  aboutissent  toutes  choses,  et  qui  connais  toutes  les  voies; 
combien  la  terre  au  printemps  fait  jaillir  de  feuilles,  combien 
de  cailloux  dans  la  mer  et  dans  les  (leuves  sont  agiles  par  les 
caresses  des  vagues,  et  ce  qui  doit  être,  et  les  causes  de  ce  qui 
sera  3. 

L'idée  do  la  perfection  divine    amène  naturellement 
celle  de  Punité  essentielle  de  la  divinité.  Les  êtres  sont 

1.  Pylh.  X,  77-78. 

2.  Viilh.  III,  46-5i. 

3.  Pyth,  IX,  75  et  suiv. 


378  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

séparés  les  uns  des  autres  par  leurs  imperfections;  celles- 
ci  disparaissant,  les  diiïérences  aussi  s'évanouissent  dans 
la  plénitude  de  la  beauté  intellectuelle  et  morale.  Les 
dieux  de  Pindare  ne  sont  que  les  noms  traditionnels  d'une 
divinité  unique.  On  n'est  pas  surpris  que,  dans  un  frag- 
ment, s'interrogeant  sur  ce  qu'est  Dieu  et  sur  ce  qu'il 
n'est  pas,  il  réponde,  sans  image  cette  fois,  mais  avec 
une  concision  énergique  :  «  Dieu,  c'est  le  tout  *  ». 

De  ces  hautes  idées  sur  les  dieux  dérive  naturellemeot 
chez  Pindare  l'habitude  de  prier  et  d'adorer.  Les  odes 
triomphales  sont  pleines  de  prières.  Il  met  la  force  des 
héros  sous  la  protection  des  dieux.  U  implore  en  leur 
faveur  ce  rayon  divin  quiéclaire  la  destinée  del'homme^ 
«  Puissions-nous,  ô  Zeus,  te  plaire  toujours  ^.  »  Dans 
une  autre  ode,  il  demande  à  Apollon  non  des  avantages 
matériels,  mais  des  grâces  morales  :  il  demande  à  se 
gouverner  selon  les  lois  du  dieu,  comme  un  serviteur 
obéissant  *. 

Quand  les  vieilles  légendes  ne  répondent  pas  à  l'idée 
si  pure  qu'il  se  fait  des  dieux,  il  n'hésite  pas  à  les  corri- 
ger. Nous  lavons  vu  plus  haut  pour  l'histoire  de  Coronis 
et  du  corbeau.  Les  exemples  en  sont  nombreux  °.  Le 
premier  devoir  de  la  piété  est  de  ne  pas  rapporter  sur  les 
dieux  des  histoires  inconciliables  avec  Tidée  de  leur  per- 
fection. Pindare  est  déjà  sur  ce  chapitre  presque  aussi 
sévère  que  Platon  lui-même.  Une  légende  racontait 
qu'Héraclès  avait  lutté  un  jour  à  lui  seul  contre  trois 
dieux.  Pindare  y  fait  quelque  part  allusion  ;  mais  aussi- 
tôt : 


i.  Fragm.  117.  Je  lis,  avec  Bergk  :   Tt  Os&ç;  tt  8'  ov;  to   wSv.   I^e 
Rons  d'ailleurs  n'est  pas  douteux»  quelque  loron  qu'on  adopte. 
2.  A'.rWgoToc  arY).a  {Pi/th.  VIII,  13r,). 

X  pj/ifi.  i,  ne. 

4.  /'//M.  VIII,  97. 

.">.  Cf.  Poéaie  de  Pindare,  p.  185. 


IDÉES  RELIGIEUSES  ET  MORALES  379 

Ëcarte  ce  langage,  ô  ma  bouche  !  Blasphémer  les  dieux  est 
une  mauvaise  sagesse,  et  se  vanter  hors  de  propos  est  folie. 
Point  de  bavardages  insensés.  Que  la  guerre  ni  les  combats 
n'approchent  des  Immortels  *. 

O  fils  de  Tantale,  dit-il  ailleurs  2,  je  parlerai  de  toi  autre- 
ment que  nos  pères....  Parler  magnifiquement  des  dieux  con- 
vient mieux  à  l'homme;  s'il  se  trompe, la  faute  est  moindre. 

D  où  vient,  chez  Pindare,  cette  hauteur  do  pensée? 
Faut-il  en  cherclier  la  source  dans  Tinfluence  soit  des 
doctrines  orphico-pythagoriciennes,  soit  des  mystères, 
si  importants  alors  en  Grèce,  et  auxquels  Pindare  aurait 
pu  être  initié?  Qu'il  y  ait,  dans  les  vers  du  poète,  plus 
d'un  détail  où  se  montre  ce  genre  d'influence,  c'est  ce 
qu'on  ne  peut  nier.  Quand  il  appelle  le  Temps  «  le  plus 
puissant  des  bienheureux  ^  »,  il  s'exprime  comme  un 
Orphique.  Quand  il  parle  da  démon  qui  accompagne  cha- 
que homme  *,  on  reconnaît  encore  dans  ce  langage  des 
termes  orphiques  ou  pythagoriciens.  Ce  sont  là,  malgré 
tout,  des  traces  légères  et  rares.  La  théologie  de  Pindare 
n*a  pas  un  air  de  secte  ni  d'école;  elle  n'a  rien  de  secret 
ni  d'ésotérique  ^  On  ne  peut  donc  pas  dire  que  Pindare 
ait  été  l'adepte  d'aucune  de  ces  doctrines  particulières; 
mais  ce  qui  reste  vrai,  c'est  que  toutes  ensemble  ont  agi 
sur  son  esprit;  ou  plutôt  encore,  il  a  pris  sa  part  de  la 
transformation  intellecLuelle  d'où  elles-mêmes  sont  sor- 
ties et  qu'elles  ont  à  leur  tour  précipitée.  Il  n'est  pas  do 
ceux  qui  respectent  tout  du  passé  :  il  réfléchit  et  il  juge. 
Il  n'est  ni  un  Pythagoricien,  ni  un  Orphique,  ni  un  initié. 
Mais  il  subit  l'influence  de  tout  ce  mouvement  de  la  pen- 


1.  Olymp.  IX,  54. 

2.  Olump.  I,  54-59. 
:î.  Fragm.  10. 

4.  Objmi).  Xrn,  38;  Vyth,  V,  165. 

5,  .1.  (iirarJ,  Sentiment  relUjieux^  3^  odition,  p.   412-413,  et  Eludes 
sur  la  poésie  grecque,  p.  Î)4-10U. 


380  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

s6o  grecque.  Respectueux  de  la  tradition,  il  est  aussi  de 
son  temps,  à  sa  manière,  avec  ses  qualités  propres,  sa 
gravite  fière,  son  gôùt  do  la  beauté  morale,  son  sérieux 
et  sa  force. 

Sur  la  destinée  humaine  et  sur  la  morale,  le  caractère 
général  do  ses  vues  est  analogue.  Il  suit  la  tradition  en 
Tépurant.  Il  emprunte  parfois  aux  doctrines  récentes 
quelque  noble  idée  ;  mais  surtout  il  introduit  dans  la  tra- 
dition nationale  la  gravité  religieuse  et  la  virile  fermeté 
de  son  inspiration  propre. 

Êtres  éphôméres,  que  sommes-nous,  que  ne  sommes-nous 
pas  ?  L'homme  est  le  lôve  d'une  ombre  K  Mais  quand  les  dieux 
dirigent  sur  lui  un  rayon,  un  éclat  brillant  l'environne,  et  son 
existence  est  douce*. 

Ces  paroles  résument  bien  la  pensée  do  Pindarc  sur  la 
vie  humaine.  La  faiblesse  de  Thomme  est  grande,  elle 
n'est  point  sans  espérance.  Le  bonheur  peut  luire,  avec 
l'aide  des  dieux,  sur  ces  êtres  fragiles  et  éphémères.  A 
lire  isolément  certains  de  ses  vers,  on  pourrait  le  pren- 
dre pour  un  mélancolique  et  un  désespéré.  La  vie  de 
riiommc  est  pleine  de  misères  :  suivant  une  vieille  ma- 
xime, Zeus  envoie  aux  mortels  deux  maux  pour  un  bien  '  : 

Dans  l'espace  d'un  moment,  les  souffles  inconstants  de  la 
fortune  tournent  d'un  pôle  ù  l'autre  *. 

La  prospérité  des  mortels  s'élève  en  peu  de  temps,  mais  de 
môme  aussi  elle  tombe  par  terre,  renversée  par  une  pensée 
contraire  s. 

L'esprit  de  Thommc  est  le  jouet  de  Terreur  :  «  Autour 

1.  Cf.  Eschyle,  Prométhéc,  ;i4G. 

2.  Pyth.  Vlil,  135  et  suiv. 

3.  Pyth.lU,  Ui». 

4.  Ohjmp.  XIII.  474. 

5.  Pi/th,  VIII,  131. 


IDÉES  RELIGIEUSES  ET  MORALES  381 

do  sa  pcniséc,  mille  erreurs  sont  suspendues  ^  »  Puis, 
heureux  ou  malheureux,  tous  finissent  par  mourir  :  le 
t(  flot  d'Adès  »  arrive  enfin  2,  et  frappe  le  riche  comme 
le  pauvre  \  On  pourrait  multiplier  indéfiniment  ce  genre 
de  citations.  La  vni®  Pythique,  en  particulier,  est  tout 
entière,  selon  la  forte  expression  d'un  scholiaste,  comme 
c(  une  lamentation  sur  la  vie  humaine  ».  Qu'on  ne  8*y 
trompe  pas  cependant  :  Pindare  est,  malgré  tout,  le  chan- 
tre de  la  vie  heureuse.  Les  biens  qu'il  célèbre  n'ont  rien 
de  raffiné  :  c'est  la  jeunesse,  qu'escortent  la  beauté  et 
Tamour  ;  c'est  la  richesse,  la  puissance,  la  gloire.  Il 
forme  son  idéal  des  brillants  spectacles  que  la  réalité  lui 
offre  :  c'est  à  Olympîe,  a  Delphes,  à  Némée  qu'il  en  trouve 
les  éléments,  dans  «  l'armée  »  glorieuse  des  robustes 
athlètes  et  des  riches  possesseurs  de  chars  rapides.  Ajou- 
tons qu'à  la  fois  par  l'effet  des  circonstances  et  par  la 
tendance  propre  de  sa  nature,  c'est  surtout  le  côté  vi- 
goureux et  grand  de  ces  choses  qu'il  célèbre  :  la  jeunesse 
robuste  et  «  bouillonnante^  »  ;  la  beauté,  signe  de  la  force 
et  du  courage  ^  même  chez  des  femmes  comme  la 
nymphe  Cyrène  ou  l'héroïne  Hippodamie;  l'amour  chaste 
et  noble  ^  ;  la  richesse  bien  employée;  la  puissance 
royale  juste,  douce,  clémente  ^  ;  la  gloire  enfin,  «  Tai- 
mable  gloire  »,  gagnée  par  le  courage  et  par  la  vertu, 
et  qui  remplit  toutes  ses  odes. 

La  mort  même  n'est  pas  sans  espérance.  Outre  que  la 
gloire  en  adoucit  la  rigueur,  la  destinée  de  l'homme  ne 
finit  pas  au  bord  du  tombeau.  Dans  la  11®  Olympique,  Pin- 

i.  Ohjmp,  VII,  43. 

2.  Ném.  VII,  45. 

3.  Ifnd.,  27. 

4.  Pi/lh.  IV,  318. 

5.  Ném,  III,  31. 

6.  Pyth.  IX  (Apollon  et  Cyrène).  Son  propre  amour  pour  Théoxôno 
de  Ténédos  s*cxprime  avec  ardeur  à  la  fois  et  réserve  (fragm.  100). 

7.  Odes  à  Hiéron«  à  Arcésilas. 


382  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

dare  décrit  longuement  la  vie  future.  Dans  un  fragment, 
il  parle  de  la  métempsycose  ^  Ce  sont  là  des  accents  nou- 
veaux en  Grèce,  et  bien  différents  en  particulier  de  la 
sombre  tristesse  répandue  dans  la  Nexuîa  de  ÏOdyssée. 
De  pareils  vers  (comme  tout  à  l'heure  certains  termes  de 
la  théologie  pindarique)  trahissent  le  voisinage  des  doc^ 
trines  mystiques,  auxquelles  d'ailleurs,  en  d'autres  pas- 
sages, le  poète  ne  craignait  pas  de  faire  des  allusions 
expresses  ^ 

On  voit  le  ton  général  de  toutes  ces  pensées.  Pindare 
n'est  pas  plus  un  pessimiste  qu'un  optimiste  béat  et  ba- 
nal. Ni  l'enivrement  ni  le  désespoir  n'étourdissent  ou  n'é- 
branlent son  imagination.  Devant  l'éclat  de  la  gloire  et 
la  douceur  des  plaisirs,  il  songe  à  la  vanité  de  tout  ce 
qui  est.  Devant  la  misère  de  Thumanilé,  il  songe  à  la  va- 
nité de  tout  ce  qui  la  relève.  Sa  mélancolie  n'a  rien  de 
faible.  Il  connaît  cette  mâle  tristesse  qui  résulte  d'une 
expérience  profonde  de  la  vie,  mais  il  ignore  absolument 
cette  tristesse  découragée  qui  décolore  la  vie  humaine 
et  qui  énerve  la  volonté.  Mieux  qu'Hésiode,  mieux  que 
Théognis,  il  sait  élever  sa  pensée  au-dessus  des  accidents 
particuliers;  sa  qualité  dominante,  c'est  un  ferme  équi- 
libre dans  une  religieuse  sérénité. 

De  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  assez  clairement  que 
la  condition  du  bonheur,  à  ses  yeux,  c'est  la  vertu,  dans 
le  sens  antique  du  mot,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  qua- 
lités intellectuelles,  morales  et  physiques.  La  vertu  de 
l'homme  appelle  la  faveur  des  dieux  ^  Mais  elle-même, 
d'où  vient-elle?  Avant  tout,  de  la  naissance  et  delà  race. 

i.  Frafîm.  ilO. 

2.  Frajçm.  111.  Lo  fragm.  109,  dont  l'authenticité  est  contostde, 
mais  peut-être  à  tort,  a  aussi  un  caractôre  très  nettement  mystique. 
Gela  ni'  prouve  pas  que  Pindare  lui-môme  fût  initié  ;  mais  cela  montre 
au  moins  la  place  que  tenait  dans  la  vie  morale  de  son  temps  ce 
genre  do  doctrines. 

3.  Ném.  X,  53-55. 


IDÉES  RELIGIEUSES  ET  MORALES  383 

A  cette  doctrine,  nous  reconnaissons  le  descendant  des 
Egides.  La  nature  propre  de  chacun  de  nous,  telle  que 
Ta  faite  notre  naissance,  est  appelée  par  Pindare  ç^j^  : 
il  en  parle  sans  cesse.  Ni  le  lion  ni  le  renard  ne  peuvent 
changer  leur  naturel^  L'homme  demeure  durant  sa  vie 
tel  que  Ta  fait  sa  naissance  ;  —  sa  naissance,  ou  plutôt 
sa  race,  car  la  nature  de  chaque  individu  a  ses  racines 
dans  le  passé.  Les  vertus  et  les  vices  se  transmettent  par 
une  Gliation obscure,  mais  certaine.  Les  générations  sont 
solidaires  les  unes  des  autres.  La  vertu  du  vainqueur 
qu'il  célèbre  est  celle  même  du  sang  qui  coule  dans  ses 
veines.  La  destinée  héréditaire,  le  génie  de  la  race  et  de 
la  famille  apparaissent  chez  Pindare  en  maint  passage^. 
Race  et  naissance,  d'ailleurs,  ne  sont  au  fond  que  des 
mots  par  lesquels  nous  exprimons  la  manière  dont 
s'exerce  sur  l'humanité  la  puissance  divine.  En  réalité, 
la  cause  de  tout,  c'est  la  divinité.  L'industrie  humaine 
n'achève  rien  sans  les  Grâces  ^  c'est-à-dire  sans  l'aide 
des  dieux.  Les  vertus  les  plus  belles  sont  celles  que  les 
dieux  ont  plantées  de  leurs  propres  mains  dans  les  âmes 
humaines,  celles  dont  ils  ont  jeté  les  fondements*.  Les 
grandes  vertus  viennent  de  Zeus  ^  Les  amis  des  dieux 
sont  heureux  ;  leur  bonheur  (e'jSaijxovta,  ejTu^ia)  est 
stable.  Quant  à  ceux  que  les  dieux  n'aiment  pas,  leur 
succès  (eù-payta)  a  beau  faire  un  instant  illusion,  il  est 
éphémère. 

On  conçoit  qu'une  morale  de  cette  sorte  ne  se  laisse 
pas  discuter  :  elle  s'impose.  Pindare  loue  quelque  part 
Diagoras  de  suivre  dans  sa  conduite  les  enseignements 


1.  Olymp,  X  (XI),  19. 

2.  Zcû;  (ou  îatVwv)  "jfevIÔXioç,  àpetà.auiiçuTo;  àvBpûv,  etc. 

3.  Olymp,  XIV,  7. 

4.  0E^6{j.aToi   àpeTftK. 

5.  hthm,  III,  6. 


384  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

des  anciens,  la  sagesse  des  siècles  passés  ^  Il  gardo  lui- 
môme,  suivant  une  autre  de  ses  expressions,  la  parole 
des  anciens  ^  Dans  la  vi®  Pythiquo,  ce  sonlles  préceptes 
du  Centaure  qu'il  répète.  11  est  le  disciple  et  rinterprèto 
des  générations  antérieures  ;  il  ne  converse  pas,  comme 
Simonide,  avec  une  Gne  dialectique  :  il  proclame  des  lois 
éternelles  et  rend  des  oracles. 

Quels  oracles  et  quelles  lois?  —  S'il  s'agit  de  la  cité, 
son  idéal  est  fait  de  bon  ordre  et  de  discipline  :  les  vieil- 
les lois  doriennes  d'Égimios,  une  juste  royauté,  une  aris- 
tocratie prudente,  la  divine  eunomie  assurée  par  le  gou- 
vernement des  sages,  voilà  cequ^il  demande  avant  tout'. 
—  Dans  la  vie  privée,  lionorcr  les  dieux,  respecter  ses 
parents,  voilà  les  deux  premières  prescriptions  do  la  mo- 
rale*. 11  faut  ensuite  être  juste  envers  les  hommes;  mieux 
encore,  il  faut  être  doux  envers  eux,  prompt  à  leur  par- 
donner, ennemi  de  la  flatterie,  ami  de  la  vérité.  Il  a,  sur 
Tliéron,  dos  paroles  d'un  charme  pénétrant  : 

Les  grains  de  sable  délient  nos  calculs;  mais  les  joies  que 
cet  homme  a  procurées  aux  autres,  qui  pourrait  les  compter*? 

II  recommande  à  Arcésîlas  de  gouverner  avec  douceur 
et  de  pardonner  à  Démophile  : 

Il  faut  toucher  d'une  main  légère  à  la  plaie  d'une  blessure; 
il  est  aisé  même  aux  hommes  sans  mérite  d'ébranler  une  cité; 
la  relever,  au  contraire,  est  une  tâche  difficile,  si  un  dieu  ne 
dirige  ceux  qui  commandent 6. 

Voici  encore,  sur  l'amitié,  des  paroles  exquises  : 

1.  Olymp.  VII,  168. 

2.  AVm.  III,  91. 

3.  Olymp.  XIII,  6  ;  Pyth.  I,  118;  II,  157  et  suiv. 

4.  Pyth,  VI,  23  et  suiv. 

5.  Olymp.  Il,  179. 

6.  Pyth.  IV,  481. 


IDÉES  RELIGIEUSES  ET  MORALES  385 

Les  amis  sont  utiles  en  bien  des  manières;  ils  le  sont  sur- 
tout dans  la  peine;  mais  la  joie  aussi  cherche  le  regard  fidèle 
d'un  ami  ^ 

Puis  celte  grande  loi  qui  retentit  à  travers  l'antiquité 
grecque  comme  le  résumé  de  toute  sagesse,  et  que  Pin- 
darc  répète  (il  le  dit  lui-même)  après  bien  d'autres  : 
My)$&v  oyav,  «  il  faut  fuir  toute  extrémité  ^  » .  Sous  plusieurs 
formes,  il  y  revient  et  il  y  insiste. 

Est-ce  à  dire  que  Pindare  ne  descende  jamais  de  ces 
hauteurs?  Ce  serait  une  erreur  do  le  prétendre.  Les  frag- 
ments de  ses  scolies,  en  particulier,  nous  le  montrent 
parfois  sous  un  jour  un  peu  différent .  Xénophon  de 
Corinthe,  vainqueur  à  Olympie,  avait  imaginé  de  faire 
figurer  dans  son  triomphe  de  nombreuses  hétaïres.  Pin- 
dare fut  chargé  de  faire  d*abord  en  son  honneur  un  épi- 
nîcie  (c'est  la  xiii®  Olympique),  puis  un  scolie,  dont  il 
nous  reste  quelques  fragments.  Dans  ce  scolie,  Pindare 
chantait  précisément  les  hétaïres  de  Xénophon,  et,  quel- 
ques vers  plus  bas,  il  s'arrêtait  pour  exprimer  sa  sur- 
prise de  ce  rôle,  si  différent  de  sa  gravité  accoutumée  : 

Que  vont  dire  de  moi  les  dieux  de  l'Isthme,  quand  j'ima- 
gine un  tel  début  à  un  agréable  scolie,  associant  à  mes  vers 
des  femmes  publiques  s  ? 

Quoi  qu'on  puisse  alléguer  à  ce  sujet,  la  liberté  du 
scolie  avait  de  quoi  surprendre,  puisque  c'est  Pindare 
lui-même  qui  se  demande  ce  que  Zeus  et  Poséidon  vont 
penser  de  lui.  D'autres  exemples  du  même  genre  pour- 
raient encore  être  cités.  C'est  que  Pindare,  encore  une 
fois,  n'est  pas  un  ascète.  Il  vante  le  plaisir,  demandant 


1.  Ném,  VIII,  71. 

2.  Fragm.  201. 

3.  Fragm.  99. 

Hist.  de  la  Litt.  grocqoe.  —  T.  II.  25 


386  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

seulement  qu'on  en  use  avec  modération  K  II  reste  Grec 
et  poète  avant  tout,  prompt  à  admirer  toutes  les  belles  et 
agréables  choses  ;  mais  au  premier  rang  parmi  les  plus 
belles,  il  met  la  vertu,  et  son  âme  se  tourne  naturelle- 
ment vers  les  hauts  sommets. 


§  2.  Attitude  de  Pindare  envers  les  personnes. 

Avec  l'élévation  des  idées,  Pindare  a  la  flerté  du  carac- 
tère et  la  franchise  du  langage. 

Il  a  pleinement  conscience  de  son  génie,  et  no  s'en  ca- 
che pas.  On  ferait  une  longue  liste  de  tous  les  passages 
où  il  a  exprimé  sous  vingt  formes  différentes  ce  que 
Malherbe  a  dit  en  termes  magnifiques  : 

Et  trois  ou  quatre  seulement, 
Au  nombre  desquels  on  me  range, 
Savent  donner  une  louange 
Qui  demeure  éternellement. 

Pour  rendre  la  beauté  de  ses  propres  chants,  il  a  une 
foule  d'images  brillantes  et  nouvelles.  Il  se  compare  dans 
une  ode  à  un  sculpteur  dont  les  créations,  ailées  et  vi- 
vantes, ne  seraient  ni  clouées  sur  un  piédestal  ni  rete- 
nues par  la  mer  blanchissante  ou  par  les  montagnes, 
mais  porteraient  jusqu'aux  extrémités  du  monde  la  gloire 
de  la  vertu  *.  Il  tient  son  génie  non  do  l'étude,  mais  d'A- 
pollon et  de  la  Muse.  Ceux  qui  ne  savent  que  ce  qu'ils  ont 
appris  5  grand'pcine  font  entendre,  tout  près  du  sol,  des 
cris  assourdissants  et  un  vain  babil,  commodes  corbeaux 
et  des  geais;  pour  lui,  pareil  h  Taigle  de  Zcus,  il  franchit 


1.  Fragm.  102,  103,  104. 

2.  Ném,  V,  1  et  suiv. 


RELATIONS  AVEC  LES  PERSONNES  387 

d'un  vol  impétueux  l'espace  immense,  et  d'un  coup  d^ailo 
monte  jusqu'au  ciel*. 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'en  face  des  grands  et  des  ri- 
ches qui  paient  ses  odes  il  se  sente  dans  la  situation  dé- 
pendante et  médiocre  d'un  mercenaire  vis-à-vis  de  celui 
qui  l'emploie.  Le  salaire  qu'il  reçoit  est  le  prix  légitime 
de  ses  chants,  mais  n'est  pas  celui  de  ses  complaisances. 
Le  poète  peut  se  faire  payer  %  mais  ne  doit  pas  être  cu- 
pide ^  A  mainte  reprise,  il  dit  son  horreur  do  la  flatterie 
et  du  mensonge,  son  amour  de  la  vérité.  Les  singes  et  les 
renards  ne  lui  inspirent  que  du  mépris  *  ;  il  aime  le  cou- 
rage des  lions  fauves  \  Ce  ne  sont  pas  là  de  simples  for- 
mules. Toutes  ces  paroles  sont  bien  d'accord  avec  le  mot 
que  son  biographe  lui  prèle  («  je  veux  vivre  à  mon  gré, 
non  au  gré  des  autres  »),  et  qui,  s'il  n'est  pas  très  au- 
thentique, exprime  du  moins  l'opinion  que  l'antiquité  s'é- 
tait formée  de  son  caractère. 

Au  reste,  il  suffit  do  lire  les  odes  triomphales  pour  s'en 
rendre  compte.  Le  poète  lyrique  a  pour  rôle  essentiel,  il 
est  vrai,  de  célébrer  son  hôte  :  dans  un  encomion,  les  élo- 
ges sont  de  règle.  Mais  il  y  a  bien  des  manières  do  louer. 
Le  poète  n'est  pas  un  flatteur  à  gages  ;  il  est  l'ami  et,  par 
sa  gloire,  presque  l'égal  de  son  hôte  princier.  Avec  de  la 
prudence  et  du  bon  goût,  il  peut  faire  accepter  do  sages 
conseils.  Il  ne  dépend  que  de  lui  de  préserver  sa  propre 
dignité.  Il  n'a  pas  besoin  de  crior  pour  se  faire  entendre 
ni  d'être  grossier  pour  être  sincère.  Il  faut  que  le  poèto 
lance  avec  adresse  les  «  flèches  parlantes  »  que  la  foulo 
ne  comprend  pas,  mais  qui  vont  sans  erreur  à  leur  but  ^  ; 


1.  Olymp.  II,  154  et  suiv. 

2.  Pyth,  XI,  r.4. 

3.  hthm.  II,  iO. 

4.  Pyth,  II,  131. 

5.  Fragm.  222. 

G.  Olymp.,  II,  150  et  suiv.  (^i\-t\  çcùvàevra  ouvetoTaiv)» 


388  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

il  faut  que  la  vérité  pénètro  sans  déchirer  ;  il  faut  eofin 
que  la  vanité  la  plus  délicate  ne  puisse  s'offenser  de  ses 
avertissements,  tant  la  mesure  en  sera  judicieuse  et  Tas- 
saisonncment  agréable. 

Pindare  y  excelle.  Les  odes  qu'il  adresse  à  Hiéron  ou  à 
Arcésilas  permettent  de  bien  juger  sa  manière  d'agir  à 
cet  égard  :  on  y  voit  clairement  ce  qu'il  croyait  avoir  le 
«droit  de  dire,  et  à  quelles  conditions  ^  Cette  morale  qu'il 
adresse  à  ses  héros  reste  générale  dans  la  forme,  même 
quand  elle  est  particulière  par  l'intention.  Elle  est  pleine 
d'éloges,  de  respect,  de  gravité.  Ce  n'est  pas  au  nom 
d'un  homme,  au  nom  de  la  sagesse  propre  d'un  poète,  si 
grand  qu'il  soit,  qu'elle  s'exprime  :  c'est  d'une  manière 
impersonnelle,  en  quelque  sorte,  au  nom  des  dieux,  au  nom 
de  la  sagesse  traditionnelle  dont  le  poète  n^est  que  l'écho 
mesuré.  Elle  s'abstient  d'allusions;  elle  évite  l'anecdote 
maligne  et  l'épigramme.  Tandis  que  les  éloges  sont  directs, 
amples,  magnifiques,  elle  reste  brève  et  générale,  et  elle 
échappe  par  sa  généralité  même  au  risque  d'oifenser. 
Elle  n^est  pas  plus  blessante  pour  l'orgueil  le  plus  cha- 
touilleux que  ne  l'étaient  au  xvii*"  siècle,  par  exemple, 
dans  un  sermon  prononcé  devant  le  roi^  des  conseils  en- 
veloppés d'éloges,  des  avertissements  dont  l'orateur,  par- 
lant au  nom  de  la  religion,  prenait  le  premier  sa  part, 
des  leçons  enGnqui,  semblant  s'adresser  à  tout  le  monde, 
ne  heurlaiont  personne.  On  connaît  le  mot  de  Louis  XIV 
à  un  prédicateur  indiscret  :  «  Mon  Père,  j'aime  à  prendre 
ma  part  d'un  sermon,  je  n'aime  pas  qu'on  me  la  fasse.  » 
Il  en  est  de  même  à  plus  forte  raison  des  legons  morales 
que  peut  donner  la  poésie  lyrique;  car  un  poème  lyrique 
n'est  môme  pas  un  sermon,  c'est  avant  tout  un  éloge. 
Mais,  dans  ces  limites  de  courtoisie  générale  et  de  bon 
goût,  le  poète  aie  droit  de  dire  sa  pensée,  et  Pindare  n'y 

1.  Pour  plus  de  détails,  cf.  Poésie  de  Pindare,  p.  280-284. 


RELATIONS  AVEC  LES  PERSONNES  389 

manqua  pas.  Un  moraliste  accommodant,  un  homme  du 
monde  élégant  et  souple,  comme  Simonide,  un  habile  ar* 
rangeur  do  phrases  et  de  mélodies,  comme  Bacchylide, 
étaient-ils,  plus  que  lui  peut-être,  disposés  à  dépasser 
parfois  la  mesure  de  la  louange  obligée  ?  S*il  fallait  en 
croire  les  scholiastes^Pindare  les  aurait  lui-môme  accusés 
de  flatterie  à  plusieurs  reprises^  sans  les  nommer.  Il  est 
permis  de  révoquer  en  doute  la  réalité  du  fait,  au  moins 
en  ce  qui  concerne  Simonide  :  celui  qui  réconciliait  les 
deux  tyrans  de  Syracuse  et  d'Agrigente  prêts  à  en  venir 
aux  mains  n'était  pas  un  flatteur  sans  dignité.  Mais  ce 
qu'on  peut  admettre,  c*est  que  Pindare,  avec  son  goût  inné 
pour  la  règle,  pour  Tordre,  pour  la  morale  impérative, 
tournait  plus  volontiers  ses  éloges  mêmes  au  conseil  et 
à  l'exhortation. 


III 


Il  y  a  chez  Pindare,  comme  chez  tous  les  artistes  de 
premier  ordre,  une  harmonie  admirable  entre  les  diffé- 
rentes parties  de  son  génie.  Le  talent  de  l'expression  ré- 
pond tout  à  fait  chez  lui  à  la  physionomie  morale.  Il  a 
le  style  de  ses  idées;  nul  doute  qu'il  n'en  eût  aussi  les 
rythmes  et  la  musique. 

§  1.  Le  talent  du  l'écrivain. 

Le  style  de  Pindare  était  quelque  peu  différent  selon 
qu'on  Tétudiait  dans  un  genre  lyrique  ou  dans  un  autre. 
Dcnys  d'Halicarnasse  signale  la  douceur  particulière  de 
ses  parthénées  ^  Quand  Horace  loue  l'habileté  de  Pin- 
dare à  créer  des  mots  nouveaux,  c'est  surtout  à  ses  di- 

i.  Denys  d'Halicamasse,  Eloquence  de  DémosUi.,  e.  39. 


300  CHAPITRE   VII.  —  PINDARE 

thyrambes  qu'il  songe,  et  il  en  loue  expressément  la 
hardiesse  ^  On  a  depuis,  non  sans  succès,  cherché  dans 
le  style  des  odes  triomphales  elles-mêmes  des  diversités 
et  des  nuances  correspondant  h  la  diversité  des  rythmes  -. 
Toutes  ces  distinctions  sont  justes,  mais  on  peut  dire 
qu'elles  sont  secondaires.  Quelle  que  fût,  en  fait  de  style, 
la  différence  qui  séparât  un  scolie  d*un  hymne  ou  même 
une  ode  triomphale  d'une  autre  ode  triomphale,  il  est 
clair  que  tous  les  poèmes  de  Pindare  avaient  un  air  de 
famille  très  prononcé;  les  fragments  en  fournissent  la 
preuve  certaine.  C'est  cet  air  de  famille  qu'il  s'agit  sur- 
tout de  déflnir  et  de  mettre  en  lumière;  libre  ensuite  aux 
curieux  de  poursuivre  jusque  dans  le  détail  les  diver- 
sités plus  délicates  ^ 

Ce  qui  est  proprement  la  marque  de  Pindare,  c'est  que, 
plus  que  personne,  il  voit  les  choses  de  haut  et  d'en- 
semble, d'un  regard  profond,  mais  synthétique  et  som- 
maire, et  qu'il  en  jouit  avec  l'imagination  vive  d'un 
grand  artiste  sans  jamais  perdre  cependant  l'équilibre 
de  sa  majestueuse  raison.  —  Il  n'analyse  pas;  il  ne  s'at- 
tarde pas  aux  nuances  et  aux  détails  pour  les  distinguer 
et  les  classer.  En  ce  sens,  il  n*est  pas  attique.  Dans  la 
peinture  d'un  objet  ou  d'une  idée,  il  va  droit  à  l'impres- 
sion dominante,  et  il  la  rend  comme  il  l'a  reçue,  avec  une 
vigueur  concentrée  et  brève.  Un  trait,  un  mot  lui  suffi- 
sent. Mais  ce  mot  est  pénétrant;  ce  trait  brille  comme  la 

1.  Horace,  Odes,  IV,  2,  10-11  : 

Seu  per  audaces  nova  dithyrambos 
Verba  devolvit... 

2.  Bœckh,  De  inetris  Pindari,  p.  393.  Cf.  Poésie   de  Pindare,  p.  437, 

3.  Sur  lo  style  de  Pindare,  cf.  Liibbert,  De  elocutione  Pindari, 
Uallo,  1833  ;  Goram,  Pindari  translaiiones  et  imagines  (dans  le  Philo- 
logus,  t.  XIV,  1869;)  Mich.  Ring,  Zur  Tropik  Pindars,  Budapest,  1873 
(plus  intéressant  et  plus  net  que  les  précédents  ouvrages).  Cf.  aussi 
Poésie  de  PindarCfj^,  377-447. 


CARACTÈRE  GÉNÉRAL  DE  SON  TALENT   391 

foudre.  Il  a  rimagination  rapide  et  puissante.  Tantôt 
c'est  le  côté  général  et  abstrait,  tantôt  le  côté  sensible  et 
plastique  de  la.  réalité  que  son  regard  saisit;  souvent, 
c'est  à  la  fois  Tun  et  lautre,  et  il  les  amalgame  ensem- 
ble, par  la  force  de  son  imagination,  d'une  manière  si 
intime  que,  dans  l'expression  même,  il  ne  les  distingue 
pas,  et  qu'il  contraint  la  langue  à  toutes  les  hardiesses 
pour  qu'elle  ne  sépare  pas  cô  que  lui-môme  a  si  étroite- 
ment uni.  —  La  vivacité  de  ses  impressions  ressemble 
parfois  à  l'émotion  d'une  sensibilité  profonde  :  il  se  ré- 
crie, il  s'exclame,  il  s'interroge,  il  apoètrophe.  Il  ne  faut 
pas  s'y  tromper  pourtant  :  toutes  ces  émotions  sont  à  la 
surface;  elles  se  jouent  dans  la  région  supérieure  de  son 
âme,  où  s'agitent  les  idées  générales  et  les  belles  images, 
cette  matière  épurée  d'une  poésie  tout  idéale.  Même  dans 
ses  thrènes,  nous  dit-on,  Pindare  évitait  l'attendrisse- 
ment :  les  plaintes  n'arrivent  qu'adoucies*  jusqu'aux 
cimes  qu'il  habite.  Son  lyrisme  est,  pour  employer  Tex- 
pression  grecque,  hésychastique.  —  Comme  son  regard 
descend  de  haut  sur  les  choses  et  qu'il  ne  s'attarde  pas  à 
les  analyser,  il  enferme  en  peu  de  mots  beaucoup  d'idées  ; 
aussi,  à  ne  considérer  que  la  quantité  de  ces  idées  et  de 
ces  images,  son  style  est  rapide.  En  même  temps,  comme 
il  n'a  aucune  passion  qui  l'entraîne,  comme  il  n'éprouve 
aucune  hâte  d'arriver  au  but,  il  a  dans  Tensemble  de  son 
style,  dans  le  mouvement  général  de  sa  pensée,  une  am- 
pleur noble  et  magnifique.  Il  a  de  vifs  élans,  de  sommets 
en  sommets,  mais  sans  eflbrts,  sans  violence,  d'un  coup 
d'aile  puissant  et  sûr;  avec  cela  une  grâce  parfois  char- 
mante, la  grâce  do  la  force  qui  se  modère  et  se  maîtrise 
elle-même.  —  Horace  compare  Pindare  au  cygne  : 

Milita  DircoBum  levât  aura  cycnum  *. 
1.  Horace,  Odes,  IV,  2,  25. 


392  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

Pîndare  lui-même  se  compare  volontiers  à  l'aigle  '. 
Ailleurs,  c'est  un  fleuve  débordé  qui  donno  à  Horace 
l'idée  la  plus  exacte  du  génie  de  Pindare  : 

Monte  decurrens  valut  amnis,  imbres 
Quem  super  notas  aluere  ripas, 
Fervet  immensusque  ruit  profundo 
Pindarus  ore  *. 

Ce  torrent,  aux  eaux  vastes,  agitées  et  profondes  rc* 
présente  à  merveille  Timmense  déroulement  do  ce  style 
synthétique,  tumultueux  parfois  dans  le  détail,  mais 
animé  dans  Tensemble  d'un  seul  mouvement  large  et 
imposant.  Pindare  parle  aussi  des  flèches  de  ses  paroles, 
des  rayons  qui  s'échappent  de  ses  hymnes,  de  la  flamme 
éclatante  qu'il  sait  allumer.  Il  ne  recueille  pas  les  eaux 
de  la  pluie  :  son  inspiration  est  une  source  vive  et  jail- 
lissante ^  Ajoutons  les  images  qu'il  tire  des  fleurs,  des 
couronnes,  du  marbre,  de  l'or,  de  l'ivoire  et  du  corail. 
Ce  que  signifie  tout  cela,  c'est  la  vivacité  rapide  et  étin- 
celante,  c'est  la  grandeur,  l'éclat,  la  force.  —  Voyons  le 
détail. 

Pindare,  né  à  Thèbes,  n'écrit  pas  plus  dans  le  dialecte 
thébain  que  Simonide  de  Céos  n'écrit  en  ionien.  Tous 
deux  écrivent  ce  dorien  général  et  littéraire  qui  est  de- 
venu, depuis  Stésichore  surtout,  la  langue  consacrée  du 
lyrisme  d'apparat.  Corinne  et  Myrtis  se  servaient  de  la 
langue  de  Thèbes  :  Pindare,  en  la  rejetant,  se  range  tout 
d'abord  parmi  les  poètes  qui  chantent  non  pour  une  cité 
particulière,  mais  pour  toute  la  Grèce.  Ce  dialecte,  qui 
n'est  parlé  nulle  part,  est  plus  souple,  plus  malléable 


1.  Olymp,  II,  158  ;  Ném,  III,  140;  V,  40. 

2.  Odes,  IV,  2,  5-8. 

3.  Mot  de  Pindare  cité  par  Quintilien  (X,  1,  109),  qui  l'applique  à 
Gicéron. 


DIALECTE  —  VOCABULAIRE  393 

qu'uno  langue  Gxéo  par  l'usage  quotidien.  Les  formes 
sont  dorienncs,  mais  le  fond  de  la  langue  est  homérique 
et  poétique.  Selon  le  goût  du  poète,  selon  les  circons- 
tances, la  couleur  doriennepeut  être  plus  ou  moins  forte. 
Pindare  semble  plus  dorien  que  Simonide.  Cela  tient 
peut-être  à  sa  naissance,  mais  c'est  aussi  une  convenance 
de  plus  entre  le  fond  de  ses  idées  et  Toxpression  dont 
il  les  revêt.  Il  évite  d'emprunter  à  Homère,  avec  cer- 
taines douceurs  ioniennes,  mainte  forme  trop  épique 
pour  convenir  à  ses  propres  chants,  mêlés  de  si  près  à 
la  vie  réelle.  En  revanche,  il  a  des  éolismcs.  Quelques 
mots  rares,  empruntés  les  uns  h  l'atlicisme,  les  autres  à 
la  langue  d'Hésiode,  achèvent  de  marquer  avec  discrétion 
les  influences  subies  par  son  esprit  *. 

Un  des  privilèges  du  poète,  dans  l'antiquité  grecque, 
était  de  pouvoir  remettre  en  circulation  de  vieux  mois 
archaïques  (yXûTrai)  et  d'en  créer  d'autres,  surtout  des 
mots  composés  (SiTcXai  xal  icôicoiiriaévai  XéÇei;,  comme  dit 
Aristote  ^).  Pindare  use  largement  do  cette  faculté.  Les 
mots  composés,  surtout,  abondent  dans  ses  poèmes. 
Beaucoup  évidemment  sont  nouveaux,  quoique,  vu  la 
perte  de  presque  toute  la  littérature  antérieure,  nous  ne 
puissions  plus  dire  au  juste  lesquels  ont  été  créés  par 
lui,  lesquels  empruntés.  Nul  doute  d'ailleurs  qu'il  n'at- 
tachât un  grand  prix  à  la  sonorité  de  ces  mots  et  à  leur 
beauté.  Il  parlait  dans  un  dithyrambe  d'une  lettre  qu'il 
appelle  <jàv  xiêSaXov,  «  un  <jâv  de  mauvais  aloi  »,  et  de 
son  emploi  dans  la  poésie  lyrique  ^  La  vraie  nature  de 

1.  M  Fûhrer  {Phihlogus,  t.  XLIV,  p.  49)  a  cru  trouver  dans  le 
dialecte  de  Pindare  des  traces  du  parler  éolien  de  Thèbes.  La  chose 
reste  douteuse.  Sur  l'ensemble  de  la  question,  Cf.  Hermann,  Dédia- 
leclo  Pindari,  Opusc.  t.  I,  p.  245;  Âhrens,  Uebei*  die  mischung  der 
Diat,  in  der  Griech.  Lyrik  (Congrès  des  Philologues  allemands  à  Gœt- 
tingen,  1853);  Poésie  de  Pindare,  p.  384-388. 

2.  Rhét.  III,  2;  cf.  Poét.,  22. 

3.  Fragm.  57. 


394  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

cette  lettre  est  obscure,  mais  le  souci  d'harmonie  qui 
préoccupait  Pindare  est  clair.  Denys  d'Halicarnasse  re- 
marque comme  il  sait  détacher  les  mots,  les  faire  valoir 
en  les  isolant  par  de  certaines  rencontres  de  consonnes 
qui  forcent  d'appuyer  davantage  sur  la  voyelle  ^  Il  les 
rehausse  aussi  par  le  rythme,  en  mettant  les  accents 
rythmiques  sur  les  syllabes  el  sur  les  mots  à  effet  ^.  Mais 
il  s'en  sert  surtout  merveilleusement  pour  exprimer  des 
idées,  des  sentiments,  des  images  qui  tiennent  au  fond 
môme  de  &on  génie.  Le  philosophe  Arcésilas  disait  de 
Pindare  qu'il  pouvait  donner  mieux  que  personne  à  ceux 
qui  le  pratiquaient  un  style  sonore  et  leur  fournir  une 
ample  provision  de  mots  ^  A  vrai  dire,  ce  qui  abonde 
dans  Pindare,  ce  sont  les  figures  plus  encore  que  les 
mots  :  qu'on  prenne  une  de  ses  odes  au  hasard,  depuis 
le  premier  vers  jusqu'au  dernier,  ce  no  sont  que  méta- 
phores brillantes,  périphrases  expressives,  épitUètes, 
alliances  de  mots  neuves  et  poétiques.  C'est  toute  une 
langue  que  le  poète  a  façonnée  à  son  usage  et  qui  est 
bien  à  lui. 

La  nature  visible  tout  entière  se  réfléchit  dans  son  ima- 
gination ;  mais  en  même  temps  sa  pensée,  déjà  philoso- 
phique et  active,  pénètre  la  nature  et  la  spiritualise.  De 
sorte  que,  d'une  part,  en  vrai  poète,  il  exprime  les  idées 
abstraites  par  des  images,  et  que,  de  l'autre,  il  peint  les 
objets  concrets  à  la  fois  aux  yeux  et  à  l'esprit,  dans  leur 
effet  pittoresque  et  dans  leur  rapport  avec  la  loi  géné- 
rale dont  ils  offrent  une  application  :  sa  langue  est  (\  la 
fois  plastique  et  abstraite,  imagée  et  générale.  La  race 
d' Arcésilas,  selon  le  poète,  a  été  «  plantée  »  par  la  main 
des  dieux  *  ;  non  seulement  sa  race,  mais  sa  gloire  *.  Les 

1.  Denys  d'Halicarnasse,  Arrangement  des  mots,  c.  22. 

2.  Poésie  de  Pindare^  p.  391. 

3.  Diogèno  Laôrcc,  IV,  31. 

4.  Pyth.  IV,  452. 

5.  Ibid.,  122.  ... 


IMAGES  —  MÉTAPHORES  395 

premiers  mots  <]uo  Médée  adresse  aux  Argonautes  sont 
appelés  par  Pindaro  «  la  première  assise  »  de  ses  sages 
paroles,  et  celle  qui  parle  «  pose  »  cette  assise  comme 
on  pose  la  première  pierre  d'un  édifice  *.  Voici  plus  loin, 
toujours  dans  la  même  ode,  les  «  clous  de  diamant  »  à 
Taide  desquels  le  danger  retient  et  maîtrise  ceux  qui  le 
bravent  ;  puis  les  «  bouillonnements  »  de  la  jeunesse  ; 
puis  le  «  fouet  »  du  désir.  Les  mots  expressifs  et  bril- 
lants, comme  cpXéyeiv  {enflammer^  puis  éclairer^  iilumiîier 
au  sens  métaphorique),  SiaiOjçceiv  (emicare),  sont  chez  lui 
d'un  emploi  fréquent.  Il  a  peu  de  comparaisons  ;  amples 
et  nombreuses  chez  Homère,  elles  sont  chez  lui  rares  et 
courtes.  Mais  les  métaphores  abondent;  elles  forment 
presque  le  tissu  même  du  style.  Voilà  pour  Texpression 
des  idées  abstraites.  A  côté  de  cela,  s'il  s'agit  d'exprimer 
une  idée  concrète,  très  souvent  le  mot  abstrait  intervient. 
Parlant  des  Symplégades,  ces  rochers  qui  se  resserrent 
Tun  contre  l'autre  pour  étouffer  les  navigateurs,  Pindare 
dit  :  ((  L'inexpugnable  mobilité  des  pierres  qui  se  rappro- 
chent- ».  Ailleurs,  Jason  invoque»  les  élans,  rapides 
conducteurs,  des  vents  et  des  flots  ^  ».  Quand  Homère  di- 
sait «  la  force  de  Patroclc»  pour  «  le  fort  Patrocle  »,  il 
faisait  quelque  chose  de  semblable.  Mais  ce  procédé,  chez 
Homère,  était  d'un  emploi  très  limité  :  la  naïveté  de  l'ima- 
gination épique  s'y  prêtait  peu,  Cliez  Pindare,  au  con- 
traire, le  nombre  de  ces  locutions  est  extraordinaire  ;  elles 
donnent  à  tout  son  style  un  caractère  frappant  déconcen- 
tration rapide  et  profonde  ^.  Il  aime  aussi  à  mettre  les 
mots  abstraits  au  pluriel.  Le  pluriel,  suivant  la  remarque 


.     1.  Ibid.,  245. 

2.  Ibid.,  370. 

3.  Ibid.,  Sic. 

4.  Le  lyrisme  antérieur  à  Pindare  en  use  beaucoup  aussi,  moins 
pourtant  quo  Pindare  ;  dans  la  tragédie  attiquo,  cette  manière  de  par- 
ler devient  très  fréquente,  surtout  dans  les  chœurs. 


896  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

d'Aristote,  est  souvent  hyperbolique.  Cela  cooTient  à  la 
grandiloquence  du  lyrisme  de  Pindare. 

Do  même  encore,  il  aime,  comme  Buffon,  le  mot  «  le 
plus  général  ».  II  préfère  au  mot  précis,  mais  vulgaire, 
qui  désigne  Tobjet  comme  par  son  nom,  un  terme  plus 
général  qui  le  laisse  voir  sans  le  montrer,  qui  le  débar- 
rasse du  cortège  des  idées  accessoires  et  communes  pour 
n'en  faire  connaître  que  l'essence,  et  qui  le  rattache  au 
genre  abstrait  dont  il  fait  partie.  De  là  cet  usage  si  fré- 
quent des  mots  Ti[i.à,  '/api;,  yépa;,  pour  désigner  la  vic- 
toire remportée  par  son  héros.  De  là  tant  de  périphrases, 
aussi  riches  en  mots  abstraits  qu'en  images,  cipiGOap[taTay 
yépaç,  èf](fùf((3n  xaXGv  eooSoi,  etc.,  intraduisibles  en  fran- 
çais, mais  pleines  de  sens  et  d'éclat.  Tout  cela  ennoblit 
Tcxpression  et  Tidéalise.  Le  style  de  Pindare  est  essen- 
tiellement idéaliste  et  noble,  avec  une  hardiesse  continue. 

Ses  épithètes  sont  de  deux  sortes  :  les  unes  simples, 
consacrées,  homériques,  pour  ainsi  dire  :  par  exemple 
quand  il  appelle  Thèbcs  «  la  cité  au  char  d'or  »,  ou  Athè- 
nes «  la  cité  couronnée  de  violettes  »  ;  les  autres  neuves 
et  personnelles,  vraiment  lyriques,  exprimant  soit  un 
caractère  permanent  des  choses  (mais  alors,  presque 
toujours,  un  caractère  plus  intime  et  moins  facile  à  dé- 
couvrir que  celui  qui  donne  naissance  à  Tépithèlo  homé- 
rique), soit  plutôt  un  caractère  fugitif  et  inattendu,  une 
rencontre  d'idées  et  d'objets  toute  particulière.  Par  exem- 
ple, dans  le  premier  groupe,  jjtcyàvwp  7r>x)v)To;,  «  la  richesse 
qui  grandit  les  hommes  »  ;  — dans  le  second,  des  trou- 
vailles comme  XiOivo;  OavaTO;  *,  la  mort  que  Persée  ap- 
porte aux  gens  de  Sériphos  pétrifiés  par  la  tète  de  Mé- 
duse; Ooxv  axTïva*,  le  rayon  de  gloire  obtenu  par  la  vitesse 
des  coursiers.  Ailleurs,  par  une  alliance  de  mots  des  plus 
hardies,  il  appelle  Médée  ^  la  mort  »  ou  «  le  meurtre  » 

1.  Pyth.  X,  76. 

2.  Pyth.  XI,  72. 


LA  PHRASE  397 

de  son  père  ^  :  son  imagination  a  passé  brusquement  de 
la  cause  à  Teffet. 

Mais  ce  qui  donne  surtout  à  la  poésie  de  Piodare  son 
éclat  surprenant,  c'est  que  toutes  ces  figures,  toutes  ces 
hardiesses,  au  lieu  d'y  être  distinctes  et  séparées  comme 
elles  le  sont  dans  nos  classifications,  s'y  superposent, 
pour  ainsi  dire,  et  que  leurs  rayons  s'y  entrecroisent  en 
jetant  mille  feux  à  la  fois.  Un  pareil  style  est  intraduisi- 
ble. En  voici  un  exemple.  Pindare  veut  dire  qu'Arcésilas 
est  de  ceux  à  qui  les  dieux  peuvent  accorder  le  difficile 
honneur  de  relever  une  cité  ébranlée  ;  il  s'exprime  ainsi  : 

Tiv  ^g  TOUTwv  sÇv^aivovrai  x^piTt^  '. 

On  voit  la  métaphore  empruntée  au  tissage,  l'emploi 
au  pluriel  de  ce  mot  abstrait  et  général  (x^P^O  cher  à 
Pindare,  et  la  périphrase  pindarique  toutwv  ^apiTe;.  Un 
vers  do  cette  sorte  suscite  à  la  fois,  et  comme  dans  un 
seul  éclair,  une  multitude  d'impressions  vives,  d'images 
et  d'idées.  Rien  de  plus  riche,  rien  de  plus  hardi,  et  rien 
de  plus  intraduisible. 

Jamais  poète,  d'ailleurs,  n'a  su  mieux  que  Pindare  le 
pouvoir  du  mot  mis  en  sa  place.  Chaque  membre  de 
phrase,  dans  ses  odes,  présente  une  suite  d'images  nettes 
et  brillantes,  de  tableaux  sommaires  qui  s'appellent  les 
uns  les  autres  et  se  font  valoir  ^  Il  a  des  rejets  admira- 
bles. S'il  peint  un  héros,  il  aime  à  rappeler  d'abord  en 
une  ample  phrase  ce  qu'il  a  fait  ou  dit,  et  à  garder  pour 
la  fin  le  nom  illustre  qui  éclate  brusquement  comme  dans 
un  cri  de  triomphe  *. 

La  phrase  de  Pindare  est  souvent  courte  :  elle  est  alors 

1.  Pylh.  IV,  446. 

2.  Pyth.  IV,  490. 

3.  Poésie  de  Pindare,  p.  405. 

4.  Par  exemple,  Isthm.  III,  87-93. 


398  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

vive,  brillante,  ou  sentencieuse  et  gravej  ou  interroga- 
tive,  ou  exclamative.  Rien  dans  tout  cela  de  particulière- 
ment notable  ^  Mais  souvent  aussi  elle  est  fort  longue, 
et  alors  la  structure  en  est  curieuse  à  étudier.  Il  y  a  telle 
de  ces  phrases  qui  dépasse  l'étendue  d'une  strophe  en- 
tière et  qui  arrive,  par  une  série  de  liaisons  et  de  con- 
jonctions, à  dérouler  d'un  seul  mouvement  huit,  dix, 
douze  vers  lyriques,  ou  môme  davantage.  Chez  les  ora- 
teurs, chez  Isocrate  par  exemple,  on  trouve  des  périodes 
qui  remplissent  près  d'une  page  entière.  Mais  ces  phra- 
•ses  oratoires  ont  une  unité  logique  rigoureuse  :  ce  sont 
des  périodes  dans  le  sens  technique  du  mot.  Les  grandes 
phrases  de  Pindare  n'ont  rien  de  périodique.  Ce  qui 
mène  son  inspiration  d'un  bout  à  l'autre  de  ces  longues 
suites  de  mots,  ce  n'est  pas  la  contention  d'un  esprit  ap- 
pliqué à  son  raisonnement  :  c'est  un  flot  toujours  renais- 
sant d'images,  d'idées,  d'émotions  qui  sortent  les  unes  des 
autres  par  de  soudaines  associations  et  qui  se  rattachent 
entre  elles,  au  point  de  vue  grammatical,  par  les  liaisons 
les  plus  simples  et  les  moins  logiques.  On  dirait  des  sou- 
venirs qui  se  réveillent  l'un  l'autre  dans  la  mémoire  du 
poète  à  mesure  que  ses  chants  se  déroulent  ;  un  nom 
prononcé  en  évoque  un  autre  ;  un  fait  mentionné  amène 
une  explication,  et  ainsi,  de  proche  en  proche,  la  phrase 
s'étend  à  l'infini  sans  que  sa  structure  même  oblige  ja- 
mais à  la  terminer  ici  plutôt  que  là.  Ce  qui  détermine 
Pindare  à  finir  sa  phrase  ou  à  la  prolonger,  c'est  l'élan 
plus  ou  moins  fort  de  son  imagination,  c'est  une  sorte 
d'instinct  rythmique  qui  lui  fait  trouver  dans  la  succes- 
sion des  phrases  courtes  et  des  phrases  longues  le  ba- 
lancement le  plus  harmonieux;  mais,  au  point  de  vue 
logique,  on  peut  dire  que  presque  toujours  une  longue 

1.  Sauf  peut-ôtro  lo  caractère  épique  et  archaïque  de  8a  syntaxe.  Cf. 
Gilderslceve,  Sludies   on  Pindaric  sijntax,  dans  l'Ametican  [Journal  of 
Phihlogy,  t.  III  et  IV. 


ENCHAINEMENT  DES  IDÉES  399 

phrase  do  Pindaro  pourrait  se  couper  en  trois  ou  quatre 
plus  courtes  ou  au  contraire  s'allonger  sans  que  Téco- 
nomie  intime  en  fût  détruite.  A  la  lecture,  cette  ampleur 
semble  quelquefois  lâche  et  un  peu  flottante.  Mais  la  poé- 
sie de  Pindaro  n'était  pas  parlée  :  elle  était  chantée.  Il 
résultait  de  là  que  ces  liaisons  plus  ou  moins  logiques 
échappaient  à  loreille  et  à  l'esprit,  et  que  toute  la  lu- 
mière tombait  sur  les  mots  saillants,  sur  les  mots  poéti- 
ques et  brillants  qui  formaient  comme  la  broderie  du 
discours,  tandis  que  les  autres  en  étaient  seulement  le 
canevas  invisible. 

Souvent  Pindare  prend  pour  point  de  départ  d'un  dé- 
veloppement la  réalité  présente,  et,  s'élevant  peu  à  peu, 
arrive  graduellement ,  par  une  chaîne  plus  ou  moins  longue 
d'associations,  à  Tidée,  au  mythe,  au  fait  le  plus  éloigné 
des  circonstances  d'où  il  est  parti.  Mais  très  souvent 
aussi  sa  pensée  suit  une  marche  inverse;  au  lieu  d'aller 
du  particulier  au  général,  elle  chemine  en  sens  con- 
traire ;  au  lieu  de  monter,  elle  descend.  Sans  cesse,  Pin- 
dare commence  par  exposer  une  idée  générale  étrangère 
en  apparence  aux  faits  particuliers  qu'il  devrait  avoir  en 
vue,  mais  à  laquelle  il  rattache  tout  d'un  coup  ces  faits 
comme  à  leur  cause  et  à  leur  principe.  C'est,  par  opposi- 
tion à  Tordre  sensible  et  lyrique,  un  ordre  plutôt  didacti- 
que et  gnomique.  Il  est  néanmoins  très  ordinaire  chez 
Pindare  et  contribue  à  caractériser  sa  poésie.  C'est  de 
là  que  lui  vient  en  partie  cette  gravité  presque  religieuse 
qui  a  tant  frappé  ses  admirateurs.  De  là  aussi  quelque 
obscurité  pour  un  lecteur  peu  au  fait  des  habitudes  du  ^ 
poète.  Celui-ci  dédaigne  de  marquer  d'avance  le  terme  où 
il  tend;  il  s'avance  librement  à  son  but,  sans  prendre 
soin  de  compter  ses  pas. 

Il  y  a,  dans  les  odes  de  Pindare,  plusieurs  sortes  de 
sujets  :  d*un  côté  des  choses  actuelles,  des  allusions  de 
circonstance,  des  conseils  moraux  ;  do  l'autre,  des  récits 


400  CHAPITRE  VII.  —  PINDABE 

mythiques.  De  là  des  emplois  quelque  pou  différents  du 
style.  II  y  a  nécessairement  plus  de  simplicité  dans  l'ex- 
pression des  lois  morales,  plus  d'éclat  et  de  poésie  dans 
les  mythes.  Le  caractère  général  est  pourtant  toujours 
le  même  :  brièveté,  force,  grandeur. 

Pindare  ne  décrit  presque  pas.  La  plupart  de  ses  pein- 
tures se  réduisent  à  quelques  traits.  Si  elles  sont  écla- 
tantes et  magnifiques,  c'est  que  le  poète  ne  peut  rien 
toucher  sans  le  dorer  du  reflet  de  son  imagination,  mais 
il  n'a  garde  de  s'y  arrêter.  II  nous  éblouit  en  passant  et 
court  à  de  nouveaux  objets.  Pindare  a  concentré  dans 
ses  vers  une  incroyable  quantité  d'impressions  vives  et 
fortes.  Mais  il  est  très  difficile  d'en  donner  des  exemples, 
parce  que  le  plus  souvent  le  parfum  de  sa  poésie  est 
condensé  dans  un  petit  nombre  de  mots  intraduisibles  et 
se  dissipe  dès  qu'on  les  effleure. 

Il  n'analyse  pas  plus  Thomme  que  la  nature.  Il  voit 
toutes  choses  d'une  intuition  prompte  et  synthétique, 
et  en  même  temps  profonde  :  car  c'est  l'àme,  la  vertu 
agissante  qu'il  voit  dans  la  beauté  sensible,  et,  sans  rien 
ôter  à  cette  beauté  de  son  éclat,  il  l'anime  d'une  vie  su- 
périeure. Mais  soit  qu'il  fasse  agir  des  personnages,  soit 
qu'il  les  fasse  penser  et  parler,  c'est  toujours  avec  la 
même  rapidité  lyrique  et  originale,  en  quelques  mots 
profonds. 

Il  ne  faut  pas  s'attendre  à  trouver  dans  ses  héros  des 
caractères  personnels  et  distincts.  Avec  son  goût  de  l'u- 
niversel, du  grand,  il  s'arrête  peu  aux  nuances  indivi- 
duelles. 11  cherche  l'idéal,  qui  est  simple,  et  délaisse  la 
réalité,  qui  est  multiple.  Tantale,  Ixion,  Coronis,  Âsclé- 
pios  sont  tous  chez  lui  des  ambitieux  et  ne  sont  que  cela. 
Pindare  ne  voit  en  eux  qu'un  trait,  celui  qui  leur  est 
commun  et  fait  d'eux  des  types.  Pélops  aime  la  gloire 
comme  Héraclès,  comme  Achille,  comme  tous  les  héros 
des  odes  triomphales.  Éaque  est  juste,  Gadmos  est  pieuXi 


DISCOURS  ET  RÉCITS  401 

Castor  csl  Ticlèle,  lolaos  est  dévoué  ;  et  chacun  d'eux  l*est 
avec  un  éclat  admirable,  niais  non  pas  d'une  manière 
qui  lui  soit  absolument  propre  ni  avec  des  traits  qui 
fassent  de  son  personnage  une^création  neuve  et  distincte. 
Aussi  les  discours,  par  lesquels  s'expliquent  les  caractè- 
res, sont  brefs  et  rares  dans  les  odes  triomphales. 

La  IV®  Pythique  est  le  seul  des  poèmes  de  Pindare  au- 
jourd'hui conservés  où  l'on  trouve  quelque  chose  qui  res- 
semble à  l'opposition  dramatique  de  deux  caractères 
(Jason  et  Pélias)  et  des  discours  qui  servent  à  montrer 
cette  opposition.  On  sait  que  ces  traits,  au  contraire, 
étaient  fréquents  chez  Stésichore.  Pindare  s'est  ici  visible- 
ment inspiré  du  poète  d'Himère,  soit  pour  Tétendue  du 
poème,  soit  pour  la  manière  de  le  traiter.  Encore  la  pein- 
ture des  deux  caractères  est-elle  fort  légèrement  esquis- 
sée et  Téloquence  des  deux  personnages  très  laconique. 

Dans  les  récits,  ce  goût  de  concentration  et  de  brièveté 
produit  un  effet  très  particulier  qui  les  distingue  abso- 
lument des  narrations  épiques.  La  narration  homérique 
raconte  les  faits  comme  si  le  lecteur  ne  les  connaissait 
pas  encore  ;  elle  l'instruit  et  le  met  au  courant,  sans  lon- 
gueurs, mais  sans  précipitation.  La  narration  pindarique 
suppose  le  lecteur  instruit  du  fond  des  choses  ;  elle  pro- 
cède par  allusions  vives  et  brillantes  ;  elle  ne  s'occupe  en 
aucune  manière  de  suivre  pas  à  pas  le  progrès  des  évé- 
nements ;  elle  court  d'un  tableau  à  un  autre  tableau  ; 
elle  y  entremêle  des  maximes  ;  elle  songe  moins  à  expo- 
ser les  faits  qu'à  rendre  avec  éclat,  avec  force,  les  émo- 
tions que  l'imagination  du  poète  reçoit  du  contact  des 
choses  ;  elle  éveille  notre  curiosité  plus  qu'elle  ne  la  sa- 
tisfait ;  elle  ne  trace  qu'un  résumé,  qu'elle  écrit,  pour 
ainsi  dire,  en  lettres  d'or.  Souvent  aussi,  elle  a  des  sous- 
entendus,  des  arrière-pensées  ;  tout  en  racontant,  elle 
veut  prouver  quelque  chose,  qu'elle  insinue.  Dans  Pio^ 
dare,  il  y  a  certains  traits  de  l'orateur^  non  le  style 

Hiat.  de  U  Litt.  gr«eqa«.  »  T.  II.  26 


402  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

assurément,  mais  ces  préoccupations  qui  se  mêlent  par- 
fois au  récit,  qui  le  font  dévier  de  la  ligne  droite,  qui 
l'abrègent  ou  le  coupent  à  Timprovisle,  qui  modifient 
surtout  ses  proportions  naturelles  ^ 

g  2.  La  versification. 

La  versiGcation  de  Pindare  est  aussi  savante  que  son 
style. 

Dans  les  odes  triomphales,  il  n'y  a  que  deux  poèmes 
où  apparaisse  le  rythme  péonique  ^  ;  toutes  deux  ont  un 
caractère  religieux  prononcé,  et  les  péons  s'y  montrent 
sous  la  forme  de  crétiques.  Mais  dans  les  fragments  de 
dithyrambes,  on  voit  d*autres  exemples  de  rythmes  à 
cinq  temps.  A  tout  prendre,  cependant,  les  formes 
rythmiques  dont  Pindare  s*est  le  plus  souvent  servi  sont 
la  forme  logaédique  ou  éolienne,  et  la  forme  dactylo- 
épitritique  ou  dorienne,  Tune  sans  doute  à  trois  temps, 
et  l'autre  à  quatre  ;  lune  plus  vive,  plus  légère,  l'autre 
plus  grave  et  plus  majestueuse;  toutes  deux,  pourtant, 
maniées  avec  puissance  et  avec  ampleur. 

Nous  ne  connaissons  pas  assez  la  strophe  de  Simonide 
pour  bien  savoir  en  quoi  la  strophe  de  Pindare  est  ori- 
ginale. Parmi  les  strophes  de  Pindare,  d'ailleurs,  il  y  en 
a  de  plus  ou  moins  courtes,  de  plus  ou  moins  simples. 
Mais  il  y  en  a  aussi  de  fort  longues.  Une  grande  strophe 
de  Pindare  forme  un  ensemble  très  compliqué.  D'abord 
elle  comprend  un  grand  nombre  de  membres  ou  cola  : 
elle  en  a  souvent  plus  de  dix  et  quelquefois  plus  de 
quinze.  Puis  les  membres  peuvent  être  assez  diJTérents 
les  uns  des  autres  ;  ils  sont  inégaux  en  étendue  et  diver- 

1.  Poésie  de  Pindare,  p.  429-436. 

2.  Olymp,  II  ot  Pyth.  V.  Encore  a-t-on  contesté  dans  cette  der- 
nière la  réalité  de  ces  péons,  où  M.  Christ  voit  des  dipodies  trochaî- 
ques  catalectiqucs. 


VERSIFICATION  40a 

sèment  constitués  quant  à  la  prosodie.  Ce  n'est  pas  tout 
encore.  Entre  le  membre  et  la  strophe,  il  y  a  plusieurs 
sortes  de  groupes  intermédiaires  parmi  lesquels  ils  se 
distribuent  suivant  des  lois  longtemps  oubliées,  mais 
qui  peu  à  peu  sortent  des  ténèbres  et  que  nous  commen- 
çons à  entrevoir.  Le  premier  de  ces  groupes  est  ce  que 
nous  avons  appelé  ailleurs  le  vers  lyrique^  bien  plus  sou- 
ple que  le  vers  ordinaire,  bien  plus  varié  par  son  éten- 
due et  sa  composition  ^  Tandis  que  le  vers  ordinaire 
comprend  toujours  deux  membres,  le  vers  lyrique,  chez 
Pindare,  en  comprend  de  un  à  six  ;  tandis  que  le  vers 
ordinaire  -  n'associe  que  des  membres  ou  égaux  ou  de 
forme  à  peu  près  semblable,  le  vers  lyrique  en  réunit 
de  très  inégaux  et  de  très  différents.  A  cause  de  cette 
diversité  même,  le  vers  lyrique,  dans  les  manuscrits  de 
Pindare,  avait  fini  par  se  résoudre  en  ses  membres 
constitutifs,  dont  l'unité  métrique  était  plus  visible,  et 
par  disparaître  presque  sans  laisser  de  trace  ^.  C'est 
l'honneur  de  Bœckh  de  l'avoir  retrouvé.  M.  J.  H.  Schmidt 
a  essayé  d'aller  plus  loin.  Il  a  eu  l'idée  de  compter  les 
pieds  rythmiques  qui  entraient  dans  chaque  membre 
d'une  strophe;  il  s'est  alors  aperçu  que  les  nombres  ainsi 
obtenus,  qui  mesuraient  l'étendue  de  chaque  membre,  bien 
loin  de  se  suivre  au  hasard,  formaient  des  groupes  symé- 
triques. Ce  nouveau  groupement,  rendu  visible  sans 
doute  par  les  mouvements  de  la  danse,  se  superposait 
au  groupement  par  vers,  plus  purement  mélodique, 
et  introduisait  dans  la  strophe  un  second  élément  de 
régularité  harmonieuse  que  les  vers  n'offraient  pas 
encore  \   Une  longue  strophe  de  Pindare ,  avec  cette 

1.  Voir  plus  haut,  p.  37.  Cf.  aussi  Poésie  de  Pindare^  p.  54,  n.  1. 

2.  Cf.  Christ,  Die  metrische  Veberlieferung  der  Pindarlschen  Oden, 
dans  les  Ahhandlungen  de  T Académie  de  Munich,  t.  XI,  1868. 

3.  On  peut  contester  quelques-unes  des  figures  rythmiques  de  M. 
J.  H.  Schmidt,  mais  le  principe  môme  de  sa  théorie  parait  très  soUde. 
Les  strophes  du  lyrisme  choral  étaient  dansées  par  uq  ohœor.  Peut- 


404  GHAl'ITRE  VII.  —  PINDARE 

archîtcclurc  do  membres,  do  vers  lyriques,  de  périodes, 
était  un  ensemble  imposant  et  magnifique,  très  différent 
de  la  petite  strophe  des  primitifs,  et  où  se  manifestait 
avec  grandeur  la  perfection  du  lyrisme. 

Quelques-unes  des  odes  de  Pindare  sont  formées 
d'une  série  de  strophes  toutes  semblables  entre  elles. 
C*est  pourtant  Texception.  La  plupart  sont  composées  de 
triades,  à  l'exemple  des  poèmes  de  Stésichore.  Certaines 
odes  n'en  ont  qu'une  seule  ;  c'est  le  cas  le  plus  rare.  La 
plupart  en  ont  trois,  quatre  ou  cinq.  Une  enfin,  la  iv«  Py- 
thique,  en  a  treize.  On  verra  plus  loin  Timportance  de 
cette  division  des  odes  en  triades  au  point  de  vue  de  la 
composition  du  poème.  Pour  le  moment,  bornons- 
nous  à  noter  la  simplicité  relative  de  cette  forme.  On 
sait  que  le  nome  comprenait  parfois  jusqu'à  six  ou  sept 
parties  tout  à  fait  différentes  ^  Plus  tard,  dans  la  tragédie 
et  dans  la  comédie,  dans  le  dithyrambe  du  v®  siècle,  on 
trouve  des  combinaisons  de  strophes  très  variées,  ou 
même  une  suppression  complète  de  la  strophe,  et  de 
longues  suites  de  vers  librement  déroulés.  Pindare  n'use 
pas  de  cette  liberté.  La  triade  lui   suffit  ^.  Cette   belle 

on  concevoir  les  «évolutions  d'un  chœur  autrement  que  comme  des 
mouvements  symétriques?  La  mélodie  aussi,  par  conséquent,  devait 
se  plier  à  cette  symétrie.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  les  développe- 
ments de  la  mélodie  fussent  carrés  :  les  Grecs  ont  certainement  peu 
pratiqué  ce  groupement  des  mesures  par  quatre,  qui  nous  eet  si  &- 
milier.  Mais  il  n'en  résulte  pas  quo  toute  symétrie  dût  manquer. 
M.  Christ,  médiocrement  favorable  aux  périodes  de  M.  Schmidt 
(c'est  le  nom  donné  à  ces  groupes  par  ce  savant),  les  rétablit  lui-même 
en  partie  sous  le  nom  de  pericopœ. 

1.  11  est  vrai  quo  dans  chacune  d'elles  la  métrique  était  certaine- 
ment assez  simple. 

2.  M.  Westphal  d'abord,  puis  d'autres  savants  à  sa  suite  (Mezger,  op. 
ct7.  ;  Lûbbert,  DePindari  siudiis  Terpandreis^  etc.)  ont  essayé  de  retrou- 
ver dans  les  odes  de  Pindare  les  divisions  du  nome  primitif.  C'est 
une  tentative  absolument  vaine  et  chimérique.  Cf.  dan»  l'Annuaire  de 
V Association  des  Eludes  grecques  de  1880,  Tarticle  intitulé  :  Let  nomee 
dfi  Terpandre  el  les  odes  de  Pindtire,  Cf.  aussi  Poésie  de  Pindare^  p.  126. 


COMPOSITION  405 

3rme  joint  à  une  flexibilité  gracieuse  dans  le  détail  une 
;rando  fermeté  de  dessin  dans  Tensemble.  Rien  no 
louvait  mieux  convenir  à  son  génie,  riche  et  réglé  tout 
,  la  fois,  hardi  et  harmonieux. 


IV 


Nous  avons  étudié  jusqu'ici  le  génie  de  Pihdare  dans 
es  éléments  les  plus  généraux,  en  dehors  de  toute 
ouvre  d'art  particulière  :  nous  avons  essayé  de  voir 
ommont  il  pense  et  comment  il  écrit.  II  nous  reste  à 
'oir  comment  il  use  do  ces  pensées  et  de  ce  style  pour 
>âtir  un  poème,  suivant  quel  plan  il  édifie  ses  maté- 
iaux,  lesquels  il  choisit  et  comment  il  les  dispose  en 
^ue  de  l'effet  total.  Après  Tanalyse,  nous  avons  à  faire 
me  synthèse.  —  Comme  nous  ne  possédons  plus  d'in- 
act  que  des  épinicies,  c'est  aux  poèmes  de  ce  genre  que 
lous  nous  attacherons  d'abord  ;  il  ne  sera  pas  trop  dif- 
icile  ensuite  de  tirer  de  cette  première  étude  quelques 
onclusions  applicables  aux  poèmes  aujourd'hui  perdus. 

i  1.  La.  composition  des  épinicies. 

On  sait  quelle  admiration  s'attachait  en  Grèce  aux 
rictoires  agonistiqucs.  Un  jour,  pour  recevoir  un  héros 
l*OIympie^  une  ville  abattit  un  pan  de  murailles  comme 
levant  un  conquérant  K  Cicéron  pouvait  dire  sans  trop 
l'exagération  qu'une  victoire  olympique  était  aux  yeux 
les  Grecs  quelque  chose  de  plus  glorieux  que  le  triomphe 
némc  ne  Tétait  aux  yeux  des  Romains  ^. 

Quelquefois,  c'était  à  l'endroit  même  de  la  victoire,  le 


1.  Plularquc,  Questions  de  table,  II,  5. 
i.  Cicéron,  Vro  Flacco,  13. 


406  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

dernier  jour  des  jeux,  que  le  vainqueur  célébrait  son 
succès.  Le  soir  venu,  le  vainqueur  olympique^  avec  un 
cortège  d'amis,  tous  portant  des  couronnes,  s'achemi- 
nait vers  la  colline  sainte  du  Cronion  et  vers  les  autels 
des  douze  grands  dieux  en  faisant  entendre  un  chant 
d'action  de  grâces  :  ce  chant  était  d'ordinaire  le  T7)vg>Xa 
xaXXivixe  d'Archiloque  ^ 

Souvent,  ensuite  un  festin  réunissait  sous  une  tente, 
jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit,  le  vainqueur  et 
ses  compagnons.  «  Quand  vint  le  soir,  dit  Pindare,  l'ai- 
mable lumière  de  la  lune  à  la  face  brillante  éclaira  le 
ciel,  et  tout  le  bois  sacré  retentissait  du  bruit  des  fêtes, 
des  chants  joyeux  du  cômos  ^.  »  On  ne  pouvait  guère 
composer  pour  ces  festins  des  chants  nouveaux  :  le 
loisir  nécessaire  manquait  au  poète,  à  moins  que  le 
séjour  du  vainqueur  à  Olympie  ne  se  prolongeât  durant 
quelque  temps  ^ 

C*cst  surtout  au  retour  du  vainqueur  dans  sa  patrie, 
et  plus  tard  encore,  que  s'exécutaient  les  odes  triom- 
phales. 

L'entrée  même  du  héros  dans  sa  ville  natale  était  une 
première  occasion  de  chanter  sa  gloire.  Celte  entrée  se 
faisait  solennellement.  Le  vainqueur  était  sur  un  char. 
Ses  parents  et  ses  amis,  à  cheval  ou  sur  des  chars^  lui 
faisaient  cortège.  On  se  rendait  au  temple,  où  le  vain- 
queur consacrait  sa  couronne  K  Quelques  odes  de  Pindare 
ont  été  composées  pour  des  marches  de  ce  genre,  très 
probablement  ^  La  plupart  néanmoins  sont  évidemment 
destinées  à  des  banquets.  Tantôt  le  chœur  s'arrêtait  à  la 

\ .  Cf.  Oîymp.  IX,  début,  ot  les  Scholies  sur  ce  passage. 

2.  Olymp,  X  (XI),  90  et  suiv. 

3.  La  viii«  Olympique  parait  avoir  été  composée  à  Olympie. 

4.  Schœmam,  Griech.  AUerlhumer,  t.  II,  p.  64. 

5.  Par  exemple  la  xiv«  Olympique  ot  la  n«  Nôméenne,  qui,  for- 
mées de  strophes  semblables  entre  elles,  sans  ôpodes,  paraissent  con- 
veair  mieux  que  d'autres  au  mouvement  d'une  troupe  en  marche. 


COMPOSITION  407 

porte  de  la  demeure  ^  et  chantait  en  plein  air  ou  sous 
des  portiques  ;  tantôt  c'était  dans  la  salle  môme  du  fes- 
tin, autour  de  la  table  ^  que  la  voix  des  jeunes  gens  et  les 
sons  de  la  phormix  ^^  souvent  môles  à  ceux  de  la 
flûte  *,  s'élevaient  en  l'honneur  de  Thôte  victorieux.  Un 
temple,  le  prytanée  d'une  ville,  une  place  publique  pou* 
vaient  aussi  servir  de  théâtre  à  ce  genre  de  fêtes.  Quand 
le  vainqueur  était  un  très  riche  personnage,  un  roi,  un 
tyran,  il  n'était  pas  rare  qu'il  fît  composer  plusieurs 
odes  pour  célébrer  un  seul  succès  :  ainsi  Arcésilas  de 
Cyrène,  Agésidamos  de  Locres,  d'autres  encore.  En 
pareil  cas,  le  sujet  restant  le  môme,  le  temps  et  le  lieu 
changeaient. 

Tel  était  donc  le  cadre  du  poème  :  une  fôte  publique 
ou  privée,  amenée  par  une  victoire  agonistique .  Le 
poème  lui-même  s'y  accommodait  librement. 

La  première  loi  de  la  composition  lyrique^  surtout 
dans  répinicie,  est  une  loi  de  variété.  «  Les  hymnes  élo- 
gieux,  dit  Pindare,  volent  comme  labeille  d'un  sujet  à 
l'autre  ^  »  Sans  cesse  il  compare  ses  hymnes  à  des  cou- 
ronnes de  fleurs  variées.  Une  de  ses  odes  est  appelée 
par  lui  ce  un  diadème  lydien  brodé  avec  des  sons  de 
toutes  nuances  *  ». 

Un  lecteur  moderne  est  presque  toujours  disposé  h 
croire  que  le  sujet  du  poète  était  chétif  et  maigre.  C'est 
une  erreur.  Aux  yeux  du  poète  lui-même  et  de  son  au- 
ditoire, il  était  le  plus  souvent  vaste  et  riche  :  il  était 


1.  'Eiz'  aùX£t«;;e-jpaiç,  Ném.  1, 29;ir«pà  irp60upov,  Isthm.  VII  (VIII).  3. 

2.  'AjjLçl  xpaire^av,  Olymp,  I.  24. 

3.  *"rK(op6çiai  çApjiiYye;,  Pyth.  I,  189. 

4.  na|jL9(ovoi<Tt  t'  tv  îvteaiv  avXwv.  Olymp.  VII,  21. 

5.  Pyth.  X.  82. 

6.  AvSt'av  iikpav  xava/T^Sà  ireiçotxiXpivav,  Nèm,  VIII,  25.  Un  diadèmo 
lydien,  parce  que  la  mélodie,  sans  doute,  est  composée  dans  le  mode 
ainsi  nommé. 


408  CHAPITRE  VII.  —  PINDARB 

digne  de  rassemblée  la  plus  nombreuse  et  capable  d'ins* 
pirer  une  poésie  très  brillante. 

Le  point  de  départ  du  poème,  c'est  la  victoire  rem- 
porlée  par  le  héros,  avec  le  corlège  nécessaire  des  men- 
tions afférentes  à  cette  victoire  :  le  nom  des  dieux,  la 
nature  du  combat;  parfois,  sMl  s'agit  d'une  victoire 
équestre  ou  de  celle  d'un  attelage,  le  nom  du  cheval  ou 
celui  du  cocher  ;  presque  toujours,  si  le  vainqueur  est 
un  enfant,  le  nom  do  son  maître  ;  enGn  les  divers  détails 
qui  se  rattachent  à  la  mention  même  de  la  victoire  et  qui 
sont  nécessaires  pour  la  caractériser.  Sur  tout  cela,  quel- 
ques mots  rapides  suffisent  au  poète,  qui  a  hâte  d  ar- 
river à  ridéal  et  au  mythe. 

Mais  voici,  dès  les  premiers  mots  qu'il  prononce,  son 
sujet  qui  s'étend  et  qui  s'élève. 

Quel  est  le  théâtre  des  jeux?  C'est  Olympie,  c'est  Del- 
phes, c'est  risthme  de  Poséidon,  c'est  Ncmée  illustrée  par 
Héraclès.  Tous  les  plus  grands  noms  de  la  mythologie 
et  de  répopée  se  présentent  à  la  pensée  du  poète.  A  dé- 
faut de  ceux-là,  ce  sont  ceux  des  cités  grecques  où  se 
donnent  des  jeux  analogues,  et  ceux  des  divinités  à  qui 
ces  fêtes  sont  consacrées.  11  faut  faire  l'éloge  des  jeux, 
rappeler  leur  fondation  divine,  dire  quelqu'une  des 
poétiques  légendes  qui  se  groupent  autour  de  leur  nom. 

Puis,  cette  victoire  même  est  un  don  de  quelque  divi- 
nité :  c'est  Zeus,  c'est  Poséidon,  c'est  Apollon  qui  choi- 
sissent le  vainqueur  parmi  la  foule  des  concurrents  et 
qui  font  descendre  sur  son  front  la  couronne  glorieuse. 
Il  faut  les  remercier. 

Il  faut  également  faire  Téloge  du  vainqueur  ;  non  scu- 
lement  de  sa  victoire  présente,  mais  de  ses  succès  anté- 
rieurs parfois,  de  son  bonheur,  de  sa  richesse,  de  sa 
vertu  en  général.  Avec  le  vainqueur,  il  importe  de  louer 
tous  les  siens  :  il  faut  glorifier  sa  race,  sa  cité  natale, 
sur  lesquelles  rejaillit  sa  gloire  récente,  et  qui  l'éclairent 


COMPOSITION  409 

» 

à  leur  tour  du  reflet  de  leur  propre  illustration.  Il  faut 
rattacher  Tindividu  à  son  groupe  naturel,  et  embarquer, 
selon  la  vive  image  de  Pindare,  1  éloge  personnel  du 
héros  sur  le  navire  qui  porte  la  gloire  de  sa  race  et  de 
sa  patrie  ^  Les  générations  successives  sont  solidaires 
les  unes  des  autres  ;  le  vainqueur  n'est  qu'un  rameau 
d'une  tige  florissante.  Le  poète  lyrique  qui,  ayant  à  le 
célébrer,  célèbre  en  même  temps  et  les  ancêtres  de  qui 
il  tient  sa  vertu  et  la  cité  qui  est  fière  de  lui,  ne  fait  que 
se  conformer  à  la  vraie  nature  des  choses  telle  que  tout 
le  monde  alors  la  concevait. 

Les  éloges  appellent  les  conseils.  L'âge  des  lyriques,  ne 
l'oublions  pas,  est  en  môme  temps  celui  des  gnomiques, 
des  poètes  sentencieux  et  réfléchis  qui,  ayant  tourné  leur 
regard  sur  la  vie  non  pour  la  peindre  uniquement,  mais 
pour  en  raisonner,  y  ont  trouvé  des  leçons  que  l'épopée 
négligeait  et  les  ont  condensées  en  maximes  pleines  de 
sens. 

Rien  d'ailleurs  de  plus  varié  que  les  circonstances  au 
milieu  desquelles  le  poète  devait  chanter.  11  arrivait  sou- 
vent que  la  célébration  d'une  victoire  agonistique  coïn- 
cidait avec  un  anniversaire  agréable  ou  glorieux,  avec 
quelque  autre  fête.  La  vie  publique  de  la  cité  aussi  bien 
que  la  vie  privée  du  vainqueur  ofl'raient  en  abondance 
des  coïncidences  de  tout  genre  au  choix  discret  du  poète. 

Enfin,  à  côté  de  la  personne  du  héros,  à  côté  de  toutes 
les  circonstances  qui  modifient  le  caractère  de  son 
triomphe,  il  y  a  encore  à  tenir  compte  de  la  personne 
même  du  poète,  dans  la  mesure  du  moins  où  il  peut  être 
intéressant  pour  ses  auditeurs  qu'il  leur  livre  le  secret 
do  ses  propres  sentiments.  Si  Tode,  par  exemple,  est 
composée  pour  un  concours,  il  pourra  exprimer  son 


1.  Tel  est  lo    sons  do    la  locution  piudarique  î'iSioc  èv  xoivb>  ataXeic 
(Obfwp.  XIII,  C9). 


410  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

désir  do  vaincre.  Les  relations  personnelles  avec  son 
héros  peuvent  aussi,  dans  bien  des  cas,  lui  offrir  quel- 
que sujet  de  réflexion. 

Voilà  donc  sept  ou  huit  groupes  d'idées,  sept  ou  huit 
sources  d'invention  qui  s'offrent  naturellement  à  l'au- 
teur d'une  ode  triomphale.  Ce  sont  là,  pour  ainsi  dire, 
les  «  lieux  communs  »  de  la  poétique  du  lyrisme  K  Des 
convenances  impérieuses  Tobligent  à  aborder  tous  ces 
sujets.  Cela  ne  veut  pas  dire,  bien  entendu,  qu'il  soit 
tenu  de  puiser  également  à  toutes  les  sources.  Les  cir- 
constances et  sa  fantaisie  gouvernent  souverainement 
son  inspiration.  Mais  il  est  rare  qu'il  en  néglige  une 
seule  tout  à  fait.  Les  poètes  avaient  pleinement  cons- 
cience de  cette  obligation.  Pindare  lui-même  y  fait  des 
allusions  formelles  et  fréquentes  : 

Quel  (lieu,  quel  mortel  ma  lyre  doit-elle  chanter?  Pise  ap- 
partient à  Zeus,  mais  Héraclès  a  donné  à  Olympie  le  trophée 
de  la  victoire  *. 

Ailleurs,  il  dit  que  ses  chants,  à  Égine,  ne  sauraient 
oublier  les  grands  héros  éginètes,  les  Éacides  '.  C'est  là 
pour  lui  une  loi,  une  règle  inviolable*. 

On  voit  quelle  était  l'abondance  des  matériaux  que  le 
poète  avait  à  sa  disposition.  On  voit  aussi  quelle  place 
les  mythes  y  pouvaient  tenir.  Il  n'y  a  pas  une  des  sources 
d'invention  proposées  au  poète  par  les  lois  de  son  art 
qui  ne  pût  lui  en  fournir  une  ample  provision.  Le  poète 
lyrique  n'avait  qu'à  se  baisser  pour  cueillir  sur  sa  route 
une  quantité  de  belles  légendes.  Or  non  seulement  il  le 

i.  TÔTiot,  dans  la  lani^'uo  des  rhéteurs.  C'est  Thiersch,  dans  l'Intro- 
diirtion  do  son  édition  (182â),  qui  a  le  premier  exposé  avec  netteté  la 
théorie  des  sources  d'invention  de  Todc  triomphale. 

2.  Oij/tnp.  II,  2. 

3.  rsfhm.  IV  (V).  21.  Cf.  ihid.,  38  et  suiv. 

4.  TéOjjLiov  aaçéaraTov,  IsUun,  V  (VI),  iU. 


COMPOSITION  411 

pouvail,  mais  il  le  devait.  On  peut  dire  qu'il  n*y  a  pas  en 
Grèce  de  grande  poésie  qui  ne  soit  mythique.  Pour  le 
poète  et  pour  Tartiste,  le  mythe  est  le  miroir  idéal  de  la 
vie  humaine;  il  est  la  matière  propre  do  Fart;  il  offre  à 
l'imagination  des  types  divins  et  héroïques  où  l'humanité 
sans  doute  se  reconnaît,  mais  agrandie  et  embellie,  dé- 
gagée de  toute  particularité  mesquine,  idéalisée  sans 
chimère  et  vivante  sans  vulgarité. 

Malgré  le  lien  qui  unissait  ensemble  tous  ces  groupes 
d'idées  lyriques,  il  y  avait  pourtant  des  précautions  à 
prendre  pour  éviter  une  sorte  d'éparpillement  des  idées  : 
plus  le  faisceau  est  ample,  plus  il  est  à  craindre  qu'il  ne 
se  brise.  De  là  une  seconde  loi  de  l'art  lyrique  :  après  la 
variété,  l'unité.  Or  l'unité  nécessaire  est  double  :  il  faut 
d'abord  que  l'occasion  particulière  du  poème  ne  dispa- 
raisse pas  complètement  au  milieu  des  broderies  acces- 
soires. Il  faut  ensuite  et  surtout  que  de  tout  cet  ensemble 
se  dégage  une  impression  dominante,  une  pensée  unique. 
Selon  les  vues  admirables  des  Grecs,  maintes  fois  expri- 
mées par  Platon  et  par  Aristote,  une  œuvre  d'art  est 
comme  un  être  vivant  :  elle  se  compose  do  parties  dis- 
tinctes, mais  unies  par  une  force  secrète  et  harmonieuse. 
Vingt  belles  pensées  juxtaposées  ne  font  pas  une  œuvre 
d'art,  pas  plus  que  de  beaux  membres  mal  ajustés  ne 
font  un  beau  corps.  Il  faut  qu'une  âme  circule  dans  tout 
l'ensemble  et  lui  donne  l'unité  avec  la  vie. 

Sur  la  première  sorte  d'unité,  celle  qui  rattache  les 
divers  développements  du  poème  à  l'occasion  particu- 
lière d'où  il  est  né,  nous  n'avons  que  peu  de  choses  à 
dire.  Le  sentiment  des  Grecs  ne  parait  pas  avoir  exigé 
d'ordinaire  en  cela  plus  d'unité  que  celle  qui  résultait  de 
la  nature  même  des  choses  telle  que  nous  l'avons  expo- 
sée précédemment.  Qu'il  y  ait  parfois,  dans  telle  ou  telle 
ode  de  Pindare,  un  autre  lien  plus  direct  (un  lien  d'allu* 
sîon  par  exemple)  entre  le  récit  mythique  et  certaine 


412  CHAPITRE  VU.  —  PINDARE 

circonstance  de  la  victoire  à  célébrer,  c'est  possible, 
mais  c'est  à  coup  sûr  exceptionnel,  et  il  est  très  dange- 
reux, on  pareille  matière,  de  vouloir  trop  deviner.  La 
plupart  des  tentatives  faites  dans  celte  voie  par  les  éru- 
dits  modernes  sont  absolument  vaines,  quand  elles  ne 
sont  pas  ridicules  K 

Quant  à  l'autre  sorte  d'unité,  celle  qui  se  tire  non  plus 
du  rapport  des  développements  poétiques  avec  Toccasion 
réelle,  mais  du  lien  d'art,  c'est-à-dire  de  logique  intime 
et  harmonieuse  qui  fait  que  toutes  les  parties  du  déve- 
loppement se  conviennent  et  concourent  à  un  même  ef- 
fet^ le  problème  qu'elle  soulève  est  plus  délicat  et  plus 
compliqué.  Au  xvii®  et  au  xviii®  siècle,  les  adversaires 
des  anciens  s'en  tiraient  par  une  négation  pure  et  simple  : 
ils  traitaient  les  odes  de  Pindare  de  galimatias.  L'érudi- 
tion du  XIX®  siècle  (précédée  d'ailleurs  par  celle  du  xviii*) 
a  essayé  de  comprendre  ce  que  les  beaïix-esprits  se  bor- 
naient h  ignorer.  Elle  a  beaucoup  cherché  dans  cette 
voie,  et  les  noms  de  Bœckh,  de  Dissen,  d'Olfried  MûUer, 
surtout  de  G.  Ilermann,  méritent  entre  beaucoup  d'autres 
d'être  cités  avec  honneur.  11  faut  avouer  pourtant  que 
bien  des  chimères,  bien  des  théories  subtiles  et  pédantes- 
ques  se  mêlent  dans  ces  éludes  à  des  idées  très  justes. 
Laissant  de  côté  toute  discussion  rélrospective,  bornons- 
nous  à  exposer  ce  qui  nous  semble  être  la  vérité  *. 


1.  Poésie  de  Pindare,  p.  H04-31o. 

2.  Pour  l'histoire  et  la  critique  des  systèmes,  cf.  Poésie  de  Pindare, 
p.  315-328.  Les  idées  qui  suivent  sont  celles  que  j*ai  exposées  dans 
mon  livre.  Principaux  systèmes  sur  la  question  :  Dissen,  dans  les 
Ej-cursiis  de  son  édition,  1830  :  Bœckh,  article  sur  Dissen,  recueilli 
dans  ses  Opuscules,  t.  VII,  p.  3G9-404;  G.  Hormann,  Opuscules,  t.  VI, 
p.  1-70  ;  Welcker,  dans  le  Rheinisches  Muséum,  1833  et  1834  ;  Olfr. 
MûUer,  préface  pour  les  Opuscules  do  Dissen,  1842  ;  Bauchenstein, 
Zur  Einleitung  in  Pindavs  Siegeslieder,  Aarau,  1843  ;  Tycho  Mommscn. 
Pindaros,  18^5;  L.  Schmidt,  Pindars  Leben,  etc.;  Mozger,  Pindars 
Sier/cs/ieder,  1830  ;  L.  Gcrralo,  La  lecniça  composizione  délie  Odi  Pinda- 


COMPOSITION  413 

Toute  œuvre  d'art,  quelle  qu'elle  soit,  renferme  une 
certaine  idée  fondamentale  qu'elle  a  pour  objet  d'expri- 
mer et  qui  en  relie  toutes  les  parties  par  sa  propre  force. 
Mais  on  comprend  que  cette  idée  peut  varier  beaucoup 
soit  quant  à  sa  nature,  soit  quant  à  son  mode  d'action, 
selon  les  conditions  propres  à  chaque  art;  et,  par  consé- 
quent, Tunité  qui  en  résulte  dans  chaque  circonstance 
doit  être  loin  de  présenter  toujours  les  mêmes  caractères. 
Il  y  a  des  idées  oratoires,  des  idées  épiques,  des  idées 
dramatiques,  des  idées  lyriques;  et  chaque  sorte  d'idée 
engendre  une  sorte  d'unité  particulière.  Une  idée  oratoire 
est  une  idée  capable  de  donner  naissance  h  une  suite  de 
déductions  et  de  raisonnements  animés  par  là  passion.  Une 
idée  épique  ou  dramatique  consiste  essentiellement  dans 
l'invention  d'une  action  qui,  avec  plus  ou  moins  de  rapi- 
dité, par  des  récits  ou  par  des  scènes,  avec  ou  sans  épi- 
sodes, se  prépare,  se  noue  et  se  dénoue.  La  question  est 
donc  de  savoir  ce  que  c'est  qu'une  idée  lyrique,  quelle 
mesure  de  logique,  d'abstraction,  de  rigueur  elle  com- 
porte, et  ce  qui  la  distingue  d'une  idée  oratoire  ou  sim- 
plement poétique. 

Rien  de  plus  souple  qu'une  idée  lyrique.  Étant  discours, 
le  lyrisme  est  capable  d'exprimer  des  idées  abstraites  et 
de  les  lier  logiquement  ensemble  ;  mais,  étant  une  mu- 
sique, il  est  capable  aussi  de  se  passer  de  liaison  logique 
et  d'abstraction  pour  s'adresser  à  l'imagination  d'une  ma- 
nière toute  sensible.  11  en  résulte  qu'une  idée  lyrique 
tantôt  se  rapprochera  davantage  d'un  jugement  de  la  rai- 
son et  tantôt  sera  plus  semblable  à  une  idée  musicale. 
Or,  qu'est-ce  qu'une  idée  musicale?  C'est  une  certaine 
forme  mélodique  qui  est  excitée  dans  l'imagination  du 
musicien  par  une  disposition  particulière  de  son  âme.  Ou 


riche,   Gênes,  1888  (bon  résumé  des  théories  antérieures  et  conclu- 
sions judicieuses). 


414  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

n'ira  pas  y  chercher  une  proposition  proprement  dite, 
avec  un  sujet,  un  verbe  et  un  attribut.  Il  en  est  quelque- 
fois de  même  de  l'idée  lyrique.  Un  certain  entrelacement 
d'images  et  de  pensées,  fournies  sans  doute  par  les  cir- 
constances extérieures,  mais  colorées  par  Timagination 
du  poète  et  qui  s'appellent  les  unes  les  autres  comme  les 
notes  d^un  chant,  peut  laisser  dans  Tâme  de  l'auditeur  ou 
du  lecteur  une  impression  difûcile  peut-être  à  formuler 
avec  précision  par  les  procédés  logiques  et  abstraits  de 
la  prose,  mais  cependant  nette  et  profonde. 

Dans  la  xiv®  Olympique,  d'une  brièveté  si  gracieuse, 
ridée  lyrique  est  de  ce  genre.  L'ode  est  adressée  à  un 
enfant,  Asopichos  d'Orchomène.  Le  poète  effleure  rapi- 
dement tous  les  groupes  d'idées  que  les  lois  de  son  art 
lui  offraient  :  louange  directe  du  vainqueur,  mention  de 
son  père,  prière  aux  divinités  d'Orchomène,  etc.  Au  mi- 
lieu de  cette  variété,  Téloge  des  Grâces,  dans  son  aima- 
ble éclat,  domine  évidemment.  C'est  cet  éloge  qui  donne 
au  poème  sacouleur  générale.  Deux  nuances  s'y  ajoutent: 
l'une,  doucement  mélancolique,  ramène  le  souvenir  des 
auditeurs  vers  ceux  qui  ne  sont  plus  ;  l'autre,  de  nouveau 
gracieuse  et  riante,  associe  ensemble  dans  les  derniers 
vers  de  charmantes  images  d'enfance  et  de  gloire.  Toute 
l'ode  est  si  courte  que  l'esprit  l'embrasse  aisément  tout 
entière  et  ne  songe  pas  à  la  trouver  obscure.  On  ne  sau- 
rait pourtant  résumer  la  pensée  fondamentale  de  ce  déli- 
cieux poème  en  une  maxime  abstraite. 

II  en  est  de  même  de  la  i""^  Pylhique,  si  pleine  de  traits 
admirables,  si  claire  en  apparence  dans  la  plupart  de  ses 
allusions  historiques,  et  dont  l'idée  générale,  Tunité  in- 
time, a  provoqué  tant  de  discussions.  Cette  pensée  n'est 
nulle  part  et  elle  est  partout  ;  elle  n'est  nulle  part  for- 
mulée d'une  manière  abstraite  et  ne  pouvait  guère  l'être; 
mais  elle  inspire  tout  le  poème.  Car  elle  consiste  essen- 
tiellement dans  ce  parallélisme,  si  profondément  senti 


COMPOSITION  415 

et  si  fortement  rendu,  entre  l'harmonie  sensible  de  la 
musique  et  Tharmonie  supérieure  de  la  vie  morale;  ou 
plutôt,  elle  est  dans  la  superposition  de  celle-ci  à  celle* 
là,  et  dans  l'intention  par  laquelle  Pindare  passe  de  l'é- 
clat de  la  fête  visible  à  la  beauté  invisible  de  la  vertu,  déjà 
grande  dans  Tâme  deHiéron,  mais  que  ce  prince  doit  ac- 
croître en  lui  chaque  jour  davantage. 

D'autres  fois,  au  contraire,  cet  enchaînement  d'ima- 
ges et  de  pensées  est  la  traduction  d'une  idée  abstraite 
précise.  Par  exemple,  plusieurs  odes  de  Pindare,  sept  ou 
huit  environ,  aboutissent  à  cette  idée  que  l'homme  doit 
savoir  se  modérer.  D'autres  sont  inspirées  dans  leur  en- 
semble par  l'idée  que  l'homme  ignore  ses  véritables  in- 
térêts, ou  que  l'avenir  est  incertain,  ou  que  les  œuvres 
humaines  sont  nécessairement  imparfaites,  ou  que  le  mal 
se  mêle  au  bien  dans  la  destinée  de  tous  les  mortels.  Dans 
ce  cas,  l'idée  lyrique  ressemble,  quant  au  fond  des  cho- 
ses, à  une  idée  oratoire  ou  philosophique.  Mais  elle  en 
diffère  absolument  par  la  manière  dont  elle  s'exprime  et 
dont  elle  agit  sur  l'ensemble  de  l'œuvre  d'art.  Il  n'est  pas 
rare,  par  exemple,  que  cette  idée  centrale  du  poème,  cette 
idée  génératrice  d'où  tout  le  reste  sort,  ne  soit  nulle  part 
exprimée  dans  l'ode  on  termes  explicites;  ou,  si  elle  l'est, 
c'est  comme  par  hasard  et  en  passant.  Le  poète  insinue 
son  idée  plus  qu'il  ne  l'explique  ;  il  se  garde  de  prêcher 
et  de  démontrer.  On  la  sent  au  fond  de  son  esprit  ; 
elle  est  comme  le  pôle  invisible  vers  lequel  son  inspi- 
ration se  tourne  sans  cesse;  mais  elle  ne  s'offre  pas  aux 
regards  avec  la  clarté  que  préférerait  la  prose.  Elle  ne 
se  traduit  môme  pas  dans  tous  les  détails  du  poème  sans 
exception.  Cette  idée  domine,  cela  suffit.  Toutes  sortes 
d'idées  accessoires,  d'images  brillantes,  peuvent  se  grou- 
per autour  d'elle  et  lui  faire  cortège.  Il  faut  seulement 
que  ces  idées  accessoires  ne  détruisent  pas  l'impression 
générale  que  le  poète  a  voulu  faire  prévaloir.  Il  en  est  à 


416  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

cet  égard  d'une  ode  de  Pindare  comme  d'une  comparaison 
homérique  ou  d'une  fable  de  La  Fontaine.  Otez  des  com- 
paraisons homériques  les  «  longues  queues  »  odieuses  à 
Perrault  :  la  logique  y  gagnera,  mais  non  la  poésie.  Cha- 
que fable  de  La  Fontaine  porte  en  elle-même  sa  conclusion 
et  sa  morale  ;  mais  qui  prétendra  que  le  poète  songe  sans 
cesse  à  sa  conclusion,  que  toutes  ses  paroles  y  tendent, 
qu'il  ne  s'attarde  jamais,  chemin  faisant,  à  cueillir  quel- 
que brin  d'herbe  ou  quelque  fleur  dont  la  grâce  l'aura 
charmé  ?  Une  fable  méthodiquement  construite  ne  serait 
plus  une  fable  de  La  Fontaine  :  ce  serait  une  fable  de 
Lessing;  mais  du  même  coup  ce  serait  de  la  prose. 

La  i""®  Olympique  adressée  à  Hiéron,  la  iv®  Olympique, 
adressée  à  Arcésilas,  sont  d'admirables  exemples  de  ce 
développement  poétique  et  libre  d  une  idée  abstraite  ex- 
primée plus  ou  moins  vaguement  dans  Tode  elle-même, 
mais  qui  en  est,  pour  ainsi  dire,  la  moralité  nécessaire, 
et  qui  se  dégage  de  la  diversité  des  détails  comme,  dans 
Le  Chêne  et  le  Roseau  ou  dans  Les  Animaux  malades  de 
lapeste^  la  conclusion,  exprimée  ou  non  par  le  fabuliste, 
sort  naturellement  du  récit. 

Voilà  donc  ce  qu'est  l'idée  lyrique  et  comment  elle  agit 
sur  l'ensemble  du  poème.  Peut-on  maintenant  discerner 
comment,  dans  l'unité  supérieure  de  cette  idée  fondamen- 
tale, les  différents  groupes  s'ordonnent  et  se  distribuent? 

Un  premier  fait  à  considérer,  c'est  la  concordance  qui 
existe  dans  la  poésie  de  Pindare  entre  les  divisions  na- 
turelles de  la  pensée  et  les  groupes  rythmiques  appelés 
strophes  et  triades.  La  triade  surtout,  ce  groupe  rythmi- 
que et  mélodique  dont  l'indépendance  est  si  fortement 
marquée,  est  en  même  temps  pour  Pindare  une  véritable 
unité  poétique  :  par  un  effet  très  naturel,  le  mouvement 
de  la  pensée  s'est  adapté  aux  cadres  du  rythme  et  de  la 
mélodie.  Les  exceptions  à  cette  loi  sont  peu  importan- 
tes. —  Il  faut  seulement  ajouter,  pour  éviter  toute  oxa- 


COMPOSITION  417 

gératioo,  que»  même  à  la  limite  de  deux  triades  consécu- 
tives, la  séparation  entre  les  deux  groupes  poétiques 
correspondants  n'est  pas  toujours  absolument  nette  et 
tranchée;  il  peut  arriver  qu'une  ou  plusieurs  des  phrases 
qui  commencent  la  seconde  triade  se  rapportent  au  même 
groupe  d*idées  qui  est  développé  dans  la  première.  On 
sait  qûe^  dans  la  versiGcation  antique,  le  vers  et  la  phrase 
ne  concordent  pas  toujours  dans  leur  développement  : 
celle-ci  enjambe  souvent  d'un  vers  sur  Tautre.  Il  se  pro- 
duit aussi,  dans  la  succession  des  triades,  une  sorte 
d'enjambement  non  plus  de  la  phrase,  mais  de  la  pensée, 
d'où  résulte  qu'il  y  a  entre  deux  triades  consécutives, 
au  lieu  d'une  coupure,  une  véritable  soudure  poétique. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  pour  comprendre 
Pindare,  il  faut  tenir  le  plus  grand  compte  des  triades  et 
de  la  manière  dont  les  idées  s'y  distribuent  :  c'est  là  un 
système  de  divisions  peu  nombreuses,  très  claires,  très 
simples,  nullement  arbitraires,  qui  aide  l'esprit  à  se  gui- 
der au  milieu  des  difficultés  du  texte  et  des  détours  de  la 
pensée.  Elles  partagent  naturellement  une  ode  de  Pin- 
dare en  quatre  ou  cinq  parties,  rarement  plus  et  rarement 
moins.  Quelles  pensées  le  poète  met-il  dans  chacune  de 
ces  parties  ?  Suivant  quel  dessin  se  succèdent-elles  ?  C'est 
ce  que  nous  avons  maintenant  à  examiner. 

Disons  d'abord  que,  parmi  les  odes  de  Pindare,  il  y  en 
a  dont  le  dessin  est  plus  simple,  et  d'autres  au  contraire 
qui  sont  construites  sur  un  plan  plus  compliqué.  Nous 
commencerons  naturellement  par  les  premières. 

Le  dessin  de  ces  odes  simples  peut  se  ramener  à  un 
type  ainsi  construit  :  au  début,  la  mention  de  la  victoire 
remportée  et  l'indication  plus  ou  moins  rapide  du  sujet 
de  l'ode,  c'est-à-dire  de  l'aspect  particulier  sous  lequel  le 
poète  envisage  la  gloire  de  son  héros  ;  —  ensuite,  dans 
une  partie  centrale,  le  développement  presque  toujoura 
mythique  de  ce  sujet  ;  —  enfin,  dans  une  dernière  partie», 

HUt.  de  la  Litt.  grecque.  —  T.  II.  27 


418  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

do  nouveaux  éloges  du  vainqueur,  accompagnés  souvent 
de  vœux  et  de  conseils.  Ce  n'est  là  d'ailleurs  qu'une  es- 
quisse :  on  sait  que  les  convenances  lyriques  imposent 
souvent  au  poète  l'obligation  d'effleurer  d'autres  idées 
que  nous  n'avons  pas  mentionnées  dans  les  lignes  pré- 
cédentes ;  il  va  de  soi  que  tous  ces  détails  ont  leur  place 
ordinaire  soit  dans  la  première,  soit  dans  la  dernière 
partie,  où  Thabileté  du  poète  n'a  pas  de  peine  à  les  grou- 
per autour  des  idées  que  nous  venons  de  donner  comme 
essentielles. 

Quant  au  rapport  de  ces  trois  parties  avec  les  triades, 
il  est  très  clair  ;  chacune  d'elles  en  remplit  une  ou  (plu- 
sieurs suivant  son  importance  relative  et  suivant  la  lon- 
gueur totale  de  l'ode.  Habituellement  c'est  la  partie  my- 
thi(]ue  qui  est  la  plus  étendue.  Quelquefois,  très  rarement, 
il  arrive  que  l'une  ou  l'autre  de  ces  trois  parties  (surtout 
la  dernière)  se  réduit  à  quelques  vers,  et  se  confond 
presque  avec  une  des  deux  autres.  Mais  dans  le  plus 
grand  nombre  des  odes  le  début  comprend  une  triade,  la 
partie  centrale  deux  ou  trois,  et  la  conclusion  une.  La  xi* 
Olympique,  à  AgésidamosdeLocres  *,  offre  un  exemple  de 
ce  dessin.  Un  poème  ainsi  composé,  avec  ce  retour  final 
du  poète  vers  son  point  de  départ,  est  comme  un  cercle 
fermé  de  toutes  parts.  Ce  contour  net  et  symétrique  donne 
le  sentiment  de  quelque  chose  d'achevé.  Les  idées  ainsi 
disposées  tiennent  mieux  ensemble.  Elles  forment  un 
faisceau  que  l'art  du  poète  a  noué  solidement,  et  que  nulle 
digression,  nul  écart  d'inspiration  ne  peut  rompre  tout  à 
faits. 

Le  plan  que  nous  venons  d'étudier  se  retrouve,  à  peu 
d'exceptions  près,  dans  toutes  les  odes  de  Pindare.  Il 

1.  La  XI*  des  éditions  récentes»  c'est-à-dire  la  x*  des  manuscrits, 

2.  C'est  ce  que  nos  Académiciens  du  xviii«  siècle,  les  Fraguier  et 
les  Ghabanon,  avaient  parfaitement  compris  et  signalé.  Cf.  Poésie 
de  Pindare^  p.  364. 


COMPOSITION  419 

subit,  il  est  vrai,  certaines  altérations  ;  il  n'est  pas  tou- 
jours aussi  simple  que  dans  la  onzième  Olympique  ;  des 
variations  enrichissent  parfois  le  thème  élémentaire  ;  il 
se  complique  un  peu  davantage.  Mais  toujours  il  garde 
ce  double  caractère  distinctif,  de  commencer  et  do  finir 
par  des  éloges  (ou,  pour  employer  un  terme  plus  com- 
préhensif,  par  des  actualités)  et  de  réserver  une  place 
centrale  aux  récits  mythiques.  Deux  points  fixes,  seloa 
la  remarque  de  Chabanon,  demeurent  immobiles  au  début 
et  à  la  fin  de  chaque  poème,  et  marquent,  comme  deux 
colonnes,  les  extrémités  de  la  route  à  parcourir* 

Sur  les  quarante-quatre  odes  complètes  qui  nous  res- 
tent  de  Pindare  S  je  n*en  vois  que  quatre  qui  fassent 
plus  ou  moins  exception  à  cet  égard  ;  trois  d'une  ma- 
nière partielle,  une  seule  plus  complètement,  mais  avec 
une  grâce  singulièrement  originale.  La  neuvième  Pythi- 
que,  adressée  à  Télésicrate  de  Cyrène,  et  la  première 
Néméenne,  adressée  à  Chromios  d*Etna,  finissent  par  des 
récits  mythiques  ;  la  sixième  Isthmique,  au  contraire  ^, 
adressée  à  Strepsiade  de  Thèbes,  s'ouvre  par  une  énu* 
mération  mythologique  qui  est  la  seule  part  faite  au  my- 
the dans  tout  le  poème.  Encore  faut-il  ajouter  que  ces 
exceptions  s'expliquent  aisément  :  dans  les  deux  pre- 
mières de  ces  odes,  les  mythes  ont  un  sens  en  partie 
allégorique  ^  si  bien  que  Pindare,  à  la  fin  de  son  poème, 
est  plus  près  de  son  héros  qu*on  ne  serait  tenté  de  le 
croire  à  première  vue.  La  symétrie  ordinaire  n'est  donc 
pas  tout  à  fait  détruite.  II  en  est  à  peu  près  de  même  de 
l'ode  à  Strepsiade,  où  les  mythes  du  début  ont  si  peu 


:  i.  En  7  comprenant  la  y*  Olympique,  dont  l'authenticité,  nous  l'a* 
yons  vu»  est  douteuse. 

2.  C'est  la  yii«  des  manuscrits,  qui  font  à  tort  de  la  iii«  Isthmique 
deux  odes  différentes. 

3.  Welcker  Ta  nié  pour  la  xx*  Pythique,  mais  sans  réussir  à  con< 
vaincre  personne. 


420  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

d'ampleur  qu'ils  ^peuvent  passer  pour  une  simple  intro- 
duction à  la  mention  des  victoires  du  héros.  La  dixième 
Némécnno,  adressée  à  TÂrgien  Thcaeos,  constitue,  au 
contraire,  une  exception  manifeste.  Mais  il  n'en  est  que 
plus  curieux  de  remarquer  que  le  dessin  de  cette  ode  est 
néanmoins  symétrique,  grâce  à  une  double  innovation 
du  poète  :  elle  commence,  en  effet,  et  finit  par  des  mythes, 
et  les  éloges  sont  au  milieu  ;  c'est  exactement  le  con- 
traire de  ce  qui  arrive  habituellement;  nous  voyons  là, 
pour  ainsi  dire,  la  symétrie  ordinaire  retournée  ^ 

Quant  aux  complications  du  dessin  primitif,  elles  sont 
dans  Pindare  nombreuses  et  variées.  Il  serait  fastidieux 
d'en  faire  un  relevé  complet,  mais  le  principe  peut  en  être 
énoncé  très  simplement. 

Les  points  extrêmes  de  l'ode,  nous  l'avons  dit,  restent 
fixes  ;  mais  la  route  qui  mène  de  l'un  à  l'autre  présente 
diverses  sinuosités;  elle  a  des  retours  et  des  enlacements* 
Il  y  a  déjà  quelque  chose  de  ce  genre  dans  le  plan  des 
odesles  plus  simples,  puisqueles  actualités  et  les  mythes, 
ces  deux  éléments  nécessaires  de  toute  ode  triomphale, 
s'y  divisent  en  trois  groupes,  et  que  deux  d'entre  eux 
encadrent,  pour  ainsi  dire,  le  troisième.  C'est  le  même 
principe  qui  préside  aux  combinaisons  plus  compliquées  : 
cette  sorte  d'enlacement  s'y  répète  et  s'y  multiplie  au 
gré  du  poète.  Que  les  actualités,  par  exemple,  au  lieu  de 

1.  Voici  le  plan  de  ce  poème  :  —  au  début,  gloire  mythique  d*Ar- 
Ros,  patrie  de  Theaîos  (i'«  triade):  —  au  milieu,  victoires  de  Theseos 
(2«  triade),  et  victoires  de  sa  famille,  constamment  heureuse  sous  la 
protection  fidèle  des  Dioscures  (3*  triade);  —  à  la  fin,  histoire  mythi- 
que du  dévouement  de  Castor  à  son  frère  Pollux,  le  récit  du  danger 
de  Pollux  occupant  la  4'  triade,  et  celui  du  dévouement  de  Castor  la 
5*.  —  (L.  Schmidt  a  très  bien  montré  le  sens  de  ce  récit  mythique  : 
la  fidélité  de  Castor  envers  Pollux  justifie  la  confiance  de  Thesos  «t 
des  siens  en  la  protection  de  ces  divinités).  •»  Ainsi,  la  seule  ode  de 
Pindare  qui  soit  construite  sur  un  plan  tout  à  fait  différent  de  ooloi 
qu*il  a  ordinai  rendent  suivi  coafirine  du.  moins  la  ftécessUé  4*uim  dis- 
position symétrique. 


G0MP.08ITI0N  4di 

former  deux  groupes,  eu  forment  trois  :  voila  le  mythe 
central  qui  devra  s'ouvrir,  en  quelque  sorlOt  pour  rcco* 
voir  entre  ses  deux  parties  le  groupe  nouveau.  Ou  bien 
encore  c'est  le  premier  groupe  d'éloges  et  d'aclualités 
qui  se  divisera  de  la  même  manière  pour  laisser  place  à 
un  mythe  secondaire,  indépendant  de  ceux  qui  consti- 
tuent le  centre  et  le  cœur  du  poème.  11  serait  aisé  de  citer 
encore  d  autres  combinaisons  ;  mais  quelques  exemples 
nous  donneront  une  idée  plus  agréable  et  plus  juste  de 
la  variété  de  ces  dessins  et  de  leur  relation  avec  le  type 
étudié  plus  haut,  que  ne  pourrait  le  faire  une  longue  liste 
d'analyses  abstraites  et  de  Qgurcs  plus  ou  moins  géo- 
métriques. 

La  deuxième  Olympique,  adressée  à  Théron,  nous 
montre  précisément  un  bel  exemple  d'une  des  deux 
combinaisons  qui  viennent  d'être  indiquées,  je  veux  dire 
un  premier  groupe  d'éloges  ou  d'actualités  coupé  en 
deux  par  un  mythe  secondaire.  — «Rois  delà  phorminx, 
8*écrie  Pindare,  ô  mes  hymnes,  quel  dieu,  quel  héros, 
quel  mortel  chanterons-nous?  »  Le  poète  chantera  Thé- 
ron, vainqueur  à  Olympic;  Théron,  Ois  d'une  race  glo- 
rieuse, éprouvée  jadis  par  le  malheur,  mais  qui  a  relevé 
sa  fortune  par  l'aide  des  dieux  et  par  sa  vertu  (1*^® 
triade).  —  Ainsi  les  filles  de  Cadmus,  si  malheureuses 
d'abord,  sont  désormais  abritées  contre  l'infortune  par 
rOlympe  divin,  qui  les  a  reçues  après  leur  vie  mortelle. 
La  race  de  Théron  a  subi  le  même  sort  depuis  le  jour 
où  Œdipe  tua  son  père  (2®  Iriadc).  —  Le  poète  raconte 
alors  les  malheurs  de  la  race  d'OEJipc,  à  laquelle  appar- 
tient Théron,  puis  le  relèvement  des  Labdacides  par  la 
gloire  même  de  leur  descendant,  victorieux,  riche,  ver- 
tueux et  sage  entre  tous  (3*=  triade). 

Voilà,  en  trois  triades,  un  enlacement  régulier  d'ac- 
tualités et  de  récits  mythiques  tout  à  fait  conforme  au 
dessin  des  odes  les  plus  simples  :  on  dirait  presque  ime 


423  CHAPITRE  VII.  —  PINDARK 

ode  entièro,  si  les  derniers  mots  du  poète,  en  annonçant 
un  développement  nouveau,  ne  nous  avertissaient  que 
ces  trois  premières  triades  ne  sont  que  l'extension  du 
début  proprement  dit,  c'est-à-dire  de  ce  groupe  d*éloges 
qui»  dans  d*autres  poèmes  moins  vastes  ou  moins  com- 
pliqués, se  réduit  à  une  seule  triade. 

En  effet,  Pindare  ne  se  borne  pas  à  nous  dire  que 
Théron  est  sage  en  général  :  il  vante  sa  croyance  à  la 
vie  future  ;  de  là  un  nouveau  mythe,  la  description  de  la 
vie  future,  qui  remplit  encore  une  triade,  et  qui  rend  né- 
cessaire^ pour  terminer  Tode,  un  dernier  retour  aux  cir- 
constances actuelles  de  la  fête  :  c'est  l'objet  de  la  cin- 
quième et  dernière  triade  ^ 

g  2.  Composition  dams  les  autres  genres  lyriques. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  odes  triomphales  peut 
certainement  s'appliquer,  avec  quelques  modiGcations 
faciles  à  deviner,  aux  autres  poèmes  de  Pindare,  aujour- 
d'hui perdus. 

En  ce  qui  concerne,  par  exemple,  les  sources  d'inven- 
tion, il  est  clair  qu'un  encomiorij  quelle  qu'en  fût  l'occa- 
sion, devait  ressembler  à  un  épinicie.  Dans  les  chants 
destinés  à  des  fêtes  religieuses,  hymnes,  péans,  hypor- 
chèmes,  dithyrambes,  c'était  naturellement  la  légende  du 
dieu  qui  formait  le  centre  du  poème.  Mais  ces  chants  eux- 
mêmes  étaient  encore  à  certains  égards  des  œuvres  do 
circonstance  :  il  s'agissait  de  faire  honneur  non  seule- 
ment au  dieu  qu'on  fêtait,  mais  encore  à  la  ville  qui  lui 
rendait  hommage.  Les  traits  particuliers  de  la  fête,  les 
événements  contemporains,  les  succès  ou  les  revers  de 
la  cité,  mille  faits  et  mille  idées  accessoires  devaient  en- 
richir et  modifier  le  thème  primitif.  Un  fragment  d*uD 

4.  Autres  exemples.  Poésie  de  Pindare,  p.  369  et  suiv. 


COMPOSITION  423 

dithyrambe  de  Pindarc  contient  un  admirable  tableau  du 
printemps,  pendant  lequel  se  célébrait  cette  fête  de  Dio« 
nysos  K  Dans  un  autre,  c'est  la  fôte  de  Cybèle,  avec  l'é- 
clat retentissant  des  cymbales  et  des  castagnettes,  avec 
la  lueur  brillante  des  torches  de  cire  blonde,  que  le  poète 
met  sous  nos  yeux\  Dans  tous  ces  chants,  l'éloge  du  dieu, 
avec  les  récits  qui  s'y  rattachent,  forme  le  fond  du  ta- 
bleau. Les  prières  proprement  dites,  l'éloge  de  la  cité, 
les  descriptions  de  la  fête,  en  sont  comme  le  cadre  et  la 
bordure  brillante,  qui  rehausse  l'image  principale. 

Pour  ce  qui  est  de  l'art  de  composer,  on  ne  peut  guère 
douter  que,  dans  un  hymne  ou  un  dithyrambe  comme 
dans  une  ode  triomphale,  Pindarc  n*aimât  à  enfermer  le 
récit  mythique  entre  deux  morceaux  plus  directement 
rattachés  à  la  réalité,  une  description  par  exemple  et 
une  prière  ;  que  le  mouvement  de  l'ensemble,  triade  par 
triade,  large  et  facile,  ne  fût  très  analogue  à  ce  qu'il 
peut  être  dans  une  Olympique  ou  une  Pythique  ;  que  l'u- 
nité du  poème,  dans  la  diversité  des  détails,  ne  résultât 
d'une  harmonie  supérieure  delà  pensée  ou  du  sentiment; 
en  un  mot  que  ce  qui  est  vrai  de  l'épinicie  ne  le  soit 
également,  sauf  les  différences  nécessaires,  des  autres 
poèmes  dont  il  ne  nous  reste  que  des  fragments.  Cela  ne 
saurait  être  démontré,  mais  on  peut  dire  que  cela  est 
certain. 


Cet  art  pindarique,  où  la  grandeur  et  l'éclat  s'associent 
avec  toutes  les  délicatesses,  est  le  terme  le  plus  haut  où 
la  poésie  lyrique  grecque  se  soit  élevée  :  deux  siècles  de 


1.  Fragm.  33. 

2.  Fragm.  57. 


424  CHAPITRE  VII.  —  PINDARE 

lyrisme  s'achèvent  et  se  couronnent  dans  les  Odes  triom- 
phales. Après  Pindare  il  y  a  sinon  décadence,  au  moins 
incertitude  et  temps  d'arrêt.  Les  uns,  simples  imita- 
teurs, manquent  d'originalité  ;  ils  font  avec  talent  ce 
que  Pindare  avait  fait  avec  génie.  Les  autres  innovent, 
surtout  dans  le  dithyrambe^  et  charment  encore  la  foule 
par  leurs  inventions;  mais  les  juges  sévères  protestent; 
aux  yeux  des  critiques  d'un  goût  délicat,  l'équilibre  en- 
tre la  poésie  et  la  musique  est  rompu  :  c'est  réellement 
un  art  nouveau  qui  commence,  et  Tancienne  tradition 
lyrique  va  tomber  dans  l'oubli.  L'instant  si  court  de  la 
perfection  est  irrévocablement  passé.  C'est  une  autre 
forme  de  l'art,  celle  du  drame,  qui  va  désormais  appeler 
à  elle  et  susciter  le  génie  ;  elle  succède  au  lyrisme  comme 
le  lyrisme  lui-même  avait  succédé  à  l'épopée. 

Debout  ainsi  à  la  limite  de  deux  âges,  entré  le  lyrisme 
dorien  qui  finit  et  le  drame  attique  qui  débute,  Pindare 
n'en  est  que  plus  grand.  Il  est  le  témoin  du  passé  plus 
que  le  prophète  de  l'avenir  ;  mais  ce  passé  est  si  mal 
connu  et  Pindare  le  personnifie  avec  tant  de  puissance, 
qu'il  faut  se  féliciter  que  le  poète  soit  si  peu  un  Attique. 
C'est  bien  ainsi  que  les  anciens  en  jugeaient.  Denys  d'Ha- 
licarnasse  vante  sans  cesse,  avec  la  hauteur  de  l'inspi- 
ration pindarique,  cet  air  d'antiquité,  cette  sorte  de 
rouille  ou  de  patine  qui  rendait  le  monument  du  poète 
plus  auguste  encore  et  plus  vénérable  *.  Chez  les  moder- 
nes, cependant,  on  sait  que  sa  gloire  a  subi  parfois  de 
rudes  assauts.  Objet  d'un  culte  enthousiaste  de  la  part 
des  poètes  artistes  de  la  Renaissance,  raisonnablement  ad- 
miré au  xvu*  siècle  par  les  défenseurs  des  anciens,  il 
fut  à  la  même  époque,  avec  Homère,  très  fort  raillé  par 
les  partisans  des  modernes,  et  le  xviii®  siècle  presque 
tout  entier,  plus  juste  pour  Homère,  ne  le  fut  guère  plus 

1.  Denys  d'Halicarnassc,  Arrangement  des  mois^  c.  22. 


CONCLUSION  425 

pour  lo  grand  lyrique.  Pindarc  a  d'abord  contre  lui>  aux 
yeux  des  modernes,  d*étre  difficile  à  bien  entendre.  Sa 
langue  y  est  pour  quelque  chose,  et  Tobscurilô  des  allu- 
sions pour  plus  encore  peut-être.  Mais  il  avait,  pour  le 
prosaïque  et  raisonneur  xviu®  siècle,  un  autre  défaut  ca- 
pital :  c'est  d  être  un  pur  poète,  plein  de  mythes,  plein 
de  belles  images,  sans  la  moindre  parcelle  d  action  dra- 
matique et  presque  sans  passions,  malgré  la  vivacité  ap- 
parente de  certains  tours.  Il  était  naturel  que  ni  La  Molle 
ni  môme  Voltaire  ne  prissent  à  de  tels  vers  un  sensible 
plaisir.  Mais  ce  qui  lui  faisait  tort  au  xviii®  siècle  ne  doit- 
il  pas  être  pour  lui,  de  nos  jours,  au  gré  des  lettrés  et  des 
artistes,  un  titre  particulier  à  la  faveur  et  à  l'admira- 
tion ? 


CHAPITRE  VIII 


LES  ORACLES  ;  LA  POESIE  MYSTIQUE 


SOMMAIRE 

Introduction.  —  I.  Les  oracles  :  §  1.  Oracles  des  sanctuaires  ;  — J  2. 
Oracles  des  Sibylles  et  des  chresmologues  (Bakis,  Epiménide;.  — 
II.  La  poésie  mystique  :  —  Définition  des  mystôres;  principaux 
cultes  mystiques  grecs;  leurs  origines;  leur  développement  au  vi* 
siècle;  doctrines  qui  s'y  rattachent;  principaux  genres  littéraires 
qui  en  sortent;  poésies  dites  d'Orphée,  de  Musée,  deLinos;  auteurs 
historiques  (Onomacrite,  etc.);  œuvres  anonymes  anciennes  ;  Phé- 
récyde.  —  III.  Epopées  d'Abaris  et  d'Aristée  de  Proconnése.  — 
lY.  Conclusion. 


La  poésie  lyrique,  fidèle  aux  exemples  de  l'épopée, 
étroitement  liée  d'ailleurs,  en  ses  variétés  les  plus  hau- 
tes, au  culte  public  de  la  cité,  avait  reproduit  presque 
toujours  les  notions  qui  se  rattachaient  à  la  religion  des 
Olympiens  et  aux  mythes  des  héros  populaires.  «  Ho- 
mère et  Hésiode,  dit  Hérodote,  sont  les  véritables  fonda- 
teurs de  la  théologie  grecque  K  »  C'est  cette  théologie, 
c'est-à-dire  cette  science  des  choses  divines,  qui  inspire 
l'ensemble  du  lyrisme  grec. 

A  côté  d'elle,  pourtant,  dos  idées  religieuses  un  peu  dif- 
férentes vivaient  et  se  développaient,  dont  la  trace  se  re- 
trouve parfois  chez  les  lyriques  eux-mêmes.  Nous  avons 

1.  Hérodote,  II,  53. 


ORACLES  ET  MYSTÈRES  427 

noté  chez  Pindare  dos  vers  où  il  est  question  de  la  vie 
future  en  des  termes  que  ni  Homère  ni  Hésiode  n'eus- 
sent bien  compris  *.  Ces  idées  viennent  des  mystères.  En 
outre,  chez  beaucoup  de  lyriques  et  même  dans  l'épopée, 
il  est  parfois  question  des  oracles.  Oracles  et  mystères 
sont  des  branches  accessoires  de  la  religion  grecque, 
d'origine  plus  ou  moins  ancienne,  d'importance  littéraire 
évidemment  médiocre,  mais  dont  le  rôle  poétique  et  mo- 
ral fut  grand,  et  qui  d'ailleurs,  vers  la  fin  du  vi«  siècle, 
arrivent  à  produire  des  œuvres  d'un  caractère  spécial, 
dignes  par  conséquent  d'obtenir  quelques  instants  d'at- 
tention. 

Nous  examinerons  d'abord  les  oracles  ;  ensuite  la  poé- 
sie née  directement  des  mystères;  enfin  quelques  produc- 
tions d'un  caractère  épique,  mais  sensiblement  inspirées 
quant  au  fond  par  les  idées  religieuses  de  cette  époque. 


Le  désir  de  connaître  l'avenir  a,  dans  tous  les  temps  et 
dans  tous  les  pays,  suscité  des  pratiques  destinées  à  le 
satisfaire.  Les  Grecs  n'ont  pas  échappé  à  celte  tentation 
si  naturelle  :  on  sait  la  place  qu'a  tenue,  dans  leur  vie 
publique  et  privée,  la  divination  sous  toutes  ses  formes* 
Mais,  parmi  ces  formes,  beaucoup  n'intéressent  en  rien 
la  littérature  :  les  indications  fournies  soit  par  le  vol  des 
oiseaux,  soit  par  les  entrailles  des  victimes,  soit  par  les  si- 
gnes célestes,  soit  même  parles  songes  ou  par  l'évocation 
des  morts,  n'ont  jamais  fait  naître  d'œuvres  littéraires. 
Une  seule  espèce  de  divination  a  eu  celte  fortune  :  c'est 
celle  qui  consiste  dans  une  communication  directe  entre 
la  pensée  des  dieux  et  la  conscience  d'un  inspiré,  et  qui 

1.  Bergk  a  cru  retrouver  jusque  chez  Terpandre  la  trace  d'une  iri- 
ûuence  analogue.  Cf.  Griech,  LU,,  t.  II,  p.  82,  n.  26. 


428     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  KT  MYSTÈRES 

aboutit  à  un  oracle.  Un  oracle  (xp^^P-^O  ^^^  ^^^  parole  dis- 
tinctement articulée,  qu'on  peut  recueillir  par  écrit  :  la  di- 
vinité, qui  la  suggère  à  son  prophète,  exprime  sa  pensée 
en  langage  humain,  quelquefois  en  prose,  plus  souvent 
en  vers.  On  voit  par  là  qu  un  oracle  appartient  essentiel- 
lement à  la  littérature  :  il  peut  être  plus  ou  moins  long, 
plus  ou  moins  éloquent,  plus  ou  moins  original,  mais  il 
relève  toujours  en  quelque  mesure  de  Tart  d'écrire. 

Les  oracles  sont  de  deux  sortes  :  les  uns  proviennent 
d  un  sanctuaire  où  la  parole  du  dieu  est  recueillie  et 
transmise  par  un  sacerdoce  constitué  ;  les  autres  sont  dus 
à  l'inspiration  individuelle  d'un  «  diseur  d'oracles  »  ou 
chresmologue.  Sous  ces  deux  formes,  les  oracles  sont  en 
Grèce  d'origine  fort  ancienne.  Le  sanctuaire  de  Dodone 
est  antérieur  à  Tâge  de  l'épopée.  Les  devins  légendaires 
des  poèmes  homériques,  les  Calchas,  les  Hélénos,  les 
Tirésias,  les  Théoclymène,  ont  des  inspirations  qui  res- 
semblent beaucoup  à  celles  des  chresmologues.  Mais  de 
toute  cette  antique  production  oraculaire,  il  ne  restait, 
aux  siècles  historiques,  qu'une  tradition  vague  etconfuse. 
Pour  que  des  souvenirs  précis  fussent  conservés,  il  fallait 
d'abord  que  ces  oracles  fussent  écrits,  ensuite  qu'on  les 
recueillît  dans  les  archives  des  temples,  enfin  que  quel- 
qu'un eût  ridée  de  les  en  tirer  et  de  les  publier.  Mais  pour 
quede  telles  entreprises  fussent  possibles,  il  fallait  qu'un 
sentiment  de  curiosité  historique  s'attachât  à  ces  oracles  : 
on  comprend  que  cela  n'ait  pu  se  produire,  sauf  exception, 
qu'assez  peu  de  temps  avant  Tàge  des  premiers  logogra- 
phes.  Il  est  d'ailleurs  évident  que  le  développement  de 
la  poésie  grecque  profane  dut  faire  sentir  son  influence 
sur  la  littérature  oraculaire,  et  que  les  prêtres  de  Delphes, 
par  exemple,  firent  parler  le  dieu  plus  éloquemment  après 
Terpandre  et  après  Solon  que  dans  la  période  antérieure. 
Pour  ces  diverses  raisons,  la  grande  époque  des  oracles 
commence  au  vi®  siècle. 


ORACLES  429 

§  1.  Oracles  des  sanctuaires. 

Nous  n'avons  pas  à  énumércr  tous  los  sanctuaires  do 
la  Grèce  où  se  rendaient  des  oracles  *  ;  littérairement,  il 
n'y  en  a  qu'un  dont  le  rôle  soit  notable  :  c'est  celui  do 
Delphes;  ajoutons,  si  l'on  veut,  celui  do  Dodone,  àcauso 
do  sa  vénérable  antiquité. 

Le  sanctuaire  de  Dodone  est  déjà  mentionné  dans 
ry/f'adi^^etdans  Y  Odyssée^.  Achille  invoque,  en  faveur  de 
Patrocle,  «  Zeus  dodonéon,  pélasgique»,  dont  les  prêtres, 
les  Se>Xo{  «  aux  pieds  non  lavés  »,  ce  couchent  sur  la  terre 
nuo  »  ;  et  Ulysse  parle  du  chêne  fatidique  qui  révèle  la 
pensée  de  Zeus.  Ce  vieil  oracle  remontait  aux  Pélasgcs. 
Dans  la  période  historique,  malgré  la  rivalité  dangereuse 
de  Delphes,  il  conserva  du  crédit,  et  les  Athéniens  surtout 
semblent  l'avoir  tenu  en  haute  estime.  Mais  nous  n'avons 
plus  qu'un  très  petit  nombre  de  ses  réponses.  La  Mi- 
dienne  de  Démosthène  nous  en  a  conservé  deux  *;  elles 
sont  en  prose,  assez  insignifiantes,  et  se  bornent  à  pres- 
crire des  sacrifices  :  elles  sont  d'ailleurs  contemporaines 
de  l'orateur  altiquc.  Chez  Pausanias,  on  en  trouve  deux, 
en  vers,  et  qui  passaient  pour  fort  anciennes  :  Tune 
était,  disait-on,  le  plus  ancien  oracle  rendu  par  une  pré« 
tresse^;  l'autre  passait  pour  bien  antérieure  à  Codros^. 

1.  Cf.  Bouché-Leclercq,  Ilisloire  de  la  Divination  dans  VAnliquité, 
t.  II,  p.  228,  n.  1.  —  Pour  plus  de  détails  sur  les  oracles  dont  il  va  être 
question,  j'indique  une  fois  pour  toutes  cet  excellent  ouvrage,  qui 
est  vraiment  classique  sur  la  matière. 

2.  lUade,  XVI.  233-233. 

3.  Odyssée,  XIV,  327-328  ;  XIX  293-297.  Cf.  Hésiode,  cité  par  le 
Bcholiasto  de  Sophocle,  Trachin.,  1169. 

4.  Midienne,  53. 

5.  Pausanias,  X,  12,  10  : 

Ztrjç  T)v,  2jtùc  ÏTCiy  Zeù;  ï^atxan'  &  iieyecXs  ZcO, 
Fa  xapTcoù;  àvîei,  8tb  «Xi^Cste  \uixip9.  Taiav. 

6.  Pausanias,  VII,  25,  1. 


430    CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

Malheureusement,  ces  prélentions  mêmes  les  rendent 
suspectes  ^  Quoi  qu*il  en  soit,  notons,  dans  le  dernier 
vers  du  second  oracle,  une  belle  maxime  de  pitié  chari- 
table à  regard  des  suppliants  : 

•  ,  ,  txfrat  (^  tfjOOt  TS  xal  àyvo^. 

C'est  tout  à  fait  la  pensée  de  Nausicaa  dans  V Odyssée  : 
0  Les  hôtes  et  les  misérables  sont  envoyés  par  Zeus  ^.  » 
L'oracle  de  Delphes  a  beaucoup  plus  d'importance 
littéraire  que  celui  de  Dodone.  On  sait  le  rôle  considéra- 
ble qu'il  a  joué  pendant  plusieurs  siècles  dans  la  vie  po- 
litique et  religieuse  de  la  Grèce.  Il  est  le  grand  oracle 
hellénique.  Non  seulement  les  peuples  grecs,  mais  des 
barbares  mêmes,  comme  Crésus,  le  consultent  sur  leurs 
afl'aires.  Il  répond  à  tous  et  s'occupe  de  tout  :  les  plus  pe- 
tites choses  comme  les  plus  grandes  obtiennent  son  at- 
tention. Il  consacre  Tœuvre  des  législateurs,  intervient 
dans  les  luttes  des  partis  et  des  cités,  donne  des  conseils 
politiques  à  des  souverains^  et  en  même  temps  il  répond 
à  toutes  les  questions  insigniGantes  ou  niaises  qu'il  plaft 
à  chacun  de  lui  poser  sur  ses  petites  difRcultés  journa- 
lières :  si  Ton  avait  la  collection  complète  des  oracles  ren- 
dus par  la  Pythie,  on  aurait  le  tableau  le  plus  complexe, 
le  plus  bizarre,  et  peut-être  le  plus  fidèle,  de  la  vie  pu- 
blique et  privée  do  la  Grèce  à  travers  les  siècles.  Bien  que 
la  plupart  soient  perdus,  nous  en  avons  encore  assez 
pour  nous  faire  une  idée  précise  du  rôle  de  Delphes,  de 
son  caractère  général,  de  la  place  qu'il  mérite  d'occuper 
dans  l'histoire  littéraire  ;  nous  en  avons  assez,  et  d'espèces 
assez  différentes,  pour  bien  saisir  ce  mélange  de  sagesse 


1.  Les  belles  fouilles  de  M.  Carapanos  â  Dodone  ne  nous  ont  ap- 
porté à  cet  égard  que  peu  de  chose  :  deux  cents  réponses  mutUées  ou 
insignifiantes  (p.  82,  pi.  xxxviii,  5  et  6). 

2.  Odyssée,  VI,  207-208. 


DELPHES  431 

et  de  puérilité,  d'élévation  morale  et  de  charlatanisme, 
de  beauté  littéraire  et  de  platitude,  qui  résultait  évidem- 
ment des  conditions  mêmes  du  genre  et  qui  se  rencontre 
parfois  de  la  manière  la  plus  inattendue  dans  le  petit 
nombre  de  vers  dont  se  compose  un  seul  oracle. 

Delphes  représente,  d'unemanière  générale,  Tespritaris- 
tocratique  et  dorien  :  aussi  Toracle  lutte-t-il,  chaque  fois 
qu'il  peut  le  faire  sans  danger,  contre  Tesprit  opposé  ^  Il 
soutient  l'aristocratie  contre  Pisistrate,  contre  Thémisto- 
cle,  contre  Périclès ;  il  est  plutôt  Spartiate  qu'Athénien; 
mais  il  agit  toujours  avec  prudence,  car  ses  intérêts  maté- 
riels considérables,  non  moins  que  sa  situation  morale,  lui 
font  une  loi  de  ne  rien  hasarder.  C'est  celte  prudence  pous- 
sée à  l'excès  qui,  au  temps  des  guerres  médiques,  lui  fit 
jouer  un  rôle  si  équivoque.  En  matière  de  religion  pro- 
prement dite,  il  admet  tous  les  cultes  particuliers;  il  veut 
que  chacun  honore  les  dieux  «  selon  la  coutume  de  la 
cité  »  (v6;i.o)ic6Xeu);2).  Mais  il  subit  rinflucnce  du  progrès 
général  de  la  pensée  grecque,  et  conçoit  la  divinité  sous 
une  forme  de  plus  en  plus  pure.  En  morale  aussi,  ses  pré- 
ceptes  s'appuient  à  la  fois  sur  la  vieille  tradition  grec- 
que et,  dans  une  certaine  mesure,  sur  les  idées  nouvel- 
les. Apollon  inscrit  sur  les  murailles  mêmes  de  son  tem- 
ple le  fameux  MyiSev  àyav,  qui  résume  la  vieille  morale, 
et  le  non  moins  célèbre  rvôOi  (yeaorov,  qui,  dans  son  sens 
primitif  et  vrai,  signifie  à  peu  près  la  même  chose  :  con- 
nais ta  condition  mortelle,  et  ne  cherche  pas  à  t'élever 
au-dessus  d'elle.  Mais  on  le  voit  s'efforcer  aussi  de  sa- 
tisfaire à  un  besoin  nouveau  de  pureté  morale,  de  péni- 
tence, d'expiation  :  les  légendes  d'Oreste  et  d'Alcméon  en 
sont  un  témoignage'.  On  le  voit  également  encourager 


1.  Bouché -Leclercq,  t.  III,  p.  126. 
S.  Xônophon,  Mémorables,  J,Z,  1. 
3.  Bouchô-Leelercq,  t.  III,  p.  148. 


432     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

les  opinions  relatives  à  la  vie  future  :  quelques  années 
après  les  guerres  médiqucs,  le  pinceau  de  Polygnote 
couvrit  la  Lesché  des  Cnidiens  à  Delphes  de  scènes  em- 
pruntées au  monde  infernal  K  Par  tous  ces  traits,  on 
reconnaît  que  Tesprit  delphien  représente  assez  exacte- 
ment, bien  qu'avec  un  peu  de  timidité,  ce  qu'il  y  a  do 
meilleur  dans  l'esprit  général  de  la  Çrèce. 

Mais  les  circonstances  l'obligent  à  y  mêler  un  alliage 
de  moindre  valeur.  Il  faut  que  Toracle  prophétise,  qu'il 
explique  le  passé  obscur,  qu'il  annonce  l'avenir,  qu'il 
indique  des  remèdes  aux  maux  qu'on  lui  signale.  Les 
remèdes  sont  souvent  bizarres^  les  prophéties  volontaire- 
ment équivoques.  D'ailleurs,  comme  il  s'occupe  de  tout,  il 
est  obligé  de  se  mettre  au  niveau  des  puérilités  qu'on  lui 
propose. 

La  plupart  des  oracles  de  Delphes  étaient  rendus  on 
vers.  La  Pythie,  livrée  à  l'inspiration,  faisait  entendre 
des  cris  confus  que  les  prêtres  traduisaient  en  une 
phrase  intelligible;  mais  c'était  toujours  le  dieu  qui  était 
censé  parler,  et  il  s'exprimait  à  la  première  personne. 
Les  prêtres  prétendaient  que  l'hexamètre  épique  avait 
été  inventé  par  la  Pythie  -;  en  réalité,  l'emploi  ordinaire 
du  dialecte  ionien  dans  les  oracles  prouve  que  Delphes 
n'avait  fait  que  suivre  l'exemple  des  poètes  épiques  ^  Le 
grand  développement  de  l'oracle  d'Apollon,  sinon  sa  fon- 
dation, est  évidemment  postérieur  à  Homère,  qui  n'en 
parle  pas.  D'autres  fois,  la  réponse  de  la  Pythie  était 
traduite  en  prose,  sans  qu'on  puisse  dire  au  juste  quelle 
raison  déterminait  le  choix  des  prêtres  entre  la  prose  et 
les  vers.  Au  temps  de  Plutarque,  il  parait  que  la  Pythie 

1.  Bouché-Leclercq,  ibid.  p.  153. 

2.  Cf.  plus  haut,  t.  I,  p.  67. 

3.  Hérodote  cite  un  oracle  en  vers  iambiqud  (1, 174).  D'autres,  en 
vers  ôlégiaques,  sont  apocryphes  ef  de  date  récente  (cf.  Bouché-I^ 
clercq.  t.  III,  p.  96,  n.  2). 


DELPHES  433 

s*exprimail  presque  toujours  en  prose;  et  cela  se  com- 
preud,  vu  la  prépoudérauce  alors  acquise  à  la  prose 
dans  tousles  genres.  Mais  Plutarque  lui-môme,  qui  donne 
cette  cxplicalion  ^  s'applique  à  démontrer  que  cet  usage 
était  fort  ancien,  et  qu'il  ne  tenait  pas  au  plus  ou  moins 
d'importance  des  questions  posées,  puisque  Toracle  môme 
qui  avait  consacré  la  constitution  de  Lycurgue  était  en 
prose  ^  Il  ne  faut  d'ailleurs  pas  confondre  ces  oracles 
en  prose,  dont  l'existence  est  incontestable,  avec  les  in- 
terprétations, en  prose  également,  que  les  devins  atta- 
chés au  temple  pouvaient  donner  des  paroles  du  dieu. 
Quoi  qu'il  en  soit,  dans  la  période  qui  nous  occupe,  les 
oracles  en  vers  étaient  évidemment  les  plus  nombreux, 
au  moins  pour  les  grandes  affaires  ;  ce  sont  d'ailleurs 
les  seuls  qui  puissent  avoir  un  caractère  vraiment  litté- 
raire et  les  seuls  par  conséquent  qui  doivent  nous  ar- 
rêter. 

Que  valait  cette  poésie  des  oracles? Nous  voyons  dans 
Plutarque  que,  de  son  temps,  les  juges  délicats  n'en  fai- 
saient pas  une  grande  estime  :  ils  s'étonnaient  que  le  style 
en  fût  si  médiocre  et  que  le  dieu  des  vers,  quand  il  par- 
lait pour  son  propre  compte,  restât  si  fort  au-dessous  des 
grands  poètes  qu'il  avait  inspirés,  par  exemple  Homère  et 
Hésiode  '.  Tout  le  monde,  à  vrai  dire,  n'était  pas  de  cet 
avis,  et  il  semble  qu'Hérodote,  Philochoros,  Istros,  qui 
avaient  tant  aimé  à  citer  des  oracles  ^,  y  eussent  vu  pour 

1.  Plutarque,  Sur  les  oracles  de  la  Pythie,  c.  24. 

2.  Ido  ibid.y  c.  19.  Cet  oracle  était  conservé  dans  les  archÎTes  de 
Sparte  (Plutarque,  Contre  Colotès,  c.  17). 

3.  Sur  les  oracles  de  la  Pythie,  c.  5.  Un  peu  plus  loin,  au  c.  24, 
Plutarque  semble  trouver  que  la  Pythie  fait  bien  de  ne  plus  appeler 
les  Delphiens  Tcupixâot,  les  Spartiates  691066^01,  les  hommes  ôpeSvec» 
les  fleuves  6pe(iir6T0(t.  Mais  ces  adjectifs,  qui  semblaient  bizarres  à 
Plutarque,  sont  simplement  archaïques  et  poétiques,  et  il  n'y  a  rien 
à  conclure  de  là  contre  le  style  de  la  Pythie. 

4.  Ibid.,  c.  19. 

Hitt.  de  U  Litt.  grecque.  —  T.  II.  28 


434     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

leurs  œuvres  un  ornement.  Ils  avaient  en  partie  raison. 
Il  ne  faut  pas  demander  à  des  oracles  la  passion  et  Téclat 
de  répopée.  Il  ne  faut  pas  non  plus  s'étonner  d'y  relever 
des  obscurités,  des  bizarreries  qui  sont  évidemment  in- 
tentionnelles. Dans  Texpression  du  moins  de  certaines 
idées  morales  ou  religieuses,  le  style  de  la  Pythie  fait  par- 
fois assez  bonne  figure  à  côté  de  celui  des  élégiaques  du 
même  temps.  Elle  no  semble  pas,  il  est  vrai,  fort  origi- 
nale; elle  emprunte  un  peu  de  toutes  mains;  mais  ses 
emprunts  sont  adroits;  l'expression,  quand  il  le  faut,  a  de 
la  netteté,  de  l'élégance,  même  de  la  grandeur.  L'His- 
toire d'Hérodote,  comme  on  sait,  nous  a  conservé  un  cer- 
tain nombre  d'oracles  de  Delphes  ^  Il  suffira  d'en  citer 
deux  comme  exemples. 

Le  premier  est  celui  qui  fut  rendu  parla  Pythie  en  ré- 
ponse à  la  question  insidieuse  que  Crésus  lui  adressait 
pour  l'éprouver  '.  Crésus  avait  fait  demander  à  quoi  il 
s'occupait  au  moment  même  où  ses  envoyés  étaient  en 
train  d'interroger  l'oracle.  Or  il  avait  imaginé  de  faire 
cuire,  dans  un  bassin  de  cuivre  à  couvercle,  des  morceaux 
de  tortue  et  d'agneau  mis  ensemble.  La  réponse  de  l'oracle 
commence  par  deux  beaux  vers  sur  l'omniscience  d'A- 
pollon ;  elle  tombe  ensuite  dans  la  trivialité  entortillée 
que  réclamait  la  nature  de  la  question  posée.  C'est  l'image 
en  raccourci  des  grandeurs  et  des  misères  de  la  Pythie. 
Voici  les  vers  : 

Je  sais  le  nombre  des  grains  de  sable  et  la  mesure  de  la 
mer.  Je  comprends  celui  qui  est  muet  et  j'entends  la  pensée 
que  nulle  voix  n'exprime.  —  Voici  qu'une  odeur  m'arrive  : 
une  tortue  à  l'épaisse  cuirasse  cuit  dans  Tairain  avec  des 
chairs  d'agneau;  au-dessous  l'airain  s'étend,  et  au-dessus  Tai- 
rain  la  recouvre. 

L'autre  oracle  est,  d'un  bout  à  l'autre,  plus  digne  d'A- 

i.  Hérodote,  I,  47  ;  55  ;  66;  85  ;  174;  etc. 
2.  Hérodote,  I,  47. 


DELPHES  435 

pollon  K  Un  certain  Glaucos  avait  demandé  au  dieu  s'il 
pouvait  retenir  un  dépôt  en  jurant  qu'il  ne  l'avait  pas 
reçu.  Le  dieu  lui  répondit  : 

Glaucos,  fils  d*Épikydés,  triompher  par  un  serinent  et  gar- 
der le  dépôt  vaut  mieux  pour  aujourd'hui.  Jure  donc,  puisque 
aussi  bien  la  mort  attend  celui  même  qui  ne  se  parjure  pas. 
Mais  le  Serment  a  un  fils,  sans  nom,  sans  maius,  sans  pieds; 
et  celui-ci  vole  rapide  jusqu'à  ce  que,  saisissant  la  race  et  la 
maison  du  parjure,  il  l'anéantisse.  Quant  à  Thomme  à  la  pa- 
role loyale,  sa  postérité  fieurit  après  lui. 

Glaucos,  ajoute  Hérodote,  rendit  le  dépôt;  mais  le  dieu 
punit  la  simple  pensée  du  crime  comme  si  elle  eût  été 
suivie  d'effet.  Ce  jour-là,  le  dieu  avait  pensé  et  parlé 
comme  Solon  et  comme  Tiiéognis. 

§  2.  Les  sibylles  et  les  chresmolooues. 

Les  sanctuaires  n'avaient  pas  seuls  le  privilège  de 
transmettre  aux  hommes  les  oracles  des  dieux.  On  recon- 
naissait la  même  puissance  à  deux  sortes  de  personnes 
inspirées,  les  sibylles  et  les  chresmologues. 

Le  nom  de  Sibylle  (dont  l'étymologie  est  douteuse) 
parait  avoir  signifié  simplement  une  prophétesse  ^.  On 
a  quelquefois  appelé  la  Pythie  elle-même  une  «sibylle'». 
Mais,  d'ordinaire,  ce  mot  désigne  des  prophétcsses  légen- 
daires qui  n'étaient  censées  relever  d'aucun  temple.  La 
plus  ancienne  que  reconnût  la  tradition  ^  s'appelait  Héro- 

1.  Hérodote.  VI,  86. 

2.  Bergk  [Gnech.  Lit,,  t.  I,  p.  342,  n.  90)  le  rattache  à  une  forme 
éolienne  de  (Toqpoc  qui  serait  (tj^o;  (d'où  aussi  le  nom  de  JI'htj^oq), 
Voir  dans  Bouché-Leclercq,  t.  II,  p.  159,  n.  1,  un  résumé  des  nom- 
breuses étymologies  proposées. 

3.  Heraclite  (dans  Plutarque,  Sur  V oracle  de  la  Pythie,  c.  6).  Bien 
que  Tassimilation  ne  soit  pas  formellement  exprimée,  elle  semble  à 
peu  près  certaine,  selon  le  remarque  de  Bergk. 

4.  Pausanias,  X,  12,  1. 


436     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

phile;  elle  était  Glle  de  Zeus  et  d'une  fille  de  Poséidon. 
Une  seconde  sibylle,  portant  le  rnème  nom,  avait  vécu 
encore  avant  la  guerre  de  Troie  :  on  colportait  des  ora- 
cles sibyllins  qui  annonçaient  diverses  péripéties  de 
cette  guerre;  on  plaçait  sa  naissance  sur  le  mont  Ida; 
elle  était  fille  d*une  nymphe  idéenne  et  d*un  mortel;  c'est 
la  sibylle  qu  on  appelle  ordinairement  «  sibylle  Ery- 
thrée »,  à  cause  de  la  couleur  rouge  de  la  terre  aux  en- 
virons de  Marpcsse^  où  elle  vivait  et  où  elle  mourut  ^ 
Mais  on  la  faisait  aussi  voyager.  Elle  allait  à  Claros,  à 
Colophon,  à  Délos,  à  Delphes.  Les  oracles  sibyllins  ve- 
nant à  se  répandre  avec  l'extension  graduelle  des  colonies 
grecques,  on  multiplia  le  nombre  des  sibylles.  Il  y  eut 
une  sibylle  Libyenne;  il  y  en  eut  une  en  Italie,  à  Gumes, 
celle-ci  d'abord  confondue  avec  la  sibylle  de  l'Ida  (qu'on 
croyait  seulement  ensevelie  h  Cumes),  plus  tard  distincte, 
à  mesure  que  de  nouveaux  oracles  lui  furent  attribués. 
Il  y  en  eut  beaucoup  d'autres  encore  *. 

On  voit  que  nous  sommes  là  en  pleine  légende.  Il  est 
remarquable  que  ni  Homère  ni  Hésiode  ne  parlent  des 
sibylles  :  c'est  probablement  donc  à  une  date  plus  récente 
que  le  type  môme  de  la  sibylle  fut  conçu  et  arrêté.  Il  y  a 
d'ailleurs  une  distinction  à  faire  entre  les  oracles  attri- 
bués aux  sibylles.  Aristophane  '  et  Platon  *  y  font  allu- 
sion :  il  est  donc  certain  que  beaucoup  d'oracles  de  ce 
genre  circulaient  alors  déjà  dans  le  monde  grec.  Peut- 
être  même  en  avait-on  fait  quelque  recueil  \  Mais  ceux- 


1.  naTp\;  Se  |ioî  â(TTiv  âpuôpT)  —  MapnYjaaoc,  disait  un  oracle  sibyllin 
cité  par  Pausanias  (ibld.). 

2.  Cf.  Bouché-Leclercq,  t.  II,  p.  164  et  suiv. 

3.  Paix,  V.  1093  et  1116. 

4.  Phèdre,  p.  244,  B  ;  Théagès,  p.  124,  D. 

5.  Hérodote  ne  nomme  pas  une  fois  la  sibylle.  £st-ce  dédain 7  ou 
bien  est-ce  que  le  recueil  en  question  aurait  était  formé  seulement 
entre  la  composition  de  Touvrage  d'Hérodote  et  celle  de  la  Paix  d'A- 
ristophane? 


SIBYLLES  —  GHRESMOLOGUES  437 

là  nous  sont  à  peu  près  complètement  inconnus.  D'autre 
part,  le  succès  même  de  ces  oracles  et  la  multiplication 
des  sibylles  provoqua  la  création  d'une  longue  série 
d*apocryphes,  et  il  finit  par  exister  plusieurs  sortes  do 
livres  sibyllins.  On  connaît  l'histoire  des  livres  sibyllins 
de  Rome,  plusieurs  fois  brûlés,  reconstitués,  épurés.  Ils 
passaient  pour  être  primitivement  l'œuvre  de  la  sibylle 
do  Gumes,  mais  refaite  plus  tard  avec  des  oracles  de  la 
sibylle  Erythrée.  D'autres  oracles  de  même  sorte  furent 
fabriqués  à  Alexandrie  par  des  Juifs  ^  Rien  de  tout  cela 
n'intéresse  l'histoire  littéraire  du  vi*  siècle  avant  J.C. 
La  littérature  sibylline,  dont  l'origne  remonte  pourtant 
à  peu  près  à  cette  date,  n*cst  plus  qu'un  nom  pour  l'his- 
torien qui  doit  se  renfermer  dans  l'étude  de  ce  temps. 

Les  chresmologues  ne  doivent  pas  non  plus  nous  ar- 
rêter longtemps.  Parmi  ces  «  diseurs  d'oracles  »,  les  uns 
sont  purement  mythiques;  les  autres,  au  contraire,  sont 
des  personnages  réels,  mais  dont  la  légende  s'est  em- 
parée de  bonne  heure,  au  point  de  les  rendre  à  peu  près 
méconnaissables.  Des  uns  comme  des  autres,  il  ne  nous 
reste  que  peu  de  souvenirs  vraiment  intéressants  pour 
l'histoire  de  la  poésie  grecque. 

Les  plus  célèbres  des  chresmologues  mythiques  sont 
Musée,  dont  nous  aurons  à  reparler  tout  à  l'heure,  et 
surtout  Bakis.  Ce  dernier  mérite  quelque  attention  à  cause 
de  la  grande  notoriété  dont  jouirent  ses  oracles.  Héro- 
dote le  respecte-;  Aristophane  le  tourne  en  ridicule^; 

1.  Cf.  G.  Alexandre,  Oracula  sibyUina,  2«  éd.,  Paris,  1869;  F.  De- 
\2L\xn2iy t  Moines  et  Sibylles  dans  l'Antiquilé  judéo-grecque,  2®  éd.,  Paris, 
4874;  B.  Badt,  Oraculorum  sibyUin(yrum  liber  quar tus,  Breslau,  1818; 
Otto  Gruppê,  Die  griech.  Culte  und  Mythen  in  ihren  Beziehungen  zu 
den  Orienlalischen  Religionen,  Leipzig,  1887,  t.  T,  p.  675  et  suiv. 

2.  Hérodote,  VIII,  20;  77;  96;  IX,  43.  Dans  les  deux  derniers  pas- 
sages, Hérodote  le  cite  avec  Musée. 

3.  Aristophane, 67iet?a/ter«,  123,  1003;  Paix,  1070,  1119;  Oiseaux»  962, 
970. 


438     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

double  prouve  de  la  place  considérable  qu'il  occupait 
dans  la  pensée  des  Athéniens  du  v^  siècle  K  La  tradition 
le  faisait  naître  en  différentes  parties  de  la  Grèce,  tantôt 
on  Béotic,  tantôt  en  Ârcadie,  tantôt  en  Attique;  on  finit 
par  supposer  qu'il  y  avait  eu  plusieurs  Bakis.  Les  plus 
fameux  de  ces  oracles,  ceux  que  cite  Hérodote  et  qui  lui 
valurent  tant  de  crédit  à  Athènes^  étaient  relatifs  aux 
guerres  médiques;  comme  ses  prédictions  sont  très  pré- 
cises en  effet,  il  est  clair  qu'elles  ont  été  faites  après 
Tévénement;  cela  en  indique  la  date;  mais  il  est  probable 
qu*il  était  déjà  connu  par  d'autres  oracles  au  siècle  pré- 
cédent. Le  style  de  ces  vers  est  un  bon  pastiche  de  celui 
des  élégiaques  et  de  Toracle  de  Delphes  ^. 

Hérodote  mentionne  encore  divers  chresmologues,  — 
Amphilytos,  Lysistratos,  —  qui  paraissent  avoir  été  des 
personnages  historiques.  Il  met  Amphilytos  en  relations 
avec  Pisistrate  et  rapporte  un  de  ses  oracles  ^  On  peut 
seulement  se  demander  si  ce  personnage,  qui  converse 
avec  le  rusé  tyran  dans  le  plein  jour  de  l'histoire,  est  un 
véritable  inspiré,  un  homme  qui  prophétise  en  son  propre 
nom,  ou  s'il  ne  serait  pas  plutôt  un  de  ces  collecteurs 
d'oracles  qui  interprétaient  les  vers  des  vieux  chresmo- 
logues et  qui  furent  si  nombreux  à  Athènes  de  tout 
temps. 

Le  môme  doute  ne  s'applique  pas  à  Épiménide,  person- 
nage incontestablement  réel  (malgré  les  légendes  qui 


1.  Les  oracles  de  Bakis  ont  été  réunis  par  Alexandre,  Excursus  ad 
sibyllinai  p.  134-136.  Voir,  dans  l'ancien  recueil  des  mémoires  de  TA- 
cadémie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  t.  XXIII,  p.  187-212,  un  in- 
téressant travail  de  Fréret  intitulé  :  Observations  sur  ies  recueils  de 
prédictions  qui  portaient  le  nom  de  Musée,  de  Bacis  et  de  la  Siftylle. 

2.  Cf.  Surtout  Hérodote,  VIII,  77  : 

Aia  AixT)  (fffifjfjti  K6pov,  "Vêpto;  vl6v, 
Ssivbv  pLai(«>caovTa,  etc. 

3. 1,  62. 


GHRESMOLOGUES  439 

renvironnent)  et  véritable  chresmologue  au  sens  le  plus 
précis  (lu  mot  K  La  tradition  le  faisait  naître  &  Gnossos, 
en  Crète.  Quelques-uns  lui  donnaient  pour  mère  une 
nymphe.  Les  nymphes,  d'ailleurs,  le  nourrirent  toute 
sa  vie  d'une  substance  merveilleuse  qu'il  tenait  enfermée 
dans  le  pied  d'un  bœuf.  Il  dormit  de  longues  années  dans 
une  grotte,  puis  se  mit  à  prophétiser.  Sa  vie  dura,  selon 
les  uns,  cent  cinquante-sept  ans;  selon  les  autres,  deux 
cent  quatre-vingt-dix-huit  ans.  Il  en  est  d'Épiménide 
comme  de  Pythagore  :  il  a  été  presque  aussitôt  trans- 
formé par  la  crédulité  populaire  en  une  sorte  de  dieu  ou 
de  héros.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  dans  sa  vie  un  fait  dont 
on  ne  peut  douter,  et  qui  le  rattache  à  la  réalité  histo- , 
rique  :  c'est  sa  venue  à  Athènes  au  temps  de  Selon;  il  y 
fut  appelé,  dit-on,  sur  la  recommandation  de  l'oracle  de 
Delphes,  pour  puriGer  la  ville,  inquiète  du  meurtre  de 
Gylon.  Épiménide  a  donc  vécu  dans  la  première  moitié 
du  VI®  siècle  *.  —  On  lui  attribuait  une  foule  d'ouvrages, 
évidemment  apocryphes  pour  la  plupart  :  une  Théogonie 
en  vers  hexamètres,  une  épopée  sur  les  Argonautes,  une 
autre  sur  Minos  et  Rhadamanthe.  On  lui  prêtait  jus- 
qu'à  des  ouvrages  en  prose,  et  notamment  un  Traite  sur 
la  consiiiution  de  la  Crète  !  Avec  cela  (ce  qui  nous  ramène 


i.  Sur  Épiménide»  cf.  la  biof^raphio  de  Diogône  Laërce,  I,  109  et 
Buiv.,  et  la  notice  de  Suidas,  v.  'E?ci|iev{$T];. 

2.  C'est  ce  qui  est  absolument  confirmé  par  ce  fait  qu'au  temps  de 
Xénophane,  qui  ne  peut  avoir  écrit  plus  tard  que  la  seconde  moitié 
du  VI"  siècle,  Épiménide  était  déjà  mort  et  déjà  légendaire  (Diogène 
Laërce,  I,  111).  (Cependant  Platon  {Lois,  p.  6iâ,  D)  dit  qu*Épimonide 
vint  à  Athènes  dix  ans  avant  les  guerres  modiques.  Cette  affirma- 
tion est  difficile  à  expliquer.  Quelques-uns  imaginent  un  second  Épi- 
ménide :  c'est  là  un  remède  désespéré.  D'autres  supposent  qu'il  s'a- 
git là  d'un  vieil  oracle  d'Épimcnide  remis  en  lumière  au  temps  des 
guerres  médiques  :  mais  le  texte  do  Platon  dit  tout  autre  chose.  Le 
plus  simple  est  peut-être  de  supposer  que  Platon,  au  moment  où  il 
écrivait  ce  passage  des  Lois,  a  confondu  le  nom  d'Épiménide  avec 
quelque  autre. 


440     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

du  moins  au  thaumaturge),  un  Traité  sur  les  sacrifices. 
Quelques-uns  de  ces  ouvrages  étaient  probablement  fort 
récents,  et  postérieurs  même  à  Platon.  La  Théogonie  peut 
avoir  été  authentique;  Épiménide  y  racontait  lorigine 
des  choses  en  faisant  sortir  le  monde  d'un  œuf,  engendré 
lui-même  par  divers  éléments  dont  les  plus  anciens  étaient 
l'air  et  la  nuit,  puis  le  Tartare  \  Il  est  difOcile  d'apprécier 
soit  la  valeur  exacte,  soit  la  source  vraie  de  ces  concep- 
tions. Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'on  avait  sous  le  nom  d*Épi- 
ménide,  dès  le  vi®  siècle,  un  recueil  d'oracles  (XpYi<T(iLo{) 
et  un  recueil  de  chants  purificatoires  (KaOapjto?),  car  c'est 
seulement  à  cette  condition  qu'on  peut  s'exph'quer  la  for- 
*mation  des  légendes  relatives  à  sa  personne.  Ce  qui  nous 
reste  de  tout  cela  est  fort  peu  de  chose  et  ne  mérite  guère 
une  étude  littéraire*.  Notons  seulement,  d'après  Aristote', 
que  les  «  oracles  »  d'Épiménide  s'appliquaient  moins  à 
l'avenir  qu'à  la  découverte,  dans  le  passé,  de  certaines 
fautes  restées  inconnues,  et  en  particulier  sans  doute  de 
certaines  fautes  qu'il  était  nécessaire  d'expier  pour  en 
effacer  les  conséquences.  Ces  «  oracles  »  étaient  donc 
en  relation  étroite  avec  les  «  purifications  »  qu'ordonnait 
le  prophète  et  avec  les  chants  destinés  à  ces  cérémonies 
expiatoires.  Notons  aussi  l'apparition  de  ce  genre  nou- 
veau, les  KaOap[toî,  qui  répond  à  toute  une  transforma- 
tion des  idées  morales  et  religieuses,  et  qui  nous  ache- 
mine à  la  seconde  partie  de  notre  sujet,  l'étude  des  mys- 
tères. 


II 


Les  mystères  sont,  d'après  l'étymologie,  des  cultes  du 

1.  Damasciiis,  De  principiis,  c.  12i,  p.  383,  Kopp. 

2.  Voir  Kinkel,  Epicorum  grœcorum  ft-agnienta,  1. 1,  p.  230-238  (Bi- 
blioth.  Teubner). 

3.  Rhéionque,  III,  17  (p.  1418,  A,  21.  Bekker). 


ORIGINE  DES  MYSTÈRES  441 

silence  \  des  cultes  secrets,  où  ne  sont  admis  que  des 
initiés  tenus  de  ne  pas  les  révéler  aux  profanes.  Toutes 
les  religions  anciennes  ont  eu  leurs  mystères.  En  Grèce, 
il  y  en  eut  de  nature  et  d'origine  très  diverses.  Mais  trois 
de  ces  cultes  surtout  y  prirent  une  importance  considé- 
rable :  ce  sont  les  mystères  des  Cabires,  qui  s'accomplis- 
saient à  Samothrace,  ceux  de  Dionysos  Zagreus,  célébrés 
par  les  Orphiques,  et  ceux  d'Eleusis,  en  l'honneur  de 
Déméter,  de  Perséphone  et  d'Iacchos.  Les  mystères  des 
Cabires,  qui  sont  peut-être  les  plus  anciens  de  tous, 
n'ont  laissé  dans  l'histoire  littéraire  aucune  trace  nota- 
ble; nous  n'avons  donc  pas  à  nous  en  occuper.  En 
revanche  le  Pythagorismc,  très  différent  des  mystères 
par  son  origine,  a  fini  par  s*en  rapprocher  pratiquement 
et  par  s'amalgamer  môme  avec  TOrphisme,  auquel  il  a 
donné  un  surcroît  de  vie  :  il  y  aura  donc  à  l'envisager 
sous  cet  aspect. 

L'époque  à  laquelle  remonte  l'apparition  des  mystères 
en  Grèce  est  fort  incertaine.  Elle  est  probablement  d'ail- 
leurs très  différente  pour  les  différents  cultes.  D'après 
la  tradition,  les  mystères  des  Cabires  étaient  un  legs  de 
l'âge  Pélasgique  ^  Quant  au  culte  de  Dionysos  Zagreus, 
il  remontait  à  Orphée,  disait-on,  et  les  mystères  d'É- 
leusis  avaient  été  fondés  par  Démêler  elle-même.  II  est 
possible  que  ces  mystères  fussent  très  anciens,  mais  ni 
Homère  ni  Hésiode  n'en  parlent.  Le  premier  témoignage 
sur  les  mystères  d'Eleusis  est  dans  l'hymne  homérique 

1.  De  (jiuw,  fermer  (la  bouche).  —  Sur  les  mystères,  on  peut  voir, 
outre  Touvrage  classique  de  Lobeck,  Agtaophamus,  le  récent  travail 
d'Otto  Gruppe,  Die  Gricch.  Culte  und  Mythen,  etc.  (cité  plus  haut, 
p.  437),  dont  le  premier  volume  seul  a  paru  (Leipzig^,  1887)  ;  ou,  plus 
simplement,  Zeller,  Philosophie  des  Grecs,  1. 1,  p.  56  (trad.  Boutroux), 
et  Decharme,  3f//Mo/o<//e,  p.  389  et  suiv.,  où  l'on  trouvera  d'excellents 
résumés  de  ce  qu'on  sait  sur  la  question  des  mystères  et  des  référen- 
ces aux  ouvrages  antérieurs. 

2.  Hérodote,  II,  51. 


442     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

à  Démêler  ^  Pour  TOrphisme,  si  Ton  a  parfois  cru  en  re- 
trouver des  traces,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
dans  la  poésie  de  Terpandre,  la  chose  est  au  moins  dou- 
teuse. Il  n*y  a,  en  somme,  ni  témoignages  sûrs  ni  indi- 
ces solides  qui  permettent  de  Gxer  la  date  à  laquelle 
remontent  ces  institutions.  On  s'explique  très  bien  qu'un 
vieux  culte  détrôné  par  une  religion  nouvelle  se  réfugie 
dans  le  secret  ;  mais  un  culte  nouveau^  introduit  à  une 
date  récente,  peut  aussi  s'adresser  d'abord  à  un  petit 
groupe  d*initiés.  Il  en  est  de  même  des  cérémonies  qui 
ont  pour  objet  d'honorer  une  divinité  soit  domesti- 
que, soit  strictement  locale.  D'autres  fois,  enGn,  s'il  s'agit 
par  exemple  d'une  divinité  tellurique,  on  conçoit  que  sa 
qualité  même  semble  appeler  de  préférence  des  hom- 
mages mystérieux.  Entre  ces  diverses  sortes  d'explica- 
tions, il  n'est  pas  toujours  facile  do  faire  un  choix.  Peu 
importe  d'ailleurs  :  quelle  que  soit  la  date  où  les  mys- 
tères aient  commencé  d'exister,  il  est  certain  que  c'est 
au  Yi^  siècle  qu'ils  arrivent  à  jeter  tout  leur  éclat,  et 
que,  tenant  désormais  une  grande  place  dans  la  vie  mo- 
rale de  la  nation,  ils  entrent  aussi  alors  dans  la  vie  lit- 
téraire. 

Ce  développement  des  mystères  au  vi®  siècle  s'explique 
aisément.  On  peut  d'abord  alléguer  l'influence  orientale, 
qui  introduit  précisément  vers  cette  date,  ou  peu  aupa- 
ravant, un  large  courant  de  mysticisme  dans  le  monde 
grec  avec  les  cultes  de  Gybèle  et  d'Adonis.  Mais  le  pro- 
grès naturel  des  choses,  en  dehors  même  de  toute  in- 
fluence extérieure,  allait  au  même  but.  La  religion  publi- 
que dos  cités,  dont  les  rites  immuables  étaient  contem- 
porains des  âges  reculés,  ne  pouvait  répondre  à  tous  les 
besoins  religieux  d'une  époque  plus  récente  et  plus  cul- 
tivée. Sur  deux  points,  en  particulier,  elle  était  tout  à 

J.  V.  364-370 


ROLE  DES  MYSTÈRES  443 

fait  insufCsante  :  en  matière  de  morale,  et  pour  ce  qui 
regarde  la  vie  future.  —  La  vieille  morale  religieuse 
était  à  la  fois  capricieuse  et  dure  :  les  dieux  punissaient 
plutôt  leurs  ennemis  personnels  que  les  violateurs  de 
léternelle  et  abstraite  justice;  ou,  s'ils  protégeaient  la 
justice,  c'était  souvent  d'après  des  règles  que  l'humanité 
devenue  plus  raisonnable  avait  peine  à  comprendre;  la 
Némésis  pesait  lourdement  sur  le  monde;  les  fils  payaient 
pour  les  pères,  et  payaient  avec  usure.  On  pouvait  sans 
doute  fléchir  les  dieux,  mais  l'effet  de  ces  tentatives  était 
toujours  incertain  '  ;  ni  la  conversion  ni  le  repentir  ne 
sufGsaient  à  coup  sûr.  N'y  avait-il  donc  pas  des  procédés, 
des  formules  infaillibles  ?  D'ailleurs,  nulle  discipline 
pratique,  nulle  règle  de  vie  ne  venait  en  aide  aux  bons 
instincts  pour  les  soutenir  et  les  diriger  dans  la  voie  de 
la  sainteté  ;  chacun  s'arrangeait  comme  il  pouvait,  à  ses 
risques  et  périls.  —  Sur  la  question  de  la  vie  future, 
c'était  pis  encore.  On  sait  ce  qu'était  dans  VOdyssée  la 
condition  des  morts  ^.  Même  chez  Hésiode,  les  Iles  fortu- 
nées ne  semblent  s'ouvrir  qu'aux  héros  épiques  '.  Mais 
pour  la  foule  des  pauvres  âmes  que  la  mort  précipite 
chaque  jour  dans  l'Erèbe,  quelle  destinée  les  attend? 
La  religion  publique  ne  répondait  rien,  ou  peu  de  chose. 
Le  culte  traditionnel  des  morts  impliquait  une  sorte  de 
vie  obscure  et  misérable  dans  le  tombeau  :  rien  n'y  par- 
lait clairement  d'une  apothéose,  désirée  cependant  par 
l'humanité. 

Le  rôle  des  mystères  fut  de  répondre  en  partie  à  ces 
besoins  nouveaux  de  l'âme  grecque.  On  peut  se  deman- 
der pourquoi  la  religion  publique  elle-même  ne  prit  pas 
cette  tâche  à  son  compte  au  lieu  d'en  laisser  l'honneur  à 

1.  Cf.  Bouchô-Leclercq,  t.  III,  p.  152. 

2.  V.  surtout  le  xi«  chant  de  VOdyssée» 

3.  Il  en  est  de  même  do  la  plaine  Elysée,  'HXyatov  iceôfov,  dans  le 
iv«  chant  de  VOdyssée. 


444    CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

d*autrc8  cultes.  La  raison  do  ce  fait  n*est  pas,  ce  semble, 
très  difficile  à  découvrir.  Pour  ce  qui  est  de  la  vie  future, 
il  est  probable  que  la  nature  môme  des  mythes  relatifs 
aux  divinités  telluriqucs  (célébrées  dans  les  mystères) 
mettait  sur  la  voie  de  la  croyance  à  Timmortalité  des 
âmes  :  le  germe  de  ces  idées  y  était  latent  dès  une 
époque  reculée  ;  il  n'attendait  pour  se  développer  que 
le  besoin  qu'une  génération  plus  inquiète  eq  éprouverait. 
En  matière  de  morale,  il  est  aisé  de  voir  aussi  qu'une 
société  plus  restreinle,  comme  était  celle  des  mystères, 
devait  avoir  plus  d*aptitude  que  la  grande  cité  populaire 
à  s'organiser  selon  des  vues  spéciales.  Cette  considéra- 
tion du  petit  nombre  relatif  des  initiés  est  d'ailleurs  es- 
sentielle à  tous  égards  :  par  cela  seul  que  la  société 
mystique  ne  s'ouvrait  qu'à  des  volontaires,  c'est-à-dire 
à  des  zélés,  elle  formait  une  sorte  d'élite  où  l'enthou- 
siasme, la  foi,  le  désir  du  mieux  devaient  agir  avec  une 
force  inconnue  partout  ailleurs;  la  religion  publique 
sufGsait  probablement  encore  à  la  foule,  à  la  masse 
inerte,  lorsque  déjà  les  plus  actifs  et  les  plus  inquiets, 
s'isolant  pour  être  plus  libres,  se  mettaient  en  quête 
d'autre  chose.  C'était  là  comme  un  ferment,  dont  l'action 
peu  à  peu  gagna  toute  la  masse.  Au  vi®  siècle,  dans  cet 
âge  d'extrême  activité  politique,  intellectuelle  et  morale, 
les  effets  de  cette  fermentation  se  firent  tout  d'un  coup 
sentir  de  toutes  parts,  d'abord  dans  le  sentiment  reli- 
gieux, ensuite  dans  la  littérature,  qui  dut  se  prêter  à 
manifester  au  dehors  des  idées  et  des  émotions  qu'elle 
n'avait  pas  encore  exprimées. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  ici  le  tableau  complet  des 
idées  mystiques  au  vi^  siècle  ni  des  pratiques  qu'elles 
créèrent  :  il  suffit  d'en  rappeler  très  brièvement  les 
principaux  traits  pour  comprendre  la  littérature  qui  en 
est  sortie. 

Les  grandes  divinités  d'Eleusis  étaient  Déméter  et  sa 


ELEUSIS  445 

fille,  Coré  ou  Perséphone,  auxquelles  il  faut  joindre 
lacchos,  plus  tard  confondu  avec  le  Dionysibs  Zagrcus 
des  mystères  orphiques.  L'initiation  aux  mystères 
d*£leusis  comprenait  deux  degrés  :  d'abord  les  petits 
mystères,  qui  se  célébraient  chaque  année  sur  la  colline 
d*Agra,  près  de  Tllissos  ;  ensuite  les  grands  mystères 
ou  Éleusinies,  qui,  au  temps  d'Hérodote  S  ^^  se  célé- 
braient encore  que  tous  les  cinq  ans,  comme  les  Pana- 
thénées et  les  solennités  les  plus  antiques  ^.  —  Les  petits 
mystères  étaient  précédés  d'une  purification  (xaOapjtoç), 
dont  la  nature  nous  est  inconnue.  Après  la  purification 
venait  l'initiation  proprement  dite,  qui  parait  avoir  consisté 
dans  la  communication  de  quelques  formules  sacramen- 
telles, dans  la  révélation  du  nom  secret  des  dieux  (si 
important  aux  yeux  des  dévots  de  l'antiquité,  comme  on 
le  voit  en  maint  passage  d'Hérodote),  dans  la  récitation 
enfin  de  certaines  légendes  sacrées  (Upol  Xopi)  qui  pré- 
paraient les  initiés  à  comprendre  les  spectacles  des 
grands  mystères  '.  —  Dans  ceux-ci,  en  effet,  il  n'y  avait 
plus  d^enseignement  proprement  dit  ^  ni  presque  de  paro- 
les, du  moins  pour  ceux  qui^  ayant  franchi  les  derniers 
degrés  de  préparation,  en  étaient  arrivés  à  Vépoptie 
(iîcoiÇTeix),  c'est-à-dire  à  la  contemplation  directe  des  cé- 
rémonies éleusiniennes.  Pendant  une  douzaine  de  jours, 
l'initié,  tour  à  tour  acteur  et  spectateur,  jeûnait,  buvait 
le  kykéon,  mangeait  le  pain  de  la  corbeille  sacrée,  écoutait 
ou  répétait  les  formules  saintes,  assistait  surtout  au 
drame  silencieux  qui  déroulait  devant  lui  en  tableaux 
émouvants  la  légende  de  Déméter  et  de  Perséphone.  On 

4.  Hérodote,  Vm,  65. 

2.  Decharme,  p.  393. 

3.  Decharme,  p.  399-400. 

4.  Aristote,  dans  Synésius,  Discours,  p.  48  (Petau);  fragm.  45  d*Â- 
ristote  (éd.  Bekker).  Cf.  Plutarque,  Cessation  des  oracles^  c.  21  ;  Clé- 
ment d'Alexandrie,  Slrom.,  Y,  p.  689  (Potter)  •  Textes  cités  par 
M.  Decharme. 


446    CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

voyait  Perséphone  tour  à  tour  dans  la  noire  demeure 
d'Hadès,  puis  dans  la  lumière  retrouvée  du  brillant 
Olympe  ^  L'initié  trouvait  là  une  image  de  sa  destinée  ; 
il  se  préoccupait  d^éviter  le  Tartare,  avec  son  bourbier 
infect  et  ses  supplices  S  et  de  gagner  la  félicité  bienheu- 
reuse de  ceux  qui  vivaient  auprès  des  dieux  '.  Il  est 
possible  que  ridée  de  Timmortalité  se  soit  présentée  à  son 
esprit  sous  la  forme  d'une  série  de  migrations  accomplies 
par  les  âmes  à  travers  des  existences  successives  :  un 
mot  de  Pindare  Ta  fait  croire  parfois  ^  ;  mais  on  ne  sau- 
rait l'affirmer  en  ce  qui  concerne  les  mystères  d'Eleusis; 
pour  les  Orphiques,  au  contraire,  la  chose  est  certaine. 
La  grande  divinité  orphique  est  Dionysos  Zagreus  : 
nom  bizarre,  moitié  grec  et  moitié  barbare,  dont  l'origine 
doit  être  cherchée,  selon  les  uns,  en  Phrygie,  selon  les 
autres,  enThrace^  Dans  tous  les  cas,  Técole  orphique, 
originaire  de  la  Grèce  du  nord,  adopta  Zagreus  de  bonne 
heure,  développa  sa  légende  et  l'acclimata  dans  tout  le 
monde  grec.  La  légende  de  Dionysos  Zagreus  est  évi- 
demment, comme  le  double  nom  du  dieu,  un  composé 
d'éléments  hétérogènes  :  des  traditions  étrangères  s'y 
sont  greffées  sur  un  fonds  de  traditions  helléniques.  Le 
trait  le  plus  saillant  de  la  légende  était  l'histoire  du 
cœur  de  Dionysos,  sauvé  par  Pallas  quand  les  Titans, 
ennemis  du  jeune  dieu,  l'ont  tué  et  mis  en  pièces,  et  qui 
reprend  vie  aussitôt.  Le  mythe  de  Zagreus,  comme  celui 
de  Perséphone,  disait  l'éternelle  renaissance  des  choses: 
il  était  facile  à  une  secte  enthousiaste,  avide  d'espérance 
et  d'immortalité,  d'y  voir  un  symbole  et  d'en  tirer  une 

1.  Plutarque,  Fragments  du  Traité  de  Vâme,  2,  5  (Dubner-Didot); 
t.  VL  p.  331,  Tauchnitz. 

2.  Phédon,  p.  69,  D. 

3.  Phédon,  p.  69,  G;  81,  A. 

4.  Cest  le  8i6(t6otoc  àpx»  ^^^  Pindare  attribue  à  l'àme  humaine 
(fragm.  114).  Cf.  Decharme,  p.  401  ;  Zeller,  p.  63. 

5.  Cf.  Bergk,  Griech,  LU,,  t.  II,  p.  81  ;  Decharme,  p.  468. 


ORPHISM£  447 

doctrine.  C'est  ce  que  firent  les  Orphiques.  Ils  crurent 
à  la  migration  des  âmes.  Que  cette  idée  vienne  de  i*É- 
gyptc»  comme  le  dit  Hérodote  S  ou  simplement  du  mou- 
vement naturel  de  la  pensée  grecque,  peu  importe  :  le 
fait  lui-même  n'est  pas  douteux  ^.  Il  est  certain  aussi 
que  rOrphisme  se  tourna  de  bonne  heure  vers  une  con- 
ception semi-panthéistique  du  monde,  dans  laquelle  Zeus 
devint  le  nom  de  la  force  universelle  ^  Il  s'occupa  égale- 
mont  de  refaire  la  Théogonie  d'Hésiode  en  y  développant 
le  rôle  des  divinités  abstraites  telles  que  TAmour  et  le 
Temps.  Mais  la  date  précise  des  diverses  inventions 
cosmologiques  de  l'Orphisme  est  difficile  à  établir  avec 
certitude  ^,  et,  littérairement,  elle  n'a  pas  beaucoup 
d'importance.  —  Outre  un  certain  nombre  d'idées  théori- 
ques, de  croyances  plus  ou  moins  arrêtées,  de  mythes 
plus  ou  moins  philosophiques,  l'Orphisme  eut  des  récits 
et  des  cérémonies.  Les  initiés  se  partageaient  dans  un 
banquet  sacré  la  chair  crue  d'un  taureau,  en  souvenir  de 
la  passion  de  Zagrous  :  c'est  ce  qu'on  appelait  Vomophagie; 
il  est  possible  que  cette  coutume  soit  ancienne.  Ce  qui 
est  peut-être  plus  curieux  que  Tadoption  de  tel  ou  tel 
rite  particulier,  c'est  la  constitution  de  ce  qu'on  appelait 
la  vie  orphique  ^  c'est-à-dire  de  tout  un  système  de  pra- 
tiques destinées  à  conduire  les  âmes  vers  la  pureté  et  la 
sainteté  qui  devaient,  après  la  fin  de  la  vie  présente, 
leur  assurer  un  heureux  passage  à  d'autres  existences 
successives.  Les  Orphiques,  en  dehors  de  l'omophagie, 

1.  Hérodote,  II,  81  et  123. 

2.  Principaux  témoignages  dans  Platon,  Phédon,  p.  62,  B;  70,  G; 
Cratyle,  p.  400,  B.  Cf.  Zeller,  p.  64  et  suiv. 

3.  Cf.  Platon,  Lois^  p.  175,  Ë,  et  le  vers  orphique  cité  par  Proclus, 
Comment,  sur  le  Timée,  p.  95,  F  : 

Zeùç  xEçaXi^,  Zsùc  (lio-o-a,  Ai6c  Z*  èx  icdtvia  zi-CMXxai, 

4.  Zeller,  p.  95. 

5.  Orphique  ou  Bachique.  Cf.  Hérodote,  II,  81    Platon,  Lois^  VI 
p.  782,  D. 


448     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

s'abstiennent  de  manger  de  la  chair  ^  ;  ils  portent  des 
vêtements  blancs  et,  quand  ils  meurent,  on  les  ensevelit 
dans  du  lin  ^ 

Par  cette  discipline  ascétique  aussi  bien  que  par  quel- 
ques-unes de  ses  vues  théoriques,  TOrphisme  présente 
des  analogies  frappantes  avec  la  secte  pythagoricienne. 
On  sait  que  celle-ci,  après  la  révolution  qui,  vers  la  fin 
du  vi'*  siècle,  la  chassa  de  plusieurs  des  villes  de  la  Grande- 
Grèce,  se  rapprocha  des  Orphiques,  et  qu'il  se  produisit 
une  véritable  fusion  entre  les  deux  sociétés.  Il  en  résulte 
qu'on  a  quelque  peine  à  distinguer  ce  qui,  dans  la  secte 
nouvelle  des  orphico-pythagoriciens,  vient  plutôt  dePy- 
thagore  ou  plutôt  des  anciens  Orphiques  ^  Ce  qui  est 
sûr  du  moins,  c*est  que  ce  rapprochement  n'a  pu  se  faire 
qu'en  raison  d'une  ressemblance  antérieure  assez  étroite. 
Il  est  d'ailleurs  certain  que  la  conséquence  de  cette  fu- 
sion fut  un  développement  nouveau  des  doctrines  orphi- 
ques, réservées,  comme  on  sait,  à  de  longues  destinées 
encore  et  à  plus  d  une  renaissance  inattendue.  Mais  nous 
n'avons  pas  à  les  suivre  dans  cette  évolution,  et  c'est 
seulement  du  vi^  siècle  que  nous  avons  à  nous  occuper. 

L'épanouissement  du  mysticisme  eut  pour  conséquence 
l'apparition  de  formes  littéraires  nouvelles.  Les  unes  se 
rattachaient  directement  aux  rites  mêmes  des  mystères  ; 
par  exemple  les  chants  de  purification  (xaOap[jLot),  les  hym- 
nes (5;/.voi),  les  discours  sacrés  (Upol  Wy^i).  D'autres, 
comme  les  Théogonies  (Oeoyoviai),  les  Testaments  (SiaÔYixai) 
les  <(  Cratères  »  et  les  «  Péplos  »,  sont  des  œuvres  inspi- 
rées sans  doute  par  les  légendes  et  par  les  doctrines 
mystiques,  mais  qui,  n'ayant  aucun  rôle  à  jouer  dans  la 
liturgie  même  des  mystères,  se  distinguent  par  là  des 
précédentes. 

1.  Aristophane,  Grenouilles,  1032. 

2.  Hérodote.  II,  81. 

3.  ZeUer,  p.  313  et  Buiy. 


LITTÉRATURE  MYSTIQUE  449 

Le  VI®  siècle  vit   fleurir  dans  ces  deux  genres  une 
foule  de  productions.  On  les  attribuait  en  général  à  quel- 
qu'un des  grands  poètes  légendaires  dont  les  différentes 
sectes  mystiques  se  réclamaient,  Orphée  pour  l'Orphisme, 
Musée  pour  la  littérature  élcusinienne,  Linos  pour  le 
Pythagorisme  orphique.  Mais  les  esprits  éclairés  n'a- 
vaient pas  d'illusion  à  cet  égard  :  Hérodote  déjà  décla- 
rait nettement  que  tous  ces  poètes  étaient  postérieurs  à 
Homère  et  à  Hésiode  ^  De  cette  vaste  littérature  apo- 
cryphe, un  certain  nombre  de  débris  sont  arrivés  jus- 
qu'à nous,  perdus  et  comme  noyés  dans  une  masse  d'é- 
crits plus  récents  encore,  si  bien  qu'il  est  aujourd'hui 
fort  difficile  de  s'y  reconnaître.  Â  côté  d'ailleurs  de  ces 
grands  poètes  légendaires,  d'autres  noms  nous  ont  été 
transmis  comme  étant  ceux  d'arrangeurs,  d'éditeurs  des 
vieilles  poésies  :  parmi  les  arrangeurs,  plus  d'un  certai- 
nement avait  inventé  ce  qu'on  croyait  plus  tard  qu'il 
avait   seulement  recueilli.  D'autres  œuvres  enfin  sont 
franchement  anonymes,  les  unes  do  date  tout  à  fait  ré- 
cente, mais  quelques-unes  peut-être  assez  anciennes.  Nous 
n'avons  pas  à  débrouiller  tout  ce  chaos,  car  nous  serions 
amenés  à  nous  éloigner  beaucoup  de  la  période  histori- 
que où  nous  sommes  parvenus,  et  cela  sans  grand  pro- 
fit pour  la  littérature,  qui  n'a  que  peu  avoir  dans  la  plu- 
part de  ces  apocryphes.  Il  suffira  de  donner  quelques 
brèves  indications  sur  les  principaux  noms  et  les  prin* 


1.  Hérodote,  II,  53.  Comparer  Topinioa  d'Aristote  rapportée  par 
Gicéron,  De  Nai,  Deorum,  I,  38  :  «  Orpheum  poetam  docet  Aristotelea 
nunquam  fuisse,  et  hoc  Orphicum  carmen  Pythagorei  fernnt  cujus-* 
dam  fuisse  Gercopis.»  Aristote  n'allait  pourtant  pas  jusqu'à  nier  que 
les  poèmes  orphiques  ne  rendissent  la  pensée  d'Orphée  :  c'était  seu-» 
lement  la  forme  qu'il  regardait  comme  apocryphe.  Cf.  le  commentaire 
de  Philoponos  sur  Aristote,  Ilep^  ^'^X^^)  ^*  ^  (reproduit  dans  le  t.  V 
de  l'Aristote-Bekker,  p.  1475,  A,  fragm.  9).  Cf.  Mélaphys,,  p.  1091, 
B,  4,  où  Aristote  semble  aToir  en  vue  la  Théogonie  orphique,  à  la« 
quelle  par  conséquent  il  attribue  quelque  valeur. 

Hisk.  de  la  Litk.  gracqua.  —  T.  II.  29 


450     GHAPITllE   VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

cipales  œuvres  qu'on  peut,  avec  plus  ou  moins  de  certi- 
tude, rapporter  à  Tâge  des  grands  élégiaques  et  des 
grands  lyriques. 

Les  poèmes  attribués  à  Musée  étaient  fort  nombreux. 
Hérodote  cite  ses  Oracles  ^  ;  Aristopbane,  à  la  fois  ses 
Oracles  et  ses  Remèdes  *  ;  Platon,  ses  Initiations  ',  qui 
étaient  peut-être  la  même  chose  que  les  Purifications  *. 
D'autres  écrivains  parlent  de  sa  Théogonie  *,  de  ses 
Hymnes^  et  en  particulier  d'un  Hymne  à  Démêler  •.  Il 
ne  nous  est  parvenu  de  tout  cela  qu'une  douzaine  de 
vers.  Mais  la  mention  qui  est  faite  de  plusieurs  de  ces 
poèmes  par  des  écrivains  du  v®  siècle,  le  respect  même 
que  Platon  semble  éprouver  pour  toute  cette  poésie  \ 
permet  de  croire  qu'elle  datait  au  moins  du  siècle  pré- 
cédent et  qu'elle  n'a  pas  été  sans  inQuence  sur  la  pensée 
grecque  :  à  ce  titre,  elle  mérite  un  souvenir. 

Sous  le  nom  de  Linos,  il  ne  nous  reste  aussi  que  quel- 
ques vers,  sans  doute  tirés  d'une  Théogonie  ^.  La  seule 
chose  à  en  dire,  c'est  que  l'inQuence  d'Heraclite  et  d'Em- 
pédocle  y  est  visible,  ce  qui  marque  la  date  extrême  au 
delà  de  laquelle  on  ne  peut  les  faire  remonter. 

Les  poèmes  orphiques  sont  arrivés  jusqu'à  nous  beau- 

1.  Hérodote,  VII,  6;  VIII,  96. 

2.  Aristophaoe,  Grenouilles,  1033  (àxé<jeiç  viatov). 

3.  TeXsTai  (Rép.  II,  p.  361,  E;  Protag.,  p.  316,  D). 

4.  Mentionnées  par  le  scholiaste  d'Aristophane,  au  passage  cité 
plus  haut  (KaÔap(ioO. 

5.  Diogène  Laërce,  Préambule,  3.  La  SçaTpa  de  Musée,  à  en  juger 
par  ce  titre,  semble  de  date  plus  réconte,  et  postérieure  en  tout  cas 
au  développement  du  Pytha^orismo.  On  peut  en  dire  autant  de  son 
Cratère  (Servius,  Ad  jEneid.  VI,  667),  qui  est  probablement  le  même 
que  celui  de  Zopyre  d'Héraclée  (Clément  d'Alexandrie,  Slrom.,  I, 
333). 

6.  Pausanias,  IV,  1,  5.  On  trouvera  la  liste  complète  des  ouvrages 
attribués  à  Musée  dans  Kinkel,  Fragmenta  epicorum,  t.  I,  p.  220  et 
suiv.  (Teubner). 

7.  Ion,  p.  536,  B. 

8.  MoUach,  Fragmenta  phitosophorum  gnecorum,  1 1,  p.  156  (Didot). 


MUSÉE  —  LINOS  —  ORPHÉE  451 

coup  plus  complètement;  mais  il  y  a  tout  d'abord  à  leur 
sujet  une  distinction  capitale  à  établir.  Tandis  que  les 
poèmes  apocryphes  de  Musée  remontent  tous  assez  haut, 
le  recueil  des  poèmes  orphiques,  au  contraire,  n*a  pas 
cessé  de  s'accroître  durant  des  siècles,  à  cause  de  la  per- 
sistance de  la  secte,  qui  a  duré  jusque  vers  les  premiers 
temps  du  christianisme.  Aussi  le  recueil,  dans  son  en- 
semble, présente-t-il  des  œuvres  de  provenance  et  d'é- 
poque très  différentes.  Uapparence en  est  fort  disparate: 
les  unes  forment  des  poèmes  qui  semblent  à  peu  près 
intacts  ;  les  autres  sont  réduites  à  l'état  de  fragments. 
L'intérêt  d'ailleurs  en  est  fort  inégal.  Les  poèmes  intacts 
(Hymnes  ou  Épopées)  sont  malheureusement  les  moins 
intéressants  :  ce  sont  des  œuvres  de  très  basse  époque, 
où  quelques  vers  plus  anciens  peuvent  seulement  avoir 
été  enchâssés  *.  Les  fragments  ont  parfois  plus  de  valeur, 
quand  ils  sont  cités  par  des  écrivains  de  quelque  auto- 
rité ^.  Mais  il  y  a  toujours  quelque  doute,  et  chacun 
d'eux  a  besoin  d*être  examiné  de  près  \  Au  point  de 
vue  littéraire  d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'y  arrêter, 
car  les  seuls  qu'on  puisse  rapporter  avec  certitude  à  une 
époque  un  peu  reculée  sont  de  valeur  médiocre. 

A  côté  d'Orphée  lui-même,  à  qui  l'opinion  populaire 


1.  Les  poèmes  dits  orphiques  ont  été  publiés  par  Q.  Hermann 
{Orphica,  Leipzig,  1805). 

2.  Les  fragments  ont  été  recueillis  par  Lobeck,  Aglaophamus,  Kœ* 
nigsberg,  1829  (livre  II)  ;  puis,  de  nouveau^  plus  amplement,  par 
Mullach,  dans  les  Fragmenta  philosophorum  grœcoruniy  t.  I,  p.  166  et 
sulv.  (1860,  Bibl.  Didot),  et  enfin,  plus  complètement  encore,  par 
Àbel,  Orphica  et  Pvocli  hymnos,  etc.,  1885. 

3.  Parmi  ces  fragments  orphiques,  deux  sont  rapportés  par  Platon 
{Cratyle,  p.  402,  B,  et  Philèbe,  p.  66,  G)  ;  cela  suffit  pour  établir  l'exis- 
tence au  v«  siècle  d'un  recueil  orphique,  mais  non  pour  permettre 
do  distinguer  ce  qui,  dans  nos  fragments,  appartenait  à  ce  recueil  et 
ce  qui  était  de  date*plus  récente.  Sur  toutes  ces  questions,  cf.  Otto 
Gruppe,  ouvrage  cité,  p.  553-558  et  612-675.  Cf.  aussi  0,  Kern,  De  Or^ 
phei,  Epunenidis,  Pherecydit  Theogoniis,  Berlin,  1888. 


452     CHAPITRE  VIN.  -  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

attribuait  en  bloc  tous  les  écrits  dits  orphiques  S  des 
critiques  plus  érudits  ou  plus  précis  distinguaient  d'au- 
tres personnages  auxquels  ils  donnaient  une  certaine 
part  soit  dans  la  rédaction,  soit  dans  la  publication  des 
ouvrages  généralement  attribués  à  Orphée.  Un  mot  seu- 
lement sur  ces  collaborateurs  do  l'Orphisme. 

Le  plus  connu  est  Onomacrite  d'Athènes.  On  sait  qu'il 
fui  le  principal  auteur  de  la  rédaction  des  poèmes  homé- 
riques ordonnée  par  Pisislrate  ^  Au  temps  d'Hipparque, 
il  fut  chargé  d'opérer  un  travail  analogue  sur  les  œuvres 
attribuées  à  Musée.  ITérodote  raconte  comment  T^sos 
d'ITermioné  le  surprit  à  introduire  un  oracle  apocryphe 
parmi  ceux  qu'on  prêtait  à  Tantique  chresmologue  et 
comment  cette  découverte  le  fit  exiler  d'Athènes.  Il  se 
réfugia  en  conséquence  à  la  cour  du  roi  de  Perse.  Un  peu 
plus  tard,  il  y  retrouva  les  Pisisiralides,  chassés  à  leur 
tour  d^Atliènes,  se  réconcilia  avec  eux,  et,  à  leur  insti- 
gation, continua  son  métier  de  chresmologue  peu  scru- 
puleux en  mettant  sous  les  yeux  du  Grand-Roi  des  pro- 
phéties qui  devaient  le  décider  à  jeter  un  pont  sur  la  mer 
pour  envahir  la  Grèce  :  quant  aux  prophéties  défavora- 
bles, il  les  passait  sous  silence  '.  On  ne  sait  quand  il 
mourut. 

Onomacrite  se  livra  sans  doute,  sur  les  poésies  orphi- 
ques, à  un  travail  de  collection  et  d'arrangement  ana- 
logue à  celui  qu'il  avait  fait  pour  Homère  et  pour  Musée. 
On  le  considérait  parfois  dans  l'antiquité  comme  l'auteur 
de  plusieurs  poèmes  du  recueil  ;  on  lui  attribuait  notam- 
ment les  Oracles  et  les  Initiations  ^.  Il  semble  aussi 
résulter  d'un  passage  de  Pausanias  qu'on  le  regardait 

i.  C'est  ainsi  que  Thucydide  attribue  à  Homère  tous  les  écrits  ho« 
mériques,  et  notamment  THymne  à  Apollon. 

2.  Cf.  t.  I,  p.  418. 

3.  Hérodote,  VII,  6. 

4.  Suidas,  v.  'Op^eûc. 


ONOMAGIllTE  453 

comme  ayant  écrit  la  Titanographie  y  probablcmont 
ideatiquo  à  la  Théogonie  ^  H  était  saas  douto  parmi 
ceux  qu'Aristotc  regardait  comme  les  véritables  rédac- 
teurs des  poèmes  dits  Orphiques^.  Uq  éditeur  aussi  peu 
honnête  qu'Onomacrito  inspire  naturellement  de  la  mé- 
fiance.  Il  faut  pourtant  distinguer  :  autre  chose  est  d'in- 
terpoler une  œuvre  déjà  existante,  autre  dlMe  d'en  com- 
poser une  de  toutes  pièces.  Onomacrite  était  certaine- 
ment un  falsificateur,  mais  il  a  peut-être  trop  porté  la 
peine  de  sa  mauvaise  réputation  :  de  ce  qu'il  était  capa- 
ble d'intercaler  des  vers  apoeryphes  dans  un  recueil 
qu'il  publiait,  il  ne  s'ensuit  pas  que  tous  les  vers  du 
recueil  fussent  de  son  crû,  ni  qu*ii  ait  entièrement  fabri- 
qué un  poème  épique  compris  dans  le  même  recueil, 
comme  la  Théogonie. 

Avec  Onomacrite,  on  cite  le  nom  de  ses  collaborateurs 
ordinaires,  Orphée  de  Crolono,  Zopyre  d'Héraclée^  On 
attribuait  à  ce  dernier  le  Cratère^  c'est-à-dire  un  poème 
théogouique  où  le  mélange  des  éléments  qui  avaient 
formé  le  monde  était  sans  doule  comparé  au  mélange 
de  l'eau  et  du  vin  dans  un  cratère. 

D'autres  poèmes,  des  Discours  sacrés^  en  vingt-quatre 
livres,  une  Descente  d'Orphée  aux  Enfers  *,  un  Filet  *  et 
un  Péplos  (ces  mots  expriment  par  une  autre  image  à 
peu  près  la  môme  idée  que  le  mot  «  Cratère  »»  c'est-à- 
dire  la  variété  des  choses   dans  Tunité  du  monde  ^) 


1.  Pausanias,  VIII,  37,  5. 

2.  Cf.  plus  haut,  p.  29,  n.  i. 

3.  Suidas,  ibid. 

4.  *lEpo\  >.<Syoi. 

5.  Katâêao-i;  sî;  "Afiov. 
G.  AcxTuov. 

7.  Comparer  avec  ces  expressions  celles  dont  se  sert  Phérécyde  de 
Syros  (dans  Clément  d'Alexandrie,  Slrom,,  VI,  621,  A)  :  Zeù«  icoteî 
çâpo;  [kiyoL  ts  xa\  icotx^Xov,  xal  èv  avTÔj  noixîXXei  Ffjv  xal  *ûy^^^^  ^^'^  "^^ 


464     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

étaient  respectivement  attribués  aux  Pythagoriciens 
Eercops,  Hérodicos  de  Périnthe,  Brontinos  de  Métaponte. 
Bien  que  ces  attributions  (qui  viennent  probablement  de 
Ter udit  alexandrin  Épigénès^)  soient  douteuses,  elles 
permettent  d'entrevoir  que  les  poèmes  en  question,  par 
certaines  de  leurs  idées,  trahissaient  des  influences  ita- 
liotes  et  par  conséquent  une  origine  un  peu  plus  récente 
que  d'autres  œuvres.  Ajoutons  que  les  Discours  sacrés, 
qui  paraissent  avoir  été  le  plus  considérable  des  ouvra- 
ges orphiques  et  comme  le  manuel  théologique  de  la 
secte  dans  les  temps  postérieurs,  furent  particulièrement 
en  faveur  auprès  des  néo-platoniciens,  qui  nous  on  font 
connaître  assez  exactement  les  grandes  lignes.  Nous  ne 
nous  attarderons  pas  à  les  retracer  ;  nous  laisserons  de 
côté  les  mythes  de  Phanès,  d'Éros  et  d'Éricapée.  Outre 
que  la  date  de  ces  inventions  est  plus  que  douteuse,  cela 
ne  regarde  vraiment  que  rhistoirc  des  systèmes  philo- 
sophiques, et  non  celle  de  la  littérature  ^. 

Rappelons  enfin  ici  le  nom  de  Phérécyde  de  Syros, 
auteur  d'une  Théogonie  en  prose  qui  était  évidemment, 
pour  le  fond,  en  relation  étroite  avec  TOrphisme  '.  Phé- 
récyde vivait  probablement  dans  la  première  moitié  du 
VI®  siècle  *.  Son  nom  doit  avoir  place  dans  une  énuméra- 
tion  même  incomplète  des  plus  vieux  écrivains  orphi- 
ques '  ;  mais  comme,  à  nos  yeux,  c*est  surtout  à  titre 
de  prosateur  qu'il  mérite  attention,  nous  aurons  occa- 
sion de  le  mentionner  de  nouveau  dans  le  chapitre  sui- 
vant. 

1.  Lobeck,  Aglaophamust  p.  339-340. 

2.  Cf.  Zeller,  t.  I»  p.  90-99  (trad.  Boulroux). 

3.  Zeller,  ibid,,  p.  82-88.  Le  titre  exact  de  Touvrage  de  Phérécyde 
parait  avoir  été  *EirTd(iuxo;  (Suidas).  Cf.  plus  bas,  p.  469. 

4.  Diogène  Tierce  (I,  121)  le  fait  vivre  dans  la  59"  Olympiade  (545- 
541);  Suidas,  v.  4>epexu8T)ç,  sous  le  règne  d'Alyatte  (vers  560);  Cicé- 
ron  {Tuscul.  I,  16),  sous  Servius  Tullius  (578-r;3i). 

5.  Suidas  rapporte  une  tradition  d'après  laquelle  Phérécyde  aurait 
été  le  maître  de  Pythagore  et  le  di»ciplc  des  Phéniciens. 


ÉPOPÉES  MYSTIQUES  465 


III 


Nous  n'avons  plus,  pour  en  finir  avec  la  littérature 
mystique,  que  quelques  mots  à  dire  sur  une  sorte  d'é- 
popée bizarre  qui  se  rattache  assez  directement  à  tout 
ce  mouvement  religieux  et  qui  se  résume  dans  les  deux 
noms  d'Abaris  etd'Aristée  deProconnèse. 

Abaris  est  un  personnage  à  demi-légendaire,  une  sorte 
de  thaumaturge.  Il  se  disait  Hyperborécn.  On  racontait 
qu*il  avait  voyagé  par  toute  la  terre  sans  manger,  por- 
tant toujours,  en  signe  de  sa  mission  divine,  une  flèche 
qu'Apollon  lui  avait  donnée  ^  Entre  autres  ouvrages,  il 
avait  fait,  dit-on,  un  poème  sur  Apollon  chez  les  Hyper- 
boréens.  Mais  Hérodote  ne  semble  pas  connaître  ce 
poème,  et  peut-être  Abaris  n'avait-il  rien  écrit  du  tout. 

Aristée  de  Proconnèse  est  mieux  connu,  malgré  les 
légendes  qui  obscurcissent  aussi  son  histoire  ^.  Il  vivait 
au  temps  de  Crésus  ^  Il  avait  fait  un  poème  intitulé 
VArimaspéSy  c'est-à-dire  THistoire  des  Arimaspes,  peu- 
ple hyperboréen  fabuleux  *.  Lui-même  racontait  dans  ses 
vers  ^  qu'étant  inspiré  par  Apollon,  il  s*était  rendu  chez 
les  Issédoniens,  au  nord  de  la  Scythie,  et  que  là  il  avait 
recueilli  ses  informations  sur  les  Arimaspes.  Ceux-ci  n'a- 
vaient qu'un  œil  :  ils  étaient  robustes,  avec  de  longues 
chevelures  ^.  Plus  au  nord  encore  habitaient  des  vau- 

1.  Hérodote,  IV,  36.  Cf.  Diodore  de  Sicile,  II,  47,  5  ;  Strabon,  VII, 
p.  301  ;  Pausanias,  III,  13,  2  ;  Suidas,  v.  *A6ap(c. 

2.  Hérodote,  IV,  14-15.  Cf.  Tournier,  De  Anstea  Proconnesio  et  An- 
maspeo  poemate,  Paris,  1863. 

3.  Suidas,  v.  *Api<rclaç. 

4.  'Api|Aâ(nieia  ^titj,  en  trois  livres. 

.*).  Hérodote,  IV,  13  et  16.  Fragments  dans  Kinkel,  Fragmenta  epi- 
corum  poelamm,  1. 1. 
6.  Kinkel,  fragm.  3  d'Aristée  (cité  par  Tzetzès,  Chil.  VII,  686-687). 


456     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

tours,  gardiens  de  riches  trésors,  et  enOn,  à  l'extrémité 
du  monde,  les  Hyperboréens  proprement  dits,  peuple 
juste  et  pieux,  riche  et  redoutable,  particulièrement 
cher  à  Apollon.  On  reconnaît  là  Tun  des  modèles  qui  ont 
dû  inspirer  Pindare  dans  ses  récits  sur  les  Hyperbo- 
réens ^  Aristée  de  Proconnèse,  en  somme,  se  rattache 
plutôt  à  l'inspiration  Àpollinienne  de  Delphes  qu'à 
celle  des  mystères  proprement  dits;  mais  les  deux 
sortes  d'inspiration  se  ressemblent  alors  en  plusieurs 
points  :  des  deux  côtés,  il  y  a  le  même  goût  du  mer- 
veilleux, le  même  attrait  vers  l'inconnu,  la  même 
promptitude  à  accepter  les  légendes  et  les  miracles. 
Quelques  vers  du  poème  des  Arimaspes  nous  ont  été 
conservés  textuellement.  L'autour  dix  Traité  du  Sublime^ 
qui  en  cite  un  passage  ^,  trouve  ce  merveilleux  fantasti- 
que assez  ridicule.  Nous  serons  sans  peine  de  son  avis. 
Quant  au  mérite  de  la  forme,  les  anciens  n'en  parlent 
pas.  Il  est  probable  que  c'est  surtout  pour  l'étrangeté  des 
récits,  pour  la  nouveauté  des  descriptions,  qu'on  lisait 
le  poème;  on  ne  s'occupait  guère  du  talent  poétique  de 
l'auteur,  simple  continuation  de  la  tradition  épique,  sans 
originalité  ni  éclat;  mais  on  était  charmé  de  le  suivre 
par  l'imagination  dans  ces  pays  mystérieux  du  nord, 
qu'on  croyait  mieux  connaître  après  l'avoir  lu. 


IV 


Il  est  temps  de  conclure  sur  toute  cette  production 
poético-religieuse.  Malgré  la  rareté  des  débris  vraiment 
anciens  qui  sont  arrivés  jusqu'à  nous,  on  voit  sans 
peine  que  cette  littérature  a  été  considérable  par  le  nom- 


1.  Olymp,  III,  16;  Pyth,  X,  30;  fragm.  257  (Slrabon,  XV,  p.  711). 

2.  Sublime,  X,  4. 


CONCLUSION  457 

bre  des  œuvres.  Elle  Ta  été  aussi  par  son  influence,  sinon 
par  sa  valeur  absolue.  Cette  valeur,  eu  somme,  parait 
avoir  été  médiocre.  Les  poèmes  mystiques,  comme  les 
oracles,  n  ont  guère  été  sans  doute,  quant  à  la  forme, 
que  d'assez  pâles  imitations  de  la  littérature  profane. 
Quant  au  fond,  ce  goût  de  Tétrange,  ces  rêveries  compli- 
quées et  puériles,  qui  jurent  si  singulièrement  avec  le 
ferme  bon  sens  de  la  grande  poésie  grecque,  cette  ten- 
dance à  croire  aux  formules  et  aux  pratiques,  sont  les 
signes  d'un  état  d'esprit  dangereux.  Cela  menait  tout 
droit  aux  plus  mesquines  superstitions,  et  on  le  vit  clai- 
rement un  peu  plus  tard,  quand  les  Orphiques  eurent 
donné  naissance  aux  Orphéotélestes  du  iv"  siècle.  C'est 
là  le  côte  médiocre  et  inquiétant  du  mysticisme  grec. 
Pour  être  juste,  pourtant,  il  faut  en  reconnaître  aussi  les 
aspects  plus  élevés,  par  lesquels  seuls  s  explique  le  res- 
pect d'un  Pindare,  d'un  Eschyle,  d*un  Sophocle.  Car  on 
ne  doit  pas  croire  que  les  esprits  communs  aient  été  les 
plus  disposés  à  s'y  complaire  :  c'est  plutôt  le  contraire 
qui  est  vrai.  Le  mysticisme  a  été,  pour  beaucoup  d'âmes 
vraiment  nobles,  un  rêve  bienfaisant  et  consolateur.  A 
ce  titre,  il  mérite  indulgence.  De  plus,  il  a  fourni  aux 
Heraclite,  aux  Platon,  mainte  donnée  obscure  ou  bizarre, 
mais  féconde,  que  leur  génie  a  transformée  en  croyant 
peut-être  seulement  l'interpréter;  il  a  donc  été  pour 
quelque  chose  dans  l'apparition  de  la  philosophie  reli- 
gieuse. 

Il  a  eu  sans  doute  aussi  un  autre  effet  pour  lequel  on 
lui  doit  plus  que  de  l'indulgence,  un  sentiment  de  gra- 
titude :  c'est  de  développer  dans  l'âme  grecque  une  cer- 
taine faculté  d'enthousiasme  et  d'exaltation  qui,  pour 
dangereuse  qu'elle  soit  en  elle-même,  n'en  est  pas  moins 
une  force.  Il  a  très  probablement  contribué  aux  progrès 
du  dithyrambe  et  de  la  tragédie.  On  est  amené  h  le  croire 
quand  on  voit  d'une  part  le  rénovateur  du  dithyrambe. 


458     CHAPITRE  VIII.  —  ORACLES  ET  MYSTÈRES 

Lasos  d^Hermioné,  suivre  de  si  près  les  travaux  d*Oao- 
macrite  qu'il  le  surprend  en  flagrant  délit  de  falsiGca- 
lion,  et,  d'autre  part,  tout  ce  grand  travail  poétique  d'où 
le  drame  doit  sortir  s'accomplir  précisément  au  vi*  siè- 
cle, c'est-à-dire  dans  la  période  qui  commence  avec 
Épiménide  et  qui  se  ferme  avec  l'épanouissement  de 
rOrphisme.  Il  fallait  seulement,  pour  la  bonne  santé  de 
l'esprit  grec,  qu'un  contre-poids  à  ces  tendances  fût 
trouvé  et  fît  équilibre.  Heureusement,  l'âge  de  l'enthou- 
siasme mystique  fut  aussi  celui  où  parurent  la  science  et 
la  prose. 


CHAPITRE  IX 


APPARITION    DE    LA   PHILOSOPHIE    ET   DE    l'hISTOIRE  ; 

LA    PROSE 


BIBLIOGRAPHIE 

I.  Philosophie.  Les  fragments  des  philosophes  grecs  an- 
térieurs à  Socrate  se  trouvent  rassemblés  dans  Mullach , 
Fragmenta  philosophorum  graecoruniy  t.  I  (Paris,  3  vol.,  1880*1881, 
Didot). 

On  les  trouvera  aussi  dans  l'ouvrage  de  Ritter  et  Preller 
{Uistoria  philoaophiœ  grxcœ  ;  testimonia  auctorum  conlegerunt  no- 
tisque  instruxerunt  R.  et  Pr.)>  dont  la  ?•  édition  a  paru  récem- 
ment. 

Tous  les  fragments  des  premiers  philosophes,  de  Thaïes  à 
Empédocle,  ont  été  traduits  en  français  par  M.  P.  Tanuery 
dans  son  livre  intitulé  :  Pour  l'histoire  de  la  science  hellène  (Paris, 
1887). 

Éditions  particulières  :  Ueraoliti  Ephesii  reliquias  recensuit 
I.  Bywater,  Oxford,  1877  ;  —  H.  Stein,  Die  Fragmente  des  Par- 
menides  izspi  ©utîwç,  djins  les  Symbola  Philologica  Bonnensia  in  hon, 
P,  Ritschelii  collecta,  p.  763  et  suiv.,  1867;  — Empedoclis  frag- 
menta disposuit,  recensuit,  adnotavit  H.  Stein,  Bonn,  1852. 

Les  fragments  de  Parménide,  traduits  en  français  dans  le 
livre  de  M.  P.  Tannery.  Pavaient  été  déjà  dans  celui  de 
Francis  Riaux,  Essai  sur  Parménide  d'Elée,  suivi  du  texte  et  de  la 
traduction  des  fragments,  Paris,  18H. 

II.  HisToiRK.  Les  fragments  des  historiens  grecs  ont  été 
recueillis  par  G.  MûUer,  dans  la  Bibliothèque  grecque-latine 
de  Didot  [Fragmenta  historicorum  grœcorum,  5  vol.,  Paris,  18i1- 
1870).  (le  qui  reste  de>  logographes  est  contenu  dans  les  deux 


460     GlIAPITUE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

premiers  volumes  (surtout  dans  le  premier),  mais  il  faut  les 
compléter  par  les  Addenda  du  t.  IV. 

Pas  d'éditions  particulières  à  signaler  pour  la  période  étudiée 
dans  le  présent  chapitre. 


SOMMAIKE 

I.  Inlroduclion.  L*esprit  philosophique  et  l'esprit  historique  ;  origines 
lointaines  ;  développement  au  vi«  siècle  ;  les  Sept  Sages  ;  Ésope  ;  la 
prose  ;  observations  générales  sur  Tart  d'écrire  dans  la  littérature 
philosophique  et  historique  de  cette  première  période.  —  II.  La 
liUérature  philosophique,  g  l.Goup  d'oeil  d*ensemble  :  — Obscurités 
relatives  aux  systèmes  et  à  la  chronologie  ;  rapport  de  ces  ques- 
tions avec  l'histoire  littéraire.  Caractère  général  de  la  philosophie 
grecque  primitive  ;  esquisse  de  ses  progrès  ;  tableau  des  écoles  ; 
apport  des  races  ;  enchaînement  des  doctrines.  DifTérentes  formes 
d'expression  :  tradition  orale  des  Pythagoriciens  (les  vers  dorés)  ; 
prose  ionienne;  poésie,  puis  prose  éléate;  poésie  sicilienne.  S  2. 
Études  particulières:  —  Les  premiers  Ioniens  :  Thalés,Â.naximnndre, 
Anaximène.  Les  Nombres  de  Pythagore.  L'Être  et  le  Devenir  :  Xéno- 
phane^  Heraclite,  Parménide  ;  les  derniers  Ëléates.  Les  systèmes 
de  conciliation  :  Ânaxagore,  Empédocle,  Diogène  d'Apollonie.  Con- 
clusion sur  cette  période.  —  III.  La  littérature  historique.  Histo- 
riens ou  logographes  :  caractères  généraux  de  leur  conception  his- 
torique et  de  leur  art.  Les  premiers  logographes;  Hécatée;  les  der- 
niers logographes. 


Pendant  de  longs  siècles,  la  Grèce  n'a  eu  de  littérature 
que  sous  la  forme  poétique;  c'est  seulement  au  vi®  siècle 
qu'apparaissent  les  premiers  ouvrages  écrits  en  prose. 
D*où  vient  cette  apparition  si  tardive  d'une  forme  d'ex- 
pression qui  semble  si  naturelle?  Il  ne  faut  pas,  comme 


ORIGINES  DE  hk  PROSE  4GI 

on  l'a  quelquefois  essayé,  chercher  la  raison  de  ce  fait 
dans  des  circonstances  purement  extérieures,  telles  que 
rinvention  récente  de  Técriture  ou  la  rareté  du  papyrus. 
D  abord,  en  fait,  l'écriture  était  pour  les  Grecs,  au  début 
du  VI®  siècle,  une  très  vieille  acquisition.  Quand  on  voit, 
précisément  à  cette  date,  des  Grecs  de  condition  médio- 
cre, des  aventuriers  au  service  de  Psammétique  II, 
graver  leurs  noms  et  quelques  phrases  sur  les  jambes 
de  deux  colosses  d'Abou-Simbel,  en  Nubie  S  on  est  forcé 
d*en  conclure  que  Tusage  de  récriture  devait  être  alors 
singulièrement  répandu  dans  le  monde  hellénique.  L'é- 
tude même  de  Talphabet  grec,  la  distance  qui,  dès  lo 
temps  des  plus  anciennes  inscriptions,  le  sépare  déjà  do 
Talphabet  phénicien  dont  il  est  sorti  ^,  lo  désaccord  qui 
existe  dans  certains  cas  entre  la  manière  de  noter  un 
même  son  (et)  selon  qu'il  est  primitif  ou  au  contraire  de 
date  plus  récente  (quoique  fort  lointaine  encore)  ^  tout 
prouve  que  Tintroduction  de  l'écriture  en  Grèce  remonte 
sinon  au  fabuleux  Cadmus,  comme  le  disait  Hérodote,  du 
moins  à  une  période  extrêmement  ancienne  des  relations 
entre  la  Phénicie  et  la  Grèce  ^.  Tous  les  poètes  élégia- 
ques,  tous  les  poètes  lyriques  ont  su  écrire  :  leurs 
œuvres  ne  pouvaient  se  conserver  que  par  récriture.  Il 
est  probable  que  les  poèmes  hésiodiques  furent  écrits  dès 
Torigine  ;  ce  qui  ne  veut  pas  dire  d'ailleurs  qu'ils  fussent 
destinés  à  un  public  de  lecteurs  :  on  les  récitait  sans 
aucun  doute,  mais  l'aède  ou  le  rapsode  put  de  très  bonne 
heure  s'aider  du  secours  de  récriture.  Quant  à  la  diifi- 
culté  de  se  procurer  du  papyrus  avant  le  règne  d'Amasis, 


1.  Koehl,  Inscriptiones  grœcas  anUquissimœ,  n»  482. 

2.  Voir,  sur  ces  questions,  Tarticle  Alphabet,  par  François  Lenor* 
mant,  dans  le  Dictionnaire  des  Antiquités  de  Daremberg  et  Saglio. 

3.  Bergk,  Griech  Lit.,  t.  I,  p.  199,  n.  36. 

4.  Pour  l'histoire  de  l'alphabet  grec,  cf.  Kirchboff,  Studien  zur  Ges- 
chichte  des  gnech.  Alphabets,  3«  éd.,  Berlin,  1877. 


462     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

il  n'y  a  pas  lieu  de  s'y  arrêter  :  les  peuples  de  l'Asie, 
sans  avoir  de  papyrus,  écrivaient  depuis  des  siècles  :  les 
poètes  lyriques  grecs  trouvèrent  aussi  des  matériaux  ;  la 
pierre,  les  métaux,  le  bois,  recevaient  des  inscriptions. 
L*usage  des  tablettes  en  bois  a  persisté  dans  toute  Tan- 
tiquité.  Pour  les  œuvres  littéraires  proprement  dites,  la 
matière  la  plus  en  usage  était  la  peau.  Hérodote  ^  dit  que 
de  son  temps  encore,  en  lonie,  on  continuait  de  dire  «  de 
la  peau  »  (SiçOfioai)  au  lieu  de  dire  «  du  papyrus  »  (6uê>Ai), 
par  suite  d'une  vieille  habitude,  en  souvenir  du  temps 
où,  faute  de  papyrus  égyptien,  on  écrivait  sur  des  peaux 
de  chèvre  et  de  mouton  :  c'était  une  sorte  de  parchemin. 
On  ne  peut  désirer  un  témoignage  plus  formel  et  plus 
convaincant  *.  Si  la  prose  est  née  tardivement,  ce  n'est 
donc  pas  faute  d'écriture  ou  faute  de  papyrus  ;  la  raison 
en  est  à  la  fois  plus  simple  et  plus  profonde  :  c'est  que 
l'esprit  grec  était  encore  trop  jeune  pour  avoir  besoin 
d'uae  littérature  en  prose. 

Par  «  littérature  en  prose»,  il  ne  faut  pas  entendre,  en 
effet,  toute  espèce  d'écriture  en  prose.  Bien  avant  qu'il  y 
eût  des  historiens,  il  y  avait  des  matériaux  écrits  prêts 
pour  l'histoire.  Les  temples  renfermaient  des  listes 
(àvaypaçai)  de  prêtres  et  de  prêtresses,  do  vainqueurs 
olympiques,  pythiques,  etc.;  des  procès-verbaux  de  fon- 
dation; des  notes  relatives  à  des  prodiges,  à  des  épidé- 
mies, à  des  anniversaires;  des  offrandes  ornées  d'ins- 
criptions ;  des  recueils  d'oracles,  etc.  Dans  les  prytanées 
des  villes,  on  trouvait  des  listes  de  rois  et  de  magistrats, 
des  traités,  des  lois,  des  actes  publics  de  toute  sorte;  par- 

1.  Hérodote,  V,  58. 

2.  L'usage  d'écrire  sur  ces  SiçOlpai  subsistait  encore  au  temps  d'É- 
piménide  et  de  PLérécyde,  d'où  ces  locutions  proverbiales,  'EicipL-vî- 
fieiov  ôépjiot  (Suidas),  4>£pexv8£iov  fiépiia  (Plutarque,  Pélop.  21),  qu'on 
cessa  parfois  de  comprendre  plus  tard  et  qui  donnèrent  naissance  à 
des  légendes  bizarres  :  on  crut  que  c'était  la  peau  môme  du  corps 
d'Ëpiméuide  qui  était  couverte  d'écriture  et  gardée  à  Sparte. 


ORIGINES  D£  LA  PROSE  463 

fois  aussi  des  oracles  (soit  en  vers,  soit  en  prose)  ou 
des  iuterprétatioQS  d'oracles,  comme  les  célèbres  pr^xpai 
de  Delphes,  qui  romoalaient,  disait-on,  au  temps  de  Ly- 
curgue,  et  qui,  réglant  la  constitution  Spartiate,  étaient 
pieusement  gardées  dans  les  archives  de  la  cité  K  L'habi- 
tude de  noter  les  faits  de  ce  genre  était  évidemment  fort  gé- 
nérale et  fort  ancienne^,  bien  que  la  présence  de  documents 
apocryphes  donnftt  souvent  à  ces  archives  un  air  d'anti- 
quité auquel  elles  n'avaient  pas  droit.  Mais  tout  cela 
n*est  pas  de  la  littérature.  Les  Fastes  de  la  Rome  primi- 
tive, les  Commentaires  des  Pontifes,  les  Annales  mômes, 
n  en  sont  pas  davantage.  Tant  que  la  prose  ne  sert  qu'à 
rédiger  un  document,  à  noter  un  fait  au  moment  même 
où  il  se  produit,  elle  n*est  qu'une  sorte  d'outil  néces- 
saire à  la  vie  de  chaque  jour.  Ce  qui  constitue  la  littéra- 
ture, c'est  de  répondre  plutôt  à  une  curiosité  spéculative 
de  l'esprit  qu'à  un  besoin  pratique  et  immédiat.  La  lit- 
térature historique  ne  commence  qu'au  moment  où  le 
dépôt  d'archives  suscite  le  livre  d'histoire.  De  même,  il 
n'existe  une  littérature  scientiGque  ou  philosophique  qu'à 
partir  du  jour  où  un  homme,  après  avoir  longtemps  fait 
sur  la  nature  des  observations  ou  des  réflexions  immé- 
diatement applicables  aux  nécessités  de  la  vie,  se  met  à 
en  considérer  les  résultats  d'un  point  de  vue  spéculatif 
et  forme  de  ces  matériaux  un  livre. 

L'apparition  de  cette  chose  nouvelle,  le  livre  d'hisloire 
ou  de  philosophie,  suppose  une  transformation  profonde 
des  esprits.  Jusque-là,  en  dehors  des  besoins  immédiats 
de  la  vie  pratique,  l'esprit  n'avait  de  curiosité  pour  les 
faits  que  s'ils  touchaient  la  sensibilité  ou  l'imagination. 

1.  Plutarquo,  Lycurgue,  c.  6,  1-2;  Oracle  de  la  Pythie,  c.  19. 

2.  Cf.  Polybe,  XII,  11  (12),  1  ;  Denys  d'Halicarnasse,  Jugement  sur 
Thucydide t  c.  5;  Plutarque,  Agésilns,  19;  Soion,  Il  ;  De  Mus.,  3;  Ta- 
cite, Annales,  IV,  43;  Athénée,  XIV,  p.  635,  Ë;  Pausanias,  Y,  4,  4, 
et  8,  3  ;  etc. 


4C4     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

Désormais  la  curiosité  purement  intellectuelle  est  éveillée. 
On  distingue,  au  moins  en  principe,  le  vrai  du  beau.  Une 
chose  vraie  (ou  considérée  comme  vraie)  excite  Tintérôt 
par  cela  seul  qu*on  la  croit  telle,  quelle  que  soit  d'ailleurs 
la  part  de  beauté  ou  d'émotion  qu'elle  comporte.  Quand 
cette  manière  de  penser  vient  à  se  produire,  l'âge  de  la 
prose  commence.  Le  rythme  poétique  est  l'expression 
habituelle  do  la  sensibilité  émue.  L'allure  irrégulière  de 
la  prose  convient  à  une  pensée  qui  cherche  à  se  détacher 
du  sentiment,  et  qui  veut  recevoir  Timage  directe  des 
choses  sans  l'adapter  aux  vibrations  de  sa  propre  sensi- 
bilité, à  laquelle  elle  impose  silence. 

Une  transformation  de  ce  genre  ne  s'opère  pas  d'un 
seul  coup,  surtout  chez  un  peuple  comme  le  peuple  grec, 
dont  l'évolution  intellectuelle,  pendant  de  longs  siècles, 
s'est  accomplie  spontanément,  avec  une  admirable  régu- 
larité. Aussi  n'est-il  pas  difficile  de  distinguer  longtemps 
à  l'avance  les  signes  avant-coureurs  du  changement  qui 
se  prépare.  Après  la  poésie  d'Homère,  toute  dramatique 
et  passionnée,  voici,  d'une  part,  la  poésie  cyclique  et  la 
poésie  généalogique,  où  se  montre  le  désir  d'eochainer 
historiquement  les  légendes  les  unes  aux  autres,  d'en  faire 
quelque  chose  comme  une  chronique  régulière  des  âges 
héroïques;  puis, d'autre  part,  la  poésie  théogonique, déjà 
philosophique  en  ce  sens  qu'elle  cherche  à  faire  de  la 
théologie  grecque  un  système  ;  ensuite  le  lyrisme  et  Té- 
légie,  où  la  philosophie  morale  se  développe  ;  enGo  les 
mystères,  dont  la  théologie  prétend  corriger  et  améliorer 
celle  d'Hésiode.  Tandis  que  la  poésie  laisse  voir  ainsi  des 
germes  sans  cesse  grandissants  d'esprit  historique  et  phi- 
losophique, le  môme  mouvement  s'accomplit  en  dehors 
d'elle.  Les  listes  de  prêtres  ou  de  magistrats,  les  archives 
où  se  conservent  les  lois  et  les  traités  ne  sont  pas  de 
Thistoire  sans  doute,  nous  l'avons  dit  tout  à  Theure  ; 
mais  avoir  l'idée  de  recueillir  les  pièces,  d'en  garder  la 


LES   SEPT  SAGES  465 

série  complète,  essayer  de  remonter  par  là  jusqu'au 
passé  le  plus  loiataia  (dùt-on  pour  cela  recourir  aux 
apocryphes),  c'est  déjà  presque  un  souci  d'historien. 

Deux  autres  signes,  vers  le  début  du  vi®  siècle,  annon- 
cent Tâge  de  la  prose  :  c'est  d'abord  la  renommée  des 
Sept  Sages,  ensuite  celle  d'Ésope. 

Les  Sept  Sages,  sur  la  désignation  desquels  on  s'ac- 
cordait d'ailleurs  assez  mal,  sont  des  personnages  fort 
différents  les  uns  des  autres  à  beaucoup  d'égards  :  les 
quatre  premiers,  en  effet,  qui  se  trouvent  sur  toutes  les 
listes,  sont  Thaïes,  Bias,  Pittacos  et  Solon  ;  mais  ils  ont 
un  trait  commun  :  c'est  d'avoir  été,  aux  yeux  de  la  Grèce, 
d'excellents  maîtres  de  la  vie  pratique,  des  hommes  à 
l'esprit  clair  et  judicieux  qui  ont  laissé  de  côté  les  his- 
toires merveilleuses  des  héros  pour  tourner  toute  leur 
attention  vers  le  bon  emploi  de  l'heure  présente.  Il  y  eut 
dans  l'antiquité  toute  une  légende  des  Sept  Sages.  On 
avait  fini  par  se  les  représenter  non  seulement  comme 
des  contemporains,  mais  comme  une  sorte  de  confrérie 
libre,  d'Académie  amicale,  dont  les  membres  se  voyaient 
et  se  réunissaient  de  temps  à  autre  ^  Delphes  en  particu- 
lier les  recevait  volontiers.  On  leur  attribuait  une  foule 
de  proverbes,  de  maximes,  de  préceptes  moraux,  comme 
le  célèbre  rvôOi  aeaurov  ou  le  non  moins  fameux  MyiSèv 
ayav  2.  A  quelle  date  s'est  formée  cette  légende  ?  Elle  a 
dû,  à  vrai  dire,  se  compléter  et  se  modifier  continuelle- 
ment. Mais,  déjà  au  temps  de  Platon,  ce  groupe  des  Sept 
Sages  est  constitué  avec  ses  traits  caractéristiques  ^  La 

1.  Voir  lo  Banquet  des  Sept  Sages,  attribué  à  Plutarque.  Le  festin  a 
lieu  chez  Périandre,  et  Ésope  y  assiste. 

2.  Diogène  Laërce  ouvre  ses  Vies  des  phitosophes  par  la  biographie 
des  Sept  Sages. 

3.  Platon,  Protagoras^  p.  343,  A.  Il  nomme  Thaïes,  Pittacos.  Bias, 
Solon,  Gléobule,  Myson  et  Chilon.  D'autres  remplaçaient  quelqu'un 
dos  derniers  noms  par  ceux  de  Périandre,  du  Scythe  Anacharsis» 
d'Épiménide,  etc. 

Hist.  de  la  Litt.  grecqae*  —  T«  IT«  30 


466     GHAPITRl!:  IX.  —  PHILOSOPHIE    ET  HISTOIRE 

légende  a  peut-étro  pris  sa  forme  définitive  à  Delphes,  où 
on  lisait  sur  les  murs  du  temple  un  choix  de  maximes 
morales  attribuées  par  la  tradition  soit  à  Tun,  soitàTautre 
•des  Sept  Sages  :  le  rapprochement  de  ces  préceptes  sur 
une  môme  paroi  conduisait  à  rapprocher  aussi  par  la 
pensée  les  noms  des  auteurs.  En  tout  cas,  cette  légende 
ne  peut  guère  être  antérieure  au  début  du  v*  siècle.  A  la 
prendre  au  pied  de  la  lettre,  elle  est  très  fausse  ;  car  elle 
groupe  artificiellement  des  personnages  dont  la  plupait 
ne  se  sont  à  coup  sûr  jamais  rencontrés,  et  elle  leur  atlri- 
bue  sans  raison  des  maximes  dont  le  vrai  caractère  est 
d'être  anonymes  *.  Mais  elle  renferme  pourtant  une  idée 
vraie  :  c'est  que  le  début  du  vi®  siècle,  où  elle  place  la 
vie  des  Sept  Sages,  se  dislingue  des  âges  précédents  par 
un  esprit  nouveau,  par  un  goût  plus  vif  des  choses 
réelles,  de  ce  qui  va  devenir  la  science  et  enfanter  la 
prose. 

La  légende  d'Ésope  peut  être  rapprochée  de  la  précé- 
dente. On  attribuait  à  Ésope  de  petits  récits  familiers, 
d'un  caractère  allégorique  et  moral,  où  les  animaux 
jouaient  le  principal  rôle.  C'est  ce  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui des  fables.  On  faisait  d'Esope  un  Phrygien,  un 
esclave,  et  on  plaçait  l'époque  de  sa  vie  au  temps  de 
Crésus.  Hérodote  le  mentionne  déjà  comme  un  personnage 
fort  connu  ^  Une  rédaction  en  prose  de  ces  fables  circu- 
lait peut-être  à  Athènes  au  temps  de  Socrate  '.  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  que  ces  petits  récits  étaient  alors  fort  goûtés, 
et  que  Socrate  lui  même  en  versifia  quelques-uns  *.  L'ori- 
gine des  fables  ésopiques  était  évidemment  très  variée. 
Quelques-unes  étaient  aussi  vieilles  que  la  race  grecque, 

\.  Les  maximes  des  Sept  Sages  sont  recueillies  dans  les  Fragmenta 
philosophorum  grœcorum  de  Miillach  (Didot),  t.  I. 

2.  Hérodote,  II,  134  :  AIo-wtco'j  toO  XoYoïtoioO. 
'  3.  Le  mot  XoY07cot(Sc,  employô  par  Hérodote,  semble  Tindiquer. 

4.  Phédon,  p.  60,  G-D. 


ESOPE  467 

d'autres  plus  vieilles  encore  ;  d'autres  enfin  avaient  pu 
venir  de  l'Egypte  ou  de  l'Orient.  Mais  on  mettait  indis- 
tinctement sous  le  nom  d'Ésope  tous  les  récits  de  ce 
genre,  quelles  qu'en  fussent  la  date  et  la  provenance, 
lors(]u*on  n'avait  aucune  indication  positive  sur  leur 
origine  ^  Nous  n'avons  pas  à  étudier  ici  ce  côté  de  la 
question,  qui  dépasse  de  beaucoup  la  littérature  grecque 
proprement  dite.  Nous  n'avons  pas  davantage  à  nous 
occuper  des  rédactions  d'Ésope  aujourd'hui  subsistantes; 
ce  sont  des  œuvres  de  très  basse  époque,  très  sèches,  et  à 
peu  près  complètement  dénuées  d'intérêt  littéraire  ;  elles 
n'ont  d'intérêt  que  pour  le  fond  des  choses^.  Le  seul  point 
à  noter  ici,  c'est  que  la  tradition  grecque,  en  plaçant  le 
légendaire  Ésope  au  temps  de  Crésus,  exprimait  à  sa 
manière  la  convenance  qu'elle  reconnaissait  entre  cette 
sorte  de  morale  familière  et  l'âge  où  la  prose  avait  com- 
mencé à  paraître.  A  vrai  dire,  pourtant,  les  fables  ésopi- 
ques,  aussi  bien  que  les  maximes  des  Sept  Sages,  sont 
un  peu  en  dehors  du  grand  courant  intellectuel  de  cette 
époque  :  l'œuvre  essentielle  du  vi®  siècle,  c'est  la  philo- 
sophie et  l'histoire,  qui  amènent  avec  elles  la  prose  ^. 

1.  Thfton,  Progyntnasmafa,  c.  3  (t.  I,  p.  172,  lihetores  grœci  de 
Walz).  Los  anciens  distinguaient  d'ailleurs  déjà  des  fables  libyennes, 
cypricnnes.  sybariliques,  reconnaissables  àce  signe  qu*elles débutaient 
à  peu  prés  ainsi  :  «  Un  homme  (ou  une  femme)  de  Libye  (ou  de  Cy- 
pre,  etc.),  disait,  etc.  »  Les  autres  commençaient  de  la  manière  sui- 
vante :  AîawTcoî  stirev.  Voir  Thénn,  ihid.  Sur  la  fable  grecque  en  géné- 
ral, cf.  O.  Keller,  ilniersuchinif/en  ùber  die  Geschichte  der  gnech.  Fabel, 
Leipzig.  1802  (Jahrb.  f.  Piiilol.,  suppl.  IV).  V.  aussi  Welcker,  uEsop 
eine  Fabel  (dans  ses  AV.  SchrifLen,  t.  II,  p.  228-263),  et  Edelestand  du 
Méril,  Uist.  de  la  fable  Esopique,  en  tôte  de  ses  Poésies  inédiles  du 
moyen-âffe»  Paris,  1854. 

2.  L'édition  la  plus  récente  des  fables  d'Ésope  est  celle  de  Halm 
(18:>2,  2«  éd'.  1814,  Tenbner). 

3.  Des  trois  grandes  formes  littéraires  de  la  prose  grecque  (his- 
toire, philosophie,  êloquonce),  une  seule,  l'éloquence,  manque  encore, 
pour  un  siècle  environ  ;  nous  aurons  plus  tard  à  chercher  les  raisons 
de  ce  fait. 


46S     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

Bien  quo  la  prose  fût  le  procédé  d*cxprcssion  le 
mieux  approprié  au  nouvel  état  de  la  pensée  grecque, 
et  bien  que  cette  convenance  ait  été  sentie  dès  Tori- 
gine,  il  y  eut  d'abord  quelques  hésitations.  D'importants 
ouvrages  philosophiques  furent  écrits  en  vers,  et,  mémo 
en  histoire,  cette  confusion  des  deux  genres  n'est  pas 
sans  exemple.  Rien  de  moins  surprenant  :  s'il  était  natu- 
rel que  la  plupart  des  représentants  de  Tesprit  nouveau 
fussent  conduits  à  marquer  Tindépendance  de  leur 
pensée  par  l'adoption  d'une  forme  également  nouvelle, 
on  comprend  aussi  que  d'autres  aient  mieux  aimé  em- 
prunter à  la  tradition  antérieure,  si  brillante  et  si  forte, 
une  partie  de  ses  ressources,  plutôt  que  de  rompre  brus- 
quement avec  elle  ;  d'autant  plus  que,  dans  cette  tradition 
même,  il  y  avait  des  nuances,  et  que  la  poésie  des  cy- 
cliques ou  celle  des  mystères  présentaient  déjà,  nous  l'a- 
vons vu,  des  traces  d'une  inspiration  plus  moderne. 

Quant  à  ceux  qui  écrivirent  en  prose,  ils  eurent  tout 
h  créer.  De  là  aussi  quelque  incertitude.  Le  caractère 
propre  de  la  prose  comparée  à  la  poésie,  c'est  d'être 
avant  tout  analytique  et  logique  :  elle  est  par  essence 
une  sorte  de  protestation  contre  la  prédominance  do  la 
sensibilité  et  de  l'imagination  ;  elle  vise  à  l'exactitude  et 
à  la  vérité.  Au  moment  où  elle  naquit,  elle  dut  apparaî- 
tre d'abord  comme  la  négation  même  de  l'art,  considéré 
jusque  là  comme  inséparable  de  la  forme  poétique.  Ce 
n'est  pas  à  dire  que  la  prose  ne  puisse  être,  elle  aussi, 
un  instrument  d'art  admirable  ;  mais  ce  qui  fait  la  beauté 
d'une  grande  prose,  c'est  d'abord  la  perfection  même  des 
qualités  de  logique  et  d'analyse  qui  lui  sont  propres  : 
l'addition  de  certaines  qualités  poétiques  à  celles-là  ne 
peut  se  faire  avec  une  entière  maîtrise  qu'à  la  dernière 
phase  de  son  développement,  au  temps  d'un  Platon  par 
exemple.  La  prose  grecque,  pendant  les  cent  premières 
années  de  son  existence,  n'en  fut  toujours  qu'à  la  période 


STYLE  DES  PREMIERS  PROSATEURS  4Ca 

de  début  ;  on  ne  pouvait  encore  avoir  une  claire  con- 
naissance de  ce  qui  constitue,  en  prose,  la  beauté  pro- 
prement classique,  et  bien  moins  encore  de  ce  qui  ajoute, 
chez  certains  prosateurs  des  époques  raffinées,  aux  ver- 
tus propres  et  essentielles  de  la  prose,  un  reflet  inattendu 
de  poésie.  De  là,  chez  ces  vieux  écrivains  grecs,  des 
tâtonnements  et  parfois  des  contradictions.  En  général, 
ils  voulaient  écrire  comme  ils  parlaient,  avec  une  grande 
simplicité,  plus  soucieux  de  faire  des  œuvres  vraies  que 
des  œuvres  belles.  Mais  cette  simplicité  voulue  ne  pou- 
vait pas  être  sans  mélange.  D'une  part,  des  réminiscen- 
ces poétiques  involontaires  se  mêlent  parfois,  chez  ces 
écrivains  encore  inexpérimentés,  au  langage  de  la  vie 
quotidienne;  ils  veulent  rompre  avec  les  vers,  mais  leur 
phrase,  comme  leur  pensée,  est  toute  hantée  de  poésie; 
des  mots  d'Homère  ou  d'Hésiode  se  mêlent  à  leurs  dis- 
cours. D'autre  part,  quelques-uns  ont  déjà  le  sentiment 
que  la  prose  doit  être  capable  de  force,  d'éclat,  de 
beauté  artistique;  mais  ils  ne  savent  pas  ce  que  ces 
qualités  peuvent  être  en  dehors  de  l'épopée  et  du  lyrisme, 
si  bien  qu'ils  retombent  encore  en  partie  dans  le  langage 
poétique  :  ils  devinent  le  but  plutôt  qu'ils  ne  le  voient 
clairement  ;  ils  cherchent  et  ils  hésitent.  Comme  autre- 
fois les  poètes,  ils  travaillent  sans  avoir  sous  les  yeux 
aucun  modèle  étranger  ;  l'évolution  de  la  prose  grecque, 
à  cet  égard,  est  toute  spontanée;  mais,  à  la  dift'érenco 
des  poètes,  ils  sont  précédés  par  une  vieille  tradition  na- 
tionale (la  tradition  poétique)  qu'ils  subissent  en  partie 
alors   même  qu'ils  la  répudient. 

Les  courts  fragments  de  Phérécyde  de  Syros,  qui  sont 
ce  que  nous  avons  de  plus  ancien  parmi  les  vieux  monu- 
ments de  la  prose  grecque,  sont  caractéristiques  à  ce  point 
de  vue  K  Le  titre  même  de  son  ouvrage  est  formé  d'un 

1.  (Jf.  le  chapitre  précédent,  p.  451. 


470     GHAPITKE  IX.  —    PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

adjectif  composé,  obscur  et  un  peu  bizarre,  qui  ne  fait 
guère  songer  au  langage  de  la  prose  :  il  s'appelle  *E7rra- 
[i,u*/o;  (quelque  chose  comme  L antre  aux  sept  replis).  En 
voici  la  première  phrase,  d'après  Diogène  Laërce  ^  :  Zr,; 
[JL£V  xat  Xpovo;  £«7av  oEet  xal  XOovt-/i*  XOovtvi  Se  oîîvofxa  l'^i^iz^^ 
F/i,  è-ciSï)  a'jT/i  Zt;;  yepa;  StSot.  Phérccyde,  il  est  vrai, 
était  un  mystique.  Mais  quelques  traces  de  ce  style  sub- 
sistent encore  cent  ans  plus  tard  et  jusque  dans  Auaxa- 
gore,  bien  qu'il  y  ait  dans  l'ensemble  un  progrès  mar- 
qué. Des  tentatives  fort  incertaines  dans  leurs  résultats, 
voilà  donc  le  résumé  de  toute  cette  période.  C'est  le  ta- 
bleau de  ces  tentatives  que  nous  avons  à  retracer  à  la  fois 
dans  l'histoire  et  dans  la  philosophie. 

Laquelle  de  ces  deux  branchées  de  la  littérature  doit 
avoir  la  priorité?  S'il  fallait  se  décider  uniquement  d'après 
les  dates,  la  question  serait  difGcile  à  résoudre.  Les  an- 
ciens ne  savaient  déjà  plus  quel  était  le  premier  en  date 
des  prosateurs  grecs.  Était-ce  l'historien  Cadmos  de  Milct? 
Ou  Phérécyde  de  Syros,  qu'on  rangeait  parmi  les  philoso- 
phes, bien  qu'il  ne  fut  en  réalité  ni  philosophe  ni  histo- 
rien, mais  plutôt  mystique?  Il  ne  semble  pas,  à  vrai  dire, 
que  les  titres  de  Phérécyde  de  Syros  soient  bien  soli- 
des. Dans  l'incertitude  des  témoignages  relatifs  aux  da- 
tes, on  ne  peut  se  régler  que  sur  des  conjectures;  mais 
pourquoi  un  théologien  mystique,  dont  la  pensée  restait 
au  fond  toute  poétique,  eût-il  écrit  en  prose,  s'il  n'avait 
eu  déjà  sous  les  yeux  d'autres  écrits  de  ce  genre  pour 
lui  frayer  la  voie?  C'est  donc  Cadmos  de  Milet  qui  dut 
avoir  cet  honneur,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  véritable 
philosophe,  Anaximandre.  par  exemple,  ou  quelque  in- 
connu. Peu  importe  d'ailleurs.  Nous  commencerons  par 


i.  Dio^éne  Laërce,  I,  119.  J'adopte  les  diverses  corrections  propo- 
sées pour  ce  passage  par  M.  11.  Weil  [Revue  de  Philologie,  187S, 
p.  85). 


LA   LITTÉRATURE  PHILOSOPHIQUE  471 

étudier  les  écrits  philosophiques,  parce  que  plusieurs  sont 
en  vers  et  qu'aucun,  durant  cette  première  période,  n'a 
jamais  été  compté  parmi  les  chefs-d'œuvre  durables  do 
la  prose  grecque.  L'histoire,  au  contraire,  dans  le  mémo 
temps,  n'écrit  guère  qu'en  prose,  et  elle  produit  enfin 
Hérodote.  Logiquement  donc,  sinon  en  fait,  elle  corres- 
pond à  une  étape  plus  avancée  dans  le  développement  de 
la  prose  grecque. 


II 


§  1.  Coup  d'œil  suu  l'enskmble  de  la  littérature 

philosophique. 

Do  toutes  les  œuvres  philosophiques  écrites  avant 
Platon,  il  ne  nous  reste  que  des  fragments,  cités  par  des 
écrivains  de  dates  fort  différentes  et  dans  des  intentions 
très  diverses,  les  uns  pour  leur  intérêt  littéraire,  les  au- 
tres à  titre  d'arguments  dans  une  discussion  philoso- 
phique, quelques-uns  seulement  en  vue  de  faire  con- 
naître historiquement  les  doctrines  de  leurs  auteurs.  11 
en  résulte  qu'il  est  fort  difficile  de  reconstituer  ces  doc- 
trines avec  précision  et  continuité  :  on  en  ressaisit  quel- 
ques parcelles,  mais  à  chaque  instant  la  chaîne  se 
rompt,  et  les  proportions  générales  échappent;  d'autant 
plus  que,  parmi  les  anciens  eux-mêmes,  tous  ne  citent  pas 
d'original.  Beaucoup  d'écrits  furent  perdus  de  bonne  heure 
et  on  ne  les  connut  désormais  que  par  des  extraits  ou  par 
d'autres  citations  antérieures. 

Même  obscurité  sur  la  chronologie,  si  importante  pour 
établir  le  développement  de  chaque  système  et  Tinfluence 
qu'ils  ont  eue  les  uns  sur  les  autres.  Les  dates  de  tous  ces 
vieux  philosophes  sont  fort  incertaines.  La  plupart  de  nos 
renseignements  nous  viennent,  à  travers  plusieurs  înter- 


47^     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

médiaires  sans  critique,  des  savants  de  Tépoque  alexan- 
drine,  tels  qu'Apollodore,  Sosicrate,  Sotion  :  Diogène 
Laëi'ce,  notammeot,  les  cite  sans  cesse  \  Or  il  est  aisé 
de  voir  que  les  dates  données  par  ces  divers  érudits 
étaient  loin  de  concorder  toujours.  C'est  la  preuve  que 
déjà  de  leur  temps  presque  toute  information  directe  et 
positive  faisait  défaut  :  on  en  était  réduit  à  des  conjec- 
tures appuyées  sur  Tétude  des  œuvres,  sur  les  allusions 
des  contemporains  et  des  successeurs,  sur  tous  les  indi- 
ces enfin  qu'on  pouvait  trouver.  Il  est  probable  que  ces 
érudits  usaient  ordinairement  de  leurs  matériaux  avec  in- 
telligence, mais  on  s'aperçoit  promptemcnt  qu'ils  obéis- 
saient aussi  à  des  préoccupations  systématiques  telles 
que  le  désir,  par  exemple,  de  trouver  partout  des  succes- 
sions régulières  de  maîtres  et  de  disciples  et  de  mettre 
à  tout  prix  les  hommes  en  relations  les  uns  avec  les  autres. 
D'autres  s'appliquent  à  déterminer  le  moment  le  plus 
brillant  {àx[i.r;)  de  chaque  écrivain,  et  le  rapportent  d'une 
manière  arbitraire  à  Tâge  de  quarante  ans.  De  telle  sorte 
que  toutes  ces  dates  sont  fort  sujettes  à  caution,  et  que 
nous  ne  pouvons  nous  flalter  d'atteindre  à  autre  chose 
qu'une  approximation  assez  grossière. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  tout  le  détail  de  ces  discus- 
sions. Pour  ce  qui  est  des  doctrines,  Thistoire  littéraire 
peut  se  résigner  facilement  à  ignorer  beaucoup  :  ce  qu'elle 
cherche  surtout  à  mettre  en  lumière,  c'est  cette  partie  de 
la  doctrine  qui,  dans  le  philosophe,  montre  l'homme, 
c'est-à-dire  une  certaine  forme  d'esprit  qu'elle  peut  ratta- 
cher à  d'autres  échantillons  analogues.  Elle  n'a  donc  pas 
à  reconstituer  chaque  système  dans  son  intégrité;  il  lui 
suffit  de  quelques  traits  décisifs  et  caractéristiques  ;  peu 
lui  importe,  après  cela,  qu'un  Heraclite,  par  exemple,  ait 


i.  L'ouvrage  de  Diogène  Laorce,  lUç\  fjtcov  xa\  SoYiiarcov  twv  iv  91- 
Xodoyta  £J5oxijiir,^dtvT(ov,  e.=>l  aujourd'hui  notre  principale  source. 


ORIGINES  DE  LA   PHILOSOPHIE  GRECQUE       473 

résolu  d'une  manière  ou  d'une  autre  tel  problème  secon- 
daire qui  n'a  par  lui-même  que  peu  d'intérêt.  Poureequiest 
de  la  chronologie,  il  faut  aussi  s'en  tenir  aux  grandes  li- 
gnes. Dans  cette  mesure,  il  est  possible  d'arriver  à  des  con- 
clusions solides.  La  meilleure  chance,  on  le  conçoit,  c'est 
quand  les  philosophes  eux-mêmes  ont  fait  allusion  h  quel- 
qu'un de  leurs  prédécesseurs;  la  suite,  alors,  s'établit 
avec  netteté.  Quoi  qu'il  en  soit,  jetons  d'abord  un  coup 
d'œil  sur  l'ensemble  de  cette  histoire  pour  en  démêler  les 
caractères  essentiels  et  les  directions  principales  '. 

Bien  que  «  philosophe  »  soit  un  mot  grec,  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'on  désigna  d'abord  ceux  qui  créèrent  ce  que  nous 
nommons  philosophie.  Le  terme  ordinairement.usité  était 
celui  de  «  savant  »  ou  de  «  sage,  »  copo;,  mot  vague,  qui 
a  changé  plusieurs  fois  de  sens  à  mesure  que  changeait 
en  Grèce  la  notion  môme  de  la  supériorité  intellectuelle. 
C'est  Pythagore,  dit-on,  qui,  jugeant  ce  mot  de  «  savant  » 
trop  ambitieux,  inventa  celui  d'  «  ami  de  la  science,  » 
(piW^ocpo;  :  Dieu  seul,  disait-il,  était  vraiment  sage  et  sa- 

1.  Principaux  ouvrages  à  consulter  sur  l'histoire  des  systèmes  et 
leur  chronologie  : 

Zeller,  Philosophie  der  Grîechen,  Leipzig;,  1839-1868.  Une  traduction 
française  de  cet  ouvra^re  monumental  a  été  entreprise  par  M.  Bou- 
troux  ;  il  en  a  paru  trois  volumes  jusqu'ici  ;  les  deux  premiers  contien- 
nent l'histoire  de  la  philosophie  avant  Socrate. 

Schwegler,  Gesch.  der  griech.  Philosophie»  3^  édition,  Fribourg,  18S3; 
résumé  fort  clair  et  fort  commode. 

I*.  Tannery,  Pout*  f  histoire  de  la  science  hellène,  de  Thaïes  à  Empé- 
docle,  Paris,  1887;  excellent  livre  pour  l'étude  de  la  chronologie  des 
premiers  philosophes  et  de  leurs  connaissances  scienliûques  propre- 
ment dites. 

Windelband,  Gesch.  der  Allen  Philos.,  Nordlingen,  1889,  dans  la  col- 
lection des  Manuels  d'Iwan  Millier. 

Ajoutons  les  importants  Prolégomènes  d'Hermann  Diels,  en  tôte  de 
son  édition  dos  Doxographi  grxci  (Berlin,  1879),  et  la  thèse  de  M.  J. 
Soury,  Théories  naturalistes  du  monde  et  de  la  vie  dans  Vantiquitéy  Pa- 
ris, 1881.  Ces  indications  suffisent  pour  les  lecteurs  qui  ne  sont  pas 
philosophes  de  profession.  Ceux-ci  trouveront  dans  Sclnvegler,  p.  8-9, 
une  bibliographie  plus  complcle. 


474     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

vant*.  Mais,  malgré  Pythagore,  on  continua  jusqu'à  Pla- 
ton de  dire  souvent  ffopo;  (ou  cocpt'jr/;;)  2.  A  côté  de  ces  ter- 
mes généraux,  on  en  employait  d'autres  qui  désignaient 
avec  plus  de  précision  la  nature  particulière  des  études 
de  chacun  :  c'est  ainsi  qu'on  rencontre  fort  souvent  les 
mots  physiologue  et  théologue^  qui  s'expliquent  assez 
d'eux-mêmes. 

Celte  diversité  de  noms  correspond  à  une  certaine  di- 
versité dans  les  doctrines.  Mais,  quelles  que  soient  ces 
divergences,  par  l'objet  de  leurs  études,  par  leur  esprit, 
par  leur  méthode,  tous  ces  philosophes  se  rapprochent  : 
ils  sont  du  même  temps  et  du  même  pays. 

Le  problème  qu'ils  étudient  est  celui  que  les  vieux  poè- 
tes, dans  leurs  Théogonies,  avaient  déjà  soulevé  :  d'où 
vient  cet  univers  où  nous  vivons  ?  comment  s'est-il 
formé?  —  Problème  capital,  en  effet,  le  premier  qui  s'of- 
fre à  l'esprit  de  l'homme,  et  le  dernier  qu'il  puisse  résou- 
dre. Sur  certains  points,  les  premiers  philosophes  re- 
prennent à  peu  près  les  solutions  des  poètes.  Homère,  par 
exemple,  avait  dit  à  sa  manière,  avant  Thaïes,  que  Teau 
était  le  principe  de  tout,  quand  il  appelait  l'Océan  père 
des  dieux  '\  Mais  la  différence  est  grande,  malgré  tout, 
entre  los  anciennes  cosmogonics  poétiques  el  les  nou- 
veaux systèmes  du  monde.  Les  premières  étaient  mythi- 
ques et  religieuses  :  un  Hésiode  n'avait  pas  conscience 
d'inventer  ;  il  se  bornait  à  classer  et  à  interpréter  les  don- 
nées que  la  tradition  religieuse  lui  offrait,  et  cette  tradi- 
tion était  toute  remplie  de  caprice  et  d'arbitraire.  Les 
théories  nouvelles,  au  contraire,  sont  rationalistes  :  le 


\.  Gicéron,  Tusculanes,  V,  3;  Diogône  Laërce,  Préambule,  i2. 

2.  iloftTTr,;,  pris  liabituollcmcnt  en  bonne  part  jusqu'à  Platon,  si- 
gnifie proprement  «  celui  qui  fait  profession  d'iiabilelé  ou  de  science  » 
dans  un  ordre  d'ai'livifo  quolconciuo,  et  s'applique  non  seulement  aux 
pliilosoplios,  mais  aussi  aux  artistes  et  aux  poètes. 

a.  Iliade,  XIV,  :i01. 


OKIGINES  DE  LA  PHILOSOPHIE  GRECQUE       475 

philosophe  ne  s'autorise  que  de  sa  raison  ;  il  cherche  par- 
tout la  trace  d'une  loi  rationnelle;  s'il  garde  parfois  dans 
son  lariijage  les  noms  traditionnels  dos  divinités  popu- 
laires, ces  divinités  sont  pour  lui  tout  autre  chose  que 
pour  la  foule  :  elles  prêtent  la  diversité  de  leurs  noms  à 
l'unité  fondamentale  de  la  loi  qui  mène  toutes  choses. 
Une  autre  différence,  c'est  que  les  nouveaux  systèmes  re- 
posent sur  une  connaissance  beaucoup  plus  étendue  et 
précise  des  faits  à  expliquer.  Bien  que  la  science,  à  cette 
période  de  son  développement,  soit  plus  pressée  d'expli- 
quer que  de  savoir,  bien  qu'elle  ait  hâte  de  se  jeter  dans 
les  hypothèses  et  dans  la  métaphysique,  elle  étudie  ce- 
pendant et  elle  observe  ;  elle  perfectionne  l'astronomie, 
la  géométrie,  la  science  des  nombres.  Elle  a  d'ailleurs 
pleine  conscience  de  son  originalité  et  de  son  indépen- 
dance. Chez  plusieurs  de  ses  premiers  représentants,  on 
trouve  de  vives  attaques  contre  la  religion  des  poètes, 
contre  les  croyances  du  vulgaire.  Ces  penseurs  sentent  à 
merveille  qu'ils  sont  une  élite,  et  qu'ils  foulent,  pour  par- 
ler cr)mme  Lucrèce,  des  routes  que  nul  avant  eux  n'avait 
explorées. 

A  ce  sujet,  pourtant,  un  doute  peut  s'élever  :  est-ce 
uniquement  de  leurs  propres  recherches  qu'ils  ont  tiré 
leurs  conceptions?  ou  ne  les  ont-ils  pas  empruntées  au 
contraire  en  grande  partie  à  ce  monde  oriental  et  égyp- 
tien qui  enveloppait  la  Grèce  de  sa  mystérieuse  antiquité, 
et  qui,  durant  tant  de  siècles,  avait  accumulé,  lui  aussi, 
les  observations  et  les  systèmes?  En  fait,  on  trouve  çà 
et  là,  entre  les  systèmes  des  premiers  philosophes  grecs 
et  certaines  doctrines  orientales,  des  points  de  ressem- 
blance dignes  d'attention.  De  plus,  les  Grecs  eux-mêmes 
ont  volontiers  parlé  des  influences  orientales,  des  leçon.i 
qu'ils  avaient  reçues  de  l'Egypte  ou  de  la  Chaldée;  ils  font 
voyager  leurs  grands  hommes  en  Orient;  ils  prètentà  Py- 
thagore,  à  l^laton,  des  voyages  de  ce  genre,  sans  compter 


47G     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

que  les  premiers  physiologues,  Ioniens  de  naissance,  se 
trouvaient  voisins  des  peuples  de  l'Asie.  Par  toutes  ces 
raisons,  la  question  des  rapports  de  la  philosophie  grec- 
que avec  rOrient  s'impose  à  l'attention. 

Elle  a  été  résolue,  à  vrai  dire,  très  diversement  par  ceux 
quis*en  sont  occupes.  Les  uns,  avec  une  exagération  ma- 
nifeste, retrouvent  dans  les  divers  systèmes  grecs  toutes 
les  grandes  doctrines  orientales,  depuis  celles  de  TEgypte 
jusqu'à  celles  de  Tlnde  etde  la  Chine  K  C'est  là  de  lafan- 
taisie  pure,  car  on  ne  prouve  ni  la  similitude  absolue 
dos  idées  ni  la  réalité  des  relations  internationales  que 
supposerait  un  tel  échange  de  doctrines-.  D'autres,  au 
contraire,  ne  veulent  pas  que  la  Grèce  ait  rien  tiré  du 
dehors^  ;  c'est  peut-être  un  excès  aussi,  mais  plus  voisin 
de  la  vérité  que  le  premier. 

Il  ne  faut  pas  être  dupe  en  effet  des  ressemblances  par- 
ticulières qui  peuvent  exister  entre  telle  doctrine  chal- 
déenne  ou  égyptienne  et  les  systèmes  de  certains  philo- 
sophes grecs.  Le  nombre  des  hypothèses  qui  peuvent  se 
présenter  à  l'esprit  humain  est  limité,  surtout  à  une  même 
période  de  son  développement.  Parce  que  l'idée  d'un  li- 
mon boueux  d'où  les  êtres  seraient  sortis  se  rencontre 
dans  les  légendes  chaliléennes,  faut-il  en  conclure  que 
Thaïes  a  puisé  là  sa  théorie  de  l'eau  considérée  comme 
le  principe  des  êtres  ?  Mais  la  même  idée,  nous  l'avons 
vu,  est  déjà  exprimée  sous  forme  mythique  par  Homère. 
C'est  donc  Homère,  et  non  Thaïes,  qui  aurait  imité  les 
Chaldéens  ;  à  moins  que  lesChaldéens,  comme  Homère, 
n'eussent  mis  en  œuvre  une  tradition  déjà  ancienne,  ou 
encore  que  les  uns  elles  autres  aient  inventé  chacun  pour 

1.  (jladisch,  Die  Religion  und  die  Philosophie  in  ihrer  Wellgeschicht- 
lichrn  Entuickelung,  1852. 

2.  Zeller  (trad.  française),  t.  T.  p.  46. 

3.  Telle  est  à  peu  près  l'opinion  d'Olfried  Muller  et  do  Zeller  lui- 
moine. 


ORIGINES  DE  LA  PHILOSOPHIE  GRECQUE       477 

leur  part  la  môme  idée.  D'ailleurs  il  y  a  toujours,  entre 
ces  conceptions  prétendues  orientales  et  les  doctrines 
correspondantes  des  philosophes  grecs,  une  différence 
essentielle:  c*est  celle  que  nous  venons  de  signaler  entre 
les  idées  des  vieux  poètes  grecs  et  celles  des  philosophes; 
les  unes  sont  mythiques  et  religieuses,  les  autres  pure- 
ment rationnelles  ;  cela  suffit  à  établir  entre  elles  une  dé- 
marcation très  nette;  si  la  matière  est  analogue,  l'esprit 
est  tout  autre. 

Quant  à  la  croyance  exprimée  par  les  Grecs  relative- 
ment à  l'origine  orientale  de  leurs  idées,  il  convient, 
pour  en  mesurer  la  valeur,  de  voir  comment  elle  a  dû 
naître.  On  s'en  rend  fort  bien  compte  en  lisant  Hérodote. 
A  chaque  pas  que  fait  en  Orient  un  Grec  du  v®  siècle,  il 
est  surpris  de  reconnaître  certaines  analogies  entre  cet 
Orient  mystérieux  et  son  propre  pays.  Comme  il  a  le  sen- 
timent très  vif  que  la  civilisation  orientale  est  de  beau- 
coup la  plus  ancienne,  il  est  tout  de  suite  tenté  d'en  con- 
clure que  les  analogies  s'expliquent  par  des  emprunts 
directs  ;  et  les  prêtres  égyptiens  ou  chaldéens,  bien  en- 
tendu, ne  se  font  pas  faute  de  le  confirmer  dans  ce 
soupçon.  Plus  les  années  s'écoulent,  plus  cette  tendance 
se  fortifie.  A  mesure  qu'on  connaît  moins  l'histoire  vraie 
de  la  philosophie  grecque,  on  est  disposé  à  accorder 
davantage  à  l'Orient,  qui  finit  par  devenir,  pour  les  Néo- 
Platoniciens,  comme  la  source  unique  et  sacrée  de  toute 
sagesse.  La  légende  a  été  se  formant  peu  à  peu  :  elle 
envahit  et  gagne  do  proche  en  proche.  Est-ce  à  dire  que 
tout,  dans  cette  légende,  soit  à  rejeter,  et  que  l'Orient, 
par  un  retour  inattendu,  doive  être  considéré  comme 
absolument  étranger  au  développement  de  la  philosophie 
grecque?  Ce  serait  aller  beaucoup  trop  loin.  La  Grèce  a 
toujours  été  en  contact  fort  étroit  avec  l'Orient.  Elle  lui 
a  dû  l'écriture  ;  elle  a  reçu  de  lui,  en  matière  de  musi- 
que,   d'architecture,  de  sculpture,   de  céramique,  des 


478     GHAPITllE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

exemples  et  une  sorte  d'initiation  ;  elle  lui  a  môme  em- 
prunté quelques-uns  de  ses  cultes,  c'est-à-dire  une  partie 
de  sa  vie  morale.  Pourquoi  ne  lui  aurait-elle  pas  em- 
prunté aussi  quelque  chose  de  sa  science  ?  Il  est  très  cer- 
tain que  pour  lobservation  des  astres,  pour  la  géomé- 
trie, pour  la  connaissance  des  nombres,  l'Orient  a  dû 
être  en  partie  le  maître  de  la  Grèce.  Mais  il  y  a  une  dif- 
férence essentielle  entre  des  notions  pratiques  de  calcul 
ou  d'astronomie  et  une  philosophie  fondée  sur  ces  no- 
tions. Ce  qui  caractérise  la  Grèce,  c'est  d'avoir  dépassé 
audacieusement  le  terre-à-terre  des  notions  pratiques 
pour  bâtir  un  système  du  monde,  et  cela  non  point  à  la 
manière  inconsciente  des  théogonies,  échos  mythiques 
d'une  tradition  impersonnelle,  mais  avec  la  claire  et  calme 
affirmation  d'une  science  qui  ne  veut  relever  que  de  la 
raison.  Or  ce  n'est  pas  TOrient  qui  a  pu  enseigner  à  la 
Grèce  cette  liberté  hardie  de  l'intelligence.  S'il  lui  a  sug- 
géré des  solutions  particulières,  il  ne  lui  a  pas  donné 
l'esprit  de  curiosité  scientifique  ni  l'esprit  de  synthèse. 
Il  a  fourni  des  aliments  à  la  pensée  grecque,  mais  il  ne 
lui  a  pas  communiqué  la  hardiesse  à  concevoir,  la  liberté 
de  choisir  et  de  combiner,  l'indépendance,  toutes  ces 
qualités  enfin  qui  sont  le  fond  même  et  l'essence  de  l'es- 
prit philosophique.  Aussi,  quoi  qu'on  doive  penser  peut- 
être  des  relations  plus  ou  moins  problématiques  de  tel 
philosophe  grec  avec  TOrient,  il  est  permis  de  dire  que  la 
philosophie  grecque,  à  la  considérer  dans  son  esprit,  est 
originale  :  car  les  notions  mêmes  qu'elle  a  pu  emprunter 
ailleurs  sont  devenues  siennes  par  la  valeur  toute  nou- 
velle qu'elle  leur  a  donnée. 

L'originalité  de  la  philosophie  grecque  se  montre  dans 
la  logique  qui  préside  à  son  développement.  On  voit  en 
effet  les  doctrines  et  les  méthodes  sortir  les  unes  des 
autres,  se  combattre,  se  compléter,  avec  une  régularité 
qui  exclut  l'idée  d'une  induence  extérieure  prépondérante. 


ENCHAINEMENT  DES  SYSTÈMES  479 

Malgré  les  obscurités  de  la  chronologie,  rensemble  est 
assez  clair. 

Tout  d'abord  l'esprit  ionien  cherche  l'origine  des 
choses  dans  un  des  éléments  des  choses  sensibles  (l'eau, 
par  exemple,  ou  Tair),  ou  dans  la  matière  confuse  et 
indistincte.  Pythagore  rejette  cet  ordre  d'explications  :  il 
fait  consister  1  Être  dans  le  Nombre,  c  est-à-dire  dans 
une  abstraction,  mais  qu'il  prend  pour  quelque  chose  do 
concret  ;  c'était  au  fond  une  manière  de  dire  que  la  ma- 
tière sensible  n'arrive  vraiment  à  l'existence  que  par  la 
proportion  et  par  la  forme.  Xénophane,  à  son  tour,  rem- 
place le  Nombre  par  l'Unité  ;  l'Être,  dans  son  essence, 
est  immuable,  immobile  (co  qu'il  tache  d'ailleurs  de 
concilier  avec  une  partie  au  moins  des  doctrines  ionien- 
nos,  car  celles-ci  lui  paraissent,  sinon  aller  au  fond  des 
choses,  du  moins  offrir  une  explication  des  apparences 
sensibles  que  prend  l'Être).  Tandis  que  Parménide  pousse 
à  bout  la  doctrine  de  Xénophane,  Heraclite  en  prend  le 
conlre-pied  :  rcssence  de  l'Être  n'est  pas  l'immobilité, 
c'est  le  changement;  le  principe  des  choses  est  le  feu, 
image  de  cette  mobilité  incessante  qui  entraîne  tout. 
Arrive  alors  l'âge  des  conciliateurs.  Anaxagore,  tout  en 
gardant  quelque  chose  de  la  physique  ionienne  et  du 
mouvement  d'Heraclite,  cherche  un  principe  d'unité 
moins  abslrait  que  l'Un  des  Eléates  :  il  appelle  Raison 
(XoOç)  le  principe  do  mouvement  et  de  séparation  qui 
débrouille  son  chaos.  Empédocle  d'Agrigcnte  emprunte 
à  tous  CCS  systèmes.  Mais  l'âge  des  concilialeurs  est 
d'ordinaire  aussi  celui  des  sceptiques  :  la  diversité  des 
afflrmations  contraires  produit  ces  deux  effets,  de  pousser 
les  uns  à  chercher  un  moyen  terme,  les  autres  à  tout 
rejeter.  Ce  dernier  parti  est  celui  que  prennent  les 
sophistes  du  v®  siècle.  Renoncer  à  la  vaine  poursuite  de 
la  science  totale,  sur  laquelle  on  a  jusque-là  tant  affirmé 
et  si  peu  prouvé,  s'enfermer  dans  la  connaissance  des 


A80     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET    HISTOIRE 

choses  utiles  à  la  vie  pratique,  voilà  leur  dodrine.  De  là, 
Socrato  va  lirer  à  son  tour  sa  philosophie  morale,  en 
essayant  de  prouver  que  la  seule  chose  utile  est  la  con- 
naissance scientifîque  de  la  justice.  Avec  les  sophistes 
et  Socrale,  une  autre  période  de  la  philosophie  com- 
mence :  le  monde  moral,  jusque-là  subordonné  à  l'uni- 
vers physique,  passe  au  premier  plan,  et  si  les  socrati- 
ques, en  dépit  des  leçons  de  leur  maître,  essaient  encore 
de  reconstruire  un  système  de  l'univers,  c'est  en  par- 
tant de  ridée  morale  du  Bien.  Nous  n'avons  pas  à  abor- 
der pour  le  moment  cette  nouvelle  forme  de  la  philoso- 
phie. Nous  ne  parlerons  pas  non  plus  ici  des  atomistes 
qui  poursuivent,  à  côté  des  sophistes  et  de  Socrale,  la 
grande  tradition  naturaliste  de  la  philosophie  ionienne. 
Démocrite,  le  plus  grand  des  atomistes,  a  pu  lire  une 
partie  des  dialogues  de  Platon  ;  par  la  date  de  sa  vie, 
par  certains  caractères  de  son  style  et.de  sa  pensée,  il 
n'appartient  plus  à  la  période  des  débuts;  c'est  dans 
riiistoire  de  la  science  grecque  à  la  fin  du  v*  siècle  et  au 
début  du  IV®  que  sa  place  est  marquée. 

On  voit  les  traits  principaux  qui  distinguent  cette  pre- 
mière période  de  la  philosophie  grecque  :  vif  élan  de 
l'esprit  vers  la  solution  des  plus  hauts  problèmes,  puis- 
sant et  candide  effort  pour  ramener  l'infinie  complexité 
des  choses  réelles  (à  peine  étudiées  encore  et  fort  mal 
connues)  à  un  enchaînement  d'une  simplicité  trompeuse, 
hardiesse  à  deviner,  à  pousser  dans  toutes  les  directions, 
sagacité  parfois  pénétrante,  et  impuissanceà  rien  démon- 
trer. Le  fond  de  la  méthode,  c'est  d'abord  l'hypothèse    à 
outrance  ;  celle-ci  s'appuie  bien  sur  quelques  faits  réels, 
observés  parfois  avec  une  finesse  ingénieuse,  mais  elle 
les  dépasse  de  beaucoup.  L'hypothèse  affirme  sans  dis- 
cuter :  elle  parle  en  style  d'oracle.  Après  l'hypothèse 
paraît  la  déduction  géométrique,  qui  arrive  à  toute  sa 
rigueur  avec  Parménide.  Le  raisonnement  philosophique 


LES  RAGES  ET  LES  ÉCOLES        481 

est  alors  aussi  serré,  mais  aussi  vide  de  réalité,  qu'un 
raisonaement  mathématique.  Au  milieu  de  ces  tentati- 
ves, la  pensée  cependant  se  fortifie  et  s'assouplit  ;  la 
prose  acquiert  peu  à  peu  le  sentiment  des  qualités  dia- 
lectiques et  vigoureuses  qu'elle  déploiera  dans  la  période 
attique. 

Chose  singulière,  dans  l'incertitude  qui  règne  encore 
sur  la  séparation  exacte  des  deux  domaines  de  la  prose 
et  de  la  poésie,  ce  ne  sont  pas  les  systèmes  des  physio- 
logues,  plus  attachés  à  la  réalité  sensible,  qui  s'expriment 
dans  le  langage  de  la  sensibilité  et  de  Timagination.  C'est 
Xénophane  d*abord,  ensuite  Parménide..  qui  exposent  en 
vers  la  doctrine  de  TUn,  comme  si  la  vivacité  de  leur 
enthousiasme  était  une  compensation  sufGsante  au  carac- 
tère abstrait  de  leur  système.  Empédocle  les  suit,  mais 
avec  plus  d'adresse  et  moins  de  naïve  ardeur  métaphy- 
sique. 

Dans  cette  floraison  de  systèmes,  ce  sont  d'abord  les 
Ioniens  d'Asie-Mineure,  ensuite  les  Doriens  de  la  Grande- 
Grèce  et  de  la  Sicile  qui  tiennent  le  premier  rang  :  mais 
ceux-ci  même  ont  des  Ioniens  pour  guides,  car  Xéno- 
phane est  de  Colophon  et  Pythagore  est  de  Samos.  Les 
Doriens  du  Péloponnèse  et  les  Éoliens  ne  seront  jamais 
do  grands  philosophes.  Quant  aux  Attiques,  leur  heure 
ne  doit  venir  qu'avec  Socrate.  Chacune  des  races  grec- 
ques, en  somme,  reste  fidèle  à  son  caractère.  L'Ionie, 
qui  a  créé  l'épopée,  crée  aussi  la  science  :  elle  est  à  Ta- 
vant-garde  en  toute  spéculation.  La  Grande-Grèce  et  la 
Sicile  sont  de  race  mélangée  et  active.  Les  Doriens  purs 
vivent  plus  qu'ils  ne  rêvent.  Les  Éoliens  en  sont  restés 
à  la  chanson.  Athènes,  enfin,  recueille  les  inventions  des 
autres  races,  les  mûrit  et  les  fait  servir  à  la  connaissance 
du  monde  moral. 

Nous  venons  d'indiquer  à  grands  traits  les  caractères 
essentiels  de  la  philosophie  grecque  dan»  cette  première 

Hist.  do  la  Litt.  grecque.  —  T«  II»  31 


482     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

période.  Il  nous  reste  à  étudier  tour  à  tour  chacun  des 
grands  noms  qui  la  représentent.  Mais,  dans  cette  revue, 
ce  n'est  pas  au  détail  des  doctrines  que  nous  aurons  à 
nous  attacher  :  c^est  avant  tout,  nous  l'avons  dit,  au  côté 
littéraire  du  problème,  c'est-à-dire  à  l'histoire  de  l'art  île 
penser  et  d'écrire  telle  que  les  œuvres  de  ces  philosophes 
nous  la  font  connaître.  Il  arrivera  donc  nécessairement 
que  la  place  donnée  à  chacun  d'eux  sera  parfois  diffé- 
rente de  celle  à  laquelle  ils  auraient  droit  dans  une  his- 
toire de  la  philosophie.  Descartes,  qui  tient  uue  des  pre- 
mières places  dans  l'histoire  delà  philosophie  moderne, 
n'occupe  qu'un  rang  secondaire  dans  l'histoire  de  la  lit- 
térature du  XVII*  siècle. 

§  2.  Les  Philosophks. 

Thaïes,  d'après  la  tradition  unanime  de  Tantîquilé, 
ouvre  la  liste  des  philosophes  aussi  bien  que  celle  des 
Sept  Sages.  Comme  il  paraît  n'avoir  rien  écrit  *,  il  n'ap- 
partient pas  rigoureusement  à  notre  sujet  ;  mais  il  en 
est  de  lui  comme  de  Socrate  :  il  a  plus  agi  sur  la  littéra- 
ture que  beaucoup  de  ceux  qui  ont  écrit  ;  il  fut,  selon  le 
mot  d'Aristole,  le  chef  et  l'initiateur  («p'jpoyo;)  de  toule 
cette  sorte  de  philosophie  -. 

Il  était  né  k  Milct,  d'une  vieille  famille  thébaine  qui 
rattachait  son  origine  aux  compagnons  phéniciens  de 
Cadmus  ^  Il  voyagea,  dit-on,  en  Egypte,  où  il  apprit 
l'arithmétique,  la  géométrie  et  l'astronomie.  Revenu  en 
Asie-Mineure,  il  s'occupa  des  aflaires  publiques,  s'il  est 
vrai,  comme  le  rapporte  Hérodote  \  qu'il  ait  conseillé 

1.  C'est  ce  que  dit  Théophraste»   cité  par  Simplicius,  Comm,  sur  la 
Physique  d'Arûtt,,  6,  A.  Cf.  Diogène  Laërce,  I,  23. 

2.  Mélaphys,,  I,  3,  p.  983,  B,  20  (Bokker). 

3.  Hérodote,  I,  !70;  Diogène  Laorce,  I,  22. 

4.  Hérodote,  ibid. 


TIIALÉS  483 

aux  Ioniens,  ses  compatriotes,  de  former  une  confédéra- 
tion avec  un  centre  unique,  afin  d'être  plus  forts  pour 
résister  aux  barbares.  Mais  il  fut  surtout  un  savant  et  un 
pbilosophe.  ApoUodore*  le  faisait  vivre  soixante-dix-huît 
ans,  de  624  à  u47  ;  disons  seulement  qu'il  vivait  dans  la 
première  moitié  du  vi®  siècle. 

Sa  réputation  de  savant  fut  si  grande  qu'elle  resta 
dans  le  souvenir  du  peuple.  On  faisait  de  lui  le  héros  de 
mainte  légende.  L'aventure  de  l'astrologue  qui  se  laisse 
choir  dans  un  puits  est  racontée  par  Platon  comme  étant 
arrivée  à  Thaïes  ^.  En  revanche,  un  autre  récit  populaire 
mettait  en  lumière  son  esprit  pratique  :  on  disait  qu'un 
jour,  ayant  été  seul  à  prévoir  que  la  récolte  des  olives 
serait  abondante,  il  avait  acheté  d'avance  tous  les  pres- 
soirs à  huile,  alin  de  montrer  à  ses  concitoyens  combien 
il  lui  eût  été  facile  de  s'eûrichîr  s'il  l'avait  voulu  ^.  Ces 
légendes  n'ont  d'autre  intérêt  que  de  montrer  l'impres- 
sion profonde  produite  sur  les  contemporains  par  la 
grandeur  de  son  savoir. 

Est-ce  encore  une  légende  que  ce  récit  d'après  lequel 
il  aurait  prédit  une  éclipse  de  soleil  arrivée  pendant  une 
bataille  entre  les  Mèdes  et  les  Lydiens  ^  ?  Quelques  mo- 
dernes ont  exprimé  des  doutes  à  ce  sujet.  Mais  les  meil- 
leurs juges  ne  considèrent  pas  comme  impossible  qu'une 
prédiction  de  ce  genre,  appuyée  sur  une  longue  série 
d'observations  chaldéennes  ou  égyptiennes,  pût  être 
faite  (d'une  manière  tout  empirique,  assurément,  et  assez 
peu  précise)  avec  des  chances  suffisantes  de  succès  \  Il 
est  d'ailleurs  vraisemblable,  selon  la  juste  remarque  de 
Bergk,  que  c'est  surtout  cette  prédiction  qui  Gt  sa  gloire: 

1.  Cité  par  Diogèue  Laërce,  I,  38. 

2.  Tftéétete,  p.  174,  A-B;  cf.  Diogône  Laërco,  I,  34. 

3.  Aristote,  Polit,,  I,  11,  p.  12o9,  A;  Diogène  Laërce,  I,  26. 

4.  Hérodote,  I,  74. 

li.  Taiincry,  oiiv.  cité,  p.  30  etsuiv. 


484     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

s'il  n'avait  été  que  géomètre  ou  philosophe  spéculatif,  la 
foule  l'eût  ignoré. 

Comme  savant,  on  lui  attribue  certains  progrès  astro- 
nomiques, notamment  la  substitution  de  la  Petite  Ourse 
à  la  Grande  Ourse  dans  les  observations  des  navigateurs. 
Mais  rien  de  tout  cela  ne  révèle  avec  certitude  des  re- 
cherches vraiment  originales.  En  matière  de  science 
positive,  il  parait  avoir  été  surtout  le  disciple  intelligent 
des  Phéniciens  et  des  Égyptiens,  et  avoir  joué  le  rôle 
d'un  intermédiaire  habile  entre  eux  et  ses  compatriotes. 

Mais  il  ne  s'en  tint  pas  à  ce  genre  de  connaissances  : 
sa  curiosité  de  Grec  et  d'Ionien,  provoquée,  mais  non 
satisfaite  par  les  vieilles  cosmogonios  épiques,  voulut 
agiter  de  nouveau  Téternel  problème.  Il  disait,  à  la 
manière  des  poètes,  que  «  tout  était  plein  do  dieux  », 
faisant  ainsi  allusion,  suivant  Aristote,  aux  manifesta- 
tions innombrables  de  la  vie  K  Sur  l'origine  des  choses, 
il  avait  une  théorie  :  il  croyait  que  tout  venait  de  Teau. 
C'est  pour  cela,  dit  encore  Aristote,  qu'il  se  représentait  la 
terre  comme  nageant  à  la  surface  de  l'eau ^.  Quels  étaient 
au  juste  le  sens  et  la  portée  de  ces  affirmations  ?  Les  an- 
ciens eux-mêmes  n'en  savaient  pas  plus  que  nous  à  cet 
égard;  car.  Thaïes  n'ayant  rien  écrit,  on  ne  pouvait 
connaître  sa  doctrine  que  par  quelques  souvenirs  légers 
et  flottants  qui  s'en  étaient  sans  doute  conservés  dans 
l'ouvrage  de  son  successeur  Anaximandre.  Peu  importe, 
après  tout  :  ce  qui  est  intéressant,  c'est  bien  moins  de 
connaître  le  détail  des  vues  de  Thaïes,  nécessairement 
superficielles  et  grossières,  que  d'en  noter  l'apparition, 
et  de  saisir  ainsi,  au  point  initial,  l'impulsion  décisive 
qui  va  donner  le  branle  à  toute  la  philosophie  et  à  toute 
la  science  des  Hellènes. 

1.  Aristote,   De  l'Ame,  I,   5,  p.  411,  A,  7   (wavra   'Rkr\py\  Ocâv  elvai). 
Cf.  Diogène  Laërce,  I,  27. 

2.  Aristote,  Mélaphys.,  I,  3,  p.  983,  B,  20. 


ANAXIMANDRE  485 

Lo  premier  philosophe  qui  ait  écrite  c'est  Aaaximaa- 
dre  de  Milet  K  Une  indication  précise  du  chronographe 
Âpollodore,  tirée  sans  doute  de  l'ouvrage  même  d*Ànaxi- 
mandre,  nous  apprend  qu'en  547  il  avait  soixante-quatre 
ans  ^.  Il  était  donc  né  en  611,  et  avait  écrit  son  livre 
dans  sa  vieillesse.  Compatriote  et  contemporain  de  Tha- 
ïes ^  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  connu  à  merveille 
les  idées  de  celui-ci  ;  ayant  écrit  sur  le  tard,  il  put,  dans 
l'exposé  qu'il  fit  de  ses  propres  opinions,  rappeler  celles 
de  son  prédécesseur  pour  les  combattre  ou  les  corriger. 
Le  titre  de  l'ouvrage  était  probablement  neptcpOcto;.  Une 
tradition  rapporte  qu'il  prit  part  à  la  fondation  d*une 
colonie  milésienne  ^.  On  ignore  la  date  de  sa  mort. 

On  comprend  qu'Anaximandre  ait  eu  la  pensée  de 
mettre  son  système  par  écrit  :  car  le  peu  que  nous  en 
connaissons  montre  en  lui  un  esprit  original  et  puissant 
dont  les  idées  étaient,  sinon  toujours  claires,  du  moins 
profondes  et  bien  liées.  Ainsi  que  Thaïes,  il  était  à  la  fois 
un  savant  pratique  et  un  philosophe.  Il  avait  construit, 
disait-on,  un  gnomon  qu'on  voyait  à  Lacédémone  ;  puis 
une  sphère  *  (peut-être  une  sphère  céleste),  et  une  sorte 
de  <c  table  géographique  »  ou  mappemonde  S  la  même 
sans  doute  qu'Aristagoras,  vers  la  fin  du  vi®  siècle,  mit 
sous  les  yeux  des  Spartiates  '.  —  Le  monde,  suivant  lui, 
était  sorti  non  de  l'eau,  comme  le  disait  Thaïes,  mais 
d'une  matière  primitive  qu'il  appelait  to  à-eipov.  Qu'en- 
tendait-il par  ce  mot?  Voulait-il  exprimer  l'étendue  illi- 

1.  Nous  no  parlons  pas  do  Phérécyde  de  Syros,  qui  est  un  mysti- 
que. Cf.  plus  haut,  p.  454  et  401). 

2.  Dioî3[èuo  Laërco.  II,  2.  Diogéne  dit  d'ailleurs  formellement  qu'A- 
poUodoro  avait  encore  pu  lire  le  livre  d'Anaximandre,  perdu  depuis. 

3.  Strabon.  I,  11  (p.  7,  Cas.):   0aXoO  yeyovoTa  yvr/ïpniov  xaX  noXiTTjv. 

4.  Élien,  Uist.  variée,  III,  17. 
o.  Diogèno  Laërce,  II,  2. 

6.  Strabon,  I,  11  (p.  7,  Cas.). 

7.  Héroddte.  V,  40. 


48a   GiiÂPiTaïc  IX.  —  PHILOSOPHIE  et  histoire 

mitée  do  cette  matière?  ou  la  nature  ambiguë  et  mal 
défim'e  de  réiémont  unique  d'où  toutes  choses  devaient 
sortir  et  qui,  suivant  certains  textes,  tenait  le  milieu 
entre  Tair  et  Teau  ?  Les  anciens  semblent  avoir  préféré 
le  premier  sens  K  Les  modernes  hésitent  ^  Quoi  qu'il  en 
soit,  tout  était  sorti  de  cet  à-eipov  par  séparation  ou  dis- 
tinction (iV-xuci;)  :  tout  devait  un  jour  y  rentrer,  en 
attendant  de  nouvelles  naissances  et  de  nouvelles  morts: 
car  la  vie  présente  n'était  qu'un  court  moment  dans  cette 
série  rythmique  d'oscillations  entre  la  naissance  et  la 
mort  universelles.  Anaximandre  décrivait  le  ciel,  la  for- 
mation et  le  cours  des  astres,  les  terres  et  les  mers.  Il 
reprenait  Tidée  de  Thaïes  pour  expliquer  l'origine  des 
êtres  terrestres.  Une  fois  l'eau  séparée  de  la  matière  pri- 
mitive, elle  avait  engendré  les  premiers  animaux.  Ceux- 
ci  à  leur  tour  en  avaient  produit  d'autres.  Les  espèces 
s'étaient  multipliées, distinguées  les  unes  des  autres, per- 
fectionnées. L'homme  était  une  des  plus  récentes  \  —  Il 
est  impossible  de  rappeler  ces  opinions  sans  être  frappé 
de  la  ressemblance  qu'elles  offrent  avec  quelques-unes  des 
théories  les  plus  modernes  de  la  science,  et  sans  admi- 
rer l'esprit  pénétrant  qui  traçait  ainsi  à  grandes  lignes 
un  système  de  la  nature  dont  certaines  parties  subsistent 
encore  aujourd'hui. 

Comme  écrivain,  nous  ne  pouvons  plus  juger  Anaxi- 
mandre que  sur  quelques  mois,  à  peine  sur  quehjues 
phrases.  Cela  suffit  pourtant  pour  nous  donner  une  idée 
du  tour  poétique  de  son  style.  Il  appelait  les  astres 
«  dieux  célestes  *  ».  Il  parlait  de  la  matière  illimitée, 
de   l'à^retpov,   avec  une  sorte    de   grandeur  religieuse  : 

1.  Aristole,  Physique,  III,  4,  p.  20:î,  ]\. 

2.  Cf.  surloiit  Tannery,  p.  î«:{. 

3.  Voir  les  textes  clans  Mnllach.  p.  237-230,   on  dans  Zellor,  I.  I, 
p.  230  ot  suiv.  (trad.  franr.nise). 

4.  Plutarque,  Opinintis  des  p/tilos.,  I,  7. 


ÂNAXIMËNE  487 

«  Elle  embrasse  toute!  mène  tout Elle  est  immortelle 

et  sans  fin  ^  ».  Pour  expliquer  sa  théorie  des  destructions 
et  des  renaissances  périodiques  de  l'univers,  il  parlait  de 
a  rinjustice  »  de  cet  univers,  qui  «  portait  la  peine  do 
ses  fautes  ^  ».  On  voit  qu'Ànaximandre^  bien  que  prosa* 
teur  et  philosophe,  restait  par  plus  d'un  côté  Télève  des 
Dpètes  épiques  et  élégiaques. 

Après  Ânaximandre,  la  tradition  place  Anaximène,  né 
aussi  à  Milet  ^  Mais  les  indications  relatives  aux  dates 
de  sa  vie  forment  un  chaos  inextricable.  Tout  ce  qu*on 
en  peut  dire,  c'est  qu'il  vécut  entre  Anaximandre  et  Ana- 
xagorc,  plus  près  sans  doute  du  premier  que  du  second. 
Il  aurait  même  été  tout  à  fait  son  contemporain  (plus 
jeune  seulement  d'une  dizaine  d'années)  si  Ton  admet- 
tait comme  établie  une  ingénieuse  conjecture  proposée 
par  M.  Dicls  *. 

Anaximène  paraît  avoir  eu,  sur  la  constitution  géné- 
rale du  monde,  des  notions  sensiblement  plus  exactes 
que  celles  de  ses  prédécesseurs  '.  On  peut  se  demander 
s'il  n'a  pas  eu  connaissance  de  certaines  idées  pythago- 
riciennes. Au  point  de  vue  philosophique,  il  est  un  con- 
tinuateur de  Thaïes  et  d'Anaximandre.  Comme  eux,  il 
cherche  l'élément  primitif  des  choses;  il  crut  le  trouver 
dans  «  Tair  ».  A  l'idée  de  «  séparation  »,  par  laquelle 
Anaximandre  expliquait  l'apparition  des  diverses  subs- 
tances, il  substitue  celle  de  la  condensation  et  de  la  raré- 
faction, qui  change  l'air  primitif  soit  en  feu,  soit  en  eau 


i,  Mullach,  fragm.  1  (dans  Âristotc,  Phi/sifjue,  III,  4). 

2.  Fra^m.  2. 

3.  Dioiïène  Laërce.  II.  3;  Suidas,  'AvaÇtpilvr,;. 

4.  Il  suppose  que  Dio^ône  Laërce,  citant  Apollodor^,  a  donné  par 
erreur  comme  la  date  de  la  naissance  d'Anaximènc  celle  do  sa  mort 
{Rhemisches  Mus.,  t.  XXXI,  p.  27). 

5.  Tanner  y,  p.  i.S4. 


488     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

et  en  terre.  La  conception  nouvelle  était  évidemment  plus 
profonde  à  la  fois  et  plus  féconde. 

Diogène  Laërce  parle  de  la  simplicité  de  son  langage, 
emprunté  au  pur  dialecte  ionien  K  II  est  donc  probable 
qu'il  avait  su,  mieux  qu'Anaximaodre,  s'affranchir  de 
rimitation  inconsciente  des  poêles.  Mais  nous  en  sommes 
réduits  sur  ce  pointa  croire  Diogène  sur  parole;  il  i>o 
nous  reste  plus  une  ligne  du  Ilepi  (pu<7io;  d'Anaximène. 

En  même  temps  que  l'école  de  Milet  développait  ses 
systèmes  naturalistes,  un  Ionien  de  Samos,  Pythagore, 
ouvrait  à  la  philosophie  une  autre  voie.  11  résulte  des 
témoignages  les  plus  dignes  de  foi  que  Pythagore  n'avait 
laissé  aucun  écrit.  Mais  sa  doctrine,  comme  celle  de  Tha- 
ïes, a  exercé  sur  la  pensée  grecque  une  action  si  décisive 
qu'il  est  impossible  de  n'en  pas  rappeler  les  principaux 
traits.  Elle  est  d'ailleurs  mal  connue  dans  les  détails.  Le 
Pythagorisme,  comme  rOrphisme,  a  prolongé  sa  vie  à  tra- 
vers les  âges  en  se  transformant  peu  h  peu.  Le  système 
primitif  s'est  surchargé  d'une  frondaison  touffue  d'idées 
récentes.  En  outre,  le  chef  de  l'école  est  devenu  un  per- 
sonnage légendaire  ;  sa  biographie  s'est  obscurcie  comme 
sa  doctrine.  Pour  ressaisir,  sous  cette  végétation  para- 
site, la  personne  et  la  vraie  pensée  du  fondateur,  il  faut 
s'attacher  uniquement  aux  informations  les  plus  an- 
ciennes et  sacrifier  le  reste. 

Pythagore  naquit  à  Samos  ^  Son  père  (mentionné  déjà 
par  Heraclite)  s'appelait  Mnésarque.  Les  indications  rela- 
tives à  sa  date  de  la  naissance  et  à  la  durée  de  sa  vie  sont 


1.  DiOgèno  Laërce,    II,   3  :   KéxpriTat   ts  YXwaari  *Iaôi  àirXr;  xal  aTcs- 

2.  Biographies  par  Diogène  Laërce  (VIII.  1-50).  et  surtout  par 
Porphyre  et  par  Jamblique.  Ces  dernières  ont  été  publiées  par  Wos- 
termanii  et  Boissonade  à  la  suite  du  Diogène  Laërce  de  Gobel  (Bi- 
blioth.  Didol). 


PYTHAGORE  489 

cxirômcment  divergentes  :  il  est  clair  que  les  anciens  en 
étaient  réduits  sur  presque  tous  les  points  à  des  conjec- 
tures K  Mais  on  peut  affirmer  que  la  période  la  plus 
active  de  sa  vie  doit  être  placée  dans  la  seconde  moitié 
du  \V  siècle.  Car,  d'une  part,  une  tradition  assez  géné- 
rale fait  de  lui  le  disciple  de  Phérécyde  de  Syros,  et» 
de  l'autre,  on  voit  par  la  manière  dont  Xénophane  ^,  puis 
Heraclite  ^  parlent  de  lui,  qu'il  devait  être  mort  avant 
la  fin  du  VI®  siècle.  G  est  tout  ce  qu'il  importe  de  savoir. 

La  tradition  lui  attribue  de  grands  voyages,  mais  qui 
paraissent  bien  avoir  été  imaginés  pour  expliquer  les  rap- 
ports qu'on  crut  découvrir  entre  ses  doctrines  et  celles 
des  divers  peuples  del'Orient.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que, 
dans  la  force  de  Tâge,  il  quitta  Samos  et  vint  s'établir 
dans  la  Grande-Grèce,  à  Grotone,  où  il  fonda  son  école. 
Pourquoi  cette  émigration?  La  tyrannie  de  Polycrate  à 
Samos  en  fut  peut-être  la  cause  principale  ;  peut-être 
aussi  la  nature  même  de  l'objet  poursuivi  par  Pythagore, 
moins  soucieux  de  spéculation  pure  que  de  pratique,  et 
dont  l'école  ressemblait  à  une  secte,  dut-elle  le  décider  à 
chercher  en  pays  dorien  un  terrain  mieux  préparé  à 
recevoir  ce  genre  de  prédication.  On  sait  le  succès  qui 
l'accueillit  en  Italie.  Le  Pylhagorisme  y  devint  florissant. 
A  Grotone,  à  Sybaris,  l'aristocratie  adopta  si  bien  les 
doctrines  nouvelles  que  celles-ci,  d'abord  érigées  en  une 
sorte  de  philosophie  d'État  toute-puissante,  y  furent  en- 
suite en  butte  à  la  haine  des  adversaires  de  l'aristocratie» 
et  qu'une  révolution  sanglante,  vers  la  fin  du  vi®  siècle, 
dispersa  les  adeptes  du  Pythagorisme. 

Pythagore,  h  ce  moment,  vivait-il  encore?  Les  témoi- 
gnages se  contredisent.  Les  uns  le  font  périr  dans  cette 

1.  Textes  rapportés  et  discutés  dans  Zeller,  t.  I,  p.  296,  note  1 
(trad.  fran«;aise). 

2.  Xénophane,  fvix'^m.  18  (Mullacii). 

3.  Heraclite,  fragm.  14  (MuUach). 


490     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

révolution  ;  d'autres  disent  qu'il  y  échappa  et  mourut 
tranquillement  à  Métaponte;  d'autres  enfin  (ce  sont  les 
plus  dignes  de  foi  ^)  affirment  qu'il  était  déjà  mort  quand 
ses  partisans  furent  ainsi  dispersés.  L'école,  d'ailleurs, 
ne  sembla  un  instant  détruite  que  pour  renaître  aussitôt, 
et,  au  siècle  suivant,  avec  Philolaos  et  Archytas,  elle 
brilla  d'un  nouvel  éclat. 

Le  Pythagorisme  s'offre  aux  regards  sous  deux  aspects  : 
il  est  à  la  fois  une  discipline  morale  et  un  système  de 
philosophie  théorique.  Comment  s'est  opéré,  dans  la 
pensée  du  fondateur,  le  passage  de  l'un  à  l'autre  ?  On 
peut  supposer  que  c'est  l'idée  de  l'harmonie,  conçue  à  la 
fois  comme  une  explication  théorique  des  choses  et 
comme  une  règle  pratique  de  vie,  qui  servit  de  transi- 
tion. Le  Pythagorisme  ressemble  à  la  cité  platonicienne, 
qui  est  avant  tout  une  république  idéale  fondée  sur  la 
justice,  mais  où  les  meilleurs  s'occupent  à  contempler 
dans  son  essence  cette  idée  du  juste  sur  laquelle  repose 
l'État. 

Il  y  eut  une  vie  pythagoricienne  comme  il  y  avait  une 
vie  orphique,  et  les  deux  conceptions  étaient  assez  sem- 
blables dans  la  pratique  pour  que  plus  tard  une  fusion 
se  soit  accomplie.  La  tradition  qui  fait  de  Pythagore  un 
disciple  de  Phérécyde  exprime  avec  justesse  cette  relation. 
Mais  Pythagore,  esprit  puissant  et  autoritaire,  donna 
sans  doute  plus  de  force  et  de  cohésion,  plus  de  profon- 
deur aussi,  à  la  nouvelle  discipline  morale  dont  il  fut 
l'initiateur.  Nul  doute  d*ailleurs  qu'il  n'ait  dû  beaucoup  à 
des  influences  dorienncs.  Diverses  légendes  traduisent 
cette  idée  :  on  faisait  de  lui  un  fils  d*Apollon  *  ;  on  ra- 
contait qu'il  avait  reçu  sa  doctrine  de  la  prêtresse  del- 
phîque  Thémistocléa  ^;  on  le  faisait  voyager  à  Sparte  et 

i.  Aristoxénc,  cité  par  Jamblique. 

2.  Porphyre,  2. 

3.  Arisloxéin\  dans  Dioj^'ène  L  lërco,  VIII,  2\. 


PYTHAGORE  491 

en  Crète  *.  Tout  cela  signifie  que  la  discipline  pytliago- 
ricienne  avait  un  caractère  dorien  très  prononcé;  on 
comprend  qu'elle  ait  surtout  fleuri  dans  des  cités  d'ori- 
gine et  de  civilisation  doricnnes.  Les  membres  de  laseclo 
se  soumettaient  h  des  règles  rigoureuses  ^  :  chaque  heure 
du  jour  avait  son  emploi  déterminé;  les  repas  se  pre- 
naient en  commun  ;  on  pratiquait  certaines  abstinences; 
des  examens  de  conscience  fréquents  étaient  prescrits  ; 
c  était  une  sorte  de  vie  conventuelle,  soumise  à  des  rè- 
gles immuables.  Des  maximes  împératives,  véritables 
«  commandements  »  de  cette  petite  Eglise,  marquaient  h 
chacun  son  devoir;  aOro;  6<pa,  «  le  maître  Ta  dit  »,  était 
une  formule  qui  coupait  court  à  toute  discussion  ^ 

Si  le  Pythagorisme  n'avait  été  que  cein,  il  mériterait 
une  place  dans  Thislpire  des  mœurs  plutôt  que  dans 
celle  de  la  philosophie  et  de  la  littérature;  mais  il  avait 
aussi  une  partie  spéculative  et  théorique. 

Le  fondement  du  système,  c'est  que  l'essence  de  tou- 
tes choses  est  le  nombre.  Rompant  avec  Técole  ionienne, 
qui  cherchait  un  principe  physique,  il  imagine  un  prin- 
cipe mathématique.  Il  confond  l'abstrait  et  le  concret.  Il 
no  voit  pas  que  le  nombre  est  une  abstraction  ;  il  en  fait 
une  substance  et  une  cause  active.  Illusion  bizarre  aux 


1.  Dioj?ène  Laôrce,  VIÎl,  3. 

i.  Cf.  Zeller,  t.  I.  p.  310  ot  suiv. 

3.  Le  polit  poème  qu'on  appelle  les  Verf;  dorés  (xp'-xxa  é'^ïrin)  ^t  qui 
est  rmsscmont  attribué  à  Pythagorelui-niônie,  peut  donner  une  idée 
lie  ces  préceptes.  C'est  un  cours  de  morale  pratique  on  71  vers.  On 
ne  sait  qui  en  est  l'auteur.  Plusieurs  formes  suspectes  (èloixivaç  pour 
è^axsffâjxsvo;,  v.  GG  ;  âîroXsî-^a;  pour  dTcoXtuwv,  v.  70)  semblent  indi- 
quer une  rédaction  d'époque  assez  basso;  mais  le  fond  peut  en  être 
plus  ancien.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  poème  jouit  dans  Técole  pytha- 
goricienne d'une  grande  réputation,  et  nous  avons  encore  un  long 
commentaire  d'Hiôroclés  {v«  siècle  ap.  J.-C.)  sur  ces  sentences.  Les 
Vers  (tores  (ainsi  nommés  on  raison  du  grand  prix  qu'on  y  attachait) 
ont  été  publiés  dans  los  Frmjmenla  philosophorum  grœcorum  df^Mul 
lach  (Didot),  t.  I,  p.  193.1^9. 


492     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

yeux  des  modernes,  habitués  depuis  des  siècles  à  ces 
distinctions  ;  mais  bien  naturelle,  si  l'on  songe  qu'encore 
au  temps  de  Platon  un  sophiste  pouvait  confondre  l'idée 
abstraite  de  beauté  avec  l'idée  concrète  d'un  objet  réel- 
lement beau^  Et  erreur  féconde,  après  tout,  puisqu'elle 
introduisait  dans  la  science  théorique  dos  choses  la  con- 
sidération d'un  élément  nouveau  et  capital,  le  seul  vrai- 
mont  intelligible,  celui  de  la  forme  exprimée  mathémati- 
quement. L^origine  de  cette  idée  n'est  pas  douteuse,  et 
elle  fait  grand  honneur  à  Pythagore  :  véritable  fondateur 
des  mathématiques  en  Grèce,  il  ne  s'était  pas  contenté 
d'étudier  les  nombres  en  eux-mêmes,  il  avait  voulu  tout 
calculer  et  tout  mesurer  ;  il  avait  porté  partout  le  calcul 
mathématique;  or,  voilà  qu'aussitôt  d'étranges  rapports 
lui  étaient  apparus  de  tous  côtés  :  en  musique,  entre  la 
sensation  produite  par  la  note,  et  le  nombre  qui  repré- 
sente la  longueur  de  la  corde  sonore;  en  géométrie, 
entre  la  sensation  qui  résulte  de  la  forme  visible,  et  le 
nombre  qui  traduit  cette  forme.  Comment  de  pareilles 
découvertes  n'auraient-elles  pas  jeté  son  esprit  dans  une 
sorte  d'ivresse  et  d'enthousiasme  ?  Dès  lors,  il  Bt  du 
nombre  le  principe  unique  de  tout  ce  qui  existe,  du 
monde  moral  ainsi  que  du  monde  physique. 

Pour  ce  qui  est  du  monde  physique^  disons  seulement 
que  la  cosmologie  pythagoricienne,  très  imparfaite  en- 
core, est  cependant  en  grand  progrès  sur  celle  de  ses 
prédécesseurs  ;  et,  chose  curieuse,  c'est  en  partie  sans 
doute  à  Tobservation,  mais  en  partie  aussi  à  certaines 
conceptions  a  priori  tirées  des  nombres,  que  Pythagore 
a  dû  cette  supériorité.  Inutile  d'ailleurs  d'entrer  dans 
les  détails  du  système  :  sur  le  nombre  et  l'ordre  des  pla- 

i.  Aujourcrhui  même,  à  vrai  dire,  combien  de  gens  comprennent  à 
fond,  et  sans  jamais  s'y  tromper,  que  le  triangle  dont  le  géomètre 
étudie  les  propriétés  est  un  triangle  idéal,  et  non  celui  qui  est  figuré 
sur  le  tableau? 


PYTHAGOHE  493 

nèles,  sur  le  feu  contrai,  sur  rantiterre,  sur  Tharmonio 
des  sphères,  on  trouvera  chez  les  historiens  de  la  phi« 
losophio  des  explications  qui  seraient  ici  superflues.  Bor- 
nons-nous  à  rappeler  que  c'est  lui,  selon  la  tradition,  *  qui 
eut  le  premier  l'idée  d'appeler  le  monde  Koap;,  c'est-à- 
dire  «  ordre  »  ;  beau  mot,  qui  a  fait  fortune  ;  idée  bien 
digne  du  grand  esprit  pour  qui  la  matière  n'était  rien 
sans  le  nombre  et  sans  l'harmonie  ^. 

Pour  ce  qui  est  du  monde  moral,  il  y  introduisait  l'a- 
rithmétique d'une  manière  qui  nous  parait,  à  vrai  dire, 
surtout  bizarre  par  la  subtilité  des  applications.  Pourquoi 
la  justice^  par  exemple,  lui  paraissait-elle  correspondre  au 
nombre  4  plutôt  qu'à  tout  autre  ^  ?  Les  assimilations  de 
ce  genre  avaient  été  multipliées  par  Pythagore  avec  une 
subtilité  infatigable. 

Beaucoup  de  points,  môme  très  importants,  restent 
mal  connus  dans  sa  doctrine.  Aristote  semble  dire,  par 
exemple,  qu'il  n'avait  pas  clairement  expliqué  comment 
les  êtres  étendus  avaient  pu  sortir  de  Tunité  primitive  ^. 
C'est  peut-être,  après  tout,  que  l'explication  n'était  pas 
facile  à  donner.  Mais  il  y  a  beaucoup  de  théories  pytha- 
goriciennes dont  on  ne  saisit  même  pas  bien  la  relation 
avec  l'ensemble  du  système,  et  d'autres  qu'on  ne  fait 
qu'entrevoir.  Quelle  idée,  notamment,  se  faisait-il  de  la 
divinité,  pour  laquelle  il  professait  une  piété  profonde  ? 
Que  pensait-il  de  la  nature  de  l'âme  ?  Gomment  expli- 
quait-il l'immortalité  de  celle-ci,  et  comment  rattachait- 
il  à  la  théorie  du  nombre  sa  croyance  à  la  métempsycose, 
attestée  déjà  par  Xénophane?  Autant  de  problèmes  inso- 
lubles. 

1.  Diogène  Laërce,  VIII,  48. 

2.  Oo  voit  Kans  peine  quelle  influence  ces  vues  de  Pythagore  de- 
vaient exercer  plus  tard  sur  Platon  et  sur  Aristote. 

3.  Simonide  de   Céos,  on  le  sait,  s'est  souvenu  de  cette  théorie 
(fragm.  5,  v.  2). 

4.  Métaphys.,  XII,  6;  p.  1080,  B,  20,  Bekker. 


494     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

Malgré  les  bizarreries  du  Pythagorîsme,  il  n'est  que 
juste  de  rendre  hommage  h  la  puissante  conception  qui 
rinspiro  et  à  la  beauté  morale  qui  s'y  manifeste.  JVous 
n'avons  pas  à  parler  ici  des  disciples  de  Pythagorc  qui, 
au  siècle  suivant,  reprirent  et  rédigèrent  sa  doctrine  en 
y  ajoutant.  Mais  il  était  indispensable  de  rappeler  ce  que 
fut  Pythagore  pour  comprendre  ensuite  et  Xénophanc 
et  rÉléatisme  ;  car  il  n'est  pas  douteux  que  Xénophane 
ne  lui  doive  beaucoup,  à  la  fois  pour  le  sentiment  reli- 
gieux et  pour  la  conception  philosophique  fondamentale. 

Xénophane*,  fils  d'Orthomène ^,  était  deColophon.  Sui- 
vant ApoUodore,  il  naquit  dans  la  40®  Olympiade  '  (G20- 
617);  suivant  d'autres,  dans  la  50®  seulement^.  Ni  lune 
ni  l'autre  de  ces  dates  n'est  certainement  tout  à  fait 
exacte.  On  sait  que  Xénophane  vécut  fort  âgé  ;  car,  d'a- 
près son  propre  témoignage,  il  faisait  encore  des  vers  à 
quatre-vingt-douze  ans  \  Il  ne  peut  être  mort  ni  beaucoup 
plus  tôt  que  la  fin  du  vi®  siècle,  —  car  il  parle  quelque 
part  de  Pythagore  comme  d'un  personnage  déjà  presque 
légendaire  S  —  ni  beaucoup  plus  tard,  —  car  Heraclite 
à  son  tour  parle  de  Xénophane  comme  d'un  prédécesseur 
déjà  disparu'.  Si  Ton  admet  qu'il  ait  vécu  un  siècle  en- 
viron, il  en  résulte  qu'il  naquit  aux  environs  de  l'an  000; 
la  date  d'Apollodore  est  probablement  un  peu  trop  recu- 

1.  Cf.  Diogène  Laorce,  IX,   18-20.  —   Sur  Xénophane,  cf.  Cousin, 
Nouveaux  fragments  philosophiques,  p.  9-95. 

2.  ApoUodore,  dans  Diogéno  Laëroe.  IX,  i8. 

3.  ApoUodore,  dans  Clément  d'Aloxandrie  (Strom.,  I,  301,  C). 

4.  Diogéne  Lacrce  (IX,  20)  place  son  àx^Arj  dans  la  G0«  Olympiade, 
ce  qui  donne  pour  sa  naissance  la  50*  (580-577).  t-  Ailleurs  [ibid.,  18). 
«ur  l'autoritô  de  Sotion,  Diogène  dit  simplement  que  Xénophane  fut 
contemporain  d'Anaximandre. 

5.  Fragm.  24  (Mullach). 

6.  Fragm.  18. 

7.  Heraclite,  fragm.. 44  (M.). 


XÈNOPHANE  495 

léé,  mais  ccllo  des  autres  biographes  pourrait  bien  être 
trop  rapprochée  *. 

La  plus  grande  partie  de  la  vie  de  Xénophane  se  passa 
hors  de  sa  patrie!  C'est  à  vingt-cinq  ans,  semble-t-il,  qu'il 
abandonna  Colophon^.  On  cite  Zanteet  Catane,  en  Sicile, 
parmi  les  endroits  où  il  séjourna.  Mais  il  dut  souvent 
changer  de  résidence,  s'il  est  vrai,  comme  il  paraît  le  dire 
lui-même,  qu'il  ait  promené  pendant  soixante-sept  ans 
ses  méditations  à  travers  la  Grèce  ^  Quand  la  ville  d'Élée, 
en  Lucanie,  eut  été  fondée  par  les  Phocéens  fuyant  de- 
vant Harpagos  (vers  34 i),  il  s'y  rendit  sans  doute  et  y 
passa  de  nombreuses  années,  car  il  avait  composé  un 
poème  épique  sur  cette  fondation,  et  c'est  là  d'ailleurs 
que  sa  doctrine  s'implanta  et  Ht  école. 

Xénophane,  à  la  différence  des  physiologues  ioniens  et 

1.  M.  Diels  {Rheinisches  Mus.,  t.  XXXI,  p.  23)  suppose  qu'ApolIo- 
dore  avait  indiqué  la  50^  Olympiade,  et  non  la  40«,  mais  que  la  lettre 
M  (=  40)  (ut  de  bonne  heure  substituée  par  erreur  à  la  lettre  N  (=  50) 
dans  une  copie  de  l'ouvrage  d'ApoUodore,  et  que  l'indication  se  ré- 
pandit de  la  sorte  inexactement.  J*on  doute.  Apoliodore»  en  effet, 
ajoutait  que  Xénophane  u  avait  prolongé  sa  vie  jusqu'au  temps  de 
Darius  et  de  Cyrus  »  (icapaTstaxévai  a/pi  rcov  Aapetou  re  xal  K\Spou 
^piSvwv).  Si  le  nom  de  Cyrus  est  exactement  rapporté,  cette  manière 
de  dire  semble  indiquer  les  premières  années  du  règne  de  Darius 
plutôt  que  les  dernières.  Or  Darius  est  monté  sur  le  trône  en  533. 
Comme  ApoUodore  connaissait  la  longévité  de  Xénophane,  il  était 
bien  forcé  pour  être  conséquent  de  le  faire  naître  vers  620. 

2.  Fragm.  24  (MuUach)  : 

"HÎT)  Ô*  IrcTa  T*  éaal  xal  l^r,xovT*  ivia'jTot 

BX7j<TTp!CovT6Ç  ê(iYiv  çpovtiS'  dtv'  *EXXàÔa  yfiv, 
*Ex  fvnxf^i  Ôè  t6x'  i^aav  ieixodi  nhxe  te  itpb;  toÏç. 

3.  Borgk,  il  est  vrai,  entend  le  mot  pXYi(TTpîCovTeç  au  figuré  et  ne 
voit  là  qu'une  allusion  à  la  gloire  du  poème  philosophique  de  Xé- 
nophane, répandue  par  toute  la  Grèce.  Il  faudrait  alors  considérer 
ce  poème  comme  une  de  ses  premières  œuvres  :  c'est  peu  probable, 
surtout  si  l'on  place  la  naissance  de  Xénophane,  comme  fait  Bergk, 
en  620;  car  Xénophane  aurait  alors  écrit  avant  Anaximandre,  dont 
Théophraste  dit  au  contraire  qu'il  connut  le  système  (Diog.  Laërce 
IX,  21). 


496     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

de  Pythagore,  n'était  pas  uniquement  un  philosophe  ;  il 
était  plutôt,  par  profession,  un  poète;  il  avait  composé 
dos  élégies,  un  poème  semi-historique  sur  la  fondation 
de  Colophon,  un  autre  sur  celle  d'Élée  ;  puis  des  ïambes 
et  des  parodies  ^  Lui  mémo  récitait  ses  vers  en  public, 
comme  un  rapsode^.  On  comprend  que,  lorsqu'il  voulut 
exprimer  ses  idées  sur  la  nature,  il  ait  été  amené  natu- 
rellement à  employer  la  forme  poétique. 

Dès  sa  jeunesse,  à  Colophon,  ildut  entendre  parler  beau- 
coup des  recherches  nouvelles  de  Thaïes  et  d*Anaximan- 
dre.  Esprit  curieux,  à  la  fois  enthousiaste  et  un,  il  ne 
pouvait  manquer  do  s'intéresser  à  ces  spéculations,  dont 
le  souvenir  se  retrouvera  d'ailleurs  dans  son  propre  sys- 
tème. Mais  il  est  probable  que  c'est  surtout  en  Sicile  et  en 
Italie  qu'il  devint  philosophe,  quand  le  voisinage  du  Py- 
thagorisme  florissant  l'obligea,  pour  ainsi  dire,  à  y  regar- 
der do  plus  près.  Le  caractère  même  de  sa  philosophie, 
grave  et  religicuso,  semble  indiquer  qu'elle  est  le  fruit 
d'un  âge  plutôt  avancé.  En  outre  l'influence  de  la  doc- 
trine pythagoricienne,  soit  qu'il  s'en  rapproche,  soit  qu'il 
la  combatte,  n'y  peut  être  guère  méconnue'. 

Le  poème  philosophique  de  Xénophane,  intitulé  proba- 
blement Ilepl  f  udio;,  était  en  hexamètres.  Il  ne  nous  en 
reste  qu'une  quinzaine  de  fragments  formant  en  tout  à 
peu  près  trente  vers.  On  peut  y  ajouter  quelques  vers 
encore  dont  la  pensée  est  philosophique,  mais  qui  semblent 
avoir  appartenu  à  d'autres  ouvrages,  à  des  élégies  ou  à 
des  parodies  *.  C*est  assez  dire  que  le  système  de  Xéno- 

4.  Diogène  Laërce,  IX,  18. 

2.  Id.,  ibid, 

3.  Par  exemple  quand  Xénophane  nie  (Diogène  Ladrce,  IX,  19]  la 
respiralion  du  monde,  qui  semble  n*ayoir  été  enseignée  à  cette  date 
que  par  les  Pythagoriciens.  Cf.  ïannery,  p.  121.  —  Noter  aussi  que, 
dans  rénumération  d'Heraclite  (fragm.  14),  Xénophane  semble  placé 
chronologiquement  entre  Pythagoro  et  Hécatée. 

4.  On  s'est  quelquefois  demandé  si  Xénophane  avait  vraiment  écrit 


XÉNOPHANE  4d7 

phane  nous  échappe  en  grande  partie.  On  peut  cependant 
en  entrevoir  quelque  chose. 

Un  des  traits  qui  frappent  d'abord  dans  ces  fragments, 
c'est  le  sentiment  plusieurs  fois  exprimé  de  la  faiblesse 
de  l'esprit  humain  et  des  obscurités  qui  Tenvironnent. 

Sur  ce  que  je  dis  des  dieux  et  de  toutes  choses,  aucun  homme 
n*a  jamais  été  ni  ne  sera  qui  puisse  connaître  exactement  la 
vérité.  Son  langage  fût-il  aussi  parfait  que  possible,  lui-môme 
n'en  saurait  rien  ;  l'apparence  règne  en  toutes  choses  K 

En  d'autres  termes,  l'homme,  suivant  le  mot  de  Pas- 
cal, ne  sait  le  tout  de  rien.  Il  est  curieux  de  trouver  ce 
sentiment  si  vif  presque  au  début  de  la  philosophie. 
Cela  dénote  chez  Xénophane  un  esprit  remarquablement 
ferme  et  maître  de  soi.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  pour- 
tant :  Xénophane  n'est  pas  un  sceptique  à  la  Montaigne  ; 
il  ne  renonce  pas  à  chercher  le  vrai;  il  s'y  attache,  au 
contraire,  avec  ardeur,  et  il  proclame  avec  force  ce  qu'il 
croit  tel  ;  il  espère  même  en  un  certain  progrès  de  la 
science^.  Mais  il  fait  des  distinctions.  Ce  qui  lui  parait 
le  plus  douteux,  ce  sont  les  théories  des  Thaïes  et  des 
Ânaximandre  sur  la  nature  des  choses  visibles  :  ce  qui 
lui  parait  le  plus  certain,  comme  plus  tard  à  Parménide, 
c'est  la  nature  de  l'être  divin. 

Xénophane  est  le  premier  Grec  qui  ait  parlé  du  Dieu 
unique  avec  un  sentiment  d'adoration  tout  à  fait  profond 
et  conséquent  :  c*est  déjà  l'accent  d'un  platonicien  ou  d'un 

un  poème  théoriqae  et  suivi  sur  l'origine  des  choses,  ou  si  les  frag- 
ments philosophiques  qui  nous  restent  de  lui  n'avaient  pas  tous 
appartenu  à  des  ouvrages  d'autre  sorte,  par  exemple  à  des  poèmes 
satiriques  contre  Homère  ou  Hésiode.  Cf.  Tannery,  p.  128.  Cette 
dernière  opinion  est  peu  vraisemblable.  On  ne  voit  guère  comment 
certains  détail  de  cosmologie  auraient  pu  trouver  place  dans  des 
poèmes  dirigés  contre  Homère  ou  Hésiode.  Le  ton  d'ailleurs  en  est 
souvent  grave  et  didactique,  nullement  satirique. 

1.  Fragm.  14.  Cf.  fragm.  15. 

2.  Fragm.  16. 

Hiit.  d«  U  Litt.  grecqa«.  —  T.  lU  82 


498    CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

chrétien.  Sur  ce  point,  nulle  hésitation  apparente,  nulle 
trace  de  cette  prudence  à  demi  sceptique  dont  il  disait 
tout  à  Thcure  la  nécessité.  Il  condamne  énergiqucment 
le  polythéisme  populaire  et  poétique,  celui  d'Homère  et 
d'Hésiode,  qui  se  représente  les  dieux  comme  des  hom- 
mes, et  comme  des  hommes  souvent  méchants  : 

Tous  les  crimes  sont  prêtés  aux  dieux  par  Homère  et  par 
Hésiode  ;  tout  ce  qui,  parmi  les  mortels,  est  objet  de  blâme  et 
de  réprobation,  toutes  les  actions  honteuses  remplissent  leurs 
chants  :  vols,  adultères,  tromperies  réciproques  i. 

On  croit  entendre  Polyeucte  : 

La  prostitution,  l'adultère,  l'inceste, 

Le  vol,  l'assassinat,  et  tout  ce  qu'on  déteste, 

C'est  l'exemple  qu'à  suivre  offrent  vos  immortels. 

Xénophane  se  moque  de  cette  grossièreté  d'esprit  qui  ne 
peut  concevoir  les  dieux  qu'à  l'image  de  Thomme  : 

Les  mortels  croient  que  les  dieux  naissent  comme  eux,  avec 
leurs  sens,  leur  voix  et  leur  corps  '. 

Si  les  bœufs  et  les  lions  avaient  des  mains,  s'ils  savaient 
dessiner  comme  les  hommes,  ils  feraient  des  dieux  à  leur  pro- 
pre ressemblance  ;  les  chevaux  les  représenteraient  pareils  à 
des  chevaux  ;  les  bœufs,  à  des  bœufs,  avec  une  forme  et  des 
membres  semblables  aux  leurs  '. 

Do  môme,  les  dieux  thraces  ont  les  cheveux  rouges  et 
les  yeux  bleus  ;  les  dieux  éthiopiens  sont  noirs  et  ca- 
mus*. —  Pour  lui  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  se  représente 
la  divinité.  Elle  ne  ressemble  à  l'homme  ni  par  le  corps 
ni  par  la  pensée  *.  Sans  yeux,  sans  oreilles,  sans  organe 

1.  Fragm.  7. 

2.  Fragm.  5. 

3.  Fragm.  6. 

4.  Clément  d'Alox.,  Strom.,  VII,  p.  711,  B. 

5.  Fragm.  1. 


XÉNOPHANE  499 

intellectuel,  le  dieu  suprême  «voit,  pense,  entei^tout  en- 
tier *  ».  Sa  pensée  souveraine  gouverne  tout  sans  effort*  ; 
immobile  et  immuable,  elle  ne  va  point  çà  et  là'.  Les 
Ëléates  demandaient  un  jour  à  Xénophane  s*il  fallait  sa- 
crifier à  Leucothéa  et  la  célébrer  par  un  Ihrène  :  il  répon- 
dit que,  si  elle  était  déesse^  elle  n*avait  pas  besoin  de 
thrènes,  et  que,  si  elle  était  femme,  elle  n'avait  pas  droit 
à  un  sacrifice  ^.  La  divinité  ne  naît  ni  ne  meurt,  elle 
existe'.  Xénophane  dit  quelquefois,  comme  le  vulgaire, 
«  les  dieux  »,  au  pluriel^;  mais  nul  ne  peut  s'y  tromper  ; 
ce  qu'il  appelle  ainsi,  ce  sont  les  manifestations  particu- 
lières de  la  divinité  ;  celle-ci  est  une  dans  son  essence. 
Quels  rapports  existent  entreDieu  et  le  monde?  Dieu  est- 
il  distinct  de  Tensemble  des  choses,  ou,  au  contraire,  s*y 
confond-il  comme  une  âme  de  l'univers  partout  répandue 
(magnos  diffusa  per  artus),  qui  Tanime  et  le  fait  vivre? 
Les  témoignages  anciens  conduiraient  plutôt  à  la  seconde 
opinion  ^  ;  il  est  possible  cependant  que  la  question  ne 
se  soit  pas  nettement  posée  pour  Xénophane  et  qu'il  n'y 
ait  pas  répondu  d'une  manière  expresse.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  nouveauté  de  ces  vues  était  grande.  Jamais  pro- 
testation aussi  nette  ne  s'était  élevée  contre  les  naïvetés 
de  l'anthropomorphisme;  jamais  on  n'avait  rompu  si  ou- 
vertement avec  la  tradition  des  vieux  poètes.  C'est  une 
date  considérable  dans  l'histoire  de  la  pensée  grecque 
que  celle  où  se  manifeste  avec  cet  éclat  la  tendance  idéa- 
liste et  la  foi  dans  une  réalité  extra-sensible.  Il  est  d'ail- 


1.  Fragm.  2 :  0\iXoc  âpa,  o^Xoç  Sa  voeT,  o^Xo;  8i  t'  àxovct. 

2.  Fragm.  3. 

3.  Fragm.  4. 

4.  Aristotd,  Rkét.,  II,  23;  p.  1400,  B,  5,  Bekker. 

5.  Id..  ibid.,  p.  1399,  B,  6. 

6.  Fragm.  14  et  21  (fin). 

7.  Platon,  Sophislê,  p.  242,  D  ;  Aristote.  Métaph.,  I,  5,  p.  986,  B, 
10  ;  Théophraste,  cité  par  Simplicius,  Physique,  5,  B  ;  Gicôron,  Àca- 
dém.,  II,  37,  118. 


500     CHAPITRli    IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

leurs  permis  de  croire  que  Xénophane  n'aurait  pas  envi- 
sagé ainsi  le  problème  de  l'Être  si  Pylhagore  ne  lui  eût 
frayé  la  voie. 

Après  cela,  comment  Xénophane  8*expliquait-il,  dans 
le  détail,  la  naissance  des  choses  sensibles,  et  comment 
se  figurait-il  la  constitution  actuelle  du  monde?  On  peut 
dire  que  c'est  là,  dans  son  système,  un  point  secondaire. 
Si  la  vraie  cause  de  tout  est  dans  TÊtre  un  et  immuable, 
peu  importent  la  succession  et  la  coordination  des  appa- 
rences éphémères.  Xénophane,  dans  cette  partie  de  sa 
théorie,  semble  s'être  inspiré  de  Thaïes  et  d'Anaximan- 
dre,  en  ajoutant  à  leurs  vues  quelques  observations  in- 
génieuses et  neuves,  et  surtout  en  les  corrigeant  par  les 
prudentes  réserves  de  son  demi-scepticisme.  Il  admettait 
que  tous  les  élres  mortels  étaient  sortis  do  la  terre  et  de 
Icau*;  qu'à  Torigine,  la  terre  et  l'eau  étaient  mélangées, 
et  que  lo  temps  les  avait  séparées  ;  il  en  donnait  pour 
preuve  qu'en  pleine  terre  et  dans  les  montagnes  on  trouve 
des  coquillages,  qu'à  Syracuse,  à  Paros,  dans  des  car- 
rières ou  dans  des  rochers,  on  voit  des  empreintes  do 
poissons-.  Les  astres  sont  des  nuages  entlammés^ L'arc- 
en-ciel,  que  le  vulgaire  appelle  Iris,  est  un  nuage  mul- 
ticolore*. Le  ciel  est  sphérique;  les  racines  delà  terre 
plongent  en  basà^infîni^  Mais  sur  tout  cela,  encore  une 
fois,  nulle  affirmation  tranchante;  en  pareille  matière, 
l'homme  n'est  sûr  de  rien.  «  Telles  sont,  disait-il,  mes 
opinions,  conformes  à  la  vraisemblance  *.  » 

Pour  exprimer  des  idées  aussi  neuves,  Xénophane 
avait  eu  besoin  d'une  forme  et  d'un  style  en  partie  nou- 


1.  Fragm.  9  el  iO. 

2.  Philosopfiumena,  XIV,  5. 

3.  Plularque,  Opinions  des  philosophes,  11,  13. 

4.  Fragm.  13. 

5.  Fragm.  12. 

6.  Fragm.  15  :  TaCra  îeSôÇao-Tai  jjlsv  èoixita  toî;  Ètûfiocau 


XÉNOPHANE  501 

veaux.  Dans  ces  courts  fragments,  il  y  a  de  la  précision, 
une  netteté  parfois  un  peu  sèche,  comme  il  convient  h 
Texposition  scienliPique,  mais  souvent  aussi  unoplénitude 
élégante  et  sévère,  beaucoup  d'habileté  à  exprimer  des 
idées  difQciles,  de  la  véhémence,  une  ironie  puissante 
bien  que  sobre,  une  grandeur  enfin  qui  vient  delà  gran- 
deur même  de  la  pensée.  Bien  qu'il  ne  soit  pas  h  proprement 
parler  un  dialecticien,  il  a  plus  de  souplesse  dans  la  dis- 
cussion que  n'en  paraissent  avoir  eu  les  premiers  prosa- 
teurs :  la  poésie  est  à  cette  date  un  instrument  plus  do- 
cile que  la  prose;  entre  les  mains  d'un  artiste,  elle  se 
prête  mieux  à  l'expression  des  idées  subtiles  et  délicates. 
Des  autres  ouvrages  de  Xénophane,  et  surtout  de  ses 
élégies,  il  nous  reste  des  fragments  non  pas  plus  nom- 
breux, mais  plus  étendus,  où  se  laissent  voir  la  grâce 
sérieuse  de  sa  pensée  et  le  tour  aimable  de  son  talent. 
Plus  d'une  fois,  on  y  retrouve  son  dédain  des  opinions 
vulgaires  ou  sa  préoccupation  des  idées  philosophiques. 
C'est  dans  une  élégie  qu'il  se  moquait  de  la  doctrine  de 
Pythagore  sur  la  métempsycose  : 

Un  jour,  dit-on,  passant  prés  d*un  chien  qu'on  battait,  il 
s'apitoya  et  prononça  ces  mots  :  «  Gesse  de  frapper  ;  Pâme 
d'un  de  mes  amis  habite  ce  corps  ;  je  le  reconnais  à  la  voix*.» 

Ailleurs,  parlant  des  entretiens  qui  s'engagent  après 
boire,  il  voulait  qu'on  en  bannît  les  «  frivoles  fictions  des 
ancêtres  »,  «  les  combats  des  Titans,  dos  Géants  et  des 
Centaures  >>,  et  qu'on  y  gardât  toujours  «  un  juste  souci 
des  dieux ^  m.  Il  n'aime  pas  mieux  les  athlètes  que  les 
poètes  épiques  ;  sur  ce  point  encore,  il  brise  avec  la  tra- 
dition. Il  parle  déjà  des  vainqueurs  d'Olympie comme  fe- 
ront plus  tard  les  Euripide  et  les  Platon.  La  philosophie 
est  bien  supérieure  à  ces  vanités  : 

i.  Fragm.  18. 
2.  Fragm.  21. 


502     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

Qu'un  homme,  à  Olympie,  remporte  par  la  vitesse  de 
ses  pieds,  qu^il  triomphe  au  pentathle,  à  la  lutte  ou  au  pugi- 
lat douloureux,  qu'il  brille  dans  le  terrible  pancrace,  il  est 
regardé  de  ses  compatriotes  avec  admiration,  honoré  dans  les 
jeux  d'une  place  glorieuse  et  en  évidence,  nourri  aux  frais  du 
public,  accablé  de  dons  par  la  cité.  S'il  l'emporte  par  ses 
coursiers,  mômes  avantages.  Il  ne  me  vaut  pas,  cependant; 
car,  bien  au-dessus  de  la  force  des  hommes  et  de  la  vitesse 
des  chevaux,  s*éléve  notre  sagesse  ^ 

Dans  un  beau  passage  d'une  autre  élégie,  il  décrivait 
le  luxe  des  nobles  de  Golophon,  funeste  emprunt  fait 
aux  Lydiens  par  ses  compatriotes  : 

Ils  se  rendaient  à  l'agora  tout  vêtus  de  pourpre,  au  nombre 
de  plus  de  mille,  pleins  d'orgueil,  fiers  de  leurs  gracieuses 
chevelures,  couverts  de  fins  parfums  K 

Xénophane  voulait  qu'on  s'occupât  de  la  vertu,  sans 
austérité  excessive  pourtant  :  il  en  faisait  Tassaisonne- 
ment  naturel  d'un  repas  aimable  et  brillant  : 

Voici  que  le  sol  de  la  pièce  est  purifié  :  les  mains  sont 
nettes,  les  coupes  brillantes;  Tun  présente  aux  convives  des 
couronnes,  Tautre,  dans  une  coupe,  offre  un  agréable  parfum. 
Le  cratère  se  dresse,  source  de  joie.  Le  vin,  dans  la  terre 
cuite,  est  prêt,  abondant,  doux,  parfumé;  l'encens  remplit 
l'air  de  ses  suaves  effluves.  L'eau  est  fraîche,  douce  et  pure. 
Des  pains  blonds  sont  servis  ;  la  table  en  fête  est  chargée  de 
fromage  et  de  miel.  L'autel,  au  milieu,  est  couvert  de  fleurs. 
La  demeure  tout  entière  résonne  de  chants  et  d'allégresse. 
Tout  d'abord,  des  hommes  sages  chanteront  la  divinité  par 
de  pieuses  et  pures  paroles,  en  faisant  des  libations  et  en  de- 
mandant la  faveur  d'être  justes.  Voilà,  mes  amis,  ce  qui  con- 
vient mieux  que  les  orgies;  buvons  de  manière  à  pouvoir  en- 
core, si  l'âge  n'a  pas  brisé  nos  forces,  regagner  notre  demeure 
sans  l'aide  d*un  esclave  3. 

i.  Fragm.  19. 

2.  Fragm.  20. 

3.  Fragm.  21. 


XËNOPHANE  503 

Socrate  aurait  approuvé  cette  mesure  exquise  de  belle 
humeur  et  de  philosophie.  On  reconnaît  dans  ces  vers 
rionien  de  Colophon,  le  contemporain  plus  jeune  de 
Mimnerme.  Les  idées  philosophiques  de  Xénophane  fu- 
rent après  lui,  à  Éléc,  recueillies  et  reprises,  mais  non 
sa  bonne  grâce  et  sa  bonhomie. 

La  doctrine  de  Xénophane  suscita  presque  aussitôt, 
dans  les  premières  années  du  v*  siècle,  deux  systèmes 
opposés,  celui  d'Heraclite  d'Ephèse  et  celui  de  Parménide 
d'Élée.  Xénophane  avait,  pour  la  première  Tois,  distingué 
nettement  deux  choses  :  le  Tout  immuable,  et  la  diversité 
changeante  des  phénomènes  particuliers  ;  mais  il  n'avait, 
semblc-t-il,  sacriQé  ni  l'un  ni  l'autre  ^  Heraclite,  au 
contraire,  rejette  l'immuable,  tandis  que  Parménide  re- 
jette le  changement.  D'Heraclite  ou  de  Parménide,  lequel 
a  précédé  l'autre  ?  Le  problème  est  obscur  ;  car  les  in- 
dications chronologiques  positives  font  défaut  ou  sont 
peu  sûres.  Il  semble  pourtant  que  c'est  le  livre  d'Hera- 
clite qui  parut  le  premier  ^  D'une  part,  en  effet,  Hera- 
clite cite  Xénophane  et  ne  cite  pas  Parménide,  dans  un 
passage  où  il  semblait  cependant  naturel  que  le  nom  de 
celui-ci  fût  mentionné  si  Heraclite  l'avait  connu.  D'autre 
part,  on  trouve  dans  les  fragments  de  Parménide  quelques 
vers  '  où  Ton  est  tenté  de  voir  une  allusion  à  la  doctrine 
et  même  aux  expressions  du  philosophe  d'Éphèse.  Ajou- 
tons que,  si  celui  ci  avait  écrit  après  Parménide,  il  semble 
qu'il  aurait  dû  mettre  dans  son  livre  plus  de  dialectique 
qu'il  n*a  fait  :  aux  affirmations  de  Xénophane,  on  pouvait 
opposer  des  affirmations  contraires  ;  pour  combattre  les 

1.  Sur  les  phénomènes  particuliers,  il  avait  plutôt  affirmé  la  diffi- 
culté de  les  bien  connaître  que  nié  positivement  leur  réalité. 

2.  Cf.  Zeller,  11,  p.  190  (trad.  française).  Mais  Topinion  de  Zell«r 
semble  flottante.  Il  dit  à  peu  près  le  contraire  deux  pages  plus  loin. 

3.  V.  46-51.  Cf.  Schwegler.  p.  92,  n.  8.  Zellor  nie  cette  allusion 
(p.  191-102).  ■     ' .    ■ 


&04     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

raisonnements  de  Parménide,  il  fallait  des  raisonnements 
dont  on  ne  trouve  pas  trace  dans  les  fragments  deTÉphé- 
sien.  On  comprend  d'ailleurs  à  merveille  que  la  contradic- 
tion violente  dirigée  par  Heraclite  contre  certaines  idées 
de  Xénophaneait  poussé  le  disciplede  celui-ci  à  redoubler 
de  rigueur  et  à  serrer  son  jeu.  Pour  toutes  ces  raisons, 
nous  étudierons  d*abord  Heraclite.  L'enchaînement  des 
doctrines  éléatiques  n*en  sera  pas  moins  clair,  et  il  semble 
que  le  choc  des  idées  les  unes  contre  les  autres,  l'influence 
réciproque,  le  drame  philosophique  enQn  de  cette  curieuse 
période  en  sera  plus  sensible. 

Heraclite  S  fils  de  Blyson,  naquit  à  Éphèse,  probable- 
ment vers  540,  à  quelques  années  près  ^.  Il  appartenait 
à  une  famille  aristocratique  qui  prétendait  descendre 
d'Ândroclos,  Gis  de  Codros,  fondateur  d'Éphèse.  Cette 
famille  était  en  possession  d'une  charge,  probablement 
religieuse,  qui  continuait  de  s'appeler  la  «  royauté  «. 
Heraclite,  appelé  à  lexercer,  la  laissa  à  son  frère  ^.  Sa 
pensée  hautaine  Téloignait  de  la  vie  pratique  :  il  mépri- 
sait la  foule.  Le  satirique  Timon  l'appelait  «  insulteur 
de  la  multitude  *  >».  La  tradition  avait  conservé  le  souve- 
nir  (plus  ou  moins  authentique)  de  quelques-uns  des 

1.  Biographie  dans  Diogône  Laêrce,  IX»  1-17;  notice  de  Suidas, 
V.  *HpaxXeitoc.  —  Cf.  Zeller,  t.  II,  p.  99  et  suiv.  (trad.  française). 

S.  Diogène  Laërce,  sans  doate  d'après  Apollodore,  place  sa  matu' 
rite  (àx{iiQ)  dans  la  69«  Olympiade  (505-501).  Il  est  vrai  que  d'autres 
sources  (cf.  la  note  de  Zeller,  p.  99-101)  le  font  naître  une  quaran- 
taine d'années  plus  tard.  Mais  c'est  là  certainement  une  erreur,  ame- 
née par  cette  circonstance  que  la  tradition  mettait  son  ami  Hermo- 
dore  en  relations  avec  les  Décemvirs.  A  supposer  que  le  fait  de  ces 
relations  soit  exact,  cela  ne  prouverait  nullement  qu'Heraclite  eût 
été  du  môme  âge  qu'Hermodore.  Êpicharme,  qui  écrivait  vers  470.  fait 
allusion  au  système  d'Heraclite  comme  à  une  doctrine  bien  connue. 
Cf.  Êpicharme,  v.  190195  (MuUach),  cité  par  Diogène  Laêrce,  HT,  1«, 
et  V.  274  (M.),  cité  par  Stobée,  Floril.  xxxvii,  16. 

3.  Diogène  Laérce,  IX,  6,  à  rapprocher  de  Strabon,  XIV,  1,  3,  p.  632. 

4.  'OxXoXo{6o^oc  (cité  par  Diogène  Laërce,  IX,  6]. 


HERACLITE  505 

mots  amers  qu'il  so  plaisait  à  lancer  contre  les  Éphésiens. 
Ceux-ci  ayant  exilé  son  ami  Hermodore,  il  redoubla  con- 
tre eux  d'acrimonie  et  de  sarcasmes.  Il  vécut  à  Técart, 
en  misanthrope,  uniquement  occupé  de  ses  méditations. 
Prié  par  ses  compatriotes  de  leur  donner  des  lois,  il  s'y 
refusa,  trouvant  leur  méchanceté  incurable  *.  Il  mourut 
d'hydropisie,  dit-on,  vers  Tâge  de  soixante  ans*.  —  La 
légende  a  rendu  son  nom  populaire  en  l'opposant  à  celui 
do  Démocrito,  qui  riait  de  tout,  tandis  qu'Heraclite  pleurait 
sans  cesse  ^  Sous  une  forme  naïve,  la  légende  exprime 
pourtant  une  idée  juste  :  Heraclite  est  un  dédaigneux,  un 
solitaire,  et  le  fond  de  sa  pensée  est  triste  ;  car  il  a,  le 
premier  en  Grèce,  proclamé  la  vanité  essentielle  de 
toutes  choses,  et  brusquement  substitué  aux  beaux  con- 
tours du  vieux  monde  poétique  l'universelle  et  fuyante 
instabilité  de  l'écoulement  sans  Qn. 

Beaucoup  d'incertitude,  à  vrai  dire,  enveloppe  son  sys- 
tème *.  Il  l'avait  exposé  dans  un  livre  en  prose  que  les 
anciens  intitulèrent  tantôt  De  la  nature,  tantôt  Les  Mu- 
ses  ^  et  qui  était  divisé,  selon  Diogène  Laërce,  en  trois 
parties  •  :  la  première,  sur  Tensemble  des  choses  (repi  toO 
7:avT6;)|  la  seconde  sur  la  politique  et  la  morale,  la  troi- 
sième, sur  la  théologie.  Nous  n'en  avons  plus  que  des 
fragments.  La  plupart  sont  pleins  d'intérêt,  mais  trop 
souvent  la  suite  des  idées,  la  relation  et  la  proportion 
des  différentes   parties,  quelquefois  môme  le  vrai  sens 

1.  Diogène  Laërce,  IX,  2, 

:f .  A  ce  sujet,  anecdotes  peu  dignes  de  foi  dans  Diogène  Laôrce,  IX,  4. 

3.  Sônèquc,  De  ira,  II,  10;  etc. 

4.  Principales  études  :  Ferd.  Lassalle  :  Die  Philosophie  Heravleiios 
des  Dunkeln  von  Ephesos,  2  vol..  Berlin,  1838;  Bernays,  divers  travaux 
recueillis  dans  le  t.  I  de  ses  Opuscules  [Gesammelle  Abhandlunqen), 
Berlin,  1885;  L.  Dauriac.  De  Ueraclilo  Ephesio,  Paris,  1878  (thèse); 
Pfei dorer.  Die  Philosophie  des  Ueraklit  von  Ephesos  im  Lichte  do'  Mtjs- 
ierienidee^  Berlin,  1886. 

5.  Diogène  Laërce,  IX,  12. 

6.  Id.,  ibid,,  5. 


506     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

de  certaines  affirmations,  nous  échappent,  et  nous  en 
sommes  réduits  à  conjecturer,  ou,  plus  simplement,  à 
ignorer.  Essayons  cependant,  sans  y  mettre  trop  de  ri- 
gueur, de  ressaisir  le  fll,  là  où  Ton  peut  encore  Tentrevoir. 

L'ouvrage  débutait  par  une  afCrmation  méprisante  de 
rignorance  et  de  la  sottise  humaines  ^  Plusieurs  fragments 
reproduisent  la  même  idée  ;  ils  appartenaient  peut-être 
à  cette  sorte  de  préface  où  Heraclite  commençait  par 
rompre  ouvertement  en  visière  à  Topinion  des  autres 
hommes.  Le  savoir  d'un  Hésiode,  d'un  Pythagore,  d'un 
Xénophane,  d'un  Hécatée,  n'élait  pas  pour  lui  donner  le 
change  ^  :  «  Grand  savoir,  disait-il,  mauvais  savoir  '.  » 
Ce  qui  trompe  les  hommes,  c*est  qu'ils  s'en  rapportent 
aveuglément  à  leurs  sens  :  «  Les  yeux  et  les  oreilles 
sont  de  mauvais  témoins,  si  Ton  a  TAme  d*un  barbare^.  » 
Il  faut  s'élever  du  visible  à  l'invisible  *.  Il  faut  suivre 
non  les  impressions  individuelles,  mais  «  la  raison  com- 
mune »  (Çuvo;  Xoyo;),  dont  Heraclite  n'est  que  l'interprète*. 

Or,  qu'enseigne  cette  raison  sur  l'ensemble  des  choses 
(wepl  Toij  -avTo;)?  Elle  enseigne  que  la  variété  apparente 
est  une  illusion.  Tout  est  un  '.  Mais  celte  unilé  n'est  pas 
immobile,  comme  le  croyait  Xénophane.  Elle  n'est,  au 
contraire,  que  mobilité.  Tout  s'écoule  et  rien  ne  subsiste  '. 
Le  flux  des  êtres  ressemble  au  courant  d'une  rivière  '. 
Le  fond  des  choses,  c'est  le  feu,  qui  s'allume  et  s'éteint 
tour  à  tour,  éternel,  mais  toujours  en  mouvement,  toujours 


1.  Fragm,  1  (MuUach).  Aristote  {Hhét.  III,  5,  p.  1407,  B,  13-16)  dit 
que  ce  passage  formait  le  début  du  livre. 

2.  Fragrn.  14,  15,  89. 

3.  lIoXu(xaO(T)  xaxoTeyvÎT)  (fragm.  15). 

4.  Fragm.  23. 

5.  Fragm.  96. 

6.  Fragm.  58,  92. 

7.  Fragm.  92. 

8.  Platon,  Cratyle,  402,  A  :  Ilâvia  /wpeî  xai  oJîkv  ^i-ivct. 

9.  Diogène  Laërco,  IX,  8  :  'Peîv  Ta  ci/a  TiotaiioO  ô;xr,v. 


HERACLITE  507 

on  voie  de  transformation  *.  Tantôt  le  feu,  s*éteignant, 
devient  terre  et  eau;  tantôt  Teau,  à  son  tour,  se  sèche, 
devient  terre,  puis  retourne  à  Tétat  do  feu  ^.  Du  haut  en 
bas  et  du  bas  on  haut,  la  route  des  transformations  est 
unique  ^  Vainement  les  hommes  voient  partout  des  op- 
positions et  des  différences  :  les  contraires  sont  identi- 
ques ;  la  vie  et  la  mort,  le  sommeil  et  la  veille»  le  jour  et 
la  nuit,  l'hiver  et  l'été,  la  guerre  et  la  paix  sont  môme 
chose  au  fond  ^.  Les  oppositions  apparentes  se  ramènent 
en  somme  à  une  harmonie,  comme,  dans  un  arc  ou  une 
lyre,  la  contrariété  des  deux  branches  ou  des  deux  mon- 
tants ^ 

La  nouveauté  de  ces  idées  était  grande.  L'unité  fon- 
damentale de  la  matière,  assurément,  était  déjà  impli- 
quée dans  les  doctrines  des  premiers  Ioniens  ;  mais  qui 
no  voit  combien  la  différence  est  profonde  entre  une  doc- 
trine implicite  et  une  idée  aussi  nettement  afGrméo  que 
Test  celle-ci  dans  Heraclite?  Sans  Xénophane,  il  est  pro- 
bable que  le  philosophe  d'Ephèse  n'eût  pas  conçu  l'u- 
nité do  l'Être  avec  cette  rigueur.  Ce  qui  peut  étonner, 
c'est  que,  proclamant  avec  tant  de  force  l'unité  chan- 
geante de  la  substance  éternelle,  il  paraisse  en  même  temps 
considérer  la  forme  du  feu  comme  primitive  et  fonda- 
mentale entre  toutes,  alors  qu'en  réalité,  selon  son  sys- 
tème, toutes  les  formes  do  la  matière  devraient,  semble- 
t-il,  être  également  transitoires  et  secondaires.  Il  n'y  a 
pourtant  pas  lieu  d'être  trop  surpris  do  cette  légère,  mais 
très  certaine  inconséquence  ;  il  ne  faut  pas  non  plus  cher- 
cher à  la  pallier,  ou  la  rejeter  sur  notre  connaissance 
insuffisante  de  rensemblo  du  système.  Heraclite  obéit, 

1.  Fragm.  27  et  49. 

2.  Fragm.  31  et  59. 

3.  Fragm.  32. 

4.  Fragm.  46,  86,  etc. 
:'),  Fragm.  93. 


508     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

sans  s*cn  douter,  à  lexemplc  de  ses  prédécesseurs,  alors 
môme  qu'il  veut  l'écarter  ;  il  éprouve  la  môme  difQculté 
que  Pylhagoro  à  distinguer  l'abstrait  du  concret,  et  la  mo- 
bilité en  soi  de  la  forme  la  plus  mobile,  qui  est  le  feu. 
Ne  cherchons  pas  à  tout  expliquer  :  car  bien  des  idées 
restaient  confuses  dans  cet  esprit  puissant,  mais  non 
rompu  encore  à  la  dialectique. 

Quelques  savants  sont  disposés  à  chercher  en  Egypte 
l'origine  des  idées  d'Heraclite  *.  Mais  les  preuves  qu'on 
allègue  en  faveur  de  cette  hypothèse  sont  peu  convain- 
cantes. La  logique  des  choses,  après  Ânaximandre  et 
Xénophane,  suffisait  amplement  pour  susciter  le  système 
de  Téternelle  mobilité. 

C'est  sans  doute  encore  dans  la  première  partie  de  son 
ouvrage  qu'Heraclite,  en  application  de  ses  principes, 
exposait  ses  vues  sur  la  constitution  du  monde,  sur  la 
nature  des  astres,  sur  les  embrasements  périodiques  du 
monde  et  les  renaissances  qui  s'ensuivaient.  Nous  lais- 
serons de  côté  tous  ces  détails,  qui  regardent  plutôt 
l'histoire  des  sciences  et  de  la  philosophie  proprement 
dite  que  celle  de  la  littérature.  Au  contraire,  les  deux 
autres  parties  de  son  livre,  relatives  à  la  théologie  et  à 
la  morale,  appellent  toute  notre  attention. 

Et  d'abord,  c'est  un  fait  important  que  cette  place 
distincte  donnée  à  la  théologie  et  à  la  morale  dans  un 
ouvrage  sur  «  la  Nature  ».  La  philosophie  religieuse  et 
morale  n'est  pas  encore,  chez  Heraclite,  toute  la  philo- 
sophie, comme  elle  le  deviendra  chez  Socrate,  mais  elle 
en  est  plus  do  la  moitié.  La  psychologie  n'est  pas  à  ses 
yeux  le  point  de  départ  de  la  science  :  il  commence  par 
embrasser  du  regard  l'univers,  où  il  encadre  Dieu  et 
l'âme.  Mais  il  les  met  au  centre,  et  sa  pensée  ne  cesse 
d'y  tendre.  D'où  vient  cette  nouveauté?  Heraclite  est-il, 

l.  Tannery,  p.  175  et  suiv. 


HERACLITE  509 

comme  on  l*a  quelquefois  soutenu,  un  adepte  des  doc- 
trines mystiques  S  et  faut-il  chercher  dans  Tinfluence 
exclusive  de  ces  doctrines  l'explication  du  fait  que  nous 
venons  de  signaler?  Ce  serait  aller  trop  loin.  Heraclite 
n'est  le  prisonnier  d'aucune  secte  ;  il  n'est  l'apôtre  que 
de  son  propre  système.  Mais  il  connaît  Pythagore  et  les 
mystères  ;  il  a  lu  Xénophane.  Ce  grand  courant  de  phi- 
losophie religieuse  et  morale  qui  entraine  son  siècle  ne 
Ta  pas  laissé  indifférent.  Sans  s'asservir  à  personne,  il  a 
écouté  tout  le  monde.  Il  est  de  son  temps,  et  il  répond  à 
sa  manière  à  ce  besoin  d'une  science  plus  religieuse  et 
d'une  religion  plus  scientiGque  que  ses  contemporains 
les  plus  illustres  ont  tous  ressenti. 

L'idolâtrie  grossière  de  la  foule  excite  son  mépris  : 

Faire  des  prières  à  des  statues,  c'est  parler  à  des  maisons, 
sans  savoir  ce  que  sont  les  dieux  et  les  héros  2. 

La  divinité  est  très  puissante  et  très  intelligente  : 

Le  plas  sage  des  hommes,  à  côté  des  dieux,  n'est  qu'un 
singe  3. 

L'homme,  comparé  aux  dieux,  est  comme  un  enfant  à  côté 
d'un  homme  *. 

Mais  qu'était-ce,  en  somme,  qu'un  dieu,  dans  cet  écou- 
lement perpétuel  de  toutes  choses  ?  Un  feu  plus  pur  que 
les  autres,  une  âme  plus  subtile  et  plus  spirituelle,  mais 
non  pas  d'essence  distincte.  Entre  l'âme  humaine  et 
l'âme  divine,  il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré,  que 
rintervalle  d'une  étape  à  une  autre  dans  la  voie  des 

1.  Cf.  Pfoidcrer,  op,  cit.  Cf.  aussi  Tannery,  p.  176  (explication  du 
fragm.  81,  rapproché  de  ce  mot  de  Jamblique,  De  Mysteriis,  I,  11  : 
8ià  ToOto  elx6T(i);  aùxà  [L  e.  xà  i&uor^pia]  âxsa  'UpâxXeiio;  npovtlicsv). 

2.  Fragm.  61. 

3.  Fragm.  43.  Cf.  fragm.  42. 

4.  Fragm,  78. 


510     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

éternelles  transformations.  L'âme  humaine  est  une  âme 
divine  en  état  de  mort  ;  Tâme  divine  est  une  âme  hu- 
maine en  état  d'immortalité,  les  termes  de  mort  et 
d'immortalité  n'étant  pris,  bien  entendu,  qu'en  un  sens 
relatif  et  limité  *. 

Il  y  a  pourtant,  au  dessus  des  hommes  et  des  dieux, 
plus  ou  moins  éphémères,  quelque  chose  de  suprême  et 
d'éternel  qui  gouverne  tout  :  c'est  la  loi  même  de  ces 
changements,  qu'Heraclite  appelle  tour  à  tour  la  Pensée 
(Yvwjjly)),  la  Justice  (Sixyj),  le  Temps  (alwv),  ou  Zeus.  A 
vrai  dire,  il  ne  tient  pas  au  mot.  «  La  seule  sagesse,  dit- 
il,  est  de  connaître  la  pensée  qui  gouverne  toutes  choses 
à  travers  tout;  elle  veut  et  ne  veut  pas  qu'on  l'appelle 
Zeus  2  ;  »  c'est-à-dire  que  le  nom  importe  peu,  pourvu 
qu'on  sache  ce  qu'on  entend  par  le  nom,  et  qu'on  ne 
l'entende  pas  au  sens  vulgaire.  Ce  dieu  suprême  n'a  rien 
crée  ^  ;  il  préside  aux  changements  des  choses,  comme 
un  enfant  qui  joue  aux  dames  dirige  les  combinaisons 
des  pièces  *.  Dans  quelle  mesure  Heraclite  accorde-t-il  à 
ce  Zeus,  à  cette  pensée  suprême,  la  conscience  et  la  per- 
sonnalité ?  Est-ce  là  pour  lui  un  être  vivant,  ou  une  sim- 
ple loi  abstraite  et  une  divinité  métaphysique?  La  seconde 
hypothèse  semble  mieux  d'accord  avec  le  système,  mais 
on  ne  saurait  dire  au  juste  ce  qui  en  est.  Cela  tient  au 
langage  d'Heraclite,  qui  garde  volontiers  les  mots  an- 
ciens pour  dire  des  choses  nouvelles.  «  Si  le  soleil,  dit-il 
quelque  part,  s'écartait  de  sa  route,  les  Érinnyes,  ser- 

1.  Fragm.  62  :  0eoi  6vy)toI  âvOpwTtoi  t'  àSavatoi,  C(î>vTec  tov  éxeivciiv 
ÔavfliTov,  OvTQffxovTc;  tV  Ixetvuv  Ç(i)r,v. 

2.  Je  réunis,  avec  M.  Gomperz  {Silzungsberichte  d.  Akad,  d.  1V«- 
sensch.,  Vienne,  1886,  p.  1005)  les  deux  fragments  19  et  61  (Bywater) 
en  un  seul  :  "Ev  to  œo^^v  (loOvov,  iizlaxaa^on  yvco(IiY|v  v)  xu€cpv&Tai  navre 
ttcL  7cavT(i>v  *  XÉYeo-Oai  lOiXsi  xa\  oûx  é8éXei  Zr,voc  oCvo|&a  (fragm.  12  et  55, 
MuUach). 

3.  Fragm.  27. 

4.  Fragm.  44. 


HERACLITE  511 

vantes  de  Zcus,  l'y  feraient  rentrer  *.  »  La  pensée  est 
(l*un  philosophe,  le  langage  est  d'un  poète.  Ce  mélange 
ost  chez  lui  perpétuel.  Il  parle  volontiers  comme  le  vul- 
gaire en  pensant  autrement.  II  fait  déjà  comme  feront 
plus  tard  les  Stoïciens,  qui  sauvent  la  pureté  de  la  doc- 
trine par  des  sous-entendus  (ûicovoiai).  On  comprend  qu'He- 
raclite ait  déposé  son  livre,  selon  la  tradition  ^,  dans  le 
temple  d*Éphèse,  sous  la  protection  de  la  déesse  :  ce  n'é- 
tait nullement,  quoi  qu'on  en  puisse  penser,  une  pro- 
fession de  foi,  au  sens  où  la  foule  pouvait  l'entendre. 

Sa  doctrine  s'applique  de  même  à  l'étude  de  l'homme. 
Dans  la  nature  humaine,  il  distingue  nettement  le  corps 
et  l'âme.  Le  corps  par  lui-même  est  sans  valeur  : 

Il  faut  rejeter  un  cadavre  avec  plus  de  mépris  que  du  fu- 
mier \ 

L'âme  est  un  air  sec  et  subtil  ;  plus  elle  est  sèche,  plus 
elle  est  intelligente  ^.  Dans  l'ivresse,  elle  devient  humide 
et  perd  sa  vigueur  '.  Après  la  mort,  les  hommes  doivent 
subir  une  destinée  dont  ils  ne  se  doutent  pas^  Laquelle? 
Il  ost  aisé  de  compléter  la  pensée  d'Heraclite  en  se  rap- 
pelant ce  qu'il  dit  ailleurs.  Les  âmes  les  plus  sèches  et 
les  plus  ignées  deviendront  des  dieux  et  des  héros  ;  les 
âmes  inférieures  tomberont  dans  un  état  plus  humide 
encore  et  plus  matériel.  D'où  évidemment  cette  conclu- 
sion morale  qu'il  faut  sécher  et  améliorer  son  âme. 

Heraclite  devait  toucher  aussi  dans  son  livre  à  la  vie 
de  la  cité,  aux  règles  d'un  bon  gouvernement  ;  car,  de 
son  temps,  la  vie  socialeprimaitlavieindividuelle,  et  la 

1.  Fragm.  34. 

2.  Diogéne  Laërcc,  IX,  6. 

3.  Fragm.  53. 

4.  AuTi  4/uxTi  Œo^utaTTi  (fragm.  72).  Telle  est  la  vraie  forme  de  cette 
pensée,  reproduite  avec  des  altérations  par  divers  auteurs. 

5.  Fragm.  70. 

6.  Fragm  63. 


512     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

moralo  se  présentait  d'abord  sous  la  forme  delà  politique. 
Mais  de  cette  partie  de  son  ouvrage,  presque  tout  a  péri. 
Il  disait  pourtant  quelque  part  que  le  peuple  devait  dé- 
fendre la  loi  comme  une  muraille  K  La  pensée  est  belle, 
et  Ton  voit  par  où  elle  se  rattache  à  l'ensemble  de  ses 
idées:  c'est  qu Heraclite  méprise,  nous  l'avons  vu,  Tin- 
dividuel  et  le  particulier,  plus  changeant  et  plus  éphé- 
mère que  le  général  ;  or  la  loi  participe,  plus  que  le  sens 
propre,  de  cette  «  raison  commune  »  (Çuvo;  Xdyo;)  qui  est, 
à  ses  yeux,  la  source  suprême  de  la  science  et  la  mesure 
de  la  vérité. 

La  grandeur  de  la  pensée,  chez  Heraclite,  a  toujours  été 
reconnue,  et  plus  que  jamais  peut-être  depuis  un  siècle. 
Mais,  comme  écrivain,  les  anciens  le  mentionnent  surtout 
pour  ses  défauts.  On  le  surnommait  «  Tobscur  »  (6  (ncorei- 
vo;').  Aristote  cherchait  déjà  la  cause  de  cette  obscurité, 
et  croyait  la  trouver  dans  la  structure  de  ses  phrases, 
brusques,  sans  verbes,  et  qu*on  ne  savait  comment  ponc- 
tuer ^ .  Celte  obscurité  est  incontestable,  mais  non  pas 
aussi  grande  que  la  légende  le  ferait  croire  ;  et  peut-être, 
là  où  elle  existe,  vient-elle  moins  des  mots  eux-mêmes, 
ou  d'une  forme  de  phrase  vicieuse,  que  de  la  nouveauté 
extraordinaire  des  idées,  du  paradoxe  fondamental  de 
cette  doctrine  où  les  oppositions  se  résolvent  en  harmo- 
nies, et  du  choc  imprévu,  rapide,  qui  en  résulte  entre  des 
notions  en  apparence  disparates.  Aux  yeux  des  moder- 
nes, les  qualités  du  style  d'Heraclite  l'emportent  de  beau- 
coup sur  ses  défauts.  Sa  prose  n'est  pas  l'œuvre  d'un  art 
achevé,  tant  s'en  faut,  ni  même  peut-être  d'un  art  régu- 
lier :  mais  c'est  une  œuvre  de  génie,  et  elle  a  sans  aucun 
doute  jeté  dans  l'esprit  grec,  pour  ce  qui  est  de  l'art 

1.  Fragm.  20. 

2.  Suidas,  y.  *UpaxXsiTOc. 

3.  Aristote,  Rhél,,  III.  5,  p.  1407,  B,  14-15.  Cf.  Dômôtrius,  Étoc.. 
129. 


HERACLITE  513 

même  du  style,  des  semences  fécondes.  Il  a  aussi  peu 
que  possible  le  talent  dialectique,  c'est-à-dire  le  talent  de 
décomposer  les  idées,  et  de  les  démontrer  en  les  démon- 
tant, pour  ainsi  dire;  il  ne  sait  encore  qu'affirmer,  pro- 
clamer comme  un  oracle  ce  qu'il  croit  vrai.  Mais  il  affirme 
avec  éclat,  avec  force,  avec  précision.  Il  ne  se  borne  pas 
à  exposer  sa  pensée  ainsi  qu'une  chose  indifférente  qui 
se  défendra  elle-même  comme  elle  pourra  :  il  lui  donne 
un  relief  extraordinaire  ;  il  souligne  par  des  antithèses 
la  contradiction  fondamentale  apparente  ;  il  accentue  la 
difGcullé  qui  fait  scandale  ;  il  ramasse  l'idée  dans  une 
formule  dense  qui  lui  donne  plus  de  force  et  de  portée. 
Il  a  l'imagination  d'un  poète;  il  a  la  passion  d^un  orateur; 
passion  qui  brùlc  sans  s'épancher  ;  imagination  qui  brille 
sans  s'épanouir.  Tout  cela  est  bref,  dur,  un  peu  trop 
éblouissant.  Ce  qui  manque,  c'est  ce  que  l'art  pourra 
donner,  l'habileté  à  ménager  ses  richesses  et  le  talent 
de  les  faire  valoir.  Mais  quelques-unes  des  qualités  d'une 
grande  prose  sont  déjà  là  :  jamais  écrivain  ne  fut  plus 
riche  de  ces  mots  qui  se  gravent,  qui  pénètrent  et  qu'on 
n'oublie  plus. 

Tandis  qu'Heraclite  développait  la  théorie  du  change- 
ment universel  et  essentiel,  Parménidc  d'Élée  en  prenait 
exactement  le  contre-pied.  Celui-ci  est  le  successeur  légi- 
time de  Xénophane  ;  il  dépasse  son  mattre,  mais  en  res- 
tant fidèle  à  l'idée  fondamentile  du  système. 

La  date  de  la  naissance  de  Parménide  est  mal  connue. 
D'après  Diogène  Laërce  \  il  serait  né  vers  540.  D'autre 
part,  Platon  raconte  à  plusieurs  reprises  ^  que  Socrate, 
dans  sa  jeunesse  (ccpoSpa  vfo;),  put  encore  le  voir  et  l'en- 
tendre causer  dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Athènes  à  l'âge 

i.  Diogène  Laërce,  IX,  23. 

2.  Parménide,  p.  127,  A;  Théétète,  p.  183,  E;  Sophiste,  p.  217,  E. 

Ilist.  do  la  Litt.  grecque.  —  T.  II.  33 


514     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

de  soixante«cinq  ans.  Comme  Socrate  était  né  en  4G9,  le 
voyage  dont  parle  Platon  ne  peut  guère  se  placer  que 
vers  450.  Parménide  serait  donc  né  vers  515.  Bien  que 
Platon  soit  en  général  un  guide  peu  sûr  en  ces  matières 
de  chronologie,  il  n*y  a  peut-être  pas  de  raison  décisive 
de  rejeter  ici  son  témoignage;  car  la  date  de  Diogène 
(fondée  sur  la  détermination  de  ràxjAT))  n^est  visiblement 
qu'une  approximation  conjecturale,  et  Platon  d'ailleurs  a 
plusieurs  fois  rappelé  le  fait  de  cette  rencontre  entre  Par- 
ménide et  Socrate.  S*il  en  est  ainsi,  Parménide  ne  put 
connaître  Xénophane  que  pendant  peu  d'années,  même 
en  admettant  que  Xénophane  fût  né  vers  580.  La  tradition, 
cependant,  le  mettait  en  relations  personnelles  avec  celui- 
ci  et  faisait  do  lui  son  disciple  ^  ;  mais  on  sait  que  les  tra- 
ditions de  ce  genre  sont  toujours  assez  fragiles.  On  di- 
sait aussi  qu'il  avait  ou  pour  amis  et  pour  maîtres  deux 
Pythagoriciens,  Aminias  et  Diochœtès,  dont  l'influence 
sur  son  esprit  passait  pour  considérable  ^.  —  Il  était 
d'une  famille  riche  et  illustre,  et  l'on  raconte  qu'il  donna 
des  lois  aux  Éléates  ^  Avec  le  voyage  à  Athènes  (si  le 
récit  de  Platon  est  exact),  c'est  à  peu  près  tout  ce  qu'on 
sait  de  la  biographie  de  Parménide.  On  ignore  à  quelle 
date  il  mourut. 

Xénophane,  en  proclamant  l'existence  du  Tout  unique, 
immuable,  immobile,  avait  admis  les  manifestations  par- 
ticulières et  changeantes  de  l'éternelle  substance  ;  il  n'ô- 
tait  pas  à  celles-ci  toute  réalité  ;  il  no  les  retranchait  pas 
absolument  du  domaine  de  la  connaissance;  il  paraît  seu- 
lement avoir  cru  qu'il  était  plus  facile  d'arriver  à  savoir 
la  vérité  sur  TÊtre  unique  et  parfait  que  sur  la  mobilité 
des  phénomènes.  Le  système  de  Parménide  est  une  éla- 

!.  Arislote,  Métaph,  I,  5,  p.  986,  B,  22.  Cf.  Diogène  Laérce,  IX,  21. 
Aristoto  dit  seulement  :  toutou   li^trai  jiaOïiTTic. 

2.  Diogène  Laorce,  ibid. 

3.  Diogène  Laërce,  IX,  23. 


PARMÉNIDE  515 

boration  rigoureuse  de  la  doctrine  du  Tout  immuable.  Il 
pousse  à  bout  les  principes  de  Xénophane;  il  leur  fait 
produire  toutes  leurs  conséquences.  Il  distingue  radica- 
lement deux  ordres  de  faits  et  deux  ordres  de  connais- 
sances :  d*unc  part  ce  qu'il  appelle  TÊtre,  seul  réol,  seul 
objet  de  science  véritable  ;  de  l'autre  les  apparences  sen- 
sibles, dénuées  de  réalité  substantielle,  en  dehors  par 
conséquent  de  toute  vérité,  de  toute  science  proprement 
dite,  et  simple  objet  d'opinion  K 

De  là  le  plan  du  poème  de  Parménide  (car  Parménide, 
à  l'exemple  de  Xénophane,  écrit  en  vers)  :  d'abord  un 
prologue  (xpoo{{i.iov),  introduction  mythique  et  brillante  à 
l'exposé  des  doctrines  ;  ensuite  deux  parties  :  Tune  rela- 
tive à  la  vérité  [ri  icpo;  aXrjOeiav),  l'autre  relative  à  l'opi- 
nion (ri  Twpo;  SoÇav)  ;  la  première,  purement  déductive  et 
rationnelle,  vraie  géométrie  de  l'Être  ;  la  seconde,  hypo- 
thétique et  descriptive.  —  L'Être  n'a  ni  commencement 
ni  (in;  il  est  unique  et  immuable^,  indivisible,  partout 
égal  h  lui-même  ^ ,  mais  non  point  infini  ^  :  sa  forme  est 
celle  d'une  sphère^  C'est  la  raison  (Aoyo;)  qui  proclame 
souverainement  ces  vérités^;  car,  avec  une  rigueur  in- 
faillible, elle  analyse  l'idée  même  de  l'Être,  et  elle  déduit 
de  cette  idée  les  qualités  qui  le  constituent.  —  Quant  aux 
apparences  sensibles,  on  ne  peut  former  à  leur  sujet  que 
des  conjectures.  Il  y  a  pourtant  des  conjectures  plus  ou 
moins  vraisemblables.  Parménide  expose  à  son  tour  un 
système  du  monde.  Dans  quelle  mesure  les  idées  d'Anaxi- 
mandre,  ou  celles  de  Pythagore,  ou  celles  de  Xénophane 
y  sont-elles  mélangées?   Quelle   part  de  nouveauté   s'y 

i.  On  voit  où  Platon  a  puisé  sa  distinction  fondamentale  entre  la 
science  et  l'opinion, 

2.  V,  59-60  (Mullach). 

3.  V.  78. 

4.  V.  88. 

5.  V.  103. 

6.  V.  56. 


516     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

manifeste?  Questions  controversées  et  difficiles.  Los 
fragments  qui  nous  restent  de  cette  partie  du  poème  sont 
beaucoup  plus  courts  que  ceux  de  la  première  ot  laissent 
une  large  place  aux  hypothèses.  L'ontologie  deParménide 
nous  est  bien  connue  ;  sa  cosmologie,  au  contraire,  nous 
échappe.  Nous  n'essaierons  pas  de  la  reconstituer.  C'est 
affaire  aux  philosophes  ou,  plutôt  encore  peut-être,  aux 
historiens  de  la  science  grecque,  de  débattre  ces  ques- 
tions ;  ici,  c'est  de  littérature  avant  tout  qu'il  s'agit.  A  ce 
point  de  vue,  d'ailleurs,  Parménide  mérite  toute  attention. 
Son  originalité  littéraire,  c'est  d'associer  une  rigueur 
dialectique  toute  nouvelle,  un  talent  de  déduction  et  d'abs- 
traction surprenant,  avec  la  passion  et  parfois  même 
l'éclat  du  style.  Il  y  a  chez  lui  du  poète,  de  l'orateur  et 
du  géomètre.  Aux  yeux  des  anciens,  la  dialectique  de 
Parménide  avait  fait  tort  à  sa  poésie.  Gicéron  juge  ses 
vers  médiocres,  minus  bonis  versibus  \  Plutarquo  nie  que 
ce  soit  de  la  poésie;  car  la  poésie,  dit-il,  ne  va  pas  sans 
mythes,  et  il  n'y  a  pas  de  mythes  dans  Parménide^.  Aris- 
tote,  qui  a  défini  la  poésie  une  «  imitation  »,  l'imitation 
de  la  vie,  jugeait  probablement  Parménide  comme  il  ju- 
geait Empédocle,  en  qui  il  se  refuse  à  voir  un  poète  ^. 
Mais  nous  ne  saurions,  nous  modernes,  être  tout  à  fait 
de  cette  opinion.  Car  la  définition  d'Aristote,  prise  trop  à 
la  lettre,  exclurait  Lucrèce  delà  liste  des  poètes.  Or  nous 
voulons  voir  un  poète  dans  Lucrèce,  et  par  conséquent 
aussi  dans  Parménide,  ce  Lucrèce  grec.  Toutes  ses  abs- 
tractions et  ses  déductions  ne  sauraient  nous  donner  le 
change.  Nous  le  sentons  poète  par  une  plénitude  extraor- 
dinaire de  vie  et  d'émotion.  Chez  lui,  la  métaphysique 
la  plus  abstraite  est  accompagnée  d*u ne  sorte  d'exaltation, 
d'ivresse  philosophique.  11  y  a,  dans  ces  vers  abrupts, 

4.  Acad,  II,  23. 

2.  Lecture  des  poètes,  c.  2;  Manière  d^écouter,  c.  13. 

3.  PoéL,  c.  1. 


PARMÉNIDE  517 

une  pure  joie  de  Tesprit  que  Pascal  aurait  comprise. 
D'ailleurs  l'imagination  survit  à  cet  excès  d'abstraction  : 
elle  colore  toutes  ces  entités  ;  elle  les  anime;  elle  les  en- 
gage dans  un  drame  ;  Têtre  et  le  non-étre  luttent  ensem- 
ble comme  des  héros  épiques,  et  le  poète  philosophe  nous 
fait  presque  partager  à  la  fm  son  admiration  quasi  reli- 
gieuse pourTun  et  son  mépris  pour  l'autre.  SiParménide 
a  écrit  en  vers,  ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'alors  la 
prose  existait  à  peine,  et  que  la  poésie  pouvait  sembler  à 
un  grand  esprit  de  ce  temps  la  forme  déflnitive  de  l'idée. 
La  raison  de  son  choix,  qu'il  Tait  démêlée  lui-même  clai- 
rement ou  non,  est  en  réalité  plus  profonde.  C'est  qu'il 
veut  philosopher  avec  toute  son  âme,  et  que  le  rythme 
du  vers  correspond  à  l'émotion  qui  fait  battre  son  cœur 
ou  qui  berce  son  imagination. 

M.  Villemain,  dans  son  Essai  sur  Pindare,  a  signalé 
avec  admiration  le  début  du  poème  philosophique  de 
Parménide.  Le  philosophe  raconte  comment  le  principe 
des  choses  lui  a  été  dévoilé.  Les  coursiers  dociles  qui  mè- 
nent sa  pensée  où  il  veut,  l'ont  entraîné  sur  son  char  ra- 
pide jusqu'à  la  déesse  de  la  vérité.  Les  Héliades,  filles  de 
la  lumière,  lui  montraient  la  route.  «  L'essieu  ardent 
tournait  dans  les  moyeux  avec  le  sifflement  de  la  syrinx.» 
Le  char  arrive  aux  portes  du  Jour  et  de  la  Nuit,  que  garde 
la  Justice.  Celle-ci,  à  la  voix  persuasive  des  Héliades,  ou- 
vre les  deux  vantaux  enflammés,  et  donne  passage  au 
poète,  qui  arrive  auprès  de  la  Vérité.  La  déesse  l'accueille 
avec  bienveillance  et  lui  tend  la  main,  puis  lui  adresse 
la  parole  : 

Réjouis-toi  ;  ce  n'est  pas  une  destinée  funeste  qui  t'amène 
par  cette  route,  inconnue  aux  pas  des  mortels  :  c'est  la  Justice 
et  la  Loi.  Il  faut  que  tu  saches  tout,  et  l'exacte  pensée  de  la 
Vérité  infaillible,  et  les  vaines  opinions  des  hommes  où  nulle 
justesse  ne  réside. 


518     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

L*enthousiasmc  poétique  a  été  décrit  bien  des  fois  : 
grâce  à  Parméoide,  l'enthousiasme  philosophique  aussi, 
cette  ascension  radieuse  de  Tesprit  jusqu'à  la  vérité  abso- 
lue, cette  intuition  qui  ressemble  aune  révélation,  a  trouvé 
son  peintre.  Non  seulement  l'idée  est  belle,  mais  Fox- 
pression  est  puissante.  Cette  vision  a  la  précision  pitto- 
resque et  lumineuse  d'un  spectacle  réel,  avec  la  grâce  de 
la  poésie  grecque.  Quels  aimables  guides,  pour  l'austère 
métaphysicien,  que  ces  filles  d'Hélios,  à  la  voix  persua- 
sive, et  qui,  pour  le  diriger  vers  la  lumière,  ont  rejeté 
de  leur  tète,  comme  il  le  dit  lui-même,  les  voiles  dont 
elles  s'enveloppent  dans  les  demeures  de  la  Nuit  !  Ce  mythe, 
au  fond,  n'est  qu'une  allégorie.  Parménide  ne  croit  en 
dévot  ni  à  Thémis,  ni  à  Diké,  ni  môme  à  ces  charmantes 
Iléliades,  pas  plus  que  Lucrèce,  au  début  de  son  poème, 
ne  croit  à  Vénus,  «  mère  des  Romains,  volupté  des  hom- 
mes et  des  dieux  »,  qu'il  invoque  si  magnifiquement. 
Tout  cola  est  delà  poésie  pure,  où  la  foi  proprement  dite 
n'a  aucune  part.  Le  triomphe  de  l'imagination  n'en  est 
que  plus  grand,  puisque  le  mythe  est  vivant  et  beau,  et 
que  cette  allégorie  n'est  pas  froide. 

Ce  poète  est  en  môme  temps  un  dialecticien.  11  a  beau 
écrire  en  vers,  il  ne  se  contente  pas  d'énoncer  des  pré- 
ceptes en  laissant  à  la  vérité  le  soin  de  triompher  par  ses 
seules  forces  :  il  les  explique,  il  les  développe.  Qu'est-ce 
que  l'être  ?  Qu'est-ce  que  le  non-être  ?  Il  examine  à  quel- 
les conceptions  de  l'esprit  répondent  ces  mots,  et  l'ana- 
lyse profonde  qu'il  en  fait  l'amène  à  en  dégager  des  con- 
séquences ontologiques.  Il  a  des  raisonnements  &  la  façon 
de  saint  Anselme.  C'est  déjà  presque  un  scolastique  et 
un  docteur,  mais  un  docteur  doublé  d'un  poète  : 

Ne  va  pas  t'imaginer  que  le  non-ùtre  existe  :  écarte  ta  pensée 
de  cette  voie  funeste;  que  l'habitude  routinière  ne  tourne  pas 
de  ce  côté  ton  regard  aveugle,  tes  oreilles  sourdes  et  Ion  l  m- 


PARMKNIDE  519 

gage;  juge  avec  ta  raison  le  sujet  de  ces  disputes  et  les  preuves 
que  j'énonce.  Une  seule  issue  te  reste,  c'est  que  l'être  existe. 

Parménide  alors  décrit  l'être  en  soi,  et  aussitôt,  comme 
dans  un  hymne,  toutes  les  qualités  de  cette  espèce  de 
Dieu,  la  Substance,  se  pressent  sur  les  lèvres  du  poète 
en  épithètes  rapides  et  fortes  : 

L'Être  existe;  et  mille  signes  nous  prouvent  qu'il  n'est  pas 
né  et  ne  mourra  pas;  c'est  le  Tout,  l'Unique,  Tlramobile,  l'In- 
destructible. Il  n'était  pas  et  ne  sera  pas,  car  il  est.  C4'est  l'Être 
universel,  un  et  continu. 

Suit  une  argumentation  dialectique,  pour  réfuter  les 
objections  :  le  poète  procède  par  interrogations  accumu- 
lées; il  est  tour  à  tour  pressant,  impérieux,  enthousiaste. 
Ses  vers  sont  d'une  plénitude  et  d'une  brièveté  presque 
intraduisibles.  Le  rythme  donne  des  ailes  à  l'argument. 

Gomment  veux-tu  que  l'Être  soit  né?  En  quelle  manière? 
De  quelle  origine?  D'où  lui  viendrait  son  accroissement?  Du 
non-être?  Je  te  défends  de  le  dire  et  de  le  penser?  On  ne  peut 
ni  dire  ni  penser  que  l'Être  ne  soit  pas.  Et  quelle  nécessité 
l'eût  fait  être?  Pourquoi  plus  tôt  ou  plus  tard?  11  n'y  a  dans 
l'Être  ni  naissance  ni  commencement.  Il  est  absolument  ou  il 
n'est  pas,  et  nulle  force  d'argument  ne  permettra  jamais  que 
rien  en  sorte  qui  ne  soit  pas  lui.  Qu'il  puisse  naître  ou  mourir, 
c'est  ce  que  ne  souffrira  pas  la  Justice,  détendant  les  chaînes  dont 
elle  le  tient  serré. 

On  voit  la  nouveauté  do  ce  langage  et  l'importance  du 
rôle  de  Parménide  dans  l'hisloire  de  l'esprit  grec  *.  Si 
l'on  compare  cette  vigoureuse  poésie  philosophique  à  la 
vieille  poésie  didactique  d'Hésiode,  on  est  frappé  du  pro- 
grès intellectuel  qui  s'est  accompli  de  Tune  à  l'autre. 
L'inspiration  d'Hésiode  est  avant  tout  pratique  et  tradi- 

1.  La  deuxième  partie  du  poômo  de  Parménide,  plus  descriptive, 
parait  avoir  été  bien  moins  originale. 


520     GHxVPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

tionnelle.  De  plus,  elle  est  courlo  d'haleine,  sentencieuse, 
vraiment  populaire.  Los  Muses  de  THélicon,  qui  inspirent 
Hésiode,  ne  savent  pas  encore  argumenter;  leur  voix 
douce,  grave,  un  peu  faible,  n*a  pas  la  vigueur  âpre  des 
accents  que  la  déesse  de  la  Vérité  fait  entendre  à  Parmé- 
nide.  Xénophane  lui-même,  le  prédécesseur  et  en  partie 
le  maître  du  philosophe  d'Élée,  a  bien  plus  de  douceur 
élégiaque  et  de  mollesse  ionienne;  c'est  un  poète  religieux 
plutôt  qu'un  métaphysicien  raisonneur.  Tous  les  philo- 
sophes et  les  prosateurs  n*ont  guère  fait  encore  jusque-là 
qu'exposer  des  systèmes;  Heraclite  ne  discute  pas  :  il 
affirme  et  tranche  d'autorité.  C'est  chez  Parménide  que 
la  Grèce,  jusque-là  mère  dos  poètes,  mais  bientôt  mère 
des  sophistes  et  des  rhéteurs,  vit  apparaître  pour  la  pre- 
mière fois  avec  éclat  cette  subtilité  rigoureuse  de  dialec- 
tique qui  devait  donner  à  son  génie  une  trempe  si  forte. 
A  cet  égard,  l'influence  de  Parménide  fut  décisive.  Em- 
pédocle,  qui  fut  presque  son  contemporain,  lui  ressemble 
encore,  mais  avec  moins  de  rudesse  et  de  contention.  Le 
fait  est  qu'on  ne  pouvait  en  avoir  davantage  sans  renon- 
cer à  la  poésie.  Le  mérite  de  Parménide  est  d'avoir  été 
pour  la  première  fois  dialecticien  sans  cesser  d'être  poète. 
Après  lui,  l'équilibre  est  rompu.  Le  successeur  immédiat 
de  Parménide,  dans  ce  qu'on  appelle  l'École  d'Élée,  fut 
Zenon,  qui  fit  faire  des  progrès  à  la  dialectique,  mais 
qui,  du  même  coup,  cessa  d'écrire  en  vers.  La  philoso- 
phie grecque,  selon  le  mot  de  Strabon,  descend  du  char 
des  Muses,  et  marche  à  pied.  La  poésie  et  la  science  vont 
chacune  de  leur  côté;  ou  si  parfois,  dans  quelques  poèmes 
didactiques  alexandrins,  elles  se  rencontrent  de  nouveau, 
ce  n'est  que  par  artifice,  et  sans  beaucoup  de  sympathie 
réciproque. 

Zenon  et  Mélissos,  qui  continuèrent  après  Parménide 
l'Ecole  d'Élée,  ne  sont  pas  à  proprement  parler  dos  ccrî- 


ZENON  ET  MÉLISSOS  b2i 

vains,  et  no  doivent  pas  nous  arrêter  *.  Ce  sont  avant 
tout  des  dialecticiens.  On  connaît  les  arguments  célèbres 
de  Zenon  contre  le  mouvement  et  contre  la  pluralité. 
Pour  défendre  la  thèse  de  Parménido  sur  l'Être  un,  con- 
tinu et  immobile,  il  prend  roffensivc  :  il  attaque  les  doc- 
trines adverses  en  montrant  qu'elles  recèlent  des  contra- 
dictions. Il  ne  faut  pas  voir  dans  ces  prétendus  sophismes 
de  Zenon  un  vain  jeu  d'esprit  :  les  problèmes  qu'il  dis- 
cute soulèvent  réellement  de  très  graves  et  do  très  sé- 
rieuses difficultés,  qui  portent  sur  le  fond  même  des 
choses,  sur  les  conditions  essentielles  de  la  connaissance 
et  do  la  pensée,  et  les  raisonnements  de  Zenon  dénotent 
une  intelligence  d'une  rare  pénétration  -.  Mois  ce  n'est 
plus  là  de  la  littérature.  Notons  seulement  à  ce  propos  la 
marche  rapide  de  l'esprit  grec  dans  la  voie  dialectique 
que  Parménido  avait  ouverte  :  dès  la  génération  sui- 
vante, on  peut  dire  que  les  bornes  extrêmes  do  la  préci- 
sion subtile  sont  atteintes;  un  pas  de  plus,  et  Ton  sera 
on  pleine  sophistique. 

Los  systèmes  d'Héraclito  et  do  Parménido  avaient  mis 
en  une  vive  lumière  les  deux  termes  gpposés  et  en  appa- 
fonce  contradictoires  où  aboutit  la  pensée  humaine  quand 
elle  cherche  à  se  rendre  compte  de  la  nature  des  choses  : 
d'une  part,  le  devenir  incessant  des  phénomènes;  de 
l'autre,  étant  donné  qu'il  existe  quelque  chose,  l'impos- 
sibilité pour  l'esprit  de  sortir  logiquement  do  la  notion 
de  rÈtre  immuable.  Après  avoir  opposé  ces  doux  termes, 
il  restait  à  tâcher  de  les  concilier.  Ce  fut  l'objet  des  ten- 
tatives qui  suivirent.  Par  des  hypothèses  différentes,  en 

1.  Cf.  Zeller,  t.  II,  p.  68-97  (trad.  française). 

2.  C'est  ce  qu'a  parfaitement  et  ibli  M.  Victor  Brochard,  dans  sa 
disserlation  intitulée:  Les  arguments  de  Zènou  (VElée.  contre  le  mouve- 
?wcfï/ (Paris,  1888;  oxlniit  dos  Comptus-llenlus  do  l'Acadôuiic  des 
Sciences  murales  et  politiques). 


533     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

proso  OU  en  vers,  avec  plus  ou  moins  d'originalité,  Em- 
pédocle,  Leucippe,  Anaxagore,  Diogène  d'ApoUonie  s'at- 
tachent à  cette  entreprise.  Tous  les  quatre  sont  nés  vers 
le  commencement  ou  dans  la  première  moitié  du  v®  siècle. 
L'ordre  dans  lequel  ils  se  succèdent  et  Taction  qu'ils  ont 
pu  exercer  les  uns  sur  les  autres  prêtent  à  quelques 
doutes.  Sans  entrer  à  ce  sujet  dans  une  discussion  ap- 
profondie, nous  avons  surtout  à  examiner,  avec  le  mou- 
vement général  qu'ils  impriment  à  la  pensée  grecque,  le 
degré  d^achèvement  où  chacun  d'eux  a  porté  l'art  d'expri- 
mer des  idées  philosophiques  K 

Empédocle,  phis  jeune  qu'Anaxagore,  parait  cepeadant 
avoir  écrit  avant  lui.  Aristote  le  dit  en  propres  termes  -, 
et  d'autres  indices,  tirés  de  la  comparaison  des  deux  ou- 
vrages, appuient  cette  affirmation.  En  tout  cas,  par  la 
forme  versifiée  de  son  livre,  comme  par  certaines  per- 
sonnifications mythiques  qui  jouent  un  grand  rôle  dans 
son  système,  on  peut  dire  qu'Empédocle  est  plus  archaï- 
que qu'Anaxagore.  —  Il  naquit  à  Agrigcnte,  dans  le 
premier  quart  du  v^  siècle  ^  Sa  famille  était  illustre  et 
riche;  elle  comptait  des  vainqueurs  olympiques  ^.  Ses 
compatriotes,  dit-on,  lui  proposèrent  un  jour  d'être  roi  : 
il  refusa,  préférant  l'étude  de  la  philosophie  dans  une  con- 
dition privée  \  On  faisait  de  lui  d'ordinaire  un  élève  des 
Pythagoriciens  ^  En  réalité,  il  fut  l'élève  de  tous  les  phi- 

i.  Pour  l'étude  des  rapports  chronologiques  entre  ces  diverses  doc- 
trines, voir  Zeller,  t.  I,  p.  275  et  suiv.,  et  t.  II,  p.  428  et  suiv.  (trad. 
française). 

2.  *AvaÇay6pa;  8c  Tyj  {lèv  vixia irpÔTSpo;  wv  toutou  (i.  e,  *E\iizg^ox'kioMç) , 
ToTc  6*  epvoi;  udTepo;,  etc.  {Métaph.  I,  3;  p.  984,  A,  11,  Bokker.) 

3.  Vers  484,  si  l'on  admet  la  date  de  Diogène  Laërce  (VIII,  74), 
qui  jdace  son  âxjiY)  vers  444  (fondation  de  Thurii). 

4.  Diogène  Laërce,  ihid.,  51  et  53. 

5.  Aristote  et  Timéc,  dans  Diogène  Laorco,  ibid.t  63-04. 

6.  Diogène  Laërce,  ibid.,  'M. 


EMPÉDOGLE  623 

losophes  antérieurs,  dont  il  a  connu  et  librement  corrigé 
les  systèmes.  Il  était  en  outre  curieux  de  médecine  et  de 
science  pratique  :  les  Sélinontins  étant  affligés  de  la 
peste,  il  assainit  le  pays  en  y  amenant  à  ses  frais  de 
l'eau  plus  pure  ^  Il  s  occupait  aussi  des  maladies  de 
l'àme,  pour  lesquelles  il  composait,  en  vrai  mystique, 
des  chants  de  puriBcation  (xaOap|i.oi) ,  et  paraît  avoir 
associé  à  cette  activité  si  variée  un  appareil  étrange  qui 
ferait  douter  du  parfait  équilibre  de  son  esprit.  Il  aimait 
à  se  vêtir  de  pourpre,  à  se  couronner  d'un  bandeau 
d  or  ;  il  laissait  flotter  sa  chevelure,  se  faisait  accom- 
pagner d'un  cortège  de  jeunes  gens,  et  traversait  les 
villes  monté  sur  un  char  -.  Ce  ne  sont  pas  là  do  vaines 
légendes.  Ses  propres  vers  nous  le  montrent  sous  cet 
aspect,  promettant  la  guérison  de  tous  les  maux,  entouré 
d'une  pompe  bizarre  et  se  donnant  lui-même  pour  un 
dieu  ^  Un  personnage  de  ce  genre  ofl'rait  à  l'imagina- 
tion des  faiseurs  de  biographies  une  belle  matière  ..aussi 
la  sienne  fut-elle  enrichie  d'aventures  de  tout  genre.  Sa 
mort,  en  particulier,  était  racontée  de  diverses  manières. 
Selon  les  uns,  il  avait  disparu  mystérieusement  après 
un  orage  :  il  était  devenu  dieu  comme  Romulus  ;  selon 
1ns  autres  (et  c'est  le  récit  le  plus  connu),  il  s'était  pré- 
cipité dans  le  cratère  de  l'Etna  qui  avait  rejeté  une  dv 
ses  sandales  ^.  Aristote  nous  apprend  qu*il  avait  alors 
soixante  ans  ^  —  Il  laissait,  en  dehors  des  KaOap{i.oî, 
un  grand  poème  Sur  /a  Nature  (llepi  ç'j'jeft);,  en  trois 
livres  probablement),  un  poème  sur  la  médecine  ('Iirpi- 
x6;),  et  divers  autres  ouvrages  moins  importants.  Le  tout 
formait  plusieurs  milliers  de  vers  :  il  nous  en  reste 

1.  Diogônc  Laorce,  ihid.,  70. 

2.  Diogéne  Lacrc<\  //>/W.,  73. 

3.  V.  307-413  et  4(>2-no  (Mullach). 

4.  Diogène  Laërcc,  ibid.,  69  et  suiv.  Cf.  Horace,  ÈpUre  aux  Pisowf, 
334  :  Ardcntem  fr'njidus  .•Elnam  —  Insiittii.  Cf.  Suidas,  'Eji.i:s5ox).t,;. 

•>.  Aristolo,  dans  Diogeiio  Laôrce,  if/id.,  r>2  et  74. 


534     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

environ    quatre  cent  cinquante    ^.    Tous  ces    poèmes 
étaient  écrits  en  hexamètres. 

Le  système  d'ËmpédocIe  est  une  synthèse  des  doctrines 
antérieures.  11  s'efforce  do  combiner  les  éléments  pri- 
mitifs de  la  physique  ionienne,  TÉtre  immuable  des 
Élcates  et  le  changement  d'Heraclite.  Il  admet  qu'il 
existe  quatre  éléments  matériels  (feu,  air,  eau,  terre), 
immuables  en  soi  et  éternels  comme  TUn  des  Ëléatcs, 
mais  produisant  la  variété  des  êtres  par  mélange,  asso- 
ciation et  dissociation,  sous  l'influence  de  deux  principes 
de  mouvement,  l'Amour  (4>4X(x)  et  la  Discorde  (Xeîxo;). 
A  l'origine,  tous  les  éléments  étaient  confondus  dans 
une  masse  sphérique  (Xcpalpo;)  maintenue  par  l'Amour, 
mais  que  la  Discorde  a  peu  à  peu  dissoute.  La  lutte  des 
deux  principes  est  toute  Thistoire  des  choses  :  ce  que  la 
Discorde  a  défait,  l'Amour  le  refera  ;  Sphéros  sera  éter- 
nellement détruit  et  reconstruit  par  le  jeu  des  forces  con- 
traires. A  ces  vues  essentielles,  Empédocle  rattachait 
une  foule  d'idées  de  détail,  en  partie  nouvelles,  en  partie 
empruntées.  11  avait  une  cosmologie  assez  semblable  à  celle 
de  ses  prédécesseurs.  11  se  rapprochait  des  Pythagoriciens 
par  sa  croyance  à  la  métempsycose,  par  certains  préceptes 
particuliers,  par  un  caractère  général  de  piété  répandu 
dans  toute  sa  doctrine.  Ses  dieux  ne  pouvaient  pas  être 
éternels  :  ils  étaient  du  moins  doués  d'une  longue  vie 
([jLaxf  auovg;,  SoXixatwvc;  -)  ;  rhomme  était  un  dieu  exilé  ' 
(Heraclite  aurait  dit  :  un  dieu  mort),  victime  de  la  Dis- 
corde furieuse  *. 

Arislote  exclut  formellement  Empédocle  du  nombre 

1.  Les  Kaôappioc  et  le  Hspi  çucrewc  formaient  ensemble  cinq  mille 
vers,  le  poème  sur  la  médecine,  six  cents.  Cf.  Diogèno  Lacrce,  ibid., 
il, 

i.  V.  5  et  Ul. 

3.  'Airo  (i.axapo)v  àÀa>.r,|xévo;  (v.  6). 

4.  Neixeï  jiaivoixévw  Tiiauvoc  (v.  10).  La  sens  de  ces  mots  est  pour- 
tant douteux. 


EMPÉDOGLE  525 

des  poètes  ^  :  c'était  la  conséquence  nécessaire  de  sa 
théorie,  qui  fait  consister  la  poésie  essentiellement  dans 
rimîtation.  Mais,  aux  yeux  des  modernes,  Empédoclo 
est  un  vrai  poète;  non  parce  qu'il  écrit  en  vers,  mais 
parce  qu'il  a  les  qualités  poétiques  par  excellence,  Ten- 
thousiasme,  le  don  d'animer  ses  conceptions,  la  souplesse 
élégante,  la  grâce  brillante  et  ingénieuse  de  l'expres- 
sion. Sa  poésie,  comme  celle  de  Xénophane  et  de  Par- 
ménide,  donne  occasion  d'observer  combien  la  langue 
des  vers  était  alors,  entre  des  mains  habiles,  plus  obéis- 
sante que  la  prose.  Empédoclo,  dans  les  fragments  que 
nous  avons  de  lui,  ne  discute  pas  beaucoup  :  ce  n'est 
pas  un  dialecticien  comme  Parménide  ;  il  expose  plus 
qu'il  ne  démontre;  mais  il  excolle  à  mettre  son  idée  en 
lumière;  il  en  montre- toutes  les  faces  avec  aisance  et 
clarté.  La  première  chose,  à  ses  yeux,  c'est  d'être  clair, 
fallùt-il  pour  cela  répéter  la  même  idée  deux  et  trois 
fois  : 

Atç  yàp  xat  tplç  «^st  ort  ^r,  vloCkvj  Ittiv  svtTjrîtv  2, 

Mais  d'ordinaire  il  n'en  a  pas  besoin.  Sa  phrase  se  dé- 
roule facilement,  amplement,  et  s'égaie  d'images,  de  belles 
épithètos,  de  comparaisons.  Laissons  de  côté  les  morceaux 
brillants  qu'on  pourrait  tirer  soit  des  Purifications,  soit 
dos  RemêdeSy  et  où  c'est  surtout  le  mystique  et  le  pro- 
phète qui  parle,  non  sans  quelque  ostentation.  Mais, 
dans  le  poème  Sur  la  Nature,  voici  quelques  passages 
qui  font  bien  voir  les  qualités  d'Empédocle  écrivain,  la 
netteté  dans  l'exposition  des  notions  abstraites,  un  heu- 
reux mélange  de  vieilles  expressions  et  d'idées  nouvel- 
les, l'élégance  et  la  précision  : 

Gomme  je  Tai  dit  tout  i\  l'heure,  éclairant  les  principes  de 

1.  Poét.^  c.  1. 

2.  V.  232. 


526     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

mon  discours,  je  montrerai  deux  choses  :  d'un  côté,  l'Un  se 
formant  par  Paccession  de  plusieurs,  de  Pautre,  le  Multiple 
sortant  de  PUn  qui  se  divise  ;  le  feu,  Peau,  la  terre,  la  molle 
hauteur  de  Pair,  puis,  à  part,  la  Discorde  funeste,  égale  à 
chacun  d'eux,  et  parmi  eux  PAmour,  égal  aussi  en  longueur 
et  en  largeur  *... 

Tousces  principes  sont  égaux  par  Pétendue  et  par  l'âge;  mais 
chacun  a  sa  dignité  propre  et  sa  fonction,  chacun  son  carac- 
tère. Tour  à  tour,  ils  dominent,  le  cercle  tournant  sans  cesse, 
et,  suivant  des  vicissitudes  fatales,  ils  s'effacent  ou  grandis- 
sent, se  transformant  Pun  dans  l'autre.  En  dehors  d'eux,  rien 
ne  naît  ni  ne  périt  ^... 

Ainsi,  dans  le  cercle  solide  de  PAmour,  repose  avec  stabi- 
lité le  Sphéros  arrondi,  heureux  de  l'immobilité  qui  le  main- 
tient.  Mais,  quand  la  puissante  Discorde,  grandissant  au 
milieu  môme  de  ses  membres,  se  fut  élevée  jusqu'à  Phonneur 
et  au  pouvoir  par  la  révolution  du  temps,  selon  Pallernative 
fixée  pour  chacun  par  le  Serment  inébranlable,  alors  la  guerre 
successivement  régna  dans  tous  les  membres  du  dieu  '. 

Tout  cola  est  précis  à  la  fois  et  vivant.  Voici  qui  est  pit- 
toresque et  très  ingénieux  : 

Quand  les  peintres,  savamment  instruits  dans  leur  art,  font 
un  tableau  pour  l'offrir  à  un  dieu,  ils  prennent  dans  leurs 
mains  des  substances  diversement  colorées,  ils  les  mêlent 
suivant  Pharmonie,  plus  des  unes  et  moins  des  autres,  et  avec 
elles  façonnent  des  images  qui  reproduisent  toute  la  variété 
des  êtres  *,  ils  font  des  arbres,  des  hommes  et  des  femmes,  des 
bêles  sauvages,  des  oiseaux,  des  poissons  nourris  au  sein  des 
eaux,  et  des  dieux  à  la  longue  existence,  comblés  d'honneurs. 
De  môme,  ne  laisse  pas  ta  pensée  s'égarer,  au  point  de  croire 
qu'il  y  ait  ailleurs  *  aucune  autre  source  des  êtres  mortels, 
quelque  innombrables  qu'en  soient  les  espèces,  mais  retiens 
fermement  celte  parole,  que  la  divinité  elle-même  te  fait  en- 
tendre 5. 

1.  V.  76-81. 

2.  V.  88-92. 

3.  V.  175-180. 

4.  Ailleurs  quo  dans  les  quatre  éléments  diversement  môles  et  com- 
binés. 

5.  V.  134-144.  —  Le  dialecte  d'£mpédocle  est  imité  d'Homère. 


ANAXAGORE  527 

En  même  temps  qu*Empé(locle  exposait  ces  idées, 
Leucippe,  dont  on  ignore  la  patrie,  fondait  la  doctrine 
atomistique  ^  Mais  comme  il  ne  reste  rien  de  Leucippo, 
qu'on  s  est  même  demandé  s'il  avait  écrit  sa  doctrine  -, 
et  qu'en  tout  cas  ses  idées  furent  reprises  et  mises  en 
pleine  lumière  dans  les  ouvrages  de  son  disciple  Démo- 
crite,  l'ordre  des  temps  nous  amène  tout  de  suite  à 
Anaxagore'. 

Celui-ci,  on  Ta  vu  plus  haut,  était  plus  âgé  même 
qu'Empédocle.  Les  meilleures  autorités  placent  sa  nais- 
sance tout  à  fait  au  début  du  v'  siècle  *.  C'est  seulement 
à  cause  de  l'apparition  tardive  de  son  ouvrage  qu'on 
doit,  ce  semble,  le  placer  après  Empédocle.  Il  était  de 
Clazomènes,  ville  ionienne  d'Asie-Mineure.  Issu  d'une 
famille  noble  et  riche,  il  ne  voulut  s'occuper  que  de  phi- 
losophie ^  Vers  460,  il  se  rendit  à  Athènes,  où  il  passa, 
dit-on,  une  trentaine  d'années  **,  dans  la  société  de  Pé- 
riclès  ^  et  des  hommes  intelligents  qui  se  groupaient  au- 
tour de  lui  ^  C'est  là,  sans  doute^  qu'il  publia  son  livre 

1 .  Notice  de  Diogène  Laërce,  IX,  30-33. 

2.  Zeller  (t.  II,  p.  280,  note;  trad.  fr.)  cherche  à  démontrer  qu*A- 
ristote  se  référait  à  un  écrit  de  Leucippe  ;  la  chose  est  probable  en 
effet. 

3.  Démocrite,  né  en  460,  et  qui  vécut  jusque  vers  le  milieu  du 
siècle  suivant,  n'appartient  plus  à  la  présf^nte  période  de  l'histoire 
littéraire.  Plus  jeune  qno  Protagoras,  il  a  subi  son  influence,  tout 
en  l'attaquant.  Nous  étudierons  Démocrite  dans  le  quatrième  volume 
de  cette  histoire. 

4.  Cf.  Diogène  Lacrce,  II,  7.  Longue  discussion  dans  Zeller  (trad. 
fr.),  t.  II,  p.  382,  n.  2. 

5.  Platon,  Hippias  inaj.,  p.  283;  Plutarque,  PériclèSf  c.  16. 

6.  Démétrius  de  Phalôre,  dans  Diogène  Laërce,  II,  7. 

7.  Platon,  Phèdre,  p.  270,  A.  Cf.  Plutarque,  Périclès,  c.  4,  6,  etc. 

8.  Euripide  et  Thucydide  passent  pour  l'avoir  connu.  Sur  les  re- 
lations d'Euripide  et  d'Anaxagore,  cf.  Decharme,  Revue  des  Eludes 
grecques»  1889,  p.  234  et  suiv.,  et  Wilamowitz-Mœllendorf,  Euripi- 
des  Hernkles,  t.  I,  ch.  1.  Il  semble  résulter  d'un  passage  de  Platon 


528     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

Sur  la  Nature.  On  sait  la  méfiance  qirexcitaicnt  alors 
chez  une  partie  des  Athéniens  ces  recherches  philoso- 
phiques, où  l'on  voyait  un  danger  pour  la  religion  et 
pour  la  morale.  Anaxagorc  fut  accusé  d'impiété,  et  dut 
quitter  Athènes  S  probablement  vers  430.  Il  se  retira  à 
Lampsaque,  et  y  mourut  âgé  d'environ  soixanto-dix 
ans  2.  —  Une  tradition  assez  répandue  faisait  de  lui  l'é- 
lève d'Anaximène  ^  :  cela  veut  dire  simplement  que  ses 
idées  se  rapprochaient  sur  quelques  points  de  celles 
d'Anaximène.  —  On  attribuait  à  Anaxagore  plusieurs 
ouvrages,  notamment  une  Scénographie^  c'est-à-dire  un 
Traité  de  la  perspective  applicable  aux  décors  do  théâ- 
tre ^.  Le  seul  de  ses  ouvrages  dont  il  nous  reste  des  frag- 
ments est  son  livre  Sur  la  Nature ,  où  il  avait  exposé  sa 
philosophie. 

Le  système  d'Anaxagore  semble  inspiré  par  celui 
d'Empédocle,  et  peut-être  aussi  par  celui  de  Leucippe.  — 
Comme  tous  les  philosophes  de  ce  temps,  il  admet,  après 
Parménide,  qu'un  véritable  devenir^  c'est-à-dire  l'appari- 
tion totale  d'une  substance  non  existante  antérieurement, 
est  impossible  ^  Il  y  a  donc  des  éléments  éternels.  Mais, 
pour  Anaxagore,  ces  éléments  ne  sont  pas  limités  au 
nombre  de  quatre,  comme  le  croyait  Empédocle,  ni, 
comme  le  disait  Leucippe,  réductibles  à  des  atomes  illi- 
mités en  quantité  et  tous  semblables  entre  eux.  A  ses 
yeux,  les  éléments  sont  à  la  fois  illimités  en  nombre, 
indéfiniment  variés,  et  indéfiniment  divisibles.  Ils  coexis- 
tent dans  tous  les  corps,  mais  en  proportion  variable, 

que  Socrato  n'eut  pas  de  relations  personnelles  avec  Anaxagore 
(Phédon,  p.  97,  B). 

1.  Diogène  Laërce,  II,  12-14  (traditions  diverses  sur  ce  procès). 
Cf.  Éphore,  dans  Diodore  de  Sicile,  XII,  39. 

2.  Diogène  Laërce,  II,  7. 

3.  Diogène  Laërce,  II,  C. 

4.  Vitruve,  Préambule  du  1.  VII. 

5.  Fragin.  17  (Mullach). 


ANAXAGORE  529 

cl  c*csl  la  nature  do  cette  proportion  qui  fait  la  diversité 
des  corps.  Â  Torigine,  ils  étaient  tous  mêlés  et  comme 
brouillés  dans  une  espèce  de  chaos  où  dominaient  Tair 
et  le  feu,  dont  les  éléments  sont  les  plus  nombreux  de 
tous  K  La  formation  des  corps  se  produisit  par  une  sorte 
de  circulation  (wepi^jwpiQdi;)  qui  permit  aux  parties  sem- 
blables de  se  rapprocher,  de  se  grouper  ensemble  ^.  Ces 
parties  semblables  ne  sont  d'ailleurs  jamais  pures  de 
tout  mélange.  Les  corps  qu'elles  forment  par  synthèse 
ne  sont  pas  non  plus  stables  :  de  là  vient  que  les  diverses 
substances  apparentes  se  transforment  les  unes  dans  les 
autres.  —  Mais  d'où  dérive  le  mouvement  circulatoire? 
Ici  intervient  la  seconde  idée  tout  à  fait  nouvelle  d'Âna- 
xagore  '  :  le  principe  du  mouvement  est  VEsprit  (Nou;). 
Celui-ci  est  essentiellement  libre  et  distinct  ;  il  échappe 
à  tout  mélange  ;  il  est  plus  subtil  et  plus  pur  que  tout  ; 
il  est  intelligent  et  fort  ;  tout  ce  qui  vit  est  gouverné  par 
TEsprit,  et  c'est  lui  qui  a  produit  à  l'origine  la  circula- 
tion universelle  ^.  C'est  la  première  fois  qu'apparait  dans 
la  philosophie  la  notion  de  l'Esprit  considéré  comme  une 
force  indépendante  et  suprême.  Il  s'en  faut  d'ailleurs 
qu'Anaxagore  ait  poussé  son  idée  jusqu'au  bout.  D'abord» 
on  ne  voit  pas  qu'il  ait  nettement  conçu  l'Esprit  comme 
une  substance  inétendue,  à  la  manière  de  Descartes  et 
des  spiritualistes  :  il  en  fait  plutôt  peut-être  une  matière 
très  subtile.  De  plus,  bien  qu'il  accorde  à  l'Esprit  l'intel- 
ligence en  même  temps  que  la  force,  il  n'a  pas  tiré  de 
ces  prémisses  la  conclusion  socratique  et  platonicienne 

4.  Fragm.  1. 

2.  Ce  sont  les  plus  élémentaires  de  ees  groupes  qu'Aristote  appelle 
â(jLO(0{jLépeiai.  Mais  le  mot  n'est  pas  dans  Anaxagore  (cf.  Breier, 
Philosophie  des  Anaxag.,  p.  1-54;  cité  par  Zeller,  t.  II,  p.  393,  n.  2), 
et  peut-être  ce  mot  d^homéoméries  a-t-il  obscurci  le  système. 

3.  La  première  est  celle  de  rinûnie  diversité  et  de  l'infinie  petitesse 
des  germes. 

4.  Fragm.  6. 

Hitt.  de  la  LiU.  grecque.  —  T.  II.  34 


530     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

(|uo  la  vraie  raison  d'être  des  choses  doit  être  cherchée 
dans  leur  cause  finale.  C'est  de  quoi  se  plaint  Platon  par 
la  bouche  de  Socrate  dans  le  Phédon  *,  et  c'est  par  là 
qû'Anaxagore  reste  malgré  tout  le  disciple  et  le  succes- 
seur des  physiologues  ioniens.  Une  fois  que  l'Intelligence 
a  mis  les  choses  en  mouvement  et  qu'elle  a,  selon  le 
mot  ^e  Pascal,  donné  la  «  chiquenaude  »  initiale,  il  sem- 
fele  qu'Anaxagore  ne  sache  plus  qu'en  faire  ;  il  reste  mé- 
Qaniàte  dans  le  détail  de  ses  explications.  Quoi  qu'il  en 
spit^  le  mot  décisif  est  prononcé  :  c'est  parce  qu'Anaxa- 
gore  a  prononcé  ce  mot,  que  la  philosophie  grecque, 
avec  Socrate,  va  changer  toute  son  orientation.  On  ne 
saurait  exagérer  l'importance  d'une  pareille  innovation. 

Anaxagore  n'était  pas  seulement  un  métaphysicien; 
c'était  un  savant,  et  il  a  mieux  connu  que  ses  prédéces- 
seurs un  certain  nombre  des  faits  qu'il  a  entrepris  d'ex- 
pliquer. Au  milieu  de  beaucoup  d'erreurs  astronomiques, 
il  vit  le  premier  que  les  éclipses  du  soleil  étaient  produi- 
tes par  l'interposition  de  la  lune  entre  le  soleil  et  la  terre  ^. 
11  s'était  livré  à  des  recherches  curieuses  et  souvent  fines 
sur  l'origine  des  sensations'. 

Il  ne  semble  pas  qu'il  ait  particulièrement  étudié  les 
questions  morales  et  religieuses.  Que  pensait-il  de  la  des- 
tinée de  l'âme,  de  la  nature  divine,  du  culte  rendu  aux 
dieux  de  la  cité  ?  On  ne  sait  trop.  Pour  ce  qui  est  des 
dieux,  il  est  probable  qu'il  acceptait  l'usage  des  noms 
vulgaires  à  peu  près  comme  faisait  Heraclite  ;  maïs  ce 
dont  on  ne  saurait  guère  douter  quand  on  songe  à  son 
explication  des  éclipses,  à  son  idée  que  le  soleil  est  une 
pierre  en  ignitîon,  à  son  effort  constant  pour  trouver 
les  causes  naturelles  des  phénomènes  ^,  c'est  qu'il  ait 

4.  Phédon,  p.  97,  B. 

2.  Hippolyte,  Réfutation  des  hérésies,  I,  8  ;  Plutarque,  Nicias,  c.  23. 

3.  Cf.  Zeller,  t.  II,  p.  423,  trad.  franc.) 

4.  Voir  dans  Plutarque,  Périclès,  c.  6,  l'anecdote  du  bélier  qui  u'a- 


ANAXAGORE  531 

été  Tun  des  promoteurs  les  plus  puissants  de  cet  état' 
d*esprit  tout  nouveau,  étranger  aux  superstitions  popu- 
laires, indifférent  aux  miracles  et  aux  présages,  qu'on 
est  tout  surpris  de  rencontrer  chez  Thucydide,  par  exem- 
ple, dans  le  temps  même  où  un  Hérodote  est  encore  si 
crédule. 

Nous  possédons  dix-sept  fragments  d'Anaxagore,  tous 
intéressants,  et  l'un  d'eux  même  (sur  l'Esprit)  long  d'en- 
viron une  page.  Cela  nous  permet  de  connattre  à  peu 
près  sa  manière  d'écrire.  Diogène  Laërco  dit  d'un  de  ces 
morceaux  qu'il  s'y  trouve  de  l'agrément  et  de  la  gran- 
deur ^  L'agrément  vient  surtout  du  dialecte  ionien,  dont 
se  sert  Ânaxagore,  et  qui  a  par  lui-même  de. la  douceur. 
Le  caractère  de  grandeur  est  plus  marqué  et  tient  à 
l'allure  sentencieuse,  impersonnelle,  oraculaire  du  style. 
Ânaxagore  discute  peu  ;  il  prononce  des  aphorismes  ;  ou, 
si  parfois  il  argumente,  c'est  de  la  manière  la  plus  brève, 
en  quelques  mots.  Il  n'a  aucune  passion,  aucune  émo- 
tion, aucun  sourire  :  rien  de  l'éloquence  d'Heraclite  ni 
de  la  grâce  de  Xénophane.  Sa  personne  est  aussi  complè- 
tement absente  de  son  livre  qu'elle  pourrait  l'être  d'un 
ouvrage  de  géométrie.  Peu  d'imagination  môme,  si  l'on 
regarde  au  détail  de  l'expression  :  tout  est  sobre  et  pré- 
cis ^  Ses  contemporains  l'appelèrent  par  raillerie  T/n/e/Ze- 
gence^.  L'épîgramme  est  juste  :  elle  indique  le  caractère 
élevé,  clair  et  froid  de  son  style.  Comme  les  choses  dont 

Tait  qu'une  corne  :  le  devin  Lampon  considérait  ce  fait  comme  un 
présage  funeste  ;  Anaxagore  montra,  en  ouvrant  le  crâne   du  bélier, 
que  ce  prétendu  prodige  était  la  suite  naturelle  d'une  mauvaise  con- 
formation de  la  tôte. 
i.  Diogène  Laërce,  II,  6  (i^Sétoc  xocl  (jiEYaXoçp&vcac). 

2.  Précis  pour  le  temps,  bien  entendu  ;  car  une  foule  de  choses  qui 
semblaient  claires  alors  aux  meilleurs  esprits  ne  satisfont  plus  la 
pensée  moderne. 

3.  'O  NoO;.  Cf.  Pltttarquo,  Périclès,  c.  4;  Timon,  dans  Diogène 
Laërce,  II,  6.  —  Gela  rappelle  le  mot  de  Gassendi  à  Descartes  :  «  0 
esprit  I  » 


532     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

il  parie  sont  grandes,  il  y  a  une  sorte  de  majesté  dans 
la  simplicité  tranquille  avec  laquelle  il  les  aborde.  Voici 
quel  était  le  début  de  son  livre  —  on  y  voit  à  merveille 
et  l'espèce  de  grandeur  propre  à  Anaxagore,  et  sa  so- 
briété, et  sa  clarté,  et  aussi  la  gaucherie  encore  naïve 
d*un  style  qui  a  parfois  quelque  peine  à  trouver  le  tour  le 
plus  net  —  : 

Toutes  choses  étaient  ensemble,  infinies  en  nombre  et  en 
petitesse,  car  la  petitesse  était  sans  limites.  Et  comme  toutes 
étaient  confondues,  aucune  n'apparaissait,  à  cause  de  cette  pe- 
titesse. Car  Tair  et  l'éther  embrassaient  tout,  étant  l'un  et  l'au- 
tre sans  limites  ;  tous  deux  en  effet  dominent  dans  les  corps 
par  le  nombre  et  par  la  grandeur  i. 


Après  Anaxagore  une  tentative  fut  faite  pour  revenir 
aux  vieilles  doctrines  ioniennes.  Diogénc  d'ApoUonie  en 
est  l'auteur*.  On  ne  peut  guère  douter  qu'il  n'ait  suivi 
Anaxagore.  Siraplicius  le  dit  expressément\  et  sa  ma- 
nière d'écrire  témoigne  dans  le  même  sens.  Par  le  fond 
de  sa  doctrine,  il  se  rattache  à  Anaximène.  Comme  lix\, 
c'est  de  l'air  qu'il  veut  faire  sortir  toutes  choses.  Mais, 
instruit  par  les  discussions  de  Parménide  et  de  ses  suc- 
cesseurs, il  sent  le  besoin  d'expliquer  comment  l'air 
donne  naissance  à  d'autres  corps  :  la  transformation  s'o- 
père, suivant  lui,  par  raréfaction  et  condensation.  Rien 
ne  se  crée,  par  conséquent,  ni  ne  se  perd  ;  il  y  a  change- 
ment d'état,  non  de  substance.  Do  plus,  venant  après 
Anaxagore,  il  insiste  beaucoup  plus  que  ne  le  faisaient 
les  vieux  Ioniens  sur  le  rôle  et  la  nature  de  l'esprit  ;  il 
croit,  comme  Anaxagore,  qu*il  a  fallu  de  l'intelligence  pour 

1.  Fragm.  1  (Mullach). 

2.  Diogène  Laërce,  IX,  57. 

3.  Comment,  sur  la  Physique  d'Arislote,  6,  a  (cxe^bv  vecoraToc  tôv 
Ktpi  TaOxa  axoAaadtvTtov,....  xà  ptàv  xarà  'AvaÇay6pav,  xk  tk  xatà  At^- 
xiimov  XiYwv). 


DIOGÉNE    D'APOLLONIE  533 

former  lo  inonde,  mais  il  place  celte  intelligence  dans 
l'air  sec  et  chaud  K  Si  Ton  ajoute  à  cela  que  Diogène  d'A- 
pollonie  avait  sur  plus  d*un  point,  et  notamment  en  ma- 
tière d'astronomie,  des  notions  remarquables  pour  le 
temps,  on  sera  conduit  à  le  regarder  comme  un  esprit 
d'une  grande  valeur,  ingénieux  et  ferme. 

Mais  c'est  surtout  par  le  style  qu'il  est  intéressant.  A 
cet  égard,  le  progrès  est  notable.  Non  que  Diogène,  sans 
doute,  ait  le  génie  d'un  Heraclite  ;  mais  il  possède,  beau- 
coup plus  que  celui-ci  et  que  tous  ses  autres  devanciers, 
ce  qu'on  peut  appeler  les  qualités  essentielles  de  la  prose, 
le  talent  d'éclaircir,  d'expliquer,  de  débrouiller  les  idées. 
Dorien  de  naissance-,  il  écrit  en  ionien,  suivant  l'usage 
grec  d'adopter  parmi  les  différents  dialectes  celui  qui, 
pour  chaque  genre,  semble  spécialement  consacré  par  la 
tradition.  lia  toute  la  douceur  ionienne.  De  son  ouvrage 
Sur  la  Nature /il  nous  reste  huit  fragments,  dont  plusieurs 
assez  étendus  (une  ou  deux  pages).  On  est  surpris  et 
charmé,  quand  on  vient  de  lire  les  oracles  d'Heraclite  et 
d'Anaxagore,  de  trouver  ici,  pour  la  première  fois,  une 
prose  facile,  souple,  vraiment  gracieuse  dans  sa  simpli- 
cité. Lui-même  en  avait  le  sentiment  très  net,  et  les  pre- 
mières lignes  de  son  ouvrage  appelaient  l'attention  du 
lecteur  sur  cette  nouveauté  ^  : 

11  me  semble  qu'au  début  de  tout  discours,  il  convient  de 
présenter  un  principe  assuré,dans  un  langage  simple  et  grave. 

On  notera  aussi  le  (on  modeste  et  la  réserve  de  bon  goût. 
Les  autres  fragments  ne  sont  pas  infidèles  à  celte  sorte 
de  promesse.  Diogène  emploie  volontiers  la  forme  du- 

1.  Fragm.  6  (Mullach). 

2.  Ou  ne  connaît  pas  d'autre  Apollonie  que  celle  de  Crète,  qui  est 
d'ailleurs  mentionnée  expressément  par  Etienne  do  liyzance  comme 
la  patrie  de  Diogène  (v.  'AiroXXwvîa). 

3.  Fragm.  1. 


534     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

bitative  («  il  me  semble  »,  ^oxseï  \u>i);  il  discute  avec 
finesse  et  clarté;  il  porte  dans  l'expression  des  idées 
philosophiques  une  souplesse  insinuante  où  se  révèle 
déjà  le  contemporain  d'Hérodote. 

Après  Diogène  d'ÂpolIonie,  Theure  du  scepticisme  était 
arrivée.  La  philosophie  grecque,  depuis  un  siècle,  s'était 
élancée  dans  tous  les  sens  à  la  recherche  de  Tinconnu. 
Nulle  difficulté  n'avait  rebuté  son  courage.  A  peine  quel- 
ques mots  çà  et  là,  chez  un  Xénophane  ou  chez  un  Hera- 
clite, sur  la  difficulté  de  saisir  le  vrai  ;  mais,  repoussée 
d'un  côté,  elle  recommençait  de  l'autre,  avec  une  invinci- 
ble espérance.  Après  tant  d'efforts,  oii  en  était-elle  ?  La 
porte  du  temple  résistait  à  tous  les  assauts;  elle  restait 
fermée.  Dix  fois  on  avait  cru  l'ouvrir,  et  toujours  on  s'a- 
percevait qu'on  s'était  trompé.  On  acquérait  chaque  jour 
des  notions  plus  précises  et  plus  justes  sur  le  détail  des 
choses,  et  les  systèmes  ingénieux  sur  l'ensemble  de  l'u- 
nivers s'accumulaient.  Mais,  en  s'accumulant,  ils  se  dé- 
truisaient les  uns  les  autres,  et  les  notions  mêmes  les 
plus  justes  ressemblaient  plutôt  à  des  hypothèses  heu- 
reuses qu'à  des  faits  prouvés.  En  revanche,  dans  cette 
lutte  incessante  contre  la  nature,  l'esprit  se  trempait  et 
s'affinait;  ses  facultés  critiques  et  dialectiques  allaient 
grandissant.  Plus  il  avait  multiplié  les  efi'orts  infruc- 
tueux, plus  il  s'était  rendu  capable  d'en  découvrir  la  va- 
nité. La  conséquence  était  forcée  :  avant  de  pousser  dans 
de  nouvelles  directions,  il  fallait  que  l'esprit  grec  fit  une 
halte.  Les  sophistes  et  les  rhéteurs  essayèrent  de  l'y 
décider;  ils  entreprirent  de  lui  persuader  que  la  vérité 
était  inconnaissable,  et  qu'il  y  avait  mieux  à  faire  que 
d'user  dans  une  vaine  poursuite  de  l'absolu  les  forces 
que  tant  de  travaux  avaient  accumulées  en  lui  :  mieux 
valait  les  consacrer  à  la  vie  pratique,  à  l'éloquence  des 
tribunaux  ou  de  l'assemblée  ;  l'utile  avant  le  vrai.  Ces 


LES  LOGOGRAPHES  536 

conseils  furent  entendus.  Mais,  au  moment  même  où  ils 
étaient  le  plus  en  faveur,  Démocrite,  d'une  part,  repre- 
nait la  doctrine  de  Leucippc,  et  Socrate  de  Tautre,  rame- 
nant Tutile  au  vrai  par  une  dialectique  subtile,  fondait  la 
science  de  la  morale  et,  sur  cette  science,  toute  une  phi- 
losophie. La  marche  de  la  pensée,  un  instant  suspendue, 
était  reprise.  Nous  n'avons  à  étudier  pour  le  moment 
ni  les  sophistes,  ni  Démocrite,  ni  Socrate.  Nous  nous  en 
tenons  à  la  première  période,  qui  vient  de  Cnir.  La  prose 
philosophique  est  née  ;  elle  s'est  peu  à  peu  formée  et 
assouplie.  Elle  a  été  (avec  la  poésie  des  Éléates)  un  ins- 
trument d'éducation  pour  Tesprit.  Ce  qui  lui  manque  en- 
core, c'est  ce  degré  supérieur  de  maturité,  de  souplesse 
vigoureuse  et  élégante,  cette  beauté  parfaite  enRn  qu'elle 
ne  trouvera  que  dans  Athènes,  à  la  fin  du  v®  siècle. 


III 


Les  premiers  historiens  grecs  sont  ordinairement 
appelés  logographcs.  C'est  le  nom  par  lequel  les  désigne 
Thucydide  *.  Les  noms  A'histoire  et  A'historien  parais- 
sent n'être  entrés  dans  l'usage  qu'avec  Hérodote.  La 
différence  des  noms  correspond  ici  à  une  différence  dans 
les  choses  et  elle  en  est  même  la  traduction  assez  exacte. 

Le  logographe*  est,  étymologiquement,  celui  qui  écrit 
un  discours  en  prose,  Wyo;,  par  opposition  au  poète  qui 

1.  Thucydide.  I,  21,  i.  Hérodote  {II,  143;  V,  36;  125)  appelle  son 
prédécesseur  Hccalée  Xo-foicoio;,  ce  qui  revient.au  môme  que  Xo^o- 
Ypaço;,  et  s'oppose  plus  directement  à  iiroiioi«^c> 

2.  A  côtô  de  ce  nom  de  logographe^  on  employait  aussi,  plus  rare- 
ment, celui  d'horographe^  bientôt  tombé  en  désuétude  et  devenu  obs- 
cur. 'UpoYpaço;  vient  de  Jipo^  (môme  racine  que*  rV) pot),  qui  signifie 
«  année  »,  pui^î,  au  pluriel,  «  annales  ».  Plutarque  (Questions  de  ta- 
ble, V,  4,  1)  dit  :  Toù;  èviayxoù;  àp-/atb>;  ô)pouç  XtYev^^t.  (Jlf.  G.  Mûller, 
Fragm,  hislor.  grœcor.,  t.  I,  p.  xviii. 


536     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

appelle  lui-même  sa  propre  langue  eico;  ou  (tOOo;,  et  non 
Xd]fo;;Piadare  oppose  à  plusieurs  reprises  ^  les  Xo^ioi  aux 
âotSo(,  les  logographes  aux  chanteurs  ;  Xoyio;  est  synonyme 
ici  de  Xoyoypàfo;.  Le  nom  du  logographe  ne  constate  que 
sa  qualité  de  prosateur.  Le  nom  de  l'historien  dit  beaucoup 
plus  :  IdTopîa  signifie  primitivement  recherche,  enquête  ; 
Thistorien,  loropixo;,  est  donc,  suivant  Tctymologie,  un 
homme  qui  s'informe  par  lui-même  de  la  vérité,  qui 
voyage,  qui  interroge,  qui  ne  se  borne  pas  à  transcrire  des 
matériaux  à  sa  portée,  mais  qui  poursuit  une  véritable 
enquête  sur  des  faits  obscurs  ou  éloignés.  Celte  différence 
de  noms  est  instructive.  L'art  des  logographes,  en  effet, 
se  distingue  de  celui  des  poètes  beaucoup  plus  par  la 
forme  du  récit,  qui  est  la  prose,  que  par  l'esprit  scienti- 
fique (sinon  dans  la  mesure  où  le  choix  seul  de  la  prose 
est  scientifique).  Strabon,  qui  pouvait  lire  encore  la  plu- 
part de  ces  vieux  récits,  nous  apprend  que  c'étaient 
presque  des  épopées  en  prose  :  ils  gardaient  la  plupart 
des  caractères  de  la  poésie,  au  mètre  près  ;  du  reste, 
même  absence  de  critique,  même  goùl  des  légendes  que 
chez  les  poètes  -.  On  sait  que  Thucydide  était  du  même 
avis  '.  Denys  d'Halicarnassc,  dans  son  Jugement  sur 
Thucydide  *,  parle  aussi  des  logographes,  et  nous  donne 
à  leur  sujet  quelques  informations  assez  précises.  Si  l'on 
ajoute  à  ces  jugements  des  anciens  les  impressions  que 
suggère  l'étude  directe  des  fragments  des  logographes, 
on  peut  arriver  à  se  faire  une  idée  assez  nette  de  leur 
art. 

Les   sujets  qu'ils  traitent  sont  empruntés  au  passé 
le  plus  lointain  :  ce  sont  des  fondations  de  villes  (xTiercK;), 

t.  Pindare,  Ném.,  VI,  51  ;  Vyth,,  I.  183. 

2.  Strabon,  I,  p.  18  :  Xûdavteç  to  iiétpov,  tiXXa  6à  çvXdtÇavTe;  xot  itoit,- 
Tixàt  ffuvéypa-J/av  ol  îcep\  Ka8|jL0v  xal  ^epexy^T)  xai  *ExaTaïov, 

3.  Thucydide,  I,  20-22. 

4.  Ch.  5  et  23.  Ces  deux  passages  sODt  fort  importants  pour  la  con- 
naissance des  logographes. 


LES  LOGOGRAPHES  537 

dos  généalogies  en  grande  partie  mythiques  (yeveaXoyiai), 
Ils  écrivent  pour  perpétuer  la  gloire  des  races  nobles, 
pour  honorer  la  ville  h  laquelle  ils  appartiennent,  pour 
charmer  la  curiosité  naïve  d'un  public  peu  philosophe  ; 
ils  racontent  les  événements  naturels  ou  surnaturels 
dont  le  souvenir  était  conservé  dans  les  vieilles  annales 
des  temples  et  des  cités,  bornant  leur  rôle  à  rédiger  ces 
souvenirs  trop  brefs  et  probablement  à  les  rendre  plus 
agréables  en  les  enjolivant  de  détails  empruntés  à  la 
tradition  orale.  Ils  ont  d'ailleurs  un  goût  vif  pour  les 
péripéties  romanesques  K  Des  détails  circonstanciés, 
loin  de  les  mettre  en  défiance  sur  la  vérité  du  fond,  leur 
semblent  une  condition  nécessaire  de  la  vraisemblance, 
comme  dans  un  poème  épique.  —Nul  regard,  par  consé- 
quent, sur  l'ensemble  du  monde  ancien,  ni  même  sur 
l'ensemble  du  monde  grec  :  leurs  récils  ont  un  caractère 
local,  comme  les  archives  où  ils  puisent,  comme  les  tra- 
ditions qu'ils  interrogent; c'en  est  même  Tintérêl,  car  ils 
ajoutent  ainsi  de  nouveaux  matériaux  au  trésor  des  lé- 
gendes nationales.  Nulle  critique  non  plus; s'ils  se  sépa- 
rent des  anciens  poètes,  c'est  surtout  pour  opposer  aux 
récits  de  leurs  devanciers  les  fables  de  leur  propre  cite*, 
qu'ils  croient  plus  vraies  parce  qu'ils  ne  savent  pas  douter 
encore  de  ce  qu'ils  ont  toujours  entendu  raconter  autour 
d'eux.  —  La  narration  suit  son  cours  avec  simplicité, 
sans  philosophie,  sans  éloquence,  sans  pathétique,  mais 
non  sans  grâce.  Les  logographes,  comme  les  philoso- 
phes ioniens  du  môme  temps,  écrivaient  dans  le  dia- 
lecte ionien  vulgaire  ;  ils  écrivaient  comme  tout  le  monde 
parlait  autour  d'eux  :  mais  ils  maniaient  leur  langue 
avec  ce  naturel  aisé  qui  a  été  le  privilège  de  Tlonie,  et, 
comme  le  fond  et  la  forme  s'accordaient  chez  eux  à  mer- 


1.  (^îarptxal  TcspiTiéTS'.ai  tco>.Ù  to  r,).t6iov  £'/£iv  toT;  vOv  ooxoO^ai.  Denya 
d'IIalicarnasse,  Jugement  sur  Thuc.^  c.  5. 


538     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

voillc,  la  naïveté  aimable  de  leur  style  plaisait  encore 
aux  contemporains  raffinés  de  Denys  d'Halicarnasse  *. 

L'histoire  ainsi  comprise  n'est  nullement  encore  cet 
ample  tableau  de  la  vie  nationale  que  nous  trouvons  chez 
les  grands  écrivains  classiques  ;  elle  n'est  presque  pas 
une  œuvre  de  science,  puisqu'elle  manque  do  critique,  et 
elle  est  à  peine  une  œuvre  d'art,  puisqu*elle  manque  de 
composition  :  ce  n'est  en  réalité  qu'une  sorte  de  chroni- 
que naïve  qui  prélude  à  la  vraie  histoire. 

Il  y  a  pourtant  des  différences  à  noter  entre  les  logo- 
graphes  et  un  progrès  à  signaler  du  vi®  au  v*  siècle.  Il 
y  a  aussi  une  distinction  à  faire  entre  ceux  d'entre  eux 
qui  ne  font  que  raconter  en  prose  des  généalogies  ou  de 
vieilles  chroniques  fabuleuses,  et  ceux  qui  sont  en  outre 
des  géographes,  comme  llécatée  de  Milet.  La  géogra- 
phie, à  cette  date,  ne  va  pas  sans  recherches  person- 
nelles et  sans  voyages.  La  comparaison  des  divers  peu- 
ples éveille  presque  nécessairement  Tesprit  critique. 
EnHn  les  connaissances  dérivées  de  cette  source  ont 
d'ordinaire  un  caractère  plus  positif  que  celles  qu'on 
emprunte  aux  vieilles  traditions. 

Les  logographes  furent  nombreux,  surtout  au  v®  siècle. 
Ce  genre  de  récits  charmait  la  curiosité  de  la  Grèce. 
Thucydide  lui-même,  qui  s'en  indigne,  le  constate  ^.  Une 
trentaine  de  noms  sont  arrivés  jusqu'à  nous,  mais  les 
œuvres  ont  péri,  sauf  quelques  courts  fragments.  Aussi 
l'histoine  littéraire,  celle  du  moins  qui  s'attache  aux 
œuvres  plus  qu'aux  noms,  a-t-elle  peu  à  s'arrêter  sur 
cette  période.  Huit  ou  dix  noms,  choisis  parmi  les  plus 
importants,   et    quelques    fragments    particulièrement 

1.  Denys  d'Halicarnasse,  ibid,  —  Quelques  logographes,  qui  ne 
sont  pas  Ioniens  de  naissance,  écrivent  en  dialecte  ionien  par  imi- 
tation :  mais  les  plus  renommés  comme  écrivains  sont  ués  en  lonie 
(Hécatée,  Phérôcydo,  Xanthos). 

2.  Thucydide,  I,  21,  1,  et  22.  4. 


GADMOS  DE   MILET  —  AGUSILAOS  639 

expressifs  qui  se  rattachent  à  ces  noms,  nous  suffiront  à 
titre  d'exemples  K 

Le  plus  ancien  logographe  connu  est  Cadmos  de  Milet, 
qui  paraît  avoir  vécu  vers  le  milieu  du  vi®  siècle  -.  Quel- 
ques-uns le  considéraient  comme  le  premier  en  date  des 
prosateurs;  mais,  suivant  l'opinion  générale,  il  était  seu- 
lement le  premier  en  date  des  logographes,  postérieur  de 
quelques  années  au  «  théologue  »  Phérécyde  de  Syros  ^ 
On  lui  attribuait  un  ouvrage  sur  La  Fondation  de  Milet  *, 
et,  suivant  Suidas,  sur  Tlonie  tout  entière,  en  quatre  livres. 
La  seconde  partie  de  cette  assertion  est  peu  vraisemblable. 
Denys  d'IIalicarnasse  considérait  tout  Touvrage  comme 
apocryphe';  mais  Denys  est  unjuge  parfois  très  tranchant 
en  matière  d  authenticité.  Strabon  et  Diodorc  paraissent 
avoir  été  moins  sceptiques  •.  Si  l'indication  donnée  par 
Diodore  est  exacte,  Cadmos,  amené  à  parler  du  Nil  (peut- 
être  à  propos  de  la  fondation  de  Naucratis  ^),  se  serait 
demandé  la  cause  des  débordements  périodiques  de  ce 
fleuve,  et  aurait  hasardé  une  explication  :  ce  serait  un 
exemple  intéressant  de  la  curiosité  des  Grecs  pour  les 
phénomènes  naturels.  Mais  tout  cela,  encore  une  fois, 
est  douteux,  et  Cadmos,  selon  l'expression  déjà  employée 
par  Denys,  n'est  plus  guère  pour  nous  qu'un  nom. 

Acusilaos  est  un  peu  mieux  connu  ^  Il  était  de  la  pe- 
tite ville  d'Argos  en  Béotie,  près  d'Aulis.  Plus  jeune  que 

1.  Pour  les  antres  noms   et  les  fragments  de  cette  période,  voir 
Fragmenta  historit'orum  grxcy  deC.  Mûller(Bibl.  Didot)»t.  I,  II  et  IV. 

2.  Notice  de  Suidas,  pleine  de  confusions  absurdes  avec  le  Cadmos 
fabuleux  de  Thèbcs. 

3.  Cf.  plus  haut,  p.  454. 

4.  Ktîaiç  MiXt,to\j. 

5.  Jugement  sur  Thucydile,  c.  23. 

6.  Strabon,  I,  p.  18;  Diodore,  I,  87,  3. 

7.  Cf.  C.  Millier,  t.  H,  p.  3. 

8.  C.  MûUer,  t.  I,  p.  108  et  suiv. 


540    CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

Cadmos,  il  a  dû  vivre  dans  la  seconde  moitié  du  vi*  siè- 
cle. On  avait  sous  son  nom  un  ouvrage  intitulé  Généa- 
logiesy  en  plusieurs  livres  ^  On  voit,  par  les  rares  frag- 
ments qui  on  restent  et  par  les  allusions  qu'y  font  les 
anciens,  qu'Acusilaos  était  un  mythograplie,  collecteur 
de  légendes  locales,  rédacteur  peut-être  de  certaines 
listes  de  noms  ^.  Il  est  souvent  mentionné  par  les  scho- 
liastcs,  à  côté  d*Hésiode,  quand  il  s'agit  d'expliquer  lori- 
ginc  d'un  mythe.  Il  avait  fourni  des  légendes  à  Pindarc. 
Les  Généalogies  commençaient  au  Chaos.  Elles  conti- 
nuaient par  Géa  et  l'Amour,  comme  dans  Hésiode.  Puis 
venaient  les  dieux  ;  ensuite  Phoronée,  le  premier  homme, 
et  les  anciennes  races  humaines  qui  vivaient  mille  ans. 
Le  narrateur  passait  de  là  aux  légendes  héroïques,  sans 
qu'on  puisse  dire  au  juste  où  il  s'arrôlait.  Nul  doute  qu'il 
n'y  eût,  dans  cet  ouvrage,  des  parties  fort  sèches,  sim- 
ples listes  de  noms  propres  dénuées  de  tout  art  '.  Mais 
quelquefois  aussi  l'auteur  semble  avoir  raconté  certai- 
nés  légendes  tout  au  long,  en  manière  de  petits  romans  : 
par  exemple,  celle  d'Orithyie  et  de  Borée*.  C'est  par  là 
sans  doute,  par  le  récit  d'imagination,  par  la  narration 
à  demi  poétique  et  romanesque,  que  le  talent  et  l'art  ont 
dû  entrer  dans  les  ouvrages  des  logographes. 

En  approchant  des  guerres  médiques,  nous  trouvons 
deux  noms  considérables. 

L'un,  celui  de  Scylax,  n'est  pas  à  proprement  parler 
celui  d'un  logographe.  Scylax,  né  à  Caryanda  en  Carie  ', 
amiral  au  service  de  Darius,  fut  chargé  par  lui  de  re- 


\,  'Kv  trj  TpÎTT,,  (lit  le  scholiasle  d'ApoUonios  de   Rhodes,  Argon., 
IV,  992  (fragm.'29,  G.  Mûller). 

2.  'Avaypaçat. 

3.  Fragrn.  27  (Schol.  de  Pindaro,  Olymp,  VII,  42). 

4.  Fragm.  23  (Schul.  d'IIomére,  Odyss.  XIV.  533). 
0.  Strabon,  XIII,  p.  658. 


SGYLAX  —  IIÉOATÉE  541 

connaître  le  littoral  de  Tocéan  Indien,  en  vue  d'une  expé- 
dition que  le  roi  de  Perse  songeait  alors  à  faire  dans 
rinde  ^  Il  avait  exposé  le  résultat  de  ses  recherches 
dans  un  ouvrage  qu'Aristoto  avait  encore  sous  les  yeux  ^. 
On  voit  par  le  passage  d'Aristote  que  ces  observations 
de  Scylax  portaient  non  seulement  sur  la  géographie 
physique,  mais  aussi  sur  les  mœurs  des  peuples  qu'il 
avait  visités.  Il  n'est  pas  douteux  que  le  Périple  de  Scy- 
lax n'ait  vivement  intéressé  la  curiosité  de  ses  compa- 
triotes et  stimulé  leur  goût  pour  les  explorations  géo- 
graphiques. Mais  il  fut  perdu  d'assez  bonne  heure.  Le 
propre  des  ouvrages  de  ce  genre  est  de  vieillir  vite.  Vers 
le  milieu  du  iv®  siècle  parut  un  nouveau  Périple  ',  mis 
également  sous  son  nom,  et  qui  fit  tomber  dans  Toubli 
l'ouvrage  authentique,  mais  arriéré. 

L'autre  grand  nom  de  cette  période  est  celui  d'Hécatée 
de  Milct,  à  la  fois  historien  et  géographe*.  —  Hôcatée,  ûls 
d'Hégésandros,  appartenait  aune  famille  illustre  qui  pré- 
tendait avoir  des  dieux  pour  ancêtres.  Vers  l'année  500, 
au  moment  où  les  Ioniens  préparaient  leur  révolte  con- 
tre la  Perse,  Hécatée  leur  conseilla  de  rester  tranquilles, 
énumérant,  dit  Hérodote  ^  tous  les  peuples  qui  obéis- 
saient à  Darius,  et  leur  faisant  connaître  l'étendue  de  sa 
puissance.  Il  avait  du  faire  avant  cette  époque  tous  ses 
grands  voyages,  facilités  par  Tunité  de  l'empire  perse  et 
par  sa  propre  qualité  de  sujet  du  Grand-Roi.  On  peut  donc 
placer  sa  naissance  vers  340,  mais  non  beaucoup  plus 
tôt,  s'il  est  vrai,  comme  ledit  Suidas,  qu'il  vécut  jusqu'a- 

1.  Hérodote.  IV,  44. 

2.  Aristote,  Polit.  VII,  c.  14  (p.  1332,  B,  Bekker). 

3.  IleptTcXov);  r?,;  6aXa<T<riri;  trj;  oIxou[x£vyi;  E0p(o7CT]c  xal  'Aaiaç  xai  Ai- 
6uTj;  (dans  le  t.  1  des  Geographi  minores  de  G.  Mûller,  Didot,  1855). 
Cf.  Unger.  Philol.,  t.  XXXIII,  p.  29  et  suiv. 

4.  G.  MûUer,  Fragm.  Hist,  gr,,  t.  I,  p.  1  et  suiv. 

5.  Hérodote,  II,  143. 


\ 

542     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

près  les  guerres  raédîques  *.  N'ayant  pu  persuader 
aux  Ioniens  de  rester  en  paix,  il  continua  de  leur  donner 
d'utiles  conseils.  Après  leurs  premiers  échecs^  il  essaya 
de  les  déterminer  à  occuper  l'ile  de  Léros  pour  en  faire 
le  centre  de  leur  résistance  ^  Il  ne  fut  pas  mieux  écouté 
cette  fois  que  la  précédente  et  vit  ses  craintes  justiGées 
par  le  désastre  de  Ladé.  Quand  la  défaite  de  ses  compa- 
triotes fut  définitive,  il  s^entremit  du  moins  auprès  du 
satrape  Artapherne,et  parvint  à  obtenir  pour  eux  des  con- 
ditions plus  douces  que  celles  qui  leur  avaient  été  d*abord 
imposées  ^  Toute  sa  conduite,  on  le  voit,  est  celle  d'un 
ferme,  prudent  et  judicieux  esprit,  qui  ne  s*exalte  ni  ne 
s'abandonne.  — 11  avait  écrit  deux  ouvrages  :  des  GeWa- 
/o^2^5  (appelées  quelquefois  aussi,  par  abus,  Histoires)^  et 
surtout  une  Description  de  la  Terre  *,  qui  eut  une  im- 
mense réputation.  Heraclite,  quelques  années  plus  tard, 
citait  Hécatée  à  côté  d'Hésiode,  de  Pythagore  et  de  Xéno- 
phane,  parmi  les  plus  savants  des  Grecs  \  Hérodote  a 
sans  cesse  son  livre  présent  à  l'esprit.  Enfin,  au  iv®  siècle 
encore,  Kerkidas  de  Mégalopolis,  législateur  et  poète  S 
s'estimait  heureux  de  mourir  à  la  pensée  de  rencontrer 
dans  l'autre  monde  des  hommes  comme  Pythagore, 
Olympos,  Homère  et  Hécatée  ^. 

Les  Généalogies^  par  le  titre  et  par  le  sujet,  se  rattachaient 
directement  à  la  tradition  des  logographes  antérieurs. 
Elles  comprenaient  au  moins   quatre  livres  ^  Le  récit 


1.  Suidas,  V.  *EXXavixo;. 

2.  Hérodote,  V,  125. 

3.  Diodore  de  Sicile,  X,  25,  2. 

4.  HspioSoc  (ou  nepn^"pfi(Ttç)  yr,;.  Littéralement  :  le  Tour  du  monde. 

5.  Diogène  Laërce,  IX,  1. 
.  6.  Voir  Polybe,  II,  48-65. 

7.  Éllen.  Hist.  Var„  XIII,  20. 

8.  Il  nous  en  reste  une  trentaine  de  fragments  ou  de  mentions.  — 
Plusieurs  savants  tiennent  rauthenticitôdesGénéa/o^tes  pour  suspecte. 
Gobet  [Mnemoi.^  1883,  p.  i-7)  et,  à  sa  suite,  Sitfl  (Gr.  Ut,,  1. 1,  p.  |49] 


HÉGATÈE  543 

commeoçait  avec  Deucalioa.  Puis  venaient  toutes  les 
histoires  des  familles  mythiques,  Hellen  et  ses  fils,  avec 
la  descendance  de  chacun  d*eux  ;  Héraclès  et  les  Héra- 
clidesjlcs  héros  étrangers,  Égyptos,  Danaos,  Cadmos, 
etc.  Nous  sommes  encore,  avec  les  Généalogies  d'Héca- 
tée  en  pleine  fable.  Aussi  Strabon  le  nomme-t-il  expres- 
sément parmi  les  vieux  logographes  qui  ne  sont  à  ses 
yeux  que  les  successeurs  des  poêles  et  dont,  pour  sa  part, 
il  fait  peu  de  cas  ^  Il  y  avait  pourtant  une  différence  es- 
sentielle entre  Hécatée  et  les  poêles  :  c'est  qu'il  portait 
dans  ses  récits,  quoi  qu'il  en  semble  au  premier  abord, 
une  préoccupation  critique  étrangère  à  la  poésie.  Voici 
quels  étaient  ses  premiers  mots  : 

Hécatée  de  Milel  parle  ainsi  :  j'écris  ces  choses  comme  elles 
me  semblent  être  vraies  ;  car  les  discours  des  Grecs  sont  di- 
vers et,  selon  moi,  ridicules  2. 

En  quoi  consistait  donc,  aux  yeux  d'IIécatée,  Terreur 
des  Grecs  ?  Quand  on  étudie  les  fragments  avec  atten- 
tion, on  voit  qu'il  portait  un  certain  rationalisme  dans 
rinterprétation  des  mythes  ^  On  voit  aussi  qu'il  choisis- 
sait entre  les  différentes  versions  d'une  même  légende  et 
qu'il  adoptait  celle  qui  lui  paraissait  la  plus  vraisembla- 
ble, quelquefois  par  des  raisons  géographiques  ^.  Ailleurs, 
il  exprimait  l'idée  que  la  Grèce  avait  été  occupée  par  des 
peuples  barbares  avant  l'arrivée  des  Hellènes  :  cette  opi- 
nion était  probablement  nouvelle  '.  Dans  un  fragment,  il 

estiment  que  l'ouvrage  avait  été  composé  à  i*époque  alexandrinc.  Il 
reste,  si  je  ne  me  trompe,  à  donner  de  cette  afûrmation  une  preuve 
sérieuse. 

1.  Strabon.  I,  p.  18;  VIII,  p.  341.  Cf.  Éiien,  Hist.   des  Anim,,  IX, 
23  ;  Hermogéne.  Formes  du  Style,  II,  12,  6  (t.  III,  p.  399,  Walz). 
.  2.  Fragm.  332  (G.  Mûiler). 

3.  Fragm.  346  (dans  Pausanias,  III,  to,  u);  fragm.  357. 

4.  Fragm.  349. 

5.  Fragm.  356.  * 


5U     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

est  question  de  la  nourriture  des  Arcadiens  :  là  l'observa- 
teur et  le  voyageur  se  révèlent  *.  Il  y  avait  donc  réelle- 
ment, dans  les  Généalogies^  autre  chose  que  de  la  poésie 
pure.  L'auteur  ne  visait  pas  uniquement  à  amuser  l'ima- 
gination par  d'agréables  récits;  il  voulait  instruire;  il 
critiquait  les  vieilles  traditions  ;  il  apportait  çà  et  là  des 
faits  nouveaux;  il  raisonnait  et  faisait  des  hypothèses. 
Mais  il  est  certain  que  cette  part  de  critique  et  de  science 
positive  était  petite  ^  :  elle  était  évidemment  beaucoup 
plus  grande  dans  sa  Description  de  la  Terre,  ouvrage  né 
de  ses  propres  recherches,  indépendamment  de  toute 
imitation. 

La  Description  de  la  Terre  comprenait  deux  livres, 
intitulés  lun  Europe^  l'autre,  Asie  ^  Il  nous  en  reste 
environ  trois  cents  fragments,  mais  presque  tous  formés 
d'un  seul  nom  propre  ou  de  quelques  mots  à  peine.  La 
plupart  ont  été  conservés  par  le  géographe  Etienne  de 
Byzance.  Malgré  leur  brièveté,  ils  permettent  de  concevoir 
une  idée  assez  nette  de  Touvrage  qu*Étienne  de  Byzance 
avait  sous  les  yeux.  Mais  cet  ouvrage,  mis  sous  le  nom 
d*Hécatée,  était-il  authentique?  Et  s'il  l'était  en  quelques 
parties,  l'était-il  dans  toutes?  La  question,  nous  allons  le 
voir,  a  été  posée  dès  l'antiquité;  elle  a  été  reprise  par  les 
modernes.  Avant  de  l'aborder,  essayons  do  reconstituer 
l'ouvrage  dans  ses  grandes  lignes. 

C'était  une  description  de  toute  la  terre  habitée  (t}  olxou- 
[jivir)),  faite  en  partie  d'après  des  voyages  personnels 

1.  Fragm.  355. 

2.  On  peut  s'étonner  que  cet  homme  d'état,  ce  conseiller  des  Ioniens, 
n'ait  pas  inventé  l'histoire  politique.  Cela  tient  d'abord  sans  doute  à 
la  force  de  la  tradition,  qui  donnait  pour  sujet  habituel  à  Thistoire 
les  temps  anciens.  Cola  tient  peut-être  aussi  à  ce  que  la  vie  politi- 
que, en  lonie  et  à  cette  date,  était  encore  un  accident  trop  exception- 
nel pour  agir  fortement  sur  l'imagination  même  des  mieux  doués  : 
c'est  Athènes  qui  a  créé  la  vie  politique  intense,  universeUe  et  con» 
tinue. 

3.  La  Libye  était  rattachée  à  l'Asie. 


IIÉGATÉE  545 

poussés  jusqu'à  la  Hautc-Égyptc,  jusqu'au  Caucase  et 
jusqu'à  la  Scythie;  en  partie  aussi,  sans  doute,  d'après 
des  renseignements  donnés  par  d'autres  voyageurs.  L'au- 
teur, semble-til,  parti  de  la  Grèce,  allait  de  ville  en  ville, 
notant  à  mesure  les  rivières,  les  montagnes,  les  aspects 
des  côtes,  etc.  C'était  plutôt  un  ùin&airey  c'est-à-dire  un 
livre  de  descriptions  successives  (comme  en  un  voyage), 
qu'une  géographie  méthodique  et  synthétique  *.  Mais 
l'auteur  était  précis  dans  ses  observations,  et  en  outre 
curieux.  On  trouvait  dans  son  livre  non  seulement  une 
foule  de  noms  propres,  mais  encore  des  remarques  sur 
Tétymologie  de  certains  noms^;  des  indications  sur  les 
mœurs,  sur  la  manière  de  vivre  des  habitants  de  chaque 
pays  ^;  beaucoup  de  fables  aussi  (par  exemple  sur  les 
Pygmées  de  la  Haute-Egypte  et  sur  leurs  batailles  contre 
les  Grues  *),  soit  que  l'auteur  ne  fût  pas  éloigné  d'y  croire, 
soit  qu'il  se  fût  borné  à  répéter  ce  qu'on  lui  dirait;  par- 
fois enfin  des  descriptions  d'animaux  ou  d'objets  curieux, 
comme  celles  du  phénix,  de  l'hippopotame,  et  le  tableau 
de  la  chasse  du  crocodile  en  Egypte,  morceaux  qui,  dans 
l'ouvrage  attribué  à  Hécatée,  se  trouvaient  être,  au  té- 
moignage de  Porphyre,  à  peu  près  littéralement  identi- 
ques à  ceux  qu'on  lisait  chez  Hérodote  sur  les  mêmes 
sujets  ^  Ajoutons  enGn  que  l'ouvrage  était  accompagné 
d'une  carte  géographique  :  c'était  suivant  Ératosthène, 
la  seconde  qu'on  eût  faite  en  Grèce,  la  première  étant 
celle  d'Anaximandre  ^  Telle  était,  dans  ses  principaux 

1.  De  là  cette  forme  si  fréquente  :  Iv  8é...,  ou  [leTà  S£... 

2.  Fragin.  95,  99,  i03,  152,  etc.  On  ne  voit  pas  toujours,  dans  ces 
citations,  si  c'est  Hécatée  lui-même  qui  parle  ;  mais  c'est  quelque- 
fois certain  et  toujours  probable. 

3.  Fragm.  123,  lU,  189,  etc. 

4.  Fragm.  266. 

5.  Fragm.  292  et  suiv.  Témoignage  de  Porphyre  rapporté  par  Eu- 
sèbe,  Prépar.  évang,,  X,  3,  p.  166,  B. 

6.  Ératosthène,  dans  Strabon,  I,  11  (p.  7  Cas). 

Hiti.  de  la  Liii.  grecqo*.  —  T.  II.  80 


5iG     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

traits,  la  Description  de  la  Tore  à  laquelle  se  référait 
Etienne  de  Byzance,  et  que  Strabon,  après  Ératosthène, 
avait  eue  sous  les  yeux.  Dans  quelle  mesure  rouvrage 
était-il  authentique? 

Suivant  Athénée,  le  grand  bibliothécaire  alexandrin 
Callimaque  considérait  comme  apocryphe  la  description 
de  TAsie,  c'est-à-dire  le  second  livre  *.  C'est  évidemment 
d'après  son  autorité  qu'Arrien,  citant  un  mot  d'Hécatée 
sur  le  Nil,  ajoute  :  «  Si  la  description  de  TÉgypte  est 
réellement  d'Hécatée^.  m  De  là,  parmi  les  savants  moder- 
nes, diverses  opinions.  Les  uns  rejettent  tout  Touvrage'. 
D'autres  ne  rejettent  que  le  second  livre,  sur  l'Asie  et 
l'Egypte  ^.  D'autres  enfin,  ne  voulant  pas  être  plus  scep- 
tiques qu'Ératosthène  et  Strabon,  bons  juges  du  fond  des 
choses,  ou  que  Denys  d'Halicarnasse  et  Hermogène,  bons 
juges  du  style  et  plutôt  hypercritiques,  tiennent  pour 
l'authenticité.  A  priori,  l'opinion  des  sceptiques  n'a  rien 
d'invraisemblable  :  on  sait  avec  quelle  liberté  des  ou- 
vrages relativement  récents  ont  été  mis  parfois  sous 
l'autorité  de  noms  anciens.  Il  y  eut  d'ailleurs  plusieurs 
Hécatée,  et  notamment  un  certain  Hécatée  d'Abdère,  con- 
temporain d'Alexandre  et  de  Ptolémée,  qui  écrivit  sur  la 
géographie;  on  peut  être  tenté  d'attribuer  à  celui-ci  la 
description  de  l'Egypte  mise  sous  le  nom  de  son  grand 
homonyme.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  hypothèses.  Le 
nœud  de  la  question  est  dans  les  passages  où  Hérodote 
et  Hécatée  se  rencontrent.  Si  Ton  peut  prouver  que  c'est 
Hérodote  qui  a  été  l'imitateur,  le  problème  est  résolu; 
il  en  résulte  en  effet  que  la  Description  de  la  Terre^  où 
Porphyre  et  Arrien  lisaient  ces  passages,  n'était  pas  l'œu- 
vre d'un  faussaire  de  basse  époque.  Or  la  preuve  de  ce 

1.  Athénée,  II,  p.  70,  B  :  KaXX{|iaxo;  toLp  Nyi^icutou  avto  eivaYpdi^i. 

2.  Arrien,  Anabase,  \,  6,  5. 

3.  Cobet,  loc,  ciL 

4.  Situ,  t.  I,  p.  348. 


HÉGATÉE  547 

fait  peut  être  donnée.  Elle  Ta  été  en  partie  par  C.  Mûller  ^ 
mais  surtout  par  M.  Diels  ^,  qui  a  très  bien  montré,  par 
exemple,  que  Texpression  même  Sûpov  tou  Trorajjioiî,  ap- 
pliquée à  l'Egypte  à  la  fois  par  Hérodote  et  par  Hécatée  ^, 
n'est  chez  Hérodote  qu'une  citation  de  son  devancier  *. 
Or  ce  passage  est  justement  un  de  ceux  qui  pouvaient 
le  mieux  faire  croire  que  la  Description  de  la  Terre  était 
une  compilation  postérieure  faite  d'après  Hérodote.  H  n'y 
a  donc  aucune  raison  de  rejeter  comme  apocryphe  un 
ouvrage  dont  les  parties  les  plus  soupçonnées  existaient 
déjà  au  milieu  du  v®  siècle  :  les  fragments  qui  nous  res- 
tent sous  le  nom  d'Hécatée  sont  authentiques,  du  moins 
en  général,  et  nous  pouvons  chercher  à  y  retrouver 
l'image  (fort  effacée)  du  vieux  logographe  ionien. 

L'importance  scientifique  du  livre  d'Hécalée  était  con- 
sidérable. Malgré  les  fables  qui  s'y  trouvaient  en  grand 
nombre,  c'était  en  somme  une  vaste  enquête  (lixopia)  géo- 
graphique, la  plus  vaste  que  la  Grèce  eût  encore  vue,  et 
où  les  faits  positifs  abondaient.  Non  seulement  Hécatée 
est  le  père  de  la  géographie  grecque,  mais  il  fut  aussi 
pour  quelque  chose  dans  la  création  de  l'histoire  telle  que 
la  comprit  Hérodote;  car  celui-ci,  peut-être,  sans  l'exem- 
ple de  son  prédécesseur,  n'eût  pas  fait  tous  les  voyages 
d'où  il  rapporta  h  son  tour  tant  de  faits,  tant  de  récits, 
tant  de  fables  même  qui  sont  des  documents. 

Comme  écrivain,  Hécatée  est  loué  par  Hermogène  pour 
la  pureté  de  son  langage,  sa  clarté,  et  parfois  son  agré- 

1.  Fragm.  h'ist,  grsec,  t.  I,  p.  xiii,  col.  1  (à  propos  du  fragm.  284, 
sur  rile  flottante  de  Ghemmis,  et  de  Topinion  contraire  exprimée  par 
Hérodote,  IL  156). 

2.  Iht^ès,  1887,  p.  411  et  suiv. 

3.  Arrien,  loc.  cit.  Cf.  fragm.  279  d'Hécatée,  et  Hérodote,  II,  5. 

4.  Diels,  ibid,f  p.  423.  La  preuve  se  tire  des  mots  xal  \ir\  TcpoaxouffavTc, 
c'est-à-diro,  dans  le  langage  dllérodote,  «  alors  môme  que  je  ne  l'au- 
rais pas  lu  chez  un  de  mes  devanciers  »  ;  et  ce  devancier  ne  peut 
être  qu'Hècatée. 


5i8     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

mcnl;  il  écrivait  l'ionien  deMilct,  sans  mélange  de  formes 
poétiques  ou  anciennes  \  en  homme  qui  vise  à  la  clarté 
plutôt  qu'à  la  beauté  du  style.  I/autour  du  Traité  du  Su- 
blime 2  nous  fait  connaître  en  outre  un  détail  intéressant  : 
c'est  qu'IIécatée  (probablement  dans  ses  Généalogies)  fai- 
sait volontiers  parler  les  personnages  en  style  direct,  et 
il  cile  quelques  lignes  d'un  discours  de  Céyx  aux  Héra- 
clides.  Il  n'y  a  rien  là  d'oratoire,  bien  entendu;  cela  res- 
semble plutôt  aux  entretiens  de  l'épopée.  Mais  on  voit 
par  cet  exemple  la  chronique  s'animer,  l'imagination  s'y 
introduire,  et  avec  elle,  bientôt,  la  beauté  proprement 
dite. 

La  période  qui  suit  immédiatement  les  guerres  médi- 
ques  présente  deux  noms  dignes  de  souvenir,  ceux  de 
Charon  de  Lampsaque  et  do  Xanthos  de  Lydie;. peut-être 
faut-il  y  joindre  celui  de  Phérécyde  de  Léros,  dont  la  date 
est  mal  connue. 

Phérécyde  de  Léros  (souvent  confondu  avec  son  homo- 
nyme Phérécyde  de  Syros  ^)  passa  une  partie  de  sa  vie  à 
Athènes,  d'où  vient  qu'on  l'appelle  aussi  quelquefois 
Phérécyde  d'Athènes  *.  Les  indications  données  par  les 
anciens  sur  l'époque  où  il  vécut  sont  aussi  confuses  que 
possible  *.  Il  semble  pourtant  qu'il  ait  écrit  vers  le  milieu 
du  v°  siècle.  Il  avait  fait  un  ouvrage  en  dix  livres  intitulé 
probablement  Généalogies  (comme  celui  d'Hécatée),  et 
dont  une  première  partie,  qui  semble  avoir  été  citée 
quelquefois  à  part  sous  le  titre  de  Théogonie,  contenait, 


1.  Ilermogôiio,  loc.  cil. 

2.  Sublime,  27.  Cf.  fragm.  353  d'Hécatéct. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  4ot. 

4.  Suidas  fait  do  Phérécyde  d'Athènes  un  autre  personnage  que 
Phérécyde  do  Léros  et  confond  celui-ci  avec  Phérécyde  de  Syros. 

5.  Voir  les  textes  dans  G.  Millier,  t.  I,  p.  xxxv-xxxvi. 


PHÉRÉGYDE  DE  LÉUOS  —  GHARON  549 

dit  Suidas,  la  naissance  et  la  succession  des  dieux.  Il 
nous  reste  do  cet  ouvrage  plus  do  cent  fragments  ^ 
C'était  un  travail  analogue  à  celui  d*Acusilaos,  mais  plus 
complet,  avec  un  mélange  de  généalogies  sèches  ^  et 
do  petits  romans  mythologiques  ^  L'un  de  ces  récits, 
sur  Jason  et  Pélias,  nous  a  été  conservé  par  le  scholiaste 
de  Pindare  *,  à  peu  près  textuellement,  à  ce  qu'il  semble. 
Le  morceau  est  écrit  en  ionien,  mais  non  pas  très  pur  : 
il  est  teinté  d'atticisme,  en  partie  sans  doute  par  la  faute 
du  copiste,  mais  peut-être  aussi  parce  que  Phérécyde 
avait  écrit  son  ouvrage  à  Athènes.  Le  style  en  est  inté- 
ressant par  la  brièveté  des  phrases,  courtes,  simples, 
naïvement  égrenées,  pour  ainsi  dire,  et  à  peine  rattachées 
les  unes  aux  autres  par  les  liaisons  les  moins  logiques. 
C'est  un  curieux  exemple  de  ce  qu'Aristote  appela  plus 
tard  le  stylo  «  juxtaposé  ^  » 

Charon  de  Lampsaque  était  un  peu  antérieur  à  Héro- 
dote, suivant  Plutarque  *.  C'est  à  peu  près  tout  ce  que 
nous  savons  de  sa  biographie.  On  citait  de  lui  plusieurs 
écrits  :  les  Persiqiies,  les  He/irniqiœs,  les  Fo7idations 
(IvTidsi;),  les  Annales  de  Lampsaque  ('Qfoi  Aa[j4«>'-'snvûy). 
Il  y  avait  évidemment,  dans  tous  ces  ouvrages,  beaucoup 
de  mythologie,  beaucoup  aussi  de  ces  anecdotes  roma- 
nesques dont  nous  avons  déjà  vu  des  exemples  chez  les 
autres  logographes.  Quelques-unes  nous  ont  été  conser- 

1.  J'appelle  de  ce  nom,  pour  abréger,  môme  les  simples  mentions 
qui  en  sont  faites  par  les  écrivains  anciens  et  d'où  l'on  peut  tirer  la 
connaissance  de  quelque  détail  positif. 

2.  Fragm.  20. 

3.  Fragm.  8.  2i,  33,  34,  etc. 

4.  Schol.  Pind.,  Pylli.  IV,  133;  fr.  60  do  Phérécyde. 

5.  AéÇi;  eîpofisvT,.  Littéralement  :  lo  style  simplement  «  rattaché  », 
par  opposition  au  stylo  construit  et  circulaire  de  la  période. 

6.  Malifjnité  cVllérodoie,  p.  S.iO,  A-B.  —  Fragments  dans  G.  Miillor. 
l.  1.  p.  32  et  suiv.  —  Neumann,  De  Charone  Lampsaceno,  Breslau, 
1880. 


550     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

vées,  au  moins  on  partie  K  La  plus  longue  et,  à  ce  qu'il 
semble,  la  plus  exactement  reproduite,  est  Thistoire  de 
la  ruse  qui  fît  tomber  les  Gardiens  sous  la  domination 
des  Bisaltes.  Les  Gardiens,  suivant  Giiaron,  avaient  Tha- 
bitude  de  dresser  leurs  chevaux  à  danser  au  son  de  la 
flûte  :  les  Bisaltes,  instruits  de  ce  détail  par  un  des  leurs 
qui  avait  été  barbier  à  Gardia,  jouèrent  de  la  flûte  au 
moment  de  la  bataille,  si  bien  que  tous  les  chevaux  en- 
nemis se  mirent  à  danser  et  empêchèrent  leurs  mailres 
de  combattre  -.  On  voit  le  caractère  de  ces  récits,  recueil- 
lis de  la  bouche  des  vieillards,  sur  les  marchés,  dans 
les  boutiques  dos  barbiers,  et  naïvement  populaires. 
Denys  a  raison  de  dire  que,  dans  tout  ce  romanesque, 
il  y  avait  beaucoup  de  puérilité;  mais  il  n*est  pas  inutile 
de  se  rappeler  ce  genre  d*anecdotes  pour  mieux  com- 
prendre certaines  parties  de  l'histoire  d'Hérodote  lui- 
même.  Le  style  do  Gharon  de  Lampsaque  ressemble 
beaucoup  à  celui  de  Phérécyde  de  Léros  :  c'est  la  mémo 
netteté  un  peu  sèche  et  courte,  non  sans  grâce  parfois. 

Xanthos  de  Lydie  était,  lui  aussi,  un  peu  plus  ancien 
qu'Hérodote  ^  D'autre  part,  il  vivait  encore  sous  Ar- 
taxerxès  *.  Il  avait  laissé  des  Récils  Lydiens  (Auïiaxà),  en 
quatre  livres.  Quelques-uns  en  contestaient  l'authenticité, 
mais  le  grand  historien  Éphore  l'admettait  sans  hésiter ^ 
Denys  d'Halicarnasse  en  faisait  grand  cas  ^  D'après  le  peu 
que  nous  apprennent  à  son  sujet  les  citations  ou  les  al- 
lusions des  anciens  ^,  on  voit  que  ses  écrits  présentaient 

1.  Fragm.  9,  12,  13. 

2.  Fragm.  9;  dans  Athénée,  XII,  p.  520,  D  (év  ôeuTgpw  "Ûpcov). 

3.  Athénée,  XII,  p.  515,  1).  Cf.  Denys  d*Halic.,  Jufjement  sur  Thw\, 
c.  5. 

4.  Fragm.  3. 

o.  Athénée,  ibid, 

6.  Anliq.  Hom»,  I,  28  (p.  73  Keiskc). 

7.  Fragments  dans  G.  Mullor,  t.  I,  p.  36  et  suiv. 


XANTHOS  —  HELLANIGOS  561 

toujours  le  même  mélange  de  mythologie  et  de  romanos- 
que>  mais  avec  plus  d'attention  peut-être  aux  faits  vrai- 
ment intéressants,  et  avec  un  progrès  dans  l'obser- 
vation, sinon  dans  l'esprit  critique  proprement  dit.  Il  no- 
tait, par  exemple,  le  caractère  mixte  de  la  langue  des 
Torrhébiens^  Même  remarque  sur  celles  des  Mysiens, 
et  il  invoquait  ce  fait  comme  un  indice  de  l'origine  mixte 
de  ces  peuples  '.  Il  signalait  les  changements  du  sol  et 
certains  phénomènes  géologiques  ^  Atliénée  dit  que,  sui- 
vant Éphore,  il  servit  beaucoup  à  Hérodote*.  Pour  les 
choses  de  la  Lydie,  tout  au  moins,  cela  doit  être  vrai,  et 
notamment  peut-être  pour  ces  anecdotes  relatives  à  Cré- 
sus,  qui  ont  chez  Hérodote  un  caractère  si  particulier  ^ 
Quant  à  son  talent  d*écrivain,  nous  n'avons  plus  le  moyen 
d'en  juger. 

Mentionnons  encore  deux  logographes  tout  à  fait  con- 
temporains d'Hérodote  ou  même  peut-être  un  peu  plus 
jeunes,  mais  qui  ne  paraissent  pas  avoir  subi  son  in- 
fluence :  Hellanicos  de  Mitylèneet Antiochosde  Syracuse^ 

La  date  de  la  naissance  d'IIellanicos  est  indiquée  de 
la  manière  la  plus  difTércnte  par  les  témoignages  an* 


1.  Fragm.  1. 

2.  Fragm.  8. 

3.  Fragm.  3,  4,  6. 

4.  *IIpoS6Ta>  Toiç  à?op|ià;  Seficox^To;  (Athéuée,  ibid.). 

5.  Voir  chez  Nicolas  de  Damas  (p.  50  et  suiv.,  Orelli)  des  anecdo- 
tes analogues  sur  Alyatle  et  sur  Grôsus,  empruntées  sans  doute  à 
Xanthos  (fragm.  19  de  Xanthos). 

6.  Il  suffira  de  rappeler,  sans  y  insister,  le  nom  d'un  écrivain  du 
-V*  siècle  qui  avait  appliqué  Tart  des  logographes  à  des  sujets  d'his- 
toire littéraire  :  c'est  Glaucos  de  Hhégium,  auteur  d'un  livre  Ilepl 
Twv  àpxa(<«>v  7toi>iTô)v  xal  (jLoyaixûv,  qui  a  été  l'une  des  principales 
sources  du  De  Musica  attribué  à  Plutarque.  Fragments  recueillis  par 
HiUer,  Rhein.  Mus,,  t.  XLI,  p.  388  et  suiv. 


552     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

ciens^  Il  n'y  a  pas  lieu  de  les  discuter  en  détail.  Deux 
ou  trois  points  sont  incontestables  et  nous  suffisent.  On 
sait  qu'il  avait  publié  plusieurs  de  ses  ouvrages  avant 
que  Thucydide  composât  son  premier  livre,  car  il  y  est 
cité  et  critiqué-.  Suivant  Denys  d'Halicarnassc,  il  en  avait 
même  écrit  quelques-uns  avant  Hérodote  ^  D*autre  pari, 
il  vivait  encore  après  la  bataille  des  Arginuses  (406), 
puisqu'il  en  avait  parlé  dans  un  de  ses  écrits^.  Il  était 
donc  en  pleine  activité  durant  la  guerre  du  Péloponnèse. 
La  tradition  qui  le  faisait  naître  vers  le  temps  do  la  ba- 
taille de  Salamine  a  des  chances  d'être  vraie  ^  —  Les  ou- 
vrages d'Hellanicos  étaient  fort  nombreux,  mais  nous  n*cn 
connaissons  exactement  ni  le  nombre  ni  les  titres;  car 
on  ne  saurait  toujours  dire  si  les  indications  des  anciens 
se  rapportent  à  des  ouvrages  distincts  ou  à  des  parties 
différentes  d'un  même  ouvrage,  ni  si  le  môme  ouvrage 
n'est  pas  désigné  parfois  sous  plusieurs  titres.  Quoi 
qu'il  en  soit,  nous  possédons  plus  d'une  vingtaine  de 
ces  titres  ^  Les  uns  {Phoronée,  At/antis,  Dencalionia^ 
etc.)  indiquent  évidemment  des  ouvrages  mythiques  du 
genre  de  ceux  des  autres  logographes.  Plusieurs  {Prê- 
tresses dHéra  Arffienne,  Vainqueurs  des  fêtes  Carnéennes) 
avaient  pour  point  d'appui  des  listes  officielles  (ivaypaçai) 
commentées  sans  doute  par  l'auteur  ^.  D'autres  (  Voyage  au 

1.  Suidas:  Pamphila,  citée  par  Aulu-Gelle,  Nuits  altiqties,  XV,  23; 
Vie  d'Euripide.  Cf.  C.  Millier,  t.  I,  p.  xxiii— xxv.  —  Cf.  Diels, 
Rhein,  Mus.^  t.  XXI,  p.  53;  Wilamowilz-Mœllendorf,  Hermès^  t.  XI, 
p.  292. 

2.  Thucydide,  I,  97. 

3.  Lettre  à  Pompée  sur  les  princ,  historienSy  c.  3. 

4.  Fragm.  80  (Scliol.  Aristoph.,  Grenouilles,  706). 

5.  Vie  d'Euripide, 

6.  G.  Millier,  t.  I,  p.  xxvi.  L'authenticité  d'un  certain  nombre  de 
ces  écrits  était  tenue  pour  suspecte  dès  l'antiquité  (Athénée,  XIV, 
p.  652,  A)  ;  nous  n'avons  plus  aucun  moyen  de  distinguer  entre  eux 
à  cet  égard. 

7.  Quelques  modernes  (cf.  Sittl,  t.  IL  p.  362)  attribuent  ces  ouvra- 


HELLANIGOS  553 

temple  dAmmon  ^  Persiques^  Scylhiques^  etc.)  devaient 
présenter  un  caraclère  en  partie  géçgrapliique et  contenir 
des  descriptions  de  pays,  des  études  de  mœurs  en  môme 
temps  que  des  histoires  proprement  dites.  Le  plus  intéres- 
sant pour  nous  dans  toute  son  œuvre,  c'est  son  Atlhide 
ou  Histoire  attique^  mentionnée  par  Thucydide  ^  Le 
grand  historien  reproche  à  Hcllanicos  sa  sécheresse  et  son 
défaut  do  précision  dans  la  chronologie.  Nul  doute  que  le 
reproche  ne  fût  fondé.  Mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai 
qu'IIellanicos,  qui  avait  débuté,  selon  toute  apparence, 
par  les  origines  d'Athènes,  avait  conduit  son  récit  jus- 
qu'aux événements  tout  à  fait  contemporains  :  il  y  ra- 
contait la  période  de  cinquante  ans  qui  sépare  les  guer- 
res médiques  de  la  guerre  du  Péloponnèse.  Pcut-èlre 
même  avait-il  raconté  celle-ci,  s*il  est  vrai  que  la  men- 
tion des  Arginuses  se  trouvât  dans  Tllistoire  Attique  *. 
Les  premiers  logographes  racontaient  plutôt  les  fon- 
dations des  cités  (/.TÎae».;).  L'iiistoire,  avec  Ilellanicos, 
commençait  à  descendre  de  la  région  des  mythes  et  à 
marcher  sur  le  terrain  plus  solide  des  faits  contemporains. 
C'était  encore  une  exception,  même  chez  Uellanicos;  et  une 
exception  qui,  paraît-il,  n*avait  pas  été  toujours  mise  en 
pratique  de  la  manière  la  plus  heureuse.  Mais  c'était  aussi 
un  exemple.  La  vérité  des  récits  d'IIellanicos  a  été  quel- 
quefois attaquée  par  les  historiens  postérieurs  qui  se  trou- 
vaient en  désaccord  avec  lui  ;  il  ne  paraît  pourtant  pas 

gcs  à  un  grammairien  postérieur  portant  le  môme  nom.  Il  est  ques- 
tion de  Kapv'ovîxai  en  prose  et  en  vers  (fragm.  85,  Millier;  Schol. 
Arisloph.,  Oiseaux,  1403);  l'ouvrage  en  vers  est  très  proliablement 
apocryphe,  mais  rien  no  prouve  que  l'autre  ne  soit  pas  authentique. 

1.  Suspect  aux  yeux  d'Athénée,  ihid. 

2.  Sous  ce  titre  :''Ar:ixt)  Çv^rpaÇTl  (Thucydide,  I,  97). 

3.  Cette  mention,  il  est  vrai,  pouvait  s'y  rencontrer  sous  forme 
d'allusion,  à  l'occasion  d'un  fait  plus  ancien,  et  par  exemple  à  pro- 
pos du  droit  de  cité  accordé  aux  Phitéens  après  Marathon;  cnr  Uel- 
lanicos, dans  ce  passage  sur  les  Arginuses,  rappelait  cette  faveur 
faite  aux  Platéens. 


554     CHAPITRE  IX.  —  PHILOSOPHIE  ET  HISTOIRE 

que  co  fùl  toujours  lui  qui  eût  tort  K  Quant  à  son  talent 
d'écrivain,  nous  l'ignorons;  à  peine  même  savons-nous 
dans  quel  dialecte  il  a  écrit  ^. 

Ântiocbos  de  Syracuse  est  bien  plus  oublié  encore 
qu*Hellanicos  ^  Sa  vie  est  inconnue.  Les  mentions  ou  les 
citations  textuelles  de  son  livre  ne  se  rencontrent  qu'une 
quinzaine  de  fois  chez  les  écrivains  de  Tantiquité.  Nous 
n'aurions  même  pas  à  rappeler  son  nom,  s'il  n'avait  un 
titre  tout  particulier  à  l'attention,  celui  d'avoir  très  pro- 
bablement servi  de  guide  à  Thucydide  pour  le  récit  des 
antiquités  de  la  Sicile,  au  début  de  son  sixième  livre  \ 
C'est  là  un  titre  d'honneur  qui  mérite  qu'on  s'en  sou- 
vienne. —  Antiocbos  avait  composé  deux  ouvrages  :  l'un 
sur  la  Sicile  (SixeXidîTiç  (Juyypa<py))*,on  neuf  livres,  allant 
dos  origines  jusqu'à  la  confédération  des  villes  sici- 
liennes en  424';  l'autre,  sur  l'Italie ^  où  se  trouvait  ra- 
contée la  fondation  des  principales  villes  italiennes  ;  dans 
ce  récit  figurait,  pour  la  première  fois  peut-être  chez  un 
historien  grec,  le  nom  de  Rome^  L'ouvrage  sur  la  Sicile, 

1.  C.  Millier  p.  xxxiii. 

2.  Les  rares  citations  textuelles  d'IIellanicos  sont  transcrites  en 
xoivTj  ôiaXexTo;;  par  exemple,  par  Denys,  Antiq.  Rom.^  I,  28.  Gela 
pourrait  faire  croire  qu'il  écrivait  en  attique  plutôt  qu*en  ionien.  On 
cite  pourtant  de  lui  la  forme  ionienne  IlapvTjddoO  (fragm.  94;  Schol., 
A])oll.  Khod.,  II,  713).  Quant  au  dialecte  de  son  pays,  le  lesbien,  il 
est  plus  que  probable  qu'il  n'a  jamais  songià  s'en  servir. 

3.  Fragments  dans  G.  MûUer,  t.  I,  p.  181-184. 

4.  VaI,  Wolflin,  Antiochos  von  Syrakusund  Cœlius  Antipater  (Gongrès 
des  Philologues,  Leipzig,  1872).  Voir  la  première  note  de  Glassen, 
en  appendice  îx  son  édition  du  livre  VI  de  Thucydide  (p.  184-185).  In- 
dépendamment des  ressemblances  de  fond,  il  y  a  des  coïncidences 
de  style  surprenantes  ;  on  trouve,  par  exemple,  dans  Thucydide,  VI, 
3,  1,  un  emploi  insolite  de  8(rric  qui  se  rencontre  justement  dans  un 
des  rares  fragments  textuels  d'Antiochos  (fragm.  3). 

5.  Pausanias,  X,  11. 

6.  Diodore  de  Sicile,  XII,  71,  2. 

7.  Deuys  d*Halicarn.,  Antiq.  rom,,  I,  c.  12;  Strabon,  VI,  p.  254. 

8.  Fragm.  7  (Denys,  Antiq,  tvm,  I,  c.  73).  —  Ajoutons  cependant 


ANTIOGIIOS  DE  SYRACUSE  555 

suivi  de  près  par  Thucydide,  semble  avoir  élé  goùlé  aussi 
par  Âristole^  C'en  est  assez  pour  prouver  qu'Anliochos 
élail  un  fort  bon  esprit,  aussi  judicieux  dans  sa  critique 
qu'il  était  possible  de  Tôtre  au  v®  siècle  ^  Il  nous  reste 
de  l'ouvrage  sur  Tltalie  quelques  lignes  seulement,  écri- 
tes en  dialecte  ionien'.  Elles  sont  fort  simples,  un  peu  sè- 
ches, et  trop  courtes  pour  nous  permettre  de  juger  le 
talent  littéraire  d'Antiochos. 

En  somme,  il  ne  semble  pas  qu'Hécatée  ait  eu  de  ri- 
vaux pour  Tagrément  du  style  parmi  ses  successeurs 
immédiats.  Tous  ont  du  naturel  et  quelque  grâce;  aucun 
ne  se  distingue  par  un  talent  supérieur,  sauf  Hérodote. 
Mais  celui-ci  u*estpas  un  simple  successeur  des  logogra- 
phes  :  il  ouvre  à  l'histoire  des  voies  toutes  nouvelles,  à 
la  fois  pour  le  fond  et  pour  la  forme. 

qullippys,  de  Hhégium.  avait  composé  avant  Antiochos,  semble-t-il, 
une  KTtat;  'IraXîac  et  des  ^ixeXixâ.  Cf.  Suidas,  8.  v. 

1.  Aristote,  Polit.,  IV,  9  (p.  1329,  B,  Bekker). 

â.  Timée  de  Tauromônium  Tavait  probablement  suivi  de  fort  prés 
dans  ses  études  sur  les  origines  de  l'histoire  de  Sicile,  imilées  elles- 
mêmes  ou  pillées  par  Diodore  de  Sicile. 

3.  Il  serait  plus  exact  de  dire  que  Ton  y  trouve  des  traces  de 
dialecte  ionien  qui  semblent  prouver  que  l'ouvrage  était  primitive- 
ment écrit  dans  ce  dialecte. 


CHAPITRE  X 


HERODOTE 


BIBLIOORAPUIE 

Manuscrits.  Les  mss.  connus  d'Hérodote  sont  au  nombre 
d*une  trentaine.  On  s'accorde  d  ranger  parmi  les  principaux  : 
un  ms.  de  Florence  (Mediceus  ou  Laiireiitianus  ;  biblioth.  Lau- 
rentienne,  LXX,  3;  x«  siècle  ;  désigné,  depuis  M.  Stein,  par 
la  lettre  A),  un  ms.  de  Paris  (Parisinus,  V;  bibl.  nat.,  1633; 
XIII®  siècle),  et  deux  manuscrits  de  Rome  (Ange/icani/s  on  Pas- 
sioneus,  B,  bibl.  Angélique,  C,I,  6;  xi«  siècle;  Vaticanus  ou 
RomanuSj  R,  bibl.  Vaticane,  123,  xtv®  siècle).  Mais  on  n'est 
pas  encore  tout  à  fait  fixé  sur  la  valeur  relative  de  ces  mss. 
ni  sur  leur  parenté  exacte.  M.  Stein,  après  M.  Abicht,  ac- 
corde le  premier  rang  aux  mss.  A  et  B,  presque  identiques, 
et  qu'il  croit  les  plus  voisins  de  l'archétype.  M.  Gobet  (Mné- 
mosyne,  nouv.  série,  t.  X,  p.  400  et  suiv.),  M.  Gomperz  {Mém. 
Acad,  Viennej  t.  CIII,  p.  149  et  suiv.),  et,  plus  récemment, 
M.  Desrousseaux  (Morceaux  choisis  d'Hérodote  ^  p.  x-xi),  ont 
exposé  l'idée  que  le  Romanus  n'était  pas  mis  î\  son  rang. 
M.  Desrousseaux  a  fait  une  étude  approfondie  de  la  question, 
et  collationnéeu  outre  le  ms.  UrbinaSt  88  ;  mais  les  résultats  de 
ses  recherches  n'ont  pas  encore  été  complètement  publiés  ^ 
—  Les  mss.  d'Hérodote  contiennent  fort  peu  de  scholies. 

Editions.  Au  xvi°  siècle,  édition  pn/iceps  d'Aide  Manuce,  Ve- 

1.  Voici,  sur  ce  sujet,  une  note  très  précise  que  M.  Desrousseaux 
veut  bien  me  faire  parvenir  :  ^  «  Dans  un  mémoire  présenté  :\ 
l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Leltros  en  1887,  j'ai  lAchè  d'é- 
tablir que  l'on  doit  prendre  comme  base  du  texte  deux  mss.  perdus, 
mais  dont  on  peut  assez  facilement  reconstituer  les  leçons  au 
moyen    des  copies  qui   nous   en   restent.   L'un,  qui    semble  avoir 


BIBLIOGRAPHIE  557 

nise,  1502,  in-foL,  d'après  trois  mss.  médiocres;  édition  d'H. 
Estienne,  Paris,  1570  (améliorations  de  détail,  surtout  conjectu- 
rales). —  Au  XVII"  siècle,  édition  de  G.  Jungermann,  Franc- 
fort, 1608  (établissement  de  la  division  actuelle  en  chapitres). 
—  Au  XVIII*  siècle,  édition  de  Gronovius,  Leyde,  1715  (pre- 
mière collation  du  Mediceus);  Valckenaer  et  Wesseling,  Am- 
sterdam, 1763  (grande  édition  avec  notes  variorum^  critique 
verbale  pénétrante).  —  Au  xix*  siècle,  éditions  de  Schweig- 
haBuser,  Paris  et  Strasbourg,  1816  (collation  du  Floreiitinus  C, 
commentaire  abondant);  Gaisford,  Oxford  et  Leipzig,  1824- 
1826  (collation  du  Sancroftianus)  ;  Bfehr,  Leipzig,  1830-1835  (sou- 
vent réimprimé);  Dinforf,  Paris,  18i4  (Bibl.Didot;  améliora- 
tions de  détail);  Bekker,  Berlin,  1845  (2°  éd.);  Krûger,  Leip- 
zig, 1855-1857  (bon  commentaire  explicatif);  puis  les  éditions 
d'Abicht  et  de  Stein  qui  ouvrent  une  nouvelle  période  dans 
rhistoire  du  texte  d'Hérodote.  M.  Abicht  avait  le  premier 
signalé  le  Mediceus  comme  le  meilleur  de  nos  manuscrits 
(PhilologuSy  t.  XXI,  p.  79  et  suivantes).  M.  Stein,  après  quelques 
hésitations,  le  suivit.  En  1869,  parurent  à  la  fois  une  édition 
critique  de  M.  Abicht  (Leipzig)  et  une  autre  de  M.  Stein 
(Berlin),  celle-ci  tout  à  fait  considérable  par  l'étendue  et  la 
précision  des  collations  de  manuscrits.  Déjà  M.  Abicht  et 
M.  Stein  avaient  donné  d'excellentes  éditions  exégétiques  et 
scolaires  (Stein,  1852-1862;  Abicht,  1861-1866)  :  ces  éditions, 
plusieurs  fois  réimprimées  et  corrigées,  restent  les  meilleures 
en  ce  genre  que  nous  ayons  pour  Hérodote.  A  signaler  aussi 
rédition  sans  notes,  mais  avec  choix  de  variantes  et  index 
des  noms  propres,  publiée  par  M.  Stein  à  fierlin,  1884. 

Traductions.  La  vieille  traduction  latine  de  Laurent  Valla 
(1474),  antérieure  à  toutes  les  éditions  imprimées,  mais  faite 

remonté  au  ix«  siècle,  est  représenté  par  le  Laurenlianus  A  et  VAn- 
gelicanus  B.  L'autre  était  probablement  du  xii^  siècle  :  on  peut  lo 
reconstituer  au  moyen  de  doux  familles  de  mss.,  la  première  formée 
par  le  liomanus  l\  (incomplet  du  v®  livre)  et  VUrbinas  r  (pour  les 
sept  derniers  livres  ;  les  deux  premiers  et  une  grande  partie  du 
troisième  y  proviennent  du  ms.  d),  la  seconde  par  le  Sancroftianus  S 
et  le  Vindobonensis  V.  Ce  second  ms.  donnait  un  texte  défiguré  par 
des  incorrections  et  des  lacunes,  mais  d^ine  tradition  plus  pure  que 
le  premier.  Un  certain  nombre  de  mss.  appartenant  à  la  première 
classe  ont  été  revus  et  corrigés  au  moyen  d'exemplaires  de  la 
seconde  ;  les  copies  qui  en  dérivent  présentent  un  texte  mixte^  par- 
ticipant des  deux  classes  à  la  fois.  » 


558  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

sur  des  manuscrits  médiocres,  n'a  pas  la  valeur  de  la  tra- 
duction de  Thucydide  qu'on  doit  au  même  savant. 

Principales  traductions  en  français,  par  Larcher,  Paris,  1802 
(2*  éd.,  1840);  ^  en  anglais,  par  Rawlinson,  Londres,  1885 
(2*  éd.,  1876),  avec  des  commentaires  et  des  appendices  fort 
importants;  —  en  allemand,  par  Lange,  Berlin,  1811-1812  (2< 
éd.  1824). 

A  signaler  aussi  la  vieille  traduction  française  de  Pierre 
Saliat  (1375),  réimprimée  par  M.  Talbot  en  1864  (Paris,  Pion)  ; 
elle  rend  bien  la  naïveté  du  texte,  mais  Tinterprétation  n'est 
pas  toujours  très  sûre. 

Lexiques.  L'édition  de  Schweighaeuser  a  été  complétée,  en 
1824,  par  un  VII"  volume,  qui  comprend  un  Lexicon  Herodoteum. 
—  M.  Stein  a  promis  un  LeoHque  qu'il  n'a  pas  encore  publié. 


SOMMAIRE 

I.  Observations  préliminaires.  -  II.  Biographie  d'Hérodote.  —  III. 
Son  Histoire  ;  plan  actuel  ;  date  et  circonstances  de  la  composi- 
tion ;  autres  écrits. —  IV.  L'Histoire  d'Hérodote  considérée  comme 
œuvre  de  science  :  —  {  1.  Conception  générale  de  Thisloire  :  son 
objet;  période  de  temps  racontée;  faits  étudiés  (anecdotes,  géogra- 
phie, mœurs,  guerres,  politique,  loi  des  événements)  ;  esprit  de 
recherche  et  de  critique. }  2.  Véracité  d'Hérodote.  {  3.  Sa  méthode 
et  sa  critique.  }  4.  Résultats  obtenus.  {  5.  Procédés  d^exposition. 
—  V.  L'Histoire  d'Hérodote  considérée  comme  œuvre  d'art  :  —  J  !. 
La  composition.  {  2.  Le  style.  —  VI.  Conclusion  :  fin  de  la  période 
de  croissance  de  Fart  historique  en  Grèce. 


I 


Hérodote  a  été  souvent  appelé  le  «  père  do  l'Histoire  ^  » 

1.  Le  mot  a  été  dit  pour  la  première  fois  par  Gicéron«  De  Legiàus, 
I.  L 


OBSERVATIONS  PRÉLIMINAIRES  559 

Si  ToD  concluait  de  là  qu'il  est  lo  créateur  de  Thistoire 
telle  qu*on  l'entend  aujourd'hui  et  que  son  livre  ressem- 
ble de  tous  points  à  ceux  qui  s'écrivent  do  nos  jours,  on 
serait  loin  de  compte.  D'une  manière  générale,  tous  les 
anciens  ont  écrit  Thistoire  autrement  que  nous  :  il  en  est 
de  l'histoire  comme  de  la  tragédie,  qui  porte  le  môme 
nom  sous  Louis  XIV  qu'au  temps  de  Périclès,  bien  que 
ce  nom  représente  en  réalité,  aux  deux  époques,  deux 
choses  distinctes.  En  outre,  dans  l'antiquité  même,  Héror 
dote  occupe  une  place  à  part. 

Quand  nous  lisons  une  œuvre  d'histoire  écrite  par  un 
ancien,  que  celui-ci  s'appelle  Thucydide,  Polybe  ou  Tacite, 
nous  la  trouvons  éloquente,  dramatique,  belle  enGn,  mais 
d'une  beauté  simple,  droite,  et,  pour  ainsi  dire,  un  peu 
grêle.  C'est  la  beauté  d'un  bas-relief  où  des  personnages 
peu  nombreux  sont  disposés  dans  un  bel  ordre,  tous  au 
premier  plan.  Les  attitudes  des  héros  sont  nobles  et  ex- 
pressives. Mais  la  foule  n'y  est  qu'indiquée  sommaire- 
ment et  la  profondeur  manque.  Les  meilleurs  historiens 
de  l'antiquité  étudient  surtout  les  grandes  forces  histori- 
ques (individus,  cités,  armées)  dans  leur  jeu  extérieur  et 
dans  leur  action.  En  fait  d'explications,  ils  ne  poussent 
guère  au  delà  des  motifs  moraux,  des  considérations  po- 
litiques proprement  dites,  ou  des  appréciations  stratégi- 
ques. Quant  aux  causes  lointaines  qui  ont  formé  ces 
âmes,  ces  cités,  ces  armées  (religion,  mœurs,  institutions), 
ou  qui  rendent  possible  leur  action  (Gnances,  économie 
politique,  organisation),  ils  n'y  touchent  que  rarement 
et  en  peu  de  mots.  L'histoire  qu'ils  écrivent  n'est  ni  com- 
plexe ni  profonde  comme  celle  qu'écrivent  les  modernes. 
Elle  n'a  pas  non  plus,  dans  l'exposition,  le  même  respect 
du  document  authentique,  du  fait  directement  puisé  à  la 
source  et  transmis  sans  intermédiaire  ;  elle  ignore  la 
saveur  de  la  réalité  toute  pure  ;  elle  en  donne  moins  la 
sensation  immédiate  qu'elle  n'en  montre  le  reflet  perçu 


560  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

d'abord  par  l'œil  cl  par  Tesprit  d*un  artiste.  Bref,  clic 
simplifie  et  elle  idéalise. 

Cette  différence  dans  la  représentation  vient  en  partie 
de  la  différence  même  des  objets  représentés  Le  monde 
ancien  est  plus  restreint  et  plus  simple  que  le  monde  mo- 
derne. Dans  la  cité,  si  étroite,  Tindividu  grandi»  par  Tcxi- 
guité  même  du  cadre.  La  science  commence  à  peine;  Tin- 
dustrie  est  primitive;  les  arts  les  plus  difficiles  sont  rela- 
tivement aisés  :  la  division  du  travail  ne  les  a  pas  encore 
portés  fort  loin  :  un  orateur  athénien,  un  patricien  ro- 
main s^improvisent  tour  à  tour  généraux  ou  chefs  d'es- 
cadre ;  l'organisation  administrative  se  réduit  à  peu  de 
chose.  Dans  cet  état  rudimentairc  des  forces  spéciales 
et  techniques,  les  forces  morales  ont  beau  jeu.  Et  elles 
s'exercent  avec  d'autant  plus  d'effet  que  les  individus  sont 
plus  voisins  les  uns  des  autres,  qu'ils  se  connaissent,  et 
que  chacun  est  apprécié  pour  ce  qu'il  vaut.  Elles  sont 
d'ailleurs  peu  compliquées;  car  l'âme  antique  a  moins 
do  replis  que  la  nôtre  :  les  conflits  entre  la  conscience 
et  l'État,  le  sentiment  de  la  difficulté  de  savoir,  Top- 
pression  qui  résulte  pour  l'esprit  moderne  de  la  multi- 
tude des  faits  et  de  la  richesse  même  des  expériences, 
sont  des  complications  morales  presque  dlrangères  h  l'an- 
tiquité. C'est  en  partie  pour  cela  que  les  historiens  anciens 
diffèrent  des  historiens  modernes,  mais  en  partie  seule- 
ment; car  l'histoire  môme  de  l'antiquité,  quand  elle  est  ra- 
contée par  un  moderne,  devient  tout  de  suite  autre  chose 
que  ce  qu'elle  est  chez  un  écrivain  romain  ou  grec. 

C'est  que  la  différence  est  surtout  dans  l'âme  de  l'ar- 
tiste ;  elle  est  dans  le  spectateur  plus  que  dans  le  spec- 
tacle. L'esprit  antique  se  représente  la  vie  universelle 
comme  une  série  d'existences  parallèles  qui  ne  se  ren- 
contrent ni  ne  se  mêlent  :  il  est  essentiellement  polythéiste, 
malgré  les  Xénophane  et  les  Heraclite.  Aussi,  quand  il 
écrit  l'histoire,  il  isole  et  détache  deux  ou  trois  ordres  de 


OBSERVATIONS  PRÉLIMINAIRES  561 

faits  (politiques,  militaires,  moraux)  qu'il  étudie  à  part, 
dans  leur  suite  logique  et  leur  développement  rectilîgne  : 
c'est  une  belle  géométrie  historique.  L'esprit  moderne, 
au  contraire,  a  un  sentiment  profond  et  toujours  croissant 
de  la  continuité  des  choses,  de  l'entrelacement  indéfmi 
des  actioiïs  et  des  réactions  ;  il  s'aperçoit  que  tout  est 
dans  tout,  ou,  du  moins,  que  tout  tient  à  tout,  que  la 
chaîne  des  effets  et  des  causes  est  illimitée,  qu'elle  a  des 
replis  et  des  détours  surprenants,  que  la  raison  la  plus 
directe  et  la  plus  apparente  des  choses  n'en  est  jamais  la 
raison  dernière,  et  que,  dans  cette  prodigieuse  complexité 
de  l'univers,  c'est  donner  de  la  réalité  une  image  impar- 
faite que  de  trop  la  réduire  aux  formes  simples  où  notre 
intelligence  se  complaît  d'abord.  Simplifier  et  idéaliser 
vaut  mieux,  sans  doute,  que  ramasser  les  faits  pêle- 
mêle  au  risque  de  mêler  l'insignifiant  avec  l'utile  :  c'est 
déjà,  pour  l'esprit,  prendre  possession  de  la  matière  inerte 
et  y  graver  sa  marque.  Mais  un  art  plus  savant  sait  gar- 
der aux  choses  leur  complexité  naturelle  sans  les  em- 
brouiller, et  les  montrer  dans  leur  réalité  sans  oublier  do 
les  rendre  intelligibles.  Quand  l'art  historique  moderne 
(et  par  ce  mot  il  faut  entendre  celui  du  xix®  siècle*)  donne 
vraiment  ce  qu'il  peut  donner,  c'est  là  ce  qu'il  fait.  Il 
était  aussi  impossible  aux  historiens  anciens  de  rien  faire 
de  pareil,  qu'à  leur  civilisation  de  ressembler  à  la  nôtre,  ou 
à  leur  esprit  de  devancer  les  découvertes  de  la  science 
contemporaine.  Aussi,  ces  caractères  de  l'art  antique  sont 
visibles  chez  les  plus  grands  des  historiens  anciens.  Un 
Thucydide,  un  Polybo,  un  Tacite  ont  fait  des  chefs-d'œu- 
vre sans  dépasser  le  niveau  qu'assignait  à  leur  pensée 
le  point  de  développement  où  losprit  antique  était  par- 
venu. 
Mais  Hérodote  n'est  pas  encore  arrivé  tout  à  fait  à  ce 

1.  Gelai  d'un  Macaulay,  d'un  Ranke,  d'un  Fustel  de  Goulanges. 

Hist.  deU  Litt.  grecqae.  —  T*  II.  36 


562  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

niveau.  La  période  de  malurité  deriiistoire  ne  commence 
qu'avec  Thucydide.  Hérodote  termine  ce  qu'on  peut  ap- 
peler la  période  de  croissance  de  Tart  historique.  Il  oc- 
cupe un  degré  intermédiaire  entre  les  essais  des  logo- 
graphes  et  la  perfection  relative  de  Thucydide.  S'il  a  pu 
être  appelé  le  père  de  Thistoire,  c'est  qu'il  est  entré  le 
premier  avec  pénie  (surtout  au  point  de  vue  littéraire) 
dans  la  voie  oii  Thucydide  allait  le  suivre;  mais  il  ne  l'a 
pas  parcourue  jusqu'au  bout;  il  se  rattache  même  à  ses 
devanciers  au  moins  autant  qu'à  ses  successeurs.  En  réa- 
lité, il  ne  ressemble  tout  à  fait  à  personne.  11  est  quelque 
chose  d'unique,  et  qui  ne  pouvait  être  qu'à  ce  moment 
précis  de  l'antiquité.  Montrer  en  quoi  consiste  au  juste 
l'originalité  d'Hérodote,  quelle  est  encore  la  fraîcheur 
naïve  de  son  œuvre,  quelles  en  sont  déjà  l'ampleur  et  la 
solidité,  comment  ces  qualités  se  sont  formées,  tel  est 
l'objet  des  pages  suivantes. 


II 


Hérodote  naquit  vers  480  K  II  avait  pour  patrie  Hali- 

1.  En  484,  suivant  Pamphila  (Aulu-Gelle,  Nuits  attigues,  XV,  23). 
Cette  date  n'a  aucun  caractère  de  certitude  absolue  ;  elle  résulte 
évidemment  d'une  évaluation  hypothétique  tirée  d'Apollodore  et 
fondée  sur  la  considération  de  Vi%\L-fi  d'Hérodote,  placée  en  444 
(fondation  de  Thurium).  Ad.  Schœll  iPhilol.^  IX,  p.  193)  propose  489. 
Toute  détermination  précise  est  impossible.  On  fait  naître  Hérodote 
un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard  selon  le  moment  de  sa  vie  où 
Ton  place  ses  voyajçes.  —  Sources  anciennes  sur  la  vie  d'Hérodote  : 
Suidas,  vv.  *Hp6$oTOc  et  Havûaatc  ;  Denys  d'Halicarnasse,  Jugement 
sur  Thucydide,  c.  5.  Le  traité  de  Plutarque  Sur  la  Malignité  d*IIéi*odote 
fournit  peu  de  renseignements  précis  à  cet  é^ard.  Parmi  les  travaux 
modernes,  il  faut  signaler  :  Dahlmann,  Herodot,  aus  seinem  Buch 
$ein  Leben,  Altona,  1824;  Bauer,  fferoc/o/^  Biographie  (Mém.  Acad. 
Vienne,  t.  89,  p.  391)  ;  Baehr,  De  vita  et  scriptis  Herodoti,  dans  le 
t.  IV  de  son  édition;  Stein,  Introduction^  dans  le  1. 1,  de  aon  édition; 


BIOGRAPHIE  563 

carnasse  *,  ville  d'origine  carienne,  mais  colonisée  en- 
suite par  les  Doriens,  et  surtout  profondément  pénétrée 
par  la  civilisation  supérieure  des  grandes  cités  ionien- 
nes du  voisinage.  Hérodote  se  dit  de  race  dorienne  et 
paraît  tenir  à  cette  qualité  -.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'Halicarnasse,  après  avoir  fait  partie  de  Tllexapole  do* 
rionne,  avait  Gni  par  s'en  détacher  \  sans  doute  sous 
rinfluence  grandissante  do  Icsprit  ionien.  Le  dialecte 
qu'on  parlait  à  Halicarnasse  au  milieu  du  v°  siècle  pétait 
entièrement  ionien,  comme  le  prouve  une  inscription  ré- 
cemment découverte*,  et  Hérodote  lui-même,  par  l'esprit 
et  le  caractère  comme  par  le  langage,  est  aussi  complè- 
tement ionien  que  s'il  était  né  h  Kphèse  ou  à  Milet. 

Sa  famille  était  noble  et  riche  ^  Elle  était  en  outre  in- 
telligente et  lettrée.  Parmi  les  proches  parents  d'Héro- 
dote se  trouvait  le  célèbre  poète  épique  Panyasis,  qui  fit 
revivre,  selon  l'expression  de  Suidas,  l'épopée  alors 
éteinte  ^  Panyasis  avait  fait  plusieurs  poèmes  qui  eurent 
une  grande  réputation,  notamment  une  Héracléide  et  des 
Migrations  ioniennes.  Cette  Héracléide  était  évidemment 
un  de  ces  poèmes  biographiques  qui,  suivant  Âristote, 
manquaient  d'unité  ^  :  c'était  de  l'histoire  en  vers,  comme 

Desroiissoaux,  Notice,  courte,  mais  très  judicieuse,  en  lôte  de  son 
édition  des  Morceaux  choisis  cl' Hérodote ^  précédemment  publiés  par 
E.  Tournier. 

1.  Hérodote  I,  1,  et  VIT,  99. 

2.  Probablemontàcause  du  mauvais  renom  que  les  Ioniens  d'Asie- 
Mineur  o  avaient  dans  la  Grèce  continentale  au  moment  où  Hérodote 
écrivait  ce  passage. 

3.  Hérodote.  I,  lU. 

4.  En  1863,  par  M.  Newton.  Cf.  Roehl,  Inscr.  gr.  antiquiss,,  n»  500. 
M.  Théod.  Roinacb  en  a  reproduit  le  texte,  avec  le  fac-similé  de 
Roehl,  dans  la  Revue  des  Éludes  grecques,  1888,  p.  30,  où  il  a  fait  do 
ce  monument  une  très  ingénieuse  étude. 

5  Toiv  iKiçavwv,  dit  Suidas  (v.  *Hp68oTo;).  Son  père  s'appelait 
Lyxès  et  sa  mère  Dryo. 

6.  Suidas,  y.  IIavva<7ic. 

7.  PoéL»  c.  8. 


504  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

aussi  \(^s  Migrations  ioniennes.  Panyasis  est  bien  le  con- 
temporain des  logographes.  Il  y  eut  là,  sans  doute,  une 
sorte  de  choc  en  retour  :  l'épopée,  après  avoir  produit 
Thisloire,  reprenait  à  son  tour  une  nouvelle  vie  (un  peu 
artiGcielle)  sous  l'influence  de  la  littérature  historique. 
Panyasis  est  appelé  aussi,  par  Suidas,  tératoscope  :  était- 
il  investi  de  quelque  sacerdoce  héréditaire,  ou  faut-il  voir 
là  le  souvenir  obscur  de  quelque  poème  sur  les  prodi- 
ges (îTgpl  TspaTwv),  attribué  plus  ou  moins  justement  à 
Panyasis?  En  tout  cas,  le  goût  des  prodiges  s'accorde 
bien  avec  le  métier  de  poète  épique.  Il  n'est  pas  sans  inté- 
rêt de  noter  ces  traits  de  la  famille  d'Hérodote  :  ce  qu'on 
en  sait  ou  ce  qu'on  en  devine  esten  harmonie  avec  la  phy- 
sionomie de  Thistoricn.  Il  grandit  dans  la  curiosité  des 
antiques  histoires,  dans  la  lecture  des  poètes  et  le  res- 
pect de  la  religion.  Il  dut  lire  de  bonne  heure  les  vieil- 
les épopées  et  les  logographes.  On  s'explique  qu'il  aime 
à  citer  les  poètes,  Homère,  Hésiode,  Archiloque,  Solon, 
Sappho,  Aicée,  Anacréon,  Simonide  de  Céos,  Pindare, 
Phrynichos,  Eschyle,  etc.,  sans  compter  les  chresmolo- 
gués  et  les  mystiques,  Olen,  Musée,  Bakis,  etc.  Il  fut  initié 
à  plusieurs  cultes  mystiques  ^  Les  dieux  populaires  lui 
inspirent  d'ailleurs  un  grand  respect.  Comme  Pindare 
et  Eschyle,  il  prête  à  la  religion  traditionnelle  Télévation 
de  sa  propre  pensée;  en  môme  temps,  il  fait  volontiers 
honneur  à  la  doctrine  des  mystères  de  ce  qu'il  sont  en 
lui-même  de  plus  haut  et  de  plus  pur. 

Ses  relations  de  famille  l'engagèrent  aussi  dans  les 
luttes  politiques.  Halicarnasse  était  gouvernée  par  une  dy- 
nastie d'origine  non  hellénique,  peut-être  cimmérienne -. 


i.  A  Samotliraco,  et  peut-être  à  Sais,  en  Egypte  ;  cf.  II,  51  et  171. 

2.  Telle  est  du  moins  l'opinion  habilement  soutenue  par  M.  Th. 
Reinach  dans  son  article  prt^côdemment  cité  sur  l'Inscription  de  Lyg- 
d amis  m 


BIOGRAPUIE  565 

La  célèbre  Artémise  appartenait  à  celte  race  *  :  veuve  ou 
fille  de  Lygdamis  P%  elle  exerça  la  régence  au  nom  do 
son  (ils  Pisindélis,  qui  régna  peu  et  fut  h  son  tour  rem- 
placé par  Lygdamis  II.  Ces  princes  étaient  inféodés  à  la 
Perse,  comme  on  le  voit  par  la  conduite  d'Arlémiso  au 
temps  des  guerres  médiques.  Leur  autorité  fut  d'ailleurs 
pendant  longtemps  assez  facilement  acceptée  par  Halicar- 
nasse,  car  Hérodote,  qui  fut  Tennemi  du  dernier  d'entre 
eux,  n'a  que  des  éloges  pour  Artémise.  Les  choses  chan- 
gèrent sous  Lygdamis  II.  Unpartinationalse  forma.  Panya- 
sis  en  faisait  partie,  ainsi  qu'Hérodote.  Il  y  eut  des  discor- 
des et  des  luttes,  accompagnées  de  succès  divers.  Panya- 
sis  périt  dans  une  de  ces  tentatives  de  révolution;  Héro- 
dote dut  se  retirer  à  Samos.  Puis  la  fortune  revint  à  son 
parti;  il  rentra  dans  Halicarnasse.  L'inscription  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut  semble  se  rapporter  à  ces  faits  :  un 
accord  survint  qui  détermina  les  droits  respectifs  des  deux 
partis  (vers  435);  Lygdamis  paraît  avoir  exercé  de  nou- 
veau le  pouvoir,  mais  d'une  manière  partielle,  et  pour 
quelques  mois  seulement;  car,  dès  l'année  434,  Halicar- 
nasse commence  à  figurer  sur  la  liste  des  alliés  d'Athè- 
nes ^  Hérodote  ne  resta  pas  longtemps  dans  sa  patrie  : 
de  nouvelles  difficultés,  dont  on  ignore  la  nature  exacte, 
l'en  firent  sortir  presque  aussitôt  ^ 

C'est  peut-ôtre  alors  qu'il  se  mit  à  faire  ses  graiids 
voyages  en  Asie,  en  Afrique  et  en  Europe.  On  les  place 
quelquefois  plus  tôt,  dans  la  première  partie  de  -sa  vie. 
Mais,  comme  il  est  certain  qu'il  n'alla  en  Egypte  que 

1.  Hérodote,  VII,  99;  VIII,  103. 

2.  Corp.  Inscr.  AU.,  I,  226. 

3.  Son  épitaphe  (relativement  récente)  parlait  en  termes  vagues 
de  la  «  malveillance  intolérable  »  de  sesconcitoyons  (xwv  fàp  àT>r,Tov 
(xcôpiov  uTTexTcpoçufwv,  etc.;  v.  plus  bas  le  texte  complet).  M.  lleinach 
conjecture,  d'après  l'inscription  do  Lygdamis,  qu'il  dut  éprouver 
quelques  difiicullés  à  rentrer  en  possession  de  ses  biens  précédemment 
confisqués  et  vendus. 


566  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

plusieurs  années  après  la  bataille  de  Paprémis  (455), 
dont  il  a  vu  le  théâtre  ^  une  partie  au  moins  de  ces 
voyages  est  postérieure  à  son  départ  d*Halicarnasse.  Il 
est  permis  de  se  demander  s*il  n'en  est  pas  de  même  des 
autres,  au  moins  des  plus  lointains.  La  politique  avait 
dû  jusque-là  lui  laisser  peu  de  loisirs.  A  ce  moment,  au 
contraire,  il  est  libre  de  toute  attache  et  encore  jeune. 
Nulle  période  de  sa  vie  ne  pouvait  être  plus  favorable  à 
l'exécution  de  ses  desseins  ^  Il  alla  en  Egypte  jusqu'à 
Éléphantine;  en  Perse,  jusqu'un  peu  au  delà  de  Suse; 
vers  le  nord,  jusqu'au  Bosphore  Cimmérien  :  c'est  du 
moins  ce  qui  ressort  de  ses  propres  affirmations  ;  nous  ver- 
rons plus  tard  ce  que  valent  les  objections  élevées  con- 
tre elles.  Ajoutons  qu'il  visita  la  Phénicie,  laCyrénaïque, 
Cypre  et  diverses  parties  du  monde  grec,  sans  parler  de 
la  Grande-Grèce,  où  nous  le  retrouverons  tout  à  l'heure. 
Déjà  l'idée  de  son  ouvrage  commençait  à  se  former 
dans  son  esprit  et  il  en  avait  même  écrit  quelques  frag- 
ments. Une  tradition  le  montre,  en  446,  à  Athènes,  fai- 
sant une  lecture  publique,  et  recevant  de  la  cité,  sur  la 
proposition  d'Anytos,  une  récompense  de  dix  talents^ 

i.  Jl,  i3. 

2.  On  fait  remarquer  d'ordinaire  que  la  qualité  de  sujet  du  Grand- 
Roi  dut  rendre  plus  faciles  pour  Hérodote  ses  voyages  en  Asie  et  en 
Egypte,  et  qu'il  faut  par  conséquent  les  placer  avant  le  renversement 
du  pouvoir  absolu  de  Lygdamis.  Mais,  comme  le  voyage  en  Èjjypte 
est  certainement  postérieur  à  455,  et  que,  dès  454,  llalicarnasse  figure 
parmi  les  alliés  d'Athènes,  il  faut  bien  admettre  qu'Hérodote  put 
aller  en  Egypte  après  avoir  fait  acte  d'hostilité  contre  Lygdamis, 
Tami  du  Grand-Roi,  et  lorsque  déjà  sa  patrie  était  passée  sous  Thé- 
gémonie  athénienne.  On  ne  voit  pas,  alors,  ce  qui  pouvait  Tempé- 
cher  d'aller  en  Asie  dans  les  mômes  conditions.  Il  est  probable 
qu'aussitôt  après  la  mort  de  Gimon,  les  relations  entre  Grecs  et 
Barbares  devinrent  assez  bonnes  pour  permettre  des  voyages  de  ce 
genre. 

3.  Diyllos,  dans  Piutarque,  Malignité  dllérodoteyC.  26;  cf.  Kusélie, 
Chron.,  Iftî).  On  racontait  aussi  (Marcellin,  Vie  de  Thucyd ,  5i)  que 
Thucydide  enfant  avait  assisté  à  une  lecture  faite  par  Ilérodolo  à 


BIOGRAPHIE  567 

Le  fait  d'une  lecture  de  ce  genre  n'a  rien  en  soi  que  de 
vraisemblable;  mais  il  est  difficile  d'affirmer  que  tous  les 
détails  du  rôcit  (et  en  particulier  la  récompense  do  dix 
talents)  méritent  une  entière  confiance.  Hérodote  est 
un  grand  admirateur  d*Âthènes.  11  y  fit  sans  doute  un 
assez  long  séjour.  Il  y  connut  Périclès,  qu'il  a  men- 
tionné dans  son  livre  en  termes  empreints  d'une  émotion 
presque  religieuse  S  Sophocle,  qui  lui  adressa  une  élé- 
gie^, et  sans  doute  aussi  la  plupart  de  ces  grands  es- 
prits dont  la  réunion  faisait  alors  d'Athènes  le  centre 
brillant  de  l'hellénisme. 

On  sait  qu'en  444,  à  la  suite  de  la  dcstruclion  de  Syba- 
ris  par  les  Crotoniates,  les  Athéniens  décidèrent  qu'une 
colonie  panhellénique  serait  établie  sur  les  ruines  de  la 
cité  disparue'.  Hérodote  devint  citoyen  do  Thurium,  la 
nouvelle  cité,  et  il  est  parfois  désigné  comme  Thurien  *. 
Cela  ne  l'empêcha  pas  de  revenir  encore  à  Athènes,  où  l'at- 
tiraient sans  doute  ses  relations.  Il  y  voyagea  certaine- 
ment après  431,  car  il  a  vu  les  Propylées  achevées*. 

La  date  de  sa  mort  ne  nous  a  pas  été  transmise  avec 
précision  par  les  anciens,  mais  on  doit  la  placer  dans 
les  premières  années  de  la  guerre  du  Péloponnèse.  D'une 

Athènes  et  qu'il  avait  attiré  l'attention  du  lecteur  par  la  vivacité  de 
son  admiration  ;  si  bien  qu'Hérodote  aurait  dit  à  Oloros,  le  père  de 
l'enfant  :  ''^Û  "OXope,  ôpyà  ifj  çu<Ttc  toO  uloO  vou  wpbç  [Loibr\[LOLxa,  L'anec- 
dote semble  arrangée  à  plaisir.  Quant  à  la  lecture  à  Olynipie, 
racontée  par  Lucien  {Hérodote^  1),  toutes  les  circonstances  de  la  scène 
trahissent  une  invention  d'origine  récente. 

1.  VI,   131  (récit  des  prodiges  qui  accompagnèrent  sa  naissance). 

2.  Plutarque,  An  seni  sU  resp.  gerenda,  c.  3,  nous  en  a  conservé  un 
vers  et  demi  :  'ÛgTjv  'IIpoîÔTco  xfOÇev  SoçoxXr,;  èxécov  wv  —  icévx  'inX 
ictvTT.xovT'.  C'était  donc  en  440. 

3.  Strabon,  XIV,  p.  656. 

4.  Déjà  dans  Aristote,  Rhél,  HT,  9  (p.  1409,  A,  28).  où  le  mot 
Bo-jpio;  est  donné  comme  une  citation  d'Hérodote  lui-môme  (*Hpo86- 
Tou  Boupfou  rfi*  toTopîri;  àir«i8eiÇi;  ;  nos  mss.  d'Hérodote  portent  : 
"HpoSoTO'j  *A).ix«pva<j<rr|0;  tffTopÎT|ç  àiz^jùiliz  rfit). 

5.  V,  m. 


568  GHAPITUE  X.  —  HÉRODOTE 

part,  en  effet,  il  mentionne  des  événements  *  qui  so  sont 
passés  en  431  et  430;  il  survécut  donc  à  ces  faits  assez 
longtemps  pour  revoir  au  moins  les  livres  de  son  histoire 
où  il  en  parle.  D'autre  part,  il  n*a  pas  dû  voir  Tavéno- 
ment  de  Darius  Nothus  (424),  qu*il  aurait  nommé  sans 
cela  dans  le  passage  où  il  rappelle  ses  trois  prédéces- 
seurs 2.  Il  mourut  donc,  selon  toute  apparence,  vers  42G 
ou  425.  Les  Athéniens  lui  élevèrent  un  tombeau  à  côté 
do  celui  de  Thucydide^  Mais  c'était  probablement  un  cé- 
notaphe, comme  celui  qu'on  montrait  aussi  à  Pella*.  La 
tradition  la  plus  répandue  le  faisait  mourir  à  Thurium, 
où  Ton  conservait  ses  restes  dans  un  tombeau  élevé  sur 
l'agora^ 


III 


Avant  d'étudier  au  fond  l'œuvre  d'Hérodote,  il  est  né- 
cessaire do  rappeler  brièvement  sous  quelle  forme  elle 
nous  est  parvenue  et  d'examiner  quelques  questions  cri- 
tiques préliminaires  qui,  sans  avoir  toute  Timportancc 
que  les  érudits  y  attachent  parfois,  ne  sauraient  cepen- 
dant être  entièrement  passées  sous  silence  \ 

1.  Mort  d'Eurymaque,  VII,  233  (cf.  Thucyd.,  II,  2)  ;  vengeance  de 
Talthybios.  VII,  137  (cf.  Thucyd.,  II,  G7). 

2.  VI,  98. 

3.  Marcellin,  Vie  de  Thuq/d.,  17. 

4.  Suidas. 

5.  (^est   ce  qu'attestait  une  inscription  en   vers  qui   nous  a  été 
conservée  par  Etienne  de  Byzance  (y.  C-)ouptoi)  : 

*lIp<S8oTOv  AO^ew  xpuitTei  x6vi;  rfit  0«v6vTa, 

'lâSo;  àp'/2tiT|;  îoroplrj;  «piiraviv, 
Aeoptéb»  pXaaxivTa  irarpT,;  aino  *  twv  yàp  aTXTjTov 

{j.(7)^,ov  OTCEXTcpo^v^wv  Hovpiov  ?o"/e  iraTpr,v. 

Le  mot  àp/atV,;  montre  la  date  rclalivcmoul  rôcente  de  l*ôpitaph«; . 

6.  Nous  n'avons  pas  à  parler  delà  Vie  d'Homère  qui  est  attribuée 


PLAN  DE  SON  OUVRAGE  560 

L'Histoire  d'Hérotloto  forme  aujourd'hui  neuf  livres, 
dont  chacun,  dans  les  manuscrits,  porte  le  nom  d'une 
Musc.  Suivant  Lucien,  ce  serait  à  Olympie,  à  la  suite 
d'une  lecture  complète  de  son  ouvrage,  que  les  Grecs, 
dans  un  mouvement  d'admiration,  auraient  ainsi  designé 
chacun  des  livres  qui  le  composaient  ^  Le  caractère  lé- 
gendaire de  l'anecdote  n'a  pas  besoin  d'être  démontré. 
D'ailleurs  il  est  certain  que  cette  division  môme  en  livres 
ne  remonte  pas  à  Hérodote.  D'une  manière  gi^nérale,  ce 
sont  les  Alexandrins  qui  ont  les  premiers  divisé  les  longs 
ouvrages  en  livres  à  peu  près  égaux  ^.  Pour  Hérodote,  en 
particulier,  il  est  visible  que  la  coupure  est  parfois  très 
artificielle,  par  exemple  enlre  le  second  et  le  troisième 
livre.  Quand  il  renvoie  lui-môme  à  quelque  partie  anté- 
rieure ou  postérieure  de  son  ouvrage,  il  n'emploie  jamais 
le  mot  livre  (PiSX^ov)  :  il  se  sert  d'un  mot  très  vague, 
discours  QM  récit  i^yj^oi^^)^  qu'il  détermine  au  besoin  par 
un  nom  propre  («  dans  mes  récits  libyques  »).  Ce  mot  ne 
représente  pas  nécessairement  une  coupure  proprement 
dite.  Sur  la  division  primitive  de  l'ouvrage,  nous  n'avons 
aucune  indication  positive  :  si  nous  voulons  nous  en 
faire  quelque  idée,  ce  ne  peut  être  que  par  induction 
(avec  beaucoup  d'incertitude  par  conséqueni),  d'après 
le  contenu  des  récits. 

Voici,  en  quelques  mots,  l'ensemble  et  l'enchaînement 
de  ces  récits.  D'abord,  l'histoire  de  Cr^sus,  et,  à  ce  pro- 
pos, un  coup  d'œil  sur  le  passé  de  la  Lydie,  puis  sur  les 

à  Hérodote  :  c'est  un  ouvrage  manifeBtement  apocryphe  et  de  basse 
époque  ;  l'auteur  n'est  même  pas  d'accord  avec  le  véritable  Hérodote 
(II,  53)  sur  le  temps  où  vivait  Homère, 
i.  Lucien,  Hérori.,  i. 

2.  Aussi,  pour  plusieurs  écrivains  antérieurs  à  l'époque  aloxan- 
drino,  pour  Thucydide,  par  exemple,  il  y  avait  plusieurs  manières 
différentes  de  diviser  et  de  compter  les  livres. 

3.  C'est  le  nu)t  même  dont  les  logographes  avaient  tiré  leur  nom. 
Xénophon  l'emploie  encore  do  la  môme  manière  qu'Hérodote. 


570  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

cités  grecques  de  ce  temps  ;  ensuite,  la  lutte  de  Crésus 
contre  Cyrus  (avec  retour  sur  l'histoire  antérieure  des 
Grecs)  et  la  fin  de  Thistoirc  do  Cyrus  (conquête  de  TIo- 
nie;  prise  de  Babylone  et  digression  sur  Babylone; 
guerre  des  Massagètes).  Suite  de  Thistoire  des  Perses  : 
conquête  de  TÉgypte  (longue  digression  sur  TÉgyptc), 
guerre  do  Scythio  (digression  sur  les  Scythes),  révolte 
de  rionie  qui  prélude  aux  guerres  médiques.  Guerre  de 
Darius  contre  les  Grecs.  Enfin,  Xerxès,  et  la  seconde 
guerre  médique. 

Tel  est  Tenscmble  de  Touvrage.  Les  questions  prélimi- 
naires à  résoudre,  ou  du  moins  à  discuter,  sont  les  sui- 
vantes :  L'ouvrage  est-il  fini  ?  Est-il  arrivé,  dans  toutes 
ses  parties,  à  sa  forme  définitive  ?  At-il  été  composé  d'un 
seul  jet,  ou  peut-on  y  distinguer  certaines  parties  plus 
anciennes  et  d*autres  plus  récentes  ?  Comment  ces  par- 
ties diverses  se  sont-elles  ajustées  les  unes  aux  autres  ? 
Quelles  traces  peut-on  saisir  de  la  division  primitive  de 
tout  l'ouvrage  ?  Enfin  quelle  est,  au  point  de  vue  littéraire, 
l'importance  de  ces  questions? 

La  première,  celle  de  savoir  si  l'œuvre  d'Hérodote 
est  arrivée  au  terme  que  la  pensée  de  l'historien  lui  as- 
signait d'avance,  est  fort  controversée  ^  Le  dernier  fait 


1.  Principaux  ouvrages  en  faveur  do  la  thèse  qui  consiste  à  sou- 
tenir que  l'ouvrape  est  inachevé  :  Dahlmann,  Herodotos,  nus  seinpm 
Biich  sein  Lehen,  Altona,  1821;  Kirchlioff,  Veher  die  Abfassungszeit  ries 
Jlerodotischen  Geschichtswerkes,  2»  éd.,  Berlin,  4878,  puis,  du  m^me 
autour  (en  réponse  à  un  travail  de  M.  Gomperz),  Ueôer  ein  Selbsici' 
tat  llerodots,  dans  les  Ménnoires  de  l'Acad.  de  Berlin,  1885  ;  ajouter 
la  plupart  des  derniers  historiens  de  la  littérature  grecque  (Borgk, 
Situ,  Christ).  —  En  sens  contraire  :  Gomperz,  Herodoleische  Sludien, 
Vienne,  1883,  puis  Ueher  den  Abschluss  des  Uerodoteischen  Geschichls- 
werkes,  dans  los  Mémoires  de  l'Acad.  de  Vienne,  1886,  p.  507  et 
suiv.  ;  et  Ed.  Meyer,  dans  le  Hheinisches  ^fus.»  t.  XLIT,  p.  146.  — 
Denysd'IIalicarnasse,  dans  sa  lettre  à  C,n.  Pompée  Sur  les  principaux 
historiens,  c.  3,  admirait  la  manière  dont  Hérodote  avait  choisi  la 
limite  finale  de  son  récit.  Il  est  vrai  que,  dans  le  même  chapitre,  il 


SON  OUVRAGE  EST-IL  ACHEVÉ  571 

raconté  par  Hérodote  est  la  prise  de  Sestos  par  les  Grecs 
en  478.  Les  uns  disent  que  cet  événement  ne  termine  rien, 
que  la  guerre  continue  jusque  vers  4i7,  et  qu'Hérodote 
n'a  pu  s'arrêter  do  propos  délibéré  sur  un  fait  insignifiant. 
Les  autres  répondent  qu'à  cette  date  la  grande  guerre 
est  finie,  et  que  d'ailleurs  le  dernier  chapitre  de  louvrage 
a  tous  les  caractères  d'une  conclusion  conforme  aux 
habitudes  de  l'art  d'Hérodote.  Chacune  des  deux  thèses 
renferme  une  part  de  vérité.  Il  est  certain  que  la  prise 
de  Sestos  a  été  suivie  do  beaucoup  d'autres  faits  de 
guerre,  et  on  ne  voit  pas  bien  pourquoi  Hérodote,  qui  a 
vu  le  rétablissement  de  la  paix  après  la  mort  de  Cimon, 
n'aurait  pas  eu  l'intention  de  raconter  jusqu'au  bout  la 
lutte  entre  les  Grecs  et  les  Barbares.  D'autre  part,  cette 
prise  de  Sestos  fait  époque  :  la  lutte,  ensuite,  change  de 
caractère  ;  de  défensive,  elle  devient  offensive  du  côté 
des  Grecs,  et  l'empire  athénien  se  prépare  ;  il  y  a  donc 
15,  sinon  une  limite  finale,  du  moins  une  coupure.  De 
plus,  cette  coupure  a  été  rendue  sensible  par  l'art  de  l'é- 
crivain ;  car,  en  finissant,  il  remonte  par  une  anecdote  ré- 
trospective jusqu'au  temps  deCyruset  nous  donne  ainsi, 
sous  forme  anccdotique,  Texplicalion  morale  de  toute 
l'histoire  des  Perses,  de  Cyrus  à  Xerxès  :  le  récit  du  der- 
nier chapitre  fait  pendant  au  discours  d'Artaban  dans  le 
vu®  livre.  Il  est  donc  probable  que,  si  Hérodote  a  formé 
le  projet  de  donner  une  suite  h  ce  qui  subsiste  de  son 
Histoire,  il  considérait  du  moins  qu'il  en  avait  vraiment 
achevé  une  partie  distincte  et  importante*. 

L'un  des  principaux  défenseurs  de  l'opinion  qui  con- 
sidère l'ouvrage  d'Hérodote  comme  n'ayant  pas  atteint 

blî^me  Thucydide  de  n'avoir  pas  rempli  tout  son  programme,  sans 
songer  que  riiistorien  a  pu  mourir  auparavant  :  cette  naïveté  ôte  du 
poids  aux  clogos  do  Dcnys. 

1.  Peut-ôtro  les  trois  quarts  (l**  Crésus,  Cyrus  et  Gambyse  ;  2®  Da- 
rius ;  3»  Xerxès  on  Grèce). 


572  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

son  terme  naturel,  M.  Kirchhoff,  attache  une  grande  va- 
leur, pour  la  démonstration  de  sa  thèse,  à  ce  fait  que 
Thistorien,  parlant  d'Éphialte  S  promet  dédire  plus  tard 
la  raison  qui  le  fit  tuer  par  Athénadès,  et  n'a  pas  tenu 
sa  promesse;  M.  Kirchhoff  en  conclut  que  le  récit  d'Hé- 
rodote n*a  pas  été  amené  jusqu'au  point  où  Tauteur  avait 
dessein  de  le  conduire.  Mais  Targumenl  n'est  pas  déci- 
sif: le  récit  de  la  mort  d'Ephialte  devait  peut-être,  dans 
la  pensée  de  Thistorien,  se  rattacher  à  quelqu'un  des 
faits  qui  sont  racontés  dans  les  deux  derniers  livres-  ;  il 
suffirait,  dans  ce  cas,  pour  expliquer  l'absence  de  la 
narration  promise,  do  supposer  un  oubli  de  Tauteur,  à 
qui  le  temps  a  pu  manquer  pour  une  dernière  révision'.  Ce 
qui  rend  probable,  malgré  tout,  la  thèse  contraire  à  l'a- 
chèvement complet  de  l'ouvrage,  c'est  bien  moins  l'ab 
sence  de  tel  ou  tel  détail  que  la  difficulté  d'imaginer  pour 
quelle  raison  l'auteur  aurait  renoncé  de  parti  pris  à  ra- 
conter jusqu'au  bout  l'histoire  qu'il  avait  entrepris  d'é- 
crire et  qui  n'est  pas  terminée  entièrement  par  la  prise 
de  Sestos. 

Une  question  analogue  se  présente  à  propos  de  deux 
autres  passages  de  ses  Histoires.  Au  livre  I,  à  deux  re- 
prises différentes*,  Hérodote,  parlant  du  siège  de  Ninive 
et  do  la  liste  des  rois  de  Babylone,  renvoie  le  lecteur, 
pour  des  détails  complémentaires,  à  ses  «  récits  assy- 
riens \  »   Les  deux  indications  sont  données  au  futur. 


4.  VII,  213. 

2.  Ajoutons  cependant  que  rhypothèse  de  M.  Gomperz,  qui  imagine, 
au  chapitre  120  du  livre  VIII,  une  lacune  où  cet  épisode  avait  peul- 
ôlre  trouvé  place,  n'est  guère  convaincante  :  M.  Kirchhoff  en  a  très 
bien  fait  voir  le  peu  de  vraisemblance. 

3.  La  promesse  quo  fuit  Hérodote,  II,  161,  au  sujot  de  ses  futurs 
AiSvxol  Xoyot,  n'est  qu'imparfaitement  remplie  aussi  au  livre  IV, 
c.  459. 

4.  Chap.  106  et  184. 

5.  'Affaûp:©'.  X^yoï. 


BÉDAGTION  DE  SON  OUVRAGE       573 

S*agit-il,  dans  sa  pensée,  d*un  épisode  destiné  à  entrer, 
comme  les  «  récits  libyques  *  »,  dans  sa  grande  histoire, 
et  qui  aurait  pu  s'intercaler,  par  exemple,  au  troisième 
livre,  à  propos  de  la  prise  de  Babylone  par  Darius  ;  ou 
bien  s'agit-il  d'un  ouvrage  distinct?  Ce  qui  peut  d'abord 
incliner  l'esprit  vers  la  seconde  hypothèse,  c'est  qu'Aris- 
tote  fait  allusion  quelque  part  à  un  détail  rapporté  dans 
les  «  récits  assyriens  '  »  :  Aristoto  ne  donne  pas  le  titre 
de  l'ouvrage,  il  est  vrai,  mais  il  parle  expressément  du 
récit  d'Hérodote  relatif  au  siège  de  Ninivo;  or,  c'est  jus- 
tement à  propos  de  ce  siège  qu'Hérodote  lui-même  ren- 
voie pour  la  première  fois  à  ses  «  récits  assyriens  »  ;  la 
coïncidence  est  frappante.  Aristote  avait  donc  encore  ces 
«  récits  »  sous  les  yeux;  comme  ils  ne  Ggurent  pas  dans 
la  grande  Histoire,  il  faut  bien  admettre  qu'ils  furent  pu- 
bliés séparément.  Mais  il  reste  à  se  demander  si  Héro- 
dote, après  les  avoir  écrits  comme  un  ouvrage  distinct, 
n'avait  pas  l'intention  de  les  faire  entrer  plus  tard,  lors 
d'une  révision  définitive,  dans  le  corps  même  de  son 
histoire  générale;  ils  n'y  auraient  formé  qu'un  épisode  de 
plus,  à  côté  des  récits  libyques,  des  récits  sur  la  Scythie 
et  de  tant  d'autres.  Cette  hypothèse  est  rendue  presque 
certaine  par  la  manière  dont  s'exprime  Hérodote  :  il 
parle  deux  fois  des  «  récits  assyriens  »  en  se  servant  du 
futur.  Il  a  donc  en  vue  non  pas  tant  un  ouvrage  déjà  pu- 
blié que  la  forme  nouvelle  sous  laquelle  il  compte  l'uti- 
liser dans  son  histoire. 
Ce  problème  particulier  nous  amène  naturellement  h 

i.  C'est  ainsi  qu*Hôrodote  lui-môme  (II,  161)  désigne  les  récits 
destinés  à  former  une  partie  de  son  iv®  livre. 

2.  Hist.  des  Anim.,  VIII,  18  (p.  601,  A,  31,  Bekker)  :  Ta  jxlv  ouv 
YOipi']/wvu'/a..,  aTiota  7câ(i7iav  i<TTÎ  '  àXX*  *Ilp6SoTo;  r,Yv6ei  toOto  '  7teiiotr|xe 
Tfàp  TÔv  T^;  {tavTeîa;  npisSpov  àeTov  èv  ttj  8nriYT^<iei  t^  irepl  tt|V  uoXiopxfav 
TTjv  N(vou  itîvovta.  La  variante  *II<i(oSo;  (au  lieu  de  *IIp6ôoTo;)  est 
êans  importance.  Quant  à  la  conjecture  de  Bergk,  *IIp6S(i>pot;,  elle 
est  tout  à  fait  arbitraire. 


574  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

examiner  la  question  générale  de  la  formation  de  l'ou- 
vrage d'Hérodote.  Hérodote  a-t-il  composé  d'abord  une 
série  de  récits  détachés,  sans  lien  entre  eux,  qu'il  a  plus 
tard  rajustés  et  refondus,  ou  bien  a-t-il  congu  et  exécuté 
son  ouvrage  d'un  seul  jet  ? 

Il  y  a,  nous  l'avons  vu,  dans  les  Histoires,  un  certain 
nombre  de  passages  qui  ne  peuvent  avoir  été  écrits  que 
dans  les  premières  années  de  la  guerre  du  Péloponnèse, 
c  est-à-dire  tout  à  fait  à  la  fin  de  la  vie  d'Hérodote.  Il  est 
improbable,  a  priori,  que  l'historien  n'eût  rien  écrit 
jusque-là.  Ce  qui  rend  la  chose  plus  improbable  encore, 
c'est  la  tradition  d'après  laquelle  (conformément  d'ailleurs 
à  l'usage  des  logographes)  il  fît,  vers  416,  une  lecture 
partielle  de  ses  récits.  Aujourd'hui  môme,  un  écrivain  qui 
produit  un  ouvrage  de  longue  haleine  n'altend  guère, 
pour  donner  son  premier  volume,  que  le  dernier  soit 
prêt  :  il  détache  très  souvent  de  son  travail  des  frag- 
ments, et  les  premiers  parus  ne  sont  pas  toujours  ceux 
qui,  dans  la  publication  définitive,  tiendront  la  première 

lace.  Hérodote  a  dû  faire  ainsi.  Rien  ne  prouve  qu'il 
n'ait  pas  lu  aux  Athéniens,  dès  446,  quelques  fragments 
de  ses  derniers  livres,  consacrés  à  leurs  exploits  dans  la 
seconde  guerre  médique,  sauf  à  remanier  plus  tard  les 
mêmes  morceaux  et  à  les  compléter  pour  les  publier  avec 
l'ensemble  de  son  ouvrage.  Quant  à  essayer  de  fixer  la 
date  relative  où  les  diverses  parties  de  l'œuvre  totale  ont 
été  composées,  c'est  une  entreprise  souvent  tentée,  mais 
demeurée  jusqu'ici  absolument  vaine.  Les  uns*,  notant 
que  les  allusions  à  des  faits  récents  se  trouvent  toutes 
dans  les  cinq  derniers  livres  de  l'ouvrage,  en  concluent 
que  ces  livres  furent  écrits  tout  à  fait  à  la  fin  de  sa  vie, 
assez  longtemps  après  les  quatre  premiers.  Les  autres* 


1.  Kirchhoff,  AbhandL  der  Berliner  Akad,,  1868,  p.  1,  et  1871,  p.  47. 

2.  Bûdinger,  Zur  JEgyptischen  Forschung  Uerodots,  Vienne,  1873  ; 


RÉDACTION  DE  SON  OUVRAGE      575 

répondent  que  ces  allusions  onl  été  ajoutées  après  coup, 
lors  do  la  révision  d'ensemble,  et  qu'une  foule  de  preu- 
ves do  détail  montrent  l'antériorité  chronologique  des 
livres  aujourd'hui  rangés  à  la  fin  de  Touvrage.  Mais  ces 
preuves,  examinées  de  près,  s'évanouissent  les  unes 
après  les  autres,  et  la  seule  chose  certaine  est  qu'on  ne 
sait  rien^  Laissons  donc  la  question  de  côté  comme  in- 
soluble. Aussi  bien  n'est-elle  guère  importante,  car  il 
s'agit  là  d'un  fait  dont  on  ne  peut  tirer  aucune  consé- 
quence littéraire  ou  morale. 

Ce  qui  serait  plus  intéressant,  ce  serait  de  savoir  si  la 
conception  même  de  l'ensemble  (quelle  que  soit  d'ailleurs 
la  date  où  chaque  partie  fut  écrite)  a  précédé  et  dirigé  la 
composition  de  toutes  les  parties,  ou  si  plusieurs  n'ont 
pas  été  écrites  avant  qu'Hérodote  sut  nettement  ce  qu'il 
devait  faire  plus  tard.  M.  Bauer  estime  qu'Hérodote  avait 
commencé  par  écrire  des  récits  détachés,  des  Xoyoi  dis- 
tincts, sans  vue  d'ensemble,  et  qu'il  les  refondit  plus 
tard  pour  les  faire  entrer  dans  Tunité  de  son  histoire 
générale.  L'hypothèse  est  séduisante.  Outre  qu'elle 
s'accorde  bien  avec  le  caractère  un  peu  lâche  de  la 
composition  chez  Hérodote,  elle  tire  un  surcroît  de  vrai- 
semblance de  l'existence  à  peu  près  certaine  des  «  récits 
assyriens  »  en  dehors  de  l'ouvrage  :  on  peut  croire  en 
effet  que  ces  récits  furent  d'abord  composés  à  part,  puis 
destinés  par  Hérodote  (lors  de  la  rédaction  définitive  du 
livre  I)  à  entrer  sous  une  forme  quelconque  dans  l'en- 
semble, mais  finalement  laissés  en  dehors  et  conservés 
jusqu'au  temps  d'Aristote  comme  un  ouvrage  séparé. 


Ad.  Bauer,  Die  Enistehung  des  Herodotischen  Geschichtswei^kes,  Vienne, 
1878;  Bergk,  dans  son  llist.  de  la  litt.  grecque, 

1.  Voir  la  discussion  serrée  et  décisive  de  M.  H.  Weil  dans  la 
Revue  critique»  1878,  p.  26  et  suiv.  —  Sur  la  question  particulière  du 
livre  II,  cf.  François  Lenormant,  La  date  du  11^  Uvre  d'Hérodote, 
dans  la  Revue  des  questions  historiques,  1880. 


576  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

Outro  les  «  Récits  assyriens  »,  Hérodote  a  pu  en  compo- 
ser d'autres  de  la  môme  manière*.  Quoi  qu'il  en  soif,  ce 
ne  sont  là  que  des  conjectures.  Il  était  peut-ôtre  néces- 
saire de  les  indiquer  ;  il  serait  à  coup  sûr  inutile  de  s'y 
arrêter  longtemps. 

La  seule  chose  tout  à  fait  claire,  la  seule  aussi,  fort 
heureusement, qui  soit  d'une  importance  capitale, c'est  que, 
si  Hérodote  a  commencé  par  écrire  des  récits  détachés, 
il  ne  s'en  est  pas  tenu  là.  Ce  qui  lui  donne,  dans  l'his- 
toire des  lettres  grecques,  sa  place  et  son  rang,  c'est  la 
forme  qu'il  a  uni  par  donner  à  son  œuvre.  Dans  quel- 
que ordre  qu'il  ait  écrit  ses  divers  récits,  à  quelque  mo- 
ment qu'il  ait  conçu  le  plan  de  son  livre,  il  est  certain 
qu'il  y  eut  un  jour  où  chaque  partie  de  son  Histoire  fut 
destinée  dans  sa  pensée  à  occuper  la  place  qu'elle  y  oc- 
cupe actuellement  ;  son  ouvrage  n'est  pas  fait  de  pièces 
et  de  morceaux  rapprochés  au  hasard  ou  par  les  soins 
d'un  éditeur;  c'est  lui-môme  qui  en  a  conçu  et  exécuté 
l'ensemble;  il  a  fait  ce  qu'il  voulait  faire,  avec  une  pleine 
conscience.  Au  point  de  vue  scientiGque  et  littéraire, 
cela  seul  importe  ;  le  reste  n'intéresse  que  la  curiosité*. 

Arrivons  donc,  après  ces  préliminaires  indispensables, 
à  l'étude  directe  de  son  œuvre.  Qu'est-elle,  pour  le  fond 
et  pour  la  forme,  comme  œuvre  de  science  et  comme 
œuvre  d'art?  Voilà  le  point  essentiel. 

1.  II  n'csl  d'ailleurs  pas  nécessaire  de  croire  que  les  «Récits  assy- 
riens» (ou  les  autres  Xoyot  analogues)  aient  été  véritablement  publiés 
parllérolote  lui-môme  :  ils  peuvent  avoir  été  composés  en  vue  de 
lectures  publiques  et  n'avoir  paru  sous  forme  d'ouvrages  proprement 
dits  qu'après  sa  mort.  —  M.  Gomperz,  dans  une  intéressante  dis- 
sertation sur  Tbéophraste  [Ueber  die  Charaklere  TheophrasCs,  Mém. 
Acad.  Vienne,  t.  CXVII,  4888,  p.  40  du  tirage  à  part),  signale  juste- 
ment l'usage  fréquent  dans  l'antiquité  de  ces  publications  prépara- 
toires qui  précédaient  parfois  un  ouvrage  d'ensemble. 

2.  La  question  de  savoir  si  Héroiote  a  conduit  son  récit  jusqu'au 
bout,  ou  si  le  travail  do  révision  finale  et  de  mise  au  point  a  pu  être 
par  lui  entièrement  achevé,  n'est  que  d'importance  secondaire. 


CONCEPTION  DE  L'HISTOIRE  577 


IV 


§  1.  Conception  générale  de  l'histoire. 

Quand  un  Thucydide  ou  un  Polybe  écrivaient  leurs 
histoires,  l'objet  qu'ils  se  proposaient  était  très  clair  : 
ils  voulaient  avant  tout  faire  œuvre  utile.  A  leurs  yeux, 
les  lois  qui  gouvernent  les  choses  humaines  sont  toujours 
les  mêmes  ;  en  étudiant  le  passé,  on  apprend  à  prévoir 
l'avenir  et  à  le  diriger.  Cette  conception  pratique  et  po- 
sitive n'est  pas  encore  celle  d'Hérodote.  Comme  les  poètes, 
c'est  surtout  l'éclat  des  hauts  faits  qui  l'attire  ;  il  est  plus 
soucieux  d'en  faire  durer  la  gloire  que  d'en  dégager  une 
leçon  utile.  Il  le  déclare  dès  les  premiers  mots.  Il  va  ra- 
conter «  les  actions  grandes  et  curieuses  (epya  [teyaXa  xai 
OwjjLaGTa)  des  Grecs  et  des  Barbares  »,  aBn  que  le  souve- 
nir «  ne  s'en  efface  pas  avec  le  temps,  »  et  «  qu'elles  ne 
restent  pas  sans  gloire  »  ((i.v)T8...  àxXea  yévYïTai).  Par  là, 
il  est  encore  tout  voisin  de  ses  devanciers,  les  logogra- 
phes,  successeurs  des  poètes  épiques.  Mais  voici  par  où 
il  s'en  distingue. 

Le  sujet  préféré  dos  logographes,  c'étaient  les  «  fonda- 
lions  »  mythiques  des  cités,  les  «  généalogies  »  divines  et 
héroïques  qui  étaient  censées  former  le  premier  chapitre 
de  l'histoire  grecque.  Le  sujet  d'Hérodote,  c'est  la  lutte 
de  la  Grèce  et  de  l'Asie  depuis  Crésus,  c'est-à-dire  une  pé- 
riode récente,  semi-contemporaine,  dont  le  début  n'est 
séparé  de  l'écrivain  que  par  un  siècle  au  plus.  Il  rappelle 
d'abord,  il  est  vrai,  les  légendes  relatives  aux  luttes  an- 
tiques entre  Grecs  et  Barbares,  mais  seulement  par  pré- 
tention :  dès  le  cinquième  chapitre^  il  en  est  à  Crésus. 
S'il  lui  arrive  souvent  par  la  suite  de  remonter  jusqu'aux 
âges  mythiques,  c'est  en  manière  d'épisode  ;  le  centre 

Hist.  de  U  LUI.   grecque.  —  T.  II.  37 


578  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

de  son  œuvre  est  hardiment  rapproché  ;  il  étabh't  tout 
d'abord  son  récit  en  pleine  période  historique.  Ce  n'est  pas 
tout  à  fait  encore  Tiûstoire  à  la  façon  d'un  Thucydide,  qui 
raconte  des  faits  contemporains  de  son  âge  mûr,  ni  à  la 
façon  d'un  Polybe,  qui  remonte  plus  haut,  il  est  vrai, 
mais  qui  dispose,  pour  s'éclairer,  d'une  foule  de  docu- 
ments positifs.  Au  temps  d'Hérodote,  il  n'y  avait  qu'une 
manière  d'écrire  de  Thistoire  tout  à  fait  solide  :  c'était 
de  faire  comme  Thucydide  et  de  raconter  ce  qu'on  avait 
vu  soi-même  ou  ce  qu'on  tenait  de  première  main.  Héro- 
dote ne  Ta  pas  fait;  il  reste  à  moitié  route  entre  les 
conteurs  primitifs  et  les  vrais  savants  ;  mais  le  pro- 
grès, pour  être  partiel,  n'en  est  pas  moins  incontestable. 

Mémo  progrès,  incomplet  aussi,  en  ce  qui  concerne  les 
éléments  do  ses  récits.  Comme  les  logographes,  il  abonde 
encore  en  anecdotes,  en  légendes  romanesques,  en  my- 
thes. La  multitude  des  anecdotes  est  un  des  traits  qu'on 
remarque  d'abord  dans  Hérodote  :  son  histoire  est  pleine 
de  récits  épisodiqucs  qu'on  n'aurait  qu*à  en  détacher 
pour  en  faire  des  nouvelles  ou  de  petits  romans.  Le  lec- 
teur moderne  en  est  charmé  et  un  peu  surpris.  Nous 
avons  déjà  rencontré  le  même  caractère  dans  les  frag- 
ments des  logographes.  A  ce  moment,  où  le  conte  en 
prose  n'existe  pas  encore  comme  genre  littéraire  dis- 
tinct, l'histoire  en  tient  lieu  dans  une  certaine  mesure  : 
elle  répond  à  un  genre  de  curiosité  intellectuelle  où  le 
plaisir  de  l'imagination  tient  plus  de  place  que  le  goût 
du  vrai.  Cela  fait  transition  entre  l'épopée  vieillie  et  le 
roman  qui  n'est  pas  né  encore. 

Mais  déjà  aussi,  à  côté  des  anecdotes  romanesques,  les 
faits  positifs  deviennent  plus  nombreux.  Les  traits  de 
mœurs,  les  données  géographiques  précises  se  multi- 
plient. Les  Grecs,  navigateurs  et  curieux,  avaient  tou- 
jours aimé  la  géographie.  Ils  l'avaient  d'abord  connue 
toute  merveilleuse,  dans  VOdyssée  et  dans  les  poèmes  re- 


CONCEPTION  DE  L'HISTOIRE  579 

latifs  aux  Argonautes.  Depuis  Anaximandre  et  Hécatée, 
ils  étaient  devenus  plus  exigeants.  Hérodote,  voyageur 
avant  d'être  écrivain,  ouvre  largement  son  livre  à  la  des- 
cription des  pays  qu'il  a  parcourus.  En  s'occupant  de 
ces  choses,  il  suivait  l'exemple  d*Hécatée;  mais  c'était 
la  première  fois  sans  doute  que  la  géographie  s'unissait 
si  étroitement  à  l'histoire  et  donnait  aux  récits  de  cette 
dernière  un  cadre  et  un  support. 

Une  autre  nouveauté,  ce  fut  l'introduction  dans  l'his- 
toire de  la  vraie  guerre  et  de  la  vraie  politique.  Quand 
les  logographes  racontaient  l'origine  des  cités  grecques 
ou  les  généalogies  des  héros,  les  combats  qu'ils  retra- 
çaient no  pouvaient  être  que  des  combats  poétiques,  en 
dehors  de  toute  réalité  positive,  et  où  l'imagination  se 
donnait  libre  carrière.  Un  récit  de  Charon  de  Lampsaque, 
cité  plus  haut^  peut  donner  une  idée  des  fantaisies  qu'on 
se  permettait  en  ce  genre.  Qu'était-ce  aussi  que  la  poli- 
tique des  temps  fabuleux?  —  Avec  le  sujet  traité  par  Hé- 
rodote, tout  change  aussitôt.  La  bataille  de  Marathon,  la 
politique  d'Athènes  ou  de  Sparte  en  face  de  l'invasion 
perse,  sont  des  choses  réelles,  qu'on  peut  étudier  avec 
précision,  analyser  avec  exactitude.  C'est  à  partir  d'Hé- 
rodote que  la  guerre  et  la  politique  s'installent  dans  l'his- 
toire au  premier  rang  pour  n*en  plus  sortir.  On  pourra 
faire  mieux  plus  tard,  être  plus  précis  et  plus  profond; 
Thucydide  et  Polybc  iront  beaucoup  plus  loin;  mais  quel- 
que distance  qu'il  y  ait  à  cet  égard  d'eux  à  lui,  c'est  lui 
pourtant  qui  leur  a  montré  la  route. 

Il  est  le  premier  enfin  à  chercher  la  loi  des  faits.  A  ses 
yeux,  l'histoire  n'est  plus  un  jeu  capricieux  de  péripéties 
simplement  amusantes  ou  terribles  :  les  événements  s'ex- 
pliquent par  des  causes  que  la  raison  peut  saisir  ;  il 
y  a  une  philosophie  de  l'hisloire;  l'histoire  est  un  en- 

4.  Chap.  IX,  p.  550. 


580  CHAPITRÉ  X.  —  HÉRODOTE  • 

seignemont.  Quelle  philosophie,  quel  enseignement  Hé- 
rodote en  dégage-t-il?  Nous  le  verrons  tout  à  Theure. 
Notons  seulement  ici  la  conception  générale  toute  nou- 
velle et  le  progrès  vers  une  entente  scientiGque  des 
choses. 

Voilà  donc,  en  ce  qui  concerne  la  matière  même  de 
Thistoire,  des  nouveautés  considérables.  L'âme  aussi^ 
comme  la  matière,  en  est  très  différente  de  ce  qu'elle 
avait  été  jusque-là. 

D'abord,  Tosprit  de  recherche  et  de  critique  commence 
à  se  montrer.  Dès  la  première  ligne,  Hérodote  avertit  le 
lecteur  do  ce  changement.  «  Ceci,  dit-il,  est  Texposé  des 
recherches  failcs  par  Hérodote  d'Halicarnasse  »,  ioroptij; 
àwoSg^i;  r,^a.  Le  mot  laTopt-îf),  dont  le  sens  est  chez  lui  très 
précis,  implique  et  signale  une  révolution  littéraire ^  Les 
prédécesseurs  d'Hérodote  s'appelaient  des  logographesy 
c'est-à-dire  simplement  dos  «faiseurs  de  récits  en  prose*  »  : 
Hérodote  et  ses  successeurs  seront  des  hisiorietis,  c'est- 
à-dire  des  savants  qui  cherchent  le  vrai.  Les  premiers 
mettent  par  écrit,  en  langage  courant,  les  vieilles  tradi- 
tions; les  autres  font  une  enquête  et  vérifient.  Hérodote 
a  soin  de  nous  dire  à  plusieurs  reprises  comment  il 
entend  son  rôle  de  chercheur;  il  le  prend  très  au  sérieux, 
n  dit  avoir  fait  un  long  voyage  pour  contrôler  un  fait'. 
Il  va  d'un  sanctuaire  à  un  autre  pour  s'assurer  que  les 
informations  dérivées  des  deux  sources  sont  concordan- 
tes *.  C'est  bien  déjà  cette  recherche  «  laborieuse  »  que 
Thucydide  exige  et  qu'il  trouve  Irop  rare\  Hécalée  avait 
fait  quelque  chose  de  semblable  pour  l'histoire  mythique  et 

1.  Pour  le  sens  des  mots  l<jTopir,,  IdTopeîv,  cf.  II,  99;  IV,  192  (fin); 
etc. 
i.  Cf.,  plus  haut,  ch.  IX,  p.  535. 

3.  11,44. 

4.  lî,  3. 

5.  Thucydide,  I,  20,  3  :  Outwc  àtaXacTrwpo;  toîç  tcoàXoT;  ^  ^'^i^iç  ttjç 
diXr|Oc(a;  %i\  iii\  xa.  iToî|ia  |iâXXov  Tpéicovtai. 


CONCEPTION  DE  L'HISTOIRE  581 

pour  la  géographie  :  Hérodote  transporte  cette  nouveauté 
dans  l'histoire  proprement  dite.  On  sait  le  nnot  dédaigneux 
do  Thucydide  pour  ses  devanciers,  plus  occupés,  disait- 
il,  d'amuser  que  d^instruire^  Ce  mot,  dans  sa  pensée, 
s'appliquait-il  aussi  à  Hérodote,  ou  seulement  à  la  majo- 
rité des  logographes?  Il  est  bien  possible  que  le  «  père 
de  rhistoire  »  n'ait  pas  trouvé  grâce  aux  yeux  du  grand 
historien  altique  :  de  l'un  à  Tautre,  en  effet,  l'intervalle 
reste  grand,  et  Thucydide  devait  être  disposé  à  l'exa- 
gérer plutôt  qu'à  l'amoindrir.  Mais  en  théorie,  du  moins, 
et  d'une  manière  générale,  on  peut  dire  qu'Hérodote  est 
d'accord  avec  Thucydide  sur  le  premier  devoir  de  l'his- 
torien, celui  de  chercher  le  vrai  avec  une  palience  opi- 
niâtre. 

Comme  lui  encore,  Hérodote  reconnaît  que  celte  re- 
cherche doit  être  circonspecte.  Il  ne  veut  pas  qu'on 
prenne  de  toutes  mains  et  au  hasard,  sans  examen 
(aTcepioceinru);*).  Il  proclame  donc  la  nécessité  de  la  cri- 
tique. 

Mais,  en  matière  scientiGque,  des  principes  aussi  géné- 
raux que  ceux-là  sont  peu  de  chose  par  eux-mêmes  s'ils 
n'aboutissent  à  des  règles  précises  et  si  ces  règles  ne 
sont  pas  bien  appliquées.  Il  faut  voir  quelle  méthode 
proprement  dite  Hérodote  a  tirée  de  ses  principes,  et 
comment  il  l'a  mise  en.  pratique.  —  En  outre,  une  ques- 
tion préjudicielle  est  désormais  soulevée  :  c'est  celle  de 
savoir  non  plus  seulement  si  Hérodote  sait  observer, 
s'informer,  critiquer  des  documents,  mais  s'il  le  veiU 
faire,  s'il  est,  oui  ou  non,  un  honnête  homme;  s'il  a  vu 
ce  qu'il  dit  avoir  vu,   s'il  a  entendu  ce  qu'il  dit  avoir 

i.  Thucydide,  I,  21,  i. 

2.  Hérodote,  II,  45.  C'est  presque  le  mol  môme  employé  par  Thu- 
cydide (àgaaaviffTti);,  I,  20,  4).  —  N'oublions  pas  qu'à  cet  égard  aussi 
Hérodote  devait  certainement  quelque  chose  à  Hécatée.  Cf.  plus 
haut,  ch.  IX,  p.  543. 


582  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

eateodu  ;  s'il  cherche  à  dire  vrai  ou  simplement  à 
éblouir.  En  un  mot,  avant  la  question  de  crédibilité  scien- 
tifique, il  y  a  une  question  de  crédibilité  morale  qui  a 
été  récemment  posée  et  qu*on  ne  peut  passer  sous  si- 
lence. 


§  2.  Véracité  d'Hérodote. 

On  sait  que  déjà  dans  Tantiquité  la  véracité  d'Hérodote 
avait  été  mise  en  question.  Ctésias  l'accusait  de  men- 
songe et  prenait  plaisir  à  le  contredire  ^  ;  Plutarque  Tat- 
taqua  avec  ardeur  ^  Lucien  avec  esprit  ^  Mais  la  répu- 
tation de  Ctésias  lui-même  est  médiocre  ;  Lucien  est  un 
rieur  dont  les  moqueries  ne  tirent  pas  à  conséquence,  et 
quant  à  Plutarque,  sa  passion  est  si  évidente  et  sa  criti- 
que est  souvent  si  frivole  que  les  modernes  en  général 
ne  tenaient  plus  grand  compte  de  son  opinion.  Je  ne  parle 
pas  du  jugement  de  Thucydide,  cité  plus  haut  :  il  s'ex- 
plique assez  (à  supposer  qu'il  vise  Hérodote)  par  la  dif- 
férence des  points  de  vuo^  et  l'on  ne  saurait  le  prendre 
tout  à  fait  au  pied  de  la  lettre. 

Bref,  tout  le  monde  se  laissait  gagner  sans  scrupule 
au  charme  de  la  naïveté  d'Hérodote,  et  l'on  répétait  volon- 
tiers, avec  M.  Gurtius,  que  son  œuvre  porte  «  le  caractère 
indéniable  d'une  pleine  véracité  S  »  lorsque  les  travaux 
d'un  orientaliste  bien  connu,  M.  Sayce,  ont  réveillé  la  dis- 
cussion ^  La  thèse  nouvelle,  soutenue  par  un  voyageur 

1.  Cf.  Photias,  p.  35,  B,  41. 

2.  Dans  son  Iraité  Sur  la  malignité  cVHérodote. 

3.  Dans  son  opuscule  intitulé  Hérodote. 

4.  Curtius,  ïlist.  grecque  (trad.  Bouché-Leclercq),  t.  II,  p.  340. 

o.  Sayce j  The  ancienl  empires  ofthe  East;  Herodoios  l-lll  ;  tcith  noies, 
introductions  and  appendices,  Londres,  i883.  —  Avant  W.  Sayce,  pour- 
tant, des  idées  analogues  avaient  déjà  été  exprimées  par  un  éditeur  an- 
glais d'Hérodote,  M.  Blakeslcy,  dans  la  préface  de  son  édition  (1854). 
Mais  cette  première  campagne  était  un  pou  oubliée. 


VÉRACITÉ  583 

qui  a  visité,  comme  il  le  dit  lui-même,  presque  tous  les 
pays  décrits  par  Hérodote,  peut  se  résumer  ainsi  :  Héro- 
dote est  un  menteur  ;  les  voyages  qu'il  prétend  avoir 
faits  sont  en  grande  partie  imaginaires;  pour  se  donner 
Tapparence  d'un  témoin  oculaire,  il  copie  impudem- 
ment ses  devanciers  sans  les  citer,  surtout  Hécatée,  à 
regard  duquel  il  se  conduit  comme  un  rival  de  mauvaise 
foi  et  un  plagiaire  jaloux.  Les  arguments  invoqués  à 
Tappui  de  la  thèse  sont  nombreux,  mais  peu  solides. 
Soutenir  qu'Hérodote,  en  dépit  de  ses  affirmations,  n'a  pu 
aller  à  Éléphantine  parce  qu'il  appelle  Éléphantine  une 
cité  tandis  que  c'était  une  île^  c'est  oublier,  et  bien  lé- 
gèrement, qu'il  y  avait  dans  cette  île  une  cité  mention- 
née par  Strabon  et  dont  les  restes  sont  encore  visibles. 
Soutenir  qu'il  n'a  pas  vu  la  Haute-Egypte  parce  qu'il 
en  aurait  parlé  plus  longuement,  c'est  oublier  qu'il  n'a 
rien  dit  de  la  Phénicîe,  où  personne  (pas  même  le 
nouveau  critique),  ne  conteste  qu'il  soit  allé.  Soute- 
nir que,  s'il  avait  été  à  Babylone,  il  n'aurait  pas  com- 
mis, dans  la  description  de  la  route  royale  de  Sardes 
à  Suso,  les  fautes  grossières  que  nous  présentent  sur 
ce  point  les  manuscrits  d'Hérodote,  c'est  oublier  que  ce 
passage  des  manucrits  a  subi  des  altérations  qu'on  peut 
prouver  en  quelque  sorte  matériellement.  Opposer  à  une 
affirmation  précise  et  vraisemblable  d'Hérodote  une  af- 
firmation vague  et  peu  probable  d'Arrien,  et  triompher 
de  cette  contradiction,  c'est  user  d'une  méthode  critique 
au  moins  imprudente*.  S'indigner  qu'Hérodote,  lorsqu'il 
cite  ses  prédécesseurs,  dise  simplement  «  les  Ioniens  », 
au  lieu  de  dire  en  toutes  lettres  «  Hécatée  »,  c'est  oublier 

i.  J'ai  développa  ces  différents  points  et  quelques  autres  encore 
dans  la  Revue  des  Études  grecques^  1888,  p.  154.  On  pourrait  multi- 
plier ind(^finiment  ce  genre  de  critiques  à  propos  de  l'argumentation 
du  savant  anglais.  Cf.,  dans  le  Muséon  belge  de  1888,  divers  articles 
du  H.  P.  Delattre  (Cyrus  dans  les  monumenls  assyriens  ;  — ^  Vexacli^ 
tude  et  la  critique  en  histoire  d*après  un  assyriologue). 


584  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

que  tous  les  historiens  anciens,  lorsqu'ils  s'imitent  ou  se 
copient  les  uns  les  autres,  omettent  généralement  de  se 
citer,  et  qu'Aristote  lui-même,  citant  le  Socrate  des  dia- 
logues platoniciens,  dit  souvent  «Socrate  »,  sans  autre 
explication,  et  ne  se  croit  pas  pour  cela  coupable  de  mau- 
vaise foi.  Affirmer,  pour  quelques  omissions  ou  inexac- 
titudes de  ce  genre,  auxquelles  personne  dans  l'antiquité 
n'attachait  la  moindre  importance,  qu'Hérodote  haïssait 
méchamment  Hécatée ,  c'est  oublier  qu'Hérodot«  lui- 
même,  dans  le  récit  de  la  révolte  ionienne,  a  présenté 
d'Hécatée  ot  de  son  rôle  l'image  la  plus  capable  d'inspi- 
rer de  l'admiration  pour  l'intelligence,  le  courage  et  le 
patriotisme  de  ce  devancier  dont  on  prétend  qu'il  fut  ja- 
loux. En  résumé,  la  thèse  nouvelle  n'a  nullement  été 
démontrée.  Après  comme  avant  cette  vive  attaque,  on  est 
en  droit  de  croire  qu'Hérodote  fut  un  honnête  homme  et 
que  sa  naïveté  charmante  n'est  pas  un  raffinement  d'hy- 
pocrisie ^ 

Mais,  sans  aller  aussi  loin  que  M.  Sayce,  il  est  permis 
de  se  demander,  pour  en  finir  avec  ce  côté  moral  de  la 
question,  si  les  sentiments  d'Hérodote  n'ont  pas  altéré 
parfois  la  vérité  de  ses  récits  et  faussé  ses  jugements 
personnels  ;  s'il  n'a  pas  été,  comme  beaucoup  d'hommes 
d'ailleurs  honnêtes,  plus  ou  moins  partial  et  passionné. 
C'est  à  peu  près  le  reproche  que  lui  faisait  Plutarque, 
avec  une  véhémence,  il  est  vrai,  plus  nuisible  qu'utile  à 

1.  Ce  n'est  pas  à  dire  pourtant  que  le  travail  do  M.  Sayce  ait  été 
inutile.  S'il  n'en  ressort  pas  qu'Hérodote  soit  un  menteur,  il  oblige 
peut-être  à  mieux  mesurer  la  différence  qui  sépare,  au  point  de  vue 
critique,  Hérodote  d'un  savant  moderne.  Cette  conclusion  générale, 
il  est  vrai,  n'est  pas  nouvelle  (voir  surtout  les  belles  études  que 
M.  Maspero  a  publiées  dans  V Annuaire  des  Etudes  grecques,  en  1875, 
1876,  1877  ot  1878,  sous  ce  titre  :  Observations  sur  le  Ih  livr^  d'Iléro- 
dote);  mais  elle  doit  un  surcroit  de  force  au  livre  de  M.  Sayce.  En 
outre,  sur  une  foule  de  points  particuliers,  le  savant  anglais  signale 
et  corrige  de  la  manière  la  plus  intéressante  les  affirmations  erronées 
d'Hérodote. 


VÉRACITÉ  585 

l'effet  do  sa  prétendue  démonstration.  Si  Ton  oxamîno 
les  choses  avec  soin,  on  arrive  à  cette  conclusion  qu'à 
cet  égard  encore  il  est  très  difficile  de  convaincre  Héro- 
dote d'injustice.  Un  des  traits  les  plus  frappants  de  son 
caractère,  c'est  une  curiosité  généreuse,  une  vive  sym-. 
pathic  intellectuelle  pour  tout  ce  qui  est  grand,  noble, 
extraordinaire  ;  avec  cela,  une  sorte  d'ingénuité,  de  can- 
deur, qui  lui  fait  mêler,  s'il  le  faut,  des  réserves  à  la 
louange,  quoi  qu'il  puisse  lui  en  coûter,  et  qui  le  retient 
dans  une  habituelle  modération  :  il  n'a  rien  d'un  décla- 
mateur.  Il  est  très  fier  d'être  Grec,  mais  il  n'a  nul  mé- 
pris pour  les  Barbares  :  il  dit  expressément  au  début 
de  son  livre,  comme  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde, 
que  les  hauts  faits  des  Barbares  y  trouveront  place  5 
côté  de  ceux  de  ses  compatriotes.  Il  a  été  ravi  de  toutes 
les  merveilles  qu'il  a  vues  en  Egypte  et  en  Orient  ; 
il  admire  la  piété  des  Égyptiens  et  l'antiquité  de  leurs 
traditions.  D'ailleurs  nulle  particularité  de  mœurs,  si 
étrange  qu'elle  puisse  paraître  à  un  Grec,  n'a  le  pou- 
voir de  le  scandaliser  ;  il  s'émerveille  do  tout  et  ne  se 
choque  de  rien.  «  La  coutume,  dit  Pindare,  est  la  reine 
du  monde  »  :  Hérodote  cite  ce  mot  célèbre  à  propos  d'une 
bien  jolie  histoire  destinée  à  démontrer  que  chaque  peu- 
ple préfère  ses  propres  usages,  mais  qu'au  fond  peut- 
être  les  uns  valent  les  autres  *.  Hérodote  est  un  philoso- 
phe souriant  qui  s'amuse  de  la  diversité  des  choses  et 
n'a  pas  de  parti-pris.  Il  blâme  souvent  Sparte  de  ses 
lenteurs,  de  son  égoïsme,  de  ses  calculs  mesquins  ;  mais 
quand  Léonidas  meurt  héroïquement  aux  Thermopyles, 
quand  Pausanias  est  victorieux  à  Platée,  il  ne  voit  plus 
que  leur  gloire  et  la  dit  avec  la  même  ingénuité  que  les 
défauts  habituels  à  la  politique  de  leur  cité.  Convaincu 
qu'Athènes  a  sauvé  la  Grèce,  il  le  déclare  avec  une  entière 

1.  IlL  38. 


586  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

sincérité  ,  malgré  la  défaveur  qui  s'attache  alors  aux 
amis  d*Âthèocs  dans  la  plus  grande  partie  du  monde 
grec  K  Nulle  exagération  d'ailleurs  :  il  parle  de  Marathon 
et  de  Salamine  simplement,  bien  que  ce  soient  des  vic- 
toires athéniennes.  Il  ne  dissimule  ni  les  rivalités,  ni  les 
hésitations  qui  faillirent  compromettre  le  succès.  On  a  fine- 
ment relevé  quelques  traces  de  son  peu  de  goût  pour  les 
Ioniens,  dont  il  était  pourtant,  et  dont  il  ne  voulait  pas 
être  ;  mais  Tctude  la  plus  attentive  a  relevé  chez  lui  des 
tendances  légères  plutôt  que  des  injustices  caractérisées'. 
Il  montre  les  Thébains,  il  est  vrai,  sous  un  jour  odieux, 
et  c'est  de  quoi  Plutarque  est  surtout  fâché;  mais  ce  n'est 
pas  la  faute  d'Hérodote  si  les  Thébains  se  sont  mal  con- 
duits. Tliucydide,  sur  ce  point,  est  d'accord  avec  Hérodote, 
et  Pindare  lui-môme  témoignerait  en  faveur  de  sa  véra- 
cité. Les  attaques  dont  l'ingénuité  d'Hérodote  a  été  l'ob- 
jet s'expliquent  si  facilement  soit  par  la  passion  même 
de  ceux  qui  les  ont  énoncées,  soit  par  le  goût  de  certains 
écrivains  grecs  pour  les  inventions  frivoles  et  déni- 
grantes, qu'elles  n'ont  aucune  valeur  ^  Au  total,  rien 
ne  saurait  prévaloir  contre  l'impression  générale  de 
candeur,  de  sincérité,  de  modération,  qui  se  dégage  de 
tout  l'ouvrage  d'Hérodote.  Il  faudrait  des  raisons  posi- 
tives bien  fortes  pour  détruire  cette  impression.  Or  les 
raisons  alléguées,  à  mesure  qu'on  y  regarde  de  plus  près, 
se  dissipent  et  s'évanouissent. 

1.  VII,  139. 

2.  Cf.  A.  Hauvctto,  Hérodote  et  les  Ioniens,  dans  la  Revue  des  Etudes 
grecques,  1888.  p.  257-2%. 

3.  Voir,  par  exemple,  rhistorietle  sophistique  rapportée  par  Dion 
Chrysostome  {Disc.  XXXVII,  p.  103,  Ileiske),  qu'Hérodote,  n'ayant 
pu  obtenir  des  Corinthiens  pour  une  lecture  la  somme  qu'il  voulait, 
raconta  comme  il  l'a  fait  (VIII,  9i)  leur  rôle  à  Salamine. 


MÉTHODE  ET  CRITIQUE  587 

S  3.  Méthode  et  critique  d'Hêhodotb. 

Parmi  les  faits  qu'il  rapporie,Hérodoto  aimo  à  distinguer 
eotro  ceux  qu'il  a  vus  lui-même  et  ceux  qu'il  sait  seule- 
ment par  ouï-dire;  à  quoi  il  ajoute  une  mention  spéciale 
pour  ceux  qu'il  établit  par  raisonnement  ou  par  conjec* 
ture^  Mais  comme  ceux-ci  encore,  en  dernière  analyse, 
reposent  sur  des  faits  du  premier  ou  du  second  groupe, 
tout  se  ramène  en  somme  à  savoir  comment  Hérodote 
sait  user  soit  du  témoignage  do  ses  sens,  soit  des  infor- 
mations qui  lui  sont  fournies  par  autrui. 

Les  faits  dont  il  doit  la  connaissance  à  son  observation 
personnelle  (o^t:)  sont  nombreux.  C'est  le  cas  pour 
mainte  description  de  monuments,  de  pays,  de  coutu- 
mes ;  non  pas  pour  toutes,  cependant,  car  il  emprunte 
nécessairement  beaucoup  aux  dires  d'autrui.  Quelle  foi 
mérite-t-il  quand  il  déclare  parler  de  nsu"?  Notons  qu'il 
ne  suffit  pas  toujours  d*ètre  sincère  pour  être  exact  : 
on  a  pu  dire  justement  de  tel  voyageur- poêle,  dans  no- 
tre siècle  même,  qu'il  avait  le  don  de  l'inexaclilude.  Il 
y  a  des  esprits  naturellement  inexacts.  D'autres,  très 
exacts  par  nature,  échouent  par  la  faute  des  circonstan- 
ces :  Thucydide,  par  exemple,  indique  fort  mal  la  lar- 
geur des  passes  de  Sphactérie;  c'est  qu'une  bonne  vue, 
même  au  service  du  meilleur  esprit,  ne  suffit  pas  tou- 
jours pour  apprécier  une  distance,  si  elle  n'est  aidée  par 
remploi  des  instruments,  redressée  par  la  comparaison 
des  expériences  antérieures,  avertie  par  l'usage  ordi- 
naire des  cartes  et  des  plans.  Tous  ces  secours,  si  abon- 
dants aujourd'hui,  n'empêchent  pas  les  modernes  de 
faire  des  erreurs;  il  faut  s'attendre  à  trouver  bien  plus 
do  fautes  encore  chez  les  anciens,  dépourvus  de  ces  pro- 

1.  Par  exemple,  II,  99.  où  il  distingue  expressément  ces  trois  modes 
d'information  :  à'J/i;.  àxor,  (Ta  r.xo-jov),  vvcopir,. 


588  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

cédés  de  conlrôle  et  d'éducation.  Il  est  donc  impossible 
qu'Hérodote  ne  se  soit  pas  trompé  souvent,  surtout  si 
Ton  songe  qu'il  écrivait  ses  souvenirs  une  fois  de  re- 
tour, sur  des  notes  à  coup  sûr  insuffisantes,  et  sans 
moyens  de  vérification.  Mais  il  a  souvent  bien  vu,  et 
rien  do  plus  net,  de  plus  frappant,  de  plus  juste  quant 
aux  grandes  lignes,  que  certaines  de  ses  descriptions. 

Voici  quelques  exemples  d  erreurs.  Il  dit  avoir  vu  des 
peintures  représentant  le  phénix,  et  il  ajoute  que,  pour 
la  taille  et  la  figure,  cet  oiseau  ressemble  à  un  aigle  ^ 
Or  il  n'en  est  rien  :  le  phénix  des  peintures  égyptien- 
nes, dit  M.  Sayce,  ressemble  plutôt  à  un  héron.  Gela  ne 
prouve  pas  qu'Hérodote  ait  menti,  mais  cela  prouve  qu'il 
a  dû  confondre  l'imago  du  phénix  avea  quelque  autre, 
peut  être  avec  celle  de  cet  aigle  qui,  dans  les  hiérogly- 
phes, représente  le  son  A.  Ailleurs,  il  a  mal  vu.  Par 
exemple,  dans  sa  description  des  roches  sculptées  de  la 
passe  de  Karabel-  (à  trente  kilomètres  de  Smyrne,  en 
lonie),  il  met  l'arc  des  guerriers  dans  leur  main  gauche 
et  leur  lance  à  droite,  tandis  que  c'est  le  contraire  qui 
est  vrai.  Il  se  trompe  aussi  dans  l'évaluation  de  leur 
taille.  M.  Sayce  ne  manque  pas  de  relever  ces  erreurs, 
mais,  chose  curieuse,  il  en  commet  lui-même  une  as- 
sez plaisante,  car  il  dit  que  la  taille  des  guerriers  est 
double  de  celle  qu'indique  Hérodote,  tandis  qu'elle  est 
réellement  à  peine  plus  grande ^  Ajoutons  que  les  sculp- 
tures sont  à  plus  de  quarante  mètres  au-dessus  du  sen- 
tier, ce  qui  rend  les  erreurs  excusables.  On  pourrait 
multiplier  les  exemples  de  cette  sorte  indéfiniment  :  il  y 
en  a  une  foule  dans   Hérodote.   C'était  inévitable,  et  ce 


4.  II,  73. 

2.  Il,  40G. 

3.  Voir  les  chiffres  de  Kiepert  dans  Vllémdole  de  Stein  (note  sur 
ce  passage). 


MÉTHODE  ET  CRITIQUE  589 

n'est  pas  diminuer  sa  gloire  de  voyageur  que  de  les  cons- 
tater. 

En  revanche,  Taspect  général  du  Delta,  les  Pyramides, 
rinondation  du  Nil,  le  papyrus,  la  plaine  de  Babylone, 
lui  ont  fourni  le  sujet  de  descriptions  aussi  vives  que 
fidèles. 

Hérodote,  en  somme,  ouvre  les  yeux  et  sait  regarder  : 
c'est  un  esprit  curieux,  avisé,  clairvoyant.  Mais  c'est  un 
voyageur  du  v*'  siècle  avant  Tère  chrétienne,  qui  passe 
vite  au  mih'eu  d'une  foule  de  choses  nouvelles  et  étran- 
ges, sans  éducation  scientifique,  sans  livres,  sans  ins- 
truments^ sans  nos  habitudes  modernes  de  précision,  et 
qui,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  môle  beaucoup  d'à- 
peu-près  à  des  indications  très  justes. 

Le  problème  était  encore  plus  compliqué  pour  les  in- 
formations qu'il  empruntait  à  autrui  soit  par  des  lectures, 
soit  par  ouï-dire  (axor;).  Si  Hérodote  a  beaucoup  vu,  il  a 
bien  plus  appris  encore  par  les  récits  qu'on  lui  a  faits  ou 
par  les  écrits  de  ses  devanciers;  toute  la  partie  vraiment 
historique  de  son  livre  dérive  de  cette  source.  C*est  donc 
là,  pour  l'appréciation  de  son  esprit  critique,  le  point 
capital.  Or  les  difficultés  étaient  grandes. 

Les  recherches  d'Hérodote  devaient  porter  sur  les  su- 
jets les  plus  variés  :  toute  la  Grèce,  tous  les  peuples  bar- 
bares figurent  dans  son  ouvrage,  non  seulement  pour  la 
part  effective  qu'ils  avaient  récemment  prise  dans  les 
guerres  médiqucs,  mais  souvent  aussi,  grâce  à  la  curio- 
sité rétrospective  de  l'historien,  pour  une  partie  au 
moins  de  leur  histoire  antérieure,  à  laquelle  s'ajoutent 
de  nombreuses  indications  géographiques.  Son  livre  est 
un  raccourci  de  tout  le  monde  ancien.  Pour  s'informer 
sur  toutes  ces  choses  si  difficiles  à  bien  connaître,  quel- 
les étaient  les  sources  où  il  pouvait  puiser? 

L'histoire  de  l'Egypte,  celle  de  l'Assyrie  et  de  la  Perse 
étaient  conservées  en  grande  partie  dans  des  inscrip- 


590  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

lions  que  la  science  moderne  déchiffre.  Il  y  avait  môme, 
pour  la  Perse,  des  «  Livres  royaux*  »  qui  offraient  un 
résumé  des  actes  ofGciels  et  où  Ctésias,  moins  d'un  demi- 
siècle  plus  tard,  a  quelquefois  cherché  dos  informations. 
Mais  Hérodote  n'a  pu  se  servir  d'aucune  de  ces  sources 
de  renseignements  :  il  n'avait  nul  accès  direct  aux  livres 
officiels  des  rois  de  Perse;  il  ne  pouvait  ni  lire  ni  com- 
prendre les  inscriptions,  pas  plus  celles  de  TÉgypte 
que  celles  de  TAsie.  11  n'avait  qu'une  ressource  :  inter- 
roger les  gens  du  pays,  de  préférence  les  plus  savants 
ou  ceux  qui  passaient  pour  tels  (ol  'hrft.âraxt\)f  en  par- 
ticulier  les  prêtres,  gardiens  des  vieilles  traditions  et 
des  vieux  souvenirs,  puis  les  drogmans  et  les  cicéro- 
nes qui  montraient  et  expliquaient  les  ^monuiAents  du 
pays  (car  il  y  avait  déjà  des  touristes  grecs  qui  cou- 
raient le  monde,  sans  compter  les  marchands,  les  pèle- 
rins, les  aventuriers  de  toute  espèce^).  — Pour  l'histoire 
ancienne  de  la  Grèce,  il  y  avait  les  écrits  des  poètes  et 
des  logo^raphes,  témoins  utiles  des  faits  contemporains, 
narrateurs  fort  suspects  des  événements  antérieurs;  il  y 
avait  surtout  encore  les  sanctuaires,  avec  leurs  riches  tré- 
sors d'offrandes  (àvaOr)[jLaTa),de  monuments, d'inscriptions 
de  toute  sorte,  archives  pittoresques,  d'autant  plus  faci- 
les à  consulter  que  la  tradition  des  vieilles  histoires  s'y 
conservait  dans  la  mémoire  des  prêtres  et  des  sacris- 
tains, toujours  prêts  à  expliquer  les  monuments  dont  ils 
avaient  la  garde.  —  Pour  l'histoire  toute  récente  des 
guerres  médiquos,  outre  une  foule  de  souvenirs  conser- 
vés aussi  dans  les  temples,  il  y  avait  les  archives  des 
villes,  les  textes  de  lois  et  de  décrets,  les  monuments 
commémoratifs;  il  y  avait  surtout  la  tradition  orale,  en- 
core toute  vivante,  et  qui  ne  demandait  qu'à  s'épancher 

1.  Les  Siçôépat  oafftXixal  dont  parle  Ctésias. 

2.  Hérodote,  II,  439  (...  ol  (lèv,  (S>;  elxb;,  xaT*  i|iTCOp^v«  o\  tk  orpocTeu- 


MÉTHODE  ET  CRITIQUE  591 

■ 

en  loDgs  récits.  —  De  même  pour  les  informations  géo- 
graphiques :  en  dehors  de  ce  qu*Hérodote  avait  vu  par 
lui-mémC;  en  dehors  aussi  des  écrits  d'Hécatée  ou  de 
quelques  autres,  c'était  surtout  aux  voyageurs,  aux  gui- 
des de  caravanes,  aux  marins  revenus  de  quelque  navi- 
gation, aux  marchands,  à  la  population  vagabonde  des 
grands  ports  de  la  Grèce  ou  de  la  Phénicie,  que  l'histo- 
rien pouvait  demander  des  renseignements. 

On  voit  la  variété  de  ces  sources  d'information,  et  en 
même  temps  leur  caractère  commun  :  elles  ont  presque 
toutes,  à  des  degrés  divers,  quelque  chose  de  populaire, 
d'incomplet,  de  hasardeux.  Ce  qui  doit  sortir  de  là,  c'est 
une  masse  de  dires  non  vériGés,  de  faits  indifférem- 
ment puérils  0*1  considérables,  do  choses  tour  à  tour 
minutieusement  exactes  ou  naïvement  merveilleuses,  de 
souvenirs  précis  et  de  légendes.  Hérodote  a  patiemment 
recueilli  toutes  sortes  de  matériaux.  L'abondance  des 
informations,  chez  lui,  est  extrême  :  quand  on  y  réflé- 
chit, on  est  émerveillé  de  la  quantité  de  faits  et  de  noms 
propres  qui  se  pressent  dans  les  neuf  livres  de  son  his- 
toire, à  une  date  surtout  où  les  écrits  historiques  sont  ra- 
res et  où  chaque  détail  réprésente  une  somme  considéra- 
ble de  recherches.  Mais  il  reste  à  se  demander  quelles 
qualités  générales  d'esprit  et  quels  procédés  techniques 
il  a  mis  en  œuvre  dans  le  triage  si  difficile  de  cette  ma- 
tière confuse  et  d'inégale  valeur. 

On  peut  dire  qu'il  a  deviné  très  heureusement  les  règles 
qu'un  bon  sens  naturel  aiguisé  pouvait  suggérer  à  un 
Grec  du  v®  siècle,  imaginatif  et  croyant  :  ce  qui  lui  man- 
que surtout,  c'est,  d'un  côté,  la  connaissance  de  certaines 
sciences  spéciales  qui  n'étaient  pas  encore  constituées 
de  son  temps,  et,  d'autre  part,  cet  élément  supérieur  de 
la  critique  qui  consiste  moins  dans  l'application  de  cer- 
taines règles  particulières  que  dans  une  sorte  de  philo- 
sophie générale  et  dans  la  culture  scientifique  de  l'esprit. 


592  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

II  est  avisé,  prudent,  fin  ;  il  n'est  ni  savant  de  métier  ni 
philosophe.  Voilà,  en  deux  mots,  l'étendue  et  la  limite 
de  Tcsprit  critique  chez  Hérodote. 

Par  exemple,  de  même  qu'il  met  de  la  différence  entre 
ce  qu'il  a  vu  lui-même  et  ce  qu'on  lui  a  rapporté,  de 
même  il  distingue  fort  bien  entre  un  bruit  vague  et  l'af- 
firmation d'un  témoin  oculaire  *.  S'il  rapporte  un  fait 
nouveau  ou  surprenant,  il  elle  des  autorités  :  c'est  Ar- 
chias,  ou  Dikseos,  ou  Thersandros  qui  l'ont  raconté  les 
premiers  de  vivo  voix,  soit  à  lui-même,  soit  à  d'autres, 
et  il  dit  par  quels  intermédiaires  le  récit  a  passé  ^.  11 
sait  douter,  et  ne  se  porte  pas  garant  de  tout  ce  qu'il  rap* 
porte  : 

Je  dois  dire  ce  qu'on  raconte,  mais  non  pas  tout  croire  sans 
réserves;  que  celte  déclaration  s'applique  à  tout  mon  ou- 
vrage 3. 

Et  sans  cesse  il  lui  arrive  de  rapporter  des  traditions 
à  l'égard  desquelles  il  dégage  sa  responsabilité.  Il  met 
ainsi  d'accord,  de  la  manière  la  plus  heureuse,  et  sa 
conscience  d*hislorien  et  la  satisfaction  de  notre  curio- 
sité :  car  ces  récits  qu'il  ne  veut  pas  donner  pour  vrais 
sont  pour  la  plupart  aussi  délicieux  que  peu  conformes 
à  la  réalité,  et  c'eût  été  grand  dommage  s'il  avait  dédai- 
gné de  les  recueillir.  Très  souvent  aussi,  entre  deux  ou 
trois  formes  divergentes  d'un  même  récit,  sa  critique  hé- 
site: il  ne  sait  laquelle  choisir;  il  refuse  alors  de  se 
prononcer  ;  il  fait  le  lecteur  juge  du  débat  et  lui  sou- 
met toutes  les  pièces  avec  impartialité.  En  tout  cela,  on 
ne  peut  que  louer  la  prudence  et  le  bon  sens  de  l'histo- 

i.  III,  il5;IV,  16. 

2.  IIL  55  ;  VIII,  G5  ;  IX,  16. 

3.  VII,  152  :  'Eyw  Ôà  ôçeiXo)  ^éyeiv  rà  Xerifiieva,  ne^Oto-Oa^  yt  jjiiv  Ov 
TcavTotTraffi  ôçe^Xw,  xat  |ioi  toOto  to  êtcoç  èx^Tw  iç  icavra  tov  Xifov.  Cf. 
II,  123,  et  souvent  ailleurs.    .  <  .. 


MÉTHODE  ET  CRITIQUE  593 

rien.  —  Quand  il  discute  et  qu*il  indique  à  la  Gn  sa  pré- 
férence, il  fait  preuve  des  mêmes  qualités.  On  racontait, 
par  exemple,  que  Xerxès,  dans  sa  fuite,  avait  essuyé  une 
tempête,  et  qu*il  n'avait  été  sauvé  du  naufrage  que  par 
le  dévouement  des  seigneurs  perses  de  sa  suite,  ceux-ci, 
pour  alléger  le  navire,  s^étant  volontairement  précipités 
dans  la  mer  furieuse.  Hérodote  rapporte  cette  tradition, 
mais  il  fait  observer  qu  elle  est  peu  vraisemblable,  at- 
tendu que,  selon  toute  apparence,  avant  de  se  précipiter 
eux-mêmes  dans  les  flots,  les  seigneurs  perses  auraient 
jeté  à  la  mer  les  petites  gens  de  Téquipage,  dont  la  vie 
devait  leur  paraître  moins  précieuse  que  la  leur  K  Héro- 
dote fait  preuve  en  toute  rencontre  de  la  même  raison 
finement  avisée,  de  la  même  expérience  positive  de  la 
vie. 

Là  où  ces  qualités  suffisent,  il  est  excellent  ;  mais  elles 
ne  suffisent  pas  partout.  II  y  a  des  questions  qui  tou- 
chent à  la  métaphysique,  aux  principes  généraux  de  la 
science  ;  d'autres  exigent,  pour  être  résolues,  une  pré- 
paration spéciale  et  technique.  S'il  s'agit,  par  exemple, 
do  juger  un  récit  où  figure  un  événement  merveilleux, 
c'est  la  question  même  du  merveilleux  qui  se  trouve 
soulevée.  S'il  s'agit  d'un  phénomène  physique,  le  juge- 
ment qu'on  en  porte  dépend  de  l'idée  qu'on  se  fait  du 
système  du  monde  :  quand  l'idée  générale  est  fausse,  le 
jugement  particulier,  quelque  finesse  d'esprit  qu'on  y 
mette,  sera  peu  solide.  De  même,  pour  bien  apprécier 
Tauthenticité  d'une  inscription,  il  faut  avoir  fait  une 
étude  spéciale  des  documents  de  ce  genre.  En  cet  ordre 
de  questions,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  un  bon  esprit  :  il  faut 
être  en  possession  d'un  principe  de  jugement  et  d'appré- 
ciation; il  faut,  selon  le  mot  de  Pascal,  «  avoir  une 
montre   »,  par  laquelle  on  décide  Theure  qu'il  est,  au 

i.  VIII,  119. 

HUt.  de  la  Lin.  grecque.  —  T.  II.  38 


59i  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

lieu  de  s'en  fier  uniquement  à  la  Gnesse  de  ses  sens.  Ce 
qui  manque  souvent  à  Hérodote,  par  la  faute  do  son  temps 
plus  que  par  la  sienne,  c'est  justement  cette  sorte  de 
«  montre  ». 

Nous  avons  déjà  dit  qu'il  ignore  l'égyptien,  Tassyricn, 
même  le  perse.  S'il  s'aventure  parfois  à  citer  quelque 
mot  d'une  de  ces  langues,  il  est  clair  qu'il  se  borne  à 
répéter  tant  bien  que  mal  l'interprétation  qu'un  drog- 
man  lui  a  donnée  K  II  ne  peut  lire  un  document  original 
ni  contrôler  ce  qu'on  lui  en  dit.  Les  documents  grecs  lui 
tendent  des  pièges  d'un  autre  genre.  S'il  rencontre  à 
Thèbes,  en  Béotie,  des  inscriptions  attribuées  à  Am- 
phitryon ou  à  quelque  contemporain  de  Laïus,  il  ne  fait 
nulle  difficulté  de  les  accepter  comme  authentiques  -. 

En  fait  de  sciences  naturelles,  il  sait  ce  qu'un  homme 
de  son  temps  pouvait  savoir,  c'est-à-dire  fort  peu  de 
chose. 

Même  en  matière  de  psychologie  et  de  morale,  son  ex- 
périence est  courte.  En  dehors  de  certaines  différences 
extérieures  et  simples  entre  le  Grec  et  le  Barbare,  entre 
le  Perse  et  le  Scythe,  entre  l'Égyptien  et  le  Thrace,  il 
n'imagine  guère  qu'une  sorte  d'âme,  celle  qu'il  rencon- 
tre dans  la  Grèce  de  son  temps  ;  ce  type  unique  est  seu- 
lement diversifié  par  des  différences  individuelles.  Il  n'a 
qu'une  idée  très  vague  de  l'état  d'esprit  d'un  roi  d'E- 
gypte, d'un  roi  d'Assyrie,  ou  môme  d'un  roi  de  Lydie  tel 
que  Crésus.  Comme  il  n'a  pas  d'accès  aux  sources  origi- 
nales, nul  document  authentique  ne  lui  transmet  Tim- 
prcssion  vive  de  ces  choses  éloignées.  Il  n'a  pas  davan- 
tage une  notion  claire  de  l'état  d'esprit  d'un  drogmao, 
d'un  ciccrone,  d'un  sacristain  qui  montre  et  explique  son 
temple,  d'un  vieux  soldat  qui  raconte  la  bataille  où  il 
s'est  trouvé.  Il  ne  sait  pas  toujours  traduire  et  transposer 

1.  Voir  par  exemple,  IT,  143  (le  mot  7cipw|jLi;). 

2.  V.  59-61. 


MÉTHODE  ET  CRITIQUE  595 

des  indications  si  suspectes.  Il  les  prend  telles  qu*on 
les  lui  donne,  et  ne  les  contrôle  que  dans  le  détail,  sur 
tel  point  particulier  qui  choque  ses  idées  à  lui,  mais  non 
dans  leur  principe  et  de  haut. 

Il  ne  sait  pas  non  plus  que  de  très  vieilles  histoires 
sont  d'autant  moins  vraisemblables  qu'elles  sont  plus 
circonstanciées.  C'est  Ephore  le  premier  qui  a  proclamé 
cette  grande  loi  de  la  science  historique.  Thucydide  l'a- 
vait probablement  entrevue;  Hérodote  ne  s'en  doute  pas. 
Quand  des  «  savants  »  (Xoyioi),  c'est-à-dire  des  hommes 
à  la  mémoire  riche  en  traditions,  lui  racontent  Torigine 
d'une  ville  ou  d'un  temple,  il  n'est  pas  surpris  ni  inquiet 
de  la  précision  apparente  des  détails  qu'on  lui  donne. 
Nul  instinct  ne  Taverlit  que  l'imagination  populaire  a 
passé  par  là.  Sa  critique  peut  porter  sur  un  fait  particu- 
lier, non  sur  la  couleur  légendaire  partout  répandue. 
Cette  couleur  même  lui  échappe  :  elle  se  confond  pour 
lui  avec  la  vive  lumière  de  la  réalité. 

Sa  philosophie  enfin,  c  cst-à-dire  la  manière  de  conce- 
voir l'ensemble  des  choses,  est  celle  d'un  croyant  formé 
par  les  poètes  et  par  les  mystères.  Au  temps  d'Hérodote, 
l'unité  de  la  pensée  grecque  était  rompue  :  d'un  côté  les 
philosophes,  les  savants,  jetaient  l'anathème  aux  dieux 
homériques  ;  de  l'autre  la  foule  continuait  à  marcher 
dans  la  voie  que  les  vieux  poètes  avaient  frayée  :  Ho- 
mère et  Hésiode,  dit  Hérodote,  ont  établi  en  Grèce  la 
science  des  dieux  *;  la  multitude  était  toujours,  au  v®  siè- 
cle, du  parti  d'Homère  et  d'Hésiode.  Entre  ces  deux  rou- 
tes, quelques  poètes,  quelques  esprits  religieux  cher- 
chaient une  voie  moyenne,  et,  tout  en  retenant  le  plus 
possible  l'ancienne  théologie,  y  introduisaient,  à  la  fa- 
veur surtout  des  cultes  mystiques,  quelques  idées  mo- 
rales plus  hautes  et  un  sentiment  plus  vif.  Hérodote  est 

i.  II,  .5.3. 


590  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

de  ces  derniers.  Le  fond  de  sa  croyance  lui  vient  direc- 
tement de  la  vieille  épopée.  Comme  il  a  beaucoup  voyagé, 
il  connaît  une  foule  de  dieux  étrangers  que  les  anciens 
poètes  ne  connaissaient  pas  et  qu'Hésiode  n  avait  pas  mis 
dans  ses  catalogues.  Mais  il  n'en  est  pas  embarrassé. 
Ces  dieux  nouveaux  ne  sont  au  fond  que  les  mêmes 
dieux  sous  d'autres  noms.  Un  syncrétisme  large  et  hos- 
pitalier s'élait  formé  de  lui-même  sur  les  conGns  du 
monde  grec  et  du  monde  barbare.  Hérodote  l'accueille 
sans  hésiter  :  sous  les  dieux  égyptiens  ou  asiatiques, 
il  retrouve  tout  de  suite  les  dieux  grecs.  En  somme,  c'est 
toujours  rOlympe  d'Homère  et  d'Hésiode  auquel  il  croit. 
Il  faut  seulement  y  ajouter  les  dieux  des  mystères,  peu 
connus  au  temps  de  l'épopée,  et  qu'Hérodote  voit  en 
grand  honneur  autour  de  lui.  Il  se  fait  initier  aux  mys- 
tères, aussi  bien  à  ceux  do  Sais  en  Egypte  qu'à  ceux  de 
Samolhrace,  en  vertu  de  ce  syncrétisme  facile  qui  concilie 
tout.  Très  pieux,  il  obéit  scrupuleusement  aux  règles  de 
silence  qui  sont  imposées  aux  initiés,  et  la  seuje  considé- 
ration qui  puisse  lui  faire  taire  ce  qu'il  sait,  c*est  la 
crainte  de  manquer  à  la  discrétion  religieuse.  Car  les 
dieux  ne  sont  pas  pour  lui  des  êtres  de  raison  relégués 
dans  je  ne  sais  quelle  région  lointaine  et  inaccessible. 
Ils  sont  sans  cesse  mêlés  à  la  vie  humaine;  ils  agissent 
sur  elle  par  leurs  oracles,  parleurs  apparitions,  par  les 
miracles  qu'ils  accomplissent,  par  leur  volonté  providen- 
tielle, qui  tourne  les  événements  à  la  fin  qu'ils  ont  en  vue. 
Le  merveilleux  est  partout  dans  Hérodote,  comme  il  était 
partout  dans  la  vie  grecque  de  son  temps.  Non  qu'il  ac- 
cepte les  yeux  fermés  tout  récit  miraculeux  qu'on  lui  ap- 
porte; il  y  a  des  miracles  qu'il  admet  et  d'autres  qu'il  re- 
jette; mais  il  est  difficile  de  voir  quelles  raisons  le  déci- 
dent. S'il  ne  croit  pas  que  des  colombes  aient  parlé  ^  il 

1.  IT,  57. 


MÉTHODE  ET  CRITIQUE  597 

admet  qu'une  jument  ait  mis  bas  un  lièvre  K  Dans  les  dis- 
tinctions de  celte  sorte,  il  juge  non  par  des  principes  gé- 
néraux, mais  par  les  inspirations  d*un  semi-rationalisme 
inconséquent  et  capricieux.  Il  y  a  des  miracles  qu'il  sem- 
ble juger  inutiles;  sans  les  nier  expressément,  il  incline 
à  douter  -;  d'autres,  qu'il  juge  faux,  mais  simplement 
parce  que  la  tradition  qui  les  rapporte  est  suspecte,  ou 
pour  tout  autre  motif  particulier;  aucun,  selon  toute 
apparence,  ne  lui  semble  impossible  a  priori.  Sur  les 
oracles,  en  particulier,  il  fait  quelque  part  une  profes- 
sion de  foi  très  explicite  : 

Je  ne  puis  dire  que  les  oracles  soient  menteurs,  car  je  ne 
veux  pas,  en  présence  de  cjs  faits,  combattre  leur  autorité, 
alors  qu'ils  s'expriment  si  clairement. 

Suit  un  oracle  deBakis.  Puis  Hérodote  continue  : 

Voilà  les  faits  sur  lesquels  Bakis  s'exprimait  avec  tant  de 
clarté.  Nier  la  véracité  de  ses  oracles,  c'est  ce  que  je  n'ose 
faire  pour  mon  compte  et  ce  que  je  ne  puis  admettre  de  la 
part  de  personne  3. 

Il  est  à  remarquer  qu'Aristophane  lui-même,  défenseur 
dos  vieilles  mœurs,  et  qui  cherchait  à  plaire  aux  Athé- 
niens, très  religieux  dans  leur  ensemble,  se  moquait 
volontiers  de  ce  Bakis,  peu  d'années  après  Hérodote. 
Cette  comparaison  permet  de  mesurer  rattachement  de 
celui-ci  aux  vieilles  croyances.  On  voit  aussi,  par  la 
forme  même  de  la  déclaration  d'Hérodote,  que  déjà  Ba- 
kis trouvait  de  nombreux  incrédules;  la  profession  de 
foi  de  l'historien,  si  explicite  et  si  grave,  n'en  a  que 
plus  de  valeur.  Sa  croyance  n'est  plus  partagée  univer- 

1.  VIT,  o7. 

2.  Par  exemple,  VII,  189. 

3.  VlU,  17. 


598  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

selleincnt  par  ses  contemporains; le  scepticisme  montant 
commence  à  la  battre  en  brèche;  mais  elle  résiste,  et  le 
pieux  historien  ne  veut  rien  avoir  d'un  esprit  fort. 

Tel  est,  quant  à  Tessenliel,  Tesprit  d'Hérodote.  Voilà 
le  fond  d*où  viennent  tous  ses  jugements,  la  source  der- 
nière qui  fournit  à  son  bon  sens,,  à  sa  prudence  pratique, 
à  sa  finesse,  les  principes  généraux  sur  lesquels  il  rè- 
gle ses  opinions  particulières.  Prenons  maintenant  tour 
à  tour  les  principaux  sujets  traités  par  Hérodote  et 
voyons  à  quels  résultats  il  arrive  sur  chacun  d*eux. 

§  4.  Résultats  obtenus. 

Commençons  par  la  géographie,  qui  est  Tétude  du 
théâtre  même  de  Thistoire.  On  sait  combien  la  géogra- 
phie a  été  lente  à  se  développer  dans  le  monde  ancien. 
La  forme  sphérique  de  la  terre,  soupçonnée  par  les  phi- 
losophes de  la  Grande  Grèce  au  vi®  siècle,  resta  long- 
temps sujette  à  contestation.  Quant  aux  explorations, 
elles  furent  si  tardives  et  si  rares,  en  dehors  du  bassin 
oriental  de  la  Méditerranée,  qu'au  ii^  siècle  encore  Po- 
lybe  enseignait  à  ses  compatriotes,  comme  choses  nou- 
velles, les  notions  les  plus  élémentaires  sur  TOccidcnt 
de  TEurope.  Hérodote  connaît  donc  fort  peu  do  chose  du 
monde  habité,  surtout  vers  rOccident,  et  cela  n'a  rien 
que  de  naturel  ^  Mais  il  y  avait  eu  pourtant  avant  lui 
des  géographes,  dont  le  plus  célèbre  est  Hécatée.  De 
plus,  une  foule  de  traditions  vagues  couraient  sans  doute 
ça  et  là.  Hérodote  a-t-il  ajouté  quelque  chose  aux  con- 
naissances recueillies  avant  lui,  ou  a-t-il,  comme  plu- 
sieurs savants  l'ont  soutenu,  fait  reculer  la  géographie^? 

1.  Késuiné  de  sa  géographie  au  début  du  livre  IV,  ch.  37-46. 

2.  Voir  Hugo  Berger,  Geschichle  dcr  wissenschaftHche  Erdkunde  der 
Grierhm,  t.   L  Leipzig»   1887;  D'Arbois  de  Jubainvillo,  Im  soutce  du 


RÉSULTATS  OBTENUS  599 

—  Sur  plus  d'un  point,  à  coup  sûr,  il  a  dépassé  ses  pré- 
décesseurs. Il  D*est  pas  possible  que  ses  longs  voyages 
aient  été  sans  fruit  pour  la  connaissance  de  la  terre  ha- 
bitée. Beaucoup  d'autres  Grecs,  sans  doute,  l'avaient 
précédé  soit  à  Éléphantine,  soit  surtout  à  Babylone;  mais 
Hérodote  raconta  ce  qu'il  avait  vu,  et  le  raconta  de  telle 
manière  que  tout  le  monde  désira  le  lire.  Ce  qui  la  fait 
surtout  accuser  d*étro  inférieur  h  ses  devanciers,  les 
Ioniens,  pour  la  connaissance  de  la  géographie,  c*est  son 
opinion  sur  les  sources  du  Danube  et  sur  les  iles  Cassi- 
térides.  Il  ne  croit  pas  que  celles-ci  existent,  parce  qu'il 
n*a  vu  personne  qui  les  ait  visitées  *;  et  quant  au  Da- 
nube ("IçTpo;),  il  en  met  la  source  près  de  la  ville  de  Py- 
rène,  chez  les  Celles  2,  tandis  qu'Eschyle  ^  et  Pindare  * 
le  faisaient  venir  des  monts  Ripées  et  du  pays  des  Hy- 
pcrboréens,  ce  qui  peut  sembler  plus  exacte  quoique  as- 
sez vague,  on  doit  l'avouer.  Sur  l'existence  des  îles  Cas- 
sitérides,  à  vrai  dire,  Hérodote  n'est  coupable  que  de  trop 
de  prudence.  Les  traditions  existantes  étaient  certaine- 
ment peu  précises.  Il  fait  preuve  d'esprit  scientifique  en 
constatant  ce  défaut  de  précision  et  en  refusant  de  tenir 
l'opinion  courante  pour  démontrée.  Quand  il  rejette, 
d'autre  part,  l'opinion  admise  par  Eschyle  et  Pindare  sur 
les  sources  du  Danube,  c'est  encore  par  un  louable  es- 
prit de  défiance  à  l'égard  des  traditions  mythologiques; 
car  les  Hyperboréens  étaient  un  peuple  mythique,  et  les 

Danube  chez  Hérodote  (Revue  Archéologique,  1888).  —  Voir  aussi,  dans 
la  Revue  critique  du  23  juillet  1888,  l'article  de  M.  A.  Hauvetle  sur  lo 
livre  de  M.  H.  Berger. 
i,  m,  115. 

2.  II,  33.  Cf.  IV,  49,  où  11  dit  que  l'Istros  reçoit  comme  affluents 
les  fleuves  Alpis  et  Carpis  :  on  retrouve  dans  ces  deux  noms,  sem- 
ble-t-il,  un  écho  de  ceux  des  Alpes  et  des  Carpathes,  de  mômo  que 
la  ville  de  Pyréne  rappelle  les  Pyrénées. 

3.  Schol.  Apollon.  RhoL,  IV,  28i. 

4.  Olf/mp.  m,  11-17. 


600  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

monts  Ripées  étaient  probablement  une  hypothèse.  Il  n'est 
pas  sur  que  la  tradition  mise  en  œuvre  par  Eschyle  et 
par  Pindare,  malgré  la  ressemblance  qu'on  peut  aujour- 
d'hui lui  trouver  avec  la  réalité  des  choses,  eût  alors  le 
moindre  fondement  scientifique.  Hérodote,  en  mettant  la 
source  du  Danube  chez  les  Celtes,  la  mettait  du  moins 
chez  un  peuple  réel.  S'il  y  a  quelque  faute  en  tout  cela,  le 
reproche  en  doit  moins  tomber  sur  l'historien,  dont  la 
défiance  n'était  pas  sans  motifs,  que  sur  son  temps,  trop 
timide  ou  trop  lent  à  explorer  cette  partie  de  la  terre  ha- 
bitable. 

Sur  rhistoire  ancienne  de  l'Orient,  qui  d'ailleurs  n'é- 
tait qu'une  partie  accessoire  de  son  sujet,  on  peut  carac- 
tériser d'un  mot  le  travail  d'Hérodote  :  il  en  a  écrit  l'his- 
toirelégendaire  et  populaire.  «  L'histoire  réelle  de  l'Egypte, 
dit  M.  Maspero  \  H  aurait  fallu,  pour  la  connaître,  connaî- 
tre à  fond  la  langue  du  pays  et  en  déchiffrer  les  écritu- 
res; tout  au  moins  se  lier  avec  les  prêtres  ou  avec  les 
Egyptiens  instruits.  Hérodote  ne  put  pas  la  lire  sur  les 
murs  où  elle  s'étalait  h  ses  yeux  encore  intacte  :  les 
monuments  furent  pour  lui  comme  un  livre  dont  il  s'a- 
musa à  regarder  les  images,  sans  savoir  du  texte  que 
ce  qu'on  voulut  bien  lui  en  dire.  On  lui  conta  le  roman 
de  la  construction  des  Pyramides;  on  lui  conta  le  roman 
de  Sésostris;  on  lui  conta  le  roman  de  Rhampsinitos... 
Une  fois,  pourtant,  il  entrevit  la  chronologie  véritable 
de  l'Egypte,  le  jour  où  le  sacristain  qui  le  guidait  dans 
les  bâtiments  du  temple  de  Phtah  lui  montra  un  rouleau 
de  papyrus  dans  lequel  étaient  consignés  les  noms  de 
331  rois  qui  avaient  régné  sur  TÉgypte...  Si  Hérodote 
avait  pu  lire,  ou  du  moins  se  faire  traduire  ce  document 
précieux,  il  aurait  eu  à  sa  disposition  un  cadre  d'histoire 
aussi  exact  qu'historien  ait  jamais  pu  le  souhaiter.  Par 

i.  Annuaire  des  Études  grectpfeSyi^l^,  p.  17i.  On  nous  saura  grc  de 
repiuduirc  ici  cette  forte  page  d'mn  juge  des  plus  autorisés. 


RÉSULTATS  OBTENUS  601 

malheur,  il  so  borna  à  Tadmircr  à  dislance;  on  lui  fit, 
en  courant,  lecture  do  force  noms  barbares,  et  on  lui  ap- 
prit, à  titre  do  curiosité,  qu*il  y  avait,  au  cours  de  cette 
longue  procession  royale,  une  femme  et  dix-huit  Éthio- 
piens *.  Aussi  bien  ne  devons-nous  pas  trop  regretter 
qu*ilen  ait  élo  ainsi...  Les  monuments  nous  disent,  ou 
nous  diront  un  jour,  ce  que  flrent  les  Khéops,  les  Ramsès, 
les  Thoutmôs  du  monde  réel  :  Hérodote  nous  apprend  ce 
qu'on  disait  d'eux  dans  les  rues  de  Memphis.  »  De  môme 
les  monuments  cunéiformes  nous  diront  ce  que  firent  les 
rois  d'Assyrie;  chez  Hérodote,  nous  apprenons  simple- 
ment ce  qu'on  disait  d'eux  dans  les  rues  de  Babylone. 

En  ce  qui  touche  l'Orient  plus  moderne,  la  part  de  vé- 
rité est  évidemment  plus  grande.  L'histoire  de  Cyrus  et 
de  Crésus,  celle  de  Darius  et  de  Xcrxès,  surtout  dans  les 
parties  de  cette  histoire  qui  se  mêlent  à  celle  de  la  Grèce, 
étaient  plus  faciles  à  bien  connaître.  Le  souvenir  on  était 
resté  plus  vivant;  les  légendes  avaient  moins  déformé 
la  réalité,  et  l'on  peut  s'en  fier  davantage  h,  Hérodote  ;  à 
la  condition  pourtant  de  ne  pas  oublier  que,  dans  les 
siècles  étrangers  à  la  science,  les  légendes  naissent  pres- 
que en  même  temps  que  les  faits  auxquels  elles  se  ra]i- 
portent,  et  qu'Hérodote,  d'autre  part,  hellmise  toujours 
un  peu  les  hommes  et  les  choses  dont  il  parle.  Chez  lui, 
l'histoire  de  Cyrus  est  en  partie  fabuleuse;  Crésus  res- 
semble souvent  à  quelqu'un  des  Sept  Sages  de  la  Grèce; 
Darius  et  Xorxès,  avec  des  parties  qui  sont  bien  orienta- 
les, en  ont  d'autres  qui  sont  toutes  grecques  et  tout 
ioniennes. 

Les  mêmes  observations  s'appliquent  dans  une  certaine 
mesure  à  la  manière  dont  Hérodote  retrace  les  choses 
grecques.  Pour  les  périodes  anciennes,  ce  n'est  pas, 
comme  pour  l'Orient,  l'impossibilité  de  comprendre  les 

1.  11,  100. 


602  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

documents  qui  lo  paralyse  :  mais  c*cst  Tabsence  ou  du 
moins  la  rareté  des  documents;  car  l'histoire  grecque 
aussi,  dans  les  premiers  siècles,  est  une  histoire  toute 
poétique,  assez  semblable  (sauf  quelques  points  fixes  et 
bien  établis)  à  celle  qu'il  recueillait  en  Orient  dans  les 
sanctuaires.  Avec  les  périodes  récentes,  à  partir  du 
Yi^  siècle  et  surtout  des  guerres  médiques,  les  choses 
changent.  Les  témoignages  contemporains  se  multi- 
plient; les  faits  positifs  sont  nombreux.  L'histoire  d*Hé- 
rodote  gagne  alors  singulièrement  en  solidité.  Cependant 
il  importe  de  bien  mesurer  cette  solidité.  L'ensemble  est 
vrai,  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  la  clarté  même  du  récit. 
Les  événements,  selon  la  juste  observation  d'un  histo- 
rien S  «  sont  présentés  par  Hérodote  dans  une  connexion 
si  naturelle  que  nous  pouvons  le  prendre  pour  un  ga- 
rant irrécusable,  même  alors  qu'il  ne  nous  est  pas  pos- 
sible de  contrôler  son  récit  des  guerres  persiques  par  le 
rapport  d'autres  contemporains.  »  Mais,  si  la  contexture 
générale  du  récit  est  inattaquable,  le  détail  est  parfois 
sujet  à  caution.  Il  y  a  trop  d*oracles  réalisés,  trop  d* ap- 
paritions de  héros,  trop  de  miracles,  trop  de  ces  mots 
qu'on  invente  après  coup,  trop  de  précision  dans  la  pein- 
ture de  scènes  qui  n'ont  pu  avoir  que  de  rares  témoins. 
Quand  on  lit  ces  pages  vives,  brillantes,  amusantes,  on 
sent  que  le  fond  est  vrai,  mais  que  c'est  de  la  vérité  vo- 
lant de  bouche  en  bouche  pendant  deux  générations,  em- 
bellie et  complétée  par  chaque  narrateur,  teintée  de 
merveilleux  par  l'imagination  populaire,  et  recueillie  par 
le  pieux  historien  avec  plus  de  curiosité  que  de  critique. 
C'est  de  l'histoire  qui  s'est  faite  toute  seule  et  qui  n'a 
pas  encore  été  passée  au  crible.  Nous  sommes  fort  loin 
de  Tliucydide,  à  tous  égards  -. 

Dans  les  combats,  ce  qui  attire  surtout  l'attention  d'Hé- 

1.  Ciirtius,  Histoire  ffrecguc,  t.  11,  p.  340  (trad.  Bouché-Leclercq). 
•2.  Cf.  Nilzsch,  l'ehrr  llerodots  Qu^tteii  fiir  die  Gesch,  der  Perserkrie- 


RÉSULTATS  OBTENUS  003 

rodote,  ce  sont  les  belles  actions  individuelles,  un  acte 
do  bravoure,  un  stratagème  heureux.  Les  causes  plus 
éloignées,  mais  plus  profondes,  de  la  victoire  ou  de  la 
défaite,  la  tactique  adoptée,  surtout  l'organisation  des 
armées  en  présence,  n'attirent  son  regard  que  par  occa- 
sion, pendant  de  cours  instants.  Dans  le  récit  de  la  ba- 
taille de  Platée,  par  exemple,  il  y  a  quelques  mots  ins- 
tructifs sur  le  désordre  des  Perses  et  sur  Tinsuffisance 
de  leur  armement  ^;  mais  il  les  dit  accessoirement  et 
comme  par  mégarde.  C'est  de  Thistoire  épique  et  pitto- 
resque plutôt  que  de  l'histoire  «  pragmatique  »,  selon  le 
mot  de  Polybe. 

La  politique  aussi  est  plutôt  saisie  dans  ses  manifesta- 
tions extérieures  et  finales  que  dans  ses  préparations. 
Sur  l'influence  des  constitutions,  à  laquelle  Polybe  attache 
tant  de  valeur,  il  a  quelques  mots  à  peine  çà  et  là  ^.  La 
discussion  des  seigneurs  perses  sur  les  trois  formes  de 
gouvernement  ^  est  un  hors  d'œuvre  qui  no  tient  à  rien 
et  qui  n'explique  rien;  c'est  peut-être  un  écho  des  dis- 
cussions sophistiques  contemporaines  ^  :  ce  n'est  pas  une 
page  d'histoire  politique  proprement  dite.  On  ne  rencontre 
pas  davantage  chez  lui  ces  analyses  pénétrantes  de  l'es- 
prit des  diverses  cités  grecques,  ou  ces  déclarations  gé- 
nérales mises  dans  la  bouche  d'un  homme  d'état  mar- 
quant, qui  donnent  tant  d'intérêt  et  de  portée  à  certains 
discours  de  Thucydide  ^  Hérodote  n'a  pas  de  ces  vues 
d'ensemble  et  de  haut  sur  les  principes  de  la  politique. 

fjen  (Hhein.  Mus.,  t.  XXVII.  p.  226-2G8)  ;  Wecklein,  l'eber  die  Tradi- 
tion der  Perserkriecfe  (Mém.  Acad.  de  Munich,  4  mars  1876). 

1.  IX,  6i  et  63. 

2.  Par  exemple,  à  propos  de  l'expulsion  des  Pisistratides,  sur  ce 
que  l'amour  de  la  liberté  fit  faire  aux  Athéniens. 

3.  III,  80-82. 

4.  Cf.  Maas,  Hcrodoios  und  Isokrafes  {Hernies,  t.  XXII»  1887,  p.  o8i 
et  suiv.)  L'auteur  de  ce  travail  croit  trouver  dans  le  discours  d'O- 
tanés  une  imitation  des  KataSâXXovTsç  AÔyoi  de  Protagoras. 

o.  Dans  le  discours  de  Démarato  sur  1»^  caractère  de  I/icodùnionc. 


G04  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

En  revanche,  il  la  dessine  d'un  trait  rapide  et  fin  uu 
moment  même  où  elle  agit.  Thémistocle,  Aristide,  sont 
esquissés  avec  justesse,  Tun  dans  son  habileté  peu  scru- 
puleuse, Tautre  dans  son  honnêteté  incorruptible.  Le 
tableau  de  la  Grèce  au  moment  où  l'invasion  de  Xerxës 
se  prépare,  ces  sentiments  incertains,  contradictoires, 
qui  s*agitent  dans  les  esprits,  plus  tard  (à  la  veille  de  Sa- 
lamine)  les  hésitations  ou  les  arrière-pensées  des  peu- 
ples et  des  chefs,  sont  notés  avec  une  sagacité  clair- 
voyante, où  il  entre  d'ailleurs  plus  d'observation  morale 
immédiate  que  de  philosophie  véritable. 

Hérodote  a  pourtant  aussi  sa  philosophie  de  l'histoire; 
il  croit  à  l'existence  d'une  loi  qui  gouverne  les  événe- 
ments. Mais  cette  lui  est  toute  religieuse  :  elle  est  plutôt 
morale  que  politique.  C'est  celle  que  Solon,  Pindare,  Es- 
cliyle,  ont  tant  de  fois  exprimée  :  l'homme  est  misérable 
par  nature;  la  volonté  des  dieux  exige  qu'il  reste  dans 
sa  condition;  s'il  cherche  à  s'élever  au-dessus  d'elle  par 
l'orgueil  et  par  la  violence,  la  jalousie  divine  l'atteint  et 
le  brise;  Hybris,  Koros  et  Até  forment  une  trinité  fatale; 
la  Némésis  pèse  sur  l'homme  *. 

Dès  le  début  de  son  livre,  Hérodote  fait  allusion  à  ces 
révolutions  surnaturelles  de  la  destinée.  Son  ton  est 
grave,  plein  d'une  mélancolie  indulgente  et  religieuse  : 

Je  parlerai  des  petites  cités  comme  des  grandes  :  ce  qui  était 
grand  autrefois  est  souvent  devenu  petit;  ce  qui  est  grand 
aujourd'hui  a  commencé  par  être  faible;  aussi,  connaissant 
les  vicissitudes  de  la  félicité  humaine,  je  mentionnerai  les 
unes  comme  les  autres  *, 

il  n'y  a  guère  que  des  observations  assez  faciles  à  faire  ;  le  paRsage 
le  plus  notable  est  celui  qui  est  relatif  au  respect  des  Spartiates 
pour  la  loi  (VII,  104). 

l.  (if.  ïounior,  Nétnésis  et  la  Jalousie  des  Dieux»  Paris,  1862.  L'ap- 
pendice de  cet  excellent  ouvrage  renferme  on  particulier  une  ana- 
lyse de  l'ontretien  imaginé  par  Hérodote  entre  Cr.'sus  et  Solon. 

.••    X|    o% 


RÉSULTATS  OBTENUS  605 

Voici  l'énoncé  même  de  la  loi  : 

La  divinité  frappe  de  sa  foudre  les  êtres  les  plus  j?rands  et 
les  empêche  de  s'épanouir;  les  petits  au  contraire  la  laissent 
indifférente.  Les  hautes  demeures  et  les  arbres  élevés  sont 
surtout  atteints  par  ses  traits;  car  Dieu  aime  à  briser  ce  qui 
s'élève  1. 

Toute  faute  attire  à  Ttiomme  une  punition,  mais  surtout 
l'orgueil,  qui  est  la  faute  irrémissible  ^.  La  punition  mé- 
ritée est  inévitable;  rien  n'échappe  à  la  divinité  ^  :  les 
oracles  mêmes  et  les  présages,  mal  compris  du  coupable, 
le  trompent  et  le  poussent  à  sa  perte.  Au  total,  tout  est 
mené,  dans  les  choses  humaines,  par  la  volonté  divine  *. 
L'histoire  est  le  règne  des  causes  finales  et  do  la  Provi- 
dence. Le  mot  même  de  Providence  (xpovoiYi  roiî  Oeou)  est 
en  toutes  lettres  chez  Hérodote  ^  C'est  une  philosophie 
de  l'histoire  telle  que  Socrate  l'aurait  pu  souhaiter. 

On  voit  sans  peine  la  beauté  morale  de  cette  concep- 
tion, qui  rappelle  celle  de  Bossuet.  Que  les  faits  la  véri- 
fient souvent,  cela  n'est  pas  douteux  :  les  conceptions 
métaphysiques  ont  presque  toujours  leur  racine  dans 
l'observation  de  la  réalité.  Et  d'ailleurs,  elle  a  le  mérite 
d'être  une  loi,  c'est-à-dire  un  principe  d'ordre  introduit 
dans  la  représentation  des  faits  historiques.  Par  tous 
ces  caractères,  elle  marque  un  progrès  de  l'histoire.  Mais 
on  voit  aussi,  sans  qu'il  soit  besoin  d'y  insister,  la  dif- 
férence qui  existe  entre  cette  philosophie  et  celle  d'un 
Thucydide,  par  exemple,  qui  ne  cherche  pas  la  loi  en 
dehors  des  faits,  qui  travaille  surtout,  comme  Anaxagore, 


1.  VIL  10,  5  (Discours  d'Artaban). 

2.  Amasis  à  Polycrate,  III,  40;  oracle  de  Delphes,  VIII,  77  ;  etc. 

3.  I,  91. 

4.  Cf.  VIII,  13  :  'Enotéexo  te  Tcâv  unô  toO  6at(iov(ou  âxcoç  av  è^iaoïOe^Y^ 
Tô  'EXXr,vix(j)  To  IIsp(rixov  yi.rfik  tcoXXw  icXlov  eîVj. 

5.  III,  i08. 


GOO  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

à  découvrir  les  causes  secondes,  et,  sans  nier  le  NoO; 
et  son  acte  initial,  se  garde  bien  de  le  faire  intervenir 
partout,  parce  que,  pratiquement,  cette  explication  le 
plus  souvent  n'explique  rien. 


g  5.  Procédés  d'exposition. 

En  histoire,  c'est  la  science  qui  prépare  les  matériaux, 
mais  c'est  Tart  qui  les  met  en  œuvre.  Or  Tart,  qui  peut 
traduire  iidèlement,  peut  aussi  trahir.  Le  choix  des  pro- 
cédés d'exposition  est,  en  cette  matière,  d'une  importance 
capitale. 

Un  historien  est  avant  tout  un  narrateur;  la  forme  du 
récit  est  celle  qui  domine  dans  tous  les  ouvrages  histo- 
riques. Littérairement,  un  récit  peut  être  plus  ou  moins 
agréable,  plus  ou  moins  pathétique,  plus  ou  moins  bril- 
lant. Au  point  de  vue  scientiGque  (le  seul  qui  nous  occupe 
en  ce  moment),  la  question  est  de  savoir  s'il  donne  une 
idée  exacte  de  la  vérité  telle  que  Thistorien  Ta  décou- 
verte. Presque  tous  les  récits  d'Hérodote  sont  charmants, 
mais  quelle  imago  nous  oiïrent-ils  de  la  réalité  ?  — 
Beaucoup  sont  tels  qu'un  art  très  scrupuleux  et  très  sou- 
cieux de  la  vérité  pourrait  les  avouer  sans  hésitation. 
Mais  beaucoup  aussi  présentent  un  tout  autre  caractère. 
Dans  CCS  derniers,  les  plus  nombreux  peut-être,  en  tout 
cas  les  plus  curieux,  l'imagination  poétique  est  vraiment 
souveraine  :  elle  mène  tout  le  détail,  sinon  l'ensemble; 
elle  donne  un  corps  à  ce  qui  est  flottant,  des  contours  à 
ce  qui  est  vague;  elle  achève  sans  cesse  l'inachevé,  que 
la  science  pure  eût  laissé  religieusement  tel  qu'elle  le 
voyait.  Faut-il  en  citer  des  exemples?  Il  s'en  trouve  à 
toutes  les  pages  d'Hérodote. Qu'on  prenne  l'un  quelconque 
de  ces  petits  récits,  moitié  anecdotes  et  moitié  romans, 
où  les  personnages  sont  si  bien  en  scène,  agissant  et 


PROCÉDÉS  D'EXPOSITION  607 

causant  avec  tant  de  vivacité,  de  naturel,  de  bonne  grâce  : 
qu'est-ce  que  tout  cela,  sinon  en  somme  une  sorte  de 
création  de  l'esprit  épique,  persistant  à  vivre  ou  à  re- 
naître chez  le  fondateur  de  Thistoire?  II  est  clair  que  la 
mise  en  scène  dépasse  à  chaque  instant  la  donnée  docu- 
mentaire et  positive;  ces  dialogues  si  vifs,  ce  n  est  pas 
sous  la  dictée  des  personnages  que  l'historien  les  a  écrits; 
il  les  a  retrouvés  en  lui-même,  par  le  libre  jeu  de  sa  fan- 
taisie créatrice,  qu*il  n'a  pas  supposée  peut-être  infidèle 
à  la  vérité,  mais  qui  a  refait  d'instinct  ce  qu  elle  croyait 
seulement  rapporter.  Il  n'y  a  presque  pas  de  discours 
indirects  chez  Hérodote.  Tous  les  personnages  sont  sous 
nos  yeux  :  ils  parlent,  et  nous  les  entendons.  C*estle  pro- 
cédé homérique.  C'est  aussi  le  procédé  de  tout  homme 
du  peuple  h  l'imagination  naïve  et  forte,  qui,  racontant 
un  entretien,  le  refait  au  lieu  de  le  résumer,  et  le  met  en 
action  devant  nous.  Rien  de  plus  vif  et  de  plus  amusant; 
rien  de  moins  scientifique.  Il  y  a  là  une  inGdélilé  perpé- 
tuelle du  détail,  une  création  poétique  inconsciente  qui 
caractérise  à  merveille  une  période  d'art  intermédiaire 
oii  l'histoire,  partie  de  VIliade  et  de  VOdt/ssée,  déjà  tout 
près  de  Thucydide  par  les  dates,  en  est  cependant  séparée 
encore  par  une  différence  radicale  d'éducation  intellec- 
tuelle et  presque  de  race. 

Les  discours  dont  nous  venons  de  parler  font  partie 
intégrante  du  récit  et  n'ont  d'ailleurs,  en  général,  qu'une 
valeur  anecdotique.  Mais  Hérodote  en  a  d'autres  qui  sont 
le  produit  d'un  art  plus  réfléchi,  et  qui  méritent  de  nous 
arrêter  davantage  :  ce  sont  ceux  qu'il  emploie  à  faire 
connaître  les  idées  générales  dont  il  est  préoccupé. 

Dans  toute  histoire  qui  n'est  pas  une  simple  chronique, 
à  côté  des  faits  purement  extérieurs,  il  y  a  Tâme  même  de 
ces  faits,  c'est-à-dire  les  intentions  des  acteurs,  les  lois 
qui  gouvernent  les  événements,  enfin  la  vie  morale  tout 
entière.  Hérodote,  qui  n'est  plus  un  simple  logographe, 


608  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

fait  à  toutes  ces  idées  une  large  place,  plus  large  même 
parfois  que  nous  ne  la  ferions  aujourd'hui  :  car  des 
genres  lilléraires  primitivement  confondus  se  sont  peu  à 
peu  différenciés,  et  ce  progrès,  qui  semble  conforme  à 
une  loi  de  la  vie  universelle,  a  éliminé  graduellement  de 
riiistoire  certaines  catégories  d'idées  qu'Hérodote  y  fai- 
sait encore  entrer  :  par  exemple  la  politique  purement 
théorique  ou  la  morale  purement  abstraite.  Il  y  a  donc 
chez  lui  loute  une  partie  réfléchie  et  spéculative,  distincte 
des  récits  proprement  dits.  Comment  s'exprimo-t-elle? 

D'abord  par  des  réflexions  personîielles  jetées  à  la 
rencontre.  Dans  Thistoire  classique  et  grave,  celle  de 
Thucydide  et  de  ses  imitateurs,  le  moi  do  Thistorien  se 
dissimule  le  plus  possible.  Chez  Hérodote,  au  contraire^ 
les  réflexions  personnelles  abondent,  coupant  sans  cesse 
le  récit,  naïvement  étalées,  avec  bonhomie  et  flnesse,  à 
la  Montaigne.  Cela  donne  à  tout  son  livre  une  apparence 
de  causerie  où  le  fil  se  brise  et  se  renoue  à  chaque  ins- 
tant. Il  juge  les  personnes  et  les  choses,  il  raisonne  sur 
les  oracles,  il  dit  son  avis  sur  les  événements;  s'il  s'agit 
de  phénomènes  physiques  et  de  ce  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui «  sciences  naturelles  »,  il  expose  ses  conjectures 
et  SCS  théories  avec  un  laisser-aller  très  amusant  :  on 
voit  que,  de  son  temps,  la  science  n  est  pas  faîte;  chacun 
la  fait  pour  son  compto,  avec  son  tempérament  et  son 
humeur;  c'est  un  sujet  do  causerie  et  de  spéculation  plus 
qu'un  corps  de  doctrine  \  Bref,  sur  tout  sujet,  Hérodote 
est  toujours  prêt  à  se  mettre  en  scène  et  à  s'étendre. 
Littérairement,  ce  procédé  est  très  naïf  ;  scientifique- 
ment, il  a  l'avantage  d'être  très  sincère  :  il  ne  dissimule 
aucun  doute,  aucune  ignorance. 

i.  Voir,  par  exemple,  ses  réflexions  sur  la  formation  du  Delta  (II, 
10  et  11),  sur  les  crues  du  Nil  (II,  24-26),  sur  la  vallée  du  Pénée  en 
Thessalie  (VII,  29),  etc.  Il  dit  sans  cesse  :  é^alveT^  |io(,  â>c  f  aivtra^  (loi, 

IfXllOpLfltt. 


PROCÉDÉS  D'EXPOSITION  609 

Mars  Hérodote  procède  souvent  aussî  d'une  autre  façon  : 
il  dramatise  ses  réflexions  et  sa  philosophie;  il  les  place 
dans  la  bouche  de  ses  personnages,  qu'il  met  en  scène  à 
sa  mode  ordinaire.  De  temps  en  temps,  la  suite  du  récit 
est  suspendue;  quelques  personnages  de  marque,  Crésus 
et  Solon,  Darius  et  les  seigneurs  perses,  Xerxès  et  Arta- 
ban,  Xerxès  et  Démarate,  occupent  seuls  la  scène;  ils  se 
mettent  à  deviser  sur  la  politique,  sur  la  morale,  sur  les 
lois  divines  qui  président  à  la  destinée.  C'est  comme  un 
intermède  philosophique  dans  le  développement  des  faits. 

A  propos  d'un  de  ces  entretiens  (celui  de  Darius  et  des 
seigneurs  perses,  sur  la  meilleure  forme  de  gouverne- 
ment), Hérodote  va  au  devant  d'une  critique.  Le  récit, 
sans  doute,  ayant  paru  peu  croyable  \  l'historien  y  in- 
siste et  affirme  que  les  discours  en  question  ont  été  réel- 
lement tenus  *.  Pour  s'expliquer  l'affirmation  d'Hérodote, 
il  faut  bien  supposer  que  l'idée  première  de  la  scène  lui 
a  été  fournie  par  le  narrateur  inconnu  dont  il  a  suivi  l'au- 
torité; mais  il  a  certainement  usé  lui-même  d'une  liberté 
complète  dans  l'exécution,  et  l'entretien  des  seigneurs 
perses,  sous  la  forme  où  nous  le  lisons  aujourd'hui,  porte 
au  plus  haut  point  la  marque  grecque.  On  peut  admet- 
tre que  les  sept  conjurés  aient  hésité  réellement  entre  le 
rétablissement  de  la  royauté  et  une  sorte  de  partage  oli- 
garchique du  pouvoir  :  c'est  peut-être  ainsi  que  l'histoire 
fut  contée  à  Hérodote.  Mais  tout  le  reste  (notamment  les 
considérations  sur  la  démocratie)  est  évidemment  fictif. 
Ici  donc,  la  part  de  vérité  est  fort  petite,  et  la  liberté  d'in- 
vention fort  grande,  pour  le  fond  comme  pour  la  forme. 
Cette  conclusion  s'applique  à  tous  les  autres  entretiens 
du  même  genre.  Les  uns  n'ont  pu  avoir  de  témoins  qui 

1.  Dans  quelque  lecture,   probablement,  qu'il  en  avait  faite  avant 
la  rôdaclion  finale  et  la  publication  de  son  histoire. 

2.  III,  80,  et  VII,  43. 

Hist.  do  la   Litt.  grecqaa.  ^-  T.  II.  39 


610  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

les  aient  racontés  :  par  exemple  la  délibération  de  Xer- 
xès  avec  Artaban  et  Mardonius  au  début  du  vu**  livre. 
D'autres,  entre  Xerxès  et  Démarate,  entre  Xerxès  et  Ar- 
taban, sont  évidemment,  pour  une  large  part,  des  inven- 
tions postérieures  aux  événements.  D'autres,  enfin,  sont 
impossibles,  comme  l'entretien  de  Crésus  et  de  Solon, 
qui  ne  se  sont  jamais  rencontrés.  Les  Grecs  ont  tou- 
jours aimé  à  mettre  en  rapports  personnels  les  hommes 
célèbres  qu'une  chronologie  complaisante  pouvait  à  la 
rigueur  rapprocher  les  uns  des  autres,  par  exemple  Ho- 
mère et  Hésiode,  Solon  et  Anacharsis  S  etc.  Il  n'est  pas 
probable  qu'Hérodote,  avec  la  conscience  qu'il  avait  de 
ses  devoirs  d'historien,  ait  inventé  de  toutes  pièces  des 
scènes  de  cette  sorte  :  il  a  dû  en  trouver  le  germe  dans 
la  tradition  antérieure,  soit  orale,  soit  écrite.  Mais,  sur 
ces  données  légères  et  poétiques,  il  a  librement  construit 
de  beaux  développements  généraux,  sans  nul  scrupule 
d'exactitude  minutieuse,  uniquement  conduit  par  l'attrait 
des  idées  ou  par  le  désir  d'expliquer  les  événements. 

Le  procédé  était  nouveau,  comme  au  reste  la  pensée 
même  d'introduire  de  la  philosophie  dans  l'histoire.  Mais 
pourquoi  Hérodote,  qui  aime  à  mêler  des  réflexions  à  ses 
récits,  ne  s'est-il  pas  contente  de  faire  çà  et  là  quelques 
dissertations  plus  longues  sur  des  sujets  généraux,  au 
lieu  de  mettre  ses  réflexions  en  dialogues  et  en  discours? 
La  sophistique,  qui  naissait  alors,  a  pu  contribuer  à  sa 
détermination.  Cependant,  le  caractère  des  sophistes  de 
ce  temps  est  difi*érent  :  ils  sont  surtout  dialecticiens,  ce 
qu'Hérodote  n'est  nullement.  Il  est  probable  que  c'est 
plutôt  la  tragédie,  celle  d'Eschyle  et  de  Sophocle,  qui  a 
fourni  à  Hérodote  cette  mise  en  scène  caractéristique. 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  démêle  aisément  les  avantages  et  les 

i.  Cf.  Plutarque,  Solon^  6  (fin).  L'autorité  alléguée  par  Plutarquo 
est  celle  de  Patscos,  qui  disait  avoir  en  lui  Tâme  d*Ësope  :  c'est  mon- 
trer assez  clairement  le  peu  de  foi  que  mérite  ce  genre  de  récits. 


PROCÉDÉS  D'EXPOSITION  611 

inconvénients  du  procédé  :  d'un  côté,  ce  n'est  pas  assez 
vrai;  de  l'autre,  cela  produit  des  eflets  puissants  et  dra- 
matiques. Cette  manière  de  faire  devait  enchanter  l'ima- 
gination d*un  peuple  jeune,  à  peine  né  encore  à  la  science, 
et  qui  ne  pouvait  manquer  de  croire  qu'il  savait  mieux 
quand  il  voyait  mieux.  Cela  introduisait  pour  la  pre- 
mière fois  dans  Thistoire  non  seulement  la  philosophie, 
mais  encore  l'éloquence  et  l'émotion.  Aussi  l'exemple 
d'Hérodote  at-il  exerce  sur  les  historiens  qui  sont  venus 
après  lui  une  influence  décisive  :  par  la  place  considéra- 
ble qu*il  a  donnée  dans  ses  récits  à  la  parole,  au  dis- 
cours général  et  suivi  (fût-ce  sous  la  forme  habituelle 
du  dialogue),  il  a  frayé  la  voie  aux  harangues  politiques 
de  Thucydide  et  suscité  indirectement  les  discours  de 
tous  les  autres  historiens  anciens.  Ces  discours  ont  re- 
vêtu, sans  doute,  selon  le  génie  des  écrivains  et  selon  les 
temps,  des  caractères  très  variables.  Mais  en  somme  ce 
procédé  caractéristique,  vraiment  durable  et  vivace,  qui 
ne  disparait  parfois  que  pour  renaître  presque  aussitôt, 
remonte  à  Hérodote.  Or  rien  n'a  plus  contribué  que  Tu- 
sage  des  discours  à  maintenir  l'histoire,  chez  les  anciens, 
dans  cette  préoccupation  d'art,  plutôt  que  de  science, 
par  où  elle  se  distingue  si  profondément  de  celle  qu'écri- 
vent les  modernes.  Hérodote  est  donc  par  là,  comme  par 
sa  conception  fondamentale  de  l'histoire,  le  vrai  créa- 
teur du  genre  dans  l'antiquité.  H  ne  Test  pas  moins  par 
son  art  de  composer  et  d'écrire. 


i  \.  La  composition. 


Denys  d'Halicarnasse  a  très  judicieusement  mis  en  lu- 


Gl-2  CHAPITRE  X.  --  HÉRODOTE 

inièrc  la  nouveauté  de  la  composition  chez  Hérodote  *. 
Les  anciens  logographes  ne  composaient  pas  à  propre- 
ment parler  :  ils  traitaient  l'histoire  d*une  ville  ou  d'un 
peuple  en  particulier,  se  bornant  à  mettre  les  unes  au 
bout  des  autres  les  informations  quMls  avaient  recueil- 
lies dans  les  temples  ou  dans  les  archives.  Hérodote,  le 
premier,  s*élève  au-dessus  de  cette  manière  étroite  et 
sèche.  11  embrasse  du  regard  une  variété  extrême  de  no- 
tions, de  traditions  orales  et  écrites,  de  faits  anciens  et 
récents.  Dans  cette  diversité  si  complexe,  il  démêle  un  fait 
principal,  une  idée  à  laquelle  tout  le  reste  va  se  subor- 
donner, celle  de  la  lutte  entre  les  Grecs  et  les  Barbares 
depuis  Crésus  jusqiià  Xerxès,  Par  là,  pour  la  première 
fois,  il  fait  vraiment  œuvre  d'artiste  :  d'une  matière  in- 
forme, il  tire  une  image  vivante;  au  lieu  d'une  chroni- 
que et  d'une  compilation,  il  compose  une  histoire.  En- 
tre la  manière  d'Hérodote  et  celle  de  ses  prédécesseurs, 
il  y  a  une  différence  analogue  à  celle  qu'Aristote  signale 
Onement  ^  entre  la  composition  de  VIliade  et  do  VOdijs- 
sec,  fondée  sur  une  idée  dramatique  essentielle,  et  celle 
de  toutes  les  Hrracléides,  Théséides  ou  Perséides  dont 
l'unité  ne  consiste  que  dans  la  continuité  des  faits  d*une 
seule  vie.  Chez  Hérodote,  il  y  a  une  action;  chez  ses  pré- 
décesseurs, il  n'y  en  avait  pas. 

Mais  cette  action,  d'autre  part,  se  développe  sans  hâte 
et  sans  rigueur.  Elle  ne  court  pas  vers  le  dénouement^ 
comme  il  arrive  dans  le  drame  .  elle  s'y  achemine  avec 
lenteur  et  liberté,  à  travers  les  épisodes  et  les  digres- 
sions, comme  une  épopée.  C'est  encore  une  remarque 
d'Hérodote  que  l'épopée,  à  la  différence  du  drame,  ad- 
met et  aime  les  développements  épisodiques  :  VOdyssée, 
après  une  vive  entrée  en  matière  (m  médias  res),  revient 
en  arrière  par  de  longs  récits  rétrospectifs,  enchaîne  les 

\.  Jugement  sur  Thucydide,  c.  5. 
2.  Poét.,  c.  8  et  23. 


COMPOSITION  613 

aventures  les  unes  aux  autres  et  ne  reprend  que  fort  tard 
son  cours  direct  et  plus  rapide.  Hérodote  fait  de  même  : 
sa  composition  est  aussi  simple  que  solide.  Le  but  est 
marqué  d'avance,  mais  on  y  va  d'une  allure  capricieuse, 
parmi  toutes  sortes  de  flâneries  entremêlées  et  de  curio- 
sités incidentes.  Lui-môme  a  pleine  conscience  de  celte 
liberté  conteuse  et  pourtant  réglée.  Quand  il  s'écarte  de 
son  sujet  (si  bien  défini  au  début  de  son  livre),  il  ne 
l'ignore  pas,  car  il  en  convient  expressément  à  plusieurs 
reprises  et,  de  même,  il  dit  ensuite  qu'il  y  revient.  «  Mon 
récit,  dés  Tabord,  s'est  complu  aux  digressions  *.  »  — 
«  Celte  histoire  de  Rhégium  et  de  Tarenle  est  une  di- 
gression, »  dit-il  ailleurs  ^.  Et  sans  cesse  :  «  Je  reviens 
à  mon  propos.  »  Il  sait  à  merveille  qu'il  s'écarte,  mais 
il  ne  s'en  fait  aucun  scrupule.  C'est  surtout  la  dialecti- 
que oratoire  et  le  drame  qui  ont  créé  dans  les  esprits  le 
besoin  de  la  logique  rapide  et  rigoureuse.  Hérodote  s'en 
passe  le  mieux  du  monde .  11  la  remplace  par  une  curio- 
sité naïve,  facilement  amusée  et  amusante.  C'est  un  con- 
teur, plus  voisin  des  vieux  aèdes  que  des  orateurs. 

Le  premier  livre  est  un  exemple  achevé  de  cet  art  si 
capricieux  en  apparence  et  cependant  attentif  à  ne  jamais 
s'égarer  tout  à  fait.  Tout  d'abord,  une  phrase  indique  le 
sujet  :  la  lutte  des  Grecs  et  des  Barbares  ^  Suit  une 
prétention,  déjà  un  peu  longue,  sur  les  causes  légendai- 
res de  cette  lutte  :  on  se  croit  perdu  presque  avant  de 
s'être  mis  en  route;  mais  tout  d'un  coup  on  se  retrouve; 
Hérodote  a  ressaisi  vivement  son  sujet  et  le  détermine  : 
le  vrai  début  de  son  histoire,  c'est  le  règne  de  Crésus,  et 
il  insiste  fortement  sur  cette  idée  *.  —   Ici,  retour  en  ar- 

i.  IIpoTÔr,xaç  yàp  èr\  jioi  «5  Xôyo;  êÇ  àpx^s  èÔi^VO  (IV,  30). 

2.  ToO  "khfo'j  (xot  wapsvÔTQXTj  ^iyowe  (VII,  171). 

3.  îi'idôe,  à  vrai  dire,  est  présentée  de  biais,  à  la  fin  de  la  phrase 
(..  ta  T£  «XXa  xai  oi'  r,v  aÎTiYjv  èTcoXéjiTidav  âXXy,>.oi(Ti).  C'est  toujours  la 
mi^mo  allure  un  peu  sinueuse;  mais  l'essentiel  est  dit. 

4.  I,  6. 


614  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

rièro  :  Hérodote  rappelle  Thistoiro  des  prédécesseurs  do 
Grésus  ;  on  dirait  un  récit  d'Ulysse  cliez  Alcinous  ou  d'É- 
née  chez  Didon;  c'est  le  même  ordre  implexe,  lo  même 
art  d*enchâsser  le  tableau  du  passé  dans  celui  du  pré- 
sent. —  L'histoire  de  Grésus  continue.  Près  do  lutter 
contre  les  Perses,  il  consulte  les  oracles  et  cherche  des 
alliances,  notamment  à  Sparte  et  à  Athènes  :  digression 
sur  ces  deux  cités.  Reprise  du  récit  et  fin  de  l'histoire  de 
Grésus,  suivie  d'une  digression  sur  la  Lydie.  —  La  lutle 
contre  les  Perses  a  introduit  Gyrus  sur  la  scène;  longue 
digression,  avec  retour  en  arrière,  sur  Gyrus  et  les  Per- 
ses, et,  chemin  faisant,  descriptions  épisodiques  de  l'Io- 
nie  et  de  Babylone.  EnGn  Thistorien  revient  à  Gyrus  et 
raconte  sa  mort  chez  les  Massagètes. 

Voilà  le  premier  livre.  Le  second  tout  entier  est  une 
digression  sur  TÉgypte,  à  propos  do  l'histoire  do  Gam- 
byse.  Une  partie  du  quatrième  est  une  digression  sur  la 
Scythie  à  propos  de  l'histoire  de  Darius.  Et  ainsi  de  suite 
jusqu'au  bout. 

Il  y  a  pourtant  une  différence  entre  les  six  premiers 
livres  et  les  trois  derniers  :  dans  ceux-ci,  les  digressions 
sont  moins  longues;  la  continuité  des  grandes  lignes  est 
plus  apparente.  Gonseil  de  Xerxès,  marche  des  Perses 
jusqu'à  THellespont,  catalogue  des  forces  perses,  reprise 
de  la  marche  en  avant,  état  de  la  Grèce  au  moment  où 
les  barbares  y  arrivent,  batailles  des  Thermopyles,  de  Sa- 
lamine,  de  Platée,  tous  les  faits  principaux  s'enchai- 
nent  plus  nettement  et  plus  simplement  que  dans  les 
premiers  livres.  G'est  encore  une  ressemblance  avec  ÏO- 
dyssée.  Près  du  dénouement,  les  fils  épars  de  l'action  se 
resserrent;  les  acteurs  se  rapprochent  les  uns  des  au- 
tres pour  la  crise  finale.  Là  encore,  pourtant,  l'allure 
reste  un  peu  lente;  c'est  bien  toujours  le  mémo  art, 
moins  pressé  d'arriver  au  but  et  de  conclure  que  de  s'a- 
muser aux  beaux  spectacles  de  la  route. 


COMPOSITION  615 

Dans  celto  variété  extrême,  les  faits  sont  distribués 
par  groupes  harmonieux,  de  juste  étendue,  heureuse- 
ment divers  par  le  sujet,  tour  à  tour  amusants  et  émou- 
vants. Et  d'un  groupe  à  l'autre,  le  passage  est  facile  : 
les  articulations  du  récit  sont  souples,  assez  marquées 
sans  Tètre  trop,  habilement  proportionnées  à  l'impor- 
tance du  tableau  qui  va  suivre.  Parfois,  quelques  mots 
de  transition  suffisent;  ailleurs  (comme  au  début  du 
vil®  livre),  Thistorien  conduit  son  lecteur  à  un  nouvel  or- 
dre de  faits  par  un  ample  exposé  qui  forme  à  l'édifice, 
selon  le  mot  célèbre  de  Pindare,  «  une  façade  resplendis- 
sante »  (TfîkoLxr^U  iccoTcûTTov).  Bref,  il  y  a  dans  tout  cet  art 
bien  de  la  finesse  et  de  l'habileté  instinctive. 

Cette  composition  d'Hérodote  ne  ressemble  tout  à  fait  à 
aucune  autre.  Avant  lui,  l'art  de  composer  n'existait  pas 
encore.  Après  lui,  sous  l'influence  de  la  rhétorique,  il  sera 
tout  dillerent,  plus  rapide  et  plus  concentré.  Chez  lui,  un 
dernier  reflet  de  l'épopée  colore  et  égaie  l'histoire. Les  Athé- 
niens, qui  aimaient  tant  Homère,  durent  goûter  beau- 
coup Hérodote, malgré  la  rhétorique  et  la  sophistique  alors 
naissantes.  C'est  un  grand  charme,  aujourd'hui  encore, 
de  se  laisser  ainsi  porter  sur  ce  beau  fleuve  sinueux  au 
cours  un  peu  lent,  aux  courbes  agréablement  variées, 
aux  nombreux  affluents  qu'on  remonte  tour  à  tour  et 
qu'on  visite.  On  ne  va  pas  vite  et  droit  au  terme  du  voyage. 
On  ne  fait  pas  non  plus  une  reconnaissance  complète  et 
méthodique  du  pays.  Mais  on  rencontre  de  belles  échap- 
pées de  vues,  de  frais  paysages,  et,  parfois,  des  images 
lointaines  et  un  peu  vagues  de  hautes  cités  très  ancien- 
nes et  très  étranges.  On  voyage  moins  en  savant  qu'en 
curieux;  mais  on  observe,  et  Ton  finit  par  arriver  au 
but  avec  une  idée  juste  du  pays,  acquise  sans  effort,  dans 
un  amusement  continu  de  l'imagination. 


616  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 


§  2.  Le  style. 

Le  style  d'Hérodote  n'était  pas  une  moindre  nouveauté. 
—  D'abord  il  était  personnel.  Ses  devanciers,  les  logogra- 
phes  ioniens,  avaient  écrit  d'une  manière  agréable,  mais 
plutôt  avec  les  qualités  de  leur  temps  et  de  leur  pays 
qu^avec  une  véritable  originalité.  Ils  différaient  peu  les 
uns  des  autres  :  c'était  chez  tous  la  même  clarté  simple, 
la  même  netteté  un  peu  sèche,  la  même  naïveté  parfois 
gracieuse  *.  Avec  Hérodote,  on  vit  pour  la  première  fois 
le  style  de  l'histoire  porter  l'empreinte  d'un  génie  origi- 
nal. —  De  plus,  il  produisait  une  impression  de  beauté 
inconnue  jusque-là.  Hérodote  est  le  premier  écrivain  qui 
ait  donné  à  la  Grèce,  selon  le  mot  de  Denys  d'Halicar- 
nasse,  Tidée  qu'une  belle  phrase  en  prose  pouvait  valoir 
un  beau  vers  -.  Le  philosophe  Heraclite  mériterait  peut- 
être  une  part  de  cet  éloge.  Mais  la  philosophie  s'adressait 
à  de  rares  lecteurs,  et  d'ailleurs  Heraclite  était  obscur. 
L'histoire  était  bien  plus  accessible;  grâce  à  Hérodote, 
elle  eut  l'honneur  de  produire  le  premier  chef-d'œu- 
vre incontesté  de  la  prose  grecque.  —  Denys,  dans  la 
fin  de  la  même  phrase,  énumère  avec  plus  de  préci- 
sion les  mérites  particuliers  au  style  d'Hérodote  :  la  dou- 
ceur insinuante,  le  charme  exquis,  toutes  les  qualités  les 
plus  grandes  et  les  plus  brillantes,  «  excepté  celles  qui 
conviennent  aux  luttes  oratoires  ^  ».  A  la  naïvelé  de  ses 

1.  Denys  d'Halic,  Jug.  sur  Thuq/d.,  c.  5:  AIÇiv  trjv  aÙTf,v  aitavrc; 
ê7csnQ5Eu<Tav...TYjv  (jaçr)  xal  xoivr.v  xal  xaOapxv  xal  cruvropiov  xal  toT;  icpay- 
[xocTi  7Cpo(T?£p^...  0"vv6î(Tcv  Tg  ôvo(xâT(i)v  ôfioiav  TcavTcÇ  èuETi^ficvaav . 

2.  Id.,  Ihid.t  c.  23  :  7rap£Txe\ia(T£  tyj  xpaxtdTyj  TcoiTjast  ttjv  7r£^f,v  ?pi<Tiv 
ôjiocav  Y6v£«T0ai. 

3 nslOoO;  TE  xa\  '/«pÎTwv  xal  tf,;  eî;  écxpov  f,xoû<TT,;  "fjOovf,;  evexx. 

'Apcxâ;  Tî  Ta;  \i.z^\.fj^7.:,  xa\  XaiATcporata;  ï\iù  tô»v  ivavwvtwv...  (la  fin  do 
la  phrase  est  altérée  :  je  no  la  cite  pas;  mais  le  sens  est  clair). 


STYLE  617 

prédécesseurs,  il  unit  une  noblesse  et  une  grandeur  toutes 
nouvelles;  ce  qu'il  n'a  pas,  c'est  la  dialectique  âpre  et 
passionnée,  la  véhémence  vigoureuse  d'un  Thucydide  ou 
d'un  Démosthène. 

Tel  est  le  jugement  de  tous  les  anciens.  Démélrius  le 
cite  à  côté  d'Homère,  de  Platon  et  de  Xénophon  pourThcu- 
reux  mélange  de  la  force  et  de  la  grâce  *.  L'auteur  du 
Traité  du  Sublime  Tappclle  «  très  homérique  ^  ».  Athénée  ^ 
lui  applique  l'épilhète  épique  iJi^^t'yv^pu;,  «  à  la  voix  douce 
comme  le  miel  ».  Il  est  regardé  comme  un  des  maîtres 
de  l'éloculion  mixte^  tantôt  simple  et  tantôt  élevée \  Quin- 
tilion  vante  la  douceur  pure  et  abondante  do  son  style, 
son  habileté  à  exprimer  les  sentiments  tempérés  ^ 

Tout  contribue  chez  lui  à  produire  cette  impression  : 
mouvement  de  la  phrase,  choix  des  mots,  dialecte  môme; 
et  elle  subsiste  quelle  que  soit  la  forme  de  composition 
qu'il  mette  en  œuvre,  aussi  bien  dans  les  discours  ou 
entretiens  que  dans  les  récits  proprement  dits. 

Hérodote  écrit  en  dialecte  ionien.  C'était  le  dialecte  alors 
on  usage  à  Ilalicarnasse,  sa  patrie  %  et  l'exemple  de  ses 
prédécesseurs  en  avait  d'ailleurs  consacré  l'emploi  dans 
les  ouvrages  historiques.  L'ionien,  chez  Hérodote,  est  plein 
do  voyelles  brèves  qui,  soit  à  la  (in,  soit  dans  le  corps  des 
mots,  se  rencontrent  sans  cesse  :  il  en  a  môme  beau- 
coup plus  que  chez  Homère,  dont  le  langage  est  mêlé  sans 
doute  d'éolismes.  Ces  nombreuses  voyelles  donnaient  t\ 
l'ionien  beaucoup  de  douceur  et  de  grâce  naïve.  On  louait 


1.  Do.  l'Élocution,  37. 

2.  *0|iT|pixa)TaTo;  (Subi.,  13). 

3.  III,  78,  K. 

4.  Denys  d'IIalicarnasso,  Arrangement  desmoU^c.  24. 

5.  Quintilien,  X,  1,  73.   Cf.    Gicéron.  Orat.,  12  :  une  ttl/is  salebris 
/lui  t. 

6.  Cf.,  plus  haut,  p.  o63,  n.  4.  11  n'eut  donc  pas  besoin  do  l'appren- 
dre ù  Samos,  comme  le  raconte  Suidas. 


618  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

CCS  qualités  chez  les  logographes  comme  chez  Hérodote  ^ 
Mais  rionien  d'Hérodote  n'était  pas  tout  à  fait  le  même 
que  celui  de  ses  prédécesseurs.  Hermogène  est  trèsaffir- 
malif  à  cet  égard  ^  :  tandis  que  le  dialecte  d'Hécatée  était 
le  pur  ionien  parlé,  celui  d'Hérodote  offrait  un  certain 
mélange  d'éléments  empruntés  à  d'autres  sources.  Quels 
étaient  ces  éléments?  Il  est  difOcile  de  le  dire  avec  une 
entière  précision.  Nous  connaissons  fort  mal  Tionien 
on  dehors  d'Hérodote  lui-même,  et  les  manuscrits  do 
son  livre,  outre  qu'ils  ne  sont  pas  toujours  d'accord  en-, 
tre  eux,  varient  d'une  page  à  l'autre  sur  la  manière  d'é- 
crire certuines  formes  \  Ces  particularités  dialectales 
signalées  par  Hermogène  portaient -elles  sur  la  forme 
grammaticale  des  mots,  ou  sur  le  fond  même  du  vocabu- 
laire ?  Probablement  sur  l'un  et  l'autre  ^.  Quoi  qu'il  en 
soit,  lorsque  Denys  d'Halicarnasse  dit  d'Hérodote  qu'il 
est  le  meilleur  modèle  du  dialecte  ionien,  comme  Thucy- 
dide du  dialecte  attique  ^  on  voit  assez  que  cet  éloge  très 
général  ne  détruit  nullement  la  remarque  d'Hermogène. 
Il  était  naturel  qu'Hérodote,  nourri  de  lectures  fort  diver- 
ses, écrivant  pour  toute  la  Grèce,  avec  des  préoccupa- 
tions d'art  inconnues  à  ses  devanciers,  restât  moins  stric- 
tement ndèle  au  dialecte  local  et  se  crût  autorisé  à  ne 
pas  garder  au  môme  degré  l'accent  du  terroir.  Les  poè- 

1.  Quintilicn,  IX,  4,  18  :  In  Ilerodoto  cum  omnia,  ut  ego  quideni 
sentio,  Icniler  iluunt,  tum  ipsa  fiiâXsxto;  habet  eam  jucunditiitem  ut 
latentes  etiam  numéros  complexa  videalur. 

±  n£p\  iSsoiv.  t.  III,  p.  399.  Wal/  (ttî  StaXIxt^o  Se  àxpaxw  'liet  xai 
où  piîji'.y(iévir,  xpT,Ta(Aevo;  ('ExaTaîo;)  ojSk  xarà  xbv  *IIp65oTOv  noixiXr,.  Kt 
îiilleurs,  p.  31Î):  MIprjôoTo;  xa\  aXXwv  SiaXéxTwv  èxpi^TaT^  ricriv  Xé$£aiv. 

3.  (^f.  Slein,  dans  l'Introduction  do  son  édition  critique,  p.  x.lviii. 
Parmi  les  éditeurs,  les  uns  veulent  ramener  les  formes  des  manus- 
crits à  l'unité,  les  autres  admettent  qu'Hérodote,  comme  Homère,  a 
pu  employer  tour  à  tour  des  formes  difTorenles  du  môme  mot. 

4.  H«'rmot][ène.  d'après  le  second  des  passages  citéh  plus  haut,  sem- 
ble avoir  <n  vue  surtout  le  vocabulaire. 

o.  Lettre  à  Pompée,  Sur  les  principaiw  hislor.,  c.  9,  p.  775. 


STYLE  619 

tes  faisaient  ainsi;  or  un  des  mérites  d'Hérodote  fut  de 
donner  à  la  prose  quelques-uns  des  privilèges  de  la  poé- 
sie \ 

Dans  le  choix  des  mots  également,  ce  qui  domine, 
c'est  la  simplicité  et  la  clarté,  mais  relevées  parfois  de 
noblesse  et  de  poésie.  Hérodote  appelle  les  choses  par 
leur  nom;  il  ne  cherche  pas  plus  qu'Homère  le  mot  gé- 
néral pour  éviter  le  mot  familier  ou  bas.  Il  ne  crée  pas 
de  termes  abstraits  et  subtils  comme  Thucydide;  la  pré- 
cision de  la  langue  courante  lui  suffit.  Il  n*a  pas  davan- 
tage de  ces  mots  composés,  de  ces  épithètcs  pittoresques, 
neuves,  hardies,  qu'aimaient  et  que  prodiguaient  les 
poètes  lyriques;  ni  de  ces  synonymes  accumulés  par 
lesquels  une  prose  qui  débute  cherche  quelquefois  à  se 
donner  l'apparence  de  la  richesse  et  de  Tamplcur.  Sa 
simplicité  est  si  parfaite,  si  naturelle,  qu'il  est  beaucoup 
plus  facile  do  dire  ce  qu*elle  n*est  pas  que  ce  qu'elle  est. 
Pour  la  définir,  nous  avons  dû  l'opposer  à  autre  chose 
qu'elle-même.  Et  pourtant,  ce  vocabulaire  habituellement 
si  simple  prend  parfois  de  la  grandeur  :  il  l'emprunte 
naïvement  à  l'emploi  de  quelques  vieux  mots  consacrés 
par  la  langue  religieuse  ou  par  l'épopée  ((pOovecôv  to 
Oetov  -,  xoupvSta;  y^^vaixa;  %  yevsai  àvSpwv  ^,  etc.),  ou  à 
l'imitation  de  certaines  formules  qui  rappellent  Homère 
(Sai[JLovie  àvSpûv  ^,  x'jve;  xal  opviOe;  ",  etc.). 

Mais  c'est  surtout  la  phrase  d'Hérodote,  par  sa  sou- 

1.  Surlo  dialecte  d'Hérodote,  on  peut  voir  l'étude,  un  peu  ancienne 
déjà,  de  Bredow,  Quœst.  criticarum  de  Dialecto  Hcrodolea  libri  IV, 
Leipzig,  1846.  Cf.  aussi  les  observations  assez  nombreuses  de  Gobet 
dans  la  Mnémosyne,  t.  IX,  p.  287-298,  et  dans  ses  Variœ  lectiones,  1873. 

2.  I,  32;  III,  40  ;  etc. 

3.  I,  135.  L'expression  homérique  est  xoupiSîac  àU/ou;. 

4.  V,  i8. 
o.  VII,  48. 

6.  vil,  10,  8.  —  Dométrius  {Eioc,  M2),  tout  on  constatant  l'heureux 
effet  de  ces  emprunts,  blâme  Hérodote  do  ne  ])as  assez  les  dissi- 
muler. 


620  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

plesse  et  la  variété  de  son  allure,  qui  exprime  le  mouve- 
ment propre  de  sa  pensée  et  le  tour  personnel  de  ses 
sentiments. 

On  sait  la  distinction  essentielle  que  les  anciens  éta- 
blissaient entre  Télocution  périodique  ou  «  ramassée  » 
(XeÇiç  xaTeaTpaftftevTi)  et  celle  où  les  idées  sont  simplement 
rattachées  comme  par  un  fli  (XéÇi;  eipojuvYi  *).  La  période 
est  une  construction  forte  et  logique,  qui  rassemble  et 
concentre  les  idées  secondaires  autour  de  Tidée  princi- 
pale dans  l'unité  d'une  phrase  coulée  d'un  seul  jet.  C'est 
la  forme  oratoire  par  excellence,  à  laquelle  prélude  d'a- 
bord le  parallélisme  antithétique  de  Gorgias,  d'Anliphon, 
de  Thucydide,  mais  qui  n'arrive  à  la  perfection  qu'avec 
Lysias  pour  la  période  courte,  avec  Isocrate  pour  la  pé- 
riode ample  et  majestueuse.  Avant  Lysias  et  Isocrate,  on 
n'a  fait  en  Grèce  de  vraies  périodes  que  par  hasard,  non 
par  principes.  L'autre  manière  do  parler,  la  >iÇi;  £ipo[i.€vv), 
est  la  forme  naïve  et  ancienne.  C'est  celle  d'Hérodote, 
qui  aligne  ses  idées  les  unes  à  côté  des  autres  en  se  bor- 
nant à  les  relier  par  des  particules  très  simples  (îcai,  Se, 
oiiv,  etc.),  ou  par  des  répétitions  de  mots  un  peu  gauches  -. 
Très  souvent  ses  phrases  sont  courtes.  Quelquefois,  ce- 
pendant, elles  sont  longues;  mais  elles  ne  sont  pas  pour 
cela  périodiques,  car  les  différents  membres  de  ces  lon- 
gues phrases  sont  simplement  juxtaposés,  pour  ainsi 
dire,  et  l'on  pourrait  s'arrêter  ici  ou  là  sans  difficulté; 
rien,  dans  la  structure  de  l'ensemble,  n'oblige  l'esprit  à 
courir  d'un  seul  élan  jusqu'au  bout.  Cette  manière  d'écrire 
donne  au  style  un  abandon  qui  a  beaucoup  do  charme, 
surtout  quand  des  rythmes  cachés,  presque  poétiques. 


i.  Aristole,  Uhét.,  111,  9. 

2.  Par  exemple  (V,  49)  :  'ATrixvégTai  6  'ApiArTaY^pr,;...  iç  2t3iidtpTT,v... 
àTcixv£Ô|X£vo;  §£  è;  )6yov;  ô  'ApiTTaYÔp^;;  D-eye...  Cette  sorte  do  reprise 
est  perpôtuolle. 


STYLE  621 

ajoutent  à  la  douceur  de  ce  mouvement  la  sensation 
obscure  d'une  sorte  de  musique  *. 

Dans  le  détail  môme  de  chaque  phrase,  il  y  a,  chez 
Hérodote,  peu  de  ces  inversions  qui  soudent,  en  quelque 
sorte,  les  mots  ensemble  :  Tordre  suivi  est  très  souvent 
Tordre  analytique  du  français,  qui  a  Tair,  en  grec,  do 
délier  les  parties  de  la  phrase  et  do  les  égrener  ^.  Point 
d'oppositions  symétriques  non  plus,  à  la  façon  de  Thu- 
cydide; rien  qui  sente  Teffort  logique  de  la  pensée  pour 
combiner  et  construire.  Denys  d'Halicarnasse  s'est  amusé 
à  modifier  lés^èrement  une  phrase  d'Hérodote  pour  lui 
donner  Tair  d'une  phrase  de  Thucydide  '  :  il  n'a  eu,  pour 
opérer  cette  sorte  de  transposition,  qu'à  y  introduire  un 
peu  plus  de  symétrie  logique  et  quelques  inversions; 
aussitôt,  Tair  d'abandon  gracieux  disparaît  et  fait  place 
à  une  vigueur  plus  oratoire. 

Même  caractère  général  dans  la  suite  et  le  courant  du 
discours.  De  petites  phrases  mises  les  unes  à  côté  des 
autres  peuvent  donner  des  impressions  très  différentes 
selon  le  rythme  général  qui  les  anime.  Chez  tel  ou  tel 
de  nos  écrivains  français,  cette  manière  d'écrire  est  vive 
et  pressée,  ou  agile  avec  grâce,  ou  impérieuse  et  forte. 

1.  Démôtrius,  De  l'Efocutioii,  181.  Ce  caractère  musical  se  trouvait 
aussi,  selon  Démétrius,  chez  Platon  et  Xénophon,  nullement  chez 
Thucydide. 

2.  Voir  IL  Weil,  De  l'ordre  des  mots  dans  les  langues  anciennes 
comparées  aux  lanf/ues  modeimeSj  Paris,  1844,  p.  63  et  suiv. 

3.  Arrangement  des  mots^  c.  4.  Voici  la  phrase  d'Hérodote  (remise 
en  dialecte  attique),  et  la  même  phrase  l'crite  à  la  façon  do  Thucy- 
dide par  Donys  : 

!•  Style  d'Hérodote  :  Kpoîdo;  tjv  A'jSô;  (xîv  Yevo;,  waT;  5à  'AXyaTxou, 
T\5pavvo;  8è  twv  ê6và>v  xoiv  èvro;  "AXuo;  TToxapioO,  Sç,  plœv  à-rco  pL£(Tir](x6ptac 
ItexaÇÙ  S'jpwv  ts  xa\  HaçXaYovwv,  i\\r{(ji  irpb;  popéav  c(vs[j.ov  eU  xbv  E{î$£i- 

VOV   XaXO'J|JL€VOV  TCOVTOV. 

2o  Style  de  Thucydide  :  KpoT-To;  y;v  utb;  jiàv  'AXuaxToy,  ^htoi  8à  Au86;, 
Tupavvoçôè  Tfov  èvTo;  "AXuoçiroTapioO  èôvwv,  oc,  Atco  pLE<n)(iêp^ac  fewv  iiexaÇù 
Sûpwv  xa\  Ha^Xa^ivoïv,  e?;  xbv  EuÇeivov  xaXo\5(i€vov  itivxov  èÇirjo-i  wpb; 
popéav  ave[j.ov. 


622  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

Chez  Hérodote,  elle  est  souple  et  un  peu  flottante,  sùjelle 
parfois  aux  digressions  (comme  la  composition  de  tout 
louvrago),  gracieuse  et  facile  avec  quelque  mollesse, 
mais  capable  aussi  d'émotion  et  de  grandeur,  suivant  les 
circonstances.  Le  ton  qui  domine  est  celui  d'une  bonho- 
mie familière  et  simple;  alors,  le  mouvement  du  style  a 
beaucoup  de  laisser-aller.  Ailleurs,  le  ton  s'élève;  un 
accent  religieux,  parfois  mélancolique,  s'y  fait  entendre; 
le  rythme  de  la  phrase  traduit  aussitôt  cette  émotion  : 
l'élocution  devient  sentencieuse;  chaque  membre  do 
phrase^  pareil  à  un  oracle,  tombe  avec  une  sonorité  mo- 
notone et  grave  K  Quand  on  lit  un  morceau  de  ce  genre, 
on  se  rappelle  le  mot  de  Denys,  et  l'on  songe  à  Homère 
ou  à  Solon.  Voilà  ce  qu'on  ne  trouvait  pas  chez  les  logo- 
graphes  et  ce  qui  fait  qu'Hérodote  est  un  grand  écrivain. 
Mais,  d'ordinaire,  celte  élévation  dure  peu  :  le  souffle  est 
court  et  peu  soutenu;  Timagination,  facilement  distraite 
(comme  celle  d'un  enfant),  vole  d'un  objet  à  l'autre,  et  la 
phrase,  ainsi  que  la  pensée,  recommence  à  se  dérouler 
librement,  capricieuse  et  flottante. 

Il  est  aisé  de  voir  à  quels  emplois  ce  style  se  prête  de 
préférence,  et  dans  quelle  mesure.  Il  n'est  pas  oratoire. 
Hérodote,  sans  doule,  a  de  nombreux  discours  dans  son 
histoire,  et  quelques-uns  sont  justement  regardés  comme 
fort  beaux;  mais  la  beauté  en  est  plus  poétique  et  lyrique 
que  proprement  oratoire,  et  c'est  avec  raison  que  les 
anciens  nomment  Thucydide  comme  l'historien  qui  sut  le 
premier  composer  de  vrais  discours,  de  vraies  démégo- 
ries  -.  L'élo(juence  vit  surtout  de  dialectique  et  de  pas- 
sion. Or  Hérodote  n'est  ni  passionné  ni  dialecticien.  H 
n'a  pas  cette  rigueur  qui  décompose  les  idées,  qui  les 
enchaîne,  qui  construit  de  longs  raisonnements,  et  qui 

1.  Par  exemple,  dans  le   discours  d'Artaban   (Vil,  40,   4-6),  ou 
dans  le  discours  du  seigneur  perse  au  festin  d'Attaginos  (IX,  Ifi). 

2.  Marcellin,  Vie  de  Thuc,  38. 


STYLE  623 

tend  à  son  but  avec  uqc  persévérance  inflexible;  ni  celle 
passion  opiniâlre  qui  enflamme  la  dialeclique  de  l'ora- 
teur. Ce  sont  là  les  qualités  d'un  art  très  mûr,  très  viril, 
très  savant  aussi;  car  elles  ne  s'acquièrent  que  par  la 
réflexion  et  l'exercice  prolongé.  Hérodote,  qui  a  pu  voir 
les  premiers  riiéteurs,  n'a  pas  été  leur  disciple.  Il  n'a 
point  fait  sa  rhétorique.  C'est  encore  un  poète,  un  con- 
teur, à  qui  manque  la  rude  discipline  de  Técole. 

Son  heureux  génie  trouvait  dans  les  récits  un  emploi 
mieux  approprié.  Sans  doute,  si  Ton  demande  avant  tout 
à  un  récit  historique  la  rigueur  de  la  composition,  la  pro- 
portion exacte  des  parties,  l'analyse  profonde  des  causes, 
la  suite  rapide  des  efl*ets,  le  pathétique  sévère  et  drama- 
tique qui  résulte  à  la  fois  de  la  force  des  détails  et  du 
mouvement  de  Tensemble,  c'est  à  Thucydide  qu'il  faut 
s'adresser.  De  même  qu'Hérodote  ne  sait  pas  construire 
une  période,  il  ne  sait  pas  toujours  non  plus  subordon- 
ner, dans  le  tableau  des  faits,  l'accessoire  àTcssentiel,  ou 
négliger  de  parti  pris  ce  qui  n'est  que  divertissant.  Il  se 
laisse  mener  par  sa  curiosité  vive,  mobile,  capricieuse, 
souvent  plus  semblable  à  celle  d'un  enfant  qu'à  celle 
d'un  philosophe  ou  d'un  savant.  Il  n'a  pas  encore  l'art 
des  simpliGcations  résolues.  Mais  si  l'on  consent  à  se  lais- 
ser charmer  par  des  qualités  plus  aimables  et  moins 
puissantes,  on  trouvera  chez  Hérodote  une  foule  de  nar- 
rations qui  sont  des  chefs-d'œuvre  :  et  d'abord,  tous  ces 
petits  récits  courts,  anecdotiques  et  romanesques,  dont 
son  livre  fourmille.  Qu'on  prenne  l'un  d'eux  au  hasard  : 
par  exemple  ce  joli  conte  par  lequel  Hérodote  prétend  ex- 
pliquer pourquoi  Darius  voulut  soumettre  les  Péoniens  *. 
C'est  une  légende  populaire,  saisie  au  vol,  avec  des  tours 
de  phrase  à  la  Perrault,  et,  sur  une  donnée  naïvement 
rusée,  un  mouvement  de  récit  doux,  gracieux,  un  peu 
traînant  : 

1.  V,  12-14, 


624  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

Il  y  avait  une  fois  deux  Péoniens,  Pigrôs  et  Mantyès,  qui, 
après  le  retour  de  Darius  en  Asie,  voulant  devenir  rois  de 
Péonie,  vinrent  à  Sardes,  amenant  avec  eux  leur  sœur  qui 
était  grande  et  belle.  Ayant  observé  le  moment  où  Darius  ve- 
nait siéger  comme  juge  dans  le  faubourg,  ils  firent  la  chose 
suivante.  Ils  parèrent  leur  sœur  de  leur  mieux,  puis  l'en- 
voyèrent à  la  rivière  avec  un  vase  sur  la  tête,  le  bras  passé 
dans  le  licol  d'un  cheval  qu'elle  conduisait,  et  filant  sa  que- 
nouille. En  passant  devant  Darius,  elle  attira  son  attention; 
car  ni  en  Perse,  ni  en  Lydie,  les  femmes  ne  faisaient  de  la 
sorte,  non  plus  qu'en  aucun  autre  lieu  de  l'Asie.  Le  roi  donc, 
l'ayant  remarquée,  envoya  quelques-uns  de  ses  gardes  pour 
observer  ce  qu'elle  ferait  du  (fheval.  Les  gardes  la  suivirent. 
Elle,  arrivée  au  bord  de  l'eau,  abreuva  d'abord  le  cheval, 
puis,  quand  il  eut  bu,  remplit  d*eau  son  vase,  et  reprit  enfin 
sa  route,  ayant  toujours  le  vase  sur  la  tête,  la  bride  du  che- 
val à  son  bras  et  sa  quenouille  à  la  main.  Darius,  étonné  du 
rapport  des  gardes  et  de  ce  qu'il  avait  vu  lui-même,  commanda 
qu'on  l'amenât  en  sa  présence.  Quand  elle  eut  été  amenée,  ses 
frères,  qui  avaient  tout  observé  à  quelque  distance,  s'appro- 
chèrent incontinent.  Et  comme  Darius  demandait  le  nom  de 
son  pays,  les  jeunes  gens  répondirent  qu'ils  étaient  Péoniens 
et  qu'elle  était  leur  sœur.  Le  roi  voulut  alors  savoir  quelle 
sorte  d'honunes  étaientles  Péoniens,  où  ils  vivaient,  et  pour- 
quoi ceux-ci  étaient  venus  à  Sardes.  Ils  répondirent  qu'ils 
étaient  venus  pour  se  donner  à  lui;  que,  pour  la  Péonie,  c'é- 
tait un  pays  avec  des  villes,  sur  le  bord  du  Strymon;  que  le 
Strymon  était  voisin  de  rilellespont,  et  qu'ils  descendaient  des 
Teucriens  de  Troie.  Ils  dirent  tout  cela  en  détail,  et  le  roi  de- 
manda si  tontes  les  femmes  de  chez  eux  étaient  aussi  travail- 
leuses que  leur  sœur.  Ils  s'empressèrent  de  répondre  affirma- 
tivement; car  c'était  justement  pour  cela  qu'ils  avaient  tout 
conduit  de  la  sorte.  Aussitôt  Darius  envoya  des  ordres  à  Mé- 
gabaze,  qu'il  avait  laissé  en  Thraceà  la  tète  des  troupes,  pour 
lui  enjoindre  d'expulser  les  Péoniens  de  leur  pays  et  de  les 
lui  envoyer  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants. 


S'il  s'agit  encore  de  tracer  un  tableau  vaste,  mais 
plutôt  pittoresque  et  amusant  dans  le  détail  que  forte- 
ment  composé,  l'imagination  d'Hérodote  y  excelle.  Par 


STYLK  62f) 

exemple,  rénuniéralion  de  toutes  les  troupes  qui  for- 
ment l'armée  de  Xerxès,  avec  leurs  costumes  bizarres  et 
l'étrange  variété  de  leur  armement,  est  un  morceau  d'un 
vif  intérêt  ^  :  il  semble  qu'on  assiste  à  ce  prodigieux  dé- 
filé de  peuples  où  apparaissent  successivement,  à  côté 
des  Perses  et  des  Mèdes,  coiffés  de  leurs  tiares  et  de  leurs 
mitres,  les  Ethiopiens,  couverts  de  peaux  de  lions,  et 
qui,  pour  le  combat,  se  blanchissent  la  moitié  du  corps 
avec  du  plâtre  tandis  qu'ils  peignent  l'autre  de  vermil- 
lon; puis  les  Lydiens,  presque  pareils  à  des  Grecs;  les 
Caspiens,  velus  do  poils  de  chèvre;  les  Chalybiens,  or- 
nés d'oreilles  et  de  cornes  pareilles  à  celles  des  bœufs  ; 
et  cent  autres  nations  qui  font  de  cette  armée  comme  un 
échantillon  bariolé  de  toute  la  barbarie  asiatique  et  afri- 
caine prête  à  se  ruer  sur  la  Grèce.  Tout  cela  est  vive- 
ment peint,  à  la  fois  net  et  coloré. 

Mais  comment  Thistorien  se  tirera-t-il  d'un  de  ces 
grands  récits  de  batailles,  si  complexes,  et  où  la  nature 
même  des  événements  semble  exiger  du  narrateur  un 
coup  d'œil  aussi  large  que  précis,  avec  la  faculté  de  sen- 
tir pour  son  propre  compte  la  dramatique  émotion  des 
faits  et  de  nous  la  communiquer  ?  Les  grandes  batailles 
d'Hérodote  ressemblent  encore  à  des  contes  ;  contes  hé- 
roïques et  charmants,  mais  où  le  détail  tient  parfois  trop 
de  place,  où  la  hiérarchie  des  faits  n'est  pas  très  exacte- 
ment observée,  où  le  mouvement  général  est  sujet  à  se 
ralentir  par  des  épisodes  plus  amusants  que  nécessaires, 
où  rémotion,  toujours  sincère,  semble  parfois  superfi- 
cielle; ajoutons  pourtant  que  la  poésie,  sans  cesse,  y 
jette  un  rayon,  et  qu'ils  ont  ce  charme  d'exposer  simple- 
ment de  très  grandes  choses.  Si  l'on  compare  le  récit  de 
la  bataille  de  Salamine  dans  les  Perses  d'Eschyle  ^  et 


1.  VII,  6^99. 

2.  Persan,  v.  353  et  suiv. 

Hist.  de  la  Litt.  grecqaa.  —  T.  II.  40 


G26  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

dans  Hérodote  \  la  différence  est  frappante.  La  narra- 
tion d'Hérodote  est  plus  circonstanciée,  plus  amusante 
(ce  mot  revient  toujours,  quoi  qu'on  fasse,  quand  on 
parle  d'Hérodote)  :  elle  contient  des  oracles,  des  anec- 
dotes, des  épisodes  pittoresques.  Mais  c'est  dans  le  récit 
d'Eschyle  qu'on  trouve  surtout,  avec  la  netteté  des  gran- 
des lignes,  le  pathétique  sobre  et  le  mouvement.  D'où 
vient  qu'Hérodote,  écrivant  après  Eschyle,  n'a  pas 
gardé  ces  qualités  en  y  joignant  les  siennes?  C'est  d'a- 
bord qu'il  est  Ionien,  et  que  les  qualités  d'Eschyle  sont 
surtout  attiques  ;  c'est  ensuite  qu'il  écrit  en  prose,  et  que 
la  prose  n'exalte  pas  encore  toutes  les  facultés  de  l'esprit 
comme  le  fait  la  poésie  :  elle  n'a  pas  encore  le  souffle,  cl 
elle  ne  l'aura  qu'après  Gorgias  et  Antiphon,  avec  Thucy- 
dide. —  Le  récit  de  la  bataille  de  Marathon  ^  est  plus  lié, 
plus  composé.  La  marche  des  événements  y  est  claire 
et  sensible.  On  voit  d'abord  les  divisions  des  généraux, 
puis  le  vote  final  et  les  derniers  préparatifs;  les  Athé- 
niens s'élancent  en  courant;  les  principales  péripéties  de 
la  lutte  sont  indiquées  d'un  trait  net  et  simple.  La  vic- 
toire est  gagnée.  Suit  le  tableau  du  retour,  l'histoire  du 
bouclier  des  Alcméonidcs,  puis  l'énumération  des  tro- 
phées, des  morts  illustres,  des  miracles  enfin  qui  ont 
accompagné  la  bataille.  Tout  ce  récit  est  beau  :  il  est  ce- 
pendant assez  différent  de  celui  qu'un  historien  plus  mo- 
derne aurait  tracé  des  mêmes  faits.  D'abord,  on  ne  com- 
prend pas  bien  ce  qu'est  devenue  la  cavalerie  perse  pen- 
dant le  combat,  ni  comment  le  rembarquement  des 
vaincus  a  pu  se  faire  devant  les  Athéniens  victorieux^  :  un 
Polybe  eût  raconté  les  opérations  militaires  avec  plus  de 


1.  VIII,  70-96  (ou,  pour  s'en  tenir  à  la  bataiUo  proprement  dite, 
83-90). 

2.  VI,  109-117. 

3.  Cf.  Curtius,  Histoire  ijrecque,  t.  II,  p.  2o0  (trad.  françaiso). 


CONCLUSION  627 

précision.  Un  Tliucydidc,  d'autre  part,  y  eût  rais  plus 
d*éloqucnco  et  moins  d'anecdotes,  plus  de  stratégie  et 
moins  do  miracles.  En  revanche,  Hérodote  a  répandu 
sur  toute  la  scène  une  sorte  de  grandeur  religieuse  et  je 
ne  sais  quelle  naïveté  héroïque  dont  le  charme  est  péné- 
trant. 


VI 


L'apparition  du  livre  dTIérodotc  est,  dans  l'histoire  de 
la  littérature  grecque,  un  fait  capital.  Comme  il  est  le 
premier  chef-d'œuvre  de  la  prose  grecque,  on  peut  dire 
qu'il  ouvre  une  période;  mais,  surtout,  il  marque  la  fin 
d'un  âge.  Effleuré  déjà  d'un  premier  rayon  de  l'atticisme, 
il  appartient  cependant  encore  à  la  période  de  l'équilibre 
des  races  et  de   l'indépendance  littéraire  des   dialectes 
grecs;  il  est  un  fruit  do  la  civilisation  ionienne;  c'est  le 
plus  beau  fruit  de  cette  civilisation  finissante,  et  c'en  est 
le  dernier.  Déjà  l'atticisme  règne  au  théâtre  :  il  va  bien- 
tôt régner  dans  l'éloquence,  dans  l'histoire,  dans  la  phi- 
losophie, amenant  partout  avec  lui  des  qualités  plus  vi- 
riles et  plus  fortes.  Par  le  goût  des  recherches,  par  l'am- 
pleur do  la  composition,  par  l'art  d'écrire,  Hérodote  an- 
nonce répanouissement  prochain  de  l'histoire  savante 
et  éloquente  ;  mais  la  manière  dont  se  manifestent  chez  lui 
ces  qualités  rappelle  aussi  les  logographes  et  les  poètes. 
L'antiquité  n'offrira  plus  un  second    exemple  de  cette 
histoire  encore  toute  engagée,  pour  ainsi  dire,  dans  l'épo- 
pée; de  cette  histoire  populaire  et  vivante,  écho  de  la 
parole  à  la  fois  naïve  et  conteuse  d'un  âge  qui  n'a  rien 
encore  de  «  livresque»;  elle  ne  reverra  plus  ce  mé- 
lange extraordinaire  de  curiosité  scientifique,  d'imagina- 
tion romanesque,  de  bonhomie,  de  finesse  avisée,  de  piété 


628  CHAPITRE  X.  —  HÉRODOTE 

candide;  elle  n'enlendra  plus  cette  parole  douce,  cou- 
lante, amie  dos  beaux  récits,  exempte  do  hâte  et  de  pas- 
sion, tour  à  tour  familière  et  grave,  et  si  délicieusement 
naturelle.  Avec  Hérodote,  la  croissance  de  l'art  histori- 
que grec  est  terminée.  Ce  n'est  pas  encore  la  pleine  ma- 
turité; mais  c'est  déjà  «  l'aimable  jeunesse  »,  comme  di- 
sait Homère,  la  jeunesse  avec  toutes  ses  grâces  et  dans 
sa  première  fleur. 


FIN  DU  TOME  DEUXIÈME 


TABLE  DES  MATIERES 


Chapitre  premieh.  —  Les  uriuinks  du  lyrisme. 

I.  Caractères  généraux  du  lyrisme  grec 1 

II.  Formes  primitives  et  populaires là 

III.  Nature  de  la  transformation  accomplie  au  yiii«  et  au 

VII*  siècle 20 

S  1.  Eléments  divers  du  lyrisme;  définitions 22 

S  2.  Rôle  de  chacun  d'eux 38 

IV.  Les  principaux  genres  du  lyrisme  classique.  Ordre  de 

leur  développement.  Géographie  du  lyrisme 42 

Chapitre  IL  —  Le  nome  ancien. 

Bibliographie 49 

Introduction 50 

I.  Définition  du  nome;  ses  origines  avant  Terpandro . . . .  52 

II.  Développement  do  la  musique  en  Asie;  Olympos 56 

Iir.        Terpandre  et  les  progrès  de  la  cithare;  le  nome  citha- 

rédique 66 

IV.  Nomes  aulédiqucs  de  (Monas  ;  ses  disciples 79 

V.  (<oup  dVinl  sur  les  destinées  ultérieures  du  nome 83 

Chapitre  III.  —  La  poésie  éléoiaque. 

Bibliographie K5 

I.  Origines  de  la  poésie  élégiaque.  Caractères  généraux; 
nièlrc,  exécution  musicale,  sujets  traités,  contri- 
bution des  diverses  races,  dialecte  et  style.  Évolu- 
tion du  genre 86 


C30  TABLE   DES  MATIÈRES 

II.  Les  poètes  élégiaques  : 

Callinos 90 

Archiloque 102 

Tyrtée 102 

Mimnerme Hi 

Solon 117 

Tiiéognis , 133 

Phoc  ylide 1 .1.". 

Poètes  secondaires l'is 

III.  L'épigramme IV.» 

CiiAPiTUE  IV.  —  La  poésie  iamuioue. 

Bibliographie IGS 

I.  Origines  de  la  poésie  iambique.  Caractères  généraux, 

au  point  do  vue  littéraire  et  musical.  Contribution 

des  diverses  races.  Évolution  du  genro lo8 

II.  Les  poètes  iambiques  : 

Archiloque 177 

Simonido  d'Amorgos lOi 

Hipponax VM 

Ananios 198 

CiiAPiTnK  V.  —  La  chanson. 

Bibliographie 200 

I.  L'ode  légère  ou  chanson.  Déflnilion.  Origines  et  déve- 

loppement ultérieur.  Caractères  techniques  :  exécu- 
tion musicale,  mètres,    strophes,  style  et   dialecte. 

Les  variétés  principales  de  la  chanson  :  le  scolie. . . .  ioo 
IL         Les  poètes  : 

%  1.  Alcéo 2ir. 

Sappho 22(1 

i  2.  Anacréon 2ir> 


GiiAPiTiii:  VI.  —  Le  lyrisme  cuokal  jj'appahat  avant  Pinuaui:. 

Bibliographie 2r»4 

I.  Importance  du  lyrisme  choral  en  Grèce.  Genres  prin- 

cipaux. (Caractère  général  du  développement  des  «U- 

vers  genres.  Les  trois  âges  de  cette  histoire 2»»'» 

IL         Premier  i\ge  (les  fondateurs)  : 

$  1.  Thulètas  :  le  péan  et  l'iiyporchèmo i70 

§  2.  Alcman  :  le  parlliénèo 27'J 

i  3.  Arion  :  le  dithyrambe 297 


TABLE  DES  MATIÈRES  631 

m.        Deuxième  àgo  (les  grands  progrès  techniquos)  : 

I  1.  Stôsichore  :  l'hymno  héroïque 309 

i;  i.  Ibycos  :  apparition  de  Tencomion 328 

IV.  Troisième  âge  (la  perfection)  : 

§  1.  Simonido  :  l'encomion 335 

%  2.  Écnle  de  Simonido  :  Bacchylide 333 

V.  Les  poel/e  minores  du  lyrisme  et  les  apocryphes  : 

Lasos  d'Hermioné  :  réforme  du  dithyrambe 356 

Timocréon  de  llhodes 338 

Tynnichos  de  (  îhalcis 359 

Lamproclôs,  ApoUodore,  Agathoclés,  etc 359 

Corinne 300 

My  rto 361 

Télésilla 361 

Praxilla 361 

Apocryphes  (Bias.  Tljalès,  Pittacos,  etc.) 361 

ChAPITKK   VII.    —    PlNDAIii:. 

Bibliographie 363 

I.  Biographie  de  Pindare  ;  ses  œuvres 366 

II.  L'esprit  do  Pindare  : 

i  1.  Ses  idées 375 

g  2.  Son  altitude  envers  les  personnes 386 

m.       L'art  de  l'expression  chez  Pindare  : 

1$  !.  Le  talent  de  l'écrivain.  Caractère  général  de 
son  style.  Étude  particulière  dos  divers  éléments 
de  l'expression  :  dialecte,  vocabulaire,  phrase.  Di- 
vers emplois  :  descriptions,  discours,  récits  .....      389 

5  2.  La  versification 40:2 

IV.  L'art  de  la  composition  chez  Pindare  : 

%  1.  Dans  l'épinicio  :  théorie  et  exemples 405 

5  2.  Dans  les  autrej  genres 422 

V.  Conclusion  sur  Pindare 423 

CiiAPiTHE  VIII.  —  Les  0KAt:LKs  ;  l\  i»oésie  mystique. 

Introduction 426 

I.  Les  oracles  : 427 

^  1.  Oracles  des  sanctuaires 429 

I  2.  Oracles  des  Sibylles  et  des  chrosmologues 
(Bakis,  Èpimcnide) 435 

II.  lia  po«''sie  mysliqne  :  —Définition  des  mystères.  Prin- 

cipaux  cultes  mystiques  grecs;  leurs  origines;  leur 
développement  au  vi«  siècle;  doctrines  qui  s'y  ratta- 


G32  TABLE  DES  MATIÈRES 

client  ;  principaux  genres  littéraires  qni  en  sortent. 
Poésies  dites  d*Orphée,  de  Musée,  de  Linos.  Auteurs 
historiques  (Onomacrite,  etc.]  ŒuTres  anonymes  an- 
ciennes. Phérécyde  de  Syros 440 

m.        Épopées  mystiques:  Abaris  ;  Aristée  de  Proconnèse..      455 
IV.         Conclusion 456 


Chapitre  IX.  —  Apparition  de  la  philosophie  et  dk  l'histoire; 

LA  PROSE. 

Bibliographie 459 

I.  Introduction.  L'esprit  philosophique  et  Tesprit  histori- 

que. Origines  lointaines.  Développement  au  vi*  siècle  : 
les  Sept  Sages  ;  Ésope.  La  prose.  Observations  géné- 
rales sur  Tart  d'écrire  dans  la  littérature  philosophi- 
que et  historique  de  cette  première  période 460 

II.  La  littérature  philosophique  : 

S  1.  Coup  d'œil  d'ensemble.  Obscurités  relatives  aux 
systèmes  et  à  la  chronologie  ;  rapport  de  ces  ques- 
tions avec  riiistoiro  littéraire.  Caractère  général  do 
la  philosophie  grecque  primitive  ;  esquisse  do  ses 
progrès  ;  tableau  des  écoles;  contribution  des  diver- 
ses races  ;  enchaînement  des  doctrines.  Différentes 
formes  d'expression  :  tradition  orale  des  Pythagori- 
ciens (les  vers  dorés)  \  itrosQ  ionienne  ;  poésie,  puis 

prose  éléate  ;  poésie  sicilienne 471 

i  2.  Études  particulières: 
Les  premiers  Ioniens:  Thaïes, Anaximandre,  Anaxi- 

mène 48f 

Les  Nombres  de  Pythagore 488 

L'Être  et  le  Devenir  :  Xénophane,  Iléraclile,  Par- 

ménide 41*4 

Les  derniers  Éléates 520 

Les  systèmes  de  conciliation  ;  Anaxagore,  Empé- 

docle,  Diogène  d'ApoUonie 521 

(Conclusion  sur  cette  période 534 

m.        La  littérature  historique  : 

Historiens  ou  logographes  ;   caractères  généraux  de 

leur  conception  historique  et  de  leur  art 53'i 

Les   premiers  logographes  ((^admos  de  Milet,  Acusi- 

laos,  etc.) 53!> 

Hécatée 541 

Les  derniers  logographes  (Phérécyde  deLéros,  Chnron. 
Xantlios,  llellanicos,  Antiochos  de  Syracuse,  etc.) 549 


TABLE  DES  MATIÈRES  633 

Chapitre  X.  —  Hérodote. 

Bibliographie 556 

I.  Observations  préliminaires  :  historiens  anciens  et  mo- 

dernes        558 

II.  Biographie  d'Hérodote 56ii 

III.  Son  histoire  :  plan  actuel,  date  et  circonstances  de  la 

composition  ;  autres  écrits 568 

ly.        Lliistoire    d'Hérodote   considérée   comme   œayre    de 
science  : 
S  1.  Conception  générale  de  l'histoire.  Son  objet; 
période  de  temps  racontée  ;  faits  étudiés  (anec- 
dotes, géographie,  mœurs,  guerre,  politique,  loi  des 
événements).  Esprit  de  recherche  et  de  critique.      577 

g  2.  Véracité  d'Hérodote 582 

S  3.  Sa  méthode  et  sa  critique 587 

S  4.  Résultats  obtenus 598 

i  5.  Procédés  d'exposition 606 

y.  L'histoire  d'Hérodote  considérée  comme   œuvre  d'art  : 

g  \,  Composition 611 

S  2.  Stylo 616 

yi.        Conclusion:  fin  de  la  période  de  croissance  de  l'art  his- 
torique en  Grèce 627 


Imprimerie  générale  de  Cli&lillon*fur-Seine.  —  M.  Pcpin. 


ERNEST    THORIN,    ÉDITEUR 
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lNtiouités  romaines 


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OnniCKit  ISaris  ^  L'OrgAnUatloa  flttftnoltra,  troiliilU  on  Iniii<;iili  \int  M.  A. 
VitiK,   Jo>>-a  lin  lii  PA(iuIl6  dn  DiiiU  lie  MoiilnitlUcr,    Uorùtl  iIo  riaïUlUl  Un 
rïuiee.  1  vvl.  —  t.'Or(»iila»ttan  mUltktre,  trad.  «a  rrHU-;.  (lar  M.  Uri»att-1. 
Tïoitiuit  ['**riK  r  Le  Oulto,  trailnit  «a  trunutU  iiur  M,  Ohlmàijd,  prurwiouT 
à  U  fa<'-al|t  i>n  droit  île  ïuulauM.  ï  vol. 


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ERNEST   THORIN,   ÉDITEUR 


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