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HISTOIRE
LlTTEHATItRE (iHECOÎlF
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LYRISME - rREJUKBS ÏROSATElUtS - llKlIOrKlTK
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Atrunt y(0)»ST
PARIS
f:ri.vBST TiioiuN, Émiliiin
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HISTOIRE
DK LA
LITTÉRATURE GRECQUE
II.
IMI'm.MFRth C.KNtKALL l>K CH ATII lON-ST H-SIll NK. — M. l'KIMN.
HISTOIRE
DE LA
LITTÉRATURE
PAR
ALFHKD ÇROISET
Menibnî de ^Ill^lilut
Frofessour à l.i Kaciillc de» h'ilre.-
dc Paris
MAURICE CKOISET
l)û:*.lcnr ùs lollnrs
Prof«.'Ssciir à la Tarulté de:» loltrcs
de Montpellier
TOME SECOND
LYRISME — PREMIERS PROSATEURS — RÉRODOTE
PAR
Aluu-i) chois et
PARIS
Ell.NEST TIIORIN, ÉDITE! :R
Miiriviat: mis écoles fhax(jaises d'aiiiknes i:t dk homk
I»r r.OLLLGE HE FRANCE ET DE l/ÉCOLE N(»nM\LE SIPÊRIEIRE
1, bi:e de médicis, 7
1890
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CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES DU LYRISME '
SOMMAIRB
I. Caractères généraux da lyrisme grec. •— II. Formes primitires et
populaires. — III. Nature de la transformation accomplie au yiii»
et au vue siècle : § 1. Eléments divers du lyrisme; définitions; (2.
Bôle de chacun d'eux. — IV. Les principaux genres du lyrisme
classique; ordre de leur développement; géographie du lyrisme.
Vers le milieu du viii® siècle» la poésie épique était
visiblement en décadence. Non que la gloire d'Homère
fût ébranlée ni môme que toute production épique eût
cessé : les genres littéraires ne périssent pas ainsi tout
entiers. Jamais la gloire d Homère ne fut plus répandue
et plus vivante qu'au temps de Solon par exemple cl de
Pisistrate, lorsque la récitation de ses poèmes formait
une pièce essentielle de la fête attique des Panatliénécs.
1. J*emploie le mot lyrisme en un sens concret que ne mention-
nent pas les dictionnaires français, mais qui est nécessaire. L'ex-
pression do poésie lyrique, en effet, n'est ni précise ni commode
quand on a sans cesse à distinguer — à propos de l'ensemble
lyrique formé par la poésie, la musique et la danse ~ la poésie
qui est une partie du tout, et ce tout lui-môme. C'est cet ensemble
qae j'appelle d'un seul mot le lyrisme, comme je l'ai d'ailleurs déjà
fait dans mon livre sur La poésie de Pindare et les lois du lyrisme
grec,
Hist. «U la Litt. grecque. — T. II. 1
422415
2 CHAPITRE 1". — ORIGINES DU LYRISME
Au V® et au iv® siècle, en plein épanouissement de Tat-
ticisine, les rapsodes qui déclamaient V Iliade et V Odys-
sée continuaient d attirer la foule. Mais il en était alors
de Tépopéo comme il en est aujourd'hui de la tragédie
française du xvii® siècle. Corneille et Racine sont des
classiques; on les lit, on les admire^ on les écoute même
avec délices, mais on ne fait plus de tragédies à leur
exemple. Il y a dans leur art des formes surannées qui,
sans faire tort à notre admiration pour tout ce qui reste
en eux d'impérissable^ détournent d'une imitation trop
exacte les esprits originaux. Cent cinquante ou deux cents
ans après Vlliade^ Tépopée subissait le même genre de
fortune, et une nouvelle forme de l'art, le lyrisme, appa-
raissait. La fin de l'épopée n'était pas la fin de la poésie
grecque, tant s'en faut. La source était toujours vive et
jaillissante. Elle devait, pendant de longs siècles encore,
épancher ses eaux libéralement en tous sens. Mais elle
change alors de cours. Des besoins nouveaux sont nés
auxquels il faut satisfaire. Cette révolution littéraire est
le signe et la conséquence d'une transformation gra-
duelle de l'âme et de la vie grecques.
Les trois siècles qui précèdent les guerres médiqucs
sont pour la Grèce une période do profonde révolution
intellectuelle et politique. Les vieilles royautés patriar-
cales chantées par Homère ont disparu. Des invasions et
migrations de toutes sortes ont bouleversé Tancien sol.
Un ordre nouveau se fonde au milieu des difficultés et
des luttes. Les gouvernements aristocratiques dominent;
la démocratie commence à poindre; les tyrannies sur-
gissent çà et là. Dans ces difficultés de la vie pratique,
la sensibilité s'exalte; mais surtout la personnalité so
développe. La conscience des individus et des groupes
prend plus de force et de clarté. La réflexion s'attache
aux choses présentes soit pour les dominer par l'ac-
tioQ, soit pour les pénétrer dans leurs lois intimes.
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 3
soit simplement pour exprimer le contre-coup que Tume
en reçoit.
La poésie épique était essentiellement narrative.
VIliade et VOdyssée sont de merveilleux récits de com-
bats et d'aventures. Pour des hommes simples — guer-
riers, laboureurs, marins — dont la vie est dure et
Timagination vive, la réalité présente n'est guère une
source de poésie qu*à la condition de se projeter dans le
passé sous une forme idéale. C'est là surtout que leur
imagination s'affranchit de la tyrannie des choses. Si
parfois la réalité les charme et les enivre, c'est d'ordi-
naire dans le feu de Taction, et l'ivresse alors se dépense
immédiatement dans Tacte même, sans aboutir à la poé-
sie. Le peuple, sans doute, a déjà ses chants de joie ou
de tristesse; et le culte, presque toujours, prélude à ses
cérémonies par des hymnes. Nous aurons tout à l'heure
à y revenir. Mais ce n'est pas vers cette forme d'expres-
sion que se tournent alors les artistes les plus puissants,
ceux qui seraient les plus capables de les porter à la per-
fection. Ils vont à Tépopée, au récit, mieux appropriés à
cet idéalisme naïf qui reste au fond de leurs âmes, et
qui ne saurait encore ni regarder la réalité en face ni la
transformer. De là V Iliade qI VOdyssée, Le mythe y règne
en maître. L'épopée, attachée à la contemplation des
choses antiques, semble n'avoir aucun lien avec le pré-
sent. Le poète s'efface, et la réalité contemporaine divspa-
raît. Chez Hésiode, déjà, la pureté de Tépopoe s'altère :
dans la Théogonie, la préoccupation d'un savoir métho-
dique et d'une classification rationnelle se môle au
plaisir poétique du récit; dans Les Travaux et les Jours,
le sujet est la vie présente. C'est l'indice d'un change-
ment qui va s'accentuer de plus en plus.
Peu à peu, la réalité prend un intérêt nouveau aux
yeux de Tartiste. Elle est capable à son tour de beauté.
Elle excite des sentiments passionnés ou profonds. Et
4 CHAPITRE r'. — ORIGINES DU LYRISME
ceux-ci, analysés déjà avec précision, ne peuvent rester
enfouis au fond de râmc : il faut qu'ils éclatent au dehors.
Mille occasions les provoquent à se manifester. Une foulo
do jeux publics, de concours (àycjve;), organisés par les
sanctuaires, par les cités, par les tyrans^ multiplient ces
occasions. L'action des concours en particulier a été
considérable. Non seulement elle a rendu plus facile aux
poètes musiciens de se produire et do se faire connaître,
mais en outre elle a fait naître en eux un sentiment qui
tient une large place dans leurs vers et qui est devenu
par là de plus en plus l'un des principes essentiels de la
vie morale en Grèce, je veux dire l'amour de la gloire,
sans cesse exalté par le désir de vaincre. Dans cette vie
brillante, les émotions sont variées. Les unes sont véhé-
mentes et fortes, d'autres voluptueuses, d'autres graves et
fortes, comme les fêtes politiques ou religieuses qui les
inspirent. C'est ce que les Grecs ont exprimé en disant que
le lyrisme pouvait dilater le cœur et l'exciter (SiotaraXTixoç
TpoTTo;), ou le replier sur lui-môme en le resserrant (<yu-
ora^Tixo; TpoTro;), ou enflu laisser Tâmc dans la sérénité et
la paix (r,Gu'/aoTi3co; Tp6:ro;). Dans tous les cas, c'était la
voix d'une âme à la fois émue et maîtresse d'elle-môme,
d'une sensibilité vive en même temps que consciente,
d'une imagination capable do s'attacher aux choses
présentes sans perdre l'espèce de joie intellectuelle que
l'art exige toujours.
Il ne faut d'ailleurs pas croire que le mythe, souverain
dans l'épopée, fût banni du lyrisme. Toutes les fois d'abord
que celui-ci a pour objet principal do chanter les dieux
ou les héros, il faut bien qu'il dise leur histoire, et celte
histoire héroïque ou divine, c'est justement le mythe.
Mais en outre, en Grèce, et pour de longs siècles encore,
le mythe est partout. Le mythe est la première forme
sous laquelle l'esprit grec ait pensé. Soit qu'il essayât de
s'expliquer à lui-même les rapports de l'homme avec la di-
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 5
vinité, soit qu'il réflécliît aux principes de la morale, soit
qu'il s'interrogeât sur l'origine de l'humanité, sur celle
(les races, des cités, des familles, partout il créait des my-
thes. Une admirable poésie, celle qui se résume dans les
noms d'Homère et d'Hésiode, consacra, pour ainsi dire,
les principaux de ces mylhcs et donna Tcssor ii beau-
coup d'autres. Comme aucune influence extérieure n'em-
pêcha la jeunesse de l'hellénisme de suivre son cours
régulier, ce n'est que fort tard, et à une époque relati-
vement récente, que lesprit, plus mûr, s'affranchit de
cette manière de penser. Ce n'est vraiment qu'avec Aris-
tote que la pensée hellénique fut tout à fait émancipée.
Mais, alors môme, cet affranchissement n'était que le
privilège d'une petite élite. Le pli était pris; la force de
Thabitude, l'influence de la religion, celle des arts plas-
tiques, celle d'Homère, l'attrait de tant de formes vi-
vantes, belles, familières, tout prolongea presque indéfi-
niment le règne de la mythologie, qui a fini par survivre
à l'hellénisme et par renaître en partie dans le monde
moderne. A plus forte raison, au vu* et au vi* siècle
avant l'ère chrétienne, en pleine jeunesse de l'hellénisme,
avant le grand essor de la philosophie, le mythe ne
pouvait manquer d'être partout présent aux esprits.
Après le long règne de l'épopée, il était devenu partie
intégrante de la pensée. Il était surtout la forme natu-
relle de l'idéal. Il semblait que la vérité la plus haute et
la beauté la plus parfaite ne dussent se rencontrer que
dans cette divine région où se mouvaient les dieux et les
héros. Les fêtes de la religion, les événements de la vie
privée, ceux de la vie politique et sociale, tout rappelait
quelque mythe et l'associait aux émotions de l'heure
présente. Dans ces conditions, il était impossible qu*il
ne figurât pas sans cesse dans le lyrisme, qu'il n'y tînt
pas une place éminente, qu'il ne fût pas comme le but
où l'inspiration tendait sans cesse d'elle-môme, par un
Û CHAPITRE 1". — ORIGINES DU LYRISME
retour iDsiinctif vers ces cimes lumineuses où l'art avait
coutume d'habiter. En cela, le lyrisme continuait l'épo-
pée. Mais voici la différence et la nouveauté. Dans l'épo-
pée, le mythe était Tunique principe et Tunique objet
do Tinspiration. Dans le lyrisme, il n'en est plus ni le
point de départ ni la lin unique. Quelquefois, il man-
que absolument ; il n'est pas essentiel au lyrisme.
Le plus souvent, sans doute, il y tient une fort grande
place ; mais ce n'est pas pour lui-même qu'on le ra-
conte : c'est surtout pour ses relations avec les cho-
ses contemporaines. Â peine même peut-on dire qu'on
le raconte : on y fait allusion ; une allusion plus ou
moins rapide, plus ou moins longue, selon les cir-
constances, mais enfin une allusion qui le subordonne
en quelque mesure à une idée générale, à une émotion
directement puisées dans la réalité. L'ode la plus exclu-
sivement religieuse et la pliis impersonnelle n'échappe
pas tout à fait à celte loi. Le mythe a beau y tenir le
premier rang, il n'y est pas seul. A côté de lui, il y a le
sentiment du poète, sa piété, celle de la foule pour
laquelle il chante, tout le corlëge d emolions qui ont fait
naître cette ode et qui se traduisent par une forme de
récit plus vive que celle de Tépopce, par un choix plus
libre des circonstances, par des invocations et des prières.
Cette inspiration lyrique, si nouvelle, dut s'exprimer
par des formes également nouvelles. C'est une sorte
de loi historique que les genres littéraires, emprison-
nés dans les traditions qu'ils se sont eux-mêmes
créées, s'appliquent difficilement à des objets différents
do ceux qu'ils ont toujours traités. L épopée, malgré
la tentative d'Hésiode, se prêtait mal à l'expression
des idées et des sentiments qui occupaient alors les es-
prits. En Grèce surtout, où l'accord du fond et de la forme
a toujours été senti avec tant de délicatesse, le change-
ment des idées devait amener presque nécessairement
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 7
une transformation égaie dans les moyens d'expression.
CVst ce qui no manqua pas d'arriver.
D'abord la poésie nouvelle fut une poésie essentielle-
ment musicale, c'est-à-dire chantée et accompagnée du
jeu des instruments. Les aèdes épiques, il est vrai, à l'o-
rigine, et peut-être pendant un temps assez long, avaient
dû chanter leurs hexamètres. Mais ce chant, quoique
soutenu du jeu de la cithare, n'avait été qu'une sorte de
récitatif fort simple et assez monotone, qui portait la voix
plutôt qu'il n'exprimait musicalement les nuances de
l'idée et du sentiment. Il avait fini par céder la place à
la récitation, plus variée probablement dans ses effets que
ce chant incomplet. La poésie lyrique remit en honneur
l'accompagnement instrumental et le chant, rendus plus
savants et plus expressifs. Si, plus tard, dans certains
genres lyriques comme l'élégie, la musique disparut de
nouveau, cela tient à ce que l'élégie, comme nous le ver-
rons, était le moins lyrique de tous; et d'ailleurs cette dis-
parition, même là, ne fut jamais totale; ce fut un accident
plus ou moins fréquent^ non une loi. Mais la poésie lyri-
que, en thèse générale, était essentiellement destinée à
être chantée. La voix d'un soliste ou celle d'un chœur
faisaient entendre les paroles « ailées » du poète. La ci-
thare ou la flûte, quelquefois l'une et l'autre, accompa-
gnaient les voix. Souvent même à ces chants s'ajoutaient
des danses. La beauté de la forme humaine, animée d'un
mouvement cadencé, complétait la beauté des pensées et
de la mélodie. Sous sa forme la plus parfaite, le lyrisme
grec, suivant la remarque de Westphal, associait les
trois arts qui réalisent l'harmonie dans la durée, comme
certains temples où s'associent l'architecture, la sculp-
ture et la peinture, offraient en spectacle le concert (moins
étroit pourtant) des trois arts qui réalisaient l'harmonie
dans 'l'espace. Il faut ajouter que dans cette associa-
tion, contrairement à ce qui se produit d'ordinaire
8 CHAPITRE P'. — ORIGINES DU LYRISME
en pareil cas chez les modernes, c'était toujours la poé-
sie qui gardait le premier rang. Elle était reine, et la musi-
que, aussi bien que la danse, ne servait qu*à la rehaus-
ser *. On se rendra mieux compte de cette relation quand
nous aurons vu tout à l'heure quelle était la nature do la
musique grecque.
L'hexamètre épique ne pouvait convenir à la variété
des rythmes qu'appelaient ces mélodies et ces danses. Une
foule de mètres nouveaux furent mis en usage. Tandis
que l'uniformilé métrique de Thexamètre exprimait à mer-
veille l'unité générale du courant de narration continue
où s'enchaînait la variété des scènes de l'épopée, la poésie
lyrique, qui supprimait le récil, qui mettait directement
en lumière une suile d'émotions, devait briser et varier le
mètre pour l'accommoder aux idées qu'elle avait à ex-
primer. Ici encore, d'ailleurs, il y eut des degrés, pour
ainsi dire, dans le lyrisme. Celte souplesse expressive fut
plus ou moins grande selon les genres. Quelques-uns
restèrent tout voisins de l'épopée. D'autres s'en écartè-
rent davantage. D'autres enfln arrivèrent à une variélé
de mètres extraordinaire, inventant pour chaque poème,
pour chaque circonstance, des combinaisons rythmiques
différentes, et celles-ci d'une ampleur, d'une richesse dont
l'épopée no pouvait donner aucune idée. En tout cela, ce
fut toujours un instinct délicat d'harmonie qui servit de
règle. La forme se modela sur le fond. L'art eut toujours,
en Grèce, cette suprême beauté, de créer avec Tidée la
forme la plus capable de la bien rendre.
1. Du moins à TorigiDe et pendant de longs siècles. C*est seule-
mont vers le temps de Pindare que la musique, chez certains nova-
teurs, tendit à passer au premier rang. De là les vers indignés de
Pratinas (dans Athénée XI V, p. 617 G-F) : « Quel est ce désordre ? que
veulent CCS danses? quelle violence audacieuse s'attaque à l'autel de
Bacchus ?... C'est le chant que la Muse a fait roi ; la flûte doit
suivre, car elle n'est qu'une servante. » Cf. Plut. De Mus. c. xxx,
p. 1141 D : Tûv 2' aùXy)t(ov uiir,pexovvTta>v xoi; fiiSa<7xaXoi;.
GARAGTÈHES GÉNÉRAUX 9
De là aussi un dernier changement qui se rapporte
à la langue. Le lyrisme innove en cela comme dans
tout leresle. II a son dialecte, ou plutôt ses dialectes;
il a son style. C'est une poésie essentiellement locale,
du moins au début. Ce n'est pas à dire que les poètes
lyriques ne fussent de grands voyageurs et que les
chants qu'ils composaient ne devinssent très vite, grâce
à la communauté fondamentale du langage, comme le
bien commun de toute la Grèce. Mais ces chants, bien
que vite répandus, avaient cependant été composés d'a-
bord pour un public plus restreint. Les fêtes que le ly-
risme célèbre sont avant tout les fêles de la cité. Les
chœurs qu'il appelle au chant et à la danse sont formés
de concitoyens du poète. Si c'est lui-même qui chante,
c'est à des amis, à des convives, à un petit groupe par-
ticulier qu'il s'adresse. Le dialecte qu'il parle est par
conséquent le dialecte même du pays où il vit, éolien à
Lesbos, dorien à Sparte, ionien à Smyrne ou à Céos. La
langue épique, locale aussi à l'origine, au temps des pre-
miers récits héroïques d'où l'épopée devait sortir, avait
Gnî, sous l'influence et à l'exemple de la grande épopée
homérique, par revêtir exclusivement la couleur ionienne.
Hésiode lui-même écrivait en ionien. La langue lyrique
rompit cette sorte d'uniformité que le règne dcTépopée
avait répandue par toute la Grèce; elle rendit aux dialec-
tes locaux l'indépendance. Elle eut aussi dans le style une
grande liberté. La vivacité des émotions, quelquefois leur
nature personnelle, ailleurs Tenthousiasmo communiqué
à l'imagination par l'appareil brillant de l'exécution mu-
sicale, tout cela contribuait à exciter la hardiesse du
poète, à l'affranchir des règles ordinaires, à lui donner
une liberté singulière dans la création des tournures, des
formes de style, des mots mêmes. — 11 convient pour-
tant de faire deux réserves. D'abord, par une conséquence
naturelle du grand rôle de l'épopée, le lyrisme emprunta
10 CHAPITRE I". — ORIGINES DU LYRISME
beaucoup à celle-ci : des mots, des tours, des façons de
dire, même des formes grammaticales; le dialecte épique
et le style épique furent toujours présents à la pensée des
poètes lyriques. Entre ce dialecte et celui qui se parlait
autour d'eux, il y avait un intervalle considérable qui
pouvait admettre bien des degrés intermédiaires. Avec la
même finesse de goût que nous avons déjà signalée, le
lyrisme choisit tantôt l'un, tantôt Tautre de ces degrés in-
termédiaires, selon les circonstances. La nature du sujet,
le rythme adopté, la forme de l'exécution déterminaient
le poète à se rapprocher ou à s*éIoigner de la forme épi-
que. Un autre point à remarquer, c'est que la liberté
dialectale et le caractère local du langage lyrique ne
furent entiers qu'au début et pendant le premier des deux
siècles que remplit Thisloire du lyrisme. Plus tard, il s'é-
tablit une tradition lyrique et une sorte de canon général
analogueà celui queTépopéc ionienne avait précédemment
constitué. Chaque genre lyrique fut comme voué au dia-
lecte dans lequel il avait pour la première fois conquis la
plénitude de sa dignité littéraire. C'est ainsi que le ly-
risme choral s'exprima toujours en doricn, même dans
le drame atlique du v® siècle. Il est vrai qu'ici encore il
y avait toutes sortes de degrés et de nuances dans l'em-
ploi des formes consacrées, et ces nuances étaient tou-
jours laissées au choix de Tartiste, c'esl-à-dire qu'elles
résultaient d'une foule de convenances fortdélicales qu'il
appréciait souverainement. Il en fut de même pour le style.
Chaque genre finit par s'imposer à cet égard des usages
qui lui étaient propres. Mais ces usages n'avaient rien de
rigoureux et laissaient encore à la liberté du poète uu rôle
qu'il remplissait avec autant de hardiesse que de goût.
Tout cet ensemble de caractères, malgré les différen-
ces individuelles et les progrès incessants se maintenait
par une tradition très forte. Dans chaque genre, mais
surtout dans les plus solennels et les plus savants, il y
GAKÀGTËRES GÉNÉRAUX 11
avait des habitudes qui étaient presque des règles et que
les poètes eux-mêmes appellent des loisK II est naturel de
se demander si le maintien de ces lois nYîlait pas Tcdet
d'une cause plus forte que la libre imitation individuelle,
et s'il n'impliquait pas rexislencc de véritables écoles où
l'on apprenait l'art lyrique. La réponse à celte question
n'est pas douteuse. En général, les poètes lyriques n'é-
taient pas des autodidactes. N'y eùt-il eu que l'apprentis-
sage obligé des rythmes et de la musique, il fallait bien
qu'ils reçussent d*uu maître les premières notions de leur
art. En fait, nous voyons souvent ces relations de maître
à élève mentionnées entre eux, et par des témoignages
directement tirés de leurs propres œuvres. Les débu-
tants fréquentaient un poète déjà connu. Ils appre-
naient auprès do lui l'art de jouer de la cithare,
de construire une strophe, de composer une mélodie.
Recevaient-ils aussi un enseignement poétique à propre-
ment parler, c'est-à-dire littéraire? Sans aucun doute;
mais il faut s'entendre sur le sens que prend ici le
mot d'enseignement. On ne saurait songer, doux cents
ans avant la naissance de la rhcHoriqne, à un enseigne-
ment méthodique et codifié. 11 est clair qu'il n'y avait do
traités écrits d'aucune sorte. Le premier artiste à qui Ton
attribue la rédaction d'un traité non pas môme sur la par-
tie poétique du lyrisme, mais sur la partie musicale (où
il avait innové), est Lasos d'IIcrmioné, qui vivait à la fin
du Vi*^ siècle. A plus forte raison n'y avait-il pas de traités
écrits sur la composition littéraire d'une ode. Tout se bor-
nait à des conseils donnés de vive voix. Cela exclut évi*
demment un certain degré d'analyse et de précision qui
est inséparable du développement complet de la prose.
Mais on ne saurait supposer non plus qu'un grand poète
1. Pinaare, Islhm, V, (VI), 29; Ném. IV, Îi4. Cf. Poésie de Pindare,
p. 155.
12 CHAPITRE !•'. — ORIGINES DU LYRISME
lyrique, entouré de disciples curieux de bien faire, pût
se borner à leur donner de beaux exemples sans jamais
commenter devant eux ses propres œuvres et les expli-
quer à leur usage. Un biographe de Pindare nous ap-
prend que Corinne lui enseigna les règles des mythes *.
Un autre nous parle de la vive critique qu'elle lui adressa
sur la composition de deux de ses premières odes '. Voilà
la vraisemblance et la vérité. Ce que fit alors Corinne de-
vait se faire partout, dans toutes les écoles. On produi-
sait et on critiquait. La théorie sans doute restait vague
et flottante sur bien des points; mais elle se dégageait
peu à peu des préceptes particuliers et des remarques
isolées; elle sortait à la fois de l'exemple et du commen-
taire. Cet enseignement lyrique devait ressembler beau-
coup à celui qui se donne dans les ateliers des peintres et
des sculpteurs^ où les traditions se transmettent non seu-
lement par l'exemple muet des œuvres, mais aussi par
la parole, par la critique, par les discussions. Ce n'est pas
là, il est vrai, de la théorie pure; mais c'est en même
temps tout autre chose qu*une imitation strictement per-
'sonnelle qui, à chaque fois, réinventerait l'art, pour ainsi
dire, et le créerait de toutes pièces. Il y avait eu des éco-
les d'aèdes et de rapsodes qui s'étaient transmis les règles
de l'épopée. Il y eut de même des écoles lyriques où l'art
des chants et de la danse, fidèlement transmis, grandit
peu à peu, portant jusqu'à leur perfection les caractères
nouveaux que nous venons d'énumérer.
II
On voit que le lyrisme fut une forme de poésie très
nettement distincte de celle qui l'avait précédé. Il lui
1. B:[teîXia t* (OTcaae ^\i^tûyê {Vitametr,).
2. Plut., De glor. Ath., c. xiv, p. 347 F.
FORMES PRIMITIVES ET POPULAIRES 13
devait assurément beaucoup, par la perpétuité des idées
morales, par Temploi même des mythes et par l'imita-
tion de certaines formes ; mais, tout compte fait, les dif-
férences aussi étaient frappantes et son caractère original
est évident.
Ces nouveautés sont en partie inventées alors, mais en
partie seulement. Les genres littéraires vraiment vivants
oe naissent guère tout d un coup, armés de toutes pièces.
La Grèce fit alors pour le lyrisme ce qu'elle n'a cessé
de faire pour tous les genres depuis Tépopée d'Homère
jusqu'à l'idylle de Théocrite : elle puisa dans le trésor
des inspirations populaires, de l'art anonyme, plus spon-
tané que réfléchi ; là, elle trouva le lyrisme déjà orga-
nisé, mais à l'état embryonnaire, pour ainsi dire. Elle le
cultiva, le fit profiter des progrès de. l'épopée, l'enrichit
par des greffes successives, et lui donna une vigueur,
un éclat, une beauté qu'il n'avait pas encore; si bien
qu'il devint, pendant deux siècles, la grande voix poéti-
que de la pensée grecque et l'image brillante de toute
cette période.
La poésie chantée, sous les formes les plus diverses,
a certainement existé en Grèce de toute antiquité. 11
n'est même pas douteux que la race grecque, lorsqu'elle
se détacha du rameau ethnique auquel elle apparte-
nait, n'ait apporté dans son nouveau pays des chants
traditionnels antérieurs à la séparation. D'autres chants
ont pu et dû lui venir de ses voisins par importation.
Mais surtout il est évident que la race elle-même, à la
juger par ce que nous voyons d'elle dans les temps his-
toriques, n'a pu manquer d'avoir de bonne heure une
aptitude et un goût marqués pour les manifestations mu-
sicales et rythmées de ses sentiments.
Dans l'école de Platon et dans celle d'Aristote, on
avait essayé de raconter l'histoire des progrès et de la
décadence de la musique grecque. Mais les auteurs de
14 CHAPITRE 1". — ORIGINES Dïl LYRISME
ces recherches, dit Plutarque, ne s'accordaient pas en-
tre eux ^ Quelques-uns faisaient remonter l'invention do
la musique à Apollon. C'était ne pas dire grand'chosc.
D'autres, essayant d'être plus précis, mettaient en avant
les noms d'Amphion, d'Orphée, de Linos, de Musa308,
d'Eumolpos, d'Olen, d'autres encore. Ces noms mythi-
ques sont obscurs et vagues. Nous avons essayé pré-
cédemment' de dégager la part de vérité historique qui
se cache sous les légendes attribuées à ces personnages :
il y a là le souvenir confus d'une poésie religieuse pri-
mitive, issue d'origines diverses, mais toujours attachée
aux sanctuaires, aux cérémonies du culte, et qui a pro-
duit des hvmnes.
On a vu ' par quelles transformations ces hymnes
aboutirent peu à peu à des chants narratifs dont l'épo-
pée devait sortir. Mais un genre littéraire peut donner
naissance à un autre genre sans épuiser pour cela sa
vitalité propre. C'est ainsi que plus tard le dithyrambe,
même après avoir donné naissance à la tragédie, conti-
nua de vivre d'une vie distincte : seulement, par un effet
imprévu, il subit à son tour Tinfluence du genre qu'il
avait créé, et devint de plus en plus dramatique. Il arriva
quelque chose de semblable aux hymnes. Après que l'é-
popée s'en fut détachée, ils continuèrent d'exister comme
un genre à part; mais l'épopée réagit sur eux, et les
hymnes dits homériques sont des hynmes évidemment
fort différents de ceux qu'on avait pu chanter à Delphes
ou à Délos avant la formation de Y Iliade et de VOdyssée.
Cette forme primitive des hymnes ne disparut pas d'ail-
leurs pour cela tout entière. On chantait encore à Délos,
au temps d'Hérodote, dos hymnes fort anciens attribués
1. Plutarquo, ou plutôt Taulour inconnu du De Musica placô sous
son nom (c. m, p. 1131 F).
2. Tome I, p. 56 et suiv.
3. Tome I, p. 87 et suiv.
POHMES PRIMITIVES ET POPULAIRES 15
à Olen ^ Pausanias lui-même croyait en lire de son
temps ^. La liltéralure dilo Orphique, avec son allure
de litanie et de prière, devait aussi offrir quelque res-
semblance avec les hymnes primitifs. Bien qu'il soit
difflcile , pour no pas dire impossible , de démêler au
juste ce que ces compositions artiGcielles et relativement
récentes ont conservé des anciens hymnes et ce qu'elles
ont apporté de nouveau, on ne saurait douter qu'elles
n'offrent à certains égards une imitation plus Gdèle des
vieilles formes de la poésie religieuse que ne font les
hymnes dits homériques. Quoi qu'il en soit, le rôle de
cette antique poésie ne s'est pas borné à susciter d'abord
l'épopée, ensuite les hymnes épiques et ceux du genre
orphique : elle a certainement fourni aussi à la poésie
lyrique des modèles et des cadres. C'est le fonds commun
d'où tout le reste est sorti. Quand les Achéens se ren-
daient en procession à leurs sanctuaires en chantant leurs
vieux hymnes traditionnels, quand après le sacritice et
le repas sacré, ils célébraient la grandeur du dieu, ou
racontaient ses exploits, ou demandaient son secours, ou
le remerciaient d'une faveur qu'il leur avait accordée,
c'étaient déjà les différentes formes de la poésie lyri-
que religieuse, nome, péan, prosodion, auxquelles ils
préludaient.
A côté de cette poésie des hymnes, étroitement ratta-
chée non seulement à la religion, mais au culte, et dont
l'objet essentiel était la louange des dieux, il y en avait
une autre dont les événements de la vie humaine four-
nissaient le prétexte. Dans la période historique, nous
voyons les genres lyriques multipliés à l'infini, comme
les occasions qui les suscitaient. Quelques-uns, nous le
verrons, sont d'invention assez récente, et l'origine peut
1. Hérodote, IV, 33.
2. Cf. 1. 1, p. 64.
16 CHAPITRE 1*'. — ORIGINES DU LYRISME
en être déterminée par les circonstances qui leur ont
donné naissance. Mais d'autres, évidemment, et c*est le
plus grand nombre, ont leurs racines dans les plus vieilles
habitudes de la race ; non seulement de la race grecque
proprement dite, mais du rameau humain peut-être
auquel les Grecs appartenaient. Le mariage par exemple
et la mort ont certainement été, de tout temps, en Grèce
comme chez une foule d'autres peuples, l'occasion et le
sujet de chants particuliers.
Mais la légende grecque a gardé peu de souvenir
de cette sorte d^nspiration. Parmi les noms mythi-
ques dans lesquels se résume l'histoire primitive de
la poésie lyrique grecque, il n'y a guère que celui de
Linos qui puisse passer pour représenter en partie
cette branche de poésie. Le chant qu'on appelait IJEli-
nos était un chant triste, d'origine probablement sé-
mitique ^ Il devint si populaire que le nom d'iElinos
ou de Linos fut comme le nom générique de toute une
catégorie de lamentations d'abord relatives aux vicissi-
tudes des saisons, plus tard peut-être à d'autres sujets
encore, et que le personnage de Linos fut inventé pour
expliquer le nom du chant ^.
Les plus anciens documents que nous puissions con-
sulter sont les poèmes d'Homère et d'Hésiode. Nous y
trouvons en effet la preuve que, même au temps du plus
vif éclat de l'épopée, le lyrisme était partout en Grèce
déjà très vivant. U Iliade^ VOdyssée, les poèmes hésiodi-
ques en portent témoignage à chaque instant.
Quand les envoyés des Grecs, au lâchant de 17/tac?(P, ra-
mènent Chryséis à son père pour apaiser la colère d'Apol-
lon, ils offrent d'abord au dieu un sacrifice. Le sacrifice est
suivi d'un repas, après lequel ils remplissent de vin les
1. Sur TiElinos en Syrie ot on Ejçypte, cf. Ilôrodote, II, 79.
2. Mo vers, Die Phœnizier, I, 244.
F^oRMÉâ PhialitiVES et populaires 17
cratères et font des libations. En même temps commencent
les chanls, (|ui durent lout le jour. « Pendant un jour en-
tier les lils des Achéens chantèrent pour se rendre le
dieu propice, et firent résonner le beau péan *. » C'est
encore le péan que chantentles compagnons d'Achille sur
Tordre de leur chef pour célébrer la mort d'Hector : « Et
maintenant, (ils des Achéens, au son du péan, retournons
vers nos creux vaisseaux, en traînant ce cadavre. Nous
avons conquis une grande gloire ; nous avons tué le di-
vin Hector, que les Troyens, dans leur cité, honoraient
à régal d'un dieu *. » Dans l'Hymne à Apollon Pythîen,
la même sorte de chant est exécutée par les Cretois du-
rant leur marche vers le temple, après le sacrifice et le
repas sacré'. — Les chants funèbres sont aussi mentionnés
plusieurs fois dans V Iliade. On pleure les morts solennelle-
ment. Cette sorte de lamentation (yco;) s'appelle pro*
prement un thrène (Opvivo;). Achille pleure Patrocle *. Quand
Hector est tué, Priam et Hécube, du haut du rempart,
pleurent aussitôt son trépas ^ Quand le cadavre est
rendu par Achille , nouvelles lamentations , exécutées
d*abord par des chanteurs de profession , ensuite par
les femmes de la famille, Hécube, Hélène, Andromaque ^.
Après la mort d'Achille, les neuf Muses en personne, à
tour de rôle, chantent un thrène, tandis que les Néréides,
compagnes de Thétis, poussent des gémissements ^. Le
célèbre chant de Linos est encore une lamentation : un
1. Iliade I, 472-473. Le vers 474 n'est qu'une variante du vers 473.
2. lliadey XXII, 39l-:i94.
3. Hymn. Ap, Pyth. 33G-341.
4. Iliade, XXIII, 12.
5. Iliade, XXII, 429-430.
6. Iliade, XXIV, 721 sq. Que ces dernières lamentations soient ou
non une addition postérieure, ou encore une variante, peu importe
pour la question qui nous occupe : c'est toujours un témoignage
très ancien sur ce genre de chants funèbres*
7. Odyssée, XXIV, 60 sq.
niai, de la Likk. grecque. — T. II. 2
18 CHAPITRE r\ - OniGINKS DU LYIUSME
jeune garçon le cliante en s'accompagnant do la phor-
minx: tout à rcnlour, les jeunes gens et les jeunes
filles, après la vendange, dansent et poussent des cris *.
Mais ce n'est pas seulement sur une mort qu'on so la-
mente ainsi. Thétis, au clmnt XVIII, voyant la tristesse
de son fils Achille, s'abandonne à une lamentation toute
pareille (yoo;), qu'accompagnent les gémissements des
Néréides ^. — A côté des chants graves ou tristes, voici
les chants joyeux ; ceux-ci, d'ordinaire, avec des danses.
Dans YOdysséCy Taède Démodocos fait danser les jeunes
Phéaciens au soji de la cithare ^ Un autre aède, encore
avec la cithare^ dirige des danses dans le palais d'Ulysse
à Ithaque *. Parmi les scènes représentées sur le bouclier
d'Achille figure une danse analogue : un aède chaule en
jouant delà cithare, et une troupe de jeunes gens et de
jeunes filles reproduit la danse exécutée jadis par Dé-
dale en l'honneur d'Ariadne \ Plus loin, c'est un hyménée :
«f I/épouse sortait de sa demeure et, parmi les torches
brillantes, était conduite par la ville; l'hyménée sonore
retentissait; les jeunes hommes dansaient en tour-
noyant ; les flûtes et les phorminx mêlaient leurs voix,
et les femmes, debout aux seuils des maisons, regar-
daient avec admiration *. » Le Bouclier d Héraclès,
poème attribué à Hésiode, offre une image assez sem-
blable, mais peut-être plus précise : car on voit nette-
ment, dans la noce même, deux chœurs différents, Tun
dirigé par la cithare, l'autre par les syrinx ". A côté de
cette noce, mais sans qu'il y eût peut-être de lien entre
1. //iW^ XVIII, 509-572.
2. Iliade, XVIII, 50. Le mot technique è^apxsiv semble indiquer
qu'il s'ajîit ici encore d'une sorte de chaut.
3. Odyssre, VIII, 200 sq.
4. Odyssée, XXII, 133-145.
5. Iliade, XVIII, 500-006.
6. Iliade, XVIII, 492 sg. Cf. OJyssér, IV, début.
7. Ihuclicr, 273- iSO.
FORMES PRIMITIVES ET POPULAIRES 10
les deux scènes, on voyait une bande de jeunes gens qui
formaient un Cômos, avec des chants, dos rires et des
danses *.
Voilà donc, dans Homère et dans Hésiode, des témoi-
gnages nombreux et précis. Ce n'est d'ailleurs là bien
évidemment qu'une petite partie de la réaliié. Ni l'un ni
l'autre de ces poètes n'a voulu ni pu nous donner un
tableau complet. Pour ce qui est de la poésie religieuse,
Homère, qui parle du péan, ne dit rien du nome, qui
existait pourtant sans aucun doute à la môme époque.
Quant à la poésie de la vie humaine, elle comprenait des
variétés infinies. Nous n'essaierons pas do les énuméror
complètement. Ce serait impossible, et d'ailleurs peu
utile. Beaucoup de ces formes ne sont jamais entrées dans
la littérature proprement dite; elles en sont restées à
l'état primitif et populaire. Citons, à titre d'exemples,
les chants de nourrices (PauxaXtG[i.aTa), aussi vieux que
le monde et qui dureront autant que lui ; les chants des
divers métiers (chants de moissonneurs, de pécheurs, de
meuniers), dont nous possédons quelques échantillons,
de date relativement récente, il est vrai, mais sans doute
assez peu différents dos plus anciens, car la littérature
populaire change peu ; — ou encore ce cliant de l'hiron-
delle (xeXiSoviTp;), que les enfants do l'île do Rhodes
allaient récitant de porte en porte au retour du printemps
en demandant quelque aumône ^ D'autres sortes ont fini
1. Ihid, 231-283. Lo verfi 283 n'est ({u'uno variante du vers 282,
mais il est intéressant à cause du mot YeXowvte;.
2. On peut lire dans Borgk [PoeUe birici (jrxci, 4^ éd., t. lU, p. 054
et suiv.) un assez grand nombro do fragments do ces chants populaires.
Les plus intéressants sont : un chant de moissonneurs (lovXo;); un
aîÀsvoç évidemment très postérieur à l'âge homérique, mais peut-être
analogue à celui dont il est parlé dans l'Iliade; un chant de meunier
(fr. 43) que le nom de Pittakos rattache (du moins sous cette forme)
au vie siècle ; et plusieurs autres morceaux très naïfs, très popu-
laires de ton, comme le chant de la tortuo (fr. 21) ou celui de la
20 CHAPITRE !•'. — ORIGINES DU LYRISME
par devenir littéraires, mais beaucoup plus tard, et parfois
sous des formes étrangères à la poésie lyrique : ainsi
les chants de bergers, ^uxoXiacpi, qui ont fourni à Théo-
crite de charmants motifs, et qui ont élé i*un des princi-
paux éléments dont il a formé ses idylles. — On pourrait
multiplier les indications de ce genre sans épuiser la
liste des chants populaires de la Grèce primitive. Il est
permis d'affirmer que chaque heure presque de la vie
humaine y eut ses chants appropriés, depuis ceux avec
lesquels la mère endormait son enfant jusqu'à ceux qui
accompagnaient les morts au tombeau. Il y eut des chants
religieux, des chants de guerre, des chants d'amour,
des chants do table, des chants de méiier, des chants sa-
tiriques; des chants à une voix et d'autres exécutés par
des chœurs ; des chants improvisés et d'autres d'un ca-
ractère plus artistique; bref une végétation luxuriante
de rythmes, de mélodies et de poèmes où se reflétaient
avec mille nuances et sous mille formes toutes les cir-
constances et toutes les émotions de la vie grecque.
III
Rien de tout cela n'a survécu; les siècles suivants
n'en ont retenu ni une œuvre ni un nom d'artiste. Quelle
différence essentielle existait donc entre ce lyrisme ou-
blié et celui qui plus tard jeta un si vif éclat? Pourquoi
corneille (fr. 25). Parmi les chants populaires célèbres dont il ne
reste que le nom; mentionnons encore le chant de Lityersôs, un dieu
phrygien qui présidait aux moissons. Le chant de Lilyersès, comme
celui de Linos, comme plus tard celui d'Adonis, est évidemment
d'origine orientale. Il s'agit toujours dans ces chanls d'un jeune
dieu qui meurt prématurément. On voit d'ordinaire dans ces mythes
une image du printemps détruit par les ardeurs de Tété. Sur tous ces
chants populaires, cf. Athénée, XIV, p. 6i8-G20.
ÉLÉMENTS ESSENTIELS ET DÉFINITIONS 21
Tuo fut-il éphémère, anonyme, obscur, et l'autre si
brillant ?
Le lyrisme se compose de deux éléments essentiels :
un élément musical et un élément littéraire. L'élément
littéraire, ce sont les paroles (Xe^i;) envisagées au point
de vue de Texpression des idées. L'élément musical,
c'est ce que les anciens appelaient le rythme (puO[jL6;) et
le c< mélos » ((téXo;), lequel équivaut à peu près à la
mélodie séparée du rythme : ou plutôt, car cette division
o'est pas assez nette, l'élément musical comprend : 1^ les
notes prises en elles-mêmes, au seul point de vue de leur
hauteur sur l'échelle de la gamme et de leurs intervalles
musicaux ; 2^ le rythme^ qui mesure la durée de ces
notes, qui les anime, pour ainsi dire^ et les organise;
3** la construction mélodique^ qui assemble les mesures
(xoSe;) en membres (xôXa), les membres en phrases
(îrcpioSoi), les phrases en strophes ((jxpotpai), et quelque-
fois les strophes elle-mémes en systèmes plus vastes
encore. A quoi il faut ajouter : 4^ V exécution matérielle
des notes résultant de l'emploi des instruments ou des
voix. — Il va sans dire d'ailleurs que, les notes s'appli-
quant à des syllabes, les paroles n'ont pas seulement
une valeur littéraire, mais qu'elles sont aussi, en un
sens, tout comme les notes, une partie de la matière du
rythme (yh puOjAiÇotxevov) et de la construction mélodique.
Mais l'étude des paroles, à ce point de vue particulier,
se confond avec celle du rythme et de la mélodie. —
Reste la danse, autre partie de cette « matière du rythme »
avec les syllabes et les notes. Mais la danse n'est dans
le lyrisme qu'un élément accessoire, subordonné, qui se
détache facilement de l'ensemble et qui ne soulève pas
le même genre de problèmes. Les éléments essentiels,
encore une fois, sont l'élément littéraire d'une part, et
de l'autre l'élément musical tel que nous venons de le
définir. Il s'agit de savoir lequel de ces deux éléments a
t2 CHAPITRE 1". — ORIGINES DU LYRISME
lo plus contribué à la. transformation du lyrisme; ou,
pour poser le problème en termes plus généraux, dans
quelle mesure chacun d'eux y a contribué.
La réponse complète à cette question sortira de l'histoire
même du lyrisme. Mais peut-être est-il bon de donner
J'avance un aperçu de la solution. Il convient aussi, avant
de chercher à interpréter les faits, de rappeler quelques
définitions nécessaires. Disons donc d'abord ce que les
Grecs appelaient aulétique et aulédie, citharistique et ci-
tharédie, et ce qu'ils entendaient au juste par les termes
de rythme et de mètre, do genre et de mode. La musique
et la rythmique grecques diffèrent assez des nôtres pour
qu'il soit nécessaire de bien s'entendre sur ces défini-
tions ^
8 1.
Los Grecs connaissaient comme nous d'assez nom-
breuses variétés d'instruments de musique *. Mais, si
nous laissons de côté les instruments à percussion, dont
l'emploi était restreint, les instruments de cuivre, réser-
vés aux armées, et enfin les orgues hydrauliques, d'ori-
gine relativement récente, nous voyons qu'on n'employait
dans l'exécution musicale du lyrisme à l'époque classi-
que que deux espèces d'instruments : c'étaient d'abord des
instruments à cordes du type de la cithare, ensuite des
instruments à vent du type de la flûte.
1. Pour plus do détails sur ces qucsiions, je suis obligé de reu-
voyer à mon livre sur La Poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec.
Les pages qui vont suivre sont en partie extraites de ce travail.
2. Sur les inslruinonts des Grocs, cf. la note de Volkmann ù la fin
do son édition du De Musica de Plutîirque ; Westphal. Metrik der
Griechen^ t. I, p. 2Gl-2r»3; Flacli, Gesch, d. r/rierh. /.;/;•., p. SD-ilS;
et surtout (ievaërt. Histoire et théorie de lamusi/fuede l'nfititjuitê, t. II,
p. 211 305.
INSTRUMENTS MUSICAUX 23
Qu'est-ce que la cithare *? C'est un des instruments
les plus pauvres, les moins expressifs qu*on puisse ima^
giner. Westphal la compare à une harpe sans pédale.
Elle est sèche, monotone, peu sonore; elle ne peut ni
accentuer les temps forts, ni assourdir les temps faibles;
elle est aussi incapable de soutenir une note que de Tac-
célérer. Elle n'a, en un mot, ni variété, ni mouvement,
ni puissance de son. Que lui reste-t-il donc? Une seule
chose, mais capitale aux yeux des Grecs : une netteté
pure et grave S et je ne sais quel air de sérénité vrai-
ment virile. Les Grecs ne demandaient pas h leur cithare
l'image brillante ou passionnée des plaisirs, des luttes,
des souffrances qui remplissent la vie^ ni le reflet chan-
geant des rêves où se plonge parfois notre joie ou notre
mélancolie, mais des impressions sereines et simples, et
comme l'écho de cet Olympe où règne une éternelle félicité.
Platon proscrit de sa République les instruments trop ri-
ches et trop expressifs '; il garde la cithare. C'était l'ins-
trument national par excellence. Elle était particulière-
ment consacrée à Apollon, le dieu de toute harmonie et de
toute beauté. C'est au son de la cithare qu'Apollon menait
le chœur des Muses ou qu'il conduisait à son sanctuaire
de Delphes les pieux Cretois destinés à devenir ses prê-
tres. Les antiques héros chantaient sur la lyre leurs re-
grets et leurs prières. La lyre accompagnait la voix des
aèdes. C'est elle enfin que Pindare invoque au début
1. Les mots çôpiiiYÇ, Xup«, x(6ap'.c se prennent exactement les uns
pour les autres. Le terme xMpa, souvent confondu a-vec xtOapi;, sem-
ble avoir désigné un instrument analogue, mais plus puissant.
Arislote {Politique^ VIJI, eh. 6; p. 13il, a, 19) exclut la x'.6apa comme
étant un instrument trop tc'/v.xov; il admet évidemment la xiOxpt;.
Platon, il est vrai {Uép. lU, ^99 D.}, admet la xiOâpa qu'il ne dis-
tingue probablement pas do la xiOapt;.
2. C'est ce que Platon appelle r| (ja?r)Vîia twv yo^^oy {Lois, vu,
p. 812 D).
3. "OtTOL Tro/.j/opoa xal 7io"/vap|i6via. /{e/)., III, p. 399 D.
24 CIIAPITaE 1". — ORIGINES DU LYRISME
d'une de ses odes comme la source de cette harmonie
toute-puîssanto qui prépare aux amis des dieux un doux
repos et à leurs ennemis Thorreur et Tépouvante K Rien
ne prouve mieux que ce règne incontesté de la cithare à
quel point le goût musical des Grecs différait du nôtre.
« La musique citharédique, dit excellemment Westphal %
atteignait d'aussi près que possible à Tidcal de lart, tel
que les Dorions le concevaient de préférence; ils y trou-
vaient la sérénité et la paix, mais unies à la grandeur
et à la majesté, et les âmes s'élevaient grâce à cette mu-
sique, jusqu'à la pure région où préside le dieu Pythien. »
La flûte avait plus d'éclat, plus de variété, plus de
souplesse. Elle était plus agréable ^ Platon, qui proscrit
la flûte, l'appelle l'instrument de Marsyas, tandis que la
lyre est l'instrument d'Apollon *. C'est surtout de la flûte
que se servaient les solistes virtuoses; elle se prêtait
mieux que la cithare à se faire entendre seule. Jointe à la
cithare, elle soutenait mieux les voix d'un chœur, se fon-
dait avec elles, en dissimulait même au besoin les légères
imperfections *. Les fêtes brillantes la réclamaient; elle
accompagnait ordinairement les chants voluptueux et
passionnés. Ne nous y trompons pas pourtant : la flûte
elle-même, qui semblait à Platon si expressive, l'était
surtout par comparaison avec la cithare. Cette flûte pas-
sionnée n'était guère qu'une clarinette comprenant moins
de notes aiguës que celle des modernes ^.
Plus tard, on fit des flûtes plus fortes, vraies rivales
de la trompette. Horace dit que de son temps on les dou-
blait d'airain. Mais la flûte ancienne, celle de Pindare, celle
1. Pyth. I, début.
2. Tome I. p. 261.
3. Aristote, Probl., XIX, 43.
4. Rép., III. p. 399 E.
5. Aristote, Probl., XIX, 43.
G. Wedtphal, t. I, p. 260.
INSTRUMENTS MUSICAUX 25
même des tragiques grecs, c'était encore la flûte « mince
et grêle, percée de peu de trous, bonne seulement pour
diriger et soutenir le chant des chœurs : »
Tibia Don ut nunc orichalco viacta tubicquo
iEmula, 86(1 tenais simploxque foraminc paiico,
Adspirare et adesse choris erat utilis i.
Il y eut aussi, à côté de la cithare proprement dile^
d'autres instruments à cordes, ceux par exemple qu'on
appelait sambyx^ barbitos^ pectis, magadis, La sambyx
était l'instrument d'Archiloque ; le barhitos, celui des
Eoh'ens. On croit y reconnaître des instruments d'ori-
gine orientale, plus ou moins modifiés par les Grecs ^.
Quelle qu'en fût lorigine, il est évident que c'étaient des
instruments surtout locaux , particuliers à certains
cantons de la Grèce et à certains genres lyriques, et qui,
n'étant jamais devenus d'un usage universel, furent vite
négligés et oubliés. Les anciens eux-mêmes, à l'époque
Alexandrine, en parlent quelquefois d'une façon assez
vague ^.
Les Grecs se servaient de leurs instruments de deux
manières différentes, comme les modernes : tantôt en vir-
tuoses, sans accompagnement de voix, et tantôt au con-
traire pour soutenir les chants d'un soliste ou ceux d'un
chœur.
On appelait citharistique et atilétique * la musique pu-
rement instrumentale exécutée sur la cithare ou sur la
flûte ; on appelait ciiharédie et aulédie ' Tassociation du
1. Ep, aux PisonSf 202-204.
i. Flach, p. 101 sqq.
3. Il Hera question de ces in^itruments avec un peu plus de détail
à propos de la poésie iarabique et de la chanson éolionne.
4. KtOapioTtx^, ovXrjTtxi^ ; ou encore «j^iX-ri xiOaptai;, ^iXrj auXTjffi;.
5. KtÛap(i>Sîa, aùXtoS^a.
20 CHAPITRE 1". — ORIGINES DU JiYRISME
jeu de ces instruments avec la voix soit d'un chanteur
unique ((JiovwSta) soit d'un chœur i'XPfoi).
Si les instruments étaient simples, la musique propre-
ment dite ne Telait pas moins.
D'abord Tharmonie est presque étrangère à la musi-
que grecque. Il est clair que cette différence est capitale,
et qu'une musique homophone présente un caractère
absolument particulier.
Ce n'est pas que la connaissance ni même la pratique
des accords manquât tout à fait aux Grecs. Mais rien
de plus limité, rien de plus élémentaire que leur harmo-
nie *. Elle se réduisait à très peu de chose dans l'accom-
pagnement et presque à rien dans le chant lui-même.
Le seul accord que les Grecs paraissent avoir admis
dans le chant des chœurs est celui qu'ils appelaient an-
tiphonie, c'est-à-dire l'accord d'octave. Des voix d'hom-
mes et des voix de femmes ou d'enfants, associées dans
un même chœur, produisaient cette antiphonie, qui leur
paraissait le plus beau de tous les accords.
Cette simplicité se retrouvait aussi dans la mélodie,
bien qu'avec plus do finesse et plus de nuances. L'auteur
du De musica signale dans les vieilles mélodies l'emploi
d'un très petit nombre de cordes, ce qui veut dire que les
notes extrêmes entre lesquelles ces airs étaient compris
se trouvaient peu éloignées les unes des autres. Il en
résultait, dit-il, une simplicité très majestueuse ^. On
trouve une foule de jugements analogues dans Platon et
dans Aristote. Ces mélodies si simples ravissaient les
1. Sur toutes ces questions, voy. principalement Wostphal, I, p.704
et suiv.: et Gevacrt, I, p. 35G et suiv. — Cf. aussi Christ, Metrik,
p. 614 et suiv. — Notons tout de suite qu'en grec le mot àpfjLovîx
s'appliqun pro|»reni<'nl à un»; suite de noies, c'est-à-diro à en que nous
appelons mélodie: cl que l'harmonie au sons moderne du m ni s'appelle
selon les cas aufx^wvîa ou àvitçwvla. Cf. Aristote, Probl. XVIll, 39.
2. De Mus. c. xii, 113.5 D.
MUSIQUE GUKCQUK 27
Grocs. Ces airs avaient pour eux non seulement un
charme très vif, mais encore un<> grande variété il'effrts
et une puissante action sur les âmes. H est sans cosse
question chez les moralistes et les philosophes de la
beauté calme du mode dorien, de la douceur du mode
lydien, de l'énergie fière du mode éolicn, des accents
pathétiques du mode phrygien; ils parlent aussi de la
fermeté du genre diatonique, dos nuances du genre
chromatique, des délicatesses plus exquises encore du
genre enharmonique *. — Mais qu'appelait-on genres et
modea?
Les Grecs avaient distingué de très bonne iieure Tin-
tervalle de quarte. C'est cet intervalle qui servit do prin-
cipe à rétablissement du télracorde. Entre les deux cor-
des extrêmes de cet instrument, séparées Tune de l'autre
par un intervalle de quarte, ils intercalèrent d'abord,
dit-on, une corde, puis deux. Mais tandis que Tintcrvalle
des deux cordes extrêmes était constant, la position des
cordes intermédiaires fut variable, et par conséquent
aussi la grandeur des intervalles secondaires entre les-
quels se divisa l'intervalle de quarte. Ces variations
des intervalles secondaires formèrent les modes et les
genres.
Ce qui constitue le genre, c'est l'étendue de ces inter-
valles inégaux; ce qui constitue le mode, c'est l'ordre
dans lequel ils sont disposés.
Les Grecs distinguaient trois genres : le diatonique, le
chromatique et l'enharmonique. Dans le genre diatoni-
que, les trois intervalles étaient formés par deux tons et
un demi-ton; dans le genre chromatique, il y avait deux
demi tons et un intervalle d'un ton et demi; dans Ten-
harmonique enfin, deux quarts de ton ot une tierce -,
1. Textes dans Westphal, t. I, p. 271-287.
2. Nous n'avons pas à parler ici do la qm-slioii si ohscun^ dos
28 CHAPITRE 1". — ORIGINES DU LYRISME
Les modes primitifs étaient également au nombre do
trois : le doricn, le phrygien et le lydien. Le mode doricn
était celui qui, dans le genre diatonique, avait son demi-
ton au grave; le mode phrygien l'avait au milieu, et le
mode lydien à Taigu. Les Grecs, contrairement à notre
habitude, prenaient pour gamme type une gamme des-
cendante; de telle sorte que la tonique de leurs modes
était la note la plus élevée de chacun d'eux. Le ton le
plus grave de chaque mode servait de finale aux mélo-
dies composées dans ce mode ^
Après s*ctre longtemps contentés du tétracorde simple,
les Grecs eurent Tidce de le doubler. Us ajoutèrent un
second tétracorde à l'aigu du premier, de telle sorte que
tous les deux eussent une note commune. De cette façon
les sept notes de Theptacorde ne comprenaient pas en-
core un intervalle d'octave. On obtint d'abord l'octave en
élevant d*un ton la corde la plus aiguë du second tétra-
corde; puis, comme l'intervalle entre cette note et la
suivante se trouvait être ainsi d'un ton et demi, on par-
tagea cet intervalle en un demi-ton et un ton, en y inter-
calant une note nouvelle. La gamme diatonique grec-
que se trouva alors définitivement constituée avec cinq
tons et deux demi-tons. Par suite de cette extension de
la gamme, en môme temps que les trois modes primitifs
subsistaient, trois autres prirent naissance. La note la
plus élevée de chacun des trois modes anciens se trouva
-/poaj, de ces nuances qui modifiaient d'une quantité minime ces
rapports fondamentaux, et produisaient assurément des effets parti-
culiers. L'emploi des xP®»' ^^ pouvait appartenir qu'à l'art des vir-
tuoses, mais non au lyrisme choral, qui nous occupe particulière-
ment. Voy. sur les xpo^^ outre les ouvrages déjà cit»'îs, une analyse
très claire, par M. Riemann, d'une étude de M. Bernardakis, dans
la Revue archéologique du mois de septembre 1876 (compto-rendu de
la première séance de Tlnstitut de Correspondance hellénique d'A-
thènes).
1. Gevaôrt, t. I, p. 130.
RYTHMES ET MÈTRES 29
être la plus grave do Tun des trois modes nouveaux. Do
telle sorte que chaque octave comprenait deux modes
complémentaires Tun do l'aulrc, pour ainsi dire : un
mode ancien et un mode nouveau. Par exemple, dans le
tétracorde dorien primitif, la note la plus aiguë (dont les
Grecs faisaient la tonique) était le /a; ce la forma la
note la plus grave de l'un des nouveaux modes, le mode
éollen, qui s'appelait aussi, pour cette raison, hypodo-
rien *. Le modo phrygien fut complété d'une manière
aaaloguo par le mode hypophrygion ou ionien, et le
mode lydien par Thypolydien '.
Ce qui associe ensemble dans le lyrisme la poésie, la
musique, et parfois la danse, ce qui est Tamo pour ainsi
dire de ce corps formé d'une triple matière, c'est lo
rythme. Qu'est-ce donc que le rythme, et à quelles lois
était-il soumis dans le lyrisme grec?
Les Grecs déCnissaient lo rythme une suite régulière
de temps ^ Les temps du rythme, rigoureusement mesu-
rés, se distinguaient les uns des autres, pour les Grecs
comme pour nous, par des oppositions, par l'intensité
plus ou moins grande des mouvements ou des sons qui
correspondaient à chacun d'eux : c'étaient comme des al-
ternatives de lumière et d'ombre. Le temps /or^ s'appelait
1. Nous dirions plutôt hyperdorien, mais nous devons nous rap-
peler que les Grecs appelaient hautes les notes que nous considérons
comme basses, et réciproquement. Les modes étant entre eux dans
le rapport que nous venons d'indiquer, on comprend pourquoi Platon
n'appelle jamais le mode éolien que dorien {Hep., m, p. 399 A;
Lâchés, p. 188 D; etc.)i et pourquoi Pindare appelle lyre dorienne la
lyre sur laquelle il chante dans le mode éolien (Olymp. i, 18 et 105).
Cf. Aristote» Polit., vin, 7, où la môme confusion est faite.
2. Voy. Gevaôrt, t. I, p. 150 et suiv. — Aristote {Polit., iv, 3),
cite et parait approuver Topinion de certains musiciens qui n'ad-
mettaient que deux modes fondamentaux, le dorien et le phr>'gien.
3. Xp6vti)v TK^i; àçwpKTjiévr, (Aristox., Fr. Hhylhm., p. 272, éd. Mo-
relli). — Le mot fu6|i6ç (do fiw), exprime proprement le courant
régulier, l'écoulement des temps successifs. — Sur les rythmes grecs,
▼oy. (jevaërt, t. II, l'« partie.
80 CHAPITRE ir — ORIGINES DU LYRISME
en grec Osgi; et le temps faible ap^i; *, parce que le pied
du musicien batlaul la mesure s'abaissait sur l'un et s'é-
levait sur l'autre %
La mesure du rythme se marquait ordinairement avec
force. Il y avait à cet égard une différence assez notable
entre les habitudes des Grecs et les nôtres. Ce qu'on ap-
pelle aujourd'hui mélodie contintie était tout à fait étran-
ger à leurs habitudes. Il y a de nos jours des œuvres mu-
sicales très savantes et très belles dans lesquelles le
rythme n'est guère, pour ainsi dire, qu'un cadre abstrait
où le génie du musicien répand librement des mélodies
souples et ondoyantes. La Grèce antique n'avait que des
rythmes nets et bien marqués, des rythmes de danse>
comme on dit maintenant. Non seulement la mesure
se marquait avec netteté, mais encore le pied du musi-
cien était parfois armé d'un brodequin de bois destiné
à frapper le sol avec bruit sur chaque temps fort. Une
suite alternante de temps forts et de temps faibles formait
le rythme.
Chacune de ces oppositions forme comme un couple
indissoluble qui est la véritable unité, la véritable m^^</r^
du rythme. Ce couple, fait d un temps fort et d'un temps
faible, s'appelle un pied. Tous les pieds d'un même rythme
sont égaux entre eux.
• On distinguait plusieurs sortes de pieds rythmiques,
et par conséquent plusieurs sortes de rythmes. Les dif-
1. Les métricioDS latins, et à leur exemple la plupart des moder-
nes, intervertissent le sons des deux mots avsis et ihesis. Je les
prends, ainsi que Ta faitWostphal, dans leur antique acception grec-
que. — Aristoxèno, au lieu du mot Oé(Tt;, emploie pâo-i;, ô xaro) *xf>6vo;,
et il appelle quelquefois ràpdi;, par une locution analogue, ô àvw
-/P'Svo;.
2. C'est ce que les Latins app( laient scawicre. Quant au rythme,
ils l'appellent ordinairement numerits (nombre). C'est le rythme, en
effet, qui rend sensible dans la durée le nombre et la mesure, d'où
résulte la beauté. Aristotc déjà disait avec précision (Hhét.t III,
8, 3) : ToO «T/r,{xaTo; tr,; /é^a); àpiO(io; pvÔ(io; àattv...
RYTHMES ET MÈTRES 31
férences qui séparaient les pieds rythmiques les uns des
autres résultaient soit de leur grandeur totale, soit du
rapport de grandeur de leurs deux parties, soit de la place
relative occupée par ces parties, soit enfin de la vitesse
avec laquelle on les exécutait.
La grandeur d'un pied se déterminait par son rapport
avec Tunité de temps. Il est inutile d'y insister.
Une différence beaucoup plus importante est celle qui
résultait du rapport entre la durée du temps fort et celle
du temps faible. On peut dire que c'est là, pour les Grecs,
la différence fondamentale, celle qui a le plus d'influence
sur l'effet du rythme, sur son caractère sensible et ex-
pressif.
Ce rapport * pouvait être : ou un rapport d'égalité, ou
un rapport du double au simple, ou enfin un rapport ses-
cuple {ratio sescuplex), c'est-à-dire égal au rapport de
1 V2 à 1» (ou, ce qui revient au même, de 3 à 2 -). Ces
trois rapports, les seuls qui parussent à l'oreille des
Grecs agréables et faciles à saisir, étaient les seuls par
conséquent qui fussent considérés comme rythmiques ^
Ils donnaient naissance à trois genres de pieds, qu'on
appelail le genre dactylique, le genre iambique et le genre
péonique, parce que le dactyle, Tiambe et le péon étaient
les pieds les plus usités de chacune de ces trois catégo-
ries. Dans le genre dactylique, le temps fort et le temps
i. Aoyoç.
2. Aoyoç îo-oç, X6yo; StTcXâdio;, Xôyo; rjfjiioXio;. — Je ne parle pas du
rapport triple (3 ; i) ni du rapport épHrite[k : 3), assez souvent men-
tionnés, mais qui n'étaient pas des rapports rythmiques proprement
dits. Ou ne formait pas avec ces rapports des ryllimes suivis (o-jvexrjç
py6{ioT:oiîa). Ils n'étaient les uns et les autres que des accidents, des
combinaisons plus apparentes que r/'elles résultant de la poOjxoTto-.ia,
c'est-à-dire de la forme concrète et sensible du rythme, et qu'une
analyse plus méthodique aurait fait évanouir. — Je ne parle pas
non plus i\o l'àXoyîa, qui me semble être ^ peu près dans le même cas.
3. Aristide Quintil., p. 300.
32 CHAPITRE 1". - ORIGINES DU LVRISMÉ
faible étaient égaux. Dans le genre iambique, le temps
fort avait une durée double de celle du temps faible. Dans
le genre péonique enfin, c^était le temps faible qui était
le plus long : il dépassait l'autre de moitié.
La place relative du temps fort et du temps faible cons-
tituait une troisième différence entre les pieds. Le genre
égal et le genre double se subdivisaient en deux variétés,
selon que c'était le temps fort ou le temps faible qui com-
mençait. On distinguait dans le genre égal le dactyle et
l'anapeste, dans le genre double le trochée et Tiambe.
Dans le genre sescuple, les différentes formes du péon
n'avaient pas de nom particulier.
A toutes ces variétés rythmiques correspondaient des
effets différents; chacune avait son caractère propre *.
Musiciens, poètes, orateurs, tous les artistes en fait de
langage étaient obligés d'en tenir compte; Cicéron et
Quintilien s'en sont préoccupés presque autant que les
rythmîciens de profession. Les moralistes mêmes n'y
étaient pas indifférents : Platon et Aristote reviennent
souvent sur ces questions. Aussi nul sujet ne nous est
mieux connu ^.
Les rythmes du genre égal, dactyles et anapestes, don*
naient à l'oreille et à l'esprit le sentiment d'un équilibre
particulièrement agréable : l'allure en était régulière et
harmonieuse. Au contraire, dans les pieds du genre péo-
nique, les deux parties, à peu près égales, trompaient par
une irrégularité légère, par un manque presque insaisis-
sable d équilibre, Tatlcnte de Tiniagination. Cette incer-
titude du rythme troublait Tâme. C'était le rythme de l'en-
thousiasme, des émotions fortes. Entre les dactyles et les
i. Son T)6o;.
2. Voy. surtout Arist. Quintil., p. 97 et suiv. — Lire aussi le pas-
sage capital de Platon, de liep., liv. III, ch. xi, p. 399-400, sur I'yiOoc
des rythmes dactylique et iambique, et sur Tinfluenco considérable
d'un mouvement plus ou moins rapide*
RYTHMES ET MÈTRES 33
péons, les rythmes iambiques tenaient une place moyenne.
Par Tinégale durée de leurs deux lemps, ils participaient
aucaraclèro tumultueux du péon; mais par la siniplicité
ncllc et frappante du rapport qui existait entre ces deux
temps inégaux, ils empruntaient au genre dactylique un
peu de sa fermeté et de son équilibre.
Dans chaque genre d'ailleurs les rythmes qui commen-
çaient par le temps faible et se terminaient sur le temps
fort avaient plus de vigueur : ceux qui présentaient la
disposition contraire convenaient à l'expression des sen-
timents plus calmes. L'opposition de notre rime mascu-
line et de notre rime féminine, l'une d'un son final plus
plein et plus soutenu, l'autre d'une cadence plus molle
et comme tombante, peut donner quelque idée de cette
différence *.
Une même sorte de pieds pouvait en outre être exécu-
tée avec un mouvement ^ plus ou moins rapide. Le mou-
vement, selon qu'il était plus rapide ou plus lent, donnait
au rythme plus de véhémence ou plus de sérénité.
iVous n'avons considéré jusqu'ici que les mesures
rythmiques isolées : il reste à voir comment elles se
groupaient.
Tous les pieds d'un même rythme, avons-nous dit,
sont égaux et semblables entre eux. On conçoit pourtant
sans peine que, dans cette suite uniformément alternante
de lemps forts et de temps faibles, certains temps forts
aient pu prédominer et servir ainsi de points d'appui à
des groupes nouveaux, plus étendus que les groupes
élémentaires du rythme. C'est ce qui arrivait dans les
rythmes grecs. Ces nouveaux groupes avaient un cer-
tain rapport avec les pieds rythmiques puisqu'ils de-
vaient leur unité à la prédominance d'un temps fort.
\, Cf. Quintil., Inst, orat., ix, i, 136.
But. d« la Litt. gr.oque. - T. 1 1 . 3
34 CHAPITRE 1". — ORIGINES DU LYRISME
Aussi les appelail-on quelquefois pieds composés. Mais
on les appelait plus souvent membres (xùXa), parce
qu'ils entraient à leur tour dans la formation de certains
groupes supérieurs dont ils étaient comme les parties
intégrantes. Le membre joue un rôle considérable dans
la poésie grecque. Ce n'est pas seulement par sa consti-
tution rythmique, c'est-à-dire par la prédominance d'un
temps fort : c'est aussi parce qu*il est, au point de vue
de la mélodie et do la danse, un des facteurs essentiels
de la phrase musicale et de l'évolution orchestique. Il
est la véritable unité de ces groupes supérieurs.
Au-dessus du xûXov, il ne faut plus chercher de grou-
pes rythmiques à proprement parler, c'est-à-dire de
groupes dont l'unité consiste, soit essentiellement, soit
en partie, dans la prédominance d'un temps fort sur un
temps faible. Il n'y a plus que des groupes poétiques,
mélodiques ou orchestiques. En d'autres termes, c*estle
développement de la pensée poétique ou musicale, c'est
rharmonie des pas et des mouvements qui associe les
membres les uns aux autres et qui les groupe en des uni-
tés plus vastes.
Les combinaisons qui président à ces arrangements
sont très diverses. Il n'est pas nécessaire de les énumé-
rer complètement, mais il est utile d'en bien saisir le
principe.
La combinaison la plus simple consistait évidemment
à réunir ensemble deux membres seulement, et deux
membres à peu près semblables. Cette combinaison
s'appelle proprement un vers * . C'est celle qui devait se
présenter la première à l'esprit des Grecs. Aussi la
voyons-nous réalisée dans la plus ancieime forme de
poésie que les Grecs aient pratiquée, dans l'épopée. Le
i. Méipov ou (jn/o;. Mar. Victor., 2514 : « Cola duo quibus omnis
versus constat. » Lo mot (jLÉrpov n'a cependant pas toujours ce sens
rigoureux.
RYTHMES ET MÈTRES 35
vers héroïque n'est pas autre chose que la réunion de
deux membres égaux, formés chacun de trois dactyles K
A l'origine la poésie épique était certainement chantée.
Chaque vers correspondait à une phrase mélodique en
deux parties ; phrase très simple, bornée à très peu de
notes, et toujours la même pour chaque vers.
Le vers iambique, très ancien aussi, est également
formé de deux membres, mais de deux membres iné-
gaux : le premier est une dipodie et le second une tétra-
podie '.
On comprend que ces combinaisons si simples,
d'une régularité si visible, pussent aisément se passer
de musique. La simple récitation en faisait ressortir la
symétrie et les rendait agréables. Aussi vit-on de très
bonne heure les hexamètres et les iambcs se dégager de
tout accompagnement musical.
Il en fut à peu près de même du distique élégiaque,
chanté d*abord et accompagné de la flûte, puis destiné à
la simple récitation. Ici cependant quelques particularités
nouvelles se présentent. En premier lieu, voici au se-
cond vers du distique, à la fin de chacun des deux xcoXa,
deux temps vides ou silences. Il n'y avait encore rien
de pareil, ni dans l'hexamètre, ni dans Tiambe. Ensuite
le retour régulier de cet arrangement rythmique groupe
deux par deux les vers des poèmes élégiaques, tandis
que dans l'épopée les vers, tous semblables, étaient in-
dépendants les uns des autres. Ce retour régulier ou
1. De trois dactyles rythmiques, bien entendu ; lesquels peuvent
ôtre représentés syllabiquement par des dactyles ou par des spondées.
2. Le premier membre (y | -v-u) est une dipodie trocbaïque précé-
dée d'un temps faible qui la rattache au vers précédent ; le second
(-V-W-) est une tétrapodie à laquelle un temps faible manque à la
fin. Ainsi chaque vers se rattache à celui qui précède et à celui qui
suit sans solution apparente de la continuité rythmique, c'est-à-dire
sans pause ni silence.
36 CHAPITRE 1". — OlUCINES DU LYRISMK
périolliquc, cette période ou strophe \ comme disaient
les Grecs, est l'iadico d'une composition mélodique plus
riche, d'un développement musical plus étendu.
Avec répanouissement du lyrisme, à partir du sep-
tième siècle, les combinaisons deviennent bien plus ri-
ches encore, et ne cessent de se développer.
Quelquefois elles échappaient presque à toute symé-
trie^ : les rythmes se déroulaient à travers une suite ca-
pricieuse de membres diversement groupés, sans autre
règle apparente que la fantaisie du poète musicien -.
Cette liberté pourtant était rare ; en général, c'est
dans les limites de la strophe, c'est-à-dire du retour ré-
gulier de certaines combinaisons, que le lyrisme a ren-
fermé la variété de ses effets. Tout au plus est-il allé
jusqu'à combiner entre elles, suivant de certaines règles
de symétrie, plusieurs strophes différentes. Le retour
régulier des mêmes formes rythmiques est en efl'et
très conforme à l'esprit d'une poésie plus contt'mpla-
tive que narrative, qui au lieu de s'épancher librement
en de longs récils impersonnels, ramène sans cesse
l'âme sur elle-même, et jaillit d'uiie émotion perpétuel-
lement entretenue et renouvelée.
Cette symétrie d'ailleurs comportait encore une grande
diversité. Il y avait bien des manières de construire une
strophe. On pouvait la faire plus ou moins étendue, plus
ou moins variée dans ses éléments. Dans certains poè-
mes lyriques, on trouve des strophes composées seule-
ment do trois ou quatre membres. D'autres en ont plus
de quinze. Dans les strophes de la piomière sorte, entre
le membre et la stnjphe, il n'y a nulle unité intermé-
diaire. Dans celle de la seconde sorte, il peut arriver
aussi qu'il n'y en ait pas : les membres simplement jux-
1. UepcoSo; r^y xaXoOaiv o\ (jlou<tixoI (TTp09r,v. Dcnys d'iialic, de Adm.
vi dicendi Dem., c. l.
2. "AtaxToi pu6|xoi.
RYTHMES ET MÈTUES 37
taposés forment alors ce qu'on appelle un systhne^. Mais
le plus souvent ils sont groupés et, pour ainsi dire,
organisés do manière à former des unités inlermédiaires
d'une espèce au moins, et parfois do deux. Ces unités
intermédiaires, vérilablcs phrases musicales, ne sont
mentionnées que rarement par les grammairiens do l'an-
liqnité, plus attentifs en général h la forme métritiuo du
lyrisme qu'aux combinaisons produites par la mélodie.
On leur appliquait pourtant quelquefois le terme assez
vague Ad période, qui se disait d'ailleurs de loutrs sortes
de groupes rylluni(|ues. C'est le nom cpie Bcjeckh a donné
à cette espèce de vers lyricpics, formés, non plus toujours
de deux membres, connue dans la poésie ordinaire, mais
parfois aussi d'un seul, ou de trois, et qu'il a eu le mé-
rite de reconnaître dans les strophes de Pindare. Mais
d'autres savants, et surtout M. J. 11. Schnïidt-, ont remar-
qué, dans le groupement des membres, d'autres combi-
naisons symétri(|ues qui forment comme de nouvelles
unités intermédiaires, entre celle que Bœckh avait signa-
lées et la strophe V Peut-être faudrait-il réserver le nom
i\c période aux groupes de M. J. II. Schmidt, et appeler
ceux de Bœckh des vers /f/rif/ues. Inutile d'ailleurs d'en-
trer ici dans le détail de ces combinaisons, qui appartien-
nent à la métrique plus qu'à la littérature K
1. ÏIijTtT,(ia £$ o[io:o)v.
2. Dans son c:ranil ouvrat^o intitulô Di^ Kunstfonnen der gric^h.
Poésie (4 vol. 1S0S-1ST2). Voir surtout le t. I {die Eurythmie), p 44 et
sniv., et le t. IV {Grierh, Melrik), p. 314 ot suiv.
3. Cf. au.s>5i Christ, Melri/:, p. lOl-lOi; ot Mor. Schuiidt. Uebcr den
If au der Pindiwisnlien S/ropheUf Loip/i<^, 18S2.
4. Outre les ouvru^'oa de niôtrifpio cités pn''C<^«lcmment, je dois rap-
peler les travaux déjù anciens, mais rf stés classiques, do G. Ilermann
(FAetneula roi me/rirn;), et surtout de Hu'cklî {De melris Pindari^ en tôto
do son édition do J'indare). .!•; si{,nialerai aussi, parmi les ouvrages
récent.s, la Melrica firecn e lalina do Zambaldi (Turin, 1882). le nou-
veau travail de Westplial, Die Musik der Grierhen (1883), puis les deux
exc».'ll«Mils petits livres do MM. Louis Havet (Cours élèmeniaire de mé-
38 CHAPITRE !•'. — ORIGINES DU LYRISME
Ajoutons seulement, pour en finir avec ces indications
tecliniques, que les strophes à leur tour pouvaient se
grouper de diverses façons. Tantôt une série de strophes
toutes semblables se suivaient et formaient ainsi comme
un « système » de strophes ; tantôt des slroplies différentes
s'entremêlaient suivant des combinaisons variables : la
plus simple de ces combinaisons, la plus répandue, et la
plus belle peut-être, est celle dont on attribue Tinvention
à Stésichore, et qui consiste à former les strophes en
groupes de trois, dont les deux premières sont semblables
entre elles tandis que la troisième est différente.
S 2.
Nous pouvons maintenant revenir à la question posée
plus haut, et essayer d'y répondre brièvement. Est-ce
dans la musique, est-ce dans la poésie que réside surtout
la différence entre le lyrisme primitif et le lyrisme savant
des âges classiques ?
Si Ton compare les rythmes et les mètres de Pindare,
si riches, si variés, avec ce que pouvaient être ceux des
chants lyriques antérieurs à Terpandre, la différence est
immense. Les chants populaires, en tous pays, ont l'ha-
leine courte ; ils s'en tiennent à des combinaisons métri-
ques simples, un peu monotones : de petits vers, presque
tous semblables, s'enchaînent les uns aux autres; de
temps en temps, une modification légère du mètre, cor-
respondant à un changement dans la mélodie, marque la
fin de la strophe. Bien que nous n'ayons rien gardé du
lyrisme primitif grec, on ne peut douter qu'il ne pré-
sentât les mêmes caractères. Les progrès de la mé-
irique grecque et latine, 2« édition, 1888), ot F. Plossis [Métrique grec-
que et latine, 1880). Les Essais di* métrique grecque de M. Oiaignet
(Paris, 1887) sont un ouvrage savant, dont on acceptera difficilement
la méthode et la doctrine.
APPARITION DU LYRISME SAVANT 89
trique dans l'époque classique, c*cst-fi-(lire (rAlcman à
Pindare, montrent que la richesse des formes n'a cessé
de s'accroître. Il est naturel de prolonger celte loi au
delà des plus anciens monuments qui nous restent. Mais
suit-il de là qu'entre les derniers des chants primitifs et
les premiers des poèmes durables, la différence, au point
de vue des mètres, fût considérable? En aucune façon.
D'une part en effet l'hexamètre, vers de forme savante,
mais popularisé par l'épopée, a dû être employé dans la
poésie religieuse avautTerpandre; et d'autre part beaucoup
des formes les plus anciennes de la versification lyrique,
chez Alcman, chez Alcée, chez Sappho, chez Armcréon,
ont un caractère populaire très prononcé. Il Jie faut
pas accepter à la lettre les récils des anciens qui nous
montrent, dans Thistoire du lyrisme, une série d'inven-
tions naissant de toutes pièces, à une date donnée, dans le
cerveau d'un artiste. Ce n'est aucun des poètes dont les
noms nous sont connus qui a inventé les rythmes à deux,
à trois ou à cinq temps : tout cela est né spontanément de
l'âme populaire, et les poètes artistes n'ont fait qu'ima-
giner des combinaisons de plus en plus savantes de ces
éléments. Au début, ces combinaisons mêmes sont fort
•
simples. Elles devaient par conséquent différer assez
peu de celles des artistes obscurs qui avaient précédé.
On peut en dire autant de la musique. Ce n'est ni
Olympos, ni Te^pandre, ni Clonas, ni aucun autre de
ceux que nous pourrions citer, qui a inventé les modes
essentiels de la musique grecque : ces modes sont nés
d'eux-mêmes, un peu partout, sur les chalumeaux des
pasteurs et sur les cithares des aèdes, à moins qu'ils ne
fussent l'héritage de temps plus anciens encore. Chaque
contrée eut ses modes familiers, ses formes musicales
dominantes. Le travail qui se fit au vu® siècle, et d'où
sortit la musique savante, fut moins un travail d'inven-
tion proprement dite qu'un travail de rapprochement et
40 CHAPITRE 1". — OHIGINES DU LYRISME
de fusion. Sparte surtout devient un centre. Ses fcles
d'abord, plus tard celles de Delphes et d'Olyinpie, amè-
nent les usages locaux à se rapprocher et à se pénétrer.
L'imporlauce de cette rcvolutijn fut grande; mais elle
n'explique pas tout, car elle ne se fit pas sentir égale-
ment dans tous les genres lyriques ; c'est sur les genres
solennels, sur les œuvres d'apparat, qu'elle dut surtout
agir. On peut affirmer qu'à colé de cetle transformation
il y en eut une autre, dont on parle moins, et qui fui
peut-être aussi décisive: c'est celle qui porta surTélément
littéraire du lyrisme, sur l'expression et sur le style, et
qui eut son effet aussi bien dans la chanson familière que
dans Todo exécutée en grand appareil.
N'oublions pas en effet la relation qui existe enlre les
deux éléments du lyrisme grec : c'est la poésie qui do-
mine, et non la musique. Instruments peu sonores, chanls
à l'unisson, accompagnement très simple, soit à l'unisson
du chant soit à l'octave, tout tendait à faire prédominer
la voix, et par conséquent les paroles, c'est-à-dire la
poésie. Le compositeur, étant aussi le poète, n'avait
d'ailleurs aucune raison de chercher à renverser cet or-
dre, conforme à la nature des choses. Car la nmsique
était alors dans l'enfance, tandis que la poésie, après
l'épopée homérique, était un art en pleine vigueur et en
plein éclat, capable d'enchanter et de captiver toutes les
parties do l'amo humaine : la raison, par la netteté de
ses pensées, par la limpidité do son style, par la finesse
et la précision de ses analyses; l'oreille, par l'harmonie
du vers et par la grâce d'une langue merveilleusement
sonore et musicale; l'imagination, par le mouvement et
le pathétique de ses récits, par la beauté presque visi-
ble des tableaux qu'elle savait composer et animer.
Mais pour que la poésie eût cette puissance, il fallait
qu'elle fût maniée par de grands artistes. C'est ce qui
n'arrivait pas dans le lyrisme primitif, abandonné à des
APPARITION DU LYRISME SAVANT 41
improvisateurs populaires, aèdes de village, pleureuses
(le profession, vocératnccs comme en C':ir se, ménélricrs
qui faisaient danser. A peine dans les sanctuaires quel-
ques aèdes saccrdolaux essayaient-ils d'ennoblir les
hymnes des dieux par un mètre plus savant et une gra-
vite plus épique. Rien ne vit, dans l'arl, que par le style.
Ni la dignilc un peu raide dos hymnes ni la négligence
parfois aimable des chants [)opuIaires n*élaient capables
d'en tenir lieu. Le slyle ne pouvait venir au lyrisme que
si les grands arlisles s'en mclaienl. Or les grands ar-
tistes, nous l'avons dit, se tournaient alors vers 1 épopée.
Au vil*' siècle, le changement des mœurs publiques amène
un changement de goût, et les esprits hardis, novateurs,
vraiment inspirés, viennent au lyrisme. Ce sont les moins
grands qui restent fidèles à l'épopée. Les relations an-
térieures des deux genres sont renversées, au profit de
la poésie lyrique. Les nouveaux poètes ne sont pas
seulement des musiciens; ce sont aussi des esprits nourris
d'Homère, des artistes en paroles, qui vont dire avec jus-
tesse, avec force, avec grâce, ce que la poésie populaire
bégayait, et qui par là vont donner au lyrisme le pou-
voir de vivre et de durer, dont il avait manqué jusque-là.
La révolution fut musicale, sans doute, mais tout autant
littéraire. Les musiciens ont frayé la voie aux poètes :
car c'est seulement quand Terpandrc (;t Olympos eurent
élargi les cadres du nome que les vrais poètes furent
tentés par le lyrisme. Mais la transformation n'est de-
venue décisive que par Tinlervention de ceux-ci ; elle no
fut complète que quand des artistes en bien dire euiont
trouvé l'art de faire goûter à des esprits enchantés d'Ho-
mère un plaisir dillerenl, mais non moins vif, dans un
langage approprié à de nouveaux emplois.
Les novateurs, du reste, eurent probablement une
[deinc conscience de ce qu'ils faisaient : car ils écrivi-
rent leurs œuvres. La poésie populaire ne s'écrit pas i
42 CHAPITRE !•'. — ORIGINES DU LYRISME
elle est instinctive et vole de bouche en bouche ; ou, si
elle s'écrit, c'est dans les siècles de curiosité érudile,
par les soins des raffinés, qui vont la recueillant çà et
là sur les lèvres du peuple. Le lyrisme grec primitif ne
fut sans doute jamais recueilli. Au contraire, les poètes
lyriques savants laissèrent des odes que l'antiquité put
lire et dont les débris nous sont parvenus.
IV
Bien que toules les variétés du lyrisme primitif et
spontané ne soient pas représentées dans le lyrisme
nouveau et littéraire, comme plus d'une forme autre-
fois simple s*est dédoublée et que d'autres sont nées par
surcroît, le nombre total des genres lyriques reste con-
sidérable, et, devant tous ces noms, l'esprit éprouve
d'abord quelque confusion ^ Sans entrer à ce sujet dans
de longs détails, voici quelques faits certains et quelques
indications nécessaires.
Les dillérences de rythme et de mètre, ou celles qui
se rapportent à l'exécution musicale, par un soliste ou
par un chœur, ont assurément leur importance et ne doi-
vent pas être négligées. Mais elles sont secondaires, en
définitive, et ne peuvent servir qu'à établir des subdivi-
sions. Elles ne sont qu'un efl'et, et naissent de la
nature essentielle de l'inspiration, c'est-à-dire du fond
même des choses. C'est ce fond qu'il s'agit d'examiner
pour établir une classification satisfaisante.
Les divers genres lyriques correspondent à des em-
plois, à des besoins différents. Il y a d'abord une divi-
sion à établir entre ceux où domine une inspiration
1. Passage classique sur les divisions du lyrisme: Proclus, Chrestih
îfialh., 8 (dans Photius, Biblioth., p. 319). Cf. PoUux, IV, 53.
LES DIVERS GENRES LYRIQUES 43
surtout personnelle, où le poète se met franchement en
scène, où il dit ses sentiments, ses passions, ses idées
mêmes en tant qu'elles sont bien h lui, et les genres où
le poète n'est que l'interprète de tous, le porte-paroles
d'une foul(3 derrière laquelle il s'efface plus ou moins
discrètement.
Dans le premier groupe, celui de la poésie personnelle,
des différences capitales de rythme et do mètre établis-
sent une distinction bien nette entre Télégie, ordinaire-
ment grave et parfois sentencieuse, la poésie iambique,
satirique et agressive, et l'ode lesbienne ou ionienne,
qui chante la passion et le plaisir ^
Dans le second groupe, celui de la poésie épidictique
ou d'apparat (pour prendre un terme emprunté à la rhé-
torique grecque), des différences analogues de fond et de
forme établissent des subdivisions entre les genres. —
II y a d'abord ceux qui se rattachent au culte public: les
uns monodiques, comme le nome; les autres exécutés
toujours ou le plus souvent par des chœurs, comme le
pcan, au rythme noble et grave; leprosodion, qui accompa-
gne la marche d'une procession; le parthénée, variété du
prosodion ; Xhyporchème^ au rythme vif et à la danse
expressive; le dithyrambe^ au chœur circulaire et tumul-
tueux. Tous ces chants, essentiellement consacrés aux
dieux, s'appellent d'un nom générique des hymnes. Mais
plus tard l'hymne change d'emploi et en vient à célé-
brer aussi de simples héros, puis des hommes. — De là
de nouveaux genres, dont le plus célèbre est Vépinicie
1. Avfic la plupart des modernes, je rattache à la poésie lyrique
TÉlégic et l'ïambe, qui, pendant longtemps, ne s'en distinguèrent
pas essentiellement. Mais il convient d'ajouter que les Grecs réser-
vaient le nom de poésie lyrique ({léXo;, {isXtxr, 7roiT,<ii;) à la chanson
d'une part et de l'autre à la grande poésie monodique et chorale,
c'est-à-dire à des formes de poésie plus complètement et plus riche-
ment musicales. L'Élégie et l'ïambe (surtout le trimétre iambique),
étaient d'une structure trop simple, pour admettre une mélodie variée.
44 CHAPITRE 1". — ORIGINES DU LYRISME
(sTTivîxiov a<7[i.a), c'cst-à-dirc le chant de victoire en Tlion-
neur des vainqncurs aux jenx publics; d'autres n'ont
guère de nom qui leur soit tout à fait particulier et sont
habituellement désignés par le nom générique iVe?icO'
mîo)i^ qui s'applique proprement, selon Tétymologic, h
toutes les sortes d'hymnes destinés à étrcî chantés après
un festin, dans le comas iïxinçi fête solennelle, ordinaire-
ment en riionneur du riche personnage, roi, prince ou
noble, qui donne la fêle. Il y eut des oicomia pour des
occasions 1res variées : jours de naissance, deuils, ma-
riages; ce furent des formes nouvelles et savantes de
l'ancien Ihrèiie, de l'ancien hyménée, d'origine populaire
et déstructure plus simple. Peu à peu, par une extension
naturelle du sens primitif, le nom à'enconiiou on vint à
désigner tous les chants consacrés à la vie humaine,
quelle qu'en fût l'occasion, et le mot iVIn/mnc revint
alors à son sens primitif : il désigna de préférence les
chants en Thonneur d(»s dieux ^ Mais celle acception
techm'que et limitée est de date assez récente. Dans Tan-
liquilé classique, les épinicies de Pindare, ses chanis de
deuil et ses enconiia de toute sorte s'appelh'Ul des In/mufn.
On voit assez, par C(ît aperçu même, qu'il ne faut pas
j>rendrc toutes ces «listinctions trop à la lettre, ni croire
qu'entre chaque subdivision (surtout dans la poésie cpi-
dictique) il y eût comme une barrière infranchissable. Le
mouvement de la pensée et la vie même de l'art ont sans
cesse modifié ces divers genres, rapprochant ceux qui
étaient séparés et séparant ceux (|ui élaient voisins.
Même les différences fondées sur l'exéculion, monodiijue
ou chorale, ne sont pas stables. (Vest ainsi que le nome a
fini par devenir, au v*" siècle, une manière de drame;
que le péan, suivant Proclus, a (|uel(|uefois été chanté
[)ar une seule voix, non par un clueur; (|ue le chant de
1. Proclus (ap. Phnt.), Chreslum. 13.
SUCCESSION CHRONOLOGIQUE DES GENRES 4b
table, simple chanson à Lcsbos, devient chez Pindare un
hymne clioral à grand apparat ; que le dithyrambe,
après avoir enfanté la tragédie, a subi à son tour Tin-
llucncc dii genre sorti de lui, et est devenu dramatique
sans se confondre avec la tragédie proprement dite. Il
ne faut donc pas s'attacher avec trop de rigueur à des
classifications qui, s'appliquant à des choses vivantes, ne
peuvent jamais correspondre avec une exactitude absolue
à la réalité. Mais, à prendre les choses d'un peu haut,
elles sont assez exactes pour guider l'esprit et Torienter.
L'histoire du lyrisme grec, c'est Thistoire de l'avéne-
ment successif de ces divers genres, jusque-là populaires
et anonymes, au grand jour de la perfection littéraire,
et le récit des modifications graduelles qui les mènent
ensuite, à travers des tâtonnements et des péripéties,
jusqu'à ce vif éclat final qui précède de peu le déclin.
L'ordre à suivre dans cette étude ne saurait être ni
purement chronologique ni exclusivement fondé sur la
distinction des genres. C'est la chronologie qui doit en
faire le fond, mais avec quelque liberté qui ajoute à la
clarté de l'exposition sans altérer les rapports vrais des
choses.
La poésie religieuse monodique est la première qui
sorte de l'obscurité indistincte des créations populaires
ou tout à fait archaniues pour mettre en lumière des
noms et des œuvres. Le nome s'organise d'abord. Tor-
pandre, Clonas, Olympos, d'autres encore, sont les prin-
cipaux de ces vieux musiciens-poètes à qui la Grèce du
v^ et du !V® siècle rapportait les plus anciennes œuvres
lyriques qu'elle eût conservées. Ils sont fort mal connus.
On ne trouve guère à recueillir sur leur compte que des
traditions dont beaucoup sont vagues ou contradictoires.
Quelques-uns peut-être ne sont que des noms, des per-
sonnages mythiques. L'œuvre de cette première période,
plus musicale que poétique, et exclusivement religieuse,
46 CHAPITRE 1*'. — ORIGINES DU LYRISME
n'en a pas moins exercé une grande influence sur toul
ce qui a suivi. C'est par elle qu'il faut commencer.
Après ces débuts, si Ton ne regardait qu'à l'affinité do
l'inspiration et à l'influence directe des talents les uns
sur les autres, il serait peut-être naturel de passer à
l'histoire de la grande poésie d'apparat. Mais la poésie
personnelle doit d'abord attirer nos regards, pour deux
raisons : elle arrive plutôt à la perfection, et elle se fixe
presque d'emblée dans ses traits définitifs. Tandis que
la grande poésie épidictique va sans cesse se développant
et s'enrichissant, l'élégie, Tiambe, la chanson amoureuse
atteignent presque du premier coup une forme parfaite
et ne se modifient plus que selon la diversité acciden-
telle des génies individuels, mais non par suite d'une
évolution intime et continue du genre lui-même. Nous
étudierons donc, aussitôt après la période archaïque du
nome, d'abord l'élégie, puis l'iambe, puis l'ode amou-
reuse et légère, en rattachant à chacun de ces chapitres
tous les noms qui, depuis le vu'* siècle jusqu'au début du
v«, méritent en chaque genre do retenir l'attention.
Nous reviendrons alors aux débuts de la poésie épidic-
tique proprement dite, presque toute chorale, mais si
variée, si libre d'allure, si brillante, et qui, de Thalétas
à Àlcman, d'Alcman à Stésichore, deStésichore à Pindare,
suit une voie de progrès ininterrompu. Ces quatre noms
marquent les phases principales de cette histoire. La
première est celle des débuts encore obscurs et surtout
religieux; la seconde, celle des premières œuvres dura-
bles; la troisième, celle de la maturité commençante;
la quatrième enfin, celle de la perfection la plus haute
à laquelle la poésie lyrique grecque se soit élevée : elle
brille surtout dans lencomion, et spécialement dans l'é-
pinicie, où s'unissent à la fois tout l'éclat d'un art en
pleine possession de ses ressources et la hauteur de gé-
nie des plus grands poètes.
GÉOGRAPHIE DES DIVERS GENRES 47
Les trois principales races grecques ont leur rôle dis-
tinct dans la formation du lyrisme. L'iouie, qui accueille
l'art de l'Asie et en particulier la flûte phrygienne, in-
vente l'élégie et Tiambe. L'éolienne Lesbos, qui produit
à la fois Terpandre, Arion, Alcée, Sappho, est la patrie
des citharèdes. La dorienne Laccdémone n'invente rien,
mais, par sa vie politique et religieuse, elle développe
si bien les germes apportés du dehors que ceux-ci, jus-
que-là peu féconds, y produisent des fruits tout nou-
veaux, et que le Péloponnèse, grâce à elle, semble d'a-
bord la patrie privilégiée de la poésie chorale.
Peu à peu, cependant, les genres se mêlent un peu
partout. Quel qu'ail élé le lieu de naissance de chacun
d'eux, il devient promptement une partie du patrimoine
commun de toute la race hellénique. On chante partout
des nomes, des péans, des hyporchèmes ; Ioniens et
Doriens cultivent l'élégie à tour de rôle ; la chanson de
table fait le tour du monde grec. Les pèlerinages célè-
bres, comme celui de Délos, les grands jeux nationaux,
avec leurs fêtes musicales et lyriques, rendent les échan-
ges incessants.
De même, un poète ne s'enferme pas toujours stricte-
ment dans un genre déterminé. Un élégiaque fait des
iambes ; un poète de chansons fait des hymnes.
Et cependant toute distinction ne disparaît pas pour cela
entre le génie des diverses races grecques, non plus
qu'entre les aptitudes des individus. L'élégie n'est pas
traitée de la même manière en lonie et chez les Doriens.
Tel poète, qui a pratiqué différents genres, reste cepen-
dant, aux yeux de la postérité, le représentant par ex-
cellence d'un seul d'entre eux : Solon, malgré ses iambes,
est avant tout un élégiaque; Pindare lui-même, malgré la
variété de ses chants lyriques, était déjà dans l'antiquité
le poète incomparable des épinicies. En étudiant chaque
poète, nous le laisserons à la place que lui assigne le
48 CHAPITRE 1''. — ÔKIGINES bU LYRISME
caractère général do ses créations, sans nous astreindre
à ne pas parler en même temps de celles do ses œuvres
qui se rattachent à un autre type. Pour chacun dVux,
d'ailleurs, nous parlerons surtout de co qui forme son
originalité, sans attacher trop d'hnporlanre à ce qu'il a
fait après d'autres et comme d'autres.
CHAPITRE II
LK NOMK ANCIKN
niBLIOGRAPHlE
Les rares fragments qui nous restent des premiers jwètes
lyriques grecs ont été recueillis par Bergk, dans le premier
volume de ses Poetœ lyrici grœci, 4» édition, Leipzig', 1878.
Toutes les citations des lyriques, dans les pages qui vont sui-
vre, se rapportent à l'ouvrage de Ber>,'k. La pagination de la
4* édition n'étant pas la mémo que celle des précédentes, j'in-
dique, en cas de besoin, celle de la 3° entre parenthése^î. Les
chiffres des fragments sont identiques. — Bergk a publié en
outre, dans la petite Bibliothèque Teubner, une Antholoyia
lyrica (1883), qui donne tous les textes essentiels de la grande
édition sans appareil critique, avec les mêmes chiffres.
A signaler encore la très utile Anthologie aus den Lyrikern der
Griechen, de E. Buchholz, 4^ édition, Leipzig, 1886-1887 (avec
notes et introductions en allemand).
Les travaux de Bergk ont fait oublier la grande édition de
Schneidewin, Dclectus pocsis GraBcorum elegiacœ^ tambicœ, mclicsB,
3 voL Gôttingen, 1838-1839.
IJist. de la Litt. gr«cqne. — V. II.
50 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
SOMMAIRE
Introdaclion. — I. Déûnition da nome; ses origines avant Torpan-
dre. — II. Développement de la musique en Asie; Olympos. —
III. Terpandre et les progrès de la cithare ; le nome citharédîque.
— IV. Nomes aulédiques de Clouas; ses disciples. — V. Coup
d'œil sur les destinées ultérieures du nome.
Le plus ancien poèlo lyrique dont il soit resté un
souvenir précis est Eumélos do Corinthe, connu aussi
comme poète épique ^ 11 avait composé, dit-on, pour les
Messénicns, un prosodion en hexamètres destiné à une
procession de Délos *. Pausanias, à qui nous devons ce
renseignement, en cite deux vers :
Car Zeus Ithomien chérit la Muse à la pure cithare et à la
libre sandale '.
On voit que le chant d'Ëumélos était accompagné de la
cithare. L'emploi de l'hexamètre dans un prosodion
prouve Tanciennelé du poème. On considère en général
Eumélos comme antérieur à Terpandre. Quoi qu'il en soit,
s'il vécut avant Terpandre, il ne fut qu'un précurseur.
Les véritables fondateurs du lyrisme grec, aux yeux
des anciens, sont Olympos, Terpandre et Clonas. Olym-
pos est Phrygien; Terpandre est de Lesbos, mais vit à
Sparte; Clonas est Arcadien ou Béotien. Tous trois font
t. Cf. t. I. p. 452.
2. Paus. IV. 33, 3, et IV, 4, 2.
3. Bergk, Lyr, gr. (4» éd.) t. III, p. 6 (811). Le dernier mot est
obscur. Cela veut-il dire que la procession se compose d'hommes
libres?
INTRODUCTION 51
des nomes ; mais Terpandre, joueur de cithare et poète,
compose des nomes citliarédiques, c'est-à-dire chantés
avec accompagnement de cithare; Clonas et Olympes sont
des flûtistes : l'un compose surtout des nomes aulédi-
qucs, c'est-à-dire où la flûte soutient la voix d'un chan-
teur; l'autre des nomes aulétiques, c'est-à-dire pour la
flûte seule. Tous trois vivent à peu près en même temps.
Ensemble, ils personnifient la révolution qui, vers la
fin du VI !!• siècle et le début du vu®, amène le nome,
sous ses trois formes principales, à la vie littéraire et
artistique. Il est clair que toute cette histoire est en
partie légendaire et que l'imagination grecque, ici comme
partout, a introduit dans le tableau du passé plus de sim-
plicité, plus de symétrie et plus de netteté que la réalité
n'en comportait; trois ou quatre noms résument une
foule de faits. Pour l'historien moderne, il s'agit de dé-
mêler ce que résument ces noms, dont la signification est
en partie symbolique, même quand ils se rapportent à des
personnages réels. C'est là une étude difficile et obscure.
Les faits positifs sont rares et les œuvres manquent.
Il ne reste que des traditions douteuses, des combinai-
sons édifiées par les anciens eux-mêmes sur des fonde-
ments parfois fragiles, el des systèmes qui se contredi-
sent. Au milieu de tant de confusions et d'incertitudes,
on ne peut viser qu'à présenter un tableau d'ensemble où
les grandes lignes ne s'écartent pas trop de la réalité
probable, mais il serait tout à fait vain de chercher une
précision que la nature même du problème rend impos-
sible à atteindre et qui, suivant une profonde remarque
de l'historien Ephore, serait, en des matières si antiques,
une marque d'erreur plutôt que de vérité *.
1. En dehors des chapitres très étendus consacres au lyrisme dans
les histoires générales soit de la littérature grecque (Bernhardy, O.
MiiUer, Bergk, Sittl, etc.)* soit de la poésie grecque (Ulrici, Bode),
on pourra consulter deux travaux d'ensemble sur le lyrisme : celui
5^ CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
El (rabt-rcJ, quest-cc que le nome?
Le uorne (v6[i.o;) tirait son nom, suivant l'opinion la
plus généralement adoptée dans Tantiquilé, de la régu-
larité de sa structure : « Dans chaque nome, en effet, dit
Fauteur du De Musica S on gardait jusqu'au bout le
même rythme; do là vient le nom du genre. » Cette ex-
plication est encore celle qui prévaut aujourd'hui. Elle
n'en vaut pas mieux pour cela. Ce n'est probablement
qu'une interprétation arbitraire et fausse du mot v6[jlo; *.
A Tépoque où ce terme fut mis en usage, la régularité
rythmique et mélodique n'était évidemment pas une ex-
ception et ne pouvait être la marque distinçtive d'un genre^
Ensuite vooo;, pendant fort longtemps, a plutôt signiOé
coutume que loi. On pourrait être tenté de croire que ce
nom servit Ji désigner l'hymne accoutumé, traditionnel,
par où s'ouvrait la cérémonie du sacrifice. Mais il est
probable que le sens du mot est plus vague encore et
plus général, et qu'on entendait simplement par v6(i.oç,
à l'origine, une « manière de chanter », un air *. Le
de M. Flach, Geschichte (fer Griech. Lyrik (Tiibingen, 1884), ouvrage
i^avanl et personnel, avec trop de hardiesse à imaginer ; et la con-
sciencieuse étude de M. Nageot te, //w/oir<? de la poésie lyrique grecque ^
2 voL.Oarnier, 1888-1889.
\. l*iut., de Mus., c. 6. Cf. Proclus, Chrcstom., 14 (dans Photius, Bi-
bli'ïUi., p. 319) ; Suidas, v. N6|io;.
2. Citons pour mémoire une autre opinion rapportée par Proclus
{ibid. 13) d'après laquelle le nome tirerait son nom d'Apollon N(S|iio;;
et aussi la fantaisie étymologique qu'on trouve dans les Problèmes
d'Aristote (XIX, 28) : ôti wp\v èuîo-TadOai Ypd(|i|jLaTa r,5ov xoù; v6|jLoy;
3. Westphal (t. II, p. 211) dit que ce nom de v6|io; adù venir de la
forme régulière qui distinguait cet hymne poétique et musical du
langage ordinaire et familier. L'explication ainsi amendée est plus
acceptable, mais elle est encore plus que douteuse.
4. N/j|xo; me parait être un mot dont le sens a subi des altérations
analogues à celles du mot grec Tp6iroct « manière d'être » et « mode
DÉFINITION ^3
nomo serait donc, au point de vue étymologique, un
« air », et, dans un sens plus restreint, un air religieux.
En fait, c'est un hymne liturgique exécuté par un soliste
en Thonneur d'un dieu K Quel dieu? Suivant Proclus, ce
dieu était spécialement Apollon. Comme le nome a sur-
tout fleuri en pays dorien, et qu'Apollon était le dieu
dorien par excellence, il est possible qu'en effet les no-
mes fussent surtout des compositions apolliniennes.
Mais cette affirmation n'a peut être pas d'autre fonde-
ment que l'étymologie ridicule tirée du nom d'Apollon
Noaio;, et, en fait, nous voyons que, dès le commence-
ment do la littérature lyrique, on fit des nomes en l'hon-
neur de Zeus, d'Ares ou d'Athéné aussi bien que d'Apol-
lon.
L'origine du nome est évidemment fort ancienne. Les
Grecs attribuaient certains de leurs nomes à Philammon*:
c'est-à-dire que l'invention de ce genre de poésie se con-
fondait à leurs yeux avec les origines mythiques de leur
civilisation et de leur art. Le mot apparaît pour la pre-
mière fois dans l'hymne à Apollon Délien ^ Mais les
musical », ou de rallemand weise, « manière d'être o et « air de
musique ». (Comparez en français les divers sens du mot air. Mais
yh\LO(; prétait aux jeux de mots, et le vrai sens a été vite oublié ou
méconnu. — Le mot v6{io;, dans AIcman, fr. 67, Pindare, Ném. V, 46,
Téiestes, cité par Athénée, XI V, 617 B, se traduirait mieux par air
que par toute autre expression. II a gardé le même sens dans Thu-
cydide. V, 69 (tcoXe^iixoI viptoi) et dans Xénophon, Anab, V, 4, 17.
Suidas lui-même l'interprète : Tp6«o; ttî; pieXwîta;.
1. Le nome ne devint choral que beaucoup plus tard, au v« siè-
cle : voftouç TcpûToç (mss. itptoTovç) Y^aev âv x^P^ ^^^ xiOapa Ti(i66eoc.
Clem. Strom, I, 308.
î. Plut. De Mus., c. 5. Cf. Suidas, v. Tépwavîpoç.
3. Au V. 20 : TlavTyiYap toi, <1»oî6£. v6|ioç peSXi^aTat wîfj;, suivant les
msR. Le texte est fort altéré. T^a correction la plus vraisemblable est
v4|ioi p-6Xr,aT* oLfiKhi^;^ {uhiquf* tihif Phœ.be, modi jaciehnnlur cantilenœ).
Les éditeurs considèrent avec raison ce vers et les suivants comme-,
résultant d'une interpolation : c'est une citation mal à propos intro-
duite dans le texte, mais une citation probablement fort ancienne.
5i CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
vieux hymnes liturgiques d où Tépopée devait sortir
s'appelaient probable: nent déjà des nomes. L*avénemcnt
do la poésie épique ne fit pas disparaître le nome, mais,
pendant plusieurs siècles, il en fut comme éclipsé. L'é-
popée, franchement narrative, n*avait pas besoin d*un
accompagnement musical développé. L'antique cithare
achéenno, avec ses quatre cordes, lui suffit longtemps,
jusqu'au jour où le poète s'affranchit tout à fait de la
musique et osa demander h la seule récitation de faire
valoir ses vers. Le nome, au contraire, par sa nature
lyrique, restait commeenchainé à la cithare. Il subissait
donc les conséquences de la faiblesse de celle-ci, et ne
pouvait arriver à un entier épanouissement que par une
réforme de la cithare elle-même et un progrès musical
décisif. Jusque-là il devait rester gauche et raide, inca-
pable de donner l'essor aux principes de lyrisme qu'il
recelait.
Nul doute que le nome immédialement antérieur à
Terpandre ne fût resté assez semblable aux chants
semi-lyriquos et semi-épiques dont l'épopée élait sortie.
Il avait la même espèce de vers, l'hexamètre dactyli-
que, alors encore prédominante dans tous les genres
solennels (comme on le voit par le fragment d'Eu-
mélos cité plus haut) ; et, tout en donnant peut-être au
récit un peu plus de place en raison des exemples de
l'épopée, il devait avoir gardé les vieilles formules d'in-
vocation et de prière. Ce n'est pas qu'une certaine am-
pleur lui fît défaut. Selon toute apparence, le nome le
plus ancien se divisait en plusieurs parties : Terpandre
en accrut le nombre, mais ne créa pas cette division de
toutes pièces. Ces parties, appelées probablement àp^^))
ô^açaXoç, cçpayiç *, devaient correspondre au dévelop-
1. Ce sont là en effet les noms des trois parties fODdamentales dans
la septuple division de Terpandre.
ORIGINES 55
pemcnt d'une série d^émotions difTérentes : c'étaient pro-
prement une invocation, un récit épique, une prière.
On voit sans peine ce qu'un pareil cadre pouvait offrir
(le ressources à l'art des musiciens. La diversité des
modes et des genres, celle des rythmes aussi, y avaient
leur place marquée d*avance, et l'invention mélodique
pouvait s'y donner carrière. Mais il fallait pour cela que
l'emploi do ces modes et de ces genres fût réglé par la
théorie et par la pratique, et que les instruments fus-
sent capables de s'y prêter. La poésie, après Tépopée,
n'avait plus rien d'essentiel à acquérir. Mais il n^en était
pas de même de la musique, jusque-là renfermée dans
le cadre étroit des chants populaires. Auviii® siècle seu-
lement, elle brise ses liens. Alors pour la première fois,
soit qu'elle continue à animer la voix d'un chanteur,
soit qu'elle s'en tienne au jeu isolé d'un instrument, elle
déploie une richesse de moyens inconnue jusque-là; elle
s'égale presque à la poésie, et devient une des formes
les plus hautes de l'art national.
Il était naturel que cette révolution musicale s'accom-
plit d'abord dans le nome, toujours exécuté par un so-
liste, c'est-à-dire par un musicien de profession. Les
chanteurs collectifs d'un péan ou d'un hyporchème pou-
vaient être pris parmi les premiers venus. Le soliste du
nome, à la fois chanteur et joueur de cithare, devait être
souvent un virtuose K
L'honneur de cette transformation appartient à Lesbos,
et, ici encore, la raison des faits est facile à voir. C'est
à Lesbos, suivant la légende, que la tète d'Orphée, pous-
sée par les flots, avait enfin trouvé le repos. En d'au-
tres termes, l'éolienne Lesbos était l'héritière de Tanti-
que tradition nationale personnifiée dans Orphée. Mais
la situation géographique de cette tle, à deux pas de la
1. Cf. Aristote, ProbL, XIX, 15.
56 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
cote d'Asie, l'avait soumise à d'autres anfluenccs. En
incinc temps qu'elle gardait la tradition éolo-doriennc,
elle subissait Je contact de l'Asie Mineure, où une véri-
table révolution musicale achevait de s'accomplir au
vin® siècle. Le rôle de Lesbos fut d'en profiter d'abord
pour son compte, ensuite de la faire connaître à la
Grèce continentale. Pour s'expliquer Terpandre, il est
nécessaire de revenir en quelques mots sur l'histoire de
la musique en Asie Mineure pendant la période qui suit
l'épanouissement de l'épopéo et qui précède celui du
nome.
II
C'est le moment où Tlonie historique s'organise. Les
vieilles familles royales d'origine achéenne ont disparu
peu à peu^ Les gouvernements aristocratiques ou même
démocratiques se fondent. Sur toute la côte, les villes se
multiplient et grandissent, de plus en plus actives,
commerçantes, peuplées, très ouvertes aux influences
étrangères et très curieuses de toutes les nouveautés.
Or, à côté d'elles, de grandes civilisations asiatiques
arrivent justement alors à un vif éclat. La Plirygie et
la Lydie, toutes voisines des cités grecques, en rela-
tions constantes avec elles, forment alors deux royaumes
qui ont le prestige de la force et de la richesse. Là des
rois puissants vivent dans des palais pareils à des for-
teresses, où s'accumulent d'immenses trésors. C'est de
la Phrygie qu'était venue en Grèce la légende du riche
Pélops ; au vin® siècle, le roi phrygien Midas, selon les
récils grecs, change en or tout ce qu'il touche. Quant à
laJLydie, longtemps avant d'être le royaume de Crésus,
elle est celui de Gygès, non moins célèbre pour ses tré-
sors ; de tout temps, elle est le pays du Pactole. Midas
et Gygès avaient envoyé des offrandes à Delphes, el, du
MUSIQUE EN ASIE 57
temps d'Hérodote encore, on en admirait la splendeur *.
Des cultes nationaux, entourés d une pompe barbare,
apparaissaient aux yeux des Grecs et s'introduisaient
parmi eux. Cybèle, la grande déesse du Bérécynthe, fut
phrygienne avant d'être grecque. Les fêtes de ces dieux
se célébraient avec un éclat étrange; la musique y
jouait un rôle important. On chantait aussi dans les fes-
tins. Partout, dans les temples comme à la table des
rois et des grands, des instruments plus sonores et plus
riches que ceux de la Grèce remplissaient les âmes
d'enthousiasme et de volupté. C'était la pectis^ aux cor-
des nombreuses et aux sons aigus ; c'était surtout la
flûte, non plus la mince et faible flûte de l'Ârcadie ou
de laBéotie^ formée d'un roseau, etqui n'était guère plus
puissante que la syrinx des pâtres, mais la grande flûte
phrygienne, taillée dans les buis du mont Bérécynthe,
épaisse et forte, et qui remplissait Tair de ses gémis-
sements - ; ou encore la flûte lydienne, capable de riva-
liser avec les sons aigus de la peclis, de chanter comme
les jeunes filles et les enfants, avec des notes hautes
tantôt perçantes, tantôt pures et délicates. Ces instru-
ments si nouveaux amenaient avec eux leur cortège d'airs
locaux, de gammes traditionnelles, non moins inconnues
aux Grecs, et non moins capables d'agir sur leurs âmes:
le mode phrygien, qui inspirait une sorte do délire
mystique; le mode lydien, plein de grâce; le genre en-
harmonique, avec la puissance expressive et troublante
de ses mélodies.
La Grèce d'abord se révolta contre cet art si difl'érent
du sien. Apollon, le dieu de la cithare, provoqua le sa-
tyre Marsyas, joueur de flûte, le vainquit et le châtia
cruellement; Athéné elle-même trouvait le satvro fort
1. llôrod.. IJ4.
i. Athéuce, IV, p. 176, E et suiv.
58 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
laid quand il soufflait dans la flûte, les joues gonflées et
déformées. L'invasion de l'art nouveau continua cepen-
dant, lente sans doute, mais irrésistible. Apollon et Athéné,
pour éviter de s'avouer vaincus, durent passer du côté
de l'ennemi. On finit par dire qu'Apollon avait inventé la
flûte*, cl Athéné l'espèce de mentonnière dont les flûtis-
tes s'entouraient lobas des joues ^. L*Ionie était conquise.
Au temps d'Homère^ la cithare dominait sans conteste :
la flûte ne parait dans V Iliade que comme un instrument
tout à fait populaire, à côté delà syrinx. A la fin du viii®
siècle, la flûte agrandie et perfectionnée est devenue la
rivale de la cithare : elle anime toutes sortes de cérémo-
nies religieuses ou profanes, et suscite l'élégie ^. Bientôt,
au lieu de lutter contre lacithare, elle s'associe avecelle,
et dans les grands poèmes lyriques du vi® siècle les deux
instruments s'unissent pour charmer les auditeurs des
Simonide et des Pindare.
Voilà les faits dans leurs grandes lignes. Peut-on en-
trer dans plus de détails, retrouver des noms propres,
fixer l'ordre des inventions ? Ecoutons d'abord les récils
des Grecs.
Toute cette histoire, à leurs yeux, se résume dans trois
noms: Hyagnis, Marsyas et Olympos*. Avec les deux
premiers, nous sommes en plein mythe, et il n'y a pas
lieu de s'y arrêter. Le troisième nom au contraire repré-
sentait des souvenirs plus précis, plus historiques, et
l'on cherchait à fixer la date du personnage. Mais comme
cette date était fort incertaine, comme d'ailleurs les in ven-
1. Alcée et Alcman, dans Plut., dQ Mus., c. 14.
2. Aristote, Polit, VIII, 6. 8 (p. 1341, G).
3. Le sentiment de l'origine orientale de la flûte ne disparut jamais.
Cf. Télestes, dans Athénée, XIV, p. 617, B, sur l'opposition entre
la muse aulétique de l'Asie et la muse citharédique des Dorions.
4. Plut., De Mus. c. 5 et 7 (d'après Glaucos de Khégium et Alexan-
dre Polyhislor). Sur Hyagnis, cf. le marbre de Paros, l. 20. Strabon
(X, 14 ; p. 470) remplace Hyagnis par Silène.
OLYMPOS 59
lions qu*on lui attribuait, très nombreuses et très va-
riées, no pouvaient appartenir à une même époque, on
prit le parti qu*on suivait d'habitude en pareil cas, c'est-
à-dire que Ton distingua deux Olympos, Tun, Mysien,
Qls de Marsyas et franchement mythique, Tautro descen-
dant du premier *, Phrygien de naissance, et contempo-
rain de Midas Ris de Gordios* (738-693, selon la chro-
nologie d'Eusèbe). Le n'^gnc de Midas était une date tout
indiquée pour le second Olympos; car c'est le moment
où la Phrygie atteint son apogée, et le nom do re roi
était le seul probablement qui fût resté vivant dans les
souvenirs populaires de la Grèce. On répartit ensuite en-
tre les deux Olympos, d'une manière assez arbitraire, les
inventions que la tradition rattachait à ce nom.
Il est aisé de voir combien le travail des chronogra-
phes était artificiel. 11 ne reposait que sur des conjectures
absolument vaines. La réalité toute simple est qu'il y
avait en Grèce, dans la période classique, des airs de
flûte fort anciens et fort célèbres que Ion savait vague-
ment être d'origine asiatique et que la tradition mettait
sous le nom d'un certain Olympos, d'ailleurs absolument
inconnu. Tout le reste n'est qu'imagination et conjec-
ture. Aujourd'hui encore, beaucoup de savants regar-
dent le second Olympos comme un personnage réel de la
fin du vni* siècle. Ce n'est véritablement qu'un nom au-
quel on rapportait, outre certains airs particuliers, toutes
les inventions musicales considérées comme originaires
de la Phrygie, de la Mysie ou de la Lydie. Laissant donc
de côté toutes les hypothèses sur la vie de ce prétendu
joueur de flûte et sur les voyages qu'on lui prèle pour
1. PluL, De Uns., c. 7.
2. Suidas, ▼. "OXvjiuoç. Suidas parle d'un troisième Olympos,
auteur d'œuvrescitharédiques. Il est totalement inconnu et peut être
nôgligô. La distinction des deux Olympos remonterait jusqu'à Pra-
tinas, s*il fallait en croire Plutarque (loc, cit.).
60 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
expliquer la naissance de ses différentes œuvres, bor-
nons-nous à indiquer très brièvement quelles réformes
musicales d*abord, ensuite quelles œuvres, on lui attri-
buait. Inutile d*ajouter que nous ne faisons aucune dis-
tinction entre les deux Olympos.
La première de ces réformes, d'après la tradition, celle
qui domine toutes les autres, c'est d'avoir créé la musi-
que purement instrumentale*. On ne citait de lui, semble-
t-il, que des airs de flûte, sans aucun mélange de paro-
les^. A ce titre, on peut dire qu'Olympos n'appartient
pas directement à Hiistoire littéraire. Si l'on est obligé
pourtant de parler de lui, c'est que le développement de
la musique est inséparable en Grèce du développement
de la poésie lyrique. Aux yeux des Grecs, donc, l'emploi
séparé des instruments a commencé par la flûte orientale,
bien plus puissante que la cithare, et cet usage vient de
l'Asie. C'est tout ce que veut dire la tradition.
Les autres réformes sont des réformes de détail. On
attribuait à Olympos l'invention de tous les modes, de
tous les genres, de tous les rytlimes qui semblaient ca-
ractériser l'aulétique. S'il a réellement existé un musicien
du nom d*01ympos, il est clair qu'il n'a pas fait tout ce
qu'on lui attribue, quelque novateur qu'il ait pu être :
mais, comme il était le seul dont on eût gardé le souve-
nir, on lui a tout donné. Il serait vain de prétendre dé-
brouiller des traditions si confuses ; il suffît de les rap-
peler brièvement, en ne perdant jamais de vue la ma-
nière dont elles se sont formées.
1. Plut., De Mus., c. 5 (début) : xpoûjiaxa npûTov el; toùç "EX^Tiva; xo-
(lîaai. Cf. Suidas, loc. cit.
2. Sur ce point, voir Bergk, Poetœ lyi\ grxciy t. III, p. 4 (800). Il y
a pourtant dans le De Musica (c. 10) un pa38agc où le |jiXoc est distingué
do la xpoOdi; dans les Mr^rpûa d'Olympos. Gela peut faire croire
qu'on avait plus tard adapte des paroles sur certains airs d'Olym-
pos. C'est pour cela sans doute que Suidas dit de lui noir,Tr,; |uXâ>v
xai éXeYeîtDv.
OLYMPOS 61
Parmi ces inventions, les unes portent sur les genres
et les modes. C'est lui, disait-on, qui avait le premier
usé du genre enharmonique dans certaines fêtes des
dieux *. Jusque-là, suivant Aristoxène, on ne se servait
que des genres diatonique et chromatique ; il enseigna
l'art d*em ployer les quarts de ton et sut en tirer des effets
nouveaux. On attribuait encore à Olympos l'invention du
mode lydien, dont il se servit, disait-on, pour la pre-
mière fois dans son chant funèbre sur la mort de Python';
peut-être aussi celle du mode phrygien \ Même influence
sur les rythmes et les mètres. On disait qu'il avait in-
venté le mètre prosodiaque ou anapestique, le trochée
ordinaire ou chorée, diverses formes du péon, le trochée
orthien*.
Quelques savants modernes vont plus loin et sont dis-
posés à augmenter le nombre de ses inventions. D'après
M. Flach', c'est à Olympes qu'il faudrait faire remonter
les premiers perfectionnements sérieux de la flûte, jus-
quc-lii réduite à faire entendre des sons plaintifs dénués
de mélodie, des cris et des plaintes plutôt que des chants,
et qui ne pouvait par conséquent qu'être vaincue par la
cithare, comme Marsyas le fut par Apollon. Olympes,
d'après celle théorie, aurait relevé la flûte de son infé-
riorité, et cela en la doublant : la flûle primitive, percée
de quatre trous, no pouvait donner que quatre notes ;
Olympos accoupla deux flûtes qui se complétèrent, si bien
qu'il eut huit notes à sa disposition, et put composer de
i. Plut., De Mus., c. 7, et surtout c. 11. Tout ce chapitre 11 est
tiré d'Aristoxène.
2. Id. ibid., c. 15.
3. Schol. Aristoph. Acham., 13 (avec les corrections de Bergk et de
Flach) : xb Ôe poitonov |i0.o;... fiicep eupe TépTcavSpo;, w<niep xal to
♦p'jYcov <''OX'j|i7co;.> Cf. Fiach, p. 124, n. 4.
4. De Mus., c. 20. Cf. ifnd., c. 10, sur les emprunts de Thalétas à la
musique d'Olympos.
5. Flach, p. 122-123.
62 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
vraies mélodies. C'est là, selon M. Flach, ce qu'il faut en-
tendre par la cuvauXia d'Olympos \ et la double flûte d*0-
lympos aurait été le modèle du double tétracorde doTer-
pandre*. M. Flach croit aussi (car il semble avoir pris
à tftche de tout rapporter à Olympos) que c'est lui qui a
donné pour la première fois le nom de v6[u>; à des com-
positions musicales, à cause de la forme rigoureuse à
laquelle il assujettissait les siennes. C'est en lui enGn
qu'il trouve le véritable créateur du rythme élégiaque '.
Ces conjectures échappent à toute discussion ^. Elles
prouvent seulement que l'imagination n'a pas perdu au-
tant qu'on pourrait le croire, môme au xix* siècle, la
faculté de créer des mythes.
Les traditions relatives aux œuvres d'Olympos ne sont
guère plus solides. Un certain nombre de vieux airs pour
flûte seule lui étaient généralement attribués^ : c'était
ce qu'on appelait des nomes aulétiqiies. L'auteur du De
Musica en cite plusieurs. Il y en avait en l'honneur d'A-
res, d'Athéné, d'Apollon, de Cybèle (MîjTpûa). Ailleurs il
est question d'un *Ap[i.àTeio; v6(i.o;, d'un IloXuxéçaXo; v6[u>;,
d'un 'E77ix7)$6iov èizl nuOcovi. Mais il semble bien que ce soient
là, sous d'autres noms, les compositions en l'honneur
d'Ares, d'Athéné et d'Apollon. Quelques indications des
anciens nous permettent de nous faire une vague idée
de la forme de ces morceaux. Le nome à Athéné se com-
posait de plusieurs parties S difl'érentes par le rythme et
1. Aristophane, Chev. 9.
2. Flach, p. 146.
3. Id.. p. 137.
4. bisons seulement que le sens du mot (rvvauXta n'est pas hien
saisi, et que les preuves alléguées (PoUux, IV, 80) ne prouvent rien.
5. Généralement, mais avec bien dos réserves. Voir par exemple
Plut., De Mus., c. 15, pour V 'ETcixr.Seiov èici II'jôwvi.
6. Trois, selon M. Flach (p. 287), qui s'appuie sur Plut., De Mus.^
C. 33; mais il n'est pas s&r du tout que Vipx'n ^^^^ parle Plutarque
fût autre chose que ràva^ceipa, ni que l'Àpitovta fût la troisième et
dernière partie du nome.
NOMES AULÉTIQUES 63
la mélodie K Aa temps de Platon, quelques-unes au moins
de ces compositions étaient assurément fort connues, car
Alcibiade, dans le Banquet ^ parle de la musique d'Olym-
pos comme d'une chose famili'vTe à tous les interlocuteurs
du dialogue. Le charme, parait-il, en était grand. Bien
ou mal joués, ils avaient une vertu propre qui résistait
même aux défauts de la traduction : vertu divine, qui je-
tait r&me dans une sorte d'ivresse et de possession sur-
naturelle'. L' 'Apitareio; v6[xo;i d'après une anecdote bien
connue, existait encore au temps d'Alexandre, et enflam-
mait les courages^.
Que tous ces airs fussent fort anciens, c'est tout à fait
probable. Mais faut-il les placer avantTerpandreou après?
Sont-ils au nombre de ces vieux airs asiatiques qui ont
pu contribuer à former Torpandre, ou bien ne sont-ils
au contraire qu'une imitation des nomes de Terpandre
lui-même? On voit quel est, pour l'histoire littéraire, l'in-
térêt du problème. Il est malheureusement à peu près
insoluble. Les anciens (dont l'autorité serait d'ailleurs
fort sujette à caution) n'ont que des réponses fort em-
brouillées à cause de la distinction qu'ils font entre
les deux Olympes '. Parmi les modernes, les uns tien^
nont pour l'antériorité des nomes de Terpandre •, les au-
tres pour celle des nomes d'Olympos^. 11 est possible, sans
doute, que les flûtistes formés sous l'influence phrygienne
i. Plut., De Mus., c. 33.
2. Banquet, p. 215, C. — Ils sont restés en usage jusqu'à la fin de
l'âge classique. Plutarque [De Mus., c. 7) dit : oU vOv ^^pûvtai. Dans
ce pass ige, vOv doit désigner l'époque d'Héraclide du Pont, qui sem-
ble être ici la source du compilateur.
3. M6va xaT^)(e<76at icoiel... Sià tb Oeîa eivai.
4. Plut., De Alex, forlit,, p. 335, A. — On ne sait trop pourquoi, dans
Euripide {Oresle, 1385), le Phrygien appelle son chant de deuil un
5. Plut., efeA/u5., c. 5 et 7.
6. Westphal, Otf. Mtiller.
7. Flach.
64 CHAPITRE II, — NOME ANCIEN
aient exécuté devant les autels des dieux grecs, môme
avant Terpandre, des compositions musicales conformes
par leur structure générale aux vieux nomes helléniques.
Mais on peut croire aussi (et peut-être avec plus de vrai-
semblance) que c'est le grand succès des nomes citharé-
diques de Terpandre qui suscita les nomes pour la flûte,
d'abord les nomes aulédiques, c'est-à-dire pour flûte et
chant, et seulement ensuite (selon l'ordre le plus naturel)
les nomes aulétiques, c'est-à-dire pour flûte seule. En ce
cas, ce n'est pas dans les nomes dits d'Olympos, mais
dans des airs de flûte plus anciens, et de bonne heure ou-
bliés, qu'il faudrait chercher la source première de
l'influence exercée sur Lesbos par la musique de l' Asie-
Mineure. En d'autres termes, il y aurait à distinguer, dans
l'ensemble confus des œuvres attribuées à 01ympos,doux
choses en réalité fort différentes : d'une part, un dévelop-
pement général de la flûte qui put être très ancien en
Asie; de l'autre, des compositions spéciales du genre des
nomes, qui seraient postérieures à Terpandre et à Clonas
même, el qui n'auraient été considérées comme plus an-
ciennes qu'en raison d'une confusion établie avec la
première sorte d'oeuvres *•
Olympos avait formé, dit-on, des disciples. Nous n'a-
vons pas à nous y arrêter. Quelques-uns paraissent avoir
été plutôt des exécutants que des compositeurs : tels sont
Saulas, Adon, Télos-, Kion, Kodalos, Babys^ Nicophé-
lès de Thèbes *. La seule chose à noter à leur sujet, c'est
la manière dont leurs noms mêmes portent témoignage
1. La division tripartite des nomes dits d'OIympos (à supposer
qu'elle fût certaine) ne prouverait pas leur antériorité, quoi qu'on
en dise ; car Sakadas aussi adopta une division plus simple que
celle de Terpandre, ce que justifiait sans doute Tusa^ire de la flûte
sans paroles.
2. Alcman, frapfm. 112.
3. Hipponax, fragm. 97.
4. Pollux, IV, 71.
ÉCOLE D'OLYMPOS 65
des échangées intellectuels qui se faisaient alors entre la
Grâce et l'Orient. Plusieurs de ces artistes portent des
noms orientaux; ce sont des Asiatiques, probablement
des Phrygiens; mais ils sont hellénisés, et prêtent leur
concours aux fêtes des Grecs. A côté de ces musiciens
presque inconnus, deux ou trois autres ont une notoriété
un peu supérieure : c'est d*abord Cratàs, qui disputait à
Olympos rhonneur d'avoir composé le IloXuxéf a^; vo(uk * ;
puisHiérax, auteur d'un prélude célèbre pour le pentathle,
appelé 'EvSpojiiYi ^ ; enfin Anthippos, à qui certaines tradi-
tions attribuaient l'invention du mode Ivdien '. Aucun
de ces personnages, cependant, n'a exercé sur le déve-
loppement du lyrisme une influence appréciable ; ils n'ap-
partiennent donc pas à Thistoire littéraire.
On voit le peu d'informations précises que nous pos-
sédons sur le mouvement musical dont l'Asie Mineure
fut le théâtre au viu^ siècle. En somme, beaucoup d'hy-
pothèses, beaucoup de constructions conjecturales (et
cela dès l'antiquité), mais peu de faits bien établis. Heu-
reusement, cela ne saurait obscurcir deux ou trois points
tout à fait essentiels qu'on peut résumer ainsi : tandis
que la Grèce continenbale restait fidèle à l'usage de la ci-
thare homérique, l'Asie Mineure ionienne se laissait ga-
gner peu à peu aux influences musicales de la Lydie et
de la Phrygie; la pectis aux cordes nombreuses, la flûte
de buis, de nouveaux modes, de nouveaux genres, de
nouveaux rythmes y acquéraient droit de cité; par la
comparaison même avec Tétranger, le génie national
prenait plus nettement conscience de lui-même ; on sut
certainement mieux ce qu'était au juste le mode dorien
quand on connut le phrygien et le lydien ; bref, un dé-
veloppement musical considérable se produisait. Comment
1. Plut., De Mus., c. 7.
2. Id. ibid., c. 26.
3. Id. ibid., c. 15.
UUt. da U Liti. grecque. ~ T. II. 5
66 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
se (it-il sentir à Lesbos et, par Losbos, au reste de la
Grèce? c'est ce que nous avons maintenant à chercher.
m
Lesbos devait avoir, dès le début du viu* siècle, une
longue tradition de chants populaires et une culture mu-
sicale et littéraire relativement avancée : c'est ce que
prouverait, à défaut de la légende d'Orphée, la fécondité
lyrique de la grande île éolienne pendant la un du
viu^ siècle et tout le vu*; il y avait là des germes qui ne
demandaient qu*à éclore. C'est l'Asie qui en provoqua
Téclosion. Toute voisine de la côte orientale de la mer
Egée, Lusbos devait être, après l'Ionie asiatique, la pre-
mière partie du monde grec à recevoir les enseignements
de la Phrygie et de la Lydie. Elle apprit en effet beau*
coup de ces Orientaux, mais sans aliéner son indépen-
dance. Elle resta bien plus strictement grecque que l'Io-
nie ; elle n'éprouva aucune tentation de barbariser. Les
Ëoliens de Lesbos, comme ceux de la côte d'Asie, étaient
un peuple rustique, simple, très fier et très passionné,
fort différent des Ioniens déjà un peu cosmopolites et dont
la souplesse intellectuelle était merveilleusement hospi-
talière aux nouveautés. Les Lesbiens n'admirent en fait
de nouveautés que ce qui cadrait avec leurs habitudes et
avec leurs goûts. Ils ne semblent pas avoir jamais fait
grand accueil à la ilùte : le témoignage du marbre de
Paros, qui fait de Terpaudre un flûtiste en même temps
qu'un citharède, est tout à fait isolé et suspect ^ Mais ils
adoptèrent la pectis^ qui finit par devenir comme leur
instrument national; ils perfectionnèrent la cithare; ils
1. Marbre de Paros, 49. SitU suppose que Terpandre a pu associer
parfois la flûte à la cithare, comme firent les grands poètes du ly-
risme choral.
TEHPANDRE 67
mirent en uisage et en circulation de nouveaux modes
musicaux; ils apprirent à tirer des anciens modes des
effets plus puissants ; bref, ils enrichirent la musique
nationale sans lui faire perdre ses traits essentiels. Le
nom qui personniGa cette révolution fut celui de Terpan-
dre. Nul doute que la légende n*ait encore ici sa place et
que le Terpandre de la tradition ne soit en partie imagi*
naire. Il l'est cependant beaucoup moins qu'Olympos.
Tandis que la figure d*01ympos est comme noyée dans
le mythe, celle de Terpandre laisse voir au moins quel-
ques traits assez nets et assez distincts. Cela tient sans
doute à ce qu'on n'avait conservé sous le nom d'Olympos
que des airs, chose de soi vague, flottante et anonyme,
tandis que Terpandre avait chanté des vers auxquels s'at-
tachèrent des souvenirs plus précis. L'incertitude et l'obs-
curité tiennent pourtant, bien entendu, la plus large place
dans sa biographie.
Il était né dans l'ile de Lesbos \ probablement à An-
tissa '. La chronique de Paros appelle son père Derden-
nis ^. Sur la date de sa naissance, on n'a que des indica-
tions approximatives. Les Spartiates racontaient qu'il
avait remporté le prix dans le premier concours des fêtes
Garnéennes, en 676. Hellanicos, qui rapporte cette tradi-
tion, paraît avoir dit aussi que Terpandre avait vécu,
comme Olympos, sous Midas II (738-695)*. Cette seconde
1. Aristote, fragm. 502, Bekker-Rose (ap. Ëustathe, ad IL IX, 129}.
2. Cf. Suidas, vv. Merà AéaSiov ù)86v et TépuavSpoc. D'autres (cf. Sui-
das) le faisaient naître soit à Méthymne (autre ville do Lesbos), soit
même à Arné, en Béotie, ou à Kymé, en Asie Mineure. Ce sont là
des fantaisies qui doivent s'expliquer sans doute par le besoin de
trouver la raison de certaines particularités de son œuvre, comme la
composition du Bokotiov (isXoc ou l'emploi du style homérique.
3. Marbre de Paros, 49.
4. Hellanicos, fragm. 123 (G. Mûller-Didot) ; dans Clem. Strom. I,
p. 398 (Potter). On voit, dans ce passage de Clément, un résumé des
opinions les plus divergentes sur la date de Terpandre. Plutarque,
68 GHAPITHE IL — NOME ANtîIEN
iodicalion se concilie facilement avec la première. Il ne
faut d'ailleurs pas trop presser toutes ces affirmations,
où rhypothèse évidemment a beaucoup de part. Une au-
tre tradition, d*origIne delphienne, lui attribuait la vic-
toire dans quatre concours successifs aux jeux Pythiques :
c'est ce qu'établissaient les listes officielles ^ Si ce té-
moignage a quelque valeur, il no saurait être ici question,
suivant la juste remarque d'Otf. MûUer, que des concours
musicaux primitifs, antérieurs à l'organisation définitive
des jeux Pythiques en 586, et qui, selon Pausanias, re-
montaient à la plus haute antiquité*. Mais on sait avec
quelle facilité les listes officielles des temples admet-
taient, pour les origines, des additions glorieuses et apo-
cryphes, et Ion peut se demander si les victoires de Ter-
pandre à Delphes sont plus authentiques que celles de
Ghrysothémis et de Philammon, qu'on y trouvait, sem-
ble-t-il, également rappelées. Il n'y aurait d'ailleurs au-
cune date, même approximative, à tirer de cette indication
relative aux jeux Pythiques. — Un témoignage plus im-
portant se tire d'un autre passage du De Musica^ évi-
demment fondé sur la comparaison des œuvres aussi
bien que sur la tradition, et qui, attribuant à Terpandre
la (( première constitution » de la musique à Sparte S le
fait par là antérieur à Thalétas et encore plus à Alcman,
si bien qu'on ne saurait placer l'époque de sa vie plus
tard que la seconde moitié du viii® siècle *. Nous reve-
nons ainsi à la date d'Hellanicos, c'est-à-dire au règne de
Midas IL Encore faut-il probablement placer le moment
dans sa Vie de Lycurgue (c. 21), va jusqu'à faire de lui un contem-
porain du législateur de Sparte : nous sommes ici dans la pure
légende.
1. Plut., De Mus., c. 4.
2. Paus. X, 7, 2.
3. npctfTT) xaTaoraffiç (De mit». y 9).
4. Cette considération exclut absolument la date de 644, donnée
par la Chronique de Paros.
TERPANDRE 69
du plein éclat de Terpandre plutôt vers le début que vers
la fin du règne, afin de réserver pour les réformes qui
suivirent un espace de temps suffisant. Un passage de
Sappho, qui parle de lui comme d'un poète consacré
par une longue admiration, conduit tout à fait à la même
conclusion ^ : il est déjà pour elle un classique, un an-
cêtre respecté et incomparable ^.
Terpandre dut voyager beaucoup. Joueur de cithare,
il fréquenta certainement les sanctuaires d'Apollon. Les
traditions qui le mettent en relation avec Delphes sont
vraisemblables. Mais c'est surtout à Sparte qu'il semble
avoir vécu et exercé directement son influence. D'après
de nombreux témoignages, il y fut appelé sur Tordre
d'un oracle, pour calmer les esprits troublés par les dis-
cordes civiles '. Il réussit, dit-on, dans sa tâche, et Tor-
dre fut rétabli *. Il est aisé de voir quel fond de vérité
doit se cacher sous ce récit à forme légendaire. A la
suite d'une de ces dissensions qui, selon Thucydide *,
furent dans ces temps reculés plus fréquentes à Sparte
que partout ailleurs, il y eut sans doute un accord favo-
risé par quelque oracle, des fêtes religieuses pour con-
sacrer le retour de la paix, et des chants à l'occasion de
ces fêtes ; ce fut Terpandre qui fut choisi pour composer
ces chants. La cité reconnaissante, suivant la même tra-
dition, lui accorda de grands honneurs qui passèrent à
1. Sappho, fragm. 9Î.
2. Si Terpandro florissait vers 730-7SO, il était fort âgé au temps
des fêtes carnéennes de 676 ; il a pu cependant y assister.
3. Suivant Photius (Lexic, v. Mexoi AéaSiov a)86v), Terpandre était
alors exilé d'Antissa pour un meurtre involontaire. Aristote semble
avoir l'un des premiers, dans sa AaxsSai(iovta>v icoXiteb, relevé l'ex-
pression proverbiale jietoi Aé<T<>iov wWv, do sorte que les informations
données par les divers écrivains à propos do cette locution vien-
nent peut-être aussi d'Aristote lui-même. Cf. Aristote, fragm. 502
(Bekker-Rose).
4. Plut., De Mus,, c. 42.
5. Thucydide, I, 18, 1.
70 GHAPITHE lî. — NOME ANCIEN
808 de8cendants. Terpandre, comme plus d'un autre poète
célèbre, fut véritablement adopté par Sparte, et son nom
est inséparable de celui de sa seconde patrie. C est dans
la liste des poètes de Sparte, plus encore que dans celle
des artistes de Lesbos, que Tantiquité tout entière le pla-
çait. Il est le fondateur de Técole citharédique Spartiate,
le chef de ce qu'on appelait la première « constitution >»,
la première forme de la musique à Lacédémone.
Les inventions qu*on lui attribue sont nombreuses, et,
comme toujours en pareil cas, il est difficile de dire dans
quelle mesure exacte la réalité correspond à la légende.
Suivant Pindare', c'est Terpandre qui aurait été l'inven-
teur du barbitoSy imité par lui de la pectis lydienne.
Cela signifie qu'il fut un des premiers poètes de Lesbos
à user de cet instrument, d'origine orientale. Il ne dut
guère d'ailleurs se servir du barbitos que dans ses sco-
lies, dont nous parlerons plus loin. Mais Tinstrument
ordinaire de Terpandre, celui qui accompagna ses chants
les plus célèbres et qui fit surtout sa gloire^ ce n'est pas
le barbitos, c*est la cithare. Or on lui attribuait aussi une
transformation profonde de la cithare.
Il avait, dit-on, inventé la cithare à sept cordes, au lieu
du tétracorde seul connu jusque-là. Strabon, qui rapporte
cette tradition, cite à l'appui deux vers hexamètres qu'il
donne comme étant de Terpandre lui-même ^ :
u Rejetant désormais le chant à la quadruple voix, nous fe-
rons retentir en ton honneur, sur la phorminx à sept cordes,
des hymnes nouveaux 3. »
Le sens littéral du passage, quoi qu'on en dise, ne
paraît pas douteux : le chant « à la quadruple voix »,
1. Dans Athénée, XI V» p. 635, A.
2. Strabon, XIII, p. 618. Cf. Bergk, Poelâs lyr. grxci, p. 11.
3. 2]ol Ô* Y)(Le7; TexpdiYTipwv àuooTép^avTEC «oiÔtiv — IniaTovcu ^ôpiiiyYi
PROGRÈS DE LA CITHARE 71
opposé aux sept notes de la phorminx, ne peut être que
le chant du tétracorde. Mais quelques savants hésitent à
admettre la conclusion qu'en tirait Strabon K On fait re-
marquer que les Grecs n ont pas dû attendre Tépoque de
Terpan^re pour trouver les sept notes de la gamme;
avec quatre notes, dit-on, il n'y a guère de musique pos-
sible. On ajoute qu'en fait l'Hymne homérique à Hermès
attribue expressément à ce dieu l'invention de la lyre à
sept cordes ^, ce qui prouve qu'au temps où Thymne fut
composé (vers le temps de Terpandre sans doute), l'in-
vention était déjà fort ancienne. On rappelle enfin un
passage des Problèmes d'Aristote S d'où il semble résul-
ter que les sept cordes de la lyre existaient avant Ter-
pandre, et que la réforme de celui-ci aurait consisté à
supprimer une des sept notes (la troisième à partir d'en
haut) pour en ajouter une nouvelle à l'octave de la pre-
mière : la cithare de Terpandre aurait été un heptacorde
comprenant pour la première fois une octave entière,
mais avec une sorte de trou au milieu de l'échelle dia-
tonique, par suite de la suppression d'un degré de
l'échelle. Tout cela est fort incertain : on peut cependant
entrevoir quelque vraisemblance. Il n'est pas probable,
à vrai dire, que Terpandre ait été l'inventeur de l'hepta-
corde; les vers cités plus haut ne le disent pas expressé-
ment, et les traditions, en pareille matière, sont toujours
vagues et douteuses. Il a dû en être de l'heptacorde
comme du barbitos : l'un et Tautre existaient avant lui
sans doute dans l'usage populaire lesbien; il les a seu-
lement mis en lumière et illustrés. C'est lui qui a fait de
l'heptacorde (modifié peut-être comme le dit Aristote) un
instrument désormais hors de pair, en le consacrant par
i. Voir la note de Volkmann dans son édition du De Musica^
p. 78-80.
2. Hymne à Hermès, 47-51 (liîTa lï (Tviifcovou; ôiwv itavûdffaTO ^opSaç).
3. Probl, XIX. 32.
72 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
dos chefs-d*œuvre. Avant lui, lo tétracorde, le vieil ins-
trument des aèdes épiques, servait sans doute encore à
chanter les nomes. Le tétracorde, ne Toublions pas, est
la base de la vieille musique grecque : la distinction des
modes est fondée tout entière sur Texistence du tétra-
corde. Il ne faut donc pas croire trop vite qu'un instru-
ment à quatre notes dût paraître aux Grecs du ix^ et du
VIII® siècle intolérable de monotonie. Il avait longtemps
prévalu, sans aucun doute, et gardait le crédit que lui
donnait son passé : la gloire d'Homère rejaillissait sur
lui. Mais Terpandre osa rompre avec le passé; il de-
manda à lart populaire de Lesbos, effleuré déjà par Tin-
fluence orientale, un instrument plus riche, auquel il fit
subir encore quelques améliorations; il l'introduisit har-
diment dans les sanctuaires et lui donna d'emblée une
place d'honneur dans les cérémonies. Avec une pleine
conscience de ces innovations, il les proclama dans les
vers qu'a rappelés Strabon. C'en était assez pour être re-
connu, au sens grec et poétique du mot, comme l'inven-
teur de riieptacorde K
A l'invention d'un instrument plus riche en notes, on
rattachait celle de plusieurs modes nouveaux. On attri-
buait à Terpandre l'invention du mode colien et du mode
béotien. On voit ce que cela veut dire : Terpan<lre, Eo-
lien de Lesbos, on relations plus ou moins étroites avec
la Béotie, a fait connaître à Lacédémono, et par suite à
1. Plutarque {de Mus., c. 6) parle d'une certaine forme de la cithare
appelée *A<jiaç, 5tà tb xg;(pr,(x6ai Ae<r6(ov>; avtyj xiôapcofioûc, et dont l'in-
vention passait pour remonter à Képiôn, disciple de Terpandre.
On ne sait rien de cette espèce de cithare, mais il est curieux do noter
ici encore, bous une forme nouvelle, la tradition d'une réforme
de la cithare par l'école de Terpandre sous l'influence de l'Asie. —
Plutarquo raconte (Inst. Fmc. 17) que les éphoros punirent Terpandre
pour avoir donné à la lyre trop de mollesse en y ajoutant une corde.
On a dit la môme chose de Phrynis, do Timothée , d'autres encore.
C'est là une légende qui vient peut-être de la comédie attique.
MODES ET RYTHMES DE TERPANDRE 73
toute la Grèce, les modes musicaux eo usage chez
les Eoliens de Lesbos et chez ceux de la Béotie. Il n*a
rien inventé en cela, mais il a tiré de l'obscurité ce qui
peut-être sans lui serait resté longtemps encore étranger
à la culture générale de la Grèce. En ce sens, son rôle
est celui d'un créateur.
En fait de rythmes et de mètres, les inventions de
Tcrpandre semblent se réduire à peu de chose. Il se
servait ordinairement du vers hexamètre épique ^ Par-
fois même il se bornait à mettre en musique des vers
d'Homère % c'est-à-dire évidemment les vers des hymnes
dits homériques ou d'autres du même genre. Dans cette
préférence pour l'hexamètre, il se conformait sans aucun
doute à une vieille tradition religieuse. Mais il avait
employé aussi d'autres mètres. Parmi les rares frag-
ments qui nous restent de lui, il en est deux qui ne
contiennent que des longues; celui-ci, par exemple : Zeiî,
TUxvTcov àp5(à, 7wàvT(i)v ûcyr.TCdp, ZeO, goi ç-evSco rauTav \j\L^iùy
ip'j^iy^. Bien qu'on puisse tirer de ces onze mots différen-
tes sortes do vers, il est de toute évidence qu'ils formaient
un système de spondées, peut-être de spondées allongés
(«Tirov^etoi (;.6îCov8;), dans lesquels chaque syllabe à elle
seule représentait une durée de deux longues ordinaires,
et qui semblent avoir été le rythme ordinaire des chants
de libation. — Un autre fragment, qui nous est donné
comme le début du célèbre Nofw; opOio;, paraît composé
d'un mélange de dactyles et de trochées ordinaires : ce
qui n'empêcherait pas d'ailleurs que dans le corps du
nome lui-même, dans une autre partie peut-être, les
t. Plut., /)e Aft«., c. 4.
2. Plut, De Mus., c. 3.
3. Fragm. i (Bergk); ap. Clem. Slrom, VT, 78t. On voit que c'était
un chant de libation. Le fr. 3. également tiré d'un chant de libation,
est aussi tout en longues. Clément d'Alexandrie, qui nous a conservé
le premier, dit que la musique en était dans le mode dorien.
74 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
trochées allongés (formés de trois doubles longues)
n'eussent pu trouver place K — En quelle mesure, ici
encore, Tcrpandre était-il vraiment novateur? Toutes ces
formes de rythmes et de mètres devaient être le legs d'une
époque fort antérieure. Il est difficile de croire que la
gravité des libations n'ait pas produit dès Torigine la
lenteur du rythme et la forme spondaïque du mèlre.
L'instinct populaire a dû trouver longtemps avant Ter-
pandre le rythme sautillant du trochée simple et la
vigueur mâle du trochée allongé. Il n'y a rien là qui
dépasse le niveau des créations primitives d'une race
bien douée. Si Terpandre fut novateur en tout cela, c'est
surtout sans doute par la beauté des combinaisons qu'il
sut tirer d'éléments déjà connus.
Il est souvent aussi question d'une réforme portant
sur l'ensemble même delà composition du nome. Jusque*
là, le nome se serait divisé, dit-on, en trois ou quatre
parties : Terpandre en porta le nombre à sept *. Quel
était le principe de cette division? Etait-ce un cliange-
ment de rythme ou de mètre? ou un changement de
mode musical? Et ce changement correspondait-il à des
combinaisons régulières de récits et d'invocations, ou à
des péripéties dans le récit, ou à des variations dans le
sentiment? Autant de questions qu'il est impossible de
résoudre aujourd'hui avec certitude. Il semble, d'après
quelques indices, en particulier d'après les titres con-
servés de plusieurs nomes, que les rythmes, les mètres,
les modes musicaux tantôt changeaient, tantôt restaient
invariables d'un bout à Tautre de la composition ; mais
1. Suidas, y. 'Aii^tavaxT^Ceiv. Le scoliastc d'Aristophane, Nub,, 595,
dit que ces vers étaient tirés des npoo((ita de Terpandre. Suidas dit
avec plus de précision et d'exactitude qu'ils formaient le début (icpoo{-
Itiov) du Nome Orthien. Il n'y a pas lieu de songer au genre spé-
cial des proèmeSf dont nous parlerons plus loin.
2. Pollux, IV, 66. Ces sept parties s'appelaient, selon PoUux: àpxâ*
{USTap'/a* xataipoTca, (leTaxatatpoicâ, 0|i9aX6ç, a^payiCt iic^Xoyoç.
NOMES GITHARÉDIQUES 75
tout cola est problémalique. Il semble aussi, d'après
certaines imitations relativement récentes, qu'il y eût,
d'une partie à Tautre, un progrès dans Taclion ^ Ce qui
est sûr, c'est que cet accroissement du nombre des par-
lies marquait l'ampleur nouvelle d'une poésie lyrique
plus hardie, plus savante, plus habile à conduire l'audi-
toire à travers les phases successives d'une longue
composition.
Les œuvres de Terpandre comprenaient avant tout
des nomes. Les titres de quelques-uns nous ont été con-
servés. PoUux en cite huit, qu'il explique en partie ^.
L'un d'eux s'appelait Tétraédios. Il est probable, à en
juger par le titre, que ce nome était encore divisé en
quatre parties, selon Tancienne coutume. Pollux semble
dire que la distinction des parties y correspondait à un
changement dans la musique. Quel changement ? on ne
peut faire à ce sujet que des hypothèses sans consis-
tance. Le nome Aigu ('0^6;) devait peut-être son nom à
ce qu'il était composé, en tout ou en partie, dans le
mode lydien ^ Le nome Éolien et le nome Béotien étaient
ainsi nommés, dit Pollux, d'après les pays dont Terpan-
dre tirait son origine ; il serait sans doute plus exact de
dire : d'après le mode musical que Terpandre y avait
1. Voyez par exemple l'analyse que donne Strabon (IX, p. 421; des
cinq parties d'un nome pythien (àY>'.p«''J<TiÇ-, ajjLiteipa, xaTaxeXevo"|i6ç,
TaiiSoi xa\ 5axTy).ot, (TvpiYY^î)- L'analyse de Strabon nous montre qu'il
y avait là tout un drame : le nome suivait les diverses péripéties de
la lutte entre Apollon et Python. Mais il faut toujours se méfier
d'imitations aussi récentes que celle dont parle Strabon.
2. Pollux, IV, 65 : v6(A0i ôà o\ TEpTcavSpou àitb jiev tcôv èOvwv ôOevrjv
AîiXioç xai BoitoTio;, àitb 6è pvÔjiwv "Opôioc xa\ Tpo-/aîoc, âicb hï tpiitwv
'OÇù; xa\ TetpawSto;, àirb 6è «Otoû xal toO épb>(iévou Tepuàvfipeio; xa\ Ka-
it((Dv. — Cf. Plut., De Mus. y c. 4; Phot. Bihlioth., 302, 16; Suidas, vv.
N6|ioc et "OpÔtoç vojjLoç.
3. Le mot ô^^!»; est souvent appliqué au mode lydien ; cf. Plut., De
Mus., c. 15. Mais Terpandre avait-il réellement composé un nome
dans le mode lydien ? ou bien y a-t-il là quelque confusion ? .
7(J CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
employé. Deux autres étaient désignés par le rythme
qui y dominait : c'étaient YOrthien et le Trochaïque^ où
se rencontraient les rythmes appelés iambc orlhien et
trochée sémantique, c'est-à-dire des groupes ternaires
formés de trois longues valant chacune quatre temps, le
frappé tombant soit sur la seconde soit sur la première
de ces trois longues ^ Les deux derniers enfin portaient
le nom de Terpandre lui-même et de son disciple Képion,
ce qui indique peut-élre que l'inspiration du poète y pre-
nait un caractère plus personnel qu'ailleurs*.
A côté des nomes, on cite encore de Terpandre des
proèmes^ et des scolies*. — On sait que les scolies étaient
des chansons de table. Terpandre avait-il composé les
siens à Lesbos, avant de venir à Sparte, ou seulement
plus tard, en vue des repas communs des Lacédémoniens,
comme on l'a quelquefois supposé? Quoi qu'il en soit,
le genre du scolie, d'origine lesbienne, semble-t-il, et
surtout cultivé à Lesbos, n'a laissé de souvenirs durables
qu'à partir d'Alcée : nous retrouverons plus tard cette
forme de poésie. S'il est vrai que Terpandre eût com-
posé de véritables scolies, il faut en conclure que son
inspiration était plus variée, moins essentiellement grave
que ses autres œuvres ne tendraient à le faire croire.
Mais aucune trace n'en subsiste, et nous n'avons plus le
moyen de nous en faire aucune idée. — Quant aux
proèmes, on ne sait trop ce que c'était. L'auteur du De
i. Cf. Plut., De Mus, c. 28. — C'est bien en vain que Volkmann veut
ôter à Terpandre le nomo orthien sous prétexte que c'était un nome
aulétique. Rien n'empêche de croire qu'il y eût aussi un nome or-
thien citharédique attribué à Terpandre.
2. Il y avait aussi un nome aulédique appelé Kt^iccciiv, suivant
Plut., De Mus., c. 4. Il eut difficile de savoir ce que vaut cette infor-
mation. Il y a d'ailleurs, dans toutes ces traditions, beaucoup de va-
gue et beaucoup d'erreurs.
3. Plut., De Mus,, c. 4 et 6.
4. Plut., De Mus., c. 28. Cf. Pindare, dans Athénée, XIV, p. S35, A.
ŒUVRES DIVERSES DE TERPANDRE 77
musica dit qu'ils étaient en hexamètres épiques, et semble
tantôt les distinguer des nomes ^ tantôt au contraire
confondre les deux genres ^. Le nom de proème (icpoo((i.iov)
ou prélude^ assez vague par lui-même, s'appliquait à des
choses fort différentes. On appelait ainsi tantôt le début
d'un chant, tantôt un chant tout entier qui servait d'intro-
duction ou de préface à une cérémonie ; par exemple les
hymnes homériques, par lesquels on préludait parfois à
certaines fêtes, s'appelaient des proèmes. On sait que
Terpandre a mis en musique des hymnes de cette sorte'.
Ilest probable qu'il avait composé aussi pour son compte
des hymnes analogues destinés au même usage ^, et que
c'est ce qu'on appelait proprement ses proèmes. Quoi
qu*il en soit, la différence entre cette espèce de composi-
tion et les nomes devait être assez peu considérable
puisqu'on les confondait parfois dans l'antiquité. Quelques
savants nient même absolument que ce fussent deuxgenrcs
distincts, et ne veulent voir dans ce titre de proèmes
qu'une appellation donnée à ceux des nomes qui jouaient
dans les concours musicaux le rôle des hymnes attri-
bués à Homère '.
Les vers qui nous restent de Terpandre sont au nom-
bre d'une quinzaine. Â les supposer même tous authen-
tiques, c'est trop peu pour nous permettre de nous faire
une idée nette de son talent comme poète. Nous en sommes
réduits sur ce point à quelques indications des anciens
que nous ne pouvons contrôler qu'imparfaitement. Il est
d'ailleurs certain que le musicien, chez Terpandre, rem-
portait de beaucoup sur le poète. C'est comme musicien
surtout, comme réformateur de la cithare, des rythmes.
1. De Mus,, c. 4.
2. De Mtiê,, c. 6.
3. Plut., De Mus,, c. 3.
4. Ibid,, c. 6.
5. Bergk, Gr. LU, t. II, p. 213, n. 2.
à
78 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
des modes musicaux, comme compositeur aussi, qu'il
avait été novateur et vraiment grand. Cependant ses vers
mômes, quand il consentait à ne pas les emprunter sim-
plement aux poètes épiques ses prédécesseurs, ne man-
quaient pas non plus de force et de beauté. On le com-
paraît comme poète à Homère ^ Il avait quelque chose
de la grandeur et de la simplicité homériques, mais avec
plus de gravité religieuse. En musique, on le comparait
à Orphée ^, et l'on attribuait parfois quelques-unes de
ses mélodies à Philammon ^ c'est-à-dire qu'on aimait à
recoimaitre en lui un interprète de la pure tradition
grecque ; de môme, dans sa poésie, on retrouvait un
fidèle écho de la vieille épopée nationale, auquel s'ajou-
tait un accent personnel plus sobre encore et plus mâle.
Les vers qui nous restent confirment ces indications.
Dans les trois fragments spondaïques, celte suite de
mots si simples, avec leur précision liturgique, avec
leurs longues accumulées, avec leur rythme lent et so-
lennel, donne l'impression d'un art vraiment religieux.
Ailleurs, les deux hexamètres sur Lacédémone, dans leur
énergique précision, rappellent les saines traditions de
Tépopée et font déjà pressentir Télégie ^. — Le dialecte
de Terpandre semble avoir été pour le fond assez sem-
blable à celui d'Homère, avec un mélange de formes do-
riennes dans les mètres autres que le vers épique.
On citait dans l'antiquité un certain nombre de citha-
rèdes lesbiens qui se rattachaient à Terpandre et qui lui
formaient comme une école : en première ligne ce Képion
dont le nom était devenu celui môme d'une composition
de Terpandre; puis, après une série d'autres artistes
i. Plut., De Mus,, c. 5.
2. Id. ibid.
3. Id. ibid, (fin).
4. Pragm. r> : *Ev0' aî^pta te viwv O⻣t xai (tuera Xtyeia — xal fitxa
tvpvâfvia xaXciiv êntxdppoôoç IpytAV.
ÉCOLE DE TERPANDRE 79
que nous ne connaissons plus, un certain Périclitos, avec
qui cette école se serait terminée un peu avant Hipponax,
c est-à-dire vers le milieu du vi® siècle *. On a rapproché
de ces indications quelques autres noms de citharèdes
lesbiens fort mal connus, et qu'on rattache à Técole de
Terpandre ^ Il est plus intéressant de rappeler qu'après
Terpandre l'ile de Lesbos est restée un centre musical
actif pour le jeu de la cithare et du barbitos. Alcée et
Sappho durent sans doute quelque chose à la tradition
qu'il avait fondée. Il y a surtout un très grand nom, celui
d'Arion, qu'on ne rattache pas d*ordinaire à l'école de
Terpandre parce que la création du dithyrambe littéraire
a effacé tous les autres souvenirs relatifs à son rôle poéti-
que, mais qui, par certains côtés, semble appartenir à la
tradition la plus directe du p^rand chanteur lesbien.
Arion, en effet, né à Méthymne, dans l'ile de Lesbos,
composait des nomes, et des homes citharédiques. Il
était illustre comme citharède, et c'est par le chant d'un
nome, selon la légende, qu'il charma le dauphin lors-
qu'il fut précipité à la mer. Nous reviendrons à Arion
quand nous parlerons du dithyrambe; pour le moment,
il suffit de le mentionner. Ajoutons que si l'influence de
Terpandre s'est exercée peut-être, d'une manière directe
et spéciale, à Lesbos et sur le nome, elle a rayonné bien
vite sur la Grèce entière et sur tous les genres lyriques
où figurait la cithare. Ce n'est pas seulement à Lesbos ni
même à Sparte que sont ses véritables successeurs : toute
la grande poésie citharédique le reconnaît pour chef et
dérive de lui.
IV
A côté des nomes citharédiques, il y avait des nomes
1. Plut., De Mus., c. 6.
2. Flach, p. 212 et suit.
80 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
aulédiques, c'est-à-dire accompagnés par la flûte. Les
plus vieux étaient attribués à Clonas K On s'accordait à le
considérer comme postérieur de peu d'années à Ter-
pandre. Suivant les uns, il était de Tégée, en Arcadie;
suivant les autres, de Thèbes. L'Ârcadie et la Béotie
étaient les deux parties de la Grèce où Tart de la flûte
était le plus cultivé. Il était naturel que l'inventeur de
l'aulédique fût rattaché à lun ou à l'autre de ces deux
pays. Quant à la date de sa naissance, il était également
naturel qu'on le supposât un peu plus jeune que Ter-
pandre et qu'Olympos ^. Son rôle, en efTet, était un rôle
de combinaison et d'application : ce qu'il avait imaginé,
c'était d'accompagner avec la flûte enrichie par Olym-
pos un chant analogue à ceux que Terpandre soutenait
du son de la cithare. D'autre part, on ne pouvait le sup-
poser beaucoup plus récent, car il fallait (nous y revien-
drons) qu'il fût antérieur aux origines de l'élégie.
On attribuait quelquefois h Clonas un nome aulédique
appelé le «Nomeà trois airs », XpiiteX-nç v6ii4>;, et formé de
trois parties dont l'une était, dit-on, composée dans le
mode dorien, la seconde dans le mode phrygien, la troi-
sième dans le mode lydien '. Il est vrai que d'autres au-
teurs donnaient cette œuvre à Sakadas, et qu'elle n'était
peut-être ni de l'un ni de l'autre ^ — Avec l'invention
du nome aulédique, on attribuait à Clonas celle des
chants de procession appelés icp^oSta. Ces chants étaient
en hexamètres ou en distiques élégiaques. — 11 est évident
que la Grèce avait dû avoir de tout temps des chants ac-
compagnés du jeu de la ûûte et des processions religieu-
1. Plut., De Mus.^ c. 5.
2. Je considère ici Olympos non comme l'auteur des nomes auléti-
ques mis sous son nom, mais comme la personnification de la mu-
sique asiatique du viii« siàcle.
8. Vint, De Mus., c. 8 (fin).
4. Voir plus bas, à propos de Sakadas.
GLONAS 81
ses pendant lesquelles ces chants étaient exécutés K En
un sens, Taulédiquc et les prosodies sont donc bien an-
térieurs h Glonas. Mais ce que la tradition voulait dire
eu parlant des réformes de Glonas, c'est probablement
qu'à une date voisine de celle où Ton plaçait Terpandre,
ces chants pour la flûte avaient pris une importance et
un éclat tout nouveaux, à la fois par le perfectionnement
du jeu instrumental et par lampleur du développement
poétique, peut-être aussi par l'emploi de formes métri-
ques nouvelles, plus savantes et plus nobles, à savoir
l'hexamètre et le pentamètre, étrangers sans doute à
l'ancienne forme populaire de ce genre de poésie.
Inutile de faire remarquer d'ailleurs à quel point ce
que nous savons de Glonas est problématique et vague.
Quelques savants ne veulent voir en lui qu'un nom fic-
tif-. Peut-être ont-ils raison; mais pourquoi les mêmes
savants croient-ils si fort à Olympos? La vérité est que
tous ces débuts sont obscurs, et que la tradition grecque
a dû, selon son habitude, donner une forme trop précise
à des souvenirs très flottants.
Après Glonas, les anciens citaient quelques auteurs de
nomes aulédiques. Les deux principaux sont Polymnestos
de Colophon et Sakadas d'Argos. Nous ne savons guère
de ces poètes que ce que nous en dit en quelques mots
l'auteur du De Musica ^.
Polymnestos était probablement le plus ancien. Il se
trouvait déjà cité par Alcman ^ Il y avait de vieux airs
qui portaient son nom et qu'on appelait « nomes Polym-
nestiens ^ ». Pliitarque dit aussi que ses nomes étaient
1. Voir les passages d'Homère et d'Hôsiode cités plus haut.
2. Flach, p. 262.
3. De Mus., c. 4, 5, 8 et 9.
4. Ibid., c. 5. Pindare aussi l'avait mentionné (fragm. 169, Bergk).
5. Ibid,, c. 4; et c. 5 (où il faut peut-être lire : 8v fnoXu|iv>ï<rT6v xe]
xat IIoXv[ivi^(7Tiov v6[iov noiTjaat).
Hist. de la Litt. grecqae. — T. II. 6
82 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
orthiens S ce qui signifie sans doute « iambiques ». G*cst
tout ce qu'on peut dire sur son compte.
Quant à Sakadas^ il passait pour plus récent. Son nom
se rencontrait trois fois sur les listes des vainqueurs Py-
thiens ^, ce qui implique, si l'indication est authentique
et si elle se rapporte à l'organisation nouvelle des jeux,
qu'il vivait après 586 : il est vrai que tout cela est dou-
teux. On sait qu'un sujet fréquemment traité dans les
concours musicaux de Delphes était la mort du serpent
Python tué par Apollon. C'est Olympos, disait-on, qui
avait le premier traité ce sujet avec la flûte ^ Sakadas
passait pour avoir fait aussi un « nome Pythien » ^. Nous
avons déjà mentionné plus haut l'analyse d'un nome de
ce genre faite par Strabon. Pollux ^ et le scholiaste de
Pindare * complètent à ce sujet nos informations. On
peut par là se faire quelque idée du nome de Sakadas. On
lui attribuait quelquefois le TpiiAeX?;; vi^%^ que nous avons
déjà vu attribuer à Clonas ^. L'auteur du De Musica
parle des trois strophes de ce nome et du chœur qui l'exé-
cutait. Ces mots sont de nature à étonner. La forme cho-
rale du nome, d'après des témoignages dignes de foi, est
de date récente; et quant à la strophe, elle appartient
au lyrisme choral. Sakadas, suivant une tradition très
vraisemblable, se servait habituellement du rythme élé-
giaqueMl est probable que le Tpni.eXY);v6[i/);, sous la forme
du moins à laquelle fait allusion le passage que nous
venons de citer, ne remontait pas à Sakadas '.
1. De Mus,, c. 9*
2. ïbid., c. 8.
3. Ibid., c. 9.
4. Pollux, IV, 79.
0. Pollux, IV, 84.
6. Argument des Pythiques,
7. Cf. plus haut, p. 80.
8. De Mus., c. 8 et 9.
9. Bergk admet {Poel. lyr, gr,, t. III, 4«éd., p. 203), sur la foi d*un
passage d'Athénée très al tôré (XIII, 610, C) et corrigé conjecturalomont
CONCLUSION 83
Olympos, Terpandre, Clonas, sont donc, suivant la
tradition, les ancêtres glorieux qui fondent la musique
grecque et la poésie nomique. Bien que les autres gen-
res de poésie lyrique apparaissent presque aussitôt après
la date qu'on peut regarder comme celle où eux-mêmes
durent cesser de chanter, le nome, qu'ils avaient orga*
nisé, continue de vivre quelque temps encore on se con-
formant aux exemples laissés par les créateurs ^
On voit cependant, par le petit nombre des noms de
poètes que nous avons pu citer, par la rareté des souve-
nirs précis, combien cette première période brillante du
nome fut peu durable. Avec la Gn du vii^ siècle, les poè-
tes nomiques disparaissent presque entièrement. Au
temps de Simonide et de Pindare, les maîtres de la poésie
lyrique font des péans, des hyporchèmes, des odes triom-
phales; ils ne composent plus de nomes. Ce genre subit
pendant plus d'un siècle une sorte de disgrâce : il s'é-
clipse et s'obscurcit. Puis, brusquement, il revient à la
lumière, mais transformé. Au v® siècle, avec Timothée,
le nome se fait dramatique etchoral, comme le dithyrambe
du reste; et, sous cette nouvelle forme, il parcourt en-
core une longue carrière. Nous n'avons pas à nous en
occuper pour le moment. La seule espèce de nome dont
par Casaubon, que Sakadas avait aussi composé une 'IXtou icépaiç
où se trouvait uno longue énumération des guerriers grecs enfermés
dans le cheval de bois. Que pouvait être ce poème ? Il semble, d'a-
près le passage d* Athénée, que c'était un récit lyrique à la façon de
ceux de Stésichore. Mais le nom de Tauteur est trop incertain pour
qu'il soit utile de pousser plus loin les conjectures.
1. On remarquera qu^il n*est jamais question du nome citharistique,
c'est-à-dire pour cithare seule, sans voix. C'est que le jeu de la
cithare isolé du chant n'eut jamais en Grèce une importance com-
parable à celle de la citharédie ou de l'aulétique. La nature de la ci-
thare, si peu expressive, explique assez ce fait.
84 CHAPITRE II. — NOME ANCIEN
Tétudo appartienne à ce chapitre, c'est le nome primitif,
monodique, celui de ïerpandre et de Glonas. Ce nome,
nous Tavons vu, cesse d'avoir une histoire après Arion
et Sakadas.
Mais déjà d'autres genres lyriques, en grand nombre,
ont commencé de s'épanouir : Télégio, Tiambe, la chan-
son, puis le lyrisme choral d'apparat. Celui-ci, avec sa
solennité presque religieuse (même dans les sujets pro-
fanes), est à certains égards plus voisin du nome que
les trois autres. Mais il s'en distingue en réalité par des
différences techniques si profondes que son apparition
ou son développement à Sparte forme véritablement une
seconde période distincte, un second âge de la musique,
Seurépa xaràdTaTi;. La logique est donc d'accord avec la
chronologie pour nous commander d'étudier d'abord l'é-
légie, l'iambe et la chanson.
CHAPITRE III
LA POESIE ELEGIAQUE
U[DLIOaRA.PHIE
Manuscrits. De tous les poètes élégiaques, le seul dont nous
ayons des manuscrits suivis et distincts est Théognis. Les
autres ne nous sont arrivés que par fragments, et ces débris
sont épars dans toute la littérature de Pantiquité. Les manus-
crits de Théognis sont assez nombreux. Les principaux sont :
un ms. de Venise, bibliothèque Saint-Marc, 522, désigné, de-
puis Bekker, par la lettre K; un ms. du Vatican, 915 (0); et
surtout le meilleur de tous, le Mutinensis (A), aujourd'hui à
Paris, Bibliothèque nationale, Supplément grec, n<> 388 (conte-
nant huit ou dix ouvrages différents); on Pattribue au
x" siècle.
Sur les manuscrits de Théognis, voir surtout Bergk, Rhein,
Mus., nouv. série, III, p. 206 sqq. et 396sqq.Gf. Jordan, Om»s-
tiones Theognidex, Kœnigsberg, 1885.
Editions. L'édition prmceps des élégiaques grecs fut publiée à
Venise, par Aide Manuce, en 1495. A citer aussi, parmi les an-
ciennes éditions, celle de Gamerarius, 1551.
L'ensemble des fragments élégiaques a été maintes fois pu-
blié, soit dans des collections générales, soit à part. Dans les
Poelœ minores de Gaisford (Oxford, 1816-1820), ils occupent le
tome III; dans les Poètes grecs de Boissonade (Paris, 1823-
1832), le tome III également. Les éditions des poètes lyriques
mentionnés au chapitre précédent comprennent aussi les frag-
ments des poètes élégiaques (t. II dans Bergk).
Hartung, Die Griechischen Elcgiker^ Leipzig, 1858-1859, a
donné, en deux volumes, une édition des élégiaques accompa-
gnée d'une traduction allemande et de notes : le premier vo-
i
86 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
lume comprend les poètes antérieurs à la mort d'Alexandre ;
le texte présente beaucoup de corrections conjecturales.
Editions séparées de Solon et de Tbéognis : — Solonis car^
minum quœ supersunty édition avec notes de Nie. Bach, Bonn,
1825. — Theognidis Megarensis elegi, édition critique de Bekker,
avec des notes Variorum, Leipzig, 1'® éd. 1815, 2® éd. 1827. —
Theognidis Megarensis reliquix, édition de Welcker, Francfort-
sur-le-Mein, 1826 (prolégomènes étendus, essai pour disposer
les vers du poète dans un nouvel ordre, notes critiques et ex-
plicatives). — Theognidis elegiœ, de Ziegler (2« édition, 1880); et
Theognidis reliquiœ, de Sitzler, 1880; éditions critiques. Cf. l'ar-
ticle de Leutsch dans le Philologus, t. XXIX, p. 636-690.
Une traduction française des principaux élégiaques grecs
anciens a été publiée (avec celle d'Hésiode) sous ce titre :
Poètes moralistes de la Grèce , notices et traductions par
MM. Guigniaut, Patin, Jules Girard et L. Humbert, Paris,
1882 (Garnier).— Les fragments deTyrtée ont été traduits par
M. Leconte de Lisle dans son Hésiode^ Paris, 1869 (Lemerre).
SOMMAIRE
I. Origines de la poésie élégiaque. Caractères généraux : mètre, exé-
cution musicale, sujets traités, contribution des diverses races,
dialecte et style. Evolution du genre. — II. Les poètes élégiaques :
Callinos, Archiloque, Tyrtée, Mimnerme, Solon, Théognis, Phocy-
lide; les poètes secondaires. — III. L'èpigramme.
La poésie élégiaque est, de tous les geores lyriques,
celui qui, par le rythme et le nnètre, ressemble le plus à
l'épopée*. Il semble qu elle en pouvait sortir directement.
1. Travaux modornos sur l'élotçio grecque en général (en dehors
des histoires d'ensemble) ; — Franke, Callinus sive quœstiones de
ÉTYMOLOGIE DU MOT 87
Mais UQO diii'érence cssenliclle d'exécution len sépare :
elle était accompagnée du jeu de la flûte. Elle n*a pu se
développer qu'après les progrès de la flûte phrygienne
en lonie, et peut-être après la première apparition du
nome aulédique^
Les anciens ont beaucoup cherché l'étymologie du mot
eXeyo; sans la trouver. Enfermés qu'ils étaient dans la
connaissance de leur propre langue, ils ne pouvaient ré-
soudre ce problème. Une conjecture, qui n'a pas été sans
séduire même quelques modernes ^, faisait venir ce mot
d'un prétendu refrain, e Xeye, qui aurait été une sorte de
gémissement usité dans les lamentations funèbres ^ Cette
hypothèse s'explique, sans se justifier, par l'emploi de
l'élégie primitive dans les chants de deuil. Mais il est
beaucoup plus probable qu'il faut chercher Torigine du
mot dans la langue de l'un des peuples asiatiques qui ont
donné à la Grèce l'usage même de la flûte élégiaque et
cette forme particulière du thrène. On incline aujour-
d'hui à rattacher le grec eXcp; à la même racine que les
mots arméniens elégn^ êlegneay^ qui signifient « roseau »,
« flûte de roseau », et l'on considère comme très proba-
ble que la forme IXeyo; n'a été d'abord que la transcrip-
tion plus ou moins exacte d'un mot phrygien signifiant
« flûte » ou « air de flûte », peut-être « chant de deuil
origine carminis elegiact^ 1816 ; J. Ciesar, De carminis grxcor. eUgiaci
origine et nolione, Marbourg, 1837; Osann, Zur griech. Elégie, Darm-
stadt, 1835 ; Welcker, Der Elegos, dans ses Kleine Schri/ten, t. I,
p. 56-11 (1844).
1. Clouas est antérieur à Archiloque, selon Plut., de Mus, 5. C'est
peut-être l'existence antérieure du nome élégiaque dans le Pélopon-
nèse qui fait que l'élégie, à la différence de Tiambe, s'y est si vite
transportée et acclimatée.
2. Welcker, Kleine Schriften, I, 61. Il comparait la formation des
mots lù>6ax)rQc, î4Xe|ioç, afXtvoc, etc.
3. Etym. Magn. ; Suidas; Scbol. Aristoph., Oiseaux^ 217. —On
trouve l'exclamation ï ï rapprochée déjà du mot ^eyoç dans Euripide,
Iphig. Taur. 147, d'après les mss. Mais les éditeurs écrivent alat.
88 CHAPITRE m. — POÉSIE ÉLÊGIAQUE
exécuté sur la flûte » ^ G*est ce que parait avoir signiGé
aussi d'abord le mot grec eXeyo;, que tous les grammai-
riens anciens donnent comme synonyme de Op*?,vo;, la-
mentation funèbre^. Ce qu'ils ne disent pas, mais ce
qu'il faut ajouter, c'est que ce nom ne s'appliquait certai-
nement qu*à une sorte particulière de lamentation, h
celle qui s'exécutait avec la flûte. Les tbrènes de l'Iliade
étaient accompagnés de la cithare. Le thrëne élégiaque,
au contraire, remplaça la cithare par la flûte. C'est ainsi
qu'Euripide appelle l'élégie aXupo; eXe^o; ^ L'épithotc est
caractéristique et essentielle.
"EXeyo; désigne donc exactement un air, en particulier
un thrène, joué sur la flûte ou accompagné par la flûte.
Les mots iXeyeîov (sous -entendu [liTpov) et eXeyeîa (sous-
entendu coStj) désignent le mètre ordinaire de riXcyo; et
les poèmes qu'on en forme ^. On sait qu'au point de vue
métrique l'élégie est caractérisée par l'alternance de
l'hexamètre épique et d'un hexamètre à d<îux « temps
vides » qu'on appelle très improprement un pentamètre.
Chacun de ces couples ou distiqueSy dont l'unité est mar-
quée par le retour régulier des temps vides ou silences
après chaque moitié du second vers, forme une véritable
petite strophe d'un dessin très net. On peut ajouter à cela
que cette strophe courte et monotone convenait bien à
l'expression de la réflexion, de la réflexion triste en par-
ticulier, et qu'on s'explique le choix d'un pareil rythme
pour des chants funèbres.
C'est avec Clouas que le nom de l'élégie apparaît pour
la première fois dans l'histoire littéraire. On attribuait
1. Bôtliclier, Arica, p. 'U. Contredit, il est vrai, parLagarde, Armen.
Stud, p. 8 (cité par Christ, Griech. Lit., p. 93).
2. Suidas ; Hésychius ; Etym. M.; etc.
3. Iphig, Taur. 143-140 : ^Q Spitoai, fiu<r6pTjVT,T0i; w; OpYJvotç eyxetixai,
T&c o'Jx eC[ioû<Tou iioXicâç àXupot; âÀÉYOtc.
4. 'EXeyeïov signifie souvent en particulier un distique élégiaque ;
d'où le pluriel, éXeyeia, pour désigner un poème entier.
ORIGINES 89
à Clonas un nome aulédiquc intitulé Élégos \ et Plutarquc
appelle ce poète « auteur devers élégiaques ^ » La même
qualKicationest appliquée à Sakadas ^ D'autre part, nous
lisons encore dans la De Musica que les aulèdes, c'est-à-
dire les flûtistes qui accompagnaient des chants, adap-
taient alors leur musique à des distiques élégiaques *.
Cependant ni Clonas ni Sakadas n'ont jamais été ran-
gés au nombre des maîtres de Télégie véritable. C'est
qu'entre les vers élégiaques de ces poètes et ceux des
Callinos et des Mimnerme, il y a une différence radicale.
Les premiers sont des poètes religieux qui composent
des nomes; les seconds sont des poètes profanes, d'une
inspiration surtout personnelle, et absolument indépen-
dante des sanctuaires. Si Tapparence est la même des
deux côtés, l'âme est différente. Le véritable inventeur
de l'élégie classique fut le poète inconnu qui pour la
première fois s'avisa d'appliquer le rythme élégiaque et
la flùle non plus à des lamentations funéraires ou à des
hymnes religieux, mais à l'expression de ses propres
sentiments, de ses vœux, de ses plaisirs, de ses tristesses,
et qui en fit un chant profane. On ne peut savoir au juste
quand et comment se fit cette transformation ; mais il
est probable qu'elle s'accomplit surtout grâce à l'usage
de plus en plus répandu de ces banquets qui furent si
longtemps, en Grèce, un des principaux foyers de la vie
sociale, et où les sentiments s'exprimaient volontiers par
des chants. Ce qui tendrait à le faire croire, c'est l'em-
ploi fréquent de l'élégie classique dans les festins, comme
on le voit en particulier chez Xénophane et chez Théo-
gi)is. Le jeu de la flûte y pénétra de bonne heure, ame-
nant le mètre élégiaque. Mais une salle de festin appelait
t. Plut., De Mus., c. 4.
2. Ibid., c. 3 : èXsycÎwv te xal &i:â)v 7roir,Tr,v.
a. Ibid., c. 9 (et 8).
4. De Mus., c. 8 : év àp/r^ yàp èXeifeia |ie(AeXoicoir,ji.éva ol aùXwSol r,oov.
90 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
d'autres inspirations qu'un temple ou qu'un tombeau.
L'élégie proprement dite est probablement sortie de cette
nouveauté des circonslances. La transition d ailleurs dut
être graduelle. Le plus ancien poète élégiaque que nous
connaissions, Callinos, avait peut-être composé une élé-
gie en l'honneur de Zeus. Mimnerme, qui lui csl de peu
postérieur, passait pour avoir joué, sinon composé, un
nome aulédique appelé Kradias ^ On saisit là, ce semble,
le passage du nome élégiaque à l'élégie proprement dite ^.
Ajoutons que si les salles de festins semblent avoir of-
fert à l'élégie modifiée son cadre le plus ordinaire, il
n'en fut pas toujours ainsi. Solon récita, dit-on, son
poème de Salamine sur l'agora. Tyrtée peut avoir chanté
quelquefois dans des gymnases ou sur quelque place ré-
servée aux exercices militaires de la jeunesse aussi bien
que dans les syssities lacédémoniennes. Il en est do
même de Gallinos.
L'élégie, au rythme ferme et net, est un des genres
lyriques où la personne du poète se met en scène le plus
franchement. Il blâme ou il loue; il moralise; très sou-
vent il exhorte. Il fait presque office d'orateur : tantôt
orateur politique et populaire, qui cherche-à exciter dans
les âmes les sentiments belliqueux et patriotiques ; tan-
1. Hipponax, dans Plut. De Mus., c. 8: xa\ àXXoç iaxiv âpx«îo; v6fio;
xoiXoû|i£voc KpaSia; 6v fTjo-iv 'Iicncuva^ M((ivep{Aov aùXr)(rat. — Volkmann,
après d'autres, croit que ce nome était aulétiquo, non aulédique, ot
que Mimnerme dut se borner à l'exécuter. Mais Plutarque ajoute :
èv àpxYJ Y^P i^ET^ÎA [ie[isXono(7)[iiva ol aûX(i>So\ r^Sov. Cette phrase no
peut signifier qu'une chose : c'est qu'on ne doit pas être surpris de
voir Mimnermo, poète élégiaque, auteur d'un nome aulédique, at-
tendu que les poèmes aulédiques étaient précisément alors en disti-
ques élc^giaques. La pensée de Plutarque (ou du compilateur) n'est
donc pas douteuse. Il est seulement vrai que son explication peut
être fausse et qu'Hipponax semble avoir parlé seulement d'exécution
musicale.
2. Le nomo élôgiaquo parait d'ailleurs avoir duré encore après
rapparition de la véritable élégie.
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 91
tôt orateur philosophe, qui devise sur la vie humaine, sur
ses plaisirs et ses maux ; toujours tourné vers la prati-
que et pressé de conclure K L'élégie est souvent comme
une première manifestation poétique du génie oratoire
qui sommeillait alors en Grèce ou qui, du moins, s'épan-
chant en improvisations éphémères, n'avait pas encore
trouvé sa forme artistique et durable. Beaucoup de poè-
mes élégiaques sont intitulés Exhoî'tations, 'TxoOrixai; ce
titre en dit à merveille la vraie nature. Non seulement on
exhorte les autres, mais on s'exhorte soi-môme; Solon
avait composé des TTcoOyixai ei; éaurov. Lors môme qu une
élégie ne porte pas ce titre, elle pourrait souvent le por-
ter. Rien d'ailleurs de plus varié que le ton de l'élégie :
comme la personne du poète ne craint pas de s'y mon-
trer, le ton du poème est déterminé par son humeur
individuelle plus que par des règles générales. Il y a des
élégies graves ; d'autres moqueuses ou légères ; d'autres
doucement philosophiques. Ce qui domine pourtant, c'est
le sérieux pratique et le goût de moraliser : il y a là une
faculté nouvelle de l'esprit grec qui grandit et qui crée
une forme d'art appropriée.
Ce besoin d'agir pratiquement sur les esprits, de les
enseigner, de les exhorter, devait conduire à chercher
sur tous sujets la formule définitive qui est l'expression
naturelle de la loi. Aussi la poésie élégiaque est volontiers
sentencieuse, ou, comme disaient les Grecs, gnomique.
Elle Test à tel point que le nom même de poésie gnomi-
que a fini par devenir presque synonyme de poésie élégia-
que, du moins pour cette période de la littérature grec-
que, bien qu'il ne désigne en réalité qu'un des traits de
cette poésie. La période qui s'étend de Callinos à Théo-
1. Dion Chrysost. Or. II, p. 74 (Reisko) : fifo; U tiva ajTÔ)v (rtôv
s'jovTa xac\ itapaivoOvTa
>xvXî$ov xal Ge^YviSo;.
woirjjiaTwv) 8T,(X0Tixà XeYotT* av, (jupiêouXs'JovTa xac\ itapaivoOvTa toï; itoX-
XoT; xal tStwTai;, xaOaicep, oljxat, xà ^a)xvXî$o
92 CHAPITRE 111. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
gnis est celle où l'esprit grec, s*éloignant do Tépopée,
s'achemine vers la prose. Pendant deux siècles, un effort
immense de réflexion s'opère en tout sens pour classer
et codifier les idées reçues, pour formuler les règles ins-
tinctives suggérées par l'observation, pour atteindre en
toutes choses à la loi. C'est le temps des Sept Sages, à qui
la tradition attribue tout le trésor des plus vieux prover-
bes grecs. C'est le temps où Ton place l'existence du
fabuleux Esope. L'élégie prend sa part de ce travail
collectif : comme elle aspire à gouverner les âmes, elle
réfléchit sur le bien et sur le mal, sur le but de la vie,
sur la destinée, et elle en donne des leçons, qu'elle en-
ferme dans des formules brèves et profondes. A la fin
surtout do cette période, elle fait de parti pris ce qu'elle
avait fait d'abord par rencontre et d'instinct. Elle tend
peu à peu à n être plus, dans Phocylide par exemple,
que gnomique. Elle est alors comme une autre forme de
poésie didactique appliquée spécialement à la morale.
Le mythe proprement dit tient chez elle peu de place ;
en général, elle ne raconte pas, elle exhorte. Quand il
apparaît dans l'élégie, c'est d'ordinaire comme le fonde-
ment religieux .de la morale, ou parce que le poète
s'adresse à un dieu; il est rare qu'il s'y développe en
récits à la manière des mythes de l'épopée ou même ainsi
qu'on le voit chez les Simonideet les Pindare.
Comme nous n'avons plus que des fragments d'élégies,
sauf peut-être deux ou trois poèmes assez courts qui pa-
raissent enliers (encore n'est-ce pas certain), nous ne pou-
vons juger sur des documents tout à fait irrécusables la
composition do ces pièces. Il n'est pourtant pas impos-
sible d'en concevoir quelque idée. Plusieurs fragments
sont étendus. Les uns formaient le début d'une élégie,
d'autres le milieu ou la fin. Ce qui domino partout, c'est
le caractère libre, simple, direct, d'une composition où
les maximes et les conseils sortent sans cesse les uiis
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 93
des autres, où une sorte de dialectique latente, née de
rémotion du poète, chemine sous la poésie, pressée d'ar-
river au but qu'elle n'oublie jamais. Non que l'analyse
et renchaînement des idées y soient de mémo sorte que
dans une dissertation ou un discours : Tanalyse est moins
subtile et l'encliaînement moins rigoureux ; le poète
afGrme plus qu'il ne prouve et juxtapose ses idées plutôt
qu'il ne les lie en arguments. Mais l'émotion dominante
est sérieuse et forte ; elle suffit à maintenir l'unité de ton
et à créer un courant naturel qui ressemble à un pro-
grès logique.
Pour le style, Télégîe doit beaucoup à l'épopée. La
couleur générale du dialecte, en quelque pays que le
poète soit né, est toujours ionienne : le fond de la langue
est épique; les épithètes diles homériques n'y manquent
pas ; des formules familières à \ Iliade et à V Odyssée s'y
rencontrent. — Et pourtant les différences aussi sont
grandes : à tout prendre, l'effet d'ensemble n'est plus le
même. Le dialecte d'abord est quelque peu rajeuni ; des
formes postérieures à Homère y apparaissent ; de plus,
ce dialecte est mélangé, et d'une autre façon que celui
(rilomère; ce n'est plus le vieil éolien qui le colore çà et
là d'un reflet archaïque : c'est le dorien vivant, contem-
porain, qui, chez les élégiaques de race dorienne, insi-
nue par endroits ses formes favorites, ou le dialecte atti-
que qui, chez un Selon, perce sous le costume ionien.
Les mots nouveaux et composés, chers à la poésie lyri-
que, n'apparaissent que par exception; mais d'autre
part, les épithètes sont moins nombreuses que dans l'é-
popée ; à chaque instant, on trouve des vers entiers qui
ne renferment que des substantifs et des verbes ; la lan-
gue est nette et sobre; la fermeté de la pensée se tra-
duit par la sobriété du vocabulaire. En passant d'Ho-
mère aux élégiaques, on éprouve (toutes proportions
gardées) quelque chose du sentiment qu'on a quand
94 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÈGIAQUE
on passe de la langue française du xvi^'siècle, luxuriante
et riche, à celle du xvii®, exacte et abstraite. Gardons-
nous d'exagérer. Dans la poésie grecque, l'imagination
et le sens de la beauté plastique ne sauraient jamais
perdre tous leurs droits; mais la sévère raison a certaine-
ment grandi dans Tintervalle, et s'est fait une plus large
place ; les comparaisons, moins fréquentes que chez Ho-
mère, sont plus précises et plus serrées. — La phrase
aussi a pris une autre allure. Elle aime encore parfois à
s'étendre en liberté, avec ampleur et grâce ; mais, d'or-
dinaire, elle est plus ramassée, plus énergique. La forme
du distique Vy sollicite : c'est un moule où la pensée s'en-
ferme naturellement ; très souvent la phrase finit avec
le second vers. Non que ce soit le moins du monde une
règle, comme il est arrivé dans la poésie latine; c'est
tout au plus une tendance. L'habitude ne va pas jusqu'à
la raideur, mais elle donne au style de la fermeté. Le
pentamètre, avec sa double coupe si nette et le parallé-
lisme de ses hémistiches, met le mot en saillie et grave
l'idée; il semble fait pour l'antithèse. C'est la grâce de
l'élégie grecque d'avoir su éviter le péril d'une forme qui
pouvait devenir un peu raide et d'en avoir tiré de la
force sans dureté. Après des vers nettement coupés,
pleins de sens, brefs et impérieux, l'esprit grec, toujours
souple et mesuré, sait glisser légèrement d'un distique
à l'autre, et déployer une belle phrase harmonieuse et
facile.
Vint-il un moment, dès la période classique, où l'élégie,
primitivement chantée et accompagnée du jeu de la flûte,
s'affranchit de cette association et se contenta, comme
Tépopée, de la simple récitation, ou jnôme s'adressa
surtout à des lecteurs ? La question est controversée.
Des textes de grammairiens anciens répondent affirma-
tivement, mais ne sont pas tout à fait d'accord sur la
date de cette transformation. Un passage de Ghaméléon
EXÉCUTION MUSICALE 96
cité par Athénée * dit que, non seulement les vers d'Ar-
chiloquc, mais encore ceux de Mimnerme et de Phocy-
lide étaient chantés ^ Cette manière de s'exprimer signi-
fie qu'après Phocylide les poèmes élégiaques cessèrent
d'être chantés. Un autre passage d'Athénée ^ mentionne
au contraire ce même Phocylide comme un de ceux
dont les vers, n'étant plus chantés, étaient à cause de
cela d'une métrique plus correcte : la musique ne couvrait
plus les licences de la prosodie; à côté de Phocylide,
Athénée nomme Xénophanc, Selon et Théognis comme
étant dans le même cas. Ce serait donc vers le temps de
Solon, suivant Athénée, un demi-siècle plus tard, suivant
Chaméléon, que l'abandon de la flûte serait devenu gé-
néral; mais tous deux s*accordent sur le fond des cho-
ses ^. Bergk essaie d'interpréter différemment le passage
d'Athénée ' : c'est se donner beaucoup de mal pour ne
pas comprendre ce qui est clair. L'opinion du savant
grammairien n'est nullement douteuse : reste à savoir si
elle est juste; pour cela, il faut interroger les poètes eux-
mêmes.
Solon, en parlant de son élégie sur Salaminé, rap-
pelle un « chant », et Bergk remarque que Démosthène,
Plularque, d'autres encore, font allusion à ce chant *. Mais
Boileau aussi « chantait » par métaphore; il faut se dé-
fier des figures de rhétorique ; si nous ne trouvions
dans les poètes que des passages de ce genre, nous de-
1. Athénée, XIV, p. 620, C : Ta... 'ApxtXixou, tu tï Mi|ivép|iQu x«\
2. Sur Mimnerme, cf. aussi Strabon, XIV. 28, p. 643 Cas.
3. Athénée, XIV, p. 642, D.
4. Diogène Laërce, on ce qui touche Solon, distinguo expressément
ses poésies chantées de ses élégies (I, 61 : ttôv ôà âôojxsvtov aOtoO £<rc\
TfltÔe, etc.) Mais Diogène Laërce n'a aucune autorité. Il emploie aussi,
à propos do Xénophane, le mot pa<|/a)8eïv (IX, 18), qui indique une
simple récitation.
5. Bergk, Griech. Literalurgesch, t. II, p. 130.
6. Diogéno Laërce, au contraire, dit : ocvIyvo) 8ià to-j xi^pvxo;.
96 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
vrions accepter le témoignage d'Athénée. Heureusement
Théognis est beaucoup plus explicite : il mentionne à
plusieurs reprises la flûte du festin \ Même en admettant
que deux ou trois de ces passages, recueillis dans les
Sentences de Théognis, soient en réalité de Mimnerme ou
de quelque autre poète plus ancien, il on reste encore
plusieurs dont l'origine est incontestable. Un surtout est
décisif *. Théognis promet à Kyrnos l'immortalité grâce
à ses vers, et il dit que les jeunes hommes, au son de la
flûte^ le chanteront dans les festins. Ces <( jeunes hom-
mes » ne sont pas, comme on l'a parfois supposé, des
choreutes; le pluriel véoi avSpe; n'indique pas que plu-
sieurs de ces jeunes hommes chantent ensemble et en
chœur, ce qui exclurait l'idée d'une élégie; on voit par
tout le contexte qu'il s'agit des jeunes hommes qui se
réunissent dans les festins (Ootvr,^ Se xat eiXaTctVYicri TzoL^iQtrr)
et qui boivent ensemble en chantant tour à tour des élé-
gies au son de la flûte. On chantait donc encore l'élégie
au temps de Théognis. Et on ne peut même pas dire,
avec certains érudits, qu'on y chantât seulement certaines
élégies courtes, à la façon de celles de Mimnerme, où les
poètes célébraient le vin, le plaisir, la jeunesse : Théognis
parle des élégies adressées à Kyrnos, dont Je plus grand
nombre, on n'en peut douter, étaient des élégies surtout
morales et gnomiques. Athénée s'est donc trompé ; Cha-
méléon, plus exacl, a manqué, semble-t-il, de précision.
Il est certain qu'au moins jusqu'au v^ siècle, Télégie a été
chantée habituellement. — S'ensuit-il qu'elle le fût tou-
jours ? Nullement. Le poème et l'accompagnement, dans
l'élégie, étaient moins étroitement liés que dans les
1. Théognis, v. 241, 533. 939, 943, 1041, 1055 (passages cités par
Bergk).
2. V. 237-252. Rornhardy, Giiech. Liter., 1. 1, p. 533 (3« éd.), conteste
Tauthenticité de ce passage, mais par des raisons purement « sub-
jectives». Bergk la défend (Rhein. Mus. t. 111, p. 206 sqq. et 396 sqq.).
COMPOSITION 97
chants cilharédiqucs. Si le poète chantait ses propres
vers, ce qui devait être l'habitude, il est clair qu'il ne
]K)uvaît lui-mcmc s'accoinpagmM' : il avait besoin d'un
joueur de flùle. Tandis qu'un ïerpandre, tout en chan-
tant, pouvait jouer de la cithare, un Mimnerme, à moins
de faire dire sa poésie par un autre, avait besoin que la
joueuse de ilùte Nanno lui vînt en aide. La force des
choses établissait ainsi entre le texte et la musique une
séparation que les citharèdes ne connaissaient pas. On ne
peut guère douter que ce fait incontestable n'ait entraîné
de bonne heure ses conséquences naturelles et que
l'élégie ne se soit parfois, dès le sixième siècle, adressée
à des lecteurs. T/apparition de Tépigr anime, simple ins-
cription métrique, suffirait à le prouver. Mais on ne peut
dire quelles élégies ont été chantées, quelles autres ont
été simplement lues ou récitées.
De très habiles connaisseurs ont cru trouver dans
l'élégie, en dehors et au dessus du distique, une sorte de
strophe formée de quatre ou cinq distiques réunis par le
sens et terminés par une ponctuation forte : chaque élé-
gie serait ainsi composée d'un certain nombre de ces
strophes, toutes égales entre elles *. L'existence de ces
strophes est à priori peu probable : car c'est le distique
lui-môme qui est la véritable strophe de l'élégie. Il serait
d'ailleurs surprenant que la prétendue strophe élégiaque
eût toujours été marquée par une interruption complète
de la phrase alors que les strophes du lyrisme choral,
incontestables celles-là, l'étaient rarement. Mais, en fait,
1. H. Weil, IJeher Spuren slrophischer Composition hei den alten
griech. Elegikern (dans lo Rhein. Mus., nouv. série, t. XVII). — Je ne
parle pas du système de Leutsch (P/it/o/. XXIX, p. 210-213 et 549),
qui a voulu retrouver dans l'élégie les sept parties du nome de Ter-
pandre. On a prétendu aussi les voir dans les odes do Pindare. Les
sept parties du nome de Terpandre ont fait beaucoup déraisonner.
Hist. de la Litt. grecqae. — T. 11. 7
98 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
ces coupures régulières n'exislent pas K La pensée, dans
une même élégie, groupe tantôt trois, tantôt quatre, tan-
tôt cinq distiques, et il n'y a pas de règle rigoureuse
à établir. Ce qui est vrai, c'est que ces groupes d'idées,
s'ils ne forment pas des strophes exactement symé-
triques, forment du moins des divisions naturelles et
comme des paragraphes bien équilibrés. L'instinct de la
composition les a rendus non toujours, mais souvent
égaux. L'emploi du distique, qui groupe les vers deux
par deux, y a contribué en multipliant les coupures après
un vers de chiffre pair. Il n*y a rien là qui ressemble à
une loi positive de structure musicale; mais c'est une ha-
bitude de la pensée, un pli devenu familier, et qui donne
à la composition do l'élégie une physionomie assez mar-
quée.
L'élégie, pendant deux siècles, a été traitée par des
poètes de races différentes. Ioniens d'Asie-Mineure, Do-
riens, Athéniens. La diversité des races se montre jus-
qu'à un certain point dans les œuvres; on ne saurait pour-
tant fonder sur ce principe des divisions trop tranchées :
Tyrtée, qui chante à Sparte, et l'Ephésien Callinos, se
ressemblent beaucoup. Les différences chronologiques ne
sont pas plus décisives : Mimnerme, que les anciens ont
quelquefois appelé par un bizarre anachronisme un épi-
curie?ij est presque contemporain du belliqueux Callinos.
Ce sont les circonstances, c'est le génie personnel du
poète qui déterminent son inspiration, et celle-ci est très
variée. Etudier ces poètes, c'est se donner le spectacle
de cinq ou six sortes d'âmes très différentes, placées dans
des conditions variables, et qui en ont subi le contre-coup.
Nous les prendrons à tour de rôle, dans l'ordre des temps,
sans chercher à établir d'autre classification. Nous no
possédons plus guère que des débris de leurs œuvres.
1. On n'arrive à les rendre régulières qu'en supposant çà et là des
additions postérieures, hypothèse toujours fragile.
GALLINOS 99
Mais ces débris, en ce qui regarde plusieurs au moins
d'entre ces poètes, sont assez beaux et assez caracté*
ristiques pour nous permettre de restituer leur physio-
nomie.
Ajoutons enfin que, dans tout ce qui précède, nous
n'avons en vue que l'élégie ancienne, celle du vu® et du
vi» siècle. Dans la période altique, l'élégie, devenue un
genre secondaire, n'a laissé que de rares vestiges. Dans
la période alcxandrine, elle eut une renaissance; mais,
comme il arrive toujours, en revenant à la lumière au
milieu d'une civilisation renouvelée, elle se renouvela
elle-même, si bien que l'élégie alexandrine, mère de l'élé-
gie romaine, est presque un autre genre littéraire que
l'élégie des ïyrtée, des Solon et des Tliéognis.
II
L'un des plus anciens, le plus ancien peut-être des
poètes élégiaques grecs, est Callinos d'Ephèse. Mais il
est impossible de fixer avec précision l'époque où il vi-
vait. Les érudils de l'antiquité en étaient réduits sur ce
point à des raisonnements, c'est-à-dire à des conjectures.
Strabon remarque que Callinos parlait quelque part de
Magnésie du Méandre comme d'une ville florissante,
landis qu'Archiloque l'avait vue malheureuse et ruinée;
il en concluait que Callinos avait dû vivre avant Ârchi-
loque K L'art de Callinos, moins souple et moins savant
que celui d'Archiloque, semble conûrmer celle conjecture,
mais nous avons si peu de vers de Callinos, et d'ailleurs
la loi du progrès technique dans les arts est sujette à
tant d'exceptions, que cette raison n'a par elle-même que
peu de force. D'autre part, le même Callinos, toujours
suivant Strabon, avait mentionné la ruine de Sardes par
1. Slrabon, XI V. 647.
iOft CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
les Gimmériens. S'agit-il là de la prise de Sardes men-
tionnée par Hérodote * sous le règne du roi de Lydie
Ardys (G78-629) ? Quelques-uns en doutent -. Strabon,
en effet, distingue plusieurs prises de Sardes par les
Gimmériens ; on en conclut que Callinos a pu assister à
une catastrophe analogue sous Gygès ou sous Gandaule.
Gependant Strabon lui-même semble dire que Callinos fut
témoin non de la première invasion cimmérienne, mais
de la seconde ^ Il ne faut donc pas non plus le rejeter trop
loin dans le passé. Tout cela, en somme, reste vague et
obscur. Ce qu'on peut dire avec vraisemblance, c'est
que Callinos vécut vers le début du vii^ siècle, et qu'il
est en tout cas l'un des premiers en date parmi les mat*
ires de Télégie.
Sa patrie était Ephèse^ dont il appelle plusieurs fois
les habitants « Smyrnéens », dit Strabon ^, en raison de
l'origine commune des deux cités. Ce serait peut-être
une raison de plus de le croire fort ancien.
Ses œuvres ont péri, sauf quelques rares fragments.
L'un d'eux, cité par Strabon ', se lisait ev tû icpo; Awt 'koytf.
S'agit-il dans ces mots d'un hymne spécial en l'honneur
de Zeus, ou simplement d'une prière terminant quelque
élégie? On adopte en général la première interprétation,
qui soulève pourtant des difficultés. Le mot Xdyo; serait
h'wn étrange pour désigner un poème distinct. Peut-être
Strabon avait-il écrit : èv rî^ wpo; Aia v6;i.<{). Sinon, le texte
traditionnel ne peut signifier que ceci : « dans le passage
où Gallinos s'adresse à Zeus. » Le fragment d'ailleurs
n'a aucun intérêt littéraire. — On peut en dire autant
de ceux où Callinos mentionne les Gimmériens : ce ne
1. Hérodote, I, 15.
2. Bergk, Gr. Liier. H, p. 179, n. 3.
3. Strabon, XIII, 627. Cf. Callinos, fr. 5.
4. Strabon, XIV, 033.
5. Jbid.
GALLINOS 101
sont que quelques mots détachés. — Le seul qui, par
son étendue, puisse donner quelque idée de la manière
de Callinos, est un véhément appel aux armes conservé
par Stobée * :
Jusques à quand dormirez- vous? quand prendrez-vous, 6
jeunes hommes, un cœur vaillant? Sans honte, devant l'étran-
ger, vous vous livrez à la mollesse; vous vous croyez en paix,
quand la guerre couvre le pays.
Cette vive apostrophe pouvait former le début de la
pièce : c'est le même mouvement que dans Ja première
Catilinaire de Cicéron. Ici manquent un certain nombre
de vers, consacrés sans doute à la description du pays
en danger. Puis la citation de Stobée continue par d'é-
nergiques exhortations :
Que chacun, d'une main mourante, lance un dernier trait.
Il est glorieux et noble pour un homme de défendre contre
l'ennemi son pays, ses enfants, la femme qu'il a épousée
vierge. La mort viendra quand la Parque l'aura filée; mais
que chacun d*abord, l'épée haute, le cœur fier sous l'abri du
bouclier, marche en avant dés que s'engage la lutte. L'homme
ne saurait éviter la mort, fût-il de la race des dieux. Tel sou-
vent qui rentre dans sa demeure après avoir échappé au choc
de la lance ennemie y trouve le lot de la mort*. Mais l'un n'est
ni cher au peuple ni regretté ; l'autre, s'il lui arrive malheur,
est pleuré de tous, petits et grands. Le peuple entier s'afflige
sur le vaillant qui meurt: vivant, on l'honore à l'égal des demi-
dieux. Il est pareil à une tour, aux yeux des siens: car seul
il fait la tâche de beaucoup.
L'inspiration de ce morceau rappelle Tyrtée. Quelques
savants même, soupçonnant une erreur dans l'indication
des manuscrits de Stobée, attribuent ces vers au poète
\, Florileg., LI, 19.
2. Je lis ïpytxan, avec les mss. La correction de Bergk, ^p^eTai, est
ingônieuse ; mais GaUinos était probablement plus simple.
103 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
de Sparte. Mais c'est là une hypothèse tout à fait arbi-
traire *.
Callinos est encore cité par Pausanias et par Strabon
pour quelques informations contenues dans ses élégies
sur des détails de l'histoire mythique do Troie. Nous no
savons ni à quel propos ni en quels termes le poète fai-
sait allusion à ces mythes.
Presque en même temps que Callinos, Archiloque aussi
a composé des élégies. Mais son nom est si étroitement
lié à Thistoire de Tiambe, et les fragments de ses élégies
d'ailleurs portent la marque si visible de son talent tout
personnel, que nous sommes obligés, pour ne pas sépa-
rer ce qui est inséparable, d'en remettre l'étude au mo-
ment où nous parlerons de la poésie iambique.
Tyrtée, au contraire, est surtout un poète élégiaque,
bien qu'il ait composé d'autres œuvres que des élégies -.
La légende s'est de bonne heure attachée à son nom \
On racontait que, pendant la deuxième guerre de Messé-
nie, les Lacédémoniens, malheureux dans leurs entre-
prises, avaient consulté l'oracle de Delphes. La Pythie leur
ordonna de demander un chef aux Athéniens. Ceux-ci,
par dérision, leur envoyèrent un maître d'école boiteux,
appelé Tyrtée. Mais ce maître d'école, à la grande sur-
prise d'Athènes, releva le courage des Lacédémoniens
par des élégies belliqueuses et ramena la victoire de leur
1. Bernhardy goûte pou ces vers. Bcr^k, dans son édition des
Poctœ Lyriciy a répondu à la critique de Bcrnbardy en ce qui toucho
certains détails do langii-^ et de versification. Quant à la question do
goût, c'est une affaire avant tout personnelle. Il me parait seulement
qu'on se prononce parfois d'une manière trop tranchante sur un
fragment aussi court.
2. Sur Tyrtéo, cf. Nie. Bach, Vebei Tyrtseos u,s, Gedichte, Broslau.
1830 (Progr.) ; Hoelbe, de Tyrlœi patria, Dresde, 1864 (Progr.).
3. Cf. Pausanias, IV, 16.
TYRTÈE 103
côté. II n'est pas difdcilo de reconnaître dans co récit uno
de ces bouffonneries ironiques par où la comédie athé-
nienne aimait à expliquer les grands événements de
Thistoiro ; les raisons de la guerre du Péloponnèse, chez
Aristophane, sont du môme ordre. C'est la sottise des
compilateurs do basse époque qui a parfois donné h ces
inventions plaisantes un sérieux auquel elles ne visaient
pas. Le maître d'école boiteux de la guerre de Messénîo
va de pair avec l'Aspasie des Acharniem qui provoque la
guerre entre Athènes et Sparte.
On s'est demandé quelle part de vérité cachait cette
légende. Quelques savanls ont vu dans tous les traits do
ce récit des symboles : si Tyrtée est donné pour un Athé-
nien, c'est que Télégie est d'origine ionienne, comme Athè-
nes; si Tyrtée passe pour boiteux, c'est que l'élégie elle-
même, avec ses deux vers inégaux, est boiteuse par
métaphore. Dans ce système, par conséquent, Tyrtée de-
vient un Spartiate de race revendicjué à tort par les Athé-
niens comme un compatriote. Toute celte symbolique in-
génieuse est parfaitement vaine. Les Spartiates, dans
celte période de leur histoire, ont sans cesse reçu du de-
hors des poètes devenus bientôt par adoption de vrais
Spartiates: Terpandre et Thalétas sont dans ce cas. Il est
probable qu'il en fut de mémo de Tyrtée. Il était Athénien,
du dème d'Aphidna), suivant la tradition la plus répan-
due*. Vint-il à Sparte, comme on ledit aussi de Terpandre
et de Thalétas, sur le conseil d'un oracle, pour rendre à
la cité la paix intérieure troublée par des discordes?
Quelques-uns de ses vers pourraient le faire supposer.
Une fois à Sparte, il y reçut le droit de cité ^, et se con-
1. Philochorcet Callisthèno, dans Strabon, VIII, 362. — Christ sup-
pose qu'il pouvait ôlro d'une .Vplndna lacédémoiiienne meiilionnée
pur Klicnnc do Byzanco ("Açiova), el (pu; la n^ssemblance des noms
a fait naître la légt'ude do son origine attique.
i. Platon, Lois, I, 629 A.
104 CHAPITRE m. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
sidéra dès lors comme un Spartiate; dans un fragment
rapporté par Strabon, il parle des anciennes migrations
doriennes en vrai Doricn •. La date de sa naissance est
inconnue, aussi bien que celle de sa mort. Mais l'époque
où il vécut est déterminée approximativement par celle
delà deuxième guerre de Messénie, à laquelle on sait qu'il
prit part, et qui doit probablement être placée dans la se-
conde moitié du VII® siècle (645-028) ^ On peut se deman-
der quels furent à Sparte le rôle et la situation de Tyrtée.
Suivant la légende, c'est un général, non un poète, que
les Lacédémoniens demandent à l'oracle. Un mot de Stra-
bon, écrit d'après les élégies mêmes de Tyrtée, conQrme
celte tradition: le poète disait quelque part qu'il avait
« conduit la guerre ^ » Rien ne prouve que l'expression
doive être prise au sens métaphorique.
Quelle qu'ait été d'ailleurs la part de Tyrtée dans la
direction pratique des événements, il en grava le souve-
nir dans ses vers. Les poèmes de Tyrtée étaient de deux
sortes. Il y avait d'une part des élégies, de l'autre des
chants de guerre {{tSkti TuoXeji.i'TTr.pia, dit Suidas) qui n'a-
vaient rien de commun avec le genre élégiaque. Un mot
d'abord sur les chants de guerre, dont il ne nous reste
que deux courts fragments, et qui ne paraissent pas avoir
eu, dans l'ensemble de l'œuvre de Tyrtée, Timportance
des élégies.
Le nom technique de ces chants était i[i.6aT7;pix^, ce
1. strabon, VIII, p. 362.
2. TeUe est la date adoptée par Gurtius. Bergk (p. 266) montre
que c'est la plus conforme aux données qui se tirent de Strabon
{loc, cit.). Suidas fait vivre Tyrtée dans la 3o« Olympiade, ce (lui
s'accorde avec cette dato. Pausanias, :iu contraire, n^porlo la
deuxième guerre Je Mess/mie quarante ans plus tôt : il en met lo
début dans la 23* Olympiade.
3. *IIvtxa çTjijlv aÙTÔ; crTpa7r,yTicrai tôv ti/jXîjxov toi; Aaxs5ai|xovtoi;. Cf.
Athénée, XIV, p. 630 F : 5ià Tr,v Tvpxa'oj <7TpaTT,YÎav.
4. Dion Chry«ost. Or, II, p. 92 Reiske (p. 33, Dindorf-Teubuer) .
TYRTÉE 105
qui signifie non pas des « marches »^ mais plutôt des
« airs pour charger l'ennemi ». On les chantait d'ordinaire
au moment de Tattaque. Le péan pouvait servir d%6a-
T/;piov. Ce dernier terme était une appellation générique
embrassant plusieurs espèces. Comme les Lacédémoniens
marcliaient à Tennemi au son de la flûte, c'était naturel-
lement la flûte qui accompagnait les chants de Tyrtée.
Le rythme, ainsi qu'on le voit par les fragments, était
l'anapeste, à l'allure énergique et vive. Dans Tun de ces
fragments, les vers sont courts et forment ce qu'on ap-
pelle un système, L^autre (attribué aussi à Âlcman, mais
sans doute par erreur) se C/Ompose d'un seul vers beau-
coup plus long. Des deux façons, le rythme est plein do
vigueur et d'entrain. Quant au style, bien qu'il puisse
paraître singulier de parler du style d'un morceau qui
n'a que six vers et qui est moins' un poème qu'un coup
de clairon, ces six vers suffisent à en inontrer la simpli-
cité robuste et saine: le triple orgueil de la race, de la
caste politique et des traditions militaires anime le pa-
triotisme du poète, et ces sentiments s'expriment en quel-
ques mots avec beaucoup de force et de précision :
Allez, enfants de Sp»irte féconde en hommes, jeunesse ci-
toyenne, couvrez votre gauche du bouclier, lancez le trait
avec audace, et n'épargnez pas votre vie : car ce n'est pas
TuScige à Sparte.
Chose remarquable, le dialecte n'est pas ici, comme on
pouvait s'y attendre chez un poète habituellement élégia-
que, un dialecte ionien semi-épique : c'est un dialecte
dorien ; non pourtant que le poète se serve du parler
quotidien de Lacédémone; c'est un dialecte littéraire, par
conséquent un peu artificiel; mais le dorisme en est as-
Plut. Lyv. 2i; Athénée XIV, p. 630 F (uù Ton voit quo le mot itiô*-
Tr,pca avait pour synonyme éviicXia }^\r^'
106 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
sez prononcé pour que l'oreille et le cœur des combat-
tants y reconnaissent Taccenl national; à défaut des in-
tonations locales trop particulières, du moins Va sonore
du Péloponnèse y retentit à pleine bouche ; la grande
patrie dorienne (sinon le petit canton Spartiate) a gravé
là son empreinte.
Dans les élégies, au contraire, l'ionien domine, à peine
mélangé cà et là de quelques formes qui rappellent le
terroir (par exemple des accusatifs à finale brève comme
Les élégies de Tyrtée formaient deux groupes : un
poème appelé Eunomie * et une série d'élégies réunies
sous le titre général à! Exhortations *.
h'Eiinomie, comme son nom Tindique, était consacrée
à l'éloge du bon ordre et de la loi, ébranlés à Sparte par
les maux de la guerre. Les ravages des Messéniens avaient
forcé Lacédémone à laisser en friche une partie de la
Lacooie; de là des souffrances et des discordes. Quel-
ques-uns, dit Aristote, voulaient un nouveau partage des
terres ^ C'est alors que Tyrtée entreprit de calmer les
âmes. Il rappela Tantique histoire des Dorieiis, toujours
protégés de Zeus et amenés par lui dans la vallée de
Sparte :
C'est Zeus, fils de Kronos, époux d*Héré à la belle couronne,
qui donna aux Héraclides cette ville où nous son) mes, lors-
qu'avec eux, jadis, ayant quitté la venteuse Erinée, nous vîn-
mes dans la grande île de Pôlops *.
1. Evvo|Ata. Cf. Aristoto. Polit. V, 7 (p. 1307, a. 1, Bokkor.) —Sui-
das l'appelle IIoXiTEia.
2. *VitoOr,xai. Les *Vito6Tjxai semblent avoir formé deux ou trois li-
vres. Suidas dit que Tenscmblo des œuvres de Tyrtée formait cinq
livres. Si l'on en donno un à VEunomle^ un ou deux aux Chants de
guetTc, il on reste deux ou trois pour les Echorlations.
3. Aristoto, loc. cit. Cf. Pausunias, IV, 18, 1.
4. Fragm. 5; dans Slrab. Vlll. p. 362.
TYRTÉE 107
Il montrait ensuite les oracles réglant la cité, et le dieu
de Delphes, Apollon, prenant soin d'instituer les lois sur
lesquelles devait reposer la fortune de Sparte. Quelques
fragments nous apportent un écho de cette partie du
poôme. L'oracle s'y faisait entendre : « l'Avarice, disait
le dieu, perdra Lacédémone ^ » Suivait le tableau de
cette constitution décrétée par la sagesse même des dieux :
Après avoir entendu Phébus, ils rapportèrent de Delphes
dans leur demeure les prophéties du dieu et ses infaillibles
paroles : que le conseil appartienne aux rois divinement ho-
norés, soucieux de maintenir Taimable ville de Sparte, ainsi
qu'aux anciens chargés d'ans; qu'ensuite les hommes du peu-
ples, fidèles aux droites paroles de l'oracle, disent et fassent
toujours ce qui est beau et juste; qu*ils s'abstiennent de tout
mauvais dessein contre la cité; la victoire alors et la puis-
sance suivront la foule du peuple*.
Après les dieux et les oracles, les rois et leurs hauts
faits. Le poète parlait de la première guerre de Messe-
nie, du roi Théopompe qui Tavait achevée, de la victoire
glorieuse où elle avait abouti ^ Deux ou trois autres frag-
ments fort courts paraissent devoir être rapportes à ce
poème, sans qu*on puisse dire au juste quelle place ils y
tenaient. Au total, c'est une trentaine de vers qui nous en
restent.
Dans ce petit nombre de vers, on peut encore saisir
quelques-uns des traits essentiels du poème. D'abord,
la noble inspiration du poète, qui, pour réconcilier les
âmes, les arrache aux mesquines préoccupations du
présent et les force de s'unir dans la vénération reli-
gieuse du passé : c'est Zeus, c'est Apollon qui ont fait
1. Fragm. 3 ; dans Diod. de Sic. VIII, 14, 5.
2. Fragm. 4 ; dans Diod. de Sic, ibid. Cf. Plut, lycurg. 6.
3. Fragm. o; dans Pausan., IV, f», 2; Schol. de Platon, p. 448
(Bukker).
108 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
Sparte; des rois dignes de leur rôle loni conservée; il
faut respecter Tœuvro des dieux 6t des ancêtres. — En-
suite Tair homérique du style. Le récit do ces choses an-
tiques appelait naturellement les souvenirs de Tépopée.
Nulle part peut-être, dans une élégie grecque, on ne
trouverait plus d'expressions épiques que dans ces frag-
ments. Et ce n'est pas seulement dans les trois ou quatre
vers hexamètres qu'on peut croire fidèlement reproduits
d'après Toracle de Delphes; c'est aussi bien dans le reste
du poème, oii abondent les épithètes épiques : a le blond
Phébus à Tare d'argent », « l'aimable ville de Sparte »,
« les paroles infaillibles », etc.
Les Exhortations nous sont mieux connues, grâce à
de longues citations de l'orateur Lycurguo et de Slobée,
qui nous en ont conservé trois morceaux de trente à
quarante vers chacun. Ici, peu ou point de mythes; nul
récit, nul retour sur le passé; rien qu'un appel véhément
à la vertu, avec des tableaux énergiques du sort réservé
soit au brave, soit au lâche. C'est le contraste entre la
bravoure et la lâcheté qui est le motif essentiel de ces mor-
ceaux et qui en détermine la composition. Les deux idées
s'opposent Tune à l'autre et chacune à son tour est analy-
sée en ses parties. Tout cela est d'un art très simple et
qui exige peu d'invention proprement dite. — Le style
aussi est d'une simplicité droite et franche, avec beau-
coup de souvenirs homériques pourtant : certaines for-
mules traditionnelles de l'épopée y sont fréquentes. En
revanche, on y sent peu d'effort pour renouveler l'idée
par l'expression; on y trouve peu de figures de mots^
peu de cet éclat de style qui dans le lyrisme choral sera
si vif. Les mêmes locutions se répèlent avec naïveté et
abandon. Trois vers en une page se terminent par êv «po-
[i.àjjov'îv 7:eç(ov ou èv 7:po[tà'/owiT:e'î6vTa. La phrase est ferme,
sans élégance exquise; elle sent parfois l'improvisation.
Mais ce qui relève tout, ce qui a gravé ces vers dans la
TYRTÉE 109
•
mémoire des lettrés et des hommes d'action, c'est la foi
patriotique dont ils sont pleins : jamais la religion ci-
vique n'a parlé un langage plus fier, plus ardent, plus
convaincu. G est l'accent qui en fait la beauté beaucoup
plus que le style. On y sent une âme guerrière, héroïque-
ment croyante au devoir et à l'honneur. D'ailleurs, à la
profondeur et au sérieux du sentiment, s'allie le don de
voir les choses et de les peindre, le sens plastique, pour
ainsi dire, qui anime les idées abstraites, qui les fait
vivre, qui met sous nos yeux, dans la vérité vive, fami-
lière, parlante, de leur attitude, le brave et le lâche, le
bon hoplite « bien campé sur ses jarrets, rivé au sol,
mordant sa lèvre », et le misérable vaincu, dépouillé de
tout, vagabond et mendiant.
Le premier morceau, cité par l'orateur Lycurgue *,
comprend trente-deux Vers.
Il est beau pour un brave de mourir au premier rang en
combattant pour sa patrie; mais quitter sa ville natale et ses
champs féconds pour aller mendier çà et là, traînant après
soi sa mère vénérée, son vieux père, ses enfants en bas âge,
et la femme qu'on a épousée vierge, c'est le dernier "degré de
la misère.
Il faut combattre les uns près des autres, en se. sentant
les coudes (wap* àXXviXowi (livovre;). Il est honteux de voir
les vieux tomber au premier rang tandis que les jeunes
se sauvent. La mort même, laide pour le vieillard, a de
la grâce dans « Taimable jeunesse » ; trait charmant et
bien grec. Un jeune guerrier, « admiré des hommes,
aimé des femmes tant qu'il vit, reste beau encore quand
il tombe au premier rang. » Suivent les deux vers cités
plus haut sur l'attitude du bon hoplite. — Avons-nous
là, comme le croit Bergk, une élégie entière? ou bien,
1. Contre Léocrate, 107 ; fragm. 10.
110 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
comme d'aulres savants le prétendent, un groupe de mor-
ceaux indépendants, artificiellement rapprochés par
Lycurguc? ou encore le début d'une élégie dont la cita-
tion de Stobée formerait la suite *? La seule chose à
peu près certaine, quoi qu'en dise Bcrgk, c'est que les
deux derniers vers, qu on retrouve textuellement dans
le fragment de Stobée, ont dû être introduits artificielle-
ment dans celui-ci ; car, malgré la fréquence des répé-
titions dans l'élégie, à ce degré pourtant, elles auraient
de quoi surprendre. Comme, d'autre part, Lycurgue a
dû plutôt prendre sa citation dans une pièce que dans
plusieurs, on est amené à croire que le fragment de
Lycurgue et celui de Stobée appartiennent au môme
poème, que la citation de l'orateur était incomplète, et
qu'il ne s'est nullement interdit de faire des coupures -.
Nous aurions donc ici, en partie au moins, le début d'une
des Exhortations^ mais non pas 1 élégie entière. Quoi
qu'il en soit, il est curieux que la question puisse se
poser : cela tient à ce que l'unité de composition, dans
un poème formé de petits tableaux, de maximes et de
conseils, est forcément assez Iflche.
Le second fragment est un appel aux armes, terminé
par un double portrait de l'hoplite et du soldat légère-
ment armé ^ Le portrait de l'hoplite débute par les
deux vers qui terminent la citation de Lycurgue, mais
continués ici et enchâssés de manière à faire corps avec
l'ensemble :
Queehacun, bien campé sur ses deux jambes, les pieds rivés
au sol, mordant sa lèvre, demeure immobile, les cuisses, les
i. Voir dans Bergk, Poelœ lyr. Grœci, fr. 10 (fin), la note à ce sujet.
2. Il serait possible aussi que les deux vei*8 en question eussent
été introduits dans les manuscrits de Lycurgue par des copistes, et
que le reste seul de la citation vint do Torateuf lui-mômo.
3. Fragm. H, v. 21*28; dans Stobée^ Fhril,, L, 7.
TYRTÉE 111
jambes et les épaules bien couvertes par le ventre du large
bouclier. Que dans sa droite se dresse une forle lance; que
sur sa tête s'agite la terrible aigrette.
Pas de combat à distance pour rhoplite :
Pied contre pied, bouclier contre bouclier, Paigrotte frois-
sant Puigrotle et le casque heurtant le casque, que les poi-
trines se pressent, que les guerriers se choquent, du tranchant
de répée et de la pointe de la lance.
Voici inaintciiant le soldat légèrement armé :
Pour vous, troupe agilo, ici, là, vous glissant sous les
grands boucliers, lancez la lourde pierre ou le court javelot,
toujours aux côtés de l'hoplite.
Le troisième morceau enGn est le plus long, et celui
qui a le plus l'air d'un poème complet *. Stobée, pourtant,
qui nous Ta conservé, le donne en deux parties séparées»
ce qui peut faire croire au moins à une lacune. Idais la
plupart des éditeurs s'accordent pour rapprocher les
deux extraits de Stobée, et le fait est que l'ensemble se
tient bien. — Au début, le poète déclare que le cou-
rage est le premier de tous les mérites : sur ce sujet,
douze vers d'une belle et facile venue, égayés de noms
mythologiques pour personnifier les différentes sortes de
mérite, la force, la vitesse, la beauté, la richesse, la
puissance, Péloquence. Puis le portrait du brave, avec
quelques traits fort semblables à ceux que nous avons
déjà vus. Arrive alors le tableau de sa gloire s'il succombe,
et, s'il est victorieux, la description des honneurs qu'on lui
rend. Enfin, pour finir, deux vers de conclusion : « Voilà
la vertu guerrière ; que chacun s'efforce d'en toucher le
sommet, et point de mollesse en face des combats. »
1. Fragm. 12; dans Stobée, Floril, LI, i et 5.
112 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
L'àmo belliqueuse de Sparle revit dans ces élégies. La
conception de la vie humaine qui s'y manifeste est très
particulière et très étroite : c est celle d'une cité qui est
un camp. Dans ces conditions, la vie n'est ni variée ni
brillante ; mais elle peut être héroïque et sublime. Les
vers de Tyrtée sont un des plus énergiques encourage-
ments au patriotisme que présente la littérature, et aussi
Tun des plus simples, l'un de ceux qui, par la clarté de
la forme et la vivacité de Timage, sont le plus assurés
de trouver toujours et partout Je chemin du cœur. On
comprend que Sparte continuât do chanter ces nobles
vers S qu'Athènes elle-même, au temps de Socratc et de
Xénophon, les fît apprendre par cœur à la jeunesse ^, et
que Torateur Lycurguo, voulant évoquer Tidée la plus
pure du courage, les ait cités.
L'élégie se plie à tons les sentiments et à tous les tons.
Après Tyrtée, voici Mimnerme ; après le rude patriotisme
de Sparte, le scepticisme voluptueux et mélancolique de
rionie '.
Mimnerme était de Golophon ^. Il vivait, selon Suidas,
dans la 37® Olympiade (633-629), « un peu antérieur
aux sept sages, ou, suivant quelques-uns, leur contem-
porain. » Solon, qui l'avait peut-être connu dans ses
voyages, lui adressa des vers*. Mimnerme était probable-
1. Philochore, dans Athénée XI V, 030 F.
2. Platon, Lois, IX, 858, E. Xénophon (Ifémor. 1,6, 14), sans nommer
Tyrtée, semble faire allusion au môme usage. Cf. Paul (îirard, l'Edu-
cation Athénienne, p. 148.
3. Sur Mimnerme : Marx, de Mimnermo poêla elegiaco, Cœsfeld,
1831.
4. C'est la tradition générale de l'antiquité. Suidas dit pourtant :
KoXoqpcjvto; t) £|xupvato; t) 'A(rruicaXate\j;. Ces deux dernières traditions
proviennent sans doute de (]uelque vers de Mimnerme mal interprété :
voir par exemple les fragm. 9 (Strabon, XIV, p. 634) et 13 (Pausa-
nias, IX, 29, 4).
5. Solon, fragm. 20 (Diog. Laert. I, 60).
MIMNËRME 113
ment un pou plus âgé que lui *. Son père est appelé par
Suidas AtyupTtàS/i; ; mais le biographe ajoute que Mîin-
iicrrno lui-même avait été surnomma AiyuaiTaSv); *, et
c'est évidemment ce surnom qu'il faut rétablir dans le
texte altéré des vers de Solon ^ ; on ne saurait douter
que AvyupTvàSYi; ne soit une simple variante de cette se-
conde forme, dont la désinence indique un nom patrony-
mique. Le père de Mimnermo devait donc s'appeler
AiyiiàcTYj;.
Mimnerme est mentionné par les anciens non seule-
ment comme poète élégiaque mais aussi comme joueur
de flûte. Nous avons déjà vu que, suivant Hipponax, il
avait exécuté sur la flûte le nome appelé Cradias. Si Ton
se rappelle que Colophon avait donné à Sparte Tun des
créateurs du nome aulédi'.|uo, Polymnestos, on croira
volontiers que Mimnerme devait tenir par quelque lien à
l'école de ce maître. Mais, tandis que Polymnestos était
un poète nomique, c'est-à-dire religieux, Mimnerme s'il-
lustra par l'élégie proprement dite, c'est-à-dire par un
genre de poésie tout personnel, et qu'il rendit plus per-
sonnel encore en lui faisant exprimer pour la première
fois ce qu'il y a dans l'âme de plus intime, l'amour et la
mélancolie. Mimnerme est le père de l'élégie amoureuse.
Les élégiaques d'Alexandiie, qui ne chantent guère que
la passion, le reconnaissent pour maître et Tinvoquent.
Ceux de Rome en font autant, et c'est ainsi encore que
la postérité a Thabitude de le considérer : non sans rai-
son, puisque ce fut là sa part originale et neuve dans
le développement de l'élégie grecque.
Il avait pourtant traité d'autres sujets. Pausanias parle
1. Borgk croit que les vers de Solon n'ont pu être adressés qu'à
un vieillard de plus de soixante ans. Cela ne parait pas ressortir
du texte.
2. A(à To ipiiAsXàc xal Xtyu, dit Suidas.
3. Correction certaine due à Bergk.
Hi»t. de U Litt. grtoque. — T. II. 8
lu . GHAPITRIi III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
d'un de ses poèmes consacré à la guerre de Smyrne con-
tre Gygès et les Lydiens. Au début, il invoquait les Mu-
ses, et distinguait à ce propos entre les Muses anciennes,
lilles d'Ouranos, et les nouvelles, filles de Zeus*. C'est
probablement à ce poème qu'appartenait un beau frag-
ment où il décrit un chef de guerre lydien, d'après la
tradition qu'il a recueillie, dit- il, de la bouche de ses
pères ^. On serait tenté d'y rattacher aussi d'autres mor-
ceauxoù il parlait des origines de Smyrne et de Colophon '.
Strabon, qui les cite, dit qu'il les tire de la Nanno de
Mimnerne. On sait que Nannû était le nom d'une joueuse
de flûte chère au* poète. Le poème mentionné par Pau-
sanias était-il compris dans les œuvres qui portaient ce
nom ? Mais quel rapport entre le personnage de Nanno
et les sujets ici traités? D'autres morceaux pourtant, cer-
tainement tirés de cet ouvrage, ne semblent guère con-
venir davantage au titre ^. On est amené à en conclure
que le nom de Nanno s'appliquait à tout un recueil de
poésies fort diverses, et que, s'il portait le nom de la
joueuse de flûte, c'est qu'elle était célébrée soit dans la
première pièce du recueil, soit dans plusieurs d'entre
elles. Ces poèmes sur Colophon et sur Smyrne paraissent
avoir eu un caractère mythique assez prononcé. Quoi
qu'il en soit, ce n'est pas là ce qui a fait sa gloire.
« Mimnerme, à qui de longues souffrances firent trou-
ver la douce musique et les tendres soupirs du penta-
mètre, brûlait pour Nanno ». C'est ainsi que parlait de lui,
quatre siècles plus tard, son compatriote Hermésianax '.
1. Fragm. 13 (Pausan. IX, 29, 4).
2. Fragm. 14 (Stobée, FhnL VII, 12).
3. Fragm. 9 et 10 (Strabon, XIV, 634).
4. Par exemple le fragm. 12 (Atliénôe XI, p. 410, A) sur les deux
chars du soleil.
5. Athénée, XIII, 597, F. Les vors qui suivent ceux-là sont alté-
rés et peu intelligibles.
MIMNERME • 115
Que faul-il entendre par ces souffrances du poète ?Nanno
rejeta-t-ellcson amour? f.ui préfora-t-elle cet Hermobios
et ce rhérèclcsdontHennésianax, dans le même passage,
cite les noms d'une façon assez obscure? Autant do
problèmes insolubles. Sur une vingtaine de fragments
qui nous restent de Mimnerme, pas un seul ne parle de
Nanno *. Nanno était une joueuse de ilùte - ; Mimnerme,
suivant llermésianax, Taimaet la chanta: c'est tout ce
que nous en pouvons savoir. Encore Taulorilé d'Hermé-
sfanax est-elle légère : car il parle aussi de l'amour
d'Homère pour Pénélope et de celui d'Hésiode pour IIoiyi.
L'amour de Mimnerme pour Nanno serait-il par hasard
de mémo sorte? Quelques-uns inclinent à le croire ^
C'est peut-être jîousser trop loin le scepticisme; le litre
même donné au recueil des élégies de Mimnerme est une
sorte de garantie. Quoi qu'il en soil, si cet amour, comme
il est probable, s'est exprimé quelque part en vers pas-
sionnés, nous ne pouvons plus en juger. Ce n'est plus
comme le poète d'une passion particulière que Mimnerme
nous apparaît ; c'est comme le chantre de Tamour en
général, du plaisir et de la jeunesse.
Quelle vie, quel bonhour sans la brillante Aphrodite? Puisse-
jo mourir avant de perdre le souci de ces douces choses, se-
crètes amours, aimables présents, couche amoureuse, belles
Heurs de la jeunesse, chères à Thommeet à la femme^ ! Quand
arrive la vieillesse douloureuse, qui confond la laideur et la
beauté, Phomme est déchiré de cruels soucis ; les rayons du
i. Bergk attribue à Mininoniie, avec raison, los vers 1055-1018 du
recueil do Théognis; mais la n'Slitutioii qu'il y pro|»os<' du nom do
Nanno est douteuse.
2. Tr,v Mt|xvép[io'j aùXr.Tpioa Navvo'j. x\théiiée, loc. cit.
3. Flach, p. 176.
4. Le loxto du troisicme vers est douteux. Lus mss. donnent : et t,6tjç
âvOea ^lyveTai àpicaÀéa — àvSpâaiv rfiï ^uvai^îv. Ce tl est pou satisfai-
sant. On l'a c.onign de vingt manières (Jont aucune n*est tout à fait
bonne. Je lis, avec AhnMis, oî* f,6r);.
116 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
soleil n'égaient plus son regiird; les enfants le haïssent, les
femmes le méprisent; tant les dieux ont fait la vieillesse mi-
sérable 1 !
Joie d'être jeune, horreur de vieillir, voilà la double
idée qui inspire à Mimnerme ses accents les plus péné-
trants. La moitié des vers qui nous restent de lui sont
consacrés à cette antithèse. Mieux vaut mourir que vieil-
lir, répèle-t-il sans cesse. Tithon a reçu de Zeus une
vieillesse immortelle : le malheureux ! c'est un mal im-
mortel que les dieux lui ont donné ^. « Puissé-je, dit-il
ailleurs, sans maladie et sans chagrin, rencontrer à
soixante ans la Parque et la mort ^ »
En somme, ces vers sont tristes ; la crainte de Tave-
nir y tient autant de place que la joie du bonheur présent.
Pour nous, pareils aux feuilles que pousse la saison fleurie
du printemps sous les rayons fécondants du soleil, pendant
un instant fugitif nous jouissons de la fleur de notre jeunesse,
condamnés par les dieux à ne connaître ni notre bien ni notre
mal; et les noires destinées nous environnent, l'une amenant
la faible vieillesse, l'autre la mort. Le fruit de la jeunesse est
éphémère : il dure autant que la clarté du soleil. Une fois ce
terme dépa&sé, alors la vie devient pire que la mort^.
Et ailleurs :
Celui qui jadis était beau, quand l'heure est passée, fait pi-
tié môme à ses enfants et à ses amis 3.
1. Fragm. 1 (Stobée, Floril. LXIII, 16). Horace fait allusion au
début de ce morceau [Ep, I, 6, 65) :
Si, Mlmnermus uti censet, sine amore jocisque
Nil est jucundum, vivas in amore jocisque.
2. Kaxbv àçOcTov (Fragm. 4).
3. Fragm. 6. C'est à ce vers que répondit Solon en remplaçant
« soixante ans » par « quatre-vingts ans ».
4. Fragm. 2 (Stobée, Floril. XGVIII, 13).
5. Fragm. 3 (Stobée, Flonl, XGVI, i).
MIMNERME 117
L'épicurisme pratique n'était pas chez Mimnerme
rexubérance irréfléchie d'une nature sensuelle. Il y en-
trait (le la réflexion, et partant de la tristesse. Il avait dit
avant Horace : Carpe diem..., vive memor quam sis œvi
brevis ; et il l'avait dit, sans doute, dans un sentiment
analogue de mélancolie douce et résignée. On s'est de-
mandé si cette mélancolie de Mimnerme no venait pas
des circonstances politiques oii il avait vécu ^ Ona rappelé
à ce propos les malheurs de Colophon, les guerres contre
les Lydiens. Mais rien de tout cela ne parait dans les
vers que nous venons de rappeler. Il s'agit là seulement
de la vieillesse, des maux inévitables de la destinée hu-
maine. C est en moraliste, non en politique, que Mim-
nerme s'exprime. S'il y a eu dans sa tristesse autre chose
encore que ce sentiment de la brièveté des choses, nous
n'en pouvons rien savoir. A quoi bon le supposer? Poète
du plaisir, mais profondément intelligent, il a touché
le fond de la sensation, et il a trouvé ce fond médiocre.
C'est son originalité de l'avoir dit pour la première fois
en des vers que la Grèce n'a plus oubliés.
Selon est le plus ancien des poètes vraiment attiques ^.
S'il est vrai queTyrtéefût Athénien de naissance, sa poésie
du moins était Spartiate. Avec Selon, au contraire, c'est
l'esprit même d'Athènes qui apparaît dans la littérature,
et tout de suite avec ses traits essentiels : équilibre
harmonieux de tout l'être, ofii l'âme et le corps vivent en
bonne intelligence^ où Timagination vive, la finesse avisée
et la ferme raison s'allient à une volonté forte; sens
1. Flach, p. 173-175.
2. Sur Solon, cf. Prinz, De Solonis Plutarchei fontihus, 1867; Bege-
mann, Quseiiiones So/oneae, Gcettinj^en, 1875-1878; Leutsch, article
dans le PhilohguH en 1872; Schubert, de Crœso et Solone fabula,
Kœnigsberg, 18G9 (programme) ; L. Gerrato, Sui frammenti deicarmi
Soloniani, Turin, 1877.
118 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
droit et délicat de la vie, aimée dans ses grâces, allègre-
ment subie dans ses tristesses, victorieusement défiée
dans ses pièges et ses épreuves; largeur et souplesse de
la pensée, à la fois pratique et spéculative; justesse na-
turelle, aisée, pondérée, hardie et prudente, qui pense
bien et dit bien, sans effort comme sans mollesse. Athè-
nes, disait un poète, est la Grèce de la Grèce *. Toutes les
qualités des diverses races helléniques s*y rencontrent et
s'y combinenl. Xénophon remarquait que le dialecte atti-
que était un mélange du dorien et de Tionien - : le tempé-
rament d'Athènes est comme son dialecte, un mélange
de quahtés opposées, un alliage rare et précieux qui a
plus d'éclat et de douceur, plus de souplesse et plus de
résistance que chacun de ceux dont il est formé. Solon
est un pur Atlique, un des plus nobles exemplaires de
Tatticisme, mais en outre un Vieil-Altique, un Athénien
de la première moitié du vi*' siècle, encore étranger aux
grandes agitations intellectuelles et morales du siècle
suivant, soumis d'esprit et de cœur aux antiques leçons
de la sagesse religieuse, sachant ce qu'il pense et ce
qu'il croit, toujours sûr de pouvoir se réfugier, au sortir
des luttes de la vie pratique, dans la citadelle sereine des
idées. La vie de Solon et sa poésie se tiennent par des
liens étroits, (lelleci est sans cesse le reflet de celle-là, et
toutes deux sont le produit de la même âme. Aussi,
quoique la vie de Solon appartienne surtout à Thistoire
politique, il n'est pas inutile d'en rappeler les principaux
faits, et surtout le caractère général, pour mieux faire
comprendre ses vers : l'homme d'état explique le poète.
1. *EX).a6o; *EXXà; 'AOrjvat (dans rôpitaphe d'Euripide atlribuéo, à
tort sans doute, à Thistorien Tliucydide). Bergk, Poet. lyr. gr., H,
p. :)92 (3« éd.).
2. Xénophon, ou plutôt l'auteur inconnu do Topuscule intitulé :
*AOr,vata)v rcoXiTsîa (II, 8).
SOLON 119
Solon, fils d'Exékestîde, naquît vers 640 *. II apparte-
nait à Tune des plus illustres familles d'Athènes, celle
des Codrides. Malgré sa noblesse, il se trouva d'abord
presque pauvre, son père ayant, dit-on, compromis sa
fortune par ses libéralités. Solon voulut redevenir riche
et se mit, tout jeune encore, à faire du commerce. Il
voyagea, refit sa fortune et rentra dans Athènes. Ces dé-
buts montraient en lui un esprit libre de préjugés, actif,
apte aux aflaires. Il avait sans doute, au mon)ent de son
retour, une trentaine d'années. L'état où il retrouva sa
patrie (vers 610) était lamentable : au dedans^des discordes
profondes, une aristocratie à la fois lyrannique et impuis-
sante, un peuple écrasé de dettes, des campagnes dépeu-
plées par l'émigration et la fuite, un état de malaise moral
et religieux créé par le remords des violences parfois sa-
crilèges (comme le meurtre de Cylon) où les luttes civiles
avaient conduit les partis ; au dehors, une faiblesse
telle que Tile de Salamine, en vue du Pirée, était devenue
la proie des Mégariens et qu'Athènes semblait renoncer
définitivement à y rentrer jamais. Dans cet état de cho-
ses, Solon révéla tout de suite les admirables ressources
de son génie. Il léchaufTa d'abord, par ses vers, le pa-
triotisme et la confiance : il unit les citoyens contre l'en-
nemi du dehors et reconquit Salamine. II fit ensuite venir
le Cretois Epiménidc, sorte de prophète, véritable méde-
cin des maladies morales, qui savait par quelles cérémo-
nies expiatoires les dieux irrités se laissent fléchir. La
paix religieuse était rétablie. Athènes put alors, en toute
sécurité de conscience, prendre part à la guerre sacrée,
où elle soutint la cause du temple de Delphes : c'était une
manière encore de gagner la faveur du dieu. La place de
1. Pour l'ensemble do la vie de Solon, notre principale source est la
biographie de Pliitarque, malgré les lô^ondes qui l'encombrent. La vie
(le Diogène Laorce (1, 45 etsuiv.) a peu de valeur, en dehors des cita-
lions do Solon qu'elle contient.
120 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
Solon dans la cité grandissait de jour on jour. Etranger
aux partis, sa sagesse et son honnêteté le faisaient res-
pecter do tous. Les riches, dit Piutarquo \ le considéraient
parce qu'il était riche, et les pauvres parce qu'il était
honnête. Ajoutons que sa sagesse était souriante, amie
des plaisirs raisonnables, toute illuminée de bonne grâce
et de poésie; son honnêteté n'avait rien d'étroit ni de
mesquin : ses voyages, l'expérience des affaires, la
comparaison des différentes cités avaient singulièrement
enrichi et élargi rintelligence naturellement curieuse do
celui qui plus tard, dans la vieillesse, écrivait ce beau
vers : « Je vieillis en apprenant chaque jour quelque
chose. » Par la supériorité de son esprit et par la grâce
attrayante de son caractère, Solon avait toutes les quali-
tés nécessaires à un arbitre. Ce fut le rôle que ses conci-
toyens lui donnèrent. En 594, ils le nommèrent archonte
en le chargeant de régler la question des dettes. Solon
prit l'ensemble des mesures que l'histoire désigne d'un
seul mot par le nom de <7ev(7a;(9eva, « l'allégement du far-
deau », et qui sont d'ailleurs mal connues -. Il est clair
cependant qu'il mit dans ses réformes autant de décision
que de prudence ; car la grosso question des dettes, in-
cessamment agitée dans d'autres états, disparut alors
d'Athènes pour toujours. Il y eut d'abord de la surprise
et du mécontentement, à la fois parmi les riches et
parmi les pauvres : preuve qu'il avait été modéré jusque
dans ses hardiesses ; mais bientôt on lui rendit pleine
justice; des cérémonies religieuses consacrèrent ses ré-
formes, et de nouveaux pouvoirs lui furent donnés
pour appliquer les grandes qualités dont il venait de
1. Plutarque, Solon, 14. 2.
2. Je signalerai particulièrement sur ce point Texcellent chapitre
de M. Albert Martin, dans son étude sur Les Cavaliers Athéuieiis
(p. 54-GO), où les différentes solutions du problème sont très habile-
ment discutées.
SOLON 121
faire preuve à la réfection do toutes les lois, politiques
et privées.
Politiquement aussi bien que socialement, Athènes tra-
versait une période decrise. Les privilèges politiques des
Eupatrides, la constitution de la cité, celle même de la
famille et de la propriété ne répondaient plus aux néces-
sités du temps. L'art de Selon fut de faire une véritable
révolution sans violences révolutionnaires. L'honneur en
revient sans doute pour une part à la sagesse de ce peu-
ple qui, ayant nommé un législateur comme on nommerait
aujourd'hui une assemblée constituante, accepta ses dé-
cisions; mais la gloire du législateur fut de comprendre
ce qu'on attendait de lui, et^ quels qu'aient été les malai-
ses et les troubles subséquents, de fonder en somme un
monument durable en certaines parties, bien orienté
dans toutes. Nous n'avons pas à étudier ici la législation
de Selon ; il suffit d'y relever ce caractère de bon sens, de
mesure, do fermeté unie à la justice, de libéralisme aussi
et de douceur, qui en fait une œuvre tout attique et qui
est en même temps la marque propre de Solon. Plutar-
quc fait remarquer à plusieurs reprises que les réformes
de Solon furent avant tout une œuvre de persuasion et
d'influence personnelle librement acceptée *. S'il employa
la force, ce fut au service de la seule justice S et pour faire
respecter des individus l'autorité que la confiance de tous
lui avait conférée. Les lois de Solon, nées de la persua-
sion, sont avant tout raisonnables et pondérées. Ou ra-
contait qu^après la promulgation de ses lois, acceptées
d*une manière irrévocable pour dix ans, Solon quitta de
nouveau sa patrie et passa plusieurs années à voyager.
Il visita l'île de Cypre ^. Il se rendit aussi probable-
1. Solon, 16, 2.
2. Fragiii. 36, v. li : 6(ioO ptr,v ts xa\ SîxyjV (jvvapii'^iTa;.
3. Hérodote, V, 113. Il avait adressé de» vers à un petit roi clo
cette ile appelé Philokypros. Cf. fragm. 19 (Plut., Solun, iO).
122 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
ment on Asie et en Egypte, mais de nombreuses légendes
se formèrent à Toccasion de ces voyages. La plus connue
est celle qui met Solon en rapport avec Crésus, le célèbre
roi de Lydie *. Hérodote place expressément cette entre-
vue dans un des voyages qui suivirent immédiatement la
promulgation des lois. Mais Crésus n'est monté sur le
trône qu'en 560, très peu de temps avant la mort de
Solon. Le récit de Tentrevue, d'ailleurs, a un caractère
légendaire et poétique incontestable. On parle aussi d*un
voyage de Solon en Egypte et d'entretiens qu'il eut à Saïs
avec les prêtres -. Tous ces récits sont probablement du
môme ordre que celui de sa rencontre avec le sage scy-
the Anacharsis, raconté, suivant Plutarque ^ par un cer-
tain Pataïcos, qui disait avoir en lui l'âme d*Esope : on ne
peut dire plus clairement que ce sont là fantaisies gra-
cieuses et parfois profondes depoètes ou de philosophes.
— Solon vécut assez pour voir les débuts de la tyrannie
de Pisistrate, et même pour en parler dans ses derniers
vers. DîogèneLaërce suppose qu'il sortit alors d'Athènes ;
mais Plutarque dit que le tyran lui témoigna des égards.
Il mourut probablement vers 558, à T&ge de plus de
quatre-vingts ans *.
La poésie de Solon devait être l'écho fidèle de sa vie et
le commentaire poétique, pour ainsi dire, de son œuvre.
Nous n'en possédons plus que deux cent cinquante vers
environ. Mais on peut suivre encore dans ces fragments
(dontquelques-uns, par bonheur, sont assez étendus) tou-
tes les phases de sa vie; on y reconnaît les principales
1. Hérodote, I, 29.
2. Platon, Timée, p. 20 et suiv. ; CriUas, p. 108, D.
3. Plutarque, Solon, 6, 3.
4. Plut., Soi, 32. Les cendres de Solon, suivant une légende rap-
portée pur Arisloto (dans Plut., ibid.)^ furent déposées h Salamine,
probablement pour indiquer que l'ile, grâce à Solon, était devenue
partie intégrante de l'Attique.
SOLON 123
directions de sa pensée; tantôt il exhorte le peuple, tan-
tôt il se justifie; mémoires, causeries, harangues, il y a
de tout cela dans ces A'ers, sans compter la libre fantai^
sîe purement poétique; et, dans tous les genres, un par-
fait naturel, qui prend tous les tons, depuis la simpli-
cité souriante jusqu'à la plus haute fîerté, mais toujours
avec aisance et bonne grâce.
Ces poésies de Solon appartenaient à des genres diffé-
rents. Il y avait des élégies, des iambes et des chants
proprement dits. De ceux-ci, nous ne possédons plus que
quatre vers *; il est difficile d'en juger; cependant il est
remarquable que ces quatre vers, d'un tour général et
gnomique, pourraient aussi bien, n'était le mètre, appar-
tenir à une élégie qu'à une ode. La même observation
s'applique à ce qui nous reste des iambes. Bergk croit y
voir une inspiration plus strictement personnelle que dans
les élégies; mais celles-ci même traitaient souvent des
sujets analogues et d'une manière toute semblable ^. 11
est, je crois, permis de dire que si, chez Archiloque,
l'élégie semble prendre en général le caractère iambique,
chez Solon, au contraire, c'est plutôt Tiambe qui prend
un caractère élégiaque. Le ton des iambes est peut-être
un peu plus vif, un peu plus familier, plus voisin de la
prose; mais ce sont là des nuances fort légères. Il n'y a
donc pas lieu de tant distinguer les poèmes de Solon les
uns des autres d'après le mètre : c'est l'occasion surtout
et le sujet qui importent.
L'un des plus anciens^ selon toute apparence, est ce
poème sur Salamine qui, au dire des historiens, produisit
de si beaux effets ^ Il comprenait cent vers, sur lesquels
huit seulement nous restent; et cependant, grâce à Plu-
1. Frafçm. 22 (Diog. L. I, 01).
2. Cf. par cxemplo le fragni. 5 (Plut., Solon^ 18).
3. Le titre de l'ouvrage, selon Suidas, était SaXa{if;.
124 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
tarque, nous pouvons encore nous représenter la scène*.
Selon était arrivé sur Taf^ora en voyageur, la tête cou-
verte d'un chapeau de feutre ^. La foule accourut. 11 prit
place alors sur la pierre où se tenait dliabitude le hé-
raut; puis il commença :
« Je suis lo héraut qui viens de Taimable Salaroine; en guise
de discours, voici des vers et des chants '. >*
Peu à peu, la gaité ingénieuse faisait place à l'éloquence.
Il décrivait rindifférence présente; il prévoyait l'abandon
déflnitif de Salamine. Après le tableau, sans doute, de la
honte future d'Athènes, il s'écriait :
Puissé-je alors, changeant de patrie, être citoyen de Pholé-
gandros ou de Sikinos! Car cette parole volera de bouche en
bouche : Celui-ci est un homme d'Athènes, un des déserteurs
de Salamine 4.
L'élégie finissait par ce cri belliqueux :
En avant I à Salamine I Combattons pour l'île charmante,
et chassons la honte loin d'ici.
1. Phitarque, Soion, 8.
2. IliXîStov TC£pi6l|jLevoc, dit Phitarque. Déjà Démosthène avait fait
allusion à ce détail {Ambassade, J 255 : xSv itiX(8iov Xagwv é7r\ tf.v
xeçaXT)v irepivoaxTj;). Gomme le «iXtSiov était aussi une coifTure de
malade (cf. Platon, Rép. ITI, p. 406, D), on peut snpposer (pie 1;»
légende de la folio simulée de Solon (rapportée par Plularque et par
Diogéno Laërce) est venue de cette coïncidence. Mais peut-être Solon
lui-môme» par quelque plaisanterie analogue à celle de son dégui-
sement en voyageur, y avait-il donné sujet.
3. Ou peut-être ; «Des vers et des chants, voilà ma marchandise. >»
Le texte porte : KA<r|Aov èiréwv (j)8^v t* àvx' àyopîiç ôépievoç. On entend
d'ordinaire àyopr, au sens de Sv^fiir^Yopta, mais le héraut dont il est ici
question semble être lo crionr qui v<mi;1 los marchandises dans
ayopa.
4. 'Attixoç outoc àvTjp tûv SaXajiivaçcTCDV. Littéralement : « de ceux
qui ont idché Salamine »•
SOLON 125
Ce poème, suivant Plutarque, était d'une élégance ache-
vée ^ Certains vers, sans doute, rappelaient Tyrtée, mais
il y avait dans l'ensemble une vivacité légère et une va-
riété de ton vraiment attiques.
Plusieurs élégies de Solon se rapportaient aux misè-
res qui avaient précédé ses réformes. C'étaient des Ex'
horiations, et c'est par ce titre que Suidas les désigne *.
Un long morceau de ces Exhortations (quarante vers,peut-
étre une élégie entière) a été conservé par Démosthënef
qui y trouvait une admirable peinture des maux causés
dans les états par les mauvais citoyens ^ On a signalé,
non sans raison, quelque analogie d'inspiration entre cette
pièce et YEunomie de Tyrtée. Mais il y a dans le poème
de Solon une ampleur et une gr&ce qui ne devaient pas»
autant que nous en pouvons juger aujourd'hui, se ren-
contrer à beaucoup près chez son prédécesseur. Le dé-
but présente une très belle image :
Notre patrie n'a rien à craindre ni de la volonté de Zeus ni
des pensées des bienheureux Immortels. La déesse au grand
cœur veille sur elle ; la fille d'un père tout-puissant, Pallas
Athéné, étend son bras sur la cité.
Les maux d'Athènes viennent non des dieux, mais des
hommes. Los chefs du peuple, les nobles, sont dévo-
rés par l'amour insatiable des richesses et ne reculent
pas devant l'injustice pour les acquérir. Le mal gagne
de proche en proche.
Voilà l'ulcère qui ronge désormais toute la ville sans qu'elle
puisse échapper. Elle est tombée promptement dans la triste
servitude ; celle-ci réveille la discorde intestine et la guerre
qui sommeillait; alors Paimable jeunesse périt en foule *,
1. XocptévTfa); Tcdvu iTeiTO(Y)(iivov {SoL 8, 3).
2. TicoOtixai 8c' èXeyefwv.
3. Fragm. 4 {Ambcusade, J 255).
4. Vers 19-22.
126 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
Lo poète parle avec une franchise implacable. On com-
prend le goût de Démoslhène pour ce fier langage. Mais
il n'y a dans cette franchise aucune violence, aucune amer-
tume qu^on puisse soupçonner d'une arrière*pensée per-
sonnelle. C'est au nom de la vérité, du droit, du salut de
la patrie, au nom de la justice divine aussi, que Solon s'ex-
prime de la sorte. On sent de la tristesse dans ses repro-
ches encore plus que de la colère. C'est un sage qui parle
et non un homme do parti. La fîn est d'une grande beauté,
sévère et grave au fond, comme la voix môme de la vé-
rité, mais éclairée çà et là d'un discret rayon de poésie :
Tels sont les enseignements que mon cœur m'ordonne de
faire entendre aux Athéniens. Le mépris de la loi couvre de
nmux la cité. Quand la loi règne, elle remet partout Tordre et
Tharmonie, et elle enchaîne les méchants. Elle aplanit ce qui
est rude, iétouflfe l'orgueil, éteint la violence >, et sèche la ca-
lamité dans sa fleur naissante. Elle redresse les voies obli-
ques, adoucit les œuvres de l'orgueil et réprime colles de la
sédition. Elle maîtrise la fureur de la discorde douloureuse,
et, par elle, tout devient, parmi les hommes, harmonieux et
raisonnable ^.
Ces deux derniers mots ' caractérisent à merveille la
poésie même de Solon : harmonie et raison, c'est là son
idéal, et il le réalise dans ses vers comme dans sa vie.
D'autres fragments se rapportent à son rôle de légis-
lateur. 11 répond aux attaques dont il a été l'objet; il dit
ce qu'il a fait et voulu faire. On y retrouve la même me-
sure et la même noblesse, revêtues de la même grâce poéti-
que. Il a le sentiment le plus fier de son impartialité comme
législateur, et c'est de quoi il se glorifie surtout. Il a
1. Je traduis pîir des à pou près les mots ita\i£i x6pov, Cêpiv àfia'jpoî;
ce sont là des tcrnios consacrés dans la théologie morale do laGrèco,
et qui n'ont pas d'éqnivaloiit exact en français.
2. Vers 33-ii.
3. *'EaTi ô' vu' aytr,; — Tcivta xaT* àv'iptoTro'j; apxia xac irivvTot.
SOLON 127
donné au pcuplo le nécessaire et le suffisant, rien de
plus; il a retranché aux puissants ce qu'ils avaient de
trop :
J'ai couvert du bouclier les deux partis tour à tour, et n'ai
laissé ni l*un ni l'autre vaincre injustement ^
Mais
Quand on fait de grandes choses, il est difficile de plaire à
tous «.
Aussi a-t-il été critiqué. Les partisans du régime mo-
narchique l'ont trouvé naïf de ne pas profiter du pouvoir
illimité qu'on lui donnait pour se faire tyran :
«
Non vraiment, Solon n'est pas un homme prudent et avisé;
les dieux lui donnaient la fortune; il l'a rejetée. Son filet était
plein de poissons; dans son ébahissement, il a oublié de le ti-
rer : le cœur lui a manqué; il a perdu la tête.
Mais écoutez la réponse éloquente et indignée :
Je voudrais, si j'avais pris le pouvoir et mis la main sur
d'immenses richesses, si j'avais été, ne fût-ce qu'un jour,
tyran d'Athènes, je voudrais que de ma peau écorchée on fit
une outre et que ma race fût abolie 3.
Ce morceau admirable est en vers iambiques. On le
sent à la vivacité plus familière du ton. En voici un
autre, plus étendu, en vers iambiques également, et où
la grandeur de la pensée suscite un langage digne de
l'exprimer. Il s*agit là de cette abolition partielle des det-
tes que l'on appelle la Seisachthie. Les bornes hypothé-
i. Fragm. 7,
2. Fragm. 7.
3. Fragm. 33.
128 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
caires qui marquaient l'asscrvisscmont du sol ont dis-
paru. Les émigrés sont rentrés. De là de grandes joies
et de grandes colères. Solon, par une inspiration su-
blime, invoque en témoignage la Terre elle-même, l'au-
guste déesse ^ :
Elle m'en rendra un bon témoignage devant le siège de la
Justice^ la grande mère des dieux Olympiens, la Terre noire
de laquelle j'ai naguère enlevé les bornes plantées de tous
côtés, et qui, esclave auparavant, est maintenant libre. J'ai
ramené dans Athènes, dans leur patrie fondée par les dieux,
bien des Athéniens qui avaient été vendus, celui-ci illégale-
ment, celui-là suivant la loi; les uns amenés par la nécessité
à parler un vrai langage d'oracles 3, ne connaissant plus la
langue attique, en hommes qui ont longtemps erré. de tous
côtés; les autres, subissant ici même une honteuse servitude,
tremblants devant leurs maîtres, je les ai faits libres. Voilà ce
que, par ma puissance, mettant ensemble la force et la jus-
tice, j'ai accompli, et comment j'ai tenu ce que j'avais promis.
J*ai écrit des lois égales pour le misérable et pour l'honnête
homme, réglant pour tous une justice bien droite. Un autre
que moi, un homme méchant et cupide, s'il avait pris l'aiguil-
lon, n'aurait pas maintenu le peuple ^; car, si j'avais voulu
1. Fragm. 36, Bergk (Aristide Quintil. II. 536; Plut. So/on, 15). —
Mais, depuis la dernière édition de Bergk, on a retrouvé un fragment
sur papyrus des ico>tTetâci d'Aristote qui permet de restituer le môme
passage plus exactement. Cf. Landwehr, D^ pcr/^j/ro Berolinenzi^ n» 163
(Berlin, Perthes, 1883); Blass, Zu dem Papy ruif fragment aus Arislo-
teles Politie (1er Athener (Hermès, t. XVIII, 1883, p. 478). Cf. aussi
Albert Martin (Cavaliers athéniens^ p. 58), qui a traduit le morceau.
Je reproduis en partie la traduction de M. A. Martin. En quelques
passages, surtout à la fin, je lis le texte différomment.
2. *Ev AixTjç ôpivo) (conjecture de Bergk pour év Îîxyi -/pivou).
3. C'est-à-dire un langage obscur.
4. Je lis ainsi la fin du morceau :
... KévTpov t* £XXo; b)c èyb) Xa6(ov,
xâcxo9pa8T)c Ts xal 9iXoxtYitJi(i>v àviQp,
ovx âv xoLxifrxt Ô7)(aoV el yàp t^OêXov
ÔL Tolc èvavTtoiaiv f^vSavEv tire
auTtÇ S' SVY|& (TVVETOCpOKTtV h^OLVOLi ^tO(,
iroXXùv av àvSpfov >J$* é^T)p(/SOT) ic6Xic.
Suivent deux vers très altérés.
SOLON 129
faire ce que demandaient alors mes adversaires ou au contraire
importer par force ce qui était ngréable à mes amis, la ville
aurait été privée de bien des hommes.
Solon, qui ne voulait pas de la tyrannie pour lui-même,
ne voulait pas non plus qu'elle fût exercée par d autres.
Il prévit Pisistrate et dévoila les projets du futur tyran.
On sait que ses propliéties (dont il nous reste quelques
traces *) furent inutiles. On les traitade folles et de chimé-
riques ^ Solon put les rappeler plus tard à ses concitoyens
en leur reprochant leur sottise. Il leur disait spirituelle-
ment :
Chacun de vous pris à part est malin comme un renard ;
tous ensemble, vous n'êtes que des étourdis; vous écoutez les
belles paroles d'un homme à la langue rusée, et vous n'avez
pas d'yeux pour ses actes 3.
Cette belle unité de la vie politique de Solon a ses ra-
cines dans une philosophie morale très humaine et très
sage qu'il nous a lui-même expliquée. Solon considère
la vie comme soumise au gouvernement d'une divinité
juste. Il aime tous les biens de ce monde, la richesse, la
santé, le plaisir : nulle trace de sévérité ascétique dans
sa pensée. Mais il faut que la justice serve de fondement
à tous ces biens, et que la modération en règle l'usage.
Quand la justice est absente, la peine ne saurait manquer :
elle arrive tôt ou tard. Quand la modération fait défaut,
l'excès amène l'orgueil, qui excite la colère des dieux.
C'est la vieille morale grecque : rien de trop, (tinSevayav;
l'homme doit rester à sa place, content de son sort, rési-
gné aux misères inévitables ; s'il veut usurper sur la
part des dieux, ceux-ci l'en punissent. Ces idées sont
1. Fragm. 10 (Diog. Laêrce, I, 49).
2. MavcYjv |A£v èjATiv (lAtrf.).
3. Fragm. il (Diog. Laôrce, I. 51).
Hist. de la Litt. grecqa^. — T. II. 9
130 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
déjà dans l'épopée; ollos se retrouveront chez Pindare et
chez Hérodote; Solon en est pénétré; il les exprime avec
force et avec grâce, selon son usage.
Ceux des poèmes de Solon qu'on peut appeler par excel-
lence des poèmes moraux nous sont connus par d'assez
nombreux fragments, et surtout par un morceau de
soixante- seize vers qui formait probablement une élégie
complète : il nous a été conservé par Stobée K
Le poème commence par une invocation aux Muses.
Solon leur demande le bonheur, la gloire et la richesse,
mais accompagnés de la justice. Sinon, la calamité fa-
tale, la misère envoyée par les dieux (aTYi) ne tarde pas à
survenir :
Elle commence petitement, comme le feu ; d'abord ce n'est
rien ; à la un c'est un grand mal. Les œuvres de la violence
ne sauraient durer. Zeu^ voit le terme de toutes choses. Comme
la brise priutanière, tout d'un coup, dii^sipe les nuages, et>
aprôs avoir ébranlé les flots de la mer inféconde, ravageant
les riches campagnes de la terre nourricière, remonte soudain
vers la haute demeure des dieux, vers le ciel escarpé, et rend
aux regards de l'homme la splendeur éthérée: — alors la
force du soleil répand sur la terre grasse ses beaux rayons
éclatants, et toutes les nuées ont disparu; — ainsi se mani-
feste la vengeance de Zeus *...
Elle n*a pas les vaines impatiences de l'homme éphé-
mère : si elle n'atteint pas le coupable en personne, elle
le frappe dans ses enfants; mais toujours elle arrive
,(r<Xu6e wàvTcû; auOiç ^). — Le poète trace alors un large
tableau des multiples occupations par où l'humanité cher-
che à atteindre la richesse ^.
1. Fragm. 13 (Stobée, Floril. IX, 25). Celte élégie faisait partie des
*Y7co6f,xai el; èauTov.
2. Vers 14-25.
3. Vers 31.
4. Vers 3362.
i
SOLON 131
Mai» la destinée apporte aux hommes le mal et le bien tour
à tour, et les dons des Immortels sont inévitables... Les dieux
nous donnent des gains, mais de ceux-ci sort la calamité, et
quand Zeus Tenvoie comme une peine, elle frappe tantôt l'un,
tantôt l'autre *.
Cette grande élégie est d'une inspiration religieuse et
grave. D'autres, dont il nous reste seulement quelques
vers, chantaient le plaisir sous toutes les formes, et par-
fois avec une liberté de langage plus antique que mo-
derne. Il ne faudrait pas croire que toutes ces pièces
appartiennent à la jeunesse de Selon : c'est dans sa vieil-
lesse, selon Plutarque *, qu'il avait écrit les vers sui-
vants :
J'aime maintenant les travaux d'Aphrodite, et ceux de Dio-
nysos, et ceux des Muses, sources de délices pour les hom-
mes *.
D'autres vers seraient moins faciles à citer en français.
On peut ranger dans le même groupe de poésies mo-
rales un certain nombre d'élégies adressées, semble-t-il,
à divers personnages : l'Athénien Critias, le tyran de
Soles Philokypros; mais il ne ne nous en reste que des
débris insignifiants. Ailleurs, il s'adressait à Mimnerme^,
et il blâmait doucement le vieux maître de l'élégie d'avoir
voulu mourir à soixante ans ; il le pressait de corriger
son vers et de dire : « Puisse la Parque de la mort m'at-
teindre à quatre-vingts ans ! » Toujours la même philo-
sophie mesurée et raisonnable, ennemie du désespoir
comme de l'injustice, et Gdèlement attachée aux idées
tempérées.
Les traductions qui précèdent ont pu donner une idée
1. Vers 63-76.
2. Plutarque, Eroticos, c. 5.
3. Fragin. 20.
4. Fraj^ni. 20.
132 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
des opinions de Solon et de ses sentiments. Pour appré-
cier son style, il faudrait lire ces passages en grec. On
y verrait la noblesse aisée du langage, le mélange
harmonieux des locutions homériques et des mots or-
dinaires, la précision de la pensée et la grâce des iuia-
geSf la souplesse de la phrase. En co qui est pourtant
des images et de Tallure générale de la phrase, une tra-
duction même peut en laisser voir quelque chose. On a
remarqué plus haut toutes ces belles comparaisons qui
naissent d'elles-mêmes en abondance, qui se déroulent en
tableaux ou se renferment en quelques mots seulement :
celle de la vengeance divine qui n'est d'abord qu'une
étincelle avant de devenir un incendie, celle de la splen-
deur printanière reparaissant après Torage. Ailleurs en-
core, parlant de la misère répandue dans la cité, il la
montre envahissant le domicile de chacun : «...Et les
portes de la cour, dit-il, ne peuvent plus l'arrêter *. »
Solon a le don poétique par excellence, le don de Tirnagc.
Il a aussi celui de la phrase bien rythmée, habile à tra-
duire, par la diversité de son allure^ toutes les nuances
du sentiment; tantôt brève, impérieuse; tantôt sinueuse
et largement épandue ; tantôt coulant à petits (lots pres-
séSy pour ainsi dire, mais d'un mouvement unique et
puissant ^.
Par tous ces traits, Solon est un plus grand écrivain
que ne l'avaient été, semble-t il, les élégiaques antérieurs,
sauf peut-être Mimnerme. Avec une conception de la vie
plus large et plus profonde, il dispose d'une forme litté-
raire exactement appropriée à sa pensée. L'admiration
des anciens ne s'y était pas trompée. On faisait de lui un
des Sept Sages, c'est-à-dire l'un des maîtres par excel-
1. Fragm. 4, v. 28.
2. Précision et brièveté, fragm. 4, v. 35 et suiv. ; phrase large et
facile, fragm. 13, v. M et suiv. ; etc. — Le dialecte de Solon est un
ionien littéraire tempéré de quelques formes attiques.
THËOGNIS 133
lence de la vie morale et de la vie pratique. Aucun ne
pouvait personnifier plus justement que lui l'équilibre
de Tàme, la mesure hellénique et attique, Tallianco du
bien faire et du bien dire dans la sérénilé d'une nature
douée à la fois de ^râce et de raison.
Théognîs de Mégare est tout différent K L'élégie grec-
que est vraiment une source inépuisable de contrastes.
Tandis que la poésie de Selon est harmonieuse et sereine,
celle de Théognis est âpre et passionnée. Tous deux ont
vécu au milieu de discordes civiles prolongées ; mais
Tun, par la hauteur bienveillante de sa pensée, s'élève
au-dessus d'elles comme un arbitre ; l'autre se mêle à la
lutte, y donne et y reçoit des blessures, ressent des
haines vigoureuses, et, jusque dans sa modération, sem*
ble moins un sage naturellement éloigné des excès qu'un
violent qui se contient.
Los anciens nous apprennent fort peu de chose sur la
vie de Théognis. Une date dans Suidas et dans Eusèbe, une
allusion à sa patrie çà et là, c'est à peu près tout ce qu'ils
nous en disent. Les vers de Théognis sont la principale
source où nous devons puiser pour compléter et pour
éclaircir ces informations. Mais ces vers nous sont arri-
vés dans un tel état qu'il est indispensable, avant de s'en
servir comme d'un document histori(|ue ou littéraire,
d'examiner rapidement les problèmes d'authenticité que
soulève la constitution du recueil actuel.
Nous possédons, sous le nom de Théognis, un recueil
de vers dont l'étendue varie selon les manuscrits. La plu-
part des manuscrits en contiennent un peu plus de douze
1. Sur Théognis, cf. C. Mûller, De scriptis Theognideis, léna, 1877
(progr.); Jîcrn hardi, Théognis guid de rébus divinis et ethicis senseril,
Breslau, I87î) (progr.) ; et surtout Welcker, Prolégomènes de son
édition. Cf. aussi lïiller, dans les Philos. Jahrb. de 1881, p. 456 et
saiy.
134 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
cents. Un seul, le plus ancien et le meilleur, en contient
près de quatorze cents. La différence provient de ce qu'on
y trouve, après les douze cents vers des autres manus*
crits, environ cent cinquante vers supplémentaires sur
des sujets erotiques : ceux-ci sont donnés comme formant
un second livre; le premier, beaucoup plus long, com-
prend tout le reste. Il suffit de jeter les yeux sur Tune
ou l'autre des deux rédactions de ce recueil pour recon-
naître tout de suite deux faits évidents. Le premier, c*est
que nous n'avons plus les élégies mêmes de Théognis
dans leur intégrité, mais seulement une suite de frag-
ments, un amas de vers élégiaques, pour ainsi dire, mis
sans ordre les uns à côté des autres. Le second, c est
que tous les vers du recueil ne sont pas de Théognis.
Si Ton s'en rapportait uniquement à la notice très con-
fuse de Suidas, on pourrait croire que Théognis n'avait
écrit que des maximes détachées. Suidas parle en effet
de c( Sentences élégiaques formant deux mille vers » et
d'une « Gnomologie élégiaque » (ce qui est la même chose)
adressée à Kyrnos. Il mentionne aussi « d'autres Exhor-
tations morales ». On pourrait, d'après ces textes, s'ima-
giner Théognis comme une sorte de Pibrac grec, auteur
de quatrains ou de distiques moraux plutôt que d'élégies
proprement dites. Rien n'empêclierait alors de voir dans
nos recueils actuels la reproduction fidèle d'une partie
au moins de l'œuvre de Théognis. Mais il est facile de
démontrer que la vérité est fort différente. Un texte at-
tique, cité par Stobée ^ comme étant de Xénophon, nous
apprend que les vers 183-190 du recueil actuel apparte-
naient à la c( première élégie » de Théognis, et il est fa-
cile de voir que les vers 19-2C appartenaient à un pro-
logue. Nous savons en outre par Platon ^ que, dans le
1. FloriL LXXXVIII, 14.
2. Ménon, p. 95, E.
THÉOGNIS 185
texte primitif, les vers 33 et 945 de notre recueil se sui-
vaient à peu d'intervalle. Nous n*avons donc plus sous les
yeux la disposition primitive des vers du poète. Théognis
avait composé, très certainement, des élégies analogues
pour la forme à celles de Solonctdes autres poètes élégia-
ques, des élégies destinées à être chantées avec un accom-
pagnement de flûte K Mais on en fit de bonne heure des
extraits; on en tira des chrestomathies, suivant un usage
qui nous est attesté par Platon lui-même pour la pé-
riode attiquc-. On lisait ces chrestomathies dans les écoles
et les enfants les apprenaient par cœur\ L'abrégé,
comme il était naturel, effaça le souvenir de Touvrage
original. 11 est fort probable que cette disparition se pro-
duisit d'assez bonne heure. Quoi qu'il en soit, nous n'a-
vons plus aujourd'hui qu'un recueil de « morceaux choi-
sis » où tout est brouillé et confondu. L'ordre adopté
n'est même pas un ordre didactique. On découvre bien
parfois un lien logique entre plusieurs morceaux consé-
cutifs, mais le fil se brise presque aussitôt, comme si no-
tre recueil avait été formé par Tamalgame de plusieurs
recueils antérieurs dont il aurait emprunté les morceaux
un peu au hasard.
11 est aussi arrivé que des vers étrangers à Théognis
s'y sont glissés. C'était inévitable. La destination sco-
laire et prati(jue de l'ouvrage appelait les rapprochements,
les comparaisons. Le nom de Théognis devint comme le
titre d'une anthologie gnomique et élégiaque. Quelques-
uns de ces vers étrangers à Théognis sont encore
aujourd'lïui faciles h reconnaître; mais d'autres certaine-
1. Voir à ce sujet le morceau adressé à Kyrnos, v. 237-254, mor-
ceau qui lui-même appartient clairement à une véritable élégie.
2. Lois, VII, p. 811. A.
3. Eschine, Contre Clésipfi., 73 (p. o25 Roiske) : 6ià toOto Yqp oî|i,ai
f,|i,î; Tcaidac ovTaç là; tcôv no'.r,Tà>v Y^t^(i.a; ixjAavOdivgiv îv' àvôpeç ovte;
otÙTsT; */p(o|jLeOa.
136 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
incnt nous échappent. Voici en résumé ce que nous sa-
vons de plus sûr à ce sujet.
Il faut (l'abord mettre à part un grand nombre de mor-
ceaux qui portent, pour ainsi dire, la signature de Théo-
gnis. Ce sont tous ceux dans lesquels on lit le nom de
Kyrnos ou, ce qui revient au même, le nom patronymi-
que Polypaïdès (Gis de Polypaos), qui désigne évidem-
ment Kyrnos ^ Le poète lui-même, s'adressant à son ami
Kyrnos, lui dit quelque part - :
0 Kyrnos, j'imprime mon cachet sur ces vers, fruits de mon
art: si quelqu'un me les vole, on le saura, et personne ne
pourra changer le meilleur contre le moins bon ; mais chacun
dira : voici des vers de Théognis le Mégarien.
Le nombre des vers qui sont ainsi mis à l'abri de tout
soupçon s'élève à près de trois cents, c'est-à-dire envi-
ron au quart du recueil entier.
A côté de ces vers qui sont certainement de Théognis,
on peut encore mettre à part une cinquantaine d'autres
vers qui ne sont certainement pas de lui et dont on con-
naît les auteurs véritables : ce sont huit vers de Tyrtée\
une dizaine de Mimnerme *, une trentaine de Solon \
Pour tout le reste, il y a doute. Pourlant, si Ion con-
sidère que, même dans les éléjries à Kyrnos, le nombre
des morceaux faciles à détacher, et où le nom de Kyrnos
ne se trouvait pas., était certainement plus considérable
que celui des morceaux où ce nom se rencontrait; si l'on
réfléchit en outre que les élégies à Kyrnos n'étaient qu'une
partie de l'œuvre de Théognis, et que cependant près du
1. Wolcker en doutait (p. G des Proléqomenes do son édition) : mais
cela ressort avec évidence, selon moi, des vers 19-25, 53-57, 183-191.
2. V. 19-23.
3. V, 935-938 et 1003-1000.
4. V. 793-796 et 1017-1022.
8. V. 227-232, 315-318, 585-590, 719-728, 1253-1254.
THÉOGNIS 137
quart des vers de notre recueil gardent le nom de cet
ami du poète, il n est nullement téméraire d*en conclure
que les trois autres quarts sont en grande majorité au-
thentiques, et que le nombre des vers intrus est relative-
ment peu considérable.
Peut-on aller plus loin ? N'y a-t-il pas encore quelques
passages où se trahit une main étrangère, et ne peut-on
déterminer avec plus de précision les limites exactes où
il faut chercher le vrai Théognis ?
Il y a encore quinze ou vingt vers que des éditeurs
ont cru pouvoir attribuer à ArchiloqueS à Thalétas *, à
ChiIon^ à Phocylide*, à d'autres encore. Ce ne sont là
que des conjectures. Deux vers semblent être d'un poète
eubéen inconnu'; six autres d'un poète crétois ^ C'est
donc, au total, une trentaine de vers encore à suspecter;
mettons-en quarante : tout cela a peu d'importance.
Ce qui en a davantage, c'est desavoir s'il faut attribuer
à Théognis les morceaux où parait le nom d'un certain
Simonide et les vers erotiques qui terminent le recueil.
Le nom de Simonide ' figure dans trois morceaux dont
un, le dernier, est court et peu important, mais dont les
deux autres sont parmi les plus étendus et les plus inté-
ressants de tout le recueil. Il est évident que tous les trois
sont du même auteur. Or un vers du premier de ces mor-
ceaux est cité par Aristote avec une légèn» variante
comme étant d'Événos de Paros ^ D'uù cette conclusion
1. V. 533-5H4.
2. V. 503-508.
3. V. 879-884.
4. V. 115-110.
5. V. 1200-1210.
6. V. 1211-lil6.
7. V. 469, 1)07 et 1349.
8. Ilav yàp àvayxaïov irp&Ylx' àv.apbv e?y (Aristole, Métaph, IV, 5;
p. 1015, a). C'est lu vers 472 do Théognis, sauf que les mots irp&ftA'
iviapôv sont remplacés par -/P^il^''' «v'.r,p6v. Ce genre de variantes est
sans importance, d'autaut plus qu'Aristoto cite de mémoire.
138 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÊGIAQUE
tirée par plusieurs savants S que les trois morceaux sont
d'Événos et non deThéognis. Mais quelÉvénos?Eratos-
thène distinguait, paraît-il-, deux Événos de Paros, tous
deux poètes élégiaques, Tun plus ancien, dont il ne se-
rait rien resté, et l'autre plus récent, le seul dont les
vers se fussent conservés. Celui-ci, souvent mentionné
par Platon, vivait à la fin du v® siècle. Les vers àSimonîde,
selon Bergk, seraient du premier Événos. Par malheur,
ce premier Événos, dont il ne restait rien au temps d*E-
ratosthène, et que ni Platon ni Âristote n'ont jamais pris
soin de distinguer de son homonyme, est un personnage
dont Texistence même est plus que douteuse : on sait
avec quelle facilité les cbronographes alexandrins dé-
doublaient les personnages historiques pour concilier
tant bien que mal des traditions contradictoires. Il faut
donc revenir au seul Événos dont Texistence soit cer-
taine, à celui dont parle Platon. Mais il est bien étonnant,
selon la remarque de Bergk lui-même, que l'arrangeur à
qui nous devons le recueil de Théognis, et qui ne cite
rien des autres élégiaques du v* siècle, ait fait une si
notable exception pour Événos. Ajoutons, ce que Bergk
n'avait garde de dire, que le second de ces trois mor-
ceaux ressemble étrangement, par le fond et par la forme,
à du Théognis. Il n*y a qu'une manière, fort simple,
d'échapper à ces difficultés : c'est de croire qu'Événos
avait emprunté lui-même à Théognis cette sorte de vers
proverbe (sauf la très légère modification peut-être qu'on
trouve dans Aristote), qu'il l'avait remis en circulation,
qu'Aristote l'a cité d'après Evénos sans se rappeler où
celui-ci l'avait pris, et que les trois morceaux adressés
àSimonide sont réellement de Théognis. Inutile d'ailleurs
de se demander quel peut être ce Simonide : nous n'en
savons absolument rien.
1. Ilartung, Bergk, Lcutsch.
2. Cf. Harpoc ration, v. Eur.vo;.
THÊOGNIS 139
Ou a contesté aussi l'authenticité des vers erotiques K
Mais les raisons invoquées ne sont pas décisives, ou du
moins elles ne portent que sur une partie d'entre eux.
L'absence de ces cent cinquante derniers vers dans tous
les manuscrits sauf un seul prouve uniquement qu'il y
avait plusieurs rédactions du recueil. On comprend que
la uature des vers en question les ait fait exclure en gé-
néral, et que la rédaction qui ne les comprenait pas ait
été la plus répandue : elle répondait mieux à l'idée qu'on
devait se faire d'un poète moral. Il ne faut d'ailleurs pas
croire que les éloges des Platon - et des Isocrate ' sur la
noblesse des enseignements moraux de Théognis soit in-
conciliable avec l'existence d'un certain nombre d'élégies
d'un caractère différent. Platon lui-même est parfois bien
étrange, et Pindare, malgré la hauteur ordinaire de son
inspiration, avait écrit des poèmes qui répondaient mal à
ridée qu'on se fait en général do sa gravité. Il en est de
même de Solon. Ce qui est évident, c'est que ce genre de
vers, à l'origine, n'a nullement pu former un second livre
distinct, comme le manuscrit le ferait croire : ils de-
vaient être répandus dans des élégies variées; le collec-
tionneur mal inspiré qui les a ainsi recueillis et rappro-
chés les a par là même rendus plus choquants. Il y a
d'ailleurs mêlé d'autres vers analogues qui n'apparte-
naient pas à Théognis. Quelques-uns sont de Solon \
D'autres, selon l'observation de Welcker % sont des pa-
rodies faites d'après certains vers célèbres du poète de
Mégare, grossièrement détournés de leur sens primitif :
ce sont là de bas amusements de lettrés trop ingénieux.
1. Voir surlout A. Couat, Annales de la FacuUé des lettres de Dor
deaux, 5« année, p. 257 et suiv.
2. Lois, I, p. 030, À.
3. Nicoclès, 12.
4. V. 1253-1254.
5. P. LXKX et GII.
140 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
Mais il est probable que, dans cette partie du recueil
comme dans le reste, la plupart des vers sont do Théo-
gnis. D'où viennent-ils, en effet, s'ils ne sont pas de lui,
et pourquoi les a-t-on ainsi rattachés aux Sentences du
poète de Mégare? On a proposé sur ce point toutes sortes
d'hypothèses * ; mais ce qu'on ne peut nier, c*est que beau-
coup d'entre eux, à ne considérer que le style et la versifi-
cation, aient tout à fait l'air d'être authentiques '. Il faut
donc supposer que le faussaire (placé par les uns au iv®
siècle avant Jésus-Christ, par les autres dans la période
Byzantine!) avait merveilleusement réussi, dans un grand
nombre de cas, à imiter la manière du poète auquel il
voulait prêter ses propres inventions, et qu'en outre il
avait eu la bizarre idée d'attacher cette sorte d'appendice
au recueil le moins fait pour Tappeler. Il est plus simple
d'admettre que Théognis, en morale comme k tous
égards, était de son temps et de son pays, et que cet épi-
logue suspect présente à peu près la même proportion
de vers authentiques que le reste du recueil. Ajoutons
tout de suite, pour n'y plus revenir, que si le fond des
choses y est ce qu'on sait, l'expression pourtant y reste
plus mesurée et plus chaste qu'elle ne l'est parfois chez
les poètes grecs dont la réputation est le moins suspecte.
Pour conclure sur toutes ces questions d'authenticité,
on peut dire que la figure de Théognis, malgré les inter-
polations, apparaît en somme avec netteté dans ses prin-
cipales lignes, et que si, sur tel ou tel vers en particulier,
il est parfois difficile de se prononcer avec décision pour
ou contre l'authenticité, dans l'ensemble, malgré tout,
nous le connaissons assez bien. Cela est vrai non seule-
ment de sa physionomie morale et littéraire, mais aussi
de sa biographie même, à la condition d'exiger moins
i. Cf. A. Couat, p. 285,
2. Id., p. 286.
THÉOGNIS 141
des dates et des faits précis que le caractère général des
événements qu'il a traversés.
Suidas ^ et saint Jérôme ^ disent que Théognis vivait
dans la 59® Olympiade (344-541). On sait que c'est le
moment où Uarpagos, le général de Cyrus, soumit la
Lydie et Tlonie. Or, dans deux passages du recueil de
Théognis, il est question de la frayeur que les Mèdes
causent à la Grèce ^ Comme, dans le second de ces pas-
sages, on voit que le poète est un Mégarien, il n*est pas
douteux qu'ils no soient de Théognis. Est-ce à l'expédi-
tion d'IIarpagos que ces vers faisaient allusion ? Les an-
ciens évidemment l'ont cru ; c'est pour cela qu'ils l'ont
fait vivre dans la 59* Olympiade; mais nous ne savons
pas sur quels indices ils fondaient cette opinion. Quelques
modernes veulent que ces vers se rapportent aux guerres
médiques proprement dites ^. Comme il est question d'un
danger à venir et qui semble encore éloigné, on pourrait,
dans cette hypothèse, les supposer écrits au moment des
premières difficultés entre Darius et les Grecs, dans les
dernières années du vi* siècle. Mais il est téméraire de
rejeter, sur une simple hypothèse, ce qui paraît avoir été
l'opinion des anciens, appuyée sans doute sur des docu-
ments aujourd'hui perdus : quoi qu'il en soit, Théognis
a dû vivre vers le milieu et dans la seconde moitié du
VI® siècle '.
1. V. ^loyvi;.
2. Chron., 01.59, 1.
3. V. 764 et 775.
4. Welcker, p. xvi.
5. Il y a dans le recueil de Théognis une autre allusion historique,
V. 891-894. Il s'agit là, selon la plupart do^ éditeurs, do la célèbre
guerre de Lélanto entre Ghalcis et Erétrie, qu'on place vers la fin
du VI i« siècle. Si l'allusion est exacte, il est certain que ces vers ne
sont pas de Théognis. Mais le sens du passage est douteux. — Sui-
das dit en outre que Th«''ognis avait composé une élégie el; toÙ; atù-
Olvtaç Twv Supaxoo-îwv Iv t^ icoXiopxta. De quel siège est-il question î
142 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
Il était de Mégare,et lui-même, dans ses vers, avait pris
soin de le marquer K Un pussag;c de Platon a fait croire
qu'il s'agissait là de Mégare en Sicile ^ Suidas la compris
ainsi. Mais la phrase de Platon, prise à la lettre, dit sim-
plement que Théognis y jouissait du droit de cité. C'est
l'autre Mégare, colle de la Grèce propre, qui fut certaine-
ment sa vraie patrie ^ On en aurait la preuve dans son
propre témoignage si Ton pouvait démontrer rigou-
reusement que les vers 783-788 du recueil de Théognis
sont bien de lui et non d'un autre ; car le poète y parle
de la Sicile comme d'un pays où il a voyagé, mais qui
n'est pas le sien.
L'histoire de Mégare au vi® siècle est mal connue dans
ses détails, mais le caractère général en a été marqué
très nettement par Aristote et par Plutarque *. Elle peut
se résumer d'un mot : c'est une lutte sans cesse renais-
sante entre l'aristocratie et la plèbe; lutte tantôt sourde,
tantôt violente, où les deux partis sont tour à tour victo-
rieux, avec de courtes trêves parfois quand l'un des deux
est écrasé ou qu'un tyran s'élève, mais avec des réveils
acharnés qui aboutissent à des exils et à des confisca-
tions. Cet état de choses semble avoir duré deux siècles.
Théognis a vécu au milieu de ces agitations. Il apparte-
nait au parti des nobles, de ceux qui s'appelaient eux-
mêmes les V bons », les « honnêtes gens », ol àyaOoi, par
Le plus probable est qu'il faut lire iv ry) tûv ^upaxovawv icoXiopxéa,
et que le Théognis ici mentionné est Icr poète tragique athénien qui
vivait à la fin du v* siècle : ce Théognis avait pcut-ôtro fait une élégie
sur les Athéniens morts dans la guerre de Sicilo, et Suidas, selon son
habitude, aura brouillé deux biographies distinctes. Cf. Flacb» p. 412.
!. V. 22-23.
2. Platon, Lois I, 630, A.
3. Welcker, p. xiv.
4. Aristote, Polit, IV. 15 (p. 1300, a. 17 Bekkor) ; V, 3 (p. 1302, b,
80); V, 5 (p. 1304, b, 35, et p. 1305, a, 24); Plutarque, Quœst. grœc,
18. — Cf. dans les Poêles moralistes de la Grèce, la notice de M. J. Gi-
rard sur Théoguis.
THÉOGNIS 143
opposition aux « méchants », xaxoî, c'est-à-dire aux plé-
béiens. Sa vie a élé longue : il parle de la vieillesse tan-
tôt c<imme approchante * tantôt comme déjà venue ^. Il a
traversé par conséquent toutes sortes de vicissitudes. Il
a été riche, puis ruiné. Il a vu son parti dominant, puis
renversé. Il a connu des périodes d'accalmie, où les clas-
ses hostiles semblaient se rapprocher. Mais bientôt la
lutte a repris. Il a dû s'exiler ; il a voyagé en Grèce et en
Sicile, criant vengeance et appelant de ses vœux une
nouvelle révolution. Cependant la fortune changea une
fois de plus. L'aristocralie reprit l'avantage et Théognis
rentra dans sa patrie. Il semble qu'il y vécut encore
assez longtemps et qu'un certain nombre de ses poésies
se rapportent à cette période de sa vie ; mais on ne peut
être très précis à ce sujet. Parmi ces vicissitudes politi-
ques, qui remplissent ses vers, on entrevoit aussi des
souffrances d'un caractère plus personnel, un amour
accueilli par la jeime fîllo à laquelle il s'adressait, mais
rejeté par les parents, qui préfèrent un plébéien riche à
un noble pauvre ^ L'âme de Théognis subit fortement le
contre-coup de celte existence agitée. Sa poésie est l'œu-
vre de sa vie entière et l'image fidèle de son âme.
Les Elégies à Kyrnos paraissent avoir été la partie la
plus célèbre de son œuvre *. Kyrnos, fils de Polypaos S
1. V. 1132. Il n'y a aucune niison d'attribuer ces versa Mimnerme,
comme le fait Bergk, dubitativement d'ailleurs.
2. V. 1351.
3. V. 261-266. Cf. 257-260, où c'est la jeune fille qui parle. Le roman
aurait bien fini, à en ju(;er par les v. 1225-1226.
4. Le titre rvcotioXoyîa irpbc K'jpvov, donné par Suidas, est douteux,
bien que Plutarque dise aussi {Manière de lire les poètes ^ 2) : YVb>(xo-
XoY^ai BetSyviSo;. C'est sous forme de gnomologies que les élégies de
Théognis avaient de bonne heure fait leur chemin, mais on ne peut
affirmer que ce fût le titre primitif.
5. Polypaos ou Polypas plutôt que Polypaïs (Ahrens, De grœc. ling.
dial., II, 143). Le nom de Polypaos semble se rattacher à la même
racine que le verbe 7cào(iai et avoir le même sens que l'adjectif no-
144 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÊGIAQUE
est un jounc homme de famille noble, peut-être un jeune
parent de Tliéognis. Le poète lui adresse, comme Hésiode
à son frère Perses, des conseils d'une portée générale.
Seulement, au lieu d'un poème continu en vers hexamè-
tres, Théognis écrit, suivant l'usage de son temps, une
suite d'élégies distinctes. L'inspiration générale est fran-
chement didactique, comme chez Hésiode. Non seulement
les fragments qui nous en restent le prouvent, mais le
poète lui-même s'explique clairement à plusieurs repri-
ses sur ses intentions. Il veut « exhorter » son ami * ; il
lui recommande d'écouler ses enseignements ^ ; il se
considère comme un maître tenu de communiquer aux
autres la science qu'il a reçue des Muses ^ Ce sont* donc
bien là, suivant le mot de Suidas, des poèmes parénéti-
ques. Mais on se tromperait si Ton en concluait que ce
sont des poèmes impersonnels et froids. Même quand
Théognis enseigne, il écoute son tempérament presque
autant que sa raison^ et la passion intérieure tantôt
éclate à l'improviste, tantôt se laisse deviner sous la sé-
rénité apparente et voulue. En outre, cet enseignement
comporte mainte digression. Quoique nous ne puissions
plus savoir avec précision comment ces élégies morales
étaient composées, il ressort des fragments qu'elles
touchaient sans cesse à la réalité contemporaine et vi-
vante, que l'écho des luîtes politiques y retentissait, que
le poète y parlait de lui-même, de ses soucis, de ses hai-
nes, de ses misères, et que c'étaient en somme de véri-
tables élégies, c'est-à-dire, comme celles de Selon, des
poésies très personnelles.
XvxTlavoç. Ahrens l'uxplique par le mot 7:r,6;, en dorien 7ca6; (cogna-
tus et a f finis). Rappelons pour mémoire la théorie de Welcker qui
voyait dans le mot Kûpvo;, au lieu d'un nom propre, une appellation
générale désignant un noble
1. *riro8yj<TO|jLai, V. 27, 1049. Coaip. le titre fréquent ^TTçoôîixai.
2. Ta-jTot |ia0(6v.... tmv fi' iTréwv (ispivr^iiévo;... (753-755).
3. V. 76!>-773.
THÉOGNIS 145
Ces élégies à Kyrnos paraissent avoir été écrites du*
rant UQ espace de temps assez long et dans la seconde
partie de la vie de Théognis. Dès les plus anciennes, le
poète est un homme, peut-être près de la vieillesse. Il
parle à Kyrnos comme un père à son fils \ Il est déjà cé-
lèbre, car, dans des vers qui devaient appartenir à une
sorte de prologue S il parle de sa réputation répandue
sur toute la terre ^. Entre les premières et les dernières,
des changements de toutes sortes ont pris place : dans
certains vers à Kyrnos, il crie vengeance à Zeus contre
ses ennemis * ; dans d'autres, il lui prêche la résigna-
tion '. Ses sentiments eux-mêmes à Tégard de son ami
ne sont plus tout à fait les mêmes à la fin qu'au début :
dans une pièce qui devait servir de conclusion au recueil,
une plainte se mêle au souvenir de tout ce que lui-même
a fait pour Kyrnos *.
Puisque Théognis était déjà célèbre, même hors de
Mégare, quand il adressait ses vers à Kyrnos, il avait dû
commencer de bonne heure à chanter. Il y a chance
qu'un certain nombre de ses premiers vers se soient
conservés dans nos manuscrits. C'est probablement aux
poèmes de sa jeunesse, et non pas toujours à Mimncrme,
qu'il faut rapporter la plupart de ceux où il est question
de l'amour, du vin, de la musique et des banquets. Ces
vers d'ailleurs sont peu nombreux, ce qui s'explique ai-
sément par la tendance de plus en plus marquée à
faire de Théognis un poète exclusivement moral. On
trouve aussi dans le recueil actuel des vers qui renfer-
1. Oîo Te waiôl navnp (1049-1050).
2. Comme le montre le futur ôico6T)<ro(iat, v. 27.
3. IlavTac Se xar' àvOpcûicouc ôvo[A,ao-ToO (v. 23). Les motsicavtac xat' âv-
0p(o9couc s'opposent à àoroTaiv du vers suivant, ce qui prouve que sa
réputation s'étendait au delà de Mégare.
4. v. 337-350.
5. V. 419-420.
A. y. 253-254. Cf. 655-656.
Hi«t. d» la Litt. gi^oqaa. — T. II. 10
140 CHAPITHE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
ment des noms propres autres que Kyrnos. Nous avons
déjà parlé de ceux qui sont adressés à Simonide .
D*autres le sont à Démoclès *, à Onomacriie ', à Cléa-
ristos ^ à Tiinagoras ^, à Démonax ^ ; d'autres à une
femme du nom d'Argyris ^; d'autres encore à un per-
sonnage que le poète appelle « Scythe », sans qu'on
puisse dire si c'est son nom ou celui de son pays \ il est
possible que quelques-uns de ces vers ne soient pas de
Théognis, mais la plupart sans doute lui appartiennent
bien réellement. On ne saurait d'ailleurs ni eu fixer la
date ni déterminer quels sont ces personnages à qui le
poète s'adresse. Le nom d'Onomacrite, comme celui de Si-
monide, mot l'imagination en mouvement; mais nous ne
pouvons faire à ce sujet que des conjectures. Heureuse-
ment ces problèmes sont secondaires ^ Prenons donc le
recueil actuel dans son ensemble, et donnons-nous enfin
le plaisir d'écouter le moraliste et le poète.
Les poètes élégiaques antérieurs à Théognis n'avaient
exprimé leurs idées sur la vie humaine qu'incidemment
et par circonstance; aucun n'a prétendu la régler métho-
diquement, l'embrasser dans un corps de préceptes qui
1. V. 923.
2. V. 503.
3. V. 511-514.
4. V. 1059.
5. V. 1085. Le nom d'Eutrapélos, au y. 400, n'est que le résultat
d'une conjecture de Bekker.
6. V. 1212.
7. V. 829. — Au vers 903 (ôati; âvotXoxjiv Trjpeï xatà xp^^iixata ôirjpwv),
Bergk a conjecturé que le mot corrompu Or,pâ>v cachait peut-être le
nom propre Br.pwv, qui serait alors à ajouter aux autres. Mais cette
conjecture est certaineuient fau-se. Ce vers ot les suivants font partie
de l'élégie à Damocles, et le mot nr-cessaire à cf »jndn>il ost un
participe présent gouvernant àvdtÀtofftv. On peut conjecturer pu6|jiâ)v,
{iSTpcôv, vb)(X(ii>v, ou quelque mot en ce sens.
8. Un mot de Platon (Ménon, p. 95, D : 'Ev ttoioi; ïntat^; — *Ev toÎç
iXeysiotc) prouve que Théognis avait écrit autre chose que des vers
élégiaques. Aucune trace n'en est restée.
THÉOGNIS 147
la gouvernât tout entière. C'est au contraire ce qu'a fait
en partie Théognis. Par là, nous Tavons déjà dit, son œuvre
rappelle celle d'Hésiode. Mais lexistence qu*Hésiode avait
en vue dans son poème des Travaux était l'existence du
paysan, de Thomme qui vit dans une condition modeste,
au village ou dans une très petite ville. La vie dont s'oc-
cupe Théognis est celle d'un noble qui habite une cité
aux traditions aristocratiques, mais troublée, en face
d'une plèbe qui monte peu à peu et qui s'insurge. Toute
sa morale se rattache à cette donnée, plus particulière à
la fois et plus complexe que celle d'Hésiode. C'est ainsi
que les moralistes, même quand ils visent surtout à être
des législateurs, sont souvent encore par surcroît des té-
moins, sinon des historiens. De là, chez Théognis, deux
sortes de préceptes : les uns d'une application plus gé-
nérale, et qui, se rapportant aux dieux, à la famille, à
la société, sont le fond même de sa morale; les autres
plus spécialement appropriés aux circonstances. Dans les
uns comme dans les autres, on retrouve l'empreinte de
sa nature propre, inquiète, âpre, raisonneuse, qui n'est
modérée, pour ainsi dire, qu'à son corps défendant, et
qui porte de Thumeur jusque dans la raison. Tout comme
un autre, il prêche souvent la mesure, la pondération;
il répète le [tTiSèv ayav * ; il a ses moments de sagesse;
mais il est à coup sûr bien plus lui-même et, en tout cas,
plus original, quand, au lieu de s'obliger à redire après
les autres ce que doit être la loi, il oublie sa gravité de
législateur et découvre naïvement le fond d'^amertumo
douloureuse qui est en lui. Car Théognis eât un pessi-
miste. Ce qui constitue le pessimisme, ce n'est pas de
souffrir et de se plaindre : c'est de croire que les choses
sont mal comme elles sont. Le pessimisme, quelques ra-
cines quil puisse avoir dans des misères accidentelles, est
1. V. 401.
148 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÈGIAQUE
une doctrine. Or, chez Théognis, un jugement de son
esprit apparaît sans cesse au fond des révoltes de sa
sensibilité. Non qu^il soit pourtant ni impie ni découragé :
il est trop Grec pour perdre entièrement courage, et trop
soumis à la tradition pour nier les dieux ; mais il s'agite
et se tourmente, et sa pensée se trouble. Tandis que Solon
voit toujours, au-dessus des nuages accumulés, la divine
splendeur du soleil de Zeus, Théognis, qui pourtant ne
demande qu'à y croire, la cherche et ne la trouve pas.
Il ne cesse pas de croire pour cela, mais il cesse de
comprendre ; l'harmonie suprême des choses lui échappe,
et il le dit comme il le pense, ou plutôt comme il le sent,
avec une ftpreté brusque et une sorte de gronderie pas-
sionnée.
Le fond de son enseignement à Eyrnos, c'est celui
même qu'il a regu de la tradition. Il ne veut pas inno-
ver» et ne se croit pas novateur le moins du monde :
Ce que j'ai moi-môme appris des honnêtes gens dans mon
enfance, voilà, Kyrnos, la sagesse que je t'enseignerai ^
Ety en effet , il lui prêche la vieille morale grecque ,
la piété envers les dieux, le respect des parents, la mo-
dération qui fuit l'orgueil et s'abstient de toute violence.
La morale a dans chaque pays son langage traditionnel,
son style proverbial et comme consacré qui fait une par-
tie de sa force persuasive. Théognis s'attache à le re-
produire :
Pauvres hommes ignorants, nous n'avons que de vaines
pensées : mais les dieux achèvent toutes choses selon leurs
desseins *.
Rien n'est meilleur sur la terre, ô Kyrnos, qu'un père et
une mère respectueux de la sainte justice 3.
1. V. 27-28.
2. V. 141-14 .
3. y. 131-132.
THÉOGNIS 140
Nul homme, 6 fils de Polypaos, ne trompe un hôte ou un
suppliant à l'insu des immortels i.
La violence orgueilleuse, ô Kyrnos, est le premier don de
la divinité à l'homme qu'elle veut perdre *.
Quand le bonheur suit les pas du méchant ou de l'insensé,
Torgueil enfante la violence •.
On reconnaît là des pensées et même des expressions
(uêpiç, xopo;, irn) qui sont fréqupntes chez tous les vieux
poètes grecs. La marqua de Théogiiis n'y est pas parti-
culièrement sensible. Mais voici où elle se montrée:
c'est quand, après tous ces beaux préceptes, après ces
religieux conseils, brusquement la contradiction du réel
et de l'idéal lui apparaît, et que le problème de la souf-
france des justes se dresse devant son esprit. Il y a sur
la terre des maux immérités. Il y a des justes qui tom-
bent au dernier degré de la misère et des méchants qui
triomphent. Comment expliquer cela ? Solon répondait
que le bonheur du méchant est éphémère, que celui du
juste est seul durable. Mais Théognis ne voit pas qu'il
en soit toujours ainsi. Alors, avec une familiarité hardie
et une âpre dialectique, il s'adresse à Zeus lui-même, et
lui demande Texplication du mystère ^ :
0 Zeus vénéré, tu me remplis d'étonuement. Quoi ! tu es
le roi du monde, riche d'honneur et de puissance ; tu connais
à merveille l'esprit et le cœur de chaque homme ; ton pou-
voir, ô roi, est suprême. Gomment donc alors, fils de Kronos,
ta pensée consent-elle »^ mettre sur la môme ligne les méchants
et les bons, ceux dont Pâme se tourne vers la justice et ceux
qui, obéissant à l'iniquité, se livrent à la violence ? Et ce-
pendant & la fortune de ceux-ci est stable; tandis que les
!. V. 143-144.
2. V. 151-152.
3. V. 153-154.
4. V. 373-385.
5. Je supprime les vers 381-3Si, qui interrompent la suite des i4ées.
150 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÈGIAQUE
bons, les amis de la justice, qui ont tenu haut leur cœur et
fui le mal, la pauvreté, mère des souffrances, les atteint et
les saisit!
Voilà la grande énigme de la théologie morale hardi-
ment posée. C'est là, dans l'histoire de la pensée grec-
que, une date mémorable K
Si la vie renferme partout bien des maux, à Mégare
en particulier, et pour un noble, elle est odieuse. Théo-
gnis est un aristocrate convaincu. La plèbe est à ses
yeux une race inférieure, que la fortune même ne
peut relever. La noblesse du sang est la source princi-
pale de la vertu. Le mal s'accroît parla faiblesse de cer-
tains nobles qui cb ent à l'argent:
Quand nous cherchons un bélier, un âne ou un cheval, ô
Kyrnos, nous tenons à la race, et nous voulons des étalons
illustres. Mais quand il s'agit d'un mariage, un homme de
bonne souche épouse une vilaine, fille île vilain, si elle lui
apporte beaucoup d'argent... La richesse confond les races.
Après cela, ô Kyrnos, ne l'étonné pins si le peuple des Méga-
riens décline ; bons et mauvais, tout est pêle-mêle * !
L'argent règne et corrompt tout. Pour l'argent, les
ennemis sont cruels; pour lui, les amis sont perGdes.
Théognis ne voit pas les choses en beau. La trahison et
la fourberie attendent l'honnête homme à chaque pas ; on
peut distinguer la fausse monnaie de la bonne, mais le
faux ami, comment le reconnaître ^? La fortune étant
tout, l'homme qui est pauvre n'a plus ni naissance, ni
vertu, ni beauté ; il est méprisé. Le poète ne tarit pas
sur ce sujet de la pauvreté. Il parle là d'un mal qu'il a
1. Cf. V. 74^-158 (mouvement tout semblablo, plus révolté encore).
Cf. aussi, avant co morceau, dos vers où il corrige la loi du monde,
un peu comme Garo choz La Fontaine.
2. V. 183 etsuiv.
3. V. 117 et suiT.
THÉOGNIS 151
connu par expérience : les révolutions l'ont ruiné» et il
a senti la douleur d'être sans défense contre les maux.
Ce qu'il reproche à la pauvreté, ce n'est pas seulement
la somme de souffrances physiques qu'elle apporte : de
cela, il ferait bon marché ; mais c'est qu'elle brise la
fierté de rhomme et le rend esclave. Il a exprimé sou-
vent cette idée avec une vigueur admirable :
Plus que tout le reste, ô Kyrnos, la pauvreté brise Tbonnôle
homme; plus que la vieillesse chenue, plus que la fièvre.
Pour lu fuir, ne crains pas, ô Kyrnos, de te précipiter dans la
mer profonde ou dans des gouffres abrupts*. L'homme vaincu
par la pauvreté ne peut plus rien dire ni rien faire; sa lan-
gue même est enchaînée Mieux vaut mourir, quand on est
pauvre, que de laisser ronger sa vie par l'horrible misère *.
Cette conception de la vie, chez cette &me passionnée,
produit sans cesse la colère et la révolte. Il a soif de
vengeance :
Quand un homme a souffert une grande injustice, il rape-
tisse ; quand il s'est vengé, il grandit de nouveau '.
Flatte ton ennemi en paroles, et quand il est sous ta main,
frappe- le, sans chercher de prétexte -*.
Frappe du talon la plèbe imbécile, pique-la de la pointe
de Taiguillon, mets-lui sur la tête un joug pesant : car tu ne
trouveras nulle part, entre tous les hommes que regarde le
soleil, un peuple aussi ami de la servitude *.
Que le vaste ciel d'airain, terreur des humbles mortels, me
tombe sur la tète et m'écrase, si je ne viens en aide à ceux
qui m'aiment et si je n'apporte à mes ennemis la terreur et
la souffrance «.
i. Selon, en an cas pareil, avait fui la pauvreté en redevenant riche
par le commerce.
2. V. 173 et suiv.
3. V. 361-363.
4. V. 364-365.
5. V. 846-849.
6. V. 869-872.
142 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLËGIÂQUB
Puissé-je boire leur sang noir, et qu'un dieu favorable me
vienne en aide pour accomplir ces choses selon mes vœux K
Ailleurs, sa haine et son mépris s'expriment ironique-
ment. Puisque la droiture ne sert de rien, il faut user
de fourberie; il faut faire comme le poulpe, qui pread
la couleur du rocher où il s'attache ^ — Parfois, il sem-
ble près de désespérer :
Heureux, trois fois heureux celui qui, sans combats, des-
cend dans la noire demeure d'Adès, avant d'avoir tremblé de-
vant ses ennemis, avant d'avoir fléchi devant la nécessité *|
avant d'avoir éprouvé le cœur de ses amis ^.
Le mieux pour l'homme est de ne pas naître et de ne jamais
voir les rayons du soleil ; une fois né, c'est de passer sans re-
tard les portes d'Adès, et de rester désormais couché sous un
lourd monceau de terre s.
Cri d*amer désespoir, que la Grèce avait entendu avant
Théognis et qui retentit encore après lui, mais qui con-
vient particulièrement à la douleur de son âme blessée.
Et cependant, ni la Grèce ni Théognis lui-môme ne
s'en sont tenus à cette parole comme au dernier mot de
la sagesse. C*est là, chez une nature énergique, un cri
de passion qui soulage le cœur, mais non une règle delà
pensée. Ce poète haineux et désespéré sait aussi aimer,
consoler, fortifier ceux qui souffrent. Il est capable de
tendresse ®, d'esprit ^ de gaîté même. Il ne rejette pas
le plaisir ; le cômos ne lui fait pas peur, à la condition
1. V. 349-350.
2. V. 215 et suiv.; cf. t. I, p. 7.
3. Je lis : Uph y' ix^poi»; wrrilai xal (»iro(m)v«t iztp àvaYXT). Le texte
des mss. (ûirep6T|vai) est altéré, mais toute correction est douteuse.
Ilartung dit que ces vers peuvent ôtre de Mimnerme. Pourquoi ?
4. V. 1013-1016.
5. V. 425-428.
6. V. 100, 655-656.
7. V. 303.
THÉOGNIB
153
qu'il n'dte^as aux buveurs toute leur raison. Sijos vers
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163 GHAPITHli III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
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THÉOGNIB 153
qu'il n'ôte pas aux buveurs toute leur raison. Si les vens
adressés àSimonide sont de lui, comme c'est probable,
jamais poète n'a chanté avec plus de grâce Ti vresse décente
d'un buveur homme d esprit ^ — Ce qui rappelle pourtant,
ici encore, le misanthrope et le pessimiste, c'est la facilité
avec laquelle l'idée de la mort s'associe chez lui aux
peintures de la joie et de la jeunesse. Il parle volontiers
de la mort, presque toujours avec une vigueur d'expres-
sion à la fois triviale et éloquente.
Je me joue dans la douceur de ma jeunesse; car longtemps
ensuite sous la terre, quand j'aurai perdu la vie, je resterai
couché comme une pierre sans voix, loin de Taimable lumière
du soleil; et alors, quoique bon, je ne verrai plus rien '.
Jouis de ta jeunesse, ô mon âmel Bientôt vivront d'autres
hommes, et moi, étant mort, je ne serai plus qu'un peu de
terre noire 3.
Mon désir, ce n'est pas d'être couché après ma mort sur un
lit royal; c'est pendant ma vie que je veux du bonheur.
Quand on est mort, une natte, pour s'y coucher, vaut un tapis;
qu'importe alors que le lit soit dur ou moelleux *?
On saisit dans ces passages l'une des qualités du style
do Théognis, celte sorte de réalisme vigoureux qui est
tout à fait original. Je ne parle pas de son dialecte qui est
à peu près celui de tous les élcgiaques \ Mais son style
proprement dit est très personnel. Les purs ornements
poétiques sont rares chez Théognis; le fond de sa langue
1. V. 469-496.
2. V. 567-570. Des éditeurs, bien entendu, n'ont pas manqué d'attri-
buer ces vers àMimnerme. Pourtant leôxrts XtOoc «ïÔoyto? et le iaXoç
itov sonnent bien comme du Théognis. Mais il est convenu qu'on
donne à Mimnerme tous les vers où il est question de la jeunesse.
3. v. 877-878.
4. v. 1191-1194. Le texte du dernier vers est altéré. Je lis (sans
ôlre sûr de la yraie leçon) : Tî ÇvXov ei axXr.pbv yi^yexaii ^ (i«>«x6v;
5. Sauf quelques mots doriens (Xf,;, (Aro(r6a() et peut-être çà et là
des formes comme (S(ji(jitv et àfipie (pour i^(aTv et rifiaç) ; encore ces der-
nières soQt-oUes douteuses.
154 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
est simple, tout voisin du vocabulaire de la prose; il a
moins de formules homériques que les élégiaques anté-
rieurs; il y a dans son style très peu de cette ima<i:ination
brillante et sereine qui n'est que le jeu d'une fantaisie
d'artiste; mais on y trouve beaucoup de cette imagina-
tion forte que la passion met en branle, et qui se ren-
contre par exemple chez un grand orateur véhément,
chez un Démosthène. Sa langue, essentiellement vraie,
manifeste avec justesse et avec force tous les mouve-
ments de la pensée. JîUe est brève, nette, exacte, quand il
s'agit de formuler un précepte ou une vérité morale;
énergique jusqu'à la violence dans la passion; capable
aussi de grâce et de délicatesse ; serrée dans la dialecti-
que, et toujours d'une saveur pénétrante, parce qu'elle
traduit une pensée très réfléchie et très intense, même
dans l'expression des idées générales. A cause du carac-
tère sentencieux de cette poésie, la phrase s'y limite
peut-être plus souvent que chez les élégiaques antérieurs
à la mesure exacte du distique; pourtant, dès que la pen-
sée cesse d'être une maxime, elle excède sans scrupule
le pentamètre et déborde : elle se répand alors de disti-
que en distique avec une liberté d'allure qui témoigne
d'un art encore ancien; ni les Alexandrins ni plus tard
les Romains, leurs disciples, ne garderont ce laisser-
aller. La versification même, quoi qu'en dise Athénée \
ne paraît pas être chez Théognis beaucoup plus rigou-
reuse que chez un Mimnerme ou un Solon : les abré-
viations par l'hiatus, les césures à toutes les places, les
coupes très libres du vers y abondent; tout cela n'est
pas d'une métrique méticuleuse et moderne; la vieille
liberté de la poésie chantée s'y montre à chaque instant.
Dans l'ensemble, une élégie de Théognis, à en juger par
les fragments, devait être quelque chose de vif et de ro-
1. Cf. plus haut, p. 95.
THÉOGNIS 165
buste; dans les longs morceaux, les idées s'enchaînaient
ivec aisance; les maximes alternaient avec le raisonne-
ment; sur un fond ferme et sobre, se détachaient çà et
là un mot expressif, une image vigoureuse ou délicate,
un cri de passion éloquent.
Théognis avait conscience d'être un artiste. Il le disait
dans ses vers à Kyrnos, et il écrivait lui-même son nom
dans le prologue pour qu'on ne fût pas tenté de les lui
dérober K Dans une autre pii'ce, il promet la gloire à
son ami et il le lui dit en beaux vers :
Je t'ai donné des ailes pour voler sur la mer immense et sur
toute la terre, mollement soulevé; dans toutes les fAtes, dans
tous les banquets, tu seras présent, volant sur les lèvres des
hommes; avec la flûte aiguë, dans les aimables festins*, la jeu-
nesse lechanterad'uno voix belle et harmonieuse. Et quand tu
seras descendu dans les retraites sombres de la terre, sous la
demeure lamentable d'Adès, même alors la mort n'éteiïidra pas
ta renommée; mais toujours présent au souvenir des hommes,
gardant un nom immortel, ô Kyrnos, tu pnrcourras et la
Grèce et les îles, à travers les flots inféconds de la mer pois-
sonneuse, non porté sur les flancs des coursiers, mais con-
duit par les illustres présents des Muses à la couronne de
violettes. Partout où l'art des chants, même dans les siècles à
venir, sera honoré, tu vivras, aussi longtemps que dureront
la terre et le soleil 3.
On ne peut quitter Théognis sur un plus fier, plus
poétique et plus pénétrant adieu.
Phocylide de Milet, dont la vie est d'ailleurs tout à fait
1. V. 19-23.
2. Je lis avec Bergk : èv xw{jloi; èpaToï;. Welcker lisait : evx6(r(A(i>;
ipoLXoi.
3. V. 237-252. C'ost après ces vers que Théognis ajoutait un der-
nier trait qui est un roprocho, et qui, par l'admirahle mouvement de
tout le morcoau, prend un relief saisissant : « Et de toi, pourtant,
je ne puis obtenir môme un pou d'honneur; tes paroles me trompent
comme si j'étais un petit enfant. »
156 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
inconnue, a laissé quelques vers et un souvenir durable.
Son nom est souvent associé à celui de Théognis par les
anciens. Tous deux, selon Suidas S étaient contemporains.
Tous deux avaient composé des vers où la Grèce trou-
vait condensée, en formules faciles à retenir, une riche
substance morale. Il y a pourtant entre eux une diffé-
rence essentielle. Théognis avait composé des élégies
proprement dites, c'est-à-dire des poèmes d'une certaine
étendue qui se chantaient avec un accompagnement mu-
sical, Phocylide au contraire n'avait pas composé de
poèmes véritables. 11 s'était borné à enfermer des obser-
vations morales et des préceptes dans des vers ou dans
des distiques détachés : très rarement sa pensée avait
eu besoin de plus de trois vers ^. J'ai dit que Théognis
n'était pas du tout un Pibrac grec; Phocylide, au con-
traire, en est un, et nulle comparaison ne peut mieux le
définir. C'est un versificateur plus qu'un poète. Beaucoup
de ses maximes s'exprimaient en un distique élégiaque,
et par là il mérite d'avoir sa place dans le chapitre; mais
il avait usé aussi volontiers de l'hexamètre, et les vers
qui nous restent de lui sont presque tous des hexamè-
tres. Par une préoccupation assez singulière, il avait mis
son nom en tète de chacune de ses sentences; elles com-
mençaient presque toutes par ces mots : Kal toSs 4>a)x\jX{Se<o.
Cela semble indiquer un vif souci de la gloire littéraire;
mais, d'autre part, ce n'est guère là un procédé de poète
et d'artiste; ce malheureux hémistiche, très monotone,
resserre encore la place laissée à l'idée morale, et celle-ci,
enfermée presque toujours en un vers et demi, ne peut
guère se prêter qu'à un seul genre de mérite littéraire, la
brièveté précise qui grave la formule dans le souvenir.
Evidemment de pareils vers n'ont jamais été chantés, quoi-
1. Saidas, <^ci)xv>^8yic.
2. Dion Ghrysostome, Discours, XXX VI, p. 19 Reiske(p. S2 Dindorf-
Teubnor).
PHOGYLIDE 167
]u'eQ puisse dire Chaméléon ^ ; ce sont des vers destinés
i la lecture. La conversation, où ils pouvaient trouver
aisément place, dut les faire circuler comme des prover-
bes ; c'était en effet une sorte de proverbes, mais mieux
Tappés que les proverbes populaires. Il nous reste une
quinzaine de ces petits morceaux. Plusieurs se lisent déjà
[plus ou moins explicitement) dans Platon et dans Aris-
Lote; preuve de la réputation de Phocylide. Quelques
autres peut-être se cachent dans le recueil de Théognis.
On y trouve d'ailleurs peu de choses vraiment notables,
soit pour le fond soit pour la forme : c'est plutôt net,
sensé, judicieux, que profond ou spirituel. Voici cepen-
dant une Gne observation :
Beaucoup, à les voir marcher avec gravité, semblent sages,
dont Tesprit pourtant est léger.
Et ceci^ sur l'utilité d'un bon gouvernement :
Mieux vaut petite ville bien gouvernée, fût-ce à la pointe
d'un roc, que Ninive frappée de vertige.
Mais le plus célèbre des dictons de Phocylide est celui-ci,
souvent imité :
Voici ce que dit Phocylide: les gens de Léros ne valent pas
cher; ce n'est pas l'un ou l'autre par hasard qui est mauvais;
c'est tout le monde, sauf Proclés; et encore Proclès est de
Léros *.
1. V. plus haut, p. 94-95.
2, Nous avons également, sous le nom de Phocylide, un recueil d'en-
viron 230 vers qui est appelé vulgairement IloîritJia vouOerix^v. C'est une
œuvre apocryphe dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Bernays
{Ueber das Phokylideische Gedicht, Breslau, 1856 ; t. I des Gesammle
Ahhandlungen von J. Bernays, Berlin, 1885) a démontré que cepodme
était l'œuvre de quelque Juif hellénisant, et résultait d'un curieux
mélange entre certains débris de la vieille sagesse grecque et des
souvenirs bibliques.
158 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
On voit donc, avec Phocylide, l'élégie tourner peu à
peu à Tépigramme, à la fois dans le sens grec et dans le
sens moderne du mot, c est-à-dire qu'elle se réduit à
n'être plus qu'une pièce de vers du genre de celles
qu'on inscrivait sur les monuments, et souvent une
pièce de vers moqueuse. Mais avant d'étudier ce nouvel
emploi de l'élégie, il faut rappeler encore quelques noms
de poètes que nous avons jusqu'ici laissés de côté.
On attribuait des poèmes élégiaques à plusieurs des
sept sages, Cliilon de LacédémoneS Pittakos deMitylène*,
Périandre de Corinthe ^ Il ne nous en reste rien; et
comme il est plus que probable que c'étaient des œuvres
apocrypbos, nous n'avons pas à le regretter. — Les an-
ciens mentionnent encore et citent quelquefois Démodocos
de Léros *, dont il nous reste peut-être quatre vers au-
thentiques (parmi lesquels ce joli distique rappelé par
Aristote ^ : ^ Les Milésiens ne sont pas sots, mais ils
agissent comme s'ils Tétaient »); Asios de Samos, conim
aussi comme auteur d'épopées généalogi(|ue.s *, et dont
Athénée nous a conservé quatre vers élégiaques qui sem-
blent avoir fait partie d'un poème satirique '. L'époque
où ont vécu ces deux poètes est d'ailleurs fort incertaine.
Démodocos lut probablement contemporain de Phocylide*;
1. Diog. Laërce. I, 68.
2. Id., L 79.
3. Athûnée, XIV, p. G32. D; Diog. Laërce, I, 85.
4. Bergk, Poei. fyr. (/r., t. II, p. 442 (3« él.).
5. Morale à Nicom., Vil, 9 ; p. 1151, A, UcLker.
6. Pausanias, II, «i, 4; IV, 2; VII, 4, 1.
7. Athén»'e, 111, p. li.», F.
S. Ou trouve, sous le noui de Démodocos, dans VAnthologie (t. II,
p. 56, Jacol»8) plusieuFH épigranimes analojifues à celle de Phocylide
sur Léros. Bergk croit que répigrainine de Phocylide est une réponse
à la première de Démodocos ; mais le contraire est possible aussi ;
en tout cas, le Kal t6$( Ay)(jio$6xou trahit clairement, chei Démodocos,
une intention de parodie.
L'ÈPIGRAMMË 159
sur AsioSy nous ne savons qu'une chose, c'est qu'il était,
au (lire d'Athénée, un « ancien poète » : la nature de
son inspiration, semi-épique et semi-élégiaque, semble
le rattacher à la même période que Démodocos et Pho-
cylide. — Je ne dis rien ici d'Anacréon, le poète de Téos,
auteur d'élégies dont il nous reste peu de chose ; ni de
XénophanedeColophon, poète élégiaque de marque, mais
surtout philosophe, et que nous retrouverons à ce titre
un peu plus tard; ni de Simonide de Céos, le grand lyri-
que, qui avait composé quelques élégies : ces élégies
sont aujourd'hui perdues, sauf quelques vers détachés
et un beau morceau sur la vie humaine dont nous par-
lerons dans un autre chapitre, en même temps que des
odes de Simonide. — Faut-il enfin, dans cette énumération
des poètes élégiaques, rappeler le nom de Pigrès, le frère
de la célèbre Artémise? Il avait, si Ton en croit Suidas,
formé l'entreprise bizarre d*insérer dans V Iliade des vers
pentamètres K Mais déjà Pigrès, par les dates de sa vie,
est tout à fait sur la limite de l'âge attique, où nous
n'avons pas à entrer pour le moment. Pour en finir avec
l'histoire de la forme élégiaque dans la période lyrique,
nous n'avons plus qu'à en rappeler brièvement le dernier
emploi notable , celui qu'elle trouva dans l'épigramme.
III
Etymologiquement, une épigramme est une inscription.
Deux sortes de monuments ont surtout répandu en Grèce
Tusage des inscriptions : d'abord les tombeaux, qui gar-
dèrent do bonno Ik^u' o, comme on tout pays, le nom et
le souvenir du défunt ; ensuite les objets donnés aux dieux
en ofTrande et déposés dans les temples ; on sait quel était
1. V. un fragment do Pigrès dans Bergk, Poet, lyr, gr., t. II, p. 569
(3« éd.).
160 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
le nombre et la richesse de ces offrandes dans certains
sanctnaires; les donateurs, comme de juste, tenaient à
graver leur nom sur lobjet donnée Parmi ces inscrip-
tions, la plupart étaient en prose. Mais on comprend que,
si le mort était un grand personnage ou si l'offrande avait
une valeur exceptionnelle, la prose fît place au vers, qui
donne à la pensée plus de relief et plus de durée. A en
croire Hérodote, le temple d'Apollon Isménien à Thèbes
possédait des trépieds consacrés au dieu par Amphi-
tryon, par Skœos et par Laodamas, et portant des ins-
criptions contemporaines de ces héros ^. Je n'ai pas be-
soin dédire qu'inscriptions et trépieds étaient apocryphes.
Il est impossible de savoir à quelle date au juste l'usage
des inscriptions en vers a pu commencer. Il est probable-
ment fort ancien, mais c'est surtout à la fin du vi* et au
y« siècle qu'il s'est répandu à l'infini et qu'il a produit les
chefs-d'œuvre du genre. D'abord, les inscriptions avaient
été rédigées en vers épiques. Les inscriptions prétendues
archaïques d'Hérodote sont ainsi. Celle du tombeau de
Midas, citée par Platon ', et attribuée tantôt à Cléobule
de Lindos *, tantôt à Homère ', se compose de quatre
vers hexamètres. Les inscriptions explicatives du coffre
de Kypsélos, reproduites par Pausanias,etqui datent peut-
être du vil® siècle, sont écrites dans le même mètre ^. C'est
Archiloque qui eut l'un des premiers, sinon le premier,
l'idée d'employer pour cet usage le mètre élégiaque. 11
1. Ajoutons les statues, qui eurent souvent aussi des inscriptions,
mais dont l'usage se répandit plus tardivement.
2. Hérodote, V, 59.
3. Phèdre, p. 264 D.
4. Diog. Laêrce, I, 89.
5. Elle figure dans le recueil d'Êpigrammes que nous avons soua
le nom d'Homère.
6. Pausanias (V, 18-19) les attribue à Enmélos. Il est permis de
mettre en doute cette attribution : mais les caractères, paraît-il»
étaient archaïques, et certaines de ces inscriptions étaient écrites
Pov9Tpo9V)86v {ibid, 17, 6).
L'ËPIGRAMME 161
nous reste sous son nom trois épigrammes formées cha-
cune d*un distique : la première est une inscription funé-
raire, la seconde une inscription votive, et la troisième,
s'il était certain qu'elle fût d'Archiloque, serait peut-être
le premier exemple d'une épigramme au sens moderne
du mot, c'est-à-dire d'une petite pièce de vers qui n'a
plus d'une inscription que la forme extérieure, et qui
enferme en peu de vers une pensée satirique K L'emploi
du vers élégiaque dans l'épigramme fut une trouvaille
d'artiste : l'épigramme eut dès lors sa forme propre et
définitive. On put bien encore, çà et là, composer des
épigrammes en hexamètres ou en iambes, mais ce fut
l'exception. Le distique élégiaque est la forme par excel-
lence de l'épigramme en vers; il encadre et détache la
pensée à merveille; la netteté piquante de la forme con-
duit insensiblement, selon le mot de La Bruyère, « à y
mettre de l'esprit »; le distique est une sorte de mé-
daillon; nul cadre mieux approprié à l'expression d'une
pensée courte et fine. C'est ainsi que l'épigramme, par la
nature même du procédé technique, est devenue souvent
railleuse, et que le mot a pris peu à peu son sens mo-
derne. Au temps oi^ nous en sommes, elle n'est que
rarement satirique. Elle ne cherche pas les pointes. Elle
est encore très simple, très naturelle, avec je ne sais
quoi de ferme et de large à la fois dans le dessin. Mal-
gré la petitesse du cadre, elle est classique et grecque
au plus haut degré, comme une belle médaille d'Athènes
ou de Syracuse, par la justesse harmonieuse, sobre, ex-
pressive de la pensée aussi bien que de l'exécution ^.
1. Je ne parle pas des épigrammes dites homériques, qui présen-
tent souvent le caractère do n'être plus dos inscriptions, mais de
petites pièces de vers faites à l'imitation des inscriptions. Ces épi-
grammes prétendues homériques sont probablement toutes posté-
rieures à Archiloque ; si elles sont en hexamètres, c'est qu'elles pro-
viennent sans doute des écoles de rapsodes. Cf. 1. 1, p. 591.
2. Le dialecte, dans les épigrammes, n'est pas toujours ionien
Hi.it. d« U Litt. gn»cqu«. — T. II. 11
162 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
Pisandre de Rhodes, le poète 6pique S est, après Ar-
chiloque, un des plus anciens auteurs d*épigrauimes dont
il nous reste quelques vers ^
Sappho, de Mitylène, avait aussi composé des épi*
grammes. Nous en possédons trois. En voici une sur une
jeune Glle morte : on y trouve la simplicité gracieuse
de ses autres poésies :
Ici est la cendre de Tiraas, qui, morte avant l'hymen, fut
reçue au sombre lit de Perséphone; quand elle mourut, toutes
ses compagnes, avec le tranchant du fer, dépouillèrent leur
front de leur chevelure charmante J.
Hipparque, le fils de Pisistrate, a quelques droits &
figurer dans cette énumération. Il avait élevé, dit-on, sur
les roules de l'Attique, à mi-chemin entre chaque dème
et Athènes, des Hermès ornés d'une double inscription;
Tune, où Hermès était censé parler, disait le nom du
dème; l'autre destinée à Tinslruction morale des habi-
tants, était formée d*un seul pentamètre qui contenait,
avec le nomd'Hipparque, un bon conseil. En voici une^:
Ceci est un souvenir d'IIipparque : ne trompe pas ton amis.
Anacréoii de Téos avait composé, dit-on, un certain
nombre d'épigrammes soit funéraires, soit votives. UAn-
thologie nous en a conservé plus do vingt : quelques-
unes au moins semblent authentiques ^ Elles sont for-
comme il Test dans i'élé$?ie proprement dite. Il so colore plus sou-
vent et plus librement d'une certaine teinte locale.
1. Cf. t. I. p. 456.
2. Cf. Borgk, Poet. lyr, gr., t. II, p. 407 13« éd.).
3. Fragm. 119. — Erinna, dont on fait quelquefois Tamie de Sap-
plio, avait aussi composé des épigrammes.
4. Platon, Hipparque, p. 228, C ; Bergk, Poet, lyr. gr., t. II, p. 568
(3« éd.).
5. Mvf||Aa t66' *IicTcàpxoi»* (a^ f^Xov Haizata,
6. Bergk, Poet, lyr, gr.^ t. III, p. 381 et saiv. (4« éd.).
L'fePIGRAMME 163
mées d'un ou deux distiques. Elles ont beaucoup de na-
turel et de grâce. En voici deux échantillons. La pre-
mière est une inscription tombale en l'honneur d'un guer-
rier * :
Quand il mourut pour Abdère, le robuste Agathon, toute la
ville autour du bûcher poussa des cris de douleur; car ja-
mais pareil guerrier, dans le tourbillon deTodieuse mêlée, ne
fut dépouillé par le sanguinaire Ares.
L'autre accompagnait une oiïrande, un tableau peut-
être ou un bas-relief qu'elle décrivait * :
Celle qui porte le thyrse, c'est Héliconias, Xanthippe est au-
près d'elle, et Glaukéles suit ; elles viennent de la montagne,
portant à Dionysos le lierre, la grappe succulente et le che-
vreau.
Mais le maître do l'épigramme, c'est Simonide de Géos.
Bien que nous devions l'étudier ailleurs comme poète
lyrique, les épigrammes forment dans son œuvre un
groupe si distinct qu'il n'y a pas d'inconvénient à les en
séparer.
Il nous a été conservé, sous le nom de Simonide, un
peu plus de quatre-vingts épigrammes. Je ne parle pas
de celles qui sont unanimement considérées comme apo-
cryphes, ni de quelques autres petites pièces qui ne sont
pas écrites en distiques élégiaques. Sur ces quatre-vingts
épigrammes, la moitié à peu près sont des épitaphes, les
autres des inscriptions votives; quelques-unes, en petit
nombre, sont de simples jeux d'esprit. L'authenticité de
toutes ces pièces est fort loin d'être incontestable. On a
poussé quelquefois le scepticisme à cet égard au delà de
toute mesure; mais il est certain que beaucoup d'entre
elles méritent peu de conGance. Quoiqu^il en soit, et sans
1. Fragm. 100.
2. Fragm. 108.
164 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
entrer ici dans une discussion qui ne saurait être que
minutieuse et longue \ ce qu'il est du moins permis d'af-
firmer, c'est que les pièces dont rauthenticité est tout à
fait certaine ou très vraisemblable sont en nombre suffi-
Bant pour que Ion puisse se faire une idée nette de leur
auteur. Le nombre même des pièces attribuées à Simo-
nide prouve la réputation de ses épigrammes ; il est inté-
ressant de chercher à voir ce qui, aux yeux des Grecs
du commencement du v® siècle, constituait la perfection
d^une épigramme.
Quand on parcourt un recueil d'épigrammes grecques,
on est frappé de la difficulté qu'offrait souvent au poète
la nature des indications qu'il avait à faire entrer dans
ses vers. Je ne parle pas seulement des noms rebelles au
mètre et avec lesquels on rusait comme on pouvait '.
Mais il y avait des dates, des chiffres, des faits même
qu'il fallait rappeler et qui étaient prosaïques par nature.
En pareil cas, le poète se faisait quelquefois un jeu de la
difficulté et s'amusait à être d'autant plus précis que cela
semblait plus malaisé ; on ne peut donner par la traduc-
tion aucune idée de ce genre d'épigrammes, qui sont
plutôt d'ailleurs des curiosités de versification que des
chefs-d'œuvre de poésie ^ Mais d'ordinaire le poète y
mettait plus de simplicité : il subissait bravement la loi
1. Je me borne à renvoyer sur ce point à la discussion de Bergk
contre Junghahn et Kaibel, dans ses Poelœ /yrici graeci, t. III,
p. 4i7-448 (4« éd.).
2. Simonide lui-môme avait coupé en doux le nom d'Aristogilon pour
le faire entrer dans un distique (fragm. 131). Une inscription métri-
que d'Olympia (Rœhl, Inscr, gr, anliquiss., 41) nous montre, à propos
de deux noms, des licences encore plus surprenantes : deux o> sont
considérés comme brefs.
3. Par exemple cette épigramme attribuée à Simonide (fragm.
153) :
'Iff6t&ia xa\ IIuBoT Aïoçûv 6 ^iXcdvoc èvUa,
âXt&a, ico$(i>xetT)v, $ivxov, àxovra, icocXt^v.
Cf. fragm. 154, 168, 199.
L'ÉPiaRAMMB 165
du gonre, et ne visait à être ni plus spirituel ui plus poé-
tique que le sujet ne l'y obligeait : beaucoup d'épigram-
ines votives en particulier n'ont d'autre mérite que celui
de l'exactitude et de la simplicité, môme parmi celles qui
sont attribuées à Simonide ^ ; sa gloire ne vient pas de
là. Plusieurs, au contraire» sont vraiment belles, à des
degrés différents.
Quelques-unes sont surtout élégantes par l'ingénieuse
justesse de la pensée, par l'équilibre aisé de la phrase :
Souhaite que tes dons, ô Kytôn, plaisent au dieu fils de
LétOy roi de l'Agora aux be.iux chœurs, autant que les habi-
tants de Coriûthe et ses hôtes te louent de la gloire dont tu
couronnes la cité '.
D'autres s'élèvent plus haut. L'épitaphe de la fille
d'Hippias, Archédiké, enferme en deux distiques, avec
les indications généalogiques nécessaires, à la fois brè-
ves et magnifiques, un éloge moral délicat sur lequel
s'arrête la pensée ; elle est d'ailleurs à peu près intra-
duisible, à cause de l'inversion du premier vers, qu'on
ne peut ni négliger sans affaiblir l'effet ni reproduire lit-
téralement sans offenser la langue française; c'est dans
l'original qu'il faut suivre les élégantes sinuosités de
cette phrase précise et pleine :
'Ittttîou *Ap;^e<ytxuv ^^e xéxsuOe xôviç •
ïi no^rpà^ X8 x«i àv^pàç OL^ik^êôv x^ outra, rupoéwcav
iraî(^&)y t\ ovx rjpOin voûv cç àrao^aXîijv 3.
En voici le mot à mot :
Née d'un homme qui fut le premier de PHellas en son temps,
1. Cf. fragm. 132, 138, 141, 142, 147.
2. Fragm. 164.
3. Fragm. 111.
166 CHAPITRE III. — POÉSIE ÉLÉGIAQUE
la fille d'Hippias, Ârchédiké, est cachée sous cette poussière :
fille, femme, sœur, mère de tyrans, elle ne laissa pas son
âme s'exalter jusqu'au vertige.
Mais les plus célèbres des épigrammes de Simooide,
et les plus belles, sont celles que lui inspira Théroïsme
des guerriers grecs tombés dans les guerres médiques. La
grandeur des événements a passé dans ses vers. Sans dé-
clamation, sans emphase, il a trouvé chaque fois le mot
juste et pénétrant, celui qui résume et rend sensible la
noblesse d'une vie ou d'une mort. Dans la bouche des
combattants tués aux Thermopyles» il place ces deux vers
admirables :
Étranger, va dire aux Lacédéraoniens que nous sommes ici
couchés, dociles t\ la parole qu'ils avaient dite *.
Pour le devin Mégistias, mort à côté de Léonidas, il
compose cette épitaphe :
Ici repose l'illustre Mégistias, tué par les Mèdes quand ils
eurent franchi le Sperchios; devin, il connut alors clairement
l'approche de la destinée, mais il n'eut pas le cœur d'abandon-
ner les chefs de Sparte 2.
Voici d'autres vers qui semblent se rapporter aux
morts de Platée ^ :
Pour couronner leur patrie d'une gloire inextinguible ,
ceux-ci se laissèrent envelopper par le sombre nuage du tré-
pas; mais, dans la mort même, ils ne sont pas morts, car voici
que d'en haut leur vertu, les glorifiant, les arrache à la de-
meure d'Adés.
\. Fragm. 92.
2. Fragm. 94.
3. Telle est du moins l'hypothèse de Bergk, très plausible
Fragm. 99.
L'ËPIGRAMME 167
On pourrait multiplier ces exemples Ml y a dans ces
épigrammes parfaites un charme analogue à celui que
la poésie moderne cherche parfois dans le sonnet, mais
avec plus de naïveté dans l'inspiration et plus de lar-
geur dans le procédé : l'idée est bi^le, et cette idée se
pare de brièveté et d'élégance. On comprend que la Grèce
ait recueilli avec admiration ces échantillons achevés de
son goût le plus pur et de son esprit le plus fin -.
1. V. notamment le fragm. i02.
S. Je n'ai rien dit du griphe (yp^çoç), sorte d'énigme en vers, et
ordinairement on vers élégiaques, qui paraît avoir eu beaucoup de
succès dans la société grecque du vi* siècle : on attribuait à Gléo-
bule de Lindos, un dos Sept Sages, et à sa ûlle Gléobnline, certains
« griphes » traditionnels dont un au moins s'est conservé jusqu'à
nous (Bergk, Poeiœ lyr. gr,, t. II, p. 440, 3* éd.)< Si j'ai passé sous
silence ce genre de poésie, c'est qu'il me parait n'avoir guère plus
de titres à figurer dans une histoire de la littérature grecque que
n'en aurait, dans une histoire de la littérature française, la poésie
des charades et des logogriphes.
CHAPITRE IV
LA POESIE lAMBIQUE
BIBLIOORAPHIB
Les fragments des poètes iaro biques sont compris dans les
éditions générales des poètes lyriques mentionnées au chapitre
précédent (Schneidewin, Bergk, Buchhoiz, etc.).
Editions particulières. — Archilochù,. rcliquiœ, par Liebel,
Vienne, 1812 (2* éd. \8\S), avec notes et introduction en latin;
— Simonidis Amorgini iambi qui supersunt, par Welcker, dans
le Rheinisches Muséum, t. III (tirage à part, Bonn, 1835). —
Hipponactis Ephesii et Ananii,,, fragmenta^ par Welcker, Gœttin-
gen, 1817. — Hipponax a en outre été publié dans les Fragments
des choliambographes grecs et latins de M. Rossignol, Paris, 1849,
et dans la Choliambica poesis Grœcorum^ de I^achmann, Berlin,
1845.
SOMMAIRB
I. Origines de la poésie iambiquo; caractères généraux, au point de
vue littéraire et musical; contribution dos diverses races; évolu-
tion du genre. — IL Les poètes iambiques : Archiloque, Simonide
d'Amorgos, Ilipponax, Ananios.
L'élégie, par le mètre, se rattachait étroitement à l'é-
popée; car le vers élégiaque, comme le vers épique, est
POÉSIE lAMBIQUE 169
formé de six mesures à quatre temps« La poésie iam-
bique, au contraire, a pour élément constitutif l'ïambe,
c'est-à-dire une mesure à trois temps, et, pour former
des vers avec ces iambes, elle les associe d'une manière
beaucoup plus libre : elle les réunit par quatre, par six,
par huit; de plus elle rapproche souvent les uns des au-
tres des vers inégalement étendus.
Le rythme dactylique à quatre temps est noble et
grave : le rythme à trois temps est vif; sous la forme
trochaïque, il est plus léger; sous la forme iambique, il
est plus énergique et plus posé, mais toujours rapide et
familier. Aussi, tandis que chaque pied, dans les vers
dactyliques, comptait à part et formait une mesure indé-
pendante, l'usage s'était introduit de bonne heure, dans
les vers du rythme iambique, de réunir deux pieds pour
en faire un seul mètre, c'est-à-dire une seule mesure, et
c'était par le nombre des dipodies, non des pieds simples,
qu'on évaluait et qu'on dénommait la longueur du vers :
on appelait dimètre, trimètre, tétramètre, un vers qui
avait quatre, six, huit pieds.
Au point de vue musical, rythme iambique est syno-
nyme de rythme à trois temps. Mais ce qu'on appelle,
dans l'histoire littéraire, la poésie iambique n'est pas
toute la poésie écrite et chantée sur des rythmes à trois
temps : Terpandre, Alcman, Alcée, dont l'un a employé
quelquefois et les autres souvent cette sorte de rythme,
n'ont aucun titre à être comptés parmi les maîtres de la
poésie dite iambique. Celle-ci, au sens étroit du mot,
n'est que l'espèce de poésie où domine la forme ascen-
dante du rythme à trois temps, c'est-à-dire l'iambe pro-
prement dit, avec tout l'ensemble des caractères métri-
ques, musicaux et littéraires établis et consacrés, sinon
inventés, par le génie d'Archiloque. Tout ce qui se rat-
tache à l'initiative d'Archiloque est, au point de vue litté-
raire, vraiment iambique; le reste ne Test pas. En quoi
170 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
consistent donc ces caractères? Avant de répondre à cette
question, il est nécessaire de dire quelque chose do l'é-
tymologie du mot iambe et des origines de cette sorte de
rythme.
L'hymne homérique à Déméter raconte que la déesse,
cherchant sa fille, vint à Eleusis; là, elle se consumait
dans la douleur, quand une servante du nom dlambé la
fit rire par ses plaisanteries et soulagea un instant son
chagrin, ce qui valut plus tard à la jeune fille l'honneur
d'avoir une place dans la célébration des mystères *. On a
généralement conclu de ce très curieux récit que Tiambe
était sorti du culte de Déméter; hypothèse d'autant plus
naturelle que le môme hymne* nous montre ce culte flo-
rissant dans Tilo de Paros, la patrie d'Archiloque, et
qu'un des vers qui nous restent de ce poète est justement
consacré à célébrer Déméter et Koré \ Comme d'ailleurs
le rythme iambique, dans le culte de Déméter, servait à
l'expression de la raillerie, on a rapproché le mot tai^So;
du verbe lawreiv {lancer ou jeter) et considéré Tiambe,
au point de vue étymologique, comme la moquerie « jetée »
par la verve populaire à la tête de ceux qu'elle voulait
tourner en ridicule. D'autres savants ne sont pas de cet
avis *. Ils font remarquer que les mètres trochaïques (va-
riété du Y^'w^ ia[t6ix6v) étaient en usage dans le culte do
Dionysos, que la tripodie trochaïque notamment, dite
vers ithy phallique^ rappelle certains rites naturalistes de
ce culte, d'origine certainement orientale; ils veulent, en
conséquence, rattacher à la langue phrygienne le mot
la(x.6o;. La question étymologique, à vrai dire, est dou-
1. Hymne à Déméter^ 202-205.
2. Ibid., 491.
3. Fragm. 120. A quoi il faut ajouter la tradition relative à son
grand-pôre Tellis, donné comme un des fondateurs du culte de
Déméter à Thasos (Pausanias, X, 28, 3).
4. Flach, p. 2^0.
ORIGINES 171
teuse, mais l'opinion que je viens de rappeler ne tient
pas assez de compte, semblo-t-il, de la diilérence qui
existe entre les différents emplois du genre double
(yévo; SwcXaaiov), c'est-à-dire des rythmes à trois temps.
Que le trochée, par le mèlre dit ithyphallique, tint de
fort près au culte dionysiaque, on l'admettra volontiers;
mais il s'agit ici de Tiambe et de son emploi satirique.
Jusqu'à nouvel ordre, c'est dans les traditions relatives
au culte de Déniéter que nous en trouvons la trace la
plus visible et la plus ancienne; c'est là qu'il nous appa-
raît, pour la première fois, avec son caractère moqueur;
car, bien que Thym ne homérique à Dométer ne soit pro-
bablement pas fort ancien (Gn du vii^ siècle peut-être),
le rite auquel il fait allusion doit être contemporain des
origines du culte : les moqueries d'Iambé ont un air po-
pulaire et archaïque évident. En dehors de cette tradi-
tion, nous ne pouvons faire que des conjectures hasar-
deuses.
Les formes métriques composées avec Tiambe étaient
nombreuses. Il est remarquable que la plupart ont été
trouvées dès l'origine. Il n'y en a guère qu'une, d'im-
portance médiocre, qui soit d'invention plus récente :
c'est le trimètre iainbique appelé scazon (cncàÇwv) ou boi-
tetix, parce que l'avant-dernière syllabe, au lieu d'être
brève comme dans le trimètre ordinaire, était longue;
cela donnait au mètre une allure irrégulière et amu-
sante ^ La différence des mètres répondait à des nuances
distinctes dans la pensée du poète. Le trimètre ordinaire,
qui se déroulait souvent en longues séries ininterrom-
pues, comme le vers épique, était le plus posé des vers
iambiques. Le tétramètre trochaïque (toujours catalecti-
quOy d'ailleurs, et par conséquent terminé par un iambe et
1. DémétriuB» De l'Ehcut., 301. Le vers scazon porte aussi le nom
de choliambe (xcûXtafiSoç), qui a le môme sens.
172 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
un silence) était plus vif, plus courant que le trimètre. Le
court dimètre, qui ne s'employait pas seul, s'intercalait
en épode (iTçcpSoç) entre des vers plus longs, des trirnètres
par exemple, et son refrain aigre et vif sonnait comme
un écho moqueur. Toutes sortes de vers longs et courts
pouvaient s'associer ainsi, et toujours avec un effet ana-
logue de vivacité railleuse. Le mélange de pieds diffé-
rents dans un môme vers, d'iambes et de trochées par
exemple, tendait au même effet : c*est ce qu'on appelait
des vers asynartètes ou « désunis »; c'était comme une
dissonance métrique. Ce brusque passage d'une espèce
de pied à une autre amusait l'oreille en la déroutant un
peu, et marquait d'une manière expressive la liberté d'al-
lure de la pensée.
Les poètes iambiques proprement dits, les maîtres et
les fondateurs du genre, sont des railleurs. Le mot même
d'ïambe est devenu, en grec et dans les langues mo-
dernes, synonyme de satire *. Il est évident que les Ïam-
bes des mystères étaient déjà satiriques, puisqu'ils étaient
plaisants : on ne rit guère qu'à la condition de se moquer
de quelqu'un ou de quelque chose. La tradition populaire
et religieuse fut suivie par les poètes. Ce caractère, pour-
tant, quoique primitif et en quelque mesure essentiel, se
modiQa peu à peu et s'atténua. Chez les satiriques eux-
mêmes, la satire, d'abord personnelle et âpre, devint
ensuite générale et plutôt philosophique, ce qui était
un adoucissement . Â côté d'eux, d'autres poètes leur
empruntèrent la même forme, et, tout eu lui laissant
quelque chose de personnel, ils en corrigèrent T&preté
native par la noblesse et la sérénité de leur propre ins-
piration : les iambes de Solon en sont un exemple. C'est
ainsi que le trimètre iambique d'Archiloque en vint peu
i. Cf. les mots {at&6tl^eiv (souvent associé à xaTaoxcoirreiv), {«(iSixb;
Tp^Tcoc» ta|i6(xi^ I8éa, etc.
CARACTÈRES aËNÉRAUX 173
à peu à être le vers favori du drame grec, non seulement
dans la comédie, ce qui était naturel, mais aussi dans
la tragédie : là, il ne garde plus guère de ses origines
qu'un certain caractère familier et simple qui a été son
trait le plus persistant; encore y a-t-il des exceptions :
le génie d'Eschyle, par exemple, dans Tincorrigible har-
diesse de son lyrisme, l'emporte à chaque instant sur les
liauteurs.
Une poésie si originale ne pouvait guère aller sans un
système d'exécution particulier. — Elle était quelquefois
chantée, comme toute poésie lyrique, avec un accompa-
gnement instrumental proprement dit. Cependant, même
sous cette forme consacrée, elle parait avoir la première
admis des libertés jusque-là inconnues. C'est dans la
poésie iambique chantée qu'on trouvait sans doute les
plus anciens exemples d'un nouveau mode d'accompa-
gnement musical signalé par l'auteur du De musica ^
Ou'était-ce au juste que ce jeu des instruments exécuté
ûwi Ty)v cJ)Sr)v, et opposé par Plutarque à lancienne ma-
nière d'accompagner (icpoo^op^a xpousiv)? II est probable
que l'ancienne musique accompagnait le chant note pour
note ^; la réforme dut consister à laisser au jeu des ins-
truments une certaine indépendance d'allure « à côté du
chant »; il y eut désormais deux mélodies simultanées
au lieu d'une; ces mélodies tour à tour se séparaient et
se rejoignaient. Cela parut sans doute d'abord plus pi-
quant; on s'aperçut ensuite que la puissance expressive
de la musique en était accrue, et le procédé s'étendit à
d'autres genres lyriques ^ — Mais la poésie iambique
n'était pas toujours chantée au sens propre du mot. Elle
4. Plutarque, De Mus., c. 28.
2. C*e8t le sens du mot icp6(rxop8a. Cf. Platon, Lois, VII, p. 812 D.
8. Il reste, à vrai dire, beaucoup d'obscurité sur la nature exacte
de cette réforme musicale attribuée par l'auteur du De Musica à
Archiloque.
174 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
n*était pas non plus, du moins en général, simplement
récitée. Elle avait un mode d'exécution spécial, créé pour
elle, qui a passé ensuite dans la tragédie, et que les Grecs
appellent xapaxaTaXoy^ K Le sens du mot n est pas dou-
teux. Il s*agit d'une récitation rythmée, mais non mélodi-
que, accompagnée du jeu des instruments : pendant que
ceux-ci jouent un air, le poète dit ses vers sans les chan-
ter, mais de manière à suivre le mouvement de la musique.
C'est ce qu'on appelle aujourd'hui Toxécution mélodra-
matique, intermédiaire entre le chant et la simple récita-
tion. Âristote déclarait ce procédé très pathétique ^, et le
sentiment des modernes est d'accord à cet égard avec
celui des anciens. La discordance entre les deux éléments
de l'exécution, l'un parlé, l'autre musical, produit une
impression très forte; Tâpreté satirique de l'iambe devait
s'y accentuer avec une grande puissance. D'autre part,
ce procédé, qui n'était que la moitié d'un chant, convenait
bien à une poésie déjà voisine de la prose par l'inspira-
tion : ici, point do haut essor, mais un vol court, vif,
tout près de terre, et si léger pourtant qu'on le sent ca-
pable de s'élever. — Les instruments qui accompagnaient
la poésie iambique n'étaient ordinairement ni la cithare
ni la flûLe : c'étaient Viambyké pour les iambes chantés
et le klepsiambos pour ceux qu'on déclamait comme il
vient d'être dit ^; nous ne connaissons d'ailleurs ni l'un
ni l'autre ^. — Ajoutons enGn, au sujet de la manière
dont on exécutait les iambes, que l'usage de les réciter
sans aucune musique s'introduisit de bonne heure, plus
4. Plutarque, DeMus,t c. 28. Cf. Christ, Die Parakaialoge im Griech.
und Rômischen Drama (Mémoires de rÂcadémie de Munich, 1875,
t. XIII, p. 153 et suiv.).
2. Probl., XIX, 6.
3. Phyllis de Délos, dans Athénée, XIV, p. 636, B.
4. Aristoxéne les considérait comme d'origine étrangère. Cf. Athé-
née, IV, p. 182, F.
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 175
rapidement, seinble-t-il, que pour l'élégie. En ce qui con-
cerne celle-ci, ce n*est guère qu'avec Phocylide qu'on
trouve des vers élégiaques certainement destinés à la
simple récitation. Pour la poésie iambique, cette trans-
formation s'accomplit presque aussitôt après Ârchiloque,
au moins partiellement : parmi les vers de Simonide
d'Àmorgos, beaucoup n'ont certainement jamais été ni
chantés ni même déclamés musicalement.
La poésie iambique présente, parmi les autres formes
de la poésie grecque, un caractère assez particulier : c'est
d'avoir été, à ce qu'il semble, le bien propre d'une seule
des trois grandes races qui se partagent la littérature
avant la suprématie de Tatticisme. Tandis que l'élégie et
toutes les autres branches du lyrisme, sans parler de
l'épopée, ont été cultivées, quelque fût leur lieu d'ori-
gine, au moins par deux de ces races grecques sinon par
toutes les trois, l'iambe au contraire ne fleurit que chez
les Ioniens : en dehors de l'Ionie, Athènes seule, à notre
connaissance, a produit des poètes iambiques proprement
dits (car les poètes dramatiques, même quand ils se sont
servis de l'iambe, ne sont pas de véritables poètes iambi-
ques) : or, Athènes elle-même est étroitement apparentée
à rionie. Il est difficile d'expliquer d'une manière satis-
faisante ce fait singulier, qu'on a peine pourtant à consi-
dérer comme dû simplement au hasard '. Au reste, il est
à noter que Tiambe, destiné à tenir une si grande place
dans la littérature sous la l'orme dramatique, n'a qu'une
histoire assez courte comme genre distinct : après avoir
1. A moins que celto absence de poètes iambiques doriens ne soit
surtout l'elTet des ravages du temps. Epicharme, dans un fragment
de son Aoyo; xai Aoyiwa;, désigne un certain Aristoxène comme étant
son prédécesseur. Il e^t probable que cet Aristoxène avait fait quel-
que chose comme des comédies en vers iambiques; mais cette comédie
primitive imitait sans doute d'assez près les railleries des mystères
éleusiniens, et peut-être ressemblait-elle plus à la poésie d' Archi-
loque qu'à celle d'Ëpicharme lai-môme.
176 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
atteint d'emblée à la perfection grâce au génie d'Archi-
loque, il décline presque aussitôt, et il ne remonte qu'une
fois, avec Solon, jusqu'aux sommets de Tart, avant le
moment où le drame s'en empare et le transforme.
Inventée en lonie, cultivée surtout par des Ioniens,
la poésie iambique ne pouvait parler d'autre dialecte que
celui de son pays d'origine. Le dialecte ionien des poètes
iambiques n'est d'ailleurs ni celui d'Homère ni celui
d'Hérodote : c'est un langage intermédiaire, plus strict
et plus voisin de la prose que le premier, plus bref et
plus énergique que le second, et en somme assez voisin
du langage attique : ce qui est d'accord avec cette affir-
mation des grammairiens grecs que l'ancien dialecte
attique était peu différent de l'ionien du même tetnps.
L'imitation d'Homère y est d'ailleurs sensible, comme
dans toute la poésie grecque.
Pour le style, l'iambe prend tous les tons, depuis la
familiarité souriante jusqu'à l'éloquence indignée, depuis
la moquerie la plus grossière jusqu'à la Gertc la plus
noble. Avant tout, il est libre, sincère, personnel. Tantôt
le poète appelle les choses par leur nom, sans reculer
devant le terme propre, peignant la réalité telle qu'elle
est, ou telle que la passion la lui montre, avec les mots
du langage journalier; tantôt la hardiesse de son vocabu-
laire est extrême. Nulle part, le génie propre de l'écrivain
ne se montre plus à découvert, en dehors de toute tradi-
tion, dans sa vérité naïve et spontanée. Aucun genre ne
soutient moins peut-être un poète médiocre; aucun ne
permet davantage à un artiste de déployer au gré de son
humeur ou de sa fantaisie la richesse de sa verve. C'est
pour cela sans doute qu'il y a tant d'inégalité entre les
différents noms que nous présente l'histoire de la poésie
iambique.
ARGHILOQUE 177
II
Le premier par ordre de date est celui d'Archiloque *.
C'était aussi le premier en mérite, sans comparaison. Il
y a peu de pertes plus regrettables, dans le grand nau-
frage de l'antiquité, que celui des poèmes d'Archiloque.
On le mettait à côté d'Bomère : Héraclide avait fait un
ouvrage intitulé Homère et Archiloque '; ce qu'était, dans
Tordre de la poésie grave et idéale, ou, comme disait
Âristotei de la « tragédie », l'auteur de VIliade, c'est-à-
dire le modèle incomparable et inimitable, Archiloque
Tétait à sa fagon pour la poésie qui se moque et qui fla-
gelle, pour le rire sonore et sain de la comédie : il avait
la grâce et la force, l'éclat et le mordant, l'ampleur et la
légèreté. Quintilien dit de lui : « Son style est d'une
vigueur admirable ; sa phrase est robuste, brève,
vibrante; il est tout sang et tout nerfs; par son génie,
il n'avait peut-être pas de supérieurs ; s'il en a, c'est la
faute des sujets qu'il a traités ^ » De toute cette poésie si
vantée, nous n'avons plus que des fragments, et le plus
long ne dépasse pas dix vers. La plus grande part de
son génie évidemment nous échappe ; et cependant le
peu qui reste suffit à nous faire comprendre le jugement
de Tantiquité : parmi ces fragments si courts, quelques-
uns sont de vrais joyaux ; on devine ce que pouvait être
!• Sar Archiloque, cf. Welcker, Archilochos (dans le t. I de ses
Kieine Schriften) ; Deuticke, Archilocho Pario quid in Grmci* litUrit
Ht iribuendum, Berlin, 1877 (progr.).
2. Diog. Laêrce» V. 87.
3. Init, or,, X, 1, 59 : Summa in hoc vis elooutionis ; cum Yalidœ,
tam brèves sententise ; plurimum sangainis akqve nervonun, adeo nt
videatur quibasdam, quod quoquam minor est, materiœ ease non in-
genii vitium.
Hisi. do la Litt. greoqae. — T. II. 12
178 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
lo monument d'où tant de fins et précieux débris se sont
détachés.
Ârchiloque était de Paros. La tradition le rattachait à
une famille marquante de Tile : son grand-père Tellis
était représenté dans une peinture de Delphes à côté de
la prêtresse Cléobœa, qui avait porté, disait-on, de Paros
à Thasos le culte de Déméter K Son père s'appelait
Télésiclès ^. Quant à sa mère, Archiloque lui-môme en
avaity dit-on, transmis le souvenir à la postérité : c'était
une esclave, du nom d'Enipo '.
L'époque où il vécut ne peut être déterminée avec une
entière précision. Quelques-uns le croyaient antérieur à
Terpandre ^ et Gicéron faisait de lui un contemporain de
Romulus ^ ; ce sont là des erreurs. Glaukos de Rhégium
avait raison de dire qu'Ârchiloque avait suivi et non
précédé Terpandre ^. Il était même postérieur à Caliinos,
au dire de Strabon ^. Il ne faut pas le faire remonter
trop haut, car il parlait quelque part du roi de Lydie
Gygès S dont le règne se place, selon la chronologie
d'Hérodote, entre 708 et 670. Hérodote, qui fait allusion
i. Pausanias, X, 28, 3.
2. Anthol. Pal., XIV, 113.
3. Grillas (dans Ëlien, Hist, var.y , 13). Ce nom d'Enipo semble se
rattacher si aisément au verbe èviicTo> (blâmer)» que certains savants
sont disposés à croire que Gritias avait mal compris Archiloque, et
qu'Enipo n'était la mère du poète que par métaphore, que c'était
en réalité sa muse et son inspiration (Sittl, p. 269-â70). L'erreur
serait cependant singulière de la part de Gritias, qui n'était pas un
sot grammairien ni un scholiaste. Pourquoi le nom d'Ënipo ne
serait-il pas un sobriquet réellement donné à la mère d'Archiloque ?
La malignité du poète, en ce cas, aurait eu son principe dans l'héré-
dité.
4. Phaniafl(dans Glément d'Alex., Strom, I, 133).
5. Gicéron, Tusc, I, i.
6. Plutarque, De Mus,, c. 4.
7. Strabon, XIV, p. 647.
8. Fragm. 25.
ARGHILOQUE 179
à ce passage d'Archiloque, dit que le poète vivait en
même temps que Gygès K A en juger par la manière
même dont Archiioque, dans ce passage, parie de la
richesse de Gygès, devenue déjà proverbiale en Grèce,
on serait presque disposé à le croire plus récent. D'autre
part, on ne peut trop le rajeunir, car les dates de Si-
monide d'Amorgos s'y opposent. En somme, on ne
risque pas de se tromper beaucoup en le faisant vivre
dans la première moitié du vu^ siècle, très peu après
Gallinos.
Les principales circonstances de sa vie étaient rappe*
lées dans ses iambes : c'est là que les anciens ont puisé
les informations biographiques qu'ils nous ont trans-
mises sur Archiioque. Critias en particulier, reprochant
au poète d'avoir lui-même révélé à la postérité ses pro-
pres fautes et ses misères, les rappelait à son tour d'après
lui, et un résumé du morceau de Crilias forme un
chapitre de V Histoire variée d'Élien ^. D'autres citations
ou indications, éparses çà et là, nous donnent quelque
idée de cette vie aventureuse, inquiète, remplie de luttes
et de misères. « Le mordant Archiioque, dit Pindare,
presque toujours misérable, ne s'engraissait que de haines
amères ^ » Des circonstances que nous ignorons le rui-
nèrent *. On le voit alors forcé par la pauvreté do quitter
Paros sa patrie, et d'aller chercher fortune à Thasos.
Là, nouvelles difficultés : il se fait des ennemis et se
1. Hérodote, I, 12 : ToO (rôyeci)) xa\ 'Ap^iXo^oç ô Ilapio;, xatot xbv
avrbv ;(p6vov Yev6(xevoc, èv {à(xpa) Tpt(i.étpb> i7CE(xvr,a6Y). Cette phrase est
considérée en général comme n'étant pas d*lIôrodote ; on y voit
l'addition d'un grammairien (cf. la note de Stein sur ce passage) ; la
chose, à vrai dire, n*est pas démontrée.
2. Hiat, Var., X, 13.
3. Pyth,, II, 99 : ...Taic6XX'èvà|jtaxavia4;oYepbv 'Ap^iXo^ov pap^Xé^oiç
îyfittjiy iciaiv6[ievov«
4. Fragm. 2.
K
1-80 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
brouille avec ses amis ^ Est-ce à Paros, est-ce à Thasos
que se place sa tentative de mariage avec Néobulé, flUe
de Lycambès ? L'histoire est célèbre : on sait comment
Lycambès rejeta la demande du poète^ et comment
celui ci se vengea par de cruelles attaques qui flrenl de
ses ennemis la risée de la ville ^ La tradition rapporte
que Lycambès et sa fille se pendirent de désespoir ^ ;
mais ce n est probablement là qu'une légende, fondée sur
une métaphore du poète mal interprétée ^ : Archîloque
avait parlé, semble-t-il, du désespoir et de rhumiliation
de ses ennemis^ non de leur mort. D'autres malheurs
vinrent se joindre à ceux qu^av ait amenés pour le poète
Tâpreté de son caractère : le nMiri de sa sœur périt dans
un naufrage ; Archiloque le pleura en beaux vers *. Pau-
vre, d'humeur indépendante et difficile, il se fit un jour
soldat mercenaire ^ On ne sait trop à quelle cité ou à
quel prince il offrit ses services. Un passage célèbre de
ses iambes rappelait une expédition dirigée contre une
peuplade tbrace et dans laquelle il avait dû fuir en jetant
son bouclier : il était le premier à en rire ^. Plutarque ra-
conte qu*à la suite de cette aventure les Spartiates le chas-
sèrent de leur cité où il s'était rendu ' : on peut douter que
ce récit mérite une entière confiance. Il dut finir par ren-
trer à Paros, car on rapporte qu'il mourut dans un com-
bat entre les gens de Paros et ceux de Naxos ^ Il résulte
1. Ëlien, loc, cit,
2. Fragm. 94, 95, 96.
3. Horace, Épodes, VI, 13 ; Épitres, I, 19, 23 ; etc.
4. Fragm. 35 ; cf. Photius, Lexic, 193, 22 (où le xj^^at du poète est
expliqué par àndiYlaaOai ; cette explication se retrouve dans Hésy-
chius, V. Kvt]/ai).
5. Fragm. 9, 13. 22, 23.
6. Fragm. 1-6, 14, 24.
7. Fragm. 5.
8. Plutarque, Institutions Lacéd,, c. 34.
9. Suidas, ▼. 'Ap^iXo^oc.
ARGHILOQUS 181
égalemeot de là qu*il dut mourir avant d'être vieux,
puisqu'il était en âge de porter les armes : il avait peut-
être alors une quarantaine d'années. Ce serait bien d'ac-
cord avec l'image (|ue sa poésie nous donne de sa per-
sonne; on se représente volontiers Archiloque comme un
poète jeune ou du moins dans la force de Tâge ; il a une
verve, une hardiesse brillante qui conviennent mieux à
l'âge des aventures qu'à celui de la réflexion et de la
sagesse.
Les inventions rythmiques et musicales d'Archiloque
passaient pour nombreuses. Outre les différentes sortes
d'accompagnement musical dont nous avons parlé plus
haut, on lui attribuait l'invention du trimètre iambique
et celle du tétramètre trochaïque. C'est lui encore qui le
premier, disait-on, avait associé ensemble soit des vers
d'étendue inégale (trimètres et dimètres, épodes, etc.),
soit des rythmes de forme différente (iambes et trochées)
ou même de nature hétérogène (rythmes à trois, à qua-
tre, à cinq temps) K Arcliiloque a probablement moins
inventé qu'on ne le croyait. Ce qui le prouve, c'est qu'on
lui attribuait parfois aussi l'invention du vers élégiaque,
qui ne lui appartient certainement pas, celle des rythmes
crétiques, que d'autres rapportaient avec plus de vrai-
semblance à Thalétas, et même celle du vers prosodia-
que, qui est une des plus anciennes formes de la versifi-
cation grecque. Même en ce qui concerne la poésie iam-
bique, on ne saurait affirmer que ni le trimètre ni le
tétramètre ne fussent usités avant Archiloque dans le
culte de Déméter. Le rythme iambique était si naturel à
la langue grecque que souvent, suivant Aristote,on fai-
sait des vers iambiques par mégarde, en causant ^. Les
Grecs durent vite saisir le rapport de cette forme vive,
1. Pluiarque, De Mus. ^ c. 28.
2. Poétique, c. 4 (fin).
182 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
familière, aisée, avec la moquerie où leur Qnesse d'esprit
excellait. Le rôle d'Ârchiloque, en matière de rythmes
et de mètres, fut de recueillir d*abord, de compléter
ensuite et d'achever les inventions de la muse populaire.
Dans quelle mesure les transforma-t-il? Il est impossible
de le dire au juste et inutile de le rechercher. Mais ce qui
est incontestable, c'est que, par un merveilleux talent
d'écrivain, il tira tout d'un coup ce genre, jusque là
éphémère et obscur, de la médiocrité où il végétait, et lui
lit produire des œuvres qui fixèrent ses traits essentiels
d'une manière définitive. Renouveler de la sorte, c'est
créer et inventer.
Les poèmes d'Archiloque appartenaient à toutes les
formes du lyrisme : il avait composé des élégies, des
hymnes, des iambes. On comprend qu'il ait abordé tous
les genres et n'ait été le prisonnier d*aucun. Ârchiloque
est avant tout une riche nature, douée des qualités les
plus diverses. Prompt à la vengeance, cruel souvent dans
ses railleries, il sait aussi s'attendrir sur les maux des
autres; il est capable d'amour, d'enthousiasme, de mé-
lancolie, même de raison. Tantôt il s'irrite de ses misères,
et tantôt il en rit; il y a chez lui un fond de gaîlé et
presque de gaminerie qui perce à chaque instant. C'est
une intelligence agile, alerte, ingénieuse, merveilleuse-
ment lucide. Dans tout ce qu'il écrit, malgré la diversité
nécessaire des circonstances et du ton, il porte une grâce
spirituelle, une aisance légère qui est son charme propre
et comme sa marque.
Les élégies d'Archiloque ont dû pour la plupart, selon
l'usage, être chantées dans des festins, à en juger par
les allusions qu'on y rencontre au vin et au plaisir. Elles
sont adressées à des amis : Périclès, Glaucos, Asimidès.
Le poète y parle de ses affaires. Dans l'une, adressée à
Périclès, il dit la tristesse que cause à tous la mort do
son beau-frère et vante la résignation :
ARGHILOQUiB 183
Les dieux, 6 ami, ont ménagé aux maux sans remède un
adoucissement, la patience courageuse; le malheur va de l'un
à l'autre; aujourd'hui, c'est nous qu'il frappe, et la blessure
saignante nous fait gémir; demain ce sera le tour d'un autre;
allons, courage, et loin d'ici ces plaintes de femmes <.
Dans le même poème, il disait encore :
Mes pleurs ne guériront pas plus ma souffrance que les fes-
tins et les plaisirs ne l'accroîtront '.
D'autres élégies nous parlent de lui-même, de son mé-
tier; il est à la fois poète et soldat, et il s'en vante :
Je suis le serviteur du divin Ares et savant dans l'art ai-
mable des Muses '.
n aime la vie du mercenaire, avec ses dangers, ses
aventures, ses plaisirs :
A la pointe de la lance, les bonnes galettes bien pétries; à
la pointe de la lance, le bon vin d'Ismaros; pour le boire, je
m'appuie sur ma lance *.
Allons, la coupe en main, passe dans les bancs du rapide
vaisseau, et tire le vin de la creuse amphore; prends-le sur la
lie 5, bien rouge; car, par une garde pareille, nous ne pouvons
pas jeûner.
Il parle ailleurs de la bataille avec des accents qui rap-
pellent Tyrtée ou Callinos :
1. Fragm. 9.
2. Fragm. 13.
3. Frajîm. 1.
4. Fragm. 2. Cf. dans les Poetœ lyrici gr, de Bergk, t. III, p. 651
(1295 de la 3« éd.), un curieux scolion anonyme sur le même motif
(Fra^m. 28 des Scolia adespota).
5. 'Atcô rpuyé; (par conséquent yt^^u'à la lie, jusqu'au fond).
184 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
Point d'arcs tendus, point de frondes, quand Ares dans la
plaine heurtera la môlée : les épées feront leur ouvrage au
milieu des gémissements, car tel est le combat cher aux maî-
tres belliqueux de l'Eubée ^
Comment ce batailleur émérite a-t-il pu écrire sur la
perte de son bouclier les vers qui ont tant scandalisé
les moralistes?
Quelque Saïen maintenant se pare de mon bouclier, belle
arme, abandonnée par moi près d'un buisson, hélas! Après
tout, j'ai fui rheure fatale de la mort : adieu l'ancien bouclier;
j'en achèterai un neuf qui le vaudra bien *.
Je conclurais volontiers de ces vers, en dépit de la
légende, qu'Archiloque était brave; un lâche, au lieu
de faire avec cette désinvolture les honneurs de sa fuite,
Taurait dissimulée. Le patriotisme, selon toute appa-
rence, n'était guère intéressé dans Tairaire. Archilo-
que faisait partie d'une bande soldée; il y eut déroute,
et le poète-soldat, peu ému d'une mésaventure dont il
n'était pas responsable, prit le parti d*en plaisanter. Ho-
race, au lieu de se scandaliser, a imité les vers d'Archi-
loque; c'était plus spirituel et peut-être aussi moral que
de s'en indigner ^ — Tout n'était pas agréable dans ce
métier de mercenaire ; on y était, en somme, peu con-
sidéré : deux ou trois mots d'Archiloque laissent en-
tendre qu'il s'en apercevait, mais on ne voit pas qu*il
s'en soit affligé outre mesure *; ce qui lui manquait plus
que le courage, c'était peut-être une certaine fleur de
délicatesse.
1. Fra{?m. 4.
2. Fragm. 6.
3. Cf. des imitations analogues dans Alcée (fragm. 32) et dans Ana-
créon (fragm. 28).
4. Fragm. 14 et 24.
ARGHILOQ 1 185
Ces fragments élégiaques forment un total d'une qua-
rantaine de vers. Quoique ce soit peu de chose, il est im-
possible de n*cn pas remarquer les rares mérites. Le mot
y est toujours d'une justesse neuve et pénétrante; point
de remplissages, point de répétitions inutiles (comme il
arrive quelquefois chez Tyrtée); la phrase y est d'une
prestesse charmante; elle vole d'un vers à l'autre, s'ar-
rête brusquement et se pose, comme suspendue; puis
repart, toujours vive, toujours amusante, à la fois natu-
relle et imprévue. Rien de plus élégant que le distique
élégiaque d'Archiloque, avec ses coupes si spirituelles;
Selon seul a autant d'élégance, mais avec plus de dou-
ceur; auprès de lui, Tyrtée est monotone et Théognis,
malgré sa vigueur, est presque lourd.
Archiloque avait aussi composé des chants lyriques
proprement dits, des hymnes en l'honneur des dieux,
dont il ne reste que deux fragments. — L'un, tiré d'un
hymne à Déméter, n'est formé que d'un seul vers (un
vers asynartète)^ composé d'un dîmètre iambiqne et d'un
dimètre trochaïque *. On voit que le poème était destiné
à une fêle de la déesse, fête célébrée à Paros, suivant un
scholiaste ^. Celui-ci nous apprend en outre qu'il y eut à
cette occasion un concours entre divers poètes, et qu'Ar-
chiloque eut le prix. Le métricien Héphcstion, qui cite
ce vers, dit qu'il le tire des 'loSax^o^ d'Archiloque ' :
comme les 'lofiax/oi étaient proprement des hymnes en
l'honneur de Bacchus avec ce refrain, 'Io> Bàx^e, d'où
leur venait leur nom *, il faut conclure de là que le re-
cueil d'Archiloque, à côté de l'hymne à Déméter, conte-
1. Fragm. 120.
2. Schol. Aristoph., Oiseaux» 1764.
3. Héphestion, Manuel, c. 45 (p. 98).
4. Comparez le refrain Mt) icatdcv et ie nom du chant appelé •Iriuotieuv
(péan) dans l'kymne à ApoUoo Pythien, v, 339. Cf. Proclus, Chre^-
tom.y p. 246 (Weslphal).
186 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
nait surtout d'autres hymnes consacrés à Dionysos K —
L'autre fragment est un peu plus long et plus intéres-
sant, car il rend témoignage pour sa part au sujet de
Toriginalité des inventions d'Ârchiloque. C est le début
d'un hymne à Héraclès chanté par Archiloque, à Olympie,
suivant un scholiaste de Pindare, et qui par la suite
servait quelquefois aux vainqueurs pour payer immé-
diatement aux dieux leur dette de reconnaissance, en
attendant qu'un poète eût le loisir de leur composer un
nouvel hymne; c'est en ce sens que Pindare lui-même y
fait allusion ^ Les scholiastcs nous ont conservé les pa-
roles des deux premiers vers ^ :
avTÔç TS xai 'lô^ocoç, at;i^|x)3Ta Jvo *,
Salut, glorieux vainqueur, divin Héraclès, à toi et à ton
fidèle lolas, couple guerrier.
Ce sont deux vers iambiques ; preuve assez curieuse
de la prédilection d'Ârchiloque pour ce genre de rythme,
qu'il emploie partout. Les paroles d'ailleurs n'ont pas
grande importance, mais ce qui faisait l'intérêt et l'origi-
nalité de ce morceau, c'est qu'il s'exécutait, dit-on, sans
accompagnement de cithare ni de flûte, mais avec un
refrain chanté, les syllabes TryùXa^ qui n'avaient aucun
sens, et qui flguraient seulement par une sorte d'har-
monie imitative le son d'un instrument ^. Les scholias-
1. Arcliiloque lui-môme (fragm. 77 ; dans Athénée, XIV, 628, A)
dit qu'il savait entonner le dithyrambe. L'iobacchos et le dithyrambe
étaient deux genres alors voisins par Tinspiration.
2. Olymp»^ X, !•
3. Fragm. 119.
4. Il y a quelques doutes, peu importants, sur la manière exacte
d'écrire ces deux vers. Je donne le texte de Bergk.
5. Schol.f Pind. Olymp., X, i; Schol. Aristoph., Oiseaux^ 1764, et
Acham., 1230.
ARGHILOQUE 187
tes expliquent assez sottement cette particularité en
racontant qu'Archiloque avait été forcé d'imaginer ce
refrain faute d'un cithariste qui pût l'accompagner : il
est clair que le poète, en inventant son célèbre T-ryùXoL
(si souvent cité depuis), agissait dans sa pleine liberté
d'artiste et ne se bornait pas à réparer un accident im-
prévu. Pindare insiste d'une manière remarquable sur
l'éclat sonore de ce chant. Il y avait évidemment là un
effet qui nous échappe en partie; mais on peut deviner la
pensée du poète: il avait trouvé dans quelque chant
populaire le modèle de celte espèce de ira la la; il en
avait goûté la saveur originale, la franchise et Téclat ;
avec sa hardiesse ordinaire, il l'introduisit dans la
musique savante et dans la littérature. La tentative fut
heureuse, en ce sens du moins que Tœuvre même, si
elle ne suscita pas beaucoup d'imitations, resta classi-
que, puisqu'elle était encore chantée couramment au
temps de Pindare et d'Aristophane.
Mais le grand titre de gloire d'Aristophane, c'étaient "'
ses iainbes, d'abord sous les deux formes principales du '
trimètre iambique et du létramètre trochaïque, ensuite
associés avec d'autres mètres dans les épodes. Otfried
Mûller suppose que ces poèmes ont dû être récités d'abord
dans les fèlcs de Dcméter, à la faveur des libertés qu'au-
torisaient certaines parties de ce culte. L'hypothèse est
peu probable. Que l'origine de l'iambe doive être cherchée
là, c'est ce que nous avons dit plus haut; mais les iambes
d'Archiloque ont un caractère trop personnel, et d'ail-
leurs sa vie fut trop ballottée de côté et d'autre pour
qu on puisse supposer qu'il resta fidèle à ce premier
emploi du genre iambique. Son originalité fut justement
sans doute de tirer l'iambe du sanctuaire, comme firent
pour l'élégie les Calliiios et les Tyrtée, et d'en déployer
les ressources en tous sens. Il est probable que beaucoup
de ses poèmes iambiques furent récités et chantés dans
iS8 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
des festins. Toute sa vie se déroulait dans ses vers au
jour le joilr. Il touchait à tout et à tous avec une liberté
de paroles, une verve, une abondance d'idées et d'images,
une force de style admirables.
Le danger auquel s'exposent les satiriques, c'est
d*6tre tendus oX monotones; le rire, quand il devient
affaire de métier , tourne facilement à la grimace. Ar-
chiloque échappe sans peine à ce péril : le rire, chez lui,
n*a jamais rien d'une manie ou d'une prétention; il
est avant tout naturel; on sent qu'il jaillit d une âme
sincère, et capable d'ailleurs de no pas rire toujours.
Archiloque, dans ses iamhes, prend tous les tons. S'il
descend parfois jusqu'à Tobscénité la plus impudente,
il s'élève aussi jusqu'à l'expression des plus nobles idées
morales; il est tour à tour véhément, gracieux, ironique;
il blesse à mort ou il égratigne; il est terrible et char-
mant. La variété de ses procédés est inépuisable : il met
en scène ses personnages et les fait parler * ; il en inter-
pelle d'autres; il cache sa pensée sous un apologue ^, ou
bien il la crie sur les toits. Mais surtout il est un admi-
rable écrivain. Nous avons déjà parlé du style de ses
élégies : celui des iambes est analogue, avec plus de
liberté encore et une diversité de ton plus marquée. Il a
le mot vif, net, expressif, et la phrase ailée. Point de pé-
riphrases, point de noblesse épique, sauf en quelques
endroits où la pensée s*élève : presque toujours, c'est le
style prompt et mordant de la conversation la plus fami-
lière et la plus spirituelle. On dirait de l'Aristophane ^
Il est bien remarquable que, sur tant de fragments simu-
1. Fragm. 25 et 74; dans Aristote, Rhéi., III, 17, p. 1418, b.
2. Le Renard et TAigle, fragm. 86 ; le Singe et le Renard, fragm. 89.
3. Aussi les rapsodes de la période attique continuaient-ils encore
à réciter les vers d'Arohiloque aux applaudissements du public (Pla-
ton, /o/i, p. 531, À).
ARGHILOQUE 189
tilésy si misérablement pulvérisés, et dont les trois quarts
sont cités par les anciens non pour leur beauté, mais
pour une particularité quelconque de grammaire, de mé-
trique ou d'histoire, il y en ait si peu qui soient tout à
fait insignifiants. Par malheur, si Ton peut traduire une
idée, il est difficile de traduire un style très délicat.
Trois ou quatre fragments se rapportent à la beauté
de la fille de Lycambès, Néobulé, et Timage de la jeune
fille nous apparaît dans sa grâce ionienne un peu molle
et sensuelle :
fille aimait à se parer d'une branche de myrte ou d'une
belie fleur de rosier, et sa chevelure ombrageait ses épaules
et son dos<.
Les cheveux et le sein parfumés, elle eût donné de l'amour
à un vieillard *.
Est-ce Néobulé encore dont il est question dans ces
vers charmants :
La grande force de l'amour dont son cœur était plein ré-
pandit sur ses yeux un brouillard épais et déroba le senti-
ment à sa poitrine délicate 3.
A maintes reprises, Archiloque exprime sa douleur
amoureuse avec une éloquence poignante.
Misérable, consumé de désir, je suis sans vie ; la cruauté
des dieux me perce d'atroces douleurs jusque dans la moelle
de mes os *.
Le désir, 6 ami, me dévore et me dompte ^
1. Fragm. 29.
2. Fragm. 30.
3. Fragm. 103.
4. Fragm. 84.
5. Fragm. 85. — Rien ne prouve, bien entendu, qne ced fragments
se rapportent à son amour pour Néobulé. Tout ce qu'on peut dire,
c'est que cet amour avait dû lui inspirer plus d'un vefi analogue à
ceux-ci.
190 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
Rejeté, il pousse un cri de vengeance; Lycambès paiera
sa dette ^ :
Je possède un grand art : quand on me blesse, je rends de
cruelles blessures 2.
Lycambès et sa fille devinrent la risée do la ville. Le
poète savoure son triomphe avec une joie féroce ; il
apostrophe son ennemi et se moque de lui :
Vénérable Lycambès, quelle idée as-tu donc là ? qui t'a dé-
rangé l'esprit? Tu avais pourtant de la raison: maintenant,
par toute la ville, tu fais rire de toi 3.
On comprend que le vertueux Eusthathe, archevêque de
Thessalonique, parlant d*Archiloque, ait dit qu'il avait
une « langue de scorpion » *. A Sparte, dît-on, ses
poèmes étaient interdits. Mais combien tout cela est
vivant et spirituel I Lucien raconte * qu'attaqué par un
ennemi qui essayait de le faire taire, Archiloque répondit
en se comparant lui-même à la cigale, qu'on ne peut
réduire au silence même en la saisissant par les ailes :
au contraire, elle n'en fait que plus de bruit : « Je suis,
disait le poète, une cigale que tu prends par l'aile *. »
Juste image de cette verve incoercible. Une de ses pièces
débutait par cette apostrophe vive et gaie ' :
O Gharilas, fils d'P>asmon, écoute une plaisante histoire ;
tu auras, mon bien cher ami, un vrai plaisir à Pentendre.
1. Fragm. 92.
2. Fragm. 65,
3. Fragm. 94.
4. Eiistathe, Comment, sur l'Iliade, p. 851, 33 {à (ncopici(/&8v)c ttjv
5. PseudologisteSt 1.
6. Fragm. 143.
7. Fragm. 79.
ARGHILOQUE 191
Suivait sans doute quelque cruelle malice, soit contre
Lycambès soit contre Charilas lui-même. C'est là le ton
le plus ordinaire d'Archiloque : une gaîté rieuse et pétu-
lante, qui mord à belles dents.
Dans un autre genre, quelle amusante esquisse de
Tftpre et montagneuse Thasos, où il n'a trouvé que
déception :
Elle se dresse comme Téchine d'un âne, avec des bois sau-
vages en couronne i.
Il disait encore :
La misère de toute la Grèce s'est donné rendez-vous à
Thasos •.
Archiloque a sans cesse le mot pittoresque qui, du pre-
mier coup, fait voir Tobjet ^
11 ne semble pas que la politique Tait beaucoup occupé.
Voici pourtant deux vers où il avait peut-être pris pour
cible un ennemi politique :
Maintenant Léophile est chef, Léophile est maître; tout
cède à Léophile, tout obéit à Léophile 4.
Quelques fragments un peu plus étendus sont d'une
inspiration plus philosophique, plus générale, plus
grave. Celui-ci d'abord, où l'éloquente apostrophe du
début trabit encore le poète passionné, mais où la fer-
meté domine :
O mon âme, mon âme, triste jouet de maux sans nombre,
relève-toi, résiste en face aux méchants, et au milieu des
1. Fragm. 21.
2. Fragm. 52.
3. Voir encore le fragm. 58 (portrait d'un général idéal) .
4. Fragm. 69 (le texte du second vers est douteux).
192 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
pièges ennemis qai t'environnent, reste ferme : victorieuse,
n'étale pas ton triomphe ; vaincue, ne t'enferme pas dans une
humilité gémissante; que ta joie dans le bonheur, que ta
colère dans le malheur soient modérées ; songe à la mouvante
incertitude des choses humaines ^
Remets toutes choses aux dieux. Souvent ils tirent de l'in-
fortune et redressent un homme qui gisait sur la terre noire ;
souvent ils abattent et font tomber à la renverse celui qui se
tenait debout: alors les misères fondent sur le malheureux ;
la pauvreté le chasse çà et là, et son esprit s'égare '.
Une dernière citation pour Gnir, et qui pourra sur-
prendre : le terrible Archiloque a quelque part vanté la
pitié; lui qui a tant attaqué les vivants, il veut qu'on
fasse grâce aux morts
Il n'est pas bien de lancer l'insulte à un homme qui n'est
plus K
C'est un curieux trait de plus à ajouter à cette vivante et
complexe Ggure.
Après Archiloque, on ne saurait s'arrêter longtemps
sur les autres satiriques de profession. Son vrai succes-
seur, je Tai dit, c'est Aristophane, qui a, lui aussi, le
miel avec l'aiguillon. Simonide d*Amorgos, Hipponax
d'Ëphèse, Ananios, ont rarement la grâce, et leur pointe
manque de finesse.
Simonide ^, Gis de Erinès, ordinairement appelé Simo-
i. Fragm. 66.
2. Fragm. 56.
3. Fragm. 64.
4. Si(x(i>vi6T);, ou plutôt SriiicoviST);, suivant Ghœroboscos (dans
VEtymohgicum magnum, p. 713, 18). Cf. Rœhl, Inscn grjec. anti-
quiss,, n« 1 (cité par Sittl). — Sur Simonide, cf. Welcker, Prolégomènes
de son édition.
8IM0NIDB D'AMOROOS 198
nide d'Amorgos, était oé réellement à Samoa. Hais il fut
choisi» dit-on, par les Samiens comme chef de l'émigra-
tion qui colonisa Tile d'AmorgoSy et il adopta pour patrie
rtle ainsi colonisée \
Les cbronographes anciens plaçaient la fondation de
celte colonie quatre cent quatre-vingt-dix ans après la
guerre de Troie ', c est-à-dire, selon la manière ordinaire
de compter, en 693 avant J.-C. Si cette date est exacte, et
s'il est vrai que Simonide ait été le chef de Texpédition,
il en résulte qu'il était contemporain d'Archi loque, et
probablement même plus âgé que lui ; ce qui ne veut pas
dire d'ailleurs, selon la remarque de Bergk, qu'il ait dû
écrire des iambes avant lui : car il a pu l'imiter dans un
âge relativement avancé. Mais toute cette chronologie
est fort sujette à caution, et Suidas mérite peu de créance.
Quelques-uns allaient jusqu'à voir dans Simonide un pré-
décesseur d'Archiloque^ C'était là une opinion évidemment
inexacte, et d'ailleurs isolée : la nature même de la poésie
de Simonide y contredit. D'autres témoignages tendraient
à le faire placer dans la seconde moitié du vi^ siècle, ce
qui est beaucoup plus vraisemblable *.
On lui attribuait des élégies et des iambes. Par mal-
heur, la notice de Suidas, qui est notre principale
source d*information sur ce sujet, est aussi, comme il
arrive souvent, un modèle de confusion. On a cherché
plus d'une fois à la corriger ; mais ces corrections, tout
arbitraires, ne nous apprennent rien de positif '. De plus,
la similitude des noms a fréquemment amené des con-
1. Suidas, Y. 2i|iwv{ST)c.
2. Suidas, ibid,
3. Suidas, ibid»
4. Proclus, Chrestom, 7 (p, 243 des Scriptarea metrici de Westphal),
fait de Simonide le contemporain d*un roi de Macédoine dont le nom
(Ananias) est altéré, mais qui est donné comme un peu antérieur à
Darius»
5. Cf. Bernhardy, t. II, p. 498.
Hbi. da U Utl. gNoqae. — T. XX. 13
l«V CHAPITRE IV. - POÉSIE lAMBIQUE
fas(iôùs eôtte Simonide d'Amorgos et d'autres Simôhides ;
et, par exemple, ce n'est que depuis Welcker que les
ïambes du satirique d'Amorgos oot cessé d'être mis par
les éditeurs sous le nom du poète lyrique de Céos. Mais
il resté des doutes sûr d'autres points. Qu'était-ce notam-
ment que cette 'Ap^aio^oyCa tûv 2a(i.uAy dont il est ques-
tioâ dans Suidas ? Etait-ce un poème élégiaque de Simo-
nide d'Amorgos, comme le croit Bergk, ou, comme d'au-
tres le supposent, un ouvrage en prose du logographe
Sinxonide de Céos, neveu du poète lyrique ? De même, on
continue à mettre sous le nom du poète de Céos un assez
beau fragment d'élégie sur la brièveté de la vie hu-
maine ^ : Bergk incline à y voir une œuvre de son homo-
nyme d'Amorgos * ; qu'en faut il penser? — Bref, il n'y
a que les fragments iambiques que nous puissions avec
certitude attribuer au satirique : de ses élégies, rien
d'incontestable ne nous reste.
Les fragments iambiques sont au nombre d'une tren-
taine. La plupart sont très courts ; mais deux pièces ont
de l'importance. L'une est un morceau de vingt-quatre
vers sur la condition misérable de Thomme, l'autre, de
cent dix-huit vers, est le célèbre poème sur les femmes.
Lé premier de ces deux morceaux est adressé à un
ami inconnu ^ L'homme, être éphémère {ifh\u(iOi)f
est le jouet des dieux^ qui dérangent ses prévisions ;
tableau des vaines espérances où l'humanité se complaît,
et qui sont toujours trompées. Le poète arrive à une
conclusion résignée et modérée : il ne faut ni courir de
gaité de cœur au devant du mal, ni trop y attacher son
âme et s'en affliger. Le développement ne daanque pas
^ ■ •
1. Pœt. lyr. gr.' de Bergk/t. IIL p. 425 (1146, S« éd.); fragm.-85
de Simonide de Céos.
2. Bergk, ad loc,^ ei Griech. JMer., t. It, p. 200. L'opinion de Ôergky
à vrai dire, me semble tout à fait arbitraire.
8. ^û icat, dit le poète (y. 1). ....
SIMONIDE D'âMORQOS 195
d'une certaine élégance aisée. Par le fond des idées et
par le style, il ressemble d'avance à certains morceaux
de la comédie nouvelle. Mais ce qui lui donne surtout
cette ressemblance, c'est la nature toute générale de la
pensée; Tiambe n'a plus rien ici de la vivacité agres-
sive d*Ârchiloque : c est de la philosophie morale» à
peine teintée d'une légère nuance d'ironie, qui s'exprime
doucement dans ces vers faciles.
Le même caractère se retrouve en partie dans le mor-
ceau sur les femmes. Ce n'est pas que Tesprit- satirique
y manque : mais, en cessant d'être personnelle pour
devenir générale, la satire s'est adoucie. Dans l'ensemble»
d'ailleurs, ce poème est peu agréable. Malgré quelques
jolis vers, il est fatigant. La donnée, assez ingénieuse,
mais peu neuve sans doute même au temps de Simonide,
est développée avec une conscience et une régularité
désespérantes; une plaisanterie aussi méthodiquement
prolongée devient lourde. Simonide s'amuse à prendre
dix types de femmes et à les expliquer par une prétendue
généalogie animale : l'une vient du porc, l'autre du chien,
l'autre du singe, l'autre de l'abeille. C'est, sous une
autre forme, l'idée qui a donné naissanôe à la fable
ésopique, à savoir celle des ressemblances entre les
caractères de l'espèce humaine et ceux des animaux :
idée vieille comme le monde, aussi bien que le genre
même de la fable. Simonide ne la renouvelle guère que
par la forme didactique dont il la revêt : au lieu de
peindre par touches rapides et par allusions, il énumère
et il explique, dans une sorte de poème suivi ; ce n'est
pas un avantage. Le fond de sa pensée est amer. Bien
qu'il ait dit quelque part, après Hésiode, (( rien demeil'-
leur qu'une femme qui est bonne, rien de pire qu'une
méchante », il est clair qu'il songe à la méchante plus
qu'à la bonne : pour une femme qui vient de l'abeille,
il y en a neuf, à ses yeux, qui viennent d'animaux plus
196 CHAPITRE IV. -^ POÉSIE lAMBIQUE
OU moins malfaisants. Son inspiration est morose : elle
manque souvent de délicatesse et de belle humeur. Le
style n est pas sans élégance, mais il a quelque chose de
sec et de prosaïque. Ce qu'il y a en somme de plus inté-
ressant dans ce morceau, c'est l'apparition de la satire
générale et philosophique.
Si Ton s'en tenait aux fragments qui nous restent de
Simonîde, on pourrait croire que ce caractère était
conunun à toutes ses œuvres. Mais il résulte d'un pas-
sage de Lucien ' qu'il avait écrit aussi des satires per-
sonnelles, comme Archiloque : l'objet principal de ces
attaques, d'après ce passage, semble avoir été un certain
Orodokidès, d'ailleurs tout à fait inconnu. Quel qu'ait
pu être le mérite de cette partie de ses satires, il ne fai-
sait là que suivre la trace d'un devancier inimitable. S'il
a été quelque part original, c'est certainement dans le
poème sur les femmes, qui ouvre à la poésie iambique,
dès le début, une veine nouvelle et féconde.
Nous n'avons pas à revenir ici sur les poésies iambiques
de Solon, qui se placent par leur date après celles de
Simonide, mais dont il a été question dans un autre
chapitre. Bornons-nous à rappeler, pour Fixer dans ses
principaux traits l'évolution du genre iambique, que les
iainbcs de Solon ne sont tout h fait analogues ni à ceux
d' Archiloque ni à ceux de Simonide : ils s'éloignent des
premiers par l'absence de toute satire virulente et des
seconds par leur caractère personnel ; ce sont des mé-
moires politiques, des conPidences d'homme d'Etat, et non
des spéculations générales de poète moraliste et satiri-
que.
Hipponax et Ananios ferment la série des poètes iam-
biques antérieurs à la période attique.
i. PseudoL, 2.
HIPPONAX 197
HippoDax était né à Ephèse. D'après les témoignages
les plus dignes de foi, il vivait à la fin du vi® siècle *.
Chassé d'Ephèse, suivant Suidas, par deux personnages
qui s'étaient emparés de la tyrannie, il vécut à Clazo-
mènes. C*est à Hipponax qu'on attribue dordinaire Tin-
venlion du vers iambique scazon ou choliambe; d'au-
tres cependant l'attribuaient à Ânanios ^. Quoi qu'il en
soit, ce sont les choliambes qui dominent parmi les
fragments assez nombreux (une centaine environ) qui
nous restent d'Hipponax; on y trouve aussi des iambi-
ques trimètres, des tétramètres trochaïques, et d'autres
sortes de vers encore, mais le choliambe avait été cer-
tainement le mètre préféré d'Hipponax. Ce rythme boi-
teux, inélégant, essentiellement trivial et populaire, coti-
yenait à merveille à la nature de son inspiration. Par là,
Hipponax tient une place un peu à part dans la littéra-
ture grecque; car le choliambe y a été peu cultivé : il faut
descendre jusqu'à l'âge érudit des Alexandrins pour le
voir pleinement remis en honneur. L'âge classique aime
le rire, mais il veut plus d'élégance et de grâce : Hipponax
se contente d'une verve un peu grosse. Sa poésie, comme
celle d'Archiloque, était satirique et personnelle, mais
sans la finesse brillante de celle-ci. Un habile connais*
seur, l'auteur du Traité de tÉ locution^ Démétrius, par-
lant de certaines choses gracieuses par elles-mêmes (les
roses, les nymphes, l'hyménée), dit qu'elles le seraient
encore dans la bouche même d'un Hipponax ^ ; on ne
saurait dire plus clairement à quel point celui-ci était
d'ordinaire trivial et rude. Il était, dit-on, petit et contre-
1. Pline, Hist. NaL, XXXVI, 5; Proclus, Chrestom. 7 (Westphal,
Script, metr., p. 243). Cf. Marm, Par,, 57. L'auteur du De MuHoaifi, 6)
combat Terreur de ceux qui plaçaient Hipponax au temps de Terr
pandre (probablement pour le mettre en relation avec Archiloque).
2. Héphestion, Manuel, c. 5 (p. 83).
3. Démétrius, Éloc,, 132.
198 CHAPITRE IV. — POÉSIE lAMBIQUE
fait* ^; de plus il était pauvre ' : on s'explique sa
méchante humeur, qui pourtant n'excluait pas une cer-
taine gaîté.
Il attaque beaucoup de monde. Il avait commencé, dit-
on, par ses parents ^ Il s'en prit ensuite à deux
* sculpteurs, Bupalos et Âthénis, qu'il accusait d^avoir fait
de lui un portrait injurieux *. On trouve encore dans ses
vers une demi-douzaine de noms propres, parmi lesquels
celui d'un peintre, Mimnès, dont il raille un tableau K
Ailleurs il parodie un poète épique ^. Hipponax appar-
tient à un temps où les questions de littérature et d'art
tiennent déjà dans la vie une grande place. Il est malheu-
reusement difficile d'apprécier exactement son talent
d'après les fragments si courts qui nous restent. Ce
qu'on y voit de plus clair, c'est un certain goût de
réalisme qui fait qu'Athénée, par exemple, l'a plusieurs
fois cité pour des termes de cuisine. En général, Hippo-
nax abonde en mots rares, en YXûa<7ai citées par les
lexicologues; non que ces mots fussent rares de son
temps, mais c'étaient des termes techniques, des mots
du langage local et populaire, plus ou moins inconnus
et oubliés des lettrés d'une époque postérieure. Tout cela,
en somme, a pour nous peu d'intérêt.
Quant à Ananios (appelé aussi Ananias ^), ce n'est
plus guère qu*uu nom. Il vivait avant Ëpicharme , qui
l'avait cité % et probablement après Hipponax, car ses
i. Élien, Hist, var.^ X, 6.
2. Fragm. 18. 19, 20.
3. Léonidas de Tarente, dans TAnthologie Palatine (VII, 408) : àxal
* Toxicdv xaraSauÇaç.
4. SuidaSp 7. 'Iincc^vaÇ. Cf. fragm. 13.
5. Fragm. 49.
6. Fragm. 85.
7. Schol. Aristoph., Grenouilles, v. 674.
8. AUiénôe, VII, p. 282 B.
ANANIOS 199
vers choliambiques se terminent parfois par deux spon-
dées au lieu d'un, ce qui semble une manière d'enchérir
sur l'inventeur du choliambe. Mais nous ne savons ni le
nom de sa patrie ni ce qu'il avait fait au juste. Le plus
long des cinq fragments qui nous restent de ses œuvres
est une énumération de poissons, de gibiers et de viandes
qu'Athénée n'a pas manqué de recueillir, mais qui ne
peut que nous laisser assez indifférents.
La poésie iambique, négligée comme genre distinct
pendant la période attique, ne reparaît désormais que de
loin en loin et n'a laissé que de rares débris.
CHAPITRE V
LA CHANSON
BtBtIoaRAPHlX
Pour les éditions générales des poètes lyriques, voir la bi-
bliographie du chapitre III.
Les fragments d'Alcée et de Sappho ont été publiés par
Ahrens dans son ouvrage, De grœcsB linguœ dialectts (tome I,
appendice), i839.
En fait d'éditions particulières, il sufQt de donner un sou-
venir à la jolie édition d'Anacréon et des poèmes anacréonti-
ques publiée par Boissonade en i823 (Anacreontis reliquix, etc.,
Paris, Lefévre).
SOMMAIRE
I. L'ode légère ou chanson. Définition; origines et développement ul-
térieur; caractères techniques (exécution musicale, mètres, stro-
phes, style et dialecte); les variétés principales de la chanson (le
scolie). — IL Les poètes. { l. Alcée, Sappho ; { 2. Anacréon.
I
L'élégie, avec son mètre si voisin du vers épique et son
accompagnement musical très simple, Tiambe, avec son
LÀ CHANSON SOI
développement métrique ordinairement continu et sa dé-
clamation mélodramatique, no sont par la forme qu'une
sorte de demi-lyrisme. L'inspiration, dans ces deux gen-
res, est d'ailleurs très exactement en harmonie avec la
forme : l'élégie est trop oratoire et Tiambe trop souvent
agressif pour être d'essence tout à fait lyrique. On com-
prend que Tun et l'autre aient Qni par se détacher de la
musique. L'émotion toute pure, l'imagination entièrement
libre, la pensée débarrassée du souci de conclure et d'a-
gir, voilà la vraie substance de la poésie musicale, c'est-
à-dire du lyrisme proprement dit. L'ode légère (ou, en
d'autres termes, la chanson) en est une des formes les
plus naturelles, les plus vives et les plus souples. En
'Grèce, comme partout, elle chante avant tout Tamour,
puis le vin. Parfois aussi, dans le trouble des révolutions
qui bouleversent la cité, elle exprime les passions poli-
tiques dont les âmes sont agitées.
Sous deux au moins de ces formes, chanson d'amour
et chanson de table, l'ode légère était certainement aussi
ancienne que la race grecque : Tamour et le vin sont en
tous pays deux des thèmes favoris de l'inspiration po-
pulaire. Mais c'est seulement avec Terpandre qu'elle en-
tra dans la littérature proprement dite, s'il est vrai que
ce poète, comme on le rapporte, ait composé des scolies,
c'est-à-dire des chansons de table *. On sait que Terpan-
dre, devenu Spartiate par adoption, était Lesbien de nais-
sance. C'est l'ile de Lesbos qui a été la vraie patrie de la
chanson lyrique. Les premiers maîtres de cette sorte de
lyrisme sont des Lesbicns, Âlcée et Sappho, qui arrivent
d'emblée à la perfection du genre. Après eux, un Ionien,
Anacréon, les imite et rivalise avec eux. Mais le reste de
la Grèce reste plus ou moins étranger à ce genre, et l'Io-
1. Plutarque, Dé Bim,, c. XXVIII. Cf. plus haut, p« 61.
202 CHAPITRE V. ^ LA CHANSON
nie elle-môme n'y arrive qu'avec Anacréon. Il y a certai-
nement dans ce fait autre chose qu'un hasard. La gravité
dorienne s'accommodait mal de cette poésie légère et pas-
sionnée. Quant à l'Ionie, elle avait eu de bonne heure
riambe et l'élégie, qui lui suffisaient : sous ces deux for-
mes, elle avait exprimé des sentiments analogues à ceux
de la chanson, mais avec une nuance ou de généralité
philosophique ou de raillerie maligne qui allait bien à la
nature de son esprit; quand elle se servit à son tour de
la chanson, ce fut pour y porter un ton de badinage élé-
gant et mondain qui tenait sans doute en partie aux cir-
constances ainsi qu'au génie propre d'Ânacréon, mais où
le caractère ionien n'est pas sans avoir laissé sa trace.
Il était naturel que l'ode amoureuse arriv&t pour la pre-
mière fois à la perfection dans cette tle éolienne de Les-
bos, célèbre par ses citharèdes, étrangère à Tiambe et à
Télégie, et dont la population, moins longuement civili-
sée que celle de l'Ionie, était à la fois plus ardente et
plus naïvement sensuelle. Après les poètes de Lesbos et
Anacréon, l'ode légère subit une longue éclipse : sauf le
scolie, toujours cultivé (mais avec des transformations
notables), ce genre de poésie lyrique ne produit plus d'œu-
vres marquantes. Ce n'est pas sans doute que la Grèce
ait cessé de chanter le plaisir; mais trop d'autres gen-
res littéraires, mieux appropriés à une civilisation plus
complexe et plus agissante, attiraient alors les esprits.
A défaut de la naïveté lesbienne, il fallut, pour remettre
en honneur cette forme de poésie, la curiosité savante et
les studieux loisirs d'Alexandrie, en attendant que l'art
des Romains s'essay&t à la faire revivre en langue la-
tine.
Les caractères techniques qui distinguaient l'ode lé-
gère des autres formes du lyrisme sont faciles à déter-
miner.
D*abordy à la différence de l'élégie et de Tiambe» cotte
AGGOMPAQNEMENT MUSICAL 203
Dde est véritablement chantée, dans toute la force du
terme ^ L'instrument qui accompagne la voix du chan-
teur est d'ordinaire le barbitos, dont on attribuait l'in-
vention tantôt à Alcéo', tantôt à Terpandre', ce qui veut
dire que c'était Tinstrument national des Éoliens de Les-
bos *. Anacréon, à qui l'on en rapportait aussi quelque-
fois l'invention S l'avait simplement emprunté à ses
maîtres, les Lcsbiens. Il est encore souvent question
de la magadis et de la peclis de Lesbos. On discutait
déjà dans l'antiquité sur la nature exacte de ces instru-
ments, qui semblent être tombés d'assez bonne heure
dans Toubli . D'après le témoignage autorisé d'Âris-
toxène, ces deux noms désignaient une seule et môme
chose ^ C'était un instrument à cordes dont on jouait
sans plectre, avec la main ^ Le barbitos, au contraire,
se jouait avec un plectre. Mais le barbitos et la pectis
(ou magadis) étaient évidemment très semblables. Sui-
vant Pindare S la pectis était d'origine lydienne , et
c'est en l'entendant résonner dans les banquets des
Lydiens que Terpandre inventa le barbitos. 11 est plus
que probable que les mots pectis^ magadis et barbitos
se prenaient poétiquement l'un pour l'autre, comme ceux
de cithare, de phorminx et de lyre, et que lorsqu'un de
ces noms apparaît dans les fragments des poètes les-
biens, c'est toujours du barbitos qu'il est question •. —
\ . Sur la chanson ôolienne, ôtudiée au point de vue musical et
technique, cf. Gevaert, op. cit,, t. II, 2* p., p. 393-404.
2. Horace, Odes, î, 32, 4.
3. Pindare, dans Athénée XIV, p. 635, D.
4. Lesboum barbiton, dit Horace, Carm,, I, 1, 34.
5. Athénée, IV, p. 175, E.
6. Dans Athénéo, XIV, p. 635, E.
7. Id., ibid., p. 635, B.
8. Dans Athénée, ibid., D.
9. Anacréou parle de sa magadis (fragm. 18) et de sa pectis (fragm.
17) ; Sappho parle de sa chelys (tortue) : c'est l'expression la plus
générale.
204 CHAPITRE V. — LA CHANSON
Le caractère général de ces instruments, quelles qu'aient
pu en être les différences secondaires, est frappant : ce
sont des instruments qui ont beaucoup de cordes, qui peu-
vent par conséquent monter très haut et descendre très
bas. La magadis d'Anacréon a vingt cordes K Le barbi-
tos en a « beaucoup », suivant Théocrite ^ Tantôt il est
question de leurs sons aigus, tantôt de leurs sons pareils
à ceux d'une corne ^ Avec ces instruments, on pouvait
accompagner la voix des chanteurs à un intervalle d'une
octave, d'où résultait, suivant Âristote ^, un effet d'anti-
phonie très puissant et très expressif. Ces instruments à
cordes nombreuses étaient, comme on voit, assez différents
de la cithare, et bien plus émouvants. Quelques érudits
de l'antiquité s'étonnaient devoir des instruments pareils
usités à Lesbos à une date si ancienne; cela dérangeait
évidemment les théories courantes de leur temps sur la
simplicité de la musique primitive; mais d'autres, mieux
avisés, répondaient que l'emploi de ces instruments re-
montait à la plus haute antiquité ^ — Si les instruments
à cordes avaient fait à Lesbos beaucoup do progrès, la
flûte au contraire semble n'y avoir tenu qu'un rôle secon-
daire et exceptionnel. Cela vient certainement de ce que
la poésie lesbienne était avant tout monodique, c'est-à-dire
chantée par une seule voix, celle du poète lui-même, qui
s'accompagnait avec lebarbitoset n'aurait pu le faire avec
la flûte. La flûte est plutôt l'instrument de la poésie cho*
i. Fragm. 18. Un passage de Télestes (dans Athénée, XIV, p. 637, A)
semble donnera la magadis cinq cordes seulement; mais le passage
est obscur.
2. Théocrite, XVI, 45 (Pap6iTov noXy^op^^')-
3. *OÇu?cavoic TTTixTÎScov 4;aX|xotc« dit Télestes (dans Athénée, XIV,
p. 625, F); le même poète (ibid.y p. 637, A) appelle la magadjs ittpott6-
9(i>voc. Cf. Horace, Sat. I, 6, 43.
4. ProbL XIX, 39.
5. Athénée, XIV. p. 635, F.
MÉTR&S 305
raie. L'ode légère, à la différence du lyrisme d'apparat,
n'a pas recours ordinairement à un chœur.
Elle emploie des mètres plus variés, plus musicaux que
ceux de l'élégie et de Tiambe, el elle aime à en former
des strophes ou des systèmes. Par là elle est plus lyri-
que; car la variété du mètre implique une variété cor-
respondante du rythme musical, et l'emploi de la strophe
ou du système permet à la phrase mélodique de se déve-
lopper avec plus d'ampleur et de fermeté. Cependant cette
variété métrique s'enferme encore dans des limites assez
étroites, et la strophe lesbienne reste toujours bien loin
de ce que sera un peu plus tard la grande strophe do-
rienne des Simonide et des Pindare.
Les mètres lesbiens sont de plusieurs sortes. On trouve
dans les fragments d*Alcée, par exemple, un tétramètre
iambique ^ On y trouve aussi des ioniques mineurs^;
nous savons qu'il s'en était beaucoup servi ^ L'ioni-
que majeur n'était pas moins fréquent chez Sappho *.
Mais la forme tout à fait dominante et caractéristique de
cette poésie, c'est le groupe des mètres appelés par les
anciens logaédiques ', et dont le trait essentiel consiste
dans le mélange intime des dactyles et des trochées : ces
pieds de genres différents ne sont plus simplement rap-
prochés les uns des autres (comme il arrivait dans cer-
tains vers d'Ârchiloque) par l'association d'un membre
dactylique avec un membre trochaïque; c'est dans le
même membre que dactyles et trochées sont réunis. Il
est d'ailleurs très vraisemblable que ces deux sortes de
pieds étaient ramenés par un moyen quelconque à la
1. Fragm. 56.
2. Fragm. 59, et peut-être (selon Flach) (M>» 61.
3. Héphestion, p. 72.
4. Héphestion, p. 69.
5. AoTOoiStxà iitlrpa (HéphesUon* p. 46).
«06 CHAPITRE V. — LA CHANSON
même durée : le dactyle, selon toute apparence» n'y comp-
tait que pour trois temps, soit que les deux brèves n'y
eussent que la valeur d'une brève ordinaire, soit par tout
autre procédé ^
Le rythme logaédique donnait naissance à plusieurs
sortes de mètres, selon le nombre et l'arrangement des
dactyles et des trochées ainsi mis ensemble ^. Mais le
mètre le plus ordinaire, celui qui» avec de légères modi-
Gcations, forme le fond de la strophe alcaïque et de la
9trophe saphique, c'est un mètre logaédique où le dactyle
est enclavé entre deux dipodies trochaïques.
Il serait fort intéressant de savoir ce que signifie au
juste ce mot logaédique^ et quelle en est la date. Un
scholiaste de basse époque l'explique en disant que le
dactyle, dans ce genre de mètres, était plus chantant, et
le trochée plus voisin de la prose (Xoyo;, «oiSy)) ^. L'ex-
plication n'est guère satisfaisante en soi et ne nous ap-
prend pas grand'chose sur le caractère du rythme en
question. Sur le sens exact du terme, il faut renoncer à
toute certitude; mais, quel que soit le fait précis qui a
donné naissance à cette appellation, il est aisé de voir
que ce dactyle vif et rapide (un dactyle à trois temps
sans doute), mêlé à des trochées, devait donner à tout le
mètre beaucoup d'élan et de légèreté ^.
1. Déterminer la vraie mesure rythmique de ce dactyle estuu des
nombreux problèmes insolubles de la métrique grecque. Toutes les
hypothèses (et il y en a beaucoup) sont forcément arbitraires. La plu-
part sont en outre fort compliquées. On en trouvera le détail dans
les ouvrages de métrique.
2. On peut croire que les vers dits asclépiades, dans lesquels un,
deux ou trois choriambes apparents sont précédés d'un trochée et
suivis d'une dipodie trochaïque, ne sont, au point de vue du rythme
vrai, qu'une forme logaédique.
3. Schol. d'Héphestion, p. 163 (dans les Scriptores metrid de Wasi-
phal).
4. Un autre trait, assez singulier, des mètres logaédlques-est qae
STROPILES 207
Ces mètres s'ordonnaient soit en systèmes, soit en
strophes. On sait que, dans un système^ selon l'appella-
tion technique des grammairiens» tous les vers sont sem-
blables entre eux, tandis que la strophe réunit des mètres
différents. Strophes et systèmes, dans l'ode légère, sont
fort simples. Dans les groupes systématiques de Sappho,
les vers vont très souvent deux par deux^ La strophe du
lyrisme d'apparat, parfois fort longue et toujours assez
complexe dans sa structure, change avec chaque poème ;
Tode lesbienne, au contraire, se contente d'une strophe
courte, élémentaire, et qui se ramène aisément à un
petit nombre de types invariables.
Les deux principaux de ces types sont connus sous
les noms de strophe alcaïque et de strophe saphique. Ces
deux formes de strophes sont la création la plus frap-
pante des Éoliens, et celle à laquelle les noms d'Âlcée
et de Sappho méritaient le mieux de rester attachés ; le
lyrisme de Lesbos y avait mis toutes ses grâces. Toutes
deux sont formées de quatre vers. Sur ces quatre vers,
trois, dans la strophe saphique, sont semblables : ils se
composent d'un dactyle compris entre deux dipodies tro-
les trochées qui précédaient le dactyle central avaient une sorte
d'instabilité surprenante : le premier pied pouvait y devenir presque
arbitrairement un iambe, un spondée, ou deux brèves. Il est diffi-
cile de rendre raison de ce fait. Cependant, si l'on songe qu'en gé-
néral, dans les mètres grecs, la forme métrique est d'autant plus
pure et plus sévèrement normale qu'elle coïncide davantage avec une
forte intonation, on peut en conclure que, dans le mètre logaédique,
c'est le dactyle qui formait, pour ainsi dire, le point lumineux du
vers, et que le début en était comme obscurci par un débit plus sourd
et plus égal. Ne serait-ce pas cette alternative frappante d'un chant
d'abord voisin de la simple récitation, puis rebondissant avec force
sur le dactyle, qui aurait fait donner à ces mètres le nom de logaé-
dique ? Quoi qu'il en soit» le fait même de ce contraste est très pro-
bable, et il devait bien convenir à l'expression des sentiments pas-
sionnés.
1. Uéphestion, p. 115.
a08 CHAPITRE V. — LA CHANSON
ohaïques complètes, si bien que le mètre commence sur
un temps fort et finit sur un temps faible; le quatrième
vers, parfois rattaché au précédent, se compose de deux
pieds seulement, un dactyle et un trochée, qui ferment
la strophe sur une cadence molle et comme féminine ^ La
strophe alcaïque est un peu plus compliquée et d'un carac-
tère différent. Les deux premiers vers sont presque pareils
à ceux de la strophe saphique,mais le mètre commence sur
un temps faible et finit sur un temps fort, ce qui donne au
rythme de Ténergie; le troisième vers, formé de trois
dipodies iambiques incomplètes, a le même caractère de
force, et Tensemble s'adoucit par le rythme dactylo-
trochaïquedu dernier vers^. En somme, la strophe al-
caïque a plus de vigueur, la strophe saphique a plus
de grâce; Tune est plus virile, l'autre plus féminine.
Il était naturel que la première fût préférée par Âlcée et la
seconde par Sappho. De là les noms qu'on leur a donnés,
et qui attestent plutôt l'habitude des deux poètes qu'un
usage tout à fait exclusif ou qu'un droit formol de prio-
rite. Sappho a écrit des strophes alcaîques et Âlcée des
strophes saphiques. Il n'est même pas sûr que les stro-
phes saphiques de celui-ci no soient pas antérieures à
celles de sa rivale.
Quoi qu'il en soit, l'invention de ces deux formes
1. Exemple de strophe saphique :
noixi>66pov' àOccvaT* 'A^poStra,
icat A{oc, 8oX6icXoxe« \iwo\iati ae
icirvia, Oû(&ov.
2. Exemple de strophe alcaïque :
*ûvaaa' 'A6avaa icoXepiaSixoc,
à icoi KopcDvi^ac iicl icfoeuv
va*j(i) icdcpoiOev àiifiSatvtic»
KcDpaXici) icoTa|Ui> icap' é^x^at^.
S'ÇROPHÇS 9t^
ry^hniîqi^^s porta d'ecribléo. à 1% Rçjffeçtiç^ 1q gftftçç ^,
l*ode légère . Chac\inç[ des deqx ^tropjiçs éta^( çMç-
maate. Plus ample qi^e le distique élégiaque, pt^^is
formée de vers plus courts, çt paç cofl^équeqt pitus ç^qu-
ple et plus variée, elle convenait à merveille h ift ch^n*
soi^ : elle avait, à la fois dq la grâce et. 4q )a ferme.^^;
elle était pe^rfaitement élégai^te. Ls^ pensée d'aj^ui^^
soutenue par la strophe, n'y était ps^s prisonnière : çllg
pouvait, comme toujours en Grèce, e.qjamber d'une strp?
phe sur l'autre; mais elle aimait à s'arrêter sur ^a
cadence des derniers vers ej. ne cherchait pçw d'ordiqft^r©
à se répandre plus librement. Le moule était à la mesuf'e
d'une émotion vive et naturelle, majs i^qn ^lagnitique e\
grandiloquente. Même quand les progrès 4vi lyrisme (Jl'api-
parat eurent conduit l'ampleur de la grande strophe
chorale jusqu'au dernier terme, la courte strophe 4^8
Lesbiens ne sembla jamais surap^ép, : elle rest(a |a forqie.
naturelle de l/od.e légère, le cadre délicat 4çs Qhgi[^ls
consacrés à l'amour et au plaisir, et elle fu( le p(io4è}e
préféré d'Horace et des Latins.
Après Alcée et Sappho, Anacréon, leur disciple, QJout^
de nouvelles formes rythmiques au trésor antérieur.
Les principales de ses créations se rattachent à Iç^ ppésie
logaédique ; nous en parlerons plus ^pin. Disons seule-
ment tout de suite que chez Anacréon, comme c|iez
ses maîtres et devanciers, l'ode légère gc^fde en général
dans sa structure rythmique le même caractère de brj^-
veté, de simplicité élégante qu'elle avait 4ès le d^but; ^1
arrive même parfois qu'elle l'exagère, et qu'elle ^^çnlfi)
par une sorte de raffinement, au delà des deux Ijpg?
rythmiques que nous venons 4*^tudier: c'est ftiflsj flH^Ue
emploie volontiers des systèmçi^ coptii^lVis 4? Çi^iples
cola très courts, sans aucune différence entre les vers
ainsi réunis.
Le dialecte, dans ce genr^ de poèmes» est celui même
Hist. de U Litt. grecque. — T. II. 14
âlO CHAPITRE V. — LA CHANSON
du pays auquel appartient le poète : Alcée et Sappbo
chautent en éolien, Anacréon en ionien.
Quant au style, la seule chose qu'on puisse en dire
d'une manière générale, c'est qu'il est parfaitement sin-
cère, et qu'ayant à exprimer des sentiments variés, il
use avec une liberté hardie de toutes les ressources que la
tradition poétique grecque met à sa disposition : tantôt
simple, naïf, presque populaire ; tantôt éclatant, plein
de ces épithètes composées qui renferment dans un seul
mot plusieurs images ; ou d'une élégance exquise, tout
éclairée de beaux mots épiques, ou encore d'une fran-
chise, d'une vigueur, d'une éloquence poignantes. Bref,
il prend toutes les allures, plus encore que dans l'iambe
et dans l'élégie.
Les Grecs distinguaient dans la poésie légère plusieurs
variétés, d'après la différence des occasions ou des sujets :
chants d'amour (^pcdruca), chants de table (ouitieortxay
KCLfoma, }fShi)j chants politiques (oraaibinxa). Cette divi-
sion est simple et juste, mais elle n'implique pas de dif-
férences bien tranchées dans la technique des poèmes
qui se rapportaient à l'un ou à l'autre de ces groupes :
c'est une classification plutôt rationnelle et littéraire que
traditionnelle et technique. Aussi n'avons-nous pas
grand'chose à ajouter sur chacune de ces subdivisions,
qui ne constituent pas des genres à proprement parler.
Rappelons cependant que l'ode amoureuse avait sus-
cité un mode musical nouveau, le mixolydien^ dont on
attribuait quelquefois l'invention à Sappbo, et qui passa
ensuite dans la tragédie : le caractère en était très pas-
sionné ^ Notons aussi que cette sorte de chanson est
souvent désignée par le mot cômos (xo^ijuo;). Alcée disait :
« Reçois mon cômos, reçois-le, je t'en prie, je t'en sup-
L Aristoxène, dans Plutarque, Dé Muâica, c. 16.
SGOLIE 211
plie ^ I >» Hermésianax, à son tour, parlant des préten-
dues amours d'Alcée pour Sappho, disait de la même
façon : « Quels cômos ne lui offrit-il pas ^1 » Le mot se
trouve employé encore pareillement dans Anacréon '.
C'était donc une locution consacrée. Or on sait que le
cômos était proprement la partie Gnale du repas» celle
oi!^ Ion buvait parmi les chants et les danses, et que, par
extension, ce mot a également signifié soit ces chants et
ces danses, soit la troupe qui les exécutait ^. Quand Alcée
ou Anacréon parlent du cômos qu'ils offrent à une jeune
fille aimée d'eux, s*agit-il d*un chœur qu'ils mènent à sa
porte et qui lui donne une sorte de sérénade ? ou bien la
jeune fille, presque toujours une hétaïre, est-elle présente
au festin lui-môme ? Dans tous les cas, si ces chansons
d'amour n'ont pas d'ordinaire la discrétion et l'intimité
qu'un moderne s'attendrait peut-être à y trouver, c'est
qu'elles se rattachent, au moins par leur origine, à la
joie bruyante d'une « buverie ».
Quant à la chanson politique, elle remplaçait à Lesbos
l'iambe et Télégie : c'est la forme éolienne de la même
inspiration.
Les chants de table, enfin, n'appelleraient aucune ob-
servation particulière si le nom même sons lequel un cer-
tain nombre d'entre eux sont souvent désignés, le nom de
scolie^ ('jxoXiov), ne soulevait un problème assez obscur.
Tandis que les autres mots grecs cités plus haut sont des
adjectifs usuels et clairs qui dénotent une classification
récente, ce mot de scolicy au contraire, trahit par son
1. Fragm. 56.
2. Dans Athénée, p. 598, B.
3. Fragm. 11 : 'Epieo-o-av — i|/dtXX(i> irqxT^Sa t^ çCXt) xoifid^Cov icaT8l ASp^.
4. Pindare aussi appelle quelqnofois ses odes triomphales des
x(ô|io( ; cela tient à ce qae l'ode triomphale se chantait souyent à la
fin d*an banquet (d'où le nom technique iY^cÂpicov).
5. Sx6Xtov platôt que (ncoX(6v. — Sur le scolie, cf. Engelbrecht,
De Scoliorum poesi^ Vienne, 1882. Gf. aussi Flach, p. 470.
2^2 CHAPITRE V. — LA CHANSON
obscurité une origine ancienne et populaire. SxoXioç
veut dire « tortueux » ou « oblique ^ » En quoi les poè-
mes ainsi appelés méritaient-ils leur nom ? Les anciens
l'ont expliqué de plusieurs manières, mais toutes ces
explications sont évidemment conjecturales, et quelques-
unes sont ridicules^. Ce qui obscurcit encore le problème,
c*est que le scolie a beaucoup changé suivant les épo-
ques. Un scolie de Pindare était tout autre chose qu'un
scolie d'Alcée ou de Terpandre. lien a été du scolie comme
de tant d'autres genres lyriques, le nome, par exem-
ple, rhyporchème, le dithyrambe, qui se sont peu à peu
transformés au point de devenir méconnaissables. Mono-
diqueavec Alcée,le scolie devient choral avec Bacchylide
et avec Pindare : du même coup, il cesse d'être person-
nel et familier pour se rapprocher du lyrisme d'apparat;
malgré l'identité du nom, ce sont là deux genres dis-
tincts ; le mot persiste, comme il arrive si souvent, plus
longtemps que la chose. Plus tard, à Athènes, nouveau
changement : on chante dans les festins, sous prétexte
4e scolie, des morceaux empruntés à d'anciens poètes,
tragiques ou autres, et que les convives recousent lant
bien que mal l'un à l'autre selon le caprice de leur
mémoire ^ Au milieu de ces transformations, il est dif-
4. Malgré la différence d'accentuation, les deux mots (ntiXiov et
ffxoXi6c sont évidemment identiques: la place de Taccent dans <xx6Xtov
doit tenir à une influence éolienne. Les Grecs eux-mêmes paraissent
avoir dit indifféremment tantôt <rx6Xi«, tantôt <rxoXià ttéXTi (Aristote,
PoUL, III, 14, p. 1285, A, 38).
2. On voit dans V Etymologicum magnum (718, 35) que Didyme avait
proposé plusieurs étymologies sans s'arrêter à aucune. Cf. Suidas,
SxoXtiv ; Hésychius, SxoXtov et Tfjv èittSe^iav ; Eustathe, ad Odyss.^
p. 1574, 11; Proclus, Chrestom., p. 246 (Westphal) ; Athénée, X,
p. 427, D, et surtout XV, 693-695 (passage classique). En désespoir
de cause, M. Flach, fidèle à son habitude de se tourner toujours vers
rOrient, serait disposé à chercher l'origine du mot et de la chose en
Lydie (p. 207). Pourquoi?
3. C'est du moins ce qu'on a cru voir dans Athénée, en comparant
X, 427, D, avec XV, 694, A-B.
SGOLIE 313
ficile de saisir le trait essentiel et spécifique du scolie ^
Cependant, certains témoignages insistent sur le carac-
tère de simplicité de cette sorte de chants ^, et les sco-
lies attiques qui nous ont été conservés par Athénée
sont en effet très simples et très populaires ^. On parle
aussi des plaisanteries qui abondaient dans le scolie^. Ces
traits, à vrai dire, sont peu caractéristiques. En existait-
il de plus particuliers? II est quelquefois question d'une
branche de myrte que les chanteurs se passaient de lun
à Tautre et qui remplaçait le barbitos absent \ Mais le
barbitos n'était pas toujours absent, et cet emploi de la
branche de myrte est suspect *. Le plus probable est que
le mot <7x6Xiov (quelle qu'en soit d'ailleurs la significa-
tion précise), servit d'abord à désigner la variété éolienne
du chant de table. L'origine éolienne du scolie est établie
par la tradition (qui le fait remonter à Terpandre), par
l'usage du barbitos, et sans doute aussi par l'accentuation
même du mot ocôXiov. Cette espèce de chant de table avait
peut-être à l'origine ce caractère particulier d'être exé-
cuté non par un chœur chantant à l'unisson, mais par
i. La description rVOifriod Mulh>r (t. II, p. 131 de la trad. fr.) est
loin d'être satisfaisante. Il y voit un chant exécuté par « un seul dès
convives, versé dans la musique et la poésie », avec « certaines li-
bertés et irrégularités qui facilitaient l'improvisation » ; d'oison
nom. Mais le second point est douteux, et le premier (qui n'est pas
toujours vrai) no suffit pas à distinguer le scolie de tout autre Chant
monodique.
2. Athénée. XV, p. 693, F, et 694, A-B ; Proclus, Chreatom., p. 246
(Westphal).
3. Athénée. XV, p. 694 et suîv.
4. Proclus, loû. cit.
5. Schol. Plat., (^rg., 451 , E ; Suidas, v. Sxo>t6v; HésychittS, v.
Tt|v èiriSîÇiâv.
6. Dans le scolie en l'honneur d'IIarmodlos et d'Aristogiton (Athé-
née, XV, p. 69:), A), il est question d'une branche de myrte (èv
|ir5pTou xXaîi TÔ Pt;joç çopi^Tw), mais non de son emploi en guise de bar-
bitos : ce n'est peut-ôtro là qu'une manière poétique de désigner la
couronne de myrte des convives.
214 CHAPITRE V. — LA CHANSON
une série de chanteurs improvisant à tour de rôle cha-
cun un vers (comme il arrive aujourd'hui encore dans
certaines espèces de chansons populaires *) et se succédant
soit d'après leur place à table, soit dans un ordre plus
capricieux qui pût motiver ce nom de oxoXtov. Mais les
modifications subies peu à peu par le scolie et sa
diffusion dans le monde grec firent promptement perdre
de vue ce qui sans doute à l'origine le distinguait
de tout aulre chant de table, sauf peut-être une certaine
simplicité dont le souvenir persista, et l'emploi des mè-
tres lesbiens, par où il continua do se distinguer des
chants analogues d'origine ionienne, écrits habituelle-
ment en distiques élégiaques. Bref, pour les Grecs du
y® siècle déjà, comme pour nous, le scolie n'était plus
que la chanson de table franchement lyrique, par oppo-
sition à la chanson de table élégiaque ; et quant aux
explications qu'on donna plus tard du mot axoXioy, c'étaient
des hypothèses étyinologiques suggérées par le mot lui-
même, mais sans aucun rapport certain avec les origines
vraies du genre ^.
D'autres genres lyriques que l'ode amoureuse et la
chanson de table furent cultivés à Lesbos. Alcée et Sap-
pho firent soit des hymnes, soit des hyménées dont il
nous reste des fragments. Mais, de même qu'en pays
dorien le scolie devait se rapprocher de l'ode d'apparat,
de même, à Lesbos, le lyrisme d'apparat ou semi-reli-
1. Cf. H. de la Villemarqué, Darzaz Breiz, p. 396, et J. Tiersot,
Histoire de la chanson populaire en France ^ p. 253.
2. Ajoutons seulement que, dans les scolies athéniens dont parle
Athénée, l'usage de chanter k tour de rôle et séparément , que nous
avons indiqué comme étant peut-être primitif, se retrouve encore
fidèlement conservé. Il n'en était pas de même assurément dans les
scolies de Pindaro. Mais, pour le scolie comme pour d'autres genres,
à côté de la forme savante et perfectionnée, une certaine trace de la
forme primitive et populaire a pu survivre dans une variété parti-
culière du genre.
ÉCOLES LYRIQUES 21!^
gieux prit quelque chose de l'ode légère : il se fit plus
simple, plus populaire que partout ailleurs.
Un dernier point reste à noter : Tode légère, à la dif-
férence de riambe et de Télégie, produisit de véritables
écoles lyriques. Les poètes élégiaques, accompagnés par
des flûtistes de profession, n'étaient en général que
poètes, et le devenaient par la seule vertu de leur génie
propre. L*iambe déjà, quand il ne s'en tenait pas à la
récitation mélodramatique, exigeait du poète un appren-
tissage musical plus compliqué : Archiloque fut certai-
nement un grand musicien; mais les successeurs d'Ar-
chiloque se réduisirent presque aussitôt h la poé-
sie pure, en laissant la musique de côté; il n'y eut
donc jamais de tradition musicale iambique. Il n*en fut
pas de môme pour Tode légère. Là, le chant, Taccompa-
gnement par le barbitos, furent de règle et de coutume
constante; il fallait donc apprendre la musique et le ma-
niement du barbitos pour devenir un poète lyrique en ce
genre. Nous avons vu Terpandre fonder à Lesbos une
véritable école de musiciens. Après Terpandre, Alcée et
Sappho, qui recueillirent la tradition, eurent à leur tour
des disciples; des jeunes gens se groupèrent autour
d eux pour se former à leur exemple. Nous retrouverons
ces habitudes, encore plus fortes et plus constantes, dans
la poésie d'apparat, où la succession des maîtres et des
élèves a été souvent notée avec précision par les anciens.
Arrivons aux poètes de Tode légère. Us forment deux
groupes distincts : d*abord les poètes de Lesbos, ensuite
Anacréon et son école. Les sujets traités sont à peu près
les mêmes, la manière est différente : d*un côté il y a
plus de naïveté, plus de chaleur et plus de passion; de
l'autre plus de finesse peut-être et plus de légèreté
spirituelle.
316 CHAPITRE V. — LA CHANSON
II
§ \, Les poètes lesbiens
Lé premier des poètes de Lesbos est Alcée, né à Mi-
tyiène ^ Le temps de sa vie est déterminé d'une manière
approximative par les événements auxquels il fut mêlé-.
C'est un contemporain de Pittakos ' (qui lui-même était
né vers le milieu du vii® siècle), mais un contemporain plus
jeune, selon toute apparence ^ : il avait probablement
une quarantaine d'années au début du vi^ siècle.
Quelques faits importants de sa vie sont connus, mais
pour se rendre exactement compte de Tordre dans lequel
ils se succédèrent, il faudrait mieux connaître que nous
ne pouvons faire l'histoire intérieure do Mitylène durant
cette période. La famille d'Alcée appartenait à l'aristo-
cratie de sa ville natale. Le poète prit une part active aux
événements politiques de son temps. Des luttes violentes
àu dedans, au dehors une guerre sans cesse renaissante
èontre Athènes pour la possession de Sigéedans la Troadc,
voilà ce qui remplit toute cette époque. Alcée prit part à
1à g\ierrc contre Athènes. Il y perdit son bouclier, comme
Archiloque, et raconta aussitôt l'aventure dans une ode *.
Ceci se passait sans doute dans sa jeunesse, car il semble
qu^ cette guerre ait été suspendue en 612, après que
PiUakos, chef de l'armée lesbienne, eut tué en combat
1. Strabon, XIII, p. 617. Sur Alcée, et. Welcker, Kleine Schrifien,
t. 1. p. 126-147 : Théod. Kock, Alkaos und Sappho, Berlin, 1862.
2. Suidas, y. SaTKpu.
3. Suidas, v. IIiTTaxi; ; Diog. Laërce, I, 79.
4. Là chronique d'Eusébe place son àx{ir, (l'Age d'environ quarante
anft) en 595 (Ol. XLVI, 2), et le marbre de Paros trois ans plu» tard.
On sait d'ailleurs tout ce qu'il y a de vague et de douteux dans ces
indications.
5. Fragm. 32. Le bouclier fut suspendu par les vainqueurs dans
le templa d'Atbôna à Sigée. Cf. Hérodote, Y, 95.
ALGÉE 217
singulier le chef athénien ^ Au dedans, les nobles et le
peuple, comme dans la plupart des cités grecques, étaient
depuis longtemps en lutte ouverte. Ces dissensions ame-
nèrent rétablissement du despotisme; plusieurs tyrans
se succédèrent au pouvoir, et Alcée ne cessa de les com-
battre ^. C'est peut-être alors qu'il fut obligé pour sa
sûreté d'aller en ligypte \ Son frerc Antiménidas, vers
le même temps, guerroyait en Asie, à la solde des rois
de Babylone ^ Cependant Pittakos, avec Taidc du parti
modéré, réussit à expulser les tyrans ^. Mais Alcée,
aristocrate intransigeant, se trouva encore du parti de
l'opposition et fut envoyé en exil. Avec son frère An-
timénidas, il complota le renversement du gouvernement
nouveau. Il ne réussit qu'à faire décerner à Pittakos, avec
le titre (Vœsymnèle, un pouvoir aussi absolu que celui
des tyrans, mais librement accepté du peuple, et expres-
sément destiné à contenir les tentatives des exilés*. On
sait que Pittakos, avec une grandeur d'âme qui rappelle
celle de Solon, résigna volontairement le pouvoir au bout
de dix ans et rendit au peuple la liberté. Alcée rentra-t-il
alors dans sa patrie? C'est probable, mais nous n'en
avons aucune preuve positive. Il résulte d'un de ses vers
qu'il mourut vieux : dans ce passage, il demandait qu'on
versât des parfums « sur sa tète éprouvée par tant de
maux et sur sa poitrine vieillie '. » En deux mots, il résu-
mait d'une manière touchante et vraie toute sa carrière.
1. Strabon, XIII, p. 599 ; Suidas, v. Iltrraxic; Diog. LaSfce, 1, 71.
2. Strabon XIII, p. 617.
3. Fragm. 106 (dans Strabon I, p. 37).
4. Fragm. 33 (dans Iléphestion, 58, et Strabon XIII, p. 617.
'». Strabon. ifnd.\ Suidas, v. IIiTTaxic.
0. Arislote, Polit., ITI, 9 (p. 1285, A-B, Bekker). On place, d'après
Dioj^ène Laërc»*, l'avènement de Pittakos en 590. Cf. Curtius, Hist,
grecque, t. I, p. 446 (Irad. française).
7. Fragm, 42 : x«t xm iroXtw «tt^Ôeo; (dans Plut., Questions de table,
III, 1. 3). Le sens dn mot icoXîto ne parait pas domteax.
218 CHAPITRE V. — LA CHANSON
Au milieu de ces aventures, Alcée trouva le moyen
d'être un grand poète. C'est sa vie même qui Tinspira :
ses amours, ses plaisirs, ses souffrances, ses haines ont
passé dans ses vers. Ses poésies formaient au moins dix
livres K Si nous les avions dans leur intégrité, toute son
histoire serait vraiment sous nos yeux; par malheur, il
ne nous en reste que des fragments (cent cinquante en-
viron), dont beaucoup se réduisent à un mot; nous ne
pouvons plus qu^entrevoir et deviner le poète. Denys
d'Halicarnasse loue chez lui Taudace généreuse et la
brièveté, le mélange de la grâce et de la force, la variété
des Ggures, la clarlé -. Quintilien dit à peu près la môme
chose ^ Tous deux vantent d'une façon particulière ses
chants politiques, dignes du plectre d'or , au dire de
QuintilienS et dans lesquels, suivant Denys, il a merveil-
leusement saisi le ton du sujet, une certaine vigueur ora-
toire qui rappelle la tribune '.
Ces chants formaient certainement une partie capitale
dans l'œuvre d'Alcée : la politique a tenu tant de place
dans sa vie qu'il ne pouvait en être autrement. Les frag-
ments qui nous en restent sont parmi les plus impor-
tants. Ils ne suffisent cependant pas pour nous permettre
d'y voir clairement les qualités qui provoquaient les
éloges précis et chaleureux à la fois des deux critiques
anciens. Pour le fond des choses, Quintilien en loue l'ins-
piration morale {plurimum moribus confert) : cette appré-
1. Athénée, XI, p. 481, A.
2. *AXxatou 6è oTtiTcei t6 (teyaXoirpeiràc xa\ ppax^> '**' ^fi^ }^^hL fietvô-
XéxTfa) xexâxtoTai {Jugements sur les anciens, 8).
3. Quintilien, InsL or., X, 1, 63.
4. In parte operis aureo plectro merito donatur qua tyrannos insec-
tatus multum etiam moribus confert,
5. ... Ka\ Tcpb ÀndtvTcov tb tûv tcoXitixcov icpaYptaTcov ^6oc* itoXXaxoO
YoOv tt tic TO (jiTpov icepiéXoi noXttixV âv rtc svipoc ^T)Topcîav (mss. et
édit. pTjTopixYjv.»» itoXixeiav). Cf. Quintilien : plerumque oratori similis.
ciation pouvait être justiGée en partie par ce que le poète
y disait sans doute du prix de la liberté et des maux causés
par le despotisme:
f.es hommes courageux sont le rempart de la cité ^
Mais ce qui nous frappe aujourd'hui surtout dans le
petit nombre de ces vers, c'est la violence de Tesprit de
parti et Tardeur deTinvective. Strabon, d'ailleurs, en ju-
geait déjà de la même manière : car il parle des insultes
continuelles jetées par Alcée à tous les maîtres de Mity-
lène, au sage Pittakos aussi bien qu'aux tyrans vérita-
bles, quoique le poète lui-môme ne fût pas pur d'entre-
prises analogues ^ La mort du tyran Myrsilos lui arra-
che un cri de joie sauvage :
C'est maintenant qu'il faut s*enivrer, maintenant qu'il faut
boire à outrance, puisque Myrsilos est mort 3.
Même passion contre Pittakos, qu'il insultait dans un
scolie :
Le misérable Pittakos, dans la cité divisée et malheureuse,
a été l'ait t^ran au milieu d'un concert d'éloges *.
Le plus long des fragments d' Alcée est consacré à la
description d'une demeure où l'on s'apprête pour le com-
bat; s'il s'agit là, comme on le croit généralement et
comme cela semble probable, d'un combat contre le parti
adverse, on peut dire que jamais la guerre civile n'a
inspiré enthousiasme plus féroce :
1. Fragm. 23.
2. Strabon, XIII, p. 617 : 'AXxaïoc oùv à\ioi^ç xal touto) (tô nctTaxô)
fcXoiSopsîTo xai ToT; àX>.oic...., où5^ aûxb; xaOapevcov tôjv toiovtcov vecûre-
pt(T|Jl(tfV.
3. Fragm. 20.
4. Fragm. 37, A (dans Âristotc, loc. ciL) ; il y a quelque iacortitude
sur le sens précis de deux ou trois détails.
3a« CHAPITRE V, — LA CHANSON
La grande salle resplendît des luears de l'airain, toute pa-
rée pour Ares : voici les casques brillants, du haut desquels
ondulent les blanches crinières chevalines, ornement delà tête
des guerriers; aux crochets des murs pendent tout à Tentour
les brillantes cnémides d'airain, rempart contre les traits ro-
bustes, et les cuirasses de lin toutes neuves ; les creux bou-
cliers jonchent lo sol ; voici des épées de Chalcis, voici des
ceintures et des baudriers. Ne les oublions pas, puisque nous
avons entrepris cette œuvre i.
D'autres poètes grecs ont vécu au milieu des discordes
et s'y sont mêlés : Archiloque, Solon, Théognis. Mais
Solon est un sage, et Théognis, malgré la vigueur de
ses haines, n*a pas chanté la guerre civile sur ce ton.
Pour Archiloque, cest surtout à ses ennemis privés,
semble-t-il, qu'il réservait ses iambes les plus amers.
Le poète de Lesbos a porté dans la vie publique des co-
lères analogues à celles qu 'Archiloque nourrissait contre
Lycambès : sa politique fut une politique de passion
ardente et naïve, une politique d'amoureux éconduit.
Quant au style, on voit dans ce morceau la vigueur
éloquente dont parle Denys. On y trouve aussi la vivacité
des images, les belles épithètes pittoresques relevant
la précision des termes techniques, et dans Tensem-
ble une clarté limpide. Un autre fragment, des plus
poétiques, est celui où il compare les discordes civiles à
une tempête. La comparaison n'a par elle-même rien de
rare, mais ce qui est la marque d'Alcéc, c'est le mélange
de simplicité dans l'expression et de force pittoresque :
Je ne comprends rien à la lutte des vents : de ci, de là, le
flot roule ; et nous, au milieu, ballottés dans notre noir na-
vire, nous souffrons durement de la grande tempête; le pied
du mâtest dans l'eau; la voile, toute à jour, pend en lambeaux,
et les haubans sont détendus •.
1. Fragm. 15.
2. Fragm. 18. Je traduis lo texte do Bcrgk; quelques détails sont
douteux.
ÂLGÉB ^1
Il s'agit dans ce passage de Tétat de Mitylène sous la
tyrannie de Myrsilos. Il disait encore à ce sujet :
La nouvelle vague s'élève plus haut que celles qui précèdent,
et nous aurons un grand mal à vider le navire quand il sera
descendu au plus creux i.
Tout cela est vif et bien vu : l'image est simple, hardie,
pleine de saveur ^
Même franchise d'accent dans ses scolies. La politi-
que y reparaissait quelquefois : c'est dans un scolie,
nous Tavons vu, qu'il avait attaqué Pittakos. Quelques
réflexions d'une morale sérieuse apparaissent aussi
çà et là ; il citait quelque part le mot amer du Spar-
tiate Arislodème : « L'argent, c'est là tout l'homme^ ; »
il disait que le vin était pour l'âme un miroir \ Mais ce
qui parait avoir tenu le plus de place dans ces poèmes,
s'il faut en juger par les extraits que les anciens nous
en ont transmis, c'est la joie franche du buveur qui aime
le vin et les banquets comme il déteste Myrsilos, de tout
son cœur et sans arrière-pensée. Avec Alcée, il semble
qu'il y ait en général peu à deviner. Sa verve est parfois
gracieuse et même délicate, mais elle est simple, toute en
dehors, naïvement joyeuse ; il ne rêve pas ; il ne fait pas
de la mélancolie un assaisonnement du plaisir ; il se con-
tente de sentir avec vivacité le charme de l'heure pré-
sente. S'il s'agit de trouver des motifs de boire, il n'est
jamais à court. Athénée déjà l'avait remarqué : quelque
temps qu'il fasse, quelque circonstance qui se présente,
1. Fragm. 19.
2. Une ode à Mélanippos sur la perte de son bouclier (fragm. 32)
et une autre adressée à son frère Antiinénidas (fragm. 33), où il est
question d'un géant que celui-ci avait tué étant au service du roi
de Babylone, peuvent aussi avoir fait partie des (rra<ria>Tixà.
3. Fragm. 49.
4. Fragm. 13.
222 CHAPITRE V. — LA CHANSON
c'est toujours pour lui une raison d'emplir sa coupe :
Buvons, car le soleil est au zénith *.
Zeus se fond en eau» le ciel déchaîne Thiver, les fleuves s'ar-
rêtent... verse le vin plus doux que le miel •.
Je sens venir le printemps fleuri : verse le vin dans les
cratères '.
Buvons; pourquoi attendre la lumière de la lampe? il n'y
a plus qu'un filet de jour *...
N'abandonnons pas nos cœurs à la calamité : le chagrin ne
nous guérira pas, ô Bacchus! le meilleur remède, c'est d'ap-
porter du vin et de s'enivrer s.
Il avait certainement bien plus qu'Horace le droit de
dire:
Si tu veux planter, plante d'abord de la vigne ^.
Nullam, VarCy sacra vite prius severus arborem.
Dans cet ordre d'idées et de sensations» il a de la finesse
et de la grâce :
Arrose de vin tes poumons ; le soleil est haut, la saison est
accablante, et la soif brûle toutes choses; harmonieusement,
dans le feuillage, bruit la cigale, et de ses ailes tombe en no-
tes pressées son chant sonore, tandis que Tété embrasé, s'é-
tendant sur la terre, y répand la sécheresse. Le chardon fleu-
rit ; c'est le temps où les femmes sont ardentes et où les
hommes sont faibles, car Sirius leur brûle la tète et les ge-
noux 7.
On reconnaît dans ce passage une imitation parfois
1. Fragm. 40.
2. Fragm. 34.
3. Fragm. 45.
4. Fragm. 41.
5. Fragm. 35.
6. Fragm. 44.
7. Fragm. 39. Je suis le texte de Bergk, suffisamment sûr dans
l'ensemble.
ALCËE 223
presque littérale d'un célèbre morceau d'Hésiode K A
prendre les choses en gros et d'un peu loin, il semble
qu'Alcée ait presque voulu borner son rôle à mettre en
chanson des vers que tout le monde savait par cœur ^
Quand on y regarde de plus près, on voit que la main
de Tartiste se décèle par deux ou trois traits nouveaux
et expressifs : la soif de toute la nature, la cigale dans
le feuillage (chez Hésiode, elle est simplement « perchée
sur un arbre »), et l'été enflammé desséchant toutes
choses. Cela est à la fois large et précis : c'est surtout
d'une grâce exquise, et le rhéteur Démétrius citait déjà
les vers sur la cigale pour en signaler les heureuses
métaphores ^
L'amour l'avait aussi beaucoup occupé : « Quoique
d'un cœur belliqueux, dit Horace ^, il aimait, au milieu
même des combats, ou quand il attachait au rivage son
navire battu des vents, à chanter Bacchus, et les Muses,
et Vénus, et l'enfant qui toujours l'accompagne. » Et
Horace nous apprend tout de suite que Lycos, aux yeux
noirs et à la noire chevelure, avait été l'un des objets de
cet amour. Le grave Quintilien regrette qu'Alcée, ca-
pable de plus hauts sujets, se soit abaissé si souvent
à des jeux et à des amours peu dignes de son talent ^.
Alcée chantait la beauté, et, selon l'usage grec, la beauté
des éphèbes aussi volontiers que celle des femmes. Que
les sens eussent plus de part que Tâme à ses amours, on
n*en saurait douter; un petit signe noir sur un beau corps,
suivant Cicéron, lui faisait l'efTet non d'une tache, mais
d'une lumière et d'une grâce ^ Ses peintures étaient
1. Travaux, 582-587. Cf. t. 1, p. 524.
2. Cf. le fragm. 83, aussi imité d'Hésiode.
3. De VÉlocution, 142.
4. Odes, I, 32.
5. Inst. or, y X, I, 63.
6. De Nat. Deor,, I, 28.
324 CHAPITRE V. — LA CHANSON
naïvement sensuelles, et un juge sévère pouvait s*en
scandaliser. Mais il no faudrait pas croire non plus
qu elles fussent grossières : un sens exquis du beau de-
vait les en défendre. Dans le peu de vers qui nous en res-
tent, ce qui domine, c'est l'amour de la délicatesse gra-
cieuse *. Il était même capable d une réserve chaste. On
le voit par une ode qu'il adressait à sa rivale en poésie,
Sappho, et dont nous n'avons plus que les deux premiers
vers ^. Ces deux vers font vivement regretter le reste,
car ils sont délicieux par le mélange d'ardeur et de res-
pect, par la grâce du sentiment et la réserve pudique de
l'expression; l'ode entière devait être exquise :
Pure Sappho, à la chevelure de violettes, au doux sourire,
j'ai quelque chose à te dire, mais la honte me retient.
Et Sappho lui répondait, avec une Gnesse toute fémi-
nine :
Si tu avais le désir du beau et du bien, si ta langue ne mé-
ditait aucune mauvaise parole, la honte ne couvrirait pas tes
yeux, et tu dirais franchement ce que tu penses 3,
Enfin l'œuvre d'Alcée comprenait aussi des hymnes.
Il nous reste quelques débris de trois hymnes à Apollon,
à Hermès, à Athéna. Pausanias, qui mentionne l'hymne
à Apollon, le désigne par le nom de proème *. On sait
1. Fragm. 62, 63.
2. Fragm. 55 (dans Hôphostiou, p. 85) ; cf. Aristote, Bhét.^ 1, 9
(p. 1367, A, Bekker). — Athônée (XIII, 599, C-D) cite une sorte de
dialogue lyrique assez seinhlable, mais manifestement apocryphe (au
moins pour une partie), entre Anacréon et Sappho. On peut être tenté
d'en conclure que celui-ci ne m^^rito pas non plus une entière confiance.
M. Flach (p. 470, note 1) ne croit qu'à l'aulhenlicilé des vers de Sap-
pho. Gomme les vers sont dignes d'Alcôo et que nulle impossibilité
chronologique ne force à les rejeter, je m'en tiens à la tradition.
3. Sappho, fragm. 28 (dans Aristote, loc. cit.),
4. Pausanias, X, 8, 9.
ALGËE 225
que ce mot semble avoir désigné une espèce d'hymne
monodique qui, au lieu d*éire, comme le nome, la partie
essentielle de la fête, n'en était que le prélude, et servait
à introduire d'autres chants. Himérius, il est vrai, dé-
signe le môme poème comme un péan ^; mais l'expression
est certainement impropre, et c'est Pausanias qui doit
avoir raison. On voit par l'analyse d'Himérius que
VHymne à Apollon comprenait un assez long récit
des légendes delphiennes relatives à Apollon. Le poète
racontait le départ du dieu chez les Hyperboréens ,
puis son retour, que fêtait la nature entière. Les oiseaux
chantaient, <t comme ils peuvent chanter chez Alcée »,
dit Himérius : les rossignols d'abord, et aussi les hiron-
delles ; avec les oiseaux, les cigales et l'onde même de
Gastalie, aux flots d'argent, s'associaient à la joie de toute
la nature. Nous n'avons plus, malheureusement, le
moyen de juger par nous-mêmes de la grâce et de l'éclat
de ces peintures. Les fragments des hymnes sont fort
courts. Le plus long (quatre vers tirés de l'Hymne à
Athéna) est d'une restitution trop incertaine pour qu'il
soit utile do le traduire. Ce qu'on y voit de plus intéres-
sant, c'est qu'Alcée, à la différence de Terpandre, n'écri-
vait plus ses hymnes en hexamètres. Suivait-il en cela
l'exemple d'Alcman, ou puisait-il directement dans la
tradition populaire de Lesbos? Quoi qu'il en soit, l'Hymne
à Apollon (le premier poème du premier livre suivant
un scholiaste^) était formé d'une suite de vers analogues
à ceux qui ouvrent la strophe alcaïque; l'Hymne à Her-
mès, qui venait immédiatement après, était formé de
vers semblables aux trois premiers de la strophe saphi-
que; l'Hymne à Athéna était en strophes alcaïques. Ainsi,
dès l'apparition de Tode légère à Lesbos, les rythmes
1. Himérius, Discours, XIV, 10.
2. Schol. dHôphestion, p. 219 (Westphal).
Hiflt. delà LiU. greoqae. — T* II. 15
22Q CHAPITRE V. — LA CHANSON
logaédiques^ si bien appropriés à cette inspiration vive
çt musiciale, y possèdent assez d'empire pour devenir la
formé d'expression ordinaire des hymnes mêmes, ou du
moins de cette espèce d'hymnes qu'on trouve dans Alcée,
et qui semble avoir tenu une place intermédiaire entre
la poésie tout à fait religieuse du nome et la poésie pu-
rement profane.
A côté d'Alcée, l'Ile de Lesbos a produit Sappho, d'un
génie différent, mais égal, et dont la gloire a été d'autant
plus grande que sa qualité de femme, surtout aux yeux
des générations qui suivirent, rendait sa supériorité plus
extraordinaire. « Sappho, ditStrabon^ est une merveille
(OaujjiaaTov tv XP^[i.a) : on chercherait en vain, dans toute
la suite de l'histoire, une femme qui puisse^ même de
loin, lui être comparée pour la poésie. » Il faut ajouter
qu'au point de vue moral Sappho est une sorte d'énigme :
les anciens déjà ne savaient trop ce qu'ils en devaient
penser; les modernes sont divisés à son sujet; de là un
nouvel attrait, celui d'un mystère à éclaircir; de là aussi
des légendes, une polémique souvent reprise, et par con-
séquent un surcroit de célébrité. Essayons de démiêler
d'abord ce qu'on peut savoir de sa vie et de ses mœurs,
ensuite ce qu'elle vaut comme- artiste *.
Sappho (en dialecte éolien Psappho \ ou, par abrévia-
tion, Psappha^) naquit probablement à Erésos, Tune
des villes de Lesbos \ mais vécut habituellement à Mi-
1. Strabon, XIII, p. 617.
2. Sur Sappho, cf. Welcker, Kleine Schriflen^ t. II, p. 80-144, et
t. V, p. 229-242; Th. Kock. Alkàos und Sappho, Berlin, 1862 ; A.
Schœne, Peber dos Leben der Sappho (dans les Symbola PhiL Bonh, in
hpnorem F. Riischelii coll.,, 18G7, p. 731-762) ; Luniak^ QumslionesSap'
phicsBy Easan, 1888.
3. Fragm. 69 (voc. Vaitçoi).
4. Fragm. 1, v. 20 (voc. VdlTcça). •
5. Suidas, y. Sa7C96S. •
SAPPHO 227
tylèno, la cité la plus importante de rile, ce qui fait qti*ello
fut quelquefois appelée Mitylénienne ^ On sait qù'Àlcéè
lui adressa des vers et qu'elle lui répondit '. Elle vivait
par conséquent au début du vi® siècle, ainsi que le répè-
tent tous les témoignages. Quant à savoir exactemeat
la date de sa naissance, ou mèmesi elle était plus jeune
ou plus âgée qu'Alcée, c^est impossible. Les modernes
s*autorisent en général de la déclaration amoureuse adres-
sée par celui-ci à Sappbo pour supposer qu'elle était la
plus jeune des deux : mais Targument, comme on voit,
est loin d'être décisif. Ce qui tendrait plutôt à le faire
croire, c'est l'histoire racontée par Hérodote ' au sujet
de son frère et de la courtisane Rhodopis; comme This-
toire se passe en Egypte sous Âmàsis, on peut être tenté
d'en conclure qu'à cette date (après 570) Sappho était
encore d'âge à avoir un frère jeune et un peu fou. Mais
rien de tout cela évidemment n'apporte line certitude
entière.
Son père, suivant Hérodote, s'appelait Scamandro-
nymos *. Mais on voit par la notice de Suidas qu'il y avait
à ce sujet des traditions nombreuses et assez divergentes.
La même notice dit que sa mère s'appelait Cléis. Elle
ajoute que Sappho épousa un citoyen d'Andros fort riche,
appelé Kerkylas ou Kerkolas, et qu'elle en eut une QUe
nommée Cléis, comme son aïeule. Ce nom de Cléis se
rencontre encore dans un gracieux fragment cité par
Héphestion \ Ces vers, à eux seuls, ne sufGraient pas à
prouver que Cléis fût la Glle de Sappho plutôt que l'une
de ses jeunes amies, et quelques savants préfèrent cette
1. Strabon, loc, ct7.
S. Cf. plus haut, p. 224.
3. Hérodote, II, 135.
4. Cf. Élien-, Hist. var,^ XII, 19. Ce nom, selon la remarque de
M. Luntak {opreiL, p. 86), semble indiquer que la famille avait des
relations étroites avec les Ëoliens de la Troade.
5» Fragm. S5.
238 GHAPTTRE V, — LA CHANSON
seconde interprélation ^ Cependant, le nom même de
l'aïeule, fùl-il de Tinvention de quelque généalogiste,
rend bien vraisemblable que les anciens, qui pouvaient
lire la pièce entière, y trouvaient des raisons de croire
que Cléis était réellement la iille de Sappho, et non pas
simplement son amie. D*ailleurs Texistence d'une fille
de Sappho est incontestable, car Maxime de Tyr parle
d'un poème qui lui était adressé et nous en indique le
sujet en homme qui pouvait encore le lire ^, Quant au
nom de son mari, toutes les discussions auxquelles on
8*est livré pour ou contre la vérité de l'affirmation de
Suidas, outre qu'elles sont sans importance par leur
objet, ne reposent que sur des hypothèses ^ — Deux au
moins des frères de Sappho nous sont connus par des
témoignages dignes de foi. L'un, appelé Larichos, avait
été souvent mentionné par elle dans ses vers, suivant
Athénée ^. L'autre, nommé Charaxos, est le héros de
Taventure racontée par Hérodote : la courtisane Rhodo-
pis, esclave à Naucratis en Egypte, avait été rachetée à
grand prix par Gharaxos, devenu amoureux d'elle, et
1. Situ, 1. 1, p. 326.
2. Fragm. 136; dans Maxime de Tyr, Dissert. y XXIV, 9.
3. M. Luniak (op. cit,, p. 80), essaie d'établir que le nom de Kepx6Xaio;
(= Kpcx6Xaoc) signifie « cithariste » (à xpéxcov tô) Xaà>) et que ce nom
ou ce surnom indique une famille de musiciens (cf. Sappho, fragm.
136 : {jlou(tot:6Xoc olxîa). Il ne croit pas, comme on l'admet Yolontiers
aujourd'hui, que ce nom soit une invention ridicule et obscène de
la comédie attaque. Il suppose en outre qu'au nom del'Ue ionienne
d'Ândros, donnée par Suidas comme sa patrie, il faut substituer An-
tandros, toute voisine de Lesbos. Enfin, par une hypothèse ingénieuse,
mais évidemment un peu fragile, il suppose que les vers rappelés par
Maxime de Tyr, et où Sappho console Cléis à propos d'un deuil de
famille, s'appliquaient à la mort de Eerkolaos, si bien que Sappho
serait restée veuve vers trente ou trente-cinq ans. On peut se repré-
senter ainsi les choses, mais il faut avouer que ces constructions
manquent de solidité.
4. Athénée, X, p. 424, F. (Fragm. 139).
SAPPHO 239
Sappho, dans une chanson, avait vivement attaqué à la
fois la courtisane et ce frère prodigue ^
La famille de Sappho appartenait à la noblesse de
Lesbos, car le premier des deux frères dont il vient d'ê-
tre parlé remplissait auprès des prytanes de Mitylène un
emploi d'échanson, réservé, dit-on, aux jeunes gens de
famille aristocratique. C'est comme étant noble, sans
aucun doute, que Sappho fut envoyée en exil, par un sort
analogue à celui du poète Alcée. La Chronique de Paros,
qui nous a conservé le souvenir de ce fait, rapporte
qu'elle se rendit en Sicile '. Il est probable qu'elle en
revint quand Pittakos rappela les exilés ^ On ne sait ni
quand ni comment elle mourut. Une légende fort répan-
due racontait qu'amoureuse du beau Phaon et repoussée
par lui, elle se précipita du haut du rocher de Leucade.
C'est le poète comique Ménandre qui, dans sa Leuca-
dienne ^, semble avoir fait allusion Tun des premiers à
cette histoire. Le caractère légendaire en est évident. Ce
rocher de Leucade (sur la côte d'Ëpire) était surmonté
d'un temple d'Apollon, et Ton précipitait de là chaque
i. Hérodote, loc. cit, ; cf. Athénée, XIII, p. 596, B, qui nomme
cette femme Acopé^^a, et conteste snr ce point le récit d'Hérodote. —
Suidas parle d'un troisième frère appelé Enrygioa.
2. Marbre de Paros, 1. 51 : 'Af ' ou Sair^â) è^ MituXtîvt); sic SixsXfav
licXeuae fuYoOva... La date, qui suivait, est malheureusement effacée
dans l'inscription, mais elle était comprise entre 605 et 591.
3. M. Luniak (p. 68 et suiv.) conteste la réalité de Texil de
Sappho. Sa principale raison est qu'Ovide, dans l'épftre que Sappho
est censée écrire à Phaon {Hérotdes, ép. 15), bien qu'elle fasse allusion
à ses misères, ne dit rien de ce malheur. M. Luniak, en effet, a dé-
montré très finement que cette épitre doit être regardée comme étant
bien d'Ovide et que celui-ci, en l'écrivant, s'est constamment inspiré
à la fois des poésies de Sappho et d'une biographie alexandrine
qu'il a dû lire en tôte de son exemplaire de Sappho. La thèse en gé-
néral est plausible, mais, sur ce point particulier de l'exil, je ne
vois pas que la démonstration soit décisive.
4. Ménandre, Leucad., fr. 1 (Dindorf-Didot) ; dans Strabon, X*
p. 452.
230 CHAPITRE y. — LA CHANSON
çiaaé^deS' criminels^, suivant Strabon, en guise de vie-
», ...'....II' ' *^
times expiatoires ^, Ce rite sauvage avait rendu Tendroit
célèbre ; les amoureux dans leur désespoir, menaçaient
dese jeter du rocher de Leucade ; l'expression se trouve
cliez Anacréon ^ ; peut-être se trouvait-elle aussi chez
3appho ; quoi qu'il en soit, on comprend sans peine que
rimagination des comiques grecs ait volontiers prêté à
1^ poétesse de l*amour une fin que la légende attribuait,
pour des raisons analogues, à d'autres personnages plus
ou moins mythiques ^ et qui s^accordait si bien, semblait-
il, avec le caractère passionné des poésies de Sappho. —
Mais ceci nous amène à un sujet beaucoup plus impor-
tant que la question des dates et des circonstances exté-
rieures de sa biographie, je veux dire à la nature même
des sentiments qui ont rempli sa vie et qui ont été la
source principale de son inspiration.
On sait en effet que le sujet principal des chants de
Sappho était Tamour : elle en disait les plaisirs et les
souffrances, elle chantait la beauté des jeunes hommes
çt celle des jeunes filles ; ses vers, si doux, étaient en
même temps pleins de flamme. Qu en faut il conclure
sur ses mœurs? Elle qui chantait l'amour avec tant
de force, quelle place lui avait-elle fait dans sa vie?
Il était inévitable que la légende, à Athènes surtout,
s'emparât d'un si beau sujet. La comédie aimait à
mettre en scène les poètes célèbres d'autrefois, et ce
n'était pas pour les honorer; rien ne semblait plus amu-
sant que de railler ces personnages connus de tous.
Gratines avait fait une C/^oAw/ine, Téléclidès un Hésiode^,
Il y eut aussi, bien entendu, des Phaon et des Sappho
1. StraboD, loc. cit.
2. Anacréon, fragm. 10.
d. Deucalion, Képhalos, etc.
4. Nous n'avons pas à rappeler ici les attaques dirigées par la co-
iiàdie contre les poètes contemporains.
SAPPHO 2S1
(six ou sept au moins % sans compter la Leuccfdténne
de Ménandre. On imagine aisément jusqu'où dut aller,
en fait d'inventions plaisantes ou grossières, la verve
des poètes comiques, au sujet de la poétesse de Lesbos.
De là toute une légende, dont l'écho est arrivé jusqu'à
nous. Sappho devient une courtisane ^, ou pis encore.
Elle passe sa vie à rechercher des amants, qui parfois la
dédaignent, et elle a tous les vices que la médisance po-
pulaire reprochait aux Lesbiennes. Qu'en devons-nous
penser? Welcker ^ et Otfried MQllcr "*, avec un opti-
misme imperturbable, se sont portés garants de la pureté
de Sappho ; ils ont été suivis par la plupart des critiques
allemands. L'Anglais Mure, au contraire, a prononcé
contre elle un véritable réquisitoire ^ Quand il s'agit des
mœurs grecques, un plaidoyer trop sentimental risque
d'être naïf. D'autre part, il serait puéril de prendre au
pied de la lettre toutes les afGrmations médisantes des
anciens, ou môme tout ce que semblent dire certains
vers suspects de Sappho. La vérité est probablement en-
tre CCS deux extrémités ; mais à quelle distance de l'une
ou de l'autre?
On se rappelle les beaux vers qu'Alcée adressait à
Sappho et la fine réponse de celle-ci : si Ton veut un
exemple des libertés de la légende, qu'on lise les vers où
l'Alexandrin Hermésianax parle de cet amour ^ : à l'en
1. Fragm, comte, éd. Meineke, t. II, p. 707 ; t. III, p. 112, 315,
338 ; t. IV, p. 409.
2. Lo grammairien Didymé, selon Sénèque (Lettres, XXXVIII,
37) avait écrit un traité sur la question de savoir si Sappho était une
courtisane. Tatien {Adv. Grxcos, 32) l'appelle y^vaiov nopvixbv èpwTO-
3. Welcker, Kleine Schriflen, t. II, p. 80-144.
4. Otf. Millier, Litt. gr,, t. II, p. 105 (trad. française).
5. Mure, History of greek Liter.» t. III, p. 315, 496 et suiv.
6. Dans Athénée, XIII, p. 598, B-G. L'erreur s'explique, sans se
justifier, par le fragm. 14 d'Anacréon, mal compris.
232 CHAPITRE V. — LA CHANSON
croire, Alcée aurait eu un rival heureux, et ce rivai aurait
été... Anacréon, qui vivait soixante ans plus tard! Le poète
comique Diphile allait bien jusqu'à donner à Sappho pour
amants à la fois Archiloque et Hipponax, séparés lun
de l'autre par un intervalle de cent cinquante ans ^ 1 Ces
exemples conseillent la prudence à Tégard des récits
traditionnels ^. L'histoire du beau nocher Phaon est celle
qu'on a le plus souvent répétée. Cette histoire telle qu'É-
lien la raconte, est légendaire au premier chef ^ : Phaon
passe Aphrodite dans sa barque et reçoitd*elle en retour un
parfum qui le transfigure. Comme Élien parle certaine-
ment de celui que Sappho avait chanté, on a pu voir dans
ce Phaon, non sans vraisemblance, un personnage delà
mythologie populaire, un type idéal de la beauté virile,
anciennement célébré dans des chansons lesbiennes, et
que Sappho aurait chanté à son tour comme elle a
chanté Adonis \ Ajoutons, avec Bergk, que Sappho,
comme Archiloque, comme Anacréon, a certainement
exprimé maintes fois dans ses chansons des sentiments
qui ne lui étaient pas personnels, et qu on ne saurait voir
une déclaration de son amour dans tous les vers où elle
a pu faire parler une femme amoureuse. En résume,
l'histoire des amours de Sappho, telle qu'on la racontait
i. Jbid., 599, C.
2. Il ne faut cependant pas non plus s'appuyer sur cette réponse do
Sappho pour célébrer sa pureté virginale (une coquette spirituelle, en
somme, pouvait l'écrire), ni affirmer, comme on le fait parfois, que
les attaques de Sappho contre son frère CJharaxos et la coui-tisano
Hhodopis prouvent l'austérité de sa vie ; car Ninon elle-même, si elle
avait eu un frère qui se fût ruiné pour une Rhodopis, était femme à
lui faire la leçon.
3. Élien. Hist. var., XII, 18.
4. Flach, p. 491-494. — M. Luniak croit à l'existence de Phaon, et
suppose, d'après l'Hôroide d'Ovide, que c'était un très jeune homme,
beaucoup plus jeune que Sappho, et un aristocrate. Mais pourquoi
Ovide n'aurait-il pas transformé en personnage réel le mythique
Phaon ?
SAPPHO 283
dans l'antiquité, ne présente aucun caractère d'authenti-
cité ; c'était, sur presque tous les points, une pure
légende, et, de plus, une légende tout à fait invraisem-
blable. Car SapphOy nous le savons, avait composé tout
un livre d'épithalames : les Lesbiens n'auraient pas
demandé tant d*épithalamcs à une femme décriée. Mais
n'y a t-il pas, d'autre part, quelque difficulté à croire
qu'une femme si empressée à chanter Tamour, et qui le
chante avec tant de feu, avec une vivacité de paroles si
hardie, ait été une sorte de vestale uniquement occupée
d'entretenir le fea sacré de la poésie * 7
Ses relations avec les jeunes femmes dont les noms
reviennent si Souvent dans ses vers soulèvent un pro-
blème analogue. La plupart étaient ses élèves en musi-
que et en poésie ^. Comme beaucoup de poètes lyriques,
Sappho avait autour d'elle des disciples qui venaient ap-
prendre son art et qui probablement exécutaient ses poé*
sies chorales ou du moins en dirigeaient l'exécution. Ces
chœurs de jeunes filles, fort répandus dans toute la Grèce,
devaient être à Lesbos particulièrement en usage. La
grâce féminine y était en grand honneur et des prix de
beauté s'y décernaient aux femmes dans le temple d'Héré'.
Sappho d'ailleurs n'était pas la seule femme de Lesbos
qui tint école de poésie ; on nous parle de Gorgo et d'An-
dromède comme de rivales qui lui disputaient ses élè-
1. Sappho était-elle belle? Suivant Maxime de Tyr (XXIV, 7), elle
était petite et noire, piixpà xai jiéXaiva, et la beauté dont on la louait
était surtout celle de sa poésie. C'est probablement dans quelque
vers de Sappho elle-même que Maxime de Tyr avait puisé ces ren-
seignements, he mot d'Alcée, (ârcXoxe. donne l'idée d'une beauté brune.
Cf. Ovide, Héroides, XV, 31-35 {Si mihi difficilis formam natura nega-
vit... sum brevis,,. Candida si non smn,„) — Portraits d'Alcée et de
Sappho dans O. Jahn, Ueôer Darslell. griech, Dichtem auf Vasenbilder^
pi. I.
2. Suidas, San^fo.
3. Schol. Hom., lUad/e^ I. 129.
23i CHAPITRE V. — LA CHANSON
yes ^ Ces habitudes, si différentes de celles d'Athènes,
expliquent à merveille que tant de noms de femmes ou
de jeunes filles se pressent dans les vers de Sappho ; il
n'y a pas plus lieu d'être surpris de voir Sappho en com-
merce continuel avec cette jeune troupe que de trouver
autour de Socrate des Âlcibiade, des Charmidc et des
Xénophon ; la comparaison est de Maxime de Tyr, et elle
a été souvent reprise depuis, non sans raison. Mais ce
qui étonne, quoi qu'on en dise, c'est la façon dont s'ex-
priment, dans ce petit monde féminin, les passions qui en
divisent ou en rapprochent les membres. Les haines ont
un air de jalousie amoureuse. L*amitié emploie des ter-
mes tels que la Phèdre d'Euripide et de Racine, parlant
de son amour pour Hippolyte, n'a guère qu'à transcrire
des vers de Sappho ^. Il ne sert de rien d'épiloguer sur un
mot d'une autre pièce pour tâcher d'établir que celle-là
s'adresse à un homme ^ A défaut de telle ou telle pièce,
d'autres subsistent qui ne peuvent laisser aucun doute. 11
est clair que Sappho s'adressait à ses jeunes amies en
des termes tout à fait semblables à ceux qu'employait
Alcée pour s'adresser à des éphèbes ^. Et d'ailleurs
Horace, qui lisait encore les poésies complètes de Sap-
pho, nous dit expressément que les plaintes de celle-ci
avaient surtout pour objet les jeunes filles de Lesbos ^
1. Maxime de Tyr, Dissert. XXIV. Androméda est mentionnée au
fragm. 41, et le nom de Gorgo a été restitué par Bergk avec vraisem-
blance au fragm. 48.
2. Fragm. 2.
3. Fragm. 1 (dans Denys d'Halle, Sur Varrangeme.nl des mots^
c. 23). Les mss. donnent, au vers 24, èOéXoiaav ; la pièce alors s'adresse
à un homme. Mais Bergk écrit éôéXoiaa, et il en résulte qu'il s'agit
d'une femme. La correction de Bergk me parait évidente, quoi qu'on
puisse penser du fond des choses.
4. (::f., outre le fragm. 2 (où le vers 14 est décisif), les fragm. 33,
34, 41, etc.
5. Horace, Odes II, 13, 24 : iEoliis fidibus quorentem — Sappho
puollis de popularibus. Cf. Epitres, I, 19, 28 {mascula Sappho).
SAPPHO 235
Otfried Mûller rappelle à ce sujet TamiUé que les hommQs
faits, chez les Doriens, cptreteDaient pour les éphèbes^ et
« où les jeunes gens, dit-il, se formaient à une noble et
mâle vertu ». Il applique sa théorie dorienne aux poé-
tesses éoliennes de Lesbos. Soit : il est parfaitement
oiseux de discuter la qualité exacte de cette amitié ou de
cet amour, et d'essayer de déterminer avec précision des
limites que le langage même semble si souvent prendre
à tâche de confondre ; amitié plus ou moins esthétique et
sensuelle» amour plus ou moins platonique, ce sont des
nuances fort difGciles à démêler; sans compter qu'en
pareille matière il faut se garder de conclure toujours
des paroles aux actes et de certaines habitudes de style à
des habitudes de conduite. L'exemple de l'austère et pur
Socrate montre, dans un sujet analogue, combien les deux
sortes de sentiments étaient sujets^ en Grèce, sinon à se
confondre» du moins à tenir le môme langage. Il convient
pourtant d ajouter, pour être franc, que si cette manière
de parler ne prouve rien contre Socrate, elle prouve
beaucoup contre Athènes. Il est fâcheux qu'on pût y être
un fort honnête homme, un Solon par exemple, sans
faire les distinctions que faisait Socrate. J'ai peur que le
langage deSappho ne prouve aussi contre Lesbos, et jus-
tement dans la même mesure ^ Quant à Sappho elle-même,
on fait remarquer qu'elle vante quelque part la vertu *,
qu*eo outre elle reçut de grands honneurs à Mitylène ^
1. Avouons seulement que des sentiments qui paraissent identiques
peuvent être en réalité assez différents solon qu'on les rencontre dans
une société moderne et chrétienne ou au contraire dans une époque
plus naïve, dans un pays où Tart est une religion, où la beauté est une
vertu, où Zeus enlève Ganymède, où Sophocle pense peut-être comme
Âlcibiade, et où Platon lui-mémo en est réduit à inventer l'amour
platonique.
2. Fragm. 80.
3. Aristote, RhéL» Il (p. 1398, B, 12).
336 CHAPITRE V. — LA CHANSON
et que son image orna des monnaies d'Erésos ^ On
infère de là qu'elle avait, on matière de morale, les idées
d'une honnête femme du xix* siècle. Bornons-nous à en
conclure, sans trop insister, qu'elle était par les mœurs
au rang des plus estimées de ses compatriotes, et qu'elle
les dépassait par le génie. — Sur ce dernier point nulle
obscurité, nul embarras.
Les poésies de Sappho formaient dans l'antiquité neuf
livres. Il ne nous en resterait que des débris (cent
soixante-dix fragments environ), si Denys d*Halicarnasse
et Longin n'avaient eu l'heureuse pensée de citer deux
odes à peu près entières. Cette division en neuf livres,
due probablement aux grammairiens d'Alexandrie, était
fondée en partie sur la nature des mètres et en partie
sur celle des genres *. C'est ainsi que le premier livre se
composait exclusivement de pièces écrites en strophes
saphiques ; le second et le troisième, de pièces où les
vers, semblables entre eux, étaient groupés en systèmes*,
un autre encore, de pièces en vers asclépiades ; et qu'à
côté de cela les Epithalames^ peut-être aussi les Elégies
et les Hymnesy formaient des livres distincts '.
On voit quelle était la variété des poèmes de Sappho.
Cette variété pourtant semble avoir été dans la forme
plus que dans les sujets; au fond Sappho est avant tout
la poétesse de l'amour et de la beauté. Ce qui change,
c*est l'occasion de cet amour, c'est la nature des senti-
ments qui s'y rattachent, tantôt plus personnels et tantôt
1. Pollux, Ofiom. IX, 84.
2. Voir, sur toutes ces questions, la note de Bergk en tête des
Fragments de Sappho dans son édition des Lyriques (p. 874 des pre-
mières éditions ; t. III, p. 82, de la 4«).
3. M. Luniak conteste Texistence des élégies de Sappho parce
qu'Ovide lui fait dire (v. 5-6) :
Forsitan et quare mea sint alterna requiris
Garmina. eu m lyricis aim magis apta modis.
Mais o'est trop presser les paroles d'an poète bel-esprit.
SAPPHO 287
plus généraux, tantôt joyeux et tantôt tristes ; de là ces
changements de rythmes qui dénotent un art savant et
délicat. Mais la matière, en somme, est toujours sem-
blable : même dans ses hymnes, il est probable qu'elle
chantait Aphrodite plus souvent que Zeus ^ : le maitre de
sa pensée, c'est Eros, qui sans cesse agite son cœur et
éveille son imagination; c*est par lui que son souvenir
est resté vivant dans la postérité; c'est toujours lui
qu'elle chante, avec un mélange original et exquis de
grâce, de passion et de naïveté.
La beauté qu'elle célèbre est surtout riante et gracieuse:
c'est celle de l'aimable Aphrodite plutôt que de la majes-
tueuse Athéné. « 0 pures Charités aux bras de roses,
filles de Zeus, » disait-elle dans une de ses odes ' . Et
Philostrate, à ce propos, note que Sappho a pour la rose
une prédilection déclarée, qu'elle la vante sans cesse et
qu'elle aime à comparer avec elle les plus belles de ses
compagnes '. Pour exprimer la gloire poétique, elle dit
« les roses de la Piérie ^ ». Dans la Cowonne de Mé-
léagre, la rose est attribuée à Sappho ^ Elle loue quel-
que part Gléis « semblable aux fleurs d'or*». Elle parle
plusieurs fois de l'hyacinthe. Ses vers, dit Démétrius,
sont pleins d'amour, d*alcyons, de printemps '. Elle
veut que la belle jeunesse se pare de couronnes de fleurs :
Enlace de tes mains délicates, 6 Diké, les guirlandes autour
de ta chevelure ; de belles fleurs ajoutent à la grâce ; on se
détourne d'un front sans couronne s,
1 . Les fragm. 62 et 63, oCi il est question d'Adonis, peuvent avoir
appartenu à des hymnes.
2. Fragm. 65.
3. Philostrate, EpUres, 71.
4. Fragm. 68.
5. Anthol. Palat, IV, i, 6.
6. Fragm. 85.
7. De PÉlocuHon, 132 et 166.
8. Fragm. 78. Le texte est mal établi ; j'en donne le sens général
et résumé plutôt qu'une traduction exacte.
ââ8 CHAPITRE V. — LÀ CHANSON
* • • • . » -
La* toiletté même ne lui semble pas superflue : elle se
àioque d'une rivale qui ne sait pas disposer avec élé-
gance les plis de sa robe * ; elle parle volontiers d'étoiles
rares ^, de parfums % de bijoux : « Ne fais pas la (ière
pour une bague », dit-elle à une rivale^. N'est-ce pas un
trait bien féminin que cet amour des fleurs, de la beauté
brillante et bien parée ?
Cette beauté charmante jette Sappho dans une ivresse
tantôt douce et tantôt violente. Elle aime fortement,
parfois avec une tendresse exquise, parfois avec des
transports douloureux. Son amour s'exprime sans gros-
sièreté^ mais sans pruderie ; son langage est naïf et
hardi. Dans Tétat de mutilation où ses vers nous sont
parvenus, il n'est pas toujours permis de savoir si c'est
elle-même qui parle ou si elle fait parler quelque amou-
reux ; mais peu importe : qu'elle parle sous son nom ou
sous celui d'un personnage plus ou moins fictif, c'est
toujours son âme qu'elle exprime. Or Tâme qui vit dans
ses vers est ardente et passionnée :
Je désire et je brûles.
La lane et les Pléiades ont disparu ; la nuit est en son
milieu,- l'heure passe, et je reste solitaire dans ma couche^.
L'amour me torture, dompteur des membres, doux et amer
d la fois, monstre invincible 7.
L'amour ébranle mon âme, pareil au vent de la montagne
qui s'abat sur les chênes s.
Et surtout ce passage, où la douceur des images dans
4. Fragm. 70.
2. Fragm. 155.
3. Fragm. 49, 156, 165.
4. Fragm. 35.
5. Fragm. 23.
6. Fragm. 52.
7. Fragm. 40. .
8. Fragm. 42.
SAPPHO 239
les premiers vers fait un si vif contraste avec la pein-
ture intense de l'émotion physique dans les derniers ^ :
Celui-là me paraît égal aux dieux qui s'assied devant toi,
et, de tout près, entend ta voix si douce,
Ton rire aimable, qui fond mon cœur dans ma poitrine. Dés
que mon regard t'aperçoit, la voix me manque,
Ma langue se sèche, un feu subtil court sous ma: peau, ma
vue se trouble et mes oreilles bourdonnent ;
Je ruisselle de sueur ; un tremblement me saisit tout entière ;
ma couleur ressemble à celle de l'herbe, et je me sens pres-
que mourir.
Ces admirables vers, imités par Théocrite^, traduits
par Catulle % vantés par Longin ^, traduits de nouveau
par Racine.S sont restés comme le type éternel des pein«
turcs de Tamour violent et profond qui s'empare de tout
Tètre, qui le dessèche jusqu'aux moelles et qui devient
une torture physique. Du premier coup, la limite du
pathétique est atteinte : on pourra varier les détails, on
ne dira jamais ni mieux ni plus fortement.
Est-il besoin d'ajouter qu^uné âme capable de sentir
ainsi l'amour devait être accessible à la jalousie ? Plus
d'un vers de Sappho nous la montre irritée. Elle blâme
Âtthis de rechercher Andromède, ^. Elle se moque d'une
orgueilleuse qu'un bracelet rendait vaine ^ Elle se plaint
que son malheur lui vienne de ceux qu'elle traite avec
le plus de faveur ^ On sent partout une âme délicate et
frémissante.
1. Fragm. 2.
2. Idylles, II, 104 et suiv.
3. Catulle, U, A.
4. Ou par Tanteur, quel qu'il soit, du Traité du sublimeyC. 10.
5. Phèdre, acte I, se. 3.
6. Fragm. 41. . .
7. Fragm. 35.
8. Fragm. 12. . • 'j : .
240 CHAPITRE V. — LA CHANSON
Et pourtant, Torgueil aussi la soutient et la rassérène.
Elle est fière de son art et de son génie. Les Muscs lui
ont donné la gloire ^ Quand la vie lui sera ôtée, elle ne
veut pas que sa fille la pleure : « Les thrènes ne con-
viennent pas à la demeure des poètes ^. » Son souvenir
ne périra pas ^ Elle vante une jeune fille pour son talent
(oof la) ^ ; elle en menace une autre de loubli pour le
motif contraire :
Tu mourras, et de toi, alors et à jamais, rien ne subsistera,
parce que tu n'as point de part aux roses de la Piérie ; obs-
cure habitante des demeures d'Adôs, tu voltigeras parmi les
morts inconnus &.
Elle parle de son humeur sereine et douce ^. Elle veut
que l'àme se tienne en garde contre la colère^. Le ton
de sa réponse à Âlcée est spirituel avec dignité ^ On com-
prend qu elle ait pu donner à son frère Charaxos, l'im-
prudent amant de Rhodopis, des legons de bon sens et
de fierté ^
Les Épithalames semblent avoir tenu, dans Tœuvre de
Sapplio^ une place importante. A en juger par les frag-
ments, on y trouvait moins de passion que dans les autres
odes, mais plus de naïveté pittoresque. Le choix des
mots et des images, Tallure courte et presque enfantine
de la phrase, avec ses termes répétés, ses reprises, ses
hésitations apparentes, tout y porte au plus haut degré
le caractère de Tart populaire. Le dialecte, le rythme,
i. Fragm. 10.
2. Fragm. 136.
3. Fragm. 32 (cf. Aristide, II, 508, cité par Borgk au fragm. 10).
4. Fragm. 69.
5. Fragm. 08.
6. Fra^m. 72.
7. Fragm. 27.
8. Fragm. 28.
9. Fragm. 138 (et peut-être 148).
SAPPIIO 241
l'emploi du refrain dans certaines pièces contribuaient
sans aucun doute au même eiTet. Cette naïveté voulue
rappelle celle de Théoorite ; comme celle-ci, d'ailleurs,
elle s'allie avec une grande puissance d'expression
quand le sentiment rexige,ct avec une sobriété élégante
qui est la marque d'un art très savant ou d'un goût très
fm. Seulement l'art de Sappho est plus spontané : il y a
chez elle plus de naïveté vraie et de simplicité non cher-
chée. Le chant d'hyménée comporte souvent une partie
plaisante. Sappho ne reculait pas devant ce côté de
sa tâche. Ses plaisanteries sur l'époux campagnard
(aypio; vuaçioc) et sur le portier des noces étaient célè-
bres : Démétrius y fait allusion K Elle disait de ce der-
nier personnage :
Le portier a des pieds longs de sept toises, et des sandales
faites de cinq cuirs de bœuf; dix savetiers y ont travaillé •
Démétrius note la simplicité du style do ces passages,
qui rappelaient le langage parlé. On en peut dire autant
du morceau suivant, où elle représente avec gaîté la
haute taille de l'époux :
Élevez le toit de la demeure,
O hy menée,
Ëlevez-lo haut, charpentiers,
O hyménée;
L'époux arrive, égal i\ Ares,
O hyménée,
Bien plus grand qu'un bel homme
O hyménée \
1. DetEîoculîon, 167.
2. Fragm. 98.
3. Fragm. 91. J'ai suivi la division métrique et lo texte de Bôrgk
(4e édition), bien qu'on puisse être tenté do rattacher à la mémo
pièce le fragm. 92 et de réduire les vers du fragm. 91 à deux hexa-
mètres.
Hist. de la Litt. grecqas. — T. II. IG
242 CHAPITRE V. — LA CHANSON
Le ton qui domine, dans les fragments des épitha-
lames, c'est la naïvclé gracieuse. Elle compare une
jeune fiancée à un beau fruit, une belle pomme douce,
toute rougissante au sommet de Tarbrc, sur la branche
la plus haute :
Ceux qui faisaient la cueillette Toni oubliée; oubliée? non,
mais ils n'ont pu ratteindre *.
Cette correction est bien naïvement spiriluelle. Et ceci
encore, avec le jeu délicat des mots cpepeiv et àicocpépeiv :
0 soir, toi qui ramènes tout ce que disperse au loin la bril-
lante kurore — tu ramènes la brebis, tu ramènes la chèvre,
— voici qu'à la mère tu emmènes son enfant *.
On peut deviner, même à travers l'insuffisance d*une
traduction, quelques-unes des qualités du style de Sap-
pho : la justesse vive et le réalisme discret de Texpres-
sion, l'éclat des images, la netteté de la phrase presque
toujours courte, parfois d'une extrême douceur, mais
parfois aussi rapide et vibrante. Il faut ajouter à ces traits
ceux que toute traduction efface, la naïveté expressive
du dialecte lesbien, la hardiesse des épiihètes composées,
souvent accumulées avec une liberté toute lyrique, la
liberté sonore du rythme. L'impression générale qui se
dégageait du style de Sappho était celle dune douceur
élégante, d'une grâce brillante et pure. Denys d'Halicar-
nasse cite Sappho à côté d'Anacréon et de Simonide parmi
les maîtres du style aisé, coulant, agréablement mélo-
dieux ^ Cette appréciation est juste, mais il faut la bien
entendre : l'élégance de Sappho n'est pas une élégance
1. Fragm. 93 (imité par Catulle, LXII, *6 et suiv.).
2. Fragm. 95 (imité par Catulle, ibid, 21-23). — Voir encore le
fragm. 99, ayec la répétition du mot apao.
3. De V arrangement des mots, c. 23.
SAPPHO 243
timido et, pour ainsi dire^ négative : elle n exclut pas les
extrêmes; elle les unit harmonieusement; elle est à la
fois gracieuse et forte, naïve et savante, spirituelle et
passionnée, mais tout cela Gnement, légèrement, sans
appuyer sur les détails, qui sont entraînés dans un mou-
vement facile et doux.
Finissons par une traduction, celle de Tode même que
cite Denys à Tappui de son jugement, et qui est certaine-
ment en effet, par la grâce spirituelle du tour, par le mé-
lange de fmesse et de naïveté, par la sobriété harmo-
nieuse de la composition, un parfait exemple de Télégance
do Sappho :
Déesse au trône éclatant, immortelle Aphrodite, fille do
Zeus, habile aux ruses, ne laisse pas, je t'en prie, 6 déesse,
mon cœur succomber sous les calamités et les souffrances.
Viens ici, comme cette autre fois déjà où, docile à mon ap-
pel, tu quittas les parois d'or de ton père et descendis vers
moi :
A ton char étaient attelés de beaux passereaux rapides, et
au-dessus de la terre obscure leurs ailes battaient Tair à coups
pressés, t'en traînant du ciel à travers l'espace éthéré;
Ils arrivèrent aussitôt. Et toi, ô bienheureuse, souriant de
tes lèvres immortelles, tu me demandas ce que j'avais, et
pourquoi je t'appelais.
Et quels vœux formait mon cœur en délire : « Qui souhaites-
tu de persuader? Qui veux-tu gagner à ton amour? Qui te
fait souffrir, ma Sappho?
Celle qui te fuit, bientôt te cherchera; elle refuse tes pré-
sents, elle t'en donnera; si elle ne t*aime pas, elle t'aimera
bientôt, môme malgré elle K »
Viens donc aujourd'hui encore; tire- moi de mes durs sou-
cis; accomplis les souhaits de mon cœur et accours toimômo
à mon aide 2.
A côté de Sappho, les anciens citaient quelquefois les
i. Je lis xcoûx êOIXoi<ra, avec Bergk, et non xoiCix ê6éXot<rav.
2. Fragm. i.
344 CHAPITRE V. — LA CHANSON
noms d*Erinna et de Damophyla, dont ils faisaient ses
élèves et ses amies. — On racontait qu'En nna ^ était
morte à dix-neuf ans, après avoir composé des chansons
à Timitation de Sappho ^, des épigrammcs, et surtout un
poème intitulé La Quenouille^ « en trois cents vers di-
gnes d'Homère. » Le peu qui nous en reste ne nous per-
met plus d'apprécier le mérite littéraire du poème; nous
en ignorons môme le sujet; tout au plus peut-on conjec-
turer, d'après un vers de l'Anthologie, qu'elle se repré-
sentait comme obligée de Piler la laine malgré elle, par
crainte de sa mère, et qu'elle prenait sa quenouille pour
conGdente de ses rêves poétiques. Mais on voit encore,
par les fragments, que le poème était écrit dans un dia-
lecte semi-dorien. Cela semble indiquer qu'Erinna, dont
on fait quelquefois une Lesbienne, était plutôt née,
comme on le disait aussi, à Télos, pelite ile dorienno
voisine de Rhodes. Il faut en outre noter qne la tradition
qui la met en relation avec Sappho n'est nullement cer-
taine. Eusèbe la fait vivre au iv® siècle : celte sorte do
petit poème épique en miniature, de trois cents vers
seulement, semble en effet mieux convenir à une époque
peu ancienne \ Il est fort possible que la tradition qui
fait d'elle une élève do Sappho soit née seulement de
l'habitude d'établir entre les œuvres de ces deux femmes
des comparaisons analogues à celle qu'on trouve dans
l'épigrammo de TAnthologie. — Quant à Damophyla,
c'était, dit-on, une Pamphyliennc, à laquelle on attribuait
des chansons amoureuses et des hymnes *.
1. Suidas, V. *'IIpivva. Cf. Anthol Paint., IX, 100.
2. C'est ce qui ressort du vers 7 do l'épigramme de l'Anthologie.
3. Cf. Borgk, Poet, Lyr, gr. (4« éd.), t. III, p. 141-142 (923-926 des
premières éditions).
4. Philoslrale, Vie d*ApolL I, 30.
CHANSON IONIENNE 3i5
§ 2. Anagréon.
Anacréon, fils de Skytliinos \ naquit à Téos, une dos
douze villes de la confédération ionienne d'AsioMi-
neure ^. On ignore la date exacte de sa naissance, mais
Tépoque brillante de sa vie remplit la seconde moitié du
vi« siècle. C/est de son temps, dit Strabon ^ que les ha-
bitants de Téos s'expatrièrent pour fonder sur la côlo
thracc la colonie d'Abdère. On sait par Hérodote * que
cet événement fut la conséquence de Tinvasion perse
dirigée par Ilarpagos contre l'Asie-Mineure en 545. Ana-
créon habita peu sa nouvelle patrie. Une partie de son
existence se passa à Samos, auprès du tyran Polycrate;
une autre, à Athènes, auprès d'IIipparque, le fils de
Pisistrate. La tyrannie de Polycrate a duré au moins dix
ans^^; elle prit fin en 522. Les vers d'Anacréon, suivant
Strabon *, étaient tout remplis du nom de ce personnage.
Le poète fut donc son hôte pendant plusieurs années. On
racontait môme qu*il avait été son maître et qu*il était
venu à Samos sur l'appel du père de Polycrate ^; mais
ce récit a tout l'air d'une invention de basse époque.
Quand Polycrate fut tué, Anacréon était à Samos '. Peu
de temps après, sans doute, il se rendit auprès d'Hip-
parque, qui l'avait envoyé chercher, disait-on, par une
1. Suidas, 'Avaxpétov. Sur le nom du père d'Anacrôon, il y avait
plusieurs traditions différentes.
2. Sur Anacréon, cf. Welclter, Klelne Schriflen, t. I, 251-270. Voir
aussi la NoUce sur Anacréon mise par A. F. Didot en lôte de sa tra-
duction (Paris, 1804).
3. Strabon, XIX. p. GH.
4. Hérodote, I, 168.
5. Gurtius la croit un peu plus longue (t. II, p. 166, n. i do la
trad. française).
6. Strabon, XIV, p. 638.
7. Himérius, Disc. XXX, o.
8. Hérodote, IIJ, 121.
246 CHAPITRE V. — LA CHANSON
galère à cinquante rameurs ^ Los grandes familles d'A-
thènes se disputèrent le cliarmant poêle, et la riche mai-
son des Crilias, entre autres, lui fit un accueil dont le
souvenir se trouvait consigné dans ses vers ^. Xanthippc,
le père de Périclès et le vainqueur de Mycale, fut aussi
son ami '. On sait qu'Hipparque périt assassiné en 5ii.
Une épigramme conservée sous le nom d*Anacréon * et
destinée à une offrande d'Echécrotidas, prince d'une cite
de la Thessalie, peut faire supposer qu'il chercha alors
une retraite auprès de quelqu'une des puissantes familles
princières de ce pays. On ne sait ni la date ni le lieu do
sa mort. Suivant Lucien ^ Anacréon mourut à quatre-
vingt-cinq ans; il est certain du moins qu'il mourut
vieux : dans plusieurs de ses vers, il parle lui-même de
sa vieillesse, et la tradition le représentait d'ordinaire
sous les traits d*un vieillard ^ Une épigramme attribuée
à Simonide place son tombeau à Téos ^; mais l'authenti-
cité de l'épigramme est douteuse, et cette affirmation
manque d'autorité. Suidas rapporte qu'il fut obligé do
quitter Téos pour Abdère à la suite do la révolte ionienne
(494); mais il est évident que c'est là une forme altérée
du récit relatif à l'émigration de 545. En sommo rien no
prouve qu'il vécût encore en 494. — Un ou deux frag-
ments d'Anacréon montrent qu'il avait porté quolquQ
1. [Platon,] Uipparque, 228, G.
2. Platon, Charmide, 157, E.
3. Anacréon lui avait adressé des vers, suivant Himérlus (DUc, V,
3; cf. fragm. 126), avant môme d'aller à Samos; cette amitié aurait
donc daté d'un premier voyage à Athènes. Les statues de Xanthippe
et d'Anacréon se voyaient, au temps de Pausanias, à côté Tune de
l'autre dans l'Acropole (Paus. I, 25, 1).
4. Fragm. 103.
5. Macrob., 36.
6. C'est sous cet aspect notamment qu'il figure dans les i>oéme8
dits Anacréontiqucs.
7. Simonide, fragm. 184. — Sur la mort d'Anacréon, voir un récit
légendaire dans Pline, Hist, Nal, VIX, 5.
ANAGRÉON 247
temps les armes : il racontait, probablement en souvenir
d'Archiloque et d'Alcée, qu'il avait fui en jetant son bou-
clier *. L'aventure, peut-être on partie imaginaire, doit
sans doute se rapporter au temps de la guerre d*Harpa-
gos. Quoi qu'il en soit, il n'y arien, chez Anacréon, du
soldat de profession ni du mercenaire aventureux. C'est
essentiellement un poète de cour, un ami du plaisir, qui
a passé un demi-siècle à se couronner de roses, à chanter
l'amour et le vin, et qui, ayant gardé jusqu'à la Gn cette
belle humeur folâtre, est resté dans la mémoire des hom-
mes comme le type môme do la légèreté aimable et bril-
lante.
Les œuvres d'Anacréon formaient, à l'époque alexan-
drine, cinq livres ^. Nous n'en avons plus que des frag-
ments fort courts, provenant presque tous de chansons
d'amour et de chansons de table. On demandait un jour
au poète pourquoi ses hymnes, au lieu d'être consacrés
aux dieux, avaient pour objet de beaux enfants : « C'est
que, dit-il, ce sont là nos dieux ^ » Le mot n'a pas besoin
d'être authentique pour être vrai : il caractérise exacte-
ment l'inspiration d'Anacréon. On trouve pourtant, parmi
les vers qui nous restent de lui, deux fragments adressés
l'un à Artémis, l'autre à Dionysos, et que les éditeurs
rattachent à des hymnes : le premier est trop court pour
qu'on en puisse bien voir le sens; le second, un peu plus
long (et que Ion considère on général, sans beaucoup de
raison, comme une prière complète) aboutit à ces mots :
« Conseille à Cléobule, ô Dionysos, d'accueillir mon
amour » ; cela suffit pour en montrer le caractère.
D'hymnes proprement dits, sévères et graves, Ana-
créon n'en a jamais composé : s'il lui est arrivé d'in-
voquer parfois une divinité qui ne fût pas Éros, ou Aphro-
\. Fragm. 28 et 29.
2. Crinagoras, dans VAnlhologic Palatine, IX, 239.
3. Schol. Pind., hlhm., II, 1.
248 CHAPITRE V. — LA CHANSON
dite, OU Dionysos, c'est sans doute dans quelque péan à
demi sérieux par où s'ouvrait une fùto mondaine, et ces
prétendus hymnes ne sont encore que des chansons par
la pensée comme par le mètre. — Suidas lui attribue en-
core des élégies et des iambes ; de plus oii a sous son
nom quelques épigrammes. De celles-ci, nous avons parlé
précédemment*. Des iambes et des élégies, il ne reste
que quelques vers, dont le sens n'est pas toujours facile
à saisir. Ce qu'on y voit, pourtant, c'est que l'inspira-
tion en différait peu de celle des odes : si les iambes
étaient satiriques, la moquerie ne manquait pas non plus
dans les chansons; et quant aux élégies, le peu qui en
reste se rapporte encore soit aux festins, soit à l'amour,
c'est-à-dire au sujet ordinaire des odes; on y trouve
même des idées de détail toutes semblables. La question
de forme a donc ici peu d'importance. Anacréon, de race
ionienne, a cultivé les genres ioniens de Tiambe et de
l'élégie concurremment avec le genre éolien de la chan-
son logaédique. Mais, dans tous, il a mis la même con-
ception de la vie, le môme accent personnel, le même
art, si bien que, sans trop distinguer entre des genres
tout voisins, c'est uniquement cette inspiration commune
à tous, c'est l'esprit propre d'Anacréon, qu'il s'agit de dé-
mêler et de définir.
La partie la plus active de sa vie semble avoir été celle
qu'il passa auprès de Polycrate; c'est du moins celle qui
a laissé dans sa poésie les traces les plus distinctes. Le
cadre était à souhait pour son génie. L histoire de Poly-
crate est une des plus romanesques parmi toutes celles
des tyrans grecs; aussi la légende, comme on le voit par
les récits d'Hérodote 2, l'avait rendue populaire. C'est
un aventurier sans scrupules, hardi, brillant, téméraire,
1. Cf. plus haut, p. 162.
2. Hôro.lolo, Iir, 39-46 et 120-125. L'hisloirc de raniioau do Poly-
crate est reslôo célèbre.
ANAGRÉON 240
qui s'empare do la tyrannie par une série de crimes,
fonde une puissance redoutable, en use comme un bri-
gand, s'entoure pourtant de Téclat des arts, et meurt un
beau jour dans un guet-apens. Il avait commencé par
faire périr un de ses frères pour être seul maître. Une
fois au pouvoir, il se mit à piller amis et ennemis indis-
tinctement, ayant pour maxime, dit Hérodote, que les
amis étaient plus reconnaissants quand on leur rendait
ce qu'on leur avait pris d'abord que quand on ne leur
prenait rien du tout ^ Avec cela, fort épris des arts,
curieux des belles choses, et désireux de faire ad-
mirer sa magnificence. Il avait orné et enrichi Samos. Il
avait fait venir a grands frais de toutes les parties de la
Grèce les plus belles races de chiens, de chèvres, de
porcs, de moutons ^ Dans sa forteresse d'Astypalée,
défendu par sa flotte de guerre et par ses mille archers
scylhes, il tenait une cour luxueuse; il aimait à s'entou-
rer de beaux esclaves, d'arlisles, de savants et de poètes
(le ïhrace Smerdiès à la belle chevelure, le flûtiste Ba-
thylle, le médecin Démokédès, les poètes lyriques Ibycos
et Anacréon ^); il vivait en despote inteUigent et rafOné.
C'est dans ce monde très brillant, mais très peu moral,
que vécut Anacréon. Son rôle, comme celui d'Ibycos do
Rhégium, fut d'assaisonner par la douceur de ses chants
les fêtes du maître; il était Tâmo de ses plaisirs, le
charme de ses banquets. On ne saurait demander à un
poète do ce genre une conception bien haute de la vie.
Pindare, dans sa gravité dorienne, refusa longtemps,
dit on, d'aller tenir une place analogue auprès du tyran
de Syracuse, Iliéron; et quand enfin il se décida à s'y
rendre, il ne consentit pas à se mettre tout à fait au ton
1. Hérodote. III, 39.
2. Athùnce, XII, p. 5i0, C-E.
3. Sur Smerdiès, cf. Anthol. Palat., VIT, 27 et 31 ; sur Batliyllc,
ibid, 30 et 31 ; sur Démokùdés, Hérodote, III, 125.
250 CHAPITRE V. — LA CHANSON
do la demeure royale; sa voix, quoique mélodieuse, put
rester grave et même sévère. Anacréon ne fit rien de
pareil. Pas un mot, dans sa poésie, ne nous avertit
qu'il ait jamais cherché un autre idéal que celui dont
les fêtes de Samos lui offraient la matière : sa pensée s'y
renferme sans aucune gêne; le vin, le plaisir, les beaux
éphèbes lui suffisent. Il ne veut même pas que dans un
banquet on lui parle de guerres sanglantes et de choses
sérieuses : des vers aimables, « où s'unissent les dons
des Muscs et ceux d'Aphrodite * », voilà ce qu'il demande
et ce qu'il donne. Le sujet ordinaire de son inspiration,
c^est l'amour; un amour tout sensuel, et à la grecque;
passionné parfois, mais plus souvent spirituel, léger, qui
badine avec grâce et qui se joue.
Je veux chanter le délicat Éros, aux couronnes verdoyantes
et fleuries; c*est le maître des dieux, c'est le dompteur des
hommes 2.
Voilà le ton et, pour ainsi dire, la théologie d'Anacréon :
il asseoit sur le trône de Zeus, à demi sérieux et à demi
souriant, le délicat Éros, et en fait le roi du monde. Roi
puissant encore et non sans majesté; car TÉros d'Ana-
créon est fort au-dessus de ces petits Éros alexandrins
qui ne sont plus que des divinités de boudoir; celui-là
garde de la force et reste redoutable :
Éros, comme un bûcheron, m'a frappé de sa grande hache
et jeté dans l'eau furieuse du torrent '.
Les jouets d'Éros sont les délires et les fureurs *.
Il agite l'âme et la désespère :
1. Fragm. 94.
2. Fragm. 05.
3. Fragm. 47.
4. Fragm. 46.
ÂNÂGRËON 251
J'aime et je n'aime pas; je désire et je ne désire plus ^
Vienne pour moi la mort: je n'ai plus d'autre remède à
tant de maux *.
Et ailleurs, il parle du saut de Leucade, qu'il est prêt
à affronter dans l'ivresse de sa passion '. Ne nous y
trompons pas pourtant : déjà le badinage poétique perce
sous la violence du langage; le saut de Leucaden'a pro-
bablement jamais tué personne, du moins en fait d'a-
moureux. Anacréon n^est pas do ceux qui meurent
d'amour. On voit assez par ses vers qu'il a dû se conso-
ler plus d'une fois : à bien des reprises différentes, il a
dû retrouver, pour peindre la beauté des éphèbes ou des
jeunes flUes, le môme enthousiasme et la môme ferveur
galante. Quelques mots çà et là montrent que sa poésie,
selon Tusage grec, était parfois fort libre *. Mais le plus
souvent elle est gracieuse et spirituelle :
Enfant au regard de jeune ûlle, je te cherche, et tu ne
m'écoutes pas; tu ne sais pas que mon âme est sous ton joug s.
D'une balle de pourpre, Êros aux cheveux d*or me frappe,
et m'invite à jouer avec la jeune fille aux sandales brodées;
mais celle-ci (car elle est de la belle Lesbos) à la vue de mes
cheveux déjà blaucs, m'en fait reproche, et se tourne, bouche
bée, vers un autre <.
Il y a bien du charme dans cette bonne grâce indulgente
et souriante. Môme ton encore dans ces reproches à une
jeune fllle :
Cavale de Thrace, pourquoi ces regards obliques et cette
fuile rapide? Me prends-tu pour un cavalier malhabile?
1. Fragm. 89.
2. Fragm. 50.
3. Fragm. 19.
4. Fragm. 66.
5. Fragm. 4.
.6. F^agça. 14.
353 GlIAPITllE V. — LA CHANSON
Sache-le donc; je puis te brider à merveille, et, les rênes en
main, te faire tourner au bout du stade.
Tu pais dans les prairies ; légère et bondissante, tu t'ébats
librement : c'est que tu n*as pas encore trouvé un cavalier ca-
pable de te dompter i.
Tout cela est charmant, mais ne ressemble guère, pour
le sérieux et la passion, à tels vers de Sappho que nous
avons cités précédemment. Voici encore un joli passage
(mais est-ce luimômo qui parle, ou bien n'cst-il ici que
rinterprètc d'un personnage qu'il met en scène?) :
Un petit morceau d'un mince gâteau de miel, un flacon de
vin, voilà mon déjeuner; et maintenant, avec délicatesse, sur
ma pectis charmante, je dis une chanson en l'honneur de mon
amie, une délicate el tendre enfant 2.
Il semble qu'Anacréon ait parfois prêté son art à
l'expression des sentiments de Polycrale plutôt qu'aux
siens propres; dans certaines pièces, il n'était amou-
reux que par procuration; quand il chantait Smerdiès,
Mégislès ou Balhylle, ce n'était pas toujours pour son
propre compte. Élien raconte, évidemment d'après des
vers aujourd'hui perdus d'Anacréon, une aventure ca-
ractéristique ^ Le poète avait chanté Smerdiès sur
Tordre de Polycrale; mais le bel enfant prit l'intervention
du poète au sérieux et ne voulut voir que lui en celte
affaire; Polycrale, jaloux et irrité, lit couper les longs
cheveux du jeune garçon, et le poète, mis dans uno
situation délicate, s'en lira par son esprit : il feignit de
croire que Smerdiès avait coupé ses cheveux de son
plein gré et l'en blâma dans une pièce de vers. Le sago
Élien loue beaucoup Anacréon, au nom de la morale, do
1. Fragm. 75.
2. Fragm. 17.
3. Élien, Hist. Var., IX. 4. Cf. Athôuco, XII, p. oiO, E.
ANAGRÉON 253
n'avoir été souvent que le porte-paroles de Poly orale,
parce que les amours de celui-ci étaient réprchensiblcs. No
cherchons pas si le poète qui loue ces amours est en pareil
cas plus excusable; mais ce qui est sûr, c*est que celte
manière do faire est d'un artiste très souple, et fait pré-
voir de sa part aulant d*élcgance mondaine pour le
moins que d'émotion naïve et forte. Il semble que le
principal mérite moral d'Anacréon (si l'on peut parler à
ce propos de mérite moral) ait été d*abord dans sa haine
pour la persuasion qui s'achète à prix d'argent, car il la
blâmait quelque part \ ensuite et surtout dans son goût
do la beauté, qui Técartait de certaines bassesses et lui
faisait rechercher en tout une mesure élégante : il aîmo
les banquets, mais non les orgies; celles-ci sont bonnes
pour des barbares, pour des Scythes : enlre Grecs et
gens bien élevés, on boit gaiment, en chantant de be«aux
vers -. A ces conditions, d'ailleurs, il aime un brillant
festin où l'on se couronne de roses en buvant :
Donne do Toau, enfant, donne du vin, donne des couronnes
fleuries, aûn que je mesure ma force contre celle d'Éros '.
Un tiers de vin, deux tiers d'eau, voila la mesure ^; me-
sure modesle, qui élait celle des Grecs : Alcée lui-môme,
le bon buveur, s'en contenlait \
Des railleries, des satires se mêlaient dans les poèmes
d'Anacréon à Téloge du plaisir; le gracieux poêle savait
piquer en souriant, d'une main légère et sûre. Une demi-
douzaine de fragments nous apportent l'écho de ces
railleries. Quelques-uns sont trop courts pour offrir un
i, Fragm. 33.
2. Fragm. 63.
3. Fragm. 62.
4. Fragm. 6.J.
5. Athénée, X, p. 430, A.
i
254 CHAPITRE V. — LA CHANSON
véritable intérêt ^ Le plus long est dirigé contre un cer-
tain Artémon, de misérable devenu riche, et que le poète
tourne en ridicule avec beaucoup de verve. Cet Ârtémony
s'il faut en croire une épigramrae de V Anthologie *, avait
été auprès d'Eurypyle le rival heureux du poète. C'est la
plus mordante de ces moqueries.
La blonde Eurypyle n'est pas indifférente à TlUustre Arté-
mon.
Jadis il avait la tête sanglée dnns un capuchon grossier %
avec des boucles d'oreilles en bois et, sur les épaules, une
simple peau de bœuf,
Sale enveloppe d'un bouclier de rebut : c'était le misérable
Artémon, compagnon des marchandes de pain, ami des pros-
tituées, vivant d'expédients,
Maintes fois lié au poteau, maintes fois mis sur la roue, le
dos rayé de coups de fouet, sans cheveux ni barbe ;
Aujourd'hui, le ûls de Kyké monte sur un char, met à ses
oreilles des anneaux d'or, et porte une ombrelle d'ivoire,
comme une femme K
Anacréon (comme tous les poètes, d'ailleurs) était Ger
de son art :
Je mérite par mes discours l'amour des beaux enfants, car
mes chants sont doux et douces mes paroles s.
Il avait raison. La douceur de ses chants est extrême.
Elle est difTérento pourtant de celle de Sappho^ avec
1. Fragm. 68, 86, 90. Oit peut y joindre le fragm. 85 qui contient
une allusion à la décadence de MUet : « Jadis les Milésiens étaient
vertueux ». Ce vers, parait-il, était devenu proverbe, mais il n'est
pas sûr que le proverbe ne fût pas antérieur à Anacréon, ni que
celui-ci Teût pris dans son sens direct, ni peut-ôtre môme que le
vers soit d'Anacréon.
2. Anthol, Palat., Yll, 27.
3. Le texte donne ici quelques mots (^epSépiov, xaXvpLpLat* évçt^xci)-
fiéva) dont le sens précis n'est pas connu.
4. Fragm. 21.
5. Fragm. 45.
ANAGRÉON 255
laquelle on le comparait quelquefois ^ Chez Anacréon,
sans doute, comme chez la poétesse de Lesbos, cette
douceur vient en grande partie du fond même des idées
et des images, qui se ressemblent chez les deux poètes.
Mais le style, qui ne contribue pas moins à l'effet pro-
duit, y arrive par d'autres procédés. Le style de Sappho,
plus naïf, a pourtant aussi plus d'éclat parfois et de
relief. Chez Anacréon, et sauf les réserves nécessaires^
ce qui domine, c'est une sorte de prosaïsme gracieux
qui coule et s'insinue avec une fluidité tout ionienne.
Non seulement le dialecte ordinaire d' Anacréon est
ionien (sauf quelques dorismes ou éolismes qui sont af-
faire d'imitation littéraire), mais Taliure générale de ce
style a la souplesse, la grâce aisée où se reconnaît d'or-
dinaire la race à laquelle appartient le poète. Les
Ioniens ont créé la prose : ils y étaient prédestinés par le
tour analytique de leur esprit. Môme dans leurs vers, ils
excellent, tout en restant poétiques, à être simples ^, à
faire légèrement le tour des idées, à analyser leurs sen-
timents, à lier leurs mots avec une logique facile et
claire. On en a vu, au courant des citations précédentes,
de nombreux exemples : Anacréon abonde en peintures
charmantes; les unes tirent leur charme des objets
mêmes qu'elles représentent; les autres sont à propre-
ment parler poétiques, car ce sont des comparaisons ou
des métaphores que l'esprit du poète a créées (wûXs
SûTjXiYi, àpyupsYi xeiOco, etc.); mais toujours elles offrent
ce trait commun que l'idée s'explique et se développe
avec aisance, avec ampleur, avec fluidité.
1. Grégoire de Gorinthe, Comment, sur la Rhét. d'IIermogène, Vil,
1236 (cité par Bergk, au fragm. lââ d'Anacroon). On a vu plus haut
le jugement de Denys d'Halicarnasse qui range Anacréon à côté de
Sappho parmi les maîtres de la Xé^i; yXa^upa.
2. L'oL^iltioL d'Ànacréon est signalée par llermogénc, Sur les formes
du style, II, 3 (p. 351, Spengel).
250 CHAPITRE V. — Lk CHANSON
Les mètres d'Anacréon étaient extrômemonl variés,
Iléritier d*uno tradition rythmique et musicale déjà
longue, il a profité des exemples de ses devanciers en y
ajoutant. Nous n'avons pas à entrer dans le détail infini
et fastidieux d'une analyse de tous ses mètres, mais il y
a deux ou trois traits à signaler. D'abord, on ne trouve
dans ses fragments aucune trace ni de la strophe alcaî-
que ni de la strophe saphique; il a voulu, semble-t-il,
s'affranchir d'une imitation trop exacte. En revanche il
a beaucoup employé deux types gracieux et courts qui
sont caractéristiques de sa manière. Le premier se rat-
tache au rythme logaédique : c'est une petite strophe de
quatre vers (quatre asclépiades à un seul choriambo)
dont le dernier vers est catalcctique \ Cette strophe se
réduit parfois à trois vers ou s'étend à cinq, mais il
semble qu'alors Anacréon ait aimé à réunir une strophe
de trois vers et une de cinq en un seul couple insépara-
ble 2, L'autre type rythmique est un système, c'est-à-
dire un enchaînement de vers semblables : chacun de ces
vers est formé de deux ioniques mineurs très librement
traités ^ Toujours, comme on le voit, une suite de vers
courts et simples, bien appropriés à des chansons. D'au-
tres fois, ce sont deux vers seulement, mais plus longs,
qui forment système *; ou deux tétramètres ioniques as-
sociés à un dimètreiambiquo servant d'épode; c'est encore
une espèce de strophe rapide et courte. On pourrait mul-
tiplier les analyses : ceci suffit pour faire comprendre la
brièveté simple, vive, légère des rythmes d'Anacréon *.
Dans ce genre gracieux et un peu futile, Anacréon
resta le maître et le modèle. Deux épigrammes attribuées
4. Fragm. 4, 6, 8, li, etc.
2. Fragm. 1, et début du fragm. 2.
3. Fragm. 61-65.
4. Fragm. 43, 75.
5. Cf. Démôlrius, De VÈlocution^ fi.
POÈMES ANAGRÉONTIQUES 357
h Simonidc (mais ccrlaincmcnl apocryphes) traduisent
avec élégance le senliment de l'antiquité à ce. «ujet ^
Dans Tune, le poète demande qu'une vigne, placée sur
le tombeau d'Anacréon, arrose encore de son jus déli-
cieux, môme sous terre, le buveur aimable aux chanta
si doux. L'autre caractérise avec justesse celte poésie
« qui ne respire que grâces et qu*amours », et qui sans
doute, jusque dans la demeure d*Âdës, doit faire réson-
ner le barbitos. Â Rome encore, chez Ovide surtout et
chez Horace, on recueillerait des témoignages analo-
gues '. Mais ce qui prouve mieux que tout le reste le
souvenir laissé par Anacréon, c'est la collection des
petits poèmes dits anacréontiquos : imiter Anacréon ou,
pour mieux dire, le pasticher, devint un passe-temps lit-
téraire consacré; cette mode dura des siècles, et elle
produisit tant d'ouvrages qu'il nous en reste encore tout
un recueil. Chose singulière, ces poèmes, dont personne
aujourd'hui n'admet plus l'authenticité, sont pourtant
ce qui a le plus contribué à la gloire d'Anacréon chez
les modernes; quand on veut citer Anacréon, c'est ordi-
nairement quelque passage de ces pièces apocryphes
qu'on cite. Il est donc nécessaire d'en dite ici quelques
mots ^
La collection, conservée uniquement dans l'Antho-
logie de Constantin Céphalas (xi® siècle), comprend une
soixantaine de pièces; chacune est formée d'un système
de petits vers, dimètres ioniques ou dimètres iambiques
incomplets (catalectiques) ^. Elles ont pour sujet essen-
1. Simonide, fragm. 183, 184.
2. Horace, Épodes, 14, y. 12 ; Ovide, Art d'aimer, III, 330 (vinosi
Teia Musa senis),
3. Sur les poèmes anacréontiques, cf. Welcker, Kleine Schriflcn,
t. II, p. 356-392.
4. Ces derniers sont appelés aussi demi-sénaires (T)(i(a(i6sTa)* Deux
pièces seulement (20 et 49) sont en vers phérécratiens.
Hitt. de la Litt. grecqoi. — T. IL 17
258 CHAPITRE V. — LA CHANSON
iiel Tamour et le vin, comme les poésies véritables d'Â-
nacréoii.
Que toutes, d'abord, ne soient pas authentiques, c'est
ce qui est évident à première vue. Dans trois d'entre
elles, il est question d'Anacréon comme d'un maître et
d'un ancien ^ D*autres sont données par le manuscrit
lui-même comme Tceuvro d'un certain Basilios (ou Basi-
licos) et d'un certain Julien ^ Ailleurs, le poète parle de
la peinture rhodicnne ^; ailleurs encore, de la rhétori-
que *; ou bien des Parthes '. Il y a même tel de ces
chants dont la versiQcation est si bizarre que Ton est
tenté d'y voir une première apparition du vers politique
cher aux Byzantins ^
Il est facile d*aller plus loin encore; on peut se con-
vaincre sans beaucoup de recherches que la grande ma-
jorité de ces poèmes n'est pas d'Anacréon.
Si Ton interroge d'abord la tradition, il faut noter que
Suidas, énumérant les œuvres d'Anacréon, met à part
les poèmes « dits anacréontiques » (ri xaXo'j;x8va 'Ava-
xpeovreta) : au temps où ces mots furent écrits, on dis-
tinguait donc entre les poèmes en question et les œuvres
authentiques. Voici qui est plus important. Parmi les
quelque cent quatre-vingts citations que les anciens ont
faites d'Anacréon, il n'y en a que deux, de date assez
récente, qui puissent se rapporter à ces poèmes; encore
l'une d'elles est-elle douteuse. Celle-ci est d'Héphcstion
le métricien (siècle des Antonins), qui cite quelque part
comme d'Anacréon deux vers reproduits à peu près
1. No* i, 20, 39, Pindarc est nommé à côté d'Anacréon dans la se-
conde do ces trois pièces.
2. No 2 et no 5.
3. No 15, V. 3.
4. No 50, V. 2.
6. No 26, V. 3.
6. No 4. Cf. la note do Borgk {Pœlœ Lyr. gr.^ t. III, p. 300).
POÈMES ANAGRÉONTIQUES 259
textuellement dans une des pièces de notre recueil ^ Mais
plus d'un vers authentique a dû passer dans ces petites
pièces : on y trouve bien un vers d*Archiloque *. Cer-
taines manières de dire qui y reviennent à satiété avaient
sans doute leur prototype dans les vers du véritable Âna-
créon; on s'expliquerait mal leur fréquence si elles n'é-
taient des imitations à peu près textuelles ^ Une citation
du genre de celle d'Héphestion n'est donc pas probante.
L'autre est d'Aulu-Gelle ^. Celle-ci porte sur toute une
pièce (la troisième), donnée, il est vrai, sous une forme
un peu différente de celle de V Anthologie, mais manifes-
tement plus récente. La seule conclusion qu'on puisse
tirer de là, c'est que les poèmes anacréontiques, ou du
moins quelques-uns d'entre eux, existaient déjà au temps
d'Aulu-Gelle; mais il est clair qu'un seul témoignage, et
qui porte (contrairement à toute critique) sur une forme
certainement nouvelle d'une pièce plus ancienne, ne sau-
rait prévaloir contre le silence presque unanime des écri*
vains anciens. Au total, par conséquent, la tradition est
contraire à l'authenticité.
Si l'on interroge les pièces elles-mêmes, on aboutit à la
même conclusion. Je laisse décote l'argument qu'on pour-
rait tirer à cet égard de la nature des mètres et de celle
du dialecte. On a fait remarquer que la monotonie de ces
systèmes semblait contraire à l'art métrique d'Anacréon
et qu'un petit nombre de pièces étaient écrites en dialecte
ionien; mais comme la métrique d'Anacréon nous est
mal connue, comme d'autre part les formes dialectales
sont sujettes à s'altérer dans des poésies souvent chan-
4. Héphestion (Manuel, p. 32), cite ainsi : *0 jxèv ÔIXwv |j.ax£ff6aii —
wape<TTt Y^p, [LOL'/^kdbui, On lit dans le poème n» 45, v. 8-9 : *0 |iàv
OéX(t>v {làx^o-Oai — irapéorw xa\ (la/étTÔa).
2. Ou (jLoi tk FuYEM — ToO Sapîewv âtvaxto;... (N» 7).
3. Par exemple 6éX(i>, U\tù {lavTjvat, ou bien OéXd), OéXco fiXrlaai*
4. NuiU atliques, XIX, 0.
260 CHAPITRE V. — LA CHANSON
técs et conservées seulement par des manuscrits de basse
époque, mieux vaut ne pas trop s'appuyer sur ces rai-
sons. Au contraire, l'esprit général de cette poésie et le
caractère du style trahissent clairement une origine rela-
tivement récente. Le personnage d'Anacréon n'y a rien
gardé de la complexité des choses vivantes et vraies.
C'est une figure abstraite, un type réduit à quelques traits
consacrés : ce vieillard souriant, ami des plaisirs et du
vin, n'est plus d'aucun temps ni d'aucun pays; il ne parle
plus ni de Samos, ni de Polycrate, ni d'aucun des nom-
breux personnages dont les noms remplissent encore les
fragments authentiques; ses amours mêmes ont subi
cette sorte de simplification que produit Téloignement :
Bathylle est seul en scène; c'est le seul nom propre qui
ait survécu; lui aussi est devenu un type. Eros n'a pas
moins changé : dans les poésies originales, il gardait de
la grandeur; ici, ce n'est plus qu'un enfant espiègle et
malin, le Cupidon de toutes les mythologies galantes. Il
a cessé d'ailleurs d'être une divinité unique; il y a désor-
mais des Éros en foule, comme dans ces peintures gréco-
romaines où voltigent des nuées d'Amours, pour le plai*
sir des yeux et la grâce de la décoration, en dépit de la
vieille théologie. — Le stylo aussi est caractéristique;
sans entrer à ce sujet dans de longs détails, il suffira
d'en relever un trait décisif. La phrase y est toujours
moulée sur le vers; elle commence et finit avec lui, ou du
moins elle a des repos qui correspondent aux coupures
naturelles de la versification. Rien de plus différent,
comme on sait, de l'antique usage grec, qui laisse la
phrase courir capricieusement et s'enrouler autour de
la strophe et du mètre. Ici, nulle liberté, nulle ampleur;
cette manière d'écrire ne se rencontre guère, aux âges
classiques, que dans les chansons tout à fait populaires;
chez Anacrcon, elle est inadmissible.
L'ensembh du recueil, par toutes ces raisons, est donc
POÈMES ANAGRÉONTIQUES 261
certainement apocryphe. La seule question qui puisse
encore se poser est celle de savoir s^il n'y a pas malgré
tout, dans cet ensemble apocryphe, quelques pièces au-
thentiques qui s'y trouveraient comme égarées. C'est la
solution à laquelle ont incliné d'excellents connaisseurs,
depuis Bentley jusqu'à Welcker *. Aujourd'hui cependant
l'opinion à peu près unanime est que rien de tout cela
n'est authentique. C'est en effet le plus probable. On ne
saurait, en pareille matière, arriver h une certitude géo-
métrique; mais il n'y a vraiment aucune des pièces du
recueil qui ne prête le flanc à quelqu'une des objections
indiquées plus haut. Il semble bien que la collection tout
entière a dû provenir d'un premier fonds composé vers
l'époque alexandrine par quelque amateur d'Anacréon
s'amusant à faire des pièces anacréon tiques comme on a
fait en France des pièces marotiquesy et que le recueil
s'est peu à peu grossi par la curiosité des dilettantes.
Ceux-ci d'ailleurs n'étaient nullement dupes de celte imi-
tation; ils savaient à merveille que les poèmes dits ana-
créontiques ne se trouvaient pas dans le recueil authen-
tique des œuvres d'Anacréon et n'étaient qu'un pastiche
et un badinage. La question ne put faire doute qu'à par-
tir du moment où les œuvres authentiques furent perdues.
Quant à savoir quelles sont au juste^ parmi ces soixante
et quelques pièces, celles qui appartiennent au premier
fonds, celles qui proviennent d'une autre origine, et celles
enfin qui sont d'époque tout à fait récente, ce sont là des
problèmes fort discutés depuis un demi-siècle, mais fort
obscurs, et d'ailleurs peu importants : il ne vaut pas la
peine de s'y arrêter, surtout à propos d'Anacréon qu'ils
n'intéressent en rien. Au contraire, il y a deux points
qu'il est utile de toucher en quelques mots : d'abord,
quelle est la valeur littéraire du recueil^ si admiré pen-
1. IléâiiQiô de riiis torique du ces questions, dans Flach, p. 551.
262 CHAPITRE V. — LA CHANSON
dant longtemps parmi les modernes? Eusuile, quelle on
est la valeur historique, pour la connaissance même
d'Anacréon?
Il est de mode aujourd'hui, parmi les érudits,
de dédaigner les poèmes anacréontiques . Après les
avoir trop admirés peut-ôtre, on les méprise trop. La
vérité est qu'ils sont fort inégaux. Quelques-uns sont
insigniGants ou faibles; d*aulres, d*unc gentillesse un
peu maniérée; mais plusieurs sont fort jolis, et nos pères
n'avaient pas tort de s'y plaire : leur seule erreur était
de ne pas faire de distinction entre la grâce des alexan-
drins et celle du vi® siècle avant l'ère chrétienne. C'est
une erreur analogue à celle qui leur faisait prendre
l'Apollon du Belvédère pour un exemplaire incomparable
de l'art grec de la grande époque. L'Apollon du Belvé-
dère, pour n'être pas de Phidias, n'en est pas moins
une belle œuvre; de môme, les odelettes de VAmour
mouillé^ ou de la Sauterelle ^^ quel qu'en soit l'auteur
inconnu, ont bien du charme, et la pièce qui met en
œuvre le motif populaire si connu, « Je voudrais être le
miroir pour que ton regard ne me quittât pas; je vou-
drais être l'eau, pour baigner tes membres, etc. », ce
joli thème amoureux, pour être développé dans une ode
apocryphe, n'en est pas moins gracieux et poétique ^
Au point de vue historique aussi, ces pièces ont quel-
que intérêt. Ceux qui les ont faites, ou du moins les
auteurs des plus anciennes d'entre elles, lisaient encore
Anacréon; non seulement ils le lisaient, mais en outre ils
en étaient épris et le savaient par cœur. Ils lui sont donc
restés plus fidèles qu'on n'est quelquefois disposé à le
croire. Non qu'ils aient jamais visé à tromper la posté-
rité : l'artifice innocent qui consistait ii le faire parler
1. No.31.
2. No 32.
3. No i!2.
POÈMES ANAGRÉONTIQUES 268
lui-même est tout à fait semblable à celui qui se ren-
contre dans un si grand nombre d'épigrammes grecques
où c*est le mort lui -môme, le héros honoré d'une statue,
le poète ancien et célèbre, qui est censé prendre la pa-
role. Mais, sans vouloir nous prendre pour dupes, les
auteurs de ces pièces ont imité de leur mieux leur modèle
favori. Quelles que soient les différences involontaires et
inconscientes qui, en pareil cas, trahissent toujours le
pastiche, ils se sont certainement inspirés de lui. Si biea
que ces œuvres apocryphes, tout en altérant la physio-
nomie vraie d'Anacréon, ont du moins cette încont(?slable
valeur historique de traduire en quelque mesure l'im-
pression générale que la foule des amateurs en avait gar-
dée : c'est une reproduction assez libre et un peu grosr
sière parfois de Toriginal, mais non pas plus inexacte
en somme que tant de statues ou de peintures inispirées
par une œuvre illustre et qui, lorsque le modèle est perdu,
peuvent aider l'imagination à s'en faire encore quelqi^jo
idée.
^
Vj
CHAPITRE VI
LE LYRISME CHORAL d'aPPARAT AVANT PINDARB
BIBLIOQKAPUIB
Pour les éditions générales des poètes lyriques, voir la bi-
bliographie des chapitres II et III. Les chiJïreâ des renvois,
dans les pages suivantes, se rapportent ù l'édition de Bergk.
Aucune édition particulière à signaler.
Parmi tous les poèmes étudiés dans ce chapitre, le seul dont
nous ayons un manuscrit spécial est le parthénée d'Alcraan
retrouvé sur un papyrus égyptien en 1855 et plusieurs fois
publié à part. On trouvera, plus loin, dans l'étude sur Alc-
man, les principales indications ù ce sujet.
SOMMAIRE
I. Importance du lyrisme choral en Grèce; genres principaux ; ca-
ractère général du développement des divers genres; les trois âges
de cette histoire. — II. Premier âge (les fondateurs) : g 1. Thalétas;
le péan et Vhyporchème. } 2. Alcman et le parthénée. % 3. Arion et le
dithyrambe. — III. Deuxième âge (les grands progrès techniques):
{ 1. Stôsichore et V hymne héroïque, f 2. Ibycos ; apparition de r^nco-
mion. — IV. Troisième âge (la perfection) : g 1. Simonide et l'enco-
mion. l 2. Ecole de Simonide : Bacchylide. — V. Les poetœ mino-
res du lyrisme et les apocryphes. Lasos d'IIormionè et la réforme
LYRISME CHORAL 265
da dithyrambe ; Timocréon de Rhodes ; Tynnichos de Ghalcis ;
Lamproclés ; Corinne ; Télésilla ; apocryphes (Bias, Thaïes, Pitta-
cos, etc.).
I
Nous revenons enfin, après un long détour, aux ori-
gines de ce lyrisme choral qui apparaît en Grèce presque
aussitôt après Tâge à demi-légendaire du nome, et qui
remplit ensuite deux siècles de ses progrès continus et
de son éclat final incomparable.
C'est un point à noter tout d'abord que cette impor-
tance extraordinaire du lyrisme choral dans la Grèce
antique. Elle ne répond pus à ce que nous voyons dans
les temps modernes. En matière de lyrisme individuel,
les peuples modernes (surtout au xix® siècle) valent au
moins les Grecs. Nos poètes, il est vrai, ne chantent plus
à la façon d'Alcée ou d'Anacréon ; ils ne mettent pas
en musique leurs sentiments et leurs confidences ; mais
ils n'en sont pas moins lyriques d'inspiration, et ils ont
gagné peut-être plus qu'ils n'ont perdu à cet abandon
complet de la musique où d'ailleurs l'élégie grecque elle-
même arrivait peu à peu : ils y ont gagné plus de
liberté, plus d'intimité, plus de hardiesse dans la pensée.
Et surtout, ils ont exprimé dans leurs vers les émotions
d*une âme plus complexe, plus riche moralement et
intellectuellement que n'était celle des Grecs du vu* siè-
cle. Qu'est-ce que l'amour (alors même qu'il ne s'égare
pas) dans l'âme d'un poète de Lcsbos ou de Samos ?
Quelque chose de très fort, sans doute, de puissant et
de pathétique, mais de très simple aussi et de très naïf.
Qu'on songe au contraire à celte foule d'idées et de sen-
timents accessoires dont se nourrit et se fortifie le même
sentimeiit chez un Lamartine ou chez un Musset. C'est
que l'humanité, depuis Alcée et Sapho, a beaucoup vécu,
266 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
beaucoup réfléchi et beaucoup rêvé. Elle ne s'est pas
contenlée dorhorizoa net et limpide où la vie grecque se
renfermait. Elle a parcouru les océans sans bornes et
sondé les espaces sans fond du ciel illimité. Elle a cher-
ché rinfîni; elle a voulu le connaître et le saisir ; elle Ta
interrogé ; elle a cru parfois entendre sa réponse, et elle
a soupçonné ensuite que cette réponse n'était qu*un écho
de sa propre pensée. Elle a tour à tour espéré sans
mesure et désespéré avec amertume. Après tant d efforts
et de chutes, elle s est relevée phis sensible et plus dou-
loureuse, plus riche d^expérience et plus mûre. Quand
on a fait le tour de toutes les philosophies, on a une
manière nouvelle d'éprouver les sentiments les plus pri-
mitifs.
Mais ce qui a si fort développé la vie individuelle est
peut-être aussi ce qui a rendu chez les modernes la vie
collective si difQcile à saisir et si rebelle à toute expres-
sion précise de Tart. Plus les individus sont complexes
et variés, vivant d'une vie propre très intense, moins ils
sont capables de former un groupe harmonieux et sim-
ple. Notre vie a son centre beaucoup plus dans le for
intérieur que dans Tagora. L'Etat, chose abstraite, ne
vaut pas pour le poète la Cité, chose vivante. L'idée de Pa-
trie elle-même, si forte, semble avoir épuisé sa fécondité
littéraire quand elle a suscité quelque Marseillaise, Elle
est pourtant capable de faire plus et mieux, mais à la
condition de moins s'enfermer dans le souci de Taction
immédiate ; elle n'aura toute sa vertu poétique et lyrique
que le jour où elle enveloppera distinctement et nette-
ment aux yeux de tous le passé avec le présent, la
contemplation émue de l'histoire nationale tout entière
avec la volonté actuelle d'une résolution nécessaire. En
Grèce, au contraire, surtout à l'époque dont nous par-
lons, la vie collective et sociale est très active. La cité
est restreinte, et chacun y connaît son voisin. La reli-
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 267
gion, la guerre, la politique, tout y met les âmes en con-
tact incessamment. Sparte est une armée toujours en
exercice ; Tindividu n'y est rien, ou peu de chose ; mais
la cité est forte et absorbe l'individu. Môme dans les
pays où Texistence est moins disciplinée, les fêtes reli-
gieuses, les jeux publics, les concours de toute sorte,
sans parler de la politique proprement dite, ramènent
sans cesse tous les esprits dans le même cercle d'idées
et de sentiments, que ni la philosophie, ni la science, ni
la réflexion personnelle n ont encore brisé ou élargi.
C'est à quoi répond à merveille le lyrisme choral. Il est
très naturellement la voix d'une âme collective partout
si vivante. Il est l'image Gdèle de cette activité réglée, de
cette unité harmonieuse où se complaît la cité grecque.
Quand tous, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes
filles, montent en procession à leur acropole, quand on
célèbre les danses sacrées devant le temple de la divinité
poliade, quand on s'assemble pour honorer la mémoire
du héros fondateur de la cité, quand on accueille joyeuse-
ment un vainqueur des grands jeux, les mêmes senti-
ments et les mêmes idées remplissent toutes les âmes :
fierté patriotique, souvenir des vieilles légendes, senti-
ment allègre de toute cette belle activité si artistique-
ment ordonnée, émotion du beau, amour de la gloire
collective et individuelle, joie de vivre sous un si beau
ciel, sous la protection de divinités si puissantes, parmi
de si belles fêtes, voilà ce que pense et sent tout le monde.
Il n'y a rien là de mystérieux et d'obscur, rien qui
échappe aux prises de l'art. Tout est en pleine lumière.
Ces formes précises et pures appellent une poésie bril-
lante, avec une musique qui soit surtout un rythme, et
qui règle les belles attitudes sculpturales d'un chœur
chantant et dansant.
Tel fut le lyrisme choral de la Grèce, merveilleusement
approprié à son cadre. A cause de cela même, il risque
388 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
parfois de nous laisser froids et de nous étonner. Il n'a
ni la naïveté sublime de Tépopée, ni la naïveté gracieuse
du lyrisme individuel, ni le pathétique largement humain
de la tragédie. Il est comme enchaîné à certaines cir-
constances particulières, et il a quelque peine à s'en
détacher. Pour le bien comprendre, il faut l'y replacer
par rimagination. C'est un travail qui exige quelque
effort ; on en est récompensé par le plaisir de contempler
une des formes d*art les plus admirées de la Grèce, et
une de celles où son génie se peint le plus fidèlement.
Les genres divers du lyrisme choral étaient fort nom-
breux, et il est difficile, ou môme impossible, de les
classer rigoureusement. Non seulement, en effet, dans
bien des cas, les origines et par conséquent les relations
primitives des genres sont obscures, mais encore cer-
tains de leurs caractères, les plus essentiels en apparence,
changent avec le temps, et ceux qui les ont d'abord dis-
tingués ne persistent pas. 11 ne faut donc pas multiplier
à l'excès les subdivisions ni vouloir y mettre trop de lo-
gique. En revanche, il est utile de considérer certaines
lois très générales qui président à tout le développement
du lyrisme choral et qui s'appliquent à peu près de la
même manière à tous les genres.
Les genres essentiels, ceux qu'on peut appeler les
genres types, et qui ont tenu la plus grande place dans
l'histoire littéraire, sont au nombre de cinq ou six. C'est
d'abord, dans un premier groupe, lepean, Vhyporchème^
lepari/iénée^ V hymne héroïque y Vencomiofi; puis, formant
seul une classe distincte, le dithijrambc. Les genres du
premier groupe sont exécutés par des chœurs formés de
files parallèles ; le dithyrambe, par un chœur circulaire.
Les premiers sont le produit d'une inspiration qui peut
varier de la gravité la plus solennelle jusqu'à une gatté
vive et familière, mais qui reste toujours mesurée et
maîtresse d'elle-même; le dithyrambe est pathétique et
GENRES PRINCIPAUX — LEUR ÉVOLUTION 209
violent. Entre les divers genres du premier groupe, les
relations sont variables : les uns sont d'origine primitive
et distincte, les autres semblent dérivés des premiers. Peu
importe : c'est sous ces noms principalement que le ly-
risme se manifeste dans 1 uge classique, et c'est aussi
sous ces différents aspects, à mesure que chacun d'eux
entre dans Thistoire littéraire, que nous avons à l'étu-
dier.
Dans révolution de tous ces genres, d'ailleurs, on re-
trouve des traits analogues. — D abord, un progrès techni-
que considérable. Dans le lyrisme individuel, le progrès
technique (nous l'avons vu) fut presque nul : cette poésie
avait trouvé d'emblée sa forme définitive. Dans la poésie
d'apparat, au contraire, d'AIcman à Pindare, la différence
est immense : soit pour la structure des vers, soit pour
celle de la strophe, soit pour celle de Iode entière, tout
change et s'agrandit ; ce n'est qu'au bout d'un siècle do
progrès ininterrompu que le lyrisme clioral arrive à la
pleine possession de toute sa puissance. — L'inspiration
aussi se modiGe, comme les circonstances de la vie sociale.
Les genres d'origine purement religieuse tendent à devenir
plus profanes, plus mondains. D'autres surgissent qui le
sont dès leur naissance; non qu'ils excluent la mythologie
et les histoires des dieux, mais ils n'en font plus l'objet
essentiel et le principe de leur inspiration. — Par cette
tendance comme par la précédente, les genres d'abord les
plus distincts finissent par se rapprocher dans une sorte
d'uniformité noble, brillante, savante, où le dithyrambe
lui-même ressemble au péan et où le scolie devient un
encomion : à la simple lecture, il n'était pas toujours facile
pour les anciens les plus érudits de distinguer à quel
genre précis tel ou tel poème appartenait.
De ces deux sortes de progrès, c'est le progrès techni-
que qui est le plus facile à saisir avec netteté, et qui peut
servir le plus commodément de point d'appui à quelques
370 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
divisions chronologiques simples et claires. Quand on em-
brasse d'un regard toute cette période du lyrisme choral
qui s'étend depuis le moment où il devient littéraire jus-
qu'à Pindare, il est facile d'y reconnaître trois tg^ dis-
tincts : le premier est celui des fondateurs, marqué sur*
tout par les noms de Thalétas, d*Alcmanet d'Arion; le
second, où domine Stésichore, est celui des grands pro-
grès techniques ; le troisième, avec Simonide et son école,
est celui de la perfection : Pindare peut venir, l'instru-
ment dont il jouera mieux que personne est prêta traduire
ses pensées. A chacun de ces âges et à chacun de ces
noms s'attache spécialement le souvenir d*un genre qui
arrive alors à la vie artistique. Nous allons parcourir
cette histoire, en décrivant cliaquo genre à mesure que
la suite des faits nous en donnera Toccasion.
II
% 1. Thalétas; le péan et l'hyporghAmb.
Le plus ancien poète grec qui ait composé pour un chœur
des œuvres lyriques durables est Thalétas, auteur de péans
et peut-être aussi d'hyporchèmes. Un mot d'abord sur
ces deux genres.
Nous avons vu * qu'il est déjà parlé du péan dans les
poèmes homériques : il est deux fois mentionné dans
Vlliade^^ et une fois dans Y Hymne à Apollon Pythien^.
Dans ce dernier passage, ce sont les prêtres crétois qui
le chantent, en se rendant au temple de Delphes ; et ils
le chantent, selon l'indication expresse du poète, à la
façon de leur pays * : il y a là une allusion très claire
à Torigine Cretoise du péan. Le nom du rythme à cinq
1. Chapitre I, p. 17.
2. Iliade, I, 472-473; XXII, 391-394.
3. Hymne à Apollon P., 338-341.
4. Oîo{ te KpY|T(î)V îiaiTjovs;.
LE PÈAN 271
temps, qu'on appelle tantôt péonique^ et tantôt crétique^
conduit à la même conclusion ^ Il est à noter aussi que le
fondateur du péan littéraire, Thalétas, est un Cretois.
Quoi qu'il en soit, si le péan est d'origine Cretoise, il est
certain du moins qu'il se répandit de bonne heure dans
toute la Grèce, puisque V Iliade le montre fort en usage.
Un trait un peu extérieur, mais très caractéristique,
du péan, et qui le faisait tout de suite distinguer des
autres genres plus ou moins analogues, c*était une in-
vocation formée des deux mots 'l-n Ilaiàv, qui revenait
à des intervalles réguliers : on appelait cela le refrain
du péan (:raui)vixov g:rt(p06yaa)*. Cette invocation s'adressait
à Apollon, quelquefois appelé Ilaiàv par les Grecs ' ; on
entendait par ce mot « guérisseur » ou « protecteur* ».
On invoquait le dieu soit pour lui demander son secours
dans le péril, soit pour le remercier après qu'on y avait
échappé. Aussi le péan était-il un chant joyeux : même
quand on appelait le dieu à l'aide, la conGance l'emportait
sur la crainte. L'allégresse du péan s'oppose au chant
triste du thrèneet aux lamentations ^ Il arriva d'ailleurs
pour le péan comme pour tous les autres genres que son
emploi s'étendit déplus en plus : consacré d'abord, sem-
1. Tlaicov et icaidtv ne sont que des variantes dialectales du môme
mot.
2. Athénée, XV. p. 696, E-F et 701, G-F. Le péan, dans l'Hymne à
Apollon Pythien^ s'appelle IrjiraicSv, à cause de ce refrain. On ne sau-
rait affirmer que le refrain n'ait jamais disparu de la forme savante
du péan, chez Pindare, par exemple. Mais il est certain qu'il se ren-
contre dans les péans plus ou moins populaires que les inscriptions
nous ont conservés. Cf. les péans d'Athènes (*AOr,vaiov, i877, p. 143),
d'Epidaure ('EçTri[i£p\; àp/atoXoY., 1885, p. 69) et de Menschieh en
Egypte (Revue Archéologique, 1889; article de J. Baillet).
3. Eschyle, i4.7am., 144; Sophocle, (JEdipe-Roi^ 154; Aristophane,
Guêpes, 874; Euripide, Alceste» S20; etc.
4. Uésychius, v. ^ûva^ Ilattov.
5. iEschyle, Choéph., 340. Dans Sophocle, Œdipe- Roi^ 5 6, le péan,
quoique associé aux (rrevarpiaTa, s'en distingue aisément.
273 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
blc-t-il, exclusivement à Apollon, peut-éire aussi à sa
sœur Arlémis S il finit par se chanter en l'honneur do
tous les dieux indistinctement, et môme de certains hom-
mes, à la façon d'un cncomion^.
Le retour régulier du refrain fait voir que le péan se
composait dès l'origine d'une suite de strophes. Quelle
était la nature de cette strophe? Les rythmes péoniques
ont dû souvent s'y ronconlrer, du moins àTorigine; les
Cretois de V Hymne à Apollon, qui dansent avec agilité',
les employaient peut-cire; mais les rythmes à trois et à
quatre temps, plus nobles, plus graves, plus tôt littéraires,
y ont souvent figuré aussi, comme il est aisé de s'en
convaincre par les fragments de péans qui nous restent.
Quant aux vers qui composaient cette strophe, tout ce
qu'on en peut dire, c'est qu'ils ont été certainement très
simples d'abord et peu nombreux, comme dans tous les
genres lyriques.
L'instrument qui accompagne le péan est, dans Homère,
la cithare*. Plus tard, la flûte partagea ce rôle*.
Athénée nous apprend que le péan était quelquefois
dansé, quelquefois simplement chanté ^ Il est clair qu'a-
près un festin, par exemple, ou quand on chantait le péan
sur un navire, les chanteurs restaient immobiles ; avant
et après le combat,onlecliantaiten marche. Dans VHymne
à Apollon^ il s'agit d'une danse proprement dite, mais as-
sociée à la marche. Dans d'autres circonstances, la danse
pouvait sans doute prendre d'autres caractères encore.
Relativement à la composition littéraire du péan, les
L Proclus, Chreitom.^ 11 (p. 244, Wcslphal).
2. Voir des exemples dans Athénée, XV, p. C96, F.
3. *Pyi(j(TovT£;, V. 338.
4. Apollon lui-même joue de la cithare {IhjmnCy V, 337).
5. Archiloque, dans Athénée, V, p. 180, E; Euripide. Troyennes^
12G; Plutarque, Lysandre, 11 ; etc.
6. Athénée, XIV. p. 631, D.
PÈAN — PROSODION -r HYPORGHÈME 278
anciens notent qu'il se terminait toujours par une prière ^
Rien do plus naturel, cotte sorte d'hymne ayant été par
excellence, à 1 origine, Thymne de la prière et do la de-
mande.
Durant la période classique, c'est surtout à Sparte,
dans les grandes fctos d*Apollon, que lepéan fut exécuté
avec éclat^. Mais partout il fut en honneur, et, à la diffé-
rence du nome, sa vogue ne subit aucune éclipse. Cela
vient peut-être de la même cause qui, au début, put
sembler le mettre au dessous du nome, c'est-à-dire de son
rythme, moins parfait d'abord que rhexamètredactyliquo
(ou exigeant davantage une musique savante), mais plus
capable de transformations et de progrès.
On confondait quelquefois avec le péan un autre genre
très voisin, di^pelé prosodion , et qui était proprement,
comme le nom lindique, un chant de procession. Proclus
cependant s'élève contre celte confusion ^ Il est probable
que la différence des deux genres était en principe une
différence rythmique : tandis que le péan proprement dit
usait du rythme à cinq temps, le véritable prosodion^
d'origine hiératique et doriennc, s'en tenait sans doute
aux rythmes à quatre temps, dactyles et anapestes; le
nom du vers prosodiaquc, identique au second hémis-
tiche d*un vers épique, suffit à prouver l'emploi caracté-
ristique et dominant des mètres dactyliqucs ou anapes-
tiques dans les chants de procession. On comprend que
cette différence se soit souvent effacée. h(i prosodion était
peut-être, en somme, une variété doriennc du péan.
L'hyporchème aussi était quelquefois rapproché du
péan. L'insistance que met Plutarque à l'en distinguer
1. Aristide, D/sc. XIV (un).
î. Cf. Bernhardy, t. II, p. 604.
3. Ibid, (xaTaxpY)9Ttxâ); $è xa\ Ta irpoaoÔtaTtvecitaiâva; Xlyouatv).
Hiit. d« la Litt, gracqu«. — T. II. 18
274 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
en est une preuve * : beaucoup de critiques, parait-il, ne
savaient trop, au sujet des compositions de certains vieux
poètes, si c'étaient des hyporchèmes ou des péans. A ne
considérer que les paroles, en effet, la différence devait
être légère; car l'hyporchème, comme le péan, était un
chant choral consacré d'abord soit à Apollon, soit à Ar-
témis. Dans Texécutioa, au contraire, les différences
étaient sans doute assez tranchées. La danse, accessoire
dans le péan, était essentielle dans Thyporchème *. En
outre, elle était plus grave dans le péan : celle de l'hypor-
chème est rapprochée par Athénée de celle de la comédie :
« Toutes deux, dit-il, sont enjouées '. » Il y avait pour-
tant cette différence que la danse comique (le cordax)
était souvent licencieuse, tandis que l'hyporchème, con-
sacré primitivement à Apollon, n'admettait rien que de
pur. Simonido parlait aussi quelque part de la « danse
légère » de l'hyporchème *. Enfin et surtout, cette danse
était ordinairement imitative. U Hymne à Apollon Délien
présente une vive peinture des hyporchèmes de Délos où
les jeunes filles, servantes du dieu, racontant sans doute
et représentant les voyages de Léto, imitaient par la
voix et par les gestes le langage et les habitudes des di-
verses nations visitées par la déesse ^ Lucien, qui parle
aussi des hyporchèmes de Délos, le fait en des termes
un peu différents, mais fort précis : ce qui parait avoir
constitué à ses yeux l'originalité des hyporclièmes qu'il
a en vue, c'est que le chœur, au lieu d'exécuter tout en-
tier les mêmes mouvements, détachait un petit nombre
1. De Mus., c. 9 (o Oi itatàv on oiaçopàv ïyz\. itpo; rot uicop*/r,(iaTa
ÎTflXtoffCi* Y^Yp*ip£ T^tp ^*^ Tiaiâvac xal 'jTrop^crjjxaTa).
2. Athénée, XIV, p. 631, D. Le nom môme d'%/)orcAèm^ en témoigne
(to 'jitopxy,(xa = xb Oit' aùXb) xal xiOdtpa ô'p*/Tm.a).
3. /6iV/., p. 630, E (TcaiyvKuÔEt; eItIv àfiçàtepat).
4. Simonide, fragm. 31 (iXaçpbv opxT||j.a ito5ûv). Cf. fragm. 29 et 30.
5. Hymne à Apollon Dél., 160-164. Plutarque, Questions de table, IX,
15 (p. 748), mentionne Tf,v Sià t^ôv o-XTiii-aTcov xal ôià toiv ôvo(iâT(i>v {i.{pLy)<riv.
THALÉTAS 875
do danseurs particulièrement habiles, qui exécutaient
seuls la partie principale de la danse ^ C'était, selon le
mot de Bcrnhardy, une sorte de « ballet. » La célèbre
pyrrhique^ danse militaire de Sparte, semble avoir été
une variété de la danse hyporchestique ^.
Le rythme des hyporchèmes était toujours vif et en-
traînant : les crétiques et les ioniques y tenaient la pre-
mière place, avec les dactyles à trois temps et les tro-
chées ^. Comme le péan, l'hyporchème fut accompagné
d'abord de la cithare, ensuite de la cithare et de la flûte ^;
comme le péan aussi, la tradition le faisait venir de la
Crète *, où il avait été inventé par les Curetés^ qui
l'avaient dansé les premiers, disait-on» devant Zeus en-
fant «.
Ce genre d'ailleurs, comme le nome et le dithyrambe,
subit plus tard de profondes modiGcations.
Thalétas (ou Thaïes) était, suivant une tradition tout
à fait autorisée, do Gortyne, en Crète ^ Sur la date où il
vécut, les anciens n'étaient pas d'accord. Quelques-uns
le faisaient vivre au temps de Lycurgue ' ou même
d'Homère^ Cela vient peut-être de ce qu'on lui attribuait
1. Lucien, De la danse, 16. La danso Cretoise du bouclier d'Achille,
dans ïlliade (XVIII, 590-606), présente ce caractère, et c'est évidem-
ment un hyporchèmo. Cf. Athénée, IV, p. 181, B (V, 10, Meineke).
2. Schol. Pind., Pylh. II, 127 : 'II t/^ç «vjpptxT); op*/r,ffi;, irpo; r,v ta
•!»irop/r,{iaT3t èYP«?^i^«^* ^^^ ^"^i selon ce scboliastc, attribuaient l'in-
vention de la pyrrhique aux Cretois; les autres (parmi lesquels Aris-
tote), à Achille lui-même, qui l'avait dansée devant le bûcher (mjpd)
de Patrocle, d'où son nom ; d'autres encore (cf. Proclus, Chrestom,,
p. 246, Westph.)' à Pyrrhus, fils d'Achille.
3. Denys d'Halic, Sur Véloq. de Dém., c. 43.
4. Athénée. XIV, p. 631, D.
5. Simonide de Géos, fragm. 31 : Kprjra (jiiv xaXioifft Tp6icov.
6. Strabon, X, 480.
7. C'est ce que disait le poète Polymnestos, suivant Pausanlas, I,
14, 4. Suidas le fait naître en Crète aussi, mais à Elyros ou à Gnossos.
8. Diogéne Laerce, I, 38.
9. Strabon, X, 482; cf. Aristote, Polit. II, 12 (p. 1274, A, 28, Bekk.).
276 GHAPITUE VI. — LYRISME CHORAL
> * - >
un certain nombre des plus vieux chants Iraditionnels de
la Crète et de Sparte, et qu'on en reculait l'origine le plus
loin possible. Glaucos, au contraire, le plaçait à la (in du
VII® siècle*. Mais si cette date était exacte, l'autre tradition
serait inexplicable^ et elle est d'ailleurs inconciliable avec
Tensemble des faits connus. Il faut donc adopter une
date intermédiaire et placer Tépoquo de Thalétas vers le
début du vil® siècle, comme le fait l'auteur du De Mu-
sica. C'est le temps où vient de se terminer la première
guerre de Messénie; Sparte est la première puissance du
Péloponnèse; elle attire à elle de plus en plus les musi-
ciens-poètes qui peuvent donner du lustre à ses fêtes
religieuses et civiques. Les Gymnopédies^ où la jeunesse
lacédémonienne exécute des danses en chantant, se fon-
dent avec éclat. L*Arcadie et l'Argolide, avec leurs 'A-o-
Sei^si; et leurs 'EvSuadcTia, suivent l'exemple de Sparte '.
C'est pour ces fêtes que Thalétas et ses disciples compo-
sent leurs œuvres. Pralinas paraît avoir dit que Thalétas
avait été appelé de Gortyne à Sparte sur Tordre d'un
oracle, pour organiser des fêtes destinées à mettre fin à
une peste *. On racontait quelque chose d'analogue au
sujet de Terpandre, et ce récit, assez naturel en soi, n'a
peut-être d'invraisemblable que sa banalité même.
Les poèmes composés par Thalétas étaient surtout des
péans °. Mais il est aussi question de ses hyporchèmes *,
et quelques-uns, comme nous le voyons dans le De Mu-
sica, disputaient s'il fallait appeler ses œuvres des hypor-
chèmes ou des péans ^ — On lui attribuait l'invention
1. Plut., De Mus., c. 10. Cf. Volkmann, sur ce passage, p. 92.
2. Cf. Flach, p. 2G6, n. 1.
3. Plut., De Mus., c. 9. Ce chapitre est notre principale source pour
tous ces faits.
4. Plut., De Mus., c. 42.
5. Plut., De Mu^,, c. 9.
6. Schol. Pind., Pyth, II, 127.
7. Plut., ibid.
THALÉTAS 277
des mèlres péoniqucs et crétiques ^; nous savons ce que
signifie en pareil cas le mot invention : cela veut dire que
Thalctas a le premier employé les rythmes nationaux de
la Crète, son pays, dans des œuvres dignes de mémoire ^.
— Nous ne savons ni quels instruments il employait de
préférence ni quel était le caractère littéraire de sa
poésie.
Déjà au temps où le De Miisica fut écrit, il est visible
que les œuvres de ces vieux poètes étaient perdues ; on
n'en parlait plus que sur la foi d'autrui^; Tlialétas, tout
autant que Terpandre, apparaissait comme un person-
nage à demi fabuleux. Mais il y a deux faits qui sont
hors de doute et qui méritent d*ètre notés. Le premier,
c'est le grand souvenir laissé par Thalétas, qui avait fini
par devenir pour la Crète le poète par excellence, Tauteur
légendaire de tous les chants nationaux fort anciens dont
l'origine exacte était inconnue *. Le second, c'est l'im-
portance de la révolution musicale et littéraire accomplie
à Sparte par Thalétas et par son école : l'introduction
des rythmes et des airs de la Crète ouvrait à Tart lyrique
des routes toutes nouvelles; on sortait enfin hardiment
du dactyle et de l'hexamètre, encore dominants chez
1. Plut., De Mus.^ c. 10 (les mss. donnent (xâpwvaxal xpy,Tixov pu6(x<Sv :
que sifçniûe |id(p(i)va ? Quelques éditeurs conjecturent iiaîcova).
2. Gomme ou retrouvait des rythmes analogues dans les nomes
aulétiquos dits d'Olympo-j, on attribuait à ces compositions une
certaine influence sur Thalétas (cf. Plut., ihid.)\ mais Thalétas et
Olympos peuvent fort bien avoir puisé tons deux à la môme source.
On croyait voir aussi dans Thalétas des imitations d'Archiloque au
point do vue métrique; telle était l'opinion de Glaucos (Plut., ibid.)
qui, nous l'avons vu, faisait vivre Thalétas à la fin du vu» siècle.
Mais cette croyance n'était probablement fondée que sur le désir de
concilier à tout prix certaines ressemblances métriques entre Archi-
loque et Thalétas avec la tradition qui faisait de celui-ci l'inventeur
de ces formes.
3. Plut., ibid. Aux chap. 5 et S, les mots o\ àvaYSYpaçite;, avaY^-
Ypa7iT«(, montrent que le compilateur écrit d*après des catalogues.
4. Strabon, X, 481.
278 CHAPITRE VI.— LYRISME CHORAL
Terpandre; les vieux moules étaient brisés; toute une
poésie plus souple, plus riche, plus brillante apparaissait.
C'était bien, selon le mot des anciens, une « seconde
constitution » de la musique Spartiate : c'était une sorte
de révolution K Révolution qui d'ailleurs, quelques siè-
cles plus tard, semblait aux historiens de la musique
singulièrement prudente encore et modérée : Part élar-
gissait ses voies, mais sa marche restait noble et belle,
même aux yeux des plus sévères *.
Thalétas eut pour auxiliaires dans cette transforma-
tion, et pour successeurs, deux poètes qui firent à son
exemple des péans et des hyporchèmes : Xénodamos de
Cythère et Xénocrite de Locres ^ Ces deux poètes ne se-
raient plus pour nous que des noms, si un mot du De
Musica ne nous donnait un renseignement intéressant.
Il parait que Xénocrite avait fait des péans où la partie
narrative et mythique était si développée qu'ils ressem-
blaient à certains dithyrambes héroïques, et qu'à cause
de cela même quelques érudits voulaient y voir des
dithyrambes et non des péans. Il est assez curieux de
noter cette extension hardie du péan hors de son domaine
propre à une époque si voisine de celle où il devient pour
la première fois un genre littéraire. L'inspiration de Tha-
létas, autant qu'on le peut conjecturer, avait été toute
religieuse. Dès la génération suivante, la poésie chorale
devient plus profane et plus mondaine. C'est aussi ce qui
se voit, parmi d'autres nouveautés, dans Alcman.
1. Aeutépa xaxaaTa^tc (Plutarque, De Mus., c. 9).
2. Plutarque, De Mus., c. 12. — U ne nous reste pas un seul vers
de Thalétas, à moin:^ que, selon l'hypothèse de Bergk, les vers 1211-
1216 du recueil de Théjgnis» dont Fauteur est Cretois, ne soient tirés
de quelque élégie de Thalétas ; mais c'ebt là une conjecture bien fra-
gile.
3. Plut., De Mus,, c. 9 et 10. Cf. Athénées I, p. 15, D.
LÏRISMB GHOHAL 279
g 2. Alcman; lb parthénée*
Alcman vécut vers le milieu du vu* siècle, plutôt dans
la seconde que dans la première moitié du siècle ^ On
ne sait, bien entendu, ni la date exacte de sa naissance
ni celle de sa mort; toute sa vie est mal connue; les in-
dications des biographes anciens ne sont que des conjec-
tures *. Mais il y a deux faits positifs : le premier, c'est
qu'il avait mentionné dans ses vers Polymnestos ', —
celui-ci l'avait donc précédé; — le second fait, c'est qu'il
était considéré comme le maître d'Arion, comme anté-
rieur à Stésîchore, comme un des plus anciens poètes
lyriques qui eussent renoncé à l'hexamètre ^; — on ne
saurait donc le supposer beaucoup plus récent que le
milieu du vii« siècle.
Il était né à Sardes, et lui-même s'en vante '. Cela ne
veut pas dire qu'il fût de race lydienne. Son nom est
franchement grec, et, chose plus décisive (car il aurait
pu modifier son nom lors de son séjour à Sparte), celui
4. Sur Alcman, cf. Niggomeyer, De Alcmane poeta laconico, Muns-
.ter. 1869 (Dissertation).
2. Ëusèhe le place dans la 30^ Olympiade, Suidas dans la 27*.
Les deux biographes ont sans doute on vue, selon l'usage, son àxpi^;
en d'autres termes, la quarantième année de la yio d'Alcman serait
tombé3, suivant l'un, vers 656, suivant l'autre, vers 672. Les deux
dates sont probablement trop reculées.
3. Plutarque, De Mus.^ c. 5.
4. Suidas, vv. 'AXxjjiav, 'Aplwv, S-rriffr/opo;.
5. Fragm. 24. Une autre tradition le fait naitro eu Laconie, à Mes-
soa (Suidas). Strabon (VIII, 364) dit que Messoa était une « partie»
de Sparte. Alcman, une fois devenu Spartiate par adoption, a pu
être classé comme habitant de Messoa, et le dire lui-même dans
quelque poème. Alexandre d'Étolie, dans une épigramme de VAnfhO'
logie (VII, 709). dit que Sardes était seulement la patrie de ses an-
cêtres et que lui-même était Spartiate. Mais cela parait difficile à
concilier avec le texte d'Alcman.
380 CHAPITRE VI. — LYRISME. CHORAL
de son père (Damas ou Titaros *) no Test pas moins. 11
y avait certainement à Sardes beaucoup de métèques de
race hellénique; le père d*Alcman était du nombre.
Quoi qu*il en soit, la vie d'Alcman se passa surtout à
Sparte, où il vint sans doute de bonne heure, car il s'ap-
propria complètement le dialecte local. Quelles circons-
tances l'y amenèrent? Suivant les uns^ ce fut l'ordre d'un
oracle et le besoin de rétablir la paix dans la cité ^. Sui-
vant les autres, il y vint comme esclave, ayant été vendu
par suite de quelque catastrophe inconnue à un Spartiate
du nom d'Agésidas ^ lequel plus tard Taffranchit *. Cette
seconde tradition, moins banale que la précédente, sem-
ble s*appuyer sur des souvenirs plus précis; elle reste
pourtant bien vague encore et assez douteuse. Ce qui est
sûr, c'est qu'Alcman conquit auprès des Spartiates une
grande réputation, qu'il composa pour leurs fêtes de très
nombreuses poésies lyriques, qu'il mourut vieux (lui-
même parle quelque part de sa vieillesse ^), et qu'il fut
entièrement adopté par Lacédémone comme un de ses
poètes nationaux ^
Ses œuvres formaient six livres ^ distingués les uns
des autres, selon toute apparence, par la nature des com-
positions. 11 est difficile aujourd'hui de rattacher chacun
des débris qui nous en restent à un genre déterminé :
on voit cependant qu'il en avait traité plusieurs avec
prédilection. Certains fragments appartiennent à des
4. Suidas. Ce nom de Titaros se rencontre dans la géographie Je la
Thessalie.
2. Élien, Hist. Var,, XII, 50. Nous avons vu qu'on disait la môme
chose (ou à peu près) de Torpandre, de Tyrtée et do Thalétas.
3. lléraclide (Fratpn. hislor. yrœcor., Mttller-Didot, t. II, p. 210).
4. 'Atc' otxsTûv, dit Suidas.
5. Fragm. 26. Aristote (liist. des Animaux, V, 31 ; p. 557, A,Bekker)
dit qu'il mourut de çOtpiafft;.
G. Un orateur (Aristide, II, 40) l'appelle 6 AaxsSai(ji6vio; 7cotr,T7ic^
comme on disait 6 Aé^êio; rj>5ô; en parlant de Terpandre.
7. Suidas.
PARTHÉNÉE 281
hymnes proprement dils. 11 avait du composer aussi,
comme Tlialétas et Polymnestos, des pôans religieux et
des hyporchèmes. Un morceau appartient à un péan do
table *, c'est-à-dire à une espèce do scolie. Les anciens
parlent aussi de ses chants d*amour (s:(i)Ti/.à), qui for-
maient peut-être un livre séparé ^. Mais la partie la plus
célèbre do ses compositions, celle à laquelle le souvenir
de son nom restait surtout attaché, c'était le recueil de
ses parthénées.
On appelait ainsi, comme le nom môme l'indique (-xp-
Ocvciov ou TrapOc'v'.ov ^), une sorte do poème lyrique exécuté
par un chœur de jeunes filles. D'autres poèmes que les
parthénées pouvaient être exécutés do cette façon : on
sait par exempte qu*à Délos il y avait des hyporchèmes
où ne figuraient que des jeunes filles. Mais le parlhénéc
ne se rattachait pas à la classe des hyporchèmes : il n'en
avait ni la mimique expressive ni la danse rapide. C'était
plutôt un hymne choral, ordinairement un iiymne en
marche, une variété du prosodion, c'est-à-dire du chant
de procession \ Quand le chœur marchant et dansant
portait, comme en Béotie, des rameaux de lauriers en
rhonncur d'Apollon Isménien, ou, comme à Aliièncs, des
branches de vigne avec leurs grappes en l'honneur de
Dionysos, le parthénée s'appelait daphnéphorique ou
oschophoriquc ^ Nous avons vu que le prosodion était
un chant noble, religieux, où dominaient primitivement
les rythmes dactyliques et sans doute aussi le mode
dorien ^. Il en était de même du parthénée ^, mais avec
\. Fragm. 22.
2. Athénée, XIII, p. COO, F.
3. Suppléez i(T(xa ou (xéXo;.
4. Athénée, XIV, p. 631, D.
5. Aa^vTjçop'.xa, to<jxo?opixà (Proclus, Chrcshm., ÏÎ6 et 28; p. 2i7 et
249, Westphal).
6. Plut., De Mus,, c. 17.
7. Id., ibid.
282 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
des différences que la nature des exécutants avait vite
suggérées à la (inesse grecque. Un chœur de jeunes filles
appelle d'autres inspirations qu'un chœur de guerriers
ou de jeunes gens. La noblesse grave du prosodion or-
dinaire s'y était amollie et comme détendue. Même la
sévérité d'un Pindare y devenait souriante : ses parthé-
nées, nous dit-on, étaient écrits d'un style tout différent
do celui de ses autres odes K C'est que l'inspiration pre-
mière en était aussi fort différente. Une sorte de galan-
terie gracieuse y était de mise. Le chœur avait sa part
des louanges qui étaient dues d*abord à la divinité. Ce
caractère à demi religieux et à demi profane était consi-
déré par les anciens comme si essentiel au parlhénée
que Proclus s'en autorise, dans sa classification des
genres lyriques ^, pour mettre cette sorte de poèmes
dans une catégorie mixte, entre les hymnes consacrés
exclusivement aux dieux et les encomia consacrés à des
hommes. Dès que le parthénée apparaît dans Thistoiro
littéraire, ce trait s'y montre; il est très remarquable
chez Alcman.
Les poètes du lyrisme choral ont presque tous pra-
tiqué ce genre gracieux : Simonide, Bacchylide, Pindare
avaient composé des parthénées en grand nombre .
De leur temps, le genre du parlhénée était partout ré-
pandu. Mais c'est à Sparte, et grâce à l'art d* Alcman,
qu'il arriva pour la première fois à la perfection. Et cela
était naturel. Sparte était la cité par excellence des chœurs
virginaux : avec ses fêtes en l'honneur d'Artémis et
d'Apollon, avec l'éducation gymnastique presque virile
qu'elle imposait aux jeunes filles, elle avait à la fois les
occasions nécessaires et les éléments de ces chœurs. Il
fallait seulement qu'un artiste se rencontrât pour tirer
1 . Denys crHalic, De l'Elor/uence de Dém., c. 39.
2. Chreslom., 8 (p. 243, Weslphal).
ÂLGMÂN 283
parti dos circonslanccs et fonder uno tradition. Ce fut le
rôle d'Alcman, que la nature de son génie poétique avait
prédestiné à cette tâche. Mais avant de chercher à définir
la qualité littéraire de son inspiration, quelques mots
sont indispensables sur les réformes techniques dont il
fut l'auteur.
Lui aussi, en effet, Gt époque en matière de versiGca-
tion lyrique et fut novateur. Les historiens anciens de la
musique grecque notaient une « réforme » d*Aleman,
comme de Terpandre et de Thalétas avant lui, comme
plus tard de Stcsichore; et ils ajoutaient que toutes ces
réformes, en cet âge de mesure et de raison, restaient
toujours fidèles au bon goût K
Dans la musique proprement dite, il ne semble pas
qu'Alcman ait beaucoup innové, sinon peut-être, prali-
quement, par la part plus grande faite au jeu de la flûte.
Lui-môme était sans doute un citharède : cela paraît res-
sortir d'un de ses vers *. 11 vante ailleurs la cithare,
comme le premier des instruments : « La cithare
bien maniée, est digne de l'épée'. » Les flûtistes dont il
parlait çk et là étaient des esclaves étrangers *. Mais on
voit aussi que certains de ses chants étaient accompa-
gnés de la flûte ^ et il avait fait d'Apollon un joueur de
flûte * : preuve des progrès do cet instrument à son
époque et, en particulier, dans les fêtes mêmes pour
lesquelles il composait des poésies lyriques. La flûte, qui
1. *'EvTt 5é Ti; 'AXx(j.avixT) xaivoTO(xta xal £Tir)at^6petoç, xal aO'al oCx
àçevtcôvat ToO xaXoO (Plut., De Miis., c. 12).
2. Fragm. 66 : "Oo-ai hï iroiïîsç &(Aé(i)v — èvTt, xbv xi6apt<TTàv aivéovTt.
Le xiSapiorr,; (=: xiOapwoi;) n'est autre que lui-môme, selon toute ap-
parence.
3. Fragm. Sa. Dans le fragm. 91, il nomme la magadis, on ne sait
à quel propos.
4. Fragm. 112 (Athénée. XIV, p. 624, B).
5. Fragm. 77-78. Le fragm. 82 ne prouve rien en ce sens.
6. Plutarquc, De Mui,^ c. 4.
284 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
80 marie si bien à des voix d'enfants ou déjeunes filles,
était en ciTet Tinstrument désigné des parlhénées : il est
possible qu'Alcman ait été Tun des premiers à associer
dans CCS compositions la flûte avec la cithare. — On no
lui attribue pas plus d'inventions en fait de modes et de
genres musicaux qu'en fait d'instruments. 11 semble
même qu'il se soit servi avec prédilection du mode do-
rien *, c'est-à-dire de celui qui était, aux yeux des Grecs,
le plus ancien et le plus national. Nul doute cependant
que beaucoup de ses mélodies ne fussent composées dans
le mode lydien, dont la grâce convenait à merveille à la
jeunesse virginale de ses chœurs. Quand lui-même se
glorifie d'èlre sorti non de la ïhcssalie ou de la Tlirace,
niais de « la haute Sardes », c'est la civilisation lydienne,
et en particulier sans doute la musique lydienne, qu'il a
en vue et qu'il célèbre. Il a dû lui faire de nombreux em-
prunts. Mciis ce ne sont pas là des nouveautés techniques.
Il a caractérisé sa propre musique d'une manière char-
mante et très expressive : « Je sais, disait-il, tous les
chants des oiseaux ^ » Ailleurs il prétendait que c'étaient
les perdrix, dans la campagne, qui lui avaient appris à
chanter ^ Impossible de mieux définir la grâce libre et
neuve de ses mélodies. Mais il a été original sans être
vraiment novateur; original par l'inspiration, plutôt que
novateur par les procédés.
Ses innovations sont relatives aux mètres et aux ryth-
mes. « Le premier, dit Suidas, il renonça au vers hexa-
mètre dans les poèmes chantés. » Sous cette forme tran-
chante, l'affirmation de Suidas est inexacte : il est cer-
tain que déjà Terpandre avait employé d'autres vers que
l'hexamètre, et, en revanche, il y a des vers do celte
1. Plutarquo, De Mus., c. 17.
2. Fragm. 07.
3. Fragm. 25. Aristophane dit de Phryiùchos, le poète tragique,
quelque chose de semblable {Oiseaux^ v. 740-750).
ALGMAN 285
mesure dans ce qui nous reste d^Alcman lui-même ^ Elle
renferme cependant une part de vérité. On peut dire que,
dans l'ensemble, le trait dominant de la métrique d'Alc-
man, c'est en eiïet, sinon la disparition totale, au moins
l'éclipsé très sensible de l'bexamètre et l'entrée en
scène d'une foule d'autres formes rytlimiques emprun-
tées soit à la poésie populaire, soit à la poésie person-
nelle d'Arcbiloquc, et introduites par Alcman dans le do-
maine de la poésie chorale d'apparat. L'un des mètres
les plus fréquents chez lui est le télramèlre dactyliquc,
qu'il emploie tantôt seul, c'est-à-dire en systèmes conti-
nus, tantôt associé à d'autres vers, c'est-à-dire en stro-
phes. A côté de ce tétramètre, on voit souvent apparaître
un trimètre qui, associé plus tard a dos vpitrites (- u - -),
deviendra l'un des éléments essentiels des rythmes do-
riens de Pindare. L'épitrite lui-même se montre, avec
d'autres formes trochaïques ctiambiques. D'ordinaire, ces
formes trochaïques sont associées à des dactyles et don-
nent naissance à des mètres logaédiques du genre de ceux
des Eoliens. Ainsi, variété extrême, association des dac-
tyles et des trochées, formation graduelle des types plus
compliqués et plus savants qui apparaîtront ensuite
chez les maîtres du lyrisme parfait, voilà ce qu'on trouve
chez Alcman. Ajoutons tout de suite (et cela touche au
génie même du poète) que la plupart de ces mètres sont
d'une légèreté et d'une grâce extrêmes. Dans ses mètres
dactyliques, il n'y a presque pas de spondées : le dac-
tyle court et vole. De même dans ses logaèdcs. Tout cela
est vif, agile, aimable; après les solennels spondées de
Terpandro, cela semble une fête de la jeunesse et de la
grâce.
La manière dont les vers se groupent concourt au même
1. Fragm. 26, 27, etc. M. Flach conjecture (p. 312) que Tindication
de Suidas se rapportait, dans le texte original où il Ta puisée, à
Terpandre et non à Alcman. Nous n'en savons rien.
286 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
effet. D'ordinaire, la strophe d'Alcman est très simple :
trois ou quatre vers, voilà sa mesure la plus commune;
chacun de ses vers est court, et ils diffèrent peu les uns
des autres K C'est un art analogue à celui des Éoliens,
très primitif encore. Quelquefois cependant il a voulu faire
davantage. Dans le parthénée que les papyrus égyptiens
nous ont en partie rendu, les strophes ont quatorze vers.
Mais chacun de ces vers pris à part est bref, et beau-
coup se ressemblent : on dirait parfois une suite continue
de vers identiques; c'est une forme de strophe intermé-
diaire entre le système ((JucTYi'^.a il ô[touov) et la grande
strophe des lyriques doriens postérieurs. Quand Alcman
veut arriver (dans un poème un peu long, par exemple)
à un effet de variété suffisant, il n'a qu'une ressource,
c'est de construire la première moitié des strophes sur
un type et la seconde moitié sur un autre ^; il ne sait
pas encore mettre la variété et la richesse dans l'intérieur
de la strophe elle-même, ni dans un enlacement de stro-
phes différentes, comme le fit Stésichore. Par là, son art
reste voisin de la simplicité populaire; les chants du
peuple ont cette brièveté de souffle et cette naïveté de
structure.
Il y a pourtant un point par où il se sépare de Tart
populaire et de celui des Éolions , et ce point est capi-
tal. Chez les Éoliens, il y a deux types de strophes qui
appartiennent à tout le monde et où chacun peut verser
sa poésie comme dans un moule commun. Chez Alcman,
la poésie tend à façonner chaque fois un moule rythmi-
que et musical nouveau. On sait que tel fut plus tard
l'usage des grands lyriques : les Simonide et les Pin-
dare n'ont pas de strophe invariable, de strophe passe-
partout y pour ainsi dire; chaque poème est une création
1. V. les fragm. 1 et 45, qui sont formés chacun d'une strophe en-
tière.
8. Ilépheslion, c. 10, p. 138 (15, Westphal).
ÂLGMAN 287
rythmique; on ne répète pas plus d'un poème à Tautre
la structure de la strophe que les paroles ou la musique;
le tout jaillit ensemble de la pensée du poète. Alcman pa-
rait avoir conçu son rôle de la même façon : les grandes
strophes du parthénéc ne se conforment pas à un schéma
fixe. Après lui, sans doute, il reste beaucoup à faire pour
étoffer et enrichir ces mètres et ces strophes ; mais il
est entré franchement, malgré tout, dans la vraie voie
do la composition lyrique, et comme son inspiration, en
somme, n'exigeait pas un instrument plus fort que celui
qu'il s'était créé, il a réalisé cette harmonie du fond et
de la forme qui est en art d un si grand prix K
Comme poète, en effet, et comme écrivain, Alcman
ressemble tout à fait à ce qu'il fut comme musicien :
même grâce, même vivacité, h. la fois élégante et familière.
Les fragments qui nous restent de ses œuvres sont loin,
sans doute, de satisfaire sur tous les points notre cu-
riosité : la plupart sont fort courts; cependant, depuis la
découverte surtout du morceau sur papyrus qui est au
Louvre, nous pouvons nous faire de lui une idée d^cn-
semble assez précise. Ses poèmes étaient essentiellement
des compositions en l'honneur des dieux. Les légendes
divines, par conséquent, devaient y tenir une grande
place. Mais Alcman n'était pas un Pindare : les sommets
ne l'attiraient ni ne le retenaient; il avait hâtederedes*
cendre aux coteaux moyens et fleuris. Il était, dit un
scholiaste, de complexion amoureuse ^; disons au moins
qu'il avait l'imagination tendre. Cf» qu'il goûtait surtout
dans la mythologie, c'étaient les parties gracieuses et
idylliques. S'il était obligé parfois de chanter les meur-
1. Alcman n'a certainement pas, comme on le dit quelquefois, in-
venté la strophe, qui est d*origine populaire ; mais il en a consacré
l'usage en renonçant d'une manière définitive à la continuité de
l'hexamètre.
2. Dans Athénée, XIII, p. 600, F.
288 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
très des fils d'Hippocoon *, il préférait assurément la ren-
contre d'Ulysse et de Nausicaa^ Mais ce qu'il aimait peut-
être mieux encore, c'était la réalité gracieuse qui l'en-
tourait, ces chœurs jeunes et dansants que son rôle était
de former et de conduire; il se complaisait dans 1 éloge de
la beaulé féminine; il y ramenait Tliymno religieux lui-
même le plus vile possible, et il y réussit de telle sorte
que la poétique du parlhénée s'en trouva flxée pour ja-
mais.
Il avait composé pour son propre compte, dit-on, des
poésies amoureuses, peut-être des chansons dans le goût
des Lesbiens ^. Quelques vers nous en restent, bien peu
nombreux, mais intéressants.
L'amour, par la puissance d'Aphrodite, inonde mon cœur
et ramollit *,
Non, ce n'est pas Aphrodite, c'est l'avide Éros, enfant joueur,
qui marche (prends Lien garde) sur les fleurs de cypérisques.
Ailleurs, il chante « la blonde Mégalostrata », qui lui
avait enseigné, disait-il^ « les dons des Muses ». On voit
le ton. Nous sommes loin des ardeurs pathétiques de
Sappho. L'amour d'Alcman n'a rien de violent, car son
âme est douce; il se tourne facilement en images poéti-
ques et en beaux vers ; mais il remplit toute sa pensée.
Ce n'est pas seulement dans des chansons d'amour
proprement dites qu'Alcman l'avait exprimé : il était
partout répandu dans l'œuvre du poète, comme une at-
mosphère légère et lumineuse où son imagination aimait
à vivre. Dans les parthénécs, c'était tantôt Alcman lui-
i. Fragm. 23.
2. FraRin. 28 et 29.
3. Suidas; Athénée, XIII, p. 600, F.
4. Fragm. 3G.
5. Fragm. 38. I^e x-juaiptaxoc est sans doute le cyperus ou sottchet,
plante des prôs humides.
ALGMAN 289
même qui parlait en son propre nom \ et tantôt les
jeunes Glles qui étaient mises en scène ainsi qu'en une
sorte de drame ^ Des deux façons, la sensibilité gracieuse
du poète se manifestait. Jusque dans la vieillesse, il
trouvait des images aimables pour traduire ce sentiment
vague d'amour qui n'est plus qu'une sorte de galanterie
poétique, mais sincère et sans fadeur. Il se rappelle la
légende suivant laquelle les alcyons mftles ou n cé«
ryles », à la fîn de leur vie, sont portés à la surface des
flots sur les ailes des alcyons :
Mes membres, dit il, refusent de me porter, ô jeunes filles,
6 douces chanteuses aux voix charmantes! Âhl si je pouvais
être le céryle, qui, sur la fleur des vagues, vole sans crainte
avec les alcyons, bel oiseau sombre de la mer printanière >!
Ce genre d'imagination riante est celui qu'Alcman porte
en tous sujets. Il voit la nature entière, comme la femme,
d*un regard facilement ému et qui saisit les harmonies
douces plus volontiers que les contrastes violents \
Sa grâce d'ailleurs n'a pas de fausse délicatesse. Il
était parfois d'une simplicité, d'une bonhomie qui ne
reculait pas devant des détails qu'un autre aurait pu
trouver un peu bas. Il disait quelque part du printemps
que la verdure y est belle, mais qu'on n'y trouve pas
sufQsamment à manger ^ Dans un autre passage, il ra-
conte la simplicité populaire do ses goûts en fait de
nourriture : il mange ce qui se présente, et, par exemple,
c< de la purée ^ w Nous ignorons, à vrai dire, en quelle
circonstance et dans quelle sorte de poème il s'exprimait
i. Fragm. 26, 33.
2. Fra{?m. 16, 66.
3. Fragm. 26 (... àXinûpçopoc erapo; opvt;).
4. Fragm. 60. Cf. plus bas.
5. Fragm. 76.
6. Fragm. 33.
Hitl. de U Liit. grecque. — T. If. 19
290 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
ainsi; mais on voit assez par l'ensemlile des fragments
qu'il aimait à parler de lui; quelquefois avec la fierté
d'un artiste qui sait sa valeur^ souvent aussi, comme
dans les vers qui précèdent, de la manière la plus naïve.
Il y a, dans cette habitude et ce goût des confidences, de
la bonhomie et de la bonne grâce.
Alcman se servait du dialecte de Lacédémono K Sa
langue n'est pas, comme celle de la plupart des autres poè-
tes qui ont écrit à Sparte, une sorte de dorien abstrait et
littéraire où l'imitation de la langue homérique tient la
première place : c'est un dialecte très voisin du langage
parlé, et qui reproduit quelques-uns des traits les plus
caractéristiques de la prononciation Spartiate ^. Cette
prononciation passait en Grèce pour rude et peu agréable;
Alcman sut en tirer une exquise douceur ^ Il en usa
d'ailleurs, sans aucun doute, avec quelque liberté : les
poêles grecs étaient trop maîtres de choisir et de façonner
leur langue en artistes pour qu'on puisse croire qu'il se
soit asservi sans exception à toutes les habitudes du lan-
gage parlé; mais il en resta du moins très près. Il diffère
par là de ses successeurs et ressemble aux poètes de
Lesbos. On voit sans peine quelle raison d'art l'y déter-
mina : ce caractère populaire de sa langue convenait à
la simplicité de son inspiration et à la destination toute
locale de ses poésies. Un Terpandre, qui chantait des
nomes à Delphes, s'adressait à un public panhellénique.
Alcman composait ses parthénées pour la foule des Spar-
tiates réunis au bord de TEurotas. Après lui, le lyrisme
choral est presque toujours plus majestueux à la fois
!. Sur le dialecte d'Alcman. le travail le plus récent est une étude
de M. Spiess, De Alcmanis poetœ dïalecto, insérée dans les Sludien
zur griech, und lai. Grammalik, de Curtius et Brugman, t. X, p. 329
(1878).
2. Par exemple oriùv pour Oeôîv, ^[lev pour cTvat, xXevv6c pour xXciv6ci
otc.
3. Paugan. 111, 15.
ALGMAN 291
et plus universel; la même raison de convenance qiii
avait décidé le choix d'Alcman devait empêcher ses suc-
cesseurs de rimiter sur ce point.
En ce qui concerne proprement le style, c'est-à-dire
Texpression littéraire et le mouvement de la pensée,
Alcman, au contraire, ne rappelle guère le Spartiate idéal,
au parler bref, à la pensée sentencieuse. Le dialecte est
un costume qu'on prend ou qu^on laisse, mais le style
est (( rhommi) mémo », et le gracieux Alcman ne pou-
vait changer sa nature. On trouve bien sans doute, parmi
ses fragments, quelques sentences, celle-ci, entre autres,
célèbre et souvent citée ou imitée : <c L'expérience est le
principe du savoir », IleipàTOi [taOridio; àp^i ^ Mais ce
sont là des hasards de pensée qui ne tirent pas à consé-
quence : tout écrivain peut en montrer autant. Ce qui
frappe, au contraire, chez lui, dans ces débris mutilés
qui subsistent seuls, c'est le nombre et la grâce des
images, c'est l'abondance d'un style qui se répand en
énumérations faciles et brillantes, c'est une souplesse
plus ionienne que dorienne et Tart de décomposer toutes
les parties d'un tout sans briser le lien qui les unit. Sa
phrase coulante fait le tour des objets comme un flot
limpide et caressant. Elle est aussi claire que celle d'Ho-
mère et les expressions homériques y sont fréquentes.
Il décrit, par exemple, avec une admirable ampleur le
sommeil de la nature :
Voici que dorment les cimes des monts et les abîmes, et les
caps, et les torrents, et les tribus des reptiles que nourrit la
terre noire 2, et les bôles des montagnes, et la race des abeilles,
et les monstres de la mer sombre; les oiseaux aux larges ailes
sont livrés au sommeil 3.
1. Fragm. 63. Cf. fragm. 50.
2. Je lis, malgré Bergk, çOXa (et non çuXXa) et ensuite ipicéO' ôiï6ws
avec Hartung (bien que le détail de cette correction aoit douteux).
3. Fragm. 60.
ii92 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
L'énuméralion est à la fois sommaire et abondante ; le
détail est exquis, Teffet d'ensemble est grand. Il disait
aussi, avec autant de gr&ce que de force, à quelque divine
compagne de Dionysos :
Souvent, aux crêtes des montagnes, quand la fête illustre
charme les dieux, tenant à la main un vase d'or en forme de
jatte profonde telle qu'en ont les pasteurs, tu alias traire les
lions, et tu préparas de leur lait un fromage digne des héros,
digne de celui qui fit périr Argus <.
Ces fragments, si expressifs, sont évidemment trop
courts pour nous donner aucune idée de la composition
d'une ode d'AIcman. Mais on sait qu'un grand morceau
de plus de cent vers, écrit sur papyrus, a été rendu à la
lumière, il y a quelque trente ans, par les tombes de
l'Egypte -. Mariette l'envoya en France, et E. Egger le
publia le premier '. Depuis, de nombreux savants, au
premier rang desquels figure M. Blass, Tout étudié de
nouveau, avec une passion qu'explique Timportance de
la découverte ^. La quatrième édition de Bergk résume
les derniers travaux et y ajoute quelque chose. L'intérêt
de ce fragment est considérable en effet : il nous laisse
entrevoir bien des choses que nous ignorions; par
1. Fragm. 34.
2. Fragin. 23. Le papyrus est au Louvre. 11 a été publié en fàcHii-
milé à la suite du tome XVIII des Notices et Extraits des Manuscrits
(planche L), et en photogravure à la fin du tomo XIII de VHermès;
mais la photographie a tout obscurci, et les vers y sont à peu prés
illisibles.
3. Le papyrus a été trouvé par Mariette en 1835. M. Egger fit à ce
sujet une lecture à rAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, le
13 juillet 1860. Cette lecture a été publiée par l'auteur, en 1863, dans
le volume de ses Mémoires d*histoire ancienne et de philologie^ et, deux
ans plus tard, dans les Notices et extraits (1863).
4. Voir B. ton Brink, Philologus, 186i, t. XXI, p. 120-139; Abrens,
ibid,, t. XXVII, 1868, p. 241 sqq. et 577 sqq.; Christ, i«d., 1870,
t. XXIX, p. 211-218; Blass, Hei^ies, 1878, t. XIII, p. 15-82.
AliCMAN 293
malheur, il est encore tout enveloppé d'obscurités. Sur
les trois colonnes du papyrus, deux sont gravement en*
dommagées du côté extérieur; celle du milieu est mieux
conservée, mais plus d*un détail est douteux; et enfin,
même dans les quarante ou cinquante vers qu'on peut
restituer avec grande vraisemblance, il y a trop d'énig-
mes rendues indéchiffrables par notre ignorance des per-
sonnes et des choses pour qu'on puisse en donner utile-
ment une traduction suivie. Toute tentative de ce genre
serait prématurée. Essayons seulement de résumer ce
que nous pouvons y apprendre de plus intéressant, sans
rien dissimuler de nos doutes.
On voit d'abord que le poème est incomplet : il ne com-
mence ni ne finit. La partie conservée formait le milieu;
elle comprendrait sept strophes de quatorze vers cha-
cune, si les mutilations du papyrus n'en avaient fait dis-
paraître de nombreux passages. Bergk a remarqué très
ingénieusement ^ que le vers final de chaque strophe
n'oQ'rait pas partout la même forme métrique, et que les
strophes semblaient se grouper à cet égard trois par
trois : il en conclut que le poème entier devait en com-
prendre douze, et qu'il en manque aujourd'hui trois au
début, deux à la fin. Ce n'est qu'une hypothèse, mais
tout à fait vraisemblable, d'autant plus qu'elle paraît
répondre à ce qu'on entrevoit de la distribution des idées.
Ajoutons, pour en finir avec la structure des strophes,
qu'elles sont formées très simplement d'une suite de
petits vers trochaïqucs et logaédiques alternés, que çà et
là quelque vers trochaîque'plus long ou quelque tétra-
podie dactylique y jeltedela variété; que chacune, en
outre, semble avoir constitué deux groupes musicaux
(une période de huit, une autre de six vers), et enfin
que la pensée finit toujours avec le dernier vers de la
1. Poetx lyr. grxc.^ 4» ôd., p. 27.
• f
294 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
Strophe, contrairement à l'usage des poèteis plus ré-
cents *.
Les premiers éditeurs crurent retrouver dans ce poème
l'hymne aux Dioscures qui était, suivant Hérodien ', la
seconde pièce du premier livre d'Alcman, et dont il nous
reste d'ailleurs quelques vers. Des raisons tirées du
mètre ont dû faire abandonner cette opinion % et i*on no
sait au juste à quel dieu le poème était consacré. Bergk
suppose que c'était à Arté^is Orthiay mais son opinion
iie s'appuie que sur une correction douteuse ^. Ppuirquoi
ne serait-ce pas un chant en l'honneur des Dioscures,
mais différent de celui que signale Hérodien? Alcman a
dû chanter plus d'une fois des héros si fort honorés à
Sparte, et Ion ne voit pas bien quel autre -personnage
divin (à moins peut-être que ce ne fût Héraclès) il aurait
pu avoir l'idée de célébrer en racontant tout au long,
comme il le fait dans le poème qui nous occupe, le
meurtre des fils d'Ilippocoon, égorgés par Castor et Pol-
lux. Quoi qu'il en soit, ce poème est certainement un
parthénée, car il est tout rempli, nous allons le voir, dos
louanges des jeunes filles qui l'exécutent. Berglc :ajoate
que c'est probablement un parlliénée exécuté la nuit,
pendant une de ces veillées noclurnes qui sont si fré-
quentes dans le culte grec et si souvent mentionnées
par les poètes : mais c'est là encore une hypothèse
jqui s'appuie uniquement sur un vers peut-ôtre mol com-
pris *.
1. Cela semble indiquer un partage du chant entre plusieurs frac-
tions du chœur total.
2. nep\ <i"/T)|AaTtov, 6î.
3. Les vers conservés de VUymne aux Dioscures n'auraient pu iroa-
ver place dans les strophes du présent poème.
4. Bergk lit, au v. 61, 'Op6îa au lieu do ôpOpta ouopOptai que donne
lé papyrus.
5. V. 62. Les mots vuxra li' àpL^poa^av font probablement partie de
la comparaison qui suit, comme daQS Pindaro, OL I, 1-^ : ..* «iOi|u-
y%é nOp — are 5i«icplicti vwxt{, etc. ■ ' - --..-.
ALGMAN 295
Les trois premières strophes, très mutilées, ne laissent
plus guère voir que quelques noms propres et quelques
épithètes çà et là. Ces misérables débris sont pourtant
d'un grand intérêt. Les noms propres sont ceux de Pol-
lux, puis des fils d'Hippocoon. Un récit mythique rem-
plissait donc CCS strophes. Suivant l'habitude d'Alcman,
rénumération s'y prolongeait avec ampleur : tous les fils
d'Hippocoon s*y succédaient Tun après Tautre. A la On,
elle venait aboutir à cette conclusion morale :
Ayant osé commettre d'horribles actions, ils ont souffert de
grands maux.
C'était la fin du mythe.
Au début de la strophe suivante, une maxime morale
servait de transition :
Il est une vengeance divine : heureux qui vit sagement et
sans larmes; pour moi je chante Agido, etc.
Et tout d'un coup le poète, abandonnant la légende,
revenait aux jeunes filles du chœur pour ne plus les
quitter. On saisit là sur le vif ce mélange du religieux
et du profane, du divin et de l'humain, que les anciens
signalent comme un des traits du parthénée. Le passage
se fait, chez Alcman, avec une brusquerie tout h fait
naïve. A partir de là, le ton change, et le poème, qui
avait dû s'ouvrir par des catastrophes et des combats,
finit par des éloges de la beauté.
Les trente vers qui suivent sont relativement bien con-
servés. A les prendre un par un, le sens n'en parait pas
trop obscur. Mais quand on veut les lire de suite, mille
difficultés apparaissent. Deux noms de jeunes filles,
Agido et Agésichora, s*y succèdent sans cesse, et leurs
éloges s'y entrelacent de telle sorte qu'on ne sait plus
comment les démêler : on en vient à se demander parfois
296 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
si les deux noms ne désignent pas une seule jeune Cile.
Mais d'autres vers (mutilés, il est vrai) semblent s'y op-
poser \ Les comparaisons brillantes tirées do la lumière,
du soleil, des astres, de la nuit^ de Tor et de l'argent, se
pressent et s'accumulent pour célébrer leur beauté. D'au-
très, plus familières, mais non moins expressives, sont
tirées de la crinière des coursiers, de leur vitesse égale
à celle des songes ailés; une autre encore peut-être (mais
le sens est plus (jioutcux) les montre pareilles à deux
colombes qui luttent de rapidité dans leur vol. L'abon-
dance des images est extraordinaire. Ce qui no l'est pas
moins^ c'est la vivacité du style, tout en phrases courtes,
en interrogations, en tours vifs et familiers. Mais cela
même ajoute à la difficulté du morceau. Dans cette agi-
tation incessante, la suite des idées échappe. 11 semble
évident que ce n'est pas le poète lui-même qui parle en
son nom; c'est sans doute quelque jeune fille du chœur;
car elle désigne familièrement Âgésichora comme sa cou-
sine (« la chevelure d' Agésichora, ma cousine, brille
comme un or pur »); mais est-ce toujours la même qui
chante? N'y a-t-il pas comme un dialogue entre doux
personnages? Autant de questions à peu près insolubles.
Les trente derniers vers enfin sont extrêmement mu-
tilés, et les restitutions qu'on en a tentées sont trop
douteuses pour qu'on puisse en tirer grand profit. Mais
le même éclat d'images, le même goût pour les énu-
mérations prolongées s'y révèle encore, jusque dans
l'extrême altération du texte. Les jeunes filles qui for-
ment le chœur y sont toutes nommées avec quelque épi-
thèle gracieuse, comme pour faire pendant aux énumé-
rations mythologiques du début. De plus, les premiers
vers de cet épilogue étinccllcnt des reflets de l'or et de
la pourpre. C'est donc bien là un caractère essentiel du
1. V. 79-80.
ARION — LE DITHYRAMBE 297
poèlc; les autres fragments sufGsaient à le faire pres-
sentir; la découverte du papyrus no laisse place à aucun
doute : le premier en date des maîtres du lyrisme choral
(car Thalétas n'est plus qu'un nom) brille d'images et de
figures. Par là, il annonce Piudaro. Mais il n'a ni la
majesté soutenue, ni la brièveté concentrée du grand
lyrique, si dorien d'esprit : pour lui, facile, abondant,
familier, il se rattache en bien des points à l'ionic.
Le tombeau d'Alcman, selon Pausanias S se voyait
à côté des monuments de ces héros qu'il avait chantés.
Comment la sévère cité dorienne avait-elie adopté aussi
complètement un poète si peu dorien, scmble-t-il, par
l'imagination et par le style? C'est sans doute que la
beauté des Qlles de Sparte n^était nulle part célébrée en
traits plus énergiques et plus brillants : c'est qu'il avait
rendu mieux que personne tout un aspect de la vie lacé-
démonienne qui nous échappe aujourd'hui en grande
partie, la grâce sculpturale de ces chœurs de danse qui,
suivant Terpandre comme suivant Pindare, faisaient h
Sparte autant d'honneur que la vaillance do ses guer-
riers ^
§ 3. Arion; le dithyrambe.
Arion, qui est quelquefois donné comme un disciple
1. Pausanias, III, !5, !.
2. La notice de Suidas mentionne encore un ouvraji^o d'Alcman,
Les Plongeuses (KoAu(xoâ>aat). qui semblerait avoir été distinct de ses
poésies lyriques proprement dites (ixéXti) : nous ne savons co que
eela veut dire. Il est aussi question dans Hésychius de certains
chants d'AIcman appelés KXs'j/iapigot (cf. Hésychius, Lexique, s. v.);
on sait que ce mot servait à désigner un instrument do musique em-
ployé par Archiloque; nous ignorons à quoi se rapporte au juste Tin-
dication dTlésychius empruntée à Aristoxène. Quant aux 'EpcoTixà
qu'on parait avoir également attribués à Alcman, il sufflt de les avoir
signalés d'un mot en passant, un peu plus haut.
298 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
d'Âlcman ^ est, avec celui-ci et Thalétas, lo troisième
des véritables fondateurs du lyrisme choral. Ses deux
prédécesseurs avaient appelé à la vie de l'art le péan,
Vhyporchème^ le parthénéCy c'est-à-dire des compositions
d'origine apollinienne exécutées par un chœur quadrangu-
laire^, le chœur Spartiate à trois, quatre ou cinq Glcs^, aux
mouvements plus ou moins vifs, mais toujours harmo-
nieux et mesurés. Arion met on lumière le dithyrambe^
d'origine dionysiaque, exécuté par un chœur circulaire *,
sur une mélodie tumultueuse et passionnée. On sait la
destinée du dithyrambe, qui devait donner naissance au
drame tragique et satyrique, sans cesser pour cela d'exis-
ter par lui-même et de briller encore d'un vif éclat. L'ap-
parition du dithyrambe dans l'histoire littéraire marque
donc une date considérable.
L'origine de ce genre est fort obscure ^ Le nom même
en est singulier. Ceux de l'hyporchème, du prosodion,
du parthénée sont transparents et faciles à comprendre :
celui du péan, plus obscur, a du moins une tournure
grecque. Mais le mot de dithyrambe a un air exotique.
Est-ce un mot d'importation étrangère et relativement
réconte, comme le croient quelques savanls? Ou bien est-
ce un très vieux mot d'origine antéhellénique? La se-
conde hypothèse est la plus probable. On est conduit à
rapprocher, au point de vue de l'élymologie, les mots
1. Suidas, V. 'Ap(u>v.
2. TerpaYwvo; x^9^»'^> <!»* Timée, dans Athénée, IV, 181, G (V, ch.
10, MeinekeTeubner).
3. Cf. Pollux, IV, 99 et 100. sur la distinction des files (<rroTxoi) et
des lignes (C^Ya) : les files s'étendent en profondeur, les lignes en lar-
geur.
4. Kvx).io; */opô;.
5. Sur le dithyrambe, cf. Hartnng, Veher d. Dithyramboa, Philolo-
gus, 1846, t. I, p. 401-405; Gastcts, article Dlthyramhm, dans le DiC'
tionnaire des Anliquilés de Darembcrg et Saglio, t. III.
LE DITHYRAMBE 299
$i0up«[jiêo; et Optaji.6o;, si souvent accouplés par l'usage *.
Or Optaiiiëo;, qui apparaît en latin sous la forme trium-
phuSy est probablement antérieur à la séparation des deux
races. Dithyrambe est donc, scion toulo apparence, un
mot très ancien, et il n*y a pas lieu do s*étonncr que le
sens en soit obscur ^ L*ftge du mot n'implique pas d'ail-
leurs nécessairement celui du genre, car il a pu s'appli-
quer d'abord à quelque chose d'un peu différent'. Le di-
thyrambe est un genre dionysiaque. Or Dionysos, suivant
Hérodote ^, est le plus jeune des dieux grecs : aux temps
homériques, il n'a pas encore sa place dans l'Olympe
ionien ^. Le dithyrambe populaire, quoique plus ancien
que le dithyrambe littéraire, est donc probablement pos*
térieur par son origine au ix* siècle.
La patrie du dithyrambe n'est pas mieux connue que
l'élymologie du mot qui sert à le désigner. Dans la pé-
riode classique, on le voit briller d'un vif éclat à Corinthe,
à SIcyone, à Thèbes, à Naxos, à Athènes. C'est assez dire
<]u'il était partout répandu. Les premières de ces villes
se disputaient l'honneur de l'avoir vu naître, et Pindare
1. 6pia{jL6o8tOvpa{i6î. dit Pratinas dans une apostrophe à Dionysos
(Athénée, XIV, p. 617; v. 19).
â« L'hypothèse In plus récente est celle que M. de Wilamowitz-
Mœllendorf vient d'émettre dans son livre intitulé Euripides Herakles
(2 vol., Berlin, 4889). Ce savant (t. I, p. 63) ponse que a îiÔûpapiSo;
signifie étymologiquement un 6upa{jL6oc (ou OpiaiiSoc) divin, c'est à-
dire particulièrement beau et divertissant, » — ^Oer dithyrambos dem
worlsinne nach nur einen gôUlichen, d. h, besonders schônen oder er-
freulichen ô-jpaiJLSo; bedeutet)^ — et il compare, au point de vue de la
formation, les mots SticôXta, At<7fa>Tr,piov, AtxcTac (= Atixéraç). Si Ton
admet cette étymologie qui est séduisante, il faudrait du moins tra-
duire, selon moi, non pas « un OOpafxSo; particulièrement beau, «
mais un « 6-jpa{i6o; en l'honneur des dieux, w par opposition aux
danses guerrières ou simplement récréatives.
- 3. Par exemple, à certaines danses passionnées en Tlionneur des
.dieux.
4. Hérodote. II, 52.
5. Decharme, Mythologie, p. 43i.
800 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
lui-mâmc, suivant un scholiaste, semblé avoir défeùdu
tour h tour les prétenlions de chacune de celles où lo
hasard conduisait ses pas ^ Mais quelle que soit la cilé
grecque qui, la première, ail exécuté solennellement des
dithyrambes, il est évident que Torigine proprement dite
du genre doit être en grande partie cherchée au dehors,
soit du côlé de la Thrace, qui a largement contribué à la
formation du culte de Dionysos en Grèce, soit du côté de
la Phrygie, dont la marque propre est très aisément re-
connaissablo dans tous les détails de Texécution dithy-
rambique ^.
Le dithyrambe est un des genres lyriques qui ont le
plus changé avec le temps. Il est donc nécessaire, quand
on essaie de s'en faire une idée d'après les témoignages
des anciens, de faire grande altention à la période de
son histoire que ces témoignages concernent. Il n'est
pourtant pas trop difficile d'en démêler les traits princi-
paux.
C*estune composition lyrique très anciennement consa-
crée à Dionysos. Delà un caractère d'agitation, d'enthou-
siasme tantôt joyeux et tantôt sombre, qui convenait au
dieu de l'ivresse. « Le dithyrambe, dit Proclus ',est plein
de fougue. » La légende de Dionysos était riche en péri-
péties dramatiques. La vie et la mort du dieu, avec tout
ce que l'influence de l'Orient avait peu à peu ajouté de
broderies au canevas primitif, provoquait l'expression
des sentiments les plus variés, depuis la joie bruyante
et naïve des vendanges et du cômos, jusqu'aux lamenta-
tions passionnées qu'inspirait la mort d'un dieu jeune.
1. Schol. Olymp, XIII, 25.
2. Modes phryKien et hypophryRien (Aristote, Polit., VIII, 7, p. 1342,
B; Prochis. Chresiom. p. 245, Weslphal), emploi do la flûte, inspira-
lion passionnée, etc. Sur l'origine thrace du Bacchus Thôbain, cf.
Olfr. Millier, Orchomenos, p. 379-381.
3. Çhresfom., 14 (Scripfores metrici, Westphal-Teubner, p. 245).
LE DITHYRAMBE 301
Plus tard, lo dithyrambe, commo tous les autres genres
lyriques, cessa d'être consacré exclusivement à ime divi-
nité particulière : d'autres aventures que celles de Diony-
sos Qrent le sujet de ses chants. Hérodote parle de chœurs
dithyrambiques que la villodoSicyone, au temps du tyran
Clisthèno, exécutait non pas en Thonneur de Bncchus (il
lo marque expressément)^ mais en Thonneur du héros
Adraste; et il ajoute que Glisthène, ennemi de la mé-
moire do cet Adraste, transporta les mômes jeux et les
mêmes honneurs, y compris les dithyrambes, dans lo
temple (nouvellement construit par lui) du héros Mêla-
nippe ^. Quand la tragédie naquit du dithyrambe, les
ennemis do l'innovation purent dire en touto vérité
qu'il n'y avait plus rien là pour Dionysos, ojSsv 7:^6;
AiovuGOv, et la locution devint proverbiale-. Mais lo
caractère enthousiaste que le dithyrambe tirait do son
origine survécut à tous ces changements : d'un bout
à l'autre de son histoire, lo genre resta plein de véhé-
mence et de passion.
11 était chanté et dansé par un chœur. Primitivement,
durant la période populaire, lo rôle du chœur dut se ré-
duire à peu de chose. Le chant proprement dit était exé-
cuté par le poète, qui « entonnait » seul le dithyrambe.
C'est ce qu'on appelait e^ap^civ tov SiO'jpaji-ëov. L'expres-
sion, restée dans la langue courante, est un témoignage
formel de l'antique usage ^ Ce solo du poète formait une
1. Hérodote, V, 67.
2. Suidas, v. OJ8av woo; A.ivuffov. Si le sujet, pourtant, dans la tra-
gédie attique, ne tenait plus à la légende do Bacchus, il est à remar-
quer que l'occasion des représentations de celte sorte était d'ordi-
naire une fête dionysiaque. Quant au dithyrambe proprement dit, il
semble bien que l'exemple de Sicyone ait été plutôt exceptionnel, et
que Bacchus ait, en somme, gardé plus souvent la première place
dans le dithyrambe qu'Apollon dans le péan.
3. Elle se rencontre déjà dans Archiloque, fragm. 71. Dans Aris-
tote, Poét.^ c. 4, les auteurs de dithyrambes, les poètes dithyrambi-
ques primitifs sont appelés ol ê^apxovrcc tov 8iO\Spa{jL6ov.
302 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
strophe, naturellement fort courte (un vers oU deux peut-
être), et le chœur, après chaque strophe, ou la répélait
ou chantait un refrain en dansant. Le chant du poète
était à peu près improvisée Le péan, nous l'avons VU|
s'exécutait de la même mnnière, bien qu'avec un caractère
poétique et musical différent. Mais cette forme toute primi-
tive ne dura pas. Nous savons par Âristote qu'un peu plus
tard, mais à une époque encore ancienne et qu'il oppose
à son propre temps, la strophe dithyrambique était chantée
par lochœur tout entier ^ : c*est le changement qui s'opère
aussi pour le péan quand celui-ci devient littéraire; c'est la
réforme capitale qui met une ligne de démarcation très
nelte entre les chœurs improvisés du lyrisme populaire et
ceux du lyrisme savant, formés par des poètes qui s'ap-
pellent désormais des « maîtres de chœur », des choro-
didascales ^ Les choreutes, hommes faits ou enfants S
paraissent avoir été toujours nombreux dans le dithy-
rambe : dans la période attique, ils furent régulièrement
au nombre de cinquante \ Ils étaient disposés en cercle,
d'où le nom de chœur cyclique^ -, l'espace du milieu restait
videMJne danse rapide, la /t/rôas/^, emportait les chœurs
dans une sorte do ronde, presque toujours au son de la
1. Aristote dit [Ion. cit.), quo la tragédie primitive, au moment où
elle sortit du dithyrambe, était improvisée (aÙTo<rxe8ia(mxr,c Ycvo|jivT)ç).
2. Aristote, PvobLy XIX, 15.
3. Xopoû;fia«Txa).oi. Plus tard encore, un nouveau progrès s'accomplit.
Les chœurs, même bien dressés, gardaient encore au vi« siècle quel-
que chose do populaire; ils se composaient d'artistes de bonne vo-
lonté plutôt que dii virtuoses. Au v» siècle, ce furent des artistes de
profession qui los formèrent. Alors la strophe disparut. Cette forme
régulière, par conséquent plus facile à exécuter, fit place à de longues
mélodies capricieuses, compliquées, d'une exécution difficile, mais
plus capables d'amuser l'esprit et l'oreille. Cf. Aristote, loc. cit.
4. *Av8pixol, '7rai8ixo\ x^po'*
5. Et cela, dès le temps de Simonide (fragm. 147).
G. Le chœur dithyrambique d'Arion est appelé par Proclas (p. 244,
Westphal) xûx).io; */opo;.
7. Xénophon, tconom,, VIII, 20.
LE DITHYRAMBE 303
flûto K Le mode phrygien, le plus passionnéde tous, était
le mode dithyrambique par excellence : on racontait que
Philoxène, ayant essayé de composer un dithyrambe
dans le mode dorien, était revenu malgré lui au mode phry-
gien '. Le rythme entraînant du bacchius ', les crétiqucs
et les choriambcs, les formes les plus rapides des ryth-
mes à trois temps animaient une poésie hardie, pleine
do grands mots étranges, audacicusement composés, où
l'enthousiasme associait les idées, les sentiments et les
images avec une brusquerie imprévue *.
Le chœur dithyrambique ou cyclique est souvent ap-
pelé aussi « tragique », Tpayixo; 5(op6; *. Le sens de ce
mot n*est pas douteux : il fait allusion aux satyres, com-
pagnons ordinaires de Bacchus, que la tradition repré-
sentait avec des pieds de boucs (Tpayo;), et qui manifes-
tement jouaient un rôle dans l'exécution du dithyrambe *.
Formaient-ils primitivement tout le chœur? ou bien,
comme le dit Suidas, un groupe distinct parmi les exé-
1. Pollux, IV, 104 : Tup6a<jia 8é èxaXeÎTO to ^px-rwia. xh 6i6upaii6ix6v.
— Sur la convenance naturelle entre la llùte et le mode phrygien, cf.
Aristûlo. Polit., VIII, 7 (p. 1342, B, 1-2, Bekker).
2. Aristote. Polit., VITI, 7 (p. 4342, B); cf. Proclus. Chrestom., 14
(Scriptores melricif Wealphal, p. 245j.
3. Schol. d'Hépbestion {Scriptores melricif p. 134).
4. C'est ce qu'Aristole (Poét,, c. 22, et Hhét., III, 3, 3) appelle les
ItnlotX Xé^i;, habiluelles, dit-il, aux poètes dithyrambiques. Athénée
(X, p. 445, A-B] attribue à Anlhéas de Lindos, contemporain de
Clôobule de Sicyone, le premier emploi des <ruvO£Ta ôv6(j.aT0( dans le
dithyrambe. Il est souvent question chez les rhéteurs grecs de ce
caractère de la Sidupa(x6ixT) Xé^iç. (Le passage de Proclus relatif au
dithyrambe semble dire le contraire; cola tient, selon la juste re-
marque de Bergk, à ce qu'une transpositioo fautive a rattaché dans
nos mss. une phrase sur le dithyrambe au passage qui parle du nome,
et vice versa).
3. Par exemple, dans Hérodote, V, 67.
6. Hèsychius, v. Sàtupo; ; Photius, Lexique, v. JUropoç. Le nom du
drame satyrique, ce frère jumeau de la tragédie^ sorti aussi du dithy-
rambe, conduit à la même conclusion.
304 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
culanls ^ ? La première hypollièsc est la plus probable,
parce qu'elle est la plus simple. Le dithyrambe étant con-
sacré à Bacchus, quoi de plus naturel que de Ggurer, au
moyen du cliœur, le corlëgo même du dieu, et de faire
célébrer aux satyres, par des chants et des danses, les
louanges de Dionysos? Une convention facile, peut-être
un déguisement partiel, transformait les cboreutes en
satyres. Rien de plus simple, mais rien de plus fécond :
c*est là une des raisons essentielles qui firent sortir le
drame du dithyrambe. Qu'est-ce en effet que le drame,
sinon, comme le dit Aristote, la représentation d'une
action par des personnages qui ne figurent plus en leur
propre nom, mais qui jouent un l'oie? Or, dans tous les
autres genres lyriques, il ne semble pas que les cboreu-
tes aient jamais joué à proprement parler un rôle : ou
bien ils sont eux-mêmes, les citoyens de telle ou telle ville
réunis pour fôter un dieu, ou bien (ce qui est de beau*
coup le plus ordinaire) ils ne sont que la voix du poète,
et leur personne disparait absolument. C'est à peine si
dans rhyporclième peut-être, à cause du caractère imi-
tatif que les anciens lui reconnaissent, on peut soupçon-
ner autre chose. Dans le dithyrambe, au contraire,
l'élément dramatique est manifeste. Ce trait, joint au
caractère passionné du genre, explique la naissance de
la tragédie. Les progrès ultérieurs seront infinis ; mais
le fait initial, celui qui a donné l'impulsion première et
décisive, c'est la transformation des choreutcç du dithy-
rambe en personnages mythiques ^.
Arion, qu'on appelle le créateur du dithyrambe, était
i. Suidas, Y. *Aptu)v : H^fezon ... xa\ Satupouc elaeveYxeïv t\L\u':pa
XÉYOVTa;.
â. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire que cette transformation ait
été de règle absolue et invariable: il suffit qu'elle se soit produite
q'uelqucfois, qu'elle ait peut-ôlre été particulièrement en usage dans
telle ou telle cité, pour que la naissance du drame soit expliquée.
ARION 305
6, selon la tradition, à Méthymno, Tune des deux prifN
ipales villes de Tile do Lesbos. Suidas dit que son père
'appelait Kyclous ^ et que le poète vivait dans la 35*
^ympiado (629-625). Il est aisé de reconnaître sur quoi
e fonde cette indication chronolog'ique : c'est dans la
5* Olympiade que Périandre, tyran de Gorinth^, semble
voir pris le pouvoir; or la tradition mettait Arion en
apports étroits avec Périandre; de là le chiffre donné
ar Suidas ^. Mais la date précise de la naissance d'Arion,
assi bien que celle do sa mort, reste tout à fait inconnue.
On voit qu'Arion était compatriote de Terpandre, mais
ertainemcnt beaucoup plus jeune. II dut subir d*abord
influence de l'école que celui-ci avait laissée dans son
e natale; c'est ainsi, sans doute, qu'il devint le premier
itharède de son temps ^ Mais, comme Terpandre lui*
lôme, il vint à Sparte, car il figurait dans la liste des
ainqucurs aux fêtes Carnéennes ^. Là, il put connaître
3 poète Alcman, dont on dit qu'il fut Télève'; en tout cas,
i vit et entendit ses parthénées. Mais il ne resta pas à
iacédémono; la plus grande partie de sa vie se passa à
!orinthe, auprès du tyran Périandre •• C'est à Corinthe,
uivant Hérodote, qu'il montra pour la première fois à la
îrèce les évolutions d'un chœur dithyrambique bien
ressé ^ De Corinthe, il fit un voyage en Italie, où il
l.KuxXeu;. Est-ce Va un nom forgé après coup en souvenir du
uxXio; ^op6;? — Une inscription métrique du cap Ténare donnait
1 forme KuxXcdv. Cf. Élien, Hist, des Anim.^ XII, 45.
2. Bergk, Griech. LU., t. If, p. 239, n. i31.
3. Hérodote, I, 23.
4. HoUanicos, fragm. 85 (C. Mûller-Didot).
5. Suidas, y. *Ap{b>v.
6. Hérodote, I, 24.
7. AtOupaiiêov irpÛTOv àv6p(oira>v twv t)|i,iT< ?8|iev icoti^aavTdt ts xal ivoftâ-
oivTa xal 8c6cxE2VTa êv KopîvOto, dit Hérodote, I, 23. Opinion sembUblo
TAristote, dansProclus, Chreslom.^ p. 244 (Seript. meirici, Westph.);
e passage de Suidas est à peu près calqué sur cehii d*Hérodol6» atee
[uelques fautes (cf. H. Weil, Journal des iavanitf 1890, p. 48). — Arion
Hist. de la Litt. grecqoe. — T. II. 20
g06 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
amassa, dit Hérodote, beaucoup d'argent. Quand il vou-
lut revenir en Grèt^o, il prit passage à Tarente sur un
navire corinthien. Mais on sait Thistoire de ce retour :
les matelots voulurent le tuer pour, le dépouiller de ses
richesses; Arion obtint de chanter une dernière fois en
s*accompagnant de la cithare : il chanta le nome orthien,
dit Hérodote, et se jeta à la mer vêtu de son riche cos-
tume de citharède. Tandis que le navire s'éloignait, un
dauphin, charmé par la musique d'Arion, le recuoillit,
le transporta au cap Ténare, et lui sauva ainsi la vie.
Arion revint à Corinthe où il Gt punir ceux qui avaient
voulu le mettre à mort. Un petit monument ea bronze,
déposé dans le temple du cap Ténare, y conservait encore,
au temps d'Hérodote, le souvenir de ce fait extraordi-
naire ^ Quelle réalité se cache sous cette légende? Est-
elle née d*un monument figuré mal compris? ou, comme
il arrive si souvent aussi, de quelques vers du poète
lui-même interprétés à contre-sens ? Élien rapporte
comme étant d*Arion des vers où le poète, dans un
hymne à Poséidon, rappelait cette aventure ^. Si les vers
étaient authentiques, il faudrait y voir la source do la
légende; mais il est impossible de les accepter pour tels.
Sans parler de certaines formes de métrique et de style
qui suffiraient à les rendre suspects aux bons jugés, la
description môme du sauvetage y est trop précise pour
qu'on y pût voir aisément ce qu'il faudrait y voir s'ils
étaient authentiques, une simple allégorie ^ On est donc
obligé de regarder ces vers comme un morceau de date
a nommé le dithyrambe, selon Hérodote, comme Homère et Hésiode
uni donné aux dieux leurs surnoms (II, 53) : le nom imposé et con-
sacré est la marque de Torganisalion dôûnitive.
1. 'Aptovoc âarl âvaôy||jLa x^Xtuo^^ oO {ki^oL iiti Taivàpti), ini ScXçTvoc
iiccùv avOptono; (Hérodote, l, 24).
2. Élien, Ilisl. des Anim,, XII, 45; Bergk, Poet. lyr, gr,^ t. III,
p. 80 (872 de la 3« édition).
3. Bergk, Griech. LU., t. II, p. 240, n. 136.
< -
)
ARION . 307
récente, extrait de quelque poème dont l'auteur mettait
en scène Ârion et le faisait parler selon la lég'ende
racontée par Hérodote. Quand on songe que, dans
rhymnc homérique à Apollon Pythien, le dieu de Del'^
phcs, transformé en dauphin S conduit lui-même au cap
Ténare lé vaisseau des Cretois ^ on est amené à supposer
queThistoire d'Arionest sortie de quelque représentation
figurée où Ton voyait le dieu citharède porté sur Tanimal
que la mythologie lui associait.
Le fragment apocryphe dont il vient d'être parlé étant
le seul qui nous soit parvenu sous le nom d'Arion, nous
en sommes réduits à recueillir, sur son rôle et son œuvre;
les maigres indications des écrivains anciens.
On lit dans Suidas qu'il avait composé d*une part des
chants (aeypLara), de l'autre des proèmes (irpooipLia) formant
deux mille vers ^ Les « chants » sont, évidemment, sur-
tout des dithyrambes. Quant aux « proèmes »^ qui sont
en vers hexamètres {St^tï), on s'accorde à y voir des
nomes analogues à ceux do Terpandre. Dans le récit
d'Hérodote, Arion chante le Nome Orthien; dans un pas-
sage de Plutarque relatif au môme événement *, il est
question du Nome Pythien. On voit par ces textes qu'A-^
tioù avait Thabitude d'exécuter des nomes; on y voit
moins clairement qu'il en eût composé lui-même; car le
Nome Orthien (ou Pythien) pouvait, â prendre ces récita
à la lettre, avoir été l'œuvre d'un de ses prédécesseurs;
Hais Proclus le nomme expressément, entre Terpan-
1. La ressemblance des mots AeXçoi et SeXçtv explique assez ce dé-
tail.
2. Hymne, 240. Ce rapprochement a été fait par M. Flach, qui en
tire seulement des conclusions un peu différentes.
3. IIpooî(j.tac El; k'TCT) ù' dit Suidas; ce qui signifierait (en mauyafs
grec) : « e/tft/xproèmes en hexamètres »; mais il faut certainement lire
etc ïizyi ,6.; c'est-à-dire: « s'élevant au chiffre de deux mille vers
(hexamètres) ». .
4. Banquet des Sept Sages, c. 18.
308 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
<}raet Phryniis, parmi les maîtres du nome eitkarédiqiie^
L'origioalilô d'Arion, cependant, consistait surtout
dans la manière dont il avait traité le dithyrambe. On
disait qu'il Tavait inventé ^. Les savants modernes ne
croient plus à une invention de toutes pièces '. Mais ils
admettent que la transformation opérée par Arion fut
éclatante. Est-il possible d*en déterminer les caractères?
A vrai dire» les documents sont rares et peu sûrs. Faut^il,
avec quelques-uns \ prendre au pied de la lettre les pas-
sages d'Hérodote et de Suidas qui nous montrent Arion
conflant le premier à un chœur Texécution du dithy-
rambe? Le rôle du chœur cyclique a pu, grftce à Arion,
s*étendrc peut-être au détriment de celui du soliste
(de rè^àp^cdv) ; mais il est difficile d*aller plus loin, et cela
même n^est qu'une conjecture. Une autre réforme^ indi-
quée par Suidas, consisterait à avoir introduit dans le
dithyrambe « des satyres disant des vers non chantés ' ».
Que signifient ces mots? Des vers non chantés ne peu-
vent être dits que par un seul personnage à la fois. Or ce
personnage» mis on face du chœur, devait presque forcée
ment dialoguer avec lui. Si Taffirmalion de Suidas était
exacte, il faudrait donc en conclure qu'après Arion il
restait bien peu de chemin à faire pour arriver jusqu'au
drame primitif de Thespis, où ne figurait qa'un seul
acleur. La chose n'est pas impossible, mais elle est au
moins douteuse. En tout cas, elle est inconciliable avec
l'hypothèse qui voit dans Arion le créateur du dithy-
rambe cohral, car elle supprimerait, entre le point de
départ et le point d'arrivée, presque toute étape inter-
1. Proclus, Chrestomathie, p. 245 (dans les Scriptores metrici^ West-
phal-Teubner).
2. Hérodote, loc. cit, ; Suidas, etc.
3. Archiloque, on Ta vu, chantait déjà des dithyrambes (frtgm. 77).
4. Flach, p. 346-347; Bergk, Gr. LU., t. II, p. 241-242.
5. Sarupovc ilaeveYxeîv ï^\i.txp% X^Yovtac.
ARIOtf 309
médiaif 6 : entre le dilhyrambe informe des origines et le
drame commençant, il n'y aurait plus aucune place pour
le dithyrambe simplement lyrique. On ne peut guère
s'empêcher de croire que la grande réforme d'Arion a
surtout consisté dans l'éclat incomparable jeté sur le di*
thyrambe à la fois par le cadre magnifique des fêtes du
tyran de Corinthe, Périandre, et par le génie poétique et
musical avec lequel Arion» sans toucher à l'essence
même du genre, a su remplir ce cadre. En d'autres
termes, il a fait non pas tout autromentr mais à coup sûr
infiniment mieux que ses devanciers obscurs et ano-
nymes K
L'histoire de la transformation du dithyrambe en drame
n'appartient pas à cette partie de nos recherches. Celle
même de ses modifications ultérieures dans le domaine
lyrique proprement dit viendra plus à propos dans la
suite, car ces modifications ou bien se rattachent A l'his-
toire du drame, ou du moins appartiennent à une épo«
que sensiblement plus récente, celle de Simonide et de
Pindare *.
III
S i. StÉSIGHORE; l'hymne HâROÎQUE.
Les poètes dont nous avons parlé jusqu'ici appartiens
1. Arion a-t-il aussi inauguré Thabitude, devenue générale un peu
plus tard, de célébrer dans le dithyrambe non seulement la légende
de Bacchufl, mais tous les mythes douloureux et pathétiques indis-
tinctement? On ne saurait l'affirmer. Il semble, en tout cas, que les
hyporchémes de Xénocrite de Locres (Plut., De Mus,, c 10) lui en
eussent déjà donné l'exemple. — On lit dans Suidas qu* Arion a été
l'inventeur du Tpaytxo; Tp6icoc. On a beaucoup discuté sur ces mots,
qui sont cependant fort clairs. Le TpxYixô; tpAiroc, c'est le lyrisme pa-
thétique» par opposition au votitxoc rpoTco;, le lyrisme calme et serein
des genres antérieurs à Arion. Celui-ci a sinon inventé au sens pro-
pre du mot, du moins mis en lumière et en honneur les chants pa-
thétiques ou passionnés, d'où la tragédie devait ^rtir.
2. Pour les réformes dithyrambiques de Lasos-d'Hermioné» voir
plus bas, même chapitre, p. 357.
&XQ CHAPITRE VI. t- JUYBISME CHORAL
jotept à la période de foifmâlion et de début du lyrisme
•choral. La strophe, chez eux, est très simple; le rythme
«st court; l'inspiration (là oiXTon peut en saisir quelques
;yestige3 suivis, par exemple chez Alcman) a parfois de
réclat, et plus souvent une naïveté gracieuse. Avec Sté-
sicboro, une période nouvelle commence: la structure
musicale de l'ode se complète; l'inspiration poétique
s'élève; le domaine du lyrisme .^'étcnd el. s'enrichit; à
l'adolescence de Tart lyrique succède une forte et déjà
virile jeunesse *. _
► Stésichore naquit, dit-on -, dans la . 37®^ Olympiade el
mourut dans la 56®; en d'autres termes, il vécuL environ
quatre-vingts ans, entre les années 640 et 550 (en chif-
fres ronds). On remarquera que ces dates, très vraiscmr
blablcs en elles-mêmes, sont beaucoup plus précises que
celles qui sont assignées aux poètes antérieurs ; nous
4îQmmos plus près du plein jour de l'histoire.
Qn l'appelle ordinairement Stésichore « d'Himère ^. »
La :cité d'Himère, comme nous l'apprend Thucydide S
avait été fondée en Sicile dans l'année 648 par. des ChaL-
cidiens de Zanclé associés à des Doricns de Syracuse.
C'est là que naquit Stésichore, suivant la tradition la
plus répandue. D'autres ^ cependant, le faisaient naître
^oit à Mataure dans la Grande- Grèce, soit à Pallantion
1. Sur Stésichore, cf. Kleine, De vita et poesi Stesichori, lôna, 1825;
Welcker, Slesichorus, dans ses Kleine Schriften, l. I, p. 148-219; Su-
eemihl, Hesiodos und Slesichovos, dans les Jahrb.f. Class. PhiloL, 1874,
t, 109, p. 658; Bernage, De Stesichoro poeta (thèse), Paris, 1878.
2. Suidas, v. STTjdixopoc. — La Chronique de Paros (1. 65-66) com-
met une erreur évidente en plaçant « l'arrivée de Stésichore en Grèce »
dans la 3« année de la 73* Olympiade (486) ; il n'y a pas lieu de s'y
arrêter, non plus qu'à la mention ultérieure, dans la même chrooi-
que, d*un second Stésichore, vainqueur à Athènes en 369 (ligne 85).
3. Platon» Phèdre, p. 244 A.
4. Thucydide. VI, 5.
..5. Cf.. Suidas, loc, ciU
STÉSIGHORE «tî
en Arcadie, et l'on racontait diversement les motrfs qui
l'avaient forcé de s'expatrier pour venir, selon les unW,
^ Himère, selon les autres, à Catano. Il y avait à Catarie
une porte qu'on appelait la « Porte de Slésichore », el
on y montrait son tombeau. Mais les gens d'Himère pré-
tendaient aussi posséder ses restes. Il serait parfaitement
oiseux de chercher aujourd'hui à expliquer ouà concilier
ces diverses traditions. La seule chose certaine, c'est que
les anciens rattachaient de préférence Stésichore à Hi*
mère.
c Mêmes divergences sur le nom de son père, qu'on ap-
pelait Euphémos, Euphorbes, Ëuclide, Hyétès, etc. Ne
parlons pas de certains récits qui faisaient de lui un (ils
ou un neveu d'Hésiode *. — Stésichore, d'ailleurs, n'étaït
pas non plus, dit-on, le véritable nom du poète. Il s'iap^
pelait proprement Tisias (un nom sicilien, soit dît en
passant), et reçut celui de Stésichore à cause de son art ^
Stésichore en effet, sîgniBe « maître de chiœur *. i) On
sait que ces changements de noms ne sont pas rares
dans l'histoire littéraire de la Grèce : Platon et Théo-
phraste en sont les exemples les plus illustres, et il
est permis de se demander si Terpandre aussi ne doit
pas être joint à la liste. . '
La vie de Stésichore n'est guère mieux connue que sa fa<
1. Cette dernière opinion avait été rapportée, selon Tzelzès {Proies
gomenes du Comment, sur Hésiode, et scholie sur le vers 269 des Tra-
vaux), par Proclus d'après Aristote et Philochoros. Il s'agissait évi-
demment là d'une légende locale reproduite par eux à titre de curio-
sité. Quant à savoir quels en étaient au juste le sens et la valeur, c'est
ce que Welcker, Otfr. Mûller et d'autres ont cherché ingénieuse-
ment, mais sans grand profit. — Ajoutons, pour ue rien omettre,
que Suidas mentionne aussi deux frères de Stésichore.
2, 'ExXt^Ot) lï STT)<jîxopoc ÔTi izptùXQÇ xi0ap(i>8:ac ^opbv JfoTTjffiv, dit Sui-
das. 'IffVavat -/op6v est une locution fréquente. L'explication de Sui-
das est d'ailleurs, comme d'habitude, un singulier mélange de ckosop
vraies et de choses absurdes.
812 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
mille. Ouclque$ aoccdoles, quelques apophibegmeis, voilà
U>w le3 souvenirs qui en restent. On citait de lui un mot
adressé aux Locrjcns S un récit fait aux habitants d'Â-
grijgpente pour les mettre en garde cootre lo tyran Pha-
laris : il leur avait raconta la fablo du cheval qui veut se
venger du cerj ^. Ce qui ressort le plus clairement de ces
traditions, c*est qu'il avait laissé la réputation d'un per-
sonnage fort célèbre et fort écouté dans toutes les villes
du monde grec occidental. Simomde, un demi-siècle après
sa mort, parlait de lui comme d*un classique et l'associait
dans ses vers avec ilomère '. — Une légende bizarre,
déjà rapportée par Platon ^, disait qu'ayant raconté dans
un de ses poèmes la conduite d'Hélène et l'ayant blâmée,
il avait été puni de son langage par la perte de la vue,
mats qu'il avait alors chanté la palinodie^ et qu'il avait
retrouvé Tusage de ses yeux. Cette légende a-t-elle son
origine dans quelque récit allégorique de Stésicliore lui-
même? On ne peut faire à ce sujet que des conjectures
plus ou moins vaines. — Il mourut vieux ^ sans qu'on
puisse dire au juste en quel lieu et à quelle date. Peu
importe, d'ailleurs; au sujel d'un Stésichore, la seule
chose essentielle est de comprendre la nature de son rôle
et la nouveauté de son œuvre.
Ses poèmes formaient viogt-six livres» c*csUà^diro lin
ensemble trois ou quatre fois plus considérable que celui
des poèmes d'Alcman. Ces œuvres appartenaient à diffé-
rents genres. On citait do lui des péans, des chants d'a-
mour, des poèmes « bucoliques »; nous verrons plus
i. Aristote, Rhét,, II, 21 (p. 1395, A, i. Bekker).
2, Aristole, Hhét., II, 20 (p. 1393, B, 10-23, Bekker).
8. Simonide, fragm. 53.
4. Phèdre, 244, A.
5. A l'âge de quatre-vingt-cinq ans, selon Lucien (Macrob,, 26); D8-
Bassiné par des brigands, saivant une tradition recueillie par Suidas
(V. •£niTr,^U|l«).
6TÉSIGH0RE 313
loin ce qu'il en faut pcuscr. Mais le principal groupe se
composait d'hymnes. De mémo qu'Alcinan avait surtout
cultivé le parthénée, Thalétas le péan, Ârion le dilhy-
rarabe, Stésichore aussi avait son genre de prédilcclion,
Thymno, renouvelé et transformé avec une liberté hardie.
On sait que le mot hymne était le terme générique par
lequel on désignait toute poésie chantée en Thonneur des
dieux, quelle qu'en fût la forme et l'occasion. En ce sens,
le nome est un hymne; le péan, Thyporchème, le par-
thénée sont des hymnes. Mais on donnait spécialement
le nom d^hymne à certains chants qui, n'étant ni des
oomes, ni des péans, ni des hyporchèmes, ni aucune des
autres sortes de chants religieux que distinguait un nom
particulier, semblaient avoir plus de droit que les autres
à garder la désignation commune et primitive de toute
l'espèce. Leur particularité était de ne s*étro jamais sé-
parés ni par une composition musicale plus savante,
comme le nome, ni par un procédé particuh'er d'invoca-
tion, comme le péan, ni par des danses spéciales, comme
l'hyporchème, du type primitif d*ofi tout le reste était
sorti. C'était le vieux chant religieux par excellence,
étroitement lié avec le culte, exécuté avant ou après le
sacrifice, et resté pur de toute modification locale, do
toute nouveauté assez tranchée pour donner bientôt nais-
sance à un genre distinct. Antérieur à Tépopée, l'hymne
proprement dit avait vu tour à tour celle-ci fleurir, puis
languir; les genres lyriques se former, se distinguer les
uns des autres, se développer. Il était seul resté comme
un témoin fidèle des plus vieux usages do la race. Son
nom même était obscur, car il était contemporain des
premiers chantres des dieux.
Et cependant, Timmobilité complète est impossible; le
changement est la loi de la vie, et l'hymne lui-môme n'y
avait pas entièrement échappé. Il dut se plier à de nou-
veaux emplois, revôtir de nouvelles formes. C'est un des
^14 CHAPITRE VI. — LYRMME CHORAL
faits les plus constants de l'histoire littéraire que Tin-
fluonce exercée par les genres les uns sur les autres.
L'hymne primitif avait suscité l'épopée; mais l'épopée,
à son tour, dans sa période de grand éclat, avait forte-
ment agi sur lui, soit en créant Thymne dit homérique,
habituellement destiné à servir de prélude aux concours
et aux récitations des rhapsodes, soit en donnant à
l'hymne resté religieux le modèle de sa propre perfection
littéraire. Quand la musique grecque, avec Terpandre,
prit son essor, Thymne demanda à Tart nouveau des mé-
lodies plus riches et des mètres plus variés. Un demi-
siècle plus tard, la poésie chorale commençait à s'épa-
nouir : l'hymne apprit alors à employer ce puissant
moyen d'expression, le chœur, et devint volontiers cho-
ral. Enfin la poésie lyrique tout entière manifesta une
tendance générale à s'éloigner peu à peu du sanctuaire,
k se prêter aux usages de la vie profane, à élargir son
domaine : l'hymne fit comme les autres genres, et, sans
abandonner son rôle traditionnel aux fêtes des dieux, il
se prêta do bonne grfice à Tétendre et à le varier^ en
racontant parfois les aventures des héros pour le simple
plaisir de charmer une assemblée profane. Cette série
de transformations se résume et s'achève dans l'œuvre
de Stésichore, qui les rend définitives en créant, sur ce
type nouveau, des poèmes d'une grande beauté et d'une
renommée durable.
L'hymne de Stésichore est chanté par un chœur, or-
dinairement par un chœur immobile, aux sons de la ci-
thare K Celte immobilité du choeur était un des traits
caractéristiques de l'hymne proprement dit : point de raar-
1. Proclus, Chrestom., 9 (p. 244, Westphal) : *0 lï xupicaç Ciivoç icpbç
xiOapav tî5sTo é(rr(0Tu)v. Stésichore parle lui-môme de sa lyre au début
do sa Rhadinê, et la tradition de Tantiquité fait de lui un citharède^.
Cf. Suidas (v. 'E7iiTiri8ev{i.a) : STT^atxopoy tov xi6ap_(f)Ô6y,
M* _ « *
. . _ : stésighoije; . 3.t6
chc, point dô dapse au sens vrai de ce fngt K L'accompd-
g'nement par la cithare était la conséquence de ce fait :
la tlûte, plus sonore, soutenait mieux des mouvements
rapides et rythmés; la cithare, sévère et noble, suffisait
£lu chant et elle donnait à Thymne plus de solennité^.
Elle n'excluait pas d'ailleurs le pathétique : Slésichore
avait pratiqué le mode phrygien ^
Les hymnes de Stésichore ne soùt plus des chanta
en l'honneur d'un dieu : ceux dont les titres nous
sont parvenus ne s'appellent pas « Hymne à Zeus >>
ou « Hymne à Athéné » ; ils sont intitulés L'Orestie,
La Géryonéide La Chasse au sanglier *, etc. ; on di-
rait, 3elon la juste remarque de Bergk, des titres de
rhapsodies épiques; ce sont de véritables épopées mu-
sicales, où les aventures des héros se développent en
larges tableaux. L'un d'eux, L'Orestte, formait deux
livres \ Ces grandes.compositions ne pouvaient être des-
tinées qu'à des fêles publiques. Or on sait que les héros
. 1. Athénée, moins absolu quo Proclas, dit (XIV, p. 631, D) : Tbv
fctp ûfjLvov o\ [khj (ip'/oOvTo, o\ 5à o*Jx (op-/oOvTo. La définition plus ri-
goureuse de Proclus indique sans doute la forme primitive et nor-
male, et celle-ci parait mieux Convenir que l'autre aux hymnes im-
menses de S;tésichoro. Rien ne prouve d'ailleurs que Tim mobilité
du chœur fût complète : elle pouvait admettre quelques sobres évo-
lutions ayant plutôt le caractère d'un jeu de scène que celui d*une
danse véritable.
2. Les compositions de Thalétas et d'Alcman semblent avoir été
presque toujours accompagnées de la flûte. C'est pour cela peut-être
que Suidas (ou plutôt l'auteur dont il recueille ici l'affirmation) a pu
dire en parlant de Stésichore, non sans quelque raison : TcpûToc xiOa-
p(i>6ta -/opbv £aTr,<Te. IIpwTo; est excessif, mais non pas tout à fait faux.
La cithare, avant Stésichore et depuis les débuts du lyrisme savant,
était plutôt l'instrument des monodistcs que celui des chœurs.
3. Un fragment de VOreslie (37, Bergk) nous apprend qu'une par-
tie au moins de ce poème était chantée sur une mélodie phrygienne;
il ne s'ensuit pas, comme on le dit quelquefois, que ce fût au son de
la flûte.
4. 11 s'agit du sanglier de Galydop.
5. Anecdoia de Bekker, II, p. 783, 14 ; fragm. 34 de Stésichore. . ;
316 CHAPITRE VI. ^ LYRISME CHORAL
du cycle troyen étaient honorés d'une manière particu-
lière dans les villes de la Sicile et de la Grande-Grèce,
qui aimaient à faire remonter jusqu*à eux leurs origines
et qui rattachaient volontiers leur propre histoire à la
légende des Retours. Un passage curieux d'un traité apo*
cryphe d'Aristote ^ énumëre quelques-unes des fêtes
qu'on célébrait à Tarente, à Syfoaris, à Métaponte, en
rhonneur des anciens héros, et donne le détail de leurs
reliques : dans tel temple, on montrait les flèches de
Philoctète; dans tel autre, les instruments à Taido des*
quels Épéos avait fabriqué le cheval de bois. Il était na-
turel que l'hymne épique prit naissance dans un pays où
les souvenirs de l'épopée étaient restés si vivants : c'est
dans des fêtes de ce genre que les poèmes de Stésichore
durent être exécutés.
Une réforme rythmique capitale répondit à ce change-
ment dans la nature de l'hymne. Jusque-là, un poème
lyrique se composait presque toujours d'une suite de
strophes semblables entre elles. Alcman, nous l'avons
vu, avait eu le sentiment que cette structure était mono-
tone, et il avait imaginé d'associer parfois dans une
môme ode des strophes ditférentes, mais il n'avait pas
trouvé le vrai principe de cette association : il mettait
d'abord sept strophes d'une façon, puis sept d'une autre,
à la file : cela faisait comme deux poèmes; ou bien il les
réunissait trois par trois, semble-t-il, de manière à ce
que chaque groupe se distinguât du suivant au moyen
d une légère particularité métrique; mais la distinction
était trop peu sensible. Stésichore résolut le problème
avec une simplicité pleine d'élégance. Il eut l'art de va-
rier la structure des strophes de la manière la plus nette
et la plus sensible sans briser l'unité de Tensemblé; il
1. IIspl 6au(j.a<T(b>v âxou7(iatb>v, 106-110 (p. 840, Bekker). Gt. Strabon,
VI, p. 264.
STÉSIGHORK 3i7
sut grouper des parties dissemblables de manière à for-
mer un tout vivant et harmonieux. Pour cela, il n'eut
qu'à intercaler, après deux strophes exactement sem-
blables et symétriques, une troisième strophe différente,
qui fermait le cercle : après la strophe et l'antistrophc,
il mit une épode. C'est ce qui s'appela la triade de Sté-
sichore ^ On voit l'effet produit : d'abord, toute mono-
tonie disparatt; de plus, la slrophe cesse d'être l'unité
essentielle de Tode : elle abandonne ce rôle à la triade,
plus ample, plus variée dans ses éléments, plus capable
de supporter les longs développemenls que les progrès
do Tart allaient exiger des poètes. D'un seul coup, la puis-
sance do développement du lyrisme était triplée. Cctle
trouvaille de génie fixait d'une manière définitive le cadre
essentiel du poème lyrique : en possession do la triade,
il put tout faire et tout oser. Parfois, sans doute^ on revint
encore à la strophe simple, ou bien au contraire on cher-
cha des combinaisons plus variées; mais ce ne fut que
par exception : la triade est la forme classique du lyrisme
grec, celle qui domine chez les successeurs de Stési-
chore, et que Stésichore lui-même, après l'avoir inventée,
applique partout ^.
En même temps que la triade devenait comme une
sorte de strophe nouvelle, la strophe primitive subissait
aussi de profonds changements. Chez Alcman, la slrophe
était souvent fort courte, trois ou quatre vers, comme
1. Ta Tpta Sryjo'ix'^poy.
2. 'EtiwSixt) 'îcâ<7a ^ toû Styivi^^Pou TCo{ir)<Tic, dit Suidas (v. Tp(a £Tr|<n-
X^pou). —On a cherché à expliquer les mots slrophe et antislrophe en
supposant que le chœur, durant la strophe, se tournait dans un
sens, et, durant Tantistrophe, faisait un mouvement coDtraire(cf. The-
sautmSf y. STpoçr,). Mais le sens de ces deux mots n'a peut-être au-
cun rapport avec les conversions problématiques du chœur : il est
probable que (irpo^TJ, comme icepbSoc qui a le même sens, signifie
une phrase^ un circuit de paroles ou de notes musicales formant un
tout.
318 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
dans les chansons des Lesbicns : quoique nous n*ayoD8
plus une seule strophe entière de Siésichore, il n'est
guère douteux que ce cadre étroit du lyrisme primitif
n'ait entièrement disparu de ses compositions ^ Âlcman
kii-mème avait composé parfois des strophes de qua-
torze vers. Slésichore a dû se rapprocher souvent de
cette mesure : nous n'en avons pas la preuve matérielle,
mais cela résulte presque certainement de la nature de
sa poésie et de la force même des choses *. — On con-
naît mieux les changements qu'il apporta dans la vcrsi-
Gcation et dans la rythmique. Les rythmes de Stésichore
sont de deux sortes. Les uns, nettement dactyliques ',
sont représentés par des vers ordinairement très longs
où les dactyles et les spondées se succèdent à peu près
comme dans l'hexamètre éj)ique : ce nouveau mètre,
comme les mètres dactyliques d'Alcman, dérive du vers
homérique; mais tandis que celui-ci, chez AIcmàn, se
réduisait d'ordinaire à la mesure plus courte et plus
vive du tétramètre, chez Stésichore au contraire il s'al-
longe jusqu'à une grandeur de sept ou huit pieds. Tout,
chez lui, s'amplifie et s'étend à la fois. Â côté de ces
grands vers dactyliques, il y en a d'autres où Ton voit des
dactyles associés à des trochées, mais non pas (comme
chez Alcman ou chez les Lesbiens) de manière à former
des logaèdes : chez Stésichore, dactyles et trochées consti-
tuent des membres distincts, et les trochées se présentent
sous cette forme particulièrement grave et solennelle
1. Au moins des grands hymnes épiques qui formaient la partie
la plus considi'rable de son œuvre.
2. M. Flach (p. 332) suppose que la locution proverbiale iravta 6xxé
(cf. Suidas, s. v.), dont on rapportait l'origine au monument de Stési-
chore (il avait, dit-on, huit côtés, huit statues, huit degrés), cachait
plutôt peut-ôtre le souvenir de la composition strophique de Stési«
chore, qui aurait habituellement écrit des strophes de huit vers.
C'est ingénieux, mais bien incertain.
3. Tb xatot îdtxTvXov elSoc*
STÉSIGHORE 319
que les métricions appellent épitrite (-«--); c'est déjà,
dans ses traits essentiels, un dos mètres favoris de
Piudare. Quelle était la mesure vraie de ces trochées
apparents? Est-ce le trochée qui indiquait, dans ces mè-
tres composites, la nature exacte du rythme? Ou bien le
rythme changeait-il avec les pieds différents? Questions
obscures, qu'on no peut résoudre avec cortilude. Il est
cependant bien probable qu'il n'y avait là aucun chan-
gement de rythme et que toutes les mesures de ces vers,
malgré les différences du mètre, étaient en réalité des
mesures dactyliques à quatre temps. — Quoi qu'il en
soit, on voit que Stésichore, en fait de mètres et do
strophes, ost un précurseur des Simonide et des Pindare,
et qu*il a fait faire à cet égard au lyrisme choral un pas
décisif : la période d'essais est terminée.
Tel est donc le cadre, pour ainsi dire, créé par Stési-
chore : un hymne choral, avec strophes disposées par
triades et grands vers, destiné à célébrer des histoires
épiques. Comment a-t-il rempli ce cadre? Quels sujets y
a-t-il mis, et surtout quelle poésie, quel style, quelle
sorte de génie lyrique? Malheureusement, de ce poète qui
avait tant produit et dont la gloire fut si grande, il ne
nous reste pas soixante vers. Nous en sommes donc ré-
duits à ignorer beaucoup : recueillir pieusement ces dé-
bris, écouter les anciens, les croire en partie sur parole,
c'est tout ce que nous pouvons faire.
Le nombre des hymnes nous est inconnu; mais une
douzaine de titres sont arrivés jusqu'à nous : si Ton
songe qu'un des hymnes dont nous avons le titre for-
mait à lui seul deux livres sur les vingt-six que com-
prenait en tout l'œuvre de Stésichore, on peut croire
que ces douze ou treize titres représentent une forte
proportion du chiffre total des grands hymnes. Ils jus-
tiGent d'ailleurs pleinement ce qui nous est dit ailleurs
du caractère épique des hymnes de Stésichore. Ce sont :
330 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
Les Jeux pour Pélias (à ToccasTon de ses fanérailles) \
La Géryonéide, Cerbère^ KycnoSy Scylla, La Chasse au
sanglier (il s'agit da sanglier de Calydon), VEuropie^
Èriphyle, Le Sac d'Ilion^ Hélène^ avec la célèbre PaUne-
die, Les Retours, VOrestie *. On voit la diversité de ces
sujets empruntés à toutes les parties du nnonde mythù
que. On voit aussi que ce sont pour la plupart des sujets
panhelléniques, c'est-à-dire déjà illustrés et répandus à
travers le monde grec par les chants des poètes : tous on
presque tous avaient été déjà racontés soit par Homère,
soit par Hésiode ^ soit par les poètes cycliques * ; ce ne
sont pas là des sujets étroitement locaux, étrangers à la
grande tradition poétique de la Grèce, comme on en trou-
vait si souvent chez Pindare, par exemple^ et sans doute
aussi chez d'autres lyriques. La raison en est certaine-
ment que Stésichore chantait en Sicile, dans des colonies
sans passé, sans traditions lointaines, et par conséquent
presque sans mythes \ Pindare lui-même, quand il célè-
bre des Siciliens, ne trouve pas grand'chose à recueillir
dans les légendes du pays : il se rabat sur celles de la
Grèce propre. Stésichore fit de môme. Cela ne veut pas
dire d'ailleurs qu*il n'ait pas usé, dans le détail do ses
i. Poème attribué parfois à Ibycos, mais revendiqué pour Sté-
sichore par Athéaée (IV, p. 172, E), qui s'appuie sur le témoignage
décisif de Simonide (fragm. 53).
2. "^AÔXa èm IlîXtx, Frjpyovrjtc, Kép6epoc, Kuxvoc, SxuXXot, SvoOyjpai,
Ëùp'jdTceia, 'EpifûXa, 'IXtou irép?'.;, *EXiva, IlaXivcoSta, N69T01, 'Opiv-
TCia.
3. C'est pour cela qu'une tradition bizarre faisait de Stésichore le
fils d'Hésiode.
4. Quelquefois même par des poètes lyriques; ainsi VOrestie, déjà
traitée» dit-on, par un lyrique (d'ailleurs inconnu) du nom de Xan-
thos (Athénée, XII, p. 512, F). — Pisandre de Rhodes semble avoir
été une des sources où Stésichore avait trouvé quelques-unes des for-
mes les plus nouvelles de ses récita. Cf. Strabon, XV, p. 688 (la peau
de lion dliéraclès), Athénée, XI, p. 469, G (la coupe da soleil).
5. Du moins sans mythes héroïques. Nous verrons plus loin que
Stésichore y trouva des mythes champêtres.
STÉSIGHOt^E dâi
récits, d*une grande liberté : un poète grec n'était jamais
enchaîné par la tradition établie. On sait que Stést-
chorc, après avoir, dans un de ses hymnes, raconté
les méFaits d*Héiène, l'avait disculpée dans sa Palinodie
on racontant une autre légende, celle de ses voyages en
Egypte alors que son fantôme avait suivi Paris à Troie.
Et le poète, loin de chercher à effacer cette contradiction,
y insistait ^ Il avait aussi été le premier, suivant le scho-
liaste d*Apollonios de Rhodes, à représenter Athéné
s'élangant tout armée du front de Zeus ^. On lui attribue
également l'origine des récits relatifs aux voyages
d*Énée en Occident ' : il avait sans doute suivi en cela
quelque modification locale de la légende d'Énée. On
pourrait citer d'autres exemples analogues ^ Il puise
donc, en somme, dans le trésor déjà si riche des légen-
des devenues littéraires, mais il les traite avec liberté,
tos remaniant de toutes façons, soit d après des tradi-
tions orales recueillies de ville en ville, soit au gré do
sa fantaisie. 11 les renouvelle d'ailleurs par l'expression;
car il les traite en poète lyrique et avec l'originalité
propre do sa nature.
Le lyrisme, quand il raconte des mythes épiques, ne
le fait pas de la môme manière que l'épopée. D'abord, il
faut qu'il les rattache, au moins par quelques mots d'in-
troduction ou d'épilogue, à la circonstance particulière
qui provoque les chants du poète. C'est ainsi que Stési-
chore parlait quelque part de la ville d'Hîmère, du fleuve
qui lui donnait son nom et de la manière dont le cours
de ce fleuve se bifurquait ^ Ce morceau était peut-être au
début d'un hymne, avant le récit mythique. Un autre
!. Fragm. 32.
2. Fragm. 63.
3. Table iliaque (Baumeister, Denkmàler d, Klass, AlUrth., p. 716).
4. Cf. Flach, p. 338-340; Nageotte, p. 293-294.
5. Fragm. 65 (cf. Bergk sur ce passage). . •
Hi«t. de la Litt. gracqne. » T. II, 91
^23 GHAPIXaE yj.r- LYRISME CHORAL
.1 .' • - ■ . ■ ■
passagQ, lu fjragincntdo \sl. Palinodie, nous f^U voir aussi
que lé plus impersonnel des poètes lyriquea l'était moins
qu'un poète épîque : il discute; il entre en lîce :
V Non, ca dUoours n'est pas vrai; non, tu n'es pas montée
ipr les vaisseaux bien garnis de rames; ncOy ta n'es pas venaa
vers. la ciladellede Troie.
Kojus Ybità bien loin du ton do l'épopée. Mais ce sont là
de$ détails. II y avait certainement une difTérence con-
tinue et profonde dans le mouvement mémo du récit,
dans le choix des tableaux,.dans la.couleur. Otfried MQller.
justement pénétré de cette idée, a peut-être tort d'en
chercher des preuves dans ce qui reste de Slésichore * :
ce. reslç C3t trop peu. Mais le fait, en soi, ne saurait faire
douté. Un récit lyrique ne peut offrir les tranquilles dé^
tours de Tépopée» sa fluidité transparente et toujours
éofale. \\ y a du Pindare chez tout poète lyrique, c'est-à-
dire des élans rapides et hardis, un art nécessaire de
négliger renchaînemcnt prosaïque et de voler d'un coup
çl*aile.vcr8 l'idée brillante, pathétique, musicale» Qu'on
diminue la dose de pindarîsme tant qu'on yoûdra, fl faut
gu'il en, reste quelque chose. Nous/ pouvons affirmer à
priori que Stésichore avait dû se soumettire à cette loi;
nous ne pouvons plus en trouver la preuve.dans ses trop
rares fragments.,
. Nous connaissons un peu mieux chez lui ce qui est à
proprement parler le tissu même du style, c'est-îi-dire le
détail du dialecte, le choix des mots et d(*s imâgesi le
tour de. la phrase. — Stésichore écrit en doriçn> mais
son dialecte est évidemment, quant aux formes gramma-
ticales', beaucoup moins près du langage parlé que ne
Tétait celui d'Alcman : ce n'est ni le langage d'Himète,
ni celui de Catane, ni celui d'aucune ville grecque; c'est
/ • ■ . \ .• ■ .' -.•-•■ .•-•.•■';■;
1. T. II, p. 155-158 dejalrad. française. Cf. Bergk, Gr. JUT., t.*. .
p. 291-292. / : •
STÉsiCHORE 32B
f re&quo celui de l'épopée, avec quelques formes aoriDn>*
nés qui s*y mèleoi pour donner au. poème l'accent mo-
derne et lyrique. — Il en est du vocabulaire comme des
formes grammaticales. A chaque instant, malgré la briè-
veté des fragments qui subsistent, une épithète, une lo^»
cution consacrée, une alliance de mots font songer &
Homère. -7 Le caractère général de son style était une
ampleur noble et facile, non sans un peu de surabon-
dance parfois. Son style' étuit riche en épîthètosf *; celd
lui donnait de la douceur et de l'éclat, au défriment "peut^
être de la force. S'il avait su se borner, dit Quintiliën, il
eût été l'égal d*Homère '. C'est toujours Homère qui se
présente à la pensée des critiques anciens comme le
terme de comparaison naturel quand il s*agit db juger
Stésichorc. Oiéjà Simonide associait ces deux noms '.Il
est le plus homérique des- poèleë, dit Tauteur du traité
du Sublime *. L'âme d'Homère est venue habiter en luf:
dit Antipater de Sidon dans une épigramme ^ Il a porté
sur sa lyre, selon le mot célèbre de Quintiliën, le fardeàU
do l'épopée ^. Il est à ia hauteur des plus grands sujets]
il sait garder aux héros qu'il met en scène leur noblesse
naturelle ^. En tout, c'est un Homère lyrique, brillant el
magnifique, mais ihoins sobre parfois et moins fort que
l'autour de VIliade et de V Odyssée. ' *
Le morceau le plus étendu qui ndiis reste des Bymnei
de Stésichore comprend six vers; c'est le passage où il
est question de la coupe d or dans laquelle le soleil na-
vigue à travers l'Océan pendant la nuit, et à l'aide dé
1. Hermogène, Ilep^ Ifisôiv, II, 4, p. 322 (Walz).
2. Quintiliën. X, 4, 62.
3. Simonide, fragm. 53. *
4. Pseiido-Longin, c.xiir, 3.
5. Anthol. Palat., Vil, 75. Cf. IX, 184 : ... *0|iT)pixbv 8ç t' iàitb' f£U|î«
— ë<nctt<Tac olxetoïc, StY^o'{xo(i\ Iv xa|iaTOiç. * ' ' ;'^
6. QuintUien, ibid,
7. Quintiliën, ibid,; Demys d'Halic, Jugement des anc, 7.' ' '
324 GHAPIÏJlE Vî. — LYRISME CHORAL
laquelle Héraclès était allé chercher les bœufs de Géryon :
Hélios, fils d'Hypérion, monta dans la coupe d*or, aûn d'ar-
river, par delà rOcéan, jusqu'aux abîmes sombres de la nuit
sacrée, vers sa mère, vers son épouse qu'il avait eue vierge
encore et vers ses chers enfants; de son côté le ûls de Zeus, à
pied, marcha vers le bois qu'ombrageaient d'épais lauriers ^
Lo passage est beau, avec ses épithëtes épiques et sa
tranquille noblesse : ce n'est là, malgré tout, qu'un échan-
tillon bien insuffisant do cette poésie qui rappelait TUiade
et où les héros figuraient, dit-on, avec leur grandeur et
leur dignité.
A côté des Hymnes épiques, Stésichore avait composé
d'autres œuvres. Une mention sommaire d'Athénéo nous
apprend qu'il avait fait des péans, de ceux qui se chan-
taient à table après le repas '; c'est tout ce que nous en
savons. On lui a quelquefois atlribué aussi des épitha-
lames ^ ou des fables ^, mais ces opinions ne reposent
que sur des méprises avérées. Une question plus délicalCf
au contraire, et plus intéressante, est soulevée par des
témoignages très explicites sur certains sujets que Sté-
sichore avait traités.
Élien, racontant quelque part l'histoire de Daphnis
devenu aveugle en punition de son infidélité à la nymphe
qui l'aimait, ajoute : « Celte aventure adonné naissance
aux chants bucoliques, qui ont pour sujet la cécité do
Daphnis; on dit que Stésichore dllimère fut le premier
auteur do celte sorte de chants ^ » Faut-il conclure do
1. Fragm. 8.
2. Athénée, VI. p. 250, B.
3. Cf. Bergk, note sur lo fragm. 31.
4. Cf. Bergk, Poet, lyr. gr., p. 233 (4« éd.). — La fable du Cheval
qai veut se vengjr du Cerf avait été racontée peut-être par Stési-
chore aux habitants d'Iiimère, mais ne formait pas une œuvre lit-
téraire distincte.
5. Êlien, tiiât. var., <X, 18 (tt); ToiauTY^c i&cXoicoib; dhcap^aoOac).
STÉSIGflORIi 325
là que Stésichoro eût composé des bucoliques à la façon
de celles de Théocrite? Evidemment non. Il résulte seule-
ment de ce passage que Slésichore avait raconté quelque
part la légende de Daphnis, qu'il Tavait introduite dans
le cercle des mythes littéraires, et qu'il fut ainsi comme
le premier ancèlre des poètes bucoliques. Quant à savoir
dans quelle sorte de poème il avait parlé de Daphnis,
c'est aujourd'hui impossible. II est cependant probable
que ce n'était pas incidemment dans un de ses grands
hymnes héroïques, mais plutôt dans quelque poème sé«
paré, spécialement consacré à ce sujet : on s'explique
mieux ainsi le souvenir si vif laissé par le récit do Sté-
sichoro. Rien n'empêche d'ailleurs que ce poème ne s'ap-
pelât un hymne; car, si la plupart des hymnes de Slési-
chore traitaient des sujets épiques, il n'est paii prouvé
qu'il en fût de même pour tous.
Une question analogue se présente à propos de trois
autres sujets traités par Stésichore dans des poèmes dont
l'appellation exacte reste douteuse. Ces trois récits sont
de véritables contes ou romans. L'un, rapporté dans un
poème dont on ne nous dit pas le titre, était l'histoire
d'un homme qui, ayant sauvé un aigle et un serpent, fut
à son tour sauvé par l'aigle K Ce n'était peut-être là qu'un
épisode de quelques vers dans un poème étendu. Les deux
autres récits, plus célèbres et plus importants, emprun-
taient leur titre aux deux héroïnes dont ils retraçaient les
amours et les aventures, Rhadiné * et Kalycé '. Kalycé
était une jeune fille amoureuse d'un jeune homme nommé
Évathlos; elle demandait à Aphrodite de favoriser son
4. Êlien, Uist. des Anim., XVII. 37. — Welcker (Kleine Schrifien,
t. I, p. 213) tient ce récit ponr apocryphe, sans apporter à l'appui
de son opinion des preuves bien décisives.
2. Strabon, VIII, p. 347; Pausanias, VII, 5, 13 ; fragm. 44 de Sté-
sichore.
3. Athénée, XIV, p. 619, D; fragm. 43 de Stésichore;
§96 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
mariage;; dédaignée» par Évalhlos^ elle se précipitait du
roeher de Leuca^ç. Rhadinéf aimée d*ua tyran de Co^
rinthe, lui avait, été livrée; son cousin, qui laimait aussi,
>^nait la chercher à Gorinlho, mais le tyran les faisait
périr l'un et l'autre et renvoyait leurs cadavres à Samos,
leur patrie; puis, pris de repentir, il les faisait revenir
pour leur donner la sépulture. Ce sont là, comme on le voit,
de véritables romans d'amour, du genre do ceux qui firent
plus tard, sous la forme prosaïque, les délices de la
Grèce. Slésicliore les avait racontés sous la forme lyri-*
que. Pour le fond, ces poèmes étaient assez différents des
hymnes héroïques. S'ensuit-il qu'il faille y voir fiutre
chose que des hymnes? Ce n'est pas certain. Le poète qui
avait eu l'idée de transporter dans l'hymne. l'épopée hé-
roïque avait peut-être fait un pas de plus et placé dans
le même cadre une sorte d'épopée romanesque et fami-
lière*: c'était son Odijssée après son Iliade. Les anciens
qui parlent de ces poèmes les appellent simplement des
chants, des odes. Si ce n'étaient pas des hynines (en un
sens, nouveau et plus large de ce terme), on ne voit guère
à quel aulrc des genres classiques et définis cette sorte
de récits pouvait mieux convenir. Les titres de ces ou-
vrageç, formés d'un nom propre comme pour r^feVène, le;
Kyaios ouïe Cerbère, conduisent à la mêmç conclusion.
Athénée dit que le poème de Kalycé était chanté par des
femmes. Nous ne savons pas à quelle occasion : ^e dé-
nouement funeste semble exclure l'idée de toute fête
relative à un mariage; mais on peut imaginer plus d'une ,
circonstance (peut-être quelque fête d'Aphrodite) où ce
genre de récit eût été de mise. Quant à la source de
ces récits, elle était sans doute dans la tradition orale.
Pour l'histoire do Daphnis, qui appartient à la mytho-
logie locale et populaire, c'est de toute évidence. Pour les
au treà, c'est très vraisemblable : les aventures de Rha-
diné et de Kalycé ont l'air de ces vieux contes qui se
STÉSIGHOR^ ii .. ^2^
I t ■ • * ■ f <^ • w
\ - • ' * . . . . ■ '
répètent do bouche en bouche, mais qui risquent de dis-
paraître sans laisser de tracer, si quelque artiste rie les
ipcciicille et ûe les rend immortels *. — .Quelle que soit,
au point de vue d'une classification rigoureujsé, là place
exacte de ces chants lyriqueâ daj)s l'ensemble des poëmecr
de Stésichore, on voit qu'ils complètent d'une manière
intéressante l'idée que nous devons nous îaîfè de son
génie. Ciétait un amateur do beaux récits, un curieux dé
légendes ^e toute sorte. Il né s*én tient pas aux mythes'
héroïques : il aime à se rapprocher -dé là vie quotidienne
et familière. Les sentiments tendres, les souffrances
d'amour ont pour lui un vif attrait^. Jene^sais-si Athé-
née avait raison de dire qu'il était de nature très amou-
reuse ' : en tous cas, il fut le premier après Alcmao à
donner droit de cité dans le lyrisme chôral.à de longs»
récits fondés sur ce thème. . . î
La gloire de Stésichore fut grande. Le vers de Simonide
cité plus haut, où son nom est mis à côté de celui d'Ho-:
mère, suffirait à le prouver. Athènes le lut beaucoup ; des
morcQaux de ses poèmes étaient chantés dans lesrepa&
en guise de scolies ^; Euripide s'inspirait de ses récits ^^
et Ari$tophanc le parodiait*; Polygnotc, dans ses poin-
tures de la Lesché, reproduisait des scènes do la prise
d'Ilion ^ Enfin, jusque dans la décadence de l'antiquité, la
i. Comparer dans Alhén^ {loc. cit.), Thistoire d*ÊriphanÔ8 et de
Ménalque, et le poème pastoral oCi Ëriphanès chantait ses douleurs.
Ce poème était sans doute une chanson populaire fort ancienne et
anonyme; comme on n'en savait pas Tauteur* on l'attribuait à ËrjL-
phanès lui>iïiôme. -
2. M. Sittl (p. 306) remarque justement que* sur les douze titrfes*
d'hymnes héroïques, quatre rappellent des noms de femmes et des
histoires d'amour (Europie, Eriphyle, Hélène^ Skylla), *
3. Athénée, XIII, p. 601, A ; Ou (jieTpta); èpcoTixb; Yev^piîvoc.
4. Eupolis, fragm. 139 (Kock) ; cf. Athénée, XIV, p. 638, E,
5. Dans son Hélène, en particulier, où il suit la tradition de la Pa-K
linodie, . . .!
6. Pat>, 797-800. . .:...J
7. Pausanias, X, 26. 1 ; 27, 2.
328 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
Table Iliaque citée plus haut montre l'influence do Sté-
sichore toujours vivante et le souvenir de ses récits assez
présent pour qu'on songe à l'illustrer par une série de
bas-reliefs K Mais son influence sur le lyrisme choral en
particulier fut immense. Il lui enseigna la grandeur; il lui
donna le souffle épique, l'art de puiser la poésie à pleines
mains dans le trésor des antiques légendes, et il mit entre
les mains des Simonide et des Pindare, par ses réformes
métriques et musicales, un instrument approprié & la
grandeur de leur inspiration.
^ 2. Ibygos; apparition de l'encomion.
Nous avons vu plus haut que le poème des Funérailles
de Pélias était attribué dans lantiquité tantôt à Stésichore,
tantôt à Ibycos. Souvent aussi ces deux noms sont rap-
prochés l'un de l'autre paries grammairiens à propos
de quelque délail de style ^ Il est permis d'en conclure
qu'il y avait entre eux une sorte d'affinité intellectuelle.
Ibycos dut certainement beaucoup à Slésichore. Il est
d'ailleurs mal connu, etles divergences les plus profondes
divisent sur une foule de points tous ceux des critiques
modernes qui ont essayé de suppléer au silence des textes
par des inductions et des conjectures '. Nous tâcherons
de conjecturer le moins possible.
Ibycos était né à Rhégium, colonie éolo-dorienne de
la Grande-Grèce. Il appartenait donc par sa naissance à
la même partie du monde grec que Slésichore. Son père
s'appelait Phytios^. Suivant une tradition douteuse, Ibycos
1. Baumeister, Denkmàler, etc., p. 716.
2. Cf. fragm. 79, 91, 94 de Slésichore.
3. Schneidewin, dans son édition d'Ibycos: Welcker, KleineSchrif-
ien, I. 220 et suiv.; Otfried Muller; Bergk; Flach, etc.
4* Sui las, V. "ISuxo;. On lit dans la mémo notice que d'autres lo
disaient ûls de u Polyzélos, l'historiographe Messénien », et d'autres
IBYGOS . 329
aurait refusé la tyraonioquo ses concitoyens lui oiTraient
et aurait quitté Rhégium pour échapper à leurs ins-
tances ^ Il est certain du moins qu'il passa la plus grande
partie de sa vie hors de sa patrie, et surtout à Samos.
C'est le père du tyran Polycrate, suivant Suidas, qui Ty
avait fait venir vers 560. Comme la tyrannie do Polycrale,
d'après la plupart des historiens, doit être placée entre 533
et 522, et qu'Ibycos fut un des poètes favoris de cette cour
brillante, il devait être alors assez âgé, si la date indi-
quéo par Suidas pour son arrivée dans Tile de Samos est
exacte; mais, à vrai dire, on ne peut guère s'y fier ^.
Quoi qu'il en soit, il semble qu'il atteignit un âge avancée
Sa mort a suscité une légende célèbre. On racontait qu'il
fut attaqué par des voleurs, et que des grues passaient
alors au-dessus de lui. « Ces grues me vengeront, » dit-il.
Les voleurs, à quelque temps de là, étaient dans la ville,
lorsque l'un d'eux, voyant passer dans le ciel un vol do
grues, dit à son voisin : < Voilâtes vengeurs d'ibycos. »
Le propos fut entendu et fit arrêter les meurtriers. La
légende apparaît pour la première fois fort tard * et ne
mérite, bien entendu, pas plus de créance que beaucoup
encore de Kerkos. Ce Polyzélos est inconnu. M. SitU suppose que
ces noms viennent, commo tant d'autres, do la comédie attique.
1. Diogônien (Corpus parœmiogr. graecorum^ II, 71) cite ce proverbe :
'Apxa'.6T£po; *I6'jxou • outo; yàp Tvpavveîv îyvajjievo; dcwEÎTjjiTjdev, Cf.
Wefcker, Klein^ Schriften, I, p. 105.
2. Dans deux fragments d'ibycos, on trouve des allusions à des
événements contemporains, mais qui n'éclaircissentpas grand'chose.
Dans Tun (fragm. 20], il nomme c< Kyarés, le général des Mèdcs ».
S'agit-il de Cyaxare, ou de Gyrus, ou de tout autre? Ailleurs
(fragm. 2i), il parle de la digue récente par laquelle Ortygie (à Syra-
cuse) a été reliée au continent. Comme on ignore la date de cette
construction, il n'y a rien à tirer de là.
3. Platon, Pannénide, p. 137, A.
4. Dans une épigramme d'Antipater de Sidon (Anthol. Palat , VII,
745).
830 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
d'autres bistoircs du môme genre ^ La yillè dellhégium
monlrait un cénotaphe d'Ibycos*.
Les poésies dlbycos formaient sept livres'. Iliious on
reste à peine quarante vers entiers. Comme^ d*autre part,
les indications des anciens sont rares et vagues, où por*
tentsur des détails, nous le connaissons assez mal.. Oo ne
6ait même pas avec certitude à quels genres ses poésies
appartenaient. Si l'on songe, pourtant, que les Ftméraillès
de Pélias hii étaient parfois attribuées, et qu*ea outre il
est très souvent cité pour des détails de mythologie ra*
contés dans ses poèmes., on sera conduit naturellement à
croire qu'il avait dû composer, entre autres ouvrages j des
hymnes épicolyriques dans le goût de Stésichore. Cetto
opinion a été exprimée pour la première fois par Schnci-*
dewin. On objecte à cela que le petit nombre des livres
laissés par Ibycos exclut l'idée de ces longs poèmes lyri-
ques dont un seul pouvait former plusieurs livres. L'ob-
jection ne serait vraiment forte que s*il était prouvé qu'un
hymne héroïque ne pût être court. On objecte aussi que
les anciens ne citent jamais les poèmes d'Ibycos, comme
ceux de St(^sichore, par un litre épique, mais simplement
par le chiffre du livre. Cela prouve simplement qu'il y
avait plusieurs hymnes dans un seul livre. Schneidewin
suppose que ce genre de poèmes lyriques devait appar-
tenir à la première partie de la vie d'ibycos, lorsqu'il vi-
vait à Rhégium. L'hypothèse est vraisemblable; mais
aller plus loin, chercher comme Ta fait le savant éditeur,
à retrouver le titre, le sujet et presque le plan de ces
poèmes perdus et problématiques, c'est évidemment dé-
passer la mesure des conjectures permises.
i. On a cherché l'origine de cette légende ; elle vient peut-Mre du
nom môme d'Ibycos, rapproché du mot lêjÇ, qui désignait, dit-oUi,
une sorte d'oiseau criard (opvt; xpaxT'.x6;, dit VElymolog, Magn.^ v.
"16'.;).
2. Anlhoi, Palal., VII, 714.
3. Suidas, s. v.
, . IBYQOS . 331
Ouoi qu'il "CQ SQÎt, d'ailleurs, Ibycos avait çompo36 d'au-
tres sprtes de poèmes. Le souvenir qu'il avait laissé dans
Taotiquité était surtout celui d^un chantre de l'amour,,
d^un admirateur passionné de Id beauté des jeunes genâ K
Cicéron^ après avoir rappelé Tardeur amoureuse d'Alcéb
ot d'Anacréon, dit qu'Ibycos l'emportait encore sur eux 2.
Suidas résume là tradition courante en disant dans sa
notice qu'Ibycos avait été très sujet au délire do Tarnour ^.
On rapprochait souvent son nom de celui d'Anacréon. Il
est clair que, sinon les plus nombreuses, du moins les plus
célèbres de ses poésies, et en particulier celles qu'il avait
composées à la cour de Polycrate, roulaient principalement
i^ur le thème de Tamour. A cause de cela, les critiques
ont eu longtemps l'habitude de ranger Ibycos, avec Ana-;
créon, à la suite des Lesbiens, parmi les maîtres de la
poésie personnelle et monodiquo. Aujourd'hui encore,
quelques savants, tout en admettant qu'il avait composé
d'abord des hymnes à la façon de Stésichore, croient
qu'il s'attacha, dans la seconde partie de sa vie, h la poé-
sie monodique \ C'est fort invraisemblable. Il suffit de,
parcourir les fragments qui nous restent de ses œuvres
pour être sûr que c'étaient des poèmes destinés à être
chantés par des chœurs : la nature des vers et leur en-
chaînement ne laissent aucun doute à ce sujet ; même
dans les fragments dont l'accent est le plus personnel,
on reconnaît la grande strophe chorale telle que Stésichore
l'avait créée; ce n'est point du tout là le procédé des Les-
biens et d'Anacréon. S'il était vrai qu'Ibycos eût com-
posé des chansons proprement dites, il faudrait admettre
i. Cf. An. thol. palai., IX, 184: ... *118y t€ wiiOoOc, — *I6jxe, x«l
7cat8a>v âv6oc â(iTi<Tâ[tev£.
2. Maxime vero omnium flagrare amore Rheginum Ibycum appa-
rat ex scriptis {TuscuL, IV, 33, 74).
3. 'Ep(DTO(jLavé(7TaTo; Tcepl (leipâxia.
4. Flach^p. 605 et 608.
332 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
qiio nous n'en avons gardé aucun vestige. La chose ne
serait pas impossible, mais rien ne nous induit à croire
que ces chansons, dont il ne reste rien, aient jamais
existé. II y a môme des raisons do se représenter les poé-
sies amoureuses dlbycos sous une autre forme.
Un scholiaste ^ mentionne une ode qu*il avait adressée
à un certain Gorgias, et où se trouvaient racontés les
mythes de Ganymède enlevé par Zeus et de Tithoa enlevé
par TAurore. Il est dirCcile, ou pour mieux dire impossi-
ble, de découvrir aujourd'hui la signification précise et
particulière de ces mythes, mais le sens général n'en est
pas douteux. L'un et l'autre sont des récils d'amour, et
Tode tout entière était un éloge amoureux de Gorgias.
Ibycos, par conséquent, mêlait des récits mythiques à
des chanls d'amour. Il ne faisait pas de courtes chansons
à la façon de Sappho et d'Anacréon : il composait d'am-
ples poésies chorales où l'expression des sentiments per-
sonnels laissait place à des mythes appropriés, et qui
devaient ressembler beaucoup à certaines odes de Pin-
dare. Ces hymnes amoureux étaient déjà des encomia^
des compositions élogicuscs du genre de celles qui de-
vaient bientôt après, avec Simonide et avec Pindare, ob-
tenir une si haute fortune. Ibycos n'était un imitateur ser-
vile ni de Stésîchore ni des Lesbiens ; sous l'inspiration
des circonstances, il avait rapproché les deux maniè-
res ; il les avait fondues dans un art nouveau, avant tout
brillant el mondain, parfois magnifique, où le mythe
venait orner et agrandir l'expression des sentirpents
môme passionnés. La cour de Polycrate était un thé&tro
& souhait pour ce genre de poésie. L'innovation eut tant
de succès que, dès la génération suivante, tous les po-
tentats du monde grec voulurent avoir des fêtes sembla-
bles et que le genre de Vencomion se trouva créé. Co
1. Scliol. d'Apollonius de Rhoies, III, 158; fragm. 30 d'Ibycos.
IBYGOS 833
qu'était ce genre, nous n'avons pas à le dire en détail
pour le moment; cette élude viendra plus à propos quand
nous rencontrerons des documents tout à fait incontes-
tables et solides; mais on ne peut guère douter que l'ori-
gine n on doive être cherchée dans l'œuvre d'Ibycos.
Ajoutons que, si les poésies amoureuses d'Ibycos étaient
des poésies chorales et d'apparat, on est amené à se de«
mander dans quelle mesure elles exprimaient des senti-
ments vraiment personnels à leur auteur. L'éclat d'une
représentation publique ne comporte guère, semble-t-il,
des confidences intimes, et d'ailleurs c'est surtout Poly-
crate qui devait en avoir le bénéfice. Il est probable que,
dans la poésie amoureuse d'Ibycos, il y avait une largo
part de galanterie générale et simplement poétique, et
qu'il était quelquefois l'interprète d'autrui. Cela n'exclut
d'ailleurs ni la vivacité du langage ni une sorte d'ar-
deur où le sentiment esthétique du beau tenait la pre-
mière place.
Parmi les fragments de ses poèmes, deux seulement
sont assez longs (quoique bien courts encore) pour laisser
entrevoir quelque chose de sa manière. On y trouve à la
fois de la grâce et de la passion, et une passion qui s'ex-
prime avec une extrême ardeur, par de très vives ima-
ges, mais sans aucun de ces traits particuliers et péné-
trants qu'on trouve chez un Alcéo: c'est l'amour en gé-
néral qu'il semble peindre par son propre exemple plutôt
qu'un amour présent et déterminé. Il y a même, dans l'ex-
pression au moins de ses sentiments, une part d*imitation
littéraire, car il se souvient de Sappho : dans quelle me-
sure son amour est-il réel ou simplement poétique, nous
ne le savons pas.
Au printemps, les ponfmiers Kydoniens, arrosés par Veau
des rivières dans lo frais jardin des Nymphes, se parent de
verdure, et, à Tombre des pampres, la jeune grappe grandis-
334 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
snnte fleurit sur la vigne. Pour moivén toute saison*, Ëros mTe
poursuit ; comnie une tempête de Thrace enflammée d'éclairs,
il s'élance du sein de Kypris, chargé de brûlantes furears, et
violent, implacable, il tient depuis Tenfance mon cœur asservie
Ëros, de son œil noir, lance de nouveau un regard humide,
et p.ir mille tromperies cherche à me jeter dans ' les filets
inextricables de Kypris : mais je tremble à son approche;
comme un coursier, jadis vainqueur aux luttes des charë,
touchant enfin à la vieillesse, n'entre plus qu'à regret dansla
carrière où rivalisent les rapides attelages K . .
* 11 serait téméraire de prétendre caractériser avec pré-
cision, sur un si petit nombre de documents, le style et
la versification dlbycos. Quelques traits cependant appa-
raissent. .Les mètres sont visiblement . imités de Stési*
chore : c*est le dactylo qui domine, associé parfois aux tro-
chées et aux épitrites. Il en est de même du dialecte, qui
est un dorien mitigé, semi-épique, avec un léger mélange
peut-être d'éolismcs^ dus soit à l'imitation des Lesbiens,
soit à L'origine on partie éolienne de Rhégium.' Le style est
riche en épithètes; il a quelque chose de la noblesse de
Stésichore, avec plus do vivacité lesbienne.
Entre tous les poètes lyriques de. la Grèce, Ibycos est
un de ceux que le temps a le plus maltraités. Cela tient
peut-être à l'inspiration un peu étroite do sa poésie, enfer-
mée presque tout entière dans l'encomion amoureux, et,
qui, après avoir eu là gloire d'inaugurer le genre, a eu
le malheur d*y être surpassée par des génies plus variés
et plus puissants, mieux servis aussi par les circons-
tances.
1. Fragm. i. Le texte des deux derniers vers est mal établi; je
traduis le texte de Bergk. — Cf. Sappho. fragm. *42.
2. Fragm. 2.
3. 0aXéOoi(7<Vy fragm. 1; èy^ipyj^iv, fr» 7. •,....
- - « • •
L YRIBICE GHOR AL ' 336
•IV
§ 1. SiMONIDB DB CÉOS.
. Avec Simonidc de Céos, nous arrivons à l'Age do per:
Tection du lyrisme. Le fond et. la. forme, enrichis par
toutes les tentatives précédentes, sont parvenus h leur
plein développement. Une ode est un cadre où la pensée
grecque, peu à peu mûrie, fait entrer à. la fois, d'une ma-
nièrj9 harmonieuse, le mythe et la réalité, la fantaisie et
la réflexion, l'éclat des images et le sérieux de la mo-
rale. Le style se prête avec une parfaite docilité à rèxpres-
sion brillante et précise de toutes, les idées. Le3 grandes
réformes musicales sont accomplies, du moins pour un
temps : on vit sur la tradition de Stésichore. Mais on ap-
Jirend à en mieux user; on perfectionne chaque invention
dans le détail; la strophe est maniée avec une maîtrise
inconnue jusque-là; elle devient plus ample et plus ma^
gnifique. Simonide est un de ceux qui font le plus poui^
cçt achèvement du lyrisme choral. C'est un esprit admi-
rablement doué, que les circonstances favorisent. Il
excelle dans Télégie comme dans le lyrisn^e proprement
dit. Il connaît tout, s'intéresse à tout : on lui attribuait
rinvention de la mnémotechnie *, Tintroduction de let-
tres nouvelles dans l'alphabet *. C'est un homme de sa-
gesse pratique et de raison, un conseiller écouté des
puissants. Il est à la fois le favori des princes et l'ami des
républiques. Aux yeux de la génération suivante, il reste
comme un de ces poètes de bon conseil qui ont vraiment
su la vie et qui sont les maîtres agréables de l'humanité.
Simonide naquit à Iulis, dans la petite Ile ionienne de
Céos, toute voisine de l'Attique. Il était 61s de Léoprépès,
1. Quintilien, XI, 2^ 11 ; Marbre de Paros, 1. 70.
2. Suidas, y. £t(i(ov{8Y|c. «^
S3e CHAPITRE VI. ^ LYRISME CHORAL
et sa naissanco doit être placée vers 556. Ces détails
nous sont connus avec précision, grâce ^ une épigramme
dont il est lui-môme l'auteur et qu'il composa en 476, à
Tâge, dit-il, de quatre-vingts ans *. Une tradition re-
cueillie par Athénée ^ raconte que les habitants de Car-
thdBa (une petite localité de Céos) avaient un temple d*A-
poUon et des fêtes oi^ Figuraient des chœurs : Simonide,
disait-on, avait débuté dans son métier de poète lyrique
on dirigeant les chœurs de Céos. Sa réputation se répan-
dit bientôt hors de son tle. Quand Hipparque, le fils de
Pisistrate, se mit à rechercher les artistes et les poètes,
Simonide, alors âgé d'une trentaine d'années, fut un de
ceux qui vinrent à Athènes ^; il y rencontra Lasos d'Her-
mioné ^ et Anacréon. Le meurtre d'IIipparque dispersa
cette troupe brillante. Simonide se rendit alors en Thes-
salie, d*abord à Crannon et à Pharsale, chez les Scopades;
plus tard, semble-t-il, chez les Aleuades, à Larisse. Il
vécut sans doute assez longtemps chez les Scopades^ car
il leur avait consacré de nombreux poèmes. Une catas-
trophe mal déterminée, probablement la chute d'un toit
pendant un festin, semble avoir presque anéanti cette
i, Fragm. 147:
"^Ilp^sv 'ASst'îiavTo; {l'âv 'AOtjvaloic'oT* èv^xa
'Avrio^U ç'jXti 8aiSaXeov xpiizoha'
SîivoçtXo'j lï T'^jô* uib; *Ap:oT£''8T|; l^^oprjYei
TtîVTT^xovT* àvSpôiv xttXà {ia6ôvTi xopiù*
à\L^\ S'.SxTxaXiY} lï Si[iu>vfdTj eoicero xvfioç
ÔY^wxovtalTSi 7caiS\ AeuTcpiiceo;.
Le Marbre de Paros (l. 64) mentionne un autre poète du nom de
Simonide, qui serait le grand-père du nôtre : mais c'est ]à, selon la
juste remarque de M. Flacb, une erreur analogue à celle que nous
avons rencontrée plus haut dans la môme chronique relativement à
Slésichore : les deux Simonide en question proviennent da dédouble-
ment maladroit d'un personnage unique.
2. Athénée, X. p. 450, F.
3. Platon, lappargue, p. 223, G (jieycxXoi; |ii(j6oÎc xal Itapoiç icet6a>v).
4. Aristophane, Guêpes, 1410 (A5t<T6; icot' ivTe«î6«<xx$ xal 2i|t(i>v{^c),
et le scholiaste sur ce vers.
SIMONIDE 337
famille K Simonidc, préservé par un heureux hasard,
chanta les morts dans un hymne. La légende si connue
du secours prêté par les Dioscures à Simonide ^ se rat-
tache à cette histoire. On le trouve aussi à Larisse, vers
le môme temps sans doule, composant des thrènes pour
les Aleuados ^ La première guerre médique dut lui faire
quitter la Thessalie. Il vint de nouveau à Athènes, où il
composa une élégie en Thonneur de la victoire de Mara-
thon : Eschyle avait concouru avec lui sur ce sujet et fut
vaincu *. Au temps de la seconde guerre médique, il est
Tami des principaux chefs de la Grèce, des Thémistoclo
et des Pausanias, et prodigue les chants lyriques, les élé-
gies et les épigrammes en l'honneur des héros de Tin-
dépendance. En 476, il est encore à Athènes, où il rem-
porte la victoire dans un concours dithyrambique : il
avait alors qualre-vingls ans *. Son grand âge semblait
l'inviter au repos : c'est cependant alors qu'il accomplit
ses plus grands voyages. Il alla en Sicile et dans la Grande-
Grèce. On le voit en relations suivies avec Hiéron de Syra-
cuse, Théron d'Agrigente, Anaxilas de Rhégium, d'autres
encore. On sait que le tyran de Syracuse, Hiéron, avait
réuni à sa cour tout un groupe do poètes éminents :
Simonide s'y rencontrait avec son neveu Bacchylido et
avec Pindarc. 11 paraît môme qu'entre Pindaro et les deux
autres poètes s'élevèrent parfois des difficultés : les scho-
liastes de Pindare relèvent avec soin dans ses vers un
certain nombre d'allusions à des querelles de cette sorte ®.
Quoi qu'il en soit de ces rivalités, peut-être exagérées,
mais assez facilement explicables par la différence des
1. Gallimaque, fragm. 71 (dans Saidas, v. 2t|ia)vc8r,c) ; Quintilien,
XI, 2, Il 10.
2. Phèdre, Fables, IV, 25. Cf. La Fontaine, I, 14.
3. Fragm. 31 (dans Aristide, I, 127).
4. Vie d'Eschyle.
5. V., plus haut, le fragm. 147.
6. Objmp. II, 29; Pylh. II, 131; etc.
Ilist. de la Liti. grecqae. •— T. II. 22
338 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
caractères, il est certain que Siroonide jouit personnelle-
nient d*unc grande influence auprès des tyrans siciliens.
On racontait que, la guerre étant un jour sur lo point
d*éclater entre les deux tyrans d'Agrigente et de Syracuse
(Théron et son beau-frère Hiéron), Simonide les avait
réconciliés ^ — Suidas dit qu'il mourut à TAge de qua-
tre-vingt-neuf ans ^. C'est probablement à Syracuse qu'il
termina sa vie, car on y voyait son tombeau ^.
Les poésies de Simonide formaient un recueil consi-
dérable; car il avait composé des vers jusqu'à la flu de
sa longue vie. Nous n*en avons plus (en dehors des épi-
grammes) que des fragments, au nombre d'une centaine
environ. Plusieurs, heureusement, ont assez d'étendue
et de beauté pour offrir encore un vif intérêt; si la com-
position des odes de Simonide nous échappe, certains
côtés essentiels de son inspiration et de son art nous sont
révélés par des traits caractéristiques.
Il avait pratiqué à la fois le lyrisme choral et l'élégie.
Nous n'avons pas à parler ici do ses épigraromes, dont
il a été question plus haut ^; mais dans l'élégie propre-
ment dite, il était regardé comme un mattre. Il avait
chanté dans des poèmes élégiaques les grandes batailles
de la guerre nationale contre les Mèdes, Marathon ^ Sa-
lamine ^ Platée ^ Il avait aussi composé, à la façon des
i. Schol. de Pindare, Olymp. II, 29.
2. C'est-à-dire, selon Tobservation de Bergk, la même année que
Hiôron, en 467.
3. Callimaqiio, fragm. 71 (dans Suidas).
4. A la fin du chap. III, p. 163 et suiv.
5. Fragm. 81, 82.
6. Fragm. 83. Suidas fait par erreur du poème sur Salamine une
ode, et du poôme sur Arlémisium une élégie : c'est le contraire qui
est vrai (cf. Bergk, Poel. lyr. gr.^ note au fragm. 83). Soidaa parle
aussi d'un poème en dialecte dorien (lyrique, par conséquent) qu'il
appelle *H Ka|i6û<7ou xat Aape^ou patdiXstat : on ne sait à quoi se rap-
porte cette indication.
7. Fragm. 84.
SIMONIDE 339
Solon et des Théognis, des élég^ies d'un caractère plus gé-
néral, d'une inspiration purement morale et philosophi-
que ^ Ce goùl de Simonide pourla forme élégiaque ne fut
certainement pas sans influence, nous le verrons, sur la
manière dont il écrivit ses odes. — Celles-ci apparte-
naient à presque tous les genres du lyrisme d^apparat,
et, dans tous, Simonide avait marqué sa place au premier
rang. C'étaient des dithyrambes ^, des péans, des hypor-
chèmes, des hymnes, surtout des éloges ou encomia^ avec
les deux variétés naturelles de Téloge, à savoir les épi-
7iicies^ ou chants de victoire, et les thrènes, ou chants
funèbres. De ses dithyrambes, il ne nous reste que deux
titres, Memnon et Europe : on voit par ces noms mêmes
que c'étaient des dithyrambes héroïques où Dionysos
avait peu de place. Ses péans nous sont presque incon-
nus. Do ses hyporchèmes, il nous reste une douzaine de
jolis vers ; Plutarque les vantait fort ^ Ses hymnes n'ont
pas été moins maltraités par le temps : on entrevoit
cependant encore la place qu'y tenaient les récits mythi-
ques ; il ne s'ensuit pas que ce fussent des hymnes épi-
ques à la façon de ceux de Stésichore : ils étaient certai-
nement plus courts que ceux-ci, plus semblables à des
prières (quelques-uns mémo portaient ce nom ^); niais
dans tous, sans en excepter ces derniers, on trouve des
allusions mythiques qui impliquent des récits. La partie
1. Fragm. 85 (où Bergk incline à voir Tœuvre de Simonide d'A-
morgos, sans bonnes raisons, semble-t-il), 86, 87, 88,
2. TpaycoSiai, dit Suidas. Quelques savants veulent que Simonide
ait composé de véritables tragédies (6. Hermann, Opuscula, t. Vil,
p. 214), ou tout au moins de ces tragédies lyriques qui, suivant
Bœckh {Staatsh. d. Alhen., t. II, p. 362), tenaient à la fois du lyrisme
et du drame. Mais la tragédie lyrique de Bœckh n'a jamais existé (cf.
Foucart, De Collegiis scenicorum arlificum, p. 11-73), et le Memnon de
Simonide, dont Hermann faisait une tragédie véritable, est appelé
dithyrambe par Strabon, XV, p, 728.
3. Questions symposiaques, IX«i5, 2.
4. KoLxvjxotl, Cf. fragm. 24.
310 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
la plus importante, la plus nouvc, la plus célèbre à tous
égards de son œuvre était certainement le groupe des
chants de victoire, des thrènes, des encaniia de toute
sorte. C'est aussi celle à laquelle appartiennent les frag-
ments les plus considérables. Dans les poèmes de ce
genre, Simonide n'a pas seulement mis en œuvre des
procédés inventés par d'autres, il a été vraiment créateur.
Ceci demande quelques explications.
Vencomion est proprement le chant du comos, c'est-
à-dire de cette partie finale du repas où les convives,
rassasiés, se mettent à boire du vin, à causer et à chan-
ter. L'étymologie du mot, par conséquent, n'indique que
le temps et le lieu où Tencomion s'exécutait : elle n'en
dit pas le caractère essentiel : ce caractère consistait à
célébrer l'hôte qui donnait le repas. Par extension, le
nom d'encomion fut appliqué à tous les chants qui célé-
braient ainsi un homme, en quelque circonstance qu'ils
fussent exécutés, et cette appellation générique s'opposa
au mot hijmne^ réservé de préférence (mais non d'une
manière absolue) aux chants destinés à célébrer les dieux.
Tel est le sens du mot encomion dans l'usage ordinaire
des écrivains classiques. C'est à certains poèmes de Si-
monide que ce nom est pour la première fois appliqué, et
Simonide passe en conséquence pour l'inventeur du
genre. Mais il est aisé de comprendre comment cette in-
vention se rattache aux genres antérieurs. L'encomion
sort de l'hymne : c'est un hymne d'actions de grâces
adressé à une divinité à l'occasion de quelque événement
heureux arrivé à l'hôle; la partie élogieuse et humaine,
suivant une loi commune à tous les genres du lyrisme
grec, no tarda pas à y prendre la première place. Déjà
l'hymne amoureux d'Ibycos offrait un exemple frappant
de cette déviation. L'encomion est quelque chose d'ana-
logue, avec plus de variété dans le fond et d'ampleur
dans la forme. Les circonstanccs*extérieures fawrisaicnt
SIMONIDE 341
le dévcloppomont de co genre nouveau. Vers la (in du
vi® siècle^ il y eut en Grèce un accroissement do richesses
qui amena non plus seulement les tyrans de Thessalie
ou de Sicile, mais souvent aussi de simples particuliers
opulents, à suivre l'exemple de ces fôtes lyriques bril-
lantes inaugurées dans les générations précédentes par
les Périandro et les Clisthène. Avec Tencomion propre-
ment dit apparaissent Vépinicie ou ode triomphale, qui
célèbre les victoires remportées dans les grands jeux
publics de la Grèce, et le thrène, sorte d'ornison funèbre
lyrique, rattachée par son nom au vieil usage populaire
de pleurer les morts, mais dont la composition musicale
et le caractère littéraire font bien plutôt songer à Tart
savant de l'hymne élogieux qu'aux lamentations des pleu-
reuses homériques. En réalité le thrène et Tépinicie no
sont que des variétés de l'encomion proprement dit.
Comme lui, ils furent cultivés par Simonide et portés par
lui à la perfection.
Le premier trait de tous ces genres est cet emploi bril-
lant du mythe qui, depuis Stésichore, est de règle dans
le lyrisme d'apparat. Enchaîner la légende et la réalité,
partir du fait présent qui est l'occasion du poème lyrique
et remonter bien vite jusqu'à la région héroïque et divine
où se meuvent dans leur éternelle jeunesse les belles
images chères à la poésie, agrandir et prolonger, pour
ainsi dire, l'humain par le divin, l'éphémère par co qui
ne vieillit ni ne meurt jamais, c'est la loi do tout le ly-
risme d'apparat, et en particulier de l'encomion. Cette loi
est déjà appliquée par Simonide. Les fragments en sont
la preuve, et l'anecdote légendaire de sa préservation
par les Dioscures sufGrait à le démontrer. On coonait la
légende : Simonide, dans une ode en l'honneur des Sco-
pades, avait chanté les Dioscures, disait-on, plus que les.
Scopades eux-mêmes. Ceux-ci, en conséquence, ne vou-
lurent pas payer le poète : c'était aux Dioscures à s'ae-
343 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
quitter. Los Dioscurcs s'acquittèrent on le préservant de
la mort qui atteig^nit peu après les Scopadcs, écrasés
sous la chute de leur maison. L'anecdote, quel que soit
le fond de réalité qui ait pu lui donner naissance, est
évidemment une invention récente en ce qui concerne au
moins la querelle faite par les Scopadcs à Simonide : au
commencement du v* siècle, il n'y avait pas un Grec qui
ne dût trouver fort naturel que les Dioscures eussent la
première place dans un poème lyrique consacré à celui
que leur protection avait rendu victorieux. Il ne faut donc
retenir de ce récit que la confirmation mémo de ce fait
que Simonide, dans ses éloges, usait des mythes très
largement.
Suivant quelles règles en usait-il ? Avec quel art sa-
vait-il choisir, dans le trésor des mythes nationaux,
ceux qui se rapportaient le plus directement soit à l'occa-
sion de son poème, soit à la famille de son héros, soit à
ridée générale qu'il avait prise pour thème de ses déve-
loppements lyriques? Comment s'y prenait-il pour laisser
subsister, à travers la variété qui résultait de cette asso-
ciation de la réalité et du mythe, l'unité fondamentale do
sujet et d'impression qui est la loi de tout Tart grec et,
on peut le dire, de tout art vraiment digne de ce nom ?
On voit clairement, par l'exemple de Pindare, qu'il y
avait de certaines sources marquées d'avance et comme
consacrées, où le poète devait puiser : les mythes de la
famille, ceux de la cité, ceux des dieux qui avaient
présidé à la fortune du héros ou qui lui avaient servi de
modèle, voilà le fonds oii le poète devait chercher ses
matériaux: c'était une loi (Oecji-oi;) suivant Pindare, de les
prendre là. Il n'est pas douteux que cette loi, établie par
la force même des choses et par les convenances néces-
saires du sujet, ne remont&t jusqu'à Simonide, le pre-
mier représentant illustre du genre; sur ce point, nulle
hésitation. Mais il y avait bien des manières de faire ces
SIMONIDE 843
emprunts traditionnels; on pouvait les rattacher d'une
manière plus ou moins étroite, plus ou moins habile et
souple, à ridée même qui faisait Tunité du poème lyri-
que. C'est là une question d*art au premier chef; de là
résultait en partie la beauté de la composition. Malheu-
reusement, en ce qui concerne Simonide, la question est
insoluble; dans l'état de mutilation où les poèmes nous
sont parvenus, toute cette partie do son art nous
échappe \ Quand nous en serons à Pindaro, le problème
se présentera dans des conditions toutes différentes et il
sera possible de le résoudre; pour Simonide, nous ne
pouvons que l'indiquer. Les seules choses qui apparais-
sent encore avec une sorte de clarté dans les fragments,
c'est, d'une part, l'esprit même de sa poésie et le carac-
tère fondamental de sa pensée; de l'autre, les traits les
plus généraux de son style.
Simonide était un homme de réflexion et de pénétrante
observation morale. Il avait beaucoup vu les hommes et
beaucoup pensé. Un certain nombre de ses apophthegroes
étaient célèbres ^ Il y avait assurément dans ses vers
bien plus de philosophie que ciiez les Stésichore et les
Ibycos : on sentait en lui l'héritier des grands élégia-
qucs; poète élégiaque lui-même, il avait pris, dans la
pratique de ce genre de poésie, le goût de penser souvent
par sentences ; ses fragments lyriques sont remplis de
maximes générales ^ On voit par les dialogues de Platon
que les poèmes de Simonide étaient de ceux où les esprits
cultivés d*Athènes aimaient à chercher la formule déG-
nitivede la sagesse usuelle :on citait Simonide, dans une
1. Dans le fragm. 46. il s'agit, semble-t-U, do la liberté avec laqaelle
la Muse du poète recueille les mythes pour les enchâsser dans ses
poèmes : la portée exacte de celte indication reste naturellement fort
incertaine.
2. Aristote, Rhél., II, 16 (p. 4391. A, 8. Bekker).
3. Cf. fragm. 32, 33, 39, 61, 62, 65, 66, 67, etc.
344 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
conversation entre gens d'esprit, à peu près comme on a
depuis cité Horace K En quoi consistait donc cette philo-
sophie de Simonide? Le plus souvent, elle répétait à sa fa-
çon les maximes de la sagesse traditionnelle; c'est ce que
font tous les moralistes. Mais elle a aussi certains accents
plus personnels. Avant tout, c est une sagesse mondaine,
faite d'expérience indulgente, de clairvoyance un peu
sceptique, de résignation souriante au mal inévitable, au
bien relatif et imparfait; c'est la philosophie d'un homme
d'esprit mêlé à toutes les formes de la vie de son temps,
et qui a pris de bonne heure le parti de s'y accommoder -.
Le meilleur moyen de s'y accommoder, c'est de ne pas y
attacher trop d'importance. Simonide avait dit quelque
part un beau mot philosophique sur le peu qu'est la vie :
par une image dans le goût de Pascal ou de Bossuet, il
comparait une centaine ou un millier d'années h un point,
entre l'infini qui précède et celui qui suit '. Il déclarait
aussi qu'il fallait envisager la vie comme un jeu et no
rien prendre tout à fait au sérieux *. Philinte n'aurait pas
mieux dit. Est-ce Philinte encore, ou Simonide, qui,
parlant des inimitiés attachées à la vie publique, s'en
console en songeant que cela est tout aussi fatal et né-
cessaire qu'à tel oiseau d'avoir une aigrette ^? Ne lui
parlez pas d'une vertu parfaite, absolue, exempte de tout
défaut, telle que certains peuvent la rêver; il sait trop
bien que ce rêve n'a rien de réel : « Je ne chercherai pas,
dit-il, ce qui ne peut exister. » Une honnêteté moyenne,
incapable de faire le mal par plaisir, voilà ce qu'il de-
1. Platon. Protag., p. 330, A; Mp. I, p. 331, E; II, p. 365. G (où lo
nom de Simonide n'est pas mentionné); etc.
2. Cf. J. Girard, Sentiment religieux, p. 338.
3. Plutarque, ConsoL à Apoll., c. 17 : Ta yàp x^Xia xal ta jjiupia xaTot
2t(i(i>vt$r,v ^Tir| o'Tiyjj.T^ Tt; è<TT\v àopioro;, (JiaXXov tï |x6pi4v t; ppa/utaTov
ariYiJLTÎÇ' Fragm. 196.
4. Fragm. 192 (dans Théon, Proyymnasmata, t. I, p. 215, Walz;.
5. Fragm. 68.
SIMONIDE 3i5
mande; car fairo le mal par force, ce n'est plus être mal-
honnête : <c La nécessité triomphe même des dieux *. »
Il parle en général des dieux avec respect, d'une ma-
nière conforme à la tradition religieuse et poétique. 11
vante leur force, leur justice, leur bonheur. Il dit que,
sans les dieux, nul liomme ne peut atteindre à la vertu,
qu'en eux réside toute sagesse et toute puissance ^. Par-
fois aussi cependant il use h leur égard d*un ton léger que
les anciens eux-mêmes ont relevé : par exemple, faisant
reloge d'un athlète, il ne craignait pas do dire, avec plus
d'esprit que de respect :
NI la force de Polliix ni les membres de fer du flls d'Alc-
mône n'eussent pu soutenir son attaque 3.
On croit entendre un do nos poètes galants du xviii®
siècle inclinant l'Olympe tout entier devant quelque divi-
nité mondaine do Versailles ou de Trianon.
Celle souplesse d'esprit un peu indilférento et sceptique
le conduisit un jour à une contradiction plus grave. Après
avoir été l'hôte des Pisistratides, leur poète favori et leur
commensal, après avoir composé uneépigrammo funèbre
pour Archédicé, fille d'IIippias *, il ne craignit pas d'en
fairo une aussi pour la statue de leurs meurtriers, Har-
modios et Aristogiton, et de dire qu'une « grande lu-
mière » avait brillé dans la Grèce le jour où ce meurtre
fut accompli. Quelles que soient les circonstances, au-
jourd'hui inconnues, qui aient pu expliquer ce revirement
de sa pensée, — et peut-être n'y en avait-il pas d'autres
que le temps écoulé, loubli, le triomphe d'un nouveau
régime politique, — on peut craindre qu'il n'ait eu moins
1. Fratçm. 5.
2. Passitn; notamment fragm. GI.
à. Fragm. 8.
4. Fragm. 111. Cf., plus haut, ch. 1II> p. 16i>.
340 CHAPITRE VI. — LYUISME CHORAL
de caractère que de talent : ce désaccord est trop commun
pour qu'il y ait lieu peut-être de chercher une autre ex-
plication.
Les anciens sont quelquefois allés plus loin : ils ont
parlé non de sa légèreté sceptique, de la mobilité de son
esprit et de ses sentiments, mais de sa vénalité. C'est là
un trop gros mot, et qui no répond pas exactement à la
réalité des choses. Mais ce qui a donné naissance à ce
reproche, c'est un changement qui s'introduit en effet au
temps de Simonide dans la condition des poètes lyriques.
A en croire certains textes, les poètes lyriques antérieurs
à Simonide chantaient pour le plaisir et l'honneur de
chanter, par piété envers les dieux, par amitié pour les
personnages qu'ils célébraient : c'est Simonide qui au-
rait inventé de faire payer ses éloges et do les offrir
contre espèces sonnantes à qui les lui demandait ^ Il
aurait ainsi été une sorte de sophiste en son temps, c'est-
à-dire un homme qui faisait de son art un métier lucratif
et qui disait non ce qu'il croyait vrai, mais ce qu'il était
obligé de dire ^ On racontait qu'Anaxilas de Rhégium
lui offrant un jour un salaire médiocre, Simonide n'avait
pas voulu chanter ses mules, victorieuses à la course,
sous prétexte qu'elles avaient pour pères d'humbles ânes,
mais que, le salaire proposé ayant grossi, le poète avait
composé un hymne où il les appelait « (illes des cavales
rapides ^ » Il y a dans tout cela du vrai et du faux. Nous
ne savons pas exactement comment vivaient les poètes
lyriques antérieurs à Simonide, mais on voit que beau-
coup d'autres avant lui ont chanté pour des princes dont
ils embellissaient les fôtcs; il n'est pas possible que ce
\. Cf. Schol. Pind., hthm. II. 5; Schol. Aristoph., Paix, 698; Gha-
méléon, dans Athénée, XTV, 656, D; Plutarquo, Œuvres Morales^
p. 780, B.
± ()•>/ lx<ov, âXX* àvaYxa;/i|X£voç (Plalon, Prolag,, p. 346, B).
3. Fragm. 7 (dans \rislole, Rhél., III, 2; p. 1405, B, 23, Bekker).
SIMONIDE 347
fut à titre entièroment gratuit, car tous ces poètes n'é-
taient pas de noblo]et riche famille. Selon toute apparence,
on les payait en présents qui gardaient un air de muni-
ficence amicale et toute volontaire. C'était là une situa-
lion transitoire et qui devait changer nécessairement. Le
poète lyrique avait le même droit que le sculpteur ou le
peintre de tirer profit de son art. Le changement se fit
au temps de Simonide, par suite assurément de tout un
ensemble de circonstances où la personne de Simonide
avait peu de part. Pindare lui-même, qui vante Tancieu
usage et blâme le nouveau, suivait en réalité celui-ci .
C'est la preuve de l'importance que l'art lyrique avait
prise dans la vie grecque, puisque Topinion publique lui
reconnaissait une valeur vénale et qu'un homme qui
n'avait à vendre que de beaux vers pouvait devenir riche
comme on dit que le fut Simonide *. En ce qui est de la
moralité de celui-ci, on ne saurait sans injustice lui im-
puter à crime une habitude que Ton ne songe pas à blâ-
mer chez Pindare. Ce qu'on ne peut nier pourtant, c'est
que celte habitude alors nouvelle de faire trafic de son
art ne dût confirmer un bel-esprit mondain dans le dcmi-
sceptisme élégant où sa propre nature l'inclinait déjà.
L'artiste, chez Simonide, ressemble à l'homme. De
môme que son caractère se plie à la diversité des circon-
stances, son talent sait prendre tous les tons. Le plus
souvent, il est d'une élégance simple (tennis, disait Quin-
tilien, qui recherche do préférence la puissance oratoire
et Téclat), mais agréable et pleine de justesse; il est spi-
rituel, gracieux, persuasif; il arrive môme parfois à la
force; mais surtout il est touchant; il excelle à émouvoir
1. Bergk va jusqu'à dire que Tusage de stipuler librement le prix
de ses vers augmentait rindépcudaiice du poète lyrique. Ce serait
peut-être plus vrai s'il s'agissait d'un autre genre littéraire que des
cncomia.
35 8 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
la pitié; il est admirable par un certain pathétique doux
où personne, selon le jugement des anciens, ne l'avait
égalé ^
Quoique ionien de naissance, Simonido écrit en dorien
(du moins dans ses poèmes lyriques, les seuls dont nous
nous occupions pour le moment). Rien ne montre mieux
combien le lyrisme choral d'apparat est alors solidement
constitué : il a sa tradition inviolable. Ce dorien n'était
parlé nulle part; c*était une langue littéraire dont la
langue homérique formait le fond avec une teinte do
dorisme; mais c'était la langue de Stésichore et d'Ibycos.
Simonide la recueillit à son tour et la transmit à ses suc-
cesseurs. Peut-être son séjour en Thessalie l'amena-t-il
à faire place parfois à certains éolismes locaux ^. Ce qui
domine pourtant, et de beaucoup, ce sont les formes
semi-dorienncs dont se sert aussi la tragédie attique
dans les chœurs ^
Le vocabulaire de Simonide est relativement simple. Il
sait manier avec élégance les belles épithètes composées
qui abondent dans le lyrisme grec, et l'on en pourrait
ciler d'agréables exemples*; mais très souvent aussi il
ménage les épithètes : il met sous nos yeux de vives
images en peu de mots. 11 avait le don de faire voir les
choses \ Nous avons cité sa comparaison du t(;mps avec
un point. Ailleurs ^ parlant des vicissitudes humaines,
il disait : « La mouche, en son vol, a des détours moins
1. Quintilien, hislit. Or.» X, 1, 64. Cf. Denys d'Ilalicarnasse, Juge-
7nent des Anciens, c. 6, et Arrangement des mois, c. 23.
2. Cf. fragm. îi9 : ToOto yàp {làXio-Ta çf,p ïrcxt^t iz'j'ip.
3. Sur lo dialecte de Simonide, voir, outre l'élude générale d'Ah-
rens (Veber die Mischung der DiaL etc. ; Congrès des Philologues alle-
mands à Gœttingen, 1853), un travail de Schaumborg, Qiiapstiones de
dialerto Sitnonidis Cet, Hachylidis, Ibyci, (^jUîb, 18"Î8 (programme).
4. Fragm. 45, 40, etc.
5. Longin, Sublime, XV, 7. Cf. fragm. 209.
6. Fragm. 32.
SIMONIDE 819
rapides. » L'image est vive, mais Texpression est simple.
Même dans une ode triomphale, il ne craint pas un jeu
de mots plus amusant que noble K La phrase est en gé-
néral courte et nette. On sent dans Tallure de ce style
Télégiaque et Tlonien.
Cette brièveté, d'ordinaire, est simplement élégante;
quelquefois elle est frappante et forte; par exemple dans
ce fragment de Tode sur le combat des Thermopyles :
De ceux qui périrent aux Thermopyles, illustre est le sort et
glorieux le destin. Pour eux, point de tombeaux, mais des au-
tels; point de larmes, mais des hymnes; point de lamentations,
mais des éloges : monument que ni la rouille ni le temps dé-
vastateur ne détruiront jamais. L'urne qui contient la cendre
de ces braves a pris à la Grèce son lustre le plus éclatant;
témoin Léonidas, le roi de Sparte, dont la vertu glorieuse
brille d'un éclat impérissable *.
D'ailleurs Simonide sait conduire sûrement à un but
marqué d'avance la suite de ses petites phrases; il sait les
enchaîner en un subtil raisonnement dialectique, ou bien
les presser les unes contre les autres pour émouvoir la
pitié par l'accumulation des détails délicats et touchants.
Le long fragment de son ode aux Scopades est un très
curieux exemple de sa dialectique souple et habile. C'est ïh
qu1l discute la question de la vertu parfaite, dont nous
avons parlé plus haut. Rien de plus délié que loute la
série des distinctions et des nuances morales où son es-
prit se joue avec grâce et sûreté; rien qui ressemble
moins à la hauteur souveraine de Pindare. C'est d'ailleurs
d'un ton aisé, presque enjoué, qu'il discute ce problème
moral : l'ode triomphale, dans Simonide, n'a rien de so-
lennel ni de gourmé. Il se met en scène avec une bonho-
mie toute familière :
1. Sur le nom de Kpt6c (fragm. 13).
2. Fragm. 4.
350 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
Je ne cherche pas rimpossihle; je ne tourne pas une vaine
espérance vers ce rêve chimérique, un homme absolument
exempt de reproches, parmi nous tous qui mangeons les fruits
de la vaste terre; si j'en trouve un seul, je viendrai vous le
dire. Pour moi, je loue et j'aime quiconque ne fait pas le mal
de son plein gré; car, contre la force des choses, les dieux
mêmes ne peuvent rien *.
On dirait uno causerie d'Horace, libre, souriante, avec
beaucoup d'iadulgcnto philosophie et de belle humeur.
Dans ce passage, c'est contre un mot de Pittacos que Si-
monide s'escrime. Ailleurs, c'est contre Ciéobule de Lin-
dos ^. Il aime visiblement ces combats dialectiques oii
sa fine subtilité s'amuse.
II ne réussit pas moins dans le pathétique; non dans
le pathétique violent et superbe qu'on trouve, par exem-
ple, chez un Eschyle, mais dans la peinture d'une douleur
qui s'exhale harmonieusement par d'exquises et déchi-
rantes paroles, toutes simples en apparence, et réelle-
ment pleines de larmes. Il aimait à faire parler les fem-
mes \ Un thrène qu'il avait fait en Thessalie pour une
femme de la famille des Aleuades qui avait perdu son fils,
était célèbre^. Le morceau des plaintes de Danaé, qui
nous a été conservé par Denys d'Halicarnasse, peut heu-
reusement nous donner l'idée de ce genre de pathétique,
et justifie à nos yeux les éloges que les anciens accordent
unanimement à la tendresse do Simonide. Les mots sont
très simples, les phrases tantôt courtes, tantôt douce-
ment sinueuses, sans mouvement oratoire; mais tout est
senti et vient du cœur; c'est d'une vérité intime et péné-
trante; on dirait du meilleur Euripide :
1. Fiagm. 5.
2« Fragm. 57.
3. Fragm. 51.
4. Aristide, I, 127 (avec les éclaircissements de Bergk sur ce pas-
sage; fragm. 34).
SIMONIDE 351
Dans la nacelle artistement faite, emportée par les vents en
fureur et par l'onde soulevée, pâle de crainte et les joues cou-
vertes de larmes, elle entoura Persée de ses bras et dit : « O
mon enfant, que j'ai de peine 1 Toi, tu dors, et ton cœur en-
fantin repose dans cette affreuse demeure aux clous d'airain,
au milieu des ténèbres de la nuit et de l'obscurité redoutable.
Et sur tes beaux cheveux quand passe la vague profonde, tu
n'y prends garde, non plus qu'au murmure des vents, couché
dans ta couverture de pourpre, 6 charmant visage M Ah t si le
danger pour toi était le danger, ton oreille délicate serait at-
tentive à mes discours. Je t'en prie, dors, mon petit; dorme
aussi la mer; dorme l'immense fléau. Montre-nous, ô Zeus,
montre-uous une volonté plus clémente; si mes paroles sont
trop hardies, pour mon enfant, pardonne-les moi *.
Nous n*avons parlé jusqu'ici que dos poèmes lyriques
de Simonide. Du style des élégies, nous dirons peu de
chose (il a été question ailleurs des épigrammes); les
fragments qui nous en restent sont trop courts pour
qu'on puisse faire autre chose que conjcclurer ce qu'elles
étaient. Le seul fragment un peu long (quatorze vers ^)
est consacré au développement de ce vers d'Homère,
Olrintp fxiXkfkiif yeveij, rotij ^k xal «ve^piv,
et à une sorte de causerie sur ce thème. Le poète aboutit
à cette conclusion que, vu la brièveté de la vie, l'homme
doit tâcher de vivre doucement. Je ne sais pourquoi quel-
ques savants * veulent attribuer ce morceau à Simonide
d'Âmorgos. Il est tout à fait dans Tesprit et dans le ion du
poète de Géos. Il n'y a pas jusqu'à cette manière de s'ap-
puyer sur un texte qui ne soit, nous l'avons vu, tout à
1. Je traduis la vulgate : icp&vcoicov xaXov irpoça^veav. Bergk conjec-
ture : 7cp6(Ta)irov xXiOèv icpoa-coicco («visage appuyé contre mon visage »);
correction charmante, mais trop peu sûre.
2. Fragm. 37.
3. Fragnu 85.
4. Bergk» L. de Sybel.
353 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
fait selon la manière de notre Simonîdc. N'hésitons donc
pas à lui en laisser Thonneur. Le dialecte, ici, est ionien,
selon la règle de rélcgic, et la phrase a plus de laisser-
aller, plus de sérénité calme que dans les poèmes lyri-
ques proprement dits. Mais c'est bien toujours la môme
limpidité dans les mots, la môme aisance d'allure, le
môme style enfin et le môme art, sauf la différence des
genres et du cadre.
La versification lyrique de Simonide doit beaucoup à
SCS prédécesseurs. Comme Stésichore et Ibycos, il emploie
}\ la fois les logaèdes et les rythmes dactylo-épitritiqucs.
Mais à la différence de ces deux poètes, il semble user
davantage des logaèdes, plus vifs, plus conformes peut-
être au tour brillant de son génie. Dans ses péans, dans
ses hyporchèmcs, il employait aussi les anapestes et les
rythmes péoniques. Rien de tout cela n*est absolument
nouveau. Ce qui lui était sans doute plus personnel, c*est
la manière dont il assemblait en strophes ces mesures
rythmiques. D'après les deux fragments assez longs do
rode aux Scopades et des Plaintes de Danaé, on entrevoit
quelque chose de cet art, mais sans arriver à une com-
plète certitude. La seule chose tout à fait certaine, c'est
qu'il employait la triade deStésichoroS et qu*il la maniait
avec une extrême souplesse, conduisant les phrases très
librement h travers les divisions du rythme. 11 semble
aussi que la strophe fût d'ampleur moyenne, moins
longue que ne Test habituellement celle de Pindare. Mais
déjà sur ce point nous ne pouvons plus être très affirma-
lifs. — Quant à la musique dont ses chants étaient ac-
compagnés, tout ce qu'on en peut dire, c'est que la cithare
et la flûte, réconciliées depuis longtemps, sont mention-
nées toutes deux avec honneur dans ses vers '. Il a'cst
1. Donys d'IIalica ruasse. Arrangement des Mois, o. 26.
2. Fragm. 20; fragm. 46.
SIMONIDE 358
d*aillcur6 presque jamais parlé par les anciens de la mu-
sique de Simonide; d'où Ton peut conclure qu'elle avait
moins d originalité que sa poésie.
Le souvenir de Simonide resta très vivant dans Athè-
nes. Aristophane le cite souvent. Platon et Xénophon
l'expliquent, le combattent, le mettent en scène. Cela peut
tenir en partie à ce que nombre d années de la vie du
poète s'étaient passées en Attique, et à ce qu'il avait glo-
rifié dans ses odes et ses épigrammes les hauts faits des
Athéniens. Mais la principale raison de cette gloire était
plus profonde : Simonide, avec sa bonne grâce ionienne,
sa science de la vie, sa netteté élégante, est presque un
Athénien; son art souple et pénétrant devait plaire aux
contemporains dEuripidc et d* Aristophane.
§ 2. Bagghtlide.
Bacchylide, neveu de Simonide, et en outre son imita-
teur, ne doit pas être séparé de lui. 11 n'y a d'ailleurs pas
sujet de s'arrêter longtemps à ce poète, moins parce que
les vers qui nous restent de lui sont peu nombreux (c'est
le sort de tous ces lyriques), que parce qu'il semble n'a-
voir été qu'un reflet, fort agréable à la vérité, de son
oncle Simonide.
11 était né, comme Simonide, à Céos, mais dans la ville
d'iulis \ Sa mère était sœur de Léoprépès, le père de
Simonide ^. 11 était né vers la fin du vi® siècle ^ une cin-
quantaine d'années après son oncle. Le détail de sa vie
est mal connu. On sait seulement qu'il fit un séjour en
Sicile, à la cour de Hiéron ^; qu'il célébra notamment,
1. Suidas, V. Bax-/yXt6Yi;.
2. Strabon, X, p. 486.
3. Eusèbe place son àx(ii^ (ce qui corrospond à sa quarantième an-
née) dans la 78» Olympiade (469-465).
4. Êlien, BisL var., IV, 15.
HîmI. de la LiU. grecque. — T. II. 23
354 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
en 473y une victoire olympique de ce prince ^; que la
plus grande partie de sa vie se passa dans le Pélopon-
nèse S peut-être à Corinthe ', mais qu'il en fut banni et
qu^il continua de chanter sans se laisser décourager par
l'exil. Hiéron faisait grand cas de son talent et le préfé-
rait même peut-être à Pindare ^. Dans la rivalité qui sé-
para> dit-on, Simonide et Pindare à Syracuse, Bacchylide
fut naturellement du parti de son oncle, et il se trouve
peut-être visé par allusion dans les vers où Pindare
parle de ses rivaux '. La date de sa mort est inconnue.
Bacchylide avait composé des hymnes, des péans, des
dithyrambes, des hyporchèmes, des parthénées, des épi-
nicies; c'est-à-dire qu*il avait traité tous les genres prin-
cipaux du lyrisme choral; et en outre il avait écrit des
chants de table (icapoivia), des chants d*amour (ipayrixà)
et des épigrammes. Il nous reste de toutes ces œuvres
une centaine de vers appartenant à près de cinquante
fragments. Deux ou trois de ces fragments ont quelque
étendue et peuvent donner idée du mérite de Bacchylide.
L*auteur du Traité du Sublime le range parmi ces
poètes « impeccables » dont le stylo est « poli et brillant
de tout point ^. » En d'autres termes, c*est un poète de
plus de talent que de génie. Les fragments conGrment
tout à fait cette opinion. L'un des plus longs est un éloge
des bienfaits de la paix, emprunté à un péan ^. Le poète
procède par énumération; toutes les images connues et
attendues déGlent en bon ordre : chants harmonieux
1. Fragm. 6; Schol. Pind., Olymp., I, argument.
2. Plutarque, De l'Exil, ch. 14; p. 603.
3. Cf. fragm. 1, où il s'agit de Corinthe.
4. Schol. Pind., Pyth, II, 167 et 171.
5. Olymp. II, 154 ; Pylh. II, 97 ot suiv.
6. 01 âfiiocTCTcoToi xa\ tv tû Y^^^f^p^ navTTj x£xaXXiYpa9T]|x.£voi {Sublime^
c. 33, 5). — Une épigramine de VAnihologie Palatine (IX, 190) rap-
pelle XdiXoc Seipi^v.
7. Fragm. 13.
I
BâGGHTLIDE 865
autour des autels, jeux de la jeunesse, armes suspendues
aux murs et rouiliées. L'expression est élégante sans beau-
coup de force. La phrase est facile, mais un peu mono-
tone dans sa fluidité continue, et trop assujettie dans son
allure aux divisions rythmiques. Cela manque de mou-
vement et de vie. — Les mômes caractères se retrouvent
d'une manière frappante dans un morceau presque aussi
long, tiré d'un chant do table, et dont Tinspiration est
pourtant assez différente : il s'agit des rêves dorés que
forment les buveurs; l'idée première en est plaisante,
mais Tensemble est un peu froid par trop d'élégance con-
tinue et d'uniformité dans le tour *. — On entrevoit
d'après ces fragments que Bacchylide traitait les divers
genres à peu près comme Simonide, mêlant dans les pro-
portions consacrées les mythes et la morale. Beaucoup
de fragments sont des maximes morales, élégantes et
judicieuses. On y trouve aussi des imitations presque
textuelles d'Hésiode^; Bacchylide est un lettré qui se
souvient ^ Ce qu'il y avait peut-être de plus original dans
ses œuvres, c'étaient ses chants d'amour, composés pour
des chœurs, mais avec certaines formes (le refrain, par
exemple) qui les rapprochaient de la simplicité populaire
et des exemples lesbiens *. Mallieureusoment, nous n'en
avons plus que six vers en trois fragments. — Sa versi-
fication, comme sa poésie, utilisait ingénieusement les
découvertes antérieures, avec une préférence marquée,
somble-t-il, pour les rythmes dactylo-épitritiques.
Sans avoir été de premier ordre, Bacchylide fut jugé
digne par les Alexandrins de flgurer dans leur canon
1. Fragm. 27.
2. Fragm. 33 ; cf. fragm. 56.
3. Il le dit lui-môme spirituellement (fragm. 14) : "Erspoc il ixipoxt
ffOf b; t6 xz irdXûti t6 te vvv • — ovÔè y*P f ?^fov ippi^xwv Initav nvXaç —
élevpEtv.
4. Fragm. 25 et 26. Une jolie image dans le fragm. 24.
356 GHAPITIIE VI. — LYRISME CHORAL
parmi les neuf plus excellents poètes lyriques de la
Grèce; Didyme le commenta *, et, jusque dans la déca-
dence du monde ancien, l'empereur Julien aimait encore
à lui emprunter de belles pensées morales ^.
L'époque de Simonide et de Bacchylide est celle de la
pleine floraison du lyrisme choral. Aussi, à côté des deux
poètes de Céos, entre eux et Pindare, se rencontre tout
un groupe de poètes lyriques, plus maltraités encore par
le temps et d'ailleurs moins glorieux (puisque les Alexan-
drins ne les avaient pas admis dans leur canon), mais
qui méritent du moins une courte mention. Les uns,
comme Lasos d'Hermioné, Timocréon de Rhodes, ïynni-
chos de Chalcis, paraissent avoir été célèbres dans une
grande partie du monde grec. D'autres n'ont eu qu'une
renommée plus restreinte; il en est ainsi notamment de
plusieurs femmes, telles que Corinne et Myrtis, dont la
gloire a été surtout locale, mais dont le nom pourtant a
survécu. Bien d'autres poètes encore, dans les différentes
cites grecques, chantaient des hymnes aux dieux ou des
odes triomphales en l'honneur de quelque concitoyen
vainqueur aux grands jeux : mais c*cst à peine si quelque
vague souvenir de leur existence surnage dans de rares
et brèves allusions des odes de Pindare ^
Lasos, né à Ilermioné, en Argolide, florissait dans la
seconde moitié du vi® siècle *. C'est un des poètes qu'IIip-
!• Ammonius, v. NTr)peiSE;.
2. Ammien Marcellin, XXV, 4 (ut egregius pictor vultum speciosam
efûiigit, itapadicitia celsius consurgentem vitam exornat); fragm. 50.
3. Nem. IV, 21 et 144; VI, 105.
4. Suidas place sou (xx(i.i^ dans la 58« Olympiade (549-545) : c'est
le reculer peut-être un peu trop.
LÂSOS 357
parque fit venir à Athènes. Il y découvrit, dit-on, la su*
percherie par laquelle Onomacrito introduisait dans un
poème attribué à Musée un vers dont il était lui-même
Tau tour *. D'autres souvenirs attachés à son nom donnent
de lui l'idée d'un esprit avisé et critique -. 11 s'était aperçu
que le sigma produisait un mauvais effet dans le chant
et avait composé un poème d'où cette lettre était bannie ^
Il passait pour avoir écrit le premier un ouvrage sur la
musique et pour avoir été l'un des initiateurs do TénV
tique *. Est-ce à l'influence de Lasos (quel que soit d'ail-
leurs le sens exact de ces traditions) qu'il faut attribuer
le développement de l'esprit dialectique chez Simonide?
On peut poser la question, sinon y répondre. Une tradi-
tion faisait en outre de lui le maître de Pindare '• Son
Hymne à Démêler était célèbre. Mais c'est surtout comme
poète dithyrambique qu'il s'était fait connaître. Suidas
lui attribue la gloire d'avoir le premier concouru avec
un dithyrambe, ce qui veut dire sans doute ^ qu'il inau-
gura cette sorte de concours à Athènes sous le gouverne-
ment dos Pisistratides. Il ne s'était pas borné à cultiver
ce genre; il l'avait transformé par une accélération no-
table du mouvement ', par une variété plus grande de
l'accompagnement musical et par l'emploi de mélodies
plus riches ®. Nous n'avons sur toutes ces choses que
1. Hérodote, VIT, 6.
2. Athénée, VIII, p. 338, B.
3. ''A<Tiy{io; iùlr\. Le titre du poème était KévTaupot (Athénée, X,
p. 455, G). Il avait reproduit ce tour de force dans un hymne dont
Athénée a conservé trois vers. Cf. aussi Pindare, fragm. 57.
4. Suidas, Aâ^ro;.
5. Vie de Pindare, par Eustathe.
6. Bergk, Gr. Lit., t. II, p, 377, n. 152.
7. Plutarque, De Mtis., c. 29. Le mot do Pindare (fragm. 57), er/oi-
votlvEia t' àoiSà SiOypapigwv semble une allusion à la lenteur relative
du mouvement do Tancicn dithyrambe.
8. Plutarque {loc. cii.) dit que Lasos, imitant la polyphonie (c'est-à-
dire le grand nombre des notes) des airs de flùle, transporta dans
â58 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
des indications fort insuffisantes, mais il n'est pas témé-
raire de croire que la réforme accomplie fut profonde
et que c'est à Lasos d'Hermioné que se rattache directe*
ment le dithyrambe attique du \^ siècle, si différent de
l'ancien, et qui semblait tout à fait révolutionnaire aux
partisans de l'antique sévérité ^
• Timocréon de Rhodes, athlète ' et poète lyrique, est
surtout connu par sa haine contre Thémistocle ^ Quel-
ques-uns de ses fragments, par la simplicité du mètre,
semblent le rattacher à la tradition lesbienne et. popu-
laire; mais le principal d'entre eux montre en lui un
disciple de la versification dorienne. Il avait composé
notamment des scolics ^. Trois morceaux conservés par
Plut arque (dont un de douze vers) révèlent Tâpreté de
sa verve, digne de la comédie ancienne ^ Mais il avait
aussi de- la grâce. Simonide, ami de Thémistocle, avait
composé sur Timocréon, vivant encore, cette épitaphe
satirique :
Après avoir beaucoup bu, beaucoup mangé, bçauconp mé-
dit, ci-glt Timocréon le Rhodien «.
Timocréon répondit par deux jolis vers à peu près intra-
duisibles, car ils tirent leur agrément de Tordre et de la
répétition des mots :
le dithyrambe, accompagné par la cithare, cette variété des notes et
cette étendue des intervalles. Il no s'agit pas là de polyphonie au
sens moderne du mot. C'est ce qu'a très bien vu £. Graf, De veterum
Grœcorum re musica, p. 2 (Marbourg, 1889; dissertation).
1. Sur Lasos, cf. spécialement Schneidewin, De Laso Hermionensi
commentatio, Gœttingen, 1842; cf. aussi Ulrich, Gesch. der Griech,
Dichtkunst, p. 140.
2. nonr)TT|ç xal àeXt^rn; irévTaôXoç, dit Athénée, X, p. 415, F.
3. Plutarque, Thémistocle, 21. Il fut accusé de médisme et banni.
4. Fragm. 8.
5. Suidas, ayant mal compris l'original qu'il abrège, range Timo-
créon parmi les poètes de la comédie ancienne.
6. Simonide, fragm. 169. On sait que les athlètes passaient pour de
gros mangeurs.
POÈTES SECONDAIRES 859
ovx à^Éyovra npotr-^lOé pu Kriîa. fXyapix ^.
Tynnicbos de Chalcis, d*ailleurs inconnu, est Tauteur
d'un péan célèbre que Platon, lui empruntant les mots
mômes dont il s'était servi, appelait « une trouvaille des
Muses % » et qu'il considérait comme « le plus beau peut»
être de tous les chants. »
Lamproclès, Âtbénien, avait composé des dithyram*
bes ^ Mais il était surtout connu par un hymne à Pallas
dont Aristophane loue fort l'inspiration généreuse ^.
ApoUodore et Agathoclès, qui furent, dit-on, les maî-
tres de Pindare ^ ne sont plus que des noms. Il en est
de môme de Kydias, auteur de poèmes d'amour, sem»
blc-t-il, auxquels Platon, dans le Charmide^ emprunte
une citation ^
Reste enGn le petit groupe des femmes poètes : les
Béotiennes Corinne et Myrtis, l'Argienne Télésilla, TA-
chéenne Praxilla. Cette floraison de poésie féminine est
la dernière de cette sorte qu'ait vue la Grèce, La civili-
sation attique, qui désormais devait prédominer, refusait
à la femme l'indépendance nécessaire à la culture de
l'art. C'est dans les races non attiques que Ton vit une
1. J*écris oûx àXéYovTtt, au lieu de oOx l6éXovTa, donné deux fois par
les mss., mais qui ne paraît guère satisfaisant. Le sens est : C«ûz mp
aggressa est garrulitas nil morantem ; nil morantem me aggressa éiU
Ceia garrulitas.
2. EupTijia Ti Moiffâv {Ion, p. 534, D).
3. Athénée, XI, p. 49G, C.
4. Aristophane, Nuées^ 9G7 ; voir le scholiaste sur ce passage*
5. Vie de PifirfflreparEustathe. Platon (Protagoras, p. 316, E) appelle
Agathoclès (i^ya; ffoçior-^ç.
6. Charmide^ p. 155, D. Cf. Bergk, Poet. lyr, gr., p. 564 (4« édition).
— On range quelquefois parmi les contemporains de Pindaro et de
Bacchylide le poète dithyrambique Diagoras de Mélos, surnommé
Vathée (cf. Suidas, Aiayôpa; i Mt^Xio;). Mais il semble, d*après cer-
taines données de sa biographie, qu'il appartient plutôt à la seconde
moitié du v« siècle qu'à la première.
860 CHAPITRE VI. — LYRISME CHORAL
fois encore, en ce temps des Simonide et dos Pindare,
des femmes grecques suivre de loin les traces glorieuses
de Sappho.
La plus célèbre de ces femmes poètes est Corinne, née
à Thèbes, selon les uns, à Tanagre, selon les autres ^
Elle était plus âgée que Pindare, à qui la tradition pré-
tendait qu'elle avait enseigné son art : c'est elle, suivant
un biographe du grand lyrique, qui lui avait appris « les
lois des mythes ^ » On racontait à ce sujet une anec-
dote. Pindare, à ses débuts, avait composé une ode où
les mythes manquaient. Corinne len blâma. Le jeune
poète, dans un second poème, ne sut pas éviter l'excès
contraire. Corinne alors lui fit cette observation, devenue
proverbiale, qu'il fallait « semer à pleine main, non à
plein sac ^ » D'autres récits nous la montrent luttant
contre Pindare lui-même dans des concours, et l'empor-
tant sur lui. Pausanias, qui raconte le fait, suppose,
d'après un portrait d'elle qui se voyait à Tanagre, que
sa beauté dut contribuer à son succès; il ajoute que le
dialecte strictement local dont elle se servait la fit sans
doute aussi apprécier plus favorablement par des juges
béotiens *. Nous ne savons pas exactement quel genre
d'œuvres elle avait composées. Il semble pourtant, d'a-
près les rares fragments qui nous en restent et d'après
quelques allusions des anciens, qu'elle avait souvent ra-
conté les légendes béotiennes; les mythes occupaient
sans doute la place d'honneur dans ses poèmes et elle a
pu donner à ce sujet quelques bons exemples à son com-
patriote Pindare. Ces fragments confirment aussi ce que
1. Suidas, K6pivva.
2. 0e(i.EéXid( T* wiracre ptjOwv {Vie de Pindare en vers).
3. Plutarque, Gloii^e des Athéniens^ c. U, p. 347, F. Cf. Pindare,
fragm. 6.
4. Pausanias, IX, 22, 3. Cf. aussi Pindare, fragm. 80, avec la cor-
rection de Gcel (dans Bergk).
POÈTES SBGONDAIRES 361
dit Pausanias do son dialecte, à savoir qu'elle écrivait
on pur béotien. Cela put la faire lire plus tard de quel-
ques grammairiens curieux de formes rares, mais il est
probable que cela nuisit de sou vivant à la diffusion de
sa gloire hors de la Béolie.
Quant à Myrto ou Myrtis, d'Anlhédon S le seul rensei-
gnement précis que nous ayons sur elle, c'est qu'elle
lutta aussi contre Pindare et fut vaincue. C'est par un
vers do Corinne elle-même que nous le savons :
Je blâme rharmonieuse Myrlis d*avoir osé, simple femmOi
entrer en lutte avec Pindare '.
Télésilla, d'Argos, est aussi quelquefois citée pour des
récils mythiques empruntés à ses poèmes ^. Elle est plus
connue, grâce à Plutarque, pour le courage et le patrio-
tisme dont elle Ht preuve dans une guerre d'Argos contre
Sparte *.
Praxilla, cnBn, née à Sicyone •, avait composé des di-
thyrambes héroïques dont il nous reste deux titres
{Achille, Adonis); c'est la seule femme dont on connaisse
des dithyrambes avec certitude. Elle avait aussi composé
des chants de table. Une dizaine de vers qui nous ont été
conservés des uns et des autres ne nous permettent pas
de la juger., L'époque même où elle vécut n'est pas connue
avec certitude, mais le caractère de sa versification, très
simple, doit la faire placer assez haut *.
Faut-il enfin parler des vers qu'on attribuait à Piltacos,
1. Plutarque, Questions grecques, c. 40.
2. Corinne, fragm. 21.
3. Bor«k, Poet, lyi\ gr, t. III, p. 380 (4» édition).
4. Plutanjue, Courage des femmes» c. 4.
5. Zénobius, IV, 21 (dans lo Corpus des Parémiographes grecs).
6. Les vers empruntés à ses dithyrambes sont luômo dos boxamô-
tres dactyliques.
a62 CHAPITRE VL — LYRISME CHORAL
à Bias, à Ghilon, à Gléobule, et dont il nous reste quel-
ques-uns '? Il sufGt de dire qu'ils sont apocryphes. Ce
sont peut-être des fragments de scolies attiques où des
poètes beaux-esprits se sont amusés à mettre en vers des
maximes attribuées à quelques-uns des Sept Sages, mais
qui n'ont sans doute, dans la période classique de la Grèce,
jamais trompé personne.
Arrivons enGn, après ce rapide souvenir que récla-
maient des noms presque oubliés, au plus grand des
poètes lyriques grecs, au seul d'ailleurs dont les œuvres
se montrent encore à nous dans un élat d'intégrité sufG-
sant pour donner à nos appréciations toute sécurité.
1. Bergk, Poet. lyr, gr,, t. III, p. 198 et suiv. (4« éditO-xTous ces
fragments ont été conservés par Diogène Laërce.
CHAPITRE VII
PINDARE
BIBLIOORAPHIE
Manuscrits. — Les mss. de Pindare conservés dans les
bibliothèques de l'Europe sont extrêmement nombreux (plus
de cent) ; mais beaucoup sont sans valeur. Les éditeurs ne
tiennent plus compte aujourd'hui de ceux qui se rattachent
aux recensions de Thomas Magister et de Moschopoulos. Les
seuls qui méritent d*ôtre étudiés sont ceux qu'on appelle les
mss. anciens, divisés eux-mêmes en plusieurs familles, dont
les principaux représentants sont : un ms. de Milan (Ambro-
sianus, xii® siècle; C, 122), un ms. . du Vatican {Vaticanus,
xii« siècle; 1312), un ms. de Paris {Parisinus, xii« siècle;
Bibl. nat.y fonds grec, 2774) et un ms. de Florence (Lauren-
iianuSy xin-xiv« siècle; 32, 52), désignés respectivement,"
depuis rédition de Tycho Mommsen, par les lettres A, B, G, D,
Tous ces manuscrits dérivent d'ailleurs, suivant M. Christ
{Préface de son édition, p. iv), d'un archétype unique, posté-
rieur à Hérodien, et dont la un manquait.
Éditions. — L'édition princeps de Pindare fut publiée par
Aide Manuce en 4513, à Venise. Galliergi donna la seconde à
Rome en 1515. C'est l'édition de Galliergi qui a formé la vul-
gate des trois siècles suivants. Jusqu'à la fin du xviii« siè-
cle, il n'y a guère à mentionner que les éditions d'Henri
Estienne (1560 et 1566), avec une traduction latine et des con-
jectures parfois heureuses ; puis celles d'Erasme Schmid (Wit-
temberg, 1616) et de Benoit de Saumur (Saumur, 1620), avec
d'utiles commentaires. On ne sait sur quels manuscrits
avaient travaillé les premiers éditeurs. Henri-Estienne sem-
ble avoir fait souvent de la critique conjecturale. Erasme
364 CHAPITRE VII. — PINDABE
Schmid au contraire étudia desmss. nouveaux» mais médio-
cres. Les grands travaux sur le texte de Pindare commencent
seulement avec l'édition de Heyne (Gœttingen, 1773), revue
par l'auteur et fort augmentée en 1798-1799; elle renferme,
sous cette nouvelle forme, d'intéressants opuscules de G. Her-
mann sur les métrés de Pindare et sur son dialecte; elle est
accompagnée des scholies et d'une traduction latine.
Auxix'» siècle, les éditions notables se multiplient. C*est
d'abord celle de Bœckh, 2 tomes grand in-8,en quatre parties
(Leipzig, 1811-1821), véritable monument, comprenant, outre
les scholies et une traduction latine, l'importante dissertation
De metris Pindari, qui a fait époque dans les études de métrique
ancienne; le commentaire explicatif, très étendu, était dû pour
moitié à Bœckh lui-môme et pour le reste à Dissen. Celui-ci,
à son tour, publia en 1830 une édition explicative. Après sa
mort, Schneidewin publia de nouveau son édition (1843-1847),
en y ajoutant ses propres observations : Tédition Dissen«
Schneidewin est utile par Tabondance du commentaire.
Les dernières éditions sont surtout critiques : les plus impor-
tantes sont : 1° celle de Tycho Mommsen (1864), résultat d'un
travail immense de dépouillement des mss. ;2o celle de Bergk,
dans le premier volume de ses Poetx lyrici grxci (4« édition,
1884), œuvre de critique pénétrante, mais souvent conjectu-
rale ; 3<> celle de Christ, dans la petite Bibliothèque-Teubner
(1873), tentative heureuse pour tenir un juste milieu entre
Texcôs des conjectures et Texcès de la fidélité aux manuscrits.
Ajoutons enfin l'édition anglaise des Olympiques et desPythiques
donnée par M. Gildersleeve (Londres, 1885).
Scholies. — Les odes de Pindare avaient été dans l'anti-
quité l'objet de nombreux travaux, dus notamment aux édi-
teurs et aux grammairiens d'Alexandrie, Aristarque, Aris-
todème, Artémon, Chrysippe, Didyme. Leurs noms se lisent
encore dans nos scholies. Celles-ci, considérables et impor-
tantes (surtout pour les Olympiques et les Pythiques) sont de
deux sortes : les unes récentes, remontant au moyen-âge by-
zantin, sont surtout l'œuvre de Thomas magister, de Mos-
chopoulosetde Triclinios; les autres, plus anciennes et beau-
coup plus précieuses, sont en grande partie extraites des
commentaires de Didyme et nous apportent un écho intéres-
sant des commentaires antérieurs (cf. Lehrs, Die Pindarscho-
lien^ Leipzig, 1873).
Les scholies de Pindare ont été publiées par Heyne et
BIBLIOGRAPHIE 865
Bœckh dans leurs éditions. Depuis, la découverte de quelques
scbolies nouvelles (en dernier lieu les 2;^6>ia naTfxiàcxa, publiées
par M. Lambros, Athènes, 1875) ont rendu nécessaire une
nouvelle édition générale de ces commentaires. Elle a été en-
treprise par M. Abel (Scholia in Pindari Epinicia ad Ubrorum
mss, fidem edidity etc., Berlin, 1884), qui n'en a encore publié
que le second volume, contenant les scbolies anciennes sur
les Néméennes et les Isthmiques,
Traductions. — Pindare a été souvent traduit, malgré la
difficulté de la tâche.
Les principales traductions (sans parler des traductions
latines précédemment citées) sont : — en allemand, celle de
Tbierscb (1820), avec le texte grec et une remarquable Intro-
duction; Donner (1860); — en anglais, celle de Ernest Myers
(1874) ; — en f rançais^celles de Boissonade, publiée par M. Eg.
ger seulement en 1867 (Hachette), et de M. Poyard (1853).
Lexiques. — Lexicon Homerico-Pindaricum^ de Damm (1755),
revu et corrigé par Duncan (Londres 1827); nouv. édition
par Rost, Leipzig, 1831-1833. — Rumpel, Lexicon Pindaricumj
Leipzig, 1883.
SOlfUAlRB
I. Biographie do Pindare; ses œavres. — II. L'esprit de Pindare :
S 1. Ses idées; S 2. Son atUUide envers les personnes. —III. L*art
do l'expression chez Pindare : 5 !• I«o talent de l'écrivain; carac-
tère général do son style ; étude particulière des divers éléments
do l'expression (dialecte; vocabulaire; phrase); divers emplois
(descriptions, discours, récits); { 2. La versiQcation. — IV. L'art
de la composition chez Pindare : { l.Dans l'épinicie : théorie et
exemples; | 2. Dans les autres genres.— V. Gonclusion sur Pin-
dare.
tt PindarCf disait Quintilien, est le premier de beaucoup
366 CHAPITRE VIL — MNDARE
d^s neof lyriques, » Naoem, lyricorum Pindarûs Umge
princeps ^ Il n'a pas été plus que Simonide un novateur
à proprement parler : point de genre nouveau ; p<ûnt de
révolution rythmique ou musicale ; point de réforme
essentielle en ce qui touche le fond des choses. Mais il a
porté dans le lyrisme l'imagination la plus hardie, l'ac-
cent le plus fler qu'on eût entendu jusque-là ; et, pour
traduire au dehors cette inspiration, il a constamment
trouvé, en fait do rythmes et de paroles, les formes les
plus expressives et l'art le plus savant. Pindare est un
de ces artistes puissants et déGnitifs en qui se résument,
à la fin d'une longue période de progrès, tout Teffort des
générations antérieures et toute la beauté d'un genre
littéraire. Par une circonstance heureuse, au lieu d'en
être réduit à Téludier, comme ses devanciers, sur des
fragments, nous pouvons encore le lire, et plus de qua-
rante poèmes intacts nous conservent l'image fidèle de
son génie *.
I
Pindare était né à Gynoscéphales S village ou bourg
1. Instilution oratoire^ X, 1, 61.
2. Principaux ouvrages d'ensemble sur Pindare : — Prolégomè-
nés et Introduction des éditions de Bœckh, Thiersch (grec-allem.),
Dissen, Gildersloeve ; Rauchensteln, Zur Einleilung in Pindar's Sieges-
lieder, Aarau, 1843; Leop. Schmidt, Pindar's Leàen und Dichtung^
Bonn, 1862; A. Croiset, La poésie de Pindare, 1880 (2* ôd. 1886);
Hezger, Pindar's Siegeslieder, Leipzig, 1880. — Dans le livre de
M. Nageotte, Histoire de la poésie lyrique grecque, cité précédemment
parmi les ouvrages d'ensemble sur le sujet, le chapitre consacré à
Pindare occupe tout prés de trois cents pages du second volume.
On me permettra, dans ce chapitre, de renvoyer souvent à mon
ouvrage sur La Poésie de Pindare. Là, j'ai discuté; ici, je me borne à
donner, le plus brièvement possible, les résultats que je considère
comme acquis. Je n'ai pu d^ailleurs éviter de faire à mon livre de
nombreux emprunts.
3. La vie de Pindare nous est aujourd'hui connue par cinq bi^j^ra-
BIOGRAPHIE 867
situé aux portes de Thèbes, sur la route qui menait à
Thospies, au pied des collines de rHélicon; il était ci-
toyen tliébain, et, dans une ode, il appelle Thèbes sa
mère ^ Sa naissance parait devoir être placée en 521 ^.
Par une coïncidence d'un heureux augure pour le futur
poète des Odes triomphales^ il naquit au temps des fêtes
pythiques; il mentionnait lui-même quelque part « la
fête quinquennale aux nombreuses victimes, durant la*
quelle, pour la première fois, il avait été placé, tendre
enfant, dans un berceau ' ».
Son père s'appelait Daïphante et appartenait, semble-
t-il, à l'illustre famille des Égides. C'est du moins ce
Qu'on est amené à conclure d'un vers où il appelle les
Égides ses « pères » ^. Ce n'est pas comme Tbébain, sans
doute, que Pindare pouvait parler de la sorte, car les
Égides, de race dorienne, et dont un rameau seulement
était établi à Thèbes, n'étaient pas les ancêtres de tous
les Thébains ; cette forme de langage ne s'explique bien
que s'il était lui-même de cette famille glorieuse, asso-
ciée aux plus vieilles légendes du Péloponnèse, et dont on
phies grecques de basse époque et par quelques indications éparsds
soit dans les écrivains anciens, soit dans les vers du poète lui-môme.
De ces cinq biographies, quatre ont été publiées par Bœckb, en tète
des Scholies, dans son édition de Pindare: deux sont dues à Thomas
Magister et à Suidas; les deux autres (dont une en vers) sont ano-
nymes. Une cinquième formait le préambule du commentaire au-
jourd'hui perdu d'Ëuslathe sur Pindare : elle a été retrouvée en 1832,
et se trouve notamment en tête du Pindare de Christ (Teubner) ;
c*e8t la plus complète, et elle englobe la Vie en vers, qui parait la
plus ancienne de toutes. — Parmi les travaux biographiques moder-
nes, il suffit de citer ceux de Schneidewin (De vila et scnptis Pindari,
en tète de la seconde édition de Dissen), de L. Schmidt (Pindar's Le-
ben, etc., surtout le premier chapitre), et de Lûbbert, Pindar's Lehen,
1878. Cf. Poésie de Pindare, Introduction.
1. Isthm. I, 1. Cf. fragm. 180, et Isthm. VII (VIII) 35.
2. Telle est la date généralement adoptée ; d'autres (T. Mommsen,
Bergk) préfèrent 517. ...
3. Fragm. 175.
4. Alyeifiai è|jio\ icatipe; (Pyth. V. 100).
368 GHAPITJRB VII. — PINDARE
retrouve des rameaux à Sparte, à Théra, à Cyrènc.
Gomme descendant des Égides, Pindare était donc, quoi-
que Thébain, à demi Dorien. Cela fait mieux comprendre
certains côtés de son esprit. Les Égides sont en outre des
héros pieux : ils portent partout avec eux, dans leurs mi-
grations légendaires, le culte d'Apollon Carnéon,dont ils
sont en certains lieux les prêtres héréditaires. Peut-être
sont-ils, à Thèbes, prêtres d*Âpollon Isménios et de Cy-
bêle. On a parfois supposé que Pindare avait exercé,
comme Égide, quelque sacerdoce de ce genre. Sa piété
pour Zeus Âmmon est attestée. Â Delphes, dans le grand
sanctuaire de TApollon Dorien, il jouissait d'honneurs
exceptionnels, et ses descendants en jouirent après lui K
Il avait, dit-on, élevé personnellement des édicules à
Cybèle 2, à Apollon Boédromios, à Hermès Agorseos ^
Tous ces traits conviennent à merveille à un descendant
des Égides. Il n'est pas difficile non plus d'imaginer quel
esprit et quelles traditions, dans cette famille, durent
entourer ses premières années.
Pindare s'adonna de bonne heure à l'art lyrique. No-
tons en passant que les descendants des plus grandes
familles, en Grèce, ne croyaient pas déroger pour deve-
nir poètes lyriques. Les dieux eux-mêmes l'avaient
averti de sa vocation par des miracles : des abeilles, un
jour, étaient venues faire leur miel sur ses lèvres pendant
qu'il dormait *. Toutes sortes de légendes, nées proba-
blement soit de quelques vers de Pindare lui-même, soit
de certaines expressions poétiques empruntées à des épi-
grammes plus récentes, ont peu à peu fleuri autour de
son nom.
La Béotie fournit à Pindare ses premiers maitres. On
1. Plutarque, Lenteurs de la Veng. divine, c. 13; Pausanias^ X, S4« 4.
2. Schol. Pyth. III, 137.
3. Pausanias, IX, 17, 1 ; Vie d'Ëuslatho»
4. Vie d'Eustatiie.
BIOGRAPHIE 369
le disait élève du flûtiste Scopélinos ^ (la flûte était culti-
vée à Thèbes avec un succès particulier *), puis des poé-
tesses Corinne et Myrlo. Mais Thèbes ne fut pas sa seule
école. Il vint aussi à Athènes, qui préludait alors par
Téclat de ses dithyrambes au prochain épanouissement
de sa gloire dramatique. Les récits des biographes le
mettent en relation avec Lasos d'Hermioné, avec Apollo-
dore, avec Agathocle, avec Simonide lui-même.
Le premier fait entièrement certain de la vie poétique
do Pindare est la composition de la x® Pythique en 501.
Il avait alors environ vingt ans. Si Ton songe que les
jeux Pythiqucs étaient parmi le9 plus célèbres de la
Grèce, et que le héros de cette ode appartenait à la puis-
sante famille thessalienne des Aleuades, on sera tenté de
croire que la naissance même de Pindare et ses relations
avec Delphes avaient contribué pour une part à une no-
toriété si précoce. Il est remarquable d'ailleurs que les
plus anciennes odes de Pindare dont la date soit connue
avec certitude sont toutes consacrées à des victoires
pythiques ^ La gloire du poète a pris, pour ainsi dire,
son essor à Delphes, et c'est de là que, de proche en
proche, elle s'est répandue sur le reste du monde grec.
Pindare avait un peu moins de trente ans quand éclata
la première guerre médique ; il en avait environ qua-
rante au temps de la bataille de Salamine. On sait quel
fut dans ces circonstances le rôle de Thèbes : entre tou-
tes les villes grecques qui trahirent la cause nationale,
Thèbes fut au premier rang. Que fit Pindare à cette épo-
que ? Poète lyrique, c'est son art qui remplit sa vie; aucun
indice ne fait supposer qu'il ait joué alors, soit comme
1. Pindaro lui -môme était pourtant citliarôde, et non flûtiste.
2. Plutarque, Pélopidas, c. 19.
3. Cf. L. Schmidt, p. 79. — Dans le livre de L. Schmidt, chaque
ode de Pindare est étudiée à son rang chronologique, autant qu'il est
possible de l'établir.
Hitt. de U Litt. grtc^ac. ^ T, II. 24
370 CHAPITRE VII. — PINDARE
politique, soit comme soldat, un rôle vraiment actif.
Mais, sans se mêler directement à la politique, il était
bien difficile que la Muse n*y touchât pas par quelque
endroit, quand la liberté même de la Grèce était en jeu
et quand tous les cœurs étaient tenus en suspens par l'at-
tente des événements. Polybe accuse formellement Pin-
dare d'avoir, dans ces circonstances, encouragé les dis-
positions antipatriotiques de ses concitoyens S et il cite
à titre de preuve des vers tirés d'un de ses hyporchèmes *.
L'autorité de Polybe est grande. Il semble pourtant qu'ici,
dans son aversion pour la politique des aristocraties grec-
ques, il ait indûment chargé le poète thébain. Les vers
cités par Polybe se rapportent à la guerre civile. Il est
probable que la démocratie thébaine, favorable h l'indé-
pendance nationale, frémissait sous le joug des aristo-
crates et songeait à le secouer ^ Pindare exhorta les Thé-
bains à la concorde, et si, en soutenant le pouvoir de
l'aristocratie, il se trouva favoriser le parti antinalional,
ce ne fut du moins que tout à fait indirectement. Rien ne
prouve d'ailleurs que, dans l'aristocratie même, il n'ap-
partint pas à la fraction modérée, amie de la cause na-
tionale. 11 y a, on effet, dans la vie de Pindare, d'autres .
circonstances qu'on ne saurait guère expliquer sans cela.
D*abord, il semble bien qu'il ait passé hors de Thèbes,
dans la patriotique Egine, presque tout le temps de la
seconde guerre niédique *. Ensuite, c'est un fait très
certain que Pindare a beaucoup loué Athènes de son rôle
dans les guerres médiques \ II lui a prodigué les éloges,
et Athènes, dit-on, l'en récompensa magnifiquement ^. A
d. Polybe, IV, 31.
2. Fragm. 8C.
{\. Elle y réussit un i>eu plus tard, avec le secours des Grecs vain-
queurs des Perses.
4. Cf. L. Schmidt, p. ISl.
5. Cf. fragm. 54 et 53.
6. Isocrato^ Antidosis, 106.
BIOGRAPHIE 371
maintes reprises, s'il chante pour des Éginètes, ou pour un
tyran de Syracuse, il évoque les souvenirs glorieux de la
guerre d*indépcndance. Les noms deSalamine et de Platée
viennent d'eux-mêmes sur ses lèvres : loin d'hésiter à les
prononcer, il semble en chercher l'occasion *. Aussi,
quand Plutarque veut glorifler Athènes, Pindare est un
des premiers dont il invoque le témoignage -. Comment
mettre d'accord ces faits incontestables avec l'attitude
que Polybc prête à Pindare ? La situation du poète thé-
bain fut alors difficile et douloureuse. Il est probable
qu'il essaya do concilier par beaucoup do réserve ce qu'il
devait à la Grèce et ce qu'il devait à Thèbes ^
Durant les quinze ou vingt années qui suivirent Sa-
lamine, nous voyons Pindare, dans le plein éclat de sa
renommée, en relations avec les princes et les grands de
toutes los parties du monde grec et composant ses plus
beaux ouvrages. C'est le temps des dithyrambes athé-
niens, des odes à Hiéron de Syracuse, à Théron d'Agri-
gente, à Arcésilas de Cyrène, à Chromios d'Agrigente et
à tant d'autres. L'exécution d'une ode ne réclamait pas
toujours la présence du poète ; nous en avons la preuve
dans Pindare lui-môme; il compare un de ses poèmes
à une marchandise phénicienne qu'il envoie au delà des
mers sans l'accompagner personnellement^. Quelqu'un
de ses élèves ou de ses auxiliaires pouvait en surveiller
l'exécution ^. Il dut pourtant faire de nombreux voyages.
— Le plus important, soit par les œuvres qui en sont
sorties, soit, à ce qu'il semble, par sa durée, est celui qu'il
1. Tsihm., VII (VIII), 20; IV (V), 60 et suiv. ; Pyth., 1,148 etsuiv.
2. Plutarque, Gloire des Athéniens, c. 7.
3. Pour une discussion plus détaillée de ce problème, cf. Poésie de
Pindare, p. 201-273.
4. Pylh.f II, 123 sqq., et le scholiaste.
5. Il nous a lui-môme transmis les noms de deux de ces auxiliai*
res, appelés Nikésippos {Isthm., II, 68} et Énéas (Olymp,, VI«
149). CL Poésie de Pindare, p. 97.
372 CHAPITRE VII. — PINDARE
fil en Sicile, vers 473, pour se rendre à Syracuse auprès
de Hiéron. Il était déjà depuis plusieurs années en rela-
tions avec le tyran de Syracuse, mais il n'avait pas voulu
faire le voyage. Quelqu'un lui demandant pourquoi il
n'allait pas en Sicile, comme Simonide : « C est, dit-il,
que je veux vivre pour moi, non pour les autres *. » Ces
refus et ces déGanccs finirent par céder à de nouvelles
instances do Iliéron. 11 vit Syracuse et TEtna, et parcou-
rut les principales villes de la Sicile, Agrigente, Uimère,
Camarine. Son séjour dura probablement plusieurs an-
nées, sans qu on puisse en fixer les limites avec certitude.
— En 465, il composait pour le roi de Cyrène, Arcésilas,
la IV® et la V* Pythique. L'importance de ces deux poèmes
et quelques mots pittoresques sur Cyrène, où semble se
trahir le langage d*un témoin oculaire, peuvent faire croire
qu'il alla auprès d'Arcésilas. — Les anciens nous parlent
encore d'un roi de Macédoine, Alexandre P% fils d'Amynlas,
comme d'un admirateur et d'un liôle de Pindare -. Cet
Alexandre, surnommé le Philhcllène, fut chanté par
le poète dans des odes dont il ne nous reste que des frag-
ments très courts ^ On sait que c'est en souvenir de ces
relations de Pindare avec son ancêtre que le grand
Alexandre, au siècle suivant, épargna dans le sac de Thè-
bes la maison du poète lyrique *.
La dernière ode que nous puissions dater avec exacti-
tude est la viii* Pythique, adressée à un Éginète on 449.
Pindare mourut, dit un biographe, à quatre-vingts ans,
par conséquent en 4 il. Une vieille épigramme, citée par
Eustalhc, rapporte que la mort le surprit à Argos, où il
B*était sans doute rendu pour quelque fête^
1. Vie de Pindari% par Eustathc.
2. Denys d'JIalicarnasse, Elog. de Dénwsihène, c. 26; Dion Ghry-
Boslome, Discours, 111, p. 83 (Reiske); Vie de Pindare,
3. Fragm. 97 et 98.
4. Arrien, Anabasc^ I, 9. .
5. Légendes sur sa mort dans Suidas, Pausanias (IX» 28, S), aie.
BIOGRAPHIE 373
Piadarc s'était marié, et ses biographes nous ont trans-
mis le nom de sa femme et de ses enfants. Il sufGt de rap-
peler à ce sujet que son Gis, appelé Daïphante comme son
aïeul, fut choisi, du vivant de Pindare, pour figurer
comme daphnépiiore dans la procession qui se célébrait
tout les neuf ans à Thèbes en Thonncur d'Apollon. C'é-
tait une distinction fort enviée, et Pindare, pour s'asso-
cier personnellement à celte fête, avait composé l'hymne
destiné à être chanté pendant la procession par un chœur
de jeunes filles *.
La gloire du poète fut immense de son vivant. Une de
ses odes, celle qu'il fit pour Diagoras, fut gravée en let-
tres d'or dans le temple d'Athéné à Lindos -. Les immor-
tels eux-mêmes avaient partagé l'admiration générale :
on racontait que le dieu Pan, un jour, au pied du Cithé»
ron, avait chanté un péan du grand lyrique. Aussitôt
après sa mort, Pindare est classique. Hérodote le cite
déjà. Les comiques athéniens tantôt le louent et tantôt
le parodient, ce qui est encore une manière de lui rendre
hommage. Platon lui emprunte de belles pensées et de
belles paroles.
Les poèmes de Pindare étaient nombreux. Les pre-
miers éditeurs de ses œuvres les avaient réparties en dix-
sept livres, sans beaucoup demélhode^ Les Alexandrins
firent une nouvelle classification, qui est celle que suivent
toujours les grammairiens postérieurs quand ils donnent
l'origine exacte de leurs citations. Dans ce nouvel arran-
gement, les dix-sept livres furent répartis en neuf grou-
1. Pausanias, IX, 10, 4.
2. Schol. Ohjmp, Vil (argument). Pausanias (IX, 16, 1) raconte
quelque chose d'analogue sur l'ode à Zeus Ammon. Gh. Graux (Re-
vue de PhiloL, 1881, p. 117) a essayé do prouver que, dans le passage
du scholiaste, il s'agissait non d'une inscription gravée, mais d'un
6i6a:ov écrit en lettres d'or; le passage très net de Pausanias rend
cette conjecture fort douteuse.
3. Voir le détail dans Suidas. Gf. Poésie de Pindare, p. 19-21.
374 CHAPITRE VII. — PINDARE
pcs, SOUS les titres suivants : Tpiyoi, Ilaïaye;, AiOupxjtSoi
(2 livres), IlpodoSia (2 livres), ITapOevgva (3 livres), Ticoo-
5(7)(i.aTa (2 livres), 'EYxwjtta, ôpyivot, 'Erivixia (4 livres) *.
Ces dix-sept livres, si l'on adopte une ingénieuse correc-
tion introduite par Bergk dans un passage de Suidas, for-
maient un total de vingt-quatre mille cola. De toute cette
poésie, un quart à peu près nous reste, à savoir quatre
livres complets (les quatre livres des Epinicies) sur dix-
sept ; et sur vingt-quatre mille cola^ environ six raille,
dont cinq cents formés de fragments ^
Il est assurément très regrettable, pour la connaissance
de Pindare, que les trois quarts de son œuvre aient péri
et que le dernier quart ne comprenne qu'une seule sorte
de poèmes. Nous connaissons imparfaitement la douceur
de ses parthcnées, la liberté vive et familière de ses sco-
lies et de ses hyporchèmes, l'éclat de ses dithyrambes.
Le mal est pourtant moindre qu'il ne semble au premier
abord. Outre que les odes triomphales étaient dans l'an-
tiquité la partie la plus célèbre de ses œuvres (car, dans
la classiQcation de Suidas, elles figurent en tête, bien
qu'elles ne soient pas consacrées à des dieux), elles of-
frent, grâce à la diversité des circonstances où elles furent
chantées, une variété de ton qui les rapproche tantôt du
scolie, tantôt de l'hymne, tantôt du thrène. Les odes
triomphales ne sont pas toute Tœuvre de Pindare, mais
elles en sont comme un abrégé Gdèle et harmonieux. Les
fragments, d'ailleurs, rapprochés des epinicies et interro-
gés avec attention, nous font pénétrer assez avant dans
l'intelligence des œuvres perdues. En somme, nous pou-
vons nous faire de Pindare une idée précise et juste.
1. Cf. Bergk, Poet, lyr, graec, t. I, p. 280-285.
2. Suidas attribue on outre à Pindare dix.-sopt Spaf&aTa xpa^i%à et
des Exhoi'tations en prose. Cette dernière indication n*a évidemment
aucune valeur. Quant à la précédente, ou bi«'n les ôpàjiaxa rpaf***
sont la môme chose que les dithyrambes (Cf. plus haut p. 339, u. 2),
ou bien iU ae sont rien du tout, que l'effet d'une confuidondo Suidas.
IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES 375
II
On peut dire que ce qui domine chez Pindare, de quel-
que côté qu'on l'envisage, c'est, dans une fldélité cons-
tante aux traditions lyriques et aux convenances do son
rôle, la grandeur et l'élévation. Ce caractère est frappant
d'abord dans ce qu'on pourrait appeler sa philosophie ;
il ne Test pas moins dans son attitude à l'égard des per-
sonnes.
§ 1. Les idées de Pindare *.
Vers la fin du vi® siècle et le commencement du v®,
deux courants d'idées très différents partageaient la pen-
sée grecque. Le peuple croyait aux dieux d'Homère et
d'Hésiode, admirait les victoires agonistiques, était fer-
mement attaché à son culte traditionnel et à ses fêtes lo-
cales. Les philosophes, au contraire, parla bouche des
Heraclite et des Xénophane, lançaient un éclatant défi à
ces deux choses si admirées et si aimées, la religion po-
pulaire et le stade. Entre ces deux courants, le choix du
poète lyrique no pouvait être douteux. Prophète de la
Musc, il n'a pas le droit de;la renier. Il est la voix de ce
passé, de ces traditions religieuses et morales que le phi-
losophe désavoue. Il est le ministre obligé de ces fêtes
que Xénophane déteste. Il n'a pas le droit d'être philoso-
1. Cf. Bippart» Pindars J^ben, We/tansrhauung und Kunst^ lena,
1848; Buchliolz, Die siltliche Weltanschauung des Pindaros vnd Als-
c/jy/o5, Leipzig, 1869 (ouvrage meilleur que le précédent); Bœhme,
Quid Pindarns tum de jure humano tum de jure divino senserit, Leip-
zig, 187^ (dissertât.); CipoUa, Délia religione di Eschilo e di Pindaro,
dans la lUvisla di FUologia,y\ (1878). On peut lire aussi l'ouvrage de
Villcmain, Essai sur le génie de Pindare, etc., Paris, 4859, où cer-
tains côtes de l'esprit pindariquo sont bien saisis, malgré plus d'une
erreur grave.
376 CHAPITRE VII. — PINDARE
phe, du moins dans ses vers. Par là, tous les poètes ly-
riques se ressemblent. Même ceux qui personnellement,
comme le poète dithyrambique Diagoras de Mélos, sont des
athées, font dos vers reh'gieux ^ Qu'on s'appelle Simo-
nide ou Pindare, on est d'abord poète lyrique, et cola
seul implique une foule de points communs. — Mais, à
côté de cette obligation professionnelle, pour ainsi dire,
il reste encore une largo place à la liberté de chaque es-
prit. L'un peut chercher dans la mythologie des tableaux
brillants, l'autre, des leçons morales : l'un, prendre la vie
comme un jeu, l'autre, comme une chose grave. Pindare
est de ceux qui sont habituellement sérieux. C'est un Do-
rien, un haut et flor esprit, ami do Tordre et de la règle.
Rien d'ascétique chez lui, bien entendu : il est trop poète
et trop Grec pour cela : il sait se prêter à la diversité des
circonstances; le lion sait sourire^; il aime l'éclat et la
douceur des choses comme il en aime la conformité avec
la loi. Mais il cherche surtout le noble et le sublime.
Ses dieux portent les mêmes noms que ceux d'Homère
et sont les mêmes en apparence ; mais combien ils sont
différents en réalité ! combien plus purs, plus parfaits,
plus spirituels au sens théologique du mot! L'idée de
la perfection divine éclate partout dans ses poèmes. La
divinité est toute-puissante :
Dieu seul, dit Pindare, achève toute chose selon son espé-
rance ; Dieu, qui atteint l'aigle à Paile rapide et qui devance
le dauphin au fond des mers ; Dieu, qui abaisse Tesprit or-
gueilleux des mortels et transporte de l'un à l'autre la
gloire qui préserve de vieillir 3.
Aucune merveille, venant de la divinité, ne lui paraît
difflcile à croire, car il no peut assigner do limite à sa
1. Phèdre TEpicurien, p. 23 (édition de Pétersbourg).
2. Mol d'un scholiasto sur Thucydide.
3. Pyth, II, 89. Cf. fragm. 119 et 8o.
IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES 877
puissance ^ Il parlo souvent de la Fortune et de la Des-
tinée, mais ce ne sont là que des noms qui désîpfnent Tac-
lion môme des dieux: Zcus fixe le cours fatal des événe-
ments; de lui relève la Destinée. Aucune laideur physi-
que ou morale n'approche des dieux : Villus/re boiteux
Vulcain, si souvent mis en scène par Homère, n'appa-
raît pas chez Pindaro. Les dieux savent tout. Ils n'ont
besoin pour cela d'aucun intermédiaire, d'aucun messa-
ger. Ce n'est pas un corbeau, comme le racontait la lé-
gende, qui instruisit Apollon de rînfidclité de Coronis :
c'est son regard divin, qui franchit toutes les distances
et qui est « le plus rapide des messagers » ; car « le
mensonge ne l'approche pas, et ni mortel ni dieu ne sau-
rait, par SCS pensées, tromper son regard infaillible^. »
Ailleurs, à la vue de la nymphe Cyrènc, sentant son
cœur brûler d'amour, le dieu interroge le Centaure
Ghiron sur ce qu'il doit faire. Mais celui-ci n'est pas dupe
de cette feinte ignorance. 11 sourit, et prononce ces pa-
roles magnifiques, où le poète rassemble, pour ainsi dire,
toutes les beautés de la nature vivante sous le regard
divin d'Apollon :
Pour toi, que ne saurait eftleurer Terreur, c*est sans doute
quelque souriante fantaisie qui te fuit ainsi parler. Me deman-
des-tu donc la race de cette vierge, ô roi, toi qui sais le terme
où aboutissent toutes choses, et qui connais toutes les voies;
combien la terre au printemps fait jaillir de feuilles, combien
de cailloux dans la mer et dans les (leuves sont agiles par les
caresses des vagues, et ce qui doit être, et les causes de ce qui
sera 3.
L'idée do la perfection divine amène naturellement
celle de Punité essentielle de la divinité. Les êtres sont
1. Pylh. X, 77-78.
2. Viilh. III, 46-5i.
3. Pyth, IX, 75 et suiv.
378 CHAPITRE VII. — PINDARE
séparés les uns des autres par leurs imperfections; celles-
ci disparaissant, les diiïérences aussi s'évanouissent dans
la plénitude de la beauté intellectuelle et morale. Les
dieux de Pindare ne sont que les noms traditionnels d'une
divinité unique. On n'est pas surpris que, dans un frag-
ment, s'interrogeant sur ce qu'est Dieu et sur ce qu'il
n'est pas, il réponde, sans image cette fois, mais avec
une concision énergique : « Dieu, c'est le tout * ».
De ces hautes idées sur les dieux dérive naturellemeot
chez Pindare l'habitude de prier et d'adorer. Les odes
triomphales sont pleines de prières. Il met la force des
héros sous la protection des dieux. U implore en leur
faveur ce rayon divin quiéclaire la destinée del'homme^
« Puissions-nous, ô Zeus, te plaire toujours ^. » Dans
une autre ode, il demande à Apollon non des avantages
matériels, mais des grâces morales : il demande à se
gouverner selon les lois du dieu, comme un serviteur
obéissant *.
Quand les vieilles légendes ne répondent pas à l'idée
si pure qu'il se fait des dieux, il n'hésite pas à les corri-
ger. Nous lavons vu plus haut pour l'histoire de Coronis
et du corbeau. Les exemples en sont nombreux °. Le
premier devoir de la piété est de ne pas rapporter sur les
dieux des histoires inconciliables avec Tidée de leur per-
fection. Pindare est déjà sur ce chapitre presque aussi
sévère que Platon lui-même. Une légende racontait
qu'Héraclès avait lutté un jour à lui seul contre trois
dieux. Pindare y fait quelque part allusion ; mais aussi-
tôt :
i. Fragm. 117. Je lis, avec Bergk : Tt Os&ç; tt 8' ov; to wSv. I^e
Rons d'ailleurs n'est pas douteux» quelque loron qu'on adopte.
2. A'.rWgoToc arY).a {Pi/th. VIII, 13r,).
X pj/ifi. i, ne.
4. /'//M. VIII, 97.
.">. Cf. Poéaie de Pindare, p. 185.
IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES 379
Ëcarte ce langage, ô ma bouche ! Blasphémer les dieux est
une mauvaise sagesse, et se vanter hors de propos est folie.
Point de bavardages insensés. Que la guerre ni les combats
n'approchent des Immortels *.
O fils de Tantale, dit-il ailleurs 2, je parlerai de toi autre-
ment que nos pères.... Parler magnifiquement des dieux con-
vient mieux à l'homme; s'il se trompe, la faute est moindre.
D où vient, chez Pindare, cette hauteur do pensée?
Faut-il en cherclier la source dans Tinfluence soit des
doctrines orphico-pythagoriciennes, soit des mystères,
si importants alors en Grèce, et auxquels Pindare aurait
pu être initié? Qu'il y ait, dans les vers du poète, plus
d'un détail où se montre ce genre d'influence, c'est ce
qu'on ne peut nier. Quand il appelle le Temps « le plus
puissant des bienheureux ^ », il s'exprime comme un
Orphique. Quand il parle da démon qui accompagne cha-
que homme *, on reconnaît encore dans ce langage des
termes orphiques ou pythagoriciens. Ce sont là, malgré
tout, des traces légères et rares. La théologie de Pindare
n*a pas un air de secte ni d'école; elle n'a rien de secret
ni d'ésotérique ^ On ne peut donc pas dire que Pindare
ait été l'adepte d'aucune de ces doctrines particulières;
mais ce qui reste vrai, c'est que toutes ensemble ont agi
sur son esprit; ou plutôt encore, il a pris sa part de la
transformation intellecLuelle d'où elles-mêmes sont sor-
ties et qu'elles ont à leur tour précipitée. Il n'est pas do
ceux qui respectent tout du passé : il réfléchit et il juge.
Il n'est ni un Pythagoricien, ni un Orphique, ni un initié.
Mais il subit l'influence de tout ce mouvement de la pen-
1. Olymp. IX, 54.
2. Olump. I, 54-59.
:î. Fragm. 10.
4. Objmi). Xrn, 38; Vyth, V, 165.
5, .1. (iirarJ, Sentiment relUjieux^ 3^ odition, p. 412-413, et Eludes
sur la poésie grecque, p. Î)4-10U.
380 CHAPITRE VII. — PINDARE
s6o grecque. Respectueux de la tradition, il est aussi de
son temps, à sa manière, avec ses qualités propres, sa
gravite fière, son gôùt do la beauté morale, son sérieux
et sa force.
Sur la destinée humaine et sur la morale, le caractère
général do ses vues est analogue. Il suit la tradition en
Tépurant. Il emprunte parfois aux doctrines récentes
quelque noble idée ; mais surtout il introduit dans la tra-
dition nationale la gravité religieuse et la virile fermeté
de son inspiration propre.
Êtres éphôméres, que sommes-nous, que ne sommes-nous
pas ? L'homme est le lôve d'une ombre K Mais quand les dieux
dirigent sur lui un rayon, un éclat brillant l'environne, et son
existence est douce*.
Ces paroles résument bien la pensée do Pindarc sur la
vie humaine. La faiblesse de Thomme est grande, elle
n'est point sans espérance. Le bonheur peut luire, avec
l'aide des dieux, sur ces êtres fragiles et éphémères. A
lire isolément certains de ses vers, on pourrait le pren-
dre pour un mélancolique et un désespéré. La vie de
riiommc est pleine de misères : suivant une vieille ma-
xime, Zeus envoie aux mortels deux maux pour un bien ' :
Dans l'espace d'un moment, les souffles inconstants de la
fortune tournent d'un pôle ù l'autre *.
La prospérité des mortels s'élève en peu de temps, mais de
môme aussi elle tombe par terre, renversée par une pensée
contraire s.
L'esprit de Thommc est le jouet de Terreur : « Autour
1. Cf. Eschyle, Prométhéc, ;i4G.
2. Pyth. Vlil, 135 et suiv.
3. Pyth.lU, Ui».
4. Ohjmp. XIII. 474.
5. Pi/th, VIII, 131.
IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES 381
do sa pcniséc, mille erreurs sont suspendues ^ » Puis,
heureux ou malheureux, tous finissent par mourir : le
t( flot d'Adès » arrive enfin 2, et frappe le riche comme
le pauvre \ On pourrait multiplier indéfiniment ce genre
de citations. La vni® Pythique, en particulier, est tout
entière, selon la forte expression d'un scholiaste, comme
c( une lamentation sur la vie humaine ». Qu'on ne 8*y
trompe pas cependant : Pindare est, malgré tout, le chan-
tre de la vie heureuse. Les biens qu'il célèbre n'ont rien
de raffiné : c'est la jeunesse, qu'escortent la beauté et
Tamour ; c'est la richesse, la puissance, la gloire. Il
forme son idéal des brillants spectacles que la réalité lui
offre : c'est à Olympîe, a Delphes, à Némée qu'il en trouve
les éléments, dans « l'armée » glorieuse des robustes
athlètes et des riches possesseurs de chars rapides. Ajou-
tons qu'à la fois par l'effet des circonstances et par la
tendance propre de sa nature, c'est surtout le côté vi-
goureux et grand de ces choses qu'il célèbre : la jeunesse
robuste et « bouillonnante^ » ; la beauté, signe de la force
et du courage ^ même chez des femmes comme la
nymphe Cyrène ou l'héroïne Hippodamie; l'amour chaste
et noble ^ ; la richesse bien employée; la puissance
royale juste, douce, clémente ^ ; la gloire enfin, « Tai-
mable gloire », gagnée par le courage et par la vertu,
et qui remplit toutes ses odes.
La mort même n'est pas sans espérance. Outre que la
gloire en adoucit la rigueur, la destinée de l'homme ne
finit pas au bord du tombeau. Dans la 11® Olympique, Pin-
i. Ohjmp, VII, 43.
2. Ném. VII, 45.
3. Ifnd., 27.
4. Pi/lh. IV, 318.
5. Ném, III, 31.
6. Pyth. IX (Apollon et Cyrène). Son propre amour pour Théoxôno
de Ténédos s*cxprime avec ardeur à la fois et réserve (fragm. 100).
7. Odes à Hiéron« à Arcésilas.
382 CHAPITRE VII. — PINDARE
dare décrit longuement la vie future. Dans un fragment,
il parle de la métempsycose ^ Ce sont là des accents nou-
veaux en Grèce, et bien différents en particulier de la
sombre tristesse répandue dans la Nexuîa de ÏOdyssée.
De pareils vers (comme tout à l'heure certains termes de
la théologie pindarique) trahissent le voisinage des doc^
trines mystiques, auxquelles d'ailleurs, en d'autres pas-
sages, le poète ne craignait pas de faire des allusions
expresses ^
On voit le ton général de toutes ces pensées. Pindare
n'est pas plus un pessimiste qu'un optimiste béat et ba-
nal. Ni l'enivrement ni le désespoir n'étourdissent ou n'é-
branlent son imagination. Devant l'éclat de la gloire et
la douceur des plaisirs, il songe à la vanité de tout ce
qui est. Devant la misère de Thumanilé, il songe à la va-
nité de tout ce qui la relève. Sa mélancolie n'a rien de
faible. Il connaît cette mâle tristesse qui résulte d'une
expérience profonde de la vie, mais il ignore absolument
cette tristesse découragée qui décolore la vie humaine
et qui énerve la volonté. Mieux qu'Hésiode, mieux que
Théognis, il sait élever sa pensée au-dessus des accidents
particuliers; sa qualité dominante, c'est un ferme équi-
libre dans une religieuse sérénité.
De tout ce qui précède, il résulte assez clairement que
la condition du bonheur, à ses yeux, c'est la vertu, dans
le sens antique du mot, c'est-à-dire l'ensemble des qua-
lités intellectuelles, morales et physiques. La vertu de
l'homme appelle la faveur des dieux ^ Mais elle-même,
d'où vient-elle? Avant tout, de la naissance et delà race.
i. Frafîm. ilO.
2. Frajçm. 111. Lo fragm. 109, dont l'authenticité est contostde,
mais peut-être à tort, a aussi un caractôre très nettement mystique.
Gela ni' prouve pas que Pindare lui-môme fût initié ; mais cela montre
au moins la place que tenait dans la vie morale de son temps ce
genre do doctrines.
3. Ném. X, 53-55.
IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES 383
A cette doctrine, nous reconnaissons le descendant des
Egides. La nature propre de chacun de nous, telle que
Ta faite notre naissance, est appelée par Pindare ç^j^ :
il en parle sans cesse. Ni le lion ni le renard ne peuvent
changer leur naturel^ L'homme demeure durant sa vie
tel que Ta fait sa naissance ; — sa naissance, ou plutôt
sa race, car la nature de chaque individu a ses racines
dans le passé. Les vertus et les vices se transmettent par
une Gliation obscure, mais certaine. Les générations sont
solidaires les unes des autres. La vertu du vainqueur
qu'il célèbre est celle même du sang qui coule dans ses
veines. La destinée héréditaire, le génie de la race et de
la famille apparaissent chez Pindare en maint passage^.
Race et naissance, d'ailleurs, ne sont au fond que des
mots par lesquels nous exprimons la manière dont
s'exerce sur l'humanité la puissance divine. En réalité,
la cause de tout, c'est la divinité. L'industrie humaine
n'achève rien sans les Grâces ^ c'est-à-dire sans l'aide
des dieux. Les vertus les plus belles sont celles que les
dieux ont plantées de leurs propres mains dans les âmes
humaines, celles dont ils ont jeté les fondements*. Les
grandes vertus viennent de Zeus ^ Les amis des dieux
sont heureux ; leur bonheur (e'jSaijxovta, ejTu^ia) est
stable. Quant à ceux que les dieux n'aiment pas, leur
succès (eù-payta) a beau faire un instant illusion, il est
éphémère.
On conçoit qu'une morale de cette sorte ne se laisse
pas discuter : elle s'impose. Pindare loue quelque part
Diagoras de suivre dans sa conduite les enseignements
1. Olymp, X (XI), 19.
2. Zcû; (ou îatVwv) "jfevIÔXioç, àpetà.auiiçuTo; àvBpûv, etc.
3. Olymp, XIV, 7.
4. 0E^6{j.aToi àpeTftK.
5. hthm, III, 6.
384 CHAPITRE VII. — PINDARE
des anciens, la sagesse des siècles passés ^ Il gardo lui-
môme, suivant une autre de ses expressions, la parole
des anciens ^ Dans la vi® Pythiquo, ce sonlles préceptes
du Centaure qu'il répète. 11 est le disciple et rinterprèto
des générations antérieures ; il ne converse pas, comme
Simonide, avec une Gne dialectique : il proclame des lois
éternelles et rend des oracles.
Quels oracles et quelles lois? — S'il s'agit de la cité,
son idéal est fait de bon ordre et de discipline : les vieil-
les lois doriennes d'Égimios, une juste royauté, une aris-
tocratie prudente, la divine eunomie assurée par le gou-
vernement des sages, voilà cequ^il demande avant tout'.
— Dans la vie privée, lionorcr les dieux, respecter ses
parents, voilà les deux premières prescriptions do la mo-
rale*. 11 faut ensuite être juste envers les hommes; mieux
encore, il faut être doux envers eux, prompt à leur par-
donner, ennemi de la flatterie, ami de la vérité. Il a, sur
Tliéron, dos paroles d'un charme pénétrant :
Les grains de sable délient nos calculs; mais les joies que
cet homme a procurées aux autres, qui pourrait les compter*?
II recommande à Arcésîlas de gouverner avec douceur
et de pardonner à Démophile :
Il faut toucher d'une main légère à la plaie d'une blessure;
il est aisé même aux hommes sans mérite d'ébranler une cité;
la relever, au contraire, est une tâche difficile, si un dieu ne
dirige ceux qui commandent 6.
Voici encore, sur l'amitié, des paroles exquises :
1. Olymp. VII, 168.
2. AVm. III, 91.
3. Olymp. XIII, 6 ; Pyth. I, 118; II, 157 et suiv.
4. Pyth, VI, 23 et suiv.
5. Olymp. Il, 179.
6. Pyth. IV, 481.
IDÉES RELIGIEUSES ET MORALES 385
Les amis sont utiles en bien des manières; ils le sont sur-
tout dans la peine; mais la joie aussi cherche le regard fidèle
d'un ami ^
Puis celte grande loi qui retentit à travers l'antiquité
grecque comme le résumé de toute sagesse, et que Pin-
darc répète (il le dit lui-même) après bien d'autres :
My)$&v oyav, « il faut fuir toute extrémité ^ » . Sous plusieurs
formes, il y revient et il y insiste.
Est-ce à dire que Pindare ne descende jamais de ces
hauteurs? Ce serait une erreur do le prétendre. Les frag-
ments de ses scolies, en particulier, nous le montrent
parfois sous un jour un peu différent . Xénophon de
Corinthe, vainqueur à Olympie, avait imaginé de faire
figurer dans son triomphe de nombreuses hétaïres. Pin-
dare fut chargé de faire d*abord en son honneur un épi-
nîcie (c'est la xiii® Olympique), puis un scolie, dont il
nous reste quelques fragments. Dans ce scolie, Pindare
chantait précisément les hétaïres de Xénophon, et, quel-
ques vers plus bas, il s'arrêtait pour exprimer sa sur-
prise de ce rôle, si différent de sa gravité accoutumée :
Que vont dire de moi les dieux de l'Isthme, quand j'ima-
gine un tel début à un agréable scolie, associant à mes vers
des femmes publiques s ?
Quoi qu'on puisse alléguer à ce sujet, la liberté du
scolie avait de quoi surprendre, puisque c'est Pindare
lui-même qui se demande ce que Zeus et Poséidon vont
penser de lui. D'autres exemples du même genre pour-
raient encore être cités. C'est que Pindare, encore une
fois, n'est pas un ascète. Il vante le plaisir, demandant
1. Ném, VIII, 71.
2. Fragm. 201.
3. Fragm. 99.
Hist. de la Litt. grocqoe. — T. II. 25
386 CHAPITRE VII. — PINDARE
seulement qu'on en use avec modération K II reste Grec
et poète avant tout, prompt à admirer toutes les belles et
agréables choses ; mais au premier rang parmi les plus
belles, il met la vertu, et son âme se tourne naturelle-
ment vers les hauts sommets.
§ 2. Attitude de Pindare envers les personnes.
Avec l'élévation des idées, Pindare a la flerté du carac-
tère et la franchise du langage.
Il a pleinement conscience de son génie, et no s'en ca-
che pas. On ferait une longue liste de tous les passages
où il a exprimé sous vingt formes différentes ce que
Malherbe a dit en termes magnifiques :
Et trois ou quatre seulement,
Au nombre desquels on me range,
Savent donner une louange
Qui demeure éternellement.
Pour rendre la beauté de ses propres chants, il a une
foule d'images brillantes et nouvelles. Il se compare dans
une ode à un sculpteur dont les créations, ailées et vi-
vantes, ne seraient ni clouées sur un piédestal ni rete-
nues par la mer blanchissante ou par les montagnes,
mais porteraient jusqu'aux extrémités du monde la gloire
de la vertu *. Il tient son génie non do l'étude, mais d'A-
pollon et de la Muse. Ceux qui ne savent que ce qu'ils ont
appris 5 grand'pcine font entendre, tout près du sol, des
cris assourdissants et un vain babil, commodes corbeaux
et des geais; pour lui, pareil h Taigle de Zcus, il franchit
1. Fragm. 102, 103, 104.
2. Ném, V, 1 et suiv.
RELATIONS AVEC LES PERSONNES 387
d'un vol impétueux l'espace immense, et d'un coup d^ailo
monte jusqu'au ciel*.
Il ne faut pas croire qu'en face des grands et des ri-
ches qui paient ses odes il se sente dans la situation dé-
pendante et médiocre d'un mercenaire vis-à-vis de celui
qui l'emploie. Le salaire qu'il reçoit est le prix légitime
de ses chants, mais n'est pas celui de ses complaisances.
Le poète peut se faire payer % mais ne doit pas être cu-
pide ^ A mainte reprise, il dit son horreur do la flatterie
et du mensonge, son amour de la vérité. Les singes et les
renards ne lui inspirent que du mépris * ; il aime le cou-
rage des lions fauves \ Ce ne sont pas là de simples for-
mules. Toutes ces paroles sont bien d'accord avec le mot
que son biographe lui prèle (« je veux vivre à mon gré,
non au gré des autres »), et qui, s'il n'est pas très au-
thentique, exprime du moins l'opinion que l'antiquité s'é-
tait formée de son caractère.
Au reste, il suffit do lire les odes triomphales pour s'en
rendre compte. Le poète lyrique a pour rôle essentiel, il
est vrai, de célébrer son hôte : dans un encomion, les élo-
ges sont de règle. Mais il y a bien des manières do louer.
Le poète n'est pas un flatteur à gages ; il est l'ami et, par
sa gloire, presque l'égal de son hôte princier. Avec de la
prudence et du bon goût, il peut faire accepter do sages
conseils. Il ne dépend que de lui de préserver sa propre
dignité. Il n'a pas besoin de crior pour se faire entendre
ni d'être grossier pour être sincère. Il faut que le poèto
lance avec adresse les « flèches parlantes » que la foulo
ne comprend pas, mais qui vont sans erreur à leur but ^ ;
1. Olymp. II, 154 et suiv.
2. Pyth, XI, r.4.
3. hthm. II, iO.
4. Pyth, II, 131.
5. Fragm. 222.
G. Olymp., II, 150 et suiv. (^i\-t\ çcùvàevra ouvetoTaiv)»
388 CHAPITRE VII. — PINDARE
il faut que la vérité pénètro sans déchirer ; il faut eofin
que la vanité la plus délicate ne puisse s'offenser de ses
avertissements, tant la mesure en sera judicieuse et Tas-
saisonncment agréable.
Pindare y excelle. Les odes qu'il adresse à Hiéron ou à
Arcésilas permettent de bien juger sa manière d'agir à
cet égard : on y voit clairement ce qu'il croyait avoir le
«droit de dire, et à quelles conditions ^ Cette morale qu'il
adresse à ses héros reste générale dans la forme, même
quand elle est particulière par l'intention. Elle est pleine
d'éloges, de respect, de gravité. Ce n'est pas au nom
d'un homme, au nom de la sagesse propre d'un poète, si
grand qu'il soit, qu'elle s'exprime : c'est d'une manière
impersonnelle, en quelque sorte, au nom des dieux, au nom
de la sagesse traditionnelle dont le poète n^est que l'écho
mesuré. Elle s'abstient d'allusions; elle évite l'anecdote
maligne et l'épigramme. Tandis que les éloges sont directs,
amples, magnifiques, elle reste brève et générale, et elle
échappe par sa généralité même au risque d'oifenser.
Elle n^est pas plus blessante pour l'orgueil le plus cha-
touilleux que ne l'étaient au xvii*" siècle, par exemple,
dans un sermon prononcé devant le roi^ des conseils en-
veloppés d'éloges, des avertissements dont l'orateur, par-
lant au nom de la religion, prenait le premier sa part,
des leçons enGnqui, semblant s'adresser à tout le monde,
ne heurlaiont personne. On connaît le mot de Louis XIV
à un prédicateur indiscret : « Mon Père, j'aime à prendre
ma part d'un sermon, je n'aime pas qu'on me la fasse. »
Il en est de même à plus forte raison des legons morales
que peut donner la poésie lyrique; car un poème lyrique
n'est môme pas un sermon, c'est avant tout un éloge.
Mais, dans ces limites de courtoisie générale et de bon
goût, le poète aie droit de dire sa pensée, et Pindare n'y
1. Pour plus de détails, cf. Poésie de Pindare, p. 280-284.
RELATIONS AVEC LES PERSONNES 389
manqua pas. Un moraliste accommodant, un homme du
monde élégant et souple, comme Simonide, un habile ar*
rangeur do phrases et de mélodies, comme Bacchylide,
étaient-ils, plus que lui peut-être, disposés à dépasser
parfois la mesure de la louange obligée ? S*il fallait en
croire les scholiastes^Pindare les aurait lui-môme accusés
de flatterie à plusieurs reprises^ sans les nommer. Il est
permis de révoquer en doute la réalité du fait, au moins
en ce qui concerne Simonide : celui qui réconciliait les
deux tyrans de Syracuse et d'Agrigente prêts à en venir
aux mains n'était pas un flatteur sans dignité. Mais ce
qu'on peut admettre, c*est que Pindare, avec son goût inné
pour la règle, pour Tordre, pour la morale impérative,
tournait plus volontiers ses éloges mêmes au conseil et
à l'exhortation.
III
Il y a chez Pindare, comme chez tous les artistes de
premier ordre, une harmonie admirable entre les diffé-
rentes parties de son génie. Le talent de l'expression ré-
pond tout à fait chez lui à la physionomie morale. Il a
le style de ses idées; nul doute qu'il n'en eût aussi les
rythmes et la musique.
§ 1. Le talent du l'écrivain.
Le style de Pindare était quelque peu différent selon
qu'on Tétudiait dans un genre lyrique ou dans un autre.
Dcnys d'Halicarnasse signale la douceur particulière de
ses parthénées ^ Quand Horace loue l'habileté de Pin-
dare à créer des mots nouveaux, c'est surtout à ses di-
i. Denys d'Halicamasse, Eloquence de DémosUi., e. 39.
300 CHAPITRE VII. — PINDARE
thyrambes qu'il songe, et il en loue expressément la
hardiesse ^ On a depuis, non sans succès, cherché dans
le style des odes triomphales elles-mêmes des diversités
et des nuances correspondant h la diversité des rythmes -.
Toutes ces distinctions sont justes, mais on peut dire
qu'elles sont secondaires. Quelle que fût, en fait de style,
la différence qui séparât un scolie d*un hymne ou même
une ode triomphale d'une autre ode triomphale, il est
clair que tous les poèmes de Pindare avaient un air de
famille très prononcé; les fragments en fournissent la
preuve certaine. C'est cet air de famille qu'il s'agit sur-
tout de déflnir et de mettre en lumière; libre ensuite aux
curieux de poursuivre jusque dans le détail les diver-
sités plus délicates ^
Ce qui est proprement la marque de Pindare, c'est que,
plus que personne, il voit les choses de haut et d'en-
semble, d'un regard profond, mais synthétique et som-
maire, et qu'il en jouit avec l'imagination vive d'un
grand artiste sans jamais perdre cependant l'équilibre
de sa majestueuse raison. — Il n'analyse pas; il ne s'at-
tarde pas aux nuances et aux détails pour les distinguer
et les classer. En ce sens, il n*est pas attique. Dans la
peinture d'un objet ou d'une idée, il va droit à l'impres-
sion dominante, et il la rend comme il l'a reçue, avec une
vigueur concentrée et brève. Un trait, un mot lui suffi-
sent. Mais ce mot est pénétrant; ce trait brille comme la
1. Horace, Odes, IV, 2, 10-11 :
Seu per audaces nova dithyrambos
Verba devolvit...
2. Bœckh, De inetris Pindari, p. 393. Cf. Poésie de Pindare, p. 437,
3. Sur lo style de Pindare, cf. Liibbert, De elocutione Pindari,
Uallo, 1833 ; Goram, Pindari translaiiones et imagines (dans le Philo-
logus, t. XIV, 1869;) Mich. Ring, Zur Tropik Pindars, Budapest, 1873
(plus intéressant et plus net que les précédents ouvrages). Cf. aussi
Poésie de PindarCfj^, 377-447.
CARACTÈRE GÉNÉRAL DE SON TALENT 391
foudre. Il a rimagination rapide et puissante. Tantôt
c'est le côté général et abstrait, tantôt le côté sensible et
plastique de la. réalité que son regard saisit; souvent,
c'est à la fois Tun et lautre, et il les amalgame ensem-
ble, par la force de son imagination, d'une manière si
intime que, dans l'expression même, il ne les distingue
pas, et qu'il contraint la langue à toutes les hardiesses
pour qu'elle ne sépare pas cô que lui-môme a si étroite-
ment uni. — La vivacité de ses impressions ressemble
parfois à l'émotion d'une sensibilité profonde : il se ré-
crie, il s'exclame, il s'interroge, il apoètrophe. Il ne faut
pas s'y tromper pourtant : toutes ces émotions sont à la
surface; elles se jouent dans la région supérieure de son
âme, où s'agitent les idées générales et les belles images,
cette matière épurée d'une poésie tout idéale. Même dans
ses thrènes, nous dit-on, Pindare évitait l'attendrisse-
ment : les plaintes n'arrivent qu'adoucies* jusqu'aux
cimes qu'il habite. Son lyrisme est, pour employer Tex-
pression grecque, hésychastique. — Comme son regard
descend de haut sur les choses et qu'il ne s'attarde pas à
les analyser, il enferme en peu de mots beaucoup d'idées ;
aussi, à ne considérer que la quantité de ces idées et de
ces images, son style est rapide. En même temps, comme
il n'a aucune passion qui l'entraîne, comme il n'éprouve
aucune hâte d'arriver au but, il a dans Tensemble de son
style, dans le mouvement général de sa pensée, une am-
pleur noble et magnifique. Il a de vifs élans, de sommets
en sommets, mais sans eflbrts, sans violence, d'un coup
d'aile puissant et sûr; avec cela une grâce parfois char-
mante, la grâce do la force qui se modère et se maîtrise
elle-même. — Horace compare Pindare au cygne :
Milita DircoBum levât aura cycnum *.
1. Horace, Odes, IV, 2, 25.
392 CHAPITRE VII. — PINDARE
Pîndare lui-même se compare volontiers à l'aigle '.
Ailleurs, c'est un fleuve débordé qui donno à Horace
l'idée la plus exacte du génie de Pindare :
Monte decurrens valut amnis, imbres
Quem super notas aluere ripas,
Fervet immensusque ruit profundo
Pindarus ore *.
Ce torrent, aux eaux vastes, agitées et profondes rc*
présente à merveille Timmense déroulement do ce style
synthétique, tumultueux parfois dans le détail, mais
animé dans Tensemble d'un seul mouvement large et
imposant. Pindare parle aussi des flèches de ses paroles,
des rayons qui s'échappent de ses hymnes, de la flamme
éclatante qu'il sait allumer. Il ne recueille pas les eaux
de la pluie : son inspiration est une source vive et jail-
lissante ^ Ajoutons les images qu'il tire des fleurs, des
couronnes, du marbre, de l'or, de l'ivoire et du corail.
Ce que signifie tout cela, c'est la vivacité rapide et étin-
celante, c'est la grandeur, l'éclat, la force. — Voyons le
détail.
Pindare, né à Thèbes, n'écrit pas plus dans le dialecte
thébain que Simonide de Céos n'écrit en ionien. Tous
deux écrivent ce dorien général et littéraire qui est de-
venu, depuis Stésichore surtout, la langue consacrée du
lyrisme d'apparat. Corinne et Myrtis se servaient de la
langue de Thèbes : Pindare, en la rejetant, se range tout
d'abord parmi les poètes qui chantent non pour une cité
particulière, mais pour toute la Grèce. Ce dialecte, qui
n'est parlé nulle part, est plus souple, plus malléable
1. Olymp, II, 158 ; Ném, III, 140; V, 40.
2. Odes, IV, 2, 5-8.
3. Mot de Pindare cité par Quintilien (X, 1, 109), qui l'applique à
Gicéron.
DIALECTE — VOCABULAIRE 393
qu'uno langue Gxéo par l'usage quotidien. Les formes
sont dorienncs, mais le fond de la langue est homérique
et poétique. Selon le goût du poète, selon les circons-
tances, la couleur doriennepeut être plus ou moins forte.
Pindare semble plus dorien que Simonide. Cela tient
peut-être à sa naissance, mais c'est aussi une convenance
de plus entre le fond de ses idées et Toxpression dont
il les revêt. Il évite d'emprunter à Homère, avec cer-
taines douceurs ioniennes, mainte forme trop épique
pour convenir à ses propres chants, mêlés de si près à
la vie réelle. En revanche, il a des éolismcs. Quelques
mots rares, empruntés les uns h l'atlicisme, les autres à
la langue d'Hésiode, achèvent de marquer avec discrétion
les influences subies par son esprit *.
Un des privilèges du poète, dans l'antiquité grecque,
était de pouvoir remettre en circulation de vieux mois
archaïques (yXûTrai) et d'en créer d'autres, surtout des
mots composés (SiTcXai xal icôicoiiriaévai XéÇei;, comme dit
Aristote ^). Pindare use largement do cette faculté. Les
mots composés, surtout, abondent dans ses poèmes.
Beaucoup évidemment sont nouveaux, quoique, vu la
perte de presque toute la littérature antérieure, nous ne
puissions plus dire au juste lesquels ont été créés par
lui, lesquels empruntés. Nul doute d'ailleurs qu'il n'at-
tachât un grand prix à la sonorité de ces mots et à leur
beauté. Il parlait dans un dithyrambe d'une lettre qu'il
appelle <jàv xiêSaXov, « un <jâv de mauvais aloi », et de
son emploi dans la poésie lyrique ^ La vraie nature de
1. M Fûhrer {Phihlogus, t. XLIV, p. 49) a cru trouver dans le
dialecte de Pindare des traces du parler éolien de Thèbes. La chose
reste douteuse. Sur l'ensemble de la question, Cf. Hermann, Dédia-
leclo Pindari, Opusc. t. I, p. 245; Âhrens, Uebei* die mischung der
Diat, in der Griech. Lyrik (Congrès des Philologues allemands à Gœt-
tingen, 1853); Poésie de Pindare, p. 384-388.
2. Rhét. III, 2; cf. Poét., 22.
3. Fragm. 57.
394 CHAPITRE VII. — PINDARE
cette lettre est obscure, mais le souci d'harmonie qui
préoccupait Pindare est clair. Denys d'Halicarnasse re-
marque comme il sait détacher les mots, les faire valoir
en les isolant par de certaines rencontres de consonnes
qui forcent d'appuyer davantage sur la voyelle ^ Il les
rehausse aussi par le rythme, en mettant les accents
rythmiques sur les syllabes el sur les mots à effet ^. Mais
il s'en sert surtout merveilleusement pour exprimer des
idées, des sentiments, des images qui tiennent au fond
môme de &on génie. Le philosophe Arcésilas disait de
Pindare qu'il pouvait donner mieux que personne à ceux
qui le pratiquaient un style sonore et leur fournir une
ample provision de mots ^ A vrai dire, ce qui abonde
dans Pindare, ce sont les figures plus encore que les
mots : qu'on prenne une de ses odes au hasard, depuis
le premier vers jusqu'au dernier, ce no sont que méta-
phores brillantes, périphrases expressives, épitUètes,
alliances de mots neuves et poétiques. C'est toute une
langue que le poète a façonnée à son usage et qui est
bien à lui.
La nature visible tout entière se réfléchit dans son ima-
gination ; mais en même temps sa pensée, déjà philoso-
phique et active, pénètre la nature et la spiritualise. De
sorte que, d'une part, en vrai poète, il exprime les idées
abstraites par des images, et que, de l'autre, il peint les
objets concrets à la fois aux yeux et à l'esprit, dans leur
effet pittoresque et dans leur rapport avec la loi géné-
rale dont ils offrent une application : sa langue est (\ la
fois plastique et abstraite, imagée et générale. La race
d' Arcésilas, selon le poète, a été « plantée » par la main
des dieux * ; non seulement sa race, mais sa gloire *. Les
1. Denys d'Halicarnasse, Arrangement des mots, c. 22.
2. Poésie de Pindare^ p. 391.
3. Diogèno Laôrcc, IV, 31.
4. Pyth. IV, 452.
5. Ibid., 122. ...
IMAGES — MÉTAPHORES 395
premiers mots <]uo Médée adresse aux Argonautes sont
appelés par Pindaro « la première assise » de ses sages
paroles, et celle qui parle « pose » cette assise comme
on pose la première pierre d'un édifice *. Voici plus loin,
toujours dans la même ode, les « clous de diamant » à
Taide desquels le danger retient et maîtrise ceux qui le
bravent ; puis les « bouillonnements » de la jeunesse ;
puis le « fouet » du désir. Les mots expressifs et bril-
lants, comme cpXéyeiv {enflammer^ puis éclairer^ iilumiîier
au sens métaphorique), SiaiOjçceiv (emicare), sont chez lui
d'un emploi fréquent. Il a peu de comparaisons ; amples
et nombreuses chez Homère, elles sont chez lui rares et
courtes. Mais les métaphores abondent; elles forment
presque le tissu même du style. Voilà pour Texpression
des idées abstraites. A côté de cela, s'il s'agit d'exprimer
une idée concrète, très souvent le mot abstrait intervient.
Parlant des Symplégades, ces rochers qui se resserrent
Tun contre l'autre pour étouffer les navigateurs, Pindare
dit : (( L'inexpugnable mobilité des pierres qui se rappro-
chent- ». Ailleurs, Jason invoque» les élans, rapides
conducteurs, des vents et des flots ^ ». Quand Homère di-
sait « la force de Patroclc» pour « le fort Patrocle », il
faisait quelque chose de semblable. Mais ce procédé, chez
Homère, était d'un emploi très limité : la naïveté de l'ima-
gination épique s'y prêtait peu, Cliez Pindare, au con-
traire, le nombre de ces locutions est extraordinaire ; elles
donnent à tout son style un caractère frappant déconcen-
tration rapide et profonde ^. Il aime aussi à mettre les
mots abstraits au pluriel. Le pluriel, suivant la remarque
. 1. Ibid., 245.
2. Ibid., 370.
3. Ibid., Sic.
4. Le lyrisme antérieur à Pindare en use beaucoup aussi, moins
pourtant quo Pindare ; dans la tragédie attiquo, cette manière de par-
ler devient très fréquente, surtout dans les chœurs.
896 CHAPITRE VII. — PINDARE
d'Aristote, est souvent hyperbolique. Cela cooTient à la
grandiloquence du lyrisme de Pindare.
Do même encore, il aime, comme Buffon, le mot « le
plus général ». II préfère au mot précis, mais vulgaire,
qui désigne Tobjet comme par son nom, un terme plus
général qui le laisse voir sans le montrer, qui le débar-
rasse du cortège des idées accessoires et communes pour
n'en faire connaître que l'essence, et qui le rattache au
genre abstrait dont il fait partie. De là cet usage si fré-
quent des mots Ti[i.à, '/api;, yépa;, pour désigner la vic-
toire remportée par son héros. De là tant de périphrases,
aussi riches en mots abstraits qu'en images, cipiGOap[taTay
yépaç, èf](fùf((3n xaXGv eooSoi, etc., intraduisibles en fran-
çais, mais pleines de sens et d'éclat. Tout cela ennoblit
Tcxpression et Tidéalise. Le style de Pindare est essen-
tiellement idéaliste et noble, avec une hardiesse continue.
Ses épithètes sont de deux sortes : les unes simples,
consacrées, homériques, pour ainsi dire : par exemple
quand il appelle Thèbcs « la cité au char d'or », ou Athè-
nes « la cité couronnée de violettes » ; les autres neuves
et personnelles, vraiment lyriques, exprimant soit un
caractère permanent des choses (mais alors, presque
toujours, un caractère plus intime et moins facile à dé-
couvrir que celui qui donne naissance à Tépithèlo homé-
rique), soit plutôt un caractère fugitif et inattendu, une
rencontre d'idées et d'objets toute particulière. Par exem-
ple, dans le premier groupe, jjtcyàvwp 7r>x)v)To;, « la richesse
qui grandit les hommes » ; — dans le second, des trou-
vailles comme XiOivo; OavaTO; *, la mort que Persée ap-
porte aux gens de Sériphos pétrifiés par la tète de Mé-
duse; Ooxv axTïva*, le rayon de gloire obtenu par la vitesse
des coursiers. Ailleurs, par une alliance de mots des plus
hardies, il appelle Médée ^ la mort » ou « le meurtre »
1. Pyth. X, 76.
2. Pyth. XI, 72.
LA PHRASE 397
de son père ^ : son imagination a passé brusquement de
la cause à Teffet.
Mais ce qui donne surtout à la poésie de Piodare son
éclat surprenant, c'est que toutes ces figures, toutes ces
hardiesses, au lieu d'y être distinctes et séparées comme
elles le sont dans nos classifications, s'y superposent,
pour ainsi dire, et que leurs rayons s'y entrecroisent en
jetant mille feux à la fois. Un pareil style est intraduisi-
ble. En voici un exemple. Pindare veut dire qu'Arcésilas
est de ceux à qui les dieux peuvent accorder le difficile
honneur de relever une cité ébranlée ; il s'exprime ainsi :
Tiv ^g TOUTwv sÇv^aivovrai x^piTt^ '.
On voit la métaphore empruntée au tissage, l'emploi
au pluriel de ce mot abstrait et général (x^P^O cher à
Pindare, et la périphrase pindarique toutwv ^apiTe;. Un
vers do cette sorte suscite à la fois, et comme dans un
seul éclair, une multitude d'impressions vives, d'images
et d'idées. Rien de plus riche, rien de plus hardi, et rien
de plus intraduisible.
Jamais poète, d'ailleurs, n'a su mieux que Pindare le
pouvoir du mot mis en sa place. Chaque membre de
phrase, dans ses odes, présente une suite d'images nettes
et brillantes, de tableaux sommaires qui s'appellent les
uns les autres et se font valoir ^ Il a des rejets admira-
bles. S'il peint un héros, il aime à rappeler d'abord en
une ample phrase ce qu'il a fait ou dit, et à garder pour
la fin le nom illustre qui éclate brusquement comme dans
un cri de triomphe *.
La phrase de Pindare est souvent courte : elle est alors
1. Pylh. IV, 446.
2. Pyth. IV, 490.
3. Poésie de Pindare, p. 405.
4. Par exemple, Isthm. III, 87-93.
398 CHAPITRE VII. — PINDARE
vive, brillante, ou sentencieuse et gravej ou interroga-
tive, ou exclamative. Rien dans tout cela de particulière-
ment notable ^ Mais souvent aussi elle est fort longue,
et alors la structure en est curieuse à étudier. Il y a telle
de ces phrases qui dépasse l'étendue d'une strophe en-
tière et qui arrive, par une série de liaisons et de con-
jonctions, à dérouler d'un seul mouvement huit, dix,
douze vers lyriques, ou môme davantage. Chez les ora-
teurs, chez Isocrate par exemple, on trouve des périodes
qui remplissent près d'une page entière. Mais ces phra-
•ses oratoires ont une unité logique rigoureuse : ce sont
des périodes dans le sens technique du mot. Les grandes
phrases de Pindare n'ont rien de périodique. Ce qui
mène son inspiration d'un bout à l'autre de ces longues
suites de mots, ce n'est pas la contention d'un esprit ap-
pliqué à son raisonnement : c'est un flot toujours renais-
sant d'images, d'idées, d'émotions qui sortent les unes des
autres par de soudaines associations et qui se rattachent
entre elles, au point de vue grammatical, par les liaisons
les plus simples et les moins logiques. On dirait des sou-
venirs qui se réveillent l'un l'autre dans la mémoire du
poète à mesure que ses chants se déroulent ; un nom
prononcé en évoque un autre ; un fait mentionné amène
une explication, et ainsi, de proche en proche, la phrase
s'étend à l'infini sans que sa structure même oblige ja-
mais à la terminer ici plutôt que là. Ce qui détermine
Pindare à finir sa phrase ou à la prolonger, c'est l'élan
plus ou moins fort de son imagination, c'est une sorte
d'instinct rythmique qui lui fait trouver dans la succes-
sion des phrases courtes et des phrases longues le ba-
lancement le plus harmonieux; mais, au point de vue
logique, on peut dire que presque toujours une longue
1. Sauf peut-ôtro lo caractère épique et archaïque de 8a syntaxe. Cf.
Gilderslceve, Sludies on Pindaric sijntax, dans l'Ametican [Journal of
Phihlogy, t. III et IV.
ENCHAINEMENT DES IDÉES 399
phrase do Pindaro pourrait se couper en trois ou quatre
plus courtes ou au contraire s'allonger sans que Téco-
nomie intime en fût détruite. A la lecture, cette ampleur
semble quelquefois lâche et un peu flottante. Mais la poé-
sie de Pindaro n'était pas parlée : elle était chantée. Il
résultait de là que ces liaisons plus ou moins logiques
échappaient à loreille et à l'esprit, et que toute la lu-
mière tombait sur les mots saillants, sur les mots poéti-
ques et brillants qui formaient comme la broderie du
discours, tandis que les autres en étaient seulement le
canevas invisible.
Souvent Pindare prend pour point de départ d'un dé-
veloppement la réalité présente, et, s'élevant peu à peu,
arrive graduellement , par une chaîne plus ou moins longue
d'associations, à Tidée, au mythe, au fait le plus éloigné
des circonstances d'où il est parti. Mais très souvent
aussi sa pensée suit une marche inverse; au lieu d'aller
du particulier au général, elle chemine en sens con-
traire ; au lieu de monter, elle descend. Sans cesse, Pin-
dare commence par exposer une idée générale étrangère
en apparence aux faits particuliers qu'il devrait avoir en
vue, mais à laquelle il rattache tout d'un coup ces faits
comme à leur cause et à leur principe. C'est, par opposi-
tion à Tordre sensible et lyrique, un ordre plutôt didacti-
que et gnomique. Il est néanmoins très ordinaire chez
Pindare et contribue à caractériser sa poésie. C'est de
là que lui vient en partie cette gravité presque religieuse
qui a tant frappé ses admirateurs. De là aussi quelque
obscurité pour un lecteur peu au fait des habitudes du ^
poète. Celui-ci dédaigne de marquer d'avance le terme où
il tend; il s'avance librement à son but, sans prendre
soin de compter ses pas.
Il y a, dans les odes de Pindare, plusieurs sortes de
sujets : d*un côté des choses actuelles, des allusions de
circonstance, des conseils moraux ; do l'autre, des récits
400 CHAPITRE VII. — PINDABE
mythiques. De là des emplois quelque pou différents du
style. II y a nécessairement plus de simplicité dans l'ex-
pression des lois morales, plus d'éclat et de poésie dans
les mythes. Le caractère général est pourtant toujours
le même : brièveté, force, grandeur.
Pindare ne décrit presque pas. La plupart de ses pein-
tures se réduisent à quelques traits. Si elles sont écla-
tantes et magnifiques, c'est que le poète ne peut rien
toucher sans le dorer du reflet de son imagination, mais
il n'a garde de s'y arrêter. II nous éblouit en passant et
court à de nouveaux objets. Pindare a concentré dans
ses vers une incroyable quantité d'impressions vives et
fortes. Mais il est très difficile d'en donner des exemples,
parce que le plus souvent le parfum de sa poésie est
condensé dans un petit nombre de mots intraduisibles et
se dissipe dès qu'on les effleure.
Il n'analyse pas plus Thomme que la nature. Il voit
toutes choses d'une intuition prompte et synthétique,
et en même temps profonde : car c'est l'àme, la vertu
agissante qu'il voit dans la beauté sensible, et, sans rien
ôter à cette beauté de son éclat, il l'anime d'une vie su-
périeure. Mais soit qu'il fasse agir des personnages, soit
qu'il les fasse penser et parler, c'est toujours avec la
même rapidité lyrique et originale, en quelques mots
profonds.
Il ne faut pas s'attendre à trouver dans ses héros des
caractères personnels et distincts. Avec son goût de l'u-
niversel, du grand, il s'arrête peu aux nuances indivi-
duelles. 11 cherche l'idéal, qui est simple, et délaisse la
réalité, qui est multiple. Tantale, Ixion, Coronis, Âsclé-
pios sont tous chez lui des ambitieux et ne sont que cela.
Pindare ne voit en eux qu'un trait, celui qui leur est
commun et fait d'eux des types. Pélops aime la gloire
comme Héraclès, comme Achille, comme tous les héros
des odes triomphales. Éaque est juste, Gadmos est pieuXi
DISCOURS ET RÉCITS 401
Castor csl Ticlèle, lolaos est dévoué ; et chacun d'eux l*est
avec un éclat admirable, niais non pas d'une manière
qui lui soit absolument propre ni avec des traits qui
fassent de son personnage une^création neuve et distincte.
Aussi les discours, par lesquels s'expliquent les caractè-
res, sont brefs et rares dans les odes triomphales.
La IV® Pythique est le seul des poèmes de Pindare au-
jourd'hui conservés où l'on trouve quelque chose qui res-
semble à l'opposition dramatique de deux caractères
(Jason et Pélias) et des discours qui servent à montrer
cette opposition. On sait que ces traits, au contraire,
étaient fréquents chez Stésichore. Pindare s'est ici visible-
ment inspiré du poète d'Himère, soit pour Tétendue du
poème, soit pour la manière de le traiter. Encore la pein-
ture des deux caractères est-elle fort légèrement esquis-
sée et Téloquence des deux personnages très laconique.
Dans les récits, ce goût de concentration et de brièveté
produit un effet très particulier qui les distingue abso-
lument des narrations épiques. La narration homérique
raconte les faits comme si le lecteur ne les connaissait
pas encore ; elle l'instruit et le met au courant, sans lon-
gueurs, mais sans précipitation. La narration pindarique
suppose le lecteur instruit du fond des choses ; elle pro-
cède par allusions vives et brillantes ; elle ne s'occupe en
aucune manière de suivre pas à pas le progrès des évé-
nements ; elle court d'un tableau à un autre tableau ;
elle y entremêle des maximes ; elle songe moins à expo-
ser les faits qu'à rendre avec éclat, avec force, les émo-
tions que l'imagination du poète reçoit du contact des
choses ; elle éveille notre curiosité plus qu'elle ne la sa-
tisfait ; elle ne trace qu'un résumé, qu'elle écrit, pour
ainsi dire, en lettres d'or. Souvent aussi, elle a des sous-
entendus, des arrière-pensées ; tout en racontant, elle
veut prouver quelque chose, qu'elle insinue. Dans Pio^
dare, il y a certains traits de l'orateur^ non le style
Hiat. de U Litt. gr«eqa«. » T. II. 26
402 CHAPITRE VII. — PINDARE
assurément, mais ces préoccupations qui se mêlent par-
fois au récit, qui le font dévier de la ligne droite, qui
l'abrègent ou le coupent à Timprovisle, qui modifient
surtout ses proportions naturelles ^
g 2. La versification.
La versiGcation de Pindare est aussi savante que son
style.
Dans les odes triomphales, il n'y a que deux poèmes
où apparaisse le rythme péonique ^ ; toutes deux ont un
caractère religieux prononcé, et les péons s'y montrent
sous la forme de crétiques. Mais dans les fragments de
dithyrambes, on voit d*autres exemples de rythmes à
cinq temps. A tout prendre, cependant, les formes
rythmiques dont Pindare s*est le plus souvent servi sont
la forme logaédique ou éolienne, et la forme dactylo-
épitritique ou dorienne, Tune sans doute à trois temps,
et l'autre à quatre ; lune plus vive, plus légère, l'autre
plus grave et plus majestueuse; toutes deux, pourtant,
maniées avec puissance et avec ampleur.
Nous ne connaissons pas assez la strophe de Simonide
pour bien savoir en quoi la strophe de Pindare est ori-
ginale. Parmi les strophes de Pindare, d'ailleurs, il y en
a de plus ou moins courtes, de plus ou moins simples.
Mais il y en a aussi de fort longues. Une grande strophe
de Pindare forme un ensemble très compliqué. D'abord
elle comprend un grand nombre de membres ou cola :
elle en a souvent plus de dix et quelquefois plus de
quinze. Puis les membres peuvent être assez diJTérents
les uns des autres ; ils sont inégaux en étendue et diver-
1. Poésie de Pindare, p. 429-436.
2. Olymp, II ot Pyth. V. Encore a-t-on contesté dans cette der-
nière la réalité de ces péons, où M. Christ voit des dipodies trochaî-
ques catalectiqucs.
VERSIFICATION 40a
sèment constitués quant à la prosodie. Ce n'est pas tout
encore. Entre le membre et la strophe, il y a plusieurs
sortes de groupes intermédiaires parmi lesquels ils se
distribuent suivant des lois longtemps oubliées, mais
qui peu à peu sortent des ténèbres et que nous commen-
çons à entrevoir. Le premier de ces groupes est ce que
nous avons appelé ailleurs le vers lyrique^ bien plus sou-
ple que le vers ordinaire, bien plus varié par son éten-
due et sa composition ^ Tandis que le vers ordinaire
comprend toujours deux membres, le vers lyrique, chez
Pindare, en comprend de un à six ; tandis que le vers
ordinaire - n'associe que des membres ou égaux ou de
forme à peu près semblable, le vers lyrique en réunit
de très inégaux et de très différents. A cause de cette
diversité même, le vers lyrique, dans les manuscrits de
Pindare, avait fini par se résoudre en ses membres
constitutifs, dont l'unité métrique était plus visible, et
par disparaître presque sans laisser de trace ^. C'est
l'honneur de Bœckh de l'avoir retrouvé. M. J. H. Schmidt
a essayé d'aller plus loin. Il a eu l'idée de compter les
pieds rythmiques qui entraient dans chaque membre
d'une strophe; il s'est alors aperçu que les nombres ainsi
obtenus, qui mesuraient l'étendue de chaque membre, bien
loin de se suivre au hasard, formaient des groupes symé-
triques. Ce nouveau groupement, rendu visible sans
doute par les mouvements de la danse, se superposait
au groupement par vers, plus purement mélodique,
et introduisait dans la strophe un second élément de
régularité harmonieuse que les vers n'offraient pas
encore \ Une longue strophe de Pindare , avec cette
1. Voir plus haut, p. 37. Cf. aussi Poésie de Pindare^ p. 54, n. 1.
2. Cf. Christ, Die metrische Veberlieferung der Pindarlschen Oden,
dans les Ahhandlungen de T Académie de Munich, t. XI, 1868.
3. On peut contester quelques-unes des figures rythmiques de M.
J. H. Schmidt, mais le principe môme de sa théorie parait très soUde.
Les strophes du lyrisme choral étaient dansées par uq ohœor. Peut-
404 GHAl'ITRE VII. — PINDARE
archîtcclurc do membres, do vers lyriques, de périodes,
était un ensemble imposant et magnifique, très différent
de la petite strophe des primitifs, et où se manifestait
avec grandeur la perfection du lyrisme.
Quelques-unes des odes de Pindare sont formées
d'une série de strophes toutes semblables entre elles.
C*est pourtant Texception. La plupart sont composées de
triades, à l'exemple des poèmes de Stésichore. Certaines
odes n'en ont qu'une seule ; c'est le cas le plus rare. La
plupart en ont trois, quatre ou cinq. Une enfin, la iv« Py-
thique, en a treize. On verra plus loin Timportance de
cette division des odes en triades au point de vue de la
composition du poème. Pour le moment, bornons-
nous à noter la simplicité relative de cette forme. On
sait que le nome comprenait parfois jusqu'à six ou sept
parties tout à fait différentes ^ Plus tard, dans la tragédie
et dans la comédie, dans le dithyrambe du v® siècle, on
trouve des combinaisons de strophes très variées, ou
même une suppression complète de la strophe, et de
longues suites de vers librement déroulés. Pindare n'use
pas de cette liberté. La triade lui suffit ^. Cette belle
on concevoir les «évolutions d'un chœur autrement que comme des
mouvements symétriques? La mélodie aussi, par conséquent, devait
se plier à cette symétrie. Cela ne veut pas dire que les développe-
ments de la mélodie fussent carrés : les Grecs ont certainement peu
pratiqué ce groupement des mesures par quatre, qui nous eet si &-
milier. Mais il n'en résulte pas quo toute symétrie dût manquer.
M. Christ, médiocrement favorable aux périodes de M. Schmidt
(c'est le nom donné à ces groupes par ce savant), les rétablit lui-même
en partie sous le nom de pericopœ.
1. 11 est vrai quo dans chacune d'elles la métrique était certaine-
ment assez simple.
2. M. Westphal d'abord, puis d'autres savants à sa suite (Mezger, op.
ct7. ; Lûbbert, DePindari siudiis Terpandreis^ etc.) ont essayé de retrou-
ver dans les odes de Pindare les divisions du nome primitif. C'est
une tentative absolument vaine et chimérique. Cf. dan» l'Annuaire de
V Association des Eludes grecques de 1880, Tarticle intitulé : Let nomee
dfi Terpandre el les odes de Pindtire, Cf. aussi Poésie de Pindare^ p. 126.
COMPOSITION 405
3rme joint à une flexibilité gracieuse dans le détail une
;rando fermeté de dessin dans Tensemble. Rien no
louvait mieux convenir à son génie, riche et réglé tout
, la fois, hardi et harmonieux.
IV
Nous avons étudié jusqu'ici le génie de Pihdare dans
es éléments les plus généraux, en dehors de toute
ouvre d'art particulière : nous avons essayé de voir
ommont il pense et comment il écrit. II nous reste à
'oir comment il use do ces pensées et de ce style pour
>âtir un poème, suivant quel plan il édifie ses maté-
iaux, lesquels il choisit et comment il les dispose en
^ue de l'effet total. Après Tanalyse, nous avons à faire
me synthèse. — Comme nous ne possédons plus d'in-
act que des épinicies, c'est aux poèmes de ce genre que
lous nous attacherons d'abord ; il ne sera pas trop dif-
icile ensuite de tirer de cette première étude quelques
onclusions applicables aux poèmes aujourd'hui perdus.
i 1. La. composition des épinicies.
On sait quelle admiration s'attachait en Grèce aux
rictoires agonistiqucs. Un jour, pour recevoir un héros
l*OIympie^ une ville abattit un pan de murailles comme
levant un conquérant K Cicéron pouvait dire sans trop
l'exagération qu'une victoire olympique était aux yeux
les Grecs quelque chose de plus glorieux que le triomphe
némc ne Tétait aux yeux des Romains ^.
Quelquefois, c'était à l'endroit même de la victoire, le
1. Plularquc, Questions de table, II, 5.
i. Cicéron, Vro Flacco, 13.
406 CHAPITRE VII. — PINDARE
dernier jour des jeux, que le vainqueur célébrait son
succès. Le soir venu, le vainqueur olympique^ avec un
cortège d'amis, tous portant des couronnes, s'achemi-
nait vers la colline sainte du Cronion et vers les autels
des douze grands dieux en faisant entendre un chant
d'action de grâces : ce chant était d'ordinaire le T7)vg>Xa
xaXXivixe d'Archiloque ^
Souvent, ensuite un festin réunissait sous une tente,
jusqu'à une heure avancée de la nuit, le vainqueur et
ses compagnons. « Quand vint le soir, dit Pindare, l'ai-
mable lumière de la lune à la face brillante éclaira le
ciel, et tout le bois sacré retentissait du bruit des fêtes,
des chants joyeux du cômos ^. » On ne pouvait guère
composer pour ces festins des chants nouveaux : le
loisir nécessaire manquait au poète, à moins que le
séjour du vainqueur à Olympie ne se prolongeât durant
quelque temps ^
C*cst surtout au retour du vainqueur dans sa patrie,
et plus tard encore, que s'exécutaient les odes triom-
phales.
L'entrée même du héros dans sa ville natale était une
première occasion de chanter sa gloire. Celte entrée se
faisait solennellement. Le vainqueur était sur un char.
Ses parents et ses amis, à cheval ou sur des chars^ lui
faisaient cortège. On se rendait au temple, où le vain-
queur consacrait sa couronne K Quelques odes de Pindare
ont été composées pour des marches de ce genre, très
probablement ^ La plupart néanmoins sont évidemment
destinées à des banquets. Tantôt le chœur s'arrêtait à la
\ . Cf. Oîymp. IX, début, ot les Scholies sur ce passage.
2. Olymp, X (XI), 90 et suiv.
3. La viii« Olympique parait avoir été composée à Olympie.
4. Schœmam, Griech. AUerlhumer, t. II, p. 64.
5. Par exemple la xiv« Olympique ot la n« Nôméenne, qui, for-
mées de strophes semblables entre elles, sans ôpodes, paraissent con-
veair mieux que d'autres au mouvement d'une troupe en marche.
COMPOSITION 407
porte de la demeure ^ et chantait en plein air ou sous
des portiques ; tantôt c'était dans la salle môme du fes-
tin, autour de la table ^ que la voix des jeunes gens et les
sons de la phormix ^^ souvent môles à ceux de la
flûte *, s'élevaient en l'honneur de Thôte victorieux. Un
temple, le prytanée d'une ville, une place publique pou*
vaient aussi servir de théâtre à ce genre de fêtes. Quand
le vainqueur était un très riche personnage, un roi, un
tyran, il n'était pas rare qu'il fît composer plusieurs
odes pour célébrer un seul succès : ainsi Arcésilas de
Cyrène, Agésidamos de Locres, d'autres encore. En
pareil cas, le sujet restant le môme, le temps et le lieu
changeaient.
Tel était donc le cadre du poème : une fôte publique
ou privée, amenée par une victoire agonistique . Le
poème lui-même s'y accommodait librement.
La première loi de la composition lyrique^ surtout
dans répinicie, est une loi de variété. « Les hymnes élo-
gieux, dit Pindare, volent comme labeille d'un sujet à
l'autre ^ » Sans cesse il compare ses hymnes à des cou-
ronnes de fleurs variées. Une de ses odes est appelée
par lui ce un diadème lydien brodé avec des sons de
toutes nuances * ».
Un lecteur moderne est presque toujours disposé h
croire que le sujet du poète était chétif et maigre. C'est
une erreur. Aux yeux du poète lui-même et de son au-
ditoire, il était le plus souvent vaste et riche : il était
1. 'Eiz' aùX£t«;;e-jpaiç, Ném. 1, 29;ir«pà irp60upov, Isthm. VII (VIII). 3.
2. 'AjjLçl xpaire^av, Olymp, I. 24.
3. *"rK(op6çiai çApjiiYye;, Pyth. I, 189.
4. na|jL9(ovoi<Tt t' tv îvteaiv avXwv. Olymp. VII, 21.
5. Pyth. X. 82.
6. AvSt'av iikpav xava/T^Sà ireiçotxiXpivav, Nèm, VIII, 25. Un diadèmo
lydien, parce que la mélodie, sans doute, est composée dans le mode
ainsi nommé.
408 CHAPITRE VII. — PINDARB
digne de rassemblée la plus nombreuse et capable d'ins*
pirer une poésie très brillante.
Le point de départ du poème, c'est la victoire rem-
porlée par le héros, avec le corlège nécessaire des men-
tions afférentes à cette victoire : le nom des dieux, la
nature du combat; parfois, sMl s'agit d'une victoire
équestre ou de celle d'un attelage, le nom du cheval ou
celui du cocher ; presque toujours, si le vainqueur est
un enfant, le nom do son maître ; enGn les divers détails
qui se rattachent à la mention même de la victoire et qui
sont nécessaires pour la caractériser. Sur tout cela, quel-
ques mots rapides suffisent au poète, qui a hâte d ar-
river à ridéal et au mythe.
Mais voici, dès les premiers mots qu'il prononce, son
sujet qui s'étend et qui s'élève.
Quel est le théâtre des jeux? C'est Olympie, c'est Del-
phes, c'est risthme de Poséidon, c'est Ncmée illustrée par
Héraclès. Tous les plus grands noms de la mythologie
et de répopée se présentent à la pensée du poète. A dé-
faut de ceux-là, ce sont ceux des cités grecques où se
donnent des jeux analogues, et ceux des divinités à qui
ces fêtes sont consacrées. 11 faut faire l'éloge des jeux,
rappeler leur fondation divine, dire quelqu'une des
poétiques légendes qui se groupent autour de leur nom.
Puis, cette victoire même est un don de quelque divi-
nité : c'est Zeus, c'est Poséidon, c'est Apollon qui choi-
sissent le vainqueur parmi la foule des concurrents et
qui font descendre sur son front la couronne glorieuse.
Il faut les remercier.
Il faut également faire Téloge du vainqueur ; non scu-
lement de sa victoire présente, mais de ses succès anté-
rieurs parfois, de son bonheur, de sa richesse, de sa
vertu en général. Avec le vainqueur, il importe de louer
tous les siens : il faut glorifier sa race, sa cité natale,
sur lesquelles rejaillit sa gloire récente, et qui l'éclairent
COMPOSITION 409
»
à leur tour du reflet de leur propre illustration. Il faut
rattacher Tindividu à son groupe naturel, et embarquer,
selon la vive image de Pindare, 1 éloge personnel du
héros sur le navire qui porte la gloire de sa race et de
sa patrie ^ Les générations successives sont solidaires
les unes des autres ; le vainqueur n'est qu'un rameau
d'une tige florissante. Le poète lyrique qui, ayant à le
célébrer, célèbre en même temps et les ancêtres de qui
il tient sa vertu et la cité qui est fière de lui, ne fait que
se conformer à la vraie nature des choses telle que tout
le monde alors la concevait.
Les éloges appellent les conseils. L'âge des lyriques, ne
l'oublions pas, est en môme temps celui des gnomiques,
des poètes sentencieux et réfléchis qui, ayant tourné leur
regard sur la vie non pour la peindre uniquement, mais
pour en raisonner, y ont trouvé des leçons que l'épopée
négligeait et les ont condensées en maximes pleines de
sens.
Rien d'ailleurs de plus varié que les circonstances au
milieu desquelles le poète devait chanter. 11 arrivait sou-
vent que la célébration d'une victoire agonistique coïn-
cidait avec un anniversaire agréable ou glorieux, avec
quelque autre fête. La vie publique de la cité aussi bien
que la vie privée du vainqueur ofl'raient en abondance
des coïncidences de tout genre au choix discret du poète.
Enfin, à côté de la personne du héros, à côté de toutes
les circonstances qui modifient le caractère de son
triomphe, il y a encore à tenir compte de la personne
même du poète, dans la mesure du moins où il peut être
intéressant pour ses auditeurs qu'il leur livre le secret
do ses propres sentiments. Si Tode, par exemple, est
composée pour un concours, il pourra exprimer son
1. Tel est lo sons do la locution piudarique î'iSioc èv xoivb> ataXeic
(Obfwp. XIII, C9).
410 CHAPITRE VII. — PINDARE
désir do vaincre. Les relations personnelles avec son
héros peuvent aussi, dans bien des cas, lui offrir quel-
que sujet de réflexion.
Voilà donc sept ou huit groupes d'idées, sept ou huit
sources d'invention qui s'offrent naturellement à l'au-
teur d'une ode triomphale. Ce sont là, pour ainsi dire,
les « lieux communs » de la poétique du lyrisme K Des
convenances impérieuses Tobligent à aborder tous ces
sujets. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'il soit
tenu de puiser également à toutes les sources. Les cir-
constances et sa fantaisie gouvernent souverainement
son inspiration. Mais il est rare qu'il en néglige une
seule tout à fait. Les poètes avaient pleinement cons-
cience de cette obligation. Pindare lui-même y fait des
allusions formelles et fréquentes :
Quel (lieu, quel mortel ma lyre doit-elle chanter? Pise ap-
partient à Zeus, mais Héraclès a donné à Olympie le trophée
de la victoire *.
Ailleurs, il dit que ses chants, à Égine, ne sauraient
oublier les grands héros éginètes, les Éacides '. C'est là
pour lui une loi, une règle inviolable*.
On voit quelle était l'abondance des matériaux que le
poète avait à sa disposition. On voit aussi quelle place
les mythes y pouvaient tenir. Il n'y a pas une des sources
d'invention proposées au poète par les lois de son art
qui ne pût lui en fournir une ample provision. Le poète
lyrique n'avait qu'à se baisser pour cueillir sur sa route
une quantité de belles légendes. Or non seulement il le
i. TÔTiot, dans la lani^'uo des rhéteurs. C'est Thiersch, dans l'Intro-
diirtion do son édition (182â), qui a le premier exposé avec netteté la
théorie des sources d'invention de Todc triomphale.
2. Oij/tnp. II, 2.
3. rsfhm. IV (V). 21. Cf. ihid., 38 et suiv.
4. TéOjjLiov aaçéaraTov, IsUun, V (VI), iU.
COMPOSITION 411
pouvail, mais il le devait. On peut dire qu'il n*y a pas en
Grèce de grande poésie qui ne soit mythique. Pour le
poète et pour Tartiste, le mythe est le miroir idéal de la
vie humaine; il est la matière propre do Fart; il offre à
l'imagination des types divins et héroïques où l'humanité
sans doute se reconnaît, mais agrandie et embellie, dé-
gagée de toute particularité mesquine, idéalisée sans
chimère et vivante sans vulgarité.
Malgré le lien qui unissait ensemble tous ces groupes
d'idées lyriques, il y avait pourtant des précautions à
prendre pour éviter une sorte d'éparpillement des idées :
plus le faisceau est ample, plus il est à craindre qu'il ne
se brise. De là une seconde loi de l'art lyrique : après la
variété, l'unité. Or l'unité nécessaire est double : il faut
d'abord que l'occasion particulière du poème ne dispa-
raisse pas complètement au milieu des broderies acces-
soires. Il faut ensuite et surtout que de tout cet ensemble
se dégage une impression dominante, une pensée unique.
Selon les vues admirables des Grecs, maintes fois expri-
mées par Platon et par Aristote, une œuvre d'art est
comme un être vivant : elle se compose do parties dis-
tinctes, mais unies par une force secrète et harmonieuse.
Vingt belles pensées juxtaposées ne font pas une œuvre
d'art, pas plus que de beaux membres mal ajustés ne
font un beau corps. Il faut qu'une âme circule dans tout
l'ensemble et lui donne l'unité avec la vie.
Sur la première sorte d'unité, celle qui rattache les
divers développements du poème à l'occasion particu-
lière d'où il est né, nous n'avons que peu de choses à
dire. Le sentiment des Grecs ne parait pas avoir exigé
d'ordinaire en cela plus d'unité que celle qui résultait de
la nature même des choses telle que nous l'avons expo-
sée précédemment. Qu'il y ait parfois, dans telle ou telle
ode de Pindare, un autre lien plus direct (un lien d'allu*
sîon par exemple) entre le récit mythique et certaine
412 CHAPITRE VU. — PINDARE
circonstance de la victoire à célébrer, c'est possible,
mais c'est à coup sûr exceptionnel, et il est très dange-
reux, on pareille matière, de vouloir trop deviner. La
plupart des tentatives faites dans celte voie par les éru-
dits modernes sont absolument vaines, quand elles ne
sont pas ridicules K
Quant à l'autre sorte d'unité, celle qui se tire non plus
du rapport des développements poétiques avec Toccasion
réelle, mais du lien d'art, c'est-à-dire de logique intime
et harmonieuse qui fait que toutes les parties du déve-
loppement se conviennent et concourent à un même ef-
fet^ le problème qu'elle soulève est plus délicat et plus
compliqué. Au xvii® et au xviii® siècle, les adversaires
des anciens s'en tiraient par une négation pure et simple :
ils traitaient les odes de Pindare de galimatias. L'érudi-
tion du XIX® siècle (précédée d'ailleurs par celle du xviii*)
a essayé de comprendre ce que les beaïix-esprits se bor-
naient h ignorer. Elle a beaucoup cherché dans cette
voie, et les noms de Bœckh, de Dissen, d'Olfried MûUer,
surtout de G. Ilermann, méritent entre beaucoup d'autres
d'être cités avec honneur. 11 faut avouer pourtant que
bien des chimères, bien des théories subtiles et pédantes-
ques se mêlent dans ces éludes à des idées très justes.
Laissant de côté toute discussion rélrospective, bornons-
nous à exposer ce qui nous semble être la vérité *.
1. Poésie de Pindare, p. H04-31o.
2. Pour l'histoire et la critique des systèmes, cf. Poésie de Pindare,
p. 315-328. Les idées qui suivent sont celles que j*ai exposées dans
mon livre. Principaux systèmes sur la question : Dissen, dans les
Ej-cursiis de son édition, 1830 : Bœckh, article sur Dissen, recueilli
dans ses Opuscules, t. VII, p. 3G9-404; G. Hormann, Opuscules, t. VI,
p. 1-70 ; Welcker, dans le Rheinisches Muséum, 1833 et 1834 ; Olfr.
MûUer, préface pour les Opuscules do Dissen, 1842 ; Bauchenstein,
Zur Einleitung in Pindavs Siegeslieder, Aarau, 1843 ; Tycho Mommscn.
Pindaros, 18^5; L. Schmidt, Pindars Leben, etc.; Mozger, Pindars
Sier/cs/ieder, 1830 ; L. Gcrralo, La lecniça composizione délie Odi Pinda-
COMPOSITION 413
Toute œuvre d'art, quelle qu'elle soit, renferme une
certaine idée fondamentale qu'elle a pour objet d'expri-
mer et qui en relie toutes les parties par sa propre force.
Mais on comprend que cette idée peut varier beaucoup
soit quant à sa nature, soit quant à son mode d'action,
selon les conditions propres à chaque art; et, par consé-
quent, Tunité qui en résulte dans chaque circonstance
doit être loin de présenter toujours les mêmes caractères.
Il y a des idées oratoires, des idées épiques, des idées
dramatiques, des idées lyriques; et chaque sorte d'idée
engendre une sorte d'unité particulière. Une idée oratoire
est une idée capable de donner naissance h une suite de
déductions et de raisonnements animés par là passion. Une
idée épique ou dramatique consiste essentiellement dans
l'invention d'une action qui, avec plus ou moins de rapi-
dité, par des récits ou par des scènes, avec ou sans épi-
sodes, se prépare, se noue et se dénoue. La question est
donc de savoir ce que c'est qu'une idée lyrique, quelle
mesure de logique, d'abstraction, de rigueur elle com-
porte, et ce qui la distingue d'une idée oratoire ou sim-
plement poétique.
Rien de plus souple qu'une idée lyrique. Étant discours,
le lyrisme est capable d'exprimer des idées abstraites et
de les lier logiquement ensemble ; mais, étant une mu-
sique, il est capable aussi de se passer de liaison logique
et d'abstraction pour s'adresser à l'imagination d'une ma-
nière toute sensible. 11 en résulte qu'une idée lyrique
tantôt se rapprochera davantage d'un jugement de la rai-
son et tantôt sera plus semblable à une idée musicale.
Or, qu'est-ce qu'une idée musicale? C'est une certaine
forme mélodique qui est excitée dans l'imagination du
musicien par une disposition particulière de son âme. Ou
riche, Gênes, 1888 (bon résumé des théories antérieures et conclu-
sions judicieuses).
414 CHAPITRE VII. — PINDARE
n'ira pas y chercher une proposition proprement dite,
avec un sujet, un verbe et un attribut. Il en est quelque-
fois de même de l'idée lyrique. Un certain entrelacement
d'images et de pensées, fournies sans doute par les cir-
constances extérieures, mais colorées par Timagination
du poète et qui s'appellent les unes les autres comme les
notes d^un chant, peut laisser dans Tâme de l'auditeur ou
du lecteur une impression difûcile peut-être à formuler
avec précision par les procédés logiques et abstraits de
la prose, mais cependant nette et profonde.
Dans la xiv® Olympique, d'une brièveté si gracieuse,
ridée lyrique est de ce genre. L'ode est adressée à un
enfant, Asopichos d'Orchomène. Le poète effleure rapi-
dement tous les groupes d'idées que les lois de son art
lui offraient : louange directe du vainqueur, mention de
son père, prière aux divinités d'Orchomène, etc. Au mi-
lieu de cette variété, Téloge des Grâces, dans son aima-
ble éclat, domine évidemment. C'est cet éloge qui donne
au poème sacouleur générale. Deux nuances s'y ajoutent:
l'une, doucement mélancolique, ramène le souvenir des
auditeurs vers ceux qui ne sont plus ; l'autre, de nouveau
gracieuse et riante, associe ensemble dans les derniers
vers de charmantes images d'enfance et de gloire. Toute
l'ode est si courte que l'esprit l'embrasse aisément tout
entière et ne songe pas à la trouver obscure. On ne sau-
rait pourtant résumer la pensée fondamentale de ce déli-
cieux poème en une maxime abstraite.
II en est de même de la i""^ Pylhique, si pleine de traits
admirables, si claire en apparence dans la plupart de ses
allusions historiques, et dont l'idée générale, Tunité in-
time, a provoqué tant de discussions. Cette pensée n'est
nulle part et elle est partout ; elle n'est nulle part for-
mulée d'une manière abstraite et ne pouvait guère l'être;
mais elle inspire tout le poème. Car elle consiste essen-
tiellement dans ce parallélisme, si profondément senti
COMPOSITION 415
et si fortement rendu, entre l'harmonie sensible de la
musique et Tharmonie supérieure de la vie morale; ou
plutôt, elle est dans la superposition de celle-ci à celle*
là, et dans l'intention par laquelle Pindare passe de l'é-
clat de la fête visible à la beauté invisible de la vertu, déjà
grande dans Tâme deHiéron, mais que ce prince doit ac-
croître en lui chaque jour davantage.
D'autres fois, au contraire, cet enchaînement d'ima-
ges et de pensées est la traduction d'une idée abstraite
précise. Par exemple, plusieurs odes de Pindare, sept ou
huit environ, aboutissent à cette idée que l'homme doit
savoir se modérer. D'autres sont inspirées dans leur en-
semble par l'idée que l'homme ignore ses véritables in-
térêts, ou que l'avenir est incertain, ou que les œuvres
humaines sont nécessairement imparfaites, ou que le mal
se mêle au bien dans la destinée de tous les mortels. Dans
ce cas, l'idée lyrique ressemble, quant au fond des cho-
ses, à une idée oratoire ou philosophique. Mais elle en
diffère absolument par la manière dont elle s'exprime et
dont elle agit sur l'ensemble de l'œuvre d'art. Il n'est pas
rare, par exemple, que cette idée centrale du poème, cette
idée génératrice d'où tout le reste sort, ne soit nulle part
exprimée dans l'ode on termes explicites; ou, si elle l'est,
c'est comme par hasard et en passant. Le poète insinue
son idée plus qu'il ne l'explique ; il se garde de prêcher
et de démontrer. On la sent au fond de son esprit ;
elle est comme le pôle invisible vers lequel son inspi-
ration se tourne sans cesse; mais elle ne s'offre pas aux
regards avec la clarté que préférerait la prose. Elle ne
se traduit môme pas dans tous les détails du poème sans
exception. Cette idée domine, cela suffit. Toutes sortes
d'idées accessoires, d'images brillantes, peuvent se grou-
per autour d'elle et lui faire cortège. Il faut seulement
que ces idées accessoires ne détruisent pas l'impression
générale que le poète a voulu faire prévaloir. Il en est à
416 CHAPITRE VII. — PINDARE
cet égard d'une ode de Pindare comme d'une comparaison
homérique ou d'une fable de La Fontaine. Otez des com-
paraisons homériques les « longues queues » odieuses à
Perrault : la logique y gagnera, mais non la poésie. Cha-
que fable de La Fontaine porte en elle-même sa conclusion
et sa morale ; mais qui prétendra que le poète songe sans
cesse à sa conclusion, que toutes ses paroles y tendent,
qu'il ne s'attarde jamais, chemin faisant, à cueillir quel-
que brin d'herbe ou quelque fleur dont la grâce l'aura
charmé ? Une fable méthodiquement construite ne serait
plus une fable de La Fontaine : ce serait une fable de
Lessing; mais du même coup ce serait de la prose.
La i""® Olympique adressée à Hiéron, la iv® Olympique,
adressée à Arcésilas, sont d'admirables exemples de ce
développement poétique et libre d une idée abstraite ex-
primée plus ou moins vaguement dans Tode elle-même,
mais qui en est, pour ainsi dire, la moralité nécessaire,
et qui se dégage de la diversité des détails comme, dans
Le Chêne et le Roseau ou dans Les Animaux malades de
lapeste^ la conclusion, exprimée ou non par le fabuliste,
sort naturellement du récit.
Voilà donc ce qu'est l'idée lyrique et comment elle agit
sur l'ensemble du poème. Peut-on maintenant discerner
comment, dans l'unité supérieure de cette idée fondamen-
tale, les différents groupes s'ordonnent et se distribuent?
Un premier fait à considérer, c'est la concordance qui
existe dans la poésie de Pindare entre les divisions na-
turelles de la pensée et les groupes rythmiques appelés
strophes et triades. La triade surtout, ce groupe rythmi-
que et mélodique dont l'indépendance est si fortement
marquée, est en même temps pour Pindare une véritable
unité poétique : par un effet très naturel, le mouvement
de la pensée s'est adapté aux cadres du rythme et de la
mélodie. Les exceptions à cette loi sont peu importan-
tes. — Il faut seulement ajouter, pour éviter toute oxa-
COMPOSITION 417
gératioo, que» même à la limite de deux triades consécu-
tives, la séparation entre les deux groupes poétiques
correspondants n'est pas toujours absolument nette et
tranchée; il peut arriver qu'une ou plusieurs des phrases
qui commencent la seconde triade se rapportent au même
groupe d*idées qui est développé dans la première. On
sait qûe^ dans la versiGcation antique, le vers et la phrase
ne concordent pas toujours dans leur développement :
celle-ci enjambe souvent d'un vers sur Tautre. Il se pro-
duit aussi, dans la succession des triades, une sorte
d'enjambement non plus de la phrase, mais de la pensée,
d'où résulte qu'il y a entre deux triades consécutives,
au lieu d'une coupure, une véritable soudure poétique.
Il n'en est pas moins vrai que, pour comprendre
Pindare, il faut tenir le plus grand compte des triades et
de la manière dont les idées s'y distribuent : c'est là un
système de divisions peu nombreuses, très claires, très
simples, nullement arbitraires, qui aide l'esprit à se gui-
der au milieu des difficultés du texte et des détours de la
pensée. Elles partagent naturellement une ode de Pin-
dare en quatre ou cinq parties, rarement plus et rarement
moins. Quelles pensées le poète met-il dans chacune de
ces parties ? Suivant quel dessin se succèdent-elles ? C'est
ce que nous avons maintenant à examiner.
Disons d'abord que, parmi les odes de Pindare, il y en
a dont le dessin est plus simple, et d'autres au contraire
qui sont construites sur un plan plus compliqué. Nous
commencerons naturellement par les premières.
Le dessin de ces odes simples peut se ramener à un
type ainsi construit : au début, la mention de la victoire
remportée et l'indication plus ou moins rapide du sujet
de l'ode, c'est-à-dire de l'aspect particulier sous lequel le
poète envisage la gloire de son héros ; — ensuite, dans
une partie centrale, le développement presque toujoura
mythique de ce sujet ; — enfin, dans une dernière partie»,
HUt. de la Litt. grecque. — T. II. 27
418 CHAPITRE VII. — PINDARE
do nouveaux éloges du vainqueur, accompagnés souvent
de vœux et de conseils. Ce n'est là d'ailleurs qu'une es-
quisse : on sait que les convenances lyriques imposent
souvent au poète l'obligation d'effleurer d'autres idées
que nous n'avons pas mentionnées dans les lignes pré-
cédentes ; il va de soi que tous ces détails ont leur place
ordinaire soit dans la première, soit dans la dernière
partie, où Thabileté du poète n'a pas de peine à les grou-
per autour des idées que nous venons de donner comme
essentielles.
Quant au rapport de ces trois parties avec les triades,
il est très clair ; chacune d'elles en remplit une ou (plu-
sieurs suivant son importance relative et suivant la lon-
gueur totale de l'ode. Habituellement c'est la partie my-
thi(]ue qui est la plus étendue. Quelquefois, très rarement,
il arrive que l'une ou l'autre de ces trois parties (surtout
la dernière) se réduit à quelques vers, et se confond
presque avec une des deux autres. Mais dans le plus
grand nombre des odes le début comprend une triade, la
partie centrale deux ou trois, et la conclusion une. La xi*
Olympique, à AgésidamosdeLocres *, offre un exemple de
ce dessin. Un poème ainsi composé, avec ce retour final
du poète vers son point de départ, est comme un cercle
fermé de toutes parts. Ce contour net et symétrique donne
le sentiment de quelque chose d'achevé. Les idées ainsi
disposées tiennent mieux ensemble. Elles forment un
faisceau que l'art du poète a noué solidement, et que nulle
digression, nul écart d'inspiration ne peut rompre tout à
faits.
Le plan que nous venons d'étudier se retrouve, à peu
d'exceptions près, dans toutes les odes de Pindare. Il
1. La XI* des éditions récentes» c'est-à-dire la x* des manuscrits,
2. C'est ce que nos Académiciens du xviii« siècle, les Fraguier et
les Ghabanon, avaient parfaitement compris et signalé. Cf. Poésie
de Pindare^ p. 364.
COMPOSITION 419
subit, il est vrai, certaines altérations ; il n'est pas tou-
jours aussi simple que dans la onzième Olympique ; des
variations enrichissent parfois le thème élémentaire ; il
se complique un peu davantage. Mais toujours il garde
ce double caractère distinctif, de commencer et do finir
par des éloges (ou, pour employer un terme plus com-
préhensif, par des actualités) et de réserver une place
centrale aux récits mythiques. Deux points fixes, seloa
la remarque de Chabanon, demeurent immobiles au début
et à la fin de chaque poème, et marquent, comme deux
colonnes, les extrémités de la route à parcourir*
Sur les quarante-quatre odes complètes qui nous res-
tent de Pindare S je n*en vois que quatre qui fassent
plus ou moins exception à cet égard ; trois d'une ma-
nière partielle, une seule plus complètement, mais avec
une grâce singulièrement originale. La neuvième Pythi-
que, adressée à Télésicrate de Cyrène, et la première
Néméenne, adressée à Chromios d*Etna, finissent par des
récits mythiques ; la sixième Isthmique, au contraire ^,
adressée à Strepsiade de Thèbes, s'ouvre par une énu*
mération mythologique qui est la seule part faite au my-
the dans tout le poème. Encore faut-il ajouter que ces
exceptions s'expliquent aisément : dans les deux pre-
mières de ces odes, les mythes ont un sens en partie
allégorique ^ si bien que Pindare, à la fin de son poème,
est plus près de son héros qu*on ne serait tenté de le
croire à première vue. La symétrie ordinaire n'est donc
pas tout à fait détruite. II en est à peu près de même de
l'ode à Strepsiade, où les mythes du début ont si peu
: i. En 7 comprenant la y* Olympique, dont l'authenticité, nous l'a*
yons vu» est douteuse.
2. C'est la yii« des manuscrits, qui font à tort de la iii« Isthmique
deux odes différentes.
3. Welcker Ta nié pour la xx* Pythique, mais sans réussir à con<
vaincre personne.
420 CHAPITRE VII. — PINDARE
d'ampleur qu'ils ^peuvent passer pour une simple intro-
duction à la mention des victoires du héros. La dixième
Némécnno, adressée à TÂrgien Thcaeos, constitue, au
contraire, une exception manifeste. Mais il n'en est que
plus curieux de remarquer que le dessin de cette ode est
néanmoins symétrique, grâce à une double innovation
du poète : elle commence, en effet, et finit par des mythes,
et les éloges sont au milieu ; c'est exactement le con-
traire de ce qui arrive habituellement; nous voyons là,
pour ainsi dire, la symétrie ordinaire retournée ^
Quant aux complications du dessin primitif, elles sont
dans Pindare nombreuses et variées. Il serait fastidieux
d'en faire un relevé complet, mais le principe peut en être
énoncé très simplement.
Les points extrêmes de l'ode, nous l'avons dit, restent
fixes ; mais la route qui mène de l'un à l'autre présente
diverses sinuosités; elle a des retours et des enlacements*
Il y a déjà quelque chose de ce genre dans le plan des
odesles plus simples, puisqueles actualités et les mythes,
ces deux éléments nécessaires de toute ode triomphale,
s'y divisent en trois groupes, et que deux d'entre eux
encadrent, pour ainsi dire, le troisième. C'est le même
principe qui préside aux combinaisons plus compliquées :
cette sorte d'enlacement s'y répète et s'y multiplie au
gré du poète. Que les actualités, par exemple, au lieu de
1. Voici le plan de ce poème : — au début, gloire mythique d*Ar-
Ros, patrie de Theaîos (i'« triade): — au milieu, victoires de Theseos
(2« triade), et victoires de sa famille, constamment heureuse sous la
protection fidèle des Dioscures (3* triade); — à la fin, histoire mythi-
que du dévouement de Castor à son frère Pollux, le récit du danger
de Pollux occupant la 4' triade, et celui du dévouement de Castor la
5*. — (L. Schmidt a très bien montré le sens de ce récit mythique :
la fidélité de Castor envers Pollux justifie la confiance de Thesos «t
des siens en la protection de ces divinités). •» Ainsi, la seule ode de
Pindare qui soit construite sur un plan tout à fait différent de ooloi
qu*il a ordinai rendent suivi coafirine du. moins la ftécessUé 4*uim dis-
position symétrique.
G0MP.08ITI0N 4di
former deux groupes, eu forment trois : voila le mythe
central qui devra s'ouvrir, en quelque sorlOt pour rcco*
voir entre ses deux parties le groupe nouveau. Ou bien
encore c'est le premier groupe d'éloges et d'aclualités
qui se divisera de la même manière pour laisser place à
un mythe secondaire, indépendant de ceux qui consti-
tuent le centre et le cœur du poème. 11 serait aisé de citer
encore d autres combinaisons ; mais quelques exemples
nous donneront une idée plus agréable et plus juste de
la variété de ces dessins et de leur relation avec le type
étudié plus haut, que ne pourrait le faire une longue liste
d'analyses abstraites et de Qgurcs plus ou moins géo-
métriques.
La deuxième Olympique, adressée à Théron, nous
montre précisément un bel exemple d'une des deux
combinaisons qui viennent d'être indiquées, je veux dire
un premier groupe d'éloges ou d'actualités coupé en
deux par un mythe secondaire. — «Rois delà phorminx,
8*écrie Pindare, ô mes hymnes, quel dieu, quel héros,
quel mortel chanterons-nous? » Le poète chantera Thé-
ron, vainqueur à Olympic; Théron, Ois d'une race glo-
rieuse, éprouvée jadis par le malheur, mais qui a relevé
sa fortune par l'aide des dieux et par sa vertu (1*^®
triade). — Ainsi les filles de Cadmus, si malheureuses
d'abord, sont désormais abritées contre l'infortune par
rOlympe divin, qui les a reçues après leur vie mortelle.
La race de Théron a subi le même sort depuis le jour
où Œdipe tua son père (2® Iriadc). — Le poète raconte
alors les malheurs de la race d'OEJipc, à laquelle appar-
tient Théron, puis le relèvement des Labdacides par la
gloire même de leur descendant, victorieux, riche, ver-
tueux et sage entre tous (3*= triade).
Voilà, en trois triades, un enlacement régulier d'ac-
tualités et de récits mythiques tout à fait conforme au
dessin des odes les plus simples : on dirait presque ime
423 CHAPITRE VII. — PINDARK
ode entièro, si les derniers mots du poète, en annonçant
un développement nouveau, ne nous avertissaient que
ces trois premières triades ne sont que l'extension du
début proprement dit, c'est-à-dire de ce groupe d*éloges
qui» dans d*autres poèmes moins vastes ou moins com-
pliqués, se réduit à une seule triade.
En effet, Pindare ne se borne pas à nous dire que
Théron est sage en général : il vante sa croyance à la
vie future ; de là un nouveau mythe, la description de la
vie future, qui remplit encore une triade, et qui rend né-
cessaire^ pour terminer Tode, un dernier retour aux cir-
constances actuelles de la fête : c'est l'objet de la cin-
quième et dernière triade ^
g 2. Composition dams les autres genres lyriques.
Ce que nous venons de dire des odes triomphales peut
certainement s'appliquer, avec quelques modiGcations
faciles à deviner, aux autres poèmes de Pindare, aujour-
d'hui perdus.
En ce qui concerne, par exemple, les sources d'inven-
tion, il est clair qu'un encomiorij quelle qu'en fût l'occa-
sion, devait ressembler à un épinicie. Dans les chants
destinés à des fêtes religieuses, hymnes, péans, hypor-
chèmes, dithyrambes, c'était naturellement la légende du
dieu qui formait le centre du poème. Mais ces chants eux-
mêmes étaient encore à certains égards des œuvres do
circonstance : il s'agissait de faire honneur non seule-
ment au dieu qu'on fêtait, mais encore à la ville qui lui
rendait hommage. Les traits particuliers de la fête, les
événements contemporains, les succès ou les revers de
la cité, mille faits et mille idées accessoires devaient en-
richir et modifier le thème primitif. Un fragment d*uD
4. Autres exemples. Poésie de Pindare, p. 369 et suiv.
COMPOSITION 423
dithyrambe de Pindarc contient un admirable tableau du
printemps, pendant lequel se célébrait cette fête de Dio«
nysos K Dans un autre, c'est la fôte de Cybèle, avec l'é-
clat retentissant des cymbales et des castagnettes, avec
la lueur brillante des torches de cire blonde, que le poète
met sous nos yeux\ Dans tous ces chants, l'éloge du dieu,
avec les récits qui s'y rattachent, forme le fond du ta-
bleau. Les prières proprement dites, l'éloge de la cité,
les descriptions de la fête, en sont comme le cadre et la
bordure brillante, qui rehausse l'image principale.
Pour ce qui est de l'art de composer, on ne peut guère
douter que, dans un hymne ou un dithyrambe comme
dans une ode triomphale, Pindarc n*aimât à enfermer le
récit mythique entre deux morceaux plus directement
rattachés à la réalité, une description par exemple et
une prière ; que le mouvement de l'ensemble, triade par
triade, large et facile, ne fût très analogue à ce qu'il
peut être dans une Olympique ou une Pythique ; que l'u-
nité du poème, dans la diversité des détails, ne résultât
d'une harmonie supérieure delà pensée ou du sentiment;
en un mot que ce qui est vrai de l'épinicie ne le soit
également, sauf les différences nécessaires, des autres
poèmes dont il ne nous reste que des fragments. Cela ne
saurait être démontré, mais on peut dire que cela est
certain.
Cet art pindarique, où la grandeur et l'éclat s'associent
avec toutes les délicatesses, est le terme le plus haut où
la poésie lyrique grecque se soit élevée : deux siècles de
1. Fragm. 33.
2. Fragm. 57.
424 CHAPITRE VII. — PINDARE
lyrisme s'achèvent et se couronnent dans les Odes triom-
phales. Après Pindare il y a sinon décadence, au moins
incertitude et temps d'arrêt. Les uns, simples imita-
teurs, manquent d'originalité ; ils font avec talent ce
que Pindare avait fait avec génie. Les autres innovent,
surtout dans le dithyrambe^ et charment encore la foule
par leurs inventions; mais les juges sévères protestent;
aux yeux des critiques d'un goût délicat, l'équilibre en-
tre la poésie et la musique est rompu : c'est réellement
un art nouveau qui commence, et Tancienne tradition
lyrique va tomber dans l'oubli. L'instant si court de la
perfection est irrévocablement passé. C'est une autre
forme de l'art, celle du drame, qui va désormais appeler
à elle et susciter le génie ; elle succède au lyrisme comme
le lyrisme lui-même avait succédé à l'épopée.
Debout ainsi à la limite de deux âges, entré le lyrisme
dorien qui finit et le drame attique qui débute, Pindare
n'en est que plus grand. Il est le témoin du passé plus
que le prophète de l'avenir ; mais ce passé est si mal
connu et Pindare le personnifie avec tant de puissance,
qu'il faut se féliciter que le poète soit si peu un Attique.
C'est bien ainsi que les anciens en jugeaient. Denys d'Ha-
licarnasse vante sans cesse, avec la hauteur de l'inspi-
ration pindarique, cet air d'antiquité, cette sorte de
rouille ou de patine qui rendait le monument du poète
plus auguste encore et plus vénérable *. Chez les moder-
nes, cependant, on sait que sa gloire a subi parfois de
rudes assauts. Objet d'un culte enthousiaste de la part
des poètes artistes de la Renaissance, raisonnablement ad-
miré au xvu* siècle par les défenseurs des anciens, il
fut à la même époque, avec Homère, très fort raillé par
les partisans des modernes, et le xviii® siècle presque
tout entier, plus juste pour Homère, ne le fut guère plus
1. Denys d'Halicarnassc, Arrangement des mois^ c. 22.
CONCLUSION 425
pour lo grand lyrique. Pindarc a d'abord contre lui> aux
yeux des modernes, d*étre difficile à bien entendre. Sa
langue y est pour quelque chose, et Tobscurilô des allu-
sions pour plus encore peut-être. Mais il avait, pour le
prosaïque et raisonneur xviu® siècle, un autre défaut ca-
pital : c'est d être un pur poète, plein de mythes, plein
de belles images, sans la moindre parcelle d action dra-
matique et presque sans passions, malgré la vivacité ap-
parente de certains tours. Il était naturel que ni La Molle
ni môme Voltaire ne prissent à de tels vers un sensible
plaisir. Mais ce qui lui faisait tort au xviii® siècle ne doit-
il pas être pour lui, de nos jours, au gré des lettrés et des
artistes, un titre particulier à la faveur et à l'admira-
tion ?
CHAPITRE VIII
LES ORACLES ; LA POESIE MYSTIQUE
SOMMAIRE
Introduction. — I. Les oracles : § 1. Oracles des sanctuaires ; — J 2.
Oracles des Sibylles et des chresmologues (Bakis, Epiménide;. —
II. La poésie mystique : — Définition des mystôres; principaux
cultes mystiques grecs; leurs origines; leur développement au vi*
siècle; doctrines qui s'y rattachent; principaux genres littéraires
qui en sortent; poésies dites d'Orphée, de Musée, deLinos; auteurs
historiques (Onomacrite, etc.); œuvres anonymes anciennes ; Phé-
récyde. — III. Epopées d'Abaris et d'Aristée de Proconnése. —
lY. Conclusion.
La poésie lyrique, fidèle aux exemples de l'épopée,
étroitement liée d'ailleurs, en ses variétés les plus hau-
tes, au culte public de la cité, avait reproduit presque
toujours les notions qui se rattachaient à la religion des
Olympiens et aux mythes des héros populaires. « Ho-
mère et Hésiode, dit Hérodote, sont les véritables fonda-
teurs de la théologie grecque K » C'est cette théologie,
c'est-à-dire cette science des choses divines, qui inspire
l'ensemble du lyrisme grec.
A côté d'elle, pourtant, dos idées religieuses un peu dif-
férentes vivaient et se développaient, dont la trace se re-
trouve parfois chez les lyriques eux-mêmes. Nous avons
1. Hérodote, II, 53.
ORACLES ET MYSTÈRES 427
noté chez Pindare dos vers où il est question de la vie
future en des termes que ni Homère ni Hésiode n'eus-
sent bien compris *. Ces idées viennent des mystères. En
outre, chez beaucoup de lyriques et même dans l'épopée,
il est parfois question des oracles. Oracles et mystères
sont des branches accessoires de la religion grecque,
d'origine plus ou moins ancienne, d'importance littéraire
évidemment médiocre, mais dont le rôle poétique et mo-
ral fut grand, et qui d'ailleurs, vers la fin du vi« siècle,
arrivent à produire des œuvres d'un caractère spécial,
dignes par conséquent d'obtenir quelques instants d'at-
tention.
Nous examinerons d'abord les oracles ; ensuite la poé-
sie née directement des mystères; enfin quelques produc-
tions d'un caractère épique, mais sensiblement inspirées
quant au fond par les idées religieuses de cette époque.
Le désir de connaître l'avenir a, dans tous les temps et
dans tous les pays, suscité des pratiques destinées à le
satisfaire. Les Grecs n'ont pas échappé à celte tentation
si naturelle : on sait la place qu'a tenue, dans leur vie
publique et privée, la divination sous toutes ses formes*
Mais, parmi ces formes, beaucoup n'intéressent en rien
la littérature : les indications fournies soit par le vol des
oiseaux, soit par les entrailles des victimes, soit par les si-
gnes célestes, soit même parles songes ou par l'évocation
des morts, n'ont jamais fait naître d'œuvres littéraires.
Une seule espèce de divination a eu celte fortune : c'est
celle qui consiste dans une communication directe entre
la pensée des dieux et la conscience d'un inspiré, et qui
1. Bergk a cru retrouver jusque chez Terpandre la trace d'une iri-
ûuence analogue. Cf. Griech, LU,, t. II, p. 82, n. 26.
428 CHAPITRE VIII. — ORACLES KT MYSTÈRES
aboutit à un oracle. Un oracle (xp^^P-^O ^^^ ^^^ parole dis-
tinctement articulée, qu'on peut recueillir par écrit : la di-
vinité, qui la suggère à son prophète, exprime sa pensée
en langage humain, quelquefois en prose, plus souvent
en vers. On voit par là qu un oracle appartient essentiel-
lement à la littérature : il peut être plus ou moins long,
plus ou moins éloquent, plus ou moins original, mais il
relève toujours en quelque mesure de Tart d'écrire.
Les oracles sont de deux sortes : les uns proviennent
d un sanctuaire où la parole du dieu est recueillie et
transmise par un sacerdoce constitué ; les autres sont dus
à l'inspiration individuelle d'un « diseur d'oracles » ou
chresmologue. Sous ces deux formes, les oracles sont en
Grèce d'origine fort ancienne. Le sanctuaire de Dodone
est antérieur à Tâge de l'épopée. Les devins légendaires
des poèmes homériques, les Calchas, les Hélénos, les
Tirésias, les Théoclymène, ont des inspirations qui res-
semblent beaucoup à celles des chresmologues. Mais de
toute cette antique production oraculaire, il ne restait,
aux siècles historiques, qu'une tradition vague etconfuse.
Pour que des souvenirs précis fussent conservés, il fallait
d'abord que ces oracles fussent écrits, ensuite qu'on les
recueillît dans les archives des temples, enfin que quel-
qu'un eût ridée de les en tirer et de les publier. Mais pour
quede telles entreprises fussent possibles, il fallait qu'un
sentiment de curiosité historique s'attachât à ces oracles :
on comprend que cela n'ait pu se produire, sauf exception,
qu'assez peu de temps avant Tàge des premiers logogra-
phes. Il est d'ailleurs évident que le développement de
la poésie grecque profane dut faire sentir son influence
sur la littérature oraculaire, et que les prêtres de Delphes,
par exemple, firent parler le dieu plus éloquemment après
Terpandre et après Solon que dans la période antérieure.
Pour ces diverses raisons, la grande époque des oracles
commence au vi® siècle.
ORACLES 429
§ 1. Oracles des sanctuaires.
Nous n'avons pas à énumércr tous los sanctuaires do
la Grèce où se rendaient des oracles * ; littérairement, il
n'y en a qu'un dont le rôle soit notable : c'est celui do
Delphes; ajoutons, si l'on veut, celui do Dodone, àcauso
do sa vénérable antiquité.
Le sanctuaire de Dodone est déjà mentionné dans
ry/f'adi^^etdans Y Odyssée^. Achille invoque, en faveur de
Patrocle, « Zeus dodonéon, pélasgique», dont les prêtres,
les Se>Xo{ « aux pieds non lavés », ce couchent sur la terre
nuo » ; et Ulysse parle du chêne fatidique qui révèle la
pensée de Zeus. Ce vieil oracle remontait aux Pélasgcs.
Dans la période historique, malgré la rivalité dangereuse
de Delphes, il conserva du crédit, et les Athéniens surtout
semblent l'avoir tenu en haute estime. Mais nous n'avons
plus qu'un très petit nombre de ses réponses. La Mi-
dienne de Démosthène nous en a conservé deux *; elles
sont en prose, assez insignifiantes, et se bornent à pres-
crire des sacrifices : elles sont d'ailleurs contemporaines
de l'orateur altiquc. Chez Pausanias, on en trouve deux,
en vers, et qui passaient pour fort anciennes : Tune
était, disait-on, le plus ancien oracle rendu par une pré«
tresse^; l'autre passait pour bien antérieure à Codros^.
1. Cf. Bouché-Leclercq, Ilisloire de la Divination dans VAnliquité,
t. II, p. 228, n. 1. — Pour plus de détails sur les oracles dont il va être
question, j'indique une fois pour toutes cet excellent ouvrage, qui
est vraiment classique sur la matière.
2. lUade, XVI. 233-233.
3. Odyssée, XIV, 327-328 ; XIX 293-297. Cf. Hésiode, cité par le
Bcholiasto de Sophocle, Trachin., 1169.
4. Midienne, 53.
5. Pausanias, X, 12, 10 :
Ztrjç T)v, 2jtùc ÏTCiy Zeù; ï^atxan' & iieyecXs ZcO,
Fa xapTcoù; àvîei, 8tb «Xi^Cste \uixip9. Taiav.
6. Pausanias, VII, 25, 1.
430 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
Malheureusement, ces prélentions mêmes les rendent
suspectes ^ Quoi qu*il en soit, notons, dans le dernier
vers du second oracle, une belle maxime de pitié chari-
table à regard des suppliants :
• , , txfrat (^ tfjOOt TS xal àyvo^.
C'est tout à fait la pensée de Nausicaa dans V Odyssée :
0 Les hôtes et les misérables sont envoyés par Zeus ^. »
L'oracle de Delphes a beaucoup plus d'importance
littéraire que celui de Dodone. On sait le rôle considéra-
ble qu'il a joué pendant plusieurs siècles dans la vie po-
litique et religieuse de la Grèce. Il est le grand oracle
hellénique. Non seulement les peuples grecs, mais des
barbares mêmes, comme Crésus, le consultent sur leurs
afl'aires. Il répond à tous et s'occupe de tout : les plus pe-
tites choses comme les plus grandes obtiennent son at-
tention. Il consacre Tœuvre des législateurs, intervient
dans les luttes des partis et des cités, donne des conseils
politiques à des souverains^ et en même temps il répond
à toutes les questions insigniGantes ou niaises qu'il plaft
à chacun de lui poser sur ses petites difRcultés journa-
lières : si Ton avait la collection complète des oracles ren-
dus par la Pythie, on aurait le tableau le plus complexe,
le plus bizarre, et peut-être le plus fidèle, de la vie pu-
blique et privée do la Grèce à travers les siècles. Bien que
la plupart soient perdus, nous en avons encore assez
pour nous faire une idée précise du rôle de Delphes, de
son caractère général, de la place qu'il mérite d'occuper
dans l'histoire littéraire ; nous en avons assez, et d'espèces
assez différentes, pour bien saisir ce mélange de sagesse
1. Les belles fouilles de M. Carapanos â Dodone ne nous ont ap-
porté à cet égard que peu de chose : deux cents réponses mutUées ou
insignifiantes (p. 82, pi. xxxviii, 5 et 6).
2. Odyssée, VI, 207-208.
DELPHES 431
et de puérilité, d'élévation morale et de charlatanisme,
de beauté littéraire et de platitude, qui résultait évidem-
ment des conditions mêmes du genre et qui se rencontre
parfois de la manière la plus inattendue dans le petit
nombre de vers dont se compose un seul oracle.
Delphes représente, d'unemanière générale, Tespritaris-
tocratique et dorien : aussi Toracle lutte-t-il, chaque fois
qu'il peut le faire sans danger, contre Tesprit opposé ^ Il
soutient l'aristocratie contre Pisistrate, contre Thémisto-
cle, contre Périclès ; il est plutôt Spartiate qu'Athénien;
mais il agit toujours avec prudence, car ses intérêts maté-
riels considérables, non moins que sa situation morale, lui
font une loi de ne rien hasarder. C'est celte prudence pous-
sée à l'excès qui, au temps des guerres médiques, lui fit
jouer un rôle si équivoque. En matière de religion pro-
prement dite, il admet tous les cultes particuliers; il veut
que chacun honore les dieux « selon la coutume de la
cité » (v6;i.o)ic6Xeu);2). Mais il subit rinflucnce du progrès
général de la pensée grecque, et conçoit la divinité sous
une forme de plus en plus pure. En morale aussi, ses pré-
ceptes s'appuient à la fois sur la vieille tradition grec-
que et, dans une certaine mesure, sur les idées nouvel-
les. Apollon inscrit sur les murailles mêmes de son tem-
ple le fameux MyiSev àyav, qui résume la vieille morale,
et le non moins célèbre rvôOi (yeaorov, qui, dans son sens
primitif et vrai, signifie à peu près la même chose : con-
nais ta condition mortelle, et ne cherche pas à t'élever
au-dessus d'elle. Mais on le voit s'efforcer aussi de sa-
tisfaire à un besoin nouveau de pureté morale, de péni-
tence, d'expiation : les légendes d'Oreste et d'Alcméon en
sont un témoignage'. On le voit également encourager
1. Bouché -Leclercq, t. III, p. 126.
S. Xônophon, Mémorables, J,Z, 1.
3. Bouchô-Leelercq, t. III, p. 148.
432 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
les opinions relatives à la vie future : quelques années
après les guerres médiqucs, le pinceau de Polygnote
couvrit la Lesché des Cnidiens à Delphes de scènes em-
pruntées au monde infernal K Par tous ces traits, on
reconnaît que Tesprit delphien représente assez exacte-
ment, bien qu'avec un peu de timidité, ce qu'il y a do
meilleur dans l'esprit général de la Çrèce.
Mais les circonstances l'obligent à y mêler un alliage
de moindre valeur. Il faut que Toracle prophétise, qu'il
explique le passé obscur, qu'il annonce l'avenir, qu'il
indique des remèdes aux maux qu'on lui signale. Les
remèdes sont souvent bizarres^ les prophéties volontaire-
ment équivoques. D'ailleurs, comme il s'occupe de tout, il
est obligé de se mettre au niveau des puérilités qu'on lui
propose.
La plupart des oracles de Delphes étaient rendus on
vers. La Pythie, livrée à l'inspiration, faisait entendre
des cris confus que les prêtres traduisaient en une
phrase intelligible; mais c'était toujours le dieu qui était
censé parler, et il s'exprimait à la première personne.
Les prêtres prétendaient que l'hexamètre épique avait
été inventé par la Pythie -; en réalité, l'emploi ordinaire
du dialecte ionien dans les oracles prouve que Delphes
n'avait fait que suivre l'exemple des poètes épiques ^ Le
grand développement de l'oracle d'Apollon, sinon sa fon-
dation, est évidemment postérieur à Homère, qui n'en
parle pas. D'autres fois, la réponse de la Pythie était
traduite en prose, sans qu'on puisse dire au juste quelle
raison déterminait le choix des prêtres entre la prose et
les vers. Au temps de Plutarque, il parait que la Pythie
1. Bouché-Leclercq, ibid. p. 153.
2. Cf. plus haut, t. I, p. 67.
3. Hérodote cite un oracle en vers iambiqud (1, 174). D'autres, en
vers ôlégiaques, sont apocryphes ef de date récente (cf. Bouché-I^
clercq. t. III, p. 96, n. 2).
DELPHES 433
s*exprimail presque toujours en prose; et cela se com-
preud, vu la prépoudérauce alors acquise à la prose
dans tousles genres. Mais Plutarque lui-môme, qui donne
cette cxplicalion ^ s'applique à démontrer que cet usage
était fort ancien, et qu'il ne tenait pas au plus ou moins
d'importance des questions posées, puisque Toracle môme
qui avait consacré la constitution de Lycurgue était en
prose ^ Il ne faut d'ailleurs pas confondre ces oracles
en prose, dont l'existence est incontestable, avec les in-
terprétations, en prose également, que les devins atta-
chés au temple pouvaient donner des paroles du dieu.
Quoi qu'il en soit, dans la période qui nous occupe, les
oracles en vers étaient évidemment les plus nombreux,
au moins pour les grandes affaires ; ce sont d'ailleurs
les seuls qui puissent avoir un caractère vraiment litté-
raire et les seuls par conséquent qui doivent nous ar-
rêter.
Que valait cette poésie des oracles? Nous voyons dans
Plutarque que, de son temps, les juges délicats n'en fai-
saient pas une grande estime : ils s'étonnaient que le style
en fût si médiocre et que le dieu des vers, quand il par-
lait pour son propre compte, restât si fort au-dessous des
grands poètes qu'il avait inspirés, par exemple Homère et
Hésiode '. Tout le monde, à vrai dire, n'était pas de cet
avis, et il semble qu'Hérodote, Philochoros, Istros, qui
avaient tant aimé à citer des oracles ^, y eussent vu pour
1. Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, c. 24.
2. Ido ibid.y c. 19. Cet oracle était conservé dans les archÎTes de
Sparte (Plutarque, Contre Colotès, c. 17).
3. Sur les oracles de la Pythie, c. 5. Un peu plus loin, au c. 24,
Plutarque semble trouver que la Pythie fait bien de ne plus appeler
les Delphiens Tcupixâot, les Spartiates 691066^01, les hommes ôpeSvec»
les fleuves 6pe(iir6T0(t. Mais ces adjectifs, qui semblaient bizarres à
Plutarque, sont simplement archaïques et poétiques, et il n'y a rien
à conclure de là contre le style de la Pythie.
4. Ibid., c. 19.
Hitt. de U Litt. grecque. — T. II. 28
434 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
leurs œuvres un ornement. Ils avaient en partie raison.
Il ne faut pas demander à des oracles la passion et Téclat
de répopée. Il ne faut pas non plus s'étonner d'y relever
des obscurités, des bizarreries qui sont évidemment in-
tentionnelles. Dans Texpression du moins de certaines
idées morales ou religieuses, le style de la Pythie fait par-
fois assez bonne figure à côté de celui des élégiaques du
même temps. Elle no semble pas, il est vrai, fort origi-
nale; elle emprunte un peu de toutes mains; mais ses
emprunts sont adroits; l'expression, quand il le faut, a de
la netteté, de l'élégance, même de la grandeur. L'His-
toire d'Hérodote, comme on sait, nous a conservé un cer-
tain nombre d'oracles de Delphes ^ Il suffira d'en citer
deux comme exemples.
Le premier est celui qui fut rendu parla Pythie en ré-
ponse à la question insidieuse que Crésus lui adressait
pour l'éprouver '. Crésus avait fait demander à quoi il
s'occupait au moment même où ses envoyés étaient en
train d'interroger l'oracle. Or il avait imaginé de faire
cuire, dans un bassin de cuivre à couvercle, des morceaux
de tortue et d'agneau mis ensemble. La réponse de l'oracle
commence par deux beaux vers sur l'omniscience d'A-
pollon ; elle tombe ensuite dans la trivialité entortillée
que réclamait la nature de la question posée. C'est l'image
en raccourci des grandeurs et des misères de la Pythie.
Voici les vers :
Je sais le nombre des grains de sable et la mesure de la
mer. Je comprends celui qui est muet et j'entends la pensée
que nulle voix n'exprime. — Voici qu'une odeur m'arrive :
une tortue à l'épaisse cuirasse cuit dans Tairain avec des
chairs d'agneau; au-dessous l'airain s'étend, et au-dessus Tai-
rain la recouvre.
L'autre oracle est, d'un bout à l'autre, plus digne d'A-
i. Hérodote, I, 47 ; 55 ; 66; 85 ; 174; etc.
2. Hérodote, I, 47.
DELPHES 435
pollon K Un certain Glaucos avait demandé au dieu s'il
pouvait retenir un dépôt en jurant qu'il ne l'avait pas
reçu. Le dieu lui répondit :
Glaucos, fils d*Épikydés, triompher par un serinent et gar-
der le dépôt vaut mieux pour aujourd'hui. Jure donc, puisque
aussi bien la mort attend celui même qui ne se parjure pas.
Mais le Serment a un fils, sans nom, sans maius, sans pieds;
et celui-ci vole rapide jusqu'à ce que, saisissant la race et la
maison du parjure, il l'anéantisse. Quant à Thomme à la pa-
role loyale, sa postérité fieurit après lui.
Glaucos, ajoute Hérodote, rendit le dépôt; mais le dieu
punit la simple pensée du crime comme si elle eût été
suivie d'effet. Ce jour-là, le dieu avait pensé et parlé
comme Solon et comme Tiiéognis.
§ 2. Les sibylles et les chresmolooues.
Les sanctuaires n'avaient pas seuls le privilège de
transmettre aux hommes les oracles des dieux. On recon-
naissait la même puissance à deux sortes de personnes
inspirées, les sibylles et les chresmologues.
Le nom de Sibylle (dont l'étymologie est douteuse)
parait avoir signifié simplement une prophétesse ^. On
a quelquefois appelé la Pythie elle-même une «sibylle'».
Mais, d'ordinaire, ce mot désigne des prophétcsses légen-
daires qui n'étaient censées relever d'aucun temple. La
plus ancienne que reconnût la tradition ^ s'appelait Héro-
1. Hérodote. VI, 86.
2. Bergk [Gnech. Lit,, t. I, p. 342, n. 90) le rattache à une forme
éolienne de (Toqpoc qui serait (tj^o; (d'où aussi le nom de JI'htj^oq),
Voir dans Bouché-Leclercq, t. II, p. 159, n. 1, un résumé des nom-
breuses étymologies proposées.
3. Heraclite (dans Plutarque, Sur V oracle de la Pythie, c. 6). Bien
que Tassimilation ne soit pas formellement exprimée, elle semble à
peu près certaine, selon le remarque de Bergk.
4. Pausanias, X, 12, 1.
436 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
phile; elle était Glle de Zeus et d'une fille de Poséidon.
Une seconde sibylle, portant le rnème nom, avait vécu
encore avant la guerre de Troie : on colportait des ora-
cles sibyllins qui annonçaient diverses péripéties de
cette guerre; on plaçait sa naissance sur le mont Ida;
elle était fille d*une nymphe idéenne et d*un mortel; c'est
la sibylle qu on appelle ordinairement « sibylle Ery-
thrée », à cause de la couleur rouge de la terre aux en-
virons de Marpcsse^ où elle vivait et où elle mourut ^
Mais on la faisait aussi voyager. Elle allait à Claros, à
Colophon, à Délos, à Delphes. Les oracles sibyllins ve-
nant à se répandre avec l'extension graduelle des colonies
grecques, on multiplia le nombre des sibylles. Il y eut
une sibylle Libyenne; il y en eut une en Italie, à Gumes,
celle-ci d'abord confondue avec la sibylle de l'Ida (qu'on
croyait seulement ensevelie h Cumes), plus tard distincte,
à mesure que de nouveaux oracles lui furent attribués.
Il y en eut beaucoup d'autres encore *.
On voit que nous sommes là en pleine légende. Il est
remarquable que ni Homère ni Hésiode ne parlent des
sibylles : c'est probablement donc à une date plus récente
que le type môme de la sibylle fut conçu et arrêté. Il y a
d'ailleurs une distinction à faire entre les oracles attri-
bués aux sibylles. Aristophane ' et Platon * y font allu-
sion : il est donc certain que beaucoup d'oracles de ce
genre circulaient alors déjà dans le monde grec. Peut-
être même en avait-on fait quelque recueil \ Mais ceux-
1. naTp\; Se |ioî â(TTiv âpuôpT) — MapnYjaaoc, disait un oracle sibyllin
cité par Pausanias (ibld.).
2. Cf. Bouché-Leclercq, t. II, p. 164 et suiv.
3. Paix, V. 1093 et 1116.
4. Phèdre, p. 244, B ; Théagès, p. 124, D.
5. Hérodote ne nomme pas une fois la sibylle. £st-ce dédain 7 ou
bien est-ce que le recueil en question aurait était formé seulement
entre la composition de Touvrage d'Hérodote et celle de la Paix d'A-
ristophane?
SIBYLLES — GHRESMOLOGUES 437
là nous sont à peu près complètement inconnus. D'autre
part, le succès même de ces oracles et la multiplication
des sibylles provoqua la création d'une longue série
d*apocryphes, et il finit par exister plusieurs sortes do
livres sibyllins. On connaît l'histoire des livres sibyllins
de Rome, plusieurs fois brûlés, reconstitués, épurés. Ils
passaient pour être primitivement l'œuvre de la sibylle
do Gumes, mais refaite plus tard avec des oracles de la
sibylle Erythrée. D'autres oracles de même sorte furent
fabriqués à Alexandrie par des Juifs ^ Rien de tout cela
n'intéresse l'histoire littéraire du vi* siècle avant J.C.
La littérature sibylline, dont l'origne remonte pourtant
à peu près à cette date, n*cst plus qu'un nom pour l'his-
torien qui doit se renfermer dans l'étude de ce temps.
Les chresmologues ne doivent pas non plus nous ar-
rêter longtemps. Parmi ces « diseurs d'oracles », les uns
sont purement mythiques; les autres, au contraire, sont
des personnages réels, mais dont la légende s'est em-
parée de bonne heure, au point de les rendre à peu près
méconnaissables. Des uns comme des autres, il ne nous
reste que peu de souvenirs vraiment intéressants pour
l'histoire de la poésie grecque.
Les plus célèbres des chresmologues mythiques sont
Musée, dont nous aurons à reparler tout à l'heure, et
surtout Bakis. Ce dernier mérite quelque attention à cause
de la grande notoriété dont jouirent ses oracles. Héro-
dote le respecte-; Aristophane le tourne en ridicule^;
1. Cf. G. Alexandre, Oracula sibyUina, 2« éd., Paris, 1869; F. De-
\2L\xn2iy t Moines et Sibylles dans l'Antiquilé judéo-grecque, 2® éd., Paris,
4874; B. Badt, Oraculorum sibyUin(yrum liber quar tus, Breslau, 1818;
Otto Gruppê, Die griech. Culte und Mythen in ihren Beziehungen zu
den Orienlalischen Religionen, Leipzig, 1887, t. T, p. 675 et suiv.
2. Hérodote, VIII, 20; 77; 96; IX, 43. Dans les deux derniers pas-
sages, Hérodote le cite avec Musée.
3. Aristophane, 67iet?a/ter«, 123, 1003; Paix, 1070, 1119; Oiseaux» 962,
970.
438 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
double prouve de la place considérable qu'il occupait
dans la pensée des Athéniens du v^ siècle K La tradition
le faisait naître en différentes parties de la Grèce, tantôt
on Béotic, tantôt en Ârcadie, tantôt en Attique; on finit
par supposer qu'il y avait eu plusieurs Bakis. Les plus
fameux de ces oracles, ceux que cite Hérodote et qui lui
valurent tant de crédit à Athènes^ étaient relatifs aux
guerres médiques; comme ses prédictions sont très pré-
cises en effet, il est clair qu'elles ont été faites après
Tévénement; cela en indique la date; mais il est probable
qu*il était déjà connu par d'autres oracles au siècle pré-
cédent. Le style de ces vers est un bon pastiche de celui
des élégiaques et de Toracle de Delphes ^.
Hérodote mentionne encore divers chresmologues, —
Amphilytos, Lysistratos, — qui paraissent avoir été des
personnages historiques. Il met Amphilytos en relations
avec Pisistrate et rapporte un de ses oracles ^ On peut
seulement se demander si ce personnage, qui converse
avec le rusé tyran dans le plein jour de l'histoire, est un
véritable inspiré, un homme qui prophétise en son propre
nom, ou s'il ne serait pas plutôt un de ces collecteurs
d'oracles qui interprétaient les vers des vieux chresmo-
logues et qui furent si nombreux à Athènes de tout
temps.
Le môme doute ne s'applique pas à Épiménide, person-
nage incontestablement réel (malgré les légendes qui
1. Les oracles de Bakis ont été réunis par Alexandre, Excursus ad
sibyllinai p. 134-136. Voir, dans l'ancien recueil des mémoires de TA-
cadémie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXIII, p. 187-212, un in-
téressant travail de Fréret intitulé : Observations sur ies recueils de
prédictions qui portaient le nom de Musée, de Bacis et de la Siftylle.
2. Cf. Surtout Hérodote, VIII, 77 :
Aia AixT) (fffifjfjti K6pov, "Vêpto; vl6v,
Ssivbv pLai(«>caovTa, etc.
3. 1, 62.
GHRESMOLOGUES 439
renvironnent) et véritable chresmologue au sens le plus
précis (lu mot K La tradition le faisait naître & Gnossos,
en Crète. Quelques-uns lui donnaient pour mère une
nymphe. Les nymphes, d'ailleurs, le nourrirent toute
sa vie d'une substance merveilleuse qu'il tenait enfermée
dans le pied d'un bœuf. Il dormit de longues années dans
une grotte, puis se mit à prophétiser. Sa vie dura, selon
les uns, cent cinquante-sept ans; selon les autres, deux
cent quatre-vingt-dix-huit ans. Il en est d'Épiménide
comme de Pythagore : il a été presque aussitôt trans-
formé par la crédulité populaire en une sorte de dieu ou
de héros. Quoi qu'il en soit, il y a dans sa vie un fait dont
on ne peut douter, et qui le rattache à la réalité histo- ,
rique : c'est sa venue à Athènes au temps de Selon; il y
fut appelé, dit-on, sur la recommandation de l'oracle de
Delphes, pour puriGer la ville, inquiète du meurtre de
Gylon. Épiménide a donc vécu dans la première moitié
du VI® siècle *. — On lui attribuait une foule d'ouvrages,
évidemment apocryphes pour la plupart : une Théogonie
en vers hexamètres, une épopée sur les Argonautes, une
autre sur Minos et Rhadamanthe. On lui prêtait jus-
qu'à des ouvrages en prose, et notamment un Traite sur
la consiiiution de la Crète ! Avec cela (ce qui nous ramène
i. Sur Épiménide» cf. la biof^raphio de Diogône Laërce, I, 109 et
Buiv., et la notice de Suidas, v. 'E?ci|iev{$T];.
2. C'est ce qui est absolument confirmé par ce fait qu'au temps de
Xénophane, qui ne peut avoir écrit plus tard que la seconde moitié
du VI" siècle, Épiménide était déjà mort et déjà légendaire (Diogène
Laërce, I, 111). (Cependant Platon {Lois, p. 6iâ, D) dit qu*Épimonide
vint à Athènes dix ans avant les guerres modiques. Cette affirma-
tion est difficile à expliquer. Quelques-uns imaginent un second Épi-
ménide : c'est là un remède désespéré. D'autres supposent qu'il s'a-
git là d'un vieil oracle d'Épimcnide remis en lumière au temps des
guerres médiques : mais le texte do Platon dit tout autre chose. Le
plus simple est peut-être de supposer que Platon, au moment où il
écrivait ce passage des Lois, a confondu le nom d'Épiménide avec
quelque autre.
440 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
du moins au thaumaturge), un Traité sur les sacrifices.
Quelques-uns de ces ouvrages étaient probablement fort
récents, et postérieurs même à Platon. La Théogonie peut
avoir été authentique; Épiménide y racontait lorigine
des choses en faisant sortir le monde d'un œuf, engendré
lui-même par divers éléments dont les plus anciens étaient
l'air et la nuit, puis le Tartare \ Il est difOcile d'apprécier
soit la valeur exacte, soit la source vraie de ces concep-
tions. Ce qui est sûr, c'est qu'on avait sous le nom d*Épi-
ménide, dès le vi® siècle, un recueil d'oracles (XpYi<T(iLo{)
et un recueil de chants purificatoires (KaOapjto?), car c'est
seulement à cette condition qu'on peut s'exph'quer la for-
*mation des légendes relatives à sa personne. Ce qui nous
reste de tout cela est fort peu de chose et ne mérite guère
une étude littéraire*. Notons seulement, d'après Aristote',
que les « oracles » d'Épiménide s'appliquaient moins à
l'avenir qu'à la découverte, dans le passé, de certaines
fautes restées inconnues, et en particulier sans doute de
certaines fautes qu'il était nécessaire d'expier pour en
effacer les conséquences. Ces « oracles » étaient donc
en relation étroite avec les « purifications » qu'ordonnait
le prophète et avec les chants destinés à ces cérémonies
expiatoires. Notons aussi l'apparition de ce genre nou-
veau, les KaOap[toî, qui répond à toute une transforma-
tion des idées morales et religieuses, et qui nous ache-
mine à la seconde partie de notre sujet, l'étude des mys-
tères.
II
Les mystères sont, d'après l'étymologie, des cultes du
1. Damasciiis, De principiis, c. 12i, p. 383, Kopp.
2. Voir Kinkel, Epicorum grœcorum ft-agnienta, 1. 1, p. 230-238 (Bi-
blioth. Teubner).
3. Rhéionque, III, 17 (p. 1418, A, 21. Bekker).
ORIGINE DES MYSTÈRES 441
silence \ des cultes secrets, où ne sont admis que des
initiés tenus de ne pas les révéler aux profanes. Toutes
les religions anciennes ont eu leurs mystères. En Grèce,
il y en eut de nature et d'origine très diverses. Mais trois
de ces cultes surtout y prirent une importance considé-
rable : ce sont les mystères des Cabires, qui s'accomplis-
saient à Samothrace, ceux de Dionysos Zagreus, célébrés
par les Orphiques, et ceux d'Eleusis, en l'honneur de
Déméter, de Perséphone et d'Iacchos. Les mystères des
Cabires, qui sont peut-être les plus anciens de tous,
n'ont laissé dans l'histoire littéraire aucune trace nota-
ble; nous n'avons donc pas à nous en occuper. En
revanche le Pythagorismc, très différent des mystères
par son origine, a fini par s*en rapprocher pratiquement
et par s'amalgamer môme avec TOrphisme, auquel il a
donné un surcroît de vie : il y aura donc à l'envisager
sous cet aspect.
L'époque à laquelle remonte l'apparition des mystères
en Grèce est fort incertaine. Elle est probablement d'ail-
leurs très différente pour les différents cultes. D'après
la tradition, les mystères des Cabires étaient un legs de
l'âge Pélasgique ^ Quant au culte de Dionysos Zagreus,
il remontait à Orphée, disait-on, et les mystères d'É-
leusis avaient été fondés par Démêler elle-même. II est
possible que ces mystères fussent très anciens, mais ni
Homère ni Hésiode n'en parlent. Le premier témoignage
sur les mystères d'Eleusis est dans l'hymne homérique
1. De (jiuw, fermer (la bouche). — Sur les mystères, on peut voir,
outre Touvrage classique de Lobeck, Agtaophamus, le récent travail
d'Otto Gruppe, Die Gricch. Culte und Mythen, etc. (cité plus haut,
p. 437), dont le premier volume seul a paru (Leipzig^, 1887) ; ou, plus
simplement, Zeller, Philosophie des Grecs, 1. 1, p. 56 (trad. Boutroux),
et Decharme, 3f//Mo/o<//e, p. 389 et suiv., où l'on trouvera d'excellents
résumés de ce qu'on sait sur la question des mystères et des référen-
ces aux ouvrages antérieurs.
2. Hérodote, II, 51.
442 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
à Démêler ^ Pour TOrphisme, si Ton a parfois cru en re-
trouver des traces, comme nous l'avons dit plus haut,
dans la poésie de Terpandre, la chose est au moins dou-
teuse. Il n*y a, en somme, ni témoignages sûrs ni indi-
ces solides qui permettent de Gxer la date à laquelle
remontent ces institutions. On s'explique très bien qu'un
vieux culte détrôné par une religion nouvelle se réfugie
dans le secret ; mais un culte nouveau^ introduit à une
date récente, peut aussi s'adresser d'abord à un petit
groupe d*initiés. Il en est de même des cérémonies qui
ont pour objet d'honorer une divinité soit domesti-
que, soit strictement locale. D'autres fois, enGn, s'il s'agit
par exemple d'une divinité tellurique, on conçoit que sa
qualité même semble appeler de préférence des hom-
mages mystérieux. Entre ces diverses sortes d'explica-
tions, il n'est pas toujours facile do faire un choix. Peu
importe d'ailleurs : quelle que soit la date où les mys-
tères aient commencé d'exister, il est certain que c'est
au Yi^ siècle qu'ils arrivent à jeter tout leur éclat, et
que, tenant désormais une grande place dans la vie mo-
rale de la nation, ils entrent aussi alors dans la vie lit-
téraire.
Ce développement des mystères au vi® siècle s'explique
aisément. On peut d'abord alléguer l'influence orientale,
qui introduit précisément vers cette date, ou peu aupa-
ravant, un large courant de mysticisme dans le monde
grec avec les cultes de Gybèle et d'Adonis. Mais le pro-
grès naturel des choses, en dehors même de toute in-
fluence extérieure, allait au même but. La religion publi-
que dos cités, dont les rites immuables étaient contem-
porains des âges reculés, ne pouvait répondre à tous les
besoins religieux d'une époque plus récente et plus cul-
tivée. Sur deux points, en particulier, elle était tout à
J. V. 364-370
ROLE DES MYSTÈRES 443
fait insufCsante : en matière de morale, et pour ce qui
regarde la vie future. — La vieille morale religieuse
était à la fois capricieuse et dure : les dieux punissaient
plutôt leurs ennemis personnels que les violateurs de
léternelle et abstraite justice; ou, s'ils protégeaient la
justice, c'était souvent d'après des règles que l'humanité
devenue plus raisonnable avait peine à comprendre; la
Némésis pesait lourdement sur le monde; les fils payaient
pour les pères, et payaient avec usure. On pouvait sans
doute fléchir les dieux, mais l'effet de ces tentatives était
toujours incertain ' ; ni la conversion ni le repentir ne
sufGsaient à coup sûr. N'y avait-il donc pas des procédés,
des formules infaillibles ? D'ailleurs, nulle discipline
pratique, nulle règle de vie ne venait en aide aux bons
instincts pour les soutenir et les diriger dans la voie de
la sainteté ; chacun s'arrangeait comme il pouvait, à ses
risques et périls. — Sur la question de la vie future,
c'était pis encore. On sait ce qu'était dans VOdyssée la
condition des morts ^. Même chez Hésiode, les Iles fortu-
nées ne semblent s'ouvrir qu'aux héros épiques '. Mais
pour la foule des pauvres âmes que la mort précipite
chaque jour dans l'Erèbe, quelle destinée les attend?
La religion publique ne répondait rien, ou peu de chose.
Le culte traditionnel des morts impliquait une sorte de
vie obscure et misérable dans le tombeau : rien n'y par-
lait clairement d'une apothéose, désirée cependant par
l'humanité.
Le rôle des mystères fut de répondre en partie à ces
besoins nouveaux de l'âme grecque. On peut se deman-
der pourquoi la religion publique elle-même ne prit pas
cette tâche à son compte au lieu d'en laisser l'honneur à
1. Cf. Bouchô-Leclercq, t. III, p. 152.
2. V. surtout le xi« chant de VOdyssée»
3. Il en est de même do la plaine Elysée, 'HXyatov iceôfov, dans le
iv« chant de VOdyssée.
444 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
d*autrc8 cultes. La raison do ce fait n*est pas, ce semble,
très difficile à découvrir. Pour ce qui est de la vie future,
il est probable que la nature môme des mythes relatifs
aux divinités telluriqucs (célébrées dans les mystères)
mettait sur la voie de la croyance à Timmortalité des
âmes : le germe de ces idées y était latent dès une
époque reculée ; il n'attendait pour se développer que
le besoin qu'une génération plus inquiète eq éprouverait.
En matière de morale, il est aisé de voir aussi qu'une
société plus restreinle, comme était celle des mystères,
devait avoir plus d*aptitude que la grande cité populaire
à s'organiser selon des vues spéciales. Cette considéra-
tion du petit nombre relatif des initiés est d'ailleurs es-
sentielle à tous égards : par cela seul que la société
mystique ne s'ouvrait qu'à des volontaires, c'est-à-dire
à des zélés, elle formait une sorte d'élite où l'enthou-
siasme, la foi, le désir du mieux devaient agir avec une
force inconnue partout ailleurs; la religion publique
sufGsait probablement encore à la foule, à la masse
inerte, lorsque déjà les plus actifs et les plus inquiets,
s'isolant pour être plus libres, se mettaient en quête
d'autre chose. C'était là comme un ferment, dont l'action
peu à peu gagna toute la masse. Au vi® siècle, dans cet
âge d'extrême activité politique, intellectuelle et morale,
les effets de cette fermentation se firent tout d'un coup
sentir de toutes parts, d'abord dans le sentiment reli-
gieux, ensuite dans la littérature, qui dut se prêter à
manifester au dehors des idées et des émotions qu'elle
n'avait pas encore exprimées.
Nous n'avons pas à faire ici le tableau complet des
idées mystiques au vi^ siècle ni des pratiques qu'elles
créèrent : il suffit d'en rappeler très brièvement les
principaux traits pour comprendre la littérature qui en
est sortie.
Les grandes divinités d'Eleusis étaient Déméter et sa
ELEUSIS 445
fille, Coré ou Perséphone, auxquelles il faut joindre
lacchos, plus tard confondu avec le Dionysibs Zagrcus
des mystères orphiques. L'initiation aux mystères
d*£leusis comprenait deux degrés : d'abord les petits
mystères, qui se célébraient chaque année sur la colline
d*Agra, près de Tllissos ; ensuite les grands mystères
ou Éleusinies, qui, au temps d'Hérodote S ^^ se célé-
braient encore que tous les cinq ans, comme les Pana-
thénées et les solennités les plus antiques ^. — Les petits
mystères étaient précédés d'une purification (xaOapjtoç),
dont la nature nous est inconnue. Après la purification
venait l'initiation proprement dite, qui parait avoir consisté
dans la communication de quelques formules sacramen-
telles, dans la révélation du nom secret des dieux (si
important aux yeux des dévots de l'antiquité, comme on
le voit en maint passage d'Hérodote), dans la récitation
enfin de certaines légendes sacrées (Upol Xopi) qui pré-
paraient les initiés à comprendre les spectacles des
grands mystères '. — Dans ceux-ci, en effet, il n'y avait
plus d^enseignement proprement dit ^ ni presque de paro-
les, du moins pour ceux qui^ ayant franchi les derniers
degrés de préparation, en étaient arrivés à Vépoptie
(iîcoiÇTeix), c'est-à-dire à la contemplation directe des cé-
rémonies éleusiniennes. Pendant une douzaine de jours,
l'initié, tour à tour acteur et spectateur, jeûnait, buvait
le kykéon, mangeait le pain de la corbeille sacrée, écoutait
ou répétait les formules saintes, assistait surtout au
drame silencieux qui déroulait devant lui en tableaux
émouvants la légende de Déméter et de Perséphone. On
4. Hérodote, Vm, 65.
2. Decharme, p. 393.
3. Decharme, p. 399-400.
4. Aristote, dans Synésius, Discours, p. 48 (Petau); fragm. 45 d*Â-
ristote (éd. Bekker). Cf. Plutarque, Cessation des oracles^ c. 21 ; Clé-
ment d'Alexandrie, Slrom., Y, p. 689 (Potter) • Textes cités par
M. Decharme.
446 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
voyait Perséphone tour à tour dans la noire demeure
d'Hadès, puis dans la lumière retrouvée du brillant
Olympe ^ L'initié trouvait là une image de sa destinée ;
il se préoccupait d^éviter le Tartare, avec son bourbier
infect et ses supplices S et de gagner la félicité bienheu-
reuse de ceux qui vivaient auprès des dieux '. Il est
possible que ridée de Timmortalité se soit présentée à son
esprit sous la forme d'une série de migrations accomplies
par les âmes à travers des existences successives : un
mot de Pindare Ta fait croire parfois ^ ; mais on ne sau-
rait l'affirmer en ce qui concerne les mystères d'Eleusis;
pour les Orphiques, au contraire, la chose est certaine.
La grande divinité orphique est Dionysos Zagreus :
nom bizarre, moitié grec et moitié barbare, dont l'origine
doit être cherchée, selon les uns, en Phrygie, selon les
autres, enThrace^ Dans tous les cas, Técole orphique,
originaire de la Grèce du nord, adopta Zagreus de bonne
heure, développa sa légende et l'acclimata dans tout le
monde grec. La légende de Dionysos Zagreus est évi-
demment, comme le double nom du dieu, un composé
d'éléments hétérogènes : des traditions étrangères s'y
sont greffées sur un fonds de traditions helléniques. Le
trait le plus saillant de la légende était l'histoire du
cœur de Dionysos, sauvé par Pallas quand les Titans,
ennemis du jeune dieu, l'ont tué et mis en pièces, et qui
reprend vie aussitôt. Le mythe de Zagreus, comme celui
de Perséphone, disait l'éternelle renaissance des choses:
il était facile à une secte enthousiaste, avide d'espérance
et d'immortalité, d'y voir un symbole et d'en tirer une
1. Plutarque, Fragments du Traité de Vâme, 2, 5 (Dubner-Didot);
t. VL p. 331, Tauchnitz.
2. Phédon, p. 69, D.
3. Phédon, p. 69, G; 81, A.
4. Cest le 8i6(t6otoc àpx» ^^^ Pindare attribue à l'àme humaine
(fragm. 114). Cf. Decharme, p. 401 ; Zeller, p. 63.
5. Cf. Bergk, Griech, LU,, t. II, p. 81 ; Decharme, p. 468.
ORPHISM£ 447
doctrine. C'est ce que firent les Orphiques. Ils crurent
à la migration des âmes. Que cette idée vienne de i*É-
gyptc» comme le dit Hérodote S ou simplement du mou-
vement naturel de la pensée grecque, peu importe : le
fait lui-même n'est pas douteux ^. Il est certain aussi
que rOrphisme se tourna de bonne heure vers une con-
ception semi-panthéistique du monde, dans laquelle Zeus
devint le nom de la force universelle ^ Il s'occupa égale-
mont de refaire la Théogonie d'Hésiode en y développant
le rôle des divinités abstraites telles que TAmour et le
Temps. Mais la date précise des diverses inventions
cosmologiques de l'Orphisme est difficile à établir avec
certitude ^, et, littérairement, elle n'a pas beaucoup
d'importance. — Outre un certain nombre d'idées théori-
ques, de croyances plus ou moins arrêtées, de mythes
plus ou moins philosophiques, l'Orphisme eut des récits
et des cérémonies. Les initiés se partageaient dans un
banquet sacré la chair crue d'un taureau, en souvenir de
la passion de Zagrous : c'est ce qu'on appelait Vomophagie;
il est possible que cette coutume soit ancienne. Ce qui
est peut-être plus curieux que Tadoption de tel ou tel
rite particulier, c'est la constitution de ce qu'on appelait
la vie orphique ^ c'est-à-dire de tout un système de pra-
tiques destinées à conduire les âmes vers la pureté et la
sainteté qui devaient, après la fin de la vie présente,
leur assurer un heureux passage à d'autres existences
successives. Les Orphiques, en dehors de l'omophagie,
1. Hérodote, II, 81 et 123.
2. Principaux témoignages dans Platon, Phédon, p. 62, B; 70, G;
Cratyle, p. 400, B. Cf. Zeller, p. 64 et suiv.
3. Cf. Platon, Lois^ p. 175, Ë, et le vers orphique cité par Proclus,
Comment, sur le Timée, p. 95, F :
Zeùç xEçaXi^, Zsùc (lio-o-a, Ai6c Z* èx icdtvia zi-CMXxai,
4. Zeller, p. 95.
5. Orphique ou Bachique. Cf. Hérodote, II, 81 Platon, Lois^ VI
p. 782, D.
448 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
s'abstiennent de manger de la chair ^ ; ils portent des
vêtements blancs et, quand ils meurent, on les ensevelit
dans du lin ^
Par cette discipline ascétique aussi bien que par quel-
ques-unes de ses vues théoriques, TOrphisme présente
des analogies frappantes avec la secte pythagoricienne.
On sait que celle-ci, après la révolution qui, vers la fin
du vi'* siècle, la chassa de plusieurs des villes de la Grande-
Grèce, se rapprocha des Orphiques, et qu'il se produisit
une véritable fusion entre les deux sociétés. Il en résulte
qu'on a quelque peine à distinguer ce qui, dans la secte
nouvelle des orphico-pythagoriciens, vient plutôt dePy-
thagore ou plutôt des anciens Orphiques ^ Ce qui est
sûr du moins, c*est que ce rapprochement n'a pu se faire
qu'en raison d'une ressemblance antérieure assez étroite.
Il est d'ailleurs certain que la conséquence de cette fu-
sion fut un développement nouveau des doctrines orphi-
ques, réservées, comme on sait, à de longues destinées
encore et à plus d une renaissance inattendue. Mais nous
n'avons pas à les suivre dans cette évolution, et c'est
seulement du vi^ siècle que nous avons à nous occuper.
L'épanouissement du mysticisme eut pour conséquence
l'apparition de formes littéraires nouvelles. Les unes se
rattachaient directement aux rites mêmes des mystères ;
par exemple les chants de purification (xaOap[jLot), les hym-
nes (5;/.voi), les discours sacrés (Upol Wy^i). D'autres,
comme les Théogonies (Oeoyoviai), les Testaments (SiaÔYixai)
les <( Cratères » et les « Péplos », sont des œuvres inspi-
rées sans doute par les légendes et par les doctrines
mystiques, mais qui, n'ayant aucun rôle à jouer dans la
liturgie même des mystères, se distinguent par là des
précédentes.
1. Aristophane, Grenouilles, 1032.
2. Hérodote. II, 81.
3. ZeUer, p. 313 et Buiy.
LITTÉRATURE MYSTIQUE 449
Le VI® siècle vit fleurir dans ces deux genres une
foule de productions. On les attribuait en général à quel-
qu'un des grands poètes légendaires dont les différentes
sectes mystiques se réclamaient, Orphée pour l'Orphisme,
Musée pour la littérature élcusinienne, Linos pour le
Pythagorisme orphique. Mais les esprits éclairés n'a-
vaient pas d'illusion à cet égard : Hérodote déjà décla-
rait nettement que tous ces poètes étaient postérieurs à
Homère et à Hésiode ^ De cette vaste littérature apo-
cryphe, un certain nombre de débris sont arrivés jus-
qu'à nous, perdus et comme noyés dans une masse d'é-
crits plus récents encore, si bien qu'il est aujourd'hui
fort difficile de s'y reconnaître. Â côté d'ailleurs de ces
grands poètes légendaires, d'autres noms nous ont été
transmis comme étant ceux d'arrangeurs, d'éditeurs des
vieilles poésies : parmi les arrangeurs, plus d'un certai-
nement avait inventé ce qu'on croyait plus tard qu'il
avait seulement recueilli. D'autres œuvres enfin sont
franchement anonymes, les unes do date tout à fait ré-
cente, mais quelques-unes peut-être assez anciennes. Nous
n'avons pas à débrouiller tout ce chaos, car nous serions
amenés à nous éloigner beaucoup de la période histori-
que où nous sommes parvenus, et cela sans grand pro-
fit pour la littérature, qui n'a que peu avoir dans la plu-
part de ces apocryphes. Il suffira de donner quelques
brèves indications sur les principaux noms et les prin*
1. Hérodote, II, 53. Comparer Topinioa d'Aristote rapportée par
Gicéron, De Nai, Deorum, I, 38 : « Orpheum poetam docet Aristotelea
nunquam fuisse, et hoc Orphicum carmen Pythagorei fernnt cujus-*
dam fuisse Gercopis.» Aristote n'allait pourtant pas jusqu'à nier que
les poèmes orphiques ne rendissent la pensée d'Orphée : c'était seu-»
lement la forme qu'il regardait comme apocryphe. Cf. le commentaire
de Philoponos sur Aristote, Ilep^ ^'^X^^) ^* ^ (reproduit dans le t. V
de l'Aristote-Bekker, p. 1475, A, fragm. 9). Cf. Mélaphys,, p. 1091,
B, 4, où Aristote semble aToir en vue la Théogonie orphique, à la«
quelle par conséquent il attribue quelque valeur.
Hisk. de la Litk. gracqua. — T. II. 29
450 GHAPITllE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
cipales œuvres qu'on peut, avec plus ou moins de certi-
tude, rapporter à Tâge des grands élégiaques et des
grands lyriques.
Les poèmes attribués à Musée étaient fort nombreux.
Hérodote cite ses Oracles ^ ; Aristopbane, à la fois ses
Oracles et ses Remèdes * ; Platon, ses Initiations ', qui
étaient peut-être la même chose que les Purifications *.
D'autres écrivains parlent de sa Théogonie *, de ses
Hymnes^ et en particulier d'un Hymne à Démêler •. Il
ne nous est parvenu de tout cela qu'une douzaine de
vers. Mais la mention qui est faite de plusieurs de ces
poèmes par des écrivains du v® siècle, le respect même
que Platon semble éprouver pour toute cette poésie \
permet de croire qu'elle datait au moins du siècle pré-
cédent et qu'elle n'a pas été sans inQuence sur la pensée
grecque : à ce titre, elle mérite un souvenir.
Sous le nom de Linos, il ne nous reste aussi que quel-
ques vers, sans doute tirés d'une Théogonie ^. La seule
chose à en dire, c'est que l'inQuence d'Heraclite et d'Em-
pédocle y est visible, ce qui marque la date extrême au
delà de laquelle on ne peut les faire remonter.
Les poèmes orphiques sont arrivés jusqu'à nous beau-
1. Hérodote, VII, 6; VIII, 96.
2. Aristophaoe, Grenouilles, 1033 (àxé<jeiç viatov).
3. TeXsTai (Rép. II, p. 361, E; Protag., p. 316, D).
4. Mentionnées par le scholiaste d'Aristophane, au passage cité
plus haut (KaÔap(ioO.
5. Diogène Laërce, Préambule, 3. La SçaTpa de Musée, à en juger
par ce titre, semble de date plus réconte, et postérieure en tout cas
au développement du Pytha^orismo. On peut en dire autant de son
Cratère (Servius, Ad jEneid. VI, 667), qui est probablement le même
que celui de Zopyre d'Héraclée (Clément d'Alexandrie, Slrom., I,
333).
6. Pausanias, IV, 1, 5. On trouvera la liste complète des ouvrages
attribués à Musée dans Kinkel, Fragmenta epicorum, t. I, p. 220 et
suiv. (Teubner).
7. Ion, p. 536, B.
8. MoUach, Fragmenta phitosophorum gnecorum, 1 1, p. 156 (Didot).
MUSÉE — LINOS — ORPHÉE 451
coup plus complètement; mais il y a tout d'abord à leur
sujet une distinction capitale à établir. Tandis que les
poèmes apocryphes de Musée remontent tous assez haut,
le recueil des poèmes orphiques, au contraire, n*a pas
cessé de s'accroître durant des siècles, à cause de la per-
sistance de la secte, qui a duré jusque vers les premiers
temps du christianisme. Aussi le recueil, dans son en-
semble, présente-t-il des œuvres de provenance et d'é-
poque très différentes. Uapparence en est fort disparate:
les unes forment des poèmes qui semblent à peu près
intacts ; les autres sont réduites à l'état de fragments.
L'intérêt d'ailleurs en est fort inégal. Les poèmes intacts
(Hymnes ou Épopées) sont malheureusement les moins
intéressants : ce sont des œuvres de très basse époque,
où quelques vers plus anciens peuvent seulement avoir
été enchâssés *. Les fragments ont parfois plus de valeur,
quand ils sont cités par des écrivains de quelque auto-
rité ^. Mais il y a toujours quelque doute, et chacun
d'eux a besoin d*être examiné de près \ Au point de
vue littéraire d'ailleurs, il n'y a pas lieu de s'y arrêter,
car les seuls qu'on puisse rapporter avec certitude à une
époque un peu reculée sont de valeur médiocre.
A côté d'Orphée lui-même, à qui l'opinion populaire
1. Les poèmes dits orphiques ont été publiés par Q. Hermann
{Orphica, Leipzig, 1805).
2. Les fragments ont été recueillis par Lobeck, Aglaophamus, Kœ*
nigsberg, 1829 (livre II) ; puis, de nouveau^ plus amplement, par
Mullach, dans les Fragmenta philosophorum grœcoruniy t. I, p. 166 et
sulv. (1860, Bibl. Didot), et enfin, plus complètement encore, par
Àbel, Orphica et Pvocli hymnos, etc., 1885.
3. Parmi ces fragments orphiques, deux sont rapportés par Platon
{Cratyle, p. 402, B, et Philèbe, p. 66, G) ; cela suffit pour établir l'exis-
tence au v« siècle d'un recueil orphique, mais non pour permettre
do distinguer ce qui, dans nos fragments, appartenait à ce recueil et
ce qui était de date*plus récente. Sur toutes ces questions, cf. Otto
Gruppe, ouvrage cité, p. 553-558 et 612-675. Cf. aussi 0, Kern, De Or^
phei, Epunenidis, Pherecydit Theogoniis, Berlin, 1888.
452 CHAPITRE VIN. - ORACLES ET MYSTÈRES
attribuait en bloc tous les écrits dits orphiques S des
critiques plus érudits ou plus précis distinguaient d'au-
tres personnages auxquels ils donnaient une certaine
part soit dans la rédaction, soit dans la publication des
ouvrages généralement attribués à Orphée. Un mot seu-
lement sur ces collaborateurs do l'Orphisme.
Le plus connu est Onomacrite d'Athènes. On sait qu'il
fui le principal auteur de la rédaction des poèmes homé-
riques ordonnée par Pisislrate ^ Au temps d'Hipparque,
il fut chargé d'opérer un travail analogue sur les œuvres
attribuées à Musée. ITérodote raconte comment T^sos
d'ITermioné le surprit à introduire un oracle apocryphe
parmi ceux qu'on prêtait à Tantique chresmologue et
comment cette découverte le fit exiler d'Athènes. Il se
réfugia en conséquence à la cour du roi de Perse. Un peu
plus tard, il y retrouva les Pisisiralides, chassés à leur
tour d^Atliènes, se réconcilia avec eux, et, à leur insti-
gation, continua son métier de chresmologue peu scru-
puleux en mettant sous les yeux du Grand-Roi des pro-
phéties qui devaient le décider à jeter un pont sur la mer
pour envahir la Grèce : quant aux prophéties défavora-
bles, il les passait sous silence '. On ne sait quand il
mourut.
Onomacrite se livra sans doute, sur les poésies orphi-
ques, à un travail de collection et d'arrangement ana-
logue à celui qu'il avait fait pour Homère et pour Musée.
On le considérait parfois dans l'antiquité comme l'auteur
de plusieurs poèmes du recueil ; on lui attribuait notam-
ment les Oracles et les Initiations ^. Il semble aussi
résulter d'un passage de Pausanias qu'on le regardait
i. C'est ainsi que Thucydide attribue à Homère tous les écrits ho«
mériques, et notamment THymne à Apollon.
2. Cf. t. I, p. 418.
3. Hérodote, VII, 6.
4. Suidas, v. 'Op^eûc.
ONOMAGIllTE 453
comme ayant écrit la Titanographie y probablcmont
ideatiquo à la Théogonie ^ H était saas douto parmi
ceux qu'Aristotc regardait comme les véritables rédac-
teurs des poèmes dits Orphiques^. Uq éditeur aussi peu
honnête qu'Onomacrito inspire naturellement de la mé-
fiance. Il faut pourtant distinguer : autre chose est d'in-
terpoler une œuvre déjà existante, autre dlMe d'en com-
poser une de toutes pièces. Onomacrite était certaine-
ment un falsificateur, mais il a peut-être trop porté la
peine de sa mauvaise réputation : de ce qu'il était capa-
ble d'intercaler des vers apoeryphes dans un recueil
qu'il publiait, il ne s'ensuit pas que tous les vers du
recueil fussent de son crû, ni qu*ii ait entièrement fabri-
qué un poème épique compris dans le même recueil,
comme la Théogonie.
Avec Onomacrite, on cite le nom de ses collaborateurs
ordinaires, Orphée de Crolono, Zopyre d'Héraclée^ On
attribuait à ce dernier le Cratère^ c'est-à-dire un poème
théogouique où le mélange des éléments qui avaient
formé le monde était sans doule comparé au mélange
de l'eau et du vin dans un cratère.
D'autres poèmes, des Discours sacrés^ en vingt-quatre
livres, une Descente d'Orphée aux Enfers *, un Filet * et
un Péplos (ces mots expriment par une autre image à
peu près la môme idée que le mot « Cratère »» c'est-à-
dire la variété des choses dans Tunité du monde ^)
1. Pausanias, VIII, 37, 5.
2. Cf. plus haut, p. 29, n. i.
3. Suidas, ibid.
4. *lEpo\ >.<Syoi.
5. Katâêao-i; sî; "Afiov.
G. AcxTuov.
7. Comparer avec ces expressions celles dont se sert Phérécyde de
Syros (dans Clément d'Alexandrie, Slrom,, VI, 621, A) : Zeù« icoteî
çâpo; [kiyoL ts xa\ icotx^Xov, xal èv avTÔj noixîXXei Ffjv xal *ûy^^^^ ^^'^ "^^
464 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
étaient respectivement attribués aux Pythagoriciens
Eercops, Hérodicos de Périnthe, Brontinos de Métaponte.
Bien que ces attributions (qui viennent probablement de
Ter udit alexandrin Épigénès^) soient douteuses, elles
permettent d'entrevoir que les poèmes en question, par
certaines de leurs idées, trahissaient des influences ita-
liotes et par conséquent une origine un peu plus récente
que d'autres œuvres. Ajoutons que les Discours sacrés,
qui paraissent avoir été le plus considérable des ouvra-
ges orphiques et comme le manuel théologique de la
secte dans les temps postérieurs, furent particulièrement
en faveur auprès des néo-platoniciens, qui nous on font
connaître assez exactement les grandes lignes. Nous ne
nous attarderons pas à les retracer ; nous laisserons de
côté les mythes de Phanès, d'Éros et d'Éricapée. Outre
que la date de ces inventions est plus que douteuse, cela
ne regarde vraiment que rhistoirc des systèmes philo-
sophiques, et non celle de la littérature ^.
Rappelons enfin ici le nom de Phérécyde de Syros,
auteur d'une Théogonie en prose qui était évidemment,
pour le fond, en relation étroite avec TOrphisme '. Phé-
récyde vivait probablement dans la première moitié du
VI® siècle *. Son nom doit avoir place dans une énuméra-
tion même incomplète des plus vieux écrivains orphi-
ques ' ; mais comme, à nos yeux, c*est surtout à titre
de prosateur qu'il mérite attention, nous aurons occa-
sion de le mentionner de nouveau dans le chapitre sui-
vant.
1. Lobeck, Aglaophamust p. 339-340.
2. Cf. Zeller, t. I» p. 90-99 (trad. Boulroux).
3. Zeller, ibid,, p. 82-88. Le titre exact de Touvrage de Phérécyde
parait avoir été *EirTd(iuxo; (Suidas). Cf. plus bas, p. 469.
4. Diogène Tierce (I, 121) le fait vivre dans la 59" Olympiade (545-
541); Suidas, v. 4>epexu8T)ç, sous le règne d'Alyatte (vers 560); Cicé-
ron {Tuscul. I, 16), sous Servius Tullius (578-r;3i).
5. Suidas rapporte une tradition d'après laquelle Phérécyde aurait
été le maître de Pythagore et le di»ciplc des Phéniciens.
ÉPOPÉES MYSTIQUES 465
III
Nous n'avons plus, pour en finir avec la littérature
mystique, que quelques mots à dire sur une sorte d'é-
popée bizarre qui se rattache assez directement à tout
ce mouvement religieux et qui se résume dans les deux
noms d'Abaris etd'Aristée deProconnèse.
Abaris est un personnage à demi-légendaire, une sorte
de thaumaturge. Il se disait Hyperborécn. On racontait
qu*il avait voyagé par toute la terre sans manger, por-
tant toujours, en signe de sa mission divine, une flèche
qu'Apollon lui avait donnée ^ Entre autres ouvrages, il
avait fait, dit-on, un poème sur Apollon chez les Hyper-
boréens. Mais Hérodote ne semble pas connaître ce
poème, et peut-être Abaris n'avait-il rien écrit du tout.
Aristée de Proconnèse est mieux connu, malgré les
légendes qui obscurcissent aussi son histoire ^. Il vivait
au temps de Crésus ^ Il avait fait un poème intitulé
VArimaspéSy c'est-à-dire THistoire des Arimaspes, peu-
ple hyperboréen fabuleux *. Lui-même racontait dans ses
vers ^ qu'étant inspiré par Apollon, il s*était rendu chez
les Issédoniens, au nord de la Scythie, et que là il avait
recueilli ses informations sur les Arimaspes. Ceux-ci n'a-
vaient qu'un œil : ils étaient robustes, avec de longues
chevelures ^. Plus au nord encore habitaient des vau-
1. Hérodote, IV, 36. Cf. Diodore de Sicile, II, 47, 5 ; Strabon, VII,
p. 301 ; Pausanias, III, 13, 2 ; Suidas, v. *A6ap(c.
2. Hérodote, IV, 14-15. Cf. Tournier, De Anstea Proconnesio et An-
maspeo poemate, Paris, 1863.
3. Suidas, v. *Api<rclaç.
4. 'Api|Aâ(nieia ^titj, en trois livres.
.*). Hérodote, IV, 13 et 16. Fragments dans Kinkel, Fragmenta epi-
corum poelamm, 1. 1.
6. Kinkel, fragm. 3 d'Aristée (cité par Tzetzès, Chil. VII, 686-687).
456 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
tours, gardiens de riches trésors, et enOn, à l'extrémité
du monde, les Hyperboréens proprement dits, peuple
juste et pieux, riche et redoutable, particulièrement
cher à Apollon. On reconnaît là Tun des modèles qui ont
dû inspirer Pindare dans ses récits sur les Hyperbo-
réens ^ Aristée de Proconnèse, en somme, se rattache
plutôt à l'inspiration Àpollinienne de Delphes qu'à
celle des mystères proprement dits; mais les deux
sortes d'inspiration se ressemblent alors en plusieurs
points : des deux côtés, il y a le même goût du mer-
veilleux, le même attrait vers l'inconnu, la même
promptitude à accepter les légendes et les miracles.
Quelques vers du poème des Arimaspes nous ont été
conservés textuellement. L'autour dix Traité du Sublime^
qui en cite un passage ^, trouve ce merveilleux fantasti-
que assez ridicule. Nous serons sans peine de son avis.
Quant au mérite de la forme, les anciens n'en parlent
pas. Il est probable que c'est surtout pour l'étrangeté des
récits, pour la nouveauté des descriptions, qu'on lisait
le poème; on ne s'occupait guère du talent poétique de
l'auteur, simple continuation de la tradition épique, sans
originalité ni éclat; mais on était charmé de le suivre
par l'imagination dans ces pays mystérieux du nord,
qu'on croyait mieux connaître après l'avoir lu.
IV
Il est temps de conclure sur toute cette production
poético-religieuse. Malgré la rareté des débris vraiment
anciens qui sont arrivés jusqu'à nous, on voit sans
peine que cette littérature a été considérable par le nom-
1. Olymp, III, 16; Pyth, X, 30; fragm. 257 (Slrabon, XV, p. 711).
2. Sublime, X, 4.
CONCLUSION 457
bre des œuvres. Elle Ta été aussi par son influence, sinon
par sa valeur absolue. Cette valeur, eu somme, parait
avoir été médiocre. Les poèmes mystiques, comme les
oracles, n ont guère été sans doute, quant à la forme,
que d'assez pâles imitations de la littérature profane.
Quant au fond, ce goût de Tétrange, ces rêveries compli-
quées et puériles, qui jurent si singulièrement avec le
ferme bon sens de la grande poésie grecque, cette ten-
dance à croire aux formules et aux pratiques, sont les
signes d'un état d'esprit dangereux. Cela menait tout
droit aux plus mesquines superstitions, et on le vit clai-
rement un peu plus tard, quand les Orphiques eurent
donné naissance aux Orphéotélestes du iv" siècle. C'est
là le côte médiocre et inquiétant du mysticisme grec.
Pour être juste, pourtant, il faut en reconnaître aussi les
aspects plus élevés, par lesquels seuls s explique le res-
pect d'un Pindare, d'un Eschyle, d*un Sophocle. Car on
ne doit pas croire que les esprits communs aient été les
plus disposés à s'y complaire : c'est plutôt le contraire
qui est vrai. Le mysticisme a été, pour beaucoup d'âmes
vraiment nobles, un rêve bienfaisant et consolateur. A
ce titre, il mérite indulgence. De plus, il a fourni aux
Heraclite, aux Platon, mainte donnée obscure ou bizarre,
mais féconde, que leur génie a transformée en croyant
peut-être seulement l'interpréter; il a donc été pour
quelque chose dans l'apparition de la philosophie reli-
gieuse.
Il a eu sans doute aussi un autre effet pour lequel on
lui doit plus que de l'indulgence, un sentiment de gra-
titude : c'est de développer dans l'âme grecque une cer-
taine faculté d'enthousiasme et d'exaltation qui, pour
dangereuse qu'elle soit en elle-même, n'en est pas moins
une force. Il a très probablement contribué aux progrès
du dithyrambe et de la tragédie. On est amené h le croire
quand on voit d'une part le rénovateur du dithyrambe.
458 CHAPITRE VIII. — ORACLES ET MYSTÈRES
Lasos d^Hermioné, suivre de si près les travaux d*Oao-
macrite qu'il le surprend en flagrant délit de falsiGca-
lion, et, d'autre part, tout ce grand travail poétique d'où
le drame doit sortir s'accomplir précisément au vi* siè-
cle, c'est-à-dire dans la période qui commence avec
Épiménide et qui se ferme avec l'épanouissement de
rOrphisme. Il fallait seulement, pour la bonne santé de
l'esprit grec, qu'un contre-poids à ces tendances fût
trouvé et fît équilibre. Heureusement, l'âge de l'enthou-
siasme mystique fut aussi celui où parurent la science et
la prose.
CHAPITRE IX
APPARITION DE LA PHILOSOPHIE ET DE l'hISTOIRE ;
LA PROSE
BIBLIOGRAPHIE
I. Philosophie. Les fragments des philosophes grecs an-
térieurs à Socrate se trouvent rassemblés dans Mullach ,
Fragmenta philosophorum graecoruniy t. I (Paris, 3 vol., 1880*1881,
Didot).
On les trouvera aussi dans l'ouvrage de Ritter et Preller
{Uistoria philoaophiœ grxcœ ; testimonia auctorum conlegerunt no-
tisque instruxerunt R. et Pr.)> dont la ?• édition a paru récem-
ment.
Tous les fragments des premiers philosophes, de Thaïes à
Empédocle, ont été traduits en français par M. P. Tanuery
dans son livre intitulé : Pour l'histoire de la science hellène (Paris,
1887).
Éditions particulières : Ueraoliti Ephesii reliquias recensuit
I. Bywater, Oxford, 1877 ; — H. Stein, Die Fragmente des Par-
menides izspi ©utîwç, djins les Symbola Philologica Bonnensia in hon,
P, Ritschelii collecta, p. 763 et suiv., 1867; — Empedoclis frag-
menta disposuit, recensuit, adnotavit H. Stein, Bonn, 1852.
Les fragments de Parménide, traduits en français dans le
livre de M. P. Tannery. Pavaient été déjà dans celui de
Francis Riaux, Essai sur Parménide d'Elée, suivi du texte et de la
traduction des fragments, Paris, 18H.
II. HisToiRK. Les fragments des historiens grecs ont été
recueillis par G. MûUer, dans la Bibliothèque grecque-latine
de Didot [Fragmenta historicorum grœcorum, 5 vol., Paris, 18i1-
1870). (le qui reste de> logographes est contenu dans les deux
460 GlIAPITUE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
premiers volumes (surtout dans le premier), mais il faut les
compléter par les Addenda du t. IV.
Pas d'éditions particulières à signaler pour la période étudiée
dans le présent chapitre.
SOMMAIKE
I. Inlroduclion. L*esprit philosophique et l'esprit historique ; origines
lointaines ; développement au vi« siècle ; les Sept Sages ; Ésope ; la
prose ; observations générales sur Tart d'écrire dans la littérature
philosophique et historique de cette première période. — II. La
liUérature philosophique, g l.Goup d'oeil d*ensemble : — Obscurités
relatives aux systèmes et à la chronologie ; rapport de ces ques-
tions avec l'histoire littéraire. Caractère général de la philosophie
grecque primitive ; esquisse de ses progrès ; tableau des écoles ;
apport des races ; enchaînement des doctrines. DifTérentes formes
d'expression : tradition orale des Pythagoriciens (les vers dorés) ;
prose ionienne; poésie, puis prose éléate; poésie sicilienne. S 2.
Études particulières: — Les premiers Ioniens : Thalés,Â.naximnndre,
Anaximène. Les Nombres de Pythagore. L'Être et le Devenir : Xéno-
phane^ Heraclite, Parménide ; les derniers Ëléates. Les systèmes
de conciliation : Ânaxagore, Empédocle, Diogène d'Apollonie. Con-
clusion sur cette période. — III. La littérature historique. Histo-
riens ou logographes : caractères généraux de leur conception his-
torique et de leur art. Les premiers logographes; Hécatée; les der-
niers logographes.
Pendant de longs siècles, la Grèce n'a eu de littérature
que sous la forme poétique; c'est seulement au vi® siècle
qu'apparaissent les premiers ouvrages écrits en prose.
D*où vient cette apparition si tardive d'une forme d'ex-
pression qui semble si naturelle? Il ne faut pas, comme
ORIGINES DE hk PROSE 4GI
on l'a quelquefois essayé, chercher la raison de ce fait
dans des circonstances purement extérieures, telles que
rinvention récente de Técriture ou la rareté du papyrus.
D abord, en fait, l'écriture était pour les Grecs, au début
du VI® siècle, une très vieille acquisition. Quand on voit,
précisément à cette date, des Grecs de condition médio-
cre, des aventuriers au service de Psammétique II,
graver leurs noms et quelques phrases sur les jambes
de deux colosses d'Abou-Simbel, en Nubie S on est forcé
d*en conclure que Tusage de récriture devait être alors
singulièrement répandu dans le monde hellénique. L'é-
tude même de Talphabet grec, la distance qui, dès lo
temps des plus anciennes inscriptions, le sépare déjà do
Talphabet phénicien dont il est sorti ^, lo désaccord qui
existe dans certains cas entre la manière de noter un
même son (et) selon qu'il est primitif ou au contraire de
date plus récente (quoique fort lointaine encore) ^ tout
prouve que Tintroduction de l'écriture en Grèce remonte
sinon au fabuleux Cadmus, comme le disait Hérodote, du
moins à une période extrêmement ancienne des relations
entre la Phénicie et la Grèce ^. Tous les poètes élégia-
ques, tous les poètes lyriques ont su écrire : leurs
œuvres ne pouvaient se conserver que par récriture. Il
est probable que les poèmes hésiodiques furent écrits dès
Torigine ; ce qui ne veut pas dire d'ailleurs qu'ils fussent
destinés à un public de lecteurs : on les récitait sans
aucun doute, mais l'aède ou le rapsode put de très bonne
heure s'aider du secours de récriture. Quant à la diifi-
culté de se procurer du papyrus avant le règne d'Amasis,
1. Koehl, Inscriptiones grœcas anUquissimœ, n» 482.
2. Voir, sur ces questions, Tarticle Alphabet, par François Lenor*
mant, dans le Dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio.
3. Bergk, Griech Lit., t. I, p. 199, n. 36.
4. Pour l'histoire de l'alphabet grec, cf. Kirchboff, Studien zur Ges-
chichte des gnech. Alphabets, 3« éd., Berlin, 1877.
462 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
il n'y a pas lieu de s'y arrêter : les peuples de l'Asie,
sans avoir de papyrus, écrivaient depuis des siècles : les
poètes lyriques grecs trouvèrent aussi des matériaux ; la
pierre, les métaux, le bois, recevaient des inscriptions.
L*usage des tablettes en bois a persisté dans toute Tan-
tiquité. Pour les œuvres littéraires proprement dites, la
matière la plus en usage était la peau. Hérodote ^ dit que
de son temps encore, en lonie, on continuait de dire « de
la peau » (SiçOfioai) au lieu de dire « du papyrus » (6uê>Ai),
par suite d'une vieille habitude, en souvenir du temps
où, faute de papyrus égyptien, on écrivait sur des peaux
de chèvre et de mouton : c'était une sorte de parchemin.
On ne peut désirer un témoignage plus formel et plus
convaincant *. Si la prose est née tardivement, ce n'est
donc pas faute d'écriture ou faute de papyrus ; la raison
en est à la fois plus simple et plus profonde : c'est que
l'esprit grec était encore trop jeune pour avoir besoin
d'uae littérature en prose.
Par « littérature en prose», il ne faut pas entendre, en
effet, toute espèce d'écriture en prose. Bien avant qu'il y
eût des historiens, il y avait des matériaux écrits prêts
pour l'histoire. Les temples renfermaient des listes
(àvaypaçai) de prêtres et de prêtresses, do vainqueurs
olympiques, pythiques, etc.; des procès-verbaux de fon-
dation; des notes relatives à des prodiges, à des épidé-
mies, à des anniversaires; des offrandes ornées d'ins-
criptions ; des recueils d'oracles, etc. Dans les prytanées
des villes, on trouvait des listes de rois et de magistrats,
des traités, des lois, des actes publics de toute sorte; par-
1. Hérodote, V, 58.
2. L'usage d'écrire sur ces SiçOlpai subsistait encore au temps d'É-
piménide et de PLérécyde, d'où ces locutions proverbiales, 'EicipL-vî-
fieiov ôépjiot (Suidas), 4>£pexv8£iov fiépiia (Plutarque, Pélop. 21), qu'on
cessa parfois de comprendre plus tard et qui donnèrent naissance à
des légendes bizarres : on crut que c'était la peau môme du corps
d'Ëpiméuide qui était couverte d'écriture et gardée à Sparte.
ORIGINES D£ LA PROSE 463
fois aussi des oracles (soit en vers, soit en prose) ou
des iuterprétatioQS d'oracles, comme les célèbres pr^xpai
de Delphes, qui romoalaient, disait-on, au temps de Ly-
curgue, et qui, réglant la constitution Spartiate, étaient
pieusement gardées dans les archives de la cité K L'habi-
tude de noter les faits de ce genre était évidemment fort gé-
nérale et fort ancienne^, bien que la présence de documents
apocryphes donnftt souvent à ces archives un air d'anti-
quité auquel elles n'avaient pas droit. Mais tout cela
n*est pas de la littérature. Les Fastes de la Rome primi-
tive, les Commentaires des Pontifes, les Annales mômes,
n en sont pas davantage. Tant que la prose ne sert qu'à
rédiger un document, à noter un fait au moment même
où il se produit, elle n*est qu'une sorte d'outil néces-
saire à la vie de chaque jour. Ce qui constitue la littéra-
ture, c'est de répondre plutôt à une curiosité spéculative
de l'esprit qu'à un besoin pratique et immédiat. La lit-
térature historique ne commence qu'au moment où le
dépôt d'archives suscite le livre d'histoire. De même, il
n'existe une littérature scientiGque ou philosophique qu'à
partir du jour où un homme, après avoir longtemps fait
sur la nature des observations ou des réflexions immé-
diatement applicables aux nécessités de la vie, se met à
en considérer les résultats d'un point de vue spéculatif
et forme de ces matériaux un livre.
L'apparition de cette chose nouvelle, le livre d'hisloire
ou de philosophie, suppose une transformation profonde
des esprits. Jusque-là, en dehors des besoins immédiats
de la vie pratique, l'esprit n'avait de curiosité pour les
faits que s'ils touchaient la sensibilité ou l'imagination.
1. Plutarquo, Lycurgue, c. 6, 1-2; Oracle de la Pythie, c. 19.
2. Cf. Polybe, XII, 11 (12), 1 ; Denys d'Halicarnasse, Jugement sur
Thucydide t c. 5; Plutarque, Agésilns, 19; Soion, Il ; De Mus., 3; Ta-
cite, Annales, IV, 43; Athénée, XIV, p. 635, Ë; Pausanias, Y, 4, 4,
et 8, 3 ; etc.
4C4 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
Désormais la curiosité purement intellectuelle est éveillée.
On distingue, au moins en principe, le vrai du beau. Une
chose vraie (ou considérée comme vraie) excite Tintérôt
par cela seul qu*on la croit telle, quelle que soit d'ailleurs
la part de beauté ou d'émotion qu'elle comporte. Quand
cette manière de penser vient à se produire, l'âge de la
prose commence. Le rythme poétique est l'expression
habituelle do la sensibilité émue. L'allure irrégulière de
la prose convient à une pensée qui cherche à se détacher
du sentiment, et qui veut recevoir Timage directe des
choses sans l'adapter aux vibrations de sa propre sensi-
bilité, à laquelle elle impose silence.
Une transformation de ce genre ne s'opère pas d'un
seul coup, surtout chez un peuple comme le peuple grec,
dont l'évolution intellectuelle, pendant de longs siècles,
s'est accomplie spontanément, avec une admirable régu-
larité. Aussi n'est-il pas difficile de distinguer longtemps
à l'avance les signes avant-coureurs du changement qui
se prépare. Après la poésie d'Homère, toute dramatique
et passionnée, voici, d'une part, la poésie cyclique et la
poésie généalogique, où se montre le désir d'eochainer
historiquement les légendes les unes aux autres, d'en faire
quelque chose comme une chronique régulière des âges
héroïques; puis, d'autre part, la poésie théogonique, déjà
philosophique en ce sens qu'elle cherche à faire de la
théologie grecque un système ; ensuite le lyrisme et Té-
légie, où la philosophie morale se développe ; enGo les
mystères, dont la théologie prétend corriger et améliorer
celle d'Hésiode. Tandis que la poésie laisse voir ainsi des
germes sans cesse grandissants d'esprit historique et phi-
losophique, le môme mouvement s'accomplit en dehors
d'elle. Les listes de prêtres ou de magistrats, les archives
où se conservent les lois et les traités ne sont pas de
Thistoire sans doute, nous l'avons dit tout à Theure ;
mais avoir l'idée de recueillir les pièces, d'en garder la
LES SEPT SAGES 465
série complète, essayer de remonter par là jusqu'au
passé le plus loiataia (dùt-on pour cela recourir aux
apocryphes), c'est déjà presque un souci d'historien.
Deux autres signes, vers le début du vi® siècle, annon-
cent Tâge de la prose : c'est d'abord la renommée des
Sept Sages, ensuite celle d'Ésope.
Les Sept Sages, sur la désignation desquels on s'ac-
cordait d'ailleurs assez mal, sont des personnages fort
différents les uns des autres à beaucoup d'égards : les
quatre premiers, en effet, qui se trouvent sur toutes les
listes, sont Thaïes, Bias, Pittacos et Solon ; mais ils ont
un trait commun : c'est d'avoir été, aux yeux de la Grèce,
d'excellents maîtres de la vie pratique, des hommes à
l'esprit clair et judicieux qui ont laissé de côté les his-
toires merveilleuses des héros pour tourner toute leur
attention vers le bon emploi de l'heure présente. Il y eut
dans l'antiquité toute une légende des Sept Sages. On
avait fini par se les représenter non seulement comme
des contemporains, mais comme une sorte de confrérie
libre, d'Académie amicale, dont les membres se voyaient
et se réunissaient de temps à autre ^ Delphes en particu-
lier les recevait volontiers. On leur attribuait une foule
de proverbes, de maximes, de préceptes moraux, comme
le célèbre rvôOi aeaurov ou le non moins fameux MyiSèv
ayav 2. A quelle date s'est formée cette légende ? Elle a
dû, à vrai dire, se compléter et se modifier continuelle-
ment. Mais, déjà au temps de Platon, ce groupe des Sept
Sages est constitué avec ses traits caractéristiques ^ La
1. Voir lo Banquet des Sept Sages, attribué à Plutarque. Le festin a
lieu chez Périandre, et Ésope y assiste.
2. Diogène Laërce ouvre ses Vies des phitosophes par la biographie
des Sept Sages.
3. Platon, Protagoras^ p. 343, A. Il nomme Thaïes, Pittacos. Bias,
Solon, Gléobule, Myson et Chilon. D'autres remplaçaient quelqu'un
dos derniers noms par ceux de Périandre, du Scythe Anacharsis»
d'Épiménide, etc.
Hist. de la Litt. grecqae* — T« IT« 30
466 GHAPITRl!: IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
légende a peut-étro pris sa forme définitive à Delphes, où
on lisait sur les murs du temple un choix de maximes
morales attribuées par la tradition soit à Tun, soitàTautre
•des Sept Sages : le rapprochement de ces préceptes sur
une môme paroi conduisait à rapprocher aussi par la
pensée les noms des auteurs. En tout cas, cette légende
ne peut guère être antérieure au début du v* siècle. A la
prendre au pied de la lettre, elle est très fausse ; car elle
groupe artificiellement des personnages dont la plupait
ne se sont à coup sûr jamais rencontrés, et elle leur atlri-
bue sans raison des maximes dont le vrai caractère est
d'être anonymes *. Mais elle renferme pourtant une idée
vraie : c'est que le début du vi® siècle, où elle place la
vie des Sept Sages, se dislingue des âges précédents par
un esprit nouveau, par un goût plus vif des choses
réelles, de ce qui va devenir la science et enfanter la
prose.
La légende d'Ésope peut être rapprochée de la précé-
dente. On attribuait à Ésope de petits récits familiers,
d'un caractère allégorique et moral, où les animaux
jouaient le principal rôle. C'est ce qu'on appelle aujour-
d'hui des fables. On faisait d'Esope un Phrygien, un
esclave, et on plaçait l'époque de sa vie au temps de
Crésus. Hérodote le mentionne déjà comme un personnage
fort connu ^ Une rédaction en prose de ces fables circu-
lait peut-être à Athènes au temps de Socrate '. Ce qui est
sûr, c'est que ces petits récits étaient alors fort goûtés,
et que Socrate lui même en versifia quelques-uns *. L'ori-
gine des fables ésopiques était évidemment très variée.
Quelques-unes étaient aussi vieilles que la race grecque,
\. Les maximes des Sept Sages sont recueillies dans les Fragmenta
philosophorum grœcorum de Miillach (Didot), t. I.
2. Hérodote, II, 134 : AIo-wtco'j toO XoYoïtoioO.
' 3. Le mot XoY07cot(Sc, employô par Hérodote, semble Tindiquer.
4. Phédon, p. 60, G-D.
ESOPE 467
d'autres plus vieilles encore ; d'autres enfin avaient pu
venir de l'Egypte ou de l'Orient. Mais on mettait indis-
tinctement sous le nom d'Ésope tous les récits de ce
genre, quelles qu'en fussent la date et la provenance,
lors(]u*on n'avait aucune indication positive sur leur
origine ^ Nous n'avons pas à étudier ici ce côté de la
question, qui dépasse de beaucoup la littérature grecque
proprement dite. Nous n'avons pas davantage à nous
occuper des rédactions d'Ésope aujourd'hui subsistantes;
ce sont des œuvres de très basse époque, très sèches, et à
peu près complètement dénuées d'intérêt littéraire ; elles
n'ont d'intérêt que pour le fond des choses^. Le seul point
à noter ici, c'est que la tradition grecque, en plaçant le
légendaire Ésope au temps de Crésus, exprimait à sa
manière la convenance qu'elle reconnaissait entre cette
sorte de morale familière et l'âge où la prose avait com-
mencé à paraître. A vrai dire, pourtant, les fables ésopi-
ques, aussi bien que les maximes des Sept Sages, sont
un peu en dehors du grand courant intellectuel de cette
époque : l'œuvre essentielle du vi® siècle, c'est la philo-
sophie et l'histoire, qui amènent avec elles la prose ^.
1. Thfton, Progyntnasmafa, c. 3 (t. I, p. 172, lihetores grœci de
Walz). Los anciens distinguaient d'ailleurs déjà des fables libyennes,
cypricnnes. sybariliques, reconnaissables àce signe qu*elles débutaient
à peu prés ainsi : « Un homme (ou une femme) de Libye (ou de Cy-
pre, etc.), disait, etc. » Les autres commençaient de la manière sui-
vante : AîawTcoî stirev. Voir Thénn, ihid. Sur la fable grecque en géné-
ral, cf. O. Keller, ilniersuchinif/en ùber die Geschichte der gnech. Fabel,
Leipzig. 1802 (Jahrb. f. Piiilol., suppl. IV). V. aussi Welcker, uEsop
eine Fabel (dans ses AV. SchrifLen, t. II, p. 228-263), et Edelestand du
Méril, Uist. de la fable Esopique, en tôte de ses Poésies inédiles du
moyen-âffe» Paris, 1854.
2. L'édition la plus récente des fables d'Ésope est celle de Halm
(18:>2, 2« éd'. 1814, Tenbner).
3. Des trois grandes formes littéraires de la prose grecque (his-
toire, philosophie, êloquonce), une seule, l'éloquence, manque encore,
pour un siècle environ ; nous aurons plus tard à chercher les raisons
de ce fait.
46S CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
Bien quo la prose fût le procédé d*cxprcssion le
mieux approprié au nouvel état de la pensée grecque,
et bien que cette convenance ait été sentie dès Tori-
gine, il y eut d'abord quelques hésitations. D'importants
ouvrages philosophiques furent écrits en vers, et, mémo
en histoire, cette confusion des deux genres n'est pas
sans exemple. Rien de moins surprenant : s'il était natu-
rel que la plupart des représentants de Tesprit nouveau
fussent conduits à marquer Tindépendance de leur
pensée par l'adoption d'une forme également nouvelle,
on comprend aussi que d'autres aient mieux aimé em-
prunter à la tradition antérieure, si brillante et si forte,
une partie de ses ressources, plutôt que de rompre brus-
quement avec elle ; d'autant plus que, dans cette tradition
même, il y avait des nuances, et que la poésie des cy-
cliques ou celle des mystères présentaient déjà, nous l'a-
vons vu, des traces d'une inspiration plus moderne.
Quant à ceux qui écrivirent en prose, ils eurent tout
h créer. De là aussi quelque incertitude. Le caractère
propre de la prose comparée à la poésie, c'est d'être
avant tout analytique et logique : elle est par essence
une sorte de protestation contre la prédominance do la
sensibilité et de l'imagination ; elle vise à l'exactitude et
à la vérité. Au moment où elle naquit, elle dut apparaî-
tre d'abord comme la négation même de l'art, considéré
jusque là comme inséparable de la forme poétique. Ce
n'est pas à dire que la prose ne puisse être, elle aussi,
un instrument d'art admirable ; mais ce qui fait la beauté
d'une grande prose, c'est d'abord la perfection même des
qualités de logique et d'analyse qui lui sont propres :
l'addition de certaines qualités poétiques à celles-là ne
peut se faire avec une entière maîtrise qu'à la dernière
phase de son développement, au temps d'un Platon par
exemple. La prose grecque, pendant les cent premières
années de son existence, n'en fut toujours qu'à la période
STYLE DES PREMIERS PROSATEURS 4Ca
de début ; on ne pouvait encore avoir une claire con-
naissance de ce qui constitue, en prose, la beauté pro-
prement classique, et bien moins encore de ce qui ajoute,
chez certains prosateurs des époques raffinées, aux ver-
tus propres et essentielles de la prose, un reflet inattendu
de poésie. De là, chez ces vieux écrivains grecs, des
tâtonnements et parfois des contradictions. En général,
ils voulaient écrire comme ils parlaient, avec une grande
simplicité, plus soucieux de faire des œuvres vraies que
des œuvres belles. Mais cette simplicité voulue ne pou-
vait pas être sans mélange. D'une part, des réminiscen-
ces poétiques involontaires se mêlent parfois, chez ces
écrivains encore inexpérimentés, au langage de la vie
quotidienne; ils veulent rompre avec les vers, mais leur
phrase, comme leur pensée, est toute hantée de poésie;
des mots d'Homère ou d'Hésiode se mêlent à leurs dis-
cours. D'autre part, quelques-uns ont déjà le sentiment
que la prose doit être capable de force, d'éclat, de
beauté artistique; mais ils ne savent pas ce que ces
qualités peuvent être en dehors de l'épopée et du lyrisme,
si bien qu'ils retombent encore en partie dans le langage
poétique : ils devinent le but plutôt qu'ils ne le voient
clairement ; ils cherchent et ils hésitent. Comme autre-
fois les poètes, ils travaillent sans avoir sous les yeux
aucun modèle étranger ; l'évolution de la prose grecque,
à cet égard, est toute spontanée; mais, à la dift'érenco
des poètes, ils sont précédés par une vieille tradition na-
tionale (la tradition poétique) qu'ils subissent en partie
alors même qu'ils la répudient.
Les courts fragments de Phérécyde de Syros, qui sont
ce que nous avons de plus ancien parmi les vieux monu-
ments de la prose grecque, sont caractéristiques à ce point
de vue K Le titre même de son ouvrage est formé d'un
1. (Jf. le chapitre précédent, p. 451.
470 GHAPITKE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
adjectif composé, obscur et un peu bizarre, qui ne fait
guère songer au langage de la prose : il s'appelle *E7rra-
[i,u*/o; (quelque chose comme L antre aux sept replis). En
voici la première phrase, d'après Diogène Laërce ^ : Zr,;
[JL£V xat Xpovo; £«7av oEet xal XOovt-/i* XOovtvi Se oîîvofxa l'^i^iz^^
F/i, è-ciSï) a'jT/i Zt;; yepa; StSot. Phérccyde, il est vrai,
était un mystique. Mais quelques traces de ce style sub-
sistent encore cent ans plus tard et jusque dans Auaxa-
gore, bien qu'il y ait dans l'ensemble un progrès mar-
qué. Des tentatives fort incertaines dans leurs résultats,
voilà donc le résumé de toute cette période. C'est le ta-
bleau de ces tentatives que nous avons à retracer à la fois
dans l'histoire et dans la philosophie.
Laquelle de ces deux branchées de la littérature doit
avoir la priorité? S'il fallait se décider uniquement d'après
les dates, la question serait difGcile à résoudre. Les an-
ciens ne savaient déjà plus quel était le premier en date
des prosateurs grecs. Était-ce l'historien Cadmos de Milct?
Ou Phérécyde de Syros, qu'on rangeait parmi les philoso-
phes, bien qu'il ne fut en réalité ni philosophe ni histo-
rien, mais plutôt mystique? Il ne semble pas, à vrai dire,
que les titres de Phérécyde de Syros soient bien soli-
des. Dans l'incertitude des témoignages relatifs aux da-
tes, on ne peut se régler que sur des conjectures; mais
pourquoi un théologien mystique, dont la pensée restait
au fond toute poétique, eût-il écrit en prose, s'il n'avait
eu déjà sous les yeux d'autres écrits de ce genre pour
lui frayer la voie? C'est donc Cadmos de Milet qui dut
avoir cet honneur, à moins que ce ne soit un véritable
philosophe, Anaximandre. par exemple, ou quelque in-
connu. Peu importe d'ailleurs. Nous commencerons par
i. Dio^éne Laërce, I, 119. J'adopte les diverses corrections propo-
sées pour ce passage par M. 11. Weil [Revue de Philologie, 187S,
p. 85).
LA LITTÉRATURE PHILOSOPHIQUE 471
étudier les écrits philosophiques, parce que plusieurs sont
en vers et qu'aucun, durant cette première période, n'a
jamais été compté parmi les chefs-d'œuvre durables do
la prose grecque. L'histoire, au contraire, dans le mémo
temps, n'écrit guère qu'en prose, et elle produit enfin
Hérodote. Logiquement donc, sinon en fait, elle corres-
pond à une étape plus avancée dans le développement de
la prose grecque.
II
§ 1. Coup d'œil suu l'enskmble de la littérature
philosophique.
Do toutes les œuvres philosophiques écrites avant
Platon, il ne nous reste que des fragments, cités par des
écrivains de dates fort différentes et dans des intentions
très diverses, les uns pour leur intérêt littéraire, les au-
tres à titre d'arguments dans une discussion philoso-
phique, quelques-uns seulement en vue de faire con-
naître historiquement les doctrines de leurs auteurs. 11
en résulte qu'il est fort difficile de reconstituer ces doc-
trines avec précision et continuité : on en ressaisit quel-
ques parcelles, mais à chaque instant la chaîne se
rompt, et les proportions générales échappent; d'autant
plus que, parmi les anciens eux-mêmes, tous ne citent pas
d'original. Beaucoup d'écrits furent perdus de bonne heure
et on ne les connut désormais que par des extraits ou par
d'autres citations antérieures.
Même obscurité sur la chronologie, si importante pour
établir le développement de chaque système et Tinfluence
qu'ils ont eue les uns sur les autres. Les dates de tous ces
vieux philosophes sont fort incertaines. La plupart de nos
renseignements nous viennent, à travers plusieurs înter-
47^ CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
médiaires sans critique, des savants de Tépoque alexan-
drine, tels qu'Apollodore, Sosicrate, Sotion : Diogène
Laëi'ce, notammeot, les cite sans cesse \ Or il est aisé
de voir que les dates données par ces divers érudits
étaient loin de concorder toujours. C'est la preuve que
déjà de leur temps presque toute information directe et
positive faisait défaut : on en était réduit à des conjec-
tures appuyées sur Tétude des œuvres, sur les allusions
des contemporains et des successeurs, sur tous les indi-
ces enfin qu'on pouvait trouver. Il est probable que ces
érudits usaient ordinairement de leurs matériaux avec in-
telligence, mais on s'aperçoit promptemcnt qu'ils obéis-
saient aussi à des préoccupations systématiques telles
que le désir, par exemple, de trouver partout des succes-
sions régulières de maîtres et de disciples et de mettre
à tout prix les hommes en relations les uns avec les autres.
D'autres s'appliquent à déterminer le moment le plus
brillant {àx[i.r;) de chaque écrivain, et le rapportent d'une
manière arbitraire à Tâge de quarante ans. De telle sorte
que toutes ces dates sont fort sujettes à caution, et que
nous ne pouvons nous flalter d'atteindre à autre chose
qu'une approximation assez grossière.
Nous n'entrerons pas dans tout le détail de ces discus-
sions. Pour ce qui est des doctrines, Thistoire littéraire
peut se résigner facilement à ignorer beaucoup : ce qu'elle
cherche surtout à mettre en lumière, c'est cette partie de
la doctrine qui, dans le philosophe, montre l'homme,
c'est-à-dire une certaine forme d'esprit qu'elle peut ratta-
cher à d'autres échantillons analogues. Elle n'a donc pas
à reconstituer chaque système dans son intégrité; il lui
suffit de quelques traits décisifs et caractéristiques ; peu
lui importe, après cela, qu'un Heraclite, par exemple, ait
i. L'ouvrage de Diogène Laorce, lUç\ fjtcov xa\ SoYiiarcov twv iv 91-
Xodoyta £J5oxijiir,^dtvT(ov, e.=>l aujourd'hui notre principale source.
ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 473
résolu d'une manière ou d'une autre tel problème secon-
daire qui n'a par lui-même que peu d'intérêt. Poureequiest
de la chronologie, il faut aussi s'en tenir aux grandes li-
gnes. Dans cette mesure, il est possible d'arriver à des con-
clusions solides. La meilleure chance, on le conçoit, c'est
quand les philosophes eux-mêmes ont fait allusion h quel-
qu'un de leurs prédécesseurs; la suite, alors, s'établit
avec netteté. Quoi qu'il en soit, jetons d'abord un coup
d'œil sur l'ensemble de cette histoire pour en démêler les
caractères essentiels et les directions principales '.
Bien que « philosophe » soit un mot grec, ce n'est pas
ainsi qu'on désigna d'abord ceux qui créèrent ce que nous
nommons philosophie. Le terme ordinairement.usité était
celui de « savant » ou de « sage, » copo;, mot vague, qui
a changé plusieurs fois de sens à mesure que changeait
en Grèce la notion môme de la supériorité intellectuelle.
C'est Pythagore, dit-on, qui, jugeant ce mot de « savant »
trop ambitieux, inventa celui d' « ami de la science, »
(piW^ocpo; : Dieu seul, disait-il, était vraiment sage et sa-
1. Principaux ouvrages à consulter sur l'histoire des systèmes et
leur chronologie :
Zeller, Philosophie der Grîechen, Leipzig;, 1839-1868. Une traduction
française de cet ouvra^re monumental a été entreprise par M. Bou-
troux ; il en a paru trois volumes jusqu'ici ; les deux premiers contien-
nent l'histoire de la philosophie avant Socrate.
Schwegler, Gesch. der griech. Philosophie» 3^ édition, Fribourg, 18S3;
résumé fort clair et fort commode.
I*. Tannery, Pout* f histoire de la science hellène, de Thaïes à Empé-
docle, Paris, 1887; excellent livre pour l'étude de la chronologie des
premiers philosophes et de leurs connaissances scienliûques propre-
ment dites.
Windelband, Gesch. der Allen Philos., Nordlingen, 1889, dans la col-
lection des Manuels d'Iwan Millier.
Ajoutons les importants Prolégomènes d'Hermann Diels, en tôte de
son édition dos Doxographi grxci (Berlin, 1879), et la thèse de M. J.
Soury, Théories naturalistes du monde et de la vie dans Vantiquitéy Pa-
ris, 1881. Ces indications suffisent pour les lecteurs qui ne sont pas
philosophes de profession. Ceux-ci trouveront dans Sclnvegler, p. 8-9,
une bibliographie plus complcle.
474 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
vant*. Mais, malgré Pythagore, on continua jusqu'à Pla-
ton de dire souvent ffopo; (ou cocpt'jr/;;) 2. A côté de ces ter-
mes généraux, on en employait d'autres qui désignaient
avec plus de précision la nature particulière des études
de chacun : c'est ainsi qu'on rencontre fort souvent les
mots physiologue et théologue^ qui s'expliquent assez
d'eux-mêmes.
Celte diversité de noms correspond à une certaine di-
versité dans les doctrines. Mais, quelles que soient ces
divergences, par l'objet de leurs études, par leur esprit,
par leur méthode, tous ces philosophes se rapprochent :
ils sont du même temps et du même pays.
Le problème qu'ils étudient est celui que les vieux poè-
tes, dans leurs Théogonies, avaient déjà soulevé : d'où
vient cet univers où nous vivons ? comment s'est-il
formé? — Problème capital, en effet, le premier qui s'of-
fre à l'esprit de l'homme, et le dernier qu'il puisse résou-
dre. Sur certains points, les premiers philosophes re-
prennent à peu près les solutions des poètes. Homère, par
exemple, avait dit à sa manière, avant Thaïes, que Teau
était le principe de tout, quand il appelait l'Océan père
des dieux '\ Mais la différence est grande, malgré tout,
entre los anciennes cosmogonics poétiques el les nou-
veaux systèmes du monde. Les premières étaient mythi-
ques et religieuses : un Hésiode n'avait pas conscience
d'inventer ; il se bornait à classer et à interpréter les don-
nées que la tradition religieuse lui offrait, et cette tradi-
tion était toute remplie de caprice et d'arbitraire. Les
théories nouvelles, au contraire, sont rationalistes : le
\. Gicéron, Tusculanes, V, 3; Diogône Laërce, Préambule, i2.
2. iloftTTr,;, pris liabituollcmcnt en bonne part jusqu'à Platon, si-
gnifie proprement « celui qui fait profession d'iiabilelé ou de science »
dans un ordre d'ai'livifo quolconciuo, et s'applique non seulement aux
pliilosoplios, mais aussi aux artistes et aux poètes.
a. Iliade, XIV, :i01.
OKIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 475
philosophe ne s'autorise que de sa raison ; il cherche par-
tout la trace d'une loi rationnelle; s'il garde parfois dans
son lariijage les noms traditionnels dos divinités popu-
laires, ces divinités sont pour lui tout autre chose que
pour la foule : elles prêtent la diversité de leurs noms à
l'unité fondamentale de la loi qui mène toutes choses.
Une autre différence, c'est que les nouveaux systèmes re-
posent sur une connaissance beaucoup plus étendue et
précise des faits à expliquer. Bien que la science, à cette
période de son développement, soit plus pressée d'expli-
quer que de savoir, bien qu'elle ait hâte de se jeter dans
les hypothèses et dans la métaphysique, elle étudie ce-
pendant et elle observe ; elle perfectionne l'astronomie,
la géométrie, la science des nombres. Elle a d'ailleurs
pleine conscience de son originalité et de son indépen-
dance. Chez plusieurs de ses premiers représentants, on
trouve de vives attaques contre la religion des poètes,
contre les croyances du vulgaire. Ces penseurs sentent à
merveille qu'ils sont une élite, et qu'ils foulent, pour par-
ler cr)mme Lucrèce, des routes que nul avant eux n'avait
explorées.
A ce sujet, pourtant, un doute peut s'élever : est-ce
uniquement de leurs propres recherches qu'ils ont tiré
leurs conceptions? ou ne les ont-ils pas empruntées au
contraire en grande partie à ce monde oriental et égyp-
tien qui enveloppait la Grèce de sa mystérieuse antiquité,
et qui, durant tant de siècles, avait accumulé, lui aussi,
les observations et les systèmes? En fait, on trouve çà
et là, entre les systèmes des premiers philosophes grecs
et certaines doctrines orientales, des points de ressem-
blance dignes d'attention. De plus, les Grecs eux-mêmes
ont volontiers parlé des influences orientales, des leçon.i
qu'ils avaient reçues de l'Egypte ou de la Chaldée; ils font
voyager leurs grands hommes en Orient; ils prètentà Py-
thagore, à l^laton, des voyages de ce genre, sans compter
47G CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
que les premiers physiologues, Ioniens de naissance, se
trouvaient voisins des peuples de l'Asie. Par toutes ces
raisons, la question des rapports de la philosophie grec-
que avec rOrient s'impose à l'attention.
Elle a été résolue, à vrai dire, très diversement par ceux
quis*en sont occupes. Les uns, avec une exagération ma-
nifeste, retrouvent dans les divers systèmes grecs toutes
les grandes doctrines orientales, depuis celles de TEgypte
jusqu'à celles de Tlnde etde la Chine K C'est là de lafan-
taisie pure, car on ne prouve ni la similitude absolue
dos idées ni la réalité des relations internationales que
supposerait un tel échange de doctrines-. D'autres, au
contraire, ne veulent pas que la Grèce ait rien tiré du
dehors^ ; c'est peut-être un excès aussi, mais plus voisin
de la vérité que le premier.
Il ne faut pas être dupe en effet des ressemblances par-
ticulières qui peuvent exister entre telle doctrine chal-
déenne ou égyptienne et les systèmes de certains philo-
sophes grecs. Le nombre des hypothèses qui peuvent se
présenter à l'esprit humain est limité, surtout à une même
période de son développement. Parce que l'idée d'un li-
mon boueux d'où les êtres seraient sortis se rencontre
dans les légendes chaliléennes, faut-il en conclure que
Thaïes a puisé là sa théorie de l'eau considérée comme
le principe des êtres ? Mais la même idée, nous l'avons
vu, est déjà exprimée sous forme mythique par Homère.
C'est donc Homère, et non Thaïes, qui aurait imité les
Chaldéens ; à moins que lesChaldéens, comme Homère,
n'eussent mis en œuvre une tradition déjà ancienne, ou
encore que les uns elles autres aient inventé chacun pour
1. (jladisch, Die Religion und die Philosophie in ihrer Wellgeschicht-
lichrn Entuickelung, 1852.
2. Zeller (trad. française), t. T. p. 46.
3. Telle est à peu près l'opinion d'Olfried Muller et do Zeller lui-
moine.
ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE 477
leur part la môme idée. D'ailleurs il y a toujours, entre
ces conceptions prétendues orientales et les doctrines
correspondantes des philosophes grecs, une différence
essentielle: c*est celle que nous venons de signaler entre
les idées des vieux poètes grecs et celles des philosophes;
les unes sont mythiques et religieuses, les autres pure-
ment rationnelles ; cela suffit à établir entre elles une dé-
marcation très nette; si la matière est analogue, l'esprit
est tout autre.
Quant à la croyance exprimée par les Grecs relative-
ment à l'origine orientale de leurs idées, il convient,
pour en mesurer la valeur, de voir comment elle a dû
naître. On s'en rend fort bien compte en lisant Hérodote.
A chaque pas que fait en Orient un Grec du v® siècle, il
est surpris de reconnaître certaines analogies entre cet
Orient mystérieux et son propre pays. Comme il a le sen-
timent très vif que la civilisation orientale est de beau-
coup la plus ancienne, il est tout de suite tenté d'en con-
clure que les analogies s'expliquent par des emprunts
directs ; et les prêtres égyptiens ou chaldéens, bien en-
tendu, ne se font pas faute de le confirmer dans ce
soupçon. Plus les années s'écoulent, plus cette tendance
se fortifie. A mesure qu'on connaît moins l'histoire vraie
de la philosophie grecque, on est disposé à accorder
davantage à l'Orient, qui finit par devenir, pour les Néo-
Platoniciens, comme la source unique et sacrée de toute
sagesse. La légende a été se formant peu à peu : elle
envahit et gagne do proche en proche. Est-ce à dire que
tout, dans cette légende, soit à rejeter, et que l'Orient,
par un retour inattendu, doive être considéré comme
absolument étranger au développement de la philosophie
grecque? Ce serait aller beaucoup trop loin. La Grèce a
toujours été en contact fort étroit avec l'Orient. Elle lui
a dû l'écriture ; elle a reçu de lui, en matière de musi-
que, d'architecture, de sculpture, de céramique, des
478 GHAPITllE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
exemples et une sorte d'initiation ; elle lui a môme em-
prunté quelques-uns de ses cultes, c'est-à-dire une partie
de sa vie morale. Pourquoi ne lui aurait-elle pas em-
prunté aussi quelque chose de sa science ? Il est très cer-
tain que pour lobservation des astres, pour la géomé-
trie, pour la connaissance des nombres, l'Orient a dû
être en partie le maître de la Grèce. Mais il y a une dif-
férence essentielle entre des notions pratiques de calcul
ou d'astronomie et une philosophie fondée sur ces no-
tions. Ce qui caractérise la Grèce, c'est d'avoir dépassé
audacieusement le terre-à-terre des notions pratiques
pour bâtir un système du monde, et cela non point à la
manière inconsciente des théogonies, échos mythiques
d'une tradition impersonnelle, mais avec la claire et calme
affirmation d'une science qui ne veut relever que de la
raison. Or ce n'est pas TOrient qui a pu enseigner à la
Grèce cette liberté hardie de l'intelligence. S'il lui a sug-
géré des solutions particulières, il ne lui a pas donné
l'esprit de curiosité scientifique ni l'esprit de synthèse.
Il a fourni des aliments à la pensée grecque, mais il ne
lui a pas communiqué la hardiesse à concevoir, la liberté
de choisir et de combiner, l'indépendance, toutes ces
qualités enfin qui sont le fond même et l'essence de l'es-
prit philosophique. Aussi, quoi qu'on doive penser peut-
être des relations plus ou moins problématiques de tel
philosophe grec avec TOrient, il est permis de dire que la
philosophie grecque, à la considérer dans son esprit, est
originale : car les notions mêmes qu'elle a pu emprunter
ailleurs sont devenues siennes par la valeur toute nou-
velle qu'elle leur a donnée.
L'originalité de la philosophie grecque se montre dans
la logique qui préside à son développement. On voit en
effet les doctrines et les méthodes sortir les unes des
autres, se combattre, se compléter, avec une régularité
qui exclut l'idée d'une induence extérieure prépondérante.
ENCHAINEMENT DES SYSTÈMES 479
Malgré les obscurités de la chronologie, rensemble est
assez clair.
Tout d'abord l'esprit ionien cherche l'origine des
choses dans un des éléments des choses sensibles (l'eau,
par exemple, ou Tair), ou dans la matière confuse et
indistincte. Pythagore rejette cet ordre d'explications : il
fait consister 1 Être dans le Nombre, c est-à-dire dans
une abstraction, mais qu'il prend pour quelque chose do
concret ; c'était au fond une manière de dire que la ma-
tière sensible n'arrive vraiment à l'existence que par la
proportion et par la forme. Xénophane, à son tour, rem-
place le Nombre par l'Unité ; l'Être, dans son essence,
est immuable, immobile (co qu'il tache d'ailleurs de
concilier avec une partie au moins des doctrines ionien-
nos, car celles-ci lui paraissent, sinon aller au fond des
choses, du moins offrir une explication des apparences
sensibles que prend l'Être). Tandis que Parménide pousse
à bout la doctrine de Xénophane, Heraclite en prend le
conlre-pied : rcssence de l'Être n'est pas l'immobilité,
c'est le changement; le principe des choses est le feu,
image de cette mobilité incessante qui entraîne tout.
Arrive alors l'âge des conciliateurs. Anaxagore, tout en
gardant quelque chose de la physique ionienne et du
mouvement d'Heraclite, cherche un principe d'unité
moins abslrait que l'Un des Eléates : il appelle Raison
(XoOç) le principe do mouvement et de séparation qui
débrouille son chaos. Empédocle d'Agrigcnte emprunte
à tous CCS systèmes. Mais l'âge des concilialeurs est
d'ordinaire aussi celui des sceptiques : la diversité des
afflrmations contraires produit ces deux effets, de pousser
les uns à chercher un moyen terme, les autres à tout
rejeter. Ce dernier parti est celui que prennent les
sophistes du v® siècle. Renoncer à la vaine poursuite de
la science totale, sur laquelle on a jusque-là tant affirmé
et si peu prouvé, s'enfermer dans la connaissance des
A80 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
choses utiles à la vie pratique, voilà leur dodrine. De là,
Socrato va lirer à son tour sa philosophie morale, en
essayant de prouver que la seule chose utile est la con-
naissance scientifîque de la justice. Avec les sophistes
et Socrale, une autre période de la philosophie com-
mence : le monde moral, jusque-là subordonné à l'uni-
vers physique, passe au premier plan, et si les socrati-
ques, en dépit des leçons de leur maître, essaient encore
de reconstruire un système de l'univers, c'est en par-
tant de ridée morale du Bien. Nous n'avons pas à abor-
der pour le moment cette nouvelle forme de la philoso-
phie. Nous ne parlerons pas non plus ici des atomistes
qui poursuivent, à côté des sophistes et de Socrale, la
grande tradition naturaliste de la philosophie ionienne.
Démocrite, le plus grand des atomistes, a pu lire une
partie des dialogues de Platon ; par la date de sa vie,
par certains caractères de son style et.de sa pensée, il
n'appartient plus à la période des débuts; c'est dans
riiistoire de la science grecque à la fin du v* siècle et au
début du IV® que sa place est marquée.
On voit les traits principaux qui distinguent cette pre-
mière période de la philosophie grecque : vif élan de
l'esprit vers la solution des plus hauts problèmes, puis-
sant et candide effort pour ramener l'infinie complexité
des choses réelles (à peine étudiées encore et fort mal
connues) à un enchaînement d'une simplicité trompeuse,
hardiesse à deviner, à pousser dans toutes les directions,
sagacité parfois pénétrante, et impuissanceà rien démon-
trer. Le fond de la méthode, c'est d'abord l'hypothèse à
outrance ; celle-ci s'appuie bien sur quelques faits réels,
observés parfois avec une finesse ingénieuse, mais elle
les dépasse de beaucoup. L'hypothèse affirme sans dis-
cuter : elle parle en style d'oracle. Après l'hypothèse
paraît la déduction géométrique, qui arrive à toute sa
rigueur avec Parménide. Le raisonnement philosophique
LES RAGES ET LES ÉCOLES 481
est alors aussi serré, mais aussi vide de réalité, qu'un
raisonaement mathématique. Au milieu de ces tentati-
ves, la pensée cependant se fortifie et s'assouplit ; la
prose acquiert peu à peu le sentiment des qualités dia-
lectiques et vigoureuses qu'elle déploiera dans la période
attique.
Chose singulière, dans l'incertitude qui règne encore
sur la séparation exacte des deux domaines de la prose
et de la poésie, ce ne sont pas les systèmes des physio-
logues, plus attachés à la réalité sensible, qui s'expriment
dans le langage de la sensibilité et de Timagination. C'est
Xénophane d*abord, ensuite Parménide.. qui exposent en
vers la doctrine de TUn, comme si la vivacité de leur
enthousiasme était une compensation sufGsante au carac-
tère abstrait de leur système. Empédocle les suit, mais
avec plus d'adresse et moins de naïve ardeur métaphy-
sique.
Dans cette floraison de systèmes, ce sont d'abord les
Ioniens d'Asie-Mineure, ensuite les Doriens de la Grande-
Grèce et de la Sicile qui tiennent le premier rang : mais
ceux-ci même ont des Ioniens pour guides, car Xéno-
phane est de Colophon et Pythagore est de Samos. Les
Doriens du Péloponnèse et les Éoliens ne seront jamais
do grands philosophes. Quant aux Attiques, leur heure
ne doit venir qu'avec Socrate. Chacune des races grec-
ques, en somme, reste fidèle à son caractère. L'Ionie,
qui a créé l'épopée, crée aussi la science : elle est à Ta-
vant-garde en toute spéculation. La Grande-Grèce et la
Sicile sont de race mélangée et active. Les Doriens purs
vivent plus qu'ils ne rêvent. Les Éoliens en sont restés
à la chanson. Athènes, enfin, recueille les inventions des
autres races, les mûrit et les fait servir à la connaissance
du monde moral.
Nous venons d'indiquer à grands traits les caractères
essentiels de la philosophie grecque dan» cette première
Hist. do la Litt. grecque. — T« II» 31
482 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
période. Il nous reste à étudier tour à tour chacun des
grands noms qui la représentent. Mais, dans cette revue,
ce n'est pas au détail des doctrines que nous aurons à
nous attacher : c^est avant tout, nous l'avons dit, au côté
littéraire du problème, c'est-à-dire à l'histoire de l'art île
penser et d'écrire telle que les œuvres de ces philosophes
nous la font connaître. Il arrivera donc nécessairement
que la place donnée à chacun d'eux sera parfois diffé-
rente de celle à laquelle ils auraient droit dans une his-
toire de la philosophie. Descartes, qui tient uue des pre-
mières places dans l'histoire delà philosophie moderne,
n'occupe qu'un rang secondaire dans l'histoire de la lit-
térature du XVII* siècle.
§ 2. Les Philosophks.
Thaïes, d'après la tradition unanime de Tantîquilé,
ouvre la liste des philosophes aussi bien que celle des
Sept Sages. Comme il paraît n'avoir rien écrit *, il n'ap-
partient pas rigoureusement à notre sujet ; mais il en
est de lui comme de Socrate : il a plus agi sur la littéra-
ture que beaucoup de ceux qui ont écrit ; il fut, selon le
mot d'Aristole, le chef et l'initiateur («p'jpoyo;) de toule
cette sorte de philosophie -.
Il était né k Milct, d'une vieille famille thébaine qui
rattachait son origine aux compagnons phéniciens de
Cadmus ^ Il voyagea, dit-on, en Egypte, où il apprit
l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie. Revenu en
Asie-Mineure, il s'occupa des aflaires publiques, s'il est
vrai, comme le rapporte Hérodote \ qu'il ait conseillé
1. C'est ce que dit Théophraste» cité par Simplicius, Comm, sur la
Physique d'Arûtt,, 6, A. Cf. Diogène Laërce, I, 23.
2. Mélaphys,, I, 3, p. 983, B, 20 (Bokker).
3. Hérodote, I, !70; Diogène Laorce, I, 22.
4. Hérodote, ibid.
TIIALÉS 483
aux Ioniens, ses compatriotes, de former une confédéra-
tion avec un centre unique, afin d'être plus forts pour
résister aux barbares. Mais il fut surtout un savant et un
pbilosophe. ApoUodore* le faisait vivre soixante-dix-huît
ans, de 624 à u47 ; disons seulement qu'il vivait dans la
première moitié du vi® siècle.
Sa réputation de savant fut si grande qu'elle resta
dans le souvenir du peuple. On faisait de lui le héros de
mainte légende. L'aventure de l'astrologue qui se laisse
choir dans un puits est racontée par Platon comme étant
arrivée à Thaïes ^. En revanche, un autre récit populaire
mettait en lumière son esprit pratique : on disait qu'un
jour, ayant été seul à prévoir que la récolte des olives
serait abondante, il avait acheté d'avance tous les pres-
soirs à huile, alin de montrer à ses concitoyens combien
il lui eût été facile de s'eûrichîr s'il l'avait voulu ^. Ces
légendes n'ont d'autre intérêt que de montrer l'impres-
sion profonde produite sur les contemporains par la
grandeur de son savoir.
Est-ce encore une légende que ce récit d'après lequel
il aurait prédit une éclipse de soleil arrivée pendant une
bataille entre les Mèdes et les Lydiens ^ ? Quelques mo-
dernes ont exprimé des doutes à ce sujet. Mais les meil-
leurs juges ne considèrent pas comme impossible qu'une
prédiction de ce genre, appuyée sur une longue série
d'observations chaldéennes ou égyptiennes, pût être
faite (d'une manière tout empirique, assurément, et assez
peu précise) avec des chances suffisantes de succès \ Il
est d'ailleurs vraisemblable, selon la juste remarque de
Bergk, que c'est surtout cette prédiction qui Gt sa gloire:
1. Cité par Diogèue Laërce, I, 38.
2. Tftéétete, p. 174, A-B; cf. Diogône Laërco, I, 34.
3. Aristote, Polit,, I, 11, p. 12o9, A; Diogène Laërce, I, 26.
4. Hérodote, I, 74.
li. Taiincry, oiiv. cité, p. 30 etsuiv.
484 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
s'il n'avait été que géomètre ou philosophe spéculatif, la
foule l'eût ignoré.
Comme savant, on lui attribue certains progrès astro-
nomiques, notamment la substitution de la Petite Ourse
à la Grande Ourse dans les observations des navigateurs.
Mais rien de tout cela ne révèle avec certitude des re-
cherches vraiment originales. En matière de science
positive, il parait avoir été surtout le disciple intelligent
des Phéniciens et des Égyptiens, et avoir joué le rôle
d'un intermédiaire habile entre eux et ses compatriotes.
Mais il ne s'en tint pas à ce genre de connaissances :
sa curiosité de Grec et d'Ionien, provoquée, mais non
satisfaite par les vieilles cosmogonios épiques, voulut
agiter de nouveau Téternel problème. Il disait, à la
manière des poètes, que « tout était plein do dieux »,
faisant ainsi allusion, suivant Aristote, aux manifesta-
tions innombrables de la vie K Sur l'origine des choses,
il avait une théorie : il croyait que tout venait de Teau.
C'est pour cela, dit encore Aristote, qu'il se représentait la
terre comme nageant à la surface de l'eau ^. Quels étaient
au juste le sens et la portée de ces affirmations ? Les an-
ciens eux-mêmes n'en savaient pas plus que nous à cet
égard; car. Thaïes n'ayant rien écrit, on ne pouvait
connaître sa doctrine que par quelques souvenirs légers
et flottants qui s'en étaient sans doute conservés dans
l'ouvrage de son successeur Anaximandre. Peu importe,
après tout : ce qui est intéressant, c'est bien moins de
connaître le détail des vues de Thaïes, nécessairement
superficielles et grossières, que d'en noter l'apparition,
et de saisir ainsi, au point initial, l'impulsion décisive
qui va donner le branle à toute la philosophie et à toute
la science des Hellènes.
1. Aristote, De l'Ame, I, 5, p. 411, A, 7 (wavra 'Rkr\py\ Ocâv elvai).
Cf. Diogène Laërce, I, 27.
2. Aristote, Mélaphys., I, 3, p. 983, B, 20.
ANAXIMANDRE 485
Lo premier philosophe qui ait écrite c'est Aaaximaa-
dre de Milet K Une indication précise du chronographe
Âpollodore, tirée sans doute de l'ouvrage même d*Ànaxi-
mandre, nous apprend qu'en 547 il avait soixante-quatre
ans ^. Il était donc né en 611, et avait écrit son livre
dans sa vieillesse. Compatriote et contemporain de Tha-
ïes ^ il n'est pas douteux qu'il n'ait connu à merveille
les idées de celui-ci ; ayant écrit sur le tard, il put, dans
l'exposé qu'il fit de ses propres opinions, rappeler celles
de son prédécesseur pour les combattre ou les corriger.
Le titre de l'ouvrage était probablement neptcpOcto;. Une
tradition rapporte qu'il prit part à la fondation d*une
colonie milésienne ^. On ignore la date de sa mort.
On comprend qu'Anaximandre ait eu la pensée de
mettre son système par écrit : car le peu que nous en
connaissons montre en lui un esprit original et puissant
dont les idées étaient, sinon toujours claires, du moins
profondes et bien liées. Ainsi que Thaïes, il était à la fois
un savant pratique et un philosophe. Il avait construit,
disait-on, un gnomon qu'on voyait à Lacédémone ; puis
une sphère * (peut-être une sphère céleste), et une sorte
de <c table géographique » ou mappemonde S la même
sans doute qu'Aristagoras, vers la fin du vi® siècle, mit
sous les yeux des Spartiates '. — Le monde, suivant lui,
était sorti non de l'eau, comme le disait Thaïes, mais
d'une matière primitive qu'il appelait to à-eipov. Qu'en-
tendait-il par ce mot? Voulait-il exprimer l'étendue illi-
1. Nous no parlons pas do Phérécyde de Syros, qui est un mysti-
que. Cf. plus haut, p. 454 et 401).
2. Dioî3[èuo Laërco. II, 2. Diogéne dit d'ailleurs formellement qu'A-
poUodoro avait encore pu lire le livre d'Anaximandre, perdu depuis.
3. Strabon. I, 11 (p. 7, Cas.): 0aXoO yeyovoTa yvr/ïpniov xaX noXiTTjv.
4. Élien, Uist. variée, III, 17.
o. Diogèno Laërce, II, 2.
6. Strabon, I, 11 (p. 7, Cas.).
7. Héroddte. V, 40.
48a GiiÂPiTaïc IX. — PHILOSOPHIE et histoire
mitée do cette matière? ou la nature ambiguë et mal
défim'e de réiémont unique d'où toutes choses devaient
sortir et qui, suivant certains textes, tenait le milieu
entre Tair et Teau ? Les anciens semblent avoir préféré
le premier sens K Les modernes hésitent ^ Quoi qu'il en
soit, tout était sorti de cet à-eipov par séparation ou dis-
tinction (iV-xuci;) : tout devait un jour y rentrer, en
attendant de nouvelles naissances et de nouvelles morts:
car la vie présente n'était qu'un court moment dans cette
série rythmique d'oscillations entre la naissance et la
mort universelles. Anaximandre décrivait le ciel, la for-
mation et le cours des astres, les terres et les mers. Il
reprenait Tidée de Thaïes pour expliquer l'origine des
êtres terrestres. Une fois l'eau séparée de la matière pri-
mitive, elle avait engendré les premiers animaux. Ceux-
ci à leur tour en avaient produit d'autres. Les espèces
s'étaient multipliées, distinguées les unes des autres, per-
fectionnées. L'homme était une des plus récentes \ — Il
est impossible de rappeler ces opinions sans être frappé
de la ressemblance qu'elles offrent avec quelques-unes des
théories les plus modernes de la science, et sans admi-
rer l'esprit pénétrant qui traçait ainsi à grandes lignes
un système de la nature dont certaines parties subsistent
encore aujourd'hui.
Comme écrivain, nous ne pouvons plus juger Anaxi-
mandre que sur quelques mois, à peine sur quehjues
phrases. Cela suffit pourtant pour nous donner une idée
du tour poétique de son style. Il appelait les astres
« dieux célestes * ». Il parlait de la matière illimitée,
de l'à^retpov, avec une sorte de grandeur religieuse :
1. Aristole, Physique, III, 4, p. 20:î, ]\.
2. Cf. surloiit Tannery, p. î«:{.
3. Voir les textes clans Mnllach. p. 237-230, on dans Zellor, I. I,
p. 230 ot suiv. (trad. franr.nise).
4. Plutarque, Opinintis des p/tilos., I, 7.
ÂNAXIMËNE 487
« Elle embrasse toute! mène tout Elle est immortelle
et sans fin ^ ». Pour expliquer sa théorie des destructions
et des renaissances périodiques de l'univers, il parlait de
a rinjustice » de cet univers, qui « portait la peine do
ses fautes ^ ». On voit qu'Ànaximandre^ bien que prosa*
teur et philosophe, restait par plus d'un côté Télève des
Dpètes épiques et élégiaques.
Après Ânaximandre, la tradition place Anaximène, né
aussi à Milet ^ Mais les indications relatives aux dates
de sa vie forment un chaos inextricable. Tout ce qu*on
en peut dire, c'est qu'il vécut entre Anaximandre et Ana-
xagorc, plus près sans doute du premier que du second.
Il aurait même été tout à fait son contemporain (plus
jeune seulement d'une dizaine d'années) si Ton admet-
tait comme établie une ingénieuse conjecture proposée
par M. Dicls *.
Anaximène paraît avoir eu, sur la constitution géné-
rale du monde, des notions sensiblement plus exactes
que celles de ses prédécesseurs '. On peut se demander
s'il n'a pas eu connaissance de certaines idées pythago-
riciennes. Au point de vue philosophique, il est un con-
tinuateur de Thaïes et d'Anaximandre. Comme eux, il
cherche l'élément primitif des choses; il crut le trouver
dans « Tair ». A l'idée de « séparation », par laquelle
Anaximandre expliquait l'apparition des diverses subs-
tances, il substitue celle de la condensation et de la raré-
faction, qui change l'air primitif soit en feu, soit en eau
i, Mullach, fragm. 1 (dans Âristotc, Phi/sifjue, III, 4).
2. Fra^m. 2.
3. Dioiïène Laërce. II. 3; Suidas, 'AvaÇtpilvr,;.
4. Il suppose que Dio^ône Laërce, citant Apollodor^, a donné par
erreur comme la date de la naissance d'Anaximènc celle do sa mort
{Rhemisches Mus., t. XXXI, p. 27).
5. Tanner y, p. i.S4.
488 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
et en terre. La conception nouvelle était évidemment plus
profonde à la fois et plus féconde.
Diogène Laërce parle de la simplicité de son langage,
emprunté au pur dialecte ionien K II est donc probable
qu'il avait su, mieux qu'Anaximaodre, s'affranchir de
rimitation inconsciente des poêles. Mais nous en sommes
réduits sur ce pointa croire Diogène sur parole; il i>o
nous reste plus une ligne du Ilepi (pu<7io; d'Anaximène.
En même temps que l'école de Milet développait ses
systèmes naturalistes, un Ionien de Samos, Pythagore,
ouvrait à la philosophie une autre voie. 11 résulte des
témoignages les plus dignes de foi que Pythagore n'avait
laissé aucun écrit. Mais sa doctrine, comme celle de Tha-
ïes, a exercé sur la pensée grecque une action si décisive
qu'il est impossible de n'en pas rappeler les principaux
traits. Elle est d'ailleurs mal connue dans les détails. Le
Pythagorisme, comme rOrphisme, a prolongé sa vie à tra-
vers les âges en se transformant peu h peu. Le système
primitif s'est surchargé d'une frondaison touffue d'idées
récentes. En outre, le chef de l'école est devenu un per-
sonnage légendaire ; sa biographie s'est obscurcie comme
sa doctrine. Pour ressaisir, sous cette végétation para-
site, la personne et la vraie pensée du fondateur, il faut
s'attacher uniquement aux informations les plus an-
ciennes et sacrifier le reste.
Pythagore naquit à Samos ^ Son père (mentionné déjà
par Heraclite) s'appelait Mnésarque. Les indications rela-
tives à sa date de la naissance et à la durée de sa vie sont
1. DiOgèno Laërce, II, 3 : KéxpriTat ts YXwaari *Iaôi àirXr; xal aTcs-
2. Biographies par Diogène Laërce (VIII. 1-50). et surtout par
Porphyre et par Jamblique. Ces dernières ont été publiées par Wos-
termanii et Boissonade à la suite du Diogène Laërce de Gobel (Bi-
blioth. Didol).
PYTHAGORE 489
cxirômcment divergentes : il est clair que les anciens en
étaient réduits sur presque tous les points à des conjec-
tures K Mais on peut affirmer que la période la plus
active de sa vie doit être placée dans la seconde moitié
du \V siècle. Car, d'une part, une tradition assez géné-
rale fait de lui le disciple de Phérécyde de Syros, et»
de l'autre, on voit par la manière dont Xénophane ^, puis
Heraclite ^ parlent de lui, qu'il devait être mort avant
la fin du VI® siècle. G est tout ce qu'il importe de savoir.
La tradition lui attribue de grands voyages, mais qui
paraissent bien avoir été imaginés pour expliquer les rap-
ports qu'on crut découvrir entre ses doctrines et celles
des divers peuples del'Orient. Ce qui est certain, c'est que,
dans la force de Tâge, il quitta Samos et vint s'établir
dans la Grande-Grèce, à Grotone, où il fonda son école.
Pourquoi cette émigration? La tyrannie de Polycrate à
Samos en fut peut-être la cause principale ; peut-être
aussi la nature même de l'objet poursuivi par Pythagore,
moins soucieux de spéculation pure que de pratique, et
dont l'école ressemblait à une secte, dut-elle le décider à
chercher en pays dorien un terrain mieux préparé à
recevoir ce genre de prédication. On sait le succès qui
l'accueillit en Italie. Le Pylhagorisme y devint florissant.
A Grotone, à Sybaris, l'aristocratie adopta si bien les
doctrines nouvelles que celles-ci, d'abord érigées en une
sorte de philosophie d'État toute-puissante, y furent en-
suite en butte à la haine des adversaires de l'aristocratie»
et qu'une révolution sanglante, vers la fin du vi® siècle,
dispersa les adeptes du Pythagorisme.
Pythagore, h ce moment, vivait-il encore? Les témoi-
gnages se contredisent. Les uns le font périr dans cette
1. Textes rapportés et discutés dans Zeller, t. I, p. 296, note 1
(trad. fran«;aise).
2. Xénophane, fvix'^m. 18 (Mullacii).
3. Heraclite, fragm. 14 (MuUach).
490 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
révolution ; d'autres disent qu'il y échappa et mourut
tranquillement à Métaponte; d'autres enfin (ce sont les
plus dignes de foi ^) affirment qu'il était déjà mort quand
ses partisans furent ainsi dispersés. L'école, d'ailleurs,
ne sembla un instant détruite que pour renaître aussitôt,
et, au siècle suivant, avec Philolaos et Archytas, elle
brilla d'un nouvel éclat.
Le Pythagorisme s'offre aux regards sous deux aspects :
il est à la fois une discipline morale et un système de
philosophie théorique. Comment s'est opéré, dans la
pensée du fondateur, le passage de l'un à l'autre ? On
peut supposer que c'est l'idée de l'harmonie, conçue à la
fois comme une explication théorique des choses et
comme une règle pratique de vie, qui servit de transi-
tion. Le Pythagorisme ressemble à la cité platonicienne,
qui est avant tout une république idéale fondée sur la
justice, mais où les meilleurs s'occupent à contempler
dans son essence cette idée du juste sur laquelle repose
l'État.
Il y eut une vie pythagoricienne comme il y avait une
vie orphique, et les deux conceptions étaient assez sem-
blables dans la pratique pour que plus tard une fusion
se soit accomplie. La tradition qui fait de Pythagore un
disciple de Phérécyde exprime avec justesse cette relation.
Mais Pythagore, esprit puissant et autoritaire, donna
sans doute plus de force et de cohésion, plus de profon-
deur aussi, à la nouvelle discipline morale dont il fut
l'initiateur. Nul doute d*ailleurs qu'il n'ait dû beaucoup à
des influences dorienncs. Diverses légendes traduisent
cette idée : on faisait de lui un fils d*Apollon * ; on ra-
contait qu'il avait reçu sa doctrine de la prêtresse del-
phîque Thémistocléa ^; on le faisait voyager à Sparte et
i. Aristoxénc, cité par Jamblique.
2. Porphyre, 2.
3. Arisloxéin\ dans Dioj^'ène L lërco, VIII, 2\.
PYTHAGORE 491
en Crète *. Tout cela signifie que la discipline pytliago-
ricienne avait un caractère dorien très prononcé; on
comprend qu'elle ait surtout fleuri dans des cités d'ori-
gine et de civilisation doricnnes. Les membres de laseclo
se soumettaient h des règles rigoureuses ^ : chaque heure
du jour avait son emploi déterminé; les repas se pre-
naient en commun ; on pratiquait certaines abstinences;
des examens de conscience fréquents étaient prescrits ;
c était une sorte de vie conventuelle, soumise à des rè-
gles immuables. Des maximes împératives, véritables
« commandements » de cette petite Eglise, marquaient h
chacun son devoir; aOro; 6<pa, « le maître Ta dit », était
une formule qui coupait court à toute discussion ^
Si le Pythagorisme n'avait été que cein, il mériterait
une place dans Thislpire des mœurs plutôt que dans
celle de la philosophie et de la littérature; mais il avait
aussi une partie spéculative et théorique.
Le fondement du système, c'est que l'essence de tou-
tes choses est le nombre. Rompant avec Técole ionienne,
qui cherchait un principe physique, il imagine un prin-
cipe mathématique. Il confond l'abstrait et le concret. Il
no voit pas que le nombre est une abstraction ; il en fait
une substance et une cause active. Illusion bizarre aux
1. Dioj?ène Laôrce, VIÎl, 3.
i. Cf. Zeller, t. I. p. 310 ot suiv.
3. Le polit poème qu'on appelle les Verf; dorés (xp'-xxa é'^ïrin) ^t qui
est rmsscmont attribué à Pythagorelui-niônie, peut donner une idée
lie ces préceptes. C'est un cours de morale pratique on 71 vers. On
ne sait qui en est l'auteur. Plusieurs formes suspectes (èloixivaç pour
è^axsffâjxsvo;, v. GG ; âîroXsî-^a; pour dTcoXtuwv, v. 70) semblent indi-
quer une rédaction d'époque assez basso; mais le fond peut en être
plus ancien. Quoi qu'il en soit, ce poème jouit dans Técole pytha-
goricienne d'une grande réputation, et nous avons encore un long
commentaire d'Hiôroclés {v« siècle ap. J.-C.) sur ces sentences. Les
Vers (tores (ainsi nommés on raison du grand prix qu'on y attachait)
ont été publiés dans los Frmjmenla philosophorum grœcorum df^Mul
lach (Didot), t. I, p. 193.1^9.
492 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
yeux des modernes, habitués depuis des siècles à ces
distinctions ; mais bien naturelle, si l'on songe qu'encore
au temps de Platon un sophiste pouvait confondre l'idée
abstraite de beauté avec l'idée concrète d'un objet réel-
lement beau^ Et erreur féconde, après tout, puisqu'elle
introduisait dans la science théorique dos choses la con-
sidération d'un élément nouveau et capital, le seul vrai-
mont intelligible, celui de la forme exprimée mathémati-
quement. L^origine de cette idée n'est pas douteuse, et
elle fait grand honneur à Pythagore : véritable fondateur
des mathématiques en Grèce, il ne s'était pas contenté
d'étudier les nombres en eux-mêmes, il avait voulu tout
calculer et tout mesurer ; il avait porté partout le calcul
mathématique; or, voilà qu'aussitôt d'étranges rapports
lui étaient apparus de tous côtés : en musique, entre la
sensation produite par la note, et le nombre qui repré-
sente la longueur de la corde sonore; en géométrie,
entre la sensation qui résulte de la forme visible, et le
nombre qui traduit cette forme. Comment de pareilles
découvertes n'auraient-elles pas jeté son esprit dans une
sorte d'ivresse et d'enthousiasme ? Dès lors, il Bt du
nombre le principe unique de tout ce qui existe, du
monde moral ainsi que du monde physique.
Pour ce qui est du monde physique^ disons seulement
que la cosmologie pythagoricienne, très imparfaite en-
core, est cependant en grand progrès sur celle de ses
prédécesseurs ; et, chose curieuse, c'est en partie sans
doute à Tobservation, mais en partie aussi à certaines
conceptions a priori tirées des nombres, que Pythagore
a dû cette supériorité. Inutile d'ailleurs d'entrer dans
les détails du système : sur le nombre et l'ordre des pla-
i. Aujourcrhui même, à vrai dire, combien de gens comprennent à
fond, et sans jamais s'y tromper, que le triangle dont le géomètre
étudie les propriétés est un triangle idéal, et non celui qui est figuré
sur le tableau?
PYTHAGOHE 493
nèles, sur le feu contrai, sur rantiterre, sur Tharmonio
des sphères, on trouvera chez les historiens de la phi«
losophio des explications qui seraient ici superflues. Bor-
nons-nous à rappeler que c'est lui, selon la tradition, * qui
eut le premier l'idée d'appeler le monde Koap;, c'est-à-
dire « ordre » ; beau mot, qui a fait fortune ; idée bien
digne du grand esprit pour qui la matière n'était rien
sans le nombre et sans l'harmonie ^.
Pour ce qui est du monde moral, il y introduisait l'a-
rithmétique d'une manière qui nous parait, à vrai dire,
surtout bizarre par la subtilité des applications. Pourquoi
la justice^ par exemple, lui paraissait-elle correspondre au
nombre 4 plutôt qu'à tout autre ^ ? Les assimilations de
ce genre avaient été multipliées par Pythagore avec une
subtilité infatigable.
Beaucoup de points, môme très importants, restent
mal connus dans sa doctrine. Aristote semble dire, par
exemple, qu'il n'avait pas clairement expliqué comment
les êtres étendus avaient pu sortir de Tunité primitive ^.
C'est peut-être, après tout, que l'explication n'était pas
facile à donner. Mais il y a beaucoup de théories pytha-
goriciennes dont on ne saisit même pas bien la relation
avec l'ensemble du système, et d'autres qu'on ne fait
qu'entrevoir. Quelle idée, notamment, se faisait-il de la
divinité, pour laquelle il professait une piété profonde ?
Que pensait-il de la nature de l'âme ? Gomment expli-
quait-il l'immortalité de celle-ci, et comment rattachait-
il à la théorie du nombre sa croyance à la métempsycose,
attestée déjà par Xénophane? Autant de problèmes inso-
lubles.
1. Diogène Laërce, VIII, 48.
2. Oo voit Kans peine quelle influence ces vues de Pythagore de-
vaient exercer plus tard sur Platon et sur Aristote.
3. Simonide de Céos, on le sait, s'est souvenu de cette théorie
(fragm. 5, v. 2).
4. Métaphys., XII, 6; p. 1080, B, 20, Bekker.
494 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
Malgré les bizarreries du Pythagorîsme, il n'est que
juste de rendre hommage h la puissante conception qui
rinspiro et à la beauté morale qui s'y manifeste. JVous
n'avons pas à parler ici des disciples de Pythagorc qui,
au siècle suivant, reprirent et rédigèrent sa doctrine en
y ajoutant. Mais il était indispensable de rappeler ce que
fut Pythagore pour comprendre ensuite et Xénophanc
et rÉléatisme ; car il n'est pas douteux que Xénophane
ne lui doive beaucoup, à la fois pour le sentiment reli-
gieux et pour la conception philosophique fondamentale.
Xénophane*, fils d'Orthomène ^, était deColophon. Sui-
vant ApoUodore, il naquit dans la 40® Olympiade ' (G20-
617); suivant d'autres, dans la 50® seulement^. Ni lune
ni l'autre de ces dates n'est certainement tout à fait
exacte. On sait que Xénophane vécut fort âgé ; car, d'a-
près son propre témoignage, il faisait encore des vers à
quatre-vingt-douze ans \ Il ne peut être mort ni beaucoup
plus tôt que la fin du vi® siècle, — car il parle quelque
part de Pythagore comme d'un personnage déjà presque
légendaire S — ni beaucoup plus tard, — car Heraclite
à son tour parle de Xénophane comme d'un prédécesseur
déjà disparu'. Si Ton admet qu'il ait vécu un siècle en-
viron, il en résulte qu'il naquit aux environs de l'an 000;
la date d'Apollodore est probablement un peu trop recu-
1. Cf. Diogène Laorce, IX, 18-20. — Sur Xénophane, cf. Cousin,
Nouveaux fragments philosophiques, p. 9-95.
2. ApoUodore, dans Diogéno Laëroe. IX, i8.
3. ApoUodore, dans Clément d'Aloxandrie (Strom., I, 301, C).
4. Diogéne Lacrce (IX, 20) place son àx^Arj dans la G0« Olympiade,
ce qui donne pour sa naissance la 50* (580-577). t- Ailleurs [ibid., 18).
«ur l'autoritô de Sotion, Diogène dit simplement que Xénophane fut
contemporain d'Anaximandre.
5. Fragm. 24 (Mullach).
6. Fragm. 18.
7. Heraclite, fragm.. 44 (M.).
XÈNOPHANE 495
léé, mais ccllo des autres biographes pourrait bien être
trop rapprochée *.
La plus grande partie de la vie de Xénophane se passa
hors de sa patrie! C'est à vingt-cinq ans, semble-t-il, qu'il
abandonna Colophon^. On cite Zanteet Catane, en Sicile,
parmi les endroits où il séjourna. Mais il dut souvent
changer de résidence, s'il est vrai, comme il paraît le dire
lui-même, qu'il ait promené pendant soixante-sept ans
ses méditations à travers la Grèce ^ Quand la ville d'Élée,
en Lucanie, eut été fondée par les Phocéens fuyant de-
vant Harpagos (vers 34 i), il s'y rendit sans doute et y
passa de nombreuses années, car il avait composé un
poème épique sur cette fondation, et c'est là d'ailleurs
que sa doctrine s'implanta et Ht école.
Xénophane, à la différence des physiologues ioniens et
1. M. Diels {Rheinisches Mus., t. XXXI, p. 23) suppose qu'ApolIo-
dore avait indiqué la 50^ Olympiade, et non la 40«, mais que la lettre
M (= 40) (ut de bonne heure substituée par erreur à la lettre N (= 50)
dans une copie de l'ouvrage d'ApoUodore, et que l'indication se ré-
pandit de la sorte inexactement. J*on doute. Apoliodore» en effet,
ajoutait que Xénophane u avait prolongé sa vie jusqu'au temps de
Darius et de Cyrus » (icapaTstaxévai a/pi rcov Aapetou re xal K\Spou
^piSvwv). Si le nom de Cyrus est exactement rapporté, cette manière
de dire semble indiquer les premières années du règne de Darius
plutôt que les dernières. Or Darius est monté sur le trône en 533.
Comme ApoUodore connaissait la longévité de Xénophane, il était
bien forcé pour être conséquent de le faire naître vers 620.
2. Fragm. 24 (MuUach) :
"HÎT) Ô* IrcTa T* éaal xal l^r,xovT* ivia'jTot
BX7j<TTp!CovT6Ç ê(iYiv çpovtiS' dtv' *EXXàÔa yfiv,
*Ex fvnxf^i Ôè t6x' i^aav ieixodi nhxe te itpb; toÏç.
3. Borgk, il est vrai, entend le mot pXYi(TTpîCovTeç au figuré et ne
voit là qu'une allusion à la gloire du poème philosophique de Xé-
nophane, répandue par toute la Grèce. Il faudrait alors considérer
ce poème comme une de ses premières œuvres : c'est peu probable,
surtout si l'on place la naissance de Xénophane, comme fait Bergk,
en 620; car Xénophane aurait alors écrit avant Anaximandre, dont
Théophraste dit au contraire qu'il connut le système (Diog. Laërce
IX, 21).
496 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
de Pythagore, n'était pas uniquement un philosophe ; il
était plutôt, par profession, un poète; il avait composé
dos élégies, un poème semi-historique sur la fondation
de Colophon, un autre sur celle d'Élée ; puis des ïambes
et des parodies ^ Lui mémo récitait ses vers en public,
comme un rapsode^. On comprend que, lorsqu'il voulut
exprimer ses idées sur la nature, il ait été amené natu-
rellement à employer la forme poétique.
Dès sa jeunesse, à Colophon, ildut entendre parler beau-
coup des recherches nouvelles de Thaïes et d*Anaximan-
dre. Esprit curieux, à la fois enthousiaste et un, il ne
pouvait manquer do s'intéresser à ces spéculations, dont
le souvenir se retrouvera d'ailleurs dans son propre sys-
tème. Mais il est probable que c'est surtout en Sicile et en
Italie qu'il devint philosophe, quand le voisinage du Py-
thagorisme florissant l'obligea, pour ainsi dire, à y regar-
der do plus près. Le caractère même de sa philosophie,
grave et religicuso, semble indiquer qu'elle est le fruit
d'un âge plutôt avancé. En outre l'influence de la doc-
trine pythagoricienne, soit qu'il s'en rapproche, soit qu'il
la combatte, n'y peut être guère méconnue'.
Le poème philosophique de Xénophane, intitulé proba-
blement Ilepl f udio;, était en hexamètres. Il ne nous en
reste qu'une quinzaine de fragments formant en tout à
peu près trente vers. On peut y ajouter quelques vers
encore dont la pensée est philosophique, mais qui semblent
avoir appartenu à d'autres ouvrages, à des élégies ou à
des parodies *. C*est assez dire que le système de Xéno-
4. Diogène Laërce, IX, 18.
2. Id., ibid,
3. Par exemple quand Xénophane nie (Diogène Ladrce, IX, 19] la
respiralion du monde, qui semble n*ayoir été enseignée à cette date
que par les Pythagoriciens. Cf. ïannery, p. 121. — Noter aussi que,
dans rénumération d'Heraclite (fragm. 14), Xénophane semble placé
chronologiquement entre Pythagoro et Hécatée.
4. On s'est quelquefois demandé si Xénophane avait vraiment écrit
XÉNOPHANE 4d7
phane nous échappe en grande partie. On peut cependant
en entrevoir quelque chose.
Un des traits qui frappent d'abord dans ces fragments,
c'est le sentiment plusieurs fois exprimé de la faiblesse
de l'esprit humain et des obscurités qui Tenvironnent.
Sur ce que je dis des dieux et de toutes choses, aucun homme
n*a jamais été ni ne sera qui puisse connaître exactement la
vérité. Son langage fût-il aussi parfait que possible, lui-môme
n'en saurait rien ; l'apparence règne en toutes choses K
En d'autres termes, l'homme, suivant le mot de Pas-
cal, ne sait le tout de rien. Il est curieux de trouver ce
sentiment si vif presque au début de la philosophie.
Cela dénote chez Xénophane un esprit remarquablement
ferme et maître de soi. Qu'on ne s'y trompe pas, pour-
tant : Xénophane n'est pas un sceptique à la Montaigne ;
il ne renonce pas à chercher le vrai; il s'y attache, au
contraire, avec ardeur, et il proclame avec force ce qu'il
croit tel ; il espère même en un certain progrès de la
science^. Mais il fait des distinctions. Ce qui lui parait
le plus douteux, ce sont les théories des Thaïes et des
Ânaximandre sur la nature des choses visibles : ce qui
lui parait le plus certain, comme plus tard à Parménide,
c'est la nature de l'être divin.
Xénophane est le premier Grec qui ait parlé du Dieu
unique avec un sentiment d'adoration tout à fait profond
et conséquent : c*est déjà l'accent d'un platonicien ou d'un
un poème théoriqae et suivi sur l'origine des choses, ou si les frag-
ments philosophiques qui nous restent de lui n'avaient pas tous
appartenu à des ouvrages d'autre sorte, par exemple à des poèmes
satiriques contre Homère ou Hésiode. Cf. Tannery, p. 128. Cette
dernière opinion est peu vraisemblable. On ne voit guère comment
certains détail de cosmologie auraient pu trouver place dans des
poèmes dirigés contre Homère ou Hésiode. Le ton d'ailleurs en est
souvent grave et didactique, nullement satirique.
1. Fragm. 14. Cf. fragm. 15.
2. Fragm. 16.
Hiit. d« U Litt. grecqa«. — T. lU 82
498 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
chrétien. Sur ce point, nulle hésitation apparente, nulle
trace de cette prudence à demi sceptique dont il disait
tout à Thcure la nécessité. Il condamne énergiqucment
le polythéisme populaire et poétique, celui d'Homère et
d'Hésiode, qui se représente les dieux comme des hom-
mes, et comme des hommes souvent méchants :
Tous les crimes sont prêtés aux dieux par Homère et par
Hésiode ; tout ce qui, parmi les mortels, est objet de blâme et
de réprobation, toutes les actions honteuses remplissent leurs
chants : vols, adultères, tromperies réciproques i.
On croit entendre Polyeucte :
La prostitution, l'adultère, l'inceste,
Le vol, l'assassinat, et tout ce qu'on déteste,
C'est l'exemple qu'à suivre offrent vos immortels.
Xénophane se moque de cette grossièreté d'esprit qui ne
peut concevoir les dieux qu'à l'image de Thomme :
Les mortels croient que les dieux naissent comme eux, avec
leurs sens, leur voix et leur corps '.
Si les bœufs et les lions avaient des mains, s'ils savaient
dessiner comme les hommes, ils feraient des dieux à leur pro-
pre ressemblance ; les chevaux les représenteraient pareils à
des chevaux ; les bœufs, à des bœufs, avec une forme et des
membres semblables aux leurs '.
Do môme, les dieux thraces ont les cheveux rouges et
les yeux bleus ; les dieux éthiopiens sont noirs et ca-
mus*. — Pour lui ce n'est pas ainsi qu'il se représente
la divinité. Elle ne ressemble à l'homme ni par le corps
ni par la pensée *. Sans yeux, sans oreilles, sans organe
1. Fragm. 7.
2. Fragm. 5.
3. Fragm. 6.
4. Clément d'Alox., Strom., VII, p. 711, B.
5. Fragm. 1.
XÉNOPHANE 499
intellectuel, le dieu suprême «voit, pense, entei^tout en-
tier * ». Sa pensée souveraine gouverne tout sans effort* ;
immobile et immuable, elle ne va point çà et là'. Les
Ëléates demandaient un jour à Xénophane s*il fallait sa-
crifier à Leucothéa et la célébrer par un Ihrène : il répon-
dit que, si elle était déesse^ elle n*avait pas besoin de
thrènes, et que, si elle était femme, elle n'avait pas droit
à un sacrifice ^. La divinité ne naît ni ne meurt, elle
existe'. Xénophane dit quelquefois, comme le vulgaire,
« les dieux », au pluriel^; mais nul ne peut s'y tromper ;
ce qu'il appelle ainsi, ce sont les manifestations particu-
lières de la divinité ; celle-ci est une dans son essence.
Quels rapports existent entreDieu et le monde? Dieu est-
il distinct de Tensemble des choses, ou, au contraire, s*y
confond-il comme une âme de l'univers partout répandue
(magnos diffusa per artus), qui Tanime et le fait vivre?
Les témoignages anciens conduiraient plutôt à la seconde
opinion ^ ; il est possible cependant que la question ne
se soit pas nettement posée pour Xénophane et qu'il n'y
ait pas répondu d'une manière expresse. Quoi qu'il en
soit, la nouveauté de ces vues était grande. Jamais pro-
testation aussi nette ne s'était élevée contre les naïvetés
de l'anthropomorphisme; jamais on n'avait rompu si ou-
vertement avec la tradition des vieux poètes. C'est une
date considérable dans l'histoire de la pensée grecque
que celle où se manifeste avec cet éclat la tendance idéa-
liste et la foi dans une réalité extra-sensible. Il est d'ail-
1. Fragm. 2 : 0\iXoc âpa, o^Xoç Sa voeT, o^Xo; 8i t' àxovct.
2. Fragm. 3.
3. Fragm. 4.
4. Aristotd, Rkét., II, 23; p. 1400, B, 5, Bekker.
5. Id.. ibid., p. 1399, B, 6.
6. Fragm. 14 et 21 (fin).
7. Platon, Sophislê, p. 242, D ; Aristote. Métaph., I, 5, p. 986, B,
10 ; Théophraste, cité par Simplicius, Physique, 5, B ; Gicôron, Àca-
dém., II, 37, 118.
500 CHAPITRli IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
leurs permis de croire que Xénophane n'aurait pas envi-
sagé ainsi le problème de l'Être si Pylhagore ne lui eût
frayé la voie.
Après cela, comment Xénophane 8*expliquait-il, dans
le détail, la naissance des choses sensibles, et comment
se figurait-il la constitution actuelle du monde? On peut
dire que c'est là, dans son système, un point secondaire.
Si la vraie cause de tout est dans TÊtre un et immuable,
peu importent la succession et la coordination des appa-
rences éphémères. Xénophane, dans cette partie de sa
théorie, semble s'être inspiré de Thaïes et d'Anaximan-
dre, en ajoutant à leurs vues quelques observations in-
génieuses et neuves, et surtout en les corrigeant par les
prudentes réserves de son demi-scepticisme. Il admettait
que tous les élres mortels étaient sortis do la terre et de
Icau*; qu'à Torigine, la terre et l'eau étaient mélangées,
et que lo temps les avait séparées ; il en donnait pour
preuve qu'en pleine terre et dans les montagnes on trouve
des coquillages, qu'à Syracuse, à Paros, dans des car-
rières ou dans des rochers, on voit des empreintes do
poissons-. Les astres sont des nuages entlammés^ L'arc-
en-ciel, que le vulgaire appelle Iris, est un nuage mul-
ticolore*. Le ciel est sphérique; les racines delà terre
plongent en basà^infîni^ Mais sur tout cela, encore une
fois, nulle affirmation tranchante; en pareille matière,
l'homme n'est sûr de rien. « Telles sont, disait-il, mes
opinions, conformes à la vraisemblance *. »
Pour exprimer des idées aussi neuves, Xénophane
avait eu besoin d'une forme et d'un style en partie nou-
1. Fragm. 9 el iO.
2. Philosopfiumena, XIV, 5.
3. Plularque, Opinions des philosophes, 11, 13.
4. Fragm. 13.
5. Fragm. 12.
6. Fragm. 15 : TaCra îeSôÇao-Tai jjlsv èoixita toî; Ètûfiocau
XÉNOPHANE 501
veaux. Dans ces courts fragments, il y a de la précision,
une netteté parfois un peu sèche, comme il convient h
Texposition scienliPique, mais souvent aussi unoplénitude
élégante et sévère, beaucoup d'habileté à exprimer des
idées difQciles, de la véhémence, une ironie puissante
bien que sobre, une grandeur enfin qui vient delà gran-
deur même de la pensée. Bien qu'il ne soit pas h proprement
parler un dialecticien, il a plus de souplesse dans la dis-
cussion que n'en paraissent avoir eu les premiers prosa-
teurs : la poésie est à cette date un instrument plus do-
cile que la prose; entre les mains d'un artiste, elle se
prête mieux à l'expression des idées subtiles et délicates.
Des autres ouvrages de Xénophane, et surtout de ses
élégies, il nous reste des fragments non pas plus nom-
breux, mais plus étendus, où se laissent voir la grâce
sérieuse de sa pensée et le tour aimable de son talent.
Plus d'une fois, on y retrouve son dédain des opinions
vulgaires ou sa préoccupation des idées philosophiques.
C'est dans une élégie qu'il se moquait de la doctrine de
Pythagore sur la métempsycose :
Un jour, dit-on, passant prés d*un chien qu'on battait, il
s'apitoya et prononça ces mots : « Gesse de frapper ; Pâme
d'un de mes amis habite ce corps ; je le reconnais à la voix*.»
Ailleurs, parlant des entretiens qui s'engagent après
boire, il voulait qu'on en bannît les « frivoles fictions des
ancêtres », « les combats des Titans, dos Géants et des
Centaures >>, et qu'on y gardât toujours « un juste souci
des dieux ^ m. Il n'aime pas mieux les athlètes que les
poètes épiques ; sur ce point encore, il brise avec la tra-
dition. Il parle déjà des vainqueurs d'Olympie comme fe-
ront plus tard les Euripide et les Platon. La philosophie
est bien supérieure à ces vanités :
i. Fragm. 18.
2. Fragm. 21.
502 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
Qu'un homme, à Olympie, remporte par la vitesse de
ses pieds, qu^il triomphe au pentathle, à la lutte ou au pugi-
lat douloureux, qu'il brille dans le terrible pancrace, il est
regardé de ses compatriotes avec admiration, honoré dans les
jeux d'une place glorieuse et en évidence, nourri aux frais du
public, accablé de dons par la cité. S'il l'emporte par ses
coursiers, mômes avantages. Il ne me vaut pas, cependant;
car, bien au-dessus de la force des hommes et de la vitesse
des chevaux, s*éléve notre sagesse ^
Dans un beau passage d'une autre élégie, il décrivait
le luxe des nobles de Golophon, funeste emprunt fait
aux Lydiens par ses compatriotes :
Ils se rendaient à l'agora tout vêtus de pourpre, au nombre
de plus de mille, pleins d'orgueil, fiers de leurs gracieuses
chevelures, couverts de fins parfums K
Xénophane voulait qu'on s'occupât de la vertu, sans
austérité excessive pourtant : il en faisait Tassaisonne-
ment naturel d'un repas aimable et brillant :
Voici que le sol de la pièce est purifié : les mains sont
nettes, les coupes brillantes; Tun présente aux convives des
couronnes, Tautre, dans une coupe, offre un agréable parfum.
Le cratère se dresse, source de joie. Le vin, dans la terre
cuite, est prêt, abondant, doux, parfumé; l'encens remplit
l'air de ses suaves effluves. L'eau est fraîche, douce et pure.
Des pains blonds sont servis ; la table en fête est chargée de
fromage et de miel. L'autel, au milieu, est couvert de fleurs.
La demeure tout entière résonne de chants et d'allégresse.
Tout d'abord, des hommes sages chanteront la divinité par
de pieuses et pures paroles, en faisant des libations et en de-
mandant la faveur d'être justes. Voilà, mes amis, ce qui con-
vient mieux que les orgies; buvons de manière à pouvoir en-
core, si l'âge n'a pas brisé nos forces, regagner notre demeure
sans l'aide d*un esclave 3.
i. Fragm. 19.
2. Fragm. 20.
3. Fragm. 21.
XËNOPHANE 503
Socrate aurait approuvé cette mesure exquise de belle
humeur et de philosophie. On reconnaît dans ces vers
rionien de Colophon, le contemporain plus jeune de
Mimnerme. Les idées philosophiques de Xénophane fu-
rent après lui, à Éléc, recueillies et reprises, mais non
sa bonne grâce et sa bonhomie.
La doctrine de Xénophane suscita presque aussitôt,
dans les premières années du v* siècle, deux systèmes
opposés, celui d'Heraclite d'Ephèse et celui de Parménide
d'Élée. Xénophane avait, pour la première Tois, distingué
nettement deux choses : le Tout immuable, et la diversité
changeante des phénomènes particuliers ; mais il n'avait,
semblc-t-il, sacriQé ni l'un ni l'autre ^ Heraclite, au
contraire, rejette l'immuable, tandis que Parménide re-
jette le changement. D'Heraclite ou de Parménide, lequel
a précédé l'autre ? Le problème est obscur ; car les in-
dications chronologiques positives font défaut ou sont
peu sûres. Il semble pourtant que c'est le livre d'Hera-
clite qui parut le premier ^ D'une part, en effet, Hera-
clite cite Xénophane et ne cite pas Parménide, dans un
passage où il semblait cependant naturel que le nom de
celui-ci fût mentionné si Heraclite l'avait connu. D'autre
part, on trouve dans les fragments de Parménide quelques
vers ' où Ton est tenté de voir une allusion à la doctrine
et même aux expressions du philosophe d'Éphèse. Ajou-
tons que, si celui ci avait écrit après Parménide, il semble
qu'il aurait dû mettre dans son livre plus de dialectique
qu'il n*a fait : aux affirmations de Xénophane, on pouvait
opposer des affirmations contraires ; pour combattre les
1. Sur les phénomènes particuliers, il avait plutôt affirmé la diffi-
culté de les bien connaître que nié positivement leur réalité.
2. Cf. Zeller, 11, p. 190 (trad. française). Mais Topinion de Zell«r
semble flottante. Il dit à peu près le contraire deux pages plus loin.
3. V. 46-51. Cf. Schwegler. p. 92, n. 8. Zellor nie cette allusion
(p. 191-102). ■ ' . ■
&04 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
raisonnements de Parménide, il fallait des raisonnements
dont on ne trouve pas trace dans les fragments deTÉphé-
sien. On comprend d'ailleurs à merveille que la contradic-
tion violente dirigée par Heraclite contre certaines idées
de Xénophaneait poussé le disciplede celui-ci à redoubler
de rigueur et à serrer son jeu. Pour toutes ces raisons,
nous étudierons d*abord Heraclite. L'enchaînement des
doctrines éléatiques n*en sera pas moins clair, et il semble
que le choc des idées les unes contre les autres, l'influence
réciproque, le drame philosophique enQn de cette curieuse
période en sera plus sensible.
Heraclite S fils de Blyson, naquit à Éphèse, probable-
ment vers 540, à quelques années près ^. Il appartenait
à une famille aristocratique qui prétendait descendre
d'Ândroclos, Gis de Codros, fondateur d'Éphèse. Cette
famille était en possession d'une charge, probablement
religieuse, qui continuait de s'appeler la « royauté «.
Heraclite, appelé à lexercer, la laissa à son frère ^. Sa
pensée hautaine Téloignait de la vie pratique : il mépri-
sait la foule. Le satirique Timon l'appelait « insulteur
de la multitude * >». La tradition avait conservé le souve-
nir (plus ou moins authentique) de quelques-uns des
1. Biographie dans Diogône Laêrce, IX» 1-17; notice de Suidas,
V. *HpaxXeitoc. — Cf. Zeller, t. II, p. 99 et suiv. (trad. française).
S. Diogène Laërce, sans doate d'après Apollodore, place sa matu'
rite (àx{iiQ) dans la 69« Olympiade (505-501). Il est vrai que d'autres
sources (cf. la note de Zeller, p. 99-101) le font naître une quaran-
taine d'années plus tard. Mais c'est là certainement une erreur, ame-
née par cette circonstance que la tradition mettait son ami Hermo-
dore en relations avec les Décemvirs. A supposer que le fait de ces
relations soit exact, cela ne prouverait nullement qu'Heraclite eût
été du môme âge qu'Hermodore. Êpicharme, qui écrivait vers 470. fait
allusion au système d'Heraclite comme à une doctrine bien connue.
Cf. Êpicharme, v. 190195 (MuUach), cité par Diogène Laêrce, HT, 1«,
et V. 274 (M.), cité par Stobée, Floril. xxxvii, 16.
3. Diogène Laérce, IX, 6, à rapprocher de Strabon, XIV, 1, 3, p. 632.
4. 'OxXoXo{6o^oc (cité par Diogène Laërce, IX, 6].
HERACLITE 505
mots amers qu'il so plaisait à lancer contre les Éphésiens.
Ceux-ci ayant exilé son ami Hermodore, il redoubla con-
tre eux d'acrimonie et de sarcasmes. Il vécut à Técart,
en misanthrope, uniquement occupé de ses méditations.
Prié par ses compatriotes de leur donner des lois, il s'y
refusa, trouvant leur méchanceté incurable *. Il mourut
d'hydropisie, dit-on, vers Tâge de soixante ans*. — La
légende a rendu son nom populaire en l'opposant à celui
do Démocrito, qui riait de tout, tandis qu'Heraclite pleurait
sans cesse ^ Sous une forme naïve, la légende exprime
pourtant une idée juste : Heraclite est un dédaigneux, un
solitaire, et le fond de sa pensée est triste ; car il a, le
premier en Grèce, proclamé la vanité essentielle de
toutes choses, et brusquement substitué aux beaux con-
tours du vieux monde poétique l'universelle et fuyante
instabilité de l'écoulement sans Qn.
Beaucoup d'incertitude, à vrai dire, enveloppe son sys-
tème *. Il l'avait exposé dans un livre en prose que les
anciens intitulèrent tantôt De la nature, tantôt Les Mu-
ses ^ et qui était divisé, selon Diogène Laërce, en trois
parties • : la première, sur Tensemble des choses (repi toO
7:avT6;)| la seconde sur la politique et la morale, la troi-
sième, sur la théologie. Nous n'en avons plus que des
fragments. La plupart sont pleins d'intérêt, mais trop
souvent la suite des idées, la relation et la proportion
des différentes parties, quelquefois môme le vrai sens
1. Diogène Laërce, IX, 2,
:f . A ce sujet, anecdotes peu dignes de foi dans Diogène Laôrce, IX, 4.
3. Sônèquc, De ira, II, 10; etc.
4. Principales études : Ferd. Lassalle : Die Philosophie Heravleiios
des Dunkeln von Ephesos, 2 vol.. Berlin, 1838; Bernays, divers travaux
recueillis dans le t. I de ses Opuscules [Gesammelle Abhandlunqen),
Berlin, 1885; L. Dauriac. De Ueraclilo Ephesio, Paris, 1878 (thèse);
Pfei dorer. Die Philosophie des Ueraklit von Ephesos im Lichte do' Mtjs-
ierienidee^ Berlin, 1886.
5. Diogène Laërce, IX, 12.
6. Id., ibid,, 5.
506 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
de certaines affirmations, nous échappent, et nous en
sommes réduits à conjecturer, ou, plus simplement, à
ignorer. Essayons cependant, sans y mettre trop de ri-
gueur, de ressaisir le fll, là où Ton peut encore Tentrevoir.
L'ouvrage débutait par une afCrmation méprisante de
rignorance et de la sottise humaines ^ Plusieurs fragments
reproduisent la même idée ; ils appartenaient peut-être
à cette sorte de préface où Heraclite commençait par
rompre ouvertement en visière à Topinion des autres
hommes. Le savoir d'un Hésiode, d'un Pythagore, d'un
Xénophane, d'un Hécatée, n'élait pas pour lui donner le
change ^ : « Grand savoir, disait-il, mauvais savoir '. »
Ce qui trompe les hommes, c*est qu'ils s'en rapportent
aveuglément à leurs sens : « Les yeux et les oreilles
sont de mauvais témoins, si Ton a TAme d*un barbare^. »
Il faut s'élever du visible à l'invisible *. Il faut suivre
non les impressions individuelles, mais « la raison com-
mune » (Çuvo; Xoyo;), dont Heraclite n'est que l'interprète*.
Or, qu'enseigne cette raison sur l'ensemble des choses
(wepl Toij -avTo;)? Elle enseigne que la variété apparente
est une illusion. Tout est un '. Mais celte unilé n'est pas
immobile, comme le croyait Xénophane. Elle n'est, au
contraire, que mobilité. Tout s'écoule et rien ne subsiste '.
Le flux des êtres ressemble au courant d'une rivière '.
Le fond des choses, c'est le feu, qui s'allume et s'éteint
tour à tour, éternel, mais toujours en mouvement, toujours
1. Fragm, 1 (MuUach). Aristote {Hhét. III, 5, p. 1407, B, 13-16) dit
que ce passage formait le début du livre.
2. Fragrn. 14, 15, 89.
3. lIoXu(xaO(T) xaxoTeyvÎT) (fragm. 15).
4. Fragm. 23.
5. Fragm. 96.
6. Fragm. 58, 92.
7. Fragm. 92.
8. Platon, Cratyle, 402, A : Ilâvia /wpeî xai oJîkv ^i-ivct.
9. Diogène Laërco, IX, 8 : 'Peîv Ta ci/a TiotaiioO ô;xr,v.
HERACLITE 507
on voie de transformation *. Tantôt le feu, s*éteignant,
devient terre et eau; tantôt Teau, à son tour, se sèche,
devient terre, puis retourne à Tétat do feu ^. Du haut en
bas et du bas on haut, la route des transformations est
unique ^ Vainement les hommes voient partout des op-
positions et des différences : les contraires sont identi-
ques ; la vie et la mort, le sommeil et la veille» le jour et
la nuit, l'hiver et l'été, la guerre et la paix sont môme
chose au fond ^. Les oppositions apparentes se ramènent
en somme à une harmonie, comme, dans un arc ou une
lyre, la contrariété des deux branches ou des deux mon-
tants ^
La nouveauté de ces idées était grande. L'unité fon-
damentale de la matière, assurément, était déjà impli-
quée dans les doctrines des premiers Ioniens ; mais qui
no voit combien la différence est profonde entre une doc-
trine implicite et une idée aussi nettement afGrméo que
Test celle-ci dans Heraclite? Sans Xénophane, il est pro-
bable que le philosophe d'Ephèse n'eût pas conçu l'u-
nité do l'Être avec cette rigueur. Ce qui peut étonner,
c'est que, proclamant avec tant de force l'unité chan-
geante de la substance éternelle, il paraisse en même temps
considérer la forme du feu comme primitive et fonda-
mentale entre toutes, alors qu'en réalité, selon son sys-
tème, toutes les formes do la matière devraient, semble-
t-il, être également transitoires et secondaires. Il n'y a
pourtant pas lieu d'être trop surpris do cette légère, mais
très certaine inconséquence ; il ne faut pas non plus cher-
cher à la pallier, ou la rejeter sur notre connaissance
insuffisante de rensemblo du système. Heraclite obéit,
1. Fragm. 27 et 49.
2. Fragm. 31 et 59.
3. Fragm. 32.
4. Fragm. 46, 86, etc.
:'), Fragm. 93.
508 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
sans s*cn douter, à lexemplc de ses prédécesseurs, alors
môme qu'il veut l'écarter ; il éprouve la môme difQculté
que Pylhagoro à distinguer l'abstrait du concret, et la mo-
bilité en soi de la forme la plus mobile, qui est le feu.
Ne cherchons pas à tout expliquer : car bien des idées
restaient confuses dans cet esprit puissant, mais non
rompu encore à la dialectique.
Quelques savants sont disposés à chercher en Egypte
l'origine des idées d'Heraclite *. Mais les preuves qu'on
allègue en faveur de cette hypothèse sont peu convain-
cantes. La logique des choses, après Ânaximandre et
Xénophane, suffisait amplement pour susciter le système
de Téternelle mobilité.
C'est sans doute encore dans la première partie de son
ouvrage qu'Heraclite, en application de ses principes,
exposait ses vues sur la constitution du monde, sur la
nature des astres, sur les embrasements périodiques du
monde et les renaissances qui s'ensuivaient. Nous lais-
serons de côté tous ces détails, qui regardent plutôt
l'histoire des sciences et de la philosophie proprement
dite que celle de la littérature. Au contraire, les deux
autres parties de son livre, relatives à la théologie et à
la morale, appellent toute notre attention.
Et d'abord, c'est un fait important que cette place
distincte donnée à la théologie et à la morale dans un
ouvrage sur « la Nature ». La philosophie religieuse et
morale n'est pas encore, chez Heraclite, toute la philo-
sophie, comme elle le deviendra chez Socrate, mais elle
en est plus do la moitié. La psychologie n'est pas à ses
yeux le point de départ de la science : il commence par
embrasser du regard l'univers, où il encadre Dieu et
l'âme. Mais il les met au centre, et sa pensée ne cesse
d'y tendre. D'où vient cette nouveauté? Heraclite est-il,
l. Tannery, p. 175 et suiv.
HERACLITE 509
comme on l*a quelquefois soutenu, un adepte des doc-
trines mystiques S et faut-il chercher dans Tinfluence
exclusive de ces doctrines l'explication du fait que nous
venons de signaler? Ce serait aller trop loin. Heraclite
n'est le prisonnier d'aucune secte ; il n'est l'apôtre que
de son propre système. Mais il connaît Pythagore et les
mystères ; il a lu Xénophane. Ce grand courant de phi-
losophie religieuse et morale qui entraine son siècle ne
Ta pas laissé indifférent. Sans s'asservir à personne, il a
écouté tout le monde. Il est de son temps, et il répond à
sa manière à ce besoin d'une science plus religieuse et
d'une religion plus scientiGque que ses contemporains
les plus illustres ont tous ressenti.
L'idolâtrie grossière de la foule excite son mépris :
Faire des prières à des statues, c'est parler à des maisons,
sans savoir ce que sont les dieux et les héros 2.
La divinité est très puissante et très intelligente :
Le plas sage des hommes, à côté des dieux, n'est qu'un
singe 3.
L'homme, comparé aux dieux, est comme un enfant à côté
d'un homme *.
Mais qu'était-ce, en somme, qu'un dieu, dans cet écou-
lement perpétuel de toutes choses ? Un feu plus pur que
les autres, une âme plus subtile et plus spirituelle, mais
non pas d'essence distincte. Entre l'âme humaine et
l'âme divine, il n'y a qu'une différence de degré, que
rintervalle d'une étape à une autre dans la voie des
1. Cf. Pfoidcrer, op, cit. Cf. aussi Tannery, p. 176 (explication du
fragm. 81, rapproché de ce mot de Jamblique, De Mysteriis, I, 11 :
8ià ToOto elx6T(i); aùxà [L e. xà i&uor^pia] âxsa 'UpâxXeiio; npovtlicsv).
2. Fragm. 61.
3. Fragm. 43. Cf. fragm. 42.
4. Fragm, 78.
510 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
éternelles transformations. L'âme humaine est une âme
divine en état de mort ; Tâme divine est une âme hu-
maine en état d'immortalité, les termes de mort et
d'immortalité n'étant pris, bien entendu, qu'en un sens
relatif et limité *.
Il y a pourtant, au dessus des hommes et des dieux,
plus ou moins éphémères, quelque chose de suprême et
d'éternel qui gouverne tout : c'est la loi même de ces
changements, qu'Heraclite appelle tour à tour la Pensée
(Yvwjjly)), la Justice (Sixyj), le Temps (alwv), ou Zeus. A
vrai dire, il ne tient pas au mot. « La seule sagesse, dit-
il, est de connaître la pensée qui gouverne toutes choses
à travers tout; elle veut et ne veut pas qu'on l'appelle
Zeus 2 ; » c'est-à-dire que le nom importe peu, pourvu
qu'on sache ce qu'on entend par le nom, et qu'on ne
l'entende pas au sens vulgaire. Ce dieu suprême n'a rien
crée ^ ; il préside aux changements des choses, comme
un enfant qui joue aux dames dirige les combinaisons
des pièces *. Dans quelle mesure Heraclite accorde-t-il à
ce Zeus, à cette pensée suprême, la conscience et la per-
sonnalité ? Est-ce là pour lui un être vivant, ou une sim-
ple loi abstraite et une divinité métaphysique? La seconde
hypothèse semble mieux d'accord avec le système, mais
on ne saurait dire au juste ce qui en est. Cela tient au
langage d'Heraclite, qui garde volontiers les mots an-
ciens pour dire des choses nouvelles. « Si le soleil, dit-il
quelque part, s'écartait de sa route, les Érinnyes, ser-
1. Fragm. 62 : 0eoi 6vy)toI âvOpwTtoi t' àSavatoi, C(î>vTec tov éxeivciiv
ÔavfliTov, OvTQffxovTc; tV Ixetvuv Ç(i)r,v.
2. Je réunis, avec M. Gomperz {Silzungsberichte d. Akad, d. 1V«-
sensch., Vienne, 1886, p. 1005) les deux fragments 19 et 61 (Bywater)
en un seul : "Ev to œo^^v (loOvov, iizlaxaa^on yvco(IiY|v v) xu€cpv&Tai navre
ttcL 7cavT(i>v * XÉYeo-Oai lOiXsi xa\ oûx é8éXei Zr,voc oCvo|&a (fragm. 12 et 55,
MuUach).
3. Fragm. 27.
4. Fragm. 44.
HERACLITE 511
vantes de Zcus, l'y feraient rentrer *. » La pensée est
(l*un philosophe, le langage est d'un poète. Ce mélange
ost chez lui perpétuel. Il parle volontiers comme le vul-
gaire en pensant autrement. II fait déjà comme feront
plus tard les Stoïciens, qui sauvent la pureté de la doc-
trine par des sous-entendus (ûicovoiai). On comprend qu'He-
raclite ait déposé son livre, selon la tradition ^, dans le
temple d*Éphèse, sous la protection de la déesse : ce n'é-
tait nullement, quoi qu'on en puisse penser, une pro-
fession de foi, au sens où la foule pouvait l'entendre.
Sa doctrine s'applique de même à l'étude de l'homme.
Dans la nature humaine, il distingue nettement le corps
et l'âme. Le corps par lui-même est sans valeur :
Il faut rejeter un cadavre avec plus de mépris que du fu-
mier \
L'âme est un air sec et subtil ; plus elle est sèche, plus
elle est intelligente ^. Dans l'ivresse, elle devient humide
et perd sa vigueur '. Après la mort, les hommes doivent
subir une destinée dont ils ne se doutent pas^ Laquelle?
Il ost aisé de compléter la pensée d'Heraclite en se rap-
pelant ce qu'il dit ailleurs. Les âmes les plus sèches et
les plus ignées deviendront des dieux et des héros ; les
âmes inférieures tomberont dans un état plus humide
encore et plus matériel. D'où évidemment cette conclu-
sion morale qu'il faut sécher et améliorer son âme.
Heraclite devait toucher aussi dans son livre à la vie
de la cité, aux règles d'un bon gouvernement ; car, de
son temps, la vie socialeprimaitlavieindividuelle, et la
1. Fragm. 34.
2. Diogéne Laërcc, IX, 6.
3. Fragm. 53.
4. AuTi 4/uxTi Œo^utaTTi (fragm. 72). Telle est la vraie forme de cette
pensée, reproduite avec des altérations par divers auteurs.
5. Fragm. 70.
6. Fragm 63.
512 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
moralo se présentait d'abord sous la forme delà politique.
Mais de cette partie de son ouvrage, presque tout a péri.
Il disait pourtant quelque part que le peuple devait dé-
fendre la loi comme une muraille K La pensée est belle,
et Ton voit par où elle se rattache à l'ensemble de ses
idées: c'est qu Heraclite méprise, nous l'avons vu, Tin-
dividuel et le particulier, plus changeant et plus éphé-
mère que le général ; or la loi participe, plus que le sens
propre, de cette « raison commune » (Çuvo; Xdyo;) qui est,
à ses yeux, la source suprême de la science et la mesure
de la vérité.
La grandeur de la pensée, chez Heraclite, a toujours été
reconnue, et plus que jamais peut-être depuis un siècle.
Mais, comme écrivain, les anciens le mentionnent surtout
pour ses défauts. On le surnommait « Tobscur » (6 (ncorei-
vo;'). Aristote cherchait déjà la cause de cette obscurité,
et croyait la trouver dans la structure de ses phrases,
brusques, sans verbes, et qu*on ne savait comment ponc-
tuer ^ . Celte obscurité est incontestable, mais non pas
aussi grande que la légende le ferait croire ; et peut-être,
là où elle existe, vient-elle moins des mots eux-mêmes,
ou d'une forme de phrase vicieuse, que de la nouveauté
extraordinaire des idées, du paradoxe fondamental de
cette doctrine où les oppositions se résolvent en harmo-
nies, et du choc imprévu, rapide, qui en résulte entre des
notions en apparence disparates. Aux yeux des moder-
nes, les qualités du style d'Heraclite l'emportent de beau-
coup sur ses défauts. Sa prose n'est pas l'œuvre d'un art
achevé, tant s'en faut, ni même peut-être d'un art régu-
lier : mais c'est une œuvre de génie, et elle a sans aucun
doute jeté dans l'esprit grec, pour ce qui est de l'art
1. Fragm. 20.
2. Suidas, y. *UpaxXsiTOc.
3. Aristote, Rhél,, III. 5, p. 1407, B, 14-15. Cf. Dômôtrius, Étoc..
129.
HERACLITE 513
même du style, des semences fécondes. Il a aussi peu
que possible le talent dialectique, c'est-à-dire le talent de
décomposer les idées, et de les démontrer en les démon-
tant, pour ainsi dire; il ne sait encore qu'affirmer, pro-
clamer comme un oracle ce qu'il croit vrai. Mais il affirme
avec éclat, avec force, avec précision. Il ne se borne pas
à exposer sa pensée ainsi qu'une chose indifférente qui
se défendra elle-même comme elle pourra : il lui donne
un relief extraordinaire ; il souligne par des antithèses
la contradiction fondamentale apparente ; il accentue la
difGcullé qui fait scandale ; il ramasse l'idée dans une
formule dense qui lui donne plus de force et de portée.
Il a l'imagination d'un poète; il a la passion d^un orateur;
passion qui brùlc sans s'épancher ; imagination qui brille
sans s'épanouir. Tout cela est bref, dur, un peu trop
éblouissant. Ce qui manque, c'est ce que l'art pourra
donner, l'habileté à ménager ses richesses et le talent
de les faire valoir. Mais quelques-unes des qualités d'une
grande prose sont déjà là : jamais écrivain ne fut plus
riche de ces mots qui se gravent, qui pénètrent et qu'on
n'oublie plus.
Tandis qu'Heraclite développait la théorie du change-
ment universel et essentiel, Parménidc d'Élée en prenait
exactement le contre-pied. Celui-ci est le successeur légi-
time de Xénophane ; il dépasse son mattre, mais en res-
tant fidèle à l'idée fondamentile du système.
La date de la naissance de Parménide est mal connue.
D'après Diogène Laërce \ il serait né vers 540. D'autre
part, Platon raconte à plusieurs reprises ^ que Socrate,
dans sa jeunesse (ccpoSpa vfo;), put encore le voir et l'en-
tendre causer dans un voyage qu'il fit à Athènes à l'âge
i. Diogène Laërce, IX, 23.
2. Parménide, p. 127, A; Théétète, p. 183, E; Sophiste, p. 217, E.
Ilist. do la Litt. grecque. — T. II. 33
514 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
de soixante«cinq ans. Comme Socrate était né en 4G9, le
voyage dont parle Platon ne peut guère se placer que
vers 450. Parménide serait donc né vers 515. Bien que
Platon soit en général un guide peu sûr en ces matières
de chronologie, il n*y a peut-être pas de raison décisive
de rejeter ici son témoignage; car la date de Diogène
(fondée sur la détermination de ràxjAT)) n^est visiblement
qu'une approximation conjecturale, et Platon d'ailleurs a
plusieurs fois rappelé le fait de cette rencontre entre Par-
ménide et Socrate. S*il en est ainsi, Parménide ne put
connaître Xénophane que pendant peu d'années, même
en admettant que Xénophane fût né vers 580. La tradition,
cependant, le mettait en relations personnelles avec celui-
ci et faisait do lui son disciple ^ ; mais on sait que les tra-
ditions de ce genre sont toujours assez fragiles. On di-
sait aussi qu'il avait ou pour amis et pour maîtres deux
Pythagoriciens, Aminias et Diochœtès, dont l'influence
sur son esprit passait pour considérable ^. — Il était
d'une famille riche et illustre, et l'on raconte qu'il donna
des lois aux Éléates ^ Avec le voyage à Athènes (si le
récit de Platon est exact), c'est à peu près tout ce qu'on
sait de la biographie de Parménide. On ignore à quelle
date il mourut.
Xénophane, en proclamant l'existence du Tout unique,
immuable, immobile, avait admis les manifestations par-
ticulières et changeantes de l'éternelle substance ; il n'ô-
tait pas à celles-ci toute réalité ; il no les retranchait pas
absolument du domaine de la connaissance; il paraît seu-
lement avoir cru qu'il était plus facile d'arriver à savoir
la vérité sur TÊtre unique et parfait que sur la mobilité
des phénomènes. Le système de Parménide est une éla-
!. Arislote, Métaph, I, 5, p. 986, B, 22. Cf. Diogène Laérce, IX, 21.
Aristoto dit seulement : toutou li^trai jiaOïiTTic.
2. Diogène Laorce, ibid.
3. Diogène Laërce, IX, 23.
PARMÉNIDE 515
boration rigoureuse de la doctrine du Tout immuable. Il
pousse à bout les principes de Xénophane; il leur fait
produire toutes leurs conséquences. Il distingue radica-
lement deux ordres de faits et deux ordres de connais-
sances : d*unc part ce qu'il appelle TÊtre, seul réol, seul
objet de science véritable ; de l'autre les apparences sen-
sibles, dénuées de réalité substantielle, en dehors par
conséquent de toute vérité, de toute science proprement
dite, et simple objet d'opinion K
De là le plan du poème de Parménide (car Parménide,
à l'exemple de Xénophane, écrit en vers) : d'abord un
prologue (xpoo{{i.iov), introduction mythique et brillante à
l'exposé des doctrines ; ensuite deux parties : Tune rela-
tive à la vérité [ri icpo; aXrjOeiav), l'autre relative à l'opi-
nion (ri Twpo; SoÇav) ; la première, purement déductive et
rationnelle, vraie géométrie de l'Être ; la seconde, hypo-
thétique et descriptive. — L'Être n'a ni commencement
ni (in; il est unique et immuable^, indivisible, partout
égal h lui-même ^ , mais non point infini ^ : sa forme est
celle d'une sphère^ C'est la raison (Aoyo;) qui proclame
souverainement ces vérités^; car, avec une rigueur in-
faillible, elle analyse l'idée même de l'Être, et elle déduit
de cette idée les qualités qui le constituent. — Quant aux
apparences sensibles, on ne peut former à leur sujet que
des conjectures. Il y a pourtant des conjectures plus ou
moins vraisemblables. Parménide expose à son tour un
système du monde. Dans quelle mesure les idées d'Anaxi-
mandre, ou celles de Pythagore, ou celles de Xénophane
y sont-elles mélangées? Quelle part de nouveauté s'y
i. On voit où Platon a puisé sa distinction fondamentale entre la
science et l'opinion,
2. V, 59-60 (Mullach).
3. V. 78.
4. V. 88.
5. V. 103.
6. V. 56.
516 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
manifeste? Questions controversées et difficiles. Los
fragments qui nous restent de cette partie du poème sont
beaucoup plus courts que ceux de la première ot laissent
une large place aux hypothèses. L'ontologie deParménide
nous est bien connue ; sa cosmologie, au contraire, nous
échappe. Nous n'essaierons pas de la reconstituer. C'est
affaire aux philosophes ou, plutôt encore peut-être, aux
historiens de la science grecque, de débattre ces ques-
tions ; ici, c'est de littérature avant tout qu'il s'agit. A ce
point de vue, d'ailleurs, Parménide mérite toute attention.
Son originalité littéraire, c'est d'associer une rigueur
dialectique toute nouvelle, un talent de déduction et d'abs-
traction surprenant, avec la passion et parfois même
l'éclat du style. Il y a chez lui du poète, de l'orateur et
du géomètre. Aux yeux des anciens, la dialectique de
Parménide avait fait tort à sa poésie. Gicéron juge ses
vers médiocres, minus bonis versibus \ Plutarquo nie que
ce soit de la poésie; car la poésie, dit-il, ne va pas sans
mythes, et il n'y a pas de mythes dans Parménide^. Aris-
tote, qui a défini la poésie une « imitation », l'imitation
de la vie, jugeait probablement Parménide comme il ju-
geait Empédocle, en qui il se refuse à voir un poète ^.
Mais nous ne saurions, nous modernes, être tout à fait
de cette opinion. Car la définition d'Aristote, prise trop à
la lettre, exclurait Lucrèce delà liste des poètes. Or nous
voulons voir un poète dans Lucrèce, et par conséquent
aussi dans Parménide, ce Lucrèce grec. Toutes ses abs-
tractions et ses déductions ne sauraient nous donner le
change. Nous le sentons poète par une plénitude extraor-
dinaire de vie et d'émotion. Chez lui, la métaphysique
la plus abstraite est accompagnée d*u ne sorte d'exaltation,
d'ivresse philosophique. 11 y a, dans ces vers abrupts,
4. Acad, II, 23.
2. Lecture des poètes, c. 2; Manière d^écouter, c. 13.
3. PoéL, c. 1.
PARMÉNIDE 517
une pure joie de Tesprit que Pascal aurait comprise.
D'ailleurs l'imagination survit à cet excès d'abstraction :
elle colore toutes ces entités ; elle les anime; elle les en-
gage dans un drame ; Têtre et le non-étre luttent ensem-
ble comme des héros épiques, et le poète philosophe nous
fait presque partager à la fm son admiration quasi reli-
gieuse pourTun et son mépris pour l'autre. SiParménide
a écrit en vers, ce n'est pas seulement parce qu'alors la
prose existait à peine, et que la poésie pouvait sembler à
un grand esprit de ce temps la forme déflnitive de l'idée.
La raison de son choix, qu'il Tait démêlée lui-même clai-
rement ou non, est en réalité plus profonde. C'est qu'il
veut philosopher avec toute son âme, et que le rythme
du vers correspond à l'émotion qui fait battre son cœur
ou qui berce son imagination.
M. Villemain, dans son Essai sur Pindare, a signalé
avec admiration le début du poème philosophique de
Parménide. Le philosophe raconte comment le principe
des choses lui a été dévoilé. Les coursiers dociles qui mè-
nent sa pensée où il veut, l'ont entraîné sur son char ra-
pide jusqu'à la déesse de la vérité. Les Héliades, filles de
la lumière, lui montraient la route. « L'essieu ardent
tournait dans les moyeux avec le sifflement de la syrinx.»
Le char arrive aux portes du Jour et de la Nuit, que garde
la Justice. Celle-ci, à la voix persuasive des Héliades, ou-
vre les deux vantaux enflammés, et donne passage au
poète, qui arrive auprès de la Vérité. La déesse l'accueille
avec bienveillance et lui tend la main, puis lui adresse
la parole :
Réjouis-toi ; ce n'est pas une destinée funeste qui t'amène
par cette route, inconnue aux pas des mortels : c'est la Justice
et la Loi. Il faut que tu saches tout, et l'exacte pensée de la
Vérité infaillible, et les vaines opinions des hommes où nulle
justesse ne réside.
518 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
L*enthousiasmc poétique a été décrit bien des fois :
grâce à Parméoide, l'enthousiasme philosophique aussi,
cette ascension radieuse de Tesprit jusqu'à la vérité abso-
lue, cette intuition qui ressemble aune révélation, a trouvé
son peintre. Non seulement l'idée est belle, mais Fox-
pression est puissante. Cette vision a la précision pitto-
resque et lumineuse d'un spectacle réel, avec la grâce de
la poésie grecque. Quels aimables guides, pour l'austère
métaphysicien, que ces filles d'Hélios, à la voix persua-
sive, et qui, pour le diriger vers la lumière, ont rejeté
de leur tète, comme il le dit lui-même, les voiles dont
elles s'enveloppent dans les demeures de la Nuit ! Ce mythe,
au fond, n'est qu'une allégorie. Parménide ne croit en
dévot ni à Thémis, ni à Diké, ni môme à ces charmantes
Iléliades, pas plus que Lucrèce, au début de son poème,
ne croit à Vénus, « mère des Romains, volupté des hom-
mes et des dieux », qu'il invoque si magnifiquement.
Tout cola est delà poésie pure, où la foi proprement dite
n'a aucune part. Le triomphe de l'imagination n'en est
que plus grand, puisque le mythe est vivant et beau, et
que cette allégorie n'est pas froide.
Ce poète est en môme temps un dialecticien. 11 a beau
écrire en vers, il ne se contente pas d'énoncer des pré-
ceptes en laissant à la vérité le soin de triompher par ses
seules forces : il les explique, il les développe. Qu'est-ce
que l'être ? Qu'est-ce que le non-être ? Il examine à quel-
les conceptions de l'esprit répondent ces mots, et l'ana-
lyse profonde qu'il en fait l'amène à en dégager des con-
séquences ontologiques. Il a des raisonnements & la façon
de saint Anselme. C'est déjà presque un scolastique et
un docteur, mais un docteur doublé d'un poète :
Ne va pas t'imaginer que le non-ùtre existe : écarte ta pensée
de cette voie funeste; que l'habitude routinière ne tourne pas
de ce côté ton regard aveugle, tes oreilles sourdes et Ion l m-
PARMKNIDE 519
gage; juge avec ta raison le sujet de ces disputes et les preuves
que j'énonce. Une seule issue te reste, c'est que l'être existe.
Parménide alors décrit l'être en soi, et aussitôt, comme
dans un hymne, toutes les qualités de cette espèce de
Dieu, la Substance, se pressent sur les lèvres du poète
en épithètes rapides et fortes :
L'Être existe; et mille signes nous prouvent qu'il n'est pas
né et ne mourra pas; c'est le Tout, l'Unique, Tlramobile, l'In-
destructible. Il n'était pas et ne sera pas, car il est. C4'est l'Être
universel, un et continu.
Suit une argumentation dialectique, pour réfuter les
objections : le poète procède par interrogations accumu-
lées; il est tour à tour pressant, impérieux, enthousiaste.
Ses vers sont d'une plénitude et d'une brièveté presque
intraduisibles. Le rythme donne des ailes à l'argument.
Gomment veux-tu que l'Être soit né? En quelle manière?
De quelle origine? D'où lui viendrait son accroissement? Du
non-être? Je te défends de le dire et de le penser? On ne peut
ni dire ni penser que l'Être ne soit pas. Et quelle nécessité
l'eût fait être? Pourquoi plus tôt ou plus tard? 11 n'y a dans
l'Être ni naissance ni commencement. Il est absolument ou il
n'est pas, et nulle force d'argument ne permettra jamais que
rien en sorte qui ne soit pas lui. Qu'il puisse naître ou mourir,
c'est ce que ne souffrira pas la Justice, détendant les chaînes dont
elle le tient serré.
On voit la nouveauté do ce langage et l'importance du
rôle de Parménide dans l'hisloire de l'esprit grec *. Si
l'on compare cette vigoureuse poésie philosophique à la
vieille poésie didactique d'Hésiode, on est frappé du pro-
grès intellectuel qui s'est accompli de Tune à l'autre.
L'inspiration d'Hésiode est avant tout pratique et tradi-
1. La deuxième partie du poômo de Parménide, plus descriptive,
parait avoir été bien moins originale.
520 GHxVPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
tionnelle. De plus, elle est courlo d'haleine, sentencieuse,
vraiment populaire. Los Muses de THélicon, qui inspirent
Hésiode, ne savent pas encore argumenter; leur voix
douce, grave, un peu faible, n*a pas la vigueur âpre des
accents que la déesse de la Vérité fait entendre à Parmé-
nide. Xénophane lui-même, le prédécesseur et en partie
le maître du philosophe d'Élée, a bien plus de douceur
élégiaque et de mollesse ionienne; c'est un poète religieux
plutôt qu'un métaphysicien raisonneur. Tous les philo-
sophes et les prosateurs n*ont guère fait encore jusque-là
qu'exposer des systèmes; Heraclite ne discute pas : il
affirme et tranche d'autorité. C'est chez Parménide que
la Grèce, jusque-là mère dos poètes, mais bientôt mère
des sophistes et des rhéteurs, vit apparaître pour la pre-
mière fois avec éclat cette subtilité rigoureuse de dialec-
tique qui devait donner à son génie une trempe si forte.
A cet égard, l'influence de Parménide fut décisive. Em-
pédocle, qui fut presque son contemporain, lui ressemble
encore, mais avec moins de rudesse et de contention. Le
fait est qu'on ne pouvait en avoir davantage sans renon-
cer à la poésie. Le mérite de Parménide est d'avoir été
pour la première fois dialecticien sans cesser d'être poète.
Après lui, l'équilibre est rompu. Le successeur immédiat
de Parménide, dans ce qu'on appelle l'École d'Élée, fut
Zenon, qui fit faire des progrès à la dialectique, mais
qui, du même coup, cessa d'écrire en vers. La philoso-
phie grecque, selon le mot de Strabon, descend du char
des Muses, et marche à pied. La poésie et la science vont
chacune de leur côté; ou si parfois, dans quelques poèmes
didactiques alexandrins, elles se rencontrent de nouveau,
ce n'est que par artifice, et sans beaucoup de sympathie
réciproque.
Zenon et Mélissos, qui continuèrent après Parménide
l'Ecole d'Élée, ne sont pas à proprement parler dos ccrî-
ZENON ET MÉLISSOS b2i
vains, et no doivent pas nous arrêter *. Ce sont avant
tout des dialecticiens. On connaît les arguments célèbres
de Zenon contre le mouvement et contre la pluralité.
Pour défendre la thèse de Parménido sur l'Être un, con-
tinu et immobile, il prend roffensivc : il attaque les doc-
trines adverses en montrant qu'elles recèlent des contra-
dictions. Il ne faut pas voir dans ces prétendus sophismes
de Zenon un vain jeu d'esprit : les problèmes qu'il dis-
cute soulèvent réellement de très graves et do très sé-
rieuses difficultés, qui portent sur le fond même des
choses, sur les conditions essentielles de la connaissance
et do la pensée, et les raisonnements de Zenon dénotent
une intelligence d'une rare pénétration -. Mois ce n'est
plus là de la littérature. Notons seulement à ce propos la
marche rapide de l'esprit grec dans la voie dialectique
que Parménido avait ouverte : dès la génération sui-
vante, on peut dire que les bornes extrêmes do la préci-
sion subtile sont atteintes; un pas de plus, et Ton sera
on pleine sophistique.
Los systèmes d'Héraclito et do Parménido avaient mis
en une vive lumière les deux termes gpposés et en appa-
fonce contradictoires où aboutit la pensée humaine quand
elle cherche à se rendre compte de la nature des choses :
d'une part, le devenir incessant des phénomènes; de
l'autre, étant donné qu'il existe quelque chose, l'impos-
sibilité pour l'esprit de sortir logiquement do la notion
de rÈtre immuable. Après avoir opposé ces doux termes,
il restait à tâcher de les concilier. Ce fut l'objet des ten-
tatives qui suivirent. Par des hypothèses différentes, en
1. Cf. Zeller, t. II, p. 68-97 (trad. française).
2. C'est ce qu'a parfaitement et ibli M. Victor Brochard, dans sa
disserlation intitulée: Les arguments de Zènou (VElée. contre le mouve-
?wcfï/ (Paris, 1888; oxlniit dos Comptus-llenlus do l'Acadôuiic des
Sciences murales et politiques).
533 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
proso OU en vers, avec plus ou moins d'originalité, Em-
pédocle, Leucippe, Anaxagore, Diogène d'ApoUonie s'at-
tachent à cette entreprise. Tous les quatre sont nés vers
le commencement ou dans la première moitié du v® siècle.
L'ordre dans lequel ils se succèdent et Taction qu'ils ont
pu exercer les uns sur les autres prêtent à quelques
doutes. Sans entrer à ce sujet dans une discussion ap-
profondie, nous avons surtout à examiner, avec le mou-
vement général qu'ils impriment à la pensée grecque, le
degré d^achèvement où chacun d'eux a porté l'art d'expri-
mer des idées philosophiques K
Empédocle, phis jeune qu'Anaxagore, parait cepeadant
avoir écrit avant lui. Aristote le dit en propres termes -,
et d'autres indices, tirés de la comparaison des deux ou-
vrages, appuient cette affirmation. En tout cas, par la
forme versifiée de son livre, comme par certaines per-
sonnifications mythiques qui jouent un grand rôle dans
son système, on peut dire qu'Empédocle est plus archaï-
que qu'Anaxagore. — Il naquit à Agrigcnte, dans le
premier quart du v^ siècle ^ Sa famille était illustre et
riche; elle comptait des vainqueurs olympiques ^. Ses
compatriotes, dit-on, lui proposèrent un jour d'être roi :
il refusa, préférant l'étude de la philosophie dans une con-
dition privée \ On faisait de lui d'ordinaire un élève des
Pythagoriciens ^ En réalité, il fut l'élève de tous les phi-
i. Pour l'étude des rapports chronologiques entre ces diverses doc-
trines, voir Zeller, t. I, p. 275 et suiv., et t. II, p. 428 et suiv. (trad.
française).
2. *AvaÇay6pa; 8c Tyj {lèv vixia irpÔTSpo; wv toutou (i. e, *E\iizg^ox'kioMç) ,
ToTc 6* epvoi; udTepo;, etc. {Métaph. I, 3; p. 984, A, 11, Bokker.)
3. Vers 484, si l'on admet la date de Diogène Laërce (VIII, 74),
qui jdace son âxjiY) vers 444 (fondation de Thurii).
4. Diogène Laërce, ihid., 51 et 53.
5. Aristote et Timéc, dans Diogène Laorco, ibid.t 63-04.
6. Diogène Laërce, ibid., 'M.
EMPÉDOGLE 623
losophes antérieurs, dont il a connu et librement corrigé
les systèmes. Il était en outre curieux de médecine et de
science pratique : les Sélinontins étant affligés de la
peste, il assainit le pays en y amenant à ses frais de
l'eau plus pure ^ Il s occupait aussi des maladies de
l'àme, pour lesquelles il composait, en vrai mystique,
des chants de puriBcation (xaOap|i.oi) , et paraît avoir
associé à cette activité si variée un appareil étrange qui
ferait douter du parfait équilibre de son esprit. Il aimait
à se vêtir de pourpre, à se couronner d'un bandeau
d or ; il laissait flotter sa chevelure, se faisait accom-
pagner d'un cortège de jeunes gens, et traversait les
villes monté sur un char -. Ce ne sont pas là do vaines
légendes. Ses propres vers nous le montrent sous cet
aspect, promettant la guérison de tous les maux, entouré
d'une pompe bizarre et se donnant lui-même pour un
dieu ^ Un personnage de ce genre ofl'rait à l'imagina-
tion des faiseurs de biographies une belle matière ..aussi
la sienne fut-elle enrichie d'aventures de tout genre. Sa
mort, en particulier, était racontée de diverses manières.
Selon les uns, il avait disparu mystérieusement après
un orage : il était devenu dieu comme Romulus ; selon
1ns autres (et c'est le récit le plus connu), il s'était pré-
cipité dans le cratère de l'Etna qui avait rejeté une dv
ses sandales ^. Aristote nous apprend qu*il avait alors
soixante ans ^ — Il laissait, en dehors des KaOap{i.oî,
un grand poème Sur /a Nature (llepi ç'j'jeft);, en trois
livres probablement), un poème sur la médecine ('Iirpi-
x6;), et divers autres ouvrages moins importants. Le tout
formait plusieurs milliers de vers : il nous en reste
1. Diogônc Laorce, ihid., 70.
2. Diogéne Lacrc<\ //>/W., 73.
3. V. 307-413 et 4(>2-no (Mullach).
4. Diogène Laërcc, ibid., 69 et suiv. Cf. Horace, ÈpUre aux Pisowf,
334 : Ardcntem fr'njidus .•Elnam — Insiittii. Cf. Suidas, 'Eji.i:s5ox).t,;.
•>. Aristolo, dans Diogeiio Laôrce, if/id., r>2 et 74.
534 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
environ quatre cent cinquante ^. Tous ces poèmes
étaient écrits en hexamètres.
Le système d'ËmpédocIe est une synthèse des doctrines
antérieures. 11 s'efforce do combiner les éléments pri-
mitifs de la physique ionienne, TÉtre immuable des
Élcates et le changement d'Heraclite. Il admet qu'il
existe quatre éléments matériels (feu, air, eau, terre),
immuables en soi et éternels comme TUn des Ëléatcs,
mais produisant la variété des êtres par mélange, asso-
ciation et dissociation, sous l'influence de deux principes
de mouvement, l'Amour (4>4X(x) et la Discorde (Xeîxo;).
A l'origine, tous les éléments étaient confondus dans
une masse sphérique (Xcpalpo;) maintenue par l'Amour,
mais que la Discorde a peu à peu dissoute. La lutte des
deux principes est toute Thistoire des choses : ce que la
Discorde a défait, l'Amour le refera ; Sphéros sera éter-
nellement détruit et reconstruit par le jeu des forces con-
traires. A ces vues essentielles, Empédocle rattachait
une foule d'idées de détail, en partie nouvelles, en partie
empruntées. 11 avait une cosmologie assez semblable à celle
de ses prédécesseurs. 11 se rapprochait des Pythagoriciens
par sa croyance à la métempsycose, par certains préceptes
particuliers, par un caractère général de piété répandu
dans toute sa doctrine. Ses dieux ne pouvaient pas être
éternels : ils étaient du moins doués d'une longue vie
([jLaxf auovg;, SoXixatwvc; -) ; rhomme était un dieu exilé '
(Heraclite aurait dit : un dieu mort), victime de la Dis-
corde furieuse *.
Arislote exclut formellement Empédocle du nombre
1. Les Kaôappioc et le Hspi çucrewc formaient ensemble cinq mille
vers, le poème sur la médecine, six cents. Cf. Diogèno Lacrce, ibid.,
il,
i. V. 5 et Ul.
3. 'Airo (i.axapo)v àÀa>.r,|xévo; (v. 6).
4. Neixeï jiaivoixévw Tiiauvoc (v. 10). La sens de ces mots est pour-
tant douteux.
EMPÉDOGLE 525
des poètes ^ : c'était la conséquence nécessaire de sa
théorie, qui fait consister la poésie essentiellement dans
rimîtation. Mais, aux yeux des modernes, Empédoclo
est un vrai poète; non parce qu'il écrit en vers, mais
parce qu'il a les qualités poétiques par excellence, Ten-
thousiasme, le don d'animer ses conceptions, la souplesse
élégante, la grâce brillante et ingénieuse de l'expres-
sion. Sa poésie, comme celle de Xénophane et de Par-
ménide, donne occasion d'observer combien la langue
des vers était alors, entre des mains habiles, plus obéis-
sante que la prose. Empédoclo, dans les fragments que
nous avons de lui, ne discute pas beaucoup : ce n'est
pas un dialecticien comme Parménide ; il expose plus
qu'il ne démontre; mais il excolle à mettre son idée en
lumière; il en montre- toutes les faces avec aisance et
clarté. La première chose, à ses yeux, c'est d'être clair,
fallùt-il pour cela répéter la même idée deux et trois
fois :
Atç yàp xat tplç «^st ort ^r, vloCkvj Ittiv svtTjrîtv 2,
Mais d'ordinaire il n'en a pas besoin. Sa phrase se dé-
roule facilement, amplement, et s'égaie d'images, de belles
épithètos, de comparaisons. Laissons de côté les morceaux
brillants qu'on pourrait tirer soit des Purifications, soit
dos RemêdeSy et où c'est surtout le mystique et le pro-
phète qui parle, non sans quelque ostentation. Mais,
dans le poème Sur la Nature, voici quelques passages
qui font bien voir les qualités d'Empédocle écrivain, la
netteté dans l'exposition des notions abstraites, un heu-
reux mélange de vieilles expressions et d'idées nouvel-
les, l'élégance et la précision :
Gomme je Tai dit tout i\ l'heure, éclairant les principes de
1. Poét.^ c. 1.
2. V. 232.
526 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
mon discours, je montrerai deux choses : d'un côté, l'Un se
formant par Paccession de plusieurs, de Pautre, le Multiple
sortant de PUn qui se divise ; le feu, Peau, la terre, la molle
hauteur de Pair, puis, à part, la Discorde funeste, égale à
chacun d'eux, et parmi eux PAmour, égal aussi en longueur
et en largeur *...
Tousces principes sont égaux par Pétendue et par l'âge; mais
chacun a sa dignité propre et sa fonction, chacun son carac-
tère. Tour à tour, ils dominent, le cercle tournant sans cesse,
et, suivant des vicissitudes fatales, ils s'effacent ou grandis-
sent, se transformant Pun dans l'autre. En dehors d'eux, rien
ne naît ni ne périt ^...
Ainsi, dans le cercle solide de PAmour, repose avec stabi-
lité le Sphéros arrondi, heureux de l'immobilité qui le main-
tient. Mais, quand la puissante Discorde, grandissant au
milieu môme de ses membres, se fut élevée jusqu'à Phonneur
et au pouvoir par la révolution du temps, selon Pallernative
fixée pour chacun par le Serment inébranlable, alors la guerre
successivement régna dans tous les membres du dieu '.
Tout cola est précis à la fois et vivant. Voici qui est pit-
toresque et très ingénieux :
Quand les peintres, savamment instruits dans leur art, font
un tableau pour l'offrir à un dieu, ils prennent dans leurs
mains des substances diversement colorées, ils les mêlent
suivant Pharmonie, plus des unes et moins des autres, et avec
elles façonnent des images qui reproduisent toute la variété
des êtres *, ils font des arbres, des hommes et des femmes, des
bêles sauvages, des oiseaux, des poissons nourris au sein des
eaux, et des dieux à la longue existence, comblés d'honneurs.
De môme, ne laisse pas ta pensée s'égarer, au point de croire
qu'il y ait ailleurs * aucune autre source des êtres mortels,
quelque innombrables qu'en soient les espèces, mais retiens
fermement celte parole, que la divinité elle-même te fait en-
tendre 5.
1. V. 76-81.
2. V. 88-92.
3. V. 175-180.
4. Ailleurs quo dans les quatre éléments diversement môles et com-
binés.
5. V. 134-144. — Le dialecte d'£mpédocle est imité d'Homère.
ANAXAGORE 527
En même temps qu*Empé(locle exposait ces idées,
Leucippe, dont on ignore la patrie, fondait la doctrine
atomistique ^ Mais comme il ne reste rien de Leucippo,
qu'on s est même demandé s'il avait écrit sa doctrine -,
et qu'en tout cas ses idées furent reprises et mises en
pleine lumière dans les ouvrages de son disciple Démo-
crite, l'ordre des temps nous amène tout de suite à
Anaxagore'.
Celui-ci, on Ta vu plus haut, était plus âgé même
qu'Empédocle. Les meilleures autorités placent sa nais-
sance tout à fait au début du v' siècle *. C'est seulement
à cause de l'apparition tardive de son ouvrage qu'on
doit, ce semble, le placer après Empédocle. Il était de
Clazomènes, ville ionienne d'Asie-Mineure. Issu d'une
famille noble et riche, il ne voulut s'occuper que de phi-
losophie ^ Vers 460, il se rendit à Athènes, où il passa,
dit-on, une trentaine d'années **, dans la société de Pé-
riclès ^ et des hommes intelligents qui se groupaient au-
tour de lui ^ C'est là, sans doute^ qu'il publia son livre
1 . Notice de Diogène Laërce, IX, 30-33.
2. Zeller (t. II, p. 280, note; trad. fr.) cherche à démontrer qu*A-
ristote se référait à un écrit de Leucippe ; la chose est probable en
effet.
3. Démocrite, né en 460, et qui vécut jusque vers le milieu du
siècle suivant, n'appartient plus à la présf^nte période de l'histoire
littéraire. Plus jeune qno Protagoras, il a subi son influence, tout
en l'attaquant. Nous étudierons Démocrite dans le quatrième volume
de cette histoire.
4. Cf. Diogène Lacrce, II, 7. Longue discussion dans Zeller (trad.
fr.), t. II, p. 382, n. 2.
5. Platon, Hippias inaj., p. 283; Plutarque, PériclèSf c. 16.
6. Démétrius de Phalôre, dans Diogène Laërce, II, 7.
7. Platon, Phèdre, p. 270, A. Cf. Plutarque, Périclès, c. 4, 6, etc.
8. Euripide et Thucydide passent pour l'avoir connu. Sur les re-
lations d'Euripide et d'Anaxagore, cf. Decharme, Revue des Eludes
grecques» 1889, p. 234 et suiv., et Wilamowitz-Mœllendorf, Euripi-
des Hernkles, t. I, ch. 1. Il semble résulter d'un passage de Platon
528 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
Sur la Nature. On sait la méfiance qirexcitaicnt alors
chez une partie des Athéniens ces recherches philoso-
phiques, où l'on voyait un danger pour la religion et
pour la morale. Anaxagorc fut accusé d'impiété, et dut
quitter Athènes S probablement vers 430. Il se retira à
Lampsaque, et y mourut âgé d'environ soixanto-dix
ans 2. — Une tradition assez répandue faisait de lui l'é-
lève d'Anaximène ^ : cela veut dire simplement que ses
idées se rapprochaient sur quelques points de celles
d'Anaximène. — On attribuait à Anaxagore plusieurs
ouvrages, notamment une Scénographie^ c'est-à-dire un
Traité de la perspective applicable aux décors do théâ-
tre ^. Le seul de ses ouvrages dont il nous reste des frag-
ments est son livre Sur la Nature , où il avait exposé sa
philosophie.
Le système d'Anaxagore semble inspiré par celui
d'Empédocle, et peut-être aussi par celui de Leucippe. —
Comme tous les philosophes de ce temps, il admet, après
Parménide, qu'un véritable devenir^ c'est-à-dire l'appari-
tion totale d'une substance non existante antérieurement,
est impossible ^ Il y a donc des éléments éternels. Mais,
pour Anaxagore, ces éléments ne sont pas limités au
nombre de quatre, comme le croyait Empédocle, ni,
comme le disait Leucippe, réductibles à des atomes illi-
mités en quantité et tous semblables entre eux. A ses
yeux, les éléments sont à la fois illimités en nombre,
indéfiniment variés, et indéfiniment divisibles. Ils coexis-
tent dans tous les corps, mais en proportion variable,
que Socrato n'eut pas de relations personnelles avec Anaxagore
(Phédon, p. 97, B).
1. Diogène Laërce, II, 12-14 (traditions diverses sur ce procès).
Cf. Éphore, dans Diodore de Sicile, XII, 39.
2. Diogène Laërce, II, 7.
3. Diogène Laërce, II, C.
4. Vitruve, Préambule du 1. VII.
5. Fragin. 17 (Mullach).
ANAXAGORE 529
cl c*csl la nature do cette proportion qui fait la diversité
des corps. Â Torigine, ils étaient tous mêlés et comme
brouillés dans une espèce de chaos où dominaient Tair
et le feu, dont les éléments sont les plus nombreux de
tous K La formation des corps se produisit par une sorte
de circulation (wepi^jwpiQdi;) qui permit aux parties sem-
blables de se rapprocher, de se grouper ensemble ^. Ces
parties semblables ne sont d'ailleurs jamais pures de
tout mélange. Les corps qu'elles forment par synthèse
ne sont pas non plus stables : de là vient que les diverses
substances apparentes se transforment les unes dans les
autres. — Mais d'où dérive le mouvement circulatoire?
Ici intervient la seconde idée tout à fait nouvelle d'Âna-
xagore ' : le principe du mouvement est VEsprit (Nou;).
Celui-ci est essentiellement libre et distinct ; il échappe
à tout mélange ; il est plus subtil et plus pur que tout ;
il est intelligent et fort ; tout ce qui vit est gouverné par
TEsprit, et c'est lui qui a produit à l'origine la circula-
tion universelle ^. C'est la première fois qu'apparait dans
la philosophie la notion de l'Esprit considéré comme une
force indépendante et suprême. Il s'en faut d'ailleurs
qu'Anaxagore ait poussé son idée jusqu'au bout. D'abord»
on ne voit pas qu'il ait nettement conçu l'Esprit comme
une substance inétendue, à la manière de Descartes et
des spiritualistes : il en fait plutôt peut-être une matière
très subtile. De plus, bien qu'il accorde à l'Esprit l'intel-
ligence en même temps que la force, il n'a pas tiré de
ces prémisses la conclusion socratique et platonicienne
4. Fragm. 1.
2. Ce sont les plus élémentaires de ees groupes qu'Aristote appelle
â(jLO(0{jLépeiai. Mais le mot n'est pas dans Anaxagore (cf. Breier,
Philosophie des Anaxag., p. 1-54; cité par Zeller, t. II, p. 393, n. 2),
et peut-être ce mot d^homéoméries a-t-il obscurci le système.
3. La première est celle de rinûnie diversité et de l'infinie petitesse
des germes.
4. Fragm. 6.
Hitt. de la LiU. grecque. — T. II. 34
530 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
(|uo la vraie raison d'être des choses doit être cherchée
dans leur cause finale. C'est de quoi se plaint Platon par
la bouche de Socrate dans le Phédon *, et c'est par là
qû'Anaxagore reste malgré tout le disciple et le succes-
seur des physiologues ioniens. Une fois que l'Intelligence
a mis les choses en mouvement et qu'elle a, selon le
mot ^e Pascal, donné la « chiquenaude » initiale, il sem-
fele qu'Anaxagore ne sache plus qu'en faire ; il reste mé-
Qaniàte dans le détail de ses explications. Quoi qu'il en
spit^ le mot décisif est prononcé : c'est parce qu'Anaxa-
gore a prononcé ce mot, que la philosophie grecque,
avec Socrate, va changer toute son orientation. On ne
saurait exagérer l'importance d'une pareille innovation.
Anaxagore n'était pas seulement un métaphysicien;
c'était un savant, et il a mieux connu que ses prédéces-
seurs un certain nombre des faits qu'il a entrepris d'ex-
pliquer. Au milieu de beaucoup d'erreurs astronomiques,
il vit le premier que les éclipses du soleil étaient produi-
tes par l'interposition de la lune entre le soleil et la terre ^.
11 s'était livré à des recherches curieuses et souvent fines
sur l'origine des sensations'.
Il ne semble pas qu'il ait particulièrement étudié les
questions morales et religieuses. Que pensait-il de la des-
tinée de l'âme, de la nature divine, du culte rendu aux
dieux de la cité ? On ne sait trop. Pour ce qui est des
dieux, il est probable qu'il acceptait l'usage des noms
vulgaires à peu près comme faisait Heraclite ; maïs ce
dont on ne saurait guère douter quand on songe à son
explication des éclipses, à son idée que le soleil est une
pierre en ignitîon, à son effort constant pour trouver
les causes naturelles des phénomènes ^, c'est qu'il ait
4. Phédon, p. 97, B.
2. Hippolyte, Réfutation des hérésies, I, 8 ; Plutarque, Nicias, c. 23.
3. Cf. Zeller, t. II, p. 423, trad. franc.)
4. Voir dans Plutarque, Périclès, c. 6, l'anecdote du bélier qui u'a-
ANAXAGORE 531
été Tun des promoteurs les plus puissants de cet état'
d*esprit tout nouveau, étranger aux superstitions popu-
laires, indifférent aux miracles et aux présages, qu'on
est tout surpris de rencontrer chez Thucydide, par exem-
ple, dans le temps même où un Hérodote est encore si
crédule.
Nous possédons dix-sept fragments d'Anaxagore, tous
intéressants, et l'un d'eux même (sur l'Esprit) long d'en-
viron une page. Cela nous permet de connattre à peu
près sa manière d'écrire. Diogène Laërco dit d'un de ces
morceaux qu'il s'y trouve de l'agrément et de la gran-
deur ^ L'agrément vient surtout du dialecte ionien, dont
se sert Ânaxagore, et qui a par lui-même de. la douceur.
Le caractère de grandeur est plus marqué et tient à
l'allure sentencieuse, impersonnelle, oraculaire du style.
Ânaxagore discute peu ; il prononce des aphorismes ; ou,
si parfois il argumente, c'est de la manière la plus brève,
en quelques mots. Il n'a aucune passion, aucune émo-
tion, aucun sourire : rien de l'éloquence d'Heraclite ni
de la grâce de Xénophane. Sa personne est aussi complè-
tement absente de son livre qu'elle pourrait l'être d'un
ouvrage de géométrie. Peu d'imagination môme, si l'on
regarde au détail de l'expression : tout est sobre et pré-
cis ^ Ses contemporains l'appelèrent par raillerie T/n/e/Ze-
gence^. L'épîgramme est juste : elle indique le caractère
élevé, clair et froid de son style. Comme les choses dont
Tait qu'une corne : le devin Lampon considérait ce fait comme un
présage funeste ; Anaxagore montra, en ouvrant le crâne du bélier,
que ce prétendu prodige était la suite naturelle d'une mauvaise con-
formation de la tôte.
i. Diogène Laërce, II, 6 (i^Sétoc xocl (jiEYaXoçp&vcac).
2. Précis pour le temps, bien entendu ; car une foule de choses qui
semblaient claires alors aux meilleurs esprits ne satisfont plus la
pensée moderne.
3. 'O NoO;. Cf. Pltttarquo, Périclès, c. 4; Timon, dans Diogène
Laërce, II, 6. — Gela rappelle le mot de Gassendi à Descartes : « 0
esprit I »
532 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
il parie sont grandes, il y a une sorte de majesté dans
la simplicité tranquille avec laquelle il les aborde. Voici
quel était le début de son livre — on y voit à merveille
et l'espèce de grandeur propre à Anaxagore, et sa so-
briété, et sa clarté, et aussi la gaucherie encore naïve
d*un style qui a parfois quelque peine à trouver le tour le
plus net — :
Toutes choses étaient ensemble, infinies en nombre et en
petitesse, car la petitesse était sans limites. Et comme toutes
étaient confondues, aucune n'apparaissait, à cause de cette pe-
titesse. Car Tair et l'éther embrassaient tout, étant l'un et l'au-
tre sans limites ; tous deux en effet dominent dans les corps
par le nombre et par la grandeur i.
Après Anaxagore une tentative fut faite pour revenir
aux vieilles doctrines ioniennes. Diogénc d'ApoUonie en
est l'auteur*. On ne peut guère douter qu'il n'ait suivi
Anaxagore. Siraplicius le dit expressément\ et sa ma-
nière d'écrire témoigne dans le même sens. Par le fond
de sa doctrine, il se rattache à Anaximène. Comme lix\,
c'est de l'air qu'il veut faire sortir toutes choses. Mais,
instruit par les discussions de Parménide et de ses suc-
cesseurs, il sent le besoin d'expliquer comment l'air
donne naissance à d'autres corps : la transformation s'o-
père, suivant lui, par raréfaction et condensation. Rien
ne se crée, par conséquent, ni ne se perd ; il y a change-
ment d'état, non de substance. Do plus, venant après
Anaxagore, il insiste beaucoup plus que ne le faisaient
les vieux Ioniens sur le rôle et la nature de l'esprit ; il
croit, comme Anaxagore, qu*il a fallu de l'intelligence pour
1. Fragm. 1 (Mullach).
2. Diogène Laërce, IX, 57.
3. Comment, sur la Physique d'Arislote, 6, a (cxe^bv vecoraToc tôv
Ktpi TaOxa axoAaadtvTtov,.... xà ptàv xarà 'AvaÇay6pav, xk tk xatà At^-
xiimov XiYwv).
DIOGÉNE D'APOLLONIE 533
former lo inonde, mais il place celte intelligence dans
l'air sec et chaud K Si Ton ajoute à cela que Diogène d'A-
pollonie avait sur plus d*un point, et notamment en ma-
tière d'astronomie, des notions remarquables pour le
temps, on sera conduit à le regarder comme un esprit
d'une grande valeur, ingénieux et ferme.
Mais c'est surtout par le style qu'il est intéressant. A
cet égard, le progrès est notable. Non que Diogène, sans
doute, ait le génie d'un Heraclite ; mais il possède, beau-
coup plus que celui-ci et que tous ses autres devanciers,
ce qu'on peut appeler les qualités essentielles de la prose,
le talent d'éclaircir, d'expliquer, de débrouiller les idées.
Dorien de naissance-, il écrit en ionien, suivant l'usage
grec d'adopter parmi les différents dialectes celui qui,
pour chaque genre, semble spécialement consacré par la
tradition. lia toute la douceur ionienne. De son ouvrage
Sur la Nature /il nous reste huit fragments, dont plusieurs
assez étendus (une ou deux pages). On est surpris et
charmé, quand on vient de lire les oracles d'Heraclite et
d'Anaxagore, de trouver ici, pour la première fois, une
prose facile, souple, vraiment gracieuse dans sa simpli-
cité. Lui-même en avait le sentiment très net, et les pre-
mières lignes de son ouvrage appelaient l'attention du
lecteur sur cette nouveauté ^ :
11 me semble qu'au début de tout discours, il convient de
présenter un principe assuré,dans un langage simple et grave.
On notera aussi le (on modeste et la réserve de bon goût.
Les autres fragments ne sont pas infidèles à celte sorte
de promesse. Diogène emploie volontiers la forme du-
1. Fragm. 6 (Mullach).
2. Ou ne connaît pas d'autre Apollonie que celle de Crète, qui est
d'ailleurs mentionnée expressément par Etienne do liyzance comme
la patrie de Diogène (v. 'AiroXXwvîa).
3. Fragm. 1.
534 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
bitative (« il me semble », ^oxseï \u>i); il discute avec
finesse et clarté; il porte dans l'expression des idées
philosophiques une souplesse insinuante où se révèle
déjà le contemporain d'Hérodote.
Après Diogène d'ÂpolIonie, Theure du scepticisme était
arrivée. La philosophie grecque, depuis un siècle, s'était
élancée dans tous les sens à la recherche de Tinconnu.
Nulle difficulté n'avait rebuté son courage. A peine quel-
ques mots çà et là, chez un Xénophane ou chez un Hera-
clite, sur la difficulté de saisir le vrai ; mais, repoussée
d'un côté, elle recommençait de l'autre, avec une invinci-
ble espérance. Après tant d'efforts, oii en était-elle ? La
porte du temple résistait à tous les assauts; elle restait
fermée. Dix fois on avait cru l'ouvrir, et toujours on s'a-
percevait qu'on s'était trompé. On acquérait chaque jour
des notions plus précises et plus justes sur le détail des
choses, et les systèmes ingénieux sur l'ensemble de l'u-
nivers s'accumulaient. Mais, en s'accumulant, ils se dé-
truisaient les uns les autres, et les notions mêmes les
plus justes ressemblaient plutôt à des hypothèses heu-
reuses qu'à des faits prouvés. En revanche, dans cette
lutte incessante contre la nature, l'esprit se trempait et
s'affinait; ses facultés critiques et dialectiques allaient
grandissant. Plus il avait multiplié les efi'orts infruc-
tueux, plus il s'était rendu capable d'en découvrir la va-
nité. La conséquence était forcée : avant de pousser dans
de nouvelles directions, il fallait que l'esprit grec fit une
halte. Les sophistes et les rhéteurs essayèrent de l'y
décider; ils entreprirent de lui persuader que la vérité
était inconnaissable, et qu'il y avait mieux à faire que
d'user dans une vaine poursuite de l'absolu les forces
que tant de travaux avaient accumulées en lui : mieux
valait les consacrer à la vie pratique, à l'éloquence des
tribunaux ou de l'assemblée ; l'utile avant le vrai. Ces
LES LOGOGRAPHES 536
conseils furent entendus. Mais, au moment même où ils
étaient le plus en faveur, Démocrite, d'une part, repre-
nait la doctrine de Leucippc, et Socrate de Tautre, rame-
nant Tutile au vrai par une dialectique subtile, fondait la
science de la morale et, sur cette science, toute une phi-
losophie. La marche de la pensée, un instant suspendue,
était reprise. Nous n'avons à étudier pour le moment
ni les sophistes, ni Démocrite, ni Socrate. Nous nous en
tenons à la première période, qui vient de Cnir. La prose
philosophique est née ; elle s'est peu à peu formée et
assouplie. Elle a été (avec la poésie des Éléates) un ins-
trument d'éducation pour Tesprit. Ce qui lui manque en-
core, c'est ce degré supérieur de maturité, de souplesse
vigoureuse et élégante, cette beauté parfaite enRn qu'elle
ne trouvera que dans Athènes, à la fin du v® siècle.
III
Les premiers historiens grecs sont ordinairement
appelés logographcs. C'est le nom par lequel les désigne
Thucydide *. Les noms A'histoire et A'historien parais-
sent n'être entrés dans l'usage qu'avec Hérodote. La
différence des noms correspond ici à une différence dans
les choses et elle en est même la traduction assez exacte.
Le logographe* est, étymologiquement, celui qui écrit
un discours en prose, Wyo;, par opposition au poète qui
1. Thucydide. I, 21, i. Hérodote {II, 143; V, 36; 125) appelle son
prédécesseur Hccalée Xo-foicoio;, ce qui revient.au môme que Xo^o-
Ypaço;, et s'oppose plus directement à iiroiioi«^c>
2. A côtô de ce nom de logographe^ on employait aussi, plus rare-
ment, celui d'horographe^ bientôt tombé en désuétude et devenu obs-
cur. 'UpoYpaço; vient de Jipo^ (môme racine que* rV) pot), qui signifie
« année », pui^î, au pluriel, « annales ». Plutarque (Questions de ta-
ble, V, 4, 1) dit : Toù; èviayxoù; àp-/atb>; ô)pouç XtYev^^t. (Jlf. G. Mûller,
Fragm, hislor. grœcor., t. I, p. xviii.
536 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
appelle lui-même sa propre langue eico; ou (tOOo;, et non
Xd]fo;;Piadare oppose à plusieurs reprises ^ les Xo^ioi aux
âotSo(, les logographes aux chanteurs ; Xoyio; est synonyme
ici de Xoyoypàfo;. Le nom du logographe ne constate que
sa qualité de prosateur. Le nom de l'historien dit beaucoup
plus : IdTopîa signifie primitivement recherche, enquête ;
Thistorien, loropixo;, est donc, suivant Tctymologie, un
homme qui s'informe par lui-même de la vérité, qui
voyage, qui interroge, qui ne se borne pas à transcrire des
matériaux à sa portée, mais qui poursuit une véritable
enquête sur des faits obscurs ou éloignés. Celte différence
de noms est instructive. L'art des logographes, en effet,
se distingue de celui des poètes beaucoup plus par la
forme du récit, qui est la prose, que par l'esprit scienti-
fique (sinon dans la mesure où le choix seul de la prose
est scientifique). Strabon, qui pouvait lire encore la plu-
part de ces vieux récits, nous apprend que c'étaient
presque des épopées en prose : ils gardaient la plupart
des caractères de la poésie, au mètre près ; du reste,
même absence de critique, même goùl des légendes que
chez les poètes -. On sait que Thucydide était du même
avis '. Denys d'Halicarnassc, dans son Jugement sur
Thucydide *, parle aussi des logographes, et nous donne
à leur sujet quelques informations assez précises. Si l'on
ajoute à ces jugements des anciens les impressions que
suggère l'étude directe des fragments des logographes,
on peut arriver à se faire une idée assez nette de leur
art.
Les sujets qu'ils traitent sont empruntés au passé
le plus lointain : ce sont des fondations de villes (xTiercK;),
t. Pindare, Ném., VI, 51 ; Vyth,, I. 183.
2. Strabon, I, p. 18 : Xûdavteç to iiétpov, tiXXa 6à çvXdtÇavTe; xot itoit,-
Tixàt ffuvéypa-J/av ol îcep\ Ka8|jL0v xal ^epexy^T) xai *ExaTaïov,
3. Thucydide, I, 20-22.
4. Ch. 5 et 23. Ces deux passages sODt fort importants pour la con-
naissance des logographes.
LES LOGOGRAPHES 537
dos généalogies en grande partie mythiques (yeveaXoyiai),
Ils écrivent pour perpétuer la gloire des races nobles,
pour honorer la ville h laquelle ils appartiennent, pour
charmer la curiosité naïve d'un public peu philosophe ;
ils racontent les événements naturels ou surnaturels
dont le souvenir était conservé dans les vieilles annales
des temples et des cités, bornant leur rôle à rédiger ces
souvenirs trop brefs et probablement à les rendre plus
agréables en les enjolivant de détails empruntés à la
tradition orale. Ils ont d'ailleurs un goût vif pour les
péripéties romanesques K Des détails circonstanciés,
loin de les mettre en défiance sur la vérité du fond, leur
semblent une condition nécessaire de la vraisemblance,
comme dans un poème épique. —Nul regard, par consé-
quent, sur l'ensemble du monde ancien, ni même sur
l'ensemble du monde grec : leurs récils ont un caractère
local, comme les archives où ils puisent, comme les tra-
ditions qu'ils interrogent; c'en est même Tintérêl, car ils
ajoutent ainsi de nouveaux matériaux au trésor des lé-
gendes nationales. Nulle critique non plus; s'ils se sépa-
rent des anciens poètes, c'est surtout pour opposer aux
récits de leurs devanciers les fables de leur propre cite*,
qu'ils croient plus vraies parce qu'ils ne savent pas douter
encore de ce qu'ils ont toujours entendu raconter autour
d'eux. — La narration suit son cours avec simplicité,
sans philosophie, sans éloquence, sans pathétique, mais
non sans grâce. Les logographes, comme les philoso-
phes ioniens du môme temps, écrivaient dans le dia-
lecte ionien vulgaire ; ils écrivaient comme tout le monde
parlait autour d'eux : mais ils maniaient leur langue
avec ce naturel aisé qui a été le privilège de Tlonie, et,
comme le fond et la forme s'accordaient chez eux à mer-
1. (^îarptxal TcspiTiéTS'.ai tco>.Ù to r,).t6iov £'/£iv toT; vOv ooxoO^ai. Denya
d'IIalicarnasse, Jugement sur Thuc.^ c. 5.
538 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
voillc, la naïveté aimable de leur style plaisait encore
aux contemporains raffinés de Denys d'Halicarnasse *.
L'histoire ainsi comprise n'est nullement encore cet
ample tableau de la vie nationale que nous trouvons chez
les grands écrivains classiques ; elle n'est presque pas
une œuvre de science, puisqu'elle manque do critique, et
elle est à peine une œuvre d'art, puisqu*elle manque de
composition : ce n'est en réalité qu'une sorte de chroni-
que naïve qui prélude à la vraie histoire.
Il y a pourtant des différences à noter entre les logo-
graphes et un progrès à signaler du vi® au v* siècle. Il
y a aussi une distinction à faire entre ceux d'entre eux
qui ne font que raconter en prose des généalogies ou de
vieilles chroniques fabuleuses, et ceux qui sont en outre
des géographes, comme llécatée de Milet. La géogra-
phie, à cette date, ne va pas sans recherches person-
nelles et sans voyages. La comparaison des divers peu-
ples éveille presque nécessairement Tesprit critique.
EnHn les connaissances dérivées de cette source ont
d'ordinaire un caractère plus positif que celles qu'on
emprunte aux vieilles traditions.
Les logographes furent nombreux, surtout au v® siècle.
Ce genre de récits charmait la curiosité de la Grèce.
Thucydide lui-même, qui s'en indigne, le constate ^. Une
trentaine de noms sont arrivés jusqu'à nous, mais les
œuvres ont péri, sauf quelques courts fragments. Aussi
l'histoine littéraire, celle du moins qui s'attache aux
œuvres plus qu'aux noms, a-t-elle peu à s'arrêter sur
cette période. Huit ou dix noms, choisis parmi les plus
importants, et quelques fragments particulièrement
1. Denys d'Halicarnasse, ibid, — Quelques logographes, qui ne
sont pas Ioniens de naissance, écrivent en dialecte ionien par imi-
tation : mais les plus renommés comme écrivains sont ués en lonie
(Hécatée, Phérôcydo, Xanthos).
2. Thucydide, I, 21, 1, et 22. 4.
GADMOS DE MILET — AGUSILAOS 639
expressifs qui se rattachent à ces noms, nous suffiront à
titre d'exemples K
Le plus ancien logographe connu est Cadmos de Milet,
qui paraît avoir vécu vers le milieu du vi® siècle -. Quel-
ques-uns le considéraient comme le premier en date des
prosateurs; mais, suivant l'opinion générale, il était seu-
lement le premier en date des logographes, postérieur de
quelques années au « théologue » Phérécyde de Syros ^
On lui attribuait un ouvrage sur La Fondation de Milet *,
et, suivant Suidas, sur Tlonie tout entière, en quatre livres.
La seconde partie de cette assertion est peu vraisemblable.
Denys d'IIalicarnasse considérait tout Touvrage comme
apocryphe'; mais Denys est unjuge parfois très tranchant
en matière d authenticité. Strabon et Diodorc paraissent
avoir été moins sceptiques •. Si l'indication donnée par
Diodore est exacte, Cadmos, amené à parler du Nil (peut-
être à propos de la fondation de Naucratis ^), se serait
demandé la cause des débordements périodiques de ce
fleuve, et aurait hasardé une explication : ce serait un
exemple intéressant de la curiosité des Grecs pour les
phénomènes naturels. Mais tout cela, encore une fois,
est douteux, et Cadmos, selon l'expression déjà employée
par Denys, n'est plus guère pour nous qu'un nom.
Acusilaos est un peu mieux connu ^ Il était de la pe-
tite ville d'Argos en Béotie, près d'Aulis. Plus jeune que
1. Pour les antres noms et les fragments de cette période, voir
Fragmenta historit'orum grxcy deC. Mûller(Bibl. Didot)»t. I, II et IV.
2. Notice de Suidas, pleine de confusions absurdes avec le Cadmos
fabuleux de Thèbcs.
3. Cf. plus haut, p. 454.
4. Ktîaiç MiXt,to\j.
5. Jugement sur Thucydile, c. 23.
6. Strabon, I, p. 18; Diodore, I, 87, 3.
7. Cf. C. Millier, t. H, p. 3.
8. C. MûUer, t. I, p. 108 et suiv.
540 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
Cadmos, il a dû vivre dans la seconde moitié du vi* siè-
cle. On avait sous son nom un ouvrage intitulé Généa-
logiesy en plusieurs livres ^ On voit, par les rares frag-
ments qui on restent et par les allusions qu'y font les
anciens, qu'Acusilaos était un mythograplie, collecteur
de légendes locales, rédacteur peut-être de certaines
listes de noms ^. Il est souvent mentionné par les scho-
liastcs, à côté d*Hésiode, quand il s'agit d'expliquer lori-
ginc d'un mythe. Il avait fourni des légendes à Pindarc.
Les Généalogies commençaient au Chaos. Elles conti-
nuaient par Géa et l'Amour, comme dans Hésiode. Puis
venaient les dieux ; ensuite Phoronée, le premier homme,
et les anciennes races humaines qui vivaient mille ans.
Le narrateur passait de là aux légendes héroïques, sans
qu'on puisse dire au juste où il s'arrôlait. Nul doute qu'il
n'y eût, dans cet ouvrage, des parties fort sèches, sim-
ples listes de noms propres dénuées de tout art '. Mais
quelquefois aussi l'auteur semble avoir raconté certai-
nés légendes tout au long, en manière de petits romans :
par exemple, celle d'Orithyie et de Borée*. C'est par là
sans doute, par le récit d'imagination, par la narration
à demi poétique et romanesque, que le talent et l'art ont
dû entrer dans les ouvrages des logographes.
En approchant des guerres médiques, nous trouvons
deux noms considérables.
L'un, celui de Scylax, n'est pas à proprement parler
celui d'un logographe. Scylax, né à Caryanda en Carie ',
amiral au service de Darius, fut chargé par lui de re-
\, 'Kv trj TpÎTT,, (lit le scholiasle d'ApoUonios de Rhodes, Argon.,
IV, 992 (fragm.'29, G. Mûller).
2. 'Avaypaçat.
3. Fragrn. 27 (Schol. de Pindaro, Olymp, VII, 42).
4. Fragm. 23 (Schul. d'IIomére, Odyss. XIV. 533).
0. Strabon, XIII, p. 658.
SGYLAX — IIÉOATÉE 541
connaître le littoral de Tocéan Indien, en vue d'une expé-
dition que le roi de Perse songeait alors à faire dans
rinde ^ Il avait exposé le résultat de ses recherches
dans un ouvrage qu'Aristoto avait encore sous les yeux ^.
On voit par le passage d'Aristote que ces observations
de Scylax portaient non seulement sur la géographie
physique, mais aussi sur les mœurs des peuples qu'il
avait visités. Il n'est pas douteux que le Périple de Scy-
lax n'ait vivement intéressé la curiosité de ses compa-
triotes et stimulé leur goût pour les explorations géo-
graphiques. Mais il fut perdu d'assez bonne heure. Le
propre des ouvrages de ce genre est de vieillir vite. Vers
le milieu du iv® siècle parut un nouveau Périple ', mis
également sous son nom, et qui fit tomber dans Toubli
l'ouvrage authentique, mais arriéré.
L'autre grand nom de cette période est celui d'Hécatée
de Milct, à la fois historien et géographe*. — Hôcatée, ûls
d'Hégésandros, appartenait aune famille illustre qui pré-
tendait avoir des dieux pour ancêtres. Vers l'année 500,
au moment où les Ioniens préparaient leur révolte con-
tre la Perse, Hécatée leur conseilla de rester tranquilles,
énumérant, dit Hérodote ^ tous les peuples qui obéis-
saient à Darius, et leur faisant connaître l'étendue de sa
puissance. Il avait du faire avant cette époque tous ses
grands voyages, facilités par Tunité de l'empire perse et
par sa propre qualité de sujet du Grand-Roi. On peut donc
placer sa naissance vers 340, mais non beaucoup plus
tôt, s'il est vrai, comme ledit Suidas, qu'il vécut jusqu'a-
1. Hérodote. IV, 44.
2. Aristote, Polit. VII, c. 14 (p. 1332, B, Bekker).
3. IleptTcXov); r?,; 6aXa<T<riri; trj; oIxou[x£vyi; E0p(o7CT]c xal 'Aaiaç xai Ai-
6uTj; (dans le t. 1 des Geographi minores de G. Mûller, Didot, 1855).
Cf. Unger. Philol., t. XXXIII, p. 29 et suiv.
4. G. MûUer, Fragm. Hist, gr,, t. I, p. 1 et suiv.
5. Hérodote, II, 143.
\
542 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
près les guerres raédîques *. N'ayant pu persuader
aux Ioniens de rester en paix, il continua de leur donner
d'utiles conseils. Après leurs premiers échecs^ il essaya
de les déterminer à occuper l'ile de Léros pour en faire
le centre de leur résistance ^ Il ne fut pas mieux écouté
cette fois que la précédente et vit ses craintes justiGées
par le désastre de Ladé. Quand la défaite de ses compa-
triotes fut définitive, il s^entremit du moins auprès du
satrape Artapherne,et parvint à obtenir pour eux des con-
ditions plus douces que celles qui leur avaient été d*abord
imposées ^ Toute sa conduite, on le voit, est celle d'un
ferme, prudent et judicieux esprit, qui ne s*exalte ni ne
s'abandonne. — 11 avait écrit deux ouvrages : des GeWa-
/o^2^5 (appelées quelquefois aussi, par abus, Histoires)^ et
surtout une Description de la Terre *, qui eut une im-
mense réputation. Heraclite, quelques années plus tard,
citait Hécatée à côté d'Hésiode, de Pythagore et de Xéno-
phane, parmi les plus savants des Grecs \ Hérodote a
sans cesse son livre présent à l'esprit. Enfin, au iv® siècle
encore, Kerkidas de Mégalopolis, législateur et poète S
s'estimait heureux de mourir à la pensée de rencontrer
dans l'autre monde des hommes comme Pythagore,
Olympos, Homère et Hécatée ^.
Les Généalogies^ par le titre et par le sujet, se rattachaient
directement à la tradition des logographes antérieurs.
Elles comprenaient au moins quatre livres ^ Le récit
1. Suidas, V. *EXXavixo;.
2. Hérodote, V, 125.
3. Diodore de Sicile, X, 25, 2.
4. HspioSoc (ou nepn^"pfi(Ttç) yr,;. Littéralement : le Tour du monde.
5. Diogène Laërce, IX, 1.
. 6. Voir Polybe, II, 48-65.
7. Éllen. Hist. Var„ XIII, 20.
8. Il nous en reste une trentaine de fragments ou de mentions. —
Plusieurs savants tiennent rauthenticitôdesGénéa/o^tes pour suspecte.
Gobet [Mnemoi.^ 1883, p. i-7) et, à sa suite, Sitfl (Gr. Ut,, 1. 1, p. |49]
HÉGATÈE 543
commeoçait avec Deucalioa. Puis venaient toutes les
histoires des familles mythiques, Hellen et ses fils, avec
la descendance de chacun d*eux ; Héraclès et les Héra-
clidesjlcs héros étrangers, Égyptos, Danaos, Cadmos,
etc. Nous sommes encore, avec les Généalogies d'Héca-
tée en pleine fable. Aussi Strabon le nomme-t-il expres-
sément parmi les vieux logographes qui ne sont à ses
yeux que les successeurs des poêles et dont, pour sa part,
il fait peu de cas ^ Il y avait pourtant une différence es-
sentielle entre Hécatée et les poêles : c'est qu'il portait
dans ses récits, quoi qu'il en semble au premier abord,
une préoccupation critique étrangère à la poésie. Voici
quels étaient ses premiers mots :
Hécatée de Milel parle ainsi : j'écris ces choses comme elles
me semblent être vraies ; car les discours des Grecs sont di-
vers et, selon moi, ridicules 2.
En quoi consistait donc, aux yeux d'IIécatée, Terreur
des Grecs ? Quand on étudie les fragments avec atten-
tion, on voit qu'il portait un certain rationalisme dans
rinterprétation des mythes ^ On voit aussi qu'il choisis-
sait entre les différentes versions d'une même légende et
qu'il adoptait celle qui lui paraissait la plus vraisembla-
ble, quelquefois par des raisons géographiques ^. Ailleurs,
il exprimait l'idée que la Grèce avait été occupée par des
peuples barbares avant l'arrivée des Hellènes : cette opi-
nion était probablement nouvelle '. Dans un fragment, il
estiment que l'ouvrage avait été composé à i*époque alexandrinc. Il
reste, si je ne me trompe, à donner de cette afûrmation une preuve
sérieuse.
1. Strabon. I, p. 18; VIII, p. 341. Cf. Éiien, Hist. des Anim,, IX,
23 ; Hermogéne. Formes du Style, II, 12, 6 (t. III, p. 399, Walz).
. 2. Fragm. 332 (G. Mûiler).
3. Fragm. 346 (dans Pausanias, III, to, u); fragm. 357.
4. Fragm. 349.
5. Fragm. 356. *
5U CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
est question de la nourriture des Arcadiens : là l'observa-
teur et le voyageur se révèlent *. Il y avait donc réelle-
ment, dans les Généalogies^ autre chose que de la poésie
pure. L'auteur ne visait pas uniquement à amuser l'ima-
gination par d'agréables récits; il voulait instruire; il
critiquait les vieilles traditions ; il apportait çà et là des
faits nouveaux; il raisonnait et faisait des hypothèses.
Mais il est certain que cette part de critique et de science
positive était petite ^ : elle était évidemment beaucoup
plus grande dans sa Description de la Terre, ouvrage né
de ses propres recherches, indépendamment de toute
imitation.
La Description de la Terre comprenait deux livres,
intitulés lun Europe^ l'autre, Asie ^ Il nous en reste
environ trois cents fragments, mais presque tous formés
d'un seul nom propre ou de quelques mots à peine. La
plupart ont été conservés par le géographe Etienne de
Byzance. Malgré leur brièveté, ils permettent de concevoir
une idée assez nette de Touvrage qu*Étienne de Byzance
avait sous les yeux. Mais cet ouvrage, mis sous le nom
d*Hécatée, était-il authentique? Et s'il l'était en quelques
parties, l'était-il dans toutes? La question, nous allons le
voir, a été posée dès l'antiquité; elle a été reprise par les
modernes. Avant de l'aborder, essayons do reconstituer
l'ouvrage dans ses grandes lignes.
C'était une description de toute la terre habitée (t} olxou-
[jivir)), faite en partie d'après des voyages personnels
1. Fragm. 355.
2. On peut s'étonner que cet homme d'état, ce conseiller des Ioniens,
n'ait pas inventé l'histoire politique. Cela tient d'abord sans doute à
la force de la tradition, qui donnait pour sujet habituel à Thistoire
les temps anciens. Cola tient peut-être aussi à ce que la vie politi-
que, en lonie et à cette date, était encore un accident trop exception-
nel pour agir fortement sur l'imagination même des mieux doués :
c'est Athènes qui a créé la vie politique intense, universeUe et con»
tinue.
3. La Libye était rattachée à l'Asie.
IIÉGATÉE 545
poussés jusqu'à la Hautc-Égyptc, jusqu'au Caucase et
jusqu'à la Scythie; en partie aussi, sans doute, d'après
des renseignements donnés par d'autres voyageurs. L'au-
teur, semble-til, parti de la Grèce, allait de ville en ville,
notant à mesure les rivières, les montagnes, les aspects
des côtes, etc. C'était plutôt un ùin&airey c'est-à-dire un
livre de descriptions successives (comme en un voyage),
qu'une géographie méthodique et synthétique *. Mais
l'auteur était précis dans ses observations, et en outre
curieux. On trouvait dans son livre non seulement une
foule de noms propres, mais encore des remarques sur
Tétymologie de certains noms^; des indications sur les
mœurs, sur la manière de vivre des habitants de chaque
pays ^; beaucoup de fables aussi (par exemple sur les
Pygmées de la Haute-Egypte et sur leurs batailles contre
les Grues *), soit que l'auteur ne fût pas éloigné d'y croire,
soit qu'il se fût borné à répéter ce qu'on lui dirait; par-
fois enfin des descriptions d'animaux ou d'objets curieux,
comme celles du phénix, de l'hippopotame, et le tableau
de la chasse du crocodile en Egypte, morceaux qui, dans
l'ouvrage attribué à Hécatée, se trouvaient être, au té-
moignage de Porphyre, à peu près littéralement identi-
ques à ceux qu'on lisait chez Hérodote sur les mêmes
sujets ^ Ajoutons enGn que l'ouvrage était accompagné
d'une carte géographique : c'était suivant Ératosthène,
la seconde qu'on eût faite en Grèce, la première étant
celle d'Anaximandre ^ Telle était, dans ses principaux
1. De là cette forme si fréquente : Iv 8é..., ou [leTà S£...
2. Fragin. 95, 99, i03, 152, etc. On ne voit pas toujours, dans ces
citations, si c'est Hécatée lui-même qui parle ; mais c'est quelque-
fois certain et toujours probable.
3. Fragm. 123, lU, 189, etc.
4. Fragm. 266.
5. Fragm. 292 et suiv. Témoignage de Porphyre rapporté par Eu-
sèbe, Prépar. évang,, X, 3, p. 166, B.
6. Ératosthène, dans Strabon, I, 11 (p. 7 Cas).
Hiti. de la Liii. grecqo*. — T. II. 80
5iG CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
traits, la Description de la Tore à laquelle se référait
Etienne de Byzance, et que Strabon, après Ératosthène,
avait eue sous les yeux. Dans quelle mesure rouvrage
était-il authentique?
Suivant Athénée, le grand bibliothécaire alexandrin
Callimaque considérait comme apocryphe la description
de TAsie, c'est-à-dire le second livre *. C'est évidemment
d'après son autorité qu'Arrien, citant un mot d'Hécatée
sur le Nil, ajoute : « Si la description de TÉgypte est
réellement d'Hécatée^. m De là, parmi les savants moder-
nes, diverses opinions. Les uns rejettent tout Touvrage'.
D'autres ne rejettent que le second livre, sur l'Asie et
l'Egypte ^. D'autres enfin, ne voulant pas être plus scep-
tiques qu'Ératosthène et Strabon, bons juges du fond des
choses, ou que Denys d'Halicarnasse et Hermogène, bons
juges du style et plutôt hypercritiques, tiennent pour
l'authenticité. A priori, l'opinion des sceptiques n'a rien
d'invraisemblable : on sait avec quelle liberté des ou-
vrages relativement récents ont été mis parfois sous
l'autorité de noms anciens. Il y eut d'ailleurs plusieurs
Hécatée, et notamment un certain Hécatée d'Abdère, con-
temporain d'Alexandre et de Ptolémée, qui écrivit sur la
géographie; on peut être tenté d'attribuer à celui-ci la
description de l'Egypte mise sous le nom de son grand
homonyme. Mais ce ne sont là que des hypothèses. Le
nœud de la question est dans les passages où Hérodote
et Hécatée se rencontrent. Si Ton peut prouver que c'est
Hérodote qui a été l'imitateur, le problème est résolu;
il en résulte en effet que la Description de la Terre^ où
Porphyre et Arrien lisaient ces passages, n'était pas l'œu-
vre d'un faussaire de basse époque. Or la preuve de ce
1. Athénée, II, p. 70, B : KaXX{|iaxo; toLp Nyi^icutou avto eivaYpdi^i.
2. Arrien, Anabase, \, 6, 5.
3. Cobet, loc, ciL
4. Situ, t. I, p. 348.
HÉGATÉE 547
fait peut être donnée. Elle Ta été en partie par C. Mûller ^
mais surtout par M. Diels ^, qui a très bien montré, par
exemple, que Texpression même Sûpov tou Trorajjioiî, ap-
pliquée à l'Egypte à la fois par Hérodote et par Hécatée ^,
n'est chez Hérodote qu'une citation de son devancier *.
Or ce passage est justement un de ceux qui pouvaient
le mieux faire croire que la Description de la Terre était
une compilation postérieure faite d'après Hérodote. H n'y
a donc aucune raison de rejeter comme apocryphe un
ouvrage dont les parties les plus soupçonnées existaient
déjà au milieu du v® siècle : les fragments qui nous res-
tent sous le nom d'Hécatée sont authentiques, du moins
en général, et nous pouvons chercher à y retrouver
l'image (fort effacée) du vieux logographe ionien.
L'importance scientifique du livre d'Hécalée était con-
sidérable. Malgré les fables qui s'y trouvaient en grand
nombre, c'était en somme une vaste enquête (lixopia) géo-
graphique, la plus vaste que la Grèce eût encore vue, et
où les faits positifs abondaient. Non seulement Hécatée
est le père de la géographie grecque, mais il fut aussi
pour quelque chose dans la création de l'histoire telle que
la comprit Hérodote; car celui-ci, peut-être, sans l'exem-
ple de son prédécesseur, n'eût pas fait tous les voyages
d'où il rapporta h son tour tant de faits, tant de récits,
tant de fables même qui sont des documents.
Comme écrivain, Hécatée est loué par Hermogène pour
la pureté de son langage, sa clarté, et parfois son agré-
1. Fragm. h'ist, grsec, t. I, p. xiii, col. 1 (à propos du fragm. 284,
sur rile flottante de Ghemmis, et de Topinion contraire exprimée par
Hérodote, IL 156).
2. Iht^ès, 1887, p. 411 et suiv.
3. Arrien, loc. cit. Cf. fragm. 279 d'Hécatée, et Hérodote, II, 5.
4. Diels, ibid,f p. 423. La preuve se tire des mots xal \ir\ TcpoaxouffavTc,
c'est-à-diro, dans le langage dllérodote, « alors môme que je ne l'au-
rais pas lu chez un de mes devanciers » ; et ce devancier ne peut
être qu'Hècatée.
5i8 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
mcnl; il écrivait l'ionien deMilct, sans mélange de formes
poétiques ou anciennes \ en homme qui vise à la clarté
plutôt qu'à la beauté du style. I/autour du Traité du Su-
blime 2 nous fait connaître en outre un détail intéressant :
c'est qu'IIécatée (probablement dans ses Généalogies) fai-
sait volontiers parler les personnages en style direct, et
il cile quelques lignes d'un discours de Céyx aux Héra-
clides. Il n'y a rien là d'oratoire, bien entendu; cela res-
semble plutôt aux entretiens de l'épopée. Mais on voit
par cet exemple la chronique s'animer, l'imagination s'y
introduire, et avec elle, bientôt, la beauté proprement
dite.
La période qui suit immédiatement les guerres médi-
ques présente deux noms dignes de souvenir, ceux de
Charon de Lampsaque et do Xanthos de Lydie;. peut-être
faut-il y joindre celui de Phérécyde de Léros, dont la date
est mal connue.
Phérécyde de Léros (souvent confondu avec son homo-
nyme Phérécyde de Syros ^) passa une partie de sa vie à
Athènes, d'où vient qu'on l'appelle aussi quelquefois
Phérécyde d'Athènes *. Les indications données par les
anciens sur l'époque où il vécut sont aussi confuses que
possible *. Il semble pourtant qu'il ait écrit vers le milieu
du v° siècle. Il avait fait un ouvrage en dix livres intitulé
probablement Généalogies (comme celui d'Hécatée), et
dont une première partie, qui semble avoir été citée
quelquefois à part sous le titre de Théogonie, contenait,
1. Ilermogôiio, loc. cil.
2. Sublime, 27. Cf. fragm. 353 d'Hécatéct.
3. Voir plus haut, p. 4ot.
4. Suidas fait do Phérécyde d'Athènes un autre personnage que
Phérécyde do Léros et confond celui-ci avec Phérécyde de Syros.
5. Voir les textes dans G. Millier, t. I, p. xxxv-xxxvi.
PHÉRÉGYDE DE LÉUOS — GHARON 549
dit Suidas, la naissance et la succession des dieux. Il
nous reste do cet ouvrage plus do cent fragments ^
C'était un travail analogue à celui d*Acusilaos, mais plus
complet, avec un mélange de généalogies sèches ^ et
do petits romans mythologiques ^ L'un de ces récits,
sur Jason et Pélias, nous a été conservé par le scholiaste
de Pindare *, à peu près textuellement, à ce qu'il semble.
Le morceau est écrit en ionien, mais non pas très pur :
il est teinté d'atticisme, en partie sans doute par la faute
du copiste, mais peut-être aussi parce que Phérécyde
avait écrit son ouvrage à Athènes. Le style en est inté-
ressant par la brièveté des phrases, courtes, simples,
naïvement égrenées, pour ainsi dire, et à peine rattachées
les unes aux autres par les liaisons les moins logiques.
C'est un curieux exemple de ce qu'Aristote appela plus
tard le stylo « juxtaposé ^ »
Charon de Lampsaque était un peu antérieur à Héro-
dote, suivant Plutarque *. C'est à peu près tout ce que
nous savons de sa biographie. On citait de lui plusieurs
écrits : les Persiqiies, les He/irniqiœs, les Fo7idations
(IvTidsi;), les Annales de Lampsaque ('Qfoi Aa[j4«>'-'snvûy).
Il y avait évidemment, dans tous ces ouvrages, beaucoup
de mythologie, beaucoup aussi de ces anecdotes roma-
nesques dont nous avons déjà vu des exemples chez les
autres logographes. Quelques-unes nous ont été conser-
1. J'appelle de ce nom, pour abréger, môme les simples mentions
qui en sont faites par les écrivains anciens et d'où l'on peut tirer la
connaissance de quelque détail positif.
2. Fragm. 20.
3. Fragm. 8. 2i, 33, 34, etc.
4. Schol. Pind., Pylli. IV, 133; fr. 60 do Phérécyde.
5. AéÇi; eîpofisvT,. Littéralement : lo style simplement « rattaché »,
par opposition au stylo construit et circulaire de la période.
6. Malifjnité cVllérodoie, p. S.iO, A-B. — Fragments dans G. Miillor.
l. 1. p. 32 et suiv. — Neumann, De Charone Lampsaceno, Breslau,
1880.
550 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
vées, au moins on partie K La plus longue et, à ce qu'il
semble, la plus exactement reproduite, est Thistoire de
la ruse qui fît tomber les Gardiens sous la domination
des Bisaltes. Les Gardiens, suivant Giiaron, avaient Tha-
bitude de dresser leurs chevaux à danser au son de la
flûte : les Bisaltes, instruits de ce détail par un des leurs
qui avait été barbier à Gardia, jouèrent de la flûte au
moment de la bataille, si bien que tous les chevaux en-
nemis se mirent à danser et empêchèrent leurs mailres
de combattre -. On voit le caractère de ces récits, recueil-
lis de la bouche des vieillards, sur les marchés, dans
les boutiques dos barbiers, et naïvement populaires.
Denys a raison de dire que, dans tout ce romanesque,
il y avait beaucoup de puérilité; mais il n*est pas inutile
de se rappeler ce genre d*anecdotes pour mieux com-
prendre certaines parties de l'histoire d'Hérodote lui-
même. Le style do Gharon de Lampsaque ressemble
beaucoup à celui de Phérécyde de Léros : c'est la mémo
netteté un peu sèche et courte, non sans grâce parfois.
Xanthos de Lydie était, lui aussi, un peu plus ancien
qu'Hérodote ^ D'autre part, il vivait encore sous Ar-
taxerxès *. Il avait laissé des Récils Lydiens (Auïiaxà), en
quatre livres. Quelques-uns en contestaient l'authenticité,
mais le grand historien Éphore l'admettait sans hésiter ^
Denys d'Halicarnasse en faisait grand cas ^ D'après le peu
que nous apprennent à son sujet les citations ou les al-
lusions des anciens ^, on voit que ses écrits présentaient
1. Fragm. 9, 12, 13.
2. Fragm. 9; dans Athénée, XII, p. 520, D (év ôeuTgpw "Ûpcov).
3. Athénée, XII, p. 515, 1). Cf. Denys d*Halic., Jufjement sur Thw\,
c. 5.
4. Fragm. 3.
o. Athénée, ibid,
6. Anliq. Hom», I, 28 (p. 73 Keiskc).
7. Fragments dans G. Mullor, t. I, p. 36 et suiv.
XANTHOS — HELLANIGOS 561
toujours le même mélange de mythologie et de romanos-
que> mais avec plus d'attention peut-être aux faits vrai-
ment intéressants, et avec un progrès dans l'obser-
vation, sinon dans l'esprit critique proprement dit. Il no-
tait, par exemple, le caractère mixte de la langue des
Torrhébiens^ Même remarque sur celles des Mysiens,
et il invoquait ce fait comme un indice de l'origine mixte
de ces peuples '. Il signalait les changements du sol et
certains phénomènes géologiques ^ Atliénée dit que, sui-
vant Éphore, il servit beaucoup à Hérodote*. Pour les
choses de la Lydie, tout au moins, cela doit être vrai, et
notamment peut-être pour ces anecdotes relatives à Cré-
sus, qui ont chez Hérodote un caractère si particulier ^
Quant à son talent d*écrivain, nous n'avons plus le moyen
d'en juger.
Mentionnons encore deux logographes tout à fait con-
temporains d'Hérodote ou même peut-être un peu plus
jeunes, mais qui ne paraissent pas avoir subi son in-
fluence : Hellanicos de Mitylèneet Antiochosde Syracuse^
La date de la naissance d'IIellanicos est indiquée de
la manière la plus difTércnte par les témoignages an*
1. Fragm. 1.
2. Fragm. 8.
3. Fragm. 3, 4, 6.
4. *IIpoS6Ta> Toiç à?op|ià; Seficox^To; (Athéuée, ibid.).
5. Voir chez Nicolas de Damas (p. 50 et suiv., Orelli) des anecdo-
tes analogues sur Alyatle et sur Grôsus, empruntées sans doute à
Xanthos (fragm. 19 de Xanthos).
6. Il suffira de rappeler, sans y insister, le nom d'un écrivain du
-V* siècle qui avait appliqué Tart des logographes à des sujets d'his-
toire littéraire : c'est Glaucos de Hhégium, auteur d'un livre Ilepl
Twv àpxa(<«>v 7toi>iTô)v xal (jLoyaixûv, qui a été l'une des principales
sources du De Musica attribué à Plutarque. Fragments recueillis par
HiUer, Rhein. Mus,, t. XLI, p. 388 et suiv.
552 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
ciens^ Il n'y a pas lieu de les discuter en détail. Deux
ou trois points sont incontestables et nous suffisent. On
sait qu'il avait publié plusieurs de ses ouvrages avant
que Thucydide composât son premier livre, car il y est
cité et critiqué-. Suivant Denys d'Halicarnassc, il en avait
même écrit quelques-uns avant Hérodote ^ D*autre pari,
il vivait encore après la bataille des Arginuses (406),
puisqu'il en avait parlé dans un de ses écrits^. Il était
donc en pleine activité durant la guerre du Péloponnèse.
La tradition qui le faisait naître vers le temps do la ba-
taille de Salamine a des chances d'être vraie ^ — Les ou-
vrages d'Hellanicos étaient fort nombreux, mais nous n*cn
connaissons exactement ni le nombre ni les titres; car
on ne saurait toujours dire si les indications des anciens
se rapportent à des ouvrages distincts ou à des parties
différentes d'un même ouvrage, ni si le môme ouvrage
n'est pas désigné parfois sous plusieurs titres. Quoi
qu'il en soit, nous possédons plus d'une vingtaine de
ces titres ^ Les uns {Phoronée, At/antis, Dencalionia^
etc.) indiquent évidemment des ouvrages mythiques du
genre de ceux des autres logographes. Plusieurs {Prê-
tresses dHéra Arffienne, Vainqueurs des fêtes Carnéennes)
avaient pour point d'appui des listes officielles (ivaypaçai)
commentées sans doute par l'auteur ^. D'autres ( Voyage au
1. Suidas: Pamphila, citée par Aulu-Gelle, Nuits altiqties, XV, 23;
Vie d'Euripide. Cf. C. Millier, t. I, p. xxiii— xxv. — Cf. Diels,
Rhein, Mus.^ t. XXI, p. 53; Wilamowilz-Mœllendorf, Hermès^ t. XI,
p. 292.
2. Thucydide, I, 97.
3. Lettre à Pompée sur les princ, historienSy c. 3.
4. Fragm. 80 (Scliol. Aristoph., Grenouilles, 706).
5. Vie d'Euripide,
6. G. Millier, t. I, p. xxvi. L'authenticité d'un certain nombre de
ces écrits était tenue pour suspecte dès l'antiquité (Athénée, XIV,
p. 652, A) ; nous n'avons plus aucun moyen de distinguer entre eux
à cet égard.
7. Quelques modernes (cf. Sittl, t. IL p. 362) attribuent ces ouvra-
HELLANIGOS 553
temple dAmmon ^ Persiques^ Scylhiques^ etc.) devaient
présenter un caraclère en partie géçgrapliique et contenir
des descriptions de pays, des études de mœurs en môme
temps que des histoires proprement dites. Le plus intéres-
sant pour nous dans toute son œuvre, c'est son Atlhide
ou Histoire attique^ mentionnée par Thucydide ^ Le
grand historien reproche à Hcllanicos sa sécheresse et son
défaut do précision dans la chronologie. Nul doute que le
reproche ne fût fondé. Mais il n'en reste pas moins vrai
qu'IIellanicos, qui avait débuté, selon toute apparence,
par les origines d'Athènes, avait conduit son récit jus-
qu'aux événements tout à fait contemporains : il y ra-
contait la période de cinquante ans qui sépare les guer-
res médiques de la guerre du Péloponnèse. Pcut-èlre
même avait-il raconté celle-ci, s*il est vrai que la men-
tion des Arginuses se trouvât dans Tllistoire Attique *.
Les premiers logographes racontaient plutôt les fon-
dations des cités (/.TÎae».;). L'iiistoire, avec Ilellanicos,
commençait à descendre de la région des mythes et à
marcher sur le terrain plus solide des faits contemporains.
C'était encore une exception, même chez Uellanicos; et une
exception qui, paraît-il, n*avait pas été toujours mise en
pratique de la manière la plus heureuse. Mais c'était aussi
un exemple. La vérité des récits d'IIellanicos a été quel-
quefois attaquée par les historiens postérieurs qui se trou-
vaient en désaccord avec lui ; il ne paraît pourtant pas
gcs à un grammairien postérieur portant le môme nom. Il est ques-
tion de Kapv'ovîxai en prose et en vers (fragm. 85, Millier; Schol.
Arisloph., Oiseaux, 1403); l'ouvrage en vers est très proliablement
apocryphe, mais rien no prouve que l'autre ne soit pas authentique.
1. Suspect aux yeux d'Athénée, ihid.
2. Sous ce titre :''Ar:ixt) Çv^rpaÇTl (Thucydide, I, 97).
3. Cette mention, il est vrai, pouvait s'y rencontrer sous forme
d'allusion, à l'occasion d'un fait plus ancien, et par exemple à pro-
pos du droit de cité accordé aux Phitéens après Marathon; cnr Uel-
lanicos, dans ce passage sur les Arginuses, rappelait cette faveur
faite aux Platéens.
554 CHAPITRE IX. — PHILOSOPHIE ET HISTOIRE
que co fùl toujours lui qui eût tort K Quant à son talent
d'écrivain, nous l'ignorons; à peine même savons-nous
dans quel dialecte il a écrit ^.
Ântiocbos de Syracuse est bien plus oublié encore
qu*Hellanicos ^ Sa vie est inconnue. Les mentions ou les
citations textuelles de son livre ne se rencontrent qu'une
quinzaine de fois chez les écrivains de Tantiquité. Nous
n'aurions même pas à rappeler son nom, s'il n'avait un
titre tout particulier à l'attention, celui d'avoir très pro-
bablement servi de guide à Thucydide pour le récit des
antiquités de la Sicile, au début de son sixième livre \
C'est là un titre d'honneur qui mérite qu'on s'en sou-
vienne. — Antiocbos avait composé deux ouvrages : l'un
sur la Sicile (SixeXidîTiç (Juyypa<py))*,on neuf livres, allant
dos origines jusqu'à la confédération des villes sici-
liennes en 424'; l'autre, sur l'Italie ^ où se trouvait ra-
contée la fondation des principales villes italiennes ; dans
ce récit figurait, pour la première fois peut-être chez un
historien grec, le nom de Rome^ L'ouvrage sur la Sicile,
1. C. Millier p. xxxiii.
2. Les rares citations textuelles d'IIellanicos sont transcrites en
xoivTj ôiaXexTo;; par exemple, par Denys, Antiq. Rom.^ I, 28. Gela
pourrait faire croire qu'il écrivait en attique plutôt qu*en ionien. On
cite pourtant de lui la forme ionienne IlapvTjddoO (fragm. 94; Schol.,
A])oll. Khod., II, 713). Quant au dialecte de son pays, le lesbien, il
est plus que probable qu'il n'a jamais songià s'en servir.
3. Fragments dans G. MûUer, t. I, p. 181-184.
4. VaI, Wolflin, Antiochos von Syrakusund Cœlius Antipater (Gongrès
des Philologues, Leipzig, 1872). Voir la première note de Glassen,
en appendice îx son édition du livre VI de Thucydide (p. 184-185). In-
dépendamment des ressemblances de fond, il y a des coïncidences
de style surprenantes ; on trouve, par exemple, dans Thucydide, VI,
3, 1, un emploi insolite de 8(rric qui se rencontre justement dans un
des rares fragments textuels d'Antiochos (fragm. 3).
5. Pausanias, X, 11.
6. Diodore de Sicile, XII, 71, 2.
7. Deuys d*Halicarn., Antiq. rom,, I, c. 12; Strabon, VI, p. 254.
8. Fragm. 7 (Denys, Antiq, tvm, I, c. 73). — Ajoutons cependant
ANTIOGIIOS DE SYRACUSE 555
suivi de près par Thucydide, semble avoir élé goùlé aussi
par Âristole^ C'en est assez pour prouver qu'Anliochos
élail un fort bon esprit, aussi judicieux dans sa critique
qu'il était possible de Tôtre au v® siècle ^ Il nous reste
de l'ouvrage sur Tltalie quelques lignes seulement, écri-
tes en dialecte ionien'. Elles sont fort simples, un peu sè-
ches, et trop courtes pour nous permettre de juger le
talent littéraire d'Antiochos.
En somme, il ne semble pas qu'Hécatée ait eu de ri-
vaux pour Tagrément du style parmi ses successeurs
immédiats. Tous ont du naturel et quelque grâce; aucun
ne se distingue par un talent supérieur, sauf Hérodote.
Mais celui-ci u*estpas un simple successeur des logogra-
phes : il ouvre à l'histoire des voies toutes nouvelles, à
la fois pour le fond et pour la forme.
qullippys, de Hhégium. avait composé avant Antiochos, semble-t-il,
une KTtat; 'IraXîac et des ^ixeXixâ. Cf. Suidas, 8. v.
1. Aristote, Polit., IV, 9 (p. 1329, B, Bekker).
â. Timée de Tauromônium Tavait probablement suivi de fort prés
dans ses études sur les origines de l'histoire de Sicile, imilées elles-
mêmes ou pillées par Diodore de Sicile.
3. Il serait plus exact de dire que Ton y trouve des traces de
dialecte ionien qui semblent prouver que l'ouvrage était primitive-
ment écrit dans ce dialecte.
CHAPITRE X
HERODOTE
BIBLIOORAPUIE
Manuscrits. Les mss. connus d'Hérodote sont au nombre
d*une trentaine. On s'accorde d ranger parmi les principaux :
un ms. de Florence (Mediceus ou Laiireiitianus ; biblioth. Lau-
rentienne, LXX, 3; x« siècle ; désigné, depuis M. Stein, par
la lettre A), un ms. de Paris (Parisinus, V; bibl. nat., 1633;
XIII® siècle), et deux manuscrits de Rome (Ange/icani/s on Pas-
sioneus, B, bibl. Angélique, C,I, 6; xi« siècle; Vaticanus ou
RomanuSj R, bibl. Vaticane, 123, xtv® siècle). Mais on n'est
pas encore tout à fait fixé sur la valeur relative de ces mss.
ni sur leur parenté exacte. M. Stein, après M. Abicht, ac-
corde le premier rang aux mss. A et B, presque identiques,
et qu'il croit les plus voisins de l'archétype. M. Gobet (Mné-
mosyne, nouv. série, t. X, p. 400 et suiv.), M. Gomperz {Mém.
Acad, Viennej t. CIII, p. 149 et suiv.), et, plus récemment,
M. Desrousseaux (Morceaux choisis d'Hérodote ^ p. x-xi), ont
exposé l'idée que le Romanus n'était pas mis î\ son rang.
M. Desrousseaux a fait une étude approfondie de la question,
et collationnéeu outre le ms. UrbinaSt 88 ; mais les résultats de
ses recherches n'ont pas encore été complètement publiés ^
— Les mss. d'Hérodote contiennent fort peu de scholies.
Editions. Au xvi° siècle, édition pn/iceps d'Aide Manuce, Ve-
1. Voici, sur ce sujet, une note très précise que M. Desrousseaux
veut bien me faire parvenir : ^ « Dans un mémoire présenté :\
l'Académie des Inscriptions et Belles-Leltros en 1887, j'ai lAchè d'é-
tablir que l'on doit prendre comme base du texte deux mss. perdus,
mais dont on peut assez facilement reconstituer les leçons au
moyen des copies qui nous en restent. L'un, qui semble avoir
BIBLIOGRAPHIE 557
nise, 1502, in-foL, d'après trois mss. médiocres; édition d'H.
Estienne, Paris, 1570 (améliorations de détail, surtout conjectu-
rales). — Au XVII" siècle, édition de G. Jungermann, Franc-
fort, 1608 (établissement de la division actuelle en chapitres).
— Au XVIII* siècle, édition de Gronovius, Leyde, 1715 (pre-
mière collation du Mediceus); Valckenaer et Wesseling, Am-
sterdam, 1763 (grande édition avec notes variorum^ critique
verbale pénétrante). — Au xix* siècle, éditions de Schweig-
haBuser, Paris et Strasbourg, 1816 (collation du Floreiitinus C,
commentaire abondant); Gaisford, Oxford et Leipzig, 1824-
1826 (collation du Sancroftianus) ; Bfehr, Leipzig, 1830-1835 (sou-
vent réimprimé); Dinforf, Paris, 18i4 (Bibl.Didot; améliora-
tions de détail); Bekker, Berlin, 1845 (2° éd.); Krûger, Leip-
zig, 1855-1857 (bon commentaire explicatif); puis les éditions
d'Abicht et de Stein qui ouvrent une nouvelle période dans
rhistoire du texte d'Hérodote. M. Abicht avait le premier
signalé le Mediceus comme le meilleur de nos manuscrits
(PhilologuSy t. XXI, p. 79 et suivantes). M. Stein, après quelques
hésitations, le suivit. En 1869, parurent à la fois une édition
critique de M. Abicht (Leipzig) et une autre de M. Stein
(Berlin), celle-ci tout à fait considérable par l'étendue et la
précision des collations de manuscrits. Déjà M. Abicht et
M. Stein avaient donné d'excellentes éditions exégétiques et
scolaires (Stein, 1852-1862; Abicht, 1861-1866) : ces éditions,
plusieurs fois réimprimées et corrigées, restent les meilleures
en ce genre que nous ayons pour Hérodote. A signaler aussi
rédition sans notes, mais avec choix de variantes et index
des noms propres, publiée par M. Stein à fierlin, 1884.
Traductions. La vieille traduction latine de Laurent Valla
(1474), antérieure à toutes les éditions imprimées, mais faite
remonté au ix« siècle, est représenté par le Laurenlianus A et VAn-
gelicanus B. L'autre était probablement du xii^ siècle : on peut lo
reconstituer au moyen de doux familles de mss., la première formée
par le liomanus l\ (incomplet du v® livre) et VUrbinas r (pour les
sept derniers livres ; les deux premiers et une grande partie du
troisième y proviennent du ms. d), la seconde par le Sancroftianus S
et le Vindobonensis V. Ce second ms. donnait un texte défiguré par
des incorrections et des lacunes, mais d^ine tradition plus pure que
le premier. Un certain nombre de mss. appartenant à la première
classe ont été revus et corrigés au moyen d'exemplaires de la
seconde ; les copies qui en dérivent présentent un texte mixte^ par-
ticipant des deux classes à la fois. »
558 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
sur des manuscrits médiocres, n'a pas la valeur de la tra-
duction de Thucydide qu'on doit au même savant.
Principales traductions en français, par Larcher, Paris, 1802
(2* éd., 1840); ^ en anglais, par Rawlinson, Londres, 1885
(2* éd., 1876), avec des commentaires et des appendices fort
importants; — en allemand, par Lange, Berlin, 1811-1812 (2<
éd. 1824).
A signaler aussi la vieille traduction française de Pierre
Saliat (1375), réimprimée par M. Talbot en 1864 (Paris, Pion) ;
elle rend bien la naïveté du texte, mais Tinterprétation n'est
pas toujours très sûre.
Lexiques. L'édition de Schweighaeuser a été complétée, en
1824, par un VII" volume, qui comprend un Lexicon Herodoteum.
— M. Stein a promis un LeoHque qu'il n'a pas encore publié.
SOMMAIRE
I. Observations préliminaires. - II. Biographie d'Hérodote. — III.
Son Histoire ; plan actuel ; date et circonstances de la composi-
tion ; autres écrits. — IV. L'Histoire d'Hérodote considérée comme
œuvre de science : — { 1. Conception générale de Thisloire : son
objet; période de temps racontée; faits étudiés (anecdotes, géogra-
phie, mœurs, guerres, politique, loi des événements) ; esprit de
recherche et de critique. } 2. Véracité d'Hérodote. { 3. Sa méthode
et sa critique. } 4. Résultats obtenus. { 5. Procédés d^exposition.
— V. L'Histoire d'Hérodote considérée comme œuvre d'art : — J !.
La composition. { 2. Le style. — VI. Conclusion : fin de la période
de croissance de Fart historique en Grèce.
I
Hérodote a été souvent appelé le « père do l'Histoire ^ »
1. Le mot a été dit pour la première fois par Gicéron« De Legiàus,
I. L
OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES 559
Si ToD concluait de là qu'il est lo créateur de Thistoire
telle qu*on l'entend aujourd'hui et que son livre ressem-
ble de tous points à ceux qui s'écrivent do nos jours, on
serait loin de compte. D'une manière générale, tous les
anciens ont écrit Thistoire autrement que nous : il en est
de l'histoire comme de la tragédie, qui porte le môme
nom sous Louis XIV qu'au temps de Périclès, bien que
ce nom représente en réalité, aux deux époques, deux
choses distinctes. En outre, dans l'antiquité même, Héror
dote occupe une place à part.
Quand nous lisons une œuvre d'histoire écrite par un
ancien, que celui-ci s'appelle Thucydide, Polybe ou Tacite,
nous la trouvons éloquente, dramatique, belle enGn, mais
d'une beauté simple, droite, et, pour ainsi dire, un peu
grêle. C'est la beauté d'un bas-relief où des personnages
peu nombreux sont disposés dans un bel ordre, tous au
premier plan. Les attitudes des héros sont nobles et ex-
pressives. Mais la foule n'y est qu'indiquée sommaire-
ment et la profondeur manque. Les meilleurs historiens
de l'antiquité étudient surtout les grandes forces histori-
ques (individus, cités, armées) dans leur jeu extérieur et
dans leur action. En fait d'explications, ils ne poussent
guère au delà des motifs moraux, des considérations po-
litiques proprement dites, ou des appréciations stratégi-
ques. Quant aux causes lointaines qui ont formé ces
âmes, ces cités, ces armées (religion, mœurs, institutions),
ou qui rendent possible leur action (Gnances, économie
politique, organisation), ils n'y touchent que rarement
et en peu de mots. L'histoire qu'ils écrivent n'est ni com-
plexe ni profonde comme celle qu'écrivent les modernes.
Elle n'a pas non plus, dans l'exposition, le même respect
du document authentique, du fait directement puisé à la
source et transmis sans intermédiaire ; elle ignore la
saveur de la réalité toute pure ; elle en donne moins la
sensation immédiate qu'elle n'en montre le reflet perçu
560 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
d'abord par l'œil cl par Tesprit d*un artiste. Bref, clic
simplifie et elle idéalise.
Cette différence dans la représentation vient en partie
de la différence même des objets représentés Le monde
ancien est plus restreint et plus simple que le monde mo-
derne. Dans la cité, si étroite, Tindividu grandi» par Tcxi-
guité même du cadre. La science commence à peine; Tin-
dustrie est primitive; les arts les plus difficiles sont rela-
tivement aisés : la division du travail ne les a pas encore
portés fort loin : un orateur athénien, un patricien ro-
main s^improvisent tour à tour généraux ou chefs d'es-
cadre ; l'organisation administrative se réduit à peu de
chose. Dans cet état rudimentairc des forces spéciales
et techniques, les forces morales ont beau jeu. Et elles
s'exercent avec d'autant plus d'effet que les individus sont
plus voisins les uns des autres, qu'ils se connaissent, et
que chacun est apprécié pour ce qu'il vaut. Elles sont
d'ailleurs peu compliquées; car l'âme antique a moins
do replis que la nôtre : les conflits entre la conscience
et l'État, le sentiment de la difficulté de savoir, Top-
pression qui résulte pour l'esprit moderne de la multi-
tude des faits et de la richesse même des expériences,
sont des complications morales presque dlrangères h l'an-
tiquité. C'est en partie pour cela que les historiens anciens
diffèrent des historiens modernes, mais en partie seule-
ment; car l'histoire môme de l'antiquité, quand elle est ra-
contée par un moderne, devient tout de suite autre chose
que ce qu'elle est chez un écrivain romain ou grec.
C'est que la différence est surtout dans l'âme de l'ar-
tiste ; elle est dans le spectateur plus que dans le spec-
tacle. L'esprit antique se représente la vie universelle
comme une série d'existences parallèles qui ne se ren-
contrent ni ne se mêlent : il est essentiellement polythéiste,
malgré les Xénophane et les Heraclite. Aussi, quand il
écrit l'histoire, il isole et détache deux ou trois ordres de
OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES 561
faits (politiques, militaires, moraux) qu'il étudie à part,
dans leur suite logique et leur développement rectilîgne :
c'est une belle géométrie historique. L'esprit moderne,
au contraire, a un sentiment profond et toujours croissant
de la continuité des choses, de l'entrelacement indéfmi
des actioiïs et des réactions ; il s'aperçoit que tout est
dans tout, ou, du moins, que tout tient à tout, que la
chaîne des effets et des causes est illimitée, qu'elle a des
replis et des détours surprenants, que la raison la plus
directe et la plus apparente des choses n'en est jamais la
raison dernière, et que, dans cette prodigieuse complexité
de l'univers, c'est donner de la réalité une image impar-
faite que de trop la réduire aux formes simples où notre
intelligence se complaît d'abord. Simplifier et idéaliser
vaut mieux, sans doute, que ramasser les faits pêle-
mêle au risque de mêler l'insignifiant avec l'utile : c'est
déjà, pour l'esprit, prendre possession de la matière inerte
et y graver sa marque. Mais un art plus savant sait gar-
der aux choses leur complexité naturelle sans les em-
brouiller, et les montrer dans leur réalité sans oublier do
les rendre intelligibles. Quand l'art historique moderne
(et par ce mot il faut entendre celui du xix® siècle*) donne
vraiment ce qu'il peut donner, c'est là ce qu'il fait. Il
était aussi impossible aux historiens anciens de rien faire
de pareil, qu'à leur civilisation de ressembler à la nôtre, ou
à leur esprit de devancer les découvertes de la science
contemporaine. Aussi, ces caractères de l'art antique sont
visibles chez les plus grands des historiens anciens. Un
Thucydide, un Polybo, un Tacite ont fait des chefs-d'œu-
vre sans dépasser le niveau qu'assignait à leur pensée
le point de développement où losprit antique était par-
venu.
Mais Hérodote n'est pas encore arrivé tout à fait à ce
1. Gelai d'un Macaulay, d'un Ranke, d'un Fustel de Goulanges.
Hist. deU Litt. grecqae. — T* II. 36
562 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
niveau. La période de malurité deriiistoire ne commence
qu'avec Thucydide. Hérodote termine ce qu'on peut ap-
peler la période de croissance de Tart historique. Il oc-
cupe un degré intermédiaire entre les essais des logo-
graphes et la perfection relative de Thucydide. S'il a pu
être appelé le père de Thistoire, c'est qu'il est entré le
premier avec pénie (surtout au point de vue littéraire)
dans la voie oii Thucydide allait le suivre; mais il ne l'a
pas parcourue jusqu'au bout; il se rattache même à ses
devanciers au moins autant qu'à ses successeurs. En réa-
lité, il ne ressemble tout à fait à personne. 11 est quelque
chose d'unique, et qui ne pouvait être qu'à ce moment
précis de l'antiquité. Montrer en quoi consiste au juste
l'originalité d'Hérodote, quelle est encore la fraîcheur
naïve de son œuvre, quelles en sont déjà l'ampleur et la
solidité, comment ces qualités se sont formées, tel est
l'objet des pages suivantes.
II
Hérodote naquit vers 480 K II avait pour patrie Hali-
1. En 484, suivant Pamphila (Aulu-Gelle, Nuits attigues, XV, 23).
Cette date n'a aucun caractère de certitude absolue ; elle résulte
évidemment d'une évaluation hypothétique tirée d'Apollodore et
fondée sur la considération de Vi%\L-fi d'Hérodote, placée en 444
(fondation de Thurium). Ad. Schœll iPhilol.^ IX, p. 193) propose 489.
Toute détermination précise est impossible. On fait naître Hérodote
un peu plus tôt ou un peu plus tard selon le moment de sa vie où
Ton place ses voyajçes. — Sources anciennes sur la vie d'Hérodote :
Suidas, vv. *Hp6$oTOc et Havûaatc ; Denys d'Halicarnasse, Jugement
sur Thucydide, c. 5. Le traité de Plutarque Sur la Malignité d*IIéi*odote
fournit peu de renseignements précis à cet é^ard. Parmi les travaux
modernes, il faut signaler : Dahlmann, Herodot, aus seinem Buch
$ein Leben, Altona, 1824; Bauer, fferoc/o/^ Biographie (Mém. Acad.
Vienne, t. 89, p. 391) ; Baehr, De vita et scriptis Herodoti, dans le
t. IV de son édition; Stein, Introduction^ dans le 1. 1, de aon édition;
BIOGRAPHIE 563
carnasse *, ville d'origine carienne, mais colonisée en-
suite par les Doriens, et surtout profondément pénétrée
par la civilisation supérieure des grandes cités ionien-
nes du voisinage. Hérodote se dit de race dorienne et
paraît tenir à cette qualité -. Il n'en est pas moins vrai
qu'Halicarnasse, après avoir fait partie de Tllexapole do*
rionne, avait Gni par s'en détacher \ sans doute sous
rinfluence grandissante do Icsprit ionien. Le dialecte
qu'on parlait à Halicarnasse au milieu du v° siècle pétait
entièrement ionien, comme le prouve une inscription ré-
cemment découverte*, et Hérodote lui-même, par l'esprit
et le caractère comme par le langage, est aussi complè-
tement ionien que s'il était né h Kphèse ou à Milet.
Sa famille était noble et riche ^ Elle était en outre in-
telligente et lettrée. Parmi les proches parents d'Héro-
dote se trouvait le célèbre poète épique Panyasis, qui fit
revivre, selon l'expression de Suidas, l'épopée alors
éteinte ^ Panyasis avait fait plusieurs poèmes qui eurent
une grande réputation, notamment une Héracléide et des
Migrations ioniennes. Cette Héracléide était évidemment
un de ces poèmes biographiques qui, suivant Âristote,
manquaient d'unité ^ : c'était de l'histoire en vers, comme
Desroiissoaux, Notice, courte, mais très judicieuse, en lôte de son
édition des Morceaux choisis cl' Hérodote ^ précédemment publiés par
E. Tournier.
1. Hérodote I, 1, et VIT, 99.
2. Probablemontàcause du mauvais renom que les Ioniens d'Asie-
Mineur o avaient dans la Grèce continentale au moment où Hérodote
écrivait ce passage.
3. Hérodote. I, lU.
4. En 1863, par M. Newton. Cf. Roehl, Inscr. gr. antiquiss,, n» 500.
M. Théod. Roinacb en a reproduit le texte, avec le fac-similé de
Roehl, dans la Revue des Éludes grecques, 1888, p. 30, où il a fait do
ce monument une très ingénieuse étude.
5 Toiv iKiçavwv, dit Suidas (v. *Hp68oTo;). Son père s'appelait
Lyxès et sa mère Dryo.
6. Suidas, y. IIavva<7ic.
7. PoéL» c. 8.
504 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
aussi \(^s Migrations ioniennes. Panyasis est bien le con-
temporain des logographes. Il y eut là, sans doute, une
sorte de choc en retour : l'épopée, après avoir produit
Thisloire, reprenait à son tour une nouvelle vie (un peu
artiGcielle) sous l'influence de la littérature historique.
Panyasis est appelé aussi, par Suidas, tératoscope : était-
il investi de quelque sacerdoce héréditaire, ou faut-il voir
là le souvenir obscur de quelque poème sur les prodi-
ges (îTgpl TspaTwv), attribué plus ou moins justement à
Panyasis? En tout cas, le goût des prodiges s'accorde
bien avec le métier de poète épique. Il n'est pas sans inté-
rêt de noter ces traits de la famille d'Hérodote : ce qu'on
en sait ou ce qu'on en devine esten harmonie avec la phy-
sionomie de Thistoricn. Il grandit dans la curiosité des
antiques histoires, dans la lecture des poètes et le res-
pect de la religion. Il dut lire de bonne heure les vieil-
les épopées et les logographes. On s'explique qu'il aime
à citer les poètes, Homère, Hésiode, Archiloque, Solon,
Sappho, Aicée, Anacréon, Simonide de Céos, Pindare,
Phrynichos, Eschyle, etc., sans compter les chresmolo-
gués et les mystiques, Olen, Musée, Bakis, etc. Il fut initié
à plusieurs cultes mystiques ^ Les dieux populaires lui
inspirent d'ailleurs un grand respect. Comme Pindare
et Eschyle, il prête à la religion traditionnelle Télévation
de sa propre pensée; en môme temps, il fait volontiers
honneur à la doctrine des mystères de ce qu'il sont en
lui-même de plus haut et de plus pur.
Ses relations de famille l'engagèrent aussi dans les
luttes politiques. Halicarnasse était gouvernée par une dy-
nastie d'origine non hellénique, peut-être cimmérienne -.
i. A Samotliraco, et peut-être à Sais, en Egypte ; cf. II, 51 et 171.
2. Telle est du moins l'opinion habilement soutenue par M. Th.
Reinach dans son article prt^côdemment cité sur l'Inscription de Lyg-
d amis m
BIOGRAPUIE 565
La célèbre Artémise appartenait à celte race * : veuve ou
fille de Lygdamis P% elle exerça la régence au nom do
son (ils Pisindélis, qui régna peu et fut h son tour rem-
placé par Lygdamis II. Ces princes étaient inféodés à la
Perse, comme on le voit par la conduite d'Arlémiso au
temps des guerres médiques. Leur autorité fut d'ailleurs
pendant longtemps assez facilement acceptée par Halicar-
nasse, car Hérodote, qui fut Tennemi du dernier d'entre
eux, n'a que des éloges pour Artémise. Les choses chan-
gèrent sous Lygdamis II. Unpartinationalse forma. Panya-
sis en faisait partie, ainsi qu'Hérodote. Il y eut des discor-
des et des luttes, accompagnées de succès divers. Panya-
sis périt dans une de ces tentatives de révolution; Héro-
dote dut se retirer à Samos. Puis la fortune revint à son
parti; il rentra dans Halicarnasse. L'inscription dont nous
avons parlé plus haut semble se rapporter à ces faits : un
accord survint qui détermina les droits respectifs des deux
partis (vers 435); Lygdamis paraît avoir exercé de nou-
veau le pouvoir, mais d'une manière partielle, et pour
quelques mois seulement; car, dès l'année 434, Halicar-
nasse commence à figurer sur la liste des alliés d'Athè-
nes ^ Hérodote ne resta pas longtemps dans sa patrie :
de nouvelles difficultés, dont on ignore la nature exacte,
l'en firent sortir presque aussitôt ^
C'est peut-ôtre alors qu'il se mit à faire ses graiids
voyages en Asie, en Afrique et en Europe. On les place
quelquefois plus tôt, dans la première partie de -sa vie.
Mais, comme il est certain qu'il n'alla en Egypte que
1. Hérodote, VII, 99; VIII, 103.
2. Corp. Inscr. AU., I, 226.
3. Son épitaphe (relativement récente) parlait en termes vagues
de la « malveillance intolérable » de sesconcitoyons (xwv fàp àT>r,Tov
(xcôpiov uTTexTcpoçufwv, etc.; v. plus bas le texte complet). M. lleinach
conjecture, d'après l'inscription do Lygdamis, qu'il dut éprouver
quelques difiicullés à rentrer en possession de ses biens précédemment
confisqués et vendus.
566 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
plusieurs années après la bataille de Paprémis (455),
dont il a vu le théâtre ^ une partie au moins de ces
voyages est postérieure à son départ d*Halicarnasse. Il
est permis de se demander s*il n'en est pas de même des
autres, au moins des plus lointains. La politique avait
dû jusque-là lui laisser peu de loisirs. A ce moment, au
contraire, il est libre de toute attache et encore jeune.
Nulle période de sa vie ne pouvait être plus favorable à
l'exécution de ses desseins ^ Il alla en Egypte jusqu'à
Éléphantine; en Perse, jusqu'un peu au delà de Suse;
vers le nord, jusqu'au Bosphore Cimmérien : c'est du
moins ce qui ressort de ses propres affirmations ; nous ver-
rons plus tard ce que valent les objections élevées con-
tre elles. Ajoutons qu'il visita la Phénicie, laCyrénaïque,
Cypre et diverses parties du monde grec, sans parler de
la Grande-Grèce, où nous le retrouverons tout à l'heure.
Déjà l'idée de son ouvrage commençait à se former
dans son esprit et il en avait même écrit quelques frag-
ments. Une tradition le montre, en 446, à Athènes, fai-
sant une lecture publique, et recevant de la cité, sur la
proposition d'Anytos, une récompense de dix talents^
i. Jl, i3.
2. On fait remarquer d'ordinaire que la qualité de sujet du Grand-
Roi dut rendre plus faciles pour Hérodote ses voyages en Asie et en
Egypte, et qu'il faut par conséquent les placer avant le renversement
du pouvoir absolu de Lygdamis. Mais, comme le voyage en Èjjypte
est certainement postérieur à 455, et que, dès 454, llalicarnasse figure
parmi les alliés d'Athènes, il faut bien admettre qu'Hérodote put
aller en Egypte après avoir fait acte d'hostilité contre Lygdamis,
Tami du Grand-Roi, et lorsque déjà sa patrie était passée sous Thé-
gémonie athénienne. On ne voit pas, alors, ce qui pouvait Tempé-
cher d'aller en Asie dans les mômes conditions. Il est probable
qu'aussitôt après la mort de Gimon, les relations entre Grecs et
Barbares devinrent assez bonnes pour permettre des voyages de ce
genre.
3. Diyllos, dans Piutarque, Malignité dllérodoteyC. 26; cf. Kusélie,
Chron., Iftî). On racontait aussi (Marcellin, Vie de Thucyd , 5i) que
Thucydide enfant avait assisté à une lecture faite par Ilérodolo à
BIOGRAPHIE 567
Le fait d'une lecture de ce genre n'a rien en soi que de
vraisemblable; mais il est difficile d'affirmer que tous les
détails du rôcit (et en particulier la récompense do dix
talents) méritent une entière confiance. Hérodote est
un grand admirateur d*Âthènes. 11 y fit sans doute un
assez long séjour. Il y connut Périclès, qu'il a men-
tionné dans son livre en termes empreints d'une émotion
presque religieuse S Sophocle, qui lui adressa une élé-
gie^, et sans doute aussi la plupart de ces grands es-
prits dont la réunion faisait alors d'Athènes le centre
brillant de l'hellénisme.
On sait qu'en 444, à la suite de la dcstruclion de Syba-
ris par les Crotoniates, les Athéniens décidèrent qu'une
colonie panhellénique serait établie sur les ruines de la
cité disparue'. Hérodote devint citoyen do Thurium, la
nouvelle cité, et il est parfois désigné comme Thurien *.
Cela ne l'empêcha pas de revenir encore à Athènes, où l'at-
tiraient sans doute ses relations. Il y voyagea certaine-
ment après 431, car il a vu les Propylées achevées*.
La date de sa mort ne nous a pas été transmise avec
précision par les anciens, mais on doit la placer dans
les premières années de la guerre du Péloponnèse. D'une
Athènes et qu'il avait attiré l'attention du lecteur par la vivacité de
son admiration ; si bien qu'Hérodote aurait dit à Oloros, le père de
l'enfant : ''^Û "OXope, ôpyà ifj çu<Ttc toO uloO vou wpbç [Loibr\[LOLxa, L'anec-
dote semble arrangée à plaisir. Quant à la lecture à Olynipie,
racontée par Lucien {Hérodote^ 1), toutes les circonstances de la scène
trahissent une invention d'origine récente.
1. VI, 131 (récit des prodiges qui accompagnèrent sa naissance).
2. Plutarque, An seni sU resp. gerenda, c. 3, nous en a conservé un
vers et demi : 'ÛgTjv 'IIpoîÔTco xfOÇev SoçoxXr,; èxécov wv — icévx 'inX
ictvTT.xovT'. C'était donc en 440.
3. Strabon, XIV, p. 656.
4. Déjà dans Aristote, Rhél, HT, 9 (p. 1409, A, 28). où le mot
Bo-jpio; est donné comme une citation d'Hérodote lui-môme (*Hpo86-
Tou Boupfou rfi* toTopîri; àir«i8eiÇi; ; nos mss. d'Hérodote portent :
"HpoSoTO'j *A).ix«pva<j<rr|0; tffTopÎT|ç àiz^jùiliz rfit).
5. V, m.
568 GHAPITUE X. — HÉRODOTE
part, en effet, il mentionne des événements * qui so sont
passés en 431 et 430; il survécut donc à ces faits assez
longtemps pour revoir au moins les livres de son histoire
où il en parle. D'autre part, il n*a pas dû voir Tavéno-
ment de Darius Nothus (424), qu*il aurait nommé sans
cela dans le passage où il rappelle ses trois prédéces-
seurs 2. Il mourut donc, selon toute apparence, vers 42G
ou 425. Les Athéniens lui élevèrent un tombeau à côté
do celui de Thucydide^ Mais c'était probablement un cé-
notaphe, comme celui qu'on montrait aussi à Pella*. La
tradition la plus répandue le faisait mourir à Thurium,
où Ton conservait ses restes dans un tombeau élevé sur
l'agora^
III
Avant d'étudier au fond l'œuvre d'Hérodote, il est né-
cessaire do rappeler brièvement sous quelle forme elle
nous est parvenue et d'examiner quelques questions cri-
tiques préliminaires qui, sans avoir toute Timportancc
que les érudits y attachent parfois, ne sauraient cepen-
dant être entièrement passées sous silence \
1. Mort d'Eurymaque, VII, 233 (cf. Thucyd., II, 2) ; vengeance de
Talthybios. VII, 137 (cf. Thucyd., II, G7).
2. VI, 98.
3. Marcellin, Vie de Thuq/d., 17.
4. Suidas.
5. (^est ce qu'attestait une inscription en vers qui nous a été
conservée par Etienne de Byzance (y. C-)ouptoi) :
*lIp<S8oTOv AO^ew xpuitTei x6vi; rfit 0«v6vTa,
'lâSo; àp'/2tiT|; îoroplrj; «piiraviv,
Aeoptéb» pXaaxivTa irarpT,; aino * twv yàp aTXTjTov
{j.(7)^,ov OTCEXTcpo^v^wv Hovpiov ?o"/e iraTpr,v.
Le mot àp/atV,; montre la date rclalivcmoul rôcente de l*ôpitaph«; .
6. Nous n'avons pas à parler delà Vie d'Homère qui est attribuée
PLAN DE SON OUVRAGE 560
L'Histoire d'Hérotloto forme aujourd'hui neuf livres,
dont chacun, dans les manuscrits, porte le nom d'une
Musc. Suivant Lucien, ce serait à Olympie, à la suite
d'une lecture complète de son ouvrage, que les Grecs,
dans un mouvement d'admiration, auraient ainsi designé
chacun des livres qui le composaient ^ Le caractère lé-
gendaire de l'anecdote n'a pas besoin d'être démontré.
D'ailleurs il est certain que cette division môme en livres
ne remonte pas à Hérodote. D'une manière gi^nérale, ce
sont les Alexandrins qui ont les premiers divisé les longs
ouvrages en livres à peu près égaux ^. Pour Hérodote, en
particulier, il est visible que la coupure est parfois très
artificielle, par exemple enlre le second et le troisième
livre. Quand il renvoie lui-môme à quelque partie anté-
rieure ou postérieure de son ouvrage, il n'emploie jamais
le mot livre (PiSX^ov) : il se sert d'un mot très vague,
discours QM récit i^yj^oi^^)^ qu'il détermine au besoin par
un nom propre (« dans mes récits libyques »). Ce mot ne
représente pas nécessairement une coupure proprement
dite. Sur la division primitive de l'ouvrage, nous n'avons
aucune indication positive : si nous voulons nous en
faire quelque idée, ce ne peut être que par induction
(avec beaucoup d'incertitude par conséqueni), d'après
le contenu des récits.
Voici, en quelques mots, l'ensemble et l'enchaînement
de ces récits. D'abord, l'histoire de Cr^sus, et, à ce pro-
pos, un coup d'œil sur le passé de la Lydie, puis sur les
à Hérodote : c'est un ouvrage manifeBtement apocryphe et de basse
époque ; l'auteur n'est même pas d'accord avec le véritable Hérodote
(II, 53) sur le temps où vivait Homère,
i. Lucien, Hérori., i.
2. Aussi, pour plusieurs écrivains antérieurs à l'époque aloxan-
drino, pour Thucydide, par exemple, il y avait plusieurs manières
différentes de diviser et de compter les livres.
3. C'est le nu)t même dont les logographes avaient tiré leur nom.
Xénophon l'emploie encore do la môme manière qu'Hérodote.
570 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
cités grecques de ce temps ; ensuite, la lutte de Crésus
contre Cyrus (avec retour sur l'histoire antérieure des
Grecs) et la fin de Thistoirc do Cyrus (conquête de TIo-
nie; prise de Babylone et digression sur Babylone;
guerre des Massagètes). Suite de Thistoire des Perses :
conquête de TÉgypte (longue digression sur TÉgyptc),
guerre do Scythio (digression sur les Scythes), révolte
de rionie qui prélude aux guerres médiques. Guerre de
Darius contre les Grecs. Enfin, Xerxès, et la seconde
guerre médique.
Tel est Tenscmble de Touvrage. Les questions prélimi-
naires à résoudre, ou du moins à discuter, sont les sui-
vantes : L'ouvrage est-il fini ? Est-il arrivé, dans toutes
ses parties, à sa forme définitive ? At-il été composé d'un
seul jet, ou peut-on y distinguer certaines parties plus
anciennes et d*autres plus récentes ? Comment ces par-
ties diverses se sont-elles ajustées les unes aux autres ?
Quelles traces peut-on saisir de la division primitive de
tout l'ouvrage ? Enfin quelle est, au point de vue littéraire,
l'importance de ces questions?
La première, celle de savoir si l'œuvre d'Hérodote
est arrivée au terme que la pensée de l'historien lui as-
signait d'avance, est fort controversée ^ Le dernier fait
1. Principaux ouvrages en faveur do la thèse qui consiste à sou-
tenir que l'ouvrape est inachevé : Dahlmann, Herodotos, nus seinpm
Biich sein Lehen, Altona, 1821; Kirchlioff, Veher die Abfassungszeit ries
Jlerodotischen Geschichtswerkes, 2» éd., Berlin, 4878, puis, du m^me
autour (en réponse à un travail de M. Gomperz), Ueôer ein Selbsici'
tat llerodots, dans les Ménnoires de l'Acad. de Berlin, 1885 ; ajouter
la plupart des derniers historiens de la littérature grecque (Borgk,
Situ, Christ). — En sens contraire : Gomperz, Herodoleische Sludien,
Vienne, 1883, puis Ueher den Abschluss des Uerodoteischen Geschichls-
werkes, dans los Mémoires de l'Acad. de Vienne, 1886, p. 507 et
suiv. ; et Ed. Meyer, dans le Hheinisches ^fus.» t. XLIT, p. 146. —
Denysd'IIalicarnasse, dans sa lettre à C,n. Pompée Sur les principaux
historiens, c. 3, admirait la manière dont Hérodote avait choisi la
limite finale de son récit. Il est vrai que, dans le même chapitre, il
SON OUVRAGE EST-IL ACHEVÉ 571
raconté par Hérodote est la prise de Sestos par les Grecs
en 478. Les uns disent que cet événement ne termine rien,
que la guerre continue jusque vers 4i7, et qu'Hérodote
n'a pu s'arrêter do propos délibéré sur un fait insignifiant.
Les autres répondent qu'à cette date la grande guerre
est finie, et que d'ailleurs le dernier chapitre de louvrage
a tous les caractères d'une conclusion conforme aux
habitudes de l'art d'Hérodote. Chacune des deux thèses
renferme une part de vérité. Il est certain que la prise
de Sestos a été suivie do beaucoup d'autres faits de
guerre, et on ne voit pas bien pourquoi Hérodote, qui a
vu le rétablissement de la paix après la mort de Cimon,
n'aurait pas eu l'intention de raconter jusqu'au bout la
lutte entre les Grecs et les Barbares. D'autre part, cette
prise de Sestos fait époque : la lutte, ensuite, change de
caractère ; de défensive, elle devient offensive du côté
des Grecs, et l'empire athénien se prépare ; il y a donc
15, sinon une limite finale, du moins une coupure. De
plus, cette coupure a été rendue sensible par l'art de l'é-
crivain ; car, en finissant, il remonte par une anecdote ré-
trospective jusqu'au temps deCyruset nous donne ainsi,
sous forme anccdotique, Texplicalion morale de toute
l'histoire des Perses, de Cyrus à Xerxès : le récit du der-
nier chapitre fait pendant au discours d'Artaban dans le
vu® livre. Il est donc probable que, si Hérodote a formé
le projet de donner une suite h ce qui subsiste de son
Histoire, il considérait du moins qu'il en avait vraiment
achevé une partie distincte et importante*.
L'un des principaux défenseurs de l'opinion qui con-
sidère l'ouvrage d'Hérodote comme n'ayant pas atteint
blî^me Thucydide de n'avoir pas rempli tout son programme, sans
songer que riiistorien a pu mourir auparavant : cette naïveté ôte du
poids aux clogos do Dcnys.
1. Peut-ôtro les trois quarts (l** Crésus, Cyrus et Gambyse ; 2® Da-
rius ; 3» Xerxès on Grèce).
572 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
son terme naturel, M. Kirchhoff, attache une grande va-
leur, pour la démonstration de sa thèse, à ce fait que
Thistorien, parlant d'Éphialte S promet dédire plus tard
la raison qui le fit tuer par Athénadès, et n'a pas tenu
sa promesse; M. Kirchhoff en conclut que le récit d'Hé-
rodote n*a pas été amené jusqu'au point où Tauteur avait
dessein de le conduire. Mais Targumenl n'est pas déci-
sif: le récit de la mort d'Ephialte devait peut-être, dans
la pensée de Thistorien, se rattacher à quelqu'un des
faits qui sont racontés dans les deux derniers livres- ; il
suffirait, dans ce cas, pour expliquer l'absence de la
narration promise, do supposer un oubli de Tauteur, à
qui le temps a pu manquer pour une dernière révision'. Ce
qui rend probable, malgré tout, la thèse contraire à l'a-
chèvement complet de l'ouvrage, c'est bien moins l'ab
sence de tel ou tel détail que la difficulté d'imaginer pour
quelle raison l'auteur aurait renoncé de parti pris à ra-
conter jusqu'au bout l'histoire qu'il avait entrepris d'é-
crire et qui n'est pas terminée entièrement par la prise
de Sestos.
Une question analogue se présente à propos de deux
autres passages de ses Histoires. Au livre I, à deux re-
prises différentes*, Hérodote, parlant du siège de Ninive
et do la liste des rois de Babylone, renvoie le lecteur,
pour des détails complémentaires, à ses « récits assy-
riens \ » Les deux indications sont données au futur.
4. VII, 213.
2. Ajoutons cependant que rhypothèse de M. Gomperz, qui imagine,
au chapitre 120 du livre VIII, une lacune où cet épisode avait peul-
ôlre trouvé place, n'est guère convaincante : M. Kirchhoff en a très
bien fait voir le peu de vraisemblance.
3. La promesse quo fuit Hérodote, II, 161, au sujot de ses futurs
AiSvxol Xoyot, n'est qu'imparfaitement remplie aussi au livre IV,
c. 459.
4. Chap. 106 et 184.
5. 'Affaûp:©'. X^yoï.
BÉDAGTION DE SON OUVRAGE 573
S*agit-il, dans sa pensée, d*un épisode destiné à entrer,
comme les « récits libyques * », dans sa grande histoire,
et qui aurait pu s'intercaler, par exemple, au troisième
livre, à propos de la prise de Babylone par Darius ; ou
bien s'agit-il d'un ouvrage distinct? Ce qui peut d'abord
incliner l'esprit vers la seconde hypothèse, c'est qu'Aris-
tote fait allusion quelque part à un détail rapporté dans
les « récits assyriens ' » : Aristoto ne donne pas le titre
de l'ouvrage, il est vrai, mais il parle expressément du
récit d'Hérodote relatif au siège de Ninivo; or, c'est jus-
tement à propos de ce siège qu'Hérodote lui-même ren-
voie pour la première fois à ses « récits assyriens » ; la
coïncidence est frappante. Aristote avait donc encore ces
« récits » sous les yeux; comme ils ne Ggurent pas dans
la grande Histoire, il faut bien admettre qu'ils furent pu-
bliés séparément. Mais il reste à se demander si Héro-
dote, après les avoir écrits comme un ouvrage distinct,
n'avait pas l'intention de les faire entrer plus tard, lors
d'une révision définitive, dans le corps même de son
histoire générale; ils n'y auraient formé qu'un épisode de
plus, à côté des récits libyques, des récits sur la Scythie
et de tant d'autres. Cette hypothèse est rendue presque
certaine par la manière dont s'exprime Hérodote : il
parle deux fois des « récits assyriens » en se servant du
futur. Il a donc en vue non pas tant un ouvrage déjà pu-
blié que la forme nouvelle sous laquelle il compte l'uti-
liser dans son histoire.
Ce problème particulier nous amène naturellement h
i. C'est ainsi qu*Hôrodote lui-môme (II, 161) désigne les récits
destinés à former une partie de son iv® livre.
2. Hist. des Anim., VIII, 18 (p. 601, A, 31, Bekker) : Ta jxlv ouv
YOipi']/wvu'/a.., aTiota 7câ(i7iav i<TTÎ ' àXX* *Ilp6SoTo; r,Yv6ei toOto ' 7teiiotr|xe
Tfàp TÔv T^; {tavTeîa; npisSpov àeTov èv ttj 8nriYT^<iei t^ irepl tt|V uoXiopxfav
TTjv N(vou itîvovta. La variante *II<i(oSo; (au lieu de *IIp6ôoTo;) est
êans importance. Quant à la conjecture de Bergk, *IIp6S(i>pot;, elle
est tout à fait arbitraire.
574 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
examiner la question générale de la formation de l'ou-
vrage d'Hérodote. Hérodote a-t-il composé d'abord une
série de récits détachés, sans lien entre eux, qu'il a plus
tard rajustés et refondus, ou bien a-t-il congu et exécuté
son ouvrage d'un seul jet ?
Il y a, nous l'avons vu, dans les Histoires, un certain
nombre de passages qui ne peuvent avoir été écrits que
dans les premières années de la guerre du Péloponnèse,
c est-à-dire tout à fait à la fin de la vie d'Hérodote. Il est
improbable, a priori, que l'historien n'eût rien écrit
jusque-là. Ce qui rend la chose plus improbable encore,
c'est la tradition d'après laquelle (conformément d'ailleurs
à l'usage des logographes) il fît, vers 416, une lecture
partielle de ses récits. Aujourd'hui môme, un écrivain qui
produit un ouvrage de longue haleine n'altend guère,
pour donner son premier volume, que le dernier soit
prêt : il détache très souvent de son travail des frag-
ments, et les premiers parus ne sont pas toujours ceux
qui, dans la publication définitive, tiendront la première
lace. Hérodote a dû faire ainsi. Rien ne prouve qu'il
n'ait pas lu aux Athéniens, dès 446, quelques fragments
de ses derniers livres, consacrés à leurs exploits dans la
seconde guerre médique, sauf à remanier plus tard les
mêmes morceaux et à les compléter pour les publier avec
l'ensemble de son ouvrage. Quant à essayer de fixer la
date relative où les diverses parties de l'œuvre totale ont
été composées, c'est une entreprise souvent tentée, mais
demeurée jusqu'ici absolument vaine. Les uns*, notant
que les allusions à des faits récents se trouvent toutes
dans les cinq derniers livres de l'ouvrage, en concluent
que ces livres furent écrits tout à fait à la fin de sa vie,
assez longtemps après les quatre premiers. Les autres*
1. Kirchhoff, AbhandL der Berliner Akad,, 1868, p. 1, et 1871, p. 47.
2. Bûdinger, Zur JEgyptischen Forschung Uerodots, Vienne, 1873 ;
RÉDACTION DE SON OUVRAGE 575
répondent que ces allusions onl été ajoutées après coup,
lors do la révision d'ensemble, et qu'une foule de preu-
ves do détail montrent l'antériorité chronologique des
livres aujourd'hui rangés à la fin de Touvrage. Mais ces
preuves, examinées de près, s'évanouissent les unes
après les autres, et la seule chose certaine est qu'on ne
sait rien^ Laissons donc la question de côté comme in-
soluble. Aussi bien n'est-elle guère importante, car il
s'agit là d'un fait dont on ne peut tirer aucune consé-
quence littéraire ou morale.
Ce qui serait plus intéressant, ce serait de savoir si la
conception même de l'ensemble (quelle que soit d'ailleurs
la date où chaque partie fut écrite) a précédé et dirigé la
composition de toutes les parties, ou si plusieurs n'ont
pas été écrites avant qu'Hérodote sut nettement ce qu'il
devait faire plus tard. M. Bauer estime qu'Hérodote avait
commencé par écrire des récits détachés, des Xoyoi dis-
tincts, sans vue d'ensemble, et qu'il les refondit plus
tard pour les faire entrer dans Tunité de son histoire
générale. L'hypothèse est séduisante. Outre qu'elle
s'accorde bien avec le caractère un peu lâche de la
composition chez Hérodote, elle tire un surcroît de vrai-
semblance de l'existence à peu près certaine des « récits
assyriens » en dehors de l'ouvrage : on peut croire en
effet que ces récits furent d'abord composés à part, puis
destinés par Hérodote (lors de la rédaction définitive du
livre I) à entrer sous une forme quelconque dans l'en-
semble, mais finalement laissés en dehors et conservés
jusqu'au temps d'Aristote comme un ouvrage séparé.
Ad. Bauer, Die Enistehung des Herodotischen Geschichtswei^kes, Vienne,
1878; Bergk, dans son llist. de la litt. grecque,
1. Voir la discussion serrée et décisive de M. H. Weil dans la
Revue critique» 1878, p. 26 et suiv. — Sur la question particulière du
livre II, cf. François Lenormant, La date du 11^ Uvre d'Hérodote,
dans la Revue des questions historiques, 1880.
576 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
Outro les « Récits assyriens », Hérodote a pu en compo-
ser d'autres de la môme manière*. Quoi qu'il en soif, ce
ne sont là que des conjectures. Il était peut-ôtre néces-
saire de les indiquer ; il serait à coup sûr inutile de s'y
arrêter longtemps.
La seule chose tout à fait claire, la seule aussi, fort
heureusement, qui soit d'une importance capitale, c'est que,
si Hérodote a commencé par écrire des récits détachés,
il ne s'en est pas tenu là. Ce qui lui donne, dans l'his-
toire des lettres grecques, sa place et son rang, c'est la
forme qu'il a uni par donner à son œuvre. Dans quel-
que ordre qu'il ait écrit ses divers récits, à quelque mo-
ment qu'il ait conçu le plan de son livre, il est certain
qu'il y eut un jour où chaque partie de son Histoire fut
destinée dans sa pensée à occuper la place qu'elle y oc-
cupe actuellement ; son ouvrage n'est pas fait de pièces
et de morceaux rapprochés au hasard ou par les soins
d'un éditeur; c'est lui-môme qui en a conçu et exécuté
l'ensemble; il a fait ce qu'il voulait faire, avec une pleine
conscience. Au point de vue scientiGque et littéraire,
cela seul importe ; le reste n'intéresse que la curiosité*.
Arrivons donc, après ces préliminaires indispensables,
à l'étude directe de son œuvre. Qu'est-elle, pour le fond
et pour la forme, comme œuvre de science et comme
œuvre d'art? Voilà le point essentiel.
1. II n'csl d'ailleurs pas nécessaire de croire que les «Récits assy-
riens» (ou les autres Xoyot analogues) aient été véritablement publiés
parllérolote lui-môme : ils peuvent avoir été composés en vue de
lectures publiques et n'avoir paru sous forme d'ouvrages proprement
dits qu'après sa mort. — M. Gomperz, dans une intéressante dis-
sertation sur Tbéophraste [Ueber die Charaklere TheophrasCs, Mém.
Acad. Vienne, t. CXVII, 4888, p. 40 du tirage à part), signale juste-
ment l'usage fréquent dans l'antiquité de ces publications prépara-
toires qui précédaient parfois un ouvrage d'ensemble.
2. La question de savoir si Héroiote a conduit son récit jusqu'au
bout, ou si le travail do révision finale et de mise au point a pu être
par lui entièrement achevé, n'est que d'importance secondaire.
CONCEPTION DE L'HISTOIRE 577
IV
§ 1. Conception générale de l'histoire.
Quand un Thucydide ou un Polybe écrivaient leurs
histoires, l'objet qu'ils se proposaient était très clair :
ils voulaient avant tout faire œuvre utile. A leurs yeux,
les lois qui gouvernent les choses humaines sont toujours
les mêmes ; en étudiant le passé, on apprend à prévoir
l'avenir et à le diriger. Cette conception pratique et po-
sitive n'est pas encore celle d'Hérodote. Comme les poètes,
c'est surtout l'éclat des hauts faits qui l'attire ; il est plus
soucieux d'en faire durer la gloire que d'en dégager une
leçon utile. Il le déclare dès les premiers mots. Il va ra-
conter « les actions grandes et curieuses (epya [teyaXa xai
OwjjLaGTa) des Grecs et des Barbares », aBn que le souve-
nir « ne s'en efface pas avec le temps, » et « qu'elles ne
restent pas sans gloire » ((i.v)T8... àxXea yévYïTai). Par là,
il est encore tout voisin de ses devanciers, les logogra-
phes, successeurs des poètes épiques. Mais voici par où
il s'en distingue.
Le sujet préféré dos logographes, c'étaient les « fonda-
lions » mythiques des cités, les « généalogies » divines et
héroïques qui étaient censées former le premier chapitre
de l'histoire grecque. Le sujet d'Hérodote, c'est la lutte
de la Grèce et de l'Asie depuis Crésus, c'est-à-dire une pé-
riode récente, semi-contemporaine, dont le début n'est
séparé de l'écrivain que par un siècle au plus. Il rappelle
d'abord, il est vrai, les légendes relatives aux luttes an-
tiques entre Grecs et Barbares, mais seulement par pré-
tention : dès le cinquième chapitre^ il en est à Crésus.
S'il lui arrive souvent par la suite de remonter jusqu'aux
âges mythiques, c'est en manière d'épisode ; le centre
Hist. de U LUI. grecque. — T. II. 37
578 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
de son œuvre est hardiment rapproché ; il étabh't tout
d'abord son récit en pleine période historique. Ce n'est pas
tout à fait encore Tiûstoire à la façon d'un Thucydide, qui
raconte des faits contemporains de son âge mûr, ni à la
façon d'un Polybe, qui remonte plus haut, il est vrai,
mais qui dispose, pour s'éclairer, d'une foule de docu-
ments positifs. Au temps d'Hérodote, il n'y avait qu'une
manière d'écrire de Thistoire tout à fait solide : c'était
de faire comme Thucydide et de raconter ce qu'on avait
vu soi-même ou ce qu'on tenait de première main. Héro-
dote ne Ta pas fait; il reste à moitié route entre les
conteurs primitifs et les vrais savants ; mais le pro-
grès, pour être partiel, n'en est pas moins incontestable.
Mémo progrès, incomplet aussi, en ce qui concerne les
éléments do ses récits. Comme les logographes, il abonde
encore en anecdotes, en légendes romanesques, en my-
thes. La multitude des anecdotes est un des traits qu'on
remarque d'abord dans Hérodote : son histoire est pleine
de récits épisodiqucs qu'on n'aurait qu*à en détacher
pour en faire des nouvelles ou de petits romans. Le lec-
teur moderne en est charmé et un peu surpris. Nous
avons déjà rencontré le même caractère dans les frag-
ments des logographes. A ce moment, où le conte en
prose n'existe pas encore comme genre littéraire dis-
tinct, l'histoire en tient lieu dans une certaine mesure :
elle répond à un genre de curiosité intellectuelle où le
plaisir de l'imagination tient plus de place que le goût
du vrai. Cela fait transition entre l'épopée vieillie et le
roman qui n'est pas né encore.
Mais déjà aussi, à côté des anecdotes romanesques, les
faits positifs deviennent plus nombreux. Les traits de
mœurs, les données géographiques précises se multi-
plient. Les Grecs, navigateurs et curieux, avaient tou-
jours aimé la géographie. Ils l'avaient d'abord connue
toute merveilleuse, dans VOdyssée et dans les poèmes re-
CONCEPTION DE L'HISTOIRE 579
latifs aux Argonautes. Depuis Anaximandre et Hécatée,
ils étaient devenus plus exigeants. Hérodote, voyageur
avant d'être écrivain, ouvre largement son livre à la des-
cription des pays qu'il a parcourus. En s'occupant de
ces choses, il suivait l'exemple d*Hécatée; mais c'était
la première fois sans doute que la géographie s'unissait
si étroitement à l'histoire et donnait aux récits de cette
dernière un cadre et un support.
Une autre nouveauté, ce fut l'introduction dans l'his-
toire de la vraie guerre et de la vraie politique. Quand
les logographes racontaient l'origine des cités grecques
ou les généalogies des héros, les combats qu'ils retra-
çaient no pouvaient être que des combats poétiques, en
dehors de toute réalité positive, et où l'imagination se
donnait libre carrière. Un récit de Charon de Lampsaque,
cité plus haut^ peut donner une idée des fantaisies qu'on
se permettait en ce genre. Qu'était-ce aussi que la poli-
tique des temps fabuleux? — Avec le sujet traité par Hé-
rodote, tout change aussitôt. La bataille de Marathon, la
politique d'Athènes ou de Sparte en face de l'invasion
perse, sont des choses réelles, qu'on peut étudier avec
précision, analyser avec exactitude. C'est à partir d'Hé-
rodote que la guerre et la politique s'installent dans l'his-
toire au premier rang pour n*en plus sortir. On pourra
faire mieux plus tard, être plus précis et plus profond;
Thucydide et Polybc iront beaucoup plus loin; mais quel-
que distance qu'il y ait à cet égard d'eux à lui, c'est lui
pourtant qui leur a montré la route.
Il est le premier enfin à chercher la loi des faits. A ses
yeux, l'histoire n'est plus un jeu capricieux de péripéties
simplement amusantes ou terribles : les événements s'ex-
pliquent par des causes que la raison peut saisir ; il
y a une philosophie de l'hisloire; l'histoire est un en-
4. Chap. IX, p. 550.
580 CHAPITRÉ X. — HÉRODOTE •
seignemont. Quelle philosophie, quel enseignement Hé-
rodote en dégage-t-il? Nous le verrons tout à Theure.
Notons seulement ici la conception générale toute nou-
velle et le progrès vers une entente scientiGque des
choses.
Voilà donc, en ce qui concerne la matière même de
Thistoire, des nouveautés considérables. L'âme aussi^
comme la matière, en est très différente de ce qu'elle
avait été jusque-là.
D'abord, Tosprit de recherche et de critique commence
à se montrer. Dès la première ligne, Hérodote avertit le
lecteur do ce changement. « Ceci, dit-il, est Texposé des
recherches failcs par Hérodote d'Halicarnasse », ioroptij;
àwoSg^i; r,^a. Le mot laTopt-îf), dont le sens est chez lui très
précis, implique et signale une révolution littéraire ^ Les
prédécesseurs d'Hérodote s'appelaient des logographesy
c'est-à-dire simplement dos «faiseurs de récits en prose* » :
Hérodote et ses successeurs seront des hisiorietis, c'est-
à-dire des savants qui cherchent le vrai. Les premiers
mettent par écrit, en langage courant, les vieilles tradi-
tions; les autres font une enquête et vérifient. Hérodote
a soin de nous dire à plusieurs reprises comment il
entend son rôle de chercheur; il le prend très au sérieux,
n dit avoir fait un long voyage pour contrôler un fait'.
Il va d'un sanctuaire à un autre pour s'assurer que les
informations dérivées des deux sources sont concordan-
tes *. C'est bien déjà cette recherche « laborieuse » que
Thucydide exige et qu'il trouve Irop rare\ Hécalée avait
fait quelque chose de semblable pour l'histoire mythique et
1. Pour le sens des mots l<jTopir,, IdTopeîv, cf. II, 99; IV, 192 (fin);
etc.
i. Cf., plus haut, ch. IX, p. 535.
3. 11,44.
4. lî, 3.
5. Thucydide, I, 20, 3 : Outwc àtaXacTrwpo; toîç tcoàXoT; ^ ^'^i^iç ttjç
diXr|Oc(a; %i\ iii\ xa. iToî|ia |iâXXov Tpéicovtai.
CONCEPTION DE L'HISTOIRE 581
pour la géographie : Hérodote transporte cette nouveauté
dans l'histoire proprement dite. On sait le nnot dédaigneux
do Thucydide pour ses devanciers, plus occupés, disait-
il, d'amuser que d^instruire^ Ce mot, dans sa pensée,
s'appliquait-il aussi à Hérodote, ou seulement à la majo-
rité des logographes? Il est bien possible que le « père
de rhistoire » n'ait pas trouvé grâce aux yeux du grand
historien altique : de l'un à Tautre, en effet, l'intervalle
reste grand, et Thucydide devait être disposé à l'exa-
gérer plutôt qu'à l'amoindrir. Mais en théorie, du moins,
et d'une manière générale, on peut dire qu'Hérodote est
d'accord avec Thucydide sur le premier devoir de l'his-
torien, celui de chercher le vrai avec une palience opi-
niâtre.
Comme lui encore, Hérodote reconnaît que celte re-
cherche doit être circonspecte. Il ne veut pas qu'on
prenne de toutes mains et au hasard, sans examen
(aTcepioceinru);*). Il proclame donc la nécessité de la cri-
tique.
Mais, en matière scientiGque, des principes aussi géné-
raux que ceux-là sont peu de chose par eux-mêmes s'ils
n'aboutissent à des règles précises et si ces règles ne
sont pas bien appliquées. Il faut voir quelle méthode
proprement dite Hérodote a tirée de ses principes, et
comment il l'a mise en. pratique. — En outre, une ques-
tion préjudicielle est désormais soulevée : c'est celle de
savoir non plus seulement si Hérodote sait observer,
s'informer, critiquer des documents, mais s'il le veiU
faire, s'il est, oui ou non, un honnête homme; s'il a vu
ce qu'il dit avoir vu, s'il a entendu ce qu'il dit avoir
i. Thucydide, I, 21, i.
2. Hérodote, II, 45. C'est presque le mol môme employé par Thu-
cydide (àgaaaviffTti);, I, 20, 4). — N'oublions pas qu'à cet égard aussi
Hérodote devait certainement quelque chose à Hécatée. Cf. plus
haut, ch. IX, p. 543.
582 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
eateodu ; s'il cherche à dire vrai ou simplement à
éblouir. En un mot, avant la question de crédibilité scien-
tifique, il y a une question de crédibilité morale qui a
été récemment posée et qu*on ne peut passer sous si-
lence.
§ 2. Véracité d'Hérodote.
On sait que déjà dans Tantiquité la véracité d'Hérodote
avait été mise en question. Ctésias l'accusait de men-
songe et prenait plaisir à le contredire ^ ; Plutarque Tat-
taqua avec ardeur ^ Lucien avec esprit ^ Mais la répu-
tation de Ctésias lui-même est médiocre ; Lucien est un
rieur dont les moqueries ne tirent pas à conséquence, et
quant à Plutarque, sa passion est si évidente et sa criti-
que est souvent si frivole que les modernes en général
ne tenaient plus grand compte de son opinion. Je ne parle
pas du jugement de Thucydide, cité plus haut : il s'ex-
plique assez (à supposer qu'il vise Hérodote) par la dif-
férence des points de vuo^ et l'on ne saurait le prendre
tout à fait au pied de la lettre.
Bref, tout le monde se laissait gagner sans scrupule
au charme de la naïveté d'Hérodote, et l'on répétait volon-
tiers, avec M. Gurtius, que son œuvre porte « le caractère
indéniable d'une pleine véracité S » lorsque les travaux
d'un orientaliste bien connu, M. Sayce, ont réveillé la dis-
cussion ^ La thèse nouvelle, soutenue par un voyageur
1. Cf. Photias, p. 35, B, 41.
2. Dans son Iraité Sur la malignité cVHérodote.
3. Dans son opuscule intitulé Hérodote.
4. Curtius, ïlist. grecque (trad. Bouché-Leclercq), t. II, p. 340.
o. Sayce j The ancienl empires ofthe East; Herodoios l-lll ; tcith noies,
introductions and appendices, Londres, i883. — Avant W. Sayce, pour-
tant, des idées analogues avaient déjà été exprimées par un éditeur an-
glais d'Hérodote, M. Blakeslcy, dans la préface de son édition (1854).
Mais cette première campagne était un pou oubliée.
VÉRACITÉ 583
qui a visité, comme il le dit lui-même, presque tous les
pays décrits par Hérodote, peut se résumer ainsi : Héro-
dote est un menteur ; les voyages qu'il prétend avoir
faits sont en grande partie imaginaires; pour se donner
Tapparence d'un témoin oculaire, il copie impudem-
ment ses devanciers sans les citer, surtout Hécatée, à
regard duquel il se conduit comme un rival de mauvaise
foi et un plagiaire jaloux. Les arguments invoqués à
Tappui de la thèse sont nombreux, mais peu solides.
Soutenir qu'Hérodote, en dépit de ses affirmations, n'a pu
aller à Éléphantine parce qu'il appelle Éléphantine une
cité tandis que c'était une île^ c'est oublier, et bien lé-
gèrement, qu'il y avait dans cette île une cité mention-
née par Strabon et dont les restes sont encore visibles.
Soutenir qu'il n'a pas vu la Haute-Egypte parce qu'il
en aurait parlé plus longuement, c'est oublier qu'il n'a
rien dit de la Phénicîe, où personne (pas même le
nouveau critique), ne conteste qu'il soit allé. Soute-
nir que, s'il avait été à Babylone, il n'aurait pas com-
mis, dans la description de la route royale de Sardes
à Suso, les fautes grossières que nous présentent sur
ce point les manuscrits d'Hérodote, c'est oublier que ce
passage des manucrits a subi des altérations qu'on peut
prouver en quelque sorte matériellement. Opposer à une
affirmation précise et vraisemblable d'Hérodote une af-
firmation vague et peu probable d'Arrien, et triompher
de cette contradiction, c'est user d'une méthode critique
au moins imprudente*. S'indigner qu'Hérodote, lorsqu'il
cite ses prédécesseurs, dise simplement « les Ioniens »,
au lieu de dire en toutes lettres « Hécatée », c'est oublier
i. J'ai développa ces différents points et quelques autres encore
dans la Revue des Études grecques^ 1888, p. 154. On pourrait multi-
plier ind(^finiment ce genre de critiques à propos de l'argumentation
du savant anglais. Cf., dans le Muséon belge de 1888, divers articles
du H. P. Delattre (Cyrus dans les monumenls assyriens ; — ^ Vexacli^
tude et la critique en histoire d*après un assyriologue).
584 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
que tous les historiens anciens, lorsqu'ils s'imitent ou se
copient les uns les autres, omettent généralement de se
citer, et qu'Aristote lui-même, citant le Socrate des dia-
logues platoniciens, dit souvent «Socrate », sans autre
explication, et ne se croit pas pour cela coupable de mau-
vaise foi. Affirmer, pour quelques omissions ou inexac-
titudes de ce genre, auxquelles personne dans l'antiquité
n'attachait la moindre importance, qu'Hérodote haïssait
méchamment Hécatée , c'est oublier qu'Hérodot« lui-
même, dans le récit de la révolte ionienne, a présenté
d'Hécatée ot de son rôle l'image la plus capable d'inspi-
rer de l'admiration pour l'intelligence, le courage et le
patriotisme de ce devancier dont on prétend qu'il fut ja-
loux. En résumé, la thèse nouvelle n'a nullement été
démontrée. Après comme avant cette vive attaque, on est
en droit de croire qu'Hérodote fut un honnête homme et
que sa naïveté charmante n'est pas un raffinement d'hy-
pocrisie ^
Mais, sans aller aussi loin que M. Sayce, il est permis
de se demander, pour en finir avec ce côté moral de la
question, si les sentiments d'Hérodote n'ont pas altéré
parfois la vérité de ses récits et faussé ses jugements
personnels ; s'il n'a pas été, comme beaucoup d'hommes
d'ailleurs honnêtes, plus ou moins partial et passionné.
C'est à peu près le reproche que lui faisait Plutarque,
avec une véhémence, il est vrai, plus nuisible qu'utile à
1. Ce n'est pas à dire pourtant que le travail do M. Sayce ait été
inutile. S'il n'en ressort pas qu'Hérodote soit un menteur, il oblige
peut-être à mieux mesurer la différence qui sépare, au point de vue
critique, Hérodote d'un savant moderne. Cette conclusion générale,
il est vrai, n'est pas nouvelle (voir surtout les belles études que
M. Maspero a publiées dans V Annuaire des Etudes grecques, en 1875,
1876, 1877 ot 1878, sous ce titre : Observations sur le Ih livr^ d'Iléro-
dote); mais elle doit un surcroit de force au livre de M. Sayce. En
outre, sur une foule de points particuliers, le savant anglais signale
et corrige de la manière la plus intéressante les affirmations erronées
d'Hérodote.
VÉRACITÉ 585
l'effet do sa prétendue démonstration. Si Ton oxamîno
les choses avec soin, on arrive à cette conclusion qu'à
cet égard encore il est très difficile de convaincre Héro-
dote d'injustice. Un des traits les plus frappants de son
caractère, c'est une curiosité généreuse, une vive sym-.
pathic intellectuelle pour tout ce qui est grand, noble,
extraordinaire ; avec cela, une sorte d'ingénuité, de can-
deur, qui lui fait mêler, s'il le faut, des réserves à la
louange, quoi qu'il puisse lui en coûter, et qui le retient
dans une habituelle modération : il n'a rien d'un décla-
mateur. Il est très fier d'être Grec, mais il n'a nul mé-
pris pour les Barbares : il dit expressément au début
de son livre, comme la chose la plus naturelle du monde,
que les hauts faits des Barbares y trouveront place 5
côté de ceux de ses compatriotes. Il a été ravi de toutes
les merveilles qu'il a vues en Egypte et en Orient ;
il admire la piété des Égyptiens et l'antiquité de leurs
traditions. D'ailleurs nulle particularité de mœurs, si
étrange qu'elle puisse paraître à un Grec, n'a le pou-
voir de le scandaliser ; il s'émerveille do tout et ne se
choque de rien. « La coutume, dit Pindare, est la reine
du monde » : Hérodote cite ce mot célèbre à propos d'une
bien jolie histoire destinée à démontrer que chaque peu-
ple préfère ses propres usages, mais qu'au fond peut-
être les uns valent les autres *. Hérodote est un philoso-
phe souriant qui s'amuse de la diversité des choses et
n'a pas de parti-pris. Il blâme souvent Sparte de ses
lenteurs, de son égoïsme, de ses calculs mesquins ; mais
quand Léonidas meurt héroïquement aux Thermopyles,
quand Pausanias est victorieux à Platée, il ne voit plus
que leur gloire et la dit avec la même ingénuité que les
défauts habituels à la politique de leur cité. Convaincu
qu'Athènes a sauvé la Grèce, il le déclare avec une entière
1. IlL 38.
586 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
sincérité , malgré la défaveur qui s'attache alors aux
amis d*Âthèocs dans la plus grande partie du monde
grec K Nulle exagération d'ailleurs : il parle de Marathon
et de Salamine simplement, bien que ce soient des vic-
toires athéniennes. Il ne dissimule ni les rivalités, ni les
hésitations qui faillirent compromettre le succès. On a fine-
ment relevé quelques traces de son peu de goût pour les
Ioniens, dont il était pourtant, et dont il ne voulait pas
être ; mais Tctude la plus attentive a relevé chez lui des
tendances légères plutôt que des injustices caractérisées'.
Il montre les Thébains, il est vrai, sous un jour odieux,
et c'est de quoi Plutarque est surtout fâché; mais ce n'est
pas la faute d'Hérodote si les Thébains se sont mal con-
duits. Tliucydide, sur ce point, est d'accord avec Hérodote,
et Pindare lui-môme témoignerait en faveur de sa véra-
cité. Les attaques dont l'ingénuité d'Hérodote a été l'ob-
jet s'expliquent si facilement soit par la passion même
de ceux qui les ont énoncées, soit par le goût de certains
écrivains grecs pour les inventions frivoles et déni-
grantes, qu'elles n'ont aucune valeur ^ Au total, rien
ne saurait prévaloir contre l'impression générale de
candeur, de sincérité, de modération, qui se dégage de
tout l'ouvrage d'Hérodote. Il faudrait des raisons posi-
tives bien fortes pour détruire cette impression. Or les
raisons alléguées, à mesure qu'on y regarde de plus près,
se dissipent et s'évanouissent.
1. VII, 139.
2. Cf. A. Hauvctto, Hérodote et les Ioniens, dans la Revue des Etudes
grecques, 1888. p. 257-2%.
3. Voir, par exemple, rhistorietle sophistique rapportée par Dion
Chrysostome {Disc. XXXVII, p. 103, Ileiske), qu'Hérodote, n'ayant
pu obtenir des Corinthiens pour une lecture la somme qu'il voulait,
raconta comme il l'a fait (VIII, 9i) leur rôle à Salamine.
MÉTHODE ET CRITIQUE 587
S 3. Méthode et critique d'Hêhodotb.
Parmi les faits qu'il rapporie,Hérodoto aimo à distinguer
eotro ceux qu'il a vus lui-même et ceux qu'il sait seule-
ment par ouï-dire; à quoi il ajoute une mention spéciale
pour ceux qu'il établit par raisonnement ou par conjec*
ture^ Mais comme ceux-ci encore, en dernière analyse,
reposent sur des faits du premier ou du second groupe,
tout se ramène en somme à savoir comment Hérodote
sait user soit du témoignage do ses sens, soit des infor-
mations qui lui sont fournies par autrui.
Les faits dont il doit la connaissance à son observation
personnelle (o^t:) sont nombreux. C'est le cas pour
mainte description de monuments, de pays, de coutu-
mes ; non pas pour toutes, cependant, car il emprunte
nécessairement beaucoup aux dires d'autrui. Quelle foi
mérite-t-il quand il déclare parler de nsu"? Notons qu'il
ne suffit pas toujours d*ètre sincère pour être exact :
on a pu dire justement de tel voyageur- poêle, dans no-
tre siècle même, qu'il avait le don de l'inexaclilude. Il
y a des esprits naturellement inexacts. D'autres, très
exacts par nature, échouent par la faute des circonstan-
ces : Thucydide, par exemple, indique fort mal la lar-
geur des passes de Sphactérie; c'est qu'une bonne vue,
même au service du meilleur esprit, ne suffit pas tou-
jours pour apprécier une distance, si elle n'est aidée par
remploi des instruments, redressée par la comparaison
des expériences antérieures, avertie par l'usage ordi-
naire des cartes et des plans. Tous ces secours, si abon-
dants aujourd'hui, n'empêchent pas les modernes de
faire des erreurs; il faut s'attendre à trouver bien plus
do fautes encore chez les anciens, dépourvus de ces pro-
1. Par exemple, II, 99. où il distingue expressément ces trois modes
d'information : à'J/i;. àxor, (Ta r.xo-jov), vvcopir,.
588 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
cédés de conlrôle et d'éducation. Il est donc impossible
qu'Hérodote ne se soit pas trompé souvent, surtout si
Ton songe qu'il écrivait ses souvenirs une fois de re-
tour, sur des notes à coup sûr insuffisantes, et sans
moyens de vérification. Mais il a souvent bien vu, et
rien do plus net, de plus frappant, de plus juste quant
aux grandes lignes, que certaines de ses descriptions.
Voici quelques exemples d erreurs. Il dit avoir vu des
peintures représentant le phénix, et il ajoute que, pour
la taille et la figure, cet oiseau ressemble à un aigle ^
Or il n'en est rien : le phénix des peintures égyptien-
nes, dit M. Sayce, ressemble plutôt à un héron. Gela ne
prouve pas qu'Hérodote ait menti, mais cela prouve qu'il
a dû confondre l'imago du phénix avea quelque autre,
peut être avec celle de cet aigle qui, dans les hiérogly-
phes, représente le son A. Ailleurs, il a mal vu. Par
exemple, dans sa description des roches sculptées de la
passe de Karabel- (à trente kilomètres de Smyrne, en
lonie), il met l'arc des guerriers dans leur main gauche
et leur lance à droite, tandis que c'est le contraire qui
est vrai. Il se trompe aussi dans l'évaluation de leur
taille. M. Sayce ne manque pas de relever ces erreurs,
mais, chose curieuse, il en commet lui-même une as-
sez plaisante, car il dit que la taille des guerriers est
double de celle qu'indique Hérodote, tandis qu'elle est
réellement à peine plus grande ^ Ajoutons que les sculp-
tures sont à plus de quarante mètres au-dessus du sen-
tier, ce qui rend les erreurs excusables. On pourrait
multiplier les exemples de cette sorte indéfiniment : il y
en a une foule dans Hérodote. C'était inévitable, et ce
4. II, 73.
2. Il, 40G.
3. Voir les chiffres de Kiepert dans Vllémdole de Stein (note sur
ce passage).
MÉTHODE ET CRITIQUE 589
n'est pas diminuer sa gloire de voyageur que de les cons-
tater.
En revanche, Taspect général du Delta, les Pyramides,
rinondation du Nil, le papyrus, la plaine de Babylone,
lui ont fourni le sujet de descriptions aussi vives que
fidèles.
Hérodote, en somme, ouvre les yeux et sait regarder :
c'est un esprit curieux, avisé, clairvoyant. Mais c'est un
voyageur du v*' siècle avant Tère chrétienne, qui passe
vite au mih'eu d'une foule de choses nouvelles et étran-
ges, sans éducation scientifique, sans livres, sans ins-
truments^ sans nos habitudes modernes de précision, et
qui, de la meilleure foi du monde, môle beaucoup d'à-
peu-près à des indications très justes.
Le problème était encore plus compliqué pour les in-
formations qu'il empruntait à autrui soit par des lectures,
soit par ouï-dire (axor;). Si Hérodote a beaucoup vu, il a
bien plus appris encore par les récits qu'on lui a faits ou
par les écrits de ses devanciers; toute la partie vraiment
historique de son livre dérive de cette source. C*est donc
là, pour l'appréciation de son esprit critique, le point
capital. Or les difficultés étaient grandes.
Les recherches d'Hérodote devaient porter sur les su-
jets les plus variés : toute la Grèce, tous les peuples bar-
bares figurent dans son ouvrage, non seulement pour la
part effective qu'ils avaient récemment prise dans les
guerres médiqucs, mais souvent aussi, grâce à la curio-
sité rétrospective de l'historien, pour une partie au
moins de leur histoire antérieure, à laquelle s'ajoutent
de nombreuses indications géographiques. Son livre est
un raccourci de tout le monde ancien. Pour s'informer
sur toutes ces choses si difficiles à bien connaître, quel-
les étaient les sources où il pouvait puiser?
L'histoire de l'Egypte, celle de l'Assyrie et de la Perse
étaient conservées en grande partie dans des inscrip-
590 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
lions que la science moderne déchiffre. Il y avait môme,
pour la Perse, des « Livres royaux* » qui offraient un
résumé des actes ofGciels et où Ctésias, moins d'un demi-
siècle plus tard, a quelquefois cherché dos informations.
Mais Hérodote n'a pu se servir d'aucune de ces sources
de renseignements : il n'avait nul accès direct aux livres
officiels des rois de Perse; il ne pouvait ni lire ni com-
prendre les inscriptions, pas plus celles de TÉgypte
que celles de TAsie. 11 n'avait qu'une ressource : inter-
roger les gens du pays, de préférence les plus savants
ou ceux qui passaient pour tels (ol 'hrft.âraxt\)f en par-
ticulier les prêtres, gardiens des vieilles traditions et
des vieux souvenirs, puis les drogmans et les cicéro-
nes qui montraient et expliquaient les ^monuiAents du
pays (car il y avait déjà des touristes grecs qui cou-
raient le monde, sans compter les marchands, les pèle-
rins, les aventuriers de toute espèce^). — Pour l'histoire
ancienne de la Grèce, il y avait les écrits des poètes et
des logo^raphes, témoins utiles des faits contemporains,
narrateurs fort suspects des événements antérieurs; il y
avait surtout encore les sanctuaires, avec leurs riches tré-
sors d'offrandes (àvaOr)[jLaTa),de monuments, d'inscriptions
de toute sorte, archives pittoresques, d'autant plus faci-
les à consulter que la tradition des vieilles histoires s'y
conservait dans la mémoire des prêtres et des sacris-
tains, toujours prêts à expliquer les monuments dont ils
avaient la garde. — Pour l'histoire toute récente des
guerres médiquos, outre une foule de souvenirs conser-
vés aussi dans les temples, il y avait les archives des
villes, les textes de lois et de décrets, les monuments
commémoratifs; il y avait surtout la tradition orale, en-
core toute vivante, et qui ne demandait qu'à s'épancher
1. Les Siçôépat oafftXixal dont parle Ctésias.
2. Hérodote, II, 439 (... ol (lèv, (S>; elxb;, xaT* i|iTCOp^v« o\ tk orpocTeu-
MÉTHODE ET CRITIQUE 591
■
en loDgs récits. — De même pour les informations géo-
graphiques : en dehors de ce qu*Hérodote avait vu par
lui-mémC; en dehors aussi des écrits d'Hécatée ou de
quelques autres, c'était surtout aux voyageurs, aux gui-
des de caravanes, aux marins revenus de quelque navi-
gation, aux marchands, à la population vagabonde des
grands ports de la Grèce ou de la Phénicie, que l'histo-
rien pouvait demander des renseignements.
On voit la variété de ces sources d'information, et en
même temps leur caractère commun : elles ont presque
toutes, à des degrés divers, quelque chose de populaire,
d'incomplet, de hasardeux. Ce qui doit sortir de là, c'est
une masse de dires non vériGés, de faits indifférem-
ment puérils 0*1 considérables, do choses tour à tour
minutieusement exactes ou naïvement merveilleuses, de
souvenirs précis et de légendes. Hérodote a patiemment
recueilli toutes sortes de matériaux. L'abondance des
informations, chez lui, est extrême : quand on y réflé-
chit, on est émerveillé de la quantité de faits et de noms
propres qui se pressent dans les neuf livres de son his-
toire, à une date surtout où les écrits historiques sont ra-
res et où chaque détail réprésente une somme considéra-
ble de recherches. Mais il reste à se demander quelles
qualités générales d'esprit et quels procédés techniques
il a mis en œuvre dans le triage si difficile de cette ma-
tière confuse et d'inégale valeur.
On peut dire qu'il a deviné très heureusement les règles
qu'un bon sens naturel aiguisé pouvait suggérer à un
Grec du v® siècle, imaginatif et croyant : ce qui lui man-
que surtout, c'est, d'un côté, la connaissance de certaines
sciences spéciales qui n'étaient pas encore constituées
de son temps, et, d'autre part, cet élément supérieur de
la critique qui consiste moins dans l'application de cer-
taines règles particulières que dans une sorte de philo-
sophie générale et dans la culture scientifique de l'esprit.
592 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
II est avisé, prudent, fin ; il n'est ni savant de métier ni
philosophe. Voilà, en deux mots, l'étendue et la limite
de Tcsprit critique chez Hérodote.
Par exemple, de même qu'il met de la différence entre
ce qu'il a vu lui-même et ce qu'on lui a rapporté, de
même il distingue fort bien entre un bruit vague et l'af-
firmation d'un témoin oculaire *. S'il rapporte un fait
nouveau ou surprenant, il elle des autorités : c'est Ar-
chias, ou Dikseos, ou Thersandros qui l'ont raconté les
premiers de vivo voix, soit à lui-même, soit à d'autres,
et il dit par quels intermédiaires le récit a passé ^. 11
sait douter, et ne se porte pas garant de tout ce qu'il rap*
porte :
Je dois dire ce qu'on raconte, mais non pas tout croire sans
réserves; que celte déclaration s'applique à tout mon ou-
vrage 3.
Et sans cesse il lui arrive de rapporter des traditions
à l'égard desquelles il dégage sa responsabilité. Il met
ainsi d'accord, de la manière la plus heureuse, et sa
conscience d*hislorien et la satisfaction de notre curio-
sité : car ces récits qu'il ne veut pas donner pour vrais
sont pour la plupart aussi délicieux que peu conformes
à la réalité, et c'eût été grand dommage s'il avait dédai-
gné de les recueillir. Très souvent aussi, entre deux ou
trois formes divergentes d'un même récit, sa critique hé-
site: il ne sait laquelle choisir; il refuse alors de se
prononcer ; il fait le lecteur juge du débat et lui sou-
met toutes les pièces avec impartialité. En tout cela, on
ne peut que louer la prudence et le bon sens de l'histo-
i. III, il5;IV, 16.
2. IIL 55 ; VIII, G5 ; IX, 16.
3. VII, 152 : 'Eyw Ôà ôçeiXo) ^éyeiv rà Xerifiieva, ne^Oto-Oa^ yt jjiiv Ov
TcavTotTraffi ôçe^Xw, xat |ioi toOto to êtcoç èx^Tw iç icavra tov Xifov. Cf.
II, 123, et souvent ailleurs. . < ..
MÉTHODE ET CRITIQUE 593
rien. — Quand il discute et qu*il indique à la Gn sa pré-
férence, il fait preuve des mêmes qualités. On racontait,
par exemple, que Xerxès, dans sa fuite, avait essuyé une
tempête, et qu*il n'avait été sauvé du naufrage que par
le dévouement des seigneurs perses de sa suite, ceux-ci,
pour alléger le navire, s^étant volontairement précipités
dans la mer furieuse. Hérodote rapporte cette tradition,
mais il fait observer qu elle est peu vraisemblable, at-
tendu que, selon toute apparence, avant de se précipiter
eux-mêmes dans les flots, les seigneurs perses auraient
jeté à la mer les petites gens de Téquipage, dont la vie
devait leur paraître moins précieuse que la leur K Héro-
dote fait preuve en toute rencontre de la même raison
finement avisée, de la même expérience positive de la
vie.
Là où ces qualités suffisent, il est excellent ; mais elles
ne suffisent pas partout. II y a des questions qui tou-
chent à la métaphysique, aux principes généraux de la
science ; d'autres exigent, pour être résolues, une pré-
paration spéciale et technique. S'il s'agit, par exemple,
do juger un récit où figure un événement merveilleux,
c'est la question même du merveilleux qui se trouve
soulevée. S'il s'agit d'un phénomène physique, le juge-
ment qu'on en porte dépend de l'idée qu'on se fait du
système du monde : quand l'idée générale est fausse, le
jugement particulier, quelque finesse d'esprit qu'on y
mette, sera peu solide. De même, pour bien apprécier
Tauthenticité d'une inscription, il faut avoir fait une
étude spéciale des documents de ce genre. En cet ordre
de questions, il ne suffit pas d'avoir un bon esprit : il faut
être en possession d'un principe de jugement et d'appré-
ciation; il faut, selon le mot de Pascal, « avoir une
montre », par laquelle on décide Theure qu'il est, au
i. VIII, 119.
HUt. de la Lin. grecque. — T. II. 38
59i CHAPITRE X. — HÉRODOTE
lieu de s'en fier uniquement à la Gnesse de ses sens. Ce
qui manque souvent à Hérodote, par la faute do son temps
plus que par la sienne, c'est justement cette sorte de
« montre ».
Nous avons déjà dit qu'il ignore l'égyptien, Tassyricn,
même le perse. S'il s'aventure parfois à citer quelque
mot d'une de ces langues, il est clair qu'il se borne à
répéter tant bien que mal l'interprétation qu'un drog-
man lui a donnée K II ne peut lire un document original
ni contrôler ce qu'on lui en dit. Les documents grecs lui
tendent des pièges d'un autre genre. S'il rencontre à
Thèbes, en Béotie, des inscriptions attribuées à Am-
phitryon ou à quelque contemporain de Laïus, il ne fait
nulle difficulté de les accepter comme authentiques -.
En fait de sciences naturelles, il sait ce qu'un homme
de son temps pouvait savoir, c'est-à-dire fort peu de
chose.
Même en matière de psychologie et de morale, son ex-
périence est courte. En dehors de certaines différences
extérieures et simples entre le Grec et le Barbare, entre
le Perse et le Scythe, entre l'Égyptien et le Thrace, il
n'imagine guère qu'une sorte d'âme, celle qu'il rencon-
tre dans la Grèce de son temps ; ce type unique est seu-
lement diversifié par des différences individuelles. Il n'a
qu'une idée très vague de l'état d'esprit d'un roi d'E-
gypte, d'un roi d'Assyrie, ou môme d'un roi de Lydie tel
que Crésus. Comme il n'a pas d'accès aux sources origi-
nales, nul document authentique ne lui transmet Tim-
prcssion vive de ces choses éloignées. Il n'a pas davan-
tage une notion claire de l'état d'esprit d'un drogmao,
d'un ciccrone, d'un sacristain qui montre et explique son
temple, d'un vieux soldat qui raconte la bataille où il
s'est trouvé. Il ne sait pas toujours traduire et transposer
1. Voir par exemple, IT, 143 (le mot 7cipw|jLi;).
2. V. 59-61.
MÉTHODE ET CRITIQUE 595
des indications si suspectes. Il les prend telles qu*on
les lui donne, et ne les contrôle que dans le détail, sur
tel point particulier qui choque ses idées à lui, mais non
dans leur principe et de haut.
Il ne sait pas non plus que de très vieilles histoires
sont d'autant moins vraisemblables qu'elles sont plus
circonstanciées. C'est Ephore le premier qui a proclamé
cette grande loi de la science historique. Thucydide l'a-
vait probablement entrevue; Hérodote ne s'en doute pas.
Quand des « savants » (Xoyioi), c'est-à-dire des hommes
à la mémoire riche en traditions, lui racontent Torigine
d'une ville ou d'un temple, il n'est pas surpris ni inquiet
de la précision apparente des détails qu'on lui donne.
Nul instinct ne Taverlit que l'imagination populaire a
passé par là. Sa critique peut porter sur un fait particu-
lier, non sur la couleur légendaire partout répandue.
Cette couleur même lui échappe : elle se confond pour
lui avec la vive lumière de la réalité.
Sa philosophie enfin, c cst-à-dire la manière de conce-
voir l'ensemble des choses, est celle d'un croyant formé
par les poètes et par les mystères. Au temps d'Hérodote,
l'unité de la pensée grecque était rompue : d'un côté les
philosophes, les savants, jetaient l'anathème aux dieux
homériques ; de l'autre la foule continuait à marcher
dans la voie que les vieux poètes avaient frayée : Ho-
mère et Hésiode, dit Hérodote, ont établi en Grèce la
science des dieux *; la multitude était toujours, au v® siè-
cle, du parti d'Homère et d'Hésiode. Entre ces deux rou-
tes, quelques poètes, quelques esprits religieux cher-
chaient une voie moyenne, et, tout en retenant le plus
possible l'ancienne théologie, y introduisaient, à la fa-
veur surtout des cultes mystiques, quelques idées mo-
rales plus hautes et un sentiment plus vif. Hérodote est
i. II, .5.3.
590 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
de ces derniers. Le fond de sa croyance lui vient direc-
tement de la vieille épopée. Comme il a beaucoup voyagé,
il connaît une foule de dieux étrangers que les anciens
poètes ne connaissaient pas et qu'Hésiode n avait pas mis
dans ses catalogues. Mais il n'en est pas embarrassé.
Ces dieux nouveaux ne sont au fond que les mêmes
dieux sous d'autres noms. Un syncrétisme large et hos-
pitalier s'élait formé de lui-même sur les conGns du
monde grec et du monde barbare. Hérodote l'accueille
sans hésiter : sous les dieux égyptiens ou asiatiques,
il retrouve tout de suite les dieux grecs. En somme, c'est
toujours rOlympe d'Homère et d'Hésiode auquel il croit.
Il faut seulement y ajouter les dieux des mystères, peu
connus au temps de l'épopée, et qu'Hérodote voit en
grand honneur autour de lui. Il se fait initier aux mys-
tères, aussi bien à ceux do Sais en Egypte qu'à ceux de
Samolhrace, en vertu de ce syncrétisme facile qui concilie
tout. Très pieux, il obéit scrupuleusement aux règles de
silence qui sont imposées aux initiés, et la seuje considé-
ration qui puisse lui faire taire ce qu'il sait, c*est la
crainte de manquer à la discrétion religieuse. Car les
dieux ne sont pas pour lui des êtres de raison relégués
dans je ne sais quelle région lointaine et inaccessible.
Ils sont sans cesse mêlés à la vie humaine; ils agissent
sur elle par leurs oracles, parleurs apparitions, par les
miracles qu'ils accomplissent, par leur volonté providen-
tielle, qui tourne les événements à la fin qu'ils ont en vue.
Le merveilleux est partout dans Hérodote, comme il était
partout dans la vie grecque de son temps. Non qu'il ac-
cepte les yeux fermés tout récit miraculeux qu'on lui ap-
porte; il y a des miracles qu'il admet et d'autres qu'il re-
jette; mais il est difficile de voir quelles raisons le déci-
dent. S'il ne croit pas que des colombes aient parlé ^ il
1. IT, 57.
MÉTHODE ET CRITIQUE 597
admet qu'une jument ait mis bas un lièvre K Dans les dis-
tinctions de celte sorte, il juge non par des principes gé-
néraux, mais par les inspirations d*un semi-rationalisme
inconséquent et capricieux. Il y a des miracles qu'il sem-
ble juger inutiles; sans les nier expressément, il incline
à douter -; d'autres, qu'il juge faux, mais simplement
parce que la tradition qui les rapporte est suspecte, ou
pour tout autre motif particulier; aucun, selon toute
apparence, ne lui semble impossible a priori. Sur les
oracles, en particulier, il fait quelque part une profes-
sion de foi très explicite :
Je ne puis dire que les oracles soient menteurs, car je ne
veux pas, en présence de cjs faits, combattre leur autorité,
alors qu'ils s'expriment si clairement.
Suit un oracle deBakis. Puis Hérodote continue :
Voilà les faits sur lesquels Bakis s'exprimait avec tant de
clarté. Nier la véracité de ses oracles, c'est ce que je n'ose
faire pour mon compte et ce que je ne puis admettre de la
part de personne 3.
Il est à remarquer qu'Aristophane lui-même, défenseur
dos vieilles mœurs, et qui cherchait à plaire aux Athé-
niens, très religieux dans leur ensemble, se moquait
volontiers de ce Bakis, peu d'années après Hérodote.
Cette comparaison permet de mesurer rattachement de
celui-ci aux vieilles croyances. On voit aussi, par la
forme même de la déclaration d'Hérodote, que déjà Ba-
kis trouvait de nombreux incrédules; la profession de
foi de l'historien, si explicite et si grave, n'en a que
plus de valeur. Sa croyance n'est plus partagée univer-
1. VIT, o7.
2. Par exemple, VII, 189.
3. VlU, 17.
598 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
selleincnt par ses contemporains; le scepticisme montant
commence à la battre en brèche; mais elle résiste, et le
pieux historien ne veut rien avoir d'un esprit fort.
Tel est, quant à Tessenliel, Tesprit d'Hérodote. Voilà
le fond d*où viennent tous ses jugements, la source der-
nière qui fournit à son bon sens,, à sa prudence pratique,
à sa finesse, les principes généraux sur lesquels il rè-
gle ses opinions particulières. Prenons maintenant tour
à tour les principaux sujets traités par Hérodote et
voyons à quels résultats il arrive sur chacun d*eux.
§ 4. Résultats obtenus.
Commençons par la géographie, qui est Tétude du
théâtre même de Thistoire. On sait combien la géogra-
phie a été lente à se développer dans le monde ancien.
La forme sphérique de la terre, soupçonnée par les phi-
losophes de la Grande Grèce au vi® siècle, resta long-
temps sujette à contestation. Quant aux explorations,
elles furent si tardives et si rares, en dehors du bassin
oriental de la Méditerranée, qu'au ii^ siècle encore Po-
lybe enseignait à ses compatriotes, comme choses nou-
velles, les notions les plus élémentaires sur TOccidcnt
de TEurope. Hérodote connaît donc fort peu do chose du
monde habité, surtout vers rOccident, et cela n'a rien
que de naturel ^ Mais il y avait eu pourtant avant lui
des géographes, dont le plus célèbre est Hécatée. De
plus, une foule de traditions vagues couraient sans doute
ça et là. Hérodote a-t-il ajouté quelque chose aux con-
naissances recueillies avant lui, ou a-t-il, comme plu-
sieurs savants l'ont soutenu, fait reculer la géographie^?
1. Késuiné de sa géographie au début du livre IV, ch. 37-46.
2. Voir Hugo Berger, Geschichle dcr wissenschaftHche Erdkunde der
Grierhm, t. L Leipzig» 1887; D'Arbois de Jubainvillo, Im soutce du
RÉSULTATS OBTENUS 599
— Sur plus d'un point, à coup sûr, il a dépassé ses pré-
décesseurs. Il D*est pas possible que ses longs voyages
aient été sans fruit pour la connaissance de la terre ha-
bitée. Beaucoup d'autres Grecs, sans doute, l'avaient
précédé soit à Éléphantine, soit surtout à Babylone; mais
Hérodote raconta ce qu'il avait vu, et le raconta de telle
manière que tout le monde désira le lire. Ce qui la fait
surtout accuser d*étro inférieur h ses devanciers, les
Ioniens, pour la connaissance de la géographie, c*est son
opinion sur les sources du Danube et sur les iles Cassi-
térides. Il ne croit pas que celles-ci existent, parce qu'il
n*a vu personne qui les ait visitées *; et quant au Da-
nube ("IçTpo;), il en met la source près de la ville de Py-
rène, chez les Celles 2, tandis qu'Eschyle ^ et Pindare *
le faisaient venir des monts Ripées et du pays des Hy-
pcrboréens, ce qui peut sembler plus exacte quoique as-
sez vague, on doit l'avouer. Sur l'existence des îles Cas-
sitérides, à vrai dire, Hérodote n'est coupable que de trop
de prudence. Les traditions existantes étaient certaine-
ment peu précises. Il fait preuve d'esprit scientifique en
constatant ce défaut de précision et en refusant de tenir
l'opinion courante pour démontrée. Quand il rejette,
d'autre part, l'opinion admise par Eschyle et Pindare sur
les sources du Danube, c'est encore par un louable es-
prit de défiance à l'égard des traditions mythologiques;
car les Hyperboréens étaient un peuple mythique, et les
Danube chez Hérodote (Revue Archéologique, 1888). — Voir aussi, dans
la Revue critique du 23 juillet 1888, l'article de M. A. Hauvetle sur lo
livre de M. H. Berger.
i, m, 115.
2. II, 33. Cf. IV, 49, où 11 dit que l'Istros reçoit comme affluents
les fleuves Alpis et Carpis : on retrouve dans ces deux noms, sem-
ble-t-il, un écho de ceux des Alpes et des Carpathes, de mômo que
la ville de Pyréne rappelle les Pyrénées.
3. Schol. Apollon. RhoL, IV, 28i.
4. Olf/mp. m, 11-17.
600 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
monts Ripées étaient probablement une hypothèse. Il n'est
pas sur que la tradition mise en œuvre par Eschyle et
par Pindare, malgré la ressemblance qu'on peut aujour-
d'hui lui trouver avec la réalité des choses, eût alors le
moindre fondement scientifique. Hérodote, en mettant la
source du Danube chez les Celtes, la mettait du moins
chez un peuple réel. S'il y a quelque faute en tout cela, le
reproche en doit moins tomber sur l'historien, dont la
défiance n'était pas sans motifs, que sur son temps, trop
timide ou trop lent à explorer cette partie de la terre ha-
bitable.
Sur rhistoire ancienne de l'Orient, qui d'ailleurs n'é-
tait qu'une partie accessoire de son sujet, on peut carac-
tériser d'un mot le travail d'Hérodote : il en a écrit l'his-
toirelégendaire et populaire. « L'histoire réelle de l'Egypte,
dit M. Maspero \ H aurait fallu, pour la connaître, connaî-
tre à fond la langue du pays et en déchiffrer les écritu-
res; tout au moins se lier avec les prêtres ou avec les
Egyptiens instruits. Hérodote ne put pas la lire sur les
murs où elle s'étalait h ses yeux encore intacte : les
monuments furent pour lui comme un livre dont il s'a-
musa à regarder les images, sans savoir du texte que
ce qu'on voulut bien lui en dire. On lui conta le roman
de la construction des Pyramides; on lui conta le roman
de Sésostris; on lui conta le roman de Rhampsinitos...
Une fois, pourtant, il entrevit la chronologie véritable
de l'Egypte, le jour où le sacristain qui le guidait dans
les bâtiments du temple de Phtah lui montra un rouleau
de papyrus dans lequel étaient consignés les noms de
331 rois qui avaient régné sur TÉgypte... Si Hérodote
avait pu lire, ou du moins se faire traduire ce document
précieux, il aurait eu à sa disposition un cadre d'histoire
aussi exact qu'historien ait jamais pu le souhaiter. Par
i. Annuaire des Études grectpfeSyi^l^, p. 17i. On nous saura grc de
repiuduirc ici cette forte page d'mn juge des plus autorisés.
RÉSULTATS OBTENUS 601
malheur, il so borna à Tadmircr à dislance; on lui fit,
en courant, lecture do force noms barbares, et on lui ap-
prit, à titre do curiosité, qu*il y avait, au cours de cette
longue procession royale, une femme et dix-huit Éthio-
piens *. Aussi bien ne devons-nous pas trop regretter
qu*ilen ait élo ainsi... Les monuments nous disent, ou
nous diront un jour, ce que flrent les Khéops, les Ramsès,
les Thoutmôs du monde réel : Hérodote nous apprend ce
qu'on disait d'eux dans les rues de Memphis. » De môme
les monuments cunéiformes nous diront ce que firent les
rois d'Assyrie; chez Hérodote, nous apprenons simple-
ment ce qu'on disait d'eux dans les rues de Babylone.
En ce qui touche l'Orient plus moderne, la part de vé-
rité est évidemment plus grande. L'histoire de Cyrus et
de Crésus, celle de Darius et de Xcrxès, surtout dans les
parties de cette histoire qui se mêlent à celle de la Grèce,
étaient plus faciles à bien connaître. Le souvenir on était
resté plus vivant; les légendes avaient moins déformé
la réalité, et l'on peut s'en fier davantage h, Hérodote ; à
la condition pourtant de ne pas oublier que, dans les
siècles étrangers à la science, les légendes naissent pres-
que en même temps que les faits auxquels elles se ra]i-
portent, et qu'Hérodote, d'autre part, hellmise toujours
un peu les hommes et les choses dont il parle. Chez lui,
l'histoire de Cyrus est en partie fabuleuse; Crésus res-
semble souvent à quelqu'un des Sept Sages de la Grèce;
Darius et Xorxès, avec des parties qui sont bien orienta-
les, en ont d'autres qui sont toutes grecques et tout
ioniennes.
Les mêmes observations s'appliquent dans une certaine
mesure à la manière dont Hérodote retrace les choses
grecques. Pour les périodes anciennes, ce n'est pas,
comme pour l'Orient, l'impossibilité de comprendre les
1. 11, 100.
602 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
documents qui lo paralyse : mais c*cst Tabsence ou du
moins la rareté des documents; car l'histoire grecque
aussi, dans les premiers siècles, est une histoire toute
poétique, assez semblable (sauf quelques points fixes et
bien établis) à celle qu'il recueillait en Orient dans les
sanctuaires. Avec les périodes récentes, à partir du
Yi^ siècle et surtout des guerres médiques, les choses
changent. Les témoignages contemporains se multi-
plient; les faits positifs sont nombreux. L'histoire d*Hé-
rodote gagne alors singulièrement en solidité. Cependant
il importe de bien mesurer cette solidité. L'ensemble est
vrai, et ce qui le prouve, c'est la clarté même du récit.
Les événements, selon la juste observation d'un histo-
rien S « sont présentés par Hérodote dans une connexion
si naturelle que nous pouvons le prendre pour un ga-
rant irrécusable, même alors qu'il ne nous est pas pos-
sible de contrôler son récit des guerres persiques par le
rapport d'autres contemporains. » Mais, si la contexture
générale du récit est inattaquable, le détail est parfois
sujet à caution. Il y a trop d*oracles réalisés, trop d* ap-
paritions de héros, trop de miracles, trop de ces mots
qu'on invente après coup, trop de précision dans la pein-
ture de scènes qui n'ont pu avoir que de rares témoins.
Quand on lit ces pages vives, brillantes, amusantes, on
sent que le fond est vrai, mais que c'est de la vérité vo-
lant de bouche en bouche pendant deux générations, em-
bellie et complétée par chaque narrateur, teintée de
merveilleux par l'imagination populaire, et recueillie par
le pieux historien avec plus de curiosité que de critique.
C'est de l'histoire qui s'est faite toute seule et qui n'a
pas encore été passée au crible. Nous sommes fort loin
de Tliucydide, à tous égards -.
Dans les combats, ce qui attire surtout l'attention d'Hé-
1. Ciirtius, Histoire ffrecguc, t. 11, p. 340 (trad. Bouché-Leclercq).
•2. Cf. Nilzsch, l'ehrr llerodots Qu^tteii fiir die Gesch, der Perserkrie-
RÉSULTATS OBTENUS 003
rodote, ce sont les belles actions individuelles, un acte
do bravoure, un stratagème heureux. Les causes plus
éloignées, mais plus profondes, de la victoire ou de la
défaite, la tactique adoptée, surtout l'organisation des
armées en présence, n'attirent son regard que par occa-
sion, pendant de cours instants. Dans le récit de la ba-
taille de Platée, par exemple, il y a quelques mots ins-
tructifs sur le désordre des Perses et sur Tinsuffisance
de leur armement ^; mais il les dit accessoirement et
comme par mégarde. C'est de Thistoire épique et pitto-
resque plutôt que de l'histoire « pragmatique », selon le
mot de Polybe.
La politique aussi est plutôt saisie dans ses manifesta-
tions extérieures et finales que dans ses préparations.
Sur l'influence des constitutions, à laquelle Polybe attache
tant de valeur, il a quelques mots à peine çà et là ^. La
discussion des seigneurs perses sur les trois formes de
gouvernement ^ est un hors d'œuvre qui no tient à rien
et qui n'explique rien; c'est peut-être un écho des dis-
cussions sophistiques contemporaines ^ : ce n'est pas une
page d'histoire politique proprement dite. On ne rencontre
pas davantage chez lui ces analyses pénétrantes de l'es-
prit des diverses cités grecques, ou ces déclarations gé-
nérales mises dans la bouche d'un homme d'état mar-
quant, qui donnent tant d'intérêt et de portée à certains
discours de Thucydide ^ Hérodote n'a pas de ces vues
d'ensemble et de haut sur les principes de la politique.
fjen (Hhein. Mus., t. XXVII. p. 226-2G8) ; Wecklein, l'eber die Tradi-
tion der Perserkriecfe (Mém. Acad. de Munich, 4 mars 1876).
1. IX, 6i et 63.
2. Par exemple, à propos de l'expulsion des Pisistratides, sur ce
que l'amour de la liberté fit faire aux Athéniens.
3. III, 80-82.
4. Cf. Maas, Hcrodoios und Isokrafes {Hernies, t. XXII» 1887, p. o8i
et suiv.) L'auteur de ce travail croit trouver dans le discours d'O-
tanés une imitation des KataSâXXovTsç AÔyoi de Protagoras.
o. Dans le discours de Démarato sur 1»^ caractère de I/icodùnionc.
G04 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
En revanche, il la dessine d'un trait rapide et fin uu
moment même où elle agit. Thémistocle, Aristide, sont
esquissés avec justesse, Tun dans son habileté peu scru-
puleuse, Tautre dans son honnêteté incorruptible. Le
tableau de la Grèce au moment où l'invasion de Xerxës
se prépare, ces sentiments incertains, contradictoires,
qui s*agitent dans les esprits, plus tard (à la veille de Sa-
lamine) les hésitations ou les arrière-pensées des peu-
ples et des chefs, sont notés avec une sagacité clair-
voyante, où il entre d'ailleurs plus d'observation morale
immédiate que de philosophie véritable.
Hérodote a pourtant aussi sa philosophie de l'histoire;
il croit à l'existence d'une loi qui gouverne les événe-
ments. Mais cette lui est toute religieuse : elle est plutôt
morale que politique. C'est celle que Solon, Pindare, Es-
cliyle, ont tant de fois exprimée : l'homme est misérable
par nature; la volonté des dieux exige qu'il reste dans
sa condition; s'il cherche à s'élever au-dessus d'elle par
l'orgueil et par la violence, la jalousie divine l'atteint et
le brise; Hybris, Koros et Até forment une trinité fatale;
la Némésis pèse sur l'homme *.
Dès le début de son livre, Hérodote fait allusion à ces
révolutions surnaturelles de la destinée. Son ton est
grave, plein d'une mélancolie indulgente et religieuse :
Je parlerai des petites cités comme des grandes : ce qui était
grand autrefois est souvent devenu petit; ce qui est grand
aujourd'hui a commencé par être faible; aussi, connaissant
les vicissitudes de la félicité humaine, je mentionnerai les
unes comme les autres *,
il n'y a guère que des observations assez faciles à faire ; le paRsage
le plus notable est celui qui est relatif au respect des Spartiates
pour la loi (VII, 104).
l. (if. ïounior, Nétnésis et la Jalousie des Dieux» Paris, 1862. L'ap-
pendice de cet excellent ouvrage renferme on particulier une ana-
lyse de l'ontretien imaginé par Hérodote entre Cr.'sus et Solon.
.•• X| o%
RÉSULTATS OBTENUS 605
Voici l'énoncé même de la loi :
La divinité frappe de sa foudre les êtres les plus j?rands et
les empêche de s'épanouir; les petits au contraire la laissent
indifférente. Les hautes demeures et les arbres élevés sont
surtout atteints par ses traits; car Dieu aime à briser ce qui
s'élève 1.
Toute faute attire à Ttiomme une punition, mais surtout
l'orgueil, qui est la faute irrémissible ^. La punition mé-
ritée est inévitable; rien n'échappe à la divinité ^ : les
oracles mêmes et les présages, mal compris du coupable,
le trompent et le poussent à sa perte. Au total, tout est
mené, dans les choses humaines, par la volonté divine *.
L'histoire est le règne des causes finales et do la Provi-
dence. Le mot même de Providence (xpovoiYi roiî Oeou) est
en toutes lettres chez Hérodote ^ C'est une philosophie
de l'histoire telle que Socrate l'aurait pu souhaiter.
On voit sans peine la beauté morale de cette concep-
tion, qui rappelle celle de Bossuet. Que les faits la véri-
fient souvent, cela n'est pas douteux : les conceptions
métaphysiques ont presque toujours leur racine dans
l'observation de la réalité. Et d'ailleurs, elle a le mérite
d'être une loi, c'est-à-dire un principe d'ordre introduit
dans la représentation des faits historiques. Par tous
ces caractères, elle marque un progrès de l'histoire. Mais
on voit aussi, sans qu'il soit besoin d'y insister, la dif-
férence qui existe entre cette philosophie et celle d'un
Thucydide, par exemple, qui ne cherche pas la loi en
dehors des faits, qui travaille surtout, comme Anaxagore,
1. VIL 10, 5 (Discours d'Artaban).
2. Amasis à Polycrate, III, 40; oracle de Delphes, VIII, 77 ; etc.
3. I, 91.
4. Cf. VIII, 13 : 'Enotéexo te Tcâv unô toO 6at(iov(ou âxcoç av è^iaoïOe^Y^
Tô 'EXXr,vix(j) To IIsp(rixov yi.rfik tcoXXw icXlov eîVj.
5. III, i08.
GOO CHAPITRE X. — HÉRODOTE
à découvrir les causes secondes, et, sans nier le NoO;
et son acte initial, se garde bien de le faire intervenir
partout, parce que, pratiquement, cette explication le
plus souvent n'explique rien.
g 5. Procédés d'exposition.
En histoire, c'est la science qui prépare les matériaux,
mais c'est Tart qui les met en œuvre. Or Tart, qui peut
traduire iidèlement, peut aussi trahir. Le choix des pro-
cédés d'exposition est, en cette matière, d'une importance
capitale.
Un historien est avant tout un narrateur; la forme du
récit est celle qui domine dans tous les ouvrages histo-
riques. Littérairement, un récit peut être plus ou moins
agréable, plus ou moins pathétique, plus ou moins bril-
lant. Au point de vue scientiGque (le seul qui nous occupe
en ce moment), la question est de savoir s'il donne une
idée exacte de la vérité telle que Thistorien Ta décou-
verte. Presque tous les récits d'Hérodote sont charmants,
mais quelle imago nous oiïrent-ils de la réalité ? —
Beaucoup sont tels qu'un art très scrupuleux et très sou-
cieux de la vérité pourrait les avouer sans hésitation.
Mais beaucoup aussi présentent un tout autre caractère.
Dans CCS derniers, les plus nombreux peut-être, en tout
cas les plus curieux, l'imagination poétique est vraiment
souveraine : elle mène tout le détail, sinon l'ensemble;
elle donne un corps à ce qui est flottant, des contours à
ce qui est vague; elle achève sans cesse l'inachevé, que
la science pure eût laissé religieusement tel qu'elle le
voyait. Faut-il en citer des exemples? Il s'en trouve à
toutes les pages d'Hérodote. Qu'on prenne l'un quelconque
de ces petits récits, moitié anecdotes et moitié romans,
où les personnages sont si bien en scène, agissant et
PROCÉDÉS D'EXPOSITION 607
causant avec tant de vivacité, de naturel, de bonne grâce :
qu'est-ce que tout cela, sinon en somme une sorte de
création de l'esprit épique, persistant à vivre ou à re-
naître chez le fondateur de Thistoire? II est clair que la
mise en scène dépasse à chaque instant la donnée docu-
mentaire et positive; ces dialogues si vifs, ce n est pas
sous la dictée des personnages que l'historien les a écrits;
il les a retrouvés en lui-même, par le libre jeu de sa fan-
taisie créatrice, qu*il n'a pas supposée peut-être infidèle
à la vérité, mais qui a refait d'instinct ce qu elle croyait
seulement rapporter. Il n'y a presque pas de discours
indirects chez Hérodote. Tous les personnages sont sous
nos yeux : ils parlent, et nous les entendons. C*estle pro-
cédé homérique. C'est aussi le procédé de tout homme
du peuple h l'imagination naïve et forte, qui, racontant
un entretien, le refait au lieu de le résumer, et le met en
action devant nous. Rien de plus vif et de plus amusant;
rien de moins scientifique. Il y a là une inGdélilé perpé-
tuelle du détail, une création poétique inconsciente qui
caractérise à merveille une période d'art intermédiaire
oii l'histoire, partie de VIliade et de VOdt/ssée, déjà tout
près de Thucydide par les dates, en est cependant séparée
encore par une différence radicale d'éducation intellec-
tuelle et presque de race.
Les discours dont nous venons de parler font partie
intégrante du récit et n'ont d'ailleurs, en général, qu'une
valeur anecdotique. Mais Hérodote en a d'autres qui sont
le produit d'un art plus réfléchi, et qui méritent de nous
arrêter davantage : ce sont ceux qu'il emploie à faire
connaître les idées générales dont il est préoccupé.
Dans toute histoire qui n'est pas une simple chronique,
à côté des faits purement extérieurs, il y a Tâme même de
ces faits, c'est-à-dire les intentions des acteurs, les lois
qui gouvernent les événements, enfin la vie morale tout
entière. Hérodote, qui n'est plus un simple logographe,
608 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
fait à toutes ces idées une large place, plus large même
parfois que nous ne la ferions aujourd'hui : car des
genres lilléraires primitivement confondus se sont peu à
peu différenciés, et ce progrès, qui semble conforme à
une loi de la vie universelle, a éliminé graduellement de
riiistoire certaines catégories d'idées qu'Hérodote y fai-
sait encore entrer : par exemple la politique purement
théorique ou la morale purement abstraite. Il y a donc
chez lui loute une partie réfléchie et spéculative, distincte
des récits proprement dits. Comment s'exprimo-t-elle?
D'abord par des réflexions personîielles jetées à la
rencontre. Dans Thistoire classique et grave, celle de
Thucydide et de ses imitateurs, le moi do Thistorien se
dissimule le plus possible. Chez Hérodote, au contraire^
les réflexions personnelles abondent, coupant sans cesse
le récit, naïvement étalées, avec bonhomie et flnesse, à
la Montaigne. Cela donne à tout son livre une apparence
de causerie où le fil se brise et se renoue à chaque ins-
tant. Il juge les personnes et les choses, il raisonne sur
les oracles, il dit son avis sur les événements; s'il s'agit
de phénomènes physiques et de ce qu'on appelle aujour-
d'hui « sciences naturelles », il expose ses conjectures
et SCS théories avec un laisser-aller très amusant : on
voit que, de son temps, la science n est pas faîte; chacun
la fait pour son compto, avec son tempérament et son
humeur; c'est un sujet do causerie et de spéculation plus
qu'un corps de doctrine \ Bref, sur tout sujet, Hérodote
est toujours prêt à se mettre en scène et à s'étendre.
Littérairement, ce procédé est très naïf ; scientifique-
ment, il a l'avantage d'être très sincère : il ne dissimule
aucun doute, aucune ignorance.
i. Voir, par exemple, ses réflexions sur la formation du Delta (II,
10 et 11), sur les crues du Nil (II, 24-26), sur la vallée du Pénée en
Thessalie (VII, 29), etc. Il dit sans cesse : é^alveT^ |io(, â>c f aivtra^ (loi,
IfXllOpLfltt.
PROCÉDÉS D'EXPOSITION 609
Mars Hérodote procède souvent aussî d'une autre façon :
il dramatise ses réflexions et sa philosophie; il les place
dans la bouche de ses personnages, qu'il met en scène à
sa mode ordinaire. De temps en temps, la suite du récit
est suspendue; quelques personnages de marque, Crésus
et Solon, Darius et les seigneurs perses, Xerxès et Arta-
ban, Xerxès et Démarate, occupent seuls la scène; ils se
mettent à deviser sur la politique, sur la morale, sur les
lois divines qui président à la destinée. C'est comme un
intermède philosophique dans le développement des faits.
A propos d'un de ces entretiens (celui de Darius et des
seigneurs perses, sur la meilleure forme de gouverne-
ment), Hérodote va au devant d'une critique. Le récit,
sans doute, ayant paru peu croyable \ l'historien y in-
siste et affirme que les discours en question ont été réel-
lement tenus *. Pour s'expliquer l'affirmation d'Hérodote,
il faut bien supposer que l'idée première de la scène lui
a été fournie par le narrateur inconnu dont il a suivi l'au-
torité; mais il a certainement usé lui-même d'une liberté
complète dans l'exécution, et l'entretien des seigneurs
perses, sous la forme où nous le lisons aujourd'hui, porte
au plus haut point la marque grecque. On peut admet-
tre que les sept conjurés aient hésité réellement entre le
rétablissement de la royauté et une sorte de partage oli-
garchique du pouvoir : c'est peut-être ainsi que l'histoire
fut contée à Hérodote. Mais tout le reste (notamment les
considérations sur la démocratie) est évidemment fictif.
Ici donc, la part de vérité est fort petite, et la liberté d'in-
vention fort grande, pour le fond comme pour la forme.
Cette conclusion s'applique à tous les autres entretiens
du même genre. Les uns n'ont pu avoir de témoins qui
1. Dans quelque lecture, probablement, qu'il en avait faite avant
la rôdaclion finale et la publication de son histoire.
2. III, 80, et VII, 43.
Hist. do la Litt. grecqaa. ^- T. II. 39
610 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
les aient racontés : par exemple la délibération de Xer-
xès avec Artaban et Mardonius au début du vu** livre.
D'autres, entre Xerxès et Démarate, entre Xerxès et Ar-
taban, sont évidemment, pour une large part, des inven-
tions postérieures aux événements. D'autres, enfin, sont
impossibles, comme l'entretien de Crésus et de Solon,
qui ne se sont jamais rencontrés. Les Grecs ont tou-
jours aimé à mettre en rapports personnels les hommes
célèbres qu'une chronologie complaisante pouvait à la
rigueur rapprocher les uns des autres, par exemple Ho-
mère et Hésiode, Solon et Anacharsis S etc. Il n'est pas
probable qu'Hérodote, avec la conscience qu'il avait de
ses devoirs d'historien, ait inventé de toutes pièces des
scènes de cette sorte : il a dû en trouver le germe dans
la tradition antérieure, soit orale, soit écrite. Mais, sur
ces données légères et poétiques, il a librement construit
de beaux développements généraux, sans nul scrupule
d'exactitude minutieuse, uniquement conduit par l'attrait
des idées ou par le désir d'expliquer les événements.
Le procédé était nouveau, comme au reste la pensée
même d'introduire de la philosophie dans l'histoire. Mais
pourquoi Hérodote, qui aime à mêler des réflexions à ses
récits, ne s'est-il pas contente de faire çà et là quelques
dissertations plus longues sur des sujets généraux, au
lieu de mettre ses réflexions en dialogues et en discours?
La sophistique, qui naissait alors, a pu contribuer à sa
détermination. Cependant, le caractère des sophistes de
ce temps est difi*érent : ils sont surtout dialecticiens, ce
qu'Hérodote n'est nullement. Il est probable que c'est
plutôt la tragédie, celle d'Eschyle et de Sophocle, qui a
fourni à Hérodote cette mise en scène caractéristique.
Quoi qu'il en soit, on démêle aisément les avantages et les
i. Cf. Plutarque, Solon^ 6 (fin). L'autorité alléguée par Plutarquo
est celle de Patscos, qui disait avoir en lui Tâme d*Ësope : c'est mon-
trer assez clairement le peu de foi que mérite ce genre de récits.
PROCÉDÉS D'EXPOSITION 611
inconvénients du procédé : d'un côté, ce n'est pas assez
vrai; de l'autre, cela produit des eflets puissants et dra-
matiques. Cette manière de faire devait enchanter l'ima-
gination d*un peuple jeune, à peine né encore à la science,
et qui ne pouvait manquer de croire qu'il savait mieux
quand il voyait mieux. Cela introduisait pour la pre-
mière fois dans Thistoire non seulement la philosophie,
mais encore l'éloquence et l'émotion. Aussi l'exemple
d'Hérodote at-il exerce sur les historiens qui sont venus
après lui une influence décisive : par la place considéra-
ble qu*il a donnée dans ses récits à la parole, au dis-
cours général et suivi (fût-ce sous la forme habituelle
du dialogue), il a frayé la voie aux harangues politiques
de Thucydide et suscité indirectement les discours de
tous les autres historiens anciens. Ces discours ont re-
vêtu, sans doute, selon le génie des écrivains et selon les
temps, des caractères très variables. Mais en somme ce
procédé caractéristique, vraiment durable et vivace, qui
ne disparait parfois que pour renaître presque aussitôt,
remonte à Hérodote. Or rien n'a plus contribué que Tu-
sage des discours à maintenir l'histoire, chez les anciens,
dans cette préoccupation d'art, plutôt que de science,
par où elle se distingue si profondément de celle qu'écri-
vent les modernes. Hérodote est donc par là, comme par
sa conception fondamentale de l'histoire, le vrai créa-
teur du genre dans l'antiquité. H ne Test pas moins par
son art de composer et d'écrire.
i \. La composition.
Denys d'Halicarnasse a très judicieusement mis en lu-
Gl-2 CHAPITRE X. -- HÉRODOTE
inièrc la nouveauté de la composition chez Hérodote *.
Les anciens logographes ne composaient pas à propre-
ment parler : ils traitaient l'histoire d*une ville ou d'un
peuple en particulier, se bornant à mettre les unes au
bout des autres les informations quMls avaient recueil-
lies dans les temples ou dans les archives. Hérodote, le
premier, s*élève au-dessus de cette manière étroite et
sèche. 11 embrasse du regard une variété extrême de no-
tions, de traditions orales et écrites, de faits anciens et
récents. Dans cette diversité si complexe, il démêle un fait
principal, une idée à laquelle tout le reste va se subor-
donner, celle de la lutte entre les Grecs et les Barbares
depuis Crésus jusqiià Xerxès, Par là, pour la première
fois, il fait vraiment œuvre d'artiste : d'une matière in-
forme, il tire une image vivante; au lieu d'une chroni-
que et d'une compilation, il compose une histoire. En-
tre la manière d'Hérodote et celle de ses prédécesseurs,
il y a une différence analogue à celle qu'Aristote signale
Onement ^ entre la composition de VIliade et do VOdijs-
sec, fondée sur une idée dramatique essentielle, et celle
de toutes les Hrracléides, Théséides ou Perséides dont
l'unité ne consiste que dans la continuité des faits d*une
seule vie. Chez Hérodote, il y a une action; chez ses pré-
décesseurs, il n'y en avait pas.
Mais cette action, d'autre part, se développe sans hâte
et sans rigueur. Elle ne court pas vers le dénouement^
comme il arrive dans le drame . elle s'y achemine avec
lenteur et liberté, à travers les épisodes et les digres-
sions, comme une épopée. C'est encore une remarque
d'Hérodote que l'épopée, à la différence du drame, ad-
met et aime les développements épisodiques : VOdyssée,
après une vive entrée en matière (m médias res), revient
en arrière par de longs récits rétrospectifs, enchaîne les
\. Jugement sur Thucydide, c. 5.
2. Poét., c. 8 et 23.
COMPOSITION 613
aventures les unes aux autres et ne reprend que fort tard
son cours direct et plus rapide. Hérodote fait de même :
sa composition est aussi simple que solide. Le but est
marqué d'avance, mais on y va d'une allure capricieuse,
parmi toutes sortes de flâneries entremêlées et de curio-
sités incidentes. Lui-môme a pleine conscience de celte
liberté conteuse et pourtant réglée. Quand il s'écarte de
son sujet (si bien défini au début de son livre), il ne
l'ignore pas, car il en convient expressément à plusieurs
reprises et, de même, il dit ensuite qu'il y revient. « Mon
récit, dés Tabord, s'est complu aux digressions *. » —
« Celte histoire de Rhégium et de Tarenle est une di-
gression, » dit-il ailleurs ^. Et sans cesse : « Je reviens
à mon propos. » Il sait à merveille qu'il s'écarte, mais
il ne s'en fait aucun scrupule. C'est surtout la dialecti-
que oratoire et le drame qui ont créé dans les esprits le
besoin de la logique rapide et rigoureuse. Hérodote s'en
passe le mieux du monde . 11 la remplace par une curio-
sité naïve, facilement amusée et amusante. C'est un con-
teur, plus voisin des vieux aèdes que des orateurs.
Le premier livre est un exemple achevé de cet art si
capricieux en apparence et cependant attentif à ne jamais
s'égarer tout à fait. Tout d'abord, une phrase indique le
sujet : la lutte des Grecs et des Barbares ^ Suit une
prétention, déjà un peu longue, sur les causes légendai-
res de cette lutte : on se croit perdu presque avant de
s'être mis en route; mais tout d'un coup on se retrouve;
Hérodote a ressaisi vivement son sujet et le détermine :
le vrai début de son histoire, c'est le règne de Crésus, et
il insiste fortement sur cette idée *. — Ici, retour en ar-
i. IIpoTÔr,xaç yàp èr\ jioi «5 Xôyo; êÇ àpx^s èÔi^VO (IV, 30).
2. ToO "khfo'j (xot wapsvÔTQXTj ^iyowe (VII, 171).
3. îi'idôe, à vrai dire, est présentée de biais, à la fin de la phrase
(.. ta T£ «XXa xai oi' r,v aÎTiYjv èTcoXéjiTidav âXXy,>.oi(Ti). C'est toujours la
mi^mo allure un peu sinueuse; mais l'essentiel est dit.
4. I, 6.
614 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
rièro : Hérodote rappelle Thistoiro des prédécesseurs do
Grésus ; on dirait un récit d'Ulysse cliez Alcinous ou d'É-
née chez Didon; c'est le même ordre implexe, lo même
art d*enchâsser le tableau du passé dans celui du pré-
sent. — L'histoire de Grésus continue. Près do lutter
contre les Perses, il consulte les oracles et cherche des
alliances, notamment à Sparte et à Athènes : digression
sur ces deux cités. Reprise du récit et fin de l'histoire de
Grésus, suivie d'une digression sur la Lydie. — La lutle
contre les Perses a introduit Gyrus sur la scène; longue
digression, avec retour en arrière, sur Gyrus et les Per-
ses, et, chemin faisant, descriptions épisodiques de l'Io-
nie et de Babylone. EnGn Thistorien revient à Gyrus et
raconte sa mort chez les Massagètes.
Voilà le premier livre. Le second tout entier est une
digression sur TÉgypte, à propos do l'histoire do Gam-
byse. Une partie du quatrième est une digression sur la
Scythie à propos de l'histoire de Darius. Et ainsi de suite
jusqu'au bout.
Il y a pourtant une différence entre les six premiers
livres et les trois derniers : dans ceux-ci, les digressions
sont moins longues; la continuité des grandes lignes est
plus apparente. Gonseil de Xerxès, marche des Perses
jusqu'à THellespont, catalogue des forces perses, reprise
de la marche en avant, état de la Grèce au moment où
les barbares y arrivent, batailles des Thermopyles, de Sa-
lamine, de Platée, tous les faits principaux s'enchai-
nent plus nettement et plus simplement que dans les
premiers livres. G'est encore une ressemblance avec ÏO-
dyssée. Près du dénouement, les fils épars de l'action se
resserrent; les acteurs se rapprochent les uns des au-
tres pour la crise finale. Là encore, pourtant, l'allure
reste un peu lente; c'est bien toujours le mémo art,
moins pressé d'arriver au but et de conclure que de s'a-
muser aux beaux spectacles de la route.
COMPOSITION 615
Dans celto variété extrême, les faits sont distribués
par groupes harmonieux, de juste étendue, heureuse-
ment divers par le sujet, tour à tour amusants et émou-
vants. Et d'un groupe à l'autre, le passage est facile :
les articulations du récit sont souples, assez marquées
sans Tètre trop, habilement proportionnées à l'impor-
tance du tableau qui va suivre. Parfois, quelques mots
de transition suffisent; ailleurs (comme au début du
vil® livre), Thistorien conduit son lecteur à un nouvel or-
dre de faits par un ample exposé qui forme à l'édifice,
selon le mot célèbre de Pindare, « une façade resplendis-
sante » (TfîkoLxr^U iccoTcûTTov). Bref, il y a dans tout cet art
bien de la finesse et de l'habileté instinctive.
Cette composition d'Hérodote ne ressemble tout à fait à
aucune autre. Avant lui, l'art de composer n'existait pas
encore. Après lui, sous l'influence de la rhétorique, il sera
tout dillerent, plus rapide et plus concentré. Chez lui, un
dernier reflet de l'épopée colore et égaie l'histoire. Les Athé-
niens, qui aimaient tant Homère, durent goûter beau-
coup Hérodote, malgré la rhétorique et la sophistique alors
naissantes. C'est un grand charme, aujourd'hui encore,
de se laisser ainsi porter sur ce beau fleuve sinueux au
cours un peu lent, aux courbes agréablement variées,
aux nombreux affluents qu'on remonte tour à tour et
qu'on visite. On ne va pas vite et droit au terme du voyage.
On ne fait pas non plus une reconnaissance complète et
méthodique du pays. Mais on rencontre de belles échap-
pées de vues, de frais paysages, et, parfois, des images
lointaines et un peu vagues de hautes cités très ancien-
nes et très étranges. On voyage moins en savant qu'en
curieux; mais on observe, et Ton finit par arriver au
but avec une idée juste du pays, acquise sans effort, dans
un amusement continu de l'imagination.
616 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
§ 2. Le style.
Le style d'Hérodote n'était pas une moindre nouveauté.
— D'abord il était personnel. Ses devanciers, les logogra-
phes ioniens, avaient écrit d'une manière agréable, mais
plutôt avec les qualités de leur temps et de leur pays
qu^avec une véritable originalité. Ils différaient peu les
uns des autres : c'était chez tous la même clarté simple,
la même netteté un peu sèche, la même naïveté parfois
gracieuse *. Avec Hérodote, on vit pour la première fois
le style de l'histoire porter l'empreinte d'un génie origi-
nal. — De plus, il produisait une impression de beauté
inconnue jusque-là. Hérodote est le premier écrivain qui
ait donné à la Grèce, selon le mot de Denys d'Halicar-
nasse, Tidée qu'une belle phrase en prose pouvait valoir
un beau vers -. Le philosophe Heraclite mériterait peut-
être une part de cet éloge. Mais la philosophie s'adressait
à de rares lecteurs, et d'ailleurs Heraclite était obscur.
L'histoire était bien plus accessible; grâce à Hérodote,
elle eut l'honneur de produire le premier chef-d'œu-
vre incontesté de la prose grecque. — Denys, dans la
fin de la même phrase, énumère avec plus de préci-
sion les mérites particuliers au style d'Hérodote : la dou-
ceur insinuante, le charme exquis, toutes les qualités les
plus grandes et les plus brillantes, « excepté celles qui
conviennent aux luttes oratoires ^ ». A la naïvelé de ses
1. Denys d'Halic, Jug. sur Thuq/d., c. 5: AIÇiv trjv aÙTf,v aitavrc;
ê7csnQ5Eu<Tav...TYjv (jaçr) xal xoivr.v xal xaOapxv xal cruvropiov xal toT; icpay-
[xocTi 7Cpo(T?£p^... 0"vv6î(Tcv Tg ôvo(xâT(i)v ôfioiav TcavTcÇ èuETi^ficvaav .
2. Id., Ihid.t c. 23 : 7rap£Txe\ia(T£ tyj xpaxtdTyj TcoiTjast ttjv 7r£^f,v ?pi<Tiv
ôjiocav Y6v£«T0ai.
3 nslOoO; TE xa\ '/«pÎTwv xal tf,; eî; écxpov f,xoû<TT,; "fjOovf,; evexx.
'Apcxâ; Tî Ta; \i.z^\.fj^7.:, xa\ XaiATcporata; ï\iù tô»v ivavwvtwv... (la fin do
la phrase est altérée : je no la cite pas; mais le sens est clair).
STYLE 617
prédécesseurs, il unit une noblesse et une grandeur toutes
nouvelles; ce qu'il n'a pas, c'est la dialectique âpre et
passionnée, la véhémence vigoureuse d'un Thucydide ou
d'un Démosthène.
Tel est le jugement de tous les anciens. Démélrius le
cite à côté d'Homère, de Platon et de Xénophon pourThcu-
reux mélange de la force et de la grâce *. L'auteur du
Traité du Sublime Tappclle « très homérique ^ ». Athénée ^
lui applique l'épilhète épique iJi^^t'yv^pu;, « à la voix douce
comme le miel ». Il est regardé comme un des maîtres
de l'éloculion mixte^ tantôt simple et tantôt élevée \ Quin-
tilion vante la douceur pure et abondante do son style,
son habileté à exprimer les sentiments tempérés ^
Tout contribue chez lui à produire cette impression :
mouvement de la phrase, choix des mots, dialecte môme;
et elle subsiste quelle que soit la forme de composition
qu'il mette en œuvre, aussi bien dans les discours ou
entretiens que dans les récits proprement dits.
Hérodote écrit en dialecte ionien. C'était le dialecte alors
on usage à Ilalicarnasse, sa patrie % et l'exemple de ses
prédécesseurs en avait d'ailleurs consacré l'emploi dans
les ouvrages historiques. L'ionien, chez Hérodote, est plein
do voyelles brèves qui, soit à la (in, soit dans le corps des
mots, se rencontrent sans cesse : il en a môme beau-
coup plus que chez Homère, dont le langage est mêlé sans
doute d'éolismes. Ces nombreuses voyelles donnaient t\
l'ionien beaucoup de douceur et de grâce naïve. On louait
1. Do. l'Élocution, 37.
2. *0|iT|pixa)TaTo; (Subi., 13).
3. III, 78, K.
4. Denys d'IIalicarnasso, Arrangement desmoU^c. 24.
5. Quintilien, X, 1, 73. Cf. Gicéron. Orat., 12 : une ttl/is salebris
/lui t.
6. Cf., plus haut, p. o63, n. 4. 11 n'eut donc pas besoin do l'appren-
dre ù Samos, comme le raconte Suidas.
618 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
CCS qualités chez les logographes comme chez Hérodote ^
Mais rionien d'Hérodote n'était pas tout à fait le même
que celui de ses prédécesseurs. Hermogène est trèsaffir-
malif à cet égard ^ : tandis que le dialecte d'Hécatée était
le pur ionien parlé, celui d'Hérodote offrait un certain
mélange d'éléments empruntés à d'autres sources. Quels
étaient ces éléments? Il est difOcile de le dire avec une
entière précision. Nous connaissons fort mal Tionien
on dehors d'Hérodote lui-même, et les manuscrits do
son livre, outre qu'ils ne sont pas toujours d'accord en-,
tre eux, varient d'une page à l'autre sur la manière d'é-
crire certuines formes \ Ces particularités dialectales
signalées par Hermogène portaient -elles sur la forme
grammaticale des mots, ou sur le fond même du vocabu-
laire ? Probablement sur l'un et l'autre ^. Quoi qu'il en
soit, lorsque Denys d'Halicarnasse dit d'Hérodote qu'il
est le meilleur modèle du dialecte ionien, comme Thucy-
dide du dialecte attique ^ on voit assez que cet éloge très
général ne détruit nullement la remarque d'Hermogène.
Il était naturel qu'Hérodote, nourri de lectures fort diver-
ses, écrivant pour toute la Grèce, avec des préoccupa-
tions d'art inconnues à ses devanciers, restât moins stric-
tement ndèle au dialecte local et se crût autorisé à ne
pas garder au môme degré l'accent du terroir. Les poè-
1. Quintilicn, IX, 4, 18 : In Ilerodoto cum omnia, ut ego quideni
sentio, Icniler iluunt, tum ipsa fiiâXsxto; habet eam jucunditiitem ut
latentes etiam numéros complexa videalur.
± n£p\ iSsoiv. t. III, p. 399. Wal/ (ttî StaXIxt^o Se àxpaxw 'liet xai
où piîji'.y(iévir, xpT,Ta(Aevo; ('ExaTaîo;) ojSk xarà xbv *IIp65oTOv noixiXr,. Kt
îiilleurs, p. 31Î): MIprjôoTo; xa\ aXXwv SiaXéxTwv èxpi^TaT^ ricriv Xé$£aiv.
3. (^f. Slein, dans l'Introduction do son édition critique, p. x.lviii.
Parmi les éditeurs, les uns veulent ramener les formes des manus-
crits à l'unité, les autres admettent qu'Hérodote, comme Homère, a
pu employer tour à tour des formes difTorenles du môme mot.
4. H«'rmot][ène. d'après le second des passages citéh plus haut, sem-
ble avoir <n vue surtout le vocabulaire.
o. Lettre à Pompée, Sur les principaiw hislor., c. 9, p. 775.
STYLE 619
tes faisaient ainsi; or un des mérites d'Hérodote fut de
donner à la prose quelques-uns des privilèges de la poé-
sie \
Dans le choix des mots également, ce qui domine,
c'est la simplicité et la clarté, mais relevées parfois de
noblesse et de poésie. Hérodote appelle les choses par
leur nom; il ne cherche pas plus qu'Homère le mot gé-
néral pour éviter le mot familier ou bas. Il ne crée pas
de termes abstraits et subtils comme Thucydide; la pré-
cision de la langue courante lui suffit. Il n*a pas davan-
tage de ces mots composés, de ces épithètcs pittoresques,
neuves, hardies, qu'aimaient et que prodiguaient les
poètes lyriques; ni de ces synonymes accumulés par
lesquels une prose qui débute cherche quelquefois à se
donner l'apparence de la richesse et de Tamplcur. Sa
simplicité est si parfaite, si naturelle, qu'il est beaucoup
plus facile do dire ce qu*elle n*est pas que ce qu'elle est.
Pour la définir, nous avons dû l'opposer à autre chose
qu'elle-même. Et pourtant, ce vocabulaire habituellement
si simple prend parfois de la grandeur : il l'emprunte
naïvement à l'emploi de quelques vieux mots consacrés
par la langue religieuse ou par l'épopée ((pOovecôv to
Oetov -, xoupvSta; y^^vaixa; % yevsai àvSpwv ^, etc.), ou à
l'imitation de certaines formules qui rappellent Homère
(Sai[JLovie àvSpûv ^, x'jve; xal opviOe; ", etc.).
Mais c'est surtout la phrase d'Hérodote, par sa sou-
1. Surlo dialecte d'Hérodote, on peut voir l'étude, un peu ancienne
déjà, de Bredow, Quœst. criticarum de Dialecto Hcrodolea libri IV,
Leipzig, 1846. Cf. aussi les observations assez nombreuses de Gobet
dans la Mnémosyne, t. IX, p. 287-298, et dans ses Variœ lectiones, 1873.
2. I, 32; III, 40 ; etc.
3. I, 135. L'expression homérique est xoupiSîac àU/ou;.
4. V, i8.
o. VII, 48.
6. vil, 10, 8. — Dométrius {Eioc, M2), tout on constatant l'heureux
effet de ces emprunts, blâme Hérodote do ne ])as assez les dissi-
muler.
620 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
plesse et la variété de son allure, qui exprime le mouve-
ment propre de sa pensée et le tour personnel de ses
sentiments.
On sait la distinction essentielle que les anciens éta-
blissaient entre Télocution périodique ou « ramassée »
(XeÇiç xaTeaTpaftftevTi) et celle où les idées sont simplement
rattachées comme par un fli (XéÇi; eipojuvYi *). La période
est une construction forte et logique, qui rassemble et
concentre les idées secondaires autour de Tidée princi-
pale dans l'unité d'une phrase coulée d'un seul jet. C'est
la forme oratoire par excellence, à laquelle prélude d'a-
bord le parallélisme antithétique de Gorgias, d'Anliphon,
de Thucydide, mais qui n'arrive à la perfection qu'avec
Lysias pour la période courte, avec Isocrate pour la pé-
riode ample et majestueuse. Avant Lysias et Isocrate, on
n'a fait en Grèce de vraies périodes que par hasard, non
par principes. L'autre manière do parler, la >iÇi; £ipo[i.€vv),
est la forme naïve et ancienne. C'est celle d'Hérodote,
qui aligne ses idées les unes à côté des autres en se bor-
nant à les relier par des particules très simples (îcai, Se,
oiiv, etc.), ou par des répétitions de mots un peu gauches -.
Très souvent ses phrases sont courtes. Quelquefois, ce-
pendant, elles sont longues; mais elles ne sont pas pour
cela périodiques, car les différents membres de ces lon-
gues phrases sont simplement juxtaposés, pour ainsi
dire, et l'on pourrait s'arrêter ici ou là sans difficulté;
rien, dans la structure de l'ensemble, n'oblige l'esprit à
courir d'un seul élan jusqu'au bout. Cette manière d'écrire
donne au style un abandon qui a beaucoup do charme,
surtout quand des rythmes cachés, presque poétiques.
i. Aristole, Uhét., 111, 9.
2. Par exemple (V, 49) : 'ATrixvégTai 6 'ApiArTaY^pr,;... iç 2t3iidtpTT,v...
àTcixv£Ô|X£vo; §£ è; )6yov; ô 'ApiTTaYÔp^;; D-eye... Cette sorte do reprise
est perpôtuolle.
STYLE 621
ajoutent à la douceur de ce mouvement la sensation
obscure d'une sorte de musique *.
Dans le détail môme de chaque phrase, il y a, chez
Hérodote, peu de ces inversions qui soudent, en quelque
sorte, les mots ensemble : Tordre suivi est très souvent
Tordre analytique du français, qui a Tair, en grec, do
délier les parties de la phrase et do les égrener ^. Point
d'oppositions symétriques non plus, à la façon de Thu-
cydide; rien qui sente Teffort logique de la pensée pour
combiner et construire. Denys d'Halicarnasse s'est amusé
à modifier lés^èrement une phrase d'Hérodote pour lui
donner Tair d'une phrase de Thucydide ' : il n'a eu, pour
opérer cette sorte de transposition, qu'à y introduire un
peu plus de symétrie logique et quelques inversions;
aussitôt, Tair d'abandon gracieux disparaît et fait place
à une vigueur plus oratoire.
Même caractère général dans la suite et le courant du
discours. De petites phrases mises les unes à côté des
autres peuvent donner des impressions très différentes
selon le rythme général qui les anime. Chez tel ou tel
de nos écrivains français, cette manière d'écrire est vive
et pressée, ou agile avec grâce, ou impérieuse et forte.
1. Démôtrius, De l'Efocutioii, 181. Ce caractère musical se trouvait
aussi, selon Démétrius, chez Platon et Xénophon, nullement chez
Thucydide.
2. Voir IL Weil, De l'ordre des mots dans les langues anciennes
comparées aux lanf/ues modeimeSj Paris, 1844, p. 63 et suiv.
3. Arrangement des mots^ c. 4. Voici la phrase d'Hérodote (remise
en dialecte attique), et la même phrase l'crite à la façon do Thucy-
dide par Donys :
!• Style d'Hérodote : Kpoîdo; tjv A'jSô; (xîv Yevo;, waT; 5à 'AXyaTxou,
T\5pavvo; 8è twv ê6và>v xoiv èvro; "AXuo; TToxapioO, Sç, plœv à-rco pL£(Tir](x6ptac
ItexaÇÙ S'jpwv ts xa\ HaçXaYovwv, i\\r{(ji irpb; popéav c(vs[j.ov eU xbv E{î$£i-
VOV XaXO'J|JL€VOV TCOVTOV.
2o Style de Thucydide : KpoT-To; y;v utb; jiàv 'AXuaxToy, ^htoi 8à Au86;,
Tupavvoçôè Tfov èvTo; "AXuoçiroTapioO èôvwv, oc, Atco pLE<n)(iêp^ac fewv iiexaÇù
Sûpwv xa\ Ha^Xa^ivoïv, e?; xbv EuÇeivov xaXo\5(i€vov itivxov èÇirjo-i wpb;
popéav ave[j.ov.
622 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
Chez Hérodote, elle est souple et un peu flottante, sùjelle
parfois aux digressions (comme la composition de tout
louvrago), gracieuse et facile avec quelque mollesse,
mais capable aussi d'émotion et de grandeur, suivant les
circonstances. Le ton qui domine est celui d'une bonho-
mie familière et simple; alors, le mouvement du style a
beaucoup de laisser-aller. Ailleurs, le ton s'élève; un
accent religieux, parfois mélancolique, s'y fait entendre;
le rythme de la phrase traduit aussitôt cette émotion :
l'élocution devient sentencieuse; chaque membre do
phrase^ pareil à un oracle, tombe avec une sonorité mo-
notone et grave K Quand on lit un morceau de ce genre,
on se rappelle le mot de Denys, et l'on songe à Homère
ou à Solon. Voilà ce qu'on ne trouvait pas chez les logo-
graphes et ce qui fait qu'Hérodote est un grand écrivain.
Mais, d'ordinaire, celte élévation dure peu : le souffle est
court et peu soutenu; Timagination, facilement distraite
(comme celle d'un enfant), vole d'un objet à l'autre, et la
phrase, ainsi que la pensée, recommence à se dérouler
librement, capricieuse et flottante.
Il est aisé de voir à quels emplois ce style se prête de
préférence, et dans quelle mesure. Il n'est pas oratoire.
Hérodote, sans doule, a de nombreux discours dans son
histoire, et quelques-uns sont justement regardés comme
fort beaux; mais la beauté en est plus poétique et lyrique
que proprement oratoire, et c'est avec raison que les
anciens nomment Thucydide comme l'historien qui sut le
premier composer de vrais discours, de vraies démégo-
ries -. L'élo(juence vit surtout de dialectique et de pas-
sion. Or Hérodote n'est ni passionné ni dialecticien. H
n'a pas cette rigueur qui décompose les idées, qui les
enchaîne, qui construit de longs raisonnements, et qui
1. Par exemple, dans le discours d'Artaban (Vil, 40, 4-6), ou
dans le discours du seigneur perse au festin d'Attaginos (IX, Ifi).
2. Marcellin, Vie de Thuc, 38.
STYLE 623
tend à son but avec uqc persévérance inflexible; ni celle
passion opiniâlre qui enflamme la dialeclique de l'ora-
teur. Ce sont là les qualités d'un art très mûr, très viril,
très savant aussi; car elles ne s'acquièrent que par la
réflexion et l'exercice prolongé. Hérodote, qui a pu voir
les premiers riiéteurs, n'a pas été leur disciple. Il n'a
point fait sa rhétorique. C'est encore un poète, un con-
teur, à qui manque la rude discipline de Técole.
Son heureux génie trouvait dans les récits un emploi
mieux approprié. Sans doute, si Ton demande avant tout
à un récit historique la rigueur de la composition, la pro-
portion exacte des parties, l'analyse profonde des causes,
la suite rapide des efl*ets, le pathétique sévère et drama-
tique qui résulte à la fois de la force des détails et du
mouvement de Tensemble, c'est à Thucydide qu'il faut
s'adresser. De même qu'Hérodote ne sait pas construire
une période, il ne sait pas toujours non plus subordon-
ner, dans le tableau des faits, l'accessoire àTcssentiel, ou
négliger de parti pris ce qui n'est que divertissant. Il se
laisse mener par sa curiosité vive, mobile, capricieuse,
souvent plus semblable à celle d'un enfant qu'à celle
d'un philosophe ou d'un savant. Il n'a pas encore l'art
des simpliGcations résolues. Mais si l'on consent à se lais-
ser charmer par des qualités plus aimables et moins
puissantes, on trouvera chez Hérodote une foule de nar-
rations qui sont des chefs-d'œuvre : et d'abord, tous ces
petits récits courts, anecdotiques et romanesques, dont
son livre fourmille. Qu'on prenne l'un d'eux au hasard :
par exemple ce joli conte par lequel Hérodote prétend ex-
pliquer pourquoi Darius voulut soumettre les Péoniens *.
C'est une légende populaire, saisie au vol, avec des tours
de phrase à la Perrault, et, sur une donnée naïvement
rusée, un mouvement de récit doux, gracieux, un peu
traînant :
1. V, 12-14,
624 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
Il y avait une fois deux Péoniens, Pigrôs et Mantyès, qui,
après le retour de Darius en Asie, voulant devenir rois de
Péonie, vinrent à Sardes, amenant avec eux leur sœur qui
était grande et belle. Ayant observé le moment où Darius ve-
nait siéger comme juge dans le faubourg, ils firent la chose
suivante. Ils parèrent leur sœur de leur mieux, puis l'en-
voyèrent à la rivière avec un vase sur la tête, le bras passé
dans le licol d'un cheval qu'elle conduisait, et filant sa que-
nouille. En passant devant Darius, elle attira son attention;
car ni en Perse, ni en Lydie, les femmes ne faisaient de la
sorte, non plus qu'en aucun autre lieu de l'Asie. Le roi donc,
l'ayant remarquée, envoya quelques-uns de ses gardes pour
observer ce qu'elle ferait du (fheval. Les gardes la suivirent.
Elle, arrivée au bord de l'eau, abreuva d'abord le cheval,
puis, quand il eut bu, remplit d*eau son vase, et reprit enfin
sa route, ayant toujours le vase sur la tête, la bride du che-
val à son bras et sa quenouille à la main. Darius, étonné du
rapport des gardes et de ce qu'il avait vu lui-même, commanda
qu'on l'amenât en sa présence. Quand elle eut été amenée, ses
frères, qui avaient tout observé à quelque distance, s'appro-
chèrent incontinent. Et comme Darius demandait le nom de
son pays, les jeunes gens répondirent qu'ils étaient Péoniens
et qu'elle était leur sœur. Le roi voulut alors savoir quelle
sorte d'honunes étaientles Péoniens, où ils vivaient, et pour-
quoi ceux-ci étaient venus à Sardes. Ils répondirent qu'ils
étaient venus pour se donner à lui; que, pour la Péonie, c'é-
tait un pays avec des villes, sur le bord du Strymon; que le
Strymon était voisin de rilellespont, et qu'ils descendaient des
Teucriens de Troie. Ils dirent tout cela en détail, et le roi de-
manda si tontes les femmes de chez eux étaient aussi travail-
leuses que leur sœur. Ils s'empressèrent de répondre affirma-
tivement; car c'était justement pour cela qu'ils avaient tout
conduit de la sorte. Aussitôt Darius envoya des ordres à Mé-
gabaze, qu'il avait laissé en Thraceà la tète des troupes, pour
lui enjoindre d'expulser les Péoniens de leur pays et de les
lui envoyer avec leurs femmes et leurs enfants.
S'il s'agit encore de tracer un tableau vaste, mais
plutôt pittoresque et amusant dans le détail que forte-
ment composé, l'imagination d'Hérodote y excelle. Par
STYLK 62f)
exemple, rénuniéralion de toutes les troupes qui for-
ment l'armée de Xerxès, avec leurs costumes bizarres et
l'étrange variété de leur armement, est un morceau d'un
vif intérêt ^ : il semble qu'on assiste à ce prodigieux dé-
filé de peuples où apparaissent successivement, à côté
des Perses et des Mèdes, coiffés de leurs tiares et de leurs
mitres, les Ethiopiens, couverts de peaux de lions, et
qui, pour le combat, se blanchissent la moitié du corps
avec du plâtre tandis qu'ils peignent l'autre de vermil-
lon; puis les Lydiens, presque pareils à des Grecs; les
Caspiens, velus do poils de chèvre; les Chalybiens, or-
nés d'oreilles et de cornes pareilles à celles des bœufs ;
et cent autres nations qui font de cette armée comme un
échantillon bariolé de toute la barbarie asiatique et afri-
caine prête à se ruer sur la Grèce. Tout cela est vive-
ment peint, à la fois net et coloré.
Mais comment Thistorien se tirera-t-il d'un de ces
grands récits de batailles, si complexes, et où la nature
même des événements semble exiger du narrateur un
coup d'œil aussi large que précis, avec la faculté de sen-
tir pour son propre compte la dramatique émotion des
faits et de nous la communiquer ? Les grandes batailles
d'Hérodote ressemblent encore à des contes ; contes hé-
roïques et charmants, mais où le détail tient parfois trop
de place, où la hiérarchie des faits n'est pas très exacte-
ment observée, où le mouvement général est sujet à se
ralentir par des épisodes plus amusants que nécessaires,
où rémotion, toujours sincère, semble parfois superfi-
cielle; ajoutons pourtant que la poésie, sans cesse, y
jette un rayon, et qu'ils ont ce charme d'exposer simple-
ment de très grandes choses. Si l'on compare le récit de
la bataille de Salamine dans les Perses d'Eschyle ^ et
1. VII, 6^99.
2. Persan, v. 353 et suiv.
Hist. de la Litt. grecqaa. — T. II. 40
G26 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
dans Hérodote \ la différence est frappante. La narra-
tion d'Hérodote est plus circonstanciée, plus amusante
(ce mot revient toujours, quoi qu'on fasse, quand on
parle d'Hérodote) : elle contient des oracles, des anec-
dotes, des épisodes pittoresques. Mais c'est dans le récit
d'Eschyle qu'on trouve surtout, avec la netteté des gran-
des lignes, le pathétique sobre et le mouvement. D'où
vient qu'Hérodote, écrivant après Eschyle, n'a pas
gardé ces qualités en y joignant les siennes? C'est d'a-
bord qu'il est Ionien, et que les qualités d'Eschyle sont
surtout attiques ; c'est ensuite qu'il écrit en prose, et que
la prose n'exalte pas encore toutes les facultés de l'esprit
comme le fait la poésie : elle n'a pas encore le souffle, cl
elle ne l'aura qu'après Gorgias et Antiphon, avec Thucy-
dide. — Le récit de la bataille de Marathon ^ est plus lié,
plus composé. La marche des événements y est claire
et sensible. On voit d'abord les divisions des généraux,
puis le vote final et les derniers préparatifs; les Athé-
niens s'élancent en courant; les principales péripéties de
la lutte sont indiquées d'un trait net et simple. La vic-
toire est gagnée. Suit le tableau du retour, l'histoire du
bouclier des Alcméonidcs, puis l'énumération des tro-
phées, des morts illustres, des miracles enfin qui ont
accompagné la bataille. Tout ce récit est beau : il est ce-
pendant assez différent de celui qu'un historien plus mo-
derne aurait tracé des mêmes faits. D'abord, on ne com-
prend pas bien ce qu'est devenue la cavalerie perse pen-
dant le combat, ni comment le rembarquement des
vaincus a pu se faire devant les Athéniens victorieux^ : un
Polybe eût raconté les opérations militaires avec plus de
1. VIII, 70-96 (ou, pour s'en tenir à la bataiUo proprement dite,
83-90).
2. VI, 109-117.
3. Cf. Curtius, Histoire ijrecque, t. II, p. 2o0 (trad. françaiso).
CONCLUSION 627
précision. Un Tliucydidc, d'autre part, y eût rais plus
d*éloqucnco et moins d'anecdotes, plus de stratégie et
moins do miracles. En revanche, Hérodote a répandu
sur toute la scène une sorte de grandeur religieuse et je
ne sais quelle naïveté héroïque dont le charme est péné-
trant.
VI
L'apparition du livre dTIérodotc est, dans l'histoire de
la littérature grecque, un fait capital. Comme il est le
premier chef-d'œuvre de la prose grecque, on peut dire
qu'il ouvre une période; mais, surtout, il marque la fin
d'un âge. Effleuré déjà d'un premier rayon de l'atticisme,
il appartient cependant encore à la période de l'équilibre
des races et de l'indépendance littéraire des dialectes
grecs; il est un fruit do la civilisation ionienne; c'est le
plus beau fruit de cette civilisation finissante, et c'en est
le dernier. Déjà l'atticisme règne au théâtre : il va bien-
tôt régner dans l'éloquence, dans l'histoire, dans la phi-
losophie, amenant partout avec lui des qualités plus vi-
riles et plus fortes. Par le goût des recherches, par l'am-
pleur do la composition, par l'art d'écrire, Hérodote an-
nonce répanouissement prochain de l'histoire savante
et éloquente ; mais la manière dont se manifestent chez lui
ces qualités rappelle aussi les logographes et les poètes.
L'antiquité n'offrira plus un second exemple de cette
histoire encore toute engagée, pour ainsi dire, dans l'épo-
pée; de cette histoire populaire et vivante, écho de la
parole à la fois naïve et conteuse d'un âge qui n'a rien
encore de « livresque»; elle ne reverra plus ce mé-
lange extraordinaire de curiosité scientifique, d'imagina-
tion romanesque, de bonhomie, de finesse avisée, de piété
628 CHAPITRE X. — HÉRODOTE
candide; elle n'enlendra plus cette parole douce, cou-
lante, amie dos beaux récits, exempte do hâte et de pas-
sion, tour à tour familière et grave, et si délicieusement
naturelle. Avec Hérodote, la croissance de l'art histori-
que grec est terminée. Ce n'est pas encore la pleine ma-
turité; mais c'est déjà « l'aimable jeunesse », comme di-
sait Homère, la jeunesse avec toutes ses grâces et dans
sa première fleur.
FIN DU TOME DEUXIÈME
TABLE DES MATIERES
Chapitre premieh. — Les uriuinks du lyrisme.
I. Caractères généraux du lyrisme grec 1
II. Formes primitives et populaires là
III. Nature de la transformation accomplie au yiii« et au
VII* siècle 20
S 1. Eléments divers du lyrisme; définitions 22
S 2. Rôle de chacun d'eux 38
IV. Les principaux genres du lyrisme classique. Ordre de
leur développement. Géographie du lyrisme 42
Chapitre IL — Le nome ancien.
Bibliographie 49
Introduction 50
I. Définition du nome; ses origines avant Terpandro . . . . 52
II. Développement do la musique en Asie; Olympos 56
Iir. Terpandre et les progrès de la cithare; le nome citha-
rédique 66
IV. Nomes aulédiqucs de (Monas ; ses disciples 79
V. (<oup dVinl sur les destinées ultérieures du nome 83
Chapitre III. — La poésie éléoiaque.
Bibliographie K5
I. Origines de la poésie élégiaque. Caractères généraux;
nièlrc, exécution musicale, sujets traités, contri-
bution des diverses races, dialecte et style. Évolu-
tion du genre 86
C30 TABLE DES MATIÈRES
II. Les poètes élégiaques :
Callinos 90
Archiloque 102
Tyrtée 102
Mimnerme Hi
Solon 117
Tiiéognis , 133
Phoc ylide 1 .1.".
Poètes secondaires l'is
III. L'épigramme IV.»
CiiAPiTUE IV. — La poésie iamuioue.
Bibliographie IGS
I. Origines de la poésie iambique. Caractères généraux,
au point do vue littéraire et musical. Contribution
des diverses races. Évolution du genro lo8
II. Les poètes iambiques :
Archiloque 177
Simonido d'Amorgos lOi
Hipponax VM
Ananios 198
CiiAPiTnK V. — La chanson.
Bibliographie 200
I. L'ode légère ou chanson. Déflnilion. Origines et déve-
loppement ultérieur. Caractères techniques : exécu-
tion musicale, mètres, strophes, style et dialecte.
Les variétés principales de la chanson : le scolie. . . . ioo
IL Les poètes :
% 1. Alcéo 2ir.
Sappho 22(1
i 2. Anacréon 2ir>
GiiAPiTiii: VI. — Le lyrisme cuokal jj'appahat avant Pinuaui:.
Bibliographie 2r»4
I. Importance du lyrisme choral en Grèce. Genres prin-
cipaux. (Caractère général du développement des «U-
vers genres. Les trois âges de cette histoire 2»»'»
IL Premier i\ge (les fondateurs) :
$ 1. Thulètas : le péan et l'iiyporchèmo i70
§ 2. Alcman : le parlliénèo 27'J
i 3. Arion : le dithyrambe 297
TABLE DES MATIÈRES 631
m. Deuxième àgo (les grands progrès techniquos) :
I 1. Stôsichore : l'hymno héroïque 309
i; i. Ibycos : apparition de Tencomion 328
IV. Troisième âge (la perfection) :
§ 1. Simonido : l'encomion 335
% 2. Écnle de Simonido : Bacchylide 333
V. Les poel/e minores du lyrisme et les apocryphes :
Lasos d'Hermioné : réforme du dithyrambe 356
Timocréon de llhodes 338
Tynnichos de ( îhalcis 359
Lamproclôs, ApoUodore, Agathoclés, etc 359
Corinne 300
My rto 361
Télésilla 361
Praxilla 361
Apocryphes (Bias. Tljalès, Pittacos, etc.) 361
ChAPITKK VII. — PlNDAIii:.
Bibliographie 363
I. Biographie de Pindare ; ses œuvres 366
II. L'esprit do Pindare :
i 1. Ses idées 375
g 2. Son altitude envers les personnes 386
m. L'art de l'expression chez Pindare :
1$ !. Le talent de l'écrivain. Caractère général de
son style. Étude particulière dos divers éléments
de l'expression : dialecte, vocabulaire, phrase. Di-
vers emplois : descriptions, discours, récits ..... 389
5 2. La versification 40:2
IV. L'art de la composition chez Pindare :
% 1. Dans l'épinicio : théorie et exemples 405
5 2. Dans les autrej genres 422
V. Conclusion sur Pindare 423
CiiAPiTHE VIII. — Les 0KAt:LKs ; l\ i»oésie mystique.
Introduction 426
I. Les oracles : 427
^ 1. Oracles des sanctuaires 429
I 2. Oracles des Sibylles et des chrosmologues
(Bakis, Èpimcnide) 435
II. lia po«''sie mysliqne : —Définition des mystères. Prin-
cipaux cultes mystiques grecs; leurs origines; leur
développement au vi« siècle; doctrines qui s'y ratta-
G32 TABLE DES MATIÈRES
client ; principaux genres littéraires qni en sortent.
Poésies dites d*Orphée, de Musée, de Linos. Auteurs
historiques (Onomacrite, etc.] ŒuTres anonymes an-
ciennes. Phérécyde de Syros 440
m. Épopées mystiques: Abaris ; Aristée de Proconnèse.. 455
IV. Conclusion 456
Chapitre IX. — Apparition de la philosophie et dk l'histoire;
LA PROSE.
Bibliographie 459
I. Introduction. L'esprit philosophique et Tesprit histori-
que. Origines lointaines. Développement au vi* siècle :
les Sept Sages ; Ésope. La prose. Observations géné-
rales sur Tart d'écrire dans la littérature philosophi-
que et historique de cette première période 460
II. La littérature philosophique :
S 1. Coup d'œil d'ensemble. Obscurités relatives aux
systèmes et à la chronologie ; rapport de ces ques-
tions avec riiistoiro littéraire. Caractère général do
la philosophie grecque primitive ; esquisse do ses
progrès ; tableau des écoles; contribution des diver-
ses races ; enchaînement des doctrines. Différentes
formes d'expression : tradition orale des Pythagori-
ciens (les vers dorés) \ itrosQ ionienne ; poésie, puis
prose éléate ; poésie sicilienne 471
i 2. Études particulières:
Les premiers Ioniens: Thaïes, Anaximandre, Anaxi-
mène 48f
Les Nombres de Pythagore 488
L'Être et le Devenir : Xénophane, Iléraclile, Par-
ménide 41*4
Les derniers Éléates 520
Les systèmes de conciliation ; Anaxagore, Empé-
docle, Diogène d'ApoUonie 521
(Conclusion sur cette période 534
m. La littérature historique :
Historiens ou logographes ; caractères généraux de
leur conception historique et de leur art 53'i
Les premiers logographes ((^admos de Milet, Acusi-
laos, etc.) 53!>
Hécatée 541
Les derniers logographes (Phérécyde deLéros, Chnron.
Xantlios, llellanicos, Antiochos de Syracuse, etc.) 549
TABLE DES MATIÈRES 633
Chapitre X. — Hérodote.
Bibliographie 556
I. Observations préliminaires : historiens anciens et mo-
dernes 558
II. Biographie d'Hérodote 56ii
III. Son histoire : plan actuel, date et circonstances de la
composition ; autres écrits 568
ly. Lliistoire d'Hérodote considérée comme œayre de
science :
S 1. Conception générale de l'histoire. Son objet;
période de temps racontée ; faits étudiés (anec-
dotes, géographie, mœurs, guerre, politique, loi des
événements). Esprit de recherche et de critique. 577
g 2. Véracité d'Hérodote 582
S 3. Sa méthode et sa critique 587
S 4. Résultats obtenus 598
i 5. Procédés d'exposition 606
y. L'histoire d'Hérodote considérée comme œuvre d'art :
g \, Composition 611
S 2. Stylo 616
yi. Conclusion: fin de la période de croissance de l'art his-
torique en Grèce 627
Imprimerie générale de Cli&lillon*fur-Seine. — M. Pcpin.
ERNEST THORIN, ÉDITEUR
£.V COrjHS UE PVBUCATIOU :
MANUEL
lNtiouités romaines
M. Gusi/iVE BUMBERT
ttiiUTrngo formrtm14tomo« «1115 voluiiinsgr. )n-(l*rnifilii,fllnsilllvll^^
raaiii I • vu
LB DIIOIT PUnUO ftOUAIN, pic Tli. MuaMin. IratliDt '!«> ItlIeurODil Vno
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nvor l'miiiiri-wi'.Mi il" l'ailtn.ir fl île l*«i)itS')p ulleiniuitl, [.nr MM- A. Wllws
P. Utni'Li'i.», A. Vifiit, BmiuxTin.
PnuiitM l'iKTiE : OrgAnlifttloD d« l'Bmplre rotnaln. lrsdiill« eu ttaaiieiu
pur MM. A. ^V«»(l «[ i'.kQL'Louii-'LuoM, iirrjfastaucs agr4>;^< ^ ^ t'uiiiltà
d« 'Irait A« Dljmi. 2 ï'il.
OnniCKit ISaris ^ L'OrgAnUatloa flttftnoltra, troiliilU on Iniii<;iili \int M. A.
VitiK, Jo>>-a lin lii PA(iuIl6 dn DiiiU lie MoiilnitlUcr, Uorùtl iIo riaïUlUl Un
rïuiee. 1 vvl. — t.'Or(»iila»ttan mUltktre, trad. «a rrHU-;. (lar M. Uri»att-1.
Tïoitiuit ['**riK r Le Oulto, trailnit «a trunutU iiur M, Ohlmàijd, prurwiouT
à U fa<'-al|t i>n droit île ïuulauM. ï vol.
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